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French Pages [320] Year 2016
Sous la direction de
Jacques Bouineau
ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE
MEDITERRANÉES
ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE
Méditerranées Dirigée par Jacques Bouineau
La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s’intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d’une part la notion de romanité, d’autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l’empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l’ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu’elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L’Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées. Dernières parutions Oueded SENNOUNE, Alexandrie dans les récits de voyage, Ve – XVIIIe siècle. Documents pour l’histoire ou sources historiques ?, 2015. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Le droit international. Aspects politiques, (2 vol.), 2014. Philippe STURMEL (sous la dir.), Les échanges maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours, (2 vol.), 2014. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité, 2013. Nasser SULEIMAN GABRYEL, Sociologie politique du Maroc, 2013. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité et la construction de l’Europe, 2012 Laurent REVERSO (sous la dir.), Constitutions, Républiques, Mémoires. 1849 entre Rome et la France, 2011. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Pouvoir civil et pouvoir religieux entre conjonction et opposition, 2010. Laurent HECKETSWEILER, La fonction du peuple dans l’Empire romain. Réponses du droit de Justinien, 2009. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Personne et res publica, Volumes I et II, 2008. Laurent REVERSO (textes réunis par), La République romaine de 1849 et la France, 2008.
Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Enfant et romanité, 2007. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La famille, 2006.
Sous la direction de
Jacques BOUINEAU
ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE
© L’HARMATTAN, 2016 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris www.harmattan.com [email protected] ISBN : 978-2-343-09346-8 EAN : 9782343093468
Sommaire Jacques Bouineau Editorial .......................................................................................................... 9 Catherine Bréniquet-Coury D’une révolution à l’autre : art et politique dans l’Orient ancien ............... 11 Luc Bachelot Peur et pouvoir, les enjeux politiques de la pratique des images ................. 37 Benoît Lurson Le roi d’Egypte à travers ses représentations figurées dans les temples du Nouvel Empire : aux sources d’une définition contractuelle de la royauté pharaonique .................................................................................................. 67 Tsamatos Tzitzis L’art du politique dans la démocratie athénienne………………….…...….95 Maria Teresa Schettino L’art au service du pouvoir : les vertus de l’empereur……… …………..113 Hassan Abdelhamid L’éducation morale des princes dans le livre de Kalila et Dimna d’Abdallah Ibn Al-Muqaffa……………………………………………………………135 Ivan Biliarsky L’autorité céleste et l’héritage dynastique en images entre Byzance et JeanAuguste-Dominique Ingres…………………………………..……………153 Jacques Bouineau Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Léonard de Vinci………………………………………………………179 Francesco Aimerito Images de la souveraineté, de la justice et de la loi dans le Piémont : XIVèmeème XX siècles……………………………………………………………….211
Pascal Texier Le décor du salon d’assemblée de l’ancien évêché de Limoges : du gallicanisme à l’Eglise concordataire…………………………………….225 Stéphane Mouré « La Révolution a pour monument… le vide » (Jules Michelet). Remarques sur l’iconoclasme révolutionnaire………………………………...………245 Marco Fioravanti Art et dictature en Italie. Droit et pouvoir dans l’iconographie fasciste....291
Varia Dominique Hocquellet Compte rendu : Alain Borer, De quel amour blessée. Réflexion sur la langue française, Paris, Gallimard, 2014, 354 p…………………………..……..314
Éditorial Le regard iconologique qui a été adopté dans ce volume permet d’envisager avec originalité les questions éternelles posées par toute réflexion politique : comment peut-on concilier la coexistence des individus au sein de la construction d’ensemble ? Mais à cette originalité s’en ajoute une autre : en quoi l’Antiquité apporte-t-elle un sceau, et de quelle nature est-il ? Pour répondre à cette double question, examinons le temps des systèmes. Dans le temps réel immobile, l’art est un langage qui permet d’affirmer une fonction dès l’Égypte ancienne ou l’Assyrie. Le pouvoir s’y exhibe et l’homme s’y immisce, victorieux si la raison le soutient comme en Grèce ou dans le livre de Kalila et Dimna, soumis quand le pouvoir l’écrase comme sous Mussolini. Le pouvoir s’affirme au nom d’un dieu ou de plusieurs depuis l’Orient ancien ou plus récemment jusqu’à l’Occident, en s’appuyant sur la tradition, voire sur l’Antiquité, et surtout sur le secret, celui qui cimente les hommes au pouvoir, et sur le mystère. L’Antiquité asservirait donc. De fait, l’Ara Pacis d’Auguste, Santa Maria Antiqua à Rome, la Piazza Gran Madre à Turin ou la Mostra Augustea della Romanità dans l’Italie fasciste expriment non seulement un art officiel, mais un art qui enserre. Toutefois, s’inscrivent-ils encore dans un temps réel ? Tous situés dans le territoire italien, que portent-ils du poids des temps sur le terreau desquels ils sont apparus ? Dans le temps mythologique, en effet, la monarchie - au sens étymologique et aristotélicien du terme – apparaît au terme d’une durée qui se fige : la stèle de Naram-Sin, par exemple, finit par mettre sur le même plan le roi et le dieu, alors que, dans l’architecture néolithique, les banquettes retrouvées évoquent plus un pouvoir partagé qu’un pouvoir unique. Ensemble de signes iconiques, l’œuvre d’art rendrait donc davantage compte d’une palingénésie réelle ou supposée que de la simple expression d’une spontanéité tributaire de la date où elle se manifeste. Car par ailleurs, il est patent que l’Antiquité libère : par leur symbiose avec les dieux, les Grecs trouvent la juste mesure et la sérénité, les révolutionnaires français contemplent leur homme futur en se déclarant fils des Grecs et des
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Romains, même s’il leur faut pour cela détruire. Mais toutes les fusions n’émancipent pas. Auguste, qui lie État et famille, ouvre la porte à un courant qui se retrouve dans les décors peints du palais épiscopal de Limoges ou dans la construction fasciste. Peut-être convient-il de nuancer encore, de chercher des rôles derrière les apparences, comme nous y invite la Sainte Anne de Vinci. Contempler l’espace qui ouvre sur un devenir transformé après le passage par le vide nécessaire, comme l’est le Champ-de-Mars, nouvelle église universelle pour un peuple qui se conjugue au futur et en mouvement. Reconsidérer les symboles, chercher la liberté derrière le tableau du Code civil qui cache l’allégorie de la religion dans le Sénat de Turin, comprendre la portée politique du geste du vœu de Louis XIII, inversé par rapport à celui que figure l’art byzantin, qui hérite de la res publica et de la culture vétérotestamentaire. L’art reprend alors sa fonction de langue : le roi lion entouré des chacals du conte oriental, l’Acropole, lieu de rencontre de la beauté physique et de la beauté morale, le portrait officiel d’Auguste, pour ne citer que ces exemples développés avec beaucoup d’autres dans les pages qui suivent, sont autant d’images et de figures de style, donc, que l’homme interprétera dans le jeu de sa persona ou la fusion de son egomet, en sachant, comme Winckelmann l’a dit en tout premier, que l’art est politique. Comme toute chose, en somme. Jacques BOUINEAU
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D’une révolution à l’autre : art et politique dans l’Orient ancien Pourtant mentionnées dans la Bible et citées par les auteurs classiques, les civilisations de l’Orient ancien ne furent vraiment connues qu’à partir du milieu du XIXe siècle, en raison du déchiffrement des écritures cunéiformes et de la conduite de fouilles archéologiques. De façon paradoxale, l’historiographie ne s’est guère souciée de ces progrès scientifiques et a longtemps persisté à nous renvoyer l’image tenace de peuples pliant sous le joug de pouvoirs despotiques1. Il serait trop long ici de déconstruire dans les règles ce qui s’apparente à une idée reçue. Déformée par des allusions peu flatteuses ou des détails mal compris, de surcroît interprétés en termes idéologiques, cette image fonctionne un peu comme une figure d’inversion, la polis grecque étant la seule forme d’organisation sociale qui trouve grâce aux yeux des commentateurs. S’il est certain que les peuples de l’Orient ancien ne se sont guère exprimés ouvertement sur leurs aspirations à la démocratie et encore moins à la révolution, plusieurs faits attestent qu’ils en concevaient pourtant l’idée. Le grand texte littéraire de l’Atra-hasis rappelle par exemple que la création de l’Homme fut la conséquence d’une grève2. Les dieux mineurs, écrasés par le labeur qu’ils doivent fournir pour entretenir les divinités majeures, décident d’arrêter le travail, de briser leurs outils, de protester et de réclamer auprès de leurs maîtres une créature qui fasse le travail à leur place. Devant le fait accompli, ceux-ci décidèrent de créer l’homme en lui assignant le triste destin de les servir. On précisa même cruellement qu’il n’y avait rien de mieux à attendre de la vie dans l’au-delà, l’existence y étant si misérable que la vie sur terre présentait, finalement, toute peine mise à part, quelque intérêt ! Un autre exemple, emprunté cette fois à L’Épopée de Gilgamesh, montre que les habitants d’Uruk, excédés par les frasques du jeune roi, vont en délégation se plaindre aux dieux3. C’est l’épisode qui enclenche le récit, les dieux envoyant Enkidu sur terre pour donner une leçon à Gilgamesh. Enfin, dans le monde des humains à l’époque paléobabylonienne, ce sont les militaires qui n’ont pas reçu 1
LIVERANI 2013, p. 3-66. BOTTERO et KRAMER 1989, p. 532-535. 3 BOTTERO 1992, p.68-69. 2
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Catherine Bréniquet-Coury
leurs allocations payées en nature (des vêtements principalement) qui se plaignent sans relâche au malheureux Mukannišum, chargé des entrepôts et des distributions de biens4. On en conclut donc aisément que contestation et grève sur le tas (sans compter sans doute les multiples révoltes d’anonymes réprimées dans la violence) font bien partie des expériences, aussi nombreuses que variées, tentées par les peuples de l’Orient ancien. Cependant, les sources qui les documentent s’avèrent bien minces pour parler de révolution… Il a donc bien fallu s’abstraire de cette difficulté. Dans les lignes qui suivent, j’entendrai le terme de « révolution » comme une rupture sociale, économique et culturelle, qui nous conduira à évaluer les liens qui unissent art et politique à certains moments de la longue histoire de l’Orient ancien5. Plus spécifiquement, trois ruptures majeures seront envisagées : la « révolution néolithique », la « révolution urbaine » au début du IVe millénaire, et l’avènement de l’empire d’Akkad vers 2340 av. J.-C. On se gardera bien d’y voir une évolution linéaire et universelle. Toutes les régions ne sont pas concernées, mais certains enchaînements, qu’on me pardonnera de simplifier ici à l’extrême, justifient leur étude parallèle dans le cadre de cet essai. La « Révolution néolithique » : 12500-6500 av. J.-C. Le terme de « Révolution néolithique » fut forgé dans les années 1920 par l’anthropologue V.G. Childe, à une époque où les données de terrain étaient encore bien évanescentes6. Toutefois, Childe eut l’intuition magistrale que l’introduction de l’économie agricole et pastorale constituait un changement radical dans l’histoire des sociétés humaines et que le Proche-Orient, ou du moins le Croissant fertile, en constituait l’un des plus anciens foyers (Fig. 1).
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ROUAULT 1977. On rappellera que l’étude des civilisations de l’Orient ancien couvre un domaine géographique immense : d’Istanbul à Kabul, de la mer Noire au Yémen. Le domaine chronologique l’est tout autant : de la sédentarisation de l’homme à l’Epipaléolithique, vers 12500 av. J.-C., à la conquête de l’Orient par Alexandre le Grand en 333 av. J.-C. ! 6 CHILDE 1936. 5
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Fig. 1 : Le Croissant fertile et la localisation des principaux sites mentionnés (d’après un original d’H. DAVID)
Catherine Bréniquet-Coury
Les perspectives très matérialistes de l’époque, la confiance dans le progrès historique, la certitude que ce changement était brutal, entraînant une multitude de modifications de la culture matérielle, associées à des connaissances archéologiques encore très lacunaires, permirent de parler de « révolution ». Le Néolithique, initialement défini comme le passage aux industries de « pierre polie », apparaissait ainsi comme une ère nouvelle, infiniment plus complexe avec l’introduction de l’économie productive, de nouvelles technologies (céramique, tissage, etc.), de la vie sociale sous des formes différentes qu’on pressentait, etc. L’erreur (toute relative) fut de considérer que ces modifications étaient toutes concomitantes et que le changement fut rapide. On sait depuis qu’il n’en est rien, que le phénomène fut progressif, lié aux fluctuations climatiques, échelonné sur plus de 6000 ans… d’environ 12500, date des premières sédentarisations au Levant à 6500, moment où la céramique se généralise sur l’ensemble du Croisant fertile. Cette longue période fut sans doute celle qui connut les développements scientifiques les plus spectaculaires au cours des cinquante dernières années de la recherche de terrain. La prise en compte de la dimension sociale du phénomène en fut une des avancées majeures. On ne cesse d’en reculer les prémisses. Depuis une vingtaine d’années, les derniers siècles de l’Épipaléolithique (milieu du Xe millénaire av. J.-C.) ont été illustrés par la fouille du site de Göbekli Tepe, en Anatolie, dans les monts du Taurus, à proximité de la frontière avec la Syrie. Les découvertes – majoritairement des édifices mégalithiques enterrés, refaits à plusieurs reprises – montrent clairement que les dernières sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient capables de mettre des forces en commun pour l’édification des premiers « sanctuaires » connus1. Ceux-ci sont ornés de piliers monolithiques en forme de T, sculptés en bas-relief d’un bestiaire sauvage, mis en scène de façon très spectaculaire. Deux piliers anthropomorphes de plus grande taille sont disposés au centre. Pas plus que dans les grottes de l’aire franco-cantabrique, ce bestiaire n’illustre les animaux chassés et consommés. L’humanité, quant à elle, n’y apparaît que de façon inachevée ou bestialisée, contrastant avec le réalisme des figurations animales. S’il fallait trouver une explication générale à ces édifices dont on connaît désormais toute une série, on pourrait avancer prudemment l’idée qu’il 1
SCHMIDT 2015.
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s’agit de sanctuaires « totémiques » où se déroulaient des « cérémonies » dont le détail nous échappe en grande partie. Certains de ces édifices, sinon tous, étaient dotés de banquettes qui montrent qu’une « assemblée » s’y réunissait, peut-être sous la conduite d’un individu, mais rien n’indique l’existence d’un pouvoir héréditaire, même embryonnaire. Toutefois, les transformations qui caractérisent la néolithisation ne surviennent qu’au terme d’une très longue période de fluctuations climatiques (Fig. 2). Celle-ci est particulièrement bien illustrée au Levant, grâce aux avancées de l’archéologie. Longtemps durant, ce phénomène a été perçu d’une façon très matérialiste. L’homme, devenu producteur, se libérait des contraintes de la nature, s’engageait dans la voie du progrès et devenait maître de son destin. On a recherché la traduction de ce nouvel état dans les arts. Compte tenu de l’état de conservation des vestiges, très précaire sur les sites orientaux, les commentaires se sont focalisés sur le site de Çatal Höyük, en Anatolie, daté de la fin du Néolithique acéramique B (ca. 7000-6500). Le site, conservé de façon exceptionnelle, présente la particularité d’abriter des décors muraux mettant en scène des personnages féminins (dont la tête est parfois comparée à celle d’une ourse ou d’un félin) donnant naissance à des têtes de taureau (Fig. 3)2. Cette iconographie, très spectaculaire, a été maintes fois commentée, souvent de façon très contradictoire, et est passée pour représentative de toute la période. Au moment de la découverte du site, on était enclin à déchiffrer cette iconographie sur des bases religieuses, en liaison avec l’agriculture et l’élevage, l’image étant supposée transmettre les idées de fécondité, de maternité, d’abondance. Avec les progrès de l’archéologie et le recours aux parallèles ethnographiques, l’idée ne fit pas long feu et glissa rapidement de la sphère matérielle à la sphère cognitive, voire psychique. J. Cauvin proposa d’y voir l’aboutissement extrême d’une « Révolution des symboles » dont il plaçait les origines au tout début du Néolithique, vers 10000-95003. Cette révolution des symboles se serait traduite par l’apparition de figurines féminines et par la manipulation d’ossements de taureaux sauvages, elle serait préexistante aux 2 3
MELLAART 1971 ; HODDER 2006, p. 159, fig. 23. CAUVIN 1994.
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grandes transformations économiques du Néolithique, notamment l’agriculture et l’élevage. Pour J. Cauvin, la révolution des symboles serait la traduction matérielle d’une disposition intellectuelle, l’homme se mettant en état psychique de dominer la Nature. D’autres chercheurs voient plus prosaïquement dans ces associations femme/taureau la métaphore du fonctionnement de la société et de son renouvellement4, soit une sorte de modèle naturel exprimant un modèle social qui se met progressivement en place mais qui, lui, nous est irrémédiablement inaccessible. Parmi les découvertes récentes qui suggèrent que le Néolithique est aussi une révolution sociale induisant de nouveaux rapports entre les hommes, on mentionnera les édifices collectifs rencontrés dès 9000 au Levant (Dja’dé, Jerf el’Ahmar, Mureybet, tell el’Abr) et en Anatolie (Nevali Çori). Installés au cœur des villages, ces édifices collectifs demeurent souvent circulaires et enterrés alors que l’architecture domestique est rectangulaire et posée. Ils servent de lieux de stockage des grains et de lieux de réunion. La découverte d’un squelette acéphale à Jerf el’Ahmar, incendié avec le bâtiment, invite à supposer l’existence de « cérémonies » pouvant être violentes5. La forme circulaire des édifices suggère que les membres des assemblées qui s’y réunissaient étaient encore à égalité.
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FOREST 1993. L’idée qui sous-tend cette lecture est que l’image fonctionne comme un système de signes. Voir TEFNIN 1981. 5 BRENET et al. 2000, p. 37.
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Fig. 2 : Chronologie de l’évolution du climat et des cultures du Néolithique (d’après SANLAVILLE 1996, fig. 5)
Catherine Bréniquet-Coury
Fig. 3 : Reconstitution des murs nord et ouest du « sanctuaire » VI-A-10 de Çatal Höyük (superficie au sol ca. 25 m2) (d’après MELLAART 1971, fig. 38, p. 125)
Une autre catégorie d’artefacts permet de mesurer l’ampleur du changement en cours : les crânes surmodelés (Fig. 4). Il s’agit de crânes humains, prélevés dans certaines sépultures primaires retrouvées dans les habitats, et dont la face est reconstituée de façon réaliste au moyen d’argile, de chaux et de divers éléments (coquillages, peintures, etc.). Cette pratique est propre au PPNB. Il est difficile de savoir jusqu’à quel point ces crânes pouvaient être « ressemblants », compte tenu de l’existence d’une certaine diversité dans leur réalisation, certains étant plus réalistes que d’autres.
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Fig. 4 : Stratigraphie du « Temple Sounding » d’Eridu montrant la superposition des édifices tripartites sur terrasses, à l’aplomb de la ziggurat du IIe millénaire. D’après FOREST 1996, fig. 83, p. 108
Ces crânes semblent avoir été pour certains exposés dans l’habitat, et avoir servi de dépôt funéraire initial dans des tombes collectives1. Le débat scientifique se résume à la discussion de deux interprétations. Certains chercheurs ont cherché à y reconnaître des trophées de « guerre », pratique peu probable dans la mesure où des tombes rouvertes et enfermant des squelettes acéphales sont connues. 1
STORDEUR et KHAWAN 2007.
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Catherine Bréniquet-Coury
D’autres scientifiques mettent le phénomène en relation avec l’émergence de la généalogie, la découverte de crânes dans des fosses funéraires le suggère. Les crânes seraient ceux d’individus considérés comme des ancêtres. La pratique contribuerait ainsi à l’ancrage du groupe sur son terroir agricole. On peut sans doute aller un peu plus loin. Dans la mesure où la pratique est sélective, le phénomène n’apparaît pas égalitaire. Ce n’est pas tant l’insertion des communautés dans l’espace qui est en jeu que la mise en place d’un nouveau rapport au temps, plus cyclique, sans doute en liaison avec la pratique agricole, dont les ancêtres sont les garants2. Pour autant que la documentation archéologique le permette, tout concourt à définir le phénomène comme la mise en place d’un système lignager. La « Révolution urbaine » : 3700-2900 av. J.-C. Après 6500, on entre dans une phase appelée fréquemment Néolithique final, caractérisée par la coexistence de tous les critères distinctifs de la période auxquels s’ajoute la céramique. Cette dernière phase de la néolithisation en fut longtemps le parent pauvre. Aux manifestations spectaculaires que l’on vient très succinctement de rappeler, succède une période où les villages sont de petites dimensions, dépourvus des structures évoquées plus haut, sans manifestation symbolique d’envergure, comme si un nouvel ordre avait été trouvé. Selon les régions, celui-ci se maintient jusqu’aux alentours de 5000, où par endroits, les événements se précipitent, amenant les communautés humaines à inventer un nouveau mode de vie, la ville, qui est effectif dès le IVe millénaire. C’est encore à G. Childe que l’on doit la théorisation de la Révolution urbaine3. Toutefois, alors que le Néolithique est désormais bien illustré par les découvertes faites au Levant et en Anatolie, la révolution urbaine initiale, au sens strict du terme, n’affecte que la basse Mésopotamie. On change donc d’environnement, de traditions de recherche et de documentation. Pour les périodes antérieures à l’histoire, l’archéologie de la basse Mésopotamie est encore largement sous-documentée, malgré les efforts portés en direction d’une « préhistoire récente ». Outre le petit nombre de missions archéologiques ayant exploré l’endroit, la basse plaine mésopotamienne présente des caractéristiques 2 3
FOREST 1996 b. CHILDE 1950.
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géomorphologiques telles, que les sites anciens s’y trouvent noyés sous les alluvions des fleuves ou sous les eaux du Golfe arabo-persique, ayant longtemps entretenu l’idée d’un peuplement tardif de l’endroit. On sait désormais qu’il n’en est rien, puisque la basse plaine est occupée par des populations néolithisées depuis au moins 70004, mais les mécanismes qui aboutissent à la mise en place d’un mode de vie urbain, au début du e IV millénaire sont encore obscurs. Ils engagent au minimum le rapport à l’environnement, la démographie et les structures sociales. D’un point de vue historiographique, les discussions scientifiques ont été dominées par la recherche des causalités, avec notamment l’évaluation du rôle moteur de l’irrigation (indispensable en cette région) et de la religion, camouflant les nécessités d’un travail contraignant en obligations divines5. Sans être fausses, de telles explications sont aujourd’hui datées dans leur formulation. On en trouvera un écho dans les interprétations qui ont fait des édifices tripartites d’Eridu (entre autres sites) installés sur des terrasses (Fig. 5), des temples.
Fig. 5 : Stratigraphie du « Temple Sounding » d’Eridu montrant la superposition des édifices tripartites sur terrasses, à l’aplomb de la ziggurat du IIe millénaire (d’après FOREST 1996, fig. 83, p. 108) 4 5
HUOT 1994, p. 117-131. HUOT 1989, p. 153-155.
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Ces édifices sont des centres cérémoniels reconstruits au même endroit, toujours plus grands, sur des terrasses maçonnées, toujours plus hautes6. Très ouverts, ils sont clairement faits pour accueillir des individus en nombre toujours croissant, ce qui les place aux antipodes du temple antique, lieu fermé réservé à la divinité7. Leur superficie exponentielle en stratigraphie fait écho au regroupement de populations sur de grands centres villageois (au détriment des petits) entre 5000 et 4000 environ, perçu en prospection8. Une telle hiérarchisation territoriale des sites évoque davantage la mise en place de puissants lignages hiérarchisés (ce que l’on appelle parfois des « clans coniques » ou encore des « chefferies »), en compétition les uns avec les autres pour attirer des dépendants toujours plus nombreux9, qu’un quelconque sentiment « religieux » naissant. A Eridu, ces bâtiments sont implantés en stratigraphie sous la ziggurat du IIe millénaire, mais n’en sont pas pour autant les étapes initiales. Une couche stérile de sable qui s’est entassée durant un millénaire d’abandon du site les sépare de la construction de la ziggurat, réduisant à néant l’argument d’une permanence des lieux de culte. De tels édifices, sans doute construits par la corvée, sont la seule trace tangible de l’émergence d’un pouvoir politique à la veille des transformations urbaines. Celle-ci, effective dès la fin du IVe millénaire, ne peut naître de rien et s’enracine ainsi dans la préhistoire récente de la région. Ces centres cérémoniels, présents sur plusieurs sites, sont aussi l’expression la plus nette de la non-unification de la basse Mésopotamie qui est à l’origine du morcellement politique en cités-états qui prévaut jusqu’au milieu du IIIe millénaire. Les enchaînements archéologiques sont, on le voit, difficiles à percevoir et donnent l’illusion que la civilisation urbaine naît brutalement. Quoi qu’il en soit, quand celle-ci est effective, elle semble bien solidaire de la royauté et de l’écriture. La première période urbaine de Mésopotamie correspond à l’époque d’Uruk (3700-3000 env.), du nom du site éponyme. Mais celle-ci n’est connue que dans sa phase finale, dite « récente ». La continuité est toutefois claire depuis les temps préhistoriques mentionnés plus haut jusqu’à la période
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FOREST 1996 a, p. 108-110. FOREST 1999, p. 1-3. 8 ADAMS et NISSEN 1972. 9 ADAMS 1966, p. 88. 7
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protodynastique (ou sumérienne)10, mais le bouleversement formel est total. Uruk, seul établissement connu par l’archéologie, présente une superficie de quelque 250 ha au bas mot. Ce fait peut faire illusion. La basse Mésopotamie n’a pas Uruk comme capitale : elle est morcelée en une bonne vingtaine de sites, héritiers probables des centres préhistoriques dont on vient de parler, qui fonctionnent comme des « cités-états », au territoire minuscule, mais aux institutions identiques (essentiellement la royauté et les dieux). Dans ces villes de la première heure, la population y semble diversifiée si l’on en juge par l’existence de complexes palatiaux, malheureusement seul habitat connu sur le site11, par l’arrière pays agricole qui fait vivre des paysans, par des matériaux nouveaux comme la pierre ou le métal qui sont désormais travaillés par des artisans, ou d’autres plus traditionnels comme la céramique fabriquée en série. A ces catégories s’ajoutent des scribes, fonctionnaires ou marchands, quel que soit leur degré de proximité avec un pouvoir désormais héréditaire. Celui-ci invente (à son profit) la figuration réaliste ou, si l’on préfère, l’iconographie politique12. En effet, ce pouvoir s’incarne sous les traits d’un personnage jeune, barbu et chevelu, tantôt nu, tantôt habillé d’une sorte de jupe-portefeuille, baptisé par convention « roi-prêtre ». Il est impliqué dans des activités diverses liées à son rang, politiques et religieuses tout à la fois, aux premiers rangs desquelles les faits d’armes, la chasse au lion, les relations avec les divinités et plus particulièrement une divinité féminine qu’on peut estimer être la déesse poliade, Inanna13. La scène la plus spectaculaire se développe sur les trois registres du vase d’Uruk (Fig. 6), montrant une procession conduite par le roiprêtre, amenant des offrandes à une femme, sans doute la déesse, debout devant deux hampes bouclées qu’on interprète comme flanquant la porte de son temple. A en juger par le geste qu’elle fait, main tendue, celle-ci accepte les présents qui viennent grossir ceux déjà engrangés à l’intérieur du temple.
