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French Pages 156 [155] Year 2010
Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac
Les atomes froids Erwan Jahier Préface de Michèle Leduc
17, avenue du Hoggar Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
Imprimé en France.
© 2010, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35. ISBN EDP Sciences 978-2-7598-0440-5
Erwan Jahier, originaire de Concarneau, a grandi à Granville. Après deux ans de classe préparatoire à Rennes, il intègre l’École Supérieure de Physique et Chimie de Paris (ESPCI), alors dirigée par P.G. de Gennes, et se spécialise en physique quantique. Il passe ensuite cinq années en recherche à l’École Normale Supérieure au Laboratoire Kastler-Brossel. Au cours de la première année il contribue à l’étude d’effet laser dans des microsphères de silice dopées à l’erbium dans l’équipe dirigée par J.M. Raimond et S. Haroche. Il effectue ensuite sa thèse sur une expérience de violation de la parité dans l’atome de césium sous la direction de M.A. Bouchiat. Il rejoint enfin le groupe « Atomes froids » de C. Cohen-Tannoudji, pour travailler avec M. Leduc sur l’hélium métastable. Pendant toutes ces années, il suit les cours dispensés par C. Cohen-Tannoudji au Collège de France et enseigne à l’Université Pierre et Marie Curie et à l’ESPCI. Agrégé de sciences physiques, il enseigne actuellement en classe préparatoire à Rennes.
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Préface
Einstein l’avait prévu en 1924 : un ensemble d’atomes peut se condenser tout en restant un gaz très dilué et acquérir en même temps des propriétés inédites et très extraordinaires. On ne pensait pas alors qu’on ne verrait jamais se réaliser un tel phénomène ; les condensats de Bose-Einstein sont pourtant apparus dans nos laboratoires à partir de 1999. Ils constituent de nouveaux états de la matière où tous les atomes se comportent comme s’ils étaient un seul et dont on peut extraire des « lasers à atomes ». Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de 70 ans pour qu’une expérience de pensée devienne réalité ? Pourquoi Einstein lui-même n’y croyait-il pas, malgré des fondements théoriques très solides résultant de ses travaux avec Bose sur la thermodynamique ? La raison en est qu’il faut partir d’un gaz d’atomes extrêmement froids pour produire un condensat sur une table d’expérience. Or nul ne pouvait envisager dans les années 20 qu’on trouverait des moyens en laboratoire pour produire des températures descendant jusqu’au milliardième de degré au-dessus du zéro absolu, c’est-à-dire que la vitesse des atomes dans un gaz pourrait être ralentie à quelques millimètres par seconde. Comment est-on parvenu au tour de force de, pour ainsi dire, geler sur place un ensemble d’atomes ? La méthode qui s’est développée depuis les années 70 est fondée sur l’interaction du gaz avec de la lumière. On sait en effet que les atomes peuvent absorber de petits quanta de lumière appelés photons, qui leur communiquent alors une impulsion : il en résulte une force qui les pousse dans la direction de la lumière incidente ; on explique ainsi l’orientation de la queue des comètes par rapport au Soleil qui les illumine. Il a fallu attendre l’apparition du laser, il y a juste cinquante ans, puis la compréhension approfondie des mécanismes de l’interaction atome-laser, pour parvenir à fabriquer ces gaz ultra-froids et en même temps les piéger sous forme de petits nuages de quelques milliards d’atomes lévitant dans le vide. Ces découvertes ont valu en 1997 le prix Nobel à Claude Cohen-Tannoudji à l’École normale supérieure, en même temps qu’à Bill Phillips et à Steven Chu aux États-Unis. Elles ont ouvert la voie aux condensats de Bose-Einstein et à bien d’autres sujets d’investigation.
Le domaine des atomes froids aujourd’hui a explosé dans le monde de la recherche et a rapidement débordé le champ de la physique atomique dont il était parti. S’ils continuent d’explorer les terres toujours mystérieuses de la mécanique quantique, les atomes froids ont aussi trouvé d’importantes applications. Ils font aujourd’hui gagner un facteur 100 sur la précision et l’exactitude des horloges atomiques. Avec le très ambitieux projet spatial PHARAO une horloge à atomes froids de césium sera expédiée en 2013 sur la plate-forme spatiale internationale ; elle permettra de synchroniser toutes les horloges de la Terre et fournira des tests de la relativité générale d’une précision sans précédent. Les premières technologies fondées sur les atomes froids commencent à se développer, de petits nuages ultra-froids peuvent être piégés par des circuits de taille micrométrique sur des « puces à atomes ». Les gyromètres, ces instruments qui servent au positionnement dans l’espace, vont devenir plus précis quand les lasers à atomes froids remplaceront les lasers usuels. Et des horloges à atomes froids pourraient bien un jour équiper les satellites qui servent au GPS. En outre, la possibilité de manipuler des atomes uniques ouvre des pistes nouvelles pour l’information quantique, c’est-à-dire la création de portes logiques avec des particules et des photons : l’ordinateur quantique du futur sera-t-il à base d’atomes froids ? Beaucoup le croient et y travaillent. Ainsi le domaine des atomes froids se diversifie de plus en plus. Il s’étend aujourd’hui à de petites molécules qu’on commence à savoir produire à très faible vitesse dans leur état fondamental, ce qui ouvre des perspectives inattendues pour la chimie. Et non seulement on produit chaque année des condensats de Bose-Einstein avec toujours de nouveaux atomes de la classification périodique, mais aussi on refroidit maintenant des atomes d’une autre sorte, les fermions, ces particules de spin demi-entier qui obéissent à des lois différentes de la thermodynamique statistique. On sait piéger des gaz ultra-froids dans les réseaux créés par des potentiels lumineux périodiques générés par des faisceaux laser : il en résulte des structures qui offrent beaucoup d’analogie avec celle des cristaux de la matière condensée, à cette différence près que les paramètres des réseaux optiques peuvent être modifiés à volonté ; on dispose ainsi de systèmes modèles qui devraient aider à élucider les grandes questions de la physique de l’état solide, telles que la nature de la supraconductivité. L’auteur de cet ouvrage est un très bon spécialiste du domaine des atomes froids, dans lequel il a effectué des recherches personnelles. Il a préparé une thèse de doctorat en physique atomique au laboratoire Kastler Brossel à l’École normale supérieure à Paris et a travaillé sur les condensats de Bose-Einstein de gaz rares dans l’équipe de Claude Cohen-Tannoudji. Le présent ouvrage reflète les connaissances directes qu’il a acquises dans ce laboratoire qui se situe au premier plan de la recherche internationale dans ce domaine. Erwan Jahier est actuellement professeur de physique en classe préparatoire à Rennes où il assure un enseignement au plus près des recherches actuelles. L’ouvrage est écrit dans un style didactique et plaisant.
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Préface
Il comporte de nombreux schémas et illustrations et fort peu d’équations. Les concepts sont exposés simplement, en termes pédagogiques mais sans faire l’impasse sur les subtilités du domaine. Ce livre pourra servir de base aux enseignants et étudiants qui abordent les questions de mécanique quantique. Il pourra en outre intéresser tout public ayant une culture scientifique de base et curieux des développements les plus récents de la recherche. Michèle LEDUC Directrice de l’Institut Francilien de Recherche sur les Atomes Froids
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Table des matières
Préface
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Introduction
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1 Dessine-moi un atome... et un photon 1.1 Photons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Atomes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Résumé – Dessin d’un atome et d’un photon . 1.4 Interaction atome – photons . . . . . . . . . . 1.5 Et le refroidissement des atomes ? . . . . . . .
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2 Prendre la température des atomes 31 2.1 Qu’est-ce que la température ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 2.2 Ralentir, refroidir et piéger les atomes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 3 Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants 3.1 Ralentir des atomes avec un laser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Refroidir des atomes avec deux lasers . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 Piéger et refroidir les atomes avec six lasers et des aimants . . . . 3.4 Les limites du refroidissement des atomes avec la lumière . . . . . 3.5 Vers la condensation de Bose-Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . .
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43 43 57 59 63 76
4 Les atomes froids dans l’arène 4.1 Horloges atomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Interférométrie atomique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3 Condensats de Bose-Einstein . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4 Gaz ultra-froids et simulateurs analogiques quantiques 4.5 L’effet Hanbury Brown et Twiss . . . . . . . . . . . . . . . 4.6 Le laser à atomes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.7 Des capteurs à atomes froids . . . . . . . . . . . . . . . .
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93 94 101 111 121 128 134 139
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Introduction Le domaine des atomes froids, né il y a environ trente ans, a connu très rapidement une activité extraordinaire. Le prix Nobel de physique 1997 a été attribué conjointement à Claude Cohen-Tannoudji, William D. Phillips et Steven Chu pour des contributions décisives au contrôle et à la manipulation des mouvements des atomes avec la lumière 1 . Ces travaux couvrent aussi bien le domaine théorique, avec la compréhension fine des mécanismes mis en jeu, que le domaine expérimental, avec la mise en œuvre des techniques de refroidissement extrême des atomes. Aujourd’hui, il est devenu relativement commun, dans les laboratoires de recherche et même pour des études non spécialement dédiées aux atomes froids eux-mêmes, de disposer d’un ensemble de quelques millions à quelques milliards d’atomes dans une cellule, atomes refroidis à une température de l’ordre du millikelvin, c’est-à-dire un millième de degré au-dessus du zéro absolu ! Par ailleurs, la mise en œuvre de la définition de la seconde, grâce aux horloges atomiques, exploite depuis déjà plusieurs années l’augmentation de précision permise par les atomes froids. Enfin, des appareils de mesure comme des gyromètres ou des gravimètres à atomes froids sont aussi en cours d’étude dans les laboratoires. Ces dispositifs constituent des capteurs avec une extraordinaire sensibilité, intéressants d’une part pour l’industrie et d’autre part pour la métrologie (projet de balance du watt visant à une redéfinition du kilogramme). Il s’avère donc que la recherche fondamentale, saluée par le prix Nobel de physique 1997, a déjà permis des applications, qui interviennent par exemple dans notre quotidien à travers l’utilisation du GPS 2 , dans la mesure où celui-ci exploite la précision des horloges atomiques. D’autres applications sont d’ores et déjà en développement. Mais revenons à ce qui nous concernera davantage dans ce livre : la physique fondamentale. « Refroidir une assemblée d’atomes » signifie contrôler les positions et les mouvements aléatoires de ces atomes avec des faisceaux laser et des champs 1 2
http://nobelprize.org/nobel_prizes/physics/laureates/1997/index.html Global Positioning System.
magnétiques. Les premiers condensats de Bose-Einstein avec des gaz atomiques dilués, en 1995, ont été obtenus grâce aux méthodes de refroidissement des atomes par laser. Ces condensats sont des objets macroscopiques, constitués typiquement de quelques millions d’atomes, contenus au centre d’une cellule, dans un volume de l’ordre de quelques micromètres cubes 3 , qui se comportent plus comme l’onde d’un faisceau laser que comme une assemblée de petites billes de billard. On décrit l’ensemble des quelques millions d’atomes qui constituent ce condensat de Bose-Einstein par une unique onde de matière. Cette onde de matière joue un rôle majeur dans la réalisation des lasers à atomes, qui sont déjà une réalité expérimentale dans plusieurs laboratoires. Sur le plan des applications, certains pensent à exploiter des lasers à atomes pour augmenter la précision des méthodes de lithographie utilisées en nanoélectronique. Outre le lien avec le laser à atomes, une des propriétés étonnantes de ces condensats de Bose-Einstein est par exemple leur caractère superfluide. Par superfluide, on entend une viscosité du fluide strictement nulle, de façon analogue à la résistance électrique strictement nulle d’un supraconducteur. Enfin, le contexte expérimental dans lequel sont produits ces condensats permet d’étudier très précisément leurs propriétés et de les comparer de façon très fine aux prédictions théoriques. En conséquence, le prix Nobel de physique 2001 a été attribué à Wolfgang Ketterle, Eric A. Cornell et Carl E. Wieman 4 pour les premières réalisations et études expérimentales de condensats de Bose-Einstein de gaz atomiques dilués. Deux prix Nobel aussi rapprochés, 1997 et 2001, pour une même communauté de physiciens, constituent un signe très fort de l’effervescence qu’a connue la physique atomique ces trente dernières années. Nous avons aussi mentionné une analogie entre la superfluidité des condensats de Bose-Einstein de gaz dilués avec la supraconductivité d’échantillons de matière dense. Plus généralement, ces travaux sur les condensats ont aussi produit des échanges très fructueux entre différents domaines de la physique (physique de la matière condensée, optique et physique des lasers, physique atomique et moléculaire), ce qui continue d’ouvrir de nombreuses perspectives. La richesse de ces échanges est illustrée par l’attribution conjointe du prix Nobel 2003 à Alexei A. Abrikosov, Vitaly L. Ginzburg et Antony J. Leggett, « pour des contributions pionnières sur la théorie des supraconducteurs et des superfluides ». L’objet de ce livre est d’essayer de présenter une partie de ces travaux sur les atomes froids et les condensats de Bose-Einstein, en termes simples, au non-spécialiste curieux de sciences, dans le but de lui faire profiter de l’excitation intellectuelle qui anime les chercheurs dans ce domaine. Nous essaierons de préciser 3 4
1 micromètre = 10−6 m = 1 millionième de mètre. http://nobelprize.org/nobel_prizes/physics/laureates/2001/index.html
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Introduction
ce que sont ces atomes froids, les condensats de Bose-Einstein, d’indiquer quelle est la problématique suivie pour leur étude, quelles sont leurs principales propriétés, pourquoi ils intéressent les physiciens sur le plan fondamental, et pourquoi ils pourraient aussi intéresser l’ensemble de la population par leurs applications, certaines déjà exploitées, d’autres naissantes. Enfin, osons dire qu’expliquer la physique des atomes froids est aussi un excellent prétexte pour évoquer de nombreux domaines de la physique, les liens entre eux, et illustrer à travers quelques exemples la façon dont a pu progresser ce domaine de la connaissance au cours du siècle passé.
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1 Dessine-moi un atome... et un photon L’attrait pour les atomes froids n’est bien sûr pas apparu spontanément, par hasard et à partir de rien. Le contrôle des mouvements des atomes grâce à la lumière puise ses sources à la fin du XIXe siècle, aux origines de la physique atomique et de l’étude de l’interaction entre matière et rayonnement. La question de l’interaction entre les atomes et la lumière sera récurrente tout au long de ce livre et il s’avère donc indispensable de commencer par indiquer, ou rappeler, quelques notions élémentaires sur ce sujet. Au cours de ce chapitre, nous allons donc étudier quelques concepts et images physiques fondamentaux, suffisants pour comprendre les mécanismes sans avoir à écrire trop d’équations et ces images nous serviront dans toute la suite de l’ouvrage. 1 1.1
Photons Ondes électromagnétiques
Chacun sait, depuis qu’Isaac Newton a observé une source de lumière blanche à travers un prisme, que cette lumière se décompose en un ensemble de couleurs différentes (figure 1.1). Les expériences d’interférence et de diffraction, menées par Thomas Young et Augustin Fresnel, ont mis en évidence le caractère ondulatoire de la lumière. James Clerk Maxwell a ensuite montré que la lumière visible n’est qu’un cas particulier d’onde électromagnétique. À chaque couleur, on associe une longueur d’onde. La lumière visible correspond à des longueurs d’onde comprises entre 0,4 micromètre (limite de l’ultraviolet) et 0,8 micromètre (limite de l’infrarouge).
Figure 1.1. Décomposition spectrale de la lumière par un prisme.
La superposition de toutes ces composantes produit sur l’œil une sensation de blanc 1 . L’œil humain ne détecte pas les autres longueurs d’onde (ou composantes spectrales) mais nous baignons tous néanmoins dans un ensemble d’ondes électromagnétiques, qui véhiculent les programmes de radio, de télévision, les conversations téléphoniques, qui chauffent l’eau dans le four à micro-ondes, etc. 1.2
Sources de rayonnement
Pour caractériser une source de lumière, on étudie les intensités relatives des différentes longueurs d’onde qui composent ce rayonnement. En pratique, on trace ce que l’on appelle le spectre du rayonnement étudié, c’est-à-dire la courbe qui représente la puissance mesurée en fonction de la longueur d’onde. La lumière venant du soleil se décompose en un ensemble continu de composantes spectrales, visibles grâce à un prisme ou simplement grâce aux gouttelettes d’eau dans un arc-en-ciel. Ainsi, l’arc-en-ciel décompose naturellement la lumière du Soleil et permet de visualiser directement son spectre 2 . Le spectre émis par une lampe à incandescence est très semblable au spectre du Soleil et est imposé essentiellement par la température de sa surface. La figure 1.2 montre les caractéristiques de ce rayonnement 3 . 1
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En fait, trois couleurs différentes, par exemple rouge, vert et bleu, suffisent à produire une sensation de blanc. C’est bien cette synthèse additive qui est exploitée pour les écrans de télévision et autres moniteurs. S’il est possible de l’observer suffisamment précisément, il apparaît en fait, dans le spectre du Soleil, un certain nombre de raies sombres. Ce spectre n’est donc pas rigoureusement continu. Cela s’interprète par l’absorption de certaines longueurs d’onde par les atomes des couches externes du Soleil. Il s’agit du rayonnement dit du corps noir, c’est-à-dire celui émis par tout élément de matière dense en équilibre avec le rayonnement thermique.
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Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
densité de puissance T1
T2
T3 λ Figure 1.2. Allure de la densité spectrale de puissance émise par un corps noir en fonction de la longueur d’onde pour trois températures différentes ( T1 > T2 > T3 ). Lorsque la température augmente, la densité augmente globalement et le maximum se déplace vers les courtes longueurs d’onde.
Un autre exemple de source, important pour la suite et aux propriétés très différentes des sources précédentes, est le laser (voir l’encadré « Principes de fontionnement d’un laser »). En première approximation, le rayonnement issu d’un laser est strictement monochromatique, c’est-à-dire qu’il ne contient qu’une unique longueur d’onde. Son spectre est composé d’un unique pic 4 , ce qui le distingue radicalement du rayonnement d’une lampe à incandescence. Une autre caractéristique fondamentale est que le rayonnement du laser est très directif, à la différence du rayonnement d’une lampe classique. 1.3
Effet photoélectrique et photons
Dans notre expérience quotidienne, le « flux lumineux » nous apparaît correspondre à un flux continu d’énergie. On peut tourner le bouton d’une lampe halogène pour augmenter ou diminuer la puissance continûment. Pourtant, à l’échelle des interactions élémentaires entre matière et rayonnement, les échanges énergétiques sont discrets, et non continus. On peut illustrer cette propriété grâce à l’effet photoélectrique. Lorsqu’on éclaire un morceau de métal, il est possible d’en extraire des électrons si 4
En fait, même un laser est caractérisé par une certaine largeur spectrale, mais le spectre d’un laser est extrêmement étroit par rapport à l’ensemble du spectre visible.
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hν
e−
Figure 1.3. Effet photoélectrique : un photon incident peut arracher un électron au métal si son énergie hν est supérieure à un seuil 0 (travail de sortie du métal).
la fréquence du rayonnement incident est suffisamment élevée (figure 1.3). Si la fréquence est trop faible (ou la longueur d’onde trop grande), on ne peut extraire efficacement d’électrons, même avec une grande puissance incidente. Albert Einstein a reçu le prix Nobel de physique en 1921 pour l’interprétation de ce phénomène à l’aide de la notion de photon, théorie qu’il publia en 1905. Le point clé est d’envisager le flux lumineux comme un flux de particules, appelées photons. Pour un rayonnement de fréquence ν, l’énergie de chaque photon vaut hν, où h 6,63 × 10−34 J·s est la célèbre constante de Planck. La puissance incidente sur une surface est proportionnelle au nombre de photons incidents par unité de temps. Chaque électron du métal doit recevoir une énergie supérieure à une certaine valeur seuil pour pouvoir être extrait. Si le quantum d’énergie est trop petit, alors, même avec une grande puissance incidente, c’est-à-dire grand nombre de photons incidents par seconde, on ne peut extraire les électrons 5 . Le concept de photon a ensuite été développé de façon complète et rigoureuse dans le cadre de la théorie quantique de l’électromagnétisme appelée électrodynamique quantique. Dans le cadre de cette théorie, sont décrits non seulement les échanges d’énergie discrets, mais aussi, et en les précisant, les phénomènes ondulatoires comme les interférences. Nous adopterons dans ce livre l’image suivante, approchée, du concept de photon. On peut comprendre un certain nombre d’expériences d’interaction entre la lumière et les atomes en considérant que la lumière est constituée de petits « grains » qui possèdent chacun une énergie hν pour une onde électromagnétique de fréquence ν.
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Nous excluons ici des effets non linéaires qui mettraient en jeu plusieurs photons pour extraire un unique électron.
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Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
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Atomes
Concernant les débuts de la physique atomique, deux types d’expériences ont joué un rôle particulièrement important : les expériences de spectroscopie d’une part et les expériences de collision d’autre part, comme celle d’Ernest Rutherford. 2.1
Spectroscopie atomique
L’expérience fondamentale en spectroscopie atomique consiste de nos jours à envoyer un faisceau laser sur une assemblée d’atomes contenus dans une cellule, et à étudier l’intensité du faisceau qui a traversé l’ensemble d’atomes, lorsqu’on fait varier sa longueur d’onde (figure 1.4). La technologie des lasers permet en effet, depuis plusieurs dizaines d’années, de « balayer » la fréquence de l’onde monochromatique émise. Cet outil, que n’auraient peut-être même pas osé imaginer les premiers physiciens atomistes, a d’ailleurs permis un renouveau extraordinaire, très fructueux, et toujours d’actualité 6 dans la spectroscopie atomique. On observe alors que, pour un ensemble de valeurs particulières de la fréquence du laser, le faisceau laser est absorbé par les atomes : l’intensité à la sortie de la cellule est considérablement atténuée par rapport à sa valeur à l’entrée. En dehors de ces valeurs particulières de la fréquence, la lumière est quasiment intégralement transmise par la cellule et sa vapeur. Il s’avère qu’un atome 7 donné ne peut absorber ou émettre que certaines longueurs d’onde bien particulières. À chaque atome est associé un jeu spécifique de longueurs d’onde, qui constitue une sorte d’empreinte digitale pour cet atome. On appelle spectre de l’atome l’ensemble des longueurs d’onde qui peuvent être émises ou absorbées par cet atome. L’expérience décrite précédemment montre que le spectre d’un atome est discret, ou encore que l’on observe un spectre de raies. Le caractère discret du spectre observé pour des atomes suffisamment isolés, comme ceux qui composent une vapeur par exemple, le distingue radicalement du spectre de la lumière émise par de la matière dense, comme le filament d’une lampe à incandescence. L’observation d’un spectre d’absorption discret s’interprète bien si chaque atome est lui-même caractérisé par un ensemble de niveaux d’énergie internes discrets. Un photon du faisceau incident ne peut alors être absorbé que si son énergie est égale à la différence entre deux niveaux d’énergie de l’atome. 6
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Le prix Nobel 2005 de physique a été attribué à Theodor W. Hänsch, John L. Hall et Roy J. Glauber pour des travaux sur la spectroscopie de l’hydrogène et les « peignes de fréquence ». Voir http://nobelprize.org/nobel_prizes/physics/laureates/2005/index.html En pratique, on dispose rarement d’un unique atome. Notre propos concerne un gaz dilué d’atomes. Ce sera par exemple une vapeur contenue dans une cellule en verre.
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cellule
I0 , ν
Isortant
détecteur
laser Isortant I0
ν1
ν2
ν3
ν
Figure 1.4. Principe de la spectroscopie laser. On envoie un faisceau laser à travers une cellule contenant les atomes à étudier et l’on enregistre les variations relatives d’intensité lumineuse après passage dans la cellule. On observe une absorption de la lumière pour un ensemble de fréquences discrètes, associées à des transitions entre deux niveaux d’énergie interne des atomes. L’interaction atome-laser, lorsqu’on balaie la fréquence du laser, fait penser à la recherche d’une station sur un poste de radio : on varie la fréquence et, pour certaines valeurs discrètes de la fréquence, on reçoit un signal important.
2.2
Expériences de Rutherford
Les expériences d’Ernest Rutherford 8 consistent à bombarder des noyaux d’hélium, encore appelées particules alpha, sur une cible constituée d’une mince feuille d’or (figure 1.5). La grandeur examinée est la distribution des directions dans lesquelles sont diffusées les particules alpha. Expérimentalement, la plupart des particules alpha incidentes vont quasiment tout droit, tandis qu’un petit nombre de particules sont très fortement déviées par rapport à leur direction initiale. Que nous apprennent ces observations ? L’observation de déviations parfois très fortes conduit à envisager l’atome comme constitué d’une part d’un noyau de très petites dimensions, chargé positivement (de l’ordre de 10−15 m de rayon) entouré d’une distribution de charge négative, distante en moyenne d’environ 10−10 m de ce noyau. Ces ordres de grandeurs méritent d’être relus plusieurs fois : la taille typique du noyau est 100 000 fois plus petite que la taille de l’atome dans son ensemble ! On évoque la structure lacunaire de la matière pour insister sur cette idée que les atomes sont constitués essentiellement. . . de vide. Reste alors à identifier la nature de la charge négative et à préciser son agencement autour du noyau. Il est bien connu aujourd’hui que cette charge négative 8
E. Rutherford, prix Nobel de chimie 1908 en liaison avec l’obtention d’une source de particules alpha.
http://nobelprize.org/nobel_prizes/chemistry/laureates/1908/index.html
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Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
feuille d’or particules α incidentes
particules α déviées
Figure 1.5. Principe de l’expérience de Rutherford. On envoie un jet de particules alpha (noyaux d’hélium 4) sur une mince feuille d’or, et l’on s’intéresse à la distribution des angles de déviation. On observe que quelques particules alpha sont très fortement déviées, ce que l’on peut interpréter grâce à un modèle d’atome constitué d’un noyau positif très petit, entouré d’un nuage de charge négative délocalisée sur un volume beaucoup plus grand, de la taille de l’atome lui-même.
est constituée d’électrons 9 . Sur le plan théorique, les expériences de Rutherford ont contribué au développement du modèle planétaire de Niels Bohr 10 en 1913. Dans ce modèle d’atome d’hydrogène, on considère un noyau positif ponctuel autour duquel évolue un électron sur une orbite circulaire (voir le paragraphe suivant sur le modèle planétaire). 2.3
Recherche d’un modèle atomique
Construire un modèle d’atome qui rende compte des observations expérimentales précédentes, dans un cadre théorique cohérent, était tout simplement impossible avec la physique du XIXe siècle. Cette physique est constituée essentiellement de la mécanique newtonienne 11 , de l’électromagnétisme classique de James Clerk Maxwell et Hendrick A. Lorentz, et de la thermodynamique pour l’étude de la matière et des rapports entre travaux et transferts thermiques à l’échelle macroscopique. La mécanique newtonienne, ou mécanique classique (par opposition à quantique) décrit à chaque instant une particule comme l’électron par sa position et sa vitesse. L’évolution de la position et de la vitesse d’une particule est imposée par les forces qui s’exercent sur cette particule. Par ailleurs, en mécanique classique, les valeurs que l’énergie d’une particule peut prendre sont distribuées continûment. 9
Joseph John Thomson a découvert l’électron en 1897, avant les expériences de E. Rutherford de 1911, mais ce n’était pas pour autant évident d’identifier la charge négative autour du noyau par un nuage d’électrons 10 N. Bohr, prix Nobel de physique 1922. 11 Ou sa version mécanique analytique, qui repose sur la même description et donne les mêmes résultats.
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19
Figure 1.6. Modèle planétaire de N. Bohr pour l’atome d’hydrogène : l’électron décrit une orbite circulaire autour du proton. Pour pouvoir rendre compte du caractère discret des spectres expérimentaux, N. Bohr postule une discrétisation, qui impose aux rayons des orbites de ne prendre que certaines valeurs discrètes. On a représenté ici les deux premières orbites, associées respectivement au niveau fondamental et au premier niveau excité.
La vitesse (donc l’énergie cinétique) d’une voiture de puissance donnée peut prendre toutes les valeurs, continûment, entre zéro et une valeur maximale. Une première étape importante a été l’introduction d’un modèle planétaire pour l’atome. En effet, lorsqu’on a compris que l’atome était constitué d’un noyau quasi ponctuel chargé positivement et d’électrons eux aussi quasi ponctuels chargés négativement, il a semblé naturel de se représenter l’atome comme un mini système solaire, l’électron gravitant autour du noyau grâce à l’interaction électrostatique entre ces deux charges de signes opposés. Ce modèle planétaire présente cependant plusieurs défauts très sérieux. La première difficulté est liée au spectre des atomes. Ces spectres constituent de véritables « empreintes », qui caractérisent complètement une espèce atomique, et correspondent à un ensemble de niveaux d’énergie discrets. Pour chercher à rendre compte du spectre de l’atome d’hydrogène, N. Bohr a développé un modèle planétaire dans lequel il incorpore, de façon ad hoc, une hypothèse de quantification 12 (figure 1.6). Cette seule hypothèse impose un ensemble discret de rayons possibles pour les orbites circulaires de l’électron, ainsi qu’un ensemble discret de niveaux d’énergie pour l’atome. Nous avons vu dans la section précédente qu’une composante spectrale de la lumière est associée à une énergie précise ( = hν). Avec un ensemble discret de niveaux d’énergie, l’atome n’émet et n’absorbe que certaines longueurs d’onde spécifiques. N. Bohr ne prétend pas, avec son postulat, « expliquer » le 12
N. Bohr a postulé la quantification du moment cinétique de l’électron par rapport l’axe autour duquel h la constante de Planck réduite. h, avec n entier et ħ h= il tourne, L z = nħ 2π
20
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
caractère discret des niveaux d’énergie, mais son modèle a marqué une étape importante, dans la mesure où avec une hypothèse simple, il a pu rendre remarquablement compte du spectre expérimental de l’atome d’hydrogène. Une autre difficulté vient du fait que sur une orbite circulaire, l’électron est accéléré à chaque instant. D’après la théorie électromagnétique classique (de J.C. Maxwell), cela rend nécessairement l’atome instable. Une prédiction importante de l’électromagnétisme classique est en effet que si une particule chargée est accélérée, alors elle doit nécessairement rayonner un champ électromagnétique. C’est précisément ce qui est exploité dans une antenne : un courant alternatif fait osciller des électrons qui rayonnent une onde électromagnétique, utile pour la radio par exemple. Par conséquent, si un électron était à un moment donné sur l’orbite circulaire classique que nous avons décrite précédemment, alors l’atome se comporterait exactement comme une antenne microscopique. Les antennes sont faites pour rayonner de l’énergie sous forme d’ondes électromagnétiques. Notre électron, lui aussi, perdrait alors de l’énergie mécanique au fur et à mesure qu’il rayonne de l’énergie électromagnétique. En conséquence, il finirait inévitablement par s’effondrer sur le noyau ! Cet argument est rédhibitoire pour un modèle planétaire. Précisons que N. Bohr a toujours été parfaitement conscient des difficultés liées à un modèle planétaire et qu’il a grandement contribué lui-même à les dépasser lors du développement de la physique quantique.
Retenons essentiellement l’idée que la description classique de l’atome comme un mini système solaire est complètement mise en échec par l’ensemble des observations expérimentales et par la nécessité d’une théorie globalement cohérente de la matière et du rayonnement. La résolution de ces difficultés a conduit à une révolution complète en physique : la mécanique quantique.
2.4
Rudiments de description quantique de l’électron
Pour comprendre la structure interne d’un atome, il faut renoncer à la description newtoniennne de l’électron. En particulier, il n’existe pas d’état de l’électron pour lequel on peut connaître avec une précision infiniment grande à la fois la position et la vitesse de l’électron. Le formalisme quantique permet de démontrer les fameuses inégalités de Heisenberg, qui expriment qualitativement que le produit de l’incertitude sur la position par l’incertitude sur la quantité de mouvement est, dans tout état quantique, supérieur à une constante. Pour les composantes selon x, cela s’écrit : ΔxΔp x ≥
LES ATOMES FROIDS
ħ h 2
.
21
Figure 1.7. Rayonnement dipolaire. L’électromagnétisme et la mécanique classiques prévoient qu’un électron initialement sur une orbite de Bohr (en pointillés) va s’effondrer sur le noyau, en rayonnant une onde électromagnétique, comme le ferait une antenne microscopique.
Quantiquement, l’électron est alors décrit complètement 13 par sa fonction d’onde. Cette fonction permet de calculer d’une part la distribution de probabilité de présence de l’électron et d’autre part l’énergie de cet électron. Il n’y a donc, a priori, pas de réponse à la question : où se trouve l’électron à telle date ? On peut seulement indiquer la probabilité de le trouver dans telle partie de l’espace si l’on décide de faire une mesure. En ce sens, chacun des états possibles pour un électron dans un atome est « délocalisé » (figure 1.7). En revanche, si l’on réalise effectivement une mesure de la position de l’électron, on le trouve, pour une expérience donnée, en un point donné : l’électron est bien une particule ponctuelle. Dans ce contexte, on parle parfois de « perturbation » de l’état du système par la mesure. La réalisation d’un grand nombre de mesures sur un système toujours préparé dans le même état quantique initial fournit un ensemble de résultats, avec une distribution conforme au calcul de probabilité effectué à partir de la fonction d’onde associée à cet état. Pourquoi l’électron ne s’effondre-t-il plus, selon la théorie quantique, alors qu’il évolue toujours autour du noyau ? Raisonnons par l’absurde. Si l’électron tendait à s’effondrer sur le noyau, l’incertitude sur sa position deviendrait très faible et tendrait à s’annuler. Dans ce cas, les inégalités de Heisenberg imposeraient que la quantité de mouvement devienne, elle, très importante, ce qui conduirait à une énergie cinétique gigantesque. L’énergie totale du système serait alors très grande 13
Au sens où tout ce qu’il possible de savoir est ce que l’on peut calculer avec cette fonction d’onde. Ce point a été très largement débattu historiquement, parce que certains, y compris parmi les plus grands physiciens, ont été, ou sont toujours, choqués par l’idée que fondamentalement on ne puisse pas répondre à la question : « où se trouve l’électron ? » autrement qu’en termes probabilistes.
22
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
et tendrait vers l’infini à mesure que l’électron devient localisé. Compte tenu des inégalités de Heisenberg, l’état d’énergie minimale pour l’atome correspond donc à un compromis « équilibré » entre distance de l’électron au noyau et énergie cinétique. 3
Résumé – Dessin d’un atome et d’un photon
On peut représenter avec un dessin l’information essentielle à retenir sur les photons et les atomes. Chaque photon de fréquence ν possède une énergie = hν. Les niveaux d’énergie pour un rayonnement de fréquence ν se représentent donc avec une échelle d’énergie dont les barreaux sont espacés de hν (figure 1.8 à droite). Le barreau le plus bas correspond au vide de photon 14 , le premier à la présence d’un photon, etc. Le spectre discret des niveaux d’énergie d’un atome se représente lui aussi très bien avec une échelle, mais dont les barreaux ne sont pas régulièrement espacés (figure 1.8 à gauche). On place un barreau seulement pour les niveaux d’énergie qui existent pour cet atome.
n photons deuxième niveau excité premier niveau excité
2 photons 1 photon
niveau fondamental
0 photon
Figure 1.8. À gauche sont représentés les premiers niveaux d’énergie pour un atome (nous n’avons pas fait figurer le continuum d’énergie associé aux états dans lequel l’atome est ionisé). À droite, sont représentés les niveaux d’énergie pour un mode donné du champ électromagnétique (donc pour une fréquence ν fixée). Les niveaux d’énergie d’un mode donné du champ électromagnétique sont équidistants, à la différence des niveaux d’énergie d’un atome.
Remarque quantification et confinement : Nous avons insisté, dans les paragraphes précédents, sur le caractère discret du spectre des atomes, ou des niveaux d’énergie pour le rayonnement électromagnétique lorsque la fréquence est fixée. 14
Il existe en fait une énergie non nulle, même en l’absence de photon. Cette énergie du vide est associée aux fluctuations quantiques du champ électromagnétique, et vaut 12 hν par mode.
LES ATOMES FROIDS
23
Il convient cependant de préciser l’origine de cette quantification. Considérons d’abord un atome, c’est-à-dire un noyau et un ou plusieurs électron(s). Il était sousentendu, dans les propos précédents, que les électrons restaient à distance finie du noyau. Nous nous sommes donc intéressés aux états liés, pour lesquels les électrons sont confinés dans un volume de l’ordre de 10−30 m3 autour du noyau. C’est dans ce type de situation que la mécanique quantique prédit une quantification (ou discrétisation) des niveaux d’énergie. Si l’on enfermait un électron ou une autre particule dans une boîte, il apparaîtrait aussi une telle quantification des niveaux d’énergie 15 . En revanche, même avec un traitement quantique, on peut envisager des états dits de diffusion, pour lesquels un électron peut s’éloigner infiniment du noyau 16 . Dans ce cas, on retrouve, comme en mécanique classique, un continuum de niveaux d’énergie possibles. Reprenons cette discussion dans le cas du rayonnement électromagnétique. Pour une seule fréquence ν, les niveaux d’énergie sont discrets, de la forme nhν, avec n entier. Reste la question suivante : quelle sont les fréquences ν permises ? La réponse dépend des conditions aux limites imposées au rayonnement. Dans le cas d’un milieu infini, le vide, il n’y a aucune condition, et alors toutes les fréquences sont permises. Même si l’énergie est quantifiée pour chaque mode de fréquence donnée, toutes les énergies sont alors possibles pour le rayonnement électromagnétique dans son ensemble. En revanche, si l’on dispose un ensemble de miroirs, de façon à construire une cavité parallélipipédique à l’intérieur de laquelle le rayonnement reste confiné, il apparaît alors que seules certaines longueurs d’onde (donc certaines fréquences) discrètes peuvent exister. C’est en première approximation la situation pour les micro-ondes dans le four du même nom. De façon très générale, il apparaît une discrétisation dans tout problème de physique ondulatoire (donc en particulier en physique quantique) lorsque l’on impose des conditions aux limites spécifiques ou un confinement au système. Une corde de guitare tendue, avec sa fréquence fondamentale et l’ensemble de ses harmoniques, est vraisemblablement le système le plus simple qui illustre cette propriété générale.
4
Interaction atome – photons
Un atome peut changer de niveau d’énergie s’il interagit avec des photons. Une des règles qui doivent être respectées lors de ces interactions est la conservation de l’énergie totale : la somme de l’énergie totale des atomes et du rayonnement 15
C’est l’effet exploité dans les boîtes quantiques (quantum dots), systèmes très étudiés actuellement en optique et en physique des semi-conducteurs. 16 Il conviendrait de dire « un état pour lequel la probabilité de présence ne s’annule pas » lorsque la distance électron-noyau devient infinie.
24
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
électromagnétique ne peut pas varier. Il s’agit d’une règle fondamentale en physique, à condition de prendre en compte toutes les formes d’énergie. Or, nous venons justement de caractériser les niveaux d’énergie des atomes, d’une part, et aussi les niveaux d’énergie pour une onde électromagnétique de fréquence donnée, telle que celle issue d’un laser, d’autre part. Cette énergie est un multiple du quantum d’énergie hν. Nous allons donc examiner les trois processus fondamentaux d’échange d’énergie entre un atome et un ensemble de photons 17 : – émission spontanée d’un photon par un atome excité ; – absorption d’un photon par un atome initialement dans son état fondamental ; – et enfin émission stimulée d’un photon par un atome excité.
4.1
Émission spontanée d’un photon
Le phénomène d’émission spontanée est connu de tous, puisqu’il est à l’origine de la lumière produite par les tubes fluorescents. Les tubes fluorescents appelés, à tort, des « néons », utilisent en fait une vapeur de mercure et produisent cette lumière assez « froide » présente par exemple dans les garages ou les entrepôts. Une décharge électrique à l’intérieur du tube permet d’exciter des atomes de mercure. Ces atomes émettent ensuite une lumière de fluorescence 18 lorsqu’ils se désexcitent. Ce mécanisme est aussi exploité dans les lampes au sodium, qui produisent la lumière jaune orangée, très utilisée dans l’éclairage public. Notons dès à présent une propriété importante de l’émission spontanée : le photon ainsi émis spontanément part dans une direction aléatoire. Cette propriété rend la lumière de fluorescence particulièrement adaptée à l’éclairage dans une maison. La fréquence ν des photons émis spontanément est imposée par la conservation de l’énergie : hνspontané = E2 − E1 où E2 et E1 sont deux niveaux d’énergie de l’atome avec E2 > E1 . Ce processus est représenté sur le schéma de la figure 1.9 dans le cas où le niveau le plus bas est le niveau fondamental.
17
La référence internationale dans le domaine est le livre intitulé Processus d’interaction entre photons et atomes par C. Cohen-Tannoudji, J. Dupont-Roc, G. Grynberg, collection Savoirs Actuels, CNRS Éditions, EDP Sciences, 1996. 18 Pour obtenir de façon approchée une lumière blanche, la paroi du tube est recouverte d’un dépôt, qui absorbe le rayonnement produit par les atomes de mercure, et réémet sur une gamme de longueurs d’onde plus étendue.
LES ATOMES FROIDS
25
état initial
état final hν
Ee Ef
Figure 1.9. Émission spontanée d’un photon par un atome excité.
4.2
Absorption d’un photon
Dans les processus que nous venons de décrire, c’est l’énergie cinétique des électrons de la décharge qui a permis d’exciter les atomes. Les atomes excités émettent ensuite des photons, par émission spontanée, en passant d’un niveau excité à un niveau moins excité, par exemple le niveau fondamental. Une autre façon d’obtenir des atomes excités, et donc de la lumière de fluorescence, consiste tout simplement à envoyer sur les atomes un faisceau laser résonant avec une transition vers un niveau excité. Nous revenons donc à l’expérience fondamentale de spectroscopie laser. L’interprétation des variations brutales de l’intensité du faisceau après traversée de la vapeur atomique est très simple, en appliquant la règle de conservation de l’énergie. Un atome peut en effet absorber un photon d’énergie hν si cette énergie correspond à une différence d’énergie Ee − E f entre le niveau fondamental de l’atome et l’un des niveaux excités. Dans nos expériences sur le refroidissement des atomes, nous serons en général concernés par une espèce atomique donnée, et l’on utilisera un laser dont la fréquence est proche de résonance avec une transition donnée de cet atome. Dans cette situation, on peut, en première approximation, oublier l’existence de tous les niveaux autres que les deux qui interviennent dans la transition permise par le laser. On se limite alors au modèle dit de l’atome à deux niveaux (figure 1.10). C’est ce modèle simplifié que nous considérerons par défaut dans toute la suite. On retiendra donc cette relation fondamentale pour l’absorption de photons laser par un atome : hνLaser = Ee − E f Ce processus d’absorption est illustré figure 1.11. Remarque généralité du phénomène de résonance : Cette expérience de spectroscopie atomique présente des analogies avec ce qu’il se passe lorsqu’on excite une
26
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
n photons
2 photons hν
état excité
Ee
état fondamental
Ef
1 photon hν 0 photon
Figure 1.10. Modèle de l’atome à deux niveaux et niveaux d’énergie d’un mode du champ électromagnétique résonant avec la transition correspondante.
état initial
état final
hν Ee Ef
Figure 1.11. Absorption d’un photon par un atome.
corde tendue. Cette analogie est profonde et permet faire sentir la généralité de la notion très importante de résonance. Considérons donc une corde dont la longueur est fixée et dont la tension est imposée. On peut développer des oscillations d’amplitude importante le long de cette corde si l’on agite périodiquement une extrémité, avec une très petite amplitude, mais avec la bonne fréquence. La corde entre en résonance pour ces fréquences, appelées fréquences propres de la corde tendue. Ces fréquences sont toutes multiples d’une fréquence fondamentale, dont la valeur dépend de la masse de la corde par unité de longueur et de sa tension 19 . Cela rappelle très fortement le fait que l’énergie d’une onde électromagnétique est un multiple de l’énergie d’un des photons associés à cette onde. On pourrait aussi évoquer les hauteurs de son qui sont résonantes dans une cavité acoustique de dimensions données. Pour ces raisons, on dit que l’onde électromagnétique est résonante avec la transition atomique lorsqu’on vérifie la relation hν = Ee − E f entre la fréquence de l’onde et les niveaux d’énergie de l’atome. 19
Les musiciens auront bien sûr reconnu les harmoniques d’une fréquence fondamentale. Les poids (et les phases) relatifs(ves) de ces harmoniques imposent le timbre d’un son de hauteur fixée.
LES ATOMES FROIDS
27
Il convient de préciser que la condition hν = ΔE est nécessaire, mais en fait non suffisante. Il existe en effet d’autres conditions sur les deux niveaux atomiques envisagés et sur la polarisation de la lumière. Ces conditions constituent les règles de sélection, qui sont utilisées pour certaines techniques de refroidissement des atomes par laser. D’après ce qui précède, on peut noter qu’un photon de fluorescence, émis spontanément par atome excité, est susceptible d’être absorbé par un autre atome dans son état fondamental. 4.3
Émission stimulée
Nous venons de voir qu’un atome peut absorber un photon et passer dans un état plus excité, et qu’il peut aussi émettre spontanément un photon pour passer dans un état moins excité. Il existe un troisième processus, un peu plus surprenant : on peut forcer l’émission d’un photon par un atome initialement excité en envoyant activement un ou plusieurs photon(s) sur cet atome. Historiquement, ce processus a été proposé par A. Einstein, et il joue un rôle crucial pour expliquer l’amplification de l’onde électromagnétique au sein de la cavité d’un laser (voir encadré). Le terme même de laser est un acronyme pour Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation (amplification de lumière par émission stimulée de rayonnement). Pour ce troisième processus, on peut aussi proposer la représentation graphique de la figure 1.12. état final
état initial
hν hν Ee Ef
hν
Figure 1.12. Émission stimulée d’un atome excité par un photon incident.
Une propriété importante de l’émission stimulée est que le photon émis de façon stimulée possède exactement les caractéristiques du photon incident qui a produit cette émission. En particulier, la direction de propagation est la même pour le photon incident et le photon émis, ce qui permet de « contrôler » l’émission avec le faisceau incident. Cela tranche radicalement avec l’émission spontanée, vue précédemment, pour laquelle la direction d’émission est aléatoire.
28
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
Encadré. Principe de fonctionnement d’un laser.
Le fonctionnement du laser repose sur trois constituants fondamentaux : une cavité optique, un milieu amplificateur, un pompage. La figure ci-dessous représente schématiquement l’agencement de ces trois composants.
pompe faisceau laser milieu amplificateur
M1
M2
La cavité optique est constituée par l’ensemble des deux miroirs, M1 et M2 , et permet à la lumière d’effectuer un grand nombre d’allers-retours avant de finir par s’échapper par le miroir de sortie M2 . Ces allers-retours permettent d’amplifier la lumière, lorsqu’elle passe à travers le milieu amplificateur. Le « faisceau laser » que l’on utilise en pratique n’est donc qu’une fuite ( !) de l’onde de très grande amplitude qui existe à l’intérieur de la cavité. Ce milieu amplificateur peut être par exemple un ensemble d’atomes portés dans un niveau excité. Comme nous l’avons vu, lorsque la lumière arrive sur un atome excité, l’amplitude de l’onde peut augmenter grâce au processus d’émission stimulée. L’énergie est ainsi transférée de la matière (les atomes excités), vers la lumière. Pour obtenir un milieu amplicateur (des atomes excités), il faut fournir de l’énergie à ce milieu, c’est le rôle du pompage. Les premiers lasers utilisaient par exemple une lampe (classique) très puissante, de sorte que les atomes passent dans un niveau excité par absorption des photons émis par cette lampe.
5
5.1
Et le refroidissement des atomes ? Degrés de liberté internes, degrés de liberté externes
L’objet de ce livre est le contrôle des mouvements de l’atome pris dans son ensemble. Cela correspond aux degrés de liberté externes des atomes. Dans les conditions usuelles, on peut considérer l’ensemble de l’atome comme une petite « particule », caractérisée par sa position et sa vitesse à une date donnée. Les degrés de liberté externes sont la position et la vitesse de cette particule. Nos propos sur les atomes ont, pour l’instant, essentiellement porté sur les degrés de liberté internes des atomes, c’est-à-dire sur la dynamique des électrons placés dans le champ électrique
LES ATOMES FROIDS
29
du noyau. En supposant le noyau fixe dans le laboratoire, nous avons décrit le spectre discret des niveaux d’énergie de l’ensemble {noyau + électron(s)}. Quels rapport entre ces deux types de degrés de liberté ? Le moyen d’obtenir des atomes froids, c’est-à-dire de contrôler leurs mouvements (degrés de liberté externes) est de faire interagir nos atomes avec de la lumière, via des processus d’absorption et/ou émission de photons. Si notre objectif principal, dans ce livre, est la description du contrôle des positions et vitesses des centres des atomes, le moyen pour y parvenir est cependant la compréhension des processus élémentaires d’interaction des degrés de libertés internes avec les photons. On a donc une dynamique couplée entre trois sous-systèmes : le rayonnement, les degrés de libertés internes et les degrés de liberté externes des atomes. 5.2
Pourquoi des atomes froids ?
L’avènement du domaine des atomes froids est fondamentalement relié à toute la spectroscopie atomique. Nous avons présenté le principe de la spectroscopie laser, mais sans tenir compte des limitations imposées par les mouvements du centre de gravité des atomes. Le fait que les atomes bougent impose des limitations à la précision avec laquelle on peut déterminer la valeur des fréquences de résonance. Par ailleurs, les interactions entre les différents atomes amènent aussi des limitations. L’expérience idéale de spectroscopie atomique consisterait en fait à étudier l’interaction d’un unique atome, isolé et immobile, avec une onde électromagnétique purement monochromatique. Ce contexte serait parfait pour tester les modèles atomiques ainsi que les modèles d’interaction des atomes avec la lumière. Les physiciens atomistes et spectroscopistes avaient donc, de longue date, de fortes motivations pour chercher à contrôler les mouvements des atomes, les « arrêter » si possible. Réduire l’amplitude de leurs mouvements désordonnés consiste précisément à réduire leur température, comme nous allons l’expliquer dans le chapitre suivant.
30
Chapitre 1. Dessine-moi un atome... et un photon
2 Prendre la température des atomes Avant de décrire les moyens de refroidir les atomes pour les amener vers des températures extrêmement froides, il convient de définir correctement ce que l’on cherche à faire, c’est-à-dire de préciser ce que l’on entend par une assemblée d’atomes froids. Après avoir présenté les atomes et les photons, nous devons donc consacrer un court chapitre à la notion de température, afin de pouvoir ensuite prendre la température de nos atomes.
1
Qu’est-ce que la température ?
1.1
Approche intuitive de la notion de température
La notion de température revêt un caractère très intuitif. Il suffit de s’être une fois brûlé les doigts avec un fer à souder, un fer à repasser ou une allumette, ou encore d’avoir modelé une boule de neige sans gants, pour avoir une certaine idée de ce que signifie « plus chaud » ou « plus froid » (que mes doigts). Une loi empirique connue de tous est que, spontanément, les transferts thermiques s’effectuent des corps plus chauds vers les corps plus froids. En cherchant à formaliser et à généraliser ce constat expérimental, les physiciens ont introduit, au e XIX siècle, le deuxième principe de la thermodynamique et la notion d’entropie. Un des objectifs pratiques était alors de mieux savoir exploiter les machines thermiques, typiquement les machines à vapeur. De façon un peu plus générale, on peut s’intéresser au travail (mécanique) maximal qu’il est possible d’obtenir lorsque l’on dispose de sources de températures différentes. Cet objectif a été parfaitement atteint par
la forme dite classique de la thermodynamique 1 , mais certaines questions restaient néanmoins assez obscures : que se passe-t-il « vraiment » au niveau microscopique ? finalement qu’est-ce-que la température ? à quoi correspond un transfert thermique en termes de mouvements des atomes ? Répondre à ces questions nécessite de passer d’une description macroscopique (échelle à laquelle on se place pour donner une description intuitive de la température) à une description microscopique (échelle à laquelle on décrit la matière comme un ensemble d’atomes). Ces questions nous concernent directement pour discuter des « atomes froids ». Une première étape consiste à donner une définition précise et quantitative de la température à partir des mouvements aléatoires des atomes 2 . Cela est plus délicat que de définir intuitivement « plus chaud que », mais aussi très instructif. 1.2
Le mouvement brownien
Commençons par décrire une expérience célèbre de botanique ! Plus précisément, il s’agit initialement d’une observation effectuée par un botaniste, Robert Brown, au début du XIXe siècle. R. Brown a observé, avec un microscope assez rudimentaire, de petites particules contenues dans des grains de pollen et, par la suite, des poussières, en suspension dans de l’eau. Alors qu’un objet comme une bille tombe dans un verre d’eau, jusqu’à en atteindre le fond, R. Brown a été attiré par l’agitation incessante des petites particules qu’il observait. Au cours du temps, ces particules suivent une marche aléatoire, similaire, à une autre échelle, à celle d’un homme ivre sur un parking. La question est bien sûr de savoir comment interpréter ces mouvements. L’explication, développée en particulier par A. Einstein presque un siècle plus tard, repose sur le fait que les particules en suspension subissent en permanence des chocs, dus à toutes les molécules d’eau qui les entourent. Les mouvements, assez lents, de ces particules visibles au microscope permettent de révéler les mouvements incessants des petites molécules d’eau, invisibles, qui constituent la solution. L’observation du mouvement dit Brownien représente donc rien moins que la preuve de l’existence des molécules d’eau visible à l’œil ! Un siècle plus tard, Jean Perrin a repris puis généralisé les observations de Robert Brown, de façon quantitative, et les résultats s’accordaient parfaitement avec la théorie d’Albert Einstein. Quel rapport entre ces mouvements erratiques et la température ? On observe que la distance moyenne parcourue par une particule pendant un intervalle de 1
2
Le rendement des moteurs de voiture ou des centrales, qu’elles soient nucléaires ou au charbon, est lui aussi parfaitement décrit par des considérations générales de thermodynamique du XIX e siècle. Cette introduction de la température n’est pas la plus générale. Elle est acceptable lorsque l’assemblée d’atomes se comporte comme un ensemble de billes microscopiques. Nous excluons pour l’instant ce qui est techniquement appelé le régime de dégénérescence quantique.
32
Chapitre 2. Prendre la température des atomes
temps donné est plus importante si la température est plus importante. Lorsque la température augmente, l’intensité des mouvements aléatoires des molécules d’eau est donc plus importante. Le point de vue pertinent pour la suite est de renverser ou de généraliser ce dernier énoncé. En effet, nous allons finalement définir la température de notre verre d’eau à partir de l’intensité des mouvements aléatoires des molécules d’eau qu’il contient. Notre expression « intensité des mouvements aléatoires » est pour l’instant purement qualitative, et il faut donc décrire plus quantitativement ces mouvements pour définir précisément la température. Il faut pour cela aborder la notion de distribution des vitesses de l’assemblée d’atomes ou de molécules auxquel(le)s on s’intéresse (figure 2.1).
Figure 2.1. Distribution des vitesses et des positions à une date donnée pour un gaz dans une enceinte.
1.3
Distribution des vitesses
Considérons un gaz contenu dans une enceinte. Concrètement, il s’agit par exemple de l’air contenu dans la pièce dans laquelle vous vous trouvez ou du nuage d’atomes contenus dans une petite cellule en verre dans un laboratoire de recherche. Même en l’absence totale de courant d’air, les molécules contenues dans la pièce ne sont pas du tout immobiles. Au contraire, tout comme les molécules d’eau dans l’expérience de R. Brown, les molécules de dioxygène et de diazote qui composent l’air sont animées de vitesses importantes, typiquement quelques centaines de mètres par seconde. On envisage deux façons d’analyser les vitesses de toutes ces molécules ou atomes : soit on examine les vitesses des différents atomes à une date fixée (premier point de vue), soit on s’intéresse à l’évolution au cours du temps de la vitesse d’un atome particulier (second point de vue).
LES ATOMES FROIDS
33
Schématiquement, la trajectoire d’un atome particulier dans un gaz classique consiste en une succession de segments de droites. Chaque segment débute et s’achève avec un choc sur l’un des autres atomes ou sur les parois de l’enceinte considérée. Dans l’air, la distance moyenne entre deux chocs vaut une fraction de micromètre (environ 10−7 m), et la durée d’une petite trajectoire rectiligne est d’environ une nanoseconde (un milliardième de seconde, 10−9 s). La figure 2.2 représente l’évolution typique de quelques atomes initialement au centre de l’enceinte.
Figure 2.2. Exemples de marches aléatoires suivies au cours du temps par des atomes initialement localisés au centre de l’enceinte. La position finale est représentée par le disque.
Considérons à présent le premier point vue : on cherche à établir des statistiques sur les vitesses de l’ensemble des atomes à une date fixée. Toujours en l’absence de courant d’air, des atomes vont vers la droite, d’autres vers la gauche, dans les mêmes proportions. De même avec toutes les autres directions bas/haut, arrière/avant, et toutes les directions intermédiaires. La distribution des vitesses est dite isotrope. Pour décrire quantitativement la distribution des vitesses, il faut connaître la fraction de l’ensemble des atomes dont la vitesse est contenue dans chaque petit intervalle de vitesse élémentaire. Si la distribution est isotrope, il suffit alors de connaître la distribution de la projection de la vitesse selon un axe quelconque. Nous avons tracé sur la figure 2.3 la courbe qui représente la (densité de) probabilité pour la vitesse des atomes selon un axe donné, dans le cas d’une absence de courant d’air. Quelles sont les caractéristiques essentielles de cette courbe ? Il s’agit d’une courbe en cloche 3 , centrée sur une vitesse nulle, avec une certaine largeur. 3
2
Il s’agit plus précisément d’une gaussienne, de la forme f (v x ) = Ae−mv x /2kB T , avec m masse de l’atome, kB la constante de L. Boltzmann, et T la température en Kelvin. A est une constante de normalisation.
34
Chapitre 2. Prendre la température des atomes
densité de probabilité p(v x )
vx vx
vx + d vx
Figure 2.3. Le nombre d’atomes dont la vitesse est comprise en v x et v x + d v x est proportionnel à l’aire comprise entre la courbe et l’axe horizontal, et délimitée par les abscisses v x et v x + d v x .
Indiquons à présent le sens physique de ces deux grandeurs. Le fait que la courbe soit centrée sur une vitesse nulle correspond simplement au fait qu’il n’y a pas de courant d’air, ou encore pas de mouvement d’ensemble du gaz. Le centre d’inertie du gaz est immobile, sa vitesse moyenne est nulle. La largeur de la courbe, elle, correspond à la température. C’est précisément à partir de la largeur de cette courbe que l’on peut définir la température 4 (figure 2.4). Toutes les manipulations que l’on effectuera sur le nuage d’atomes pour le refroidir se lisent donc très directement sur l’évolution de cette courbe représentant la 4
Pour être complètement quantitatif, la température est définie à partir de la valeur quadratique moyenne de la vitesse. Si la vitesse moyenne est nulle, on pose, par définition de la température T : 1 2
m〈v x2 〉 =
1 2
kB T,
où la moyenne du carré de la vitesse 〈v x2 〉 est calculée à partir la fonction p(v x ) par : 〈v x2 〉
+∞
= −∞
v x2 p(v x )d v x .
On peut lire physiquement la première équation de la façon suivante : la température correspond à un facteur 2kB près à l’énergie cinétique moyenne des atomes. Cette énergie cinétique est appelée énergie d’agitation thermique. Si la vitesse moyenne n’est pas nulle, il faut prendre soin de considérer le carré de l’écart à la vitesse moyenne : 1 1 m〈(v x − 〈v x 〉)2 〉 = kB T. 2 2
LES ATOMES FROIDS
35
densité de probabilité T1
p(v x )
T2
T3
Figure 2.4. Variation de la distribution des vitesses avec la température : la courbe devient plus large lorsque la température augmente ( T1 < T2 < T3 ). Autrement dit, on trouve une fraction plus importante de particules avec des vitesses élevées lorsque la température augmente.
distribution des vitesses. Cette courbe va donc jouer un rôle très important dans la suite. 1.4
Température, entropie et phénomènes quantiques
La définition que nous avons retenue pour la température, en nous appuyant sur la largeur de la courbe de distribution des vitesses des atomes, peut devenir inopérante si les effets quantiques jouent un rôle important dans le système considéré. Nous avons décrit un gaz comme une assemblée de microscopiques billes de billard, et nous nous sommes intéressés à la distribution statistique des vitesses de ces différentes billes. Or une application importante des méthodes de refroidissement des atomes par laser consiste précisément à obtenir un gaz qu’il n’est plus possible de décrire dans ce language classique, en termes de positions et de vitesses individuelles des différentes particules qui le composent. On a alors affaire à un « gaz quantique dégénéré », aux propriétés singulières, que nous décrirons plus précisément dans les chapitres suivants. Comment doit-on alors définir la température ? On peut donner une définition plus générale de la température d’un système thermodynamique, valable dans le régime classique comme dans le régime quantique, à partir de la notion d’entropie. La force de cette approche réside dans son caractère très général, mais la contre-partie est qu’elle est nettement moins intuitive, et il s’avère indispensable de pratiquer le formalisme mathématique de la physique statistique pour pouvoir en profiter pleinement. L’entropie est parfois présentée schématiquement comme une fonction qui « mesure le désordre » d’un système thermodynamique. Plus précisément, l’entropie
36
Chapitre 2. Prendre la température des atomes
mesure quantitativement le manque d’information sur le système, au sens où, pour un système composé d’un très grand nombre de particules, on ne peut accéder qu’aux probabilités que ces particules occupent les différents états microscopiques possibles. Dans le régime classique, par exemple, ces états microscopiques correspondent à la distribution des positions et des vitesses. La température est alors définie, en physique statistique, comme le coefficient qui relie les variations infinitésimales d’entropie aux variations correspondantes de l’énergie du système, lorsque le volume et le nombre de particules sont fixés 5 . Il était indispensable de préciser les limites de la définition précédente de la température, mais dans la suite de ce livre, nous ne ferons pas appel explicitement à cette définition thermodynamique plus générale. 1.5
Une manifestation de l’agitation thermique : la pression cinétique
Peut-on accéder ou même sentir directement une conséquence des mouvements d’agitation thermique des molécules qui nous entourent, bien que nous ne puissions pas les voir directement ? Oui, il en existe au moins une manifestation directe : la pression qu’exercent sur chaque centimètre carré de notre corps les chocs des molécules d’air 6 . Considérons une enceinte vide placée dans l’air ambiant. On sait bien qu’il s’exerce alors une force moyenne de pression, qui tend à faire imploser l’enceinte. On peut interpréter microscopiquement cette force de pression comme la force moyenne qui résulte des chocs des molécules sur la surface extérieure de l’enceinte. Cette force augmente lorsque la densité volumique de molécules à l’extérieur augmente, et aussi lorsque la vitesse moyenne 7 d’agitation thermique (donc la température) augmente. 2 2.1
Ralentir, refroidir et piéger les atomes Modification de la distribution des vitesses
L’intérêt essentiel d’avoir introduit la notion de distribution des vitesses est de pouvoir indiquer clairement les différents types de manipulations qu’il est possible d’effectuer sur un ensemble d’atomes, en irradiant ces atomes avec un ou plusieurs 5
Il s’agit de la définition de la température pour l’ensemble microcanonique : 1 ∂S . = T ∂ U V,N
6
La force associée à la pression atmosphérique sur un centimètre carré correspond au poids d’une masse d’un kilogramme. Plus que la vitesse elle-même, la grandeur pertinente est en fait plutôt la quantité de mouvement, c’està-dire le produit de la vitesse par la masse. En effet, le principe fondamental de la dynamique indique qu’une force correspond à une variation de quantité de mouvement (voir chapitre suivant).
7
LES ATOMES FROIDS
37
faisceaux laser, ou en ayant recours éventuellement à des aimants en plus des lasers. En termes plus proches de ceux utilisés par les chercheurs du domaine, il s’agit ici d’ordonner et de rationnaliser la discussion sur le contrôle des degrés de liberté externes des atomes. Rappelons les deux points essentiels sur la distribution des vitesses pour un état donné de nos ensembles d’atomes : – la vitesse moyenne correspond au centre de la courbe en cloche ; – la température correspond à la largeur de la courbe. Agir sur une assemblée d’atomes pour modifier les vitesses ou la température correspond à modifier l’une au moins des caractéristiques de cette distribution des vitesses. 2.2
Ralentir les atomes
Le premier type d’expérience réalisée, avant de réellement refroidir les atomes, a consisté à les ralentir. Ralentir signifie agir sur la vitesse moyenne des atomes, sans nécessairement modifier la dispersion de ces vitesses autour de la valeur moyenne. On peut donc représenter facilement le ralentissement des atomes en termes de distribution des vitesses : cela correspond à une translation du centre de la courbe en cloche, sans modification de sa largeur. Sur la figure 2.5 sont représentées deux distributions de vitesses, associées à deux vitesses moyennes. Dans le chapitre suivant, nous commencerons par expliquer comment ralentir un jet d’atomes issus d’un four en l’éclairant avec un unique faisceau laser. densité de probabilité p(v x ) ralentir
vx v finale νémise
νémise
vatome νperçue < νémise
νémise
vatome Figure 3.5. Effet Doppler : la fréquence perçue est supérieure à la fréquence émise si l’atome se déplace dans la direction opposée à la direction de propagation de l’onde, et inférieure si l’atome se déplace dans le sens de propagation.
une onde, cette fois une onde électromagnétique. Il se produit donc le même effet lorsqu’un atome va dans le sens de propagation ou contre le sens de propagation de l’onde issue d’un laser. La fréquence perçue par l’atome est décalée vers les hautes fréquences lorsqu’il se dirige « contre » le faisceau laser, et vers les basses fréquences lorsqu’il se déplace dans le sens de propagation du faisceau. Quel rapport avec la pression de radiation que l’on cherche à exploiter pour ralentir les atomes ? Le problème est que pour obtenir une absorption efficace des photons laser par les atomes, il faut que la condition de résonance soit toujours satisfaite. Rappelons, en la précisant, la relation fondamentale pour l’absorption de photons laser par un atome : Ee − E f = ΔE = hνperçue . Si la fréquence du laser est fixée (ce que l’on a supposé par défaut), alors la fréquence perçue par l’atome évolue au fur et à mesure de son ralentissement. Dans ce cas, si l’on accorde le laser de sorte qu’il soit résonant avec les atomes à la sortie du four, les atomes vont interagir un peu avec le laser, subir la pression de radiation pendant quelques cycles absorption-émission, puis sortir rapidement de résonance lorsqu’ils seront passés par exemple de 300 m/s à 290 m/s. Certes les atomes sont ralentis, mais l’effet n’est pas nécessairement spectaculaire ! 1.11
Arrêter un jet d’atomes de sodium
La figure 3.6 montre comment évolue la distribution des vitesses lorsqu’on envoie un laser de fréquence fixée contre un jet atomique de sodium issu d’un four. Dans une
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
densité des atomes (ard.units)
vitesse (m/s) Figure 3.6. Ralentissement d’un jet de sodium. La figure présente la distribution des vitesses pour un jet atomique de sodium sans et avec ralentissement par un faisceau laser dont la fréquence est fixe. Les atomes appartenant à des classes de vitesse en résonance avec le laser sont décélérés. Figure reproduite avec l’autorisation de William D. Phillips, Rev. Mod. Phys. 70 (721) (1998). Copyright (1998) by the American Physical Society.
situation réaliste, les atomes ne sortent bien sûr pas du four tous avec la même vitesse : le jet est caractérisé par une distribution des vitesses, qui traduit justement la température de l’ensemble des atomes dans le four. La fréquence du laser a été choisie pour qu’il soit résonant avec des atomes de vitesse égale à environ 1 050 m/s. Le résultat est donc que l’ensemble des atomes dont la vitesse était proche de 1 050 m/s a été ralenti, jusqu’à environ 950 m/s, et que les atomes appartenant initialement à d’autres classes de vitesses n’ont tout simplement pas senti l’effet du laser. Comment dépasser ce problème de l’effet Doppler ? Nous mentionnerons dans la suite deux méthodes parmi celles qui ont été mises en œuvre : le laser « chirpé » et le ralentissement Zeeman.
LES ATOMES FROIDS
53
1.12
Laser « chirpé »
La première méthode consiste à faire varier la fréquence du laser au fur et à mesure que les atomes sont ralentis. De cette façon on peut effectivement conserver la condition de résonance, même si la vitesse varie de façon importante, de plusieurs centaines de mètres par seconde. L’enjeu de ce raffinement est considérable : on peut ainsi arrêter un jet atomique sur des distances de l’ordre du mètre, alors qu’il faut typiquement un kilomètre pour arrêter un atome comme le rubidium avec un laser de fréquence fixe. La physique de ce ralentissement est cependant un peu plus complexe, en particulier parce qu’il faut prendre en compte la distribution initiale des vitesses pour un jet d’atomes issus d’un four. L’objectif que l’on se fixe est d’obtenir le maximum d’atomes, avec une vitesse finale à peu près nulle. Comme les atomes se dirigent tous vers le laser, ils voient tous une fréquence « décalée vers le bleu », et d’autant plus décalée que les atomes sont rapides, c’est-à-dire qu’ils sortent vite du four. Pour récupérer un maximum d’atomes, on ajuste donc la fréquence initiale du laser pour que le faisceau soit résonant avec les atomes parmi les plus rapides, au bord de la distribution des vitesses. Ensuite, on diminue la fréquence du laser, mais suffisamment lentement pour les atomes auxquels le laser s’adressait initialement aient bien eu le temps d’être ralentis. Au fur et à mesure que la fréquence diminue, on ramène alors toutes les classes de vitesses les plus élevées vers la classe de vitesse en résonance avec le laser pour la fréquence instantanée. Si l’on termine avec une fréquence accordée sur la transition atomique (sans décalage Doppler), on produit ainsi une « bouffée » d’atomes de vitesse très faible par rapport à la vitesse initiale, disons de l’ordre de quelques mètres par seconde. Nous arrêtons là la discussion sur le ralentissement par « laser chirpé », mais il y aurait plus à dire : comment choisir l’intensité du laser ? de quelle distance doit-on disposer pour amener les atomes à une vitesse nulle ? qu’advient-il des atomes qui continuent de sortir du four alors que l’on a déjà commencé à diminuer la fréquence du laser, etc.