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Je n’ignore pas que certains épigraphistes et philologues s’interrogent encore sur l’origine des Sumériens. Le dossier ne peut être traité dans le cadre de cette présentation synthétique. Le point de vue que je défends est celui des archéologues ayant œuvré à la reconnaissance de cette préhistoire récente de la basse Mésopotamie et à ses implications historiques. Voir HUOT 2005. 11 HUOT, THALMANN et VALBELLE 1990, p. 31-37 ; FOREST 1996 a, p. 130-133. 12 On se gardera bien d’assimiler la figuration réaliste à un « portrait » au sens où nous l’entendons actuellement. Voir sur ce point WINTER 2009. 13 GALLOIS et FOREST 2006.
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Fig. 6 : Dessin déroulé du vase d’Uruk. H = ± 90 cm (d’après LINDEMEYER et MARTIN 1993, Taf. 39)
Il pourrait s’agir de la première représentation du « mariage sacré » qui voyait l’union annuelle de la divinité et du roi14. On s’est longtemps demandé comment naissait la royauté en Mésopotamie et l’on a imaginé qu’elle n’aurait pu apparaître que dans un deuxième temps, après une période théocratique initiale15. Une nouvelle fois, il serait trop long de développer arguments et 14 15
KRAMER 1983. Ce que l’on a appelé la « cité-temple ». Voir sur ce point HUOT 1989, p. 149-153.
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contre-arguments. A travers le prisme des acquis de l’archéologie, il semble que ville, royauté et écriture marchent de concert. Les termes utilisés par désigner cette royauté dans les premiers textes, en, ensi et lugal, disent la royauté sous ses différents aspects, religieux et militaires notamment, sans être exclusifs. Les grandes lignes de la période sont claires et la spécificité du fait urbain a été bien comprise par Childe. Toutefois, bien qu’historique, la période d’Uruk ne nous a livré aucun monument inscrit. La première écriture, pictographique, est encore largement cantonnée à la sphère gestionnaire, bien que des listes lexicales témoignent de tentatives d’utilisation de l’écrit plus intellectuelles (penser et organiser le monde)16. L’iconographie ne nous permet pas d’imaginer l’identité des personnages, autre que celle liée à leur fonction, et encore n’est-ce pas systématique. L’écrit n’investit vraiment la sphère artistique que longtemps après son apparition et ses premiers usages, guère avant 2600. Associée aux œuvres proprement royales, elle explicite la dévotion du roi et en relate les circonstances (pose de la première brique du temple, statue vouée à une divinité, etc.). Associée à d’autres représentations, elle permet de lever l’ambiguïté sur l’identité des individus, tous de grands personnages, la plupart gravitant dans la sphère royale : intendant, chanteur, élites diverses17. C’est également l’écriture qui permet de voir l’histoire en images. La période qui succède à la Révolution urbaine, la période protodynastique, est émaillée de conflits entre cités-états rivales. Les raisons en sont multiples : territoire exigu, besoin de matières premières, organisation sclérosée, etc. Ces conflits, documentés par les textes, le sont aussi par les monuments de victoire. L’un d’eux, illustrant le conflit entre Umma et Lagash, est mis en images pour la première fois sur la Stèle des Vautours, découverte à Tello et conservée au musée du Louvre (Fig. 7)18. Il met en scène le roi Eannatum (ca. 2550), à la tête de son armée qu’il conduit à la victoire, triomphant de ses ennemis de toujours. Le roi, bras armé de la divinité poliade Ningirsu, est montré à pied ou sur son char, affrontant le roi adverse en un combat singulier.
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ENGLUND 1998 ; GLASSNER 2000. SPYCKET 1981, p. 75 ; HUOT 1989, p. 190-200. 18 WINTER 1985. 17
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Fig. 7 : Dessin de la face historique de la Stèle des Vautours, Tello, ca. 2460. H = 1,80 m (d’après BENOIT 2003, fig. 88, p. 224)
On observe clairement que l’action est divisée en registres, mais ceux-ci ne s’enchaînent pas clairement. Ils en juxtaposent différents moments : les ennemis ne combattent pas, ils sont déjà défaits au registre supérieur, vaincus, piétinés
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par les vainqueurs qui chargent. De telles représentations, qu’on retrouve également sur l’étendard d’Ur19, sont souvent comparées à des bandes dessinées. C’est une erreur de lecture profonde. La scène ne montre pas la réalité de l’action au sens strict du terme, elle montre toute l’action contractée sur une image20. Plus encore, le lieu de l’action n’existe pas, mais un espace idéal, ni dehors, ni dedans, lui est substitué. On est aussi dans un temps idéal, et ce mode de représentation existe depuis l’époque d’Uruk. Conformément à la Liste royale sumérienne où les règnes des rois font le lien entre le temps du mythe et celui de la réalité humaine, les événements sont vrais, le conflit entre Umma et Lagash a bien existé, mais sont aussi formidables. L’image est certes documentaire pour nous, mais n’a qu’une faible valeur historique21. A travers ces objets qu’on appelle improprement « d’art », on peine à imaginer ce que fut vraiment la société protodynastique : non pas une société de classes, mais une société de rang, où les relations de dépendance personnelle dans le cadre d’une parenté réelle ou fictive priment, une société bâtie sur le pouvoir absolu de puissants lignages évoluant « entre compétition et échange »22. Deux faits en donnent la mesure : l’architecture et l’urbanisme tout d’abord qui montrent la coexistence de cités loties et uniformes pour les petites gens et de palais qui évoquent ce que nous pourrions appeler des « maisons d’architecte » pour l’élite de la société. Les pratiques funéraires donnent également une idée des inégalités sociales. A Ur, où un cimetière « royal » fut fouillé dans les années 1920, cette même élite se fait enterrer dans le faste le plus absolu, dans des tombes à char, avec du matériel exotique de luxe en abondance (or, argent, bronze, lapis-lazuli, cornaline, etc., de provenance lointaine), et surtout accompagnée de « morts d’accompagnement » (jusqu’à 80 personnes !) qui constituaient la domesticité du défunt et qui ont été tués au moment de sa mise au tombeau. Bien plus qu’un sentiment religieux, c’est une formidable démonstration du pouvoir absolu de vie et de mort sur les
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MARGUERON 1996. Ce que l’on appelle parfois la narration synoptique : SNODGRASS 1987. 21 Pour une réflexion plus vaste, voir TEFNIN 1979 ; SCHMIDT-PANTEL et THELAMON 1983. 22 CLEUZIOU 1999. 20
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dépendants qui apparaît ainsi23. C’est dans ce contexte qu’il faut appréhender l’avènement de Sargon d’Akkad. L’empire d’Akkad : ca. 2340-2200 av. J.-C. Vers 2350, le conflit sans fin qui oppose Umma et Lagash se rallume. Un prince d’Umma, Lugalzaggisi, détrône l’ancien roi de Lagash et s’empare de quelques villes dont Kish, accroissant son royaume de façon considérable pour l’époque, et faisant régner sur lui un semblant de paix. Ce n’est que partie remise car la révolte s’organise sous la férule d’un homme de main du roi de Kish destitué, depuis un camp appelé Akkad, quelque part en Mésopotamie centrale. L’homme qui est à la tête du mouvement a pris plus tard le nom de Sargon (2334-2279), soit la transcription de « Sharru-ken », roi légitime. Or, il ne l’est pas, son histoire est pleine de mystère : il est fils d’une prêtresse qui l’a abandonné à la naissance aux eaux de l’Euphrate, dans un couffin. Son père est inconnu24. La légende s’est rapidement forgée autour du personnage et de ses qualités semble-t-il affirmées dans le domaine militaire : il lève rapidement une armée, encercle et prend les cités du sud les unes après les autres, déloge Lugalzaggisi et l’enchaîne à la porte du temple d’Enlil à Nippur. On lui prête également le fait d’avoir imposé d’autres innovations : il impose l’akkadien, langue sémitique en usage en Mésopotamie centrale plus souple que le sumérien, comme langue officielle, il aurait gonflé les effectifs de l’armée et équipé celle-ci de façon plus légère, en faisant de l’arc son arme principale. Enfin, la guerre, motivée par l’accès aux matières premières, est portée aux marges d’un territoire d’une superficie inédite, plus ou moins celle de l’actuel Irak, dont les frontières se maintiennent durant deux siècles. La capitale de ce qu’il convient d’appeler un « empire », voire un « État », le premier, est Akkad. L’histoire événementielle ainsi relatée ne permet pas de percevoir l’ampleur du changement. En unifiant politiquement pour la première fois la Mésopotamie, Sargon met en réalité un terme aux privilèges exorbitants des dynastes sumériens, brise l’ordre immuable de l’organisation sociale fondée sur une parenté asservissante et transgresse tout. Une fois ceux-ci destitués, on place à la tête des cités conquises un gouverneur, vraisemblablement issu des 23 24
TESTART, 2004, p. 71-78. ROUX 1995, p. 176-186.
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rangs de l’armée. Pour la première fois, ce sont des hommes, au premier rang desquels Sargon lui-même, dont l’extraction est obscure, qui accèdent au pouvoir sur leurs qualités personnelles, non grâce à un statut inné. Ce faisant, les relations de dépendance personnelle s’effondrent. C’est sans doute l’armée qui, la première, forge en son sein ces élites nouvelles. Un tel changement s’incarne dans les arts. On réorganise le panthéon autour de divinités mieux cernées, aux attributs plus clairs25. On transforme l’image du roi, drapé désormais dans des habits plus amples, plus ornementés qu’avant, et surtout, on joue sur tous les registres du réalisme permis par la maîtrise du travail de matériaux d’exception comme le bronze, transformé par les artisans les plus habiles, dans des ateliers d’État26. Une œuvre, la stèle de Naram-Sin (Fig. 8), petit-fils de Sargon Ier, rend les changements perceptibles. Initialement déposée dans un temple de Sippar, elle fut rapportée au XIIe siècle av. J.-C. à Suse (Iran) comme butin de guerre où elle fut découverte par une mission archéologique.
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AMIET 1977. AMIET 1976.
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Fig. 8 : Dessin restitué de la stèle de Naram-Sin, Suse, ca. 2250. H = 2 m (d’après BENOIT 2003, fig. 114, p. 260)
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De forme élancée, elle ne montre plus qu’une scène unique puissante, au lieu de la division en registres utilisée précédemment, celle de la victoire de Naram-Sin sur des populations du Zagros, les Lullubi, représentés en habit « local », prenant part à l’action, mais évidemment à leur désavantage. Leur défaite, matérialisée visuellement par leurs attitudes confuses, armes brisées, implorant grâce, voire précipités dans le vide pour ceux que la flèche adverse a mortellement blessés. Leur désordre contraste avec l’ordonnancement parfait de l’armée akkadienne, sous la conduite de son chef. Si le mouvement et le temps sont désormais intégrés à l’image27, le lieu, les monts du Zagros et leurs pentes boisées, le sont également28. Mais il y a plus encore. Naram-Sin domine de sa haute stature l’ensemble de la représentation. Comme ses soldats, il est montré gravissant la montagne, dans l’attitude des dieux. Coiffé de la tiare à cornes réservée normalement aux divinités, il fait aussi précéder son nom du déterminatif divin et n’hésite pas à se faire qualifier de « roi des quatre régions », c’est-à-dire du monde. Cette œuvre d’une audace surprenante ne dit pas pour la première fois les rapports qui unissent le roi et les dieux, elle met pour la première fois de façon explicite les protagonistes sur le même plan, et exprime ainsi sa différence par rapport aux temps protodynastiques révolus. Tout au long de l’histoire mésopotamienne ultérieure, les souverains se sont référés à la période d’Akkad, érigée en modèle. Qu’ils en aient perçu le caractère extraordinairement novateur ne fait pas de doute. Le modèle est même parfois inquiétant par toutes les transgressions perpétrées, dont la chute est en quelque sorte le châtiment divin29, au point qu’il suscite le retour à une royauté plus pieuse, largement prônée par l’Épopée de Gilgamesh. Mais l’aspect véritablement « révolutionnaire » de la période, bien que le mot ne soit jamais employé pour désigner ce moment exceptionnel, n’apparaît que sur le temps long et impose de faire l’immense détour qui a été proposé ici, pour comprendre comment les communautés se sont structurées. Cette lecture repose néanmoins sur des sources lacunaires que, seule, une conception non illustrative de l’archéologie permet de combler partiellement. On rappellera douloureusement 27 Ce qui est nouveau est l’intégration du temps « réel » à la narration, on ne saurait affirmer que les Anciens ne le concevaient pas avant. Il semble exister deux temps en Mésopotamie : le temps mythique et le temps de l’histoire : GLASSNER 1993, p. 24-26. 28 WINTER 1999. 29 GLASSNER 1986.
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combien l’arrêt des travaux de terrain en Irak grève notre connaissance de l’ancienne Mésopotamie. Catherine BRENIQUET-COURY Professeur d’histoire de l’art et d’archéologie antiques Université Blaise-Pascal, UFR LLSH Clermont-Ferrand30
BIBLIOGRAPHIE On a essayé de rassembler ici quelques éléments d’une bibliographie, déjà trop abondante, mais accessible au non-spécialiste. ADAMS 1966 : Robert MCCORMICK ADAMS, The Evolution of Urban Society, Chicago, Aldine, 1966 ADAMS et NISSEN 1972 : Robert MCCORMICK ADAMS et Hans NISSEN, The Uruk Countryside, Chicago, 1972 AMIET 1976 : Pierre AMIET, L’art d’Agadé au Musée du Louvre, Paris, éd. des Musées Nationaux, 1976 AMIET 1977 : Pierre AMIET, « Pour une interprétation nouvelle du répertoire iconographique de la glyptique d’Agadé », RAAO 71-2, 1977, p. 107-116 BENOIT 2003 : Agnès BENOIT, Art et archéologie : les civilisations du ProcheOrient ancien, Paris, RMN, 2003 BOTTERO 1992 : Jean BOTTERO, L’Epopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, s.l., Paris, Gallimard, 1992 BOTTERO et KRAMER 1989 : Jean BOTTERO et Samuel Noah KRAMER, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, NRFGallimard, 1989 BRENET, DER APRAHAMIAN, ROUX et STORDEUR 2000 : Michel BRENET, Gérard DER APRAHAMIAN, Jean-Claude ROUX et Danielle STORDEUR, « Les bâtiments communautaires de Jerf el Ahmar et Mureybet, Horizon PPNA (Syrie) », Paléorient 26-1, 2000, p. 29-44 CAUVIN 1978 : Jacques CAUVIN, Les premiers villages de Syrie-Palestine, du e e IX au VII millénaire avant J.-C., Lyon, Maison de l’Orient, 1978 CAUVIN 1994 : Jacques CAUVIN, Naissance des divinités, naissance de 30
L’auteure remercie très chaleureusement les organisateurs de ce cycle de conférences pour leur invitation et leur accueil.
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l’agriculture. La révolution des symboles au Néolithique, Paris, CNRS Editions, 1994 CHILDE 1950 : Vere Gordon CHILDE, « The Urban Revolution », Town Planning Review 21, 1950, p. 3-17 CHILDE 1936 : Vere Gordon CHILDE, Man Makes Himself, London, Watts and Co, 1936 CLEUZIOU 1999 : Serge CLEUZIOU, « Transitions vers l’Etat au Proche et Moyen Orient : éléments pour une étude comparatiste », dans Philippe DESCOLA, Jacques HAMEL et Pierre LEMONNIER (dir.), La production du social. Autour de Maurice Godelier, Paris, Fayard, 1999, p. 245-266 ENGLUND 1998 : Robert K. ENGLUND, « The Texts from the Late Uruk Period », dans Josef BAUER, Robert K. ENGLUND et Manfred KREBERNIK, Mesopotamien Späturuk-Zeit und Frühdynastische Zeit, Orbis Biblicus et Orientalis 160/1, Universitätsverlag, Göttingen, Freiburg Schweiz, Vanddenhoevk & Ruprecht, p. 15-233 FOREST 1993 : Jean-Daniel FOREST, « Çatal Hüyük et son décor : pour le déchiffrement d’un code symbolique », De Anatolia Antiqua 2, 1993, p. 1-42 FOREST 1996 a : Jean-Daniel FOREST, Mésopotamie. L’apparition de l’état, ème ème VII -III millénaires, Paris, éd. Paris-Méditerranée, 1996 FOREST 1996 b : Jean-Daniel FOREST, « Le PPNB de Çayönü et Nevali Çori : pour une approche archéo-ethnologique de la néolithisation au Proche-Orient », De Anatolia Antiqua 4, 1996, p. 1-31 FOREST 1999 : Jean-Daniel FOREST, Les premiers temples de Mésopotamie (4e et 3e millénaires), BAR International Series 765, Oxford, Archaeopress, 1999 FOREST et GALLOIS 2006 : Jean-Daniel FOREST et Nathalie GALLOIS, « L’art mésopotamien : architecture et arts plastiques, des origines à la fin du IIIe millénaire », dans Giovanni CURATOLA (dir.), L’art en Mésopotamie, Paris, Hazan, 2006, p. 13-64 GLASSNER 1986 : Jean-Jacques GLASSNER, La chute d’Akkadé. L’événement et sa mémoire, Berliner Beiträge zum Vorderen Orient, Band 5, Berlin, Dietrichh Reimer Verlag, 1986 GLASSNER 1993 : Jean-Jacques GLASSNER, Chroniques mésopotamiennes, Paris, Les Belles Lettres, 1993 GLASSNER 2000 : Jean-Jacques GLASSNER, Ecrire à Sumer. L’invention du cunéiforme, s.l., Paris, éditions du Seuil, 2000 HODDER 2006 : Ian HODDER, Çatal Höyük, The Leopard’s Tale. Revealing the Mysteries of Turkey’s Ancient ‘Town’, London, Thames and Hudson, 2006 HUOT 1989 : Jean-Louis HUOT, Les Sumériens. Entre le Tigre et l’Euphrate,
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Paris, éd. Errance, 1989 HUOT 1994 : Jean-Louis HUOT, Les premiers villageois de Mésopotamie. Du village à la ville, Paris, Armand Colin, 1994 HUOT 2005 : Jean-Louis HUOT, « Vers l’apparition de l’Etat en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », Annales HSS, 60e année, no 5, 2005, p. 953-973 Huot, THALMANN et VALBELLE, 1990 : Jean-Louis HUOT, Jean-Paul THALMANN et Dominique VALBELLE, Naissance des cités, Paris, Nathan, 1990 KRAMER 1983 : Samuel Noah KRAMER, Le mariage sacré à Sumer et à Babylone, Paris, Berg International, 1983 LINDEMEYER et MARTIN 1993 : Elke LINDEMEYER et Lutz MARTIN, UrukKleinfunde III. Kleinfunde im Vorderasiatischen Museum zu Berlin : Steingefäße und Asphalt, Farbreste, Fritte, Glas, Holz, Knochen-Elfenbein, Muschel-Perlmutt-Schnecke, Mainz am Rhein, Philipp von Zabern, 1993 LIVERANI 2013 : Mario LIVERANI, Immaginare Babele. Due secoli di studi sulla città orientale antica, Roma, Bari, Editori Laterza & Figli, 2013 MARGUERON 1996 : Jean-Claude MARGUERON, « L’étendard d’Ur : récit historique ou magique », dans Hermann GASCHE et Bartel HROUDA (éd.), Collectanea Orientalia. Histoire, arts de l’espace et industrie de la terre. Etudes offertes à Agnès Spycket, Neuchâtel, Paris, Recherches et Publications, 1996, p. 159-169 MELLAART 1971 : James MELLAART, Çatal Hüyük, une des premières cités du monde, s.l., Paris, Tallandier, 1971 ROUAULT 1977 : Olivier ROUAULT, Mukannišum : l’administration et l’économie palatiales à Mari, Paris (ARM 18), 1977 ROUX 1995 : Georges ROUX, La Mésopotamie, Paris, Editions du Seuil, 1995 SANLAVILLE 1996 : Paul SANLAVILLE, « Changements climatiques dans la région levantine à la fin du Pléistocène supérieur et au début de l’Holocène. Leurs relations avec l’évolution des sociétés humaines », Paléorient 22-1, 1996, p. 7-30 SCHMIDT 2015 : Klaus SCHMIDT, Le premier temple. Göbekli Tepe, Paris, CNRS-Editions, 2015 SCHMIDT-PANTEL et THELAMON 1983 : Pauline SCHMIDT-PANTEL et Françoise THELAMON, « Image et histoire : illustration ou document », dans François LISSARRAGUE et Françoise THELAMON (dir.) Image et céramique grecque (actes du Colloque de Rouen, 25-26 nov. 1982), Rouen, Publications de l’Université de Rouen 96, 1983, p. 9-20 SNODGRASS 1987 : Anthony SNODGRASS, « La naissance du récit dans l’art grec », dans Claude BERARD, Christiane BRON et Alessandra POMARI (éd.)
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Images et société en Grèce ancienne. L’iconographie comme méthode d’analyse, Cahiers d’archéologie romande 36, Lausanne, 1987, p. 11-18 SPYCKET 1981 : Agnès SPYCKET, La statuaire du Proche-Orient ancien, Leiden, Brill, 1981 STORDEUR et KHAWAN 2007 : Danielle STORDEUR et Rima KHAWAN, « Les crânes surmodelés de Tell Aswad (PPNB, Syrie), premiers regards, premières réflexions », Syria 84, 2007, p. 5-32 TEFNIN 1979 : Roland TEFNIN, « Image et histoire. Réflexions sur l’usage documentaire de l’image égyptienne », Chronique d’Egypte 54, tome 108, 1979, p. 218-244 TEFNIN 1991 : Roland TEFNIN, « Eléments pour une sémiologie de l’image égyptienne », Chroniques d’Egypte 66, 1991, p. 60-88 TESTART 2004 : Les morts d’accompagnement. La servitude volontaire I, Paris, Errance, 2004 WINTER 1985 : Irene WINTER, « After the Battle is Over : the Stele of the Vultures and the Beginning of Historical Narrative in the Art of the Ancient Near East », dans Herbert KESSLER et Marianna SHREVE SIMPSON (éd.), Pictorial Narrative in Antiquity and the Middle Ages, Studies in the History of Art, 16, Center for Advanced Study in the Visual Arts, Symposium Series IV, National Gallery of Art, Washington,1985, p. 11-32 WINTER 1999 : Irene WINTER, « Tree(s) on the Mountain: Landscape and Territory on the Victory Stele of Naram-Sîn of Agade », dans L. MILANO (éd.) Landscapes: Territories, Frontiers and Horizons in the Ancient Near East Part 1, Padova, Sargon, 1999, p. 63-72 WINTER 2009 : Irene WINTER, « What/When is a Portrait ? Royal Images of the Ancient Near East », Proceedings of the American Philosophical Society 153, 2009, p. 254-270
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Peur et pouvoir, les enjeux politiques de la pratique des images. L’exemple de la Mésopotamie Les images sont omniprésentes dans nos sociétés et leur impact considérable sur tous les plans, économique et social bien sûr, mais surtout sur celui du politique, au sens ancien et fort du terme de l’organisation de la cité. Cela est dit et constamment répété. Cependant on en reste souvent à ce constat et peu nombreuses sont finalement les approches qui tentent une visée plus précise de la façon dont les images sont au cœur de la communauté, de la constitution du politique et peut-être même leur origine. On mesure l’étendue de la question si l’on se souvient simplement des deux fonctions fondamentalement antinomiques qui sont traditionnellement et même spontanément assignées à la production des images, lorsqu’on les envisage sous l’angle de leur fonction politique. La première est l’utilisation de l’image comme technique visant à créer, renforcer ou développer l’adhésion à un pouvoir politique, c’est-à-dire comme moyen de propagande. Les diverses productions iconographiques, de la plus haute antiquité à l’époque moderne, considérées comme une illustration évidente de cette conception, sont sans cesse évoquées. La seconde, symétriquement opposée à cet usage, renvoie à la valeur subversive des images. Celles-ci, en effet, peuvent être d’une efficacité redoutable pour contester, déstabiliser, une organisation, un système ou un pouvoir politique. L’image aurait donc paradoxalement la possibilité de renforcer autant que de fragiliser l’ordre établi. Mais peut-on pour autant faire de l’image la parfaite réplique de la langue ? LES APORIES DE « L’IMAGE-LANGUE » COMME MOYEN DE PROPAGANDE L’étendue du spectre, borné par ces fonctions radicalement opposées, rappelle bien sûr celui de tout discours, oral ou écrit, et incite donc beaucoup de monde, y compris parmi les spécialistes de l’image, à assimiler le fonctionnement de cette dernière à celui de la langue. Si l’on peut se contenter d’une telle appréciation au premier coup d’œil sur un corpus d’images, un examen plus attentif de son fonctionnement montre que ce qui se joue dans cette
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pratique est infiniment plus complexe et ambigu que l’illustration ou la simple duplication d’un énoncé linguistique. En effet, même si ces images n’ont pas manifestement été conçues pour valoriser ou, au contraire, déprécier quelque instance que ce soit, leurs implications politiques sont considérables mais, il est vrai, difficilement appréciables dans l’immédiat ; très probablement parce qu’elles ne fonctionnent pas comme la langue dont l’usage familier nous fait penser trop rapidement que nous pouvons spontanément en comprendre le système. Ce rapprochement de l’image d’avec la langue est d’autant plus tenace que sa valeur explicative est incertaine et bien ressentie comme telle. S’évertuer à proclamer que l’image est une langue masque, en réalité, difficilement les difficultés de compréhension qu’elle oppose et traduit davantage une crainte que l’assurance d’une maîtrise. Ainsi, la difficulté de saisir clairement le fonctionnement de l’image fait qu’elle est, et a toujours été, l’objet de toutes les suspicions, les craintes, les méfiances, allant de la simple condamnation théorique, philosophique (Platon, déjà la considère comme simulacre, faux-semblant, éloignant de deux degrés au moins de la vérité, puisqu’elle n’est qu’une copie de la copie du monde des Idées1) à la destruction systématique. La période iconoclaste, sous l’empire byzantin (VIIIe et IXe siècle de notre ère), qui se traduisit par des luttes sanglantes et se solda par des milliers de morts, ou les autodafés pratiqués par tous les « pouvoirs forts », ou encore « l’inquiétante étrangeté », l’Unheilmliche analysée par Freud2, que l’on peut éprouver devant n’importe quelle image, en sont les exemples les plus connus. Toutes ces manifestations contre les images, quelles que soient leur spécificité et la diversité des contextes dans lesquels elles sont apparues, sont imprégnées, traversées, orientées par ce que l’on pourrait appeler de façon synthétique et très générale « la peur des images »3. Ces dernières, en effet, semblent toujours devoir déclencher quelque peur.
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PLATON, République, III, 382. FREUD [1919] L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais, 1985. 3 Un séminaire intitulé « La peur des images », sous la direction de L. Bachelot et Cl. Pouzadoux, s’est tenu à la Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie de Nanterre de 2004 à 2010. La majorité des communications qui y furent présentées sont publiées dans la Cahier ders Thèmes transversaux de l’UMR ArScAn et mis en ligne sur le site de la MAE. On pourra également se reporter au n°23 de La part de l’œil (sous la dir. de L. Bachelot et Cl. Pouzadoux, 2008). 2
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Peur et pouvoir, les enjeux politiques de la pratique des images
Merleau-Ponty rappelle : « Les régimes qui déclament contre la peinture “dégénérée” détruisent rarement les tableaux : ils les cachent, et il y a là un “on ne sait jamais” qui est presque une reconnaissance ; le reproche d’évasion, on l’adresse rarement au peintre4. » Le philosophe parle ici de peinture, mais cela vaut pour les images en général, pour toutes les images, quel que soit ce qu’elles donnent à voir. On répugnerait à leur destruction comme s’il y avait atteinte portée à un objet sacré ; ce qui ferait craindre les conséquences funestes qu’un tel sacrilège pourrait entraîner. Les images paraissent donc fortes d’une puissance de réaction, capable de se manifester à tout moment, y compris après leur disparition. L’ébranlement ou la déstabilisation qu’elles sont susceptibles de provoquer est d’autant plus radical qu’il peut très bien ne pas être immédiatement perçu, car occulté par les significations immédiates comme par leurs qualités esthétiques. LE CAS DES BAS-RELIEFS NEOASSYRIENS Un cas emblématique de cette surprenante mécanique est représenté par les bas-reliefs datant du IXe au VIIe siècle av. J.-C. qui ornaient les murs des palais assyriens. Nous pourrions considérer que les terribles scènes de bataille exposant à l’envi corps démembrés, têtes fracassées ou coupées, villes détruites et incendiées étaient bien de nature à susciter l’effroi, mais au-delà de ce rendu minutieux des horreurs de la guerre, ce sont les modes de leur exposition (plus que limités nous le verrons) comme le contexte monumental dans lequel ils se développent qui appellent à poser la question de la peur. Nous tenterons de montrer en quoi il y a dans cette production d’images (double génitif qui renvoie à la fois aux hommes qui produisent ces images et aux images elles-mêmes qui, à leur tour, produisent des effets particuliers) la mise en œuvre d’un véritable rituel sacrificiel. Mais pour étayer cette proposition, il sera d’abord nécessaire de déterminer en quoi la fonction langagière de ces images qui semble, elle, si naturelle n’est guère de nature à justifier cette production artistique extraordinaire. Ces bas-reliefs ont été assimilés à la langue par le truchement de leur caractère de propagande qui semblait s’imposait. Cette imagerie montre, en 4
MERLEAU-PONTY, 1964, p. 14.
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effet, souvent la personne royale dans toute sa gloire. Or, la propagande, fût-elle exprimée par l’image, est, dans l’esprit de nombreux commentateurs, efficace dans la mesure où elle se manifeste dans une forme aussi rigoureusement structurée que peut l’être celle du langage dans sa fonction de communication. L’influence de la linguistique et de la sémiotique (les travaux de Roland Barthes notamment5), parfois explicitement assumée par les principaux commentateurs de ces œuvres, fut évidemment déterminante. L’empire néoassyrien est, sans aucun doute, marqué au sceau du pléthorique, du gigantisme, de l’excès sous toutes ses formes qui s’est donné libre cours dans tous les domaines d’activités : celui de la politique, marqué par une idéologie de la conquête, de l’empire, aussi bien que celui des activités symboliques, qu’il s’agisse de l’écrit avec le formidable corpus des Annales royales ou de l’iconographie avec les bas-reliefs palatiaux. Les Annales néoassyriennes représentent évidemment une documentation de première importance pour les historiens de cette période. À leur lecture, on constate que la guerre, les conquêtes, les déportations, les massacres incessants, pendant plus de deux siècles (du IXe au VIIe), furent constants. C’est une sorte de tourmente à l’état endémique. Jamais pour les souverains assyriens une victoire ne fut définitivement acquise. Elle n’était que le prélude à de nouveaux affrontements toujours plus violents. Leur justification s’exprime avec force et sans ambiguïté, dans les annales d’Assurnasirpal (889-859 av. J.-C.) : « Que les grands dieux, qui établissent la suprématie de ma royauté, établissent la suprématie de son pouvoir sur l’ensemble des pays ! Qu’ils le mènent toujours à la puissance et l’héroïsme ». À l’intérieur même de l’Assyrie, au cœur de l’empire, dans la capitale et ses alentours, l’impression dominante est que l’agitation y est au moins aussi forte qu’aux marges, aux limites, aux frontières que l’on veut sans cesse repousser. Rien n’est jamais acquis pour un roi Assyrien, fût-il le plus puissant, et, en tout cas, certainement pas ce qui pour lui importait le plus : sa vie tout simplement, celle des siens ensuite, le la permanence de sa dynastie, c’est-à-dire, la reconnaissance de sa légitimité qui fut constamment remise en question. Les trahisons, les complots, les coups d’état État, les crises dynastiques au moment 5
BARTHES, 1964.
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des successions, les assassinats, au sein même de la famille royale se succèdent de façon à peu près continue. Relatées par la documentation textuelle, les ambitions dominatrices du roi se manifestent également dans les autres formes d’expression de façon exceptionnelle : l’architecture comme les programmes iconographiques qui s’y développaient. Les palais étaient absolument gigantesques. Les Palais d’Assurnasirpal II et Salmanazar III (858-824 av. J.-C.) à Nimrud, l’ancienne Kalhu, mesuraient 200 à 300 m de côté, le plan étant à peu près carré ; celui de Sargon II (722-705 av. J.-C.), à Khorsabad, l’ancienne Dur-Sharrukin, 350 x 300 m ; ceux de Sennacherib (705-681 av. J.-C.) et Assarhaddon (680-669 av. J.-C.) à Ninive encore davantage, semble-t-il, car il n’en reste pas grand-chose. Nous examinerons rapidement les reliefs du palais de Kalhu, qui sont les plus anciens, les plus connus parce que les mieux conservés et considérés comme étant la première étape de cette évolution de la sculpture assyrienne6, puis ceux de Ninive durant le VIIe siècle, qui en sont l’aboutissement7. Les bas-reliefs de Kalhu (IXe siècle av. J.-C.) C’est dans la salle du trône de ce palais que fut découvert l’ensemble de bas-reliefs le plus spectaculaire. Cette salle (fig.1) mesurait 47 m x 10 m et était décorée de ces bas-reliefs sur la totalité de son pourtour. Il s’agit de dalles de pierre de 2,50 m de large, fichées dans le sol et le dépassant de 2,5m. Accolées les unes aux autres, elles forment une frise continue, composée de deux registres superposés, séparés par une bande horizontale de douze à dix-huit lignes d’écriture cunéiforme, appelée l’Inscription standard. Ce texte donne la titulature du roi ainsi que le récit de ses hauts-faits guerriers ou de ses réalisations monumentales. La totalité de ce texte est répétée, à l’identique, sur chacune de ces dalles.
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Si les bas-reliefs de Kalhu sont toujours visibles au British Museum de Londres, le palais dont ils décoraient les murs fut récemment détruit par les troupes de l’Etat islamique. 7 Nous reprenons dans les lignes qui suivent, mais de façon plus succincte, les descriptions que nous avons faites pour une autre publication (cf. BACHELOT, 1992).
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Qu’en est-il des représentations elles-mêmes, des images ? Un épisode de la vie du roi est représenté sur une, parfois deux ou trois dalles contiguës. À côté de ces scènes historiées et les encadrant se trouvent des motifs à caractère symbolique ou même religieux. Il s’agit de figures apotropaïques, animaux composites, souvent ailés, comme les lions, taureaux et « génies » qui entrent parfois dans la composition d’un motif ancestral de l’iconographie mésopotamienne : l’arbre sacré, faisant office d’axe de symétrie de part et d’autre duquel est représenté le roi en image dédoublée, assisté de deux génies ailés qui se trouvent derrière lui. Au-dessus de l’arbre, la représentation du dieu Assur dans son disque ailé domine la scène (fig. 2 et 3). L’interprétation la plus fréquemment avancée de ce motif est que le roi, en arrosant cet arbre, assure symboliquement la fertilité et la fécondité de son pays. À la porte de la salle du trône, sur l’un de ces grands côtés, le visiteur se trouvait d’abord confronté aux génies ailés protecteurs (Fig. 1 et 4). Puis, les ayant dépassés et franchi le passage de l’entrée, il était en face de l’arbre sacré, placé de l’autre côté de la pièce sur le mur en vis-à-vis de l’entrée principale (Fig. 1, 2 et 3). Enfin, quand il se tournait vers le souverain dont le trône était accolé à l’un des petits côtés de la pièce, il était devant son roi et son dieu. Cet arbre sacré se retrouvait également dans les quatre angles de la salle du trône, avec la représentation des génies ailés, mais sans celle du roi. Dans ce cadre, représentation réduite du monde dans sa totalité, que se passait-il ? Le Roi dans ses œuvres les plus représentatives de sa fonction : la guerre, qui représente quatre-vingt pour cent des scènes représentées, déclinée en quatre motifs, le siège des villes (Fig. 5), la chevauchée au milieu d’un champ de bataille, le butin remis par les populations soumises et le retour triomphal ; après la guerre, la chasse (Fig.6) qui fait peut être référence aux loisirs du roi, mais surtout qui symbolise, comme la guerre, la réalisation de son destin qui est de dominer le monde et tout ce qui l’habite, les animaux comme les hommes ; enfin, le rituel de la libation, forme atténuée sans doute du sacrifice. Si l’aspect très symbolique (celui du pouvoir royal et de la présence dominante du dieu) de cet ensemble sculpté retient l’attention, il ne doit pas faire oublier que les scènes représentées renvoient aussi à des événements qui se sont réellement déroulés. L’étude iconographique précise de ces
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représentations, associée à la lecture des Annales permet, par exemple, d’identifier précisément les villes conquises. Il s’agit donc aussi d’images réellement documentaires. Le relief de la dalle n° 17 a (Fig. 1 et7) en est un bon exemple. On y voit une ville située sur les bords d’un plan d’eau, représentation schématique de la mer ou d’un fleuve. Les annales mentionnent trois villes se trouvant dans un environnement naturel de ce type : Anat sur le MoyenEuphrate, Arwad sur la côte phénicienne, décrite comme étant une île, et Karkémish sur la rive du Haut-Euphrate où passe actuellement la frontière entre la Syrie et la Turquie. Or, il n’est qu’une seule ville qui, dans la relation annalistique, se trouve à proximité d’un plan d’eau, attaquée par des soldats qui traversent ce dernier au moyen de bouées (des outres gonflées), c’est Karkemish. De plus, le texte précise que le souverain vaincu de cette ville dut remettre comme butin à son vainqueur assyrien des défenses d’ivoire que l’on voit, en effet, dans le registre inférieur, au-dessus du défilé des tributaires (Fig. 2 no 17 b). Il faut, par ailleurs, préciser que toutes ces scènes ne sont pas distribuées de façon aléatoire sur le pourtour de la salle, mais organisées selon la situation géographique réelle des villes et des terres conquises par le roi. Sur le plan de l’interprétation de cette iconographie, la conception sémiologique, inspirée par les travaux de Barthes, voit dans ces images une œuvre de propagande répondant rigoureusement aux critères de fonctionnement du système linguistique8. Ces images seraient œuvre de propagande et ne pourraient l’être que dans la mesure où elles fonctionnent comme une véritable langue. Bas-reliefs assyriens et énoncés linguistiques seraient donc assimilables pour les raisons suivantes9 : – Premièrement, leur composition suit un schéma extrêmement simple, destiné à ne pas perturber la communication qui serait d’autant meilleure qu’elle serait claire. – Deuxièmement, les thèmes représentés sont systématiquement répétés, comme des sortes de formule. 8
WINTER, 1981. WINTER I. 1981, p. 17 col b.
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– Troisièmement, les reliefs se développent selon une trame préétablie, une structure de base solidement construite, bref, une grammaire permettant l’agencement de véritables phrases avec un sujet, un complément et un verbe. La fonction essentielle de cette langue iconographique, la communication, se trouverait ainsi pleinement réalisée dans la propagande puisque cette dernière, pour être efficace, doit communiquer de façon particulièrement claire. Les bas-reliefs de Ninive (VIIe siècle av. J.-C.) Selon la même école de pensée, les reliefs du VIIe av. J.-C. représentent un véritable aboutissement de cette fonction langagière. À cette époque, sous les règnes d’Assarhadon et d’Assurbanipal, la nouvelle capitale d’Assyrie est établie à Ninive. Comme à Kalhu, la salle du trône est ornée de reliefs représentant différents épisodes des conquêtes du roi. Mais désormais certaines salles du palais vont être exclusivement réservées à un seul épisode guerrier, une seule bataille. Ce qui se traduit par l’extension considérable de la place disponible pour la composition, la possibilité de figurer une quantité de détails, de multiplier les personnages, bref, de passer à une représentation beaucoup plus précise et complète de la réalité que ne l’étaient les représentations du IXe siècle av. J.-C. à Kalhu. Les reliefs de Sennachérib, par exemple, montrent des épisodes se déroulant en mer, mais aussi des batailles en pleine campagne, où abondent les détails naturels. Et grâce à la place dont dispose le sculpteur, se manifeste une tentative d’évocation d’un espace à trois dimensions avec l’utilisation des diagonales que suivent les lignes de sol sur lesquelles se déplacent les personnages. Sur une surface quasiment plane, le sculpteur aurait ainsi tenté de construire une sorte de perspective (Fig. 8). Les sujets représentés sont, par ailleurs, plus diversifiés et nombreux. La guerre est toujours largement dominante, mais l’on voit aussi, et pour la première fois, des scènes de construction. Ces changements de contenu iconographique et de style sont particulièrement bien illustrés par le relief de la chambre XXXIII du palais de Sennachérib à Ninive (Fig . 9a et b).
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Il s’agit de la représentation de la bataille au bord du cours d’eau de l’Ulaï qui opposa les armées d’Assyrie à celles de l’Elam, royaume qui se situait sur le territoire iranien actuel, dans la région frontalière avec l’Assyrie. Sur le registre supérieur, à gauche, un char allant vers la gauche est tiré par un cheval au grand galop ; dessus, un soldat assyrien tient, à bout de bras, une tête coupée. Derrière cet attelage, des soldats assyriens déposent des têtes d’Elamites aux pieds de fonctionnaires assyriens (qui sont représentés imberbes). Puis à peu près au centre de ce même registre, on voit un deuxième char qui se déplace en direction inverse du premier, vers la droite donc, dont on ne voit qu’une roue car la stèle est cassée. Cet équipage est de nouveau représenté (sur la partie droite du registre), au moment où il se renverse. Deux personnages en tombent : Il s’agit du roi Elamite Te’uman et de son fils Tamritou. Tous deux fuient, mais le roi est atteint d’une flèche, il est à genoux alors qu’à ses cotés, son fils bande un arc en direction des Assyriens vers la gauche. On assiste ensuite à la mise à mort de Te’uman et de Tamritou, crânes fracassés par une masse d’arme, ou une massue, suivis d’une décollation. La représentation se poursuit au registre inférieur sans interruption, boustrophédon, c’est-à-dire sans revenir à l’extrémité gauche du relief. Puis les deux têtes sont emportées au milieu de la bataille. On y voit des fantassins assyriens attaquer des chars élamites. Entre ces deux scènes antithétiques, les têtes exhibées sur le champ de bataille par des personnages évoluant vers la gauche et les chars se déplaçant vers la droite, on remarque un personnage se portant la main à la gorge. Il signifiait par ce geste le souhait d’être à son tour mis à mort. C’est le gendre du roi vaincu qui, témoin de la décapitation de son beau-père, comprend que la défaite est consommée. Tout le reste n’est qu’accumulation de corps, d’armes diverses, de carquois, qui remplit intégralement le champ de l’image. Il est, par ailleurs, intéressant de noter que jamais dans ce bas-relief, le roi assyrien lui-même n’est représenté. On sait, en effet, grâce à la correspondance retrouvée de la chancellerie royale, qu’au moment de cette bataille, le souverain se trouvait dans son palais. La vérité historique est donc respectée, mais à moitié seulement, car le texte annalistique lui attribue personnellement la victoire ainsi que les légendes inscrites dans les cartouches qui sont placés dans le champ de l’image.
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Les inscriptions sont devenues de véritables légendes au VIIe siècle av. J.-C., associées à des épisodes particuliers, et non plus un récit continu qui se trouvait accolé à l’ensemble des représentations, comme c’était le cas à Kalkhu. Ces légendes apparaissent généralement dans des cartouches aménagés dans la composition et directement gravés sur les reliefs. – « C’est la tête de Te’umman, roi d’Elam, qu’au milieu du combat a coupé un soldat de mon armée ». – « Te’umman, roi d’Elam, qui avait été blessé dans un combat acharné et Tamritou son fils ainé aîné qui l’aidait, se sont enfuis et se cachent dans un fourré pour se sauver. Avec l’aide d’Assur, je les ai tués, et je leur ai coupé la tête à tous les deux. »
Ourtakou, gendre de Te’umman, lequel avait été blessé par une flèche, quoique non mortellement atteint, appelle un Assyrien pour qu’il lui coupe la tête : – « Viens me couper la tête et porte-la au roi, ton seigneur, et deviens célèbre. »
Un autre relief, provenant lui aussi de la pièce XXXIII du palais de Sennacherib, montre l’investiture d’un Elamite Ummanigash, à la suite d’une autre bataille qui eut lieu à Suse (Fig. 10). On voit, en effet, un Elamite se prosternant aux pieds de son nouveau souverain, Ummanigash, élamite comme lui, mais mis en place par l’Assyrien Assurbanipal. Ce geste d’allégeance fait écho à celui d’Ummanigash lui-même envers Assurbanipal, épisode qui n’est pas représenté dans le bas-relief, mais qui est décrit dans l’inscription gravée sur un cartouche placé au-dessus de la scène10. La soumission de l’Elamite lui vaudra donc d’être somptueusement récompensé. Alors qu’il venait du camp ennemi, il se voit octroyer la plus haute fonction, puisqu’il devient roi d’Elam. On remarquera aussi qu’un officier assyrien tient la main d’Ummanigash, ce qui signifie qu’il est placé sous la protection de l’Assyrie.
10 « Ummanigash, le réfugié, le serviteur qui avait saisi mes pieds, selon l’accomplissement de ma parole, mon officier, que j’avais envoyé, le fit entrer dans la joie dans le pays de Madaktu et la ville de Suse, et le fit assoir sur le trône de Teumman, que ma main avait atteint. » Pour une description de cette scène et des rapports existant entre l’iconographie et l’inscription, voir P. VILLARD 1988, p. 422-429.
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L’interprétation sémiologique est la suivante : les légendes courtes donnent seulement l’essentiel du message, du moins pour celui qui savait lire. Pour le non-lettré, la précision de la représentation aurait suffi à une interprétation sans ambiguïté. C’est aussi ce que l’on a dit des peintures du Moyen Âge, considérées comme la Bible de ceux qui ne savaient pas lire11. À toute époque, l’abondance des détails rendrait parfaitement accessible la signification de la scène ! Autre point qu’il importe de signaler : avec Assurbanipal, on parvient au terme d’une évolution qui a vu l’importance des sujets cultuels, à très forte charge symbolique, l’arbre sacré ou la libation par exemple, s’estomper au profit de thèmes plus narratifs et forcément plus faciles à interpréter par le commun des mortels que les motifs symboliques dont la compréhension nécessitait la mobilisation d’une vraie culture. L’objectif poursuivi pour cette iconographie serait donc de communiquer le plus complètement possible le message du Roi, à un nombre d’individus toujours plus important à cause de l’extension régulière de l’empire. La précision dans le rendu des éléments et leur nombre, qui placent la scène dans un contexte concret, fonctionnerait comme « un enregistrement de l’ordre naturel », garant de sa compréhensibilité. L’IMPROBABLE PROPAGANDE Cette interprétation, fondée sur une logique de la communication de masse, prend toute sa valeur pour l’époque moderne qui bénéficie des technologies adéquates, les mass media, pour toucher une grande partie de la population. Il est certain qu’à la période néo-assyrienne, ce n’était pas le cas. Le terme de propagande est donc en l’occurrence mal choisi. Il faut se rappeler que son usage, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, remonte au XVIIe de notre ère, en 1622 précisément, au moment où 11
Au IVe siècle, le pape Grégoire le Grand écrivait : « L’art de la peinture est utilisé dans les églises pour que ceux qui ne savent pas lire apprennent sur les murs ce qu’ils ne peuvent apprendre dans les livres » (Reg. IX, 208). Registrum epistolarum Registre des lettres (600), livres I et II (Cerf, 1991), III-IV (Cerf, 1990).
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fut créée à Rome une Congregatio de propaganda fide = congrégation pour la propagation de la foi (appelée plus tard, à la fin du XVIIe siècle, « Congrégation pour la propagande »). Il s’agissait alors de convertir à la foi catholique les populations du « Nouveau Monde » : opération d’envergure destinée à des masses importantes. L’usage de cette notion fut par la suite étendu au domaine politique, quand le niveau d’information et de culture des sociétés fut suffisamment élevé pour qu’on ne puisse plus ignorer l’avis des populations ; c’est-à-dire à partir de la Révolution française. Dans l’Assyrie du VIIe siècle av. J.-C., quelques personnages importants seulement avaient accès à ces reliefs. Il s’agissait des délégations étrangères, des gouverneurs de région, des courtisans, des dignitaires du régime, des généraux. Eux savaient parfaitement de quoi il retournait. On peut néanmoins imaginer que le spectacle offert par ces images devait renforcer encore la cohérence de ce petit groupe de dignitaires. Trois facteurs au moins concouraient à ce renforcement des liens entre eux et confortaient la fidélité au pouvoir royal. 1- Ils se reconnaissaient comme « frères d’armes », confrontés au même danger. Cette identité de destin les faisait frères selon une rhétorique militaire à peu près universelle. Quand on risque sa vie ensemble, on est frères ! 2- Ils partageaient l’honneur d’être représentés en même temps que le roi sur ces monuments. C’était pour eux une récompense. 3- Ils jouissaient seuls du privilège de voir et d’admirer l’image de leurs exploits. Ils se trouvaient convier à la consommer. Il y a dans la vision, on le sait bien, une prise de possession du monde, une absorption, une incorporation de la réalité extérieure. Cette équivalence a été établie à peu près dans toutes les disciplines anthropologiques (la psychanalyse bien sûr, mais aussi les recherches sur la mythologie, l’histoire, l’histoire des religions, la philosophie, etc.). Voir le monde équivaudrait donc à l’ingérer, à le manger12. Il serait très facile de relever dans la littérature mésopotamienne, dans la mythologie comme dans les textes de la pratique (ceux de la divination et des 12
LACAN, 1973, p.131.