Principe du ralentisseur à effet Zeeman
La deuxième méthode a toujours pour but d’assurer la condition de résonance au fur et à mesure du ralentissement des atomes, mais cette fois en jouant directement sur les niveaux d’énergie interne des atomes et non pas sur la fréquence du laser. Pour maintenir la condition de résonance : ΔE = hνperçue ,
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
alors que la fréquence (νperçue ) perçue par les atomes évolue lors de leur progression, il suffit de trouver un moyen pour que la différence d’énergie ΔE entre le niveau fondamental E f et le niveau d’énergie excité Ee dépende de la position de l’atome. Il se trouve que l’on peut modifier les niveaux d’énergie interne des atomes en appliquant un champ magnétique statique sur ces atomes. Pour que la différence d’énergie ΔE dépende de la position de l’atome, il faut donc réaliser un champ magnétique non uniforme. On peut obtenir le champ magnétique qui convient en bobinant du fil de façon judicieuse sur un support conique (figure 3.7) et en faisant circuler un courant électrique dans ce fil. Cette deuxième technique, développée initialement par William D. Phillips 9 dès les années 1980, bien qu’apparemment plus lourde à mettre en œuvre, reste très utilisée actuellement comme première étape pour charger les pièges à atomes dont nous parlerons par la suite. La figure 3.8 montre l’effet du ralentissement par effet Zeeman sur la distribution des vitesses d’un jet atomique de sodium. cellule
r a le n t isse u r à e ffe t Ze e m a n
collimateur
fo u r
vapeur
laser
nuage froid
jet thermique liquide
Figure 3.7. Chargement d’un piège magnéto-optique. Le four contient quelques gouttes de liquide, et une vapeur en équilibre avec le liquide. Un petit trou dans le four, suivi d’un second trou placé dans l’axe du dispositif, permet d’obtenir un jet effusif selon l’axe du ralentisseur à effet Zeeman. Le faisceau laser et le champ magnétique créé par le bobinage du ralentisseur à effet Zeeman permettent de décélérer fortement et de refroidir le jet d’atomes issus du four, et ainsi de charger le piège dans la cellule.
1.13
Ralentissement seulement ?
Le lecteur attentif aura compris que les techniques précédentes, présentées initialement comme techniques de ralentissement, produisent aussi un refroidissement. En effet, même si la classe de vitesse finale, celle à laquelle s’adresse le laser en fin de ralentissement, ne correspond pas à la vitesse nulle, on a essentiellement ramené toutes les classes de vitesses supérieures vers cette classe de vitesse finale. Nous 9
La mise en œuvre du ralentissement par effet Zeeman est l’une des contributions de W. Phillips mises en avant dans l’attribution du prix Nobel de physique 1997 (conjointement avec S. Chu, C. CohenTannoudji et W. Phillips).
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densité des atomes (arb. units)
vitesse (m/s)
Figure 3.8. Ralentissement d’un jet de sodium en exploitant l’effet Zeeman. La figure présente à nouveau la distribution des vitesses pour un jet atomique de sodium avant et après ralentissement. L’application d’un champ magnétique non uniforme permet de maintenir la condition de résonance au fur et à mesure de la décélération. En conséquence, on accumule une très large fraction des atomes vers la classe de vitesse en résonance avec le laser à la sortie de la zone de champ magnétique (comparer avec la figure 3.6). Figure reproduite avec l’autorisation de William D. Phillips, Rev. Mod. Phys., 70 (721) (1998). Copyright (1998) by the American Physical Society.
avons donc non seulement déplacé la vitesse moyenne (ralentissement), mais aussi, et de façon importante, comprimé la courbe de distribution des vitesses, ce qui correspond bien à un refroidissement. 1.14
Comment mesurer la vitesse des atomes ?
Nous avons décrit la modification de la distribution des vitesses des atomes mais, jusqu’ici, nous n’avons pas indiqué comment, expérimentalement, on peut réaliser la mesure de vitesse qui permet d’accéder à la distribution des vitesses. Le principe de la mesure de la vitesse consiste à envoyer un faisceau laser sur ces atomes et à enregistrer l’intensité de la lumière de fluorescence lorsqu’on balaye la fréquence de ce laser. En effet, lorsque le laser est résonant, les photons du laser sont diffusés (cycles absorption de photon laser, émission spontanée de photon de fluorescence),
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
et on peut donc récupérer, dans toutes les directions, une lumière de fluorescence. Il s’agit donc de l’expérience de base de spectroscopie atomique. Pourquoi cela donne-t-il accès à la distribution des vitesses des atomes ? Si les atomes sont immobiles, on produit alors un maximum dans l’intensité de la lumière de fluoresence lorsqu’on vérifie la relation fondamentale hνlaser = Ee − E f . En revanche, si les atomes ont une vitesse non nulle en projection selon la direction du faisceau laser, alors un effet Doppler décale la fréquence perçue par les atomes, et la résonance (donc le pic de fluorescence) sera obtenue pour une fréquence différente. On comprend ainsi que l’on accède à la distribution des vitesses en portant l’intensité de la lumière de fluorescence en fonction de la fréquence du laser, si l’on connaît par ailleurs la valeur de la fréquence de résonance pour des atomes immobiles. On aurait pu a priori penser à réaliser une mesure d’absorption, comme celle que nous avions décrite pour présenter le principe de la spectroscopie laser. Cependant, mesurer l’intensité de la lumière de fluorescence permet une mesure sur fond noir, alors que la mesure de l’absorption du laser nécessiterait de détecter une (toute) petite variation sur un signal important. C’est essentiellement pour cette raison que l’on préfère mesurer l’intensité de la lumière de fluorescence.
2 2.1
Refroidir des atomes avec deux lasers Piéger les atomes
La technique précédente permet, à partir des atomes issus d’un four, un jet thermique, d’obtenir un ensemble d’atomes dont la distribution des vitesses est nettement reserrée et dont le centre est décalé, jusqu’à la valeur finale souhaitée. Ce que l’on souhaite, bien sûr, c’est disposer d’un nuage d’atomes, avec une vitesse moyenne la plus proche possible d’une vitesse nulle, tout en maintenant les atomes au centre d’une cellule, pour pouvoir ensuite les étudier. Il faut donc poursuivre deux objectifs simultanément : d’une part piéger dans l’espace des vitesses, et d’autre part piéger dans l’espace des positions. Finalement, on souhaite localiser le plus possible les atomes dans l’espace des phases que nous avons évoqué à la fin du chapitre précédent. Nous allons procéder par étapes, en indiquant d’abord comment « engluer nos atomes » pour les piéger dans l’espace des vitesses (mélasse optique). Nous présenterons ensuite un vrai piège qui réalise les deux fonctions, piégeage dans l’espace des vitesses et dans l’espace des positions (piège magnéto-optique). En pratique, la technique du ralentisseur Zeeman permet d’alimenter efficacement les pièges que nous allons décrire maintenant.
LES ATOMES FROIDS
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2.2
Mélasse optique à une dimension
Pour engluer nos atomes, et les contraindre à rester avec une vitesse moyenne nulle et une faible dispersion en vitesse, c’est-à-dire une faible température, il faut utiliser non pas un, mais plusieurs faisceaux laser. Pour simplifier les explications, nous nous limitons d’abord aux mouvements selon une seule direction. La généralisation à trois dimensions sera assez immédiate. Dans le cas unidimensionnel, nous avons besoin de deux faisceaux laser dits « contra-propageants », c’est-à-dire que l’un se propage vers la droite et l’autre vers la gauche. Les atomes sont dans le recouvrement des deux faisceaux. Si l’on prend soin de régler de façon adéquate la fréquence de chacun de ces deux lasers, alors les atomes se retrouvent comme englués, ils subissent une force de frottement dès qu’ils se déplacent vers l’un ou l’autre laser. Pour cette raison, on a appelé ce dispositif une « mélasse optique » (figure 3.9). Expliquons le fonctionnement de cette mélasse. nuage d’atomes
faisceau 1
faisceau 2
Figure 3.9. Principe d’une mélasse optique à une dimension. Deux faisceaux contra-propageants éclairent les atomes. Les deux fréquences laser sont identiques et décalées vers le rouge par rapport à la résonance atomique.
La force exercée par la lumière sur l’atome est liée à l’absorption de photons par l’atome. L’objectif à atteindre est alors que l’atome absorbe avec une plus grande probabilité des photons du faisceau laser qui vient de la gauche, si cet atome se dirige vers la gauche, et au contraire, qu’il absorbe essentiellement des photons du laser de droite s’il se dirige vers la droite. Pour réaliser cela, nous allons utiliser l’effet Doppler, qui cette fois est un outil et non une source de complication. L’astuce consiste simplement à décaler chacun des deux lasers contra-propageants légèrement vers les basses fréquences par rapport à la fréquence de résonance associée à un atome immobile. Pour qu’un atome soit résonant avec un faisceau laser, il faut donc qu’il se dirige vers ce laser, de façon à ce que, compte tenu de l’effet Doppler, la fréquence perçue par l’atome soit décalée vers les hautes fréquences et donc plus proche de la fréquence de résonance. Ainsi, l’atome ne pourra
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
effectivement absorber de façon significative que les photons du laser vers lequel il se dirige. S’il se dirige vers la droite, il subit alors une force de pression de radiation vers la gauche, et s’il se dirige vers la gauche il subit une force dirigée vers la droite. Si sa vitesse est nulle, la force résultante est nulle puisque les deux faisceaux laser exercent des forces opposées. Il en résulte une force moyenne toujours opposée à la vitesse, c’est-à-dire l’équivalent d’une force de frottement visqueux, analogue à celle ressentie par une bille évoluant dans un pot de miel.
Piéger et refroidir les atomes avec six lasers et des aimants 3
3.1
Résumé des épisodes précédents
Récapitulons les étapes précédentes : – nous avons montré comment il était possible de ralentir un jet atomique en envoyant à sa rencontre un unique faisceau laser ; – nous avons ensuite montré comment la combinaison de deux lasers contrapropageants, chacun de fréquence légèrement inférieure à la fréquence de résonance, permet d’engluer les atomes dans leur mouvement selon la direction définie par ces faisceaux. Dans le but de contrôler complètement les mouvements des atomes, il reste d’une part à contrôler les vitesses selon les deux autres directions et, d’autre part, à se débrouiller pour que les atomes aient non seulement une vitesse très réduite, mais encore qu’ils restent tous au voisinage d’un même point. Après le ralentissement et le refroidissement, il faudra donc aussi aborder le piégeage des atomes. 3.2
Mélasse optique à trois dimensions
La première étape est facile à concevoir : il suffit d’utiliser trois paires de faisceaux contra-propageants, selon trois directions orthogonales 10 , pour engluer les atomes selon les trois directions. On produit ainsi une mélasse optique à trois dimensions (figure 3.10). La mise en œuvre est un peu plus longue, mais avec quelques miroirs, une cellule suffisamment bien conçue pour permettre tous les accès optiques nécessaires et surtout beaucoup de patience, les expérimentateurs y parviennent (figure 3.11). On dispose donc, dans le domaine de l’espace dans lequel les six faisceaux considérés 10
Ou au moins trois directions non coplanaires.
LES ATOMES FROIDS
59
Figure 3.10. Une configuration laser réalisant une mélasse optique à trois dimensions.
se recouvrent, d’une assemblée d’atomes dont les vitesses sont considérablement réduites par rapport à celles que l’on aurait en laissant simplement les atomes dans le noir à l’intérieur de la cellule. Cependant, même s’ils se déplacent lentement, rien ne les oblige à rester confinés à l’intérieur du volume d’intersection des faisceaux, il manque une « force de rappel » qui permettrait d’obtenir de nombreux atomes dans un petit volume, tous à vitesse très réduite. 3.3
Piège magnéto-optique
Pour obtenir, dans la mélasse optique, une force de frottement exercée par la lumière sur les atomes, le point clé a été d’obtenir une probabilité d’absorption des photons laser qui dépende de la vitesse des atomes, via l’effet Doppler. Il s’agit ici d’adapter cette démarche en obtenant une probabilité d’absorption qui dépende cette fois de la position des atomes. On souhaite que les atomes placés au centre de la cellule subissent une force nulle et que, s’ils s’éloignent du centre du piège, ils subissent alors une force qui les rappelle vers le centre. Le moyen pour cela va être l’application d’un champ magnétique, dont la valeur dépend du point considéré dans la cellule. On poursuit donc l’idée introduite dans le ralentisseur à effet Zeeman. Nous avons vu, à propos de ce ralentisseur à effet Zeeman, que l’application d’un champ magnétique statique sur les atomes permettait de décaler les niveaux d’énergie interne de ces atomes. En décalant ces niveaux, on peut donc décaler la fréquence de résonance, toujours imposée par la relation Ee − E f = hν. Si le champ magnétique
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Figure 3.11. Exemples de bancs d’optique, qui permettent de produire, de guider et de contrôler les faisceaux laser nécessaires pour le ralentissement, le refroidissement et le piégeage des atomes. En haut, expérience menée au SYRTE (Systèmes de Référence Temps-Espace) à l’Observatoire de Paris. En bas, une fraction de l’optique sur l’expérience de condensation de l’atome de chrome au Laboratoire de physique des lasers à Villetaneuse.
dépend du point considéré dans la cellule qui contient les atomes, alors la fréquence de résonance dépend elle-même de la position. Il est ainsi possible d’ajuster les paramètres pour que les atomes subissent une pression de radiation nulle au centre de la cellule, et une pression d’autant plus importante qu’ils s’éloignent du centre.
LES ATOMES FROIDS
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faisceau 3 bobine 2
bobine 1 faisceau 6 faisceau 1 faisceau 2 faisceau 5
faisceau 4 Figure 3.12. Piège magnéto-optique. Un ensemble de deux bobines parallèles parcourues par des courants opposés produit un champ magnétique qui s’annule au centre du dispositif, et dont les composantes varient linéairement autour de ce centre. Ce champ magnétique non uniforme permet de faire varier la fréquence de résonance en fonction de la position des atomes. Trois paires de faisceaux laser permettent alors d’exercer une pression de radiation qui ralentit et piège les atomes.
En pratique, on peut obtenir une distribution de champ magnétique satisfaisante avec deux bobines parallèles, placées symétriquement par rapport au centre du piège, et parcourues par des courants oppposés (figure 3.12). Avec ces courants opposés, le champ magnétique est nul au centre du piège. Le piégeage en position repose toujours sur la force associée à la pression de radiation et il faut donc trois paires de faisceaux laser, comme pour la mélasse optique. Nous avions considéré une unique direction pour expliquer le fonctionnement de la mélasse. Nous procéderons de même ici. Pour l’instant, nous avons expliqué que, grâce au champ magnétique, la fréquence de résonance dépend de l’éloignement de l’atome par rapport au centre du piège. Cependant, les deux lasers contra-propageants pour chaque direction sont accordés sur la même fréquence. Pour obtenir une force de rappel, il faut qu’il existe un déséquilibre entre les forces exercées par ces deux lasers lorsque l’atome s’éloigne du centre. De façon analogue à ce qu’il se passe avec la mélasse, si l’atome est décalé vers la gauche du centre du piège, il faut que le laser de gauche exerce une force plus importante que le laser de droite. La situation doit être renversée pour un atome décalée à droite du centre du piège. On réalise cette situation en jouant sur
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
les polarisations respectives des deux faisceaux contra-propageants. Ce point est un peu plus technique 11 , nous nous limitons donc à une explication assez brève. Le champ électromagnétique correspond à la propagation couplée d’une onde de champ électrique et d’une onde de champ magnétique. Ce que l’on appelle la polarisation de l’onde correspond à l’évolution au cours du temps de la direction du champ électrique de cette onde. Par exemple, on dit que l’onde est de polarisation rectiligne si la direction du champ électrique est préservée au cours du temps. Le piège magnéto-optique fait appel, lui, à des ondes de polarisation circulaire, c’est-àdire qu’en chaque point, le champ électrique associé à un laser donné tourne de sorte que son extrémité décrit un cercle. La dissymétrie entre les forces exercées par les deux lasers contra-propageants (pour une direction donnée) vient du fait que l’on choisit des sens de rotation opposés pour les champs électriques. En définitive, l’application du champ magnétique non uniforme et le choix de polarisations circulaires « opposées » permettent de produire une force de rappel sur les atomes, qui les piégent littéralement au centre de la cellule.
4
Les limites du refroidissement des atomes avec la lumière
Dans cette section, nous chercherons d’une part à faire le point sur les températures que l’on peut atteindre avec les techniques présentées jusqu’ici et, d’autre part, nous indiquerons brièvement quelques voies qui ont été explorées pour pousser le refroidissement au-delà des limites permises par les forces associées à la pression de radiation.
4.1
Température Doppler
Considérons l’évolution de la température des atomes à partir de la source jusqu’au piège magnéto-optique, en passant par le ralentisseur Zeeman. La source d’atomes est en général un petit four, de quelques centimètres cubes, qui contient typiquement 11
La polarisation d’une onde électromagnétique en un point correspond à l’évolution de la direction du vecteur champ électrique au cours du temps. L’état de polarisation d’un faisceau laser est directement relié au moment cinétique transporté par ce faisceau. Or, de même que l’énergie et la quantité de mouvement, le moment cinétique total est lui aussi conservé pour l’ensemble {atome + photon} lors des processus d’absorption ou d’émission. Ces échanges de moment cinétique entre lumière et atomes ont été étudiés en particulier par Alfred Kastler au laboratoire alors appelé Laboratoire de spectroscopie hertzienne de l’ENS (aujourd’hui Laboratoire Kastler-Brossel). Dans le piège magnétooptique, on utilise, pour chaque direction, deux faisceaux de polarisations circulaires opposées, pour permettre le rappel vers le centre du piège.
LES ATOMES FROIDS
63
Figure 3.13. Claude Cohen-Tannoudji, professeur au Collège de France de 1973 à 2004, titulaire de la Chaire de physique atomique et moléculaire, membre de l’Académie des sciences. Entre autres très nombreux prix et distinctions, Claude Cohen-Tannoudji a obtenu le prix Nobel de physique en 1997, conjointement avec William D. Phillips et Steven Chu, pour le développement de méthodes de refroidissement et de piégeage d’atomes par laser. Sa carrière est partagée entre recherche et enseignement, dans la lignée de son professeur Alfred Kastler (prix Nobel de physique 1966).
quelques gouttes de sodium ou de rubidium 12 . Ces quelques gouttes sont portées à une température qui permet de disposer d’une vapeur suffisamment dense en équilibre avec le liquide. La source d’atomes est cette vapeur. Les températures dans le four dépendent de l’élément avec lequel on travaille, mais s’échelonnent de la température ambiante à quelques centaines de degrés Celcius 13 . Les vitesses thermiques correspondantes sont de quelques centaines de mètres par seconde (vitesse du son dans l’air), à un millier de mètres par seconde avec un atome léger comme l’hélium. 12 13
Les alcalins, sodium, potassium, rubidium, césium sont très utilisés dans ce type d’expériences. Le chrome, utilisé au Laboratoire de physique des lasers à Villetaneuse, représente un cas extrême. Il est nécessaire, pour cet atome, de chauffer le four à 1 500 ◦ C.
64
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Figure 3.14. Jean Dalibard, directeur de recherche au CNRS au Laboratoire Kastler. Brossel, professeur à l’École polytechnique et membre de l’Académie des sciences. Inventeur du piège magnéto-optique, co-auteur de l’explication de l’effet Sisyphe avec Claude Cohen-Tannoudji, Jean Dalibard est en particulier l’un des leaders mondiaux sur l’étude des condensats de Bose-Einstein en rotation et de la superfluidité de ces condensats.
On pratique un petit trou dans ce four pour obtenir un jet d’atomes, et on sélectionne les atomes qui vont dans une direction donnée, par exemple en plaçant un second trou à quelques centimètres du four (figure 3.7). 4.2
Sortie du ralentisseur
Les atomes du jet entrent alors dans le ralentisseur Zeeman. Le rôle de ce ralentisseur est de charger le piège placé à l’autre extrémité. Les vitesses en sortie du ralentisseur sont de l’ordre de quelques mètres par seconde. La vitesse dépend de la racine carrée de la température 14 . Un facteur cent sur la vitesse correspond donc à un facteur dix mille sur la température. En sortie du ralentisseur, on atteint donc des températures de l’ordre de 10 mK (0,01 degré au-dessus du zéro absolu). Cela suffit en général pour que les atomes soient capturés par le piège magnéto-optique. 14
La vitesse quadratique moyenne est donnée par v ∗ =
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3kB T m
.
65
Figure 3.15. Christophe Salomon, directeur de recherche au CNRS au Laboratoire Kastler-Brossel, a apporté des contributions importantes en particulier sur les horloges à atomes froids et sur les mélanges de bosons et/ou de fermions ultra-froids.
4.3
Piège magnéto-optique
Dans ce piège, les atomes subissent un refroidissement dû aux trois paires de faisceaux. La température d’équilibre permise par le mécanisme de refroidissement Doppler que nous avons discuté plus haut est de l’ordre de 100 μK (0,0001 kelvin). Quels sont les mécanismes qui expliquent l’intensité des fluctuations de vitesses résiduelles, et, en conséquence, les températures atteintes dans le piège magnéto-optique ? 4.4
Température Doppler
La température dans le piège résulte d’un équilibre dynamique entre les deux processus en compétition : le refroidissement imposé par la pression de radiation et le chauffage imposé par l’émission spontanée. En termes plus techniques, l’absorption des photons laser produit une dissipation d’énergie des atomes et l’émission spontanée, de direction aléatoire, produit une fluctuation de la vitesse. Nous avions négligé l’effet de l’émission spontanée lorsque nous nous sommes intéressés à la valeur moyenne de la force exercée par le laser (la pression de radiation).
66
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Figure 3.16. Alain Aspect, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École polytechnique et à l’Institut d’optique, membre de l’Académie des sciences, de l’Académie des technologies et de plusieurs académies étrangères. Connu mondialement depuis ses expériences (menées entre autres avec Philippe Grangier et Jean Dalibard) de violation des inégalités de Bell en 1982-1983, il a aussi contribué aux méthodes de refroidissement sub-recul au Laboratoire Kastler-Brossel, et dirige actuellement le groupe d’optique atomique du Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique.
Cependant, afin de déterminer la température d’équilibre, ces petits effets de recul de directions aléatoires jouent bien sûr un rôle crucial. La limite ainsi atteinte, lorsqu’on utilise la pression de radiation et l’effet Doppler, porte le nom de température Doppler 15 . 15
L’expression de cette température est facile à obtenir de façon heuristique. Il suffit de chercher à écrire une énergie thermique, de la forme kB T , en fonction des grandeurs pertinentes pour le refroidissement Doppler. La fréquence avec laquelle on diffuse les photons laser est imposée par le temps de vie du niveau excité, c’est-à-dire l’inverse de la largeur en fréquence Γ de ce niveau. À forte intensité, le taux Γ de photons diffusé vaut et on a simplement, en notant TD la température Doppler : 2 k B TD =
ħ hΓ 2
·
Une analyse théorique rigoureuse confirme l’ordre de grandeur donné par cette expression.
LES ATOMES FROIDS
67
4.5
Effet Sisyphe dans les mélasses optiques
Les chercheurs qui ont les premiers réussi à obtenir, puis à caractériser des mélasses optiques, ont eu une surprise de taille : les températures obtenues étaient considérablement plus faibles que la température Doppler. Au lieu des quelques millikelvins attendus, les températures mesurées étaient de l’ordre de 10 μK, voire de quelques μK ! W. Phillips, en particulier, a obtenu une température de 40 μK en 1988 au NIST (National Institute of Standards and Technology à Gaithersburg), température six fois plus faible que la limite Doppler calculée pour les atomes de sodium, avec lesquels ses expériences étaient menées. Une collaboration s’est développée avec les chercheurs français du Laboratoire Kastler-Brossel 16 , et ces derniers ont joué un rôle important dans l’explication de ces températures très basses. Ils ont baptisé « effet Sisyphe » le mécanisme sous-jacent, dont nous donnons les grandes lignes dans les paragraphes suivants. 4.6
Force de pression de radiation et force dipolaire
Nous avons, jusqu’à présent, considéré un unique type de force exercée par la lumière sur un atome, celle associée à la diffusion d’un photon laser, qui conduit à la pression de radiation. L’interprétation de cette force est très simple : l’atome encaisse la quantité de mouvement du photon laser lorsqu’il l’absorbe. Il existe cependant un autre type de force, appelée force dipolaire, qu’il faut nécessairement prendre en compte pour comprendre les températures atteintes dans les mélasses optiques. L’explication de cette force nécessite une petite digression sur la notion de dipôle, qui sera aussi utile dans la suite du livre. 4.7
Dipôle électrique induit
Un dipôle électrique est simplement un système constitué d’une particule de charge électrique positive et d’une autre particule de charge électrique négative. On représente graphiquement un tel dipôle par une flèche (un vecteur moment dipolaire pour être précis), proportionnel à la valeur absolue des deux charges et à la distance entre les deux particules. Pour ce qui nous concerne, ce sont les atomes qui vont constituer des dipôles, lorsque le champ électrique associé à l’onde du laser décale le noyau positif par rapport au nuage électronique négatif. On dit que le champ électrique du laser « induit » un dipôle électrique. En chaque point du faisceau laser, le champ électrique oscille au cours du temps, et il induit donc un dipôle oscillant. 16
Claude Cohen-Tannoudji et Jean Dalibard en particulier.
68
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
On obtient une situation très analogue si l’on attache une pierre avec un élastique au bout d’un bâton et que l’on agite périodiquement le bâton. La pierre va osciller avec la fréquence à laquelle on secoue le bâton, et chacun a fait l’expérience que l’amplitude des oscillations de la pierre dépend de la fréquence à laquelle on secoue le bâton. Plus précisément, le système {élastique + pierre} est caractérisé par une fréquence propre et, si la fréquence d’excitation correspond à cette fréquence propre, alors l’amplitude de la réponse devient importante 17 . L’atome, c’est-à-dire le système {électrons + noyau}, est caractérisé lui aussi par des fréquences propres et l’amplitude des oscillations du dipôle induit est importante si la fréquence du laser est proche d’une des fréquences propres de l’atome. Il s’agit là d’une autre façon d’expliquer les résonances que nous avions déjà abordées dans le premier chapitre. La différence entre le bâton et le laser est la fréquence typique d’oscillation. Le champ électrique associé au laser oscille environ 1014 fois par seconde, au lieu de quelques fois par seconde pour notre bâton. 4.8
Force agissant sur un dipôle
Considérons à présent un dipôle électrique dans un champ électrique extérieur, que se passe-t-il ? Deux effets mécaniques peuvent se produire. Le premier est simplement une orientation de l’axe du dipôle selon la direction du champ électrique. Cet effet est très analogue à l’orientation d’une boussole sur le champ magnétique local. Si, à présent, l’on envisage une intensité du champ électrique non uniforme, alors l’ensemble du dipôle subit une force, qui tend à le déplacer en bloc. Cet effet est facile à visualiser, il suffit d’approcher d’un filet d’eau une règle en plastique au préalable frottée contre un vêtement en laine (figure 3.17). Les dipôles, dans cette expérience, sont les molécules d’eau elles-mêmes. En effet, chaque molécule d’eau se comporte schématiquement comme l’association rigide d’une charge positive et d’une charge négative décalées l’une par rapport à l’autre. On dit, pour cette raison, que l’eau est un solvant polaire. La règle est chargée lorsqu’on l’a frottée contre la laine 18 et il se développe donc un champ électrique, qui décroît en intensité lorsqu’on s’éloigne de cette règle. Chacune des molécules d’eau est attirée par les zones de champ électrique élevé et le filet d’eau est dévié vers la règle (figure 3.17). On obtient des effets très similaires si l’on place des atomes dans un faisceau laser dont l’intensité n’est pas uniforme. On dispose même d’une marge de manœuvre supplémentaire, on peut décider d’obtenir une force attractive ou répulsive ! La raison pour cela est que, contrairement au cas des molécules d’eau, les atomes n’ont pas spontanément de moment dipolaire. Ils n’aquièrent un moment dipolaire, 17
La phase relative entre l’excitation et la réponse subit elle aussi une variation importante de part et d’autre de la résonance. 18 La laine porte une charge opposée à celle de la règle, elles se sont échangées des électrons.
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Figure 3.17. Un jet d’eau, initialement vertical, puis dévié lorsqu’on approche une règle en plastique. Cette règle a été au préalable frottée sur un vêtement en laine.
oscillant que lorsqu’on les place dans le champ électrique oscillant du laser. Comme avec la pierre au bout du bâton, la phase relative entre l’excitation (le bâton ou le champ du laser) et la réponse (le mouvement de la pierre ou le dipôle induit) n’est pas la même si la fréquence d’excitation est supérieure ou inférieure à la fréquence de résonance. En décidant d’accorder le laser au-dessus ou au-dessous d’une résonance
70
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
atomique, on peut ainsi exercer une force dipolaire moyenne qui sera répulsive ou attractive. Les physiciens emploient les termes de désaccord « vers le bleu » ou « vers le rouge ». En définitive, on peut attirer ou repousser les atomes des zones de forte intensité laser en choisissant judicieusement la fréquence de ce laser.
4.9
Piège dipolaire, miroir et trampoline à atomes
Piège dipolaire
Avant de chercher à présenter l’effet Sisyphe dans les mélasses, il est plus simple de donner quelques applications de la force dipolaire. La première application consiste à exploiter cette force pour réaliser un piège. Il s’agit d’une alternative intéressante au piège magnéto-optique présenté précédemment. Le principe est simple, il suffit a priori de focaliser un faisceau laser sur une région de l’espace étroite, en utilisant une lentille de courte distance focale image, pour produire une force attractive vers le point de focalisation (figure 3.18). Avec un seul faisceau, cependant, les atomes sont assez bien confinés selon les deux directions orthogonales à l’axe du faisceau, mais peu confinés selon l’axe du faisceau lui-même. On obtient ainsi un piège très anisotrope. Si l’on souhaite réaliser un piège plus isotrope, qui permettra d’obtenir un nuage atomique avec des dimensions similaires dans les trois directions, on peut utiliser deux faisceaux laser, qui se recouvrent dans une région définissant le centre du piège.
Figure 3.18. Obtention d’un piège dipolaire en superposant les faisceaux de deux lasers, de directions de propagation orthogonales.
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Réseau optique
En fait, la situation peut être sensiblement plus compliquée si l’on croise deux (ou plus de deux) faisceaux laser. Si, par exemple, ces deux faisceaux ont été produits à partir d’un unique laser, à l’aide d’un jeu de miroirs et de lames semi-réfléchissantes, il peut apparaître des franges d’interférence dans le recouvrement de ces faisceaux. L’intensité sera alors modulée fortement sur une échelle de distance très courte, imposée par la longueur d’onde du laser. On obtient alors non pas un, mais une multitude de micro-pièges, régulièrement espacés, qui constituent ce que l’on appelle un réseau optique, analogue à une boîte à œufs. Ces réseaux ont été très étudiés ces dernières années, en relation avec la production de condensats de Bose-Einstein et avec la notion de simulateur quantique sur laquelle nous reviendrons à la fin du livre. Miroir à atomes
Une force attractive sert à former un piège, mais à quoi peut servir de produire une force répulsive ? À faire un miroir à atomes par exemple ! Il est possible de réaliser une nappe de lumière à partir d’un faisceau laser. Si l’on utilise une intensité suffisante, et que l’on désaccorde ce faisceau sur le bleu d’une transition atomique, alors cette nappe de lumière repousse les atomes. On peut lâcher un nuage d’atomes froids, obtenus par exemple avec un piège magnéto-optique, au-dessus de cette nappe, et observer les rebonds de ce nuage sur la nappe. Sur un tel miroir plan, il est difficile d’observer plusieurs rebonds, parce que le nuage a tendance à s’étaler dans le plan horizontal. Des chercheurs ont donc développé des miroirs à atomes avec une certaine courbure, des miroirs concaves, de façon à ce que les rebonds permettent aussi de limiter l’extension transverse du nuage d’atome. On obtient ainsi un trampoline à atomes. 4.10
Retour sur l’effet Sisyphe
Revenons à présent sur l’effet Sisyphe, qui permet d’interpréter l’observation de températures dites « sub-Doppler » dans les mélasses optiques. On peut se limiter à une discussion sur une mélasse à une dimension, c’est-à-dire que l’on se limite à deux faisceaux contra-propageants. Lorsque nous avons expliqué la force visqueuse qu’exercent les lasers sur les atomes, nous avons considéré séparément les deux faisceaux. Pourtant, superposer deux faisceaux issus d’une même source laser est le moyen le plus simple d’observer des interférences lumineuses. Dans les cas les plus simples, superposer deux faisceaux permet d’obtenir un système régulier de franges sombres et brillantes. De façon très schématique, on obtient un phénomène analogue lorsque des vagues qui se propagent selon des directions opposées se rencontrent : si un creux se superpose à une bosse, on crée des interférences destructives (frange
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
sombre) et si deux bosses ou deux creux se rencontrent, on crée des interférences constructives et l’amplitude est doublée (frange brillante). Or nous avons indiqué que, si l’intensité de l’onde lumineuse varie d’un point à un autre, alors l’atome subit une force dipolaire. Cette force peut attirer ou repousser vers les zones de forte intensité. Pour un état interne donné de l’atome, placé dans la superposition des deux faisceaux qui interfèrent, l’évolution de l’atome est très similaire à celle d’une bille sur un support avec un profil sinusoïdal (figure 3.19). Il est possible d’obtenir, pour un autre état interne 19 de l’atome, une évolution similaire, avec un profil en opposition de phase avec le premier : les sommets deviennent les vallées et réciproquement.
Figure 3.19. Principe de l’effet Sisyphe : par un changement d’état interne adéquat, on s’arrange pour que chaque atome passe, en moyenne, plus de temps à gravir des collines de potentiel qu’à en descendre. Suite à une succession de cycles absorption-émission spontanée, l’atome perd son énergie cinétique au fur et à mesure.
Comme dans le piège magnéto-optique, la fin de l’histoire pour l’effet Sisyphe fait appel à la notion de polarisation des ondes lumineuses. En jouant astucieusement sur les directions des champs électriques des deux ondes qui interfèrent, on parvient à provoquer des changements de l’état interne de l’atome avec une plus grande probabilité lorsqu’il atteint un sommet. De cette façon, l’atome va passer son temps à freiner en gravissant des pentes, depuis le fond d’une vallée jusqu’à un sommet, sans jamais pouvoir accélérer lors d’une redescente. On perçoit ici l’analogie avec le célèbre mythe de Sisyphe, ce héros de la mythologie grecque condamné à remonter éternellement un rocher en haut d’une colline, dont il redescendait systématiquement avant d’atteindre le sommet. 19
Un sous-niveau Zeeman différent.
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73
Puisque l’atome monte au sommet des collines et ne redescent jamais, il perd de l’énergie cinétique, donc de la vitesse. C’est ce mécanisme qui permet d’atteindre des températures voisines du microkelvin dans les mélasses. 4.11
Température de recul
Les températures atteintes dans les mélasses optiques sont difficiles à appréhender à notre échelle. Mais bien sûr, lorsqu’un physicien atteint le microkelvin, il cherche à atteindre des températures plus basses encore. Se pose alors la question des limites au refroidissement des atomes par la lumière. Si l’atome continue d’interagir avec le champ du laser en diffusant des photons, il apparaît une limite que l’on ne peut franchir, associée à l’énergie de recul. Cette énergie de recul est simplement l’énergie qu’acquiert un atome initialement immobile s’il absorbe ou émet un unique photon. Pour un atome de sodium, la vitesse de recul associée à l’absorption d’un photon vaut 3 cm/s. Une vitesse thermique de 3 cm/s pour cette atome correspond à une température, dite de recul 20 , très proche d’un microkelvin (10−6 K). Comment dépasser cette limite ? En inhibant la source de recul, c’est-à-dire en se débrouillant pour que les atomes cessent d’absorber des photons. 4.12
Refroidissement sub-recul
Une méthode appelée « piégeage cohérent de population par sélection de vitesse 21 », ou méthode VSCPT, a été développée pour obtenir un refroidissement « sub-recul ». L’idée générale est d’obtenir une configuration dans laquelle les atomes n’interagissent avec les lasers que lorsque leur vitesse n’est pas nulle. Si leur vitesse devient nulle, alors les atomes se retrouvent dans ce qu’on appelle des « états noirs 22 », c’est-à-dire que la combinaison des faisceaux présents n’a plus aucun effet sur eux. Indiquons tout de suite que l’interprétation est plus délicate que pour le refroidissement Doppler. Nous nous limiterons donc à une description assez sommaire, en essayant d’insister sur les modifications du dispositif par rapport au simple refroidissement Doppler. 20
On peut obtenir facilement l’expression de la température de recul TR , en écrivant l’énergie cinétique d’un atome dont la quantité de mouvement est celle du photon absorbé : kB TR =
p2 2m
⇒ TR =
ħ h2 k2 2mkB
·
21
Il s’agit là d’une tentative de traduction du terme anglo-saxon consacré : Velocity Selective Coherent Population Trapping, ou VSCPT. 22 Dark state.
74
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Dans le cas du refroidissement Doppler, à une dimension, on utilise deux lasers contra-propageants, de même fréquence, et très légèrement désaccordés sur le rouge d’une transition atomique. Les atomes qui se dirigent vers un laser deviennent résonants avec ce dernier, par effet Doppler, et peuvent donc diffuser ses photons. Pour la technique VSCPT, il faut nécessairement avoir recours d’une part à trois niveaux d’énergie interne au lieu de deux et d’autre part à deux faisceaux laser de fréquences différentes. De plus, chaque fréquence est nettement désaccordée par rapport à la transition entre l’un des deux états du bas et le niveau excité. Les deux états de basse énergie diffèrent simplement par la configuration de spin, électronique ou nucléaire, tandis que l’état du haut est un « vrai » état excité (figure 3.20). e δ
hν L1
hν L2
f2 ΔE f1 Figure 3.20. Transition Raman. On considère un atome avec un niveau fondamental scindé en deux sous-niveaux, f 1 et f 2 , et un niveau excité e. On illumine cet atome avec deux lasers simultanément, l’un de fréquence ν L1 et l’autre de fréquence ν L2 . La différence des fréquences est accordée pour vérifier la relation h(ν L1 − ν L2 ) = ΔE . En contrôlant la durée de l’illumination et le désaccord δ, il est possible de faire passer l’atome d’un sous-niveau du fondamental vers l’autre, sans peupler le niveau excité.
Dans cette configuration, il faut impérativement considérer l’action de l’ensemble des deux lasers sur l’atome avec ses trois niveaux, et non pas séparément les possibilités d’exciter une transition entre un des deux états du bas et l’état excité. Plus précisément, on choisit la fréquence de chacun des deux lasers pour qu’il n’y ait jamais d’absorption individuelle et donc que l’atome ne passe jamais dans l’état excité. Dans le cas contraire, on retomberait nécessairement sur la limite imposée par l’énergie de recul. On peut montrer que l’action que peuvent produire les deux lasers ensemble consiste à faire passer l’atome d’un état du bas vers l’autre. L’existence du niveau excité est nécessaire, mais ce niveau n’est néanmoins jamais peuplé. Ce processus, appelé émission Raman stimulée, peut être compris comme une absorption
LES ATOMES FROIDS
75
d’un photon d’un des deux lasers et simultanément 23 l’émission stimulée par l’autre laser. On comprend bien le bilan énergétique : la différence d’énergie entre les deux photons laser est égale à la différence d’énergie interne entre les deux états du bas. Où intervient la vitesse ? Via l’effet Doppler bien sûr ! Si l’on travaille avec des faisceaux contra-propageants, alors on somme les décalages Doppler dans la combinaison {absorption du photon 1 + émission du photon 2}. C’est cela qui permet d’avoir une dépendance en vitesse dans le processus. À présent, le point délicat : l’obtention d’un état noir par interférence destructive entre deux amplitudes de probabilité. Tâchons d’expliquer cette phrase. Nous avons insisté sur le fait que le passage d’un état (du bas) à l’autre fait intervenir simultanément les deux lasers, on ne peut pas considérer les deux effets séparément. Il faut alors considérer ces deux contributions comme deux amplitudes associées à deux ondes qui peuvent interférer. De la même façon que la superposition de deux vagues en opposition de phase peut produire une absence de vague, la superposition des amplitudes de probabilité de passage d’un état vers l’autre peut conduire à une probabilité résultante nulle. En jouant sur les fréquences des deux lasers, on peut choisir quelle sera la vitesse de l’atome pour laquelle on obtient cet état noir. Dans le but d’amener les atomes à une vitesse nulle, on choisit comme état noir un état de vitesse nulle dans le référentiel du laboratoire. Une équipe française 24 a atteint, grâce à ce type de technique 25 appliquée à des atomes d’hélium, des températures de quelques nanokelvin (milliardième de kelvin), inférieures à la température de recul par un facteur proche de mille. 5 5.1
Vers la condensation de Bose-Einstein Gaz quantique
Nous amorçons dans cette section une transition vers l’une des applications importantes des techniques de refroidissement des atomes par laser : l’obtention de condensats de Bose-Einstein de gaz ultra-froids. Pour obtenir cet état de la matière si particulier, il faut non seulement refroidir les atomes, mais il est aussi nécessaire que ces derniers forment un nuage suffisamment dense. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons expliquer pourquoi et comment obtenir un nuage très froid et très dense. Pourquoi dépenser tant d’énergie pour refroidir quelques millions d’atomes dans une chambre à ultravide ? Une première raison est de chercher à relever le défi du 23
De façon cohérente. Dirigée par Claude Cohen-Tannoudji et Michèle Leduc. 25 Ref. [54] dans Nobel Lecture C. Cohen-Tannoudji. 24
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
contrôle ultime de l’agitation thermique au sein d’une assemblée d’atomes. Quoi de plus excitant intellectuellement, en effet, que d’arrêter un jet d’atomes avec un laser, d’observer des atomes rebondir sur un trampoline laser, ou d’imaginer qu’il règne une température de 10−6 K au milieu de la cellule ? Il existe aussi d’autres raisons, plus fondamentales, concernant la compréhension physique du monde qui nous entoure. L’une d’entre elles consiste à amener les atomes dans un état où leur caractère quantique est mis en évidence de façon flagrante. Qu’entend-nous par là ? Nous avons évoqué, dès le début du livre, le caractère quantique des électrons d’un atome. Il n’est pas possible, pour rendre compte des observations expérimentales, de décrire ces électrons comme de petites billes microscopiques, chargées négativement, en révolution autour du noyau comme le sont les planètes autour du Soleil. Les électrons sont délocalisés et ne peuvent se trouver que dans des états quantifiés, ce qui a pour conséquence des niveaux d’énergie interne discrets pour l’atome. Cependant, tout cela n’apparaît pas de façon évidente lorsque l’on étudie, à notre échelle macroscopique, les propriétés d’un litre d’air contenu dans une bouteille, placée dans les conditions usuelles de température et de pression. On souhaite donc amener les atomes dans un état tel que les degrés de liberté externes, les positions et les vitesses des centres de masse des atomes exhibent un caractère quantique. La transition d’un gaz comme l’air qui nous entoure à un gaz qui manifeste un caractère quantique à l’échelle macroscopique est une transition d’un gaz classique vers un gaz quantique.
5.2
Longueur d’onde thermique de de Broglie
Dans les conditions usuelles, on comprend assez bien les propriétés d’un gaz avec une description en termes de microscopiques billes de billard. À chaque instant, le gaz est décrit par la donnée des positions et des vitesses de chacune de ces billes microscopiques. En fait, même dans ces conditions, les degrés de liberté des atomes présentent un caractère quantique, une certaine délocalisation en particulier, mais qui n’apparaît pas, parce que cette délocalisaton est complètement négligeable devant toutes les autres distances caractéristiques, comme les dimensions du récipient ou la distance entre atomes. Plus précisément, il existe une distance appelée longueur d’onde thermique de de Broglie, qui s’interprète comme la distance typique sur laquelle une particule de masse donnée est délocalisée, dans un système de température donnée. Cette longueur d’onde thermique présente une propriété très importante, au cœur de notre sujet : elle augmente lorsque la température diminue. En fait, elle augmente assez
LES ATOMES FROIDS
77
lentement, puisqu’elle est fonction de l’inverse de la racine carrée de la température 26 . Pendant toutes les années du développement des techniques de refroidissement et piégeage des atomes, était présent l’espoir que l’on pourrait faire suffisamment diminuer la température des atomes pour exhiber cette longueur d’onde de de Broglie. 5.3
Dégénérescence quantique et densité dans l’espace des phases
Quel est réellement le critère pour voir apparaître l’effet de la délocalisation du centre de masse des atomes ? On répond assez naturellement qu’il faut pour cela disposer d’un outil de mesure de dimensions environ égales à cette longueur d’onde de de Broglie (on notera Λ T d B cette longueur dans la suite). Il reste à trouver cet outil. Une première classe d’expériences consiste à envoyer les atomes à travers une fente. Si la fente est beaucoup plus large que la longueur d’onde de de Broglie, alors l’atome se comporte à peu près comme une balle de fusil 27 que l’on envoie à travers la fente : la balle passe ou ne passe pas. En revanche, si la fente présente des dimensions voisines de la distance typique de délocalisation de chaque atome, de nouveaux phénomènes apparaissent alors, typiquement quantiques. L’onde associée à l’atome sera diffractée par la fente et l’atome peut ainsi atteindre des points qu’une particule matérielle classique n’atteindrait pas. Un second point de vue consiste à utiliser, comme outil de diagnostic de la délocalisation d’un atome, les atomes qui sont autour de lui ! Dans ce cas, la grandeur pertinente est la distance moyenne entre les atomes du gaz. On observera des manifesta26
Longueur d’onde thermique de de Broglie : ΛT d B =
h 2πmkB T
·
On peut retrouver facilement cette expression à partir de la relation d’Heisenberg entre incertitude sur la position et incertitude sur la quantité de mouvement : ΔpΔx ≥ ħ h. Dans le cas limite pour un gaz de température d’une égalité, en prenant pour Δp la dispersion typique h, d’où : T , on a Δp mkB T , et donc en prenant Δx = ΛT d B , il vient ΛT d B mkB T ħ ΛT d B 27
1 ∝ · T mkB T h
On pourra consulter l’introduction au « comportement quantique » dans le chapitre 1 du volume « Mécanique quantique », du Cours de physique de Feynman, de Feynman, Leighton et Sands, InterÉditions, 1979.
78
Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
tions du caractère quantique des atomes lorsque la distance moyenne entre atomes devient de l’ordre de grandeur de la longueur d’onde thermique de de Broglie 28 (figure 3.21). Finalement, le point important à retenir est qu’il faut, pour qu’apparaissent les propriétés d’un gaz quantique, disposer de la combinaison d’une faible température avec une forte densité volumique d’atomes. Comme (l’inverse de la racine carrée de) la température mesure directement la densité dans l’espace des vitesses et la densité volumique celle dans l’espace des positions, la grandeur pertinente en définitive est la densité dans l’espace des phases (voir fin du chapitre 2). Une très forte émulation a régné entre les trois équipes américaines pionnières 29 dans la réalisation des condensats de Bose-Einstein gazeux, pour faire augmenter la densité dans l’espace des phases et finalement atteindre la dégénéresence. Nous indiquons dans les deux paragraphes suivants la méthode la plus utilisée pour augmenter drastiquement cette densité dans l’espace des phases, par rapport à ce que l’on obtient dans un piège magnéto-optique.
5.4
Un piège non dissipatif : le piège magnétique
La première étape généralement suivie, après la capture d’un nuage d’atomes dans un piège magnéto-optique, consiste à transférer les atomes vers un piège purement magnétique. Comme son nom l’indique, dans le piège magnétique, les faisceaux laser sont coupés, les interactions des atomes avec la lumière sont supprimées, et il n’existe donc plus de dissipation d’énergie associée à la diffusion des photons. Comment fonctionne un tel piège magnétique ? Ce piège repose sur l’action d’un champ magnétique sur un dipôle magnétique. Nous avons déjà évoqué, à propos de la force dipolaire, l’action d’un champ électrique sur un dipôle électrique. Il s’agit ici de l’analogue magnétique. Le champ magnétique est produit, comme pour le piège magnéto-optique, en alimentant des bobinages avec du courant électrique, et ce sont les atomes qui constituent les dipôles magnétiques. Le fonctionnement de ce 28
Cela constitue le critère pour l’observation de la condensation de Bose-Einstein. La distance entre N atomes pour une enceinte de volume V contenant N atomes, donc de densité n = est donnée par V −1/3 n , et donc le critère de condensation peut s’écrire nΛ3T d B ≥ 1.
29
Le groupe de W. Ketterle au MIT sur le sodium, le groupe de E. Cornell et C. Wieman au JILA à Boulder sur le rubidium, et le groupe de R. Hulet sur le lithium à RICE University.
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ΛdBT (Tc ) Tc
T2 < T1
ΛdBT (T2 )
ΛdBT (T1 ) T1
Figure 3.21. Représentation schématique de l’évolution de la longueur d’onde de de Broglie (ΛdBT ) avec la température. À température ambiante ( T1 ), on peut considérer les particules comme ponctuelles. Quand la température diminue ( T2 < T1 ), la longueur d’onde de de Broglie augmente. Et pour une température appelée température critique ( Tc ), la distance moyenne entre particules devient plus petite que la longueur de de Broglie. On atteint alors le seuil de dégénérescence quantique, et il se forme un condensat de Bose-Einstein, c’est-à-dire qu’une onde de matière macroscopique décrit l’ensemble des atomes.
piège est très semblable au fonctionnement du Levitron® , et nous allons donc nous appuyer sur ce dispositif 30 pour expliquer le piège magnétique. 5.5
Fonctionnement du Levitron®
Le Levitron® est constitué d’une toupie magnétique d’une part et d’un disque aimanté d’autre part (figure 3.22). Pour le faire fonctionner, il faut lancer la toupie en 30
On pourra voir le Levitron® en action sur le site suivant : http://www.levitron.com/images/levitron.mpg
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Figure 3.22. Lévitation et piégeage d’une toupie magnétique en rotation. La partie plastique noire contient un disque aimanté.
rotation, comme une toupie traditionnelle. Mais du fait qu’elle est aimantée, on peut compenser la gravité si l’on amène la toupie dans la région de l’espace où le champ magnétique créé par le disque aimanté possède les bonnes caractéristiques (intensité et direction). Ce Levitron® exploite deux effets : d’une part l’effet gyroscopique, associé à la rotation propre de la toupie, et d’autre part la force magnétique entre cette toupie aimantée et le champ magnétique développé par le disque. Pour que le petit aimant que constitue la toupie soit repoussé vers le haut, compensant ainsi la gravité, il est nécessaire que cet aimant soit anti-aligné sur le champ magnétique créé par le disque. Si elle ne tournait pas sur elle-même, la toupie aurait tendance à se retourner, de façon à s’aligner sur le champ magnétique (comme une boussole), et alors elle serait attirée par le disque au lieu d’être repoussée. Cette situation est d’ailleurs l’expérience assez frustrante à laquelle sont confrontées les personnes qui font leurs premiers essais sur le Levitron® . Mais on sait bien que si une toupie est lancée avec une vitesse de rotation suffisante, alors elle ne tombe plus. C’est donc grâce à cet effet gyroscopique, associé à la rotation propre de la toupie, que la toupie ne se retourne pas et peut ainsi subir une force magnétique dirigée vers le haut 31 .
31
Un point un peu plus délicat est la discussion de la stabilité du Levitron® , par rapport aux divers degrés de liberté.
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5.6
Un atome aimanté et en rotation sur lui-même
Il s’agit d’obtenir, avec notre atome, une situation analogue à celle de la toupie magnétique dans le cas du Levitron® . Le point essentiel est qu’un atome se comporte effectivement de façon très analogue à une toupie aimantée qui tourne sur elle-même. On peut justifier cette assertion avec le simple modèle de Bohr. Dans ce modèle, l’électron décrit une orbite circulaire autour du noyau. Ce mouvement de rotation a d’une part un effet mécanique, très semblable au mouvement de rotation propre de la toupie 32 . D’autre part, comme l’électron est chargé, il constitue l’équivalent d’une petite boucle de courant circulaire lorsqu’il tourne autour du noyau. Or une telle boucle de courant se comporte, du point de vue des propriétés magnétiques, comme un petit aimant droit perpendiculaire au plan de la boucle. C’est ce qu’on utilise lorsqu’on construit un électro-aimant. Finalement, notre atome constitue globlament une microscopique toupie magnétique en rotation sur elle-même. On peut donc obtenir, avec un champ magnétique adéquat, les mêmes effets que dans le Levitron® . Une approche théorique plus poussée, avec une description quantique de la structure interne de l’atome, et la prise en compte du spin de l’électron, permettent de préciser, mais ne remettent pas fondamentalement en question ce que nous venons d’obtenir avec le modèle de Bohr. 5.7
Piégeage d’un atome autour d’un minimum de champ magnétique
Comme dans le cas d’un champ électrique agissant sur un dipôle électrique, un champ magnétique produit deux effets sur un dipôle magnétique 33 : une tendance à l’orientation du dipôle sur le champ extérieur et, par ailleurs, si l’intensité du champ magnétique n’est pas uniforme, le dipôle peut être globalement repoussé ou attiré par des zones de fort champ magnétique, selon qu’il est aligné ou antialigné sur ce champ magnétique 34 . Il suffit donc de conserver l’orientation du dipôle par rapport au champ magnétique et de produire un extremum local de champ magnétique. On obtient ainsi une force de rappel sur le dipôle et on réalise donc un piège (figures 3.23 et 3.24). Le choix est cependant plus restreint qu’on ne pourrait le penser a priori, parce qu’il s’avère impossible de réaliser un maximum local de 32
Ce mouvement orbital de l’électron se traduit par un moment cinétique orbital, dirigé selon la normale au plan de la trajectoire. 33 Un système de deux charges opposées constitue un dipôle électrique, comme nous l’avons déjà vu. Une petite boucle de courant constitue un dipôle magnétique. Ce dipôle magnétique est caractérisé par son moment dipolaire, que l’on peut simplement se représenter comme une flèche. Cette flèche a la direction de l’aimant droit correspondant à cette boucle, c’est-à-dire qu’elle est perpendiculaire à la boucle. Par abus de language, on écrira parfois dipôle au lieu de moment dipolaire. 34 L’énergie potentielle d’un dipôle rigide de moment dipolaire μ dans un champ magnétique extérieur B . vaut U = − μ·B
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
piège initial
piège final
Figure 3.23. Piège magnétique : l’ordonnée représente l’énergie potentielle d’une particule. Le piège initial est représenté à gauche. Le refroidissement par évaporation consiste à diminuer la profondeur du piège, de sorte que les atomes les plus énergétiques soient évaporés, et que la rethermalisation entre les atomes qui restent diminue l’énergie moyenne, et par suite la température, tout en augmentant la densité (de façon à augmenter la densité dans l’espace des phases). La flèche pointe la hauteur finale. En pratique, on ajuste finement la vitesse à laquelle on diminue la hauteur de cette flèche.
champ magnétique 35 . On peut en revanche facilement réaliser un minimum local de champ magnétique, par exemple avec deux bobines de même axe et parcourues par des courants opposés. Pour obtenir un piégeage, il faut alors absolument que le moment magnétique de l’atome reste anti-aligné sur le champ magnétique local. Cette condition impose, pour obtenir un transfert efficace des atomes depuis le piège magnéto-optique vers le piège magnétique, d’orienter correctement le moment magnétique des atomes par rapport au champ que l’on s’apprête à appliquer. On peut obtenir cette orientation en éclairant un bref instant les atomes avec un faisceau de lumière correctement polarisée. Cette technique, appelée « pompage optique », a été développée en France, par A. Kastler et J. Brossel et a valu le prix Nobel à A. Kastler en 1966 36 . En pratique, il n’est pas judicieux que le champ magnétique puisse s’annuler dans le piège, parce que cela est propice à ce que le moment magnétique de l’atome 35 36
Cela fait l’objet du théorème d’Earnshaw et se démontre à partir des équations de Maxwell. http://nobelprize.org/nobel_prizes/physics/laureates/1966/index.html
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Figure 3.24. Exemples de cœur d’expérience d’atomes froids. Les photographies représentent la partie de l’enceinte ultravide dans laquelle on piège les atomes. En fond, sur la photographie de droite : Philippe Grangier, directeur de recherche au CNRS, professeur à l’École polytechnique, dirige le groupe Optique quantique du Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique. Après son travail de thèse (avec Alain Aspect) sur la violation des inégalités de Bell, Philippe Grangier a apporté des contributions importantes en particulier dans le domaine des états non classiques de la lumière, aux mesures quantiques non destructives, à la cryptographie quantique et au piégeage d’atomes uniques.
change d’orientation par rapport au champ magnétique. Dans ce cas, la force change de signe et l’atome est expulsé au lieu d’être attiré par le centre du piège. La figure 3.25 présente un exemple de configuration de champ magnétique très utilisé : le piège de Ioffe-Pritchard. 5.8
Refroidissement par évaporation
Une fois les atomes transférés dans ce piège magnétique, où en est-on par rapport à l’objectif fixé, qui est le recouvrement des paquets d’ondes atomiques ? En fait, on en est encore très loin, il reste pas moins de six ordres de grandeurs (un facteur 1 000 000) à gagner sur la densité dans l’espace des phases, avec les caractéristiques typiques du nuage obtenu après transfert dans le piège magnétique. Le gain nécessaire, énorme, de six ordres de grandeur, est obtenu avec une dernière étape,
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
Figure 3.25. Configuration de Ioffe-Pritchard : quatre barres parcourues par des courants circulant en sens opposés pour deux barres adjacentes, plus deux bobines, contenues dans des plans perpendiculaires aux barres, et parcourues par des courants qui circulent dans le même sens.
baptisée « refroidissement par évaporation », qui s’est avérée un élément clé pour l’obtention des premiers condensats de Bose-Einstein gazeux en 1995, et demeure incontournable comme dernière étape pour la production des condensats. Cette technique permet d’augmenter considérablement la densité dans l’espace des phases au prix d’un certain sacrifice sur le nombre d’atomes. On passe typiquement d’un milliard (109 ) d’atomes à une température d’un millikelvin (10−3 K) avant évaporation, à environ un million d’atomes (106 ) à quelques microkelvin (10−6 K) à la fin de l’évaporation.
5.9
Souffler sur une tasse de café
Pour refroidir son café, le commun des mortels souffle à la surface du café. Quel intérêt ? Cela a essentiellement pour effet d’évacuer les molécules les plus énergétiques au-dessus du café. Il se produit ensuite une rethermalisation entre les molécules restantes, moins énergétiques, ce qui diminue globalement la température du café. Le refroidissement par évaporation pratiqué sur les atomes confinés dans le piège magnétique présente une certaine analogie avec cette expérience quotidienne. Les atomes contenus initialement dans le piège magnétique sont représentés sur la figure 3.23. Les atomes représentés dans la partie haute ont une énergie plus importante que ceux représentés en bas. Au lieu de souffler sur les atomes, on introduit une coupure sur les bords du piège. Cela permet aux atomes les plus énergétiques de s’échapper du piège. Ensuite, avec un piège moins profond, il se produit une « rethermalisation » entre les atomes restants. Comme on a éliminé les atomes les plus énergétiques, la température moyenne obtenue après rethermalisation est plus faible. Il est assez évident que, de cette façon, on peut faire diminuer la température. Une question non triviale, cependant, est de savoir si globalement on peut ainsi augmenter la densité dans l’espace des phases, puisqu’en coupant les bords du piège,
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on perd réellement des atomes au fur et à mesure de ce refroidissement. On peut montrer, théoriquement et expérimentalement, que si la rethermalisation est suffisamment efficace 37 , alors en diminuant de façon adéquate la profondeur du puits au cours du temps, on peut effectivement obtenir un énorme gain dans l’espace des phases, suffisant pour atteindre le seuil de condensation. Pour diminuer, de façon effective, les bords du puits, on applique une onde de radio-fréquence sur le nuage, avec une petite antenne, qui permettra aux atomes les plus énergétiques d’effectuer une transition depuis l’état anti-aligné vers l’état où ils sont alignés sur le champ magnétique. Cette onde de radiofréquence engendre donc le retournement du moment magnétique des atomes (figure 3.26). De cette façon, les atomes les plus énergétiques se retrouvent non plus piégés par le champ magnétique, mais au contraire repoussés du centre du piège, et rapidement expulsés.
état piégeant photon radiofréquence B
état anti-piégeant
Figure 3.26. Refroidissement par évaporation. En pratique, pour expulser les atomes les plus énergétiques, on envoie une onde de radiofréquence, résonante avec une transition d’un état piégeant vers un état anti-piégeant, qui permet de retourner le moment magnétique pour ces atomes.
L’effet produit par l’onde de radio fréquence sur les atomes est analogue au retournement de la toupie magnétique dans le Levitron® , cette dernière est alors expulsée de la zone de piégeage. Cette technique de refroidissement par évaporation a permis d’atteindre des températures de l’ordre du nanokelvin (1 nK = 10−9 K) et les densités volumiques finales sont de l’ordre de 1014 atomes par centimètre cube. En définitive, on obtient typiquement un million d’atomes dans un piège dont les dimensions linéaires sont de l’ordre de quelques micromètres. 37
Il faut pour cela que la densité volumique initiale et les propriétés collisionnelles des atomes permettent d’atteindre un taux de collisions élastiques suffisamment grand.
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
5.10
Voir les atomes ultra-froids
Comment caractériser une assemblée d’un millions d’atomes contenus dans un volume de l’ordre du micromètre cube ? Le plus simple serait de prendre des photos, ou d’enregistrer des vidéos. Nous indiquons dans ce paragraphe comment les chercheurs procèdent en pratique. On peut envisager au moins deux méthodes pour « voir » les atomes. La première ressemble à de la photographie ordinaire : l’objet est éclairé avec un faisceau laser et l’on exploite la lumière diffusée par l’objet afin d’obtenir une image. Pour que les atomes diffusent de la lumière, il faut cependant prendre soin d’envoyer de la lumière résonante avec une transition atomique. Cette technique est utilisée, par exemple, pour imager les atomes dans un piège magnéto-optique. Le fonctionnement de ce piège implique de fait la présence de faisceaux laser, dont les photons sont diffusés par les atomes. On place donc une lentille pour collecter des photons diffusés, autrement dit la lumière de fluorescence, et l’on forme ainsi une image avec une caméra CCD 38 , analogue à celle des appareils photo numériques standard. Lorsque les atomes deviennent moins nombreux et contenus dans un très petit volume, comme à la fin du refroidissement évaporatif, plusieurs problèmes peuvent se poser. L’intensité de la lumière de fluorescence dépend du nombre d’atomes et devient très faible après la réduction de ce nombre par un facteur mille lors du refroidissement par évaporation. Mais surtout, l’objet est trop petit pour permettre d’obtenir une image correcte. En effet, par imagerie optique, il n’est pas possible d’observer des détails plus petits que la longueur d’onde associée à lumière utilisée. Le domaine du visible correspond à des longueurs d’onde comprises entre 0,4 et 0,75 micromètre. Cette limite commence donc à être atteinte en fin d’évaporation. La technique utilisée pour caractériser le nuage d’atomes obtenu après évaporation est celle utilisée depuis les années 1980 pour caractériser les assemblées d’atomes ultra-froids : la « méthode du temps de vol », que nous expliquons dans le paragraphe suivant. 5.11
Temps de vol et imagerie par absorption
Cette méthode consiste à ôter le confinement des atomes (couper le piège magnétique ou optique), à laisser tomber les atomes dans le champ de pesanteur pendant un intervalle de temps contrôlé et à réaliser ensuite une image après expansion du nuage atomique, lorsque ses dimensions se prêtent mieux à l’obtention d’une image 38
CCD pour Charge Coupled Device. Willard S. Boyle et George E. Smith ont obtenu chacun un quart du prix Nobel 2009 pour l’invention de ce dispositif, devenu très courant dans les appareils photographiques numériques et dans les téléphones mobiles en particulier (l’autre moitié du Nobel 2009 a été attribuée à Charles K. Kao, pour des contributions décisives au développement des télécommunications par fibre optique).
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dans le visible. Dans le cas d’un piège magnétique, on coupe donc brutalement le courant dans les bobines qui créent le champ magnétique, on laisse « exploser » le nuage quelques millisecondes et, lorsqu’il présente les dimensions adéquates, on réalise enfin une image par absorption. L’imagerie par absorption consiste à envoyer, sur le nuage atomique, un faisceau laser élargi. La section du faisceau imageur est plus grande que la section droite du nuage atomique, et la fréquence du laser est choisie résonante avec une transition atomique. Ce faisceau est donc absorbé lorsqu’il rencontre des atomes et la caméra placée dans la direction du faisceau incident, après le nuage, permet de visualiser en quelque sorte l’ombre du nuage. On voit le nuage atomique en négatif, comme on « voit » les os aux rayons X (figure 3.27). nuage piégé initial caméra CCD
laser nuage après expansion Figure 3.27. Principe de l’imagerie optique d’un nuage d’atomes ultra-froids après temps de vol. On laisse le nuage exploser quelques millisecondes en coupant le piège. Lorsque la taille du nuage est suffisamment grande, on envoie un faisceau laser résonant sur les atomes, de façon à recueillir sur la caméra CCD l’ombre portée par le nuage d’atomes sur ce faisceau.
Quasiment toutes les informations expérimentales obtenues sur le condensats de Bose-Einstein proviennent de cette imagerie par absorption, après temps de vol. Le principe paraît simple, mais la mise en œuvre et l’exploitation peuvent être assez complexes. Par exemple, on ne dispose a priori que d’une image en deux dimensions, dans un plan perpendiculaire au faisceau laser imageur, alors que l’on s’intéresse à un objet tridimensionnel. Comment remonter alors à l’information en volume ? Des calculs sont nécessaires pour tenir compte de l’intégration selon la direction de propagation du faisceau imageur. Certains groupes exploitent par ailleurs des prises de vue selon différents angles. 5.12
Mesure de la température
Par ailleurs, pour pouvoir exploiter les images ainsi obtenues après temps de vol afin de caractériser le nuage tel qu’il était dans le piège avant, il faut réfléchir à la
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
façon dont évolue le nuage pendant ce temps de vol. Ce problème important a été étudié en détail théoriquement. Nous ne chercherons pas à décrire les résultats de cette analyse, mais nous souhaitons indiquer, au moins qualitativement, comment ces images après temps de vol peuvent renseigner sur la température des atomes avant temps de vol. L’idée essentielle est que si l’on attend suffisamment longtemps pour que la taille du nuage après temps de vol soit beaucoup grande que celle avant temps de vol, alors la distribution des positions dans l’état final reflète directement la distribution des vitesses dans l’état initial. En effet, dès que l’on coupe le piège, les atomes sont libres 39 , et vont suivre des trajectoires rectilignes uniformes 40 , caractérisées par leur vitesse au moment de la coupure. Considérons un cas extrême où tous les atomes sont initialement localisés en un point. Après un temps de vol de durée t, la distance parcourue par un atome de vitesse v vaut v t. Comme la durée t est la même pour tous les atomes, il suffit de compter les atomes qui ont atteint une certaine distance pour connaître le nombre d’atomes qui avaient initialement une certaine vitesse dans le piège. Enfin, comme la température n’est rien d’autre qu’une mesure de la dispersion en vitesse, on peut, de cette façon, accéder à une mesure de la température initiale. Avec les considérations que nous venons de tenir, on s’attend à obtenir un nuage de symétrie sphérique après un temps de vol suffisamment important, même si le nuage piégé a la forme d’un ballon de rugby (un ellipsoïde de révolution). Effectivement, c’est ce que l’on obtient, tant que le gaz reste un gaz classique, c’est-à-dire tant que l’on n’a pas atteint le seuil de dégénérescence quantique pour lequel la distance entre atomes est plus petite que la longueur d’onde thermique de de Broglie. Dans un gaz classique, la distribution des vitesses est en effet isotrope 41 , même si le confinement spatial, lui, est anisotrope. En revanche, si l’on atteint des températures inférieures au seuil de dégénérescence, alors une partie au moins du gaz subit une transition de phase et l’on obtient un condensat de Bose-Einstein (figure 3.28). Dans un tel condensat, tous les atomes sont dans le même état quantique. Dans ce cas, les inégalités de Heisenberg 42 39
Nous négligeons ici les interactions entre atomes. On néglige l’effet de la pesanteur dans cette explication. 1 1 41 On a m〈vi2 〉 = kB T , pour i = x, y, z. 2 2 42 Les inégalités de Heisenberg sur les variables position et impulsion (quantité de mouvement) s’écrivent : ħ h ΔxΔp x ≥ 2 où Δx et Δp x représentent respectivement l’écart type de la distribution de probabilité de position et l’écart type de la distribution de probabilité de quantité de mouvement selon x dans un état quantique donné. En termes qualitatifs, si l’une des variables est déterminée très précisément, alors la variable conjuguée est nécessairement très mal déterminée. 40
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Figure 3.28. Yvan Castin (en haut), directeur de recherche au CNRS au Laboratoire Kastler-Brossel, et Gora Shlyapnikov (en bas), professeur à l’université d’Amsterdam et directeur de recherche au Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques de l’université Paris-Sud XI, deux chercheurs qui ont apporté des contributions importantes à la théorie des condensats de Bose-Einstein ultra-froids.