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rituels notamment), les métaphores présentant la vue, la vision, le spectacle comme techniques de captation, d’appropriation, d’incorporation. La consommation, qu’elle soit donc réelle ou symbolique, dans l’ordre de la vision, assure une forte cohésion entre les participants. Manger ensemble rapproche les individus (cf. les banquets ou les repas d’affaire) et regarder ensemble un même spectacle également. Signalons enfin que si la propagande produit toujours des messages simplificateurs (des slogans !), destinés à déclencher un processus d’identification avec le leader, on doit reconnaître que l’évolution de l’iconographie des reliefs assyriens se fait, au contraire, dans le sens d’une complexité grandissante du message. LE MESSAGE DIFFERE L’hypothèse de la propagande pour ces reliefs semble donc difficile à soutenir. Il est vrai également que dans les reliefs du VIIe siècle, la mixité du message, qui est à la fois iconographique et textuel, semble tirer l’image vers le domaine de la communication par la langue. Mais faire droit à cette première impression ne revient-il pas à se mettre, encore une fois, sous la coupe de ce que Derrida appela le « logocentrisme » et qui avait finalement conduit les archéologues à une théorie de la propagande peu soucieuse du contexte particulier dans lequel ces œuvres furent placées ? Le rapport du texte et de l’image, observé dans ces représentations, ne peut être réduit à une assimilation pure et simple de l’un à l’autre. Assimilation que J. Derrida, dans sa lecture critique de la « tradition » (en philosophie, histoire, anthropologie, etc.), dénonçait vigoureusement car elle accordait toujours à la langue le rôle majeur de modèle ou de paradigme pour des pratiques symboliques dont le fonctionnement propre ne pouvait être si prestement perdu de vue. En effet, pour une quantité considérable de publications, tout est facilement considéré comme langage. On évoque aussi bien le langage de la mode, celui de la gastronomie, celui de la peinture, de la nature, etc. Toute production humaine semble pouvoir être qualifiée de langue ou de langage. Il s’agit évidemment d’un usage métaphorique, mais qui conforte une conception, qui ne résiste pas à une analyse précise. Nous pouvons constater que dans
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l’image, rien, surtout pas les significations, ne se donne dans l’immédiateté d’une pure présence. Tout est toujours différé, repoussé à un avenir, plus ou moins déterminé, écarté d’un présent immédiat. Ce double jeu de la visibilité et de ce qui demeure constamment ajourné, retardé donc, est désigné par le néologisme de différance (avec un « a ») proposé par Derrida13. Aucun concept ne convient mieux que celui-ci à l’image, qui est toujours ce lieu de transgression des catégories temporelles, qui, tout en étant présente, signale déjà l’absence de celui qui l’a faite et le caractère incertain d’une signification flottante au gré des projections de chaque spectateur. Comme l’a abondamment montré la psychologie, la perception d’une image est, en effet, toujours projective. Ce que chacun y apporte est infiniment plus important que ce qui, objectivement, s’y trouve. Par ailleurs, l’expérience la plus commune, nous fait prendre conscience qu’en regardant une image, devant cette représentation qui est là, devant nous, nous sommes happés dans un passé. Pas seulement par la présentation devant nos yeux de ce qui fut, mais aussi par l’évidence que cette image n’est rien d’autre que la trace ou le résultat d’un geste, des gestes de celui qui l’a confectionnée. Même si elle ne donne à voir aucun épisode de notre propre passé, elle témoigne toujours de l’action sur la matière, celle qui précisément a donné forme à cette dernière. Elle est donc au moins le résultat de cette action. Un passé ressuscité, ramené à ma conscience. Mais le passé n’est pas seul à revenir dans l’image. Avec elle, ce passé se présente comme possibilité d’histoire ; représentation non seulement de ce qui a été, mais aussi de ce qui n’a pas été, qui aurait pu être, que l’on aurait souhaité être, représentation donc de ce qui, vrai ou fictif, demeure malgré tout un passé et condition de l’anticipation, condition du futur. Anticipation qui est toujours l’autre face, même si elle n’est pas toujours visible, de l’histoire. LE JEU SACRIFICIEL Il y a, dans l’usage qu’ont fait les souverains assyriens des bas-reliefs, une contradiction manifeste qui vient de ce que le message le plus savamment élaboré, le spectacle le plus minutieusement mis en scène, est caché, soustrait à la vue de la grande majorité. C’est là sans aucun doute le point le plus important qui à lui seul, nous l’avons vu, invalide l’interprétation sémiologique de ces 13
DERRIDA 1967,a, b,
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reliefs assyriens comme outils de propagande. Il convient donc de s’interroger sur cette situation particulière. Selon les observations de Merleau-Ponty, plus haut mentionnées, la préservation des images (y compris celles qui pouvaient profondément déplaire) relèverait de la prise en considération de leur caractère particulier, que l’on peut qualifier de « sacré » (bien que lui-même n’utilisât pas ce terme). Généralement la notion de « sacré » est associée à la sphère religieuse. Mais les travaux menés en ethnologie14, depuis longtemps déjà, et en philosophie15 ont bien montré qu’en dernière analyse ce qui faisait l’essence du sacré n’était pas sa liaison, et encore moins son appartenance, au domaine du religieux, mais le fait de n’être que le caché, le retiré, ce qui est délibérément mis à l’écart. « L’image est toujours sacrée, écrit Jean-Luc Nancy, si l’on tient à employer ce terme qui prête à confusion… Le sens de “sacré” ne cesse en effet d’être confondu avec celui de “religieux”… [or] la religion n’est pas de soi, ordonnée au sacré… Le sacré, quant à lui, signifie le séparé, le mis à l’écart, le retranché16. » Ou encore « la chose, l’être sacré sont retirés, situés à distance, hors de prise, parce que cette distance forme toute leur vérité17 ». En suivant cette stricte définition du « sacré » nous pouvons considérer les bas-reliefs assyriens comme tels en ce qu’ils étaient effectivement soustraits à la vue, cachés, séparés du plus grand nombre. Cette mise à l’écart, à distance de ce que l’on veut (ou ce que l’on doit) rendre sacré, homme ou animal, peut prendre, et a souvent pris, la forme du sacrifice qui n’est autre que la destruction de l’être sacrifié.
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GIRARD 1972 p. 18 écrit : « L’interprétation du sacrifice comme violence de rechange apparaît dans la réflexion récente, liée à des observations faites sur le terrain. Dans Divinity and Experience, Godfrey Lienhardt, et Victor Turner, dans plusieurs de ses ouvrages, notamment The Drums of Affliction (Oxford, 1968), reconnaissent dans le sacrifice, étudié chez les Dinka par le premier, chez les Ndembu par le second, une véritable opération de transfert collectif qui s’effectue aux dépens de la victime et qui porte sur les tensions internes, les rancunes, les rivalités, toutes les velléités réciproques d’agression au sein de la communauté ». 15 NANCY 2003. 16 NANCY 2003, p. 11. Le philosophe consacre un chapitre entier de son ouvrage à la notion de sacré ainsi entendue et telle qu’elle s’applique à l’image. 17 Nancy, http://www.ac-grenoble.fr/lycee/vincent.indy/spip.php?article631
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Par ailleurs, étymologiquement, sacrifice signifie bien « qui fait, qui rend sacré » ou « qui fait du sacré » (lat : sacer facere). Si Jean-Luc Nancy associe le sacré au séparé, René Girard, lui, a longuement développé l’idée selon laquelle cette séparation était fondamentalement liée à la violence. Violence inhérente à la nature humaine, à laquelle il faudrait opposer une autre violence, celle du sacrifice, pour que puisse se constituer et vivre toute communauté. Pour lui, le sacrifice est donc à la fois l’expression d’une violence pure et à l’origine de toute fondation. Ainsi le mécanisme de l’institution, de la mise en place d’un ordre ou d’un système (religieux, social, politique, etc.) est-il toujours, en soi, la manifestation d’une violence. Cette proposition émaille l’ensemble de son célèbre ouvrage, La violence et le sacré18, qu’illustrent ici quelques formulations parmi bien d’autres possibles. « Le jeu du sacré et de la violence ne font qu’un19 » ; ou « [la violence est celle qu’occasionnent]… les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches que le sacrifice20 prétend d’abord éliminer, c’est l’harmonie de la communauté qu’il instaure, c’est l’unité sociale qu’il renforce21 » ; ou encore : « Le sacré, […] c’est aussi et surtout, bien que de façon cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l’homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l’homme dehors. C’est la violence qui constitue le cours véritable et l’âme secrète du sacré22. » Et plus tôt dans son ouvrage, il avait établi que : « C’est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence, c’est la communauté entière qu’il détourne vers des victimes qui lui sont extérieures. Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel 23. » C’est bien ce que montre abondamment l’ensemble des bas-reliefs assyriens en représentant de multiples exécutions ou massacres. Ces œuvres sont donc sacrées à double titre, d’abord parce qu’elles sont séparées, retranchées du grand public, et ensuite parce qu’à travers la représentation de la violence 18
GIRARD 1972. Idem, p. 385. 20 Souligné par moi. 21 Idem, p. 19. 22 Idem, p. 51. 23 Idem, p. 18. 19
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guerrière, elles mettent en scène un véritable protocole sacrificiel. Il convient, dans le même temps, de reconnaître que ce dernier peut aussi être vu comme étant de nature à mettre en péril la stabilité du monde, non pas seulement l’ensemble des êtres existants, inanimés ou animés, mais aussi le monde en tant que construction intellectuelle, organisée selon des principes, des idées, des conceptions, indépendamment de toute caractérisation physique ; ce que les Grecs anciens désignaient par le terme cosmos, par opposition au chaos. Or les guerres et leur cortège de tueries, fussent-elles considérées comme des formes de sacrifice, ne représentaient-elles pas un danger réel d’installer le chaos ? Mais c’est dans le jeu des différentes violences qui s’opposent les unes aux autres que René Girard voit s’établir un équilibre favorable à la communauté. « Toujours, semble-t-il, le moment arrive où l’on ne peut plus s’opposer à la violence que par une autre violence », qui peut (ou doit) être, selon lui, celle du sacrifice24. Dans le cadre de l’empire assyrien on peut identifier au moins trois sortes de violences. La violence interne, due à la compétition pour le pouvoir, les intrigues de palais, les complots, etc. ; la violence qui se déchaîne au cours des expéditions guerrières, et enfin celle que manifeste l’iconographie elle-même dans son mode de fonctionnement. Il y a, en effet, dans la pratique iconographique qui englobe à la fois la conception, la réalisation de l’image et sa réception, une violence fondamentale, manifestée par l’absence du créateur, la signification en suspens, situation qui évoque à Derrida une mort toujours possible, probable même. En examinant le mécanisme de déclenchement de nombreux conflits, tout au long de l’histoire de l’humanité, on peut facilement adhérer à la thèse de Girard. En effet, combien de guerres ne furent-elles pas déclarées dans le seul but de résoudre des crises internes ? Quand la cohésion d’une société menace de s’effriter, lancer les populations dans des aventures guerrières permet de reléguer ou d’occulter les difficultés du moment. Il en fut sans doute ainsi dans l’empire néoassyrien. Partir à la conquête de pays lointains permettait d’échapper au risque d’anéantissement sur place que faisaient courir les dissensions internes. Sur les pays ennemis on détournait ainsi la violence 24
Idem, p. 51.
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interne. Les peuples défaits, soumis par les armées assyriennes endossaient donc le rôle de la victime sacrificielle ou « émissaire » décrite par René Girard. Pour autant, il ne faut pas oublier que dans tout conflit armé les pertes en vies humaines sont partagées et les vainqueurs comme les vaincus ont bien conscience de faire en nombre le sacrifice de leur vie. À la violence interne menaçant la société on a opposé et partagé la violence sacrificielle de la guerre. Mais pourquoi, dès lors, donner de ces sacrifices une représentation iconographique ? Le sacrifice ayant été déjà accompli durant ces guerres, quelle nécessité imposait qu’on le reproduise sous forme de bas-reliefs ? La question est d’autant plus insistante que cette reproduction, on le sait bien, n’était pas seulement celle de ce qui avait pu se voir sur les champs de bataille, mais aussi celle de tout ce que l’on avait pu ressentir ou que l’on était susceptible de ressentir, quand bien même on n’avait pas participé à ces batailles. Voir, c’est toujours être affecté dans son propre corps et vivre ou revivre concrètement, même si c’est de façon édulcorée, la scène représentée. Pourquoi donc mettre en œuvre la troisième violence, celle que nous avons identifiée comme faisant partie du fonctionnement intrinsèque de l’image ? Et si l’on admettait qu’il faille absolument refaire ce sacrifice, comment expliquer qu’on le fasse quasiment en secret ? Girard, insiste alors sur le caractère rituel du sacrifice. Certes, détourner l’agressivité qui se manifeste à l’intérieur d’une communauté vers des objectifs extérieurs en s’engageant dans une guerre et en faisant de l’ennemi l’objet même du sacrifice est une solution immédiate. Mais elle peut n’être que momentanée. Il faudrait alors réitérer le sacrifice. Déclencher indéfiniment de nouveaux conflits risquerait pourtant de provoquer l’annihilation que l’on voulait éviter. Trouver un équivalent du premier sacrifice s’imposait donc. C’est ce que peut faire la représentation iconographique, en en donnant une expression symbolique et de surcroît ritualisée. Pour que le stratagème, qui consiste à neutraliser la violence initiale par la violence sacrificielle, fonctionne bien, dit Girard, il convient que cette dernière n’atteigne pas directement la communauté, qu’elle en soit autant que possible éloignée. « Face à l’incarnation du sacré [qui est l’être sacrifié], écrit Girard, il y a une distance optimale qui permet de recueillir les effets bénéfiques tout en se préservant des maléfiques. Il
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en est de l’absolu comme du feu ; il brûle si l’on est trop près, il n’a plus aucun effet si l’on est trop loin25. » Un peu plus loin l’auteur poursuit : « Si les victimes sacrificielles appartenaient à la communauté… le sacrifice déchaînerait la violence au lieu de l’enchaîner26… » Toute violence étant, en effet, contagieuse, celle du sacrifice comme les autres doivent être tenues à l’écart de la communauté. Poursuivre sans cesse cette activité d’extériorisation de la violence caractéristique de toute communauté humaine, la « violence unanime » comme l’appelle Girard, par le sacrifice ritualisé, est une nécessité. À condition toutefois qu’une participation massive de la population à cette manifestation n’aboutisse à ce qu’elle y soit engloutie à jamais. Ce renouvellement sacrificiel empruntant les voies de la production artistique et notamment celle de la création des images, quasiment invisibles, était une parfaite stratégie. Ces images gravées sur les bas-reliefs signalent la mort des acteurs de la scène représentée, mais ils la signalent seulement car elle est réellement intervenue dans un contexte d’espace et de temps qui n’est plus le leur. Elles étaient désormais loin du théâtre des opérations qu’elles dépeignaient. On pouvait aussi les regarder bien après que les événements eurent lieu. Cette forme de sacrifice ritualisé par laquelle la communauté renforce sa cohésion et « communie » se manifestait dans le demi secret qu’assure la clôture du palais royal où seuls pénétraient quelques privilégiés. Que l’ensemble de la communauté ne puisse y participer importait grandement, il suffisait pour elle de savoir que le sacrifice avait bien eu lieu et que son renouvellement était assuré. Or la présence même de ces représentations sculptées et leur durabilité garantissaient aux yeux de la population la permanence de ce rituel. Il en était d’ailleurs de même pour tous les sacrifices accomplis à proximité des temples et auxquels n’était pas nécessairement conviées les populations. La situation était également comparable à celle de la présence réelle du dieu dans le temple. Peu de monde avait la possibilité de voir la divinité en personne, présente en sa demeure, le temple, sous la forme d’une statue, mais personne ne doutait pour autant de son existence. Si personne ne voyait les représentations des basreliefs, tout le monde pouvait savoir qu’ils existaient et cela seul comptait ; ce 25 26
Idem, p. 400. Idem, p. 401.
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qui correspond parfaitement au rôle de la ritualisation, qui « actualise » la violence, mais la tient aussi à distance, que Girard analyse. CONCLUSION Les reliefs du VIIe siècle av. J.-C. ont donc élaboré une histoire, à la fois restitution d’un certain passé et réservoir d’avenir, une détermination temporelle et une destination. À qui ou vers quoi ? À une société que le souverain voulait organiser selon un ordre conforme à celui de l’univers qu’il devait entretenir. Mais cela exigeait la mise en œuvre d’une pratique sacrificielle. La guerre à l’extérieur et le rituel représenté par l’iconographie du palais à l’intérieur. Luc BACHELOT CNRS-UMR-7041-Nanterre Archéologies et Sciences de l’Antiquités
BIBLIOGRAPHIE L. BACHELOT, « La fonction politique des reliefs néoassyriens », dans D. CHARPIN et F. JOANNES (ED.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 109-129 R. BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communication 4, Paris, Editions du Seuil, 1964, p. 40-52 – « Éléments de sémiologie », Communication 4, Paris, Editions du Seuil, 1964, p. 91-135 J. DERRIDA, L’écriture et la différance, Paris, Editions du Seuil, 1967a – De la grammatologie, Paris, Editions de Minuit, 1967b – La voix et le phénomène, Paris, PUF. 1967c – Position, Paris, Editions de Minuit, 1972 R. GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972 J. LACAN, « Qu’est-ce qu’un tableau », Séminaire Livre XI, Paris, Editions du Seuil, Col. Coll. Point 2, 1973, p. 131 J.-L NANCY, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003 M. MERLEAU-PONTY, L’œil et l’esprit. Paris, Gallimard, 1964
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P. VILLARD, «espaceLes structures du récit et les relations entre texte et image dans les bas-reliefs néo-assyriens », Word and Image. A Journal of Verbal/Visual Enquiry 4/1, 1988, p. 422-429 I. WINTER, « Royal Rhetoric and the Development of Historical Narrative in Neo-Assyrian Reliefs », Studies in Visual Communication, Philadelphia, The Annenberg School of Communications, 1981, p. 7-38 « The Program of the Throneroom of Assurnasirpal II », Essays on Near Eastern Art and Archaeology in Honor of Charles Kyrle Wilkinson, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1983, p. 15-32
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Fig. 1 : Plan de la salle du Trône du palais d’ D’Assurnasirpal II à Kalhu et emplacement des différents reliefs (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 123)
Fig. 2 : L’arbre sacré arrosé par le roi accompagné des génies ailés (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 124)
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Fig. 3 : L’arbre sacré arrosé par le roi, British Museum, Stone panel from the NorthWest Palace of Ashurnasirpal II (Room B, panel 13), Nimrud (ancient Kalhu), (photo de l’auteur).
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Fig. 4 : Taureau ailé à l’entrée de la salle du trône, British Museum, Colossal statue of a winged human-headed bull from the North-West Palace of Ashurnasirpal II (Room S), Nimrud (ancient Kalhu) (photo de l’auteur).
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Fig. 5 : Siège de la ville, British Museum, Stone panel from the North-West Palace of Ashurnasirpal II (Room B, panel 18a), Nimrud (ancient Kalhu) (photo de l’auteur).
Fig. 6 : Chasse au lion, British Museum, Stone panel from the North-West Palace of Ashurnasirpal II (Room B, panel 19a), Nimrud (ancient Kalhu) (photo de l’auteur).
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Fig. 7 : Attaque de Karkemish (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néoassyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 124)
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Fig. 8 : Palais de Sennachérib à Ninive (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 126)
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Fig. 9a : Bataille de l’Ulaï. Pièce XXX du palais de Sennacherib à Ninive (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 127)
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Fig. 9b : Bataille de l’Ulaï. Pièce XXX du palais de Sennacherib à Ninive (suite de 9a) (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 127)
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Fig. 10 : Elamite se prosternant au pied du nouveau souverain Ummanigash (Luc Bachelot « La fonction politique des reliefs néo-assyriens », in Dominique CHARPIN et Francis JOANNES (dir.), Marchands, diplomates et empereurs, Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1992, p. 128)
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Le roi d’Égypte à travers ses représentations figurées dans les temples du Nouvel Empire : aux sources d’une définition contractuelle de la royauté pharaonique∗ Si on voulait proposer un qualificatif qui aide à saisir l’une des caractéristiques essentielles de la civilisation de l’Égypte ancienne, « culture de l’image » serait un choix judicieux. Il ne rappellerait pas seulement que l’image en imprègne l’écriture, dont les signes hiéroglyphiques, de leur création à l’aube du IVe millénaire av. J.-C. jusqu’à leur extinction à la fin de l’époque romaine, suivent en effet les canons. Il décrirait bien, aussi, une culture dans laquelle l’image précéda l’écriture, la supplanta pour la décoration des temples et des chapelles funéraires qu’elle envahit, et, surtout, conserva cette prééminence au moins jusqu’à l’époque gréco-romaine, soit pendant près de trois millénaires. Rares sont en effet les surfaces de ces édifices à ne pas être couvertes de représentations figurées. Chacun, cependant, a son sujet : le défunt et sa vie dans sa chapelle funéraire, le roi et son œuvre dans les temples. Cette profusion d’images en fait naturellement une source de premier plan pour l’étude de cette civilisation. L’imagerie des temples, en particulier, parce qu’elle met en scène le roi d’Égypte, offre à l’étude de cette antique monarchie un matériel d’une extrême richesse. On distingue ici deux grandes thématiques : les scènes de guerre et les scènes rituelles. Précisons qu’on se réfère ici aux temples du Nouvel Empire, période d’unité politique qui occupe la seconde moitié du IIe millénaire (env. 1543-1075 av. J.-C.). Leur bon état de conservation permet en effet une étude fine de leur imagerie. Dans les scènes de bataille, le roi se présente en ∗
L’auteur remercie chaleureusement Jacques Bouineau et Burt Kasparian pour leur invitation à participer au cycle de conférences « Antiquité, art et politique : la norme ». La présente contribution reprend la trame d’une conférence intitulée « Rhétorique de l’image et exaltation du pouvoir dans l’Égypte ancienne » donnée dans ce cadre à la Faculté de Droit, de Science Politique et de Gestion de l’Université de la Rochelle, le 16 janvier 2014. Elle reprend aussi quelques-unes des conclusions d’un ouvrage à paraître sur l’idéologie royale au Nouvel Empire, auquel on se permettra de renvoyer ici pour plus de détails ; cf. B. LURSON, A Perfect King. Aspects of Ancient Egyptian Royal Ideology of the New Kingdom, sous presse à la S.N. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A. (2016).
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guerrier invincible et chef de guerre, qui mène son armée à la victoire. Elles décorent en général les murs extérieurs des temples (Pl. 1)1. Dans les scènes rituelles, le roi fait des offrandes aux dieux (Pl. 2), accomplit divers rites, conduit des processions. En nombre, les scènes rituelles surpassent largement les scènes de guerre. Aussi n’est-il pas étonnant que la présence si insistante de ce « roi ritualiste » sur les murs des temples ait pu fonder l’idée qu’en son activité de prêtre réside l’essence même du roi d’Égypte, qu’il appartenait à la catégorie des rois-prêtres. Un roi qui peut faire le prêtre, mais pas un « roi-prêtre » C’est en 1902 qu’Alexandre Moret met en forme cette interprétation, dans son ouvrage Du caractère religieux de la royauté pharaonique. Inspiré par La cité antique, publié par Fustel de Coulanges en 18642, Moret parle pour l’Égypte ancienne d’une « royauté à la fois divine et sacerdotale ». Il écrit : « L’Égypte a donc connu une conception originale de la royauté religieuse : le Pharaon se distingue des autres rois-prêtres en ce qu’il est lié aux dieux par la naissance autant que par la dignité sacerdotale. Il est dieu parce qu’il est prêtre ; mais il n’est prêtre qu’en tant que fils des dieux3. » Bien que la divinité même du pharaon ait été très discutée et largement relativisée depuis les années 1960 à la suite des travaux de Georges Posener4, et malgré l’importance de cette notion dans le modèle proposé par Moret, sa qualité de prêtre suprême n’a pas été remise en question de manière systématique. Elle reste même au cœur de la vision traditionnelle du roi d’Égypte5. Il y a, cependant, un paradoxe à 1
On verra par exemple les scènes qui décorent le temple de Medinet Habou, construit et décoré sous Ramsès III (env. 1185-1153 av. J.-C.) ; cf. THE EPIGRAPHIC SURVEY, Medinet Habu— Volume I. Plates 1-54, Earlier Historical Records of Ramses III, OIP 8, 1930 et ID., Medinet Habu—Volume II. Plates 55-130, Later Historical Records of Ramses III, OIP 9, 1932. 2 Cf. A. MORET, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, AMG BE 15, 1902, p. 1-4 (introduction) et 323-324. 3 MORET, op. cit., p. 320 pour les citations, mais voir aussi p. 63, 147, 209-210, 230-233, 313, 314, 316, 323 et 324. 4 En particulier G. POSENER, De la divinité du pharaon, CSA 15, 1960. 5 On verra ainsi N.-C. GRIMAL, Les termes de la propagande royale égyptienne de la XIXe dynastie à la conquête d’Alexandre, MAIBL 6, 1986, p. 513-514 ; M.-A. BONHEME et A. FORGEAU, Pharaon. Les secrets du pouvoir, 1988, p. 319 ; D. O’CONNOR, D. P. SILVERMAN (éd.), Ancient Egyptian Kingship, PdÄ 9, 1995, p. XIX ; N. S. BRAUN, Pharao und Priester – Sakrale Affirmation von Herrschaft durch Kultvollzug. Das Tägliche Kultbildritual im Neuen Reich und der Dritten Zwischenzeit, Philippika 23, 2013, p. 11, 14, 24, 26-32, 291, 327. D. LORTON, « Towards a Constitutional Approach to Ancient Egyptian Kingship », JAOS 99,
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souligner : les rites que des fonctions sacerdotales si importantes ont dû l’amener à accomplir ne semblent avoir laissé aucune trace dans les sources écrites. On connaît bien des stèles commémorant la construction par le roi de murs en briques crues et de nombreux textes, souvent longs et très élaborés, qui relatent ses guerres, mais aucun dont le sujet principal soit un rituel qu’il aurait accompli. Il y a certes des inscriptions qui mentionnent la participation du roi à des fêtes ou des rites, mais c’est toujours dans le cadre d’un autre événement, qui est le sujet principal du texte6. Gagner une guerre et construire un mur sont sans ambiguïté plus importants et valorisants que fêter les dieux, fussent-ils ses divins géniteurs. Or, cela cadre mal avec une royauté qui se définirait par les fonctions sacerdotales du monarque. D’ailleurs, à l’époque pharaonique, on ne trouve pas ces innombrables titres de prêtres qui lui sont prêtés bien plus tard, dans les scènes rituelles de l’époque gréco-romaine7. Considérant donc l’écart important entre l’accent mis traditionnellement sur les fonctions sacerdotales du roi d’Égypte pour le définir et le silence des textes à ce sujet, il importe de revisiter les sources sur lesquelles se fonderait son appartenance à la catégorie des « rois-prêtres ». On s’aperçoit alors que les sources sur lesquelles Moret et d’autres se fondent ne sont autres que les scènes rituelles qui décorent les temples8. Le roi serait représenté officiant devant les dieux parce qu’il serait le seul à y être vraiment habilité. Moret y ajoute encore les légendes et textes rituels de trois scènes, dans lesquelles Séthi Ier (env. 1290-1279 av. J.-C.) est qualifié de
1979, p. 463 et D. A. WARBURTON, « The Significance of Shared Aspects of the Daily Temple Rituals », dans M. DOLIŃSKA, H. BEINLICH (éd.), 8. Ägyptologische Tempeltagung: Interconnections between Temples. Warschau, 22.–25. September 2008, KSG 3,3, 2010, p. 209210, sont, à ma connaissance, les seuls à avoir remis cette vision en cause. 6 On mentionnera par exemple le début de la stèle de Konosso, qui situe l’action à Karnak et décrit Thoutmosis IV (env. 1397-1387 av. J.-C.) en train de « satisfaire (cHtp) Amon » ; cf. W. HELCK, Urkunden des ägyptischen Altertums. IV. Abt. Urkunden der 18. Dynastie. Text der Hefte 17–19. Neudruck der Ausgaben 1955, 1956, 1957, Berlin, 1984, p. 1545, ll. 7-9. 7 Cf. S. CAUVILLE, « Le dieu et son roi », RdE 59, 2008, p. 33-80, qui a compilé ces titres et comparer avec V. RONDOT, La grande salle hypostyle de Karnak. Les architraves, Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 1997, p. 169-174, pour les titres et épithètes de Séthi Ier dans les inscriptions des architraves de la salle hypostyle de Karnak. 8 Cf. A. MORET, op. cit., p. 119-121.