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Chapitre 3. Production des atomes froids : dompter les atomes avec des lasers et des aimants
imposent que la distribution des vitesses selon une direction donnée est d’autant plus large que le confinement spatial est important selon cette même direction. En conséquence, lorsqu’on effectue un temps de vol sur un condensat de Bose-Einstein contenu dans un piège anisotrope, l’évolution au cours du temps de vol n’est pas isotrope, contrairement au gaz classique, et le nuage final ne présente pas une symétrie sphérique. Plus précisément, si le piège initial est un ellipsoïde, alors le nuage après un long temps de vol aura plus l’allure d’une crêpe, avec une inversion de l’ellipticité. Cela constitue en pratique un moyen très simple de diagnostiquer l’obtention d’un condensat : il suffit de regarder si le nuage après expansion est rond ou pas. Cette inversion d’ellipticité a été obtenue la première fois pendant l’été 1995 aux États-Unis, et a marqué le début des études expérimentales sur les condensats de Bose-Einstein gazeux. Lorsque la température devient inférieure à la température critique, une fraction macroscopique de l’ensemble d’atomes s’accumule dans un unique état quantique. Il reste cependant une fraction dite thermique, bien décrite par une distribution de Boltzmann (gaz classique). La mesure de la température repose, même en présence d’un condensat, sur l’exploitation de la distribution des vitesses dans la fraction thermique. En particulier, lorsque la température devient sensiblement inférieure à la température critique, la fraction thermique devient quasiment négligeable par rapport à la fraction condensée et il devient très difficile de mettre en œuvre une mesure précise de la température.
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7KLVSDJHLQWHQWLRQDOO\OHIWEODQN
4 Les atomes froids dans l’arène Dans cette dernière partie, nous abordons quelques applications des techniques présentées au chapitre précédent. On peut essayer de classer ces applications en revenant aux deux motivations fondamentales pour l’obtention d’atomes froids : la première est de pouvoir observer et interroger les atomes plus longtemps et la seconde consiste à faire apparaître des comportements quantiques. Le contexte dans lequel on souhaite pouvoir observer les atomes plus longtemps est typiquement celui de la spectroscopie atomique et l’application de loin la plus connue est la réalisation des horloges atomiques. Nous commencerons donc ce chapitre en présentant quelques notions sur ces horloges atomiques. Parvenir à exhiber des comportements quantiques revient souvent à transposer avec des atomes des expériences que l’on réalise habituellement avec de la lumière. Les expériences typiques consistent donc à observer des phénomènes d’interférences ou de diffraction, avec un ou plusieurs atomes. Le comportement ondulatoire des atomes est encore plus surprenant avec l’observation des condensats de Bose-Einstein. La deuxième partie de ce chapitre sera consacrée à ce type d’expériences et les parties suivantes prolongent le développement de ce que l’on appelle désormais l’optique atomique. Par ailleurs, le champ d’application des expériences menées sur les atomes froids dans des gaz s’est progressivement étendu et couvre actuellement des problématiques typiques de la physique de la matière condensée (solides et liquides). Nous indiquerons le rôle que peuvent jouer les gaz ultra-froids en tant que simulateurs analogiques quantiques.
1 1.1
Horloges atomiques Principe de fonctionnement d’une horloge atomique
Une horloge n’est rien d’autre qu’un dispositif qui produit un phénomène périodique. Dans notre cas, ce dispositif comprend un oscillateur, qui délivre une onde électromagnétique (signal d’horloge sur la figure 4.1). Un tel oscillateur est par exemple utilisé dans un four à micro-ondes, avec une fréquence de l’ordre de 1010 Hz. Un laser constitue un autre exemple d’oscillateur, dans le domaine optique cette fois, c’est-à-dire avec une fréquence de l’ordre de 1014 Hz. Le principe de base d’une horloge dite atomique est d’exploiter l’étalon universel de fréquence que constitue un atome. En effet, on sait qu’une onde électromagnétique de fréquence ν est résonante avec une transition entre deux niveaux d’énergie E f et Ee si l’on vérifie la relation : hν = Ee − E f . Pour obtenir une fréquence bien déterminée, on fait interagir l’onde électromagnétique délivrée par un oscillateur avec des atomes (phase d’interrogation des atomes), de façon à comparer la fréquence horloge avec la fréquence propre des atomes. Cette comparaison délivre un signal d’erreur, qui permet de rétroagir sur l’oscillateur, de façon à asservir la fréquence d’horloge sur la fréquence atomique. La figure 4.1 résume le schéma de base d’une horloge atomique.
signal d’erreur
oscillateur
onde électromagnétique
interrogation des atomes
signal d’horloge Figure 4.1. Schéma de principe d’une horloge atomique.
Des horloges basées sur ce modèle ont par construction un caractère universel. Cette propriété repose simplement sur le fait que la différence d’énergie entre deux niveaux d’un atome de césium est la même pour tous les atomes de césium, quelle que soit leur position, et cette valeur n’évolue pas au cours du temps. Deux horloges atomiques utilisant le même atome sont donc intrinsèquement identiques. Cette propriété constitue l’un des atouts cruciaux des horloges atomiques.
94
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Dans la pratique, il faut en fait prendre quelques précautions. Deux atomes de césium sont en effet a priori indiscernables, mais les environnements de ces deux atomes sont cependant susceptibles de les perturber et ainsi de déplacer légèrement leurs niveaux d’énergie. Une horloge atomique bien conçue permet d’isoler au mieux les atomes utilisés de leur environnement. Par exemple, on utilise des métaux particuliers pour blinder l’horloge contre des perturbations électriques ou magnétiques. Le contrôle de ces effets joue en pratique un rôle important pour les performances ultimes que l’on atteint avec les horloges atomiques. Remarquons que l’argument peut être renversé, de la façon suivante. Si l’on observe une modification de la fréquence d’une horloge 1 , on peut alors exploiter cet effet pour mesurer très finement les modifications de certains paramètres de l’environnement. À titre d’exemple, les horloges atomiques permettent de vérifier des effets prédits par la relativité générale, comme la modification de la période d’une horloge par le champ gravitationnel. En pratique, deux horloges strictement identiques, l’une au rez-de-chaussée et l’autre au deuxième étage, ne battent pas exactement à la même fréquence. On observe donc un décalage entre les deux signaux d’horloge au fur et à mesure.
1.2
Qu’est-ce qu’une seconde ?
Définir précisément les performances d’une horloge atomique n’est en fait pas une tâche aisée, et amène à découvrir le monde délicat de la métrologie. Nous nous limiterons ici à essayer d’indiquer le type de questions que l’on est amené à se poser pour caractériser nos horloges. Comment diagnostiquer la qualité d’une horloge ? Il faut qu’elle soit d’une part exacte et d’autre part stable. Exacte signifie qu’elle mesure bien un intervalle de temps d’une seconde lorsqu’une seconde s’est écoulée. Stable signifie que, indépendamment de la valeur de sa période, cette période reste la même au cours du fonctionnement de l’horloge. Pour déterminer la période d’une horloge donnée, à tester, il faudrait une autre horloge, de référence. On sent bien que l’on va tourner en rond ! En fait, la définition de la seconde résout partiellement le problème : la seconde est par définition la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation associée à la transition entre les deux sous-niveaux hyperfins du fondamental de l’isotope 133 de l’atome de césium.
1
Cela nécessite par exemple une autre horloge, non perturbée.
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95
Le détail des valeurs numériques n’importe pas ici. Le point essentiel est que si l’on asservit un signal sur une transition atomique du césium, alors, par définition, la fréquence vaut exactement 9 192 631 770 Hz. Le problème résiduel, avec cette définition, est de savoir si l’on est bien parvenu à isoler nos atomes de césium, de façon à asservir l’oscillateur sur leur fréquence propre, ou si, en pratique, les atomes sont perturbés par des parasites extérieurs, de sorte que la fréquence d’horloge, bien qu’asservie sur les atomes, présente un biais. Diagnostiquer, réduire et prendre en compte ces effets systématiques constitue une des tâches très délicates des spécialistes de métrologie. Même sans connaissance supplémentaire, on peut comprendre facilement que la première chose à faire pour étudier les performances d’une horloge, c’est de construire une autre horloge (ou toute une série si possible) pour comparer les signaux que délivrent ces différentes horloges. Cela permet d’obtenir au moins des informations empiriques, à la fois sur l’exactitude et sur la stabilité. Précisément, c’est la démarche entreprise pour définir le temps atomique international (TAI), qui est une sorte de moyenne du temps mesuré par un ensemble d’horloges atomiques distribuées dans le monde 2 . 1.3
Interroger les atomes plus longtemps
La définition de la seconde étant connue, il reste au moins une question importante pour la qualité du signal d’horloge, celle de la précision avec laquelle est réalisé l’asservissement de ce signal d’horloge sur la fréquence propre atomique. On s’intéresse donc ici à la partie interrogation des atomes de la figure 4.1. Très schématiquement, on effectue une expérience de résonance analogue à celle discutée dans le premier chapitre (figure 1.4, chapitre 1). On cherche typiquement à maintenir la fréquence égale à celle correspondant à un extremum de la courbe de cette figure. L’asservissement sera alors d’autant plus précis que l’on obtient un pic très étroit au niveau de la résonance étudiée. Parmi les effets qui limitent la précision avec laquelle on peut « pointer » la résonance, on peut mentionner essentiellement les mouvements d’agitation thermique des atomes et la durée pendant laquelle sont interrogés les atomes 3 . Utiliser des atomes froids dans les horloges atomiques permet de repousser les limites sur ces deux effets. Considérons d’abord l’agitation thermique des atomes. Cette agitation crée un élargissement du signal de résonance, à cause de l’effet Doppler. En effet, lorsqu’un atome se déplace dans le sens opposé au sens de propagation de l’onde, il perçoit une 2
3
Il se trouve que la France contribue de façon très significative à ce TAI en particulier via les différentes horloges en fonctionnement à l’Observatoire de Paris, au SYRTE. Cette durée est aussi reliée aux collisions entre les atomes.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
fréquence décalée vers les hautes fréquences, et donc la résonance pour cet atome interviendra pour une fréquence légèrement inférieure à la fréquence propre d’un atome immobile. On peut reprendre le raisonnement avec une vitesse dans l’autre sens et alors la résonance intervient pour une fréquence supérieure à la fréquence atomique propre. Si l’on refroidit les atomes, la distribution des vitesses est plus étroite, et il est clair que l’on diminue alors cet élargissement Doppler. Le deuxième effet est très facile à appréhender à partir de la figure 4.2. Fondamentalement, l’interrogation des atomes consiste à comparer deux fréquences, ou encore deux signaux sinusoïdaux. Graphiquement, il apparaît clairement que pour mettre en évidence une différence de fréquence entre deux tels signaux, il faut pouvoir les comparer d’autant plus longtemps que cette différence de fréquence est petite. interrogation
atome
longue horloge
atome horloge
interrogation courte
Figure 4.2. Nécessité d’une interaction longue. On considère deux signaux sinusoïdaux, qui représentent respectivement le signal d’horloge et le signal associé à une transition atomique. On choisit l’origine des temps de sorte que les signaux soient initialement en phase. On constate que si l’on observe ces signaux suffisamment longtemps, on met très bien en évidence la différence de fréquence, puisque les signaux finissent par être en opposition de phase. En revanche, si la durée d’observation est trop courte, on ne peut pas voir la différence entre ces deux mêmes fréquences, puisque les signaux ne sont quasiment pas déphasés.
Pour une expérience de spectroscopie laser avec des atomes dans une cellule, le temps maximal d’interrogation des atomes est imposé par l’intervalle de temps entre deux collisions d’un atome donné sur un autre atome 4 . En quelque sorte, le signal atomique subit un déphasage brusque et aléatoire après une collision. On ne peut donc comparer l’évolution de la phase relative entre signal d’interrogation et signal atomique qu’entre deux tels sauts de phase aléatoire. L’ augmentation potentielle des performances en spectroscopie comptait parmi les motivations initiales pour développer le domaine des atomes froids dans les années 1970. 4
Ou sur les parois si la densité est très faible pour atteindre un régime balistique.
LES ATOMES FROIDS
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1.4
Méthode de Ramsey
En pratique, la technique utilisée pour interroger les atomes avec l’onde délivrée par l’oscillateur n’est pas exactement la transposition de l’expérience de spectroscopie laser que nous venons de rappeler. La technique utilisée, appelée méthode des franges de Ramsey 5 , est un peu délicate à expliquer au niveau que nous nous sommes fixé, mais il est possible de comprendre l’intérêt de cette méthode et sa mise en application avec une description très simplifiée. Le dispositif est représenté schématiquement sur la figure 4.3. Historiquement, cette méthode a été développée sur des jets moléculaires. On considère ici un jet atomique. Les atomes interagissent, non pas avec un unique faisceau comme dans la méthode traditionnelle de spectroscopie laser, mais avec deux ondes, contenues dans deux cavités distinctes. Chaque atome du jet traverse d’abord la première cavité. Il y effectue en quelque sorte la « moitié du passage » de l’état fondamental vers l’état excité. Ensuite, il traverse une région vide, qui joue un rôle très important. L’atome passe alors dans la deuxième cavité, alimentée par la même source (le même oscillateur) que la première. Il peut ici effectuer la « deuxième moitié » du passage de l’état fondamental vers l’état excité. Si la fréquence de l’oscillateur est résonante avec la transition atomique, l’atome termine dans l’état excité après cette deuxième cavité. Enfin, un détecteur permet de mesurer si l’atome est dans l’état fondamental ou dans l’état excité après passage successif dans ces deux cavités. C1 atome
C2 durée Tvol détection
Figure 4.3. Méthode des franges de Ramsey. Chaque atome interagit avec l’onde électromagnétique dans la cavité 1, traverse ensuite une longue région, et interagit avec l’onde de la cavité 2. Cette technique permet d’obtenir une précision équivalente à celle obtenue lors d’une interaction de l’atome avec une unique onde électromagnétique pendant l’intervalle de temps Tvol .
Quel est l’intérêt de cette méthode avec deux interactions atomes – onde électromagnétique ? Il nous suffira, pour la suite, de savoir que la précision que l’on obtient sur la position de la résonance, par cette méthode, est la même que celle que l’on pourrait obtenir en faisant interagir les atomes avec une unique onde, pendant tout l’intervalle de temps Tvol . 5
Norman Ramsey, prix Nobel de physique 1989, élève d’Isaac Rabi, a inventé la méthode qui porte son nom pendant sa thèse de doctorat.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Autrement dit, cette méthode de Ramsey sera d’autant plus performante que le temps mis par l’atome pour parcourir la distance entre les deux cavités sera grand. 1.5
Horloge atomique utilisant un jet
Les horloges atomiques à césium commerciales fonctionnent selon le schéma de la figure 4.3. Dans une boîte d’environ 50 cm × 50 cm × 10 cm sont agencés l’oscillateur, un petit jet d’atomes de césium et les deux cavités 6 . Ces horloges réalisent la définition de la seconde avec une exactitude de l’ordre de 10−12 , c’est-à-dire que l’incertitude relative sur la fréquence du signal d’horloge vaut environ 10−12 . Le jet de césium est très analogue au jet thermique issu du four, qui sert de source dans les expériences typiques sur les atomes froids (figure 3.7). Ces atomes sont donc assez rapides et la durée du vol entre les cavités est de l’ordre de quelques millisecondes. En supposant qu’il n’y ait aucun autre défaut sur l’horloge, cette durée de vol impose une limite ultime à la précision que l’on peut atteindre. 1.6
Horloge à atomes froids : fontaines atomiques
Le contrôle des degrés de liberté externes des atomes, selon les techniques vues dans le chapitre précédent, permet de concevoir une horloge qui repose elle aussi sur la méthode de Ramsey, mais en gagnant un facteur important sur le temps de vol entre les deux interactions avec l’onde électromagnétique. Nous indiquerons la réalisation la plus connue, très étudiée ces vingt dernières années et toujours d’une grande actualité : les fontaines atomiques. La géométrie d’une fontaine atomique est verticale. On commence par former un nuage d’atomes froids, avec un piège magnéto-optique en général. Il s’agit ensuite de réaliser les deux interactions entre les atomes et une onde électromagnétique confinée dans une cavité. Avec cette géométrie verticale, on peut en fait n’utiliser qu’une seule cavité et faire passer le nuage d’atomes deux fois dans cette même cavité. La figure 4.4 présente schématiquement le déroulement. Le centre du piège magnéto-optique est en dessous de la cavité, et pour les faire passer dans la cavité, on les lance vers le haut ! Ainsi, ils passent une première fois dans la cavité, la dépassent et ensuite repassent une deuxième fois dans cette même cavité lorsqu’ils retombent. La détection de l’état interne des atomes après les deux interactions se fait par des moyens optiques : on illumine les atomes avec un faisceau laser accordé sur une transition atomique. 6
Il existe deux types d’horloges à jet de césium, des horloges à déviation magnétique et des horloges à pompage optique. La façon de détecter les atomes diffère entre ces deux horloges et peut impliquer soit des aimants (horloge à déviation magnétique), soit des faisceaux laser (horloge à pompage optique). Malgré ces différences, le principe général reste celui donné dans le texte.
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cavité micro-onde
PMO faisceau pousseur Figure 4.4. Principe d’une fontaine atomique. On forme un nuage dans le piège magnéto-optique (PMO). Ensuite, on lance ce nuage froid grâce au faisceau pousseur. Le nuage passe une première fois dans la cavité en montant, et une deuxième fois en retombant. La détection, non représentée, s’effectue après le deuxième passage, avec un autre faisceau.
Comment lancer le nuage vers le haut ? La technique généralement utilisée est celle de la mélasse en mouvement. On passe d’abord d’un piège magnéto-optique à une mélasse optique. C’est-à-dire que l’on continue de refroidir les atomes, mais on ne les piège plus. Et pour lancer les atomes, on modifie les fréquences des faisceaux laser verticaux. Rappelons que dans une mélasse ou un piège magnéto-optique, tous les faisceaux ont une fréquence inférieure à la fréquence de résonance atomique, de sorte que les atomes ne sentent l’effet d’un faisceau que s’ils se dirigent vers ce faisceau. Pour lancer les atomes, il suffit que, compte tenu des effets Doppler sur les différents faisceaux, les atomes ressentent une force moyenne nulle lorsqu’ils ont une vitesse dirigée selon la verticale ascendante. On règle donc le faisceau dirigé vers le haut à une fréquence supérieure à la fréquence de résonance (en bleu sur la figure 4.4) et le faisceau dirigé vers le bas avec une fréquence encore inférieure à ce qu’elle était pour le piège. Il est clair qu’avec ces fréquences, un atome ne peut voir deux fréquences apparentes égales que s’il est animé d’une vitesse dirigée vers le haut. L’intérêt de ce dispositif est d’obtenir un intervalle de temps entre les deux interactions (les deux passages dans la cavité), de l’ordre d’une seconde. Intrinsèquement, ces fontaines atomiques permettent donc un gain d’un facteur de l’ordre de cent par rapport aux modèles commerciaux fonctionnant avec un jet. Il y a aurait bien sûr
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
beaucoup plus à dire pour établir une réelle comparaison entre ces deux systèmes, d’autant plus que les performances de chaque modèle sont continûment améliorées. 1.7
Intérêt pour le positionnement
Les systèmes de positionnement du type GPS (Global Positioning System) ou le futur système européen Galileo exploitent des mesures de temps mis par une onde électromagnétique pour parcourir la distance entre un ensemble de satellites et le récepteur (ce que l’on désigne couramment par « le GPS ») pour déterminer la position de ce récepteur. Rappelons que la vitesse de propagation d’une onde électromagnétique dans le vide est de l’ordre de 300 000 km/s. Autrement dit, une telle onde parcourt un mètre en trois nanosecondes (3 × 10−9 s). On comprend donc qu’il est nécessaire de disposer de mesures de temps très précises, à la fois exactes et stables, si l’on veut déterminer des positions précisément sur le globe avec un tel système. Les effets de relativité générale comme ceux que nous avons mentionnés précédemment doivent d’ailleurs impérativement être pris en compte pour atteindre la précision visée dans le positionnement. Il s’agit là d’une illustration frappante de l’intérêt de la recherche très fondamentale, menée par Einstein, sur la relativité, d’abord restreinte 7 , puis générale 8 , pendant de nombreuses années au début du XXe siècle. En pratique, chacun des vingt-quatre satellites utilisés pour le système GPS est équipé de plusieurs horloges atomiques. Notons que le récepteur, lui, n’en dispose pas. Il se pose donc de délicates questions de synchronisation, entre ces différentes horloges, et entre le récepteur et ces horloges. Le détail du traitement de l’information est complexe et fait aussi intervenir le temps atomique international (TAI). La détermination de ce TAI exploite depuis plusieurs années déjà des signaux fournis par des horloges à atomes froids, au sol dans des laboratoires de métrologie. Des horloges à atomes froids embarquées sont à l’étude et pourraient permettre une meilleure résolution pour le GPS. Nous avons mentionné les systèmes de positionnement essentiellement dans le but d’exhiber un exemple d’application concrète, industrielle 9 et d’usage désormais courant, susceptible de tirer parti des performances accrues en métrologie du temps par les techniques développées sur les atomes ultra-froids. 2
Interférométrie atomique
Nous abordons dans cette section la deuxième classe d’expériences permises par les atomes froids, dont le but est d’exhiber le caractère quantique des atomes. Pour 7 8 9
Publication en 1905, la célèbre annus mirabilis. Publication en 1915. Il s’agit d’un système exclusivement militaire initialement.
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décrire un atome en mécanique quantique, on a recours à la notion de fonction d’onde et exhiber le caractère quantique des atomes consiste essentiellement à réaliser des expériences de physique ondulatoire, c’est-à-dire observer des phénomènes d’interférences ou de diffraction, avec des atomes. Un domaine de recherche à part entière s’est développé, conjointement aux progrès dans les techniques de refroidissement des atomes par laser : l’optique atomique. Comme son nom l’indique, il s’agit de réaliser, avec de la matière, des atomes, des expériences analogues aux expériences classiques d’optique ondulatoire. Dans les paragraphes qui suivent, nous commencerons par rappeler quelques notions de base sur les interférences et la diffraction obtenues avec des ondes classiques. Ensuite, nous présenterons quelques expériences typiques d’optique atomique.
2.1
Interférences à la surface de l’eau
Lorsqu’on jette une pierre dans l’eau calme d’un lac, on produit une onde circulaire à la surface de l’eau. Nous avons tous déjà vu ces cercles concentriques dont les rayons augmentent au fur et à mesure. Au laboratoire, dans une cuve à onde, on peut percuter périodiquement la surface d’un film d’eau avec une pointe pour engendrer, de façon contrôlée, une telle onde circulaire divergente. Jetons à présent deux pierres dans le lac, en même temps, en deux points distincts. Au début naissent deux ondes circulaires, qui vont se propager. Puis, lorsqu’elles se rencontrent, la superposition des creux et des bosses de ces deux ondes produit des interférences. L’amplitude des oscillations de la hauteur de l’eau devient nulle en certains points, parce qu’à ces endroits on obtient des interférences destructives (le creux d’une onde tombe sur la bosse de l’autre). Au contraire, en d’autres points, on observe des interférences constructives, avec une amplitude d’oscillation deux fois plus importante qu’avec une seule onde. L’allure de la figure obtenue, avec un seule pierre, puis avec les deux en même temps, est présentée sur la figure 4.5.
2.2
Interférences entre deux ondes lumineuses
Il existe en optique une célèbre expérience, analogue à celle que l’on vient de décrire avec les ondes à la surface de l’eau : l’expérience dite des trous de Young (figure 4.6). Les deux cailloux jetés à l’eau sont remplacés par deux trous percés dans un écran opaque. On éclaire ces deux trous avec une unique source lumineuse et l’on étudie la répartition d’intensité lumineuse sur un écran d’observation, placé après les deux trous. Si chaque trou est assez petit et si l’on éclaire un seul de ces deux trous, on obtient alors sur l’écran d’observation essentiellement une tache circulaire, associée à
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Figure 4.5. Interférences produites à la surface de l’eau, en superposant deux ondes circulaires décalées. Les deux figures du haut montrent les vagues produites séparément par chacune des sources et la figure du bas montre le résultat obtenu lorsqu’on les superpose. Dans la suite, nous nous limiterons en général à la partie centrale de la figure d’interférence, sur laquelle apparaît essentiellement un système de franges rectilignes, selon une direction orthogonale à l’axe défini par les deux sources.
la diffraction de l’onde incidente par le trou et appelée tache d’Airy. C’est l’équivalent de l’onde circulaire produite par un seul caillou jeté dans l’eau. Si l’on ouvre les deux trous, alors la superposition des deux taches fait apparaître non pas une zone globalement plus lumineuse, mais au contraire une série de franges sombres et de franges brillantes. Ce sont les franges d’interférence entre les ondes issues des deux trous (figure 4.7). On dit que l’on obtient des interférences destructives lorsque la superposition des deux ondes produit une frange sombre et des interférences constructive lorsqu’on obtient une frange brillante. Notons que l’intensité des franges brillantes est
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faisceau incident
fente primaire trous de Young
écran
Figure 4.6. Schéma de principe de l’expérience des fentes de Young : un faisceau incident est d’abord diffracté par une fente primaire. L’onde issue de la fente primaire rencontre ensuite l’ensemble des deux fentes de Young et l’on observe sur l’écran les interférences produites par les deux ondes secondaires.
Figure 4.7. Allure de la figure d’interférence observée dans la partie centrale de l’écran, dans la célèbre expérience des fentes de Young. L’expérience historique a été réalisée avec de la lumière et la figure représente la répartition de l’intensité lumineuse sur la partie centrale de l’écran d’observation. Sur cette figure, on voit une répartition continue d’intensité lumineuse, qui fait apparaître des franges sombres (interférences destructives) et des franges brillantes (constructives).
égale à quatre fois celle obtenue avec un unique trou, afin d’assurer globalement la conservation de l’énergie. 2.3
Longueur d’onde moyenne et largeur spectrale
Dans le but de pouvoir comparer cette expérience classique d’optique avec son analogue atomique, il est utile de préciser comment les caractéristiques essentielles de la figure d’interférence dépendent des caractéristiques géométriques des deux trous et aussi de l’onde incidente sur ces deux trous.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
La géométrie des deux trous est fixée par la distance entre leurs centres respectifs. On suppose chaque trou suffisamment petit pour que son rayon n’intervienne pas. Les caractéristiques de la figure auxquelles nous nous intéressons sont d’une part la distance entre deux franges brillantes adjacentes, c’est-à-dire l’interfrange, et d’autre part le nombre de franges visibles sur l’ensemble de cette figure. Pour que l’expérience soit convaincante, il faut un interfrange suffisamment grande, et par ailleurs il faut discerner de nombreuses franges. On montre facilement que l’interfrange augmente lorsque la distance entre les deux trous diminue 10 . Les figures obtenues avec des longueurs d’onde différentes n’ont donc pas le même interfrange. En conséquence, en un lieu donné, on obtiendra des interférences constructives pour une longueur d’onde, des interférences destructives pour une autre longueur d’onde. La superposition des figures d’interférences associées à différentes longueurs d’onde conduit ainsi à un brouillage des franges d’interférence et c’est pour cette raison que l’on n’observe en général pas d’interférences avec la lumière émise par le Soleil. La source lumineuse, elle, est caractérisée par son spectre, comme nous l’avons expliqué au début du livre. La source est supposée ici quasi monochromatique, elle est caractérisée par une longueur d’onde moyenne et par une petite distribution en longueurs d’onde, ou encore une largeur spectrale, autour de cette valeur moyenne. Le nombre de franges visibles est d’autant plus important que la source est plus monochromatique 11 . Concrètement, il est très difficile de voir des franges avec une lampe à incandescence (spectre très large), cela est plus facile avec une lampe au sodium (essentiellement la raie jaune). Avant l’avènement du laser, il fallait un peu de talent expérimental pour pouvoir montrer une belle figure d’interférence. Avec un laser, la situation est inversée : il est parfois difficile ne pas avoir des effets d’interférence. Ces interférences peuvent même perturber certaines applications à cause des variations rapides d’intensité lumineuse qu’elles font apparaître.
10
Notons d la distance entre le plan des deux trous et l’écran d’observation, a la distance entre les deux trous et λ la longueur d’onde de la lumière incidente, alors la distance entre deux franges (l’interfrange) s’écrit sous la forme : λd i= . a L’état d’interférence en un point M de l’écran d’observation est en effet imposé par la différence de distance S1 M − S2 M à parcourir pour aller depuis chacun des deux trous vers ce point d’observation. Plus précisément, on obtient une frange brillante si l’on vérifie S1 M − S2 M = kλ, et une frange sombre si l’on vérifie S1 M − S2 M = (k + 12 )λ, où k est un nombre entier. 11 Nous noterons Δλ la largeur typique du spectre de la source. On montre que le nombre de franges d’interférences visibles avec un bon contraste est donné par la relation : N=
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λ Δλ
·
105
2.4
Des interférences avec un atome !
On s’intéresse ici à une expérience menée avec des atomes, qui présente une grande analogie avec l’expérience d’optique que nous venons de décrire. Un des enjeux est justement de mettre en évidence les propriétés « ondulatoires » des atomes, prédites par la mécanique quantique. Rappelons que dans le cadre de la description quantique des degrés de liberté externes d’un atome, ce dernier n’est pas caractérisé à chaque instant par sa position et sa vitesse, mais par une fonction d’onde qui permet de calculer la probabilité de détecter l’atome en chaque point de l’espace. L’onde de matière associée à l’atome est donc délocalisée et plus la température de l’assemblée d’atomes est faible, plus cette délocalisation est importante 12 . C’est sur ce point crucial que les techniques de refroidissement par laser apportent un progrès. 2.5
Expérience de Carnal et Mlynek
Une première série d’expériences mettant en évidence la délocalisation des paquets d’ondes atomiques a été réalisée à partir du jet issu d’un four, dans l’équipe d’O. Carnal et J. Mlynek, à l’université de Constance, en Allemagne, en 1991. Sur ce jet atomique, on place successivement une première fente, puis un ensemble de deux fentes (figure 4.8). La mesure porte sur les nombres d’atomes qui arrivent pendant un intervalle de temps donné, sur le détecteur, placé après les deux fentes, en fonction de la position de ce détecteur. jet atomique incident
four collimateur
fente primaire fentes de Young
détection
Figure 4.8. Schéma de principe de l’expérience de O. Carnal et J. Mlynek : un jet atomique est d’abord diffracté par une fente primaire. L’onde atomique issue de la fente primaire rencontre ensuite l’ensemble des deux fentes de Young, et l’on observe sur l’écran les interférences produites par les deux ondes secondaires, de façon très analogue à l’expérience historique sur la lumière. On détecte par contre les atomes un par un, et l’on accède à la probabilité de présence des atomes sur les différents points de l’écran. 12
Ladistance typique de délocalisation est la longueur d’onde thermique de de Broglie ΛT d B = h/ 2πmkB T .
106
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Dans une certaine mesure, cette expérience menée sur un jet d’atomes reste très proche de l’expérience d’optique de Young. En effet, dans l’expérience d’optique, la première fente joue un rôle important : elle diffracte les ondes lumineuses incidentes, tout comme les murs qui délimitent l’entrée dans un port ou une baie diffractent les vagues incidentes. Dans le language quantique, on présente cela de la façon suivante : dans la mesure où l’on précise la position des atomes (selon la direction perpendiculaire à la fente), on augmente nécessairement l’incertitude sur la quantité de mouvement de ces mêmes atomes (toujours selon la direction transverse). C’est une illustration des célèbres relations d’incertitude de Heisenberg 13 . Grâce à cette diffraction sur la première fente, on peut obtenir une (amplitude de) probabilité de présence non nulle au niveau de chacun des deux trous disposés en aval et dont le but est de produire une figure d’interférence. Cette expérience a effectivement permis de mettre en évidence quelques franges d’interférences, en traçant les histogrammes représentant les statistiques d’arrivées des atomes sur les différentes zones de détection. Cela atteste le comportement ondulatoire de chacun des atomes incidents. Chacun des atomes passe donc à travers l’ensemble des deux trous et cela conduit au fait que la probabilité d’arrivée sur le détecteur est modulée plus rapidement selon la direction perpendiculaire aux fentes, que ce que l’on aurait sans ces deux fentes.
2.6
Limites de l’expérience de Carnal et Mlynek
On peut cependant indiquer quelques limites de cette expérience : elle n’a permis d’observer qu’un (très) petit nombre de franges et le contraste était très limité. Le fait de travailler directement sur un jet thermique, en sélectionnant simplement les atomes avec un trou, pose par ailleurs une limite sérieuse au flux disponible dans ce jet. Sur ce point, les techniques de refroidissement permettent une amélioration sensible. Pour mieux comprendre les limites de cette expérience, il faut revenir au lien entre le nombre de franges visibles et les caractéristiques de la source. Dans l’expérience d’optique, c’est le rapport de la longueur d’onde moyenne sur la largeur en longueurs d’onde (largeur spectrale) qui impose le nombre de franges visibles. La question est donc : quelle est la longueur d’onde moyenne associée aux atomes d’une part ? et quelle est la largeur spectrale qui leur est associée d’autre part ? 13
Δp x Δx ≥ ħ h/2, où Δp x et Δx représentent les écarts types sur la quantité de mouvement selon x et sur la coordonnée x respectivement.
LES ATOMES FROIDS
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On montre en mécanique quantique que l’onde associée à une particule de quantité de mouvement p = mv est donnée par la relation de de Broglie : λ=
h p
où h est la constante de Planck. Plus les atomes sont lents et plus la longueur d’onde associée augmente. Par ailleurs, nous avons longuement discuté la distance typique sur laquelle est délocalisé chaque atome, pour une assemblée d’atomes à la température T : la longueur d’onde thermique de de Broglie, dont la valeur dépend de la température : h · Λd BT = 2πmkB T Cette longueur d’onde thermique est reliée à la distribution des quantités de mouvements, donc des longueurs d’onde, dans une assemblée d’atomes de température donnée. Une deuxième série d’expériences a été entreprise, dans laquelle on tire parti de l’augmentation de la longueur d’onde moyenne et aussi de l’augmentation de la longueur d’onde thermique, en utilisant un nuage d’atomes froids au lieu d’un jet thermique issu d’un four. 2.7
Expériences de Shimizu et Shimizu
Très peu de temps après les expériences de O. Carnal et J. Mlykek, un groupe japonais a mis en évidence des franges d’interférence, avec un contraste nettement amélioré. Le principe est le même : produire des interférences en envoyant des atomes sur un système de deux fentes. En revanche, on utilise cette fois un nuage d’atomes ultrafroids, au lieu d’un jet thermique. En pratique, on lâche sur les fentes, contenues dans un plan horizontal, un nuage d’atomes de néon auparavant piégés dans une mélasse optique 14 (figure 4.9). Contrairement à l’expérience précédente, menée sur un jet, il n’y a pas besoin d’utiliser une première fente de diffraction. En effet, la température des atomes dans la mélasse est suffisamment faible pour que le paquet d’ondes associé à chaque 14
Plus précisément, l’expérience de Shimizu est menée avec des atomes de néon dits « métastables ». Il s’agit d’atomes portés dans un état électronique excité, de durée de vie anormalement longue. D’une part, le fait que les atomes soient dans un état excité permet de les détecter efficacement lorsqu’ils tombent sur un détecteur métallique. D’autre part, le fait que cet état excité particulier soit de grande durée de vie permet de conduire toute l’expérience d’interférence atomique jusqu’à la détection, comme si les atomes étaient dans leur état fondamental. L’expérience de Carnal et Mlynek utilise pour sa part des atomes d’hélium, portés eux aussi dans un état métastable, par bombardement électronique à la sortie du four.
108
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
nuage ultra-froid
double fente
galette de détection
Figure 4.9. Schéma de principe de l’expérience de F. Shimizu et K. Shimizu : on prépare un nuage d’atomes ultra-froids et on le laisse tomber sur une double fente. Une galette de détecteurs permet ensuite d’accéder à la répartition spatiale des atomes après la double fente. Expérimentalement, cette distribution spatiale est modulée, selon la direction perpendiculaire aux fentes, de façon analogue à la répartition d’intensité lumineuse dans l’expérience historique des fentes de Young.
atome soit délocalisé sur l’ensemble des deux fentes, lesquelles sont distantes de quelques micromètres en pratique. En termes d’optique, on dit que la cohérence 15 du paquet d’ondes associé à chaque atome est suffisamment grande pour produire des interférences. 2.8
Comparaison des deux expériences
Dans l’idée d’insister sur l’aspect « optique atomique » de ces deux expériences, on peut préciser les deux expériences d’optique, analogues aux deux expériences atomiques précédentes (Carnal et Mlynek, et Shimizu et Shimizu) (figure 4.10). L’expérience de Carnal et Mlynek ressemble à une expérience d’optique menée avec une lampe à incandescence. Cette source est très peu monochromatique, la cohérence est très faible. Il est donc délicat de réaliser des interférences avec cette source. En pratique, il faut une première fente de diffraction et l’on n’obtient malgré tout que quelques franges visibles, avec un faible contraste. L’expérience de Shimizu et 15
La longueur d’onde thermique de de Broglie Λd BT correspond précisément à la longueur de cohérence pour l’onde atomique associée à chaque atome. C’est l’analogue atomique strict de la longueur de cohérence qui caractérise les trains d’onde d’une source lumineuse quasi-monochromatique. Diminuer la température de l’assemblée d’atomes permet d’augmenter Λd BT , et donc, en ce sens, d’augmenter la cohérence.
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Figure 4.10. Les expériences des fentes de Young peuvent aussi être réalisées photon par photon. On obtient alors, après un nombre croissant de particules détectées, les figures ci-dessus. Les deux aspects complémentaires, corpusculaire et ondulatoire, apparaissent clairement sur ces figures. La détection des positions se fait en des points discrets, ce qui correspond à l’aspect corpusculaire. La distribution de probabilité de ces points présente, elle, des interférences, et renvoie donc au comportement ondulatoire. Pour un grand nombre de particules détectées, on retrouve la figure de l’expérience historique. Les expériences du groupe de Shimizu, conduites avec des atomes, produisent des figures tout à fait analogues. L’expression « dualité onde-corpuscule » est parfois rencontrée pour rendre compte de ce type d’expériences. Les objets quantiques ne sont ni onde ni corpuscule, mais les deux à la fois en quelque sorte.
Shimizu consiste, elle, à partir d’emblée avec une source beaucoup plus cohérente. On pourrait considérer une lampe spectrale, par exemple une lampe au sodium, dont on a isolé une raie, associée à une transition entre deux niveaux d’énergie. Avec une telle source, il est relativement aisé d’obtenir une bonne dizaines de franges avec un bon contraste.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Il reste bien sûr une source de lumière particulièrement adaptée à l’obtention de franges d’interférences : le laser. Et il se trouve que cette source de photons trouve son analogue atomique : le condensat de Bose-Einstein. Nous allons donc compléter les propos tenus sur ces condensats, afin de discuter les interférences qu’ils sont susceptibles de produire.
3
Condensats de Bose-Einstein
3.1
Description des condensats de Bose-Einstein
Dans cette section, nous cherchons à décrire quelques expériences réalisées avec des condensats de Bose-Einstein de gaz dilués, expériences qui mettent en évidence les propriétés quantiques de cet état de la matière. Parmi les motivations de la course aux très basses températures figure la mise en évidence d’un comportement quantique collectif des atomes. Dans le premier chapitre, nous avons insisté sur la nécessité de décrire par la mécanique quantique la structure interne de l’atome, c’est-àdire pour un objet microscopique individuel. Les distances typiques dans un atome sont en effet de l’ordre du dixième de nanomètre (10−10 m). Avec les condensats de Bose-Einstein, nous abordons un domaine où la mécanique quantique régit le comportement d’objets macroscopiques, dont les dimensions atteignent des fractions de millimètre 16 , c’est-à-dire le diamètre d’un cheveu. Ce caractère quantique collectif d’une assemblée atomique se manifeste lorsque la température devient suffisamment basse pour que les paquets d’onde associés aux différents atomes d’un gaz commencent à se recouvrir, comme nous l’avons indiqué dans la fin du chapitre précédent. En effet, dans cette situation, l’indiscernabilité des atomes conduit, pour certains atomes, à décrire l’ensemble des quelques millions de particules qui composent le gaz par une unique fonction d’onde. Dans la mesure où un tel nombre de particules est décrit par une unique fonction d’onde, on emploie le terme de « fonction d’onde macroscopique ». Dans cette situation particulière, le comportement du gaz ultra-froid est radicalement différent du comportement d’un ensemble de microscopiques billes de billard. Nous allons en donner quelques illustrations dans les sections suivantes. Avant cela, il convient de préciser pourquoi nous avons écrit que, pour certains atomes, le gaz peut être décrit par une unique fonction d’onde. 3.2
Bosons et fermions
Un atome de lithium 6 (6 Li) donné, dans un gaz, est strictement identique à un autre atome de lithium 6 dans ce gaz. On peut aussi considérer l’isotope 7 du lithium (7 Li), 16
Un condensat de Bose-Einstein gazeux, après temps de vol, a des dimensions de l’ordre de 100 microns.
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dont le noyau contient un neutron de plus que le noyau de lithium 6 : un atome de lithium 7 est strictement identique à un autre atome de lithium 7. Ce caractère universel des différentes briques de la matière est quelque chose d’important, non trivial, qui est par exemple exploité dans les horloges atomiques, comme cela a été présenté dans les sections précédentes. Nous souhaitons ici indiquer une différence cruciale entre les isotopes 6 et 7 du lithium. Outre une petite différence de masse liée au neutron supplémentaire dans le lithium 7, il existe une différence bien plus radicale, concernant les propriétés quantiques de ces deux atomes : l’un est ce que l’on appelle un fermion 17 (le lithium 6), l’autre (le lithium 7) est ce que l’on appelle un boson 18 . Considérons deux atomes identiques et indiscernables, par exemple deux atomes de 6 Li. Puisqu’ils sont justement identiques et indiscernables, il n’est pas possible de raisonner comme si l’on pouvait accrocher une étiquette sur chacun des deux et considérer qu’il existe l’atome numéro 1 et l’atome numéro 2. Le point de vue pertinent consiste à envisager d’emblée cet ensemble de deux atomes, qu’il faut nécessairement traiter comme un tout. Pour illustrer cette idée, on peut envisager par exemple une expérience de collision (figure 4.11), dans laquelle les deux atomes arrivent selon une direction commune et repartent, après collision, selon une autre direction. Lorsque l’on détecte les deux atomes, après collision, on ne peut pas savoir lequel des deux arrive sur un détecteur donné. La seule information disponible est : l’un des deux atomes est arrivé sur un détecteur, l’autre atome sur l’autre détecteur.
?
Figure 4.11. Expérience de collision entre deux particules identiques indiscernables.
Dans un point de vue classique, on a deux possibilités, représentées sur la figure 4.12 par deux trajectoires distinctes. Comment calculer alors la probabilité d’observer un tel processus ? La théorie quantique attribue un nombre, une « amplitude de probabilité », à chacune des deux paires de trajectoires classiques, et la probabilité 17 18
En hommage au physicien italien Enrico Fermi. En hommage au physicien indien Satyendranath Bose.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
de détection fait intervenir le carré 19 de l’amplitude de probabilité totale. À ce stade, il faut séparer les particules identiques indiscernables en deux catégories : celles pour lesquelles l’amplitude totale est la somme des amplitudes (particules bosoniques), et celles pour lesquelles l’amplitude totale est la différence de deux amplitudes (particules fermioniques).
amplitude A1
amplitude A2
Figure 4.12. Les deux chemins classiques à envisager.
Notons A1 et A2 les deux amplitudes, associées aux deux trajectoires classiques, on a alors : – pour des bosons identiques indiscernables : P = |A1 + A2 |2 ; – pour des fermions identiques indiscernables : P = |A1 − A2 |2 . De façon équivalente, on peut caractériser les fermions par la propriété suivante, appelée principe d’exclusion de Pauli : deux fermions identiques indiscernables ne peuvent pas être dans le même état quantique. Cela se manifeste par exemple par le fait que les différents électrons d’un atome peuplent des niveaux d’énergie croissante, et ne sont pas tous dans le niveau fondamental. Au contraire, on peut avoir un nombre quelconque de bosons dans un même état quantique. Par exemple, tous les photons d’un faisceau laser sont dans le même état, ce qui permet d’expliquer la grande directivité, et le caractère très monochromatique du rayonnement qui en résulte. 19
La probabilité est plus précisément le module au carré de la somme des amplitudes de probabilité associées aux trajectoires que l’on ne peut distinguer. Chaque amplitude de probabilité est un nombre complexe.
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3.3
Théorème spin-statistique
Revenons à nos atomes de lithium, 6 Li et 7 Li. Comment savoir si l’on a affaire à des bosons ou à des fermions ? La démonstration est fort complexe, mais le résultat est facile à énoncer en fonction du spin des particules considérées : – les fermions sont les particules de spin demi-entier ; – les bosons sont les particules de spin entier. Le spin d’une particule correspond techniquement à un moment cinétique intrinsèque, c’est-à-dire non lié au mouvement de son centre de gravité. Dans une tentative de représentation classique, cela correspond à la rotation de la particule sur elle-même, et c’est de cette image que vient le terme spin 20 . Cependant la théorie quantique impose une quantification pour la vitesse de rotation correspondante et aucune représentation classique ne présente fidèlement l’état de spin d’une particule. En particulier, une particule ponctuelle comme l’électron possède un spin non nul, alors que le moment cinétique classique d’un système ponctuel aurait nécessairement une valeur nulle. De plus, lorsqu’on mesure l’équivalent de la vitesse de rotation d’un électron sur lui-même autour d’un axe, on ne trouve que deux valeurs possibles. Ces propriétés, tout à fait surprenantes avec notre intuition classique, sont cependant bien décrites par la théorie quantique, laquelle rend parfaitement compte des observations expérimentales. Donnons quelques exemples de fermions : les électrons, les quarks qui composent les nucléons (protons et neutrons), les nucléons eux-mêmes. De façon générale, une particule composite qui résulte de l’association d’un nombre impair de fermions est elle-même un fermion. Et quelques exemples de bosons : les photons et toutes les particules composites qui résultent de l’association d’un nombre pair de fermions. Finalement, le lithium 6, qui contient 6 nucléons et 3 électrons, est un fermion et le lithium 7, qui contient 7 nucléons et toujours 3 électrons, est un boson. 3.4
Gaz quantiques dégénérés et indiscernabilité
Dans les conditions usuelles de température et de pression, les propriétés des gaz qui nous entourent ne dépendent pas du fait que les atomes ou molécules qui composent ces gaz soient des bosons ou des fermions. On dit que l’on a alors un gaz classique. Lorsque la température diminue et que simultanément la densité reste assez grande, alors les paquets d’ondes associés aux différents atomes commencent à se recouvrir et l’on obtient alors un gaz dit quantique, ou encore un gaz « dégénéré ». Dans ce régime, le comportement diffère radicalement pour des bosons et pour des fermions. Les bosons forment un condensat de Bose-Einstein et les fermions forment une mer de Fermi. 20
To spin : tourner en anglais.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Dans le condensat de Bose-Einstein, tous les bosons se condensent dans le même état quantique et l’ensemble du nuage se comporte comme une unique « onde de matière ». Au contraire, dans un gaz de fermions dégénéré, les particules peuplent les différents états quantiques du système, en partant du niveau énergétiquement le plus bas (fondamental), et en respectant le principe d’exclusion de Pauli : pas plus d’un fermion par état quantique 21 . Un exemple très important de gaz fermionique dégénéré est constitué par les électrons dans un métal. La compréhension de propriétés apparemment aussi simples que le caractère isolant ou conducteur d’un solide fait intervenir les propriétés de ce gaz d’électrons dégénéré. C’est pourquoi la physique du solide a considérablement progressé à partir des années 1930, lorsqu’avec le développement de la théorie quantique (et de la physique statistique), ce type de système a commencé à pouvoir être correctement décrit théoriquement. Nous avons, à plusieurs reprises, utilisé l’adjectif « indiscernable » pour un ensemble d’atomes, comme une assemblée d’atomes de 6 Li. Il se trouve qu’à température usuelle, les atomes sont identiques, mais ils sont en pratique discernables, parce que les paquets d’ondes ne se recouvrent pas. Le caractère quantique est présent, puisque chaque atome est un peu délocalisé, mais cela ne se ressent pas à grande échelle, parce que ces paquets d’ondes évoluent en quelque sorte séparément. C’est bien sur ce point que s’opère une modification radicale à très basse température. Si les ondes associées à deux atomes identiques se recouvrent, les deux atomes deviennent alors réellement indiscernables, et il n’est plus question de les décrire individuellement, comme des petites billes microscopiques. La distinction étant faite, désormais, entre bosons et fermions, nous pouvons passer à la présentation de quelques caractéristiques des condensats de Bose-Einstein.
3.5
Superfluidité des condensats
Nous commençons par présenter une propriété très importante des condensats : la superfluidité. Les fluides qui nous entourent sont tous caractérisés par une certaine viscosité. Cette grandeur rend compte, à l’échelle macroscopique, des frottements entre les couches de fluides à l’échelle microscopique. Chacun a une idée intuitive de ce que représente la viscosité, ne serait-ce qu’après avoir déplacé une cuiller dans un pot de miel. C’est aussi la viscosité qui se manifeste lorsqu’on fait tourner un bâton dans l’eau, et que l’on y développe des tourbillons. Ces mêmes tourbillons apparaissent d’ailleurs spontanément, dans une rivière, lorsque l’écoulement rencontre un obstacle. 21
On peut avoir plusieurs fermions avec la même énergie s’il existe plusieurs états quantiques distincts avec la même énergie. On dit que le niveau d’énergie est dégénéré.
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Les gaz, comme l’air, sont aussi caractérisés par une certaine viscosité, même si elle est un peu moins évidente à appréhender. Cette viscosité des gaz se révèle cruciale, par exemple pour développer une force de portance sur une aile d’avion. En particulier, des tourbillons sont libérés derrière les ailes des avions au démarrage, et cela est indispensable pour installer autour de chaque aile un écoulement qui exerce une force verticale, c’est-à-dire une portance. Le fait que les pales d’un ventilateur restent recouvertes de poussières, malgré leur rotation, témoigne aussi de la viscosité de l’air. Quelle est l’origine de la viscosité ? À notre échelle macroscopique, les fluides, gaz ou liquides, avec lesquels nous sommes familiers, nous apparaissent continus. On sait bien cependant que ces fluides sont constitués d’atomes ou de molécules. Ce sont les interactions entre ces atomes ou ces molécules qui engendrent la viscosité. 3.6
Expérience du seau tournant avec un fluide classique
Une expérience simple, pour étudier la viscosité, est l’expérience dite du seau tournant. Si l’on entraîne en rotation un seau contenant un fluide initialement au repos, les frottements des couches de fluide externes sur les bords du seau, puis au sein du fluide lui-même, vont finalement entraîner l’ensemble du fluide. Après un intervalle de temps d’autant plus court que le fluide est visqueux 22 , le fluide atteint un état dans lequel il tourne en bloc, exactement comme un solide en rotation 23 . Par ailleurs, la surface du fluide acquiert un profil parabolique. 3.7
Superfluides, supraconducteurs et condensats de Bose-Einstein
Les condensats de Bose-Einstein présentent une propriété très singulière : ils sont superfluides. Cela signifie que leur viscosité est strictement nulle. Il faut bien comprendre que ce n’est pas un fluide dont la viscosité est très faible par rapport aux fluides usuels. La viscosité s’annulle littéralement. La superfluidité a été découverte 24 en 1937 par P. Kapitza d’une part et J.F. Allen et A.D. Misener d’autre part. Ces chercheurs travaillaient sur l’hélium liquide, refroidi à des températures inférieures à 2,2 K 25 . La superfluidité de l’hélium a ensuite été étudiée par les plus 22
Il convient de distinguer la viscosité dynamique, en Pa·s (Poiseuille) de la viscosité cinématique en m2 ·s−1 . C’est la viscosité cinématique qui intervient ici. 23 Le champ des vitesses est de la forme v = ωr eθ où ω est la vitesse angulaire de rotation et eθ un vecteur unitaire orthoradial. 24 Les contributions respectives et même la chronologie stricte dans la découverte de la superfluidité de l’hélium 4 sont difficiles à démêler. À ce sujet, on pourra consulter en particulier : S. Balibar, « La superfluidité » dans Université de tous les savoirs, vol. 4, édité par Y. Michaud (Odile Jacob, Paris, 2001). 25 C’est-à-dire en dessous de ce que W. Keesom a baptisé le « point lambda (λ) » en 1927, en référence à l’allure du graphe de la capacité thermique en fonction de la température. C’est aussi W. Keesom qui
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
grands physiciens, parmi lesquels Richard Feynman et Lev Landau en particulier. Les premiers à proposer une interprétation en termes de condensation de Bose-Einstein sont F. London et L. Tisza en 1938. Cette propriété de superfluidité est très analogue à la propriété de supraconductivité, rencontrée en dessous d’une certaine température, avec différents métaux, alliages ou autres matériaux. Dans le cas des supraconducteurs, c’est la résistivité électrique qui s’annule strictement. La supraconductivité, elle, a été découverte par le Hollandais Kamerlingh Onnes, en 1911 après qu’il est parvenu à liquifier l’hélium 26 en 1908 à Leiden. On notera au passage le lien intime entre des préoccupations qui semblent assez techniques, liquéfier des gaz, atteindre des températures basses et des découvertes extraordinaires de physique fondamentale, qui touchent au cœur de la physique quantique. Le phénomène de supraconductivité fait toujours l’objet de recherches actives, à la fois sur le plan théorique et sur le plan expérimental. Le défi théorique actuel est d’expliquer la supraconductivité des matériaux les plus susceptibles d’application à grande échelle : ceux qui deviennent supraconducteurs à température suffisamment élevée. En pratique, une température ambiante serait bien sûr idéale pour pouvoir développer des applications. Cependant, la température de l’azote liquide constitue déjà une étape cruciale, étant donné la relative disponibilité de ce fluide cryogénique 27 . On désigne par supraconducteurs à « haute température critique » la classe de matériaux dont la température critique est supérieure à la température d’ébullition de l’azote liquide. Du côté des applications, la supraconductivité est exploitée lorsqu’il est nécessaire de produire des courants électriques importants avec des pertes faibles. C’est le cas par exemple des trains à sustentation magnétique et aussi des appareils de résonance magnétique nucléaire (RMN) ou d’imagerie par résonance magnétique (IRM). Depuis sa découverte, la question du lien entre la superfluidité et le phénomène de condensation de Bose-Einstein 28 a été débattue de façon récurrente et continue de l’être. Il s’avère que les condensats de Bose-Einstein de gaz ultra-froids se comportent systématiquement comme des superfluides. 3.8
Expérience du seau tournant avec un superfluide
Que donne l’expérience du seau tournant avec un superfluide ? Lorsque l’on commence à faire tourner doucement le seau, le superfluide, lui, ne tourne pas ! Il n’y a a introduit les termes de He I et He II pour insister sur les propriétés radicalement différentes de ce même liquide de part et d’autre de ce point lambda. 26 L’hélium 4 se liquéfie à 4,2 K à pression atmosphérique. 27 La température de l’azote liquide est de 77 K ou –197 ◦ Celcius. 28 La condensation est historiquement une prédiction purement théorique, faite par le physicien indien S. Bose au début du XX e siècle.
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pas de frottement sur les bords (pas de viscosité) et donc pas de mouvement développé dans le fluide. Si l’on augmente la vitesse angulaire de rotation du seau, des mouvements apparaissent dans le superfluide, mais très différents de ceux observés dans un fluide visqueux habituel. La rotation pénètre dans le fluide, sous une forme très particulière : les tourbillons quantiques. Lorsque la vitesse de rotation du seau dépasse une valeur critique, un « trou » apparaît dans le superfluide, au centre. Il s’agit plus précisément d’une ligne le long de laquelle la densité volumique de particules s’annule et autour de laquelle se développe un écoulement analogue à celui dans une tornade : plus la distance au centre s’éloigne, plus la vitesse décroît. Rappelons que c’est exactement le contraire que l’on observe avec un fluide visqueux : la vitesse est nulle au centre et croît lorsqu’on s’éloigne de ce centre, pour devenir égale à la vitesse du seau sur les bords. Si l’on augmente encore la vitesse de rotation du seau, alors de nouveaux tourbillons quantiques apparaissent et l’ensemble de ces tourbillons quantiques s’arrange de façon régulière selon un réseau triangulaire. La façon dont la vitesse évolue lorsqu’on s’éloigne d’un tourbillon quantique est une signature d’un comportement typiquement quantique. En effet, considérons un contour circulaire qui enlace le cœur d’un tourbillon quantique. Le produit de la longueur du contour par la vitesse sur ce contour est toujours égal à la constante de Planck divisée par la masse d’un atome. Pour un contour circulaire 29 , la vitesse v à une distance r du cœur du tourbillon est donnée par la relation : 2πv r = 3.9
h m
·
Une cuiller laser dans un nuage ultra-froid
Une cuiller laser
L’expérience du seau tournant a été réalisée par une équipe de chercheurs français. Nous donnons dans ce paragraphe une présentation simplifiée de la méthode utilisée dans ce type d’expérience. Le superfluide était en l’occurence un condensat de BoseEinstein d’atomes de rubidium 87. Pour développer de la rotation dans ce condensat, les chercheurs utilisent un faisceau laser qui agit comme une cuiller tournant dans une tasse. Comment cela fonctionne-t-il ? Nous avons déjà indiqué qu’un faisceau laser désaccordé par rapport à une transition atomique pouvait exercer une force sur les atomes, force attractive ou répulsive 29
De façon plus générale, on a la relation :
v · dl = Γ
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h m
·
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
en fonction du signe du désaccord du laser par rapport à une transition atomique. Pour produire l’équivalent d’un piège tournant (analogue au seau tournant), on peut appliquer deux faisceaux laser, symétriquement, de part et d’autre du nuage atomique. On déforme ainsi légèrement le condensat selon l’axe défini par les centres de ces deux faisceaux. Ensuite, on tourne l’ensemble de ces deux faisceaux autour du centre du nuage, et l’obtient ainsi l’équivalent d’un piège tournant. Observation des tourbillons quantiques
Ces expériences ont permis d’obtenir les images de la figure 4.13 et d’étudier précisément le comportement du condensat lorsque la vitesse de rotation de la cuiller laser augmente. Les chercheurs ont pu, en particulier, étudier finement la dynamique d’apparition d’un vortex, observer l’apparition des tourbillons quantiques successifs, puis l’arrangement régulier de ces tourbillons quantiques lorsque plusieurs sont présents 30 . De façon générale, de même que pour les autres propriétés, l’étude de la superfluidité a bénéficié d’un intérêt majeur des condensats de Bose-Einstein de gaz atomiques dilués : la possiblité de faire varier les paramètres du système expérimental. Ces paramètres sont la densité volumique de particules, la température, l’intensité et la nature des interactions entre ces particules. Les expériences sont menées sur différentes espèces atomiques et de nombreuses études sont aussi été réalisées avec des mélanges de plusieurs atomes et/ou de plusieurs isotopes d’un même élément. 3.10
Interférences entre ondes de matière macroscopique, l’expérience de W. Ketterle
Dans ce paragraphe, nous revenons sur la question des interférences que l’on peut produire avec des ondes de matière. Dans une section précédente, nous avons décrit les expériences de O. Carnal et J. Mlynek et celles de K. Shimizu et F. Shimizu. Ces expériences, menées avec des atomes, présentaient une forte analogie avec l’expérience des fentes de Young, historiquement réalisée avec de la lumière. L’idée essentielle, pour ces expériences d’optique atomique, est que l’on décrit chaque atome par une (fonction d’) onde. En conséquence, on obtient des franges d’interférence si plusieurs chemins sont offerts à un atome donné pour atteindre le détecteur et si de plus on ne peut savoir lequel de ces chemins a été emprunté. Nous abordons à présent les interférences que l’on peut produire entre deux condensats de Bose-Einstein. Assez rapidement après l’obtention des premiers condensats de Bose-Einstein de sodium (Na), le groupe de Wolfgang Ketterle, au 30
Une autre propriété importante des tourbillons quantiques ne sera pas discutée ici : la variation de la phase de la fonction d’onde lorsqu’on fait un tour autour d’un tourbillon quantique. La comparaison entre les prédictions théoriques et les résultats expérimentaux a pu être faite pour cette propriété aussi.
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Figure 4.13. Observation de tourbillons quantiques dans un condensat de Bose-Einstein. La première image est celle d’un condensat sans rotation. La deuxième montre l’apparition d’un tourbillon quantique, lorsqu’on fait tourner la « cuiller laser » au-dessus d’une fréquence de rotation critique. Si l’on augmente encore la fréquence de rotation, les tourbillons s’organisent régulièrement et forment un réseau d’Abrikosov, visible sur la dernière série d’images. (Images fournies par F. Chevy, maître de conférence au Laboratoire Kastler-Brossel à l’École normale supérieure de Paris.)
MIT, a en effet réalisé une expérience dans laquelle interfèrent les deux ondes de matière associées à deux condensats de Bose-Einstein distincts. Le moyen d’obtenir expérimentalement les deux condensats que l’on souhaire faire interférer est d’en produire un gros, et de le couper en deux ! Comment réaliser cette opération ? La méthode qui a été retenue est l’utilisation de la force dipolaire, que nous avons présentée au chapitre 3. Un faisceau laser, dont la fréquence est désaccordée sur le bleu d’une résonance atomique, permet d’exercer une force répulsive sur les atomes. Le groupe de W. Ketterle a donc installé une nappe de lumière de fréquence adéquate au milieu d’un condensat, et a ainsi obtenu un ensemble de deux condensats. Ensuite, comme pour toutes les expériences d’imagerie par temps de vol, le piège est coupé, ce qui a pour conséquence que chacun des deux condensats s’étend spatialement. Après un temps de vol suffisamment long pour que les deux condensats se recouvrent largement, une image de la densité volumique d’atomes est enregistrée. À cette fin, on envoie un faisceau laser élargi, accordé sur une résonance atomique, et l’on visualise sur une caméra CCD l’ombre portée par le nuage atomique sur ce faisceau. L’image ainsi obtenue sur la caméra CCD dans le groupe de Ketterle présentait très clairement un ensemble de franges d’interférence,
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
alternativement sombres et claires, étendu sur tout le domaine de recouvrement des deux condensats initiaux. 3.11
Différence avec les interférences atome par atome
Il faut bien comprendre que cette expérience diffère qualitativement des expériences de O. Carnal et J. Mlynek ou de celles de K. Shimizu et F. Shimizu. Dans ces dernières en effet, chaque atome interfère avec lui-même. L’onde de matière considérée est celle associée à un atome donné. Expérimentalement, on réalise des statistiques sur la distribution d’arrivées de nombreux atomes, pour pouvoir accéder à la distribution de probabilité de présence de ces atomes. Chaque atome est donc effectivement spatialement délocalisé, mais les atomes « évoluent » néanmoins indépendamment. Dans l’expérience de W. Ketterle au contraire, les deux ondes qui interfèrent sont celles associées à deux ensembles de quelques centaines de milliers d’atomes chacun. Il s’agit bien d’interférences entre des ondes de matière macroscopiques. Du point de vue de la physique fondamentale, le fait d’observer des franges d’interférence sur tout le domaine de recouvrement des deux condensats atteste de la cohérence de chacun des condensats. Finalement, cette expérience est quasiment l’expérience pédagogique par excellence : on revient, après un long détour, aux interférences entre les deux ondes à la surface de l’eau. On peut espérer que dans quelques années elle devienne un classique dans les manuels des futurs jeunes élèves, parfaitement rodés à la physique quantique. La publication initiale de ces résultats a cependant provoqué, dans la communauté, une intense réflexion sur la notion délicate de cohérence de phase pour une assemblée d’atomes. 4 4.1
Gaz ultra-froids et simulateurs analogiques quantiques Retour aux sources des condensats
Les condensats de Bose-Einstein tiennent leur nom du physicien indien Satyendranath Bose et du physicien né allemand Albert Einstein. En relation avec l’étude du rayonnement du corps noir, S. Bose avait obtenu une démonstration originale de la loi de Planck, en calculant, avec une approche fondamentalement statistique, les nombres moyens de photons dans une cavité de température donnée, en fonction de leur fréquence. Ne parvenant pas à faire accepter ses résultats pour publication, S. Bose a envoyé ses travaux à A. Einstein. Ce dernier a très vite perçu l’intérêt des calculs de S. Bose, a traduit son article en allemand et appuyé la demande de publication dans la très prestigieuse revue Zeitschrift für Physik. Après cette contribution de S. Bose sur les aspects statistiques des particules non massives que sont les photons, A.
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Einstein a développé, en 1924, des calculs analogues pour des particules massives sans interaction, c’est-à-dire pour un gaz parfait. Il s’agissait de déterminer comment les atomes d’un tel gaz parfait se répartissent dans les différents états quantiques possibles, à l’équilibre thermodynamique, en fonction de la température du gaz. Les calculs d’A. Einstein mènent à la conclusion que si l’on diminue la température en maintenant la densité volumique suffisamment grande 31 , alors on finit par porter tous les atomes dans l’état quantique fondamental du système (l’état de plus basse énergie). A. Einstein lui-même était initialement sceptique devant ce résultat. On lui prête la phrase suivante : « Cette théorie est belle, mais contient-elle une vérité ? ». Avant même ces considérations théoriques, on a pu observer expérimentalement des manisfestations du phénomène de condensation de Bose-Einstein, dès 1911, avec la mise en évidence, par H. Kamerlingh Onnes, de la supraconductivité du mercure refroidi à l’hélium liquide. Ensuite, la superfluidité de l’hélium a été mise en évidence entre 1928 et 1937. Ces systèmes issus de la physique de la matière condensée 32 sont cependant très difficiles à décrire théoriquement, à cause des interactions qui existent entre les constituants. Pour cette raison, les progrès dans la compréhension de ces systèmes est restée très délicate pendant plusieurs décennies. A contrario, des condensats de Bose-Einstein obtenus avec des échantillons gazeux sont beaucoup plus proches, sur le plan théorique, du cas étudié historiquement par Einstein. Après un long détour à travers les progrès de la physique atomique, les techniques de refroidissement des atomes par laser ont donc permis de revenir aux sources de la condensation de Bose-Einstein. Les chercheurs spécialistes du domaine, qu’ils soient théoriciens ou expérimentateurs, étaient donc très motivés par les perspectives qu’offraient les gaz dilués, manipulés par laser. À l’heure où sont écrites ces lignes, environ une dizaine d’années après l’obtention des premiers condensats en phase gazeuse, les techniques issues de la physique atomique ont effectivement porté leurs fruits, et il est assez simple de montrer que de réels progrès ont été accomplis dans la compréhension de ces effets quantiques macroscopiques. Nous nous proposons dans cette section de présenter quelques problématiques liées à la condensation de Bose-Einstein en physique de la matière dense (solides et liquides), puis d’indiquer quelques exemples d’études réalisées sur des gaz en relation avec ces problématiques. 4.2
Supraconductivité et condensation
Revenons d’abord à la supraconductivité. Le courant qui s’écoule sans résistance dans un supraconducteur est un courant d’électrons. Or ces électrons sont des particules 31 32
Le bon critère est la densité dans l’espace des phases, nΛ3d BT ≥ 2,612. « Matière condensée » doit ici être compris au sens usuel du terme. Il s’agit simplement de distinguer d’une part les gaz (matière diluée) et d’autre part les liquides et solides (matière condensée).
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
élémentaires, de spin 1/2. L’électron est donc l’archétype du fermion et l’on sait que les fermions identiques indiscernables sont régis par les statistiques de FermiDirac 33 et non pas par celles de Bose-Einstein. Comment alors peut-on interpréter la supraconductivité en termes de condensation de Bose-Einstein ? Cela est possible si l’on groupe les électrons par deux, en considérant ce que l’on appelle une paire de Cooper, d’après le nom du physicien qui a le premier eu cette idée 34 . En effet, un nombre pair de fermions possède toujours un spin entier et constitue donc un boson composite. La première théorie microscopique de la supraconductivité, la fameuse théorie BCS 35 , repose donc essentiellement sur la notion de condensation de BoseEinstein de bosons composites, les paires de Cooper. Mais la physique des supraconducteurs a connu des bouleversements depuis la découverte historique de H.K. Onnes sur le mercure plongé dans l’hélium liquide à 4 K. Des matériaux à base d’oxydes de cuivre, développés dans les années 1980, manifestent en effet un comportement supraconducteur à beaucoup plus haute température, presque à température ambiante 36 . Le mercure et les oxydes de cuivre ont donc des températures critiques nettement distinctes, mais leurs comportements diffèrent aussi lorsqu’on les soumet à un champ magnétique extérieur. Dans le cas du mercure, classe de matériaux appelés supraconducteurs de type I, un champ magnétique appliqué à l’extérieur ne pénètre pas du tout dans le volume du supraconducteur. Si l’on augmente le champ magnétique au-delà d’une valeur critique, on détruit tout simplement la supraconductivité et le matériau devient alors un conducteur normal. Dans les matériaux plus récents dits de type II, dont font partie les supraconducteurs à haute température critique, la situation est plus subtile. Le champ magnétique extérieur peut pénétrer l’échantillon, sans détruire la supraconductivité, mais sous la forme très particulière de « vortex ». Le champ magnétique n’est pas uniforme dans le supraconducteur, il est non nul seulement autour de lignes de singularité qui constituent les vortex. Cette situation est très analogue à la pénétration de la rotation dans les superfluides sous forme de tourbillons quantiques. L’analogie n’est pas triviale, puisque dans l’hélium superfluide, les bosons sont les atomes d’hélium, alors que 33
Pas plus de deux fermions dans le même état quantique. La formation d’une telle paire est improbable a priori puisque les électrons, de même charge électrique, se repoussent. Il s’avère pourtant qu’une attraction entre deux électrons est rendue possible si l’on considère l’interaction des électrons avec les charges positives que constituent les cations métalliques (le réseau) à travers lesquels se déplacent ces électrons. Schématiquement, un électron déforme localement le réseau, forme ainsi un centre de charge positive, qui est susceptible d’attirer par la suite l’autre électron. 35 BCS pour J. Bardeen, L. Cooper et R. Schrieffer, les trois physiciens qui ont obtenu le prix Nobel 1972 pour cette théorie microscopique de la supraconducvité. 36 En pratique, si la température critique dépasse 77 K, on passe au-delà de la température de l’azote liquide, ce qui permet déjà des applications. 34
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123
dans les supraconducteurs, ce sont des paires d’électrons (paires de Cooper). La distance typique entre deux électrons dans une paire de Cooper est par ailleurs grande devant la distance interatomique typique dans le solide. Dans les supraconducteurs à basse température, pour lesquels s’applique la théorie BCS, on considère donc une condensation de bosons composites, mais qui s’interpénètrent tous les uns avec les autres. C’est donc une situation bien différente de la condensation des atomes d’hélium 4 dans l’hélium superfluide. Dans ce cas, en effet, la distance entre les centres de masse des atomes d’hélium est bien supérieure à la distance entre les électrons et les nucléons qui composent un atome donné. 4.3
Des condensats de Bose-Einstein de fermions ?