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« prêtre lecteur » et de « prêtre-sem »9. Toutefois, une comparaison avec les versions de ces mêmes textes dans les papyrus liturgiques montre que ces titres sont ceux des prêtres normalement préposés aux rites représentés, auxquels le nom du roi a été ajouté10. C’est important, car cela montre que ces titres sont liés à la pratique du culte, pas qu’ils participent d’une définition de la nature du roi. On soulignera d’ailleurs l’extrême marginalité de telles mentions dans les scènes rituelles, dont on réunit avec peine une petite dizaine d’exemples, qui datent pour la plupart du même règne, celui de Séthi Ier. Pour autant, si on ne peut se fonder sur ces mentions pour démontrer que le roi est un prêtre par essence, elles indiquent en tout cas qu’il peut accomplir des rites ; rien ne s’oppose en effet à ce que titre de roi et titre de prêtre soient combinés sur des monuments officiels. À vrai dire, le même raisonnement s’applique aux scènes rituelles : si le roi est figuré dans les temples en train d’accomplir des rites, c’est qu’en théorie comme en pratique, il pouvait certainement remplir cette fonction. Et s’il le pouvait, c’est peut-être bien, finalement, parce qu’il était prêtre avant tout. Mais alors, pourquoi les scènes rituelles ne suffiraient-elles pas à établir l’appartenance du roi d’Égypte à la catégorie des « rois-prêtres » ? L’absence de sources textuelles corroborant son activité de prêtre est-elle vraiment suffisante pour en douter ? En fait, le problème que posent les scènes rituelles pour répondre à cette question est la manière même dont les sources iconographiques sont traitées. Pour bien saisir cet aspect important, une comparaison avec les scènes de guerre est utile. Pour commencer, il faut rappeler que les vrais acteurs du rituel, ceux cités dans les papyrus liturgiques et qui rendaient le culte journellement dans les temples, étaient les prêtres,11 mais que celui représenté en train d’officier sur les
9
Cf. ibid., p. 120, n. 2 et 3. L’auteur ajoute aussi la mention « par le roi lui-même », qu’on rencontre de manière exceptionnelle à la fin de certaines légendes décrivant le rite représenté dans les scènes rituelles ; cf. ibid., p. 120, n. 4 et 5. Cette expression ne sera pas commentée ici. On se contentera de dire qu’on ne saurait la tenir pour la marque de l’historicité du rite représenté et on se permettra de renvoyer à B. LURSON, A Perfect King, op. cit. 10 Cf. N. TACKE, Das Opferritual des ägyptischen Neuen Reiches. Band I, Texte, OLA 222, 2013, p. 100-118, 145-166 et 256-624, pour les textes rituels des scènes d’Abydos mentionnées par A. Moret. 11 Cf. W. GUGLIELMI et K. BUROH, « Die Einganssprüche des Täglichen Tempelrituals nach Papyrus Berlin 3055 (I, 1 – VI, 3) », dans J. VAN DIJK (éd.), Essays on Ancient Egypt in Honour
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murs des temples et partout en Égypte est le roi. Or, de ce point de vue, il n’y a pas vraiment de différence avec les scènes de guerre. Dans cette iconographie aussi, le roi est le seul chef de guerre, alors que nous savons que l’armée égyptienne avait ses cadres et que ceux-ci ont conduit des campagnes militaires en son nom. Certes, la troupe et ses officiers sont largement représentés dans les scènes de guerre, mais seulement dans les scènes de plein air, c’est-à-dire principalement les scènes de bataille. En revanche, lorsqu’il s’agit de présenter le butin aux dieux, le roi est le seul officiant12. De même, lorsque les prêtres apparaissent aux côtés du roi dans les scènes rituelles, c’est également dans des scènes de plein air comme les processions, et c’est aussi dans un rôle subalterne, que leur petite taille, comme celles des soldats dans les scènes de guerre, souligne bien13. Mais lorsqu’il leur présente des offrandes, le roi est seul avec les dieux. Pourtant, malgré ces points communs et l’évidente fiction qu’elles présentent, les scènes de guerre et les scènes rituelles sont traitées très différemment. En effet, lorsque les batailles et les guerres représentées ne sont pas mentionnées dans d’autres sources, en particulier des inscriptions, leur historicité est légitimement discutée. En revanche, même si des inscriptions corroborant un exercice régulier du culte par le roi manquent, les scènes rituelles sont considérées comme des sources fiables et suffisantes pour affirmer que le roi rendait bien le culte et que cette activité en définissait même la nature. Mais pourquoi ne considère-t-on pas alors qu’il était avant tout un militaire, que c’est cette activité qui en fondait la nature ? En fait, on voit bien que ce traitement différentiel repose sur des présupposés quant à ce que cette imagerie est censée représenter : des faits historiques pour les scènes de guerre, une fonction pour les scènes rituelles. En somme, pour pousser le raisonnement jusqu’au bout, s’appuyer sur les scènes rituelles pour définir la nature du roi
of Herman te Velde, EM 1, 1997, p. 135, pour le titre du rituel de l’habillage de la statue de culte, qui mentionne explicitement le prêtre-ouâb. 12 Voir la bibliographie citée ci-dessus, n. 1. 13 Voir par exemple C. GRAINDORGE et P. MARTINEZ, « Karnak avant Karnak : les constructions d’Aménophis Ier et les premières liturgies amoniennes », BSFE 115, 1989, p. 39, fig. 2 (purification de prêtres et de prêtresses dans le « lac [pur] (?) ») ; THE EPIGRAPHIC SURVEY, Medinet Habu—Volume IV. Plates 193-249, Festival Scenes of Ramses III, OIP 51, 1940, pl. 196208 (fête de Sokar et fête de Min).
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relève de l’argumentation circulaire. Doit-on alors, avec un positivisme certain, en conclure que le roi d’Égypte n’a jamais rempli de fonction sacerdotale ? À vrai dire, une telle position contredirait les quelques textes, dans lesquels mention est faite d’un rite que le roi aurait accompli14. Et, même s’il est légitime et nécessaire de contester le caractère historique des scènes rituelles, leur simple existence montre néanmoins, comme nous le mentionnions ci-dessus, qu’il n’est pas inconcevable pour le roi de rendre le culte. On pourrait nous croire revenu à notre point de départ, mais ce n’est pas tout à fait le cas. En effet, nous savons désormais qu’il faut recourir à d’autres sources que les scènes rituelles, ou même des inscriptions mentionnant des actes rituels, si nous voulons faire la part des choses entre ce qui relève de la nature du roi et ce qui relève de ses activités, qu’elles soient guerrières ou rituelles. Trois inscriptions s’offrent alors à l’étude. La première date du règne de Thoutmosis III (env. 1479-1424 av. J.-C.), les deux autres du règne de Ramsès IV (env. 1153-1146 av. J.-C.). Elles ont l’avantage de ne pas être des inscriptions à caractère religieux, même si le roi y parle de sa relation avec les dieux. Elles entrent dans cette vague catégorie des « inscriptions royales ». On s’intéressera ici plus particulièrement à l’une des deux inscriptions datant de Ramsès IV15, celle gravée sur une grande stèle d’Abydos, bien connue pour contenir une « confession négative », c’est-à-dire une suite de déclarations par lesquelles un individu affirme n’avoir pas fait un certain nombre de choses moralement répréhensibles. C’est un genre plus connu dans le cadre de la littérature funéraire. Or, pour introduire cette « confession négative », le roi commence par affirmer sa légitimité de roi : « Je suis un souverain (HqA) qui mérite d’être initié (n bc), (car) je n’ai certainement pas usurpé (Hwra) ; j’occupe le trône (c.t) de mon géniteur (wtt(w)), comme le fils d’Isis16. » Puis, une déclaration concernant l’éthique de ses actions en tant que roi en faveur du dieu Osiris suit, après laquelle seulement il déclame cette « confession négative ». 14
Voir ci-dessus, n. 6. Pour les deux autres inscriptions, on se permettra de renvoyer à B. LURSON, A Perfect King, op. cit. Il s’agit, pour Thoutmosis III, d’un passage du Texte de la Jeunesse, et, pour Ramsès IV, d’un passage de la grande stèle du Ouadi Hammamât. 16 K.A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions: Historical and Biographical. Volume VI (Oxford: B.H. Blackwell LTD, 1983, p. 23, l. 5-6. 15
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On le voit, ce passage est décisif pour notre sujet, puisqu’en déclarant qu’il est « un souverain (HqA) qui mérite d’être initié (n bc) », il nous dit qu’être devenu roi ne l’a pas pour autant fait devenir prêtre. Pour dire les choses autrement, si le roi d’Égypte était prêtre par nature, il n’aurait pas besoin de déclarer qu’il mérite encore de le devenir. Cela, d’ailleurs, est aussi déductible des deux autres inscriptions mentionnées ci-dessus. La stèle d’Abydos, toutefois, va plus loin encore, car elle décrit la situation du point de vue du clergé. Comme le relève Friedrich Joachim Quack à propos de la « confession négative » du roi dans ce texte, « die Ableugnung [dient] relevanter Vergehen zur Begründung des Rechtes darauf, im Tempel zugelassen zu werden, und damit sind wir wieder sehr nahe am […] Priestereid17. » Or, de son point de vue aussi, il est clair que le clergé ne saurait le compter dans ses rangs de manière automatique. Avant de pouvoir les rejoindre, Ramsès IV doit non seulement prouver sa légitimité à régner et rendre des comptes sur l’éthique de son action en tant que roi, mais aussi prouver que son comportement est en tout point conforme à l’éthique sacerdotale. Un roi est un roi et un prêtre un prêtre, chacun avec son éthique. Il y a, en somme, suffisamment d’éléments pour considérer avec assurance que ses fonctions sacerdotales ne font pas le roi d’Égypte. On ne conteste pas ici la possibilité pour le roi d’avoir « fait le prêtre », mais que cette activité soit l’essence de la monarchie égyptienne. Les inscriptions de Thoutmosis III et de Ramsès IV montrent en effet que la fonction monarchique n’englobe pas la fonction sacerdotale, puisque cette dernière nécessite une initiation particulière et indépendante de celle qui mène à l’office royal. Cela explique que les rites qu’il a pu accomplir ne soient même pas commémorés par des inscriptions spécifiques, quand la construction d’un mur en briques crues l’est. Le roi, en effet, n’est pas un exécutant, il est celui qui décide, qui projette, qui pense, qui organise ; bref, qui gouverne. Si une parole s’applique à lui, c’est certainement celle de Faust : « Im Anfang war die Tat ! » Soulignons enfin que les sources sur lesquelles on se fonde ici datent des débuts (Thoutmosis III) et de la fin du Nouvel Empire (Ramsès IV). La séparation entre l’office de roi et celui de prêtre n’est donc pas un épiphénomène thoutmoside ou ramesside, mais relève de 17 J. F. QUACK, « Balsamierung und Totengericht im Papyrus Insinger », Enchoria 25, 1999 p. 36 ; voir aussi ibid., p. 36-38. Je remercie le Professeur Hans-Werner Fischer-Elfert pour avoir attiré mon attention sur cet article.
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l’essence de la monarchie égyptienne, en tout cas pour le Nouvel Empire. En conséquence, la nature de la relation du roi d’Égypte avec les dieux doit être reconsidérée. S’il y en a une, ce n’est certainement pas celle d’un prêtre à son dieu. Un monde de signes Et pourtant, ce sont les scènes rituelles qui permettent de la définir. Mais pour cela, il convient de changer d’approche. On ne considèrera pas que « l’image est tenue pour lisible immédiatement, sans aucun apprentissage, en vertu d’une acceptation implicite de la validité du code analogique de la représentation », pour suivre Roland Tefnin dans sa critique justifiée de cette approche, mais on verra dans l’imagerie égyptienne un monde de signes18. Pour les scènes rituelles, cela veut dire qu’on n’interprétera pas les représentations du roi officiant comme celles du pontife suprême à l’œuvre, mais qu’on verra dans le roi le sujet de l’iconographie des temples. Celle-ci devient ainsi un discours sur le roi, qui prend certes comme motif les rituels, mais parce que les scènes rituelles décorent des édifices religieux. On comparera alors avec les vitraux, dont les motifs sont certes religieux, mais sans pour autant représenter ce qui se passait dans les églises qu’ils ornent. Les rites, donc, dont la représentation fait écho au contexte architectural des scènes rituelles, sont le motif de la décoration, mais le roi est le vrai sujet de leur iconographie. Mais quels sont ces signes qui mettent en images le discours sur le roi ? Compte tenu du peu de hiéroglyphes qu’on rencontre dans les scènes rituelles du Nouvel Empire (Pl. 2), à la différence d’ailleurs de celles de l’époque gréco-romaine, dont les inscriptions sont au contraire très abondantes, ces signes sont nécessairement les composants de l’image. Ce sont donc des signes iconiques, pour reprendre la classification de Charles S. Pierce19. On les nommera éléments iconographiques, dont on distingue cinq catégories. Ce sont : l’accompagnateur du roi (en général un faucon, un vautour, ou un disque solaire), sa couronne, son pagne, le rite ou l’offrande et la divinité. Or, ces 18
R. TEFNIN, « Image, écriture, récit. À propos des représentations de la bataille de Qadesh », GM 47, 1981, p. 55. 19 Pour la notion de signe, celle de ressemblance et le signe iconique lui-même, on verra M. JOLY, L’image et les signes. Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Armand Colin, 20112, p. 3347, 84-89 et 112-120, respectivement.
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éléments ont la particularité de former des couples récurrents, qu’on appellera couples types. On citera, par exemple, la couronne blanche et la couronne rouge qui, respectivement, disent la souveraineté du roi sur la Haute-Égypte et sa souveraineté sur la Basse-Égypte. On les rencontre couramment dans des paires de scènes symétriques, comme celles qui décorent des jambages de portes (fig. 120).
Fig. 1 : Scènes symétriques décorant les jambages d’une porte : Ramsès II purifie tout ce qui entre dans le temple.
Et, comme on le voit bien avec la couronne rouge et la couronne blanche, les éléments qui composent les couples types ne sont pas réunis pour leur 20
D’après C. DESROCHES-NOBLECOURT et C. KUENTZ, Le Petit Temple d’Abou Simbel. « Nofretari pour qui se lève le dieu-soleil », II. Planches, CEDAE, Mémoires I, Le Caire, Centre de Documentation et d’Étude sur l’Ancienne Égypte, 1968, pl. 92.
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apparence, mais pour leur complémentarité sémantique. Ainsi, une fois réunies, ces deux couronnes expriment-elles la souveraineté du roi sur l’ensemble du territoire égyptien. Rapportées maintenant à l’acte rituel représenté dans notre exemple de scènes symétriques (fig. 1), c’est-à-dire la purification de « tout ce qui entre dans le temple », ces couronnes nous disent que ce « tout ce qui entre » sera purifié quelle que soit sa provenance, puisque la souveraineté du roi s’étend justement sur le nord comme sur le sud du pays. En d’autres termes, en recomposant un couple type, on reconstitue une idée, on pourrait même dire un concept, exprimé à travers deux éléments complémentaires, dont la signification interagit avec celle des autres éléments iconographiques des scènes dans lesquelles ils se trouvent. Reconnaître l’existence de ces couples types est primordial. D’abord, ils montrent que les liens qui existent entre les éléments iconographiques se nouent au sein d’une même catégorie et entre scènes différentes. Ensuite, leur caractère universel, puisqu’ils organisent le vocabulaire iconographique de toutes les catégories d’éléments sans exception, en fait le socle sur lequel est construit ce monde de signes. Enfin, en reconnaître l’existence permet de développer une méthode d’analyse et d’interprétation de l’iconographie des temples égyptiens qui se fonde sur ses caractéristiques propres et permet ainsi d’accéder au discours qu’elle met en images. Tout d’abord, puisque les liens se nouent entre les éléments iconographiques de même catégorie et pas entre les scènes, il convient de dissocier ces dernières en ces éléments. Symbolisés par une lettre, on les place dans un schéma qui reproduit et respecte la configuration architecturale de l’espace que les scènes à étudier décorent. On cherche alors à identifier les couples types connus, puisque ce sont eux qui permettent de pénétrer le sens de l’ensemble, et, pour s’appuyer sur ce dont on peut être sûr, on commence par tester les éléments iconographiques des scènes disposées symétriquement. On sait, en effet, entre autres grâce aux jambages des portes, que la symétrie joue un rôle majeur dans la structuration de l’iconographie des temples égyptiens. On teste ensuite les autres éléments. Ainsi, à force d’accumuler les études et d’en comparer les résultats, il est possible de mettre en évidence des constantes dans la manière dont les éléments formant les couples types sont disposés ; ce sont les principes de disposition.
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Ces principes sont au nombre de cinq. Il y a la symétrie, déjà mentionnée, et la diagonale. Ce dernier principe est proche de la symétrie, mais au lieu d’être les uns en face des autres, les éléments se correspondant sont décalés. Ces deux principes régissent la disposition d’éléments situés par exemple sur des murs opposés, ou les deux moitiés d’une paroi. Les deux autres principes sont l’encadrement et l’adjonction. En général, les éléments disposés selon ces principes sont situés sur un même plan. Ce peut être une paroi ou une rangée de colonnes. Dans la forme la plus simple de l’encadrement, deux éléments en encadrent un troisième, qui en diffère. Dans la forme la plus simple de l’adjonction, un élément est adjoint à un groupe de deux, qui en diffèrent aussi. Ces quatre principes ont en commun de se présenter sous deux formes : les éléments symétriques, se correspondant en diagonale, encadrant l’élément central ou adjoint à un élément latéral, peuvent être identiques ou former un couple type. Quant au cinquième principe, il s’agit de l’alternance de deux éléments, nécessairement différents. En général, il est utilisé pour la décoration des surfaces de grande taille. En résumé, l’iconographie des temples s’organise autour d’un vocabulaire iconographique, structuré en couples types et dont la disposition suit cinq principes. Or, à ces éléments s’ajoutent des figures de style. Il faut souligner leur présence, parce qu’elle permet de parler de « rhétorique de l’image », pour reprendre l’expression forgée par Roland Barthes21. Elles montrent que l’image égyptienne est bien le lieu d’un discours organisé et destiné à convaincre, même si c’est de manière visuelle. Parmi les figures de style rencontrées22, on citera le parallelismus membrorum, une disposition des éléments qui se répète, par exemple 2 + 1 // 2 + 1, ou l’antimétabole, caractérisée par une disposition inversée des éléments, par exemple 2 + 1 // 1 + 2. On ajoutera à la liste la métalepse, la synecdoque, ou la prolepse. D’autres encore, comme l’anacoluthe ou la parenthèse, ont ceci d’intéressant qu’elles rompent la régularité des 21
Cf. R. BARTHES, « Rhétorique de l’image », Communications 4, 1964, p. 40-51. Notons toutefois que pour l’auteur, ibid., p. 50, les fondations de cette rhétorique sont les figures. Ici, la notion de « rhétorique de l’image » ne se limite pas à ce seul aspect du langage figuratif. Sur la rhétorique de l’image, on verra par exemple M. JOLY, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Armand Colin, 20092, p. 62–73. 22 L’identification de ces figures de style se fonde sur les définitions qu’en donnent P. FONTANIER, Les figures du discours. Introduction par Gérard Genette, Champs 15, 1977 et G. MOLINIE, Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de Poche 16007, 1992.
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principes pour mieux mettre l’accent sur les parties importantes du discours. Autant l’antimétabole ou même le parallelismus membrorum peuvent-ils à la rigueur passer pour des arrangements formels, autant des figures de style comme l’anacoluthe sont-elles de clairs traits de composition qui montrent que ces ensembles iconographiques sont des œuvres pensées, qui mettent en images un discours. Mais par quel biais ? À vrai dire, il suffit de considérer le principe de complémentarité entre les éléments formant des couples types pour saisir la nature de la dynamique : c’est du lien qu’émerge le sens. Ce lien, cependant, est multiple. Il est par exemple entre les éléments de même catégorie au sein des couples types, disposés selon les principes de disposition, mais aussi entre les différentes catégories d’éléments par la manière dont les principes de disposition et les figures de style font résonner les mêmes scènes. En somme, il émerge d’un complexe réseau de connexions, mais qui repose en dernier ressort sur les éléments iconographiques. Et pour saisir la manière dont ces éléments sont porteurs de sens, il suffira de rappeler ce qu’est un signe. Prenons l’exemple de la couronne rouge (fig. 1). En effet, puisque l’image d’une couronne rouge n’est pas seulement la figuration d’une coiffe qu’on porte sur la tête, mais représente l’idée de « souveraineté sur la Basse-Égypte » (dénotation) et définit celui qui la porte comme « roi de Basse-Égypte » (connotation), alors l’image de la couronne rouge est un signe iconique. Et, comme le même raisonnement peut être appliqué à tous les éléments iconographiques, quelle que soit leur catégorie, on peut considérer les cinq catégories d’éléments iconographiques comme cinq catégories de signes iconiques ressortissant de cinq champs sémantiques différents. À vrai dire, les constatations faites ici, qu’il s’agisse de la nature de signes des éléments iconographiques comme de la manière dont le sens jaillit de leurs liens, corroborent les modèles théoriques de la sémiotique et de la sémantique structurale.23 En retour, celles-ci s’enrichissent de ce formidable matériel que constitue l’image égyptienne. Pour résumer, l’iconographie des temples est un système structuré de signes iconiques, qui produit du sens à travers un réseau de liens. 23
Pour ces modèles, cf. M. JOLY, Limage et les signes, op.cit., où on trouvera tous les détails utiles.
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L’avantage de la méthode présentée ci-dessus, puisqu’elle est fondée sur une observation attentive des liens entre les éléments des scènes et qu’elle est enrichie des apports de la sémiotique et de la sémantique structurale, est de pouvoir traiter l’iconographie des temples comme on traiterait un texte, en deux étapes. Tout d’abord, une analyse structurale menée selon cette méthode permet de mettre en évidence les principes et les figures de style, c’est-à-dire la manière dont les éléments iconographiques sont liés entre eux, c’est-à-dire la manière dont ils génèrent du sens. Cela correspond à la phase d’analyse grammaticale et de traduction d’un texte. Par ailleurs, en se fondant sur la structure, en suivant les lignes de force de l’iconographie, on se donne un bon « garde-fou de l’interprétation », pour citer Martine Joly24. S’en tenir à la structure, la suivre, est en effet le meilleur moyen d’éviter la surinterprétation, en se gardant autant que possible à bonne distance de toute subjectivité. Une fois cette analyse conduite on peut, comme pour un texte, procéder à l’interprétation de l’ensemble iconographique. En somme, on peut, grâce à cette méthode fondée sur ses caractéristiques propres, faire entrer cette imagerie dans le champ des sources historiques. À quel résultat aboutit-on s’agissant de l’idéologie royale et, plus particulièrement, de la personne du roi ? Conception, couronnement et divinisation du roi à Abou Simbel L’analyse de plusieurs unités iconographiques, en particulier deux ensembles de scènes rituelles gravées sous Séthi Ier qui ornent la grande salle hypostyle du temple de Karnak25, un ensemble architectural très imposant qui offrit à l’imagier un espace considérable où déployer son art, permettent de mettre en évidence trois thèmes, trois « actes », autour desquels se structure le discours sur le roi. Ce sont : sa conception par les dieux, dont il est le rejeton ; sa prise de pouvoir, figurée par des scènes de couronnement ; son action, soit tout ce qu’il entreprend une fois monté sur le trône. Illustrons cela avec l’une des « Salles du Trésor » du Grand Temple d’Abou Simbel, construit par Ramsès II (env. 1279-1212 av. J.-C.), dont l’iconographie s’organise autour de
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M. JOLY, Introduction à l’analyse de l’image, op. cit., p. 53. Pour les détails de cette analyse, on se permettra de renvoyer à B. LURSON, A Perfect King, op. cit.
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deux de ces actes : la conception du roi par les dieux et son couronnement26 (Pl. 3). La conception du roi est mise en images dans la scène centrale du mur nord de la salle, situé à main droite en entrant. L’élément iconographique déterminant y est celui de la catégorie « divinités ». En l’occurrence, il s’agit du dieu ithyphallique « Min-Amon », accompagné de sa parèdre « Isis, la maîtresse du ciel, la souveraine des dieux ». Le principe sollicité pour les mettre en évidence est l’encadrement. On remarquera en effet qu’à leur gauche comme à leur droite, le roi porte la même coiffe, le khat et fait la même offrande, celle du vin, tandis que devant Min-Amon et Isis, il porte comme couronne le kheprech, consacre avec un sceptre et encense les offrandes. Or, on sait que ce couple de divinités, lorsqu’il est souligné par ce principe, ressortit d’un lieu de l’iconographie, celui de la conception du roi par les dieux27. Divers éléments formels s’ajoutent encore à ce principe de disposition pour souligner l’importance de la scène : la station debout des divinités, qu’elles soient au nombre de deux, et les sandales que porte le roi. Or, ces mêmes caractéristiques formelles se retrouvent dans les deux scènes symétriques du mur du fond de la salle, qui mettent en images sa prise de pouvoir. On y retrouve en effet un roi chaussé de sandales, deux divinités par scène, dont l’une est debout. Mais ici, l’élément déterminant des scènes est le rite. On y voit le roi être couronné par le dieu assis qui lui fait face et celui debout derrière lui. Ils adoptent pour cela le geste conventionnel du couronnement, qui consiste à lever une main à hauteur de la couronne du roi, et ils tiennent dans l’autre main deux signes hiéroglyphiques combinés de taille démesurée : un rameau-renepet servant à écrire le mot « année », posé sur un têtard servant à écrire le chiffre « 100 000 ». Une fois ces éléments assemblés, il faut comprendre que chaque dieu accorde au nouveau roi 100 000 années de règne. Le choix des divinités vient faire écho au couronnement.
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Pour l’étude complète de l’iconographie de cette salle (salle N), cf. B. LURSON, Lire l’image égyptienne. Les “Salles du Trésor” du Grand Temple d’Abou Simbel, Paris, S.N. Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A., 2001, p. 11-25. 27 Cf. B. LURSON, « Un topos iconographique de l’époque ramesside : l’encadrement du dieu ithyphallique. À propos des scènes du péristyle sud de la deuxième cour du Grand Temple de Medinet Habou », ZÄS 132, 2005, p. 123-137.
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Les dieux assis sont, à droite, « Rê-Horakhty, le grand dieu, le seigneur du ciel », le dieu solaire hiéracocéphale d’Héliopolis, et, à gauche, « Amon-Rê, le roi des dieux, le seigneur de la Nubie ». Originaire de la ville de Thèbes (Louxor aujourd’hui), il voit par son épithète son pouvoir étendu aux contrées méridionales de l’empire. Or, ces deux dieux ne sont pas seulement deux des divinités les plus importantes du Nouvel Empire, ce sont aussi deux dieux qui forment un couple type à l’assise géographique : Rê-Horakhty patronnant la moitié nord de l’Égypte, Amon-Rê la moitié sud. On saisit alors la force de la représentation symétrique d’éléments sémantiquement complémentaires, c’està-dire du fonctionnement même des couples types. Articulés autour d’un même rite dupliqué, le couronnement du roi, cette paire de scènes nous dit sans ambiguïté que le pouvoir reçu des dieux par le roi s’étend sur la Haute comme la Basse-Égypte. On peut d’ailleurs aller plus loin en prenant en compte les épithètes des deux patrons. En tant que « seigneur du ciel » et « seigneur de la Nubie », Rê-Horakhty et Amon-Rê propulsent en effet la souveraineté du roi le long d’un axe cette fois vertical, de la terre au ciel. Quant à « Atoum, le seigneur des Deux Terres », debout derrière Ramsès II couronné par Amon-Rê et « Thot, le seigneur d’Hermopolis », debout derrière le roi couronné par Rê-Horakhty, ils font allusion par leur présence à un rite complémentaire de celui de l’imposition des couronnes : l’inscription du nom du roi sur l’arbre-ished d’Héliopolis. Rite placé sous l’autorité d’Atoum, Thot, le « scribe véritable » des dieux, en est en effet l’exécutant. On ajoutera encore à l’ensemble les couronnes du roi, le kheprech à gauche et la couronne henou posée sur un némès à droite, qui, comme les dieux, forment un couple type. Et on notera enfin que le kheprech est aussi la couronne portée par le roi devant ses parents divins. Ceci étant, l’intérêt de cette salle pour présenter la manière dont l’iconographie des temples met un discours en images est aussi de montrer qu’il s’agit bien d’une composition, d’un discours réfléchi, et pas de la reproduction sans recul de motifs iconographiques préconçus. Dans cette salle, la conception du roi et sa prise de pouvoir sont en effet les éléments d’un modèle politique qui intègre la divinisation du roi. Or, en leur faisant dépasser leur rôle d’élément de base du discours sur le roi, en les en faisant s’écarter pour devenir les éléments sur lesquels une modulation de ce discours se construit, ils montrent de manière incontestable que l’imagier a
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composé cet ensemble iconographique, qu’il a fait preuve d’œuvre créatrice. Comment a-t-il mis ce sens en images ? Il a choisi de représenter par deux fois « Ramsès-aimé-d’Amon le grand dieu », forme divinisée de Ramsès II, mais sous deux formes d’apparition différentes. À l’extrémité ouest du mur sud, donc à l’angle qu’il forme avec le mur du fond, il est hiéracocéphale et couronné d’un disque solaire. Il apparaît ainsi sous les mêmes traits que Rê-Horakhty dans la scène de couronnement. On notera aussi que le roi officiant porte la même couronne dans les deux scènes : le henou, posé sur un némès pour son couronnement et posé sur une perruqueibès face à sa forme divinisée. Dans la scène ouest du mur sud, Ramsès le dieu tend d’ailleurs à Ramsès le roi trois signes hiéroglyphiques, dont le signe hebsed, celui des jubilés royaux. La seconde représentation du roi divinisé se trouve à l’extrémité est de la paroi nord, à droite de la représentation des parents divins du souverain et à droite de la porte. Les traits du roi divin y sont uniques : un disque solaire, une perruque tripartite, coiffe qu’on trouve plutôt sur la tête des dieux zoocéphales, une corne de bélier et une longue barbe rectangulaire. Or, ces traits renvoient sans ambiguïté à ceux du dieu Amon-Rê dans la scène située à gauche de la porte, sauf qu’il y est criocéphale. En somme, la seconde représentation de Ramsès le dieu est une représentation du roi divinisé sous les traits d’Amon-Rê, mais sous les traits d’Amon-Rê criocéphale, une forme d’apparition du dieu particulière à la Nubie. À ce propos, notons son nom et ses épithètes : « AmonRê, le seigneur des trônes des Deux Terres, qui est à la tête de la Nubie ». En quoi ces représentations participent-elles d’un modèle politique ? Pour cela, il faut préciser que l’une des caractéristiques majeures du règne de Ramsès II est sa divinisation, qui se traduit par la multiplication des représentations du roi divinisé, en particulier dans ses temples de la Nubie, parmi lesquelles celles de sa barque de dieu occupent une place de choix. Or, dans le processus de sélection du futur roi, la procession de la barque du dieu est en général l’occasion pour lui de signifier au prétendant qu’il est l’élu et que le moment de son couronnement est venu28. La chose est bien connue, par 28
Pour plus de détails sur ce processus, on se permettra de renvoyer à B. LURSON, A Perfect King, op. cit.
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exemple pour Hatshepsout et Thoutmosis III avec la procession de la barque d’Amon-Rê à Karnak. Replacée dans ce contexte, la divinisation de Ramsès II participe d’un modèle politique, qui consiste à substituer aux dieux qui choisissent traditionnellement le futur roi, au premier rang desquels figure Amon-Rê, une instance divine qui relève du pouvoir royal, du palais. Et avec l’iconographie de la salle N du Grand Temple d’Abou Simbel, ce modèle s’enrichit encore de la captation par Ramsès le dieu d’une fonction supplémentaire, celle de couronner le roi, en l’identifiant à Amon-Rê et à RêHorakhty. Ainsi, loin des délires d’un mégalomane ou d’un compulsif besoin d’autolégitimation qu’on lui prête volontiers, la divinisation sur une échelle sans précédent de Ramsès II est-elle l’un des signes les plus manifestes d’un nouveau modèle politique. Il s’inscrit dans la droite ligne des réformes politiques de la période post-amarnienne29 mises en place par Horemheb (env. 1319/1305-1292 av. J.-C.), qui visent à instaurer un mécanisme nouveau de sélection et de promotion du prétendant qui réduise au maximum le rôle du clergé d’Amon. Faire d’un roi le dieu qui choisit l’élu et faire de la Nubie sa terre d’élection est un des avatars de cette évolution politique, celui pensé par les théoriciens de la monarchie sous le règne de Ramsès II. Mais cet avatar, on le voit, ne sort pas du cadre des « actes » qui structurent le discours sur le roi, il n’en crée ni n’en retranche aucun. Il enrichit l’acte « prise de pouvoir » ; on pourrait presque dire qu’il le glose. C’est un aspect important. Quelles que soient les réformes mises en évidence, elles ne remettent en effet jamais en cause ce socle des trois actes. Cela semble même être le cas sous Akhénaton (env. 1348-1331), qui mit pourtant en branle une réforme théologico-politique intégrale et unique en son genre. Outre leur intangibilité et leur intemporalité, en tout cas à l’échelle du Nouvel Empire, ces trois actes ne sont pas non plus spécifiques de l’iconographie des temples, mais structurent aussi les textes qui parlent du roi. Plus que les parties d’un discours, ils ont ainsi toutes les apparences d’une définition du roi d’Égypte.
29 On appelle « période post-amarnienne » (env. 1131-1292 av. J.-C.) la période qui suit le règne d’Akhénaton et vit régner ses successeurs immédiats. Le règne d’Horemheb en occupe la place centrale, tant par sa durée que par ses réalisations.
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Un roi en trois actes Les textes qu’ils structurent sont en effet de toutes sortes. Certes, ce sont des inscriptions royales, c’est-à-dire des textes issus du palais, qui parlent de l’action du roi, mais qu’importe le type d’action rapporté, ces « actes » sont présents. Et, pour peu que le texte soit élaboré et d’une bonne longueur, ils le sont tous les trois et toujours dans le même ordre : conception – prise de pouvoir – action. Un bon exemple se trouve dans le texte d’une stèle de Ramsès II gravée au début de son règne dans les carrières de grès du Gebel esSilsileh30. Le texte commence par la titulature du roi, dit « aimé d’Amon-Rê, le seigneur des trônes des Deux Terres, qui est à la tête d’Ipet-sout », c’est-à-dire Karnak (ligne 1). Les trois actes se succèdent alors. D’abord sa conception par le dieu Amon-Rê et ses qualités à la naissance (lignes 2-3) ; sa prise de pouvoir, poétiquement évoquée à travers les couronnes reçues lors de son couronnement (lignes 4-6) ; ses qualités de roi et ses actions (lignes 6-7). Le texte se poursuit avec un premier panégyrique (lignes 8-10), suivi d’un second centré sur l’Ennéade, c’est-à-dire l’assemblée des dieux (lignes 10-16), et se termine avec le rapport sur les travaux effectués dans les carrières (lignes 17-20), à l’occasion desquels cette stèle fut gravée. Ceci étant, l’intérêt de telles inscriptions n’est pas seulement de confirmer par leur récurrence et leur rôle structurant ce que l’iconographie des temples nous dit, à savoir que ces « actes » sont fondateurs d’une définition du roi. Elles permettent aussi, parce que ce sont des textes, de les appréhender dans le détail et montrent qu’ils sont en interaction les uns avec les autres. Ils sont en fait les éléments d’une définition dynamique du roi, si on peut dire, qu’on peut pour cette raison présenter de la manière suivante (Fig. 2) :
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Cf. P. MARTINEZ, « Une commande royale pour le Ramesseumespace: une stèle inédite de Ramsès II au Gebel es-Silsileh », Memnonia XX, 2010, p. 133-172.
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Fig. 2 : Les trois « actes » fondateurs du roi d’Égypte.
Les placer chacun à la pointe d’un triangle permet de visualiser la dynamique qu’ils animent. Ils sont moins les trois étapes de la vie d’un roi que trois aspects qu’un roi cristallise sur sa personne au moment de sa prise de pouvoir. Ce dernier acte est en effet le pivot du système, raison pour laquelle il a été placé au sommet du triangle. Il est ce moment où le fil de l’histoire et celui de l’idéologie se nouent. Tout commence avec le couronnement du roi. Comme l’a relevé Rolf Gundlach, sa prise de pouvoir n’est pas seulement pour le roi le commencement de son action, mais induit une forme de rétroactivité concernant sa légitimité à régner31. C’est pourquoi je qualifie la relation dynamique entre les pôles « conception » et « prise de pouvoir » de « prédestination », parce que c’est seulement lorsque le prétendant devient roi qu’il prouve qu’il a bien été conçu par les dieux à cet effet. Certes, les textes et les images replacent ces événements dans un ordre chronologique, mais c’est parce qu’ils les présentent depuis un point dans le temps situé après le couronnement du roi, justement lorsque la prédestination est un fait avéré, c’est-à-dire lorsqu’il est prouvé que ce prétendant-là était bien celui spécialement conçu par les dieux pour être le nouveau souverain. La prédestination, cette dynamique entre la conception du roi et sa prise de pouvoir que nous venons de décrire, est un leitmotiv des inscriptions royales. 31
Cf. R. GUNDLACH, « Die Legitimation des ägyptischen Königs – Versuch einer Systematisierung », dans R. GUNDLACH, C. RAEDLER (éd.), Selbstverständnis und Realität. Akten des Symposiums zur ägyptischen Königsideologie in Mainz 15.–17. 6. 1995, ÄAT 36,1, 1997, p. 13.
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Les exemples en sont innombrables. On citera un passage de la grande stèle du Ouadi Hammamât de Ramsès IV : « Le seigneur de l’Univers l’a engendré en tant que son [descendant] qu’il [établit/établira sur] son [trône] pour être son fils bien-aimé, son héritier sur terre32. » D’autres inscriptions évoquent aussi la conception du roi par les dieux, mais lui assignent pour but d’agir, pas sa prise de pouvoir. Or, parce qu’il s’agit d’actions qu’il doit entreprendre une fois couronné, ces inscriptions sont à distinguer des précédentes. Elles explicitent cette fois le lien entre la « conception » et l’« action » du roi, la dynamique que ces deux actes élémentaires entretiennent et que j’appelle « réalisation ». On citera ainsi la fin d’une adresse du dieu Oupouaout au roi Ramsès III dans une scène de guerre du Grand Temple de Medinet Habou : « J’ouvre pour toi toutes les belles routes comme l’a ordonné ton père [= Amon-Rê], car tu es son fils, l’aimé de son cœur, et (que) c’est pour protéger [l’Égypte] qu’il t’a enfanté33. » Ce sont ces inscriptions, en assignant des objectifs de deux sortes à la conception du roi, qui confirment non seulement la réalité et l’importance de ces trois « actes », mais aussi la relation dynamique dans laquelle ils sont pris de manière continuelle. Ceci étant, des trois « actes », c’est l’action qui est la plus relatée dans les textes et représentée dans l’iconographie. En effet, toutes les inscriptions royales ou presque, puisqu’elles sont principalement commémoratives, c’est-à-dire qu’elles relatent une entreprise du roi, servent à souligner l’action du roi. Or, quand on considère le nombre de telles inscriptions, de celles qui commémorent la construction d’un mur en briques crues à celles qui célèbrent une victoire décisive, il est clair que, des trois actes élémentaires qui définissent le roi d’Égypte, l’« action » est le plus valorisé. De ces trois actes, il est celui par lequel le roi se distinguera le plus des autres. Cela, du reste, est assez logique, car si les rois d’Égypte ont tous été, par définition, engendrés par les dieux et ont tous été couronnés, seul ce qu’ils entreprennent peut encore les distinguer les uns des autres, leur permettre de passer à la postérité. Il n’y a certainement rien de très original à le souligner encore. En revanche, il est intéressant de considérer l’accent mis sur l’acte « action » dans le cadre de la dynamique qui le lie à l’acte « prise de pouvoir ».
32 33
K. A. KITCHEN, op. cit., p. 13, l. 4-5. THE EPIGRAPHIC SURVEY, Medinet Habu—Volume I, op. cit., pl. 14, col. 16.
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Une relation contractuelle Dans les scènes des temples qui représentent le couronnement du roi, il arrive fréquemment que l’Ennéade, c’est-à-dire l’assemblée des dieux, assiste à l’événement. Dans quasiment toutes ces scènes, on voit alors le dieu Thot ou un prêtre-iounmoutef s’adresser à elle et lui faire une promesse de la part du nouveau roi. On citera par exemple celle faite par le prêtre au collège divin dans une scène du temple de Louxor datant du règne d’Amenhotep III (env. 13871348 av. J.-C.) : « C’est lui, qui suivra vos instructions sur [terre (?)], quand il aura construit vos temples, façonné vos images, fait en sorte que noms perdurent et approvisionné vos autels ! Puissiez-vous lui donner [vie et puissance]34 ! » Mais ces engagements se rencontrent aussi sous forme d’obligations, énoncées directement au roi par le dieu qui le couronne35, sans plus l’intermédiaire de Thot ou du prêtre-iounmoutef. Élément essentiel du rituel du couronnement, ce programme lie en effet en premier lieu le roi et le dieu qui le couronne. Il faut souligner qu’il s’agit bien d’un programme que le roi s’engage à mettre en œuvre, pas du bilan de ce qu’il a déjà réalisé. Et c’est d’ailleurs pour lui permettre de réaliser ce programme que l’assemblée des dieux est priée, sur la base de la promesse qu’il agira, de donner au roi un certain nombre de « dons », de qualités exceptionnelles36. C’est le sens, dans le passage de l’inscription cité ci-dessus, de la dernière phrase : « Puissiez-vous lui donner [vie et puissance] ! » On soulignera enfin que le programme qu’il s’engage à réaliser n’a pour seul objectif que l’amélioration du bien-être des divinités qui couronnent le souverain, ce qui consiste essentiellement à construire des
34
Cf. M. ABDEL-RAZIQ, Das Sanktuar Amenophis’ III. im Luxor-Tempel, SEC 3, 1986, p. 63-64 = U. RUMMEL, Iunmutef. Konzeption und Wirkungsbereich eines altägyptischen Gottes, SDAIK 33, 2010, p. 269, Kat.-Nr. 22C. 35 Comme par exemple dans le « texte historique » gravé sur les parois de la Chapelle Rouge d’Hatshepsout (env. 1479-1457 av. J.-C.) à Karnak ; cf. F. BURGOS et F. LARCHE, La chapelle Rouge. Le sanctuaire de barque d’Hatshepsout, Volume I, fac-similés et photographies des scenes, Paris, Éditions Recherche sur les Civilisations, 2006, p. 37. 36 Pour le lien intrinsèque entre le couronnement, le don de qualités exceptionnelles et la capacité du roi à régner, on verra une inscription gravée dans le temple de Deir el-Bahari sous Hatshepsout ; cf. N. BEAUX, La chapelle d’Hathor. Temple d’Hatchepsout à Deir el-Bahari. I, Vestibule et sanctuaires. 3- Planches, MIFAO 129/3, 2012, pl. 8.
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temples, façonner des images et approvisionner les autels, comme l’inscription citée ci-dessus l’expose de manière presque paradigmatique. En somme, si le prétendant se voit donner la royauté par les dieux, c’est pour prendre soin d’eux, pour améliorer leur état ; c’est ce à quoi le nouveau roi s’oblige au moment de son couronnement, ce pour quoi il est doté de qualités exceptionnelles. Toute son action de roi doit tendre vers l’accomplissement de ce devoir. Aussi l’insistance des textes et des représentations sur les actions du roi, dont la finalité, même pour les guerres avec leur butin, est justement l’enrichissement des dieux, peut-elle être interprétée comme la nécessité pour le roi de montrer qu’il respecte bien sa part du marché, qu’il remplit bien les termes de son contrat avec les dieux. En effet, puisque le roi se voit donner la royauté en échange d’un « cahier des charges », il convient de qualifier leur relation de contrat et, puisque ce « cahier des charges » est un programme d’actions, on peut qualifier de même le lien entre l’acte « prise de pouvoir » et l’acte « action ». Et, à relire l’adresse de Ramsès II au dieu Amon-Rê en plein cœur de la bataille de Qadesh, lorsque le roi, seul au milieu de ses ennemis, implore le soutien du dieu, on devine même l’un des mécanismes par lequel le dieu peut punir le roi pour ne pas avoir rempli ses obligations : lui faire perdre une bataille, sans doute en lui retirant les dons exceptionnels qui lui furent donnés lors de son couronnement, comme la victoire (nxt) et la bravoure (qn.t)37. Pour convaincre le dieu de lui venir en aide, le roi passe en effet en revue tout ce qu’il a fait pour lui, en particulier les monuments qu’il a construits et la manière dont il a approvisionné son temple. Puis il lui dit : « Dira-t-on : “une chose insignifiante est ce qui arrive à celui qui se conforme à tes plans ?” Fais du bien à celui qui compte sur toi et on agira pour toi avec un cœur aimant38 ! » On le 37 En se fondant sur les textes des sarcophages du Moyen Empire (env. 2000-1800 av. J.-C.), J.P. FRANDSEN, « Aspects of Kingship in Ancient Egypt », dans N. BRISCH (éd.), Religion and Power. Divine Kingship in the Ancient World and Beyond, OIS 4, 2008, p. 57-58, a justement montré que l’effroi (Sfy.t) et la terreur (cnD) qu’on inspire à ses ennemis sont des qualités aliénables. Il note d’ailleurs, ibid., p. 58, que « The dead seeks to obtain kingly status, which implies being given the attributes of kingship. This arouses the suspicion that also the king would be given these attributes at his coronation or accession to the throne. » 38 Cf. K. A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions: Historical and Biographical. Volume II, Oxford, B.H. Blackwell LTD, 1979, p. 36-38, §§ 98-107, pour le récapitulatif des actions du roi, et p. 39, §§ 108-109, pour le passage traduit.
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voit, ce qu’il expose correspond en tous points aux obligations qu’il contracte au moment de son couronnement. En somme, il rappelle à Amon-Rê que toute son action de roi a bien consisté à remplir sa part du contrat, qu’il n’a pas failli à ses obligations. Pourquoi, dans ce cas, le dieu semble-t-il l’avoir abandonné ? Pourquoi est-il en danger ? Convaincu par ce rappel, le dieu vient alors en aide au roi, l’aidant à se tirer de ce mauvais pas. On ajoutera que l’existence d’un mécanisme par lequel le roi peut être sanctionné par les dieux pour n’avoir pas rempli ses obligations achève de montrer que le lien qu’il entretient avec eux est bien un contrat. C’est un lien juridique qui se réalise dans l’action et non un lien liturgique qui s’entretiendrait dans le culte. De quel type de contrat s’agit-il ? Il est d’usage, dans l’Égyptologie, de qualifier la relation entre le roi et les dieux de do ut des. C’est une manière de décrire la relation liturgique qu’ils entretiendraient. Le roi donnerait des offrandes aux dieux qui, en retour, lui donneraient les qualités exceptionnelles décrites plus haut, voire le même produit que celui qu’il offre, mais non transformé, par exemple d’abondantes récoltes en échange d’une offrande de pain. Les scènes de l’époque grécoromaine, avec leur dialectique propre, ont certainement joué un rôle important dans le choix de cette terminologie. Celle-ci, toutefois, ne peut s’appliquer ici, d’abord parce que nous ne nous situons pas au moment du culte, mais au moment du couronnement, mais surtout parce que les dieux attendent du roi qu’il agisse pour eux. Le contrat consiste pour les dieux à donner la royauté au roi, en échange de quoi ce dernier agit dans leur intérêt. Aussi la terminologie la plus adéquate serait do ut facias : « Je donne afin que tu agisses39. » Il est pour cela pourvu de qualités exceptionnelles au moment de son couronnement, lesquelles peuvent lui être retirées s’il venait à manquer à ses engagements, mais aussi renouvelées quand il les remplit40. En somme, un roi dont le règne est couronné de succès, est un roi qui aura rempli sa part du contrat de manière exemplaire.
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L’auteur remercie chaleureusement Burt Kasparian pour avoir discuté avec lui cette terminologie. 40 Cet aspect n’a pas été discuté ici. On se permettra de renvoyer à B. LURSON, A Perfect King, op. cit.
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Conclusion Dans un premier temps, un réexamen des particularités des scènes rituelles, documentation essentielle sur laquelle se fonde l’idée que la relation entre le roi d’Égypte et les dieux prendrait racine dans le culte, qu’il serait en somme un « roi-prêtre », a montré les limites de l’argumentation qui conduit à cette conclusion. Ensuite, l’étude d’une inscription de Ramsès IV a permis de démontrer que devenir roi, ce n’est pas devenir prêtre, ces statuts s’acquérant par le biais de processus clairement différenciés. Si le roi d’Égypte a pu remplir des fonctions sacerdotales, elles ne sauraient donc le définir en tant que roi. Dans un second temps, l’étude de ces mêmes scènes rituelles, mais par le biais d’une méthode qui réponde à la nature de l’imagerie des temples du Nouvel Empire, celle d’être un système de signes, a permis de mettre en évidence trois « actes » autour desquels s’organise ce discours tout en images sur le roi : sa conception, sa prise de pouvoir, son action. Or, ces mêmes trois actes structurant aussi les inscriptions royales, ils ne sauraient être considérés seulement comme les instruments d’un discours, mais comme les éléments d’une définition du roi d’Égypte. Dans ce cadre, sa relation aux dieux peut être repensée. Loin d’une relation liturgique, cette relation peut alors être considérée comme une relation contractuelle, de type do ut facias : les dieux donnent son trône au roi, lequel, en échange, agit pour améliorer leur état. Ce serait, en somme, la personnalité des contractants et l’objet du contrat qui définiraient l’essence de la royauté égyptienne, mais qui feraient aussi du prétendant un roi légitime, lequel prouverait par son accession au pouvoir qu’il est bien le rejeton des dieux. Benoît LURSON Université Libre de Bruxelles (ULB)
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Planche 1 : Ramsès III triomphant massacre les prisonniers de guerre devant le dieu Amon-Rê (Grand Temple de Medinet Habou) (cliché de l’auteur)
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Planche 2 : Ramsès II offre du natron au dieu Khonsou (temple de Karnak) (cliché de l’auteur)
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Planche 3 : Conception, couronnement et divinisation de Ramsès II dans l’iconographie de la salle N du Grand Temple d’Abou Simbel (d’après F. ABDEL HAMID, S. DONADONI et C. LEBLANC, Grand Temple d’Abou Simbel, III, Les salles du Trésor Sud, fascicule II (CEDAE, CS no 48, 1975, pl. 3-9)
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L’art du politique dans la démocratie athénienne Le mode de vivre en Grèce est foncièrement politique (c’est mener un bios politicos). Il n’y a point de distinction entre vie privée et vie publique. Vivre, c’est savoir vivre tout en participant aux manifestations de la cité qui expriment ses racines et ses fins1. Ce savoir-faire suggère un art de vivre conforme à la nature, car la cité est un produit naturel régi par les mêmes lois qui dominent le cosmos. Ce qui est politique renvoie d’emblée à ce qui est voulu par la nature. Le meilleur et surtout le moralement meilleur (kalon) est ce qui règne dans la physis2 ; c’est pourquoi l’aristocratie ou la monarchie se font souvent prévaloir par les cités helléniques comme les meilleurs régimes politiques. Athènes est un berceau de culture des plus privilégiés. Elle est parvenue à exploiter la sagesse qui arrive sur son sol de l’Asie Mineure. Plus que les autres cités, elle sait scruter le cœur de l’homme comme celui de la cité, cellule vivante, pilier de l’existence humaine. Elle fait du politique la source où la culture rejaillit comme noyau identitaire de l’homme grec et du citoyen athénien. Sa grande innovation en matière politique est de jeter les fondements d’un régime qui deviendra la base de la démocratie moderne. Athènes accomplit une révolution pacifique, ou pour mieux dire, elle fait sa révolution politique pacifiquement, afin d’instaurer sa démocratie comme phare de l’avenir du monde occidental. Elle a la chance de donner jour à des hommes qui possèdent l’art du politique comme un don naturel. Soulignons que le politique n’est pas un instrument idéologique mais l’art d’intégrer dans une vie morale les affaires de la cité en tant que nouvelle manière, je dirais révolutionnaire, de bien vivre et de pouvoir s’épanouir. Or, vertu et politique vont de pair, car le politique est une 1
M.I. FINLAY, dans Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, p. 103, parle de l’importance du politique dans la vie quotidienne des Grecs en ces termes : « Lorsque Aristote déclarait (…) que la polis (la cité-Etat) est antérieure à l’individu, il entendait cela dans le cadre de sa téléologie : l’homme est par nature un être destiné à vivre dans la polis, la plus haute forme de koinônia, communauté ; c’est la fin ou le but de l’homme, qu’il atteint s’il accomplit toutes les potentialités de sa nature. » 2 Le kalon désigne dès lors une caractéristique ontologique, à savoir que « le beau qualifie l’être en tant qu’être », cf. M. SHERRINGHAM, Introduction à la philosophie esthétique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 51.