Cette question est a priori choquante, puisque nous avons précisément classé les particules entre fermions et bosons, avec des statistiques fondamentalement différentes. Pourtant, le tableau d’ensemble des manifestations d’effets quantiques collectifs à l’échelle macroscopique s’est enrichi en 1972 avec la découverte de la superfluidité de l’hélium 3. Cet isotope de l’hélium constitué de deux protons et d’un seul neutron au lieu de deux dans l’hélium 4 est un fermion. Or, en refroidissant de l’hélium 3 liquide à des températures de l’ordre du mK, les trois américains David Lee, Douglas Osheroff et Robert Richardson ont mis en évidence la superfluidité de cet isotope ! Cette découverte a leur a valu le prix Nobel de physique 1996. Comment interpréter cette observation ? Le comportement des atomes d’hélium 3 est, dans une certaine mesure, analogue à celui des électrons d’un supraconducteur : une interaction attractive permet de former des paires. On obtient ainsi des bosons composites, qui peuvent donc conduire à une condensation de Bose-Einstein. Comme tous les condensats de Bose-Einstein, l’hélium 3 refroidi au millikelvin devient superfluide. Les physiciens ont donc, au cours du siècle passé, mis en évidence plusieurs manifestations d’effets quantiques collectifs, dans des systèmes variés 37 : métaux et alliages supraconducteurs à des températures de l’ordre de quelques kelvins, céramiques supraconductrices dès quelques dizaines, voire centaines de kelvins, hélium 4 en dessous de 2,2 K et hélium 3 superfluide à quelques mK. Ces systèmes sont d’une part très complexes à décrire sur le plan théorique et d’autre part ne se prêtent pas facilement à une modification des paramètres qui les caractérisent. La difficulté de la description théorique vient de la densité des systèmes considérés. Que l’on s’intéresse à des atomes d’hélium dans un liquide ou à des électrons dans un métal, les interactions entre chaque constituant élémentaire (atome ou électron) et ses très nombreux voisins jouent un rôle crucial pour les propriétés d’ensemble du système. La matière dense est très mal décrite en considérant que ces interactions ne jouent qu’une petite perturbation sur l’ensemble des constituants. Par ailleurs, on ne peut 37
Il existe aussi des phénomènes similaires pour les gaz d’excitons dans les semi-conducteurs.
124
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
quasiment pas faire varier l’intensité de ces interactions. Dans le cas d’un solide, la distance typique entre atomes, de l’ordre de 0,1 nanomètre, dépend de la masse volumique, et on ne peut comprimer un solide de façon à faire significativement varier cette masse volumique.
4.4
Révolution des gaz ultra-froids, contrôle des interactions
Sur ces deux aspects, possibilité d’un traitement théorique précis et possibilité de faire varier expérimentalement les caractéristiques du système, les gaz ultra-froids apportent des possibilités réellement nouvelles, par rapport aux solides supraconducteurs ou aux superfluides. Le premier point vient du fait que l’on travaille avec des gaz dilués. Dans une première approximation, on peut penser à négliger complètement les interactions entre les constituants du gaz. Le gaz est alors dit parfait. Un tel gaz parfait est déjà susceptible de produire un condensat de Bose-Einstein si l’on prend en considération l’indiscernabilité des atomes qui le composent, et c’est précisément l’objet du travail historique d’A. Einstein, sur la base des travaux de S. Bose concernant les gaz de photons. Cependant, même si elles sont a priori nettement moins intenses que dans une phase condensée, comme un solide ou un liquide, les interactions entre atomes d’un gaz ultra-froid ont des conséquences facilement détectables expérimentalement. En revanche, étant donné la faible densité de ces gaz, on sait traiter théoriquement, de façon précise et contrôlée, l’effet de ces interactions, parce qu’il est possible de les traiter de façon perturbative. La comparaison entre théorie et expérience sur les condensats de Bose-Einstein des gaz dilués est donc bien plus précise que pour des phases condensées comme les supraconducteurs ou l’hélium superfluide. Ce premier argument explique l’intérêt très vif porté à ces systèmes et les efforts développés pour l’obtention des premiers condensats de Bose-Einstein gazeux. Mais il y a plus. Les expérimentateurs ont développé un outil assez simple et très efficace pour faire varier l’intensité et même la nature attractive ou répulsive des interactions entre les constituants du gaz étudié. Nous ne chercherons pas à expliquer le mécanisme de cet effet, dont le nom technique est « résonances de Feshbach », mais dans la pratique, il s’agit d’appliquer sur les atomes un champ magnétique statique avec des bobines parcourues par des courants continus importants 38 . En réglant l’intensité du courant, on modifie continûment les interactions entre atomes, et l’on peut même passer d’interactions attractives à des interactions répulsives.
38
Les intensités des courants utilisés peuvent atteindre des centaines d’ampères.
LES ATOMES FROIDS
125
4.5
Gaz fermioniques dégénérés, transition BEC-BCS
Après l’obtention des premiers condensats à partir de gaz d’atomes bosoniques (87 Rb, 23 Na, 7 Li, etc.), plusieurs groupes se sont intéressés au refroidissement de gaz d’atomes fermioniques (6 Li et 40 K en particulier). L’adaptation des techniques développées sur des atomes bosoniques n’est pas immédiate, mais les chercheurs sont parvenus, avec des fermions, à atteindre des températures aussi faibles qu’avec les bosons. Par conséquent, ils ont pu produire des gaz de fermions dégénérés, pour lesquels se manifestent des comportements quantiques collectifs à l’échelle de l’ensemble du gaz. La technique d’accord des interactions via les résonances de Feshbach a été ensuite appliquée sur ces gaz fermioniques dégénérés. Grâce à ces techniques, plusieurs groupes sont parvenus à passer, sur un même dispositif expérimental, avec une même espèce atomique, d’un régime de type BCS à un régime de type condensation de Bose-Einstein de molécules 39 . Dans le régime de type BCS, les atomes fermioniques se comportent comme les électrons d’un supraconducteur. Il existe entre deux électrons des interactions attractives, de sorte que l’on peut considérer des paires d’atomes fermioniques, constituant des bosons. Chaque paire reste cependant très étendue spatialement et l’on trouve entre deux électrons d’une même paire de très nombreuses autres paires. Dans l’autre régime, dit BEC, les interactions entre fermions sont telles qu’il se forme un ensemble de molécules diatomiques, au sein desquelles les atomes sont très rapprochés, et ce sont ces molécules qui ensuite forment un condensat de Bose-Einstein. Ce comportement est similaire à celui des atomes de l’hélium liquide superfluide. Chacun de ces atomes d’hélium est un boson composite, association de nucléons et d’électrons très proches par rapport à la distance moyenne entre deux atomes adjacents. Les techniques développées sur les gaz atomiques ultra-froids ont donc permis de passer continûment du régime BCS au régime condensat de Bose-Einstein (BEC) de molécules sur un même système physique, presque en n’ayant qu’à tourner un bouton pour faire varier l’intensité d’un courant. Les gaz atomiques permettent ainsi d’interpoler entre différents régimes rencontrés sur des systèmes très différents dans la matière dense 40 . Une des conséquences de ces études expérimentales sur des gaz dégénérés d’atomes fermioniques a été un formidable échange interdisciplinaire, qui implique à la fois des spécialistes de physique des liquides, de supraconductivité et des spécialistes de physique atomique ou d’optique quantique. Ces échanges ont bien sûr 39
En France, le groupe de C. Salomon, au Laboratoire Kastler-Brossel, a contribué de façon significative à ce type de travaux. 40 Sur le plan théorique, A. Leggett, P. Nozières et S. Schmitt-Rink avaient étudié ce type de transition dans les années 1980.
126
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
fait progresser la compréhension de ces systèmes. Le prix Nobel de physique 2003 attribué à Alexei Abrikosov, Vitaly Ginzburg et Anthony Leggett, récompense ce type d’échanges constructifs entre interlocuteurs de disciplines qui étaient apparues distinctes pendant un temps. A. Legget a apporté des contributions importantes sur la compréhension de la superfluidité de l’hélium 3. V. Ginzburg et A. Abrikosov sont connus de longue date pour des contributions majeures sur la supraconductivité. Tous les trois ont apporté des éclairages sur les relations entre superfluidité et condensation de Bose-Einstein. 4.6
Notion de simulateur analogique quantique
Ces travaux sur la transition continue BEC-BCS hissent les gaz d’atomes froids au rang de simulateur analogique quantique et font de ces gaz un outil très prometteur. Nous avons déjà insisté sur la complexité de la description théorique des systèmes comprenant un grand nombre de particules en interaction, les solides et les liquides en particulier. L’étude du magnétisme, typiquement, avec ses applications bien connues pour le stockage de l’information, entre dans cette catégorie. La difficulté est accrue pour un système qui relève de la mécanique quantique à cause des corrélations qui peuvent alors intervenir entre les constituants. Ce type de problème est appelé « problème à n-corps quantique ». Pour comprendre un tel système physique, on a recours à des modélisations théoriques, en cherchant à ne retenir que les aspects cruciaux du système réel étudié, de façon à permettre une mise en équation. Il s’agit ensuite de confronter les prédictions du modèle, c’est-à-dire les résultats des calculs, avec les mesures expérimentales. Or la complexité des problèmes à n-corps quantique fait que, malgré les progrès considérables réalisés en informatique, les temps de calcul nécessaires restent actuellement rédhibitoires. Ainsi, les méthodes de calculs par ordinateur ne permettaient pas d’arbitrer entre un modèle développé par A. Leggett, P. Nozières et S. Schmitt-Rink et d’autres modèles concurrents concernant la possibilité passer continûment du régime BEC au régime BCS. Une alternative à la résolution numérique, par ordinateur, des équations d’un modèle, consiste à réaliser expérimentalement un système qui évolue conformément à ce modèle. On passe donc à une simulation analogique. Cette idée était déjà présente dans les horloges astronomiques réalisées à partir du Moyen Âge. Un ensemble sophistiqué de pignons et d’engrenages permet de déterminer les dates d’événements astronomiques comme la conjonction de planètes avec le Soleil. Ces dispositifs ont été conçus et utilisés bien avant la découverte des lois de la gravitation universelle et donc avant la résolution des équations de la mécanique qui régissent le système solaire. Il s’agit bien d’une simulation analogique. Considérons à présent un problème typique de physique du solide. Il s’agit d’étudier la dynamique d’un ensemble d’électrons dans un réseau de cations répartis
LES ATOMES FROIDS
127
périodiquement. Un vrai solide contient inévitablement des impuretés, de nature chimique (des atomes de cuivre dans un cristal de zinc) ou critallographique (des atomes manquants ou déplacés par rapport à la structure parfaitement tripériodique, ou bien une agitation thermique du réseau). Par ailleurs, les distances interparticules sont imposées dans un cristal donné et les interactions entre les électrons d’une part, et entre électrons et cations du réseau d’autre part, sont fixées. Dans le modèle théorique, on fait varier ces paramètres. Les techniques développées sur les gaz ultra-froids permettent de réaliser l’équivalent d’un tel cristal, sans défauts chimiques ni cristallographiques. Les électrons du cristal sont remplacés par les atomes ultra-froids, et le réseau cationique tripériodique est réalisé par voie optique, grâce aux interférences entre trois paires de faisceaux laser. On obtient en effet un ensemble de franges lumineuses sur un écran en superposant deux faisceaux laser. Avec deux autres faisceaux, on pourrait obtenir un réseau carré sur le même écran. En complétant avec une troisième paire de faisceaux, on obtient un « cristal lumineux », c’est-à-dire une répartition tripériodique de l’intensité lumineuse dans l’espace. La dynamique d’un ensemble d’atomes fermioniques placés dans ce cristal de lumière est analogue à la dynamique d’un ensemble d’électrons dans un cristal parfait. La technique des résonances de Feshbach permet par ailleurs de faire varier l’intensité des interactions entre les atomes placés dans ce réseau. En résumé, on peut donc synthétiser un cristal quasiment parfait, de géométrie variable, et les équivalents de la masse et de la charge des électrons sont ajustables avec l’intensité des faisceaux laser et le champ magnétique statique appliqué. La simulation analogique consiste alors à réaliser des mesures directement sur ce système expérimental, en balayant les paramètres ajustables. Les équations du modèle ne sont donc toujours pas résolues, mais on accède en revanche directement à certaines prédictions du modèle, avec la possibilité très remarquable de faire varier le paramètre essentiel que constituent les interactions. À titre d’exemple, le groupe de W. Ketterle a montré de cette façon, en 2005 au MIT, qu’un système de fermions corrélés reste superfluide lors de la traversée de la transition du régime BEC (interactions attractives fortes) vers le régime BCS (interactions attractives faibles). Cela a permis de rejeter des modèles concurrents de celui développé par A. Leggett, P. Nozières et S. Schmitt-Rink. 5 5.1
L’effet Hanbury Brown et Twiss Que sont nos atomes et photons devenus ?
Nous venons d’insister sur la description d’ensembles atomiques par une unique onde de matière. Comment se pose, dans ce contexte, la question de la « dualité
128
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
onde-corpuscule » ? Si l’on cherche à détecter les atomes, de façon la plus directe possible, on retombe alors sur des événements individuels, qui s’interprètent simplement en termes « d’un atome » ou « pas d’atome ». La détection des atomes d’un condensat par imagerie avec un faisceau laser résonant, que nous venons de décrire, n’est en fait pas le moyen le plus simple pour mener cette discussion. En effet, sont combinés, dans cette technique, l’interaction du faisceau laser avec les atomes (interaction photons laser/atomes du condensat) puis l’interaction des photons avec la caméra CCD, pour produire finalement un signal sous forme électrique. Il existe en revanche des expériences qui ont pour vocation de détecter, le plus directement possible, les distributions spatiales et temporelles d’arrivées des atomes sur l’équivalent d’un écran d’observation. Ces expériences sont réalisables avec des atomes préparés dans un état particulier, des états dits métastables, exactement comme dans l’expérience de K. Shimizu et F. Shimizu. Depuis 2005, un groupe français d’Orsay, dirigé par A. Aspect et C. Westbrook, a mis au point une telle expérience, menée avec un gaz d’hélium métastable He∗ , qui a permis d’étudier finement les arrivées individuelles des atomes sur un détecteur. La motivation de fond pour cette série d’expériences était de mettre en évidence, avec des ondes de matière, un effet connu par ailleurs avec les photons : l’effet Hanbury Brown et Twiss (souvent appelé effet HBT), du nom des deux chercheurs R. Hanbury Brown et R. Twiss qui l’ont mis en évidence en 1955. Nous commencerons par décrire brièvement cet effet Hanbury Brown et Twiss, en optique photonique, avant d’indiquer sa mise en évidence et ses prolongements en optique atomique. 5.2
Du diamètre des étoiles au groupement de photons
Cette histoire puise ses sources dans la première moitié du XXe siècle, alors que R. Hanbury Brown cherchait à améliorer la mesure du diamètre des étoiles. Contrairement aux planètes, pour lesquelles on obtient un diamètre apparent par simple imagerie, les étoiles, ou de façon plus générale, les objets lointains, requièrent des techniques plus élaborées pour accéder à leurs dimensions. Dans ce domaine aussi, on a recours à l’interférométrie. Rappelons que les interférences discutées jusqu’ici consistent à mesurer le produit de deux amplitudes en un point donné, en fonction de la phase relative entre deux amplitudes. Le principe de la mesure interférométrique du diamètre des étoiles est essentiellement une expérience de fentes de Young (figure 4.14). Avec une source strictement ponctuelle et monochromatique, on peut observer de nombreuses franges d’interférences, avec un bon contraste, quelle que soit la distance entre les deux fentes. Avec une source spatialement étendue, comme une étoile, les interférences ne sont visibles que si les fentes sont à l’intérieur de ce que l’on appelle le cône de cohérence de la source (figure 4.15).
LES ATOMES FROIDS
129
franges visibles, bon contraste
franges invisibles, mauvais contraste
θc
θc
Figure 4.14. Principe de la mesure interférométrique du diamètre des étoiles : on écarte les deux fentes de Young jusqu’à voir le contraste des interférences s’annuler. Dans cette configuration, les deux fentes sont vues, depuis l’étoile, sous l’angle caractéristique θc =
λ a
.
a
θc =
λ a
Figure 4.15. Cône de cohérence d’une source monochromatique spatialement étendue.
La méthode est donc la suivante : on écarte les deux fentes jusqu’à ce que le contraste des interférences diminue fortement, et on peut alors déduire de la distance entre les deux fentes dans cette position le diamètre angulaire apparent de l’étoile 41 . Cette technique présente des limites dues en particulier à la turbulence atmosphérique. À cause de ces turbulences, en effet, la phase relative entre les deux rayons, issus initialement d’un point particulier de l’étoile, passant par les deux fentes, et qui interfèrent finalement sur un point de l’écran, fluctue aléatoirement, et les interférences sont rapidement brouillées. 41
Le cône de cohérence a pour angle θc =
λ
, où λ est la longueur d’onde de la source supposée b monochromatique et b sa dimension transverse. On mesure la distance d entre les fentes qui annule le λ b d λ contraste. On a alors θc = = , où L est la distance à l’étoile. On déduit donc θapparent ≡ = · b L L d
130
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
E
D1
D2
×
Figure 4.16. Mesure de diamètre des étoiles par corrélation d’intensité. On effectue le produit des intensités reçues sur les deux détecteurs, de façon à calculer les corrélations d’intensité en fonction de la distance entre ces détecteurs D1 et D2 .
Pour dépasser ce problème lié à la turbulence atmosphérique, R. Hanbury Brown a mis au point une technique dite de corrélation d’intensité, dont le principe est représenté sur la figure 4.16. Il s’agit de mesurer les intensités avec deux détecteurs et de s’intéresser à la valeur moyenne du produit de ces deux intensités, en fonction du décalage temporel entre les deux détections. On s’intéresse ici aux corrélations d’intensité et non plus aux corrélations d’amplitude comme précédemment. De même que dans la méthode de corrélation d’amplitude, la valeur moyenne du produit des amplitudes n’est pas simplement le produit des valeurs moyennes, il apparaît ici des variations sur la valeur moyenne du produit des intensités, lorsqu’on déplace l’un des deux détecteurs par rapport à l’autre. Concrètement, la valeur moyenne du produit des intensités est plus grande que le produit des valeurs moyennes si les détecteurs sont proches, et cette valeur moyenne diminue pour atteindre simplement le produit des valeurs moyennes, lorsque la distance entre ces mêmes détecteurs dépasse une valeur typique du diamètre de la source. On peut justifier quantitativement les propos précédents en utilisant la théorie classique de l’optique ondulatoire, enseignée depuis de nombreuses décennies dès les premières années d’études supérieures. Ce qui a rendu très célèbres ces expériences, bien au-delà des progrès pourtant bien réels apportés en astronomie, c’est l’interprétation en termes de photons. L’intensité mesurée par un détecteur correspond au nombre de photons détectés pendant un certain intervalle de temps. Observer des corrélations d’intensité signifie que la probabilité de détecter un photon dépend de l’intervalle de temps depuis lequel on a détecté le précédent. Cet effet, lié à la statistique d’émission des photons successifs est tout à fait surprenant a priori.
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En particulier, il n’existe pas d’interaction directe entre les photons. On dit encore que l’on observe, à l’intérieur du cône de cohérence, un groupement de photons 42 . Cela paraît en contradiction avec l’idée que l’on se fait justement d’une source classique. On imagine au contraire une absence totale de corrélation pour les arrivées des photons successifs. Les expériences initiales de R. Hanbury Brown en astromie concernaient les ondes radiométriques. Avec R. Twiss, R. Hanbury Brown a ensuite mené des expériences dans le domaine optique, pour mettre en évidence ce groupement des photons émis par une source classique (une lampe au mercure en l’occurence). Un point important dans ces expériences était de disposer de détecteurs de photons individuels. Dans ce type de détecteur, un photon incident libère un électron, et on amplifie ensuite ce signal électrique (on s’arrange pour multiplier les électrons), de façon à obtenir un pic d’intensité mesurable, pour un photon incident. L’effet de groupement de photons a ainsi été clairement confirmé expérimentalement, avec des détecteurs de photons individuels. Sur le plan théorique, il a fallu plusieurs années de développement de l’optique quantique, à laquelle Roy J. Glauber 43 a contribué de façon déterminante, pour finalement disposer d’un formalisme à même de rendre compte de manière satisfaisante, en termes quantiques, des expériences de HBT. Le développement de l’optique quantique reste un domaine très actif, à la fois sur le plan théorique et expérimental, dans lequel plusieurs groupes français sont très en pointe 44 . 5.3
L’effet HBT avec des atomes
L’effet HBT sur les photons est bien connu dans la communauté de la physique atomique, et il était donc très tentant de chercher à étudier l’analogue de cet effet, avec des particules bosoniques autres que les photons, par exemple des atomes d’hélium 4. On passe ainsi de bosons sans masse à des bosons massifs. Cette transition n’est pas sans rappeler celle entre les calculs de S. Bose sur un gaz de photons à ceux d’A. Einstein sur un gaz parfait d’atomes. Une des difficultés expérimentales réside dans la détection des atomes, qui doit être résolue à la fois dans le temps et dans l’espace. Ce défi a été relevé récemment par une équipe française à Orsay. L’atome utilisé est l’hélium, porté dans un état électronique excité de très longue durée de vie. Cette durée de vie est grande par rapport à la durée de l’expérience, de sorte que l’on peut utiliser les techniques standard pour la production d’un nuage ultra-froid. Par ailleurs, on tire profit de l’énergie d’excitation de cet atome lors de la 42
Photon « bunching » en anglais. Roy J. Glauber, prix Nobel de physique 2005, conjointement avec John L. Hall et Theodor Hänsch. 44 On peut citer par exemple les équipes de P. Grangier au Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’optique et de C. Fabre, au Laboratoire Kastler-Brossel, à l’École normale supérieure de Paris. 43
132
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
détection : lorsqu’il entre en contact avec une surface métallique, l’atome d’hélium excité libère efficacement cette énergie pour retomber dans son niveau fondamental, tout en produisant un électron libre dans ce métal. On accède ainsi à un signal électrique mesurable. Le détecteur, appelé galette de microcanaux, permet de déterminer à la fois les lieux et dates d’arrivée des atomes successifs. En pratique, on prépare un nuage atomique ultra-froid et on le laisse ensuite tomber sous l’effet de la pesanteur comme dans l’expérience de K. Shimizu et F. Shimizu. En combinant ces informations, les chercheurs remontent à la distribution spatiale des atomes dans le nuage initial. Il convient à présent de préciser les analogies entre ces expériences atomiques et les expériences d’optique. L’expérience historique de R. Hanbury Brown et R. Twiss a été réalisée avec une source dite classique, c’est-à-dire une source de lumière autre qu’un laser. Avec une telle source classique, on observe le groupement de photons. La première série d’expériences avec les atomes a donc été réalisée avec un nuage ultrafroid, mais de température supérieure à la température critique (pas de condensation de Bose-Einstein). Le nuage d’atomes est dit classique, parce que la température est (ultra)froide, mais le comportement est essentiellement celui d’atomes dans les conditions usuelles. Dans ce cas, on voit effectivement apparaître des corrélations sur les distributions spatiales des atomes : l’effet HBT est présent avec des atomes ! Revenons à l’optique. Quelques années après les expériences pionnières de HBT, a été inventé le laser 45 . Cette source de lumière est très particulière, puisqu’elle produit un jet de photons tous dans le même état. On peut reprendre l’étude des statistiques d’arrivée des photons laser sur un détecteur. Dans ce cas, les photons sont observés de manière strictement décorrélée. À nouveau cette propriété est liée à la statistique d’émission des photons dans la source et cette statistique diffère donc notablement pour un laser et pour une source classique. Dans une certaine mesure, on parvient donc à contrôler cette statistique. L’étape suivante est bien sûr l’analogue atomique de cette expérience d’optique sur le laser. Il s’agit de produire un ensemble d’atomes, tous dans le même état quantique : c’est un condensat de Bose-Einstein. L’expérience a donc été reprise, cette fois avec une température finale inférieure à la température de transition. Verdict : les corrélations disparaissent effectivement. 5.4
Après le groupement, le dégroupement
Les photons constituent un exemple de particules bosoniques de masse nulle. Le groupement observé sur une source thermique vient fondamentalement du fait que l’on considère une assemblée de bosons, comme en témoigne le résultat de l’expérience menée avec des bosons massifs : les atomes d’hélium 4. Que devient ce 45
Le laser a été découvert par T. Maiman, en 1960, qui n’a jamais reçu le prix Nobel.
LES ATOMES FROIDS
133
groupement si l’on considère cette fois une assemblée de particules fermioniques ? Dans ce cas, on ne pourra pas forger notre intuition sur une expérience d’optique puisqu’il n’existe pas de photon de spin 1/2. En revanche, comme nous l’avons déjà indiqué, les expériences sur les atomes froids ont été menées conjointement sur des atomes bosoniques et fermioniques. Pour un élément donné, comme l’hélium, la nature propose en général plusieurs isotopes (nombres de neutrons différents), par exemple l’hélium 4, qui est un boson, et l’hélium 3 qui, lui, est un fermion. Une collaboration entre le groupe d’Orsay et l’équipe de W. Wassen aux Pays-Bas a permis des expériences menées sur un même dispositif avec de l’hélium 3 et de l’hélium 4. L’obtention d’un nuage de fermions ultra-froids mériterait un développement à lui seul. En particulier, les techniques de refroidissement des bosons ne se transposent pas de façon évidente aux fermions. Dans ce contexte, les chercheurs ont souvent recours à ce que l’on appelle le « refroidissement sympathique ». Le nuage de fermions (l’hélium 3) est en contact avec le nuage de bosons (l’hélium 4) et, grâce à leurs interactions, on parvient à refroidir les fermions, en agissant sur les bosons avec les techniques vues au chapitre 3. Ainsi, en combinant le savoir-faire néerlandais sur le refroidissement et le piégeage simultané des deux isotopes et les compétences françaises sur la détection résolue en espace et en temps, on a pu étudier les corrélations de positions comparées sur les bosons et les fermions. Le résultat est le suivant : tandis que les bosons présentent des corrélations positives (un groupement), les fermions, eux, présentent des anti-corrélations, c’est-àdire un dégroupement. Ce comportement anti-grégaire des fermions est effectivement celui attendu d’après le principe de Pauli : jamais deux fermions dans le même état quantique. Cela se traduit par le fait que la probabilité d’avoir deux fermions simultanément au même endroit est plus faible que le produit des probabilités individuelles de trouver un unique fermion à cet endroit. Le passage de corrélation à anti-corrélation s’interprète, en mécanique quantique, à partir du signe plus ou moins entre les deux amplitudes de probabilité qui interfèrent, comme nous l’avons vu dans le paragraphe Bosons et fermions, dans ce chapitre. Le tableau 4.1 résume l’ensemble des informations obtenues, à partir de ces expériences menées sur la lumière, sur les atomes, bosoniques et fermioniques. 6 6.1
Le laser à atomes La source d’onde de matière cohérente
La généralisation de la démarche historique de de Broglie, consistant à attribuer une longueur d’onde, et donc une onde, à une particule de quantité de mouvement donnée, a fait naître le domaine de l’optique atomique. Nous venons de décrire une série d’expériences dont le but, d’ordre fondamental, consiste à comprendre au
134
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
Lumière
source classique
source laser
→ groupement,
→ dégroupement,
corrélation
pas de corrélation
gaz thermique
gaz dégénéré
Matière
corrélation
bosonique
fermionique
pas de corrélation
anticorrélation
Tab. 4.1. Résumé sur les corrélations (on fait référence ici à la fonction de corrélation normalisée d’ordre 2, la valeur est égale à 1 en l’absence de corrélation, supérieure à 1 lorsqu’on indique corrélation, inférieure à 1 lorsqu’on indique anticorrélation).
mieux le comportement de la matière, les atomes, et de la lumière, les photons. Cette quête de compréhension du monde physique se fait toujours conjointement, mais de façon non prévisible, avec la réalisation d’objets concrets et d’outils nouveaux. Ces objets servent au moins deux domaines : ils permettent d’une part aux chercheurs de continuer à progresser dans leurs recherches, et donnent d’autre part, en général de façon non attendue, des applications hors du laboratoire. L’archétype d’un tel outil est le laser. Initialement curiosité de laboratoire 46 , cet outil fantastique a littéralement révolutionné la recherche fondamentale en physique atomique mais s’est aussi immiscé dans nombre d’applications incontournables : têtes de lecture pour CD et DVD, chirurgie des yeux, découpage de tôles, télémètres dans le bâtiment, show laser dans les boîtes de nuit et patinoires, pointeurs pour conférencier, etc. Cet état particulier de la lumière aux applications nombreuses possède son analogue matériel : le laser à atomes. Il s’agit de disposer d’une source d’onde de matière cohérente. Les applications auxquelles on peut penser aujourd’hui vont de la nanolithograhie aux capteurs de mouvements qui remplaceront peut-être un jour les centrales inertielles mécaniques.
6.2
Un laser à atomes en régime pulsé
Le laser produit un ensemble de photons tous dans le même état. Nous savons déjà qu’un condensat de Bose-Einstein consiste aussi en un ensemble d’atomes tous dans le même état quantique. Cependant, ce qui nous intéresse en général, c’est le 46
« Une solution en quête de problème », médisaient certains lors de la découverte du laser. La suite de l’histoire leur a donné grandement tort.
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faisceau laser, c’est-à-dire le rayonnement qui sort de la cavité laser 47 . Le rayonnement contenu à l’intérieur de la cavité apparaît, sur le plan des applications, seulement comme le moyen de disposer du jet de photons à l’extérieur de cette cavité. De ce point de vue, un condensat de Bose-Einstein de gaz ultra-froids constitue le réservoir approprié pour obtenir l’analogue matériel du laser. Il « suffit » de parvenir à extraire les atomes du condensat pour obtenir une onde de matière cohérente. De fait, plusieurs groupes dans le monde se sont penchés sur la réalisation d’un tel laser à atomes, à partir d’un condensat de Bose-Einstein. Les premières réalisations consistent toutes à utiliser une petite fuite dans le condensat, lui-même obtenu par les techniques présentées au chapitre 3. La technique retenue pour réaliser une telle fuite est la même que celle qui avait permis de réaliser le refroidissement par évaporation, phase ultime de refroidissement permettant d’atteindre le seuil de condensation (figures 3.23 et 3.26) : on envoie une onde radio-fréquence sur les atomes, de façon à les faire passer d’un état piégeant vers un état anti-piégeant. Dans le cadre du refroidissement par évaporation, l’objectif était d’éliminer les atomes les plus énergétiques, et ainsi de refroidir l’assemblée d’atomes restants par rethermalisation. On diminuait donc au fur et à mesure la fréquence de l’onde, en partant de valeurs très grandes. Dans le cas du laser à atomes, on impose directement une onde radio, dont la fréquence permet d’évacuer des atomes qui ne sont pas nécessairement les plus énergétiques. En imposant cette onde pendant un certain intervalle de temps, on obtient une « bouffée » d’onde de matière cohérente, qui tombe simplement sous l’effet de la pesanteur. Plusieurs groupes dans le monde ont mis en œuvre cette technique, avec succès. Ces expériences soulèvent plusieurs questions, certaines d’ordre pratique, et d’autres d’ordre fondamental. Sur le plan pratique, il existe une limite évidente à cette technique : c’est le nombre d’atomes contenus initialement dans le condensat. Lorsqu’on a vidé le condensat, le laser à atomes s’interrompt. Il faut donc produire un nouveau un condensat, pour pouvoir le vider à nouveau. Pour cette raison, le laser à atomes fonctionne en régime pulsé. Sur le plan fondamental, il s’agit de prouver que l’on a produit une onde de matière cohérente, analogue matériel d’un faisceau laser, et non pas un jet thermique d’atomes, analogue au faisceau d’une lampe à incandescence. Un moyen d’établir sans ambiguité la différence entre une onde de matière cohérente et un nuage classique est la possibilité d’observer des interférences. On obtient très facilement des interférences avec un laser, et beaucoup plus difficilement avec une lampe de chevet. Pour prouver la cohérence de leur laser à atomes, un groupe allemand à Munich a réalisé non pas une fuite, mais deux, dans un condensat de Bose-Einstein, de façon à disposer de deux ondes de matière. 47
Voir figure dans l’encadré « Laser », chapitre 1.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
En tombant sous l’effet de la pesanteur, les deux ondes de matière se recouvrent partiellement, et ces chercheurs ont ainsi pu mettre en évidence des figures d’interférence compatibles avec ce que prévoyait la théorie pour deux ondes cohérentes d’atomes en chute libre. 6.3
Laser à atomes guidé
Dans ces premiers lasers en régime pulsé, le « faisceau laser » tombe sous l’effet de la pesanteur. Plusieurs équipes ont ensuite cherché à guider cette onde de matière cohérente. De même que l’on peut guider un faisceau laser avec une fibre optique pour l’acheminer vers le lieu d’application, des guides d’onde de matière semblent indispensables pour exploiter pleinement les lasers à atomes. Un autre enjeu de ce guidage, un peu plus subtil, concerne le contrôle de la longueur d’onde de Broglie de l’onde de matière. En effet, lorsque les atomes sont accélérés sous l’effet de la pesanteur, leur vitesse augmente et la longueur d’onde de de Broglie 48 associée diminue. Le laser obtenu est donc assez particulier dans la mesure où la longueur d’onde qu’il délivre dépend de la position considérée sur le faisceau. En combinant astucieusement plusieurs techniques de piégeage et de refroidissement, le guidage de laser à atomes a été réalisé ces dernières années par les groupes d’A. Aspect à l’Institut d’optique, et par celui de D. Guéry-Odelin au Laboratoire Kastler-Brossel. Le rôle de la fibre optique, qui assure le guidage, est joué dans ces deux expériences par un faisceau laser intense, se propageant selon un axe horizontal. Nous avons expliqué au chapitre 3 qu’un faisceau laser dont l’intensité n’est pas uniforme permet de réaliser ce que l’on appelle un piège dipolaire. Ce faisceau laser est choisi horizontal pour guider les atomes orthogonalement au champ de pesanteur, et préserver ainsi la valeur de la longueur d’onde de de Broglie. Il reste à effectuer le couplage qui consiste à faire passer les atomes du piège dans lequel on réalise la condensation de Bose-Einstein à ce piège dipolaire unidimensionnel. Dans l’équipe de l’Institut d’optique, le piège initial est un piège magnétique, traversé par le faisceau qui permet le guidage. Le couplage du piège magnétique vers le piège dipolaire est assuré par une onde radio, selon un protocole analogue à celui utilisé pour les premiers lasers à atomes. Grâce au couplage vers un piège horizontal, la longueur d’onde de de Broglie est préservée dans le guide, et les expérimentateurs peuvent de surcroît choisir sa valeur en jouant sur la fréquence de l’onde radio utilisée. Dans l’équipe du Laboratoire Kastler-Brossel, le piège initial est un piège purement optique (piège dipolaire), réalisé avec deux faisceaux lasers intenses. Le premier est horizontal et le second à 45◦ du premier. Le faisceau horizontal, dont la puissance 48
λ=
h mv
.