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expression de la vertu qui indique la mesure et l’harmonie, le cosmos qui traverse la physis. La démocratie est un concept polymorphe et polysémique. Toutefois, si la démocratie ancienne est aux fondements des démocraties modernes, elle s’en distingue par ses spécificités propres. Car la façon de concevoir, de voir et de penser les choses est, pour les Anciens, bien différente de celle des modernes. Aujourd’hui la (les) démocratie(s) est (sont) fondée(s) sur l’idée d’un État de droit et des droits de l’homme, conception qui plonge ses racines dans le contrat social. L’idée de démocratie représente a priori le meilleur régime de caractère « universaliste », car toute valeur démocratique est inspirée des droits de l’homme, expression qui dit tout, mais dont le contenu est trop vague pour refléter à sa base une réalité concrète. La démocratie moderne est le fruit d’une idéologie humanitaire, un moyen politique pour protéger les citoyens contre les abus de la tyrannie politique. Toutefois, cette démocratie est loin de la démocratie ancienne, fruit de l’art du politique qui vise à réussir une symbiose heureuse avec l’homme, enfant d’une nature dotée de projets à accomplir, tel que la démocratie ancienne. Si aujourd’hui la démocratie s’exerce par les représentants du peuple, la démocratie ancienne – et par ce terme j’entends la démocratie athénienne – désigne le pouvoir direct du peuple à changer le destin d’une cité qui dévie de son cours ordinaire, bienfaisant sur ses membres. Je m’explique : Le premier pas vers l’instauration de la démocratie comme l’art du politique vient de Solon qui doit soulager du poids des dettes les citoyens les plus pauvres d’Athènes. Aristote qualifie ce sage de fondateur de la démocratie3. En effet, son art consiste moins à promulguer des déclarations ou des pactes de droits politiques et sociaux, à évoquer des valeurs démocratiques, qu’à prendre des mesures réelles pour apporter une véritable équité dans la distribution de la
3
ARISTOTE, Constitution d’Athènes XLI, 2.
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richesse. L’art politique de Solon a beaucoup influé sur les idées moralojuridiques de la cité grecque dans le développement de ses activités4 . I.
Naissance de la démocratie
Devenu maître du pouvoir, Solon ne cède nullement aux exigences des puissants, comme il ne favorise point ceux qui ont voté pour lui5. Il s’efforce de donner aux Athéniens les lois les meilleures, qui unissent la force à la justice6. Comme l’écart entre la classe aristocratique, les Eupatrides, et celle du peuple, la classe populaire, se creuse très sensiblement, Athènes sombre dans une crise sociale. La ville est dominée par le pouvoir de ces aristocrates qui détiennent alors les meilleures terres et contrôlent le gouvernement. Les plus pauvres tombent facilement dans l’endettement et se vendent comme esclaves, faute de moyens de remboursement. Solon procède alors à l’abolition de toutes les dettes et décrète qu’à l’avenir tout engagement pécuniaire ne sera plus soumis à la contrainte par corps7. Solon abolit donc l’esclavage pour dettes, ce que l’on appelle la sisachtie8. Car l’esclavage réduisait fortement le nombre d’hommes libres et alimentait les conflits mettant en danger l’équilibre de la cité. D’ailleurs, il affranchit ceux qui sont tombés en servitude pour cette raison..Toutefois, il ne s’attaque point au droit de propriété. Il ne redistribue pas la propriété des terres, mesure si attendue par les pauvres. Ces mesures constituent une entreprise heureuse pour Solon afin de limiter le pouvoir des Eupatrides qui menacent d’acheter toutes les terres d’Athènes et d’augmenter ainsi leur pouvoir politique. Solon est pour la tempérance et la modération dans le gouvernement d’Athènes. Il veut que la majorité du peuple puisse s’exprimer sur le destin politique de la cité. Une nouvelle classe de
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M. CROISET, « La morale et la cité dans les poésies de Solon », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, no 6, 1903, p. 581-596. 5 PLUTARQUE, Solon, XIX. 6 Ibidem. 7 Ibid., XX. 8 ARISTOTE, Constitution d’Athènes, VI.
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marchands se développe, qui aimerait participer aux affaires publiques ; pourtant, elle est empêchée par les Eupatrides. Il est nécessaire de remarquer que l’ambition démocratique de Solon est de gouverner Athènes en tant que sage apportant des projets réalistes et efficaces à la cité, et non pas comme un révolutionnaire (au sens strict du mot) qui impose par la force des mesures radicales, même bénéfiques au peuple. Isocrate le qualifie de dèmoticotatos9 (le meilleur ami du peuple). Solon maîtrise bien l’art politique qui garantit la paix sociale. Bref, ce qu’il veut n’est pas une révolution politique, mais une politique révolutionnaire. Il sait bien qu’une révolution en faveur du peuple risque d’accoucher d’une tyrannie, considérée par les Grecs comme le pire des régimes. Or, si une guerre civile éclate, elle a de fortes chances de favoriser la tyrannie, détentrice de tous les pouvoirs. Etudions de plus près les mesures démocratiques de Solon. Pour ce sagelégislateur, la démocratie, comme pouvoir du peuple, apparaît plus spécialement dans le domaine de la justice. Il met en place le tribunal du peuple, l’Héliée10. Tous les citoyens ont accès aux jurys. Il est à noter que les jurys sont constitués par tirage au sort.. Or, dans les urnes, il n’y aura pas seulement les noms des citoyens appartenant aux grandes familles, mais aussi ceux de toutes origines11. Les sources ne disent pas si l’on tirait au sort parmi des citoyens volontaires, mais on peut le supposer. Le tribunal est principalement une cour d’appel, lieu du contrôle des magistrats par le peuple. Solon fait une autre réforme importante : il étend le droit de défense et d’accusation à chaque citoyen. Le règne de Solon sonne une haute culture juridique qui fait d’Athènes l’école de la Grèce pour une véritable paideia démocratique. II.
La consolidation de la démocratie
Mais celui qui a vraiment prolongé l’œuvre de Solon12 et consolidé la démocratie à Athènes est le chef du parti populaire, Clisthène. Ses réformes 9
ISOCRATE, Aéropagitique, 16. G. GLOTZ, La cité grecque, Paris, Albin Michel, 1968, p. 241, 261. 11 G. GLOTZ, op. cit., p. 220. 10
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sont appliquées après l’échec de l’installation de la tyrannie à Athènes. Je fais ici allusion à Pisistrate13. De la famille illustre des Alcméonides, Clisthène vise à une démocratie, selon la conception de l’époque, pleine et entière14. Cela veut dire pourtant que ce régime doit concerner les citoyens et non pas les métèques, ni les esclaves. L’égalitarisme est une idée qui entraîne la démesure du peuple. Imposer donc une démocratie égalitariste dans une cité dont les racines plongent dans la division des classes n’est pas pertinent, et par là nullement envisageable. Il n’empêche : l’idée principale de ses réformes est de créer un régime plus égalitaire. Pour que le système soit plus égal, il doit restreindre le pouvoir des aristocrates, notamment au sein de l’Aréopage. Cette institution sert de tribunal et ses membres sont tous d’anciens archontes. C’est donc un lieu hautement aristocratique. Solon avait déjà tenté de restreindre le pouvoir de l’Aréopage en instaurant le conseil des quatre cents, mais à aucun moment ce groupe ne fut capable de contrebalancer les pouvoirs de ce tribunal. Or, les réformes de Clisthène permettent l’implantation de l’isonomia15, c’est-à-dire l’égalité de tous les citoyens devant la loi, ce qui est le premier pas vers une véritable démocratie16. Ses réformes portent essentiellement sur une 12
Voir la préface faite par J.-P. VERNANT du Livre Clisthène et la démocratie Athénienne, Annales littéraires de l’Université, Actes du Colloque de la Sorbonne (15 janvier 1994), sous la direction de P. LEVEQUE, S. SPATHIS, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 11. 13 De famille aristocratique, Pisistrate s’empara du pouvoir par la ruse. Il fut le premier tyran d’Athènes, fondateur de la dynastie des Pisistratides. Sa dynastie ne lui survivra que dix-sept ans. Pisistrate gouverna la cité moins en tyran qu’en citoyen respectueux de la politeia (la constitution). Ses fils, ses successeurs, suivirent une politique d’oppression et de cruauté. L’un, Hipparque, fut tué au cours d’une rixe, l’autre, Hippias fut chassé par Clisthène lors d’un soulèvement populaire. Pisistrate tranchait les conflits en faveur du peuple. Il imposa le partage des terres et permit aux habitants les plus pauvres d’être mieux écoutés dans l’assemblée. Il se montra indulgent à toutes les fautes. Il faisait aux pauvres, pour l’exploitation de leurs terres, des avances d’argent qui leur permettaient de ne pas interrompre leurs travaux de culture (voir ARISTOTE, Constitution d’Athènes, XIII sq). Il croyait dans la force du chef unique voué au bien du grand nombre. Contrairement à lui, ses fils suivirent une politique d’oppression et de cruauté. Force est de constater qu’il existe des tyrans qui pratiquent leur art politique avec beaucoup d’intelligence. 14 P. LEVEQUE, P. VIDAL-NAQUET, Clisthène l’Athénien, Paris, Les Belles-Lettres, 1964. 15 Cf. C. MEIER, La naissance du politique, Paris, Galliamard, 1995, chapitre I. 16 L.-M. L’HOMME-WERY, « De l’Eunomie solonienne à l’isonomie clisthénienne. D’une conception religieuse de la cité à sa rationalisation partielle », Kernos, p. 211-223 [en ligne le 21
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autre division de l’Attique en de nouvelles tribus, ainsi que sur l’adoption de mesures inédites, toujours dans le but d’empêcher le retour de la tyrannie. Clisthène fait en sorte que le système politique athénien repose principalement sur deux assemblées : l’ecclesia (qui existait déjà à l’époque de Solon) et la boulè, qui représentait la totalité de la cité. Il fait de l’ecclesia le lieu de réunion de tous les citoyens grecs dès leur majorité17. Une fois réunis, ces derniers débattent, votent (lois et déclaration de guerre), et élisent les stratèges. La boulè est le deuxième lieu de réunion. Elle est composée de cinq cents membres, les bouleutai. Chaque tribu de la boulè forme à tour de rôle la commission permanente pendant un dixième de l’année18. Plus concrètement : Clisthène élimine, en 508, les derniers vestiges de l’organisation politique fondée sur les groupes familiaux, et en particulier sur les quatre tribus primitives d’Athènes. Car cette division donnait plus de pouvoir politique aux citoyens de la ville et aux fractions régionales dominées par des aristocrates qui contrôlaient le reste du territoire. Clisthène remplace les quatre tribus par dix nouvelles19, de telle sorte qu’aucune tribu n’ait un territoire d’un seul tenant ou ne représente une force locale. Les citoyens apparaissent ainsi, en toute circonstance, en dix groupes. Le système décimal se révèle donc comme faisant partie de la démocratie de l’époque20. Grâce à cette répartition, des groupes de gens venus des différentes parties de l’Attique furent obligés d’agir en commun. Malgré la division géographique, chaque tribu avait un rôle spécifique. Elle était le lieu de recrutement de la majorité des magistrats d’Athènes, des juges, de l’armée, etc. La naissance de ce véritable corps civique repoussa les limites imposées par la somme des intérêts locaux et familiaux des cités, et forma alors une communauté politique contrastant avec les réalités de la communauté archaïque, désormais dépassée. De cette manière, ainsi que le remarque très pertinemment Glotz, « L’Athènes avril 2011 URL : http://kernos.revues.org/1378]. 17 G. GLOTZ, op. cit., p.105. 18 Ibid., p. 135. 19 HERODOTE, L’Enquête, V, 67. 20 G. GLOTZ, op. cit., p. 135.
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du Vème siècle a vécu d’après les lois civiles de Solon et les lois politiques de Clisthène21. » Clisthène modifie également les charges de la cité. Une nouvelle charge fait son apparition, celle des stratèges. Ces derniers sont élus pour un an par l’ecclésia (rééligibles indéfiniment), et au nombre de dix (un par tribu). Les stratèges devenant les véritables chefs de la cité, le rôle des archontes est revu à la baisse. Étant toujours issus de la classe la plus riche de la cité, ils ne sont plus dès lors élus, mais tirés au sort. Quant aux étrangers qui se trouvent sur le sol d’Athènes, de la même manière que les esclaves, ils n’ont aucun droit. Et contrairement à la politique de la démocratie européenne postmoderne qui veut que les non-indigènes jouissent des droits fondamentaux et puissent obtenir très facilement la citoyenneté du pays où ils habitent, leurs enfants nés sur son sol devenant de ce fait citoyens, la démocratie athénienne établit une politique de discrimination au nom de la conservation de ses couleurs traditionnelles. Elle considère que c’est ainsi qu’elle peut conserver son identité patriotique. Toutefois, tant Solon que Clisthène ne sont pas hostiles à l’arrivée à Athènes des métèques. Sur la liste expurgée par les adversaires de Clisthène figurent les noms de nombreux métèques et plus encore ceux d’esclaves22. Quant aux étrangers, Athènes s’en occupe et les protège. Si les étrangers veulent s’installer et être protégés par leur cité d’accueil, ils doivent être « parrainés » par un citoyen athénien, le prostatès23. En plus, en cas de problème, les étrangers doivent se rapprocher du proxène de la ville, un citoyen dont la charge consiste à s’occuper des citoyens des autres cités24. S’il le souhaite, l’étranger de passage peut obtenir le statut de métèque au bout d’un mois de résidence dans la ville. Comme le métèque ne peut posséder ni maison ni terre en Attique, le prostatès est assez souvent son logeur. Quand le métèque 21
Ibid., p. 135. Ibid., p. 277. 23 Cf. ARISTOTE, Politique, 3,1,4. 24 Pour plus de détails voir M. CLERC, Les métèques athéniens, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, no 64 /1893, Thorin et fils éditeurs, Paris. R. LONIS, L’Étranger dans le monde grec, 2 vol., Presses universitaires de Nancy, coll. « Études anciennes », 1991 et 1993. 22
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est un esclave affranchi, il a pour prostatès son ancien maître ; ce dernier a pour tâche initiale de faire inscrire son protégé dans un dème25. La démocratie athénienne sait faire la part des choses à l’égard de la présence de l’autre, celui qui n’est pas citoyen de la cité, sur son sol, en définissant ses présupposés donc son droit mais surtout ses devoirs envers elle. Elle pratique une politique démocratique qui se distingue de l’ochlocratie. J’entends par là qu’elle ne confond pas le peuple avec la foule, les individus responsables avec les agitateurs et les contestataires de l’ordre social. L’esprit qui règne à Athènes est qu’une cité ne peut bien fonctionner que lorsqu’il y a au sommet du pouvoir ou bien le peuple, ou bien un chef charismatique. C’est pourquoi, penseurs et hommes politiques sont hostiles à une royauté absolue. Plus d’une fois, Euripide en témoigne dans son œuvre. Dans l’Oreste, le vieux Tyndare, roi de Sparte, s’adresse à Ménélas pour compléter sa remarque : « C’est d’être Grec que d’honorer sa race26 », en ces termes : « Et de ne pas vouloir être au-dessus des lois27. » La primauté des lois, imposée, voulue ou acceptée par les peuples, constituant le fondement démocratique, était au cœur de la politique d’Athènes même pour la royauté. Pour les Athéniens, une monarchie absolue représentant une divinité sur terre, à la manière de la monarchie absolue moderne, équivaudrait à une tyrannie. Nous recourons ici, une fois de plus, à Euripide qui met dans la bouche même d’un roi, Thésée, l’éloge de la démocratie. « Pour un peuple il n’est rien de pire qu’un tyran. Sous ce régime, pas de lois faites pour tous. Un seul homme gouverne, et la loi, c’est sa chose. Donc plus d’égalité, tandis que sous l’empire de lois écrites, pauvre et riche ont mêmes droits28. »
25 Le dème est une circonscription administrative de base inaugurée par Clisthène, traduisant une des mesures prises pour sa révolution démocratique. 26 EURIPIDE, Oreste, v. 485. 27 Ibid., v. 486. 28 EURIPIDE, Les Suppliantes, v. 428- 434.
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L’art du politique dans la démocratie athénienne
Cette égalité démocratique renvoie directement au règne du peuple et à l’idée de liberté qui s’en dégage. Au discours du héraut qui fait l’éloge du règne d’un roi autocrate, Thésée oppose le règne du peuple : Athènes est libre car le peuple y règne29, « tour à tour les citoyens, magistrats annuels, administrent l’État. Nul privilège à la fortune : car le pauvre et le riche ont des droits égaux dans ce pays30. » III.
Périclès et l’apogée de la démocratie
Mais celui qui a révolutionné Athènes par son génie politique est Périclès. Il a pris des leçons de Zénon d’Élée et de Parménide. Pourtant, c’est Anaxagore qui lui a inspiré une morale fondée sur l’élévation de l’esprit et la grandeur de l’âme, la maîtrise de la raison et la force de l’argumentation, ainsi qu’un réalisme pragmatique sur l’art d’exercer la politique31. Il est conscient de la puissance créatrice du peuple comme pouvoir de mener le destin d’une cité, mais aussi des qualités d’un esprit hégémonique 29
Euripide apporte des nuances à l’idée de peuple dont les démocraties modernes sont dépourvues. En effet, dans l’Etat démocratique, il n’y a pas au fond deux classes, celles des riches et celle des pauvres, mais trois : « Les riches, tout d’abord, citoyens inutiles et sans cesse occupés à accroître leurs fortunes. Puis les pauvres, privés même du nécessaire. Ceux-là sont dangereux ; car, enclins à l’envie, séduits par les discours de pervers démagogues, ils assaillent de traits cruels les possédants. Des trois classes, enfin, c’est la classe moyenne qui sauve les cités : c’est elle qui maintient les institutions que l’État s’est données » (Les Suppliantes, v. 238-245). En effet, c’est de la classe des pauvres que sortent les ochlocrates, véritable fléau de la démocratie. De même, dans Ion, Euripide montre sans ambiguïté le peu d’estime qu’il éprouve pour la multitude irresponsable faisant partie du peuple, qui est très dangereux pour la démocratie. Ion remarque à ce sujet : « Si je cherche, par contre, à parvenir au rang suprême, si j’aspire à devenir quelqu’un, je serai détesté de la foule incapable : la supériorité est toujours odieuse » (Ion, v. 593-595). Force est de constater que les Grecs sont très attachés à une démocratie « élitiste » qui a perdu son sens aujourd’hui. 30 EURIPIDE, Les Suppliantes, v. 405-408. Il est intéressant de remarquer que ces idées d’Euripide s’opposent à celles d’Isocrate qui accordent plus de crédit à la vertu qu’aux lois écrites en vue d’une bonne administration de la cité. Isocrate croit que « les bons politiques doivent, non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans l’âme ; ce n’est pas par les décrets, mais par les mœurs que les cités sont bien réglées » (Aréopagitique, 41). En d’autres termes, Isocrate a une conception aristocratique du gouvernement de la cité. Les mœurs ont plus d’importance que les lois écrites. Il fait davantage confiance à la vertu des hommes de droit qu’à une justice faite au nom de tous (ibid. § 59). Pour Isocrate, le bien de la cité est l’effet de ceux qui possèdent « une nature supérieure, de ceux qui se montrent dignes de la vertu de leurs ancêtres, donc des aristoi (ibid., § 76). 31 PLUTARQUE, Solon, VIII.
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capable de diriger son pouvoir pour le bien de la cité. Il est conscient du fait que l’art politique d’un gouvernant doit chercher toujours le kairos32, le moment opportun pour s’exercer avec efficacité. Il ne faut donc pas attiser la colère du peuple lorsqu’on détient l’autorité de diriger les affaires de la cité, car cette colère, ainsi que le souligne Euripide, est « pareille à un feu trop vif pour être éteint33. » Le chef de la cité doit s’évertuer à exercer une politique de douceur pour apaiser le peuple. C’est ainsi qu’il a le plus de chance pour imposer sa politique34. L’habilité (sophia) est une qualité (vertu)35 à la charge du gouvernant pour réussir dans ses entreprises. Périclès est issu d’une famille aristocratique36. Il a des liens de parenté avec Clisthène qui, chassant la tyrannie, forma un gouvernement, assura la sécurité du peuple athénien et conserva son union. Lorsqu’il arrive au pouvoir, il sait bien que le climat d’Athènes est très favorable à la démocratie. Cimon37 est attaché aux intérêts des nobles, mais lui, tout noble qu’il est, opte pour l’intérêt des pauvres qui composent le plus grand nombre des citoyens d’Athènes. Périclès « embrassa donc les intérêts du peuple, afin d’y trouver de la sûreté pour lui-même et du crédit contre Cimon38. » Son génie politique lui fait comprendre que la cité ne peut prospérer qu’en combinant l’intelligence39 et la force (l’intelligence de la tête, donc d’un chef charismatique, et la force qui appartient à la multitude, que l’intelligence doit guider). Car les exploits les plus remarquables ne peuvent être légitimés que 32
Le kairos désigne le point juste qui touche au but, d’où l’idée de convenance et d’avantage. Au sens temporel, ce terme indique la bonne saison ou le bon moment. Voir P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s.v. 33 EURIPIDE, Oreste, v. 696-697. 34 Ibid., v. 697-698. 35 Ibid., v. 710. 36 Voir le livre de C. MOSSE, Périclès. L’inventeur de la démocratie, Paris, Biographie Payot, 2015. 37 Cimon (né en 510 et mort en 450 ou 449 av. J.-C.) est un stratège athénien. Il dispose tant du soutien populaire que de celui des grandes familles nobles dont le poids reste important dans les campagnes. 38 PLUTARQUE, Solon, VII. 39 A propos de l’intelligence en matière politique, Périclès fait la remarque suivante : « L’intelligence, chez l’homme conscient de sa supériorité, rend le courage encore plus ferme. Elle se repose moins sur l’espoir, qui nous soutient dans les moments de détresse, que sur les pronostics plus sûrs qu’elle tire d’une juste estimation des ressources dont on dispose » (La guerre…, op.cit., II, 62, trad. de la Pléiade).
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s’ils reçoivent l’approbation du plus grand nombre. Ainsi, comme le souligne Thucydide, l’Athènes de Périclès représente « une sorte d’aristocratie, à laquelle on donnait le nom de gouvernement démocratique, mais qui dans les faits était une véritable monarchie, où le premier des citoyens avait seul toute l’autorité40 ». Or, en théorie le peuple est souverain, mais en réalité la cité est gouvernée par le premier de ses citoyens : Périclès41. Il conserve plus de quinze ans la supériorité sur tous les autres orateurs ; et bien qu’il ait rendu perpétuel et absolu un pouvoir qui jusqu’à lui n’avait été qu’annuel, il se montre toujours inaccessible à l’amour des richesses. Concrètement : le génie de Périclès révolutionne son temps. La démocratie de Périclès ne vise pas la simple reconstruction sociale de la cité. Le stratège s’efforce de situer ce régime au centre du cosmos, tant celui de la nature que celui du monde hellénique, autrement dit de développer une politique sur l’esthétique de la cité exprimée dans toutes ses manifestations et ses activités en faveur du peuple42. En effet, pour les Grecs, la polis est un microcosme à l’image du macrocosme comme l’est aussi le citoyen considéré à l’image de la polis. Il faut donc un rayonnement esthétique qui comprend à la fois le social, le politique et le spirituel d’Athènes pour s’imposer comme la cité – centre au sein de la physis de cet Être harmonieux43. Ainsi, Périclès engage-t-il à Athènes, après la conclusion de la paix avec la Perse en 448, de grands travaux de reconstruction de l’Acropole où sont érigés, entre autres, deux monuments prestigieux : le Parthénon et les Propylées, entrée monumentale flanquée de salles diverses, sur l’Acropole. Le Parthénon, symbole de la grandeur athénienne et de la victoire de l’esprit grec sur la force des barbares, doit abriter la statue colossale d’Athéna Parthénos, marqueterie 40
PLUTARQUE, Solon, IX. Ibid., II, 65. 42 PLUTARQUE, Solon, XII. 43 En effet, le cosmos est un idéal ontologique qui doit commander aux besoins existentiels des membres de la cité. Le cosmos, qui renvoie à un monde ordonné, loge les idées de justice et de lois qui structurent toute cité hellénique. Cf. L. GERNET, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Champs/Flammarion, 1982, p.15. 41
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d’or et d’ivoire réalisée sous la direction de Phidias. On y trouve également l’Érechthéion, un temple situé au nord du Parthénon, renommé pour son architecture à la fois élégante et inhabituelle, comme aussi le temple d’Athéna Nikè en l’honneur de la déesse de la victoire, Athéna Victorieuse44. L’Acropole est le lieu où la finitude va à la rencontre de l’infini dans un contexte de beauté naturelle qui doit se prolonger dans une beauté morale et intellectuelle. Les temples suggèrent le pilier religieux de la cité en quête incessante de la sagesse de la raison à l’image de la sagesse des dieux. Il s’agit d’une sophia où la puissance de l’esprit ne saurait prendre son essor sans évoquer les sources de la transcendance de l’homme en vue de se mettre sur le chemin de l’immortalité. Sous cet angle, l’Acropole suggère l’ouverture de l’univers sur le monde et du monde sur l’univers. C’est le signe de l’effort de conquête d’une cité privilégiée par les dieux grâce à sa splendeur intellectuelle et sa puissance matérielle. L’Acropole qui surplombe la cité suggère la prédominance athénienne sur Sparte. Le style corinthien, prédominant dans les arts d’Athènes et se distinguant par son élégance, symbolise l’élévation de l’esprit vers la transcendance contrairement au style dorique qui, par sa masse, s’impose du haut en bas. Athènes, tout en figurant la force45, doit suggérer le mouvement d’un esprit qui aspire à l’infini incapable d’être entièrement circonscrit par la finitude humaine. Les différents monuments révèlent les soucis d’Athènes pour réaliser une harmonie naturelle, politique et individuelle. Or, cette harmonie, polymorphe dans la cité, devient le noyau de la politique de Périclès ; elle implique l’opulence matérielle et intellectuelle, mais dans un esprit de mesure et de sérénité. En effet, la politique de Périclès inspirée d’une esthétique naturaliste, n’en demeure pas moins pragmatique.
44 45
PLUTARQUE, Solon, XIII . Cf. THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II, 60.
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Périclès a eu l’intuition de reconstruire une cité où les citoyens doivent agir selon les règles du cosmos et selon la vertu46 (la tempérance) qui concrétise ce cosmos dans les activités quotidiennes politiques, ainsi que les stratégies d’une grande puissance voulue et acceptée par un peuple toujours protagoniste dans toutes les manifestations de la cité. IV.
Volonté populaire et esprit aristocratique
La politique de Périclès est interprétée comme une incantation à laquelle participe le peuple sous l’égide d’une figure charismatique que le chef doit incarner. Le stratège sait bien que l’épanouissement d’une cité ne saurait dépendre de l’autorité du seul chef, même si ses mesures sont perspicaces. Il faut en plus le consentement de la majorité du peuple pour que le peuple ait la satisfaction de croire à sa participation effective au destin de sa cité. Il est vrai que la dialectique est le propre de la démocratie et que la volonté du peuple ne peut pas toujours égaler celle du gouvernant. Et pourtant, celui-ci ne saurait être efficace sans la légitimation de ses activités par l’assentiment populaire. Périclès est bien conscient que la volonté générale et la puissance aristocratique sont les ingrédients afin de mener à bien ses projets pour la cité. Le chef pense mais le peuple décide, comme les mains qui agissent en étant assujetties à la tête. La clairvoyance du stratège lui a enseigné qu’une tête qui agit sans l’approbation du plus grand nombre risque de provoquer une stasis, une révolte, voire une révolution, comme aussi un peuple qui agit sans tête mène à l’anarchie ; l’une et l’autre sont des sources de malheur pour la cité. La démocratie comme facteur nécessaire à la paix publique est indéniable. Afin d’être cohérent avec les principes démocratiques, Périclès ouvre les portes de sa cité. Il aspire à réorganiser constitutionnellement une cité qui serve de modèle aux autres cités helléniques47. Il veut faire d’Athènes le noyau intellectuel de la Grèce. Le stratège n’aspire pas à façonner une cité à la manière 46
La vertu est cette qualité humaine qui « cuirasse l’homme contre les attraits immédiats de la passion, qui sait se dominer et se vaincre lui-même. Vouloir complaire à la passion du moment, c’est préférer le pire au mieux » (ANTIPHON, le sophiste, Fragments incertains, §15, Discours, Paris, éd. Les belles Lettres, 1989, p. 181 47 Cf. THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, II, 37.
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de Sparte où, par excellence, la force virile pénètre ses institutions et l’éducation militaire embrasse ses structures politiques. Il faut donc développer un mouvement de penseurs et d’artistes au sein de la cité qui n’appartiennent pas à sa polis. Contrairement à Sparte, oligarchique, qui pratique la xénélasie : interdiction d’accès à la cité pour les étrangers48, les non-Athéniens sont bien accueillis à la ville de Palade. Toutefois le réalisme de Périclès l’empêche de reconnaître aux étrangers ou aux métèques le droit du sang. Il restreint même le droit de citoyenneté. Avant Périclès, il suffisait d’avoir une mère pour être citoyen. A partir de Périclès, il est nécessaire d’avoir ses deux parents athéniens pour être citoyen de la cité. Périclès n’empêche pas pour autant les métèques de devenir citoyens. Mais à ses yeux la citoyenneté se mérite. Leurs exploits en faveur de la cité et l’attachement aux valeurs helléniques constituent la condition sine qua non de leur naturalisation. L’acceptation de l’héritage culturel et l’amour de la cité sont à la base de l’identité politique et en représentent les termes indispensables. Force est de remarquer que la politique démocratique de Périclès se distancie sensiblement des politiques démocratiques d’aujourd’hui. Pour des raisons analogues, la libre expression (l’isègorie) n’est pas en contradiction avec le délit d’impiété qui est en vigueur dans la ville de la Palade. Car la religion fait partie intégrante du cosmos politique49. En effet, c’est moins la piété qui pousse Périclès à punir l’impiété, que le maintien des structures traditionnelles de la cité qui garantissent son identité et sa philosophie50. Car la religion fait partie de l’humanisme hellénique51. Pour les Athéniens, l’identité est plus qu’une construction artificielle au profit du 48
XENOPHON, Constitution des Lacédémoniens, 14, 1-7 : la xénélasie consistait tant à empêcher les non-Spartiates de vivre à Sparte – on chassait même les étrangers qui se trouvaient sur le territoire de cette cité – qu’à interdire à ses citoyens de voyager en dehors de la cité. 49 Par cosmos politique, nous entendons l’harmonie qui conserve la cité et contribue à son épanouissement. 50 En effet, honorer les dieux, c’est suivre les traditions ancestrales qui exigent leur culte. Isocrate remarque à ce sujet, en se rapportant à ceux qui administraient autrefois la cité : « Ils ne veillaient qu’à une chose : c’était à ne rien supprimer des traditions ancestrales et à ne rien ajouter qui sortît des usages reçus. Ce n’est pas dans le luxe qu’ils faisaient résider la piété, mais dans le fait de ne toucher à rien de ce que leur avaient légué leurs ancêtres » (Aréopagitique, 30). 51 Cf. A. BONARD, Civilisation grecque. De l’Iliade au Parthénon, Paris, 1954, 10/18 p. 232.
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plus grand nombre ; l’identité, loin d’être une construction, est une culture (paideia). D’ailleurs, Périclès ne veut pas une ville où triomphe seule la vertu. La vertu seule ne saurait assurer la prédominance d’Athènes sur les autres villes. Car la force n’est pas très sensible à la vertu. Elle est plutôt du côté de l’argent52. Le stratège détient à sa disposition les mines de Laurion53 où des milliers d’esclaves travaillent ; ce qui lui permet d’assurer une fortification solide de la ville contre les ennemis d’Athènes et surtout contre les barbares. Par ailleurs, la situation territoriale de la cité lui permet un accès à la mer. Elle a le port du Pirée. Périclès sait bien exploiter ce point stratégique. Il lui faut une flotte, une flotte pour le commerce, mais dans le même temps une flotte pour les batailles navales54. Afin de réaliser ses projets ambitieux, il trouve toujours les moyens légitimes pour profiter de la fortune des autres cités grecques. Celles-ci ont formé pour une protection plus efficace la Ligue de Délos. Périclès a le dessein de transformer cette Ligue en un empire athénien. Force et intelligence doivent être la recette pour ce projet. Plusieurs membres de la ligue préfèrent payer, pour leur adhésion, un tribut (phoros) au lieu de fournir des navires et leur équipage. Périclès veut profiter de cet argent. Il fait transférer à Athènes les sources financières de la Ligue55.
52
Athènes à l’Âge d’Or exerce une hégémonie sur les autres cités, c’est certain. Mais « la domination qu’elle y exerce (pour emprunter les termes mêmes de A.J. FESTUGIER, Socrate, Paris, La table Ronde, 2001, p. 13) est due sans doute à sa force, à son travail, à ses richesses, mais aussi, et elle le sent bien, à son génie », qui est avant tout celui de Périclès. 53 Voir à ce sujet, HERODOTE, L’enquête, VII, XXII ; Aristote, Constitution d’Athènes, XXII, 7. 54 Cf. THUCYDIDE, La guère de Péloponnèse, II, 62. 55 Ce geste a choqué bien des citoyens athéniens et ceux d’autres cités membres. Car le stratège a subventionné avec cet argent les travaux de l’Acropole. Les protestations furent nombreuses. Ce qui n’a pas pourtant empêché Périclès de persévérer dans cette tâche. J. DE ROMILLY remarque à ce sujet : « Périclès… ne se laissa pas arrêter. Au contraire, il devait admettre – et la majorité des Athéniens avec lui – qu’en effet l’empire d’Athènes était une tyrannie, qu’il était mal vu de tous et qu’il fallait se fonder sur cette idée pour en tirer les conséquences en maintenant par la force un pouvoir désormais fondé sur la force » (La douceur dans la pensée grecque, Paris, Pluriel, 1979, p. 149). Toutefois, ainsi que le remarque Thucydide, « être détesté et devenir odieux sur le moment a toujours été le lot de ceux qui ont prétendu à l’empire » (La guerre du Péloponnèse, II, 54,5).
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Périclès a toujours à l’esprit que la paideia comme enfant de la sophia doit inspirer tant les gouvernants que le peuple. Dans une mosaïque hétéroclite d’idées et de métiers (orateurs, philosophes, dramaturges, sophistes), la culture doit profiter à tous les citoyens. Le savoir des sophistes coûte trop cher et il est ainsi réservé aux familles riches. La majorité du peuple ne peut avoir accès à cette éducation. Et cette éducation plonge ses racines dans les affaires de la cité. Toute question existentielle, juridique, sociale, morale ou métaphysique passe par le canal de la politique. À l’époque de Périclès, la tragédie prend un nouvel essor. À la naissance du drame tragique, le spectacle était gratuit, plus tard il est devenu assez onéreux. Il était donc réservé aux riches qui payaient deux drachmes. Périclès l’a réduit à une obole. Pour les plus démunis, il a fait distribuer par des magistrats deux oboles, l’une pour payer leur place et l’autre pour subvenir à leurs besoins durant les fêtes56. Car le théâtre représente la grande école du peuple où l’on va non seulement pour s’amuser ou admirer le jeu, mais aussi et surtout pour connaître et comprendre sa place dans la cité et dans la nature ; c’est une initiation à la culture qui forme le caractère. Et plus encore, la tragédie répond à un besoin psychologique de l’individu de s’attacher par solidarité au groupe communautaire. Elle met en relief l’importance de la cité comme le bien identitaire le plus précieux57. V.
Epilegomena58
Périclès ne se contente pas d’appliquer dans l’administration de la cité en les développant, les grands principes démocratiques qui ont été amorcés par ses prédécesseurs. Pour ce stratège, la démocratie est plus qu’un régime politique adressé au peuple pour améliorer sa condition existentielle dans la cité. Périclès ne recherche pas seulement une justice équitable pour pallier les différences flagrantes entre les riches et les pauvres. Sa conception de la démocratie renvoie à une œuvre d’art ; c’est le régime qui réunit les contraires dans le cours des choses politiques composant ainsi une mosaïque harmonieuse. L’harmonie
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A. DE FABRE D’OLIVET, Etudes Littéraires et philosophiques, 2ème édition, Paris, 1835, p. 3 n. 2. Cf. M. DOURAKI, Dionysos, Paris, Arthaud, 1985, p. 188-189. 58 Terme grec qui indique la postface. 57
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politique est manifestée la plupart du temps dans les exploits dans le domaine des arts et des lettres. La démocratie de Périclès réunit en son sein toutes les symétries et les proportions qui sont exploitées par la beauté de la sagesse et celles développées par la recherche des formes calligrammes. Bien que l’inégalité soit pour les Anciens une qualité de la nature, la démocratie de notre héros poursuit une égalité esthétique, exprimée comme égalité proportionnelle inhérente aux échanges politiques. En effet, Périclès conçoit Athènes comme une cité à l’image du cosmos qui signifie harmonie, selon la vision des Grecs. Ceux-ci cherchent les règles fondamentales du cosmos afin de les activer, dans leurs multiples manifestations au sein de la cité. Il s’agit d’un cosmos qui peut se dire de plusieurs façons car, ainsi que l’a stipulé Aristote dans sa Métaphysique59, l’Être se dit de plusieurs façons. De cette manière le citoyen pourrait se frayer la place qui lui convient au sein de sa terre natale et inscrire sa culture au sein de la nature. On doit à Périclès cette phrase remarquable qui résume les grands principes ayant inspiré son art politique : « Nous aimons la beauté (philocaloumen) sans nous livrer au faste et nous sommes amis de la sagesse (philosophoumen) sans céder à la mollesse60. » Stamatios TZITZIS Directeur de Recherche Centre d’Histoire du Droit Institut de criminologie de Paris Université Panthéon-Assas (Paris II)
59 60
ARISTOTE, La Métaphysique, ch. II, 1003 b. THUCYDIDE, op. cit., II, 40
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L’art au service du pouvoir : les vertus de l’empereur Les formes variées des représentations du pouvoir reflètent sa nature réelle, dans la mesure où elles permettent de mieux appréhender non seulement les fins de la propagande orchestrée, mais également l’horizon culturel et politique des destinataires auxquels cette propagande s’adresse, ainsi que la hiérarchie des interlocuteurs établie par les détenteurs du pouvoir. L’aspect que nous entendons explorer concerne l’utilisation des œuvres d’art dans la stratégie de la création du consensus à l’époque augustéenne. Il ne s’agit pas d’un sujet inédit, mais qui a fait l’objet de plusieurs études, dont certaines assez récentes1. D’un point de vue artistique, la période augustéenne est considérée comme l’apogée du classicisme dans l’art et dans la littérature : une période artistique fondée sur l’imitation des modèles grecs qui devint à son tour l’art classique par excellence2. Dans le binôme art et pouvoir, il faut par ailleurs souligner que la notion antique de l’art ne correspond pas forcément à la nôtre. Il y avait des monuments et des statues dont la valeur artistique était reconnue, mais aussi d’autres objets, comme les monnaies, qui étaient d’usage courant3. Néanmoins, nous prendrons en compte un ensemble de représentations 1 Cf., entre autres, L. UNGARO, M. MITELLA (éd.), I luoghi del consenso imperiale. Il foro di Augusto. Il foro di Traiano. Catalogo, Rome, 1995 ; J. GEIGER, The First Hall of Fame : A Study of the Statues in the Forum Augustum, Leyde-Boston, 2008, ouvrage consacré au projet iconographique du forum d’Auguste et à la propagande que ce projet visait. 2 Sur ce thème, voir Le classicisme à Rome aux Iers siècles avant et après J.-C., Entr. Fondation Hardt 25, Genève, 1979 ; K. GALINSKY, « Augustan Classicism. The Greco-Roman Synthesis », dans F. B. TITCHENER, R. F. MORTON (eds), The Eye expanded. Life and Arts in Greco-Roman Antiquity, Berkeley, 1999, p. 18-205 ; E. LA ROCCA, « La fragile misura del classico. L’arte augustea e la formazione di una nuova classicità », dans M. BARBANERA (éd.), Storia dell’arte antica nell’ultima generazione : tendenze e prospettive, Rome, 2004, p. 67-117 ; J. ELSNER, « Classicism in Roman Art », dans Classical Pasts. The Classical Traditions of Greece and Rome, Princeton, 2005, p. 270-297 ; E. POLITO, « L’arte augustea negli studi attuali. Una nota », dans Arte-potere. Forme artistiche, istituzioni, paradigmi interpretativi, Actes du colloque (Pise, ENS, 25-27 novembre 2010), Milan, 2012, p. 339-345. 3 Sur les spécificités de l’art romain par rapport à la conception artistique grecque, cf. B. ANDREAE, L’art romain d’Auguste à Constantin, Paris-Darmstadt, 2012, p. 299 : « Sur l’influence des événements historiques, les artistes s’interrogent sur le but des entreprises
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Maria Teresa Schettino
visuelles du pouvoir, indépendamment de leur origine ou fonction artistique, dans la mesure où tous les vestiges antiques font désormais partie du patrimoine artistique européen. Autrement dit, nous actualisons ces représentations visuelles selon une conception artistique qui est la nôtre, quitte à encourir le reproche d’anachronisme. Notre objectif est de mettre en valeur la manière dont l’art a participé à la diffusion des slogans augustéens qui ont contribué à la stabilisation du nouveau régime. Après avoir rappelé les moments essentiels de la transformation institutionnelle qui aboutit à l’instauration du Principat, on mettra en évidence le processus d’idéalisation du princeps par le biais de l’art pour terminer par la représentation du siècle augustéen comme celle d’un nouvel âge d’or, porteur de paix et prospérité, non seulement dans plusieurs œuvres littéraires, mais également dans certains monuments de l’époque. I.
La constitution du Principat
Le choix d’un thème concernant la période du Principat a été suggéré par les célébrations qui ont eu lieu tout au long de l’année 2014 pour commémorer le bimillénaire de la mort d’Auguste (14 ap. J.-C.). Les célébrations ont été ouvertes par l’exposition franco-italienne, organisée au Quirinal en collaboration avec le Musée du Louvre, où l’époque augustéenne est présentée selon une pluralité d’approches : la stratégie familiale, la propagande, les réalisations artistiques. Cette époque fut le modèle dont s’inspirèrent non seulement les empereurs romains suivants, mais aussi les souverains de l’Europe moderne jusqu’aux déformations propagandistes du XXe siècle opérées par la dictature fasciste. Le bimillénaire de la naissance d’Auguste (63 av. J.-C.) fut célébré en 1937 par le régime fasciste qui se voulait l’héritier politique de la Rome impériale. L’année précédente, le 9 mai 1936, après la conquête de l’Ethiopie, Mussolini avait proclamé la refondation de l’Empire romain et, en
humaines et présentent au spectateur une formule à décrypter. La réalisation propre à l’art romain est ce passage résolu de la forme naturelle à la forme symbolique ».
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dépit de son admiration pour César, s’était présenté comme un second Auguste, en tant que fondateur du nouvel Empire4. Après la bataille d’Actium et la victoire remportée sur Marc-Antoine et Cléopâtre (le 2 septembre 31 av. J.-C.), Octavien resta le maître absolu de Rome et commença son œuvre de réforme politique et institutionnelle. En 27 av. J.-C., il renonça à ses charges en remettant son pouvoir entre les mains du Sénat, qui l’honora du titre d’Auguste et lui attribua l’imperium sur les provinces d’Espagne, Gaule et Syrie ; en 23 av. J.-C. les bases du pouvoir impérial furent définitivement fixées par l’attribution de l’imperium maius et infinitum et la tribunicia potestas. La constitution du Principat se fondait sur un lien ambigu avec les institutions républicaines : il conservait apparemment le rôle et les pouvoirs des magistratures de la République, mais modifiait en profondeur la structure de l’État, en confiant le pouvoir réel entre les mains d’un seul homme. Cependant ce dernier n’était pas un souverain ni un roi, il était formellement le primus inter pares (« le premier parmi ses pairs »), dont la supériorité morale était reconnue à travers l’attribution du titre d’Auguste5. Les pouvoirs du princeps, à savoir l’imperium proconsulare et la tribunicia potestas, s’enracinaient eux-mêmes dans la tradition républicaine. L’imperium constituait le pouvoir des magistrats supérieurs et permettait à Auguste de contrôler les armées qui stationnaient dans le territoire de l’Empire. En revanche, l’attribution de l’autorité tribunicienne lui confiait toutes les prérogatives des tribuns de la plèbe, en transformant le pouvoir tribunicien, qui était né d’un acte, sinon révolutionnaire, du moins de rupture de la part de la plèbe, en pouvoir clé dans la sphère du gouvernement civil. À travers l’acquisition de la tribunicia potestas, le princeps atteignait un double but. D’un côté, il réduisait la portée déstabilisante du tribunat de la plèbe, c’est-à-dire des magistrats qui continuaient d’être élus à cette charge. D’un autre côté, Auguste
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Voir A. GIARDINA, « Augusto tra due bimillenari », dans E. LA ROCCA, C. PARISI PRESICCE, A. LO MONACO, C. GIROIRE, D. ROGER (éd.), Augusto, Catalogue de l’exposition, Milan, 2013, p. 57-72. 5 Sur les pouvoirs d’Auguste et leurs liens avec les institutions républicaines, voir D. KIENAST, Augustus. Prinzeps und Monarch, Darmstadt, 1993 [1982] ; F. HURLET, B. MINEO (dir.), Le Principat d’Auguste. Réalités et représentations du pouvoir. Autour de la Res publica restituta, Rennes, 2009.
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lui-même exploitait l’ampleur des pouvoirs des tribuns (notamment le droit de veto) et s’assurait la sacrosanctitas. Le Principat constitue donc un modèle institutionnel original, qui met en valeur les particularités de l’État romain, la flexibilité de ses institutions, susceptibles d’être déclinées sous plusieurs formes, en se transformant, et pourtant sans jamais mourir. Dans cette organisation institutionnelle, un rôle était également joué par les pratiques et les institutions familiales. Comme Mireille Corbier l’a rappelé, au début de l’Empire, Rome ignorait les règles de succession6. Le princeps était un magistrat, et les Julio-Claudiens durent légitimer leur dynastie par des signes à connotation civique et religieuse. Notamment, dans la politique dynastique, le divorce permit de redistribuer les alliances matrimoniales, tandis que l’adoption conduisit à modifier l’ordre de succession. L’absence de codification du pouvoir impérial, à la frontière entre institutions républicaines, pratiques familiales et nouvelles fonctions du princeps, accroissait le rôle et la portée de la propagande. C’était l’outil à exploiter, afin de véhiculer l’image du princeps lui-même et de son pouvoir. Des slogans d’origine républicaine furent récupérés et de nouveaux furent créés. Nous allons proposer quelques réflexions sur la construction de cette propagande et de quelques-uns des slogans mis en avant par le fils adoptif de César, à travers le recours à l’édification de monuments et à la réalisation d’objets artistiques7. II.
L’idéalisation du princeps
Les artistes et les intellectuels jouèrent un rôle de premier plan dans la structuration de la propagande qui visait à construire une image idéalisée du princeps, elle portait aussi bien sur sa personnalité que sur sa façon de gouverner. Il suffit de mentionner les portraits d’Auguste et les monuments qu’il fit ériger, les ouvrages composés par les intellectuels qui faisaient partie du cercle de Mécène, les images et les légendes reproduites sur les monnaies. On 6 M. CORBIER « Parenté et pouvoir à Rome », dans J.-Ph. GENET (dir.), Rome et l’État moderne, Rome, 2007, p. 173-196. 7 Sur le nouveau siècle et la propagande du prince, cf. KIENAST, Augustus, p. 109-118 et 204-307.
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parle souvent de notre société comme d’une société de l’image, en oubliant que dans l’Antiquité, où la lecture et l’écriture étaient le privilège de quelques-uns, l’image était aussi le moyen le plus efficace de communiquer. La propagande augustéenne avait deux buts principaux. Tout d’abord elle devait faire oublier la cruauté des proscriptions, dont Octavien avait partagé la responsabilité avec Marc-Antoine pendant les années du triumvirat. Au début de sa carrière politique, qu’il avait commencée après la mort de César, à 19 ans, contre les règles du cursus honorum (la carrière politique à Rome débutait autour des 30 ans), il avait dû se faire accepter par l’armée et le peuple romain, qui étaient profondément liés à son père adoptif, César. L’alliance avec MarcAntoine et la constitution du triumvirat (43 av. J.-C.) étaient destinées à mener la guerre contre les meurtriers de César. Les légendes et les portraits figurant sur les monnaies de la période triumvirale soulignaient la pietas d’Octavien, qui se présentait comme un fils dévoué à son père adoptif (fig. 1)8. Les premiers portraits sculptés d’Octavien, reflétant la propagande officielle, datent de la même époque, ils visaient à donner l’image d’un leader charismatique, bien que jeune, capable de se faire aimer par les soldats et par le peuple (fig. 2 et 3). Les portraits postérieurs à la victoire d’Actium montraient Octavien comme général vainqueur. La statue équestre, trouvée en 1979 dans la mer Égée, qui évoquait les triomphes d’Octavien, est un exemple des honneurs qui lui furent réservés (fig. 4). Le thème de la victoire fut également décliné sous forme de remerciement au vainqueur qui avait assuré le bien de citoyens en démontrant sa vertu et son courage. À cet égard, il est suffisant de mentionner le portrait sur un camée fabriqué peu après 27 av. J.-C., où la tête d’Auguste est entourée d’une couronne de chêne, à savoir la couronne civique utilisée à Rome pour
8 Voir M. H. CRAWFORD, Roman Republican Coinage, Londres, 1974, 529/1 (dorénavant RRC) : sur cette monnaie qui date de 39 av. J.-C et présente le portrait de Marc-Antoine sur le droit, cf. R. NEWMAN, « A Dialogue of Power in the Coinage of Antony and Octavien (44-30 B.C.) », AJN 2, 1990, p. 37-63 ; D. SEAR, The History and Coinage of the Roman Imperators 49-27 B.C., Londres, 1998, p. 301. Sur la période triumvirale, voir également le denier RRC 495/2a (Lépide/Octavien) ; l’aureus RRC 516/4 (Marc-Antoine/Pietas : Marc-Antoine veut lui aussi se présenter comme le vengeur de César et son héritier politique).
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remercier les citoyens bienfaisants, et une couronne d’olivier, qui était utilisée en Grèce pour honorer les vainqueurs (fig. 5)9. Dans la propagande augustéenne, la victoire d’Actium devait marquer le début d’une nouvelle ère, de paix et prospérité : les émissions monétaires datées de la période qui suivit cette victoire participent à la diffusion de ce thème. Sur un denier de 28 av. J.-C., qui commémorait la campagne contre Marc-Antoine (sur le revers il y a le crocodile avec la légende « Aegypto capta »), Octavien, consul pour la sixième fois et fils du Divus Caesar, se présentait en même temps comme un magistrat de Rome et comme le fils d’un dieu, à savoir César divinisé ; le capricorne au dessous de son portrait, qui faisait allusion soit au signe du zodiaque du moment de sa conception, soit au signe où se trouvait la lune lors de sa naissance, correspondait à une forme de célébration personnelle signifiant que son destin était déjà scellé dès sa naissance (fig. 610). Le thème de la prospérité qui se répandait dans le monde romain apparaît sur un autre denier, frappé en Italie entre 32 et 29 av. J.-C., où figure la Paix avec l’olivier et la corne d’abondance (fig. 7). Pendant les mêmes années le processus d’héroïsation et de célébration de son pouvoir absolu s’acheva, comme le montre un denier frappé à Rome, en 29 av. J.-C., où sur l’avers apparaît la Victoire et sur le revers Octavien qui tient le sceptre et l’aplustre avec le pied sur le globe (fig. 8)11. La transformation personnelle d’Auguste, de vengeur cruel de César à premier parmi ses pairs (primus inter pares) grâce à sa supériorité morale (auctoritas), pacificateur de Rome et du monde que l’Urbs avait conquis, correspondait à une palingenèse qui apportait le bonheur à tout l’Empire. Les émissions monétaires entre 19 et 16 av. J.-C. soulignent la pacification du monde romain grâce à Auguste et à sa victoire sur Marc-Antoine et Cléopâtre. La Fortuna Victrix et la Fortuna Felix apparaissent associées sur un denier 9
Dans le même contexte, on peut replacer un autre camée, de la fin du Ier siècle av. J.-C., où Auguste est héroïsé et assimilé à Jupiter. 10 C. H. V. SUTHERLAND, The Roman Imperial Coinage I. From 31 B.C. to AD 69, Londres, 1984, 545 (dorénavant RIC) ; J. B. GIARD, Monnaies de l’Empire romain, I. Auguste, Catalogue, Strasbourg, 2001, I, 930 (dorénavant BNCMER). 11 L’identification entre Octavien et Neptune a été proposée. Sur l’image de ce denier dans le contexte historique en question, cf. P. ASSENMAKER, « Monnayage et idéologie dans les années de Nauloque et d’Actium », RBN 154, 2008, p. 55-85.
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frappé à Rome en 19 av. J.-C. (fig. 9). Les symboles de la victoire se trouvent également sur un denier