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est ajustée au cours de l’expérience, assure aussi la fonction de guidage. Le couplage du piège initial vers le piège dipolaire horizontal est réalisé en appliquant un champ magnétique non uniforme, qui agit sur les moments magnétiques des atomes. Ces succès marquent une nouvelle étape dans l’adaptation progressive de tous les outils utilisés en optique photonique au domaine de l’optique atomique.
6.4
Vers un laser à atomes en régime continu
La source idéale, pour des applications des ondes de matière cohérente, serait bien entendu un laser à atome fonctionnant en régime continu. Une première approche consiste à séparer en deux zones distinctes la production du condensat et la réalisation de la fuite qui alimente le laser à atomes. Entre ces deux zones, on déplace une pince optique, qui va régulièrement prendre des atomes dans la zone de production du condensat et qui alimente le réservoir dans lequel on réalise la fuite. Le transport des atomes depuis la zone de condensation vers la zone depuis laquelle on extrait les atomes, le tout en préservant la cohérence de l’onde de matière, reste très difficile à réaliser. Une autre approche, développée en particulier dans l’équipe de D. Guéry-Odelin à Paris, consiste à travailler de front avec un jet atomique, et à chercher à obtenir la condensation au fur et à mesure de la progression spatiale des atomes dans le jet. Il s’agit, schématiquement, de dérouler spatialement la séquence temporelle des expériences standard de production de condensat. Cette expérience, dans son principe, est intrinsèquement plus proche du but à atteindre, puisque l’on travaille directement sur un jet. Dans ce cas, le réservoir est simplement un four contenant une vapeur en équilibre avec quelques gouttes de liquide et l’approvisionnement n’est plus un problème. En revanche, le fait de travailler avec un jet soulève de nouvelles difficultés pour atteindre le seuil de dégénérescence. Un obstacle important est celui de la densité volumique d’atomes. Dans les expériences menées avec un nuage piégé, on accumule un grand nombre d’atomes dans le piège avec un jet d’atomes ralentis et prérefroidis. On peut ensuite, quand le nombre d’atomes est suffisant, pratiquer les étapes de compression du piège magnétique ou optique, et enfin du refroidissement par évaporation. Cette technique de refroidissement par évaporation repose fondamentalement sur les collisions entre atomes. Dans un piège à atomes, on sait augmenter la densité pour que ces collisions permettent une rethermalisation, et donc un refroidissement par évaporation efficace. Dans un jet, la densité est a priori beaucoup plus faible que dans un piège. Pour cette raison en particulier, l’obtention d’un jet continu de matière cohérente s’avère plus difficile à mettre en œuvre. Les chercheurs du domaine sont donc amenés à pousser dans leurs limites les techniques existantes, piégeage magnétique, piégeage optique (piège dipolaire) et à les adapter
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
à leur contexte. Ces pièges sont en général statiques dans les expériences standard et ils deviennent tous mobiles dans le cas de la production d’un jet. La progression simultanée de la compréhension des processus fondamentaux mis en jeu et des techniques et technologies sur les pièges optiques, magnétiques, et l’utilisation des radio-fréquences, finira très certainement par porter ses fruits sur le laser à atomes continu. 7
Des capteurs à atomes froids
Nous terminons ce chapitre avec des applications des atomes froids dans le domaine de la mesure de précision et de la métrologie. Jusqu’à présent, nous avons présenté l’interférométrie atomique sous l’aspect physique fondamentale, l’objectif étant alors de mettre en évidence le caractère ondulatoire de la matière. Mais, de même que les techniques interférométriques en optique se prêtent à la réalisation de capteurs de toutes sortes, on peut généraliser la notion d’interférométrie atomique pour réaliser des capteurs avec des sensibilités spectaculaires. Nous illustrons ces propos sur quelques exemples dans les paragraphes qui suivent. 7.1
L’interférométrie comme capteur universel
Revenons une dernière fois sur le dispositif des trous de Young. L’état d’interférence évolue lorsqu’on déplace le point d’observation sur l’écran. On peut retourner le point de vue et considérer que la mesure des variations d’intensité lumineuse renseigne sur le déplacement effectué. Ce point de vue sera effectivement plus pertinent pour les applications concrètes de l’interférométrie. Assez souvent, l’interféromètre utilisé diffère quelque peu du dispositif des trous de Young. On exploite plutôt un interféromètre de Mach-Zehnder, dont le principe est représenté sur la figure 4.17. Il s’agit à nouveau d’un interféromètre à deux ondes, mais qui procède par division d’amplitude et non pas par division du front d’onde. Le faisceau initial est scindé en deux faisceaux par la séparatrice à l’entrée du dispositif. Les deux faisceaux ainsi créés passent par des chemins différents et on les recombine avant détection grâce à la lame semi-réfléchissante en sortie. En fonction de la différence de longueur sur les deux bras de l’interféromètre, on obtient des interférences destructives ou constructives en sortie. Plus précisément, l’intensité en sortie varie de façon sinusoïdale en fonction du déphasage entre les deux ondes qui interfèrent. Le moyen le plus immédiat de créer un déséquilibre entre les deux bras est de translater l’ensemble constitué par les miroirs M1 et M2 . On peut ainsi mesurer la distance de translation de ces miroirs si l’on compte le nombre de franges qui défilent sur le détecteur : on a réalisé un capteur de position. En divisant le nombre de
LES ATOMES FROIDS
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D1 S1
M1
D2
S2
M2
Figure 4.17. Schéma de principe de l’interféromètre de Mach-Zehnder. La lame semi-réfléchissante S1 sépare le faisceau incident en deux faisceaux d’égales intensités. Les miroirs M1 et M2 guident le faisceau réfléchi par S1 . Enfin la lame S2 permet de recombiner les deux faisceaux. On obtient des interférences (en opposition de phase) sur le détecteur D1 et sur le détecteur D2 .
franges passées par l’intervalle de temps correspondant, on peut aussi déterminer la vitesse de translation. Il est possible, enfin, sur un principe similaire, de concevoir un accéléromètre. De façon plus générale, tout effet susceptible de perturber le déséquilibre entre les deux bras se prête à une mesure quantitative par détection des variations d’intensité lumineuse en sortie. Par exemple, sans rien changer aux distances (miroirs fixes), on peut introduire un objet transparent sur l’un des deux bras. La lumière se propage moins vite dans ce milieu transparent que dans le vide, à cause de son indice optique, et l’on peut ainsi mesurer cet indice en mesurant la variation de l’état d’interférence. À partir de cet exemple, on peut imaginer de très nombreuses mesures. Si l’objet est toujours présent, mais que sa température varie, le chemin optique à la traversée de l’objet varie. On peut ainsi accéder à des mesures de dilatation, ou de contraintes dans des matériaux. Notons que l’on peut étalonner un tel capteur de façon totalement empirique et donc l’utiliser sans connaître le détail du comportement de l’objet soumis aux variations de température, de pression, d’humidité, etc. 7.2
Retour sur les franges de Ramsey
Nous souhaitons aborder à présent des expériences d’interférométrie atomique, analogues aux expériences précédentes sur la lumière. L’explication théorique rigoureuse du fonctionnement de cet interféromètre n’est pas élémentaire. Aussi nous contenterons-nous de procéder par analogie, de façon graphique, en représentant l’état interne de notre atome par une petite flèche. Cette flèche est appelée vecteur de Bloch et il est possible de donner une signification très précise et quantitative pour cette représentation graphique. La direction de la flèche évolue au cours du
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
temps, en fonction des interactions successives de l’atome avec diverses ondes électromagnétiques. Pour comprendre le principe des capteurs à atomes froids, il nous faut revenir aux horloges atomiques et préciser les propos tenus en début de chapitre sur ces horloges (voir figure 4.3). Rappelons que, comme toujours en physique atomique, on fait passer un atome (ou un ensemble d’atomes) d’un état fondamental vers un état excité, en le faisant interagir avec l’onde d’un champ électromagnétique. Dans une horloge atomique, le processus se fait en trois étapes : – l’atome passe dans une première cavité, alimentée par l’onde dont on cherche à asservir la fréquence ; – cet atome vole ensuite librement de la première vers la seconde cavité. Cela dure un intervalle de temps τ ; – l’atome passe ensuite dans la seconde cavité, alimentée par la même onde que la première. On peut représenter l’état atomique par une petite flèche (un vecteur) : la flèche pointe vers le haut dans l’état fondamental, qui est l’état initial, et la flèche pointe vers le bas dans l’état excité. Après passage dans les deux cavités successives, on mesure la probabilité que l’atome soit passé dans l’état excité. Cette probabilité est directement reliée à la longueur de la projection, selon l’axe vertical descendant, de la flèche représentant l’état atomique (figure 4.18).
|f 〉 état fondamental
|f 〉 |e〉 + | f 〉 2
|e〉 état excité
impulsion π/2
Figure 4.18. Représentation (de Bloch) des deux états quantiques. Les expressions |e〉 et | f 〉 désignent les deux états quantiques envisagés pour l’atome (état excité ou fondamental). La physique quantique est linéaire, et en conséquence l’état
|e〉 + | f 〉 , superposition de excité et fondamental, est un état possible de 2
l’atome. Une impulsion π/2 appliquée sur un atome dans l’état fondamental fait basculer le vecteur représentant l’état quantique de π/2. Ce vecteur correspond à un état qui est une superposition à poids égaux des deux états quantiques |e〉 et | f 〉 considérés.
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141
Figure 4.19. Méthode de Ramsey vue avec le vecteur de Bloch. La première impulsion π/2 amène l’atome
|e〉 + | f 〉 . Ensuite, pendant le vol libre entre les deux impulsions π/2, le vecteur de 2 Bloch tourne d’un angle δτ dans le plan horizontal. Dans le cas δ = 0, la deuxième impulsion amène l’atome dans l’état excité. Si le désaccord δ est tel que δτ = π, alors la deuxième impulsion π/2 ramène au dans la superposition
contraire l’atome dans l’état initial. De façon générale, la probabilité de trouver l’atome dans l’état excité varie de façon sinusoïdale en fonction du désaccord δ.
Supposons d’abord que les deux cavités sont accolées. Le passage dans la première cavité fait « la moitié » du passage de l’état fondamental dans l’état excité. La flèche se retrouve alors dans le plan horizontal après la première cavité. Dans la deuxième cavité, l’atome continue son évolution en présence de l’onde électromagnétique, qui consiste en fait à tourner autour d’un axe donné du plan horizontal, toujours le même sens. La flèche passe donc cette fois du plan horizontal vers la direction verticale, mais en pointant vers le bas. L’atome est donc passé en deux temps de l’état fondamental (flèche vers le haut) à l’état excité (flèche vers le bas) (figure 4.19). Indiquons à présent l’effet du vol libre entre les deux cavités. Pendant ce vol libre, la flèche représentant l’état atomique ne bouge pas si les cavités sont alimentées par une onde exactement résonante avec la transition atomique. On aura donc, à
142
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
résonance, exactement l’évolution décrite précédemment : l’atome initialement dans l’état fondamental est passé dans l’état excité après la deuxième cavité. En revanche, s’il existe un léger désaccord entre l’onde qui alimente les cavités et la transition atomique, cela se traduit par une rotation de la flèche dans le plan horizontal, d’un angle proportionnel à ce désaccord et à la durée du vol libre. En conséquence, lors du passage dans la deuxième cavité, la flèche ne se retrouve pas la tête en bas à la fin de sa deuxième rotation, parce que cette rotation s’effectue toujours autour du même axe. En particulier, si la flèche a fait un demi-tour dans le plan horizontal pendant le vol libre, alors le passage dans la deuxième cavité va ramener la flèche exactement la tête en haut : l’atome est revenu dans l’état initial (figure 4.19). Finalement, on peut représenter la probabilité de trouver l’atome dans l’état excité après la seconde cavité, en fonction du désaccord entre la fréquence de l’onde électromagnétique qui alimente les cavités et la fréquence de transition atomique. On obtient ainsi les franges dites de Ramsey. Rappelons que le but d’une horloge est d’asservir la fréquence de l’onde électromagnétique sur la transition atomique. On comprend alors que plus le temps de vol libre est important, plus la sensibilité à un désaccord est grande. C’est l’intérêt essentiel de cette méthode. 7.3
Analogie entre interféromètre de Ramsey et interféromètre de Mach-Zehnder
Cette technique dite des franges de Ramsey, initialement développée dans le cadre de la spectroscopie atomique et moléculaire, a été ensuite étendue et généralisée pour permettre de mesurer des grandeurs diverses comme des accélérations, des vitesses de rotation ou encore le champ de pesanteur et ses variations spatiales. L’idée fondamentale est celle d’interférences entre ondes atomiques qui suivent des chemins différents. Il s’agit des interférences entre deux amplitudes de probabilités : celle pour laquelle l’atome passe du fondamental à l’état excité dans la première cavité et celle ou la transition s’effectue dans la deuxième cavité. La phase relative entre ces deux amplitudes est fonction de la durée du vol libre et du désaccord. On peut poursuivre cette analogie, en ramenant la discussion sur l’expérience de physique atomique, avec les deux cavités, à une discussion sur l’expérience d’interférence optique basée sur l’interféromètre de Mach-Zehnder. La première cavité, qui produit un atome « à moitié excité » et « à moitié fondamental », est l’analogue strict de la lame séparatrice placée sur le faisceau lumineux dans l’interféromètre de Mach-Zehnder. En effet, cette lame séparatrice produit un photon « à moitié transmis » et « à moitié réfléchi ». Le vol libre correspond à la propagation de la lumière sur chacun des deux bras. Ensuite, la deuxième cavité fait office de lame de recombinaison en sortie de l’interféromètre de Mach-Zehnder. Enfin, les deux détecteurs placés derrière la lame de recombinaison correspondent respectivement à un détecteur d’atomes dans l’état
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excité et à un détecteur d’atomes dans l’état fondamental. En conclusion, la seule différence entre l’expérience optique et l’expérience atomique est que dans le premier cas les deux chemins considérés sont des chemins suivis par la lumière dans l’espace au sens usuel, alors que les chemins à considérer dans l’expérience atomique sont des chemins dans l’espace abstrait des états internes de l’atome. Comme nous allons le voir dans le paragraphe suivant, les capteurs à atomes froids, comme les gravimètres ou accéléromètres, combinent des chemins dans l’espace réel et dans l’espace abstrait des états internes. Tous ces interféromètres sont construits sur le modèle développé initialement par l’équipe de Ch. Bordé dans les années 1980, et dénommé de façon générale par interféromètre de type « RamseyBordé ». 7.4
Gravimètre à atomes froids
Nous passons donc à un exemple typique de capteur interférométrique à atomes froids : le gravimètre à atomes froids. Une équipe française reliée au Bureau national de métrologie et dirigée par F. Pereira Dos Santos, a réalisé un tel dispositif récemment. Au cours des chapitres deux et trois, nous avons développé d’une part l’idée que le contrôle des degrés de liberté externes des atomes, position et vitesse, passe par des transitions entre différents états associés aux degrés de liberté internes (état électronique excité ou fondamental), et d’autre part le fait que l’absorption de photon conduit à des échanges d’énergie, mais aussi à des échanges de quantité de mouvement. Toutes ces notions sont mises en œuvre dans le gravimètre à atomes froids. Le dispositif est représenté très schématiquement sur la figure 4.20. On commence par réaliser un piège magnéto-optique dans la partie haute. Les six faisceaux sont représentés. Deux des faisceaux se propagent selon la direction verticale, qui correspond à l’axe de la chute libre. Au cours de cette chute, les atomes passent successivement dans trois zones d’interaction avec des lasers, et ce sont ces trois interactions qui réalisent le cœur de l’interféromètre. Pour chacune de ces interactions, on envoie des impulsions lasers issues des deux lasers qui se propagent selon la direction verticale. Les impulsions envoyées lorsque les atomes sont dans la zone 1 constituent l’analogue d’une lame séparatrice et les impulsions envoyées lorsque les atomes sont dans la zone 3 constituent l’analogue d’une lame de recombinaison. Concernant les états internes, chaque impulsion, dans les zones 1 et 3, dure un temps qui permet une impulsion π/2, c’està-dire qui fait basculer de 90◦ la flèche représentant l’état interne de l’atome. En revanche, à la différence du cas de l’horloge atomique, ces deux séries d’impulsions laser jouent aussi sur la quantité de mouvement des atomes. À chaque impulsion, les atomes vont schématiquement absorber un photon d’un des deux lasers et simultanément émettre un photon dans le mode de l’autre laser. Les fréquences des
144
Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
L1
piège magnéto-optique
1re impulsion
π/2
2e impulsion
π
3e impulsion
π/2
laser détection
détecteur
L2 Figure 4.20. Schéma de principe du gravimètre à atomes froids. Le nuage initialement piégé tombe en chute libre. Au cours de cette chute, les lasers L 1 et L 2 envoient trois impulsions, lorsque les atomes sont dans les trois zones représentées en pointillés. Après ces impulsions, un laser de détection mesure le nombre d’atomes portés dans l’état excité.
deux lasers étant très proches, le bilan de quantité de mouvement pour un atome donné est équivalent à l’absorption de deux fois la quantité de mouvement d’un photon laser. Un recul important est donc associé à chaque série d’impulsions. Comme nous l’avions indiqué à la fin du chapitre précédent, les deux chemins qui interfèrent font intervenir, dans ce dispositif, à la fois des états internes différents, mais aussi des états externes différents (vitesses différentes). Les atomes sont donc portés, à la suite de la première zone d’interaction, dans une superposition de fondamental et excité et en même temps, dans une superposition de deux vitesses. Dans la troisième zone, on applique à nouveau une impulsion π/2 sur les atomes. Enfin, il faut une étape à mi-chemin, pour ne pas avoir deux paquets d’onde atomiques séparés spatialement. En effet, puisqu’à la suite de la première interaction, chaque atome possède deux composantes de vitesses différentes, ces deux composantes n’arriveraient pas en même temps si l’on ne produisait un décalage de vitesse de sens opposé au milieu de l’interféromètre. C’est pour cette raison que l’on applique une série d’impulsions, dans la zone 2. Il n’y avait pas l’équivalent de cette étape dans l’horloge atomique, parce qu’alors on n’affectait pas les vitesses des atomes dans chacune des deux
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cavités. En revanche, on perçoit très bien l’analogue optique de cette impulsion π dans la zone 2 : ce sont les deux miroirs du bas de l’interféromètre de Mach-Zehnder. Ces deux miroirs ramènent les deux faisceaux sur la lame de recombinaison. En définitive, il apparaît des interférences entre des ondes de matière qui passent par deux chemins différents dans l’espace des états internes et aussi dans l’espace des vitesses, la vitesse moyenne étant la même sur les deux « bras » de l’interféromètre. Le dernier laser, placé sous la troisième zone d’interaction, permet de détecter le nombre d’atomes portés dans l’état excité à la sortie de l’interféromètre. Où intervient la gravité ? Le champ de pesanteur affecte bien sûr la vitesse des atomes. En conséquence, un effet Doppler intervient pour la fréquence des deux faisceaux laser verticaux qui réalisent les impulsions π/2. On est donc amené à balayer la fréquence de ces lasers au cours de l’expérience. On peut montrer que la probabilité de passage du fondamental vers l’état excité à la sortie de l’interféromètre dépend de la vitesse à laquelle on balaye la fréquence des lasers et que, pour une vitesse spécifique, on parvient à compenser exactement l’effet de la pesanteur. Le déphasage lié à la pesanteur est proportionnel au champ de pesanteur g et au carré de l’intervalle de temps de chute. En définitive, la situation est analogue au dispositif classique, qui consiste à enregistrer le défilement des franges d’interférence, lorsque l’on fait tomber en chute libre les deux miroirs qui constituent la partie basse d’un interféromètre optique de Mach-Zehnder. Il se trouve que la sensibilité de l’interféromètre atomique est très grande et travailler avec des atomes ultrafroids permet d’exploiter un temps de chute important. Les performances obtenues actuellement avec ce type de dispositif sont meilleures que celles des meilleurs gravimètres reposant sur d’autres méthodes. On obtient la valeur du champ de pesanteur g avec une exactitude relative de l’ordre d’une partie par milliard (10−9 ). Les applications des gravimètres, qu’ils soient optiques, atomiques ou autres, sont très nombreuses, à la fois dans le domaine appliqué, industriel, et dans le domaine de la recherche fondamentale. L’étude de la structure de la Terre se fait par exemple en partie en mesurant des variations fines du champ de pesanteur à la surface du globe, à altitude constante. En conséquence, des industriels exploitent ces effets pour prospecter les sous-sols, par exemple pour rechercher des nappes de pétrole. Sur le plan de la physique fondamentale, le gravimètre à atomes froids sera exploité pour une mesure très précise de g, qui intervient dans le projet de la balance du watt. L’objectif poursuivi est le remplacement du kilogramme étalon par un étalon de masse ne faisant intervenir que des constantes fondamentales. Le système d’unités internationales, sur lequel repose finalement toute la physique, pourrait alors enfin s’affranchir de cet objet unique, non reproductible, dont les propriétés dérivent au cours du temps, malgré le soin extrême dont il bénéficie. Il s’agit donc d’un projet majeur pour la métrologie.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
7.5
Gyromètre-accéléromètre à atomes froids
Nous achevons cette revue de quelques applications des atomes froids avec deux capteurs dont l’intérêt est évident pour la navigation : le gyromètre et l’accéléromètre. Le gyromètre permet de mesurer une vitesse de rotation angulaire et l’accéléromètre mesure l’accélération linéaire selon un axe. Ces deux capteurs sont donc les éléments clés des centrales inertielles, qui permettent de se repérer dans l’espace et qui sont utilisées en particulier dans le domaine de l’aéronautique. Plus précisément, l’objectif est de disposer de la mesure de l’accélération selon trois directions et, de même, de la mesure de la rotation autour de chacune de ces trois directions. Jusque récemment, la mesure de la rotation était systématiquement assurée par un (ensemble de) gyroscope(s) et reposait donc sur un principe purement mécanique. Inventé par Léon Foucault, le gyroscope, système mécanique animé d’une rotation propre rapide, présente en effet la propriété de conserver spontanément l’orientation de son axe de rotation par rapport à un référentiel d’inertie (ou référentiel galiléen). Bien que reposant sur un principe simple et bien établi de longue date, les performances des meilleurs gyrocompas sont excellentes, les incertitudes relatives étant de l’ordre de 10−8 . Depuis l’avènement des lasers, un autre type de dispositif est apparu : le gyrolaser. Initialement objet d’études fondamentales dans les laboratoires d’optique, le gyrolaser est devenu aussi un objet commercial et concurrence désormais les systèmes mécaniques pour certains domaines de la navigation. Un des intérêts évidents du gyrolaser par rapport au gyroscope est l’absence de pièces mobiles. Quel est le rapport entre la rotation par rapport à un référentiel d’inertie et un laser ? Le rapport est ce que l’on appelle l’effet Sagnac, que nous décrivons dans le paragraphe suivant. 7.6
L’effet Sagnac : mesure optique de la rotation
Il s’avère pertinent de consacrer quelques lignes à décrire cet effet Sagnac. En effet, comme pour les applications précédentes, les expériences menées avec les atomes froids puisent leur inspiration dans des expériences d’interférences réalisées initialement avec de la lumière. On peut reprendre l’interféromètre de Mach-Zehnder pour présenter cet effet. Si le dispositif est fixe dans un référentiel d’inertie, on obtient alors, pour une certaine géométrie, un état d’interférence donné sur chacune des deux sorties. Si à présent l’ensemble du dispositif entre en rotation autour d’un axe perpendiculaire au dispositif lui-même, il apparaît cette fois un déphasage supplémentaire entre les deux faisceaux qui interfèrent. Un calcul soigneux est nécessaire pour rendre compte quantitativement de l’effet, mais on peut retenir schématiquement que la rotation rend plus court l’un des deux chemins et allonge l’autre. On peut montrer que le déphasage dû à la rotation, c’est-à-dire l’effet Sagnac lui-même, est proportionnel d’une part à la vitesse angulaire de rotation et, d’autre part, à l’aire
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de la surface embrassée par l’ensemble des deux bras de l’interféromètre. En pratique, on cherche donc à augmenter la surface de l’interféromètre pour augmenter sa sensibilité à la rotation. Le gyrolaser est un laser avec une cavité dite en anneau, et non pas avec une cavité linéaire comme celle présentée au premier chapitre du livre. Dans une cavité linéaire, l’onde effectue des allers-retours entre les deux miroirs. Dans une cavité en anneau, l’onde laser peut se propager en tournant toujours dans un sens, ou toujours dans l’autre. Lorsque l’ensemble de la cavité est entraînée en rotation, les deux sens de propagation deviennent dissymétriques et il apparaît en conséquence une différence entre les fréquences des ondes qui se propagent en sens opposés. On sait mesurer très précisément de petites différences de fréquences entre de telles ondes et on accède ainsi à des mesures très précises et sensibles de la vitesse de rotation du système. 7.7
Gyromètre à onde de matière
Venons-en finalement au gyromètre à atomes. Il s’agit ici d’adapter le principe de l’interféromètre de Ramsey-Bordé pour obtenir une géométrie sensible à l’effet Sagnac. Nous avons indiqué que les deux bras de l’interféromètre devaient embrasser une surface d’aire la plus grande possible. Contrairement au cas du gravimètre, pour lequel la géométrie était linéaire, il faut désormais disposer de deux chemins pour les atomes, dans l’espace réel, qui définissent une certaine surface. Le dispositif le plus simple qui respecte cette contrainte est celui de la figure 4.21. On retrouve les mêmes éléments que ceux présents sur le gravimètre, en particulier les trois zones d’interaction des atomes avec les lasers, correspondant à la séquence π/2-π-π/2. Lors des interactions atomes-lasers dans chacune des trois zones, la quantité de mouvement encaissée par les atomes engendre un recul et dévie donc leur trajectoire, dans le plan de la figure. Les atomes passent donc non seulement par des états de vitesses différentes, mais aussi par des chemins (dans l’espace usuel) différents. Le gyrolaser, comme le gyromètre à atomes, repose sur un effet d’interférence et une modification de l’état d’interférence produit par la rotation. Il se trouve qu’intrinsèquement la sensibilité du gyromètre à atomes est très nettement supérieure à celle du dispositif optique. Le rapport des sensibilités potentielles fait intervenir le rapport de l’énergie de masse de l’atome (mc 2 ) sur l’énergie d’un photon (hν) et est de l’ordre de 1010 en pratique, sous réserve que les aires des surfaces impliquées soient les mêmes. En pratique, on est encore très loin d’atteindre ce rapport dans les sensibilités relatives des deux types de dispositifs, en particulier parce qu’il est nettement plus délicat d’obtenir une aire importante avec un dispositif atomique qu’avec un dispositif optique. Cependant, malgré leur très jeune âge, les gyromètres à atomes froids réalisés en laboratoire ont atteint la sensibilité des meilleurs gyrolasers. Ce sont donc des capteurs qui concurrencent déjà ces meilleurs gyrolasers.
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Chapitre 4. Les atomes froids dans l’arène
π/2
π
π/2
Figure 4.21. Principe de l’interféromètre de Ramsey-Bordé. La première impulsion sépare l’onde atomique en deux composantes d’énergies internes, mais aussi de vitesses différentes. L’impulsion π échange les vitesses et la deuxième impulsion π/2 ramène les ondes atomiques selon la direction initiale. On notera que les deux chemins embrassent une surface, et ainsi l’interféromètre sera sensible à une rotation autour d’un axe perpendiculaire au plan défini par cette surface.
La première équipe à obtenir un tel capteur est celle de S. Chu, co-lauréat du prix Nobel 1997 avec C. Cohen-Tannoudji. Depuis, une équipe française du SYRTE 49 a obtenu elle aussi des mesures très précises avec un gyromètre à atomes froids. Dans le système français, l’expérience est menée à chaque cycle sur deux nuages d’atomes froids. Les deux nuages suivent globalement une trajectoire parabolique, le long de laquelle sont appliquées les trois impulsions π/2-π-π/2. Pourquoi deux nuages d’atomes au lieu d’un seul ? On imagine bien que réaliser l’expérience simultanément sur deux nuages au lieu d’un seul ne simplifie par la tâche des expérimentateurs. La raison est que le système présenté jusqu’ici comme un gyromètre est en fait aussi un accéléromètre. Plus précisement, si l’on considère la figure 4.21, le déphasage est sensible à la rotation autour de l’axe perpendiculaire au plan de la figure, mais aussi à l’accélération selon la direction de propagation des faisceaux laser. L’expérience réalisée de façon symétrique avec deux nuages d’atomes à chaque séquence permet, en combinant les informations obtenues avec les deux interféromètres, d’éliminer au choix l’effet de la rotation (on a alors un accéléromètre) ou l’accélération (on a alors un gyromètre). En pratique, on réalise systématiquement les deux combinaisons sur chaque cycle et on accède donc aux deux grandeurs : accélération linéaire et vitesse angulaire de rotation. 49
Département SYRTE, Systèmes de Référence Temps-Espace, au laboratoire de l’Observatoire de Paris.
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Conclusion
Nous arrivons à présent au terme de ce tour d’horizon sur la physique des atomes froids. Les concepts fondamentaux sont les bases de la physique atomique : les processus élémentaires d’absorption ou d’émission de photons par les atomes. Nous avons présenté ces quelques processus dans le premier chapitre : absorption, émission spontanée et émission stimulée, avec l’application au laser. Malgré la relative simplicité de ces quelques processus, nous avons vu, au fur et à mesure du livre, la richesse des manipulations possibles sur les atomes, permises par de simples échanges d’énergie et de quantité de mouvement entre photons et atomes. Comme toujours, chercher à préciser la question posée : « que veut dire refroidir les atomes ? », est une étape à la fois indispensable et très riche d’enseignements. La notion de température, discutée dans le deuxième chapitre, fait le lien entre la description de la matière à l’échelle macroscopique et les mouvements erratiques des atomes et molécules, qui constituent les briques microscopiques de toute la matière qui nous entoure. Comprendre le comportement de la matière à partir des propriétés de ses constituants élémentaires représente l’une des tâches majeures du physicien et un esprit curieux ne peut être indifférent à cette démarche. Une fois les processus élémentaires d’interaction entre atomes et photons connus, et la question du refroidissement posée plus précisément, nous avons passé en revue, au chapitre trois, les méthodes fondamentales qui permettent d’amener nos atomes des températures usuelles vers le domaine de l’ultra-froid, c’est-à-dire jusqu’à des millionnièmes de kelvins au-dessus du zéro absolu. On combine ici des effets bien connus, comme l’effet Doppler, avec l’effet de recul associé à l’absorption de photons par un atome. On exploite les propriétés magnétiques des atomes et, en dernier recours, on fait appel aux ondes radio. Dans les dernières étapes de cette démarche, qui en réalité a duré environ quinze ans et mobilisé des centaines de chercheurs et d’étudiants de par le monde, on aperçoit des comportements des atomes qui tranchent radicalement avec celui d’une assemblée de microscopiques billes de billard. Les degrés de liberté externes des atomes,
position et vitesse, relèvent d’un traitement quantique. La magie quantique opère, les atomes interfèrent, seuls ou à plusieurs, éventuellement très nombreux, comme dans les condensats de Bose-Einstein. Les spéculations théoriques de S. Bose et A. Einstein, au début du XXe siècle, font désormais l’objet d’études expérimentales détaillées, avec différents atomes, molécules, et des interactions contrôlées entre ces particules. Finalement, ce sont à la fois les atomes et les photons qui relèvent d’un unique traitement quantique. Les études récentes sur l’effet Hanbury Brown et Twiss, menées sur les bosons, des fermions, dans les régimes classique et quantique, permettent désormais une impressionnante vue d’ensemble sur ces comportements. Sans qu’il soit possible de les prévoir explicitement ou de les programmer, les applications de cette recherche fondamentale, motivée essentiellement par la quête de la compréhension rigoureuse et l’excitation intellectuelle qui en résulte, se sont développées spontanément. Les applications vues dans la dernière partie du livre, comme le laser à atomes ou les horloges atomiques, présentent un caractère spectaculaire, à la fois sur le plan de la physique et sur le plan de l’utilisation concrète comme le positionnement ou la navigation. Le but poursuivi dans ce livre était d’amener le lecteur à pouvoir faire le lien entre ces applications spectaculaires et les processus élémentaires sous-jacents et, ainsi, de le sensibiliser à la démarche fondamentale sans laquelle ne peuvent naître ces applications. Nous avons aussi souligné les rapprochements fructueux de plusieurs communautés occasionnés par les progrès sur les gaz ultra-froids. À cet égard, les simulateurs quantiques analogiques représentent un espoir très sérieux de répondre à des questions actuellement ouvertes en physique de la matière dense. Plusieurs développements récents dans le domaine des atomes ultra-froids, et quelques sujets connexes importants, n’ont pas pu être discutés. Citons très brièvement deux exemples : l’information quantique et le piégeage d’atomes sur microcircuit. Les domaines de la cryptographie et de l’informatique quantiques sont particulièrement actifs. Quelques portes logiques quantiques ont été réalisées. En parallèle, de nombreux théoriciens ont étudié les moyens de tirer parti d’un éventuel ordinateur quantique. Ce domaine est en plein essor, avec des interrogations fondamentales, au cœur de la physique quantique, et des applications pratiques au domaine de la cryptographie ou du calcul rapide. Les manipulations des atomes ultrafroids ne cessent de gagner en précision et en compacité. Plusieurs groupes savent désormais réaliser de très petits pièges juste au-dessus d’un micro-circuit intégré. Des fils sur ce circuit suffisent à développer les champs magnétiques nécessaires pour le piégeage. Cette technique est prometteuse pour embarquer des pièges à atomes ultra-froids et développer des capteurs présentés dans la dernière partie. Pour plus de détails, le lecteur peut se référer au livre de Michel Le Bellac, Le monde quantique, dans la même collection.
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Conclusion
Cette introduction à la physique des atomes froids s’achève. La physique, elle, est inachevée et continue de progresser. Les défis théoriques et expérimentaux sont systématiquement mis à jour, dès qu’un objectif est atteint. Nous espérons que le lecteur aura pris goût à la démarche et pourra poursuivre seul la culture de son jardin ultra-froid.
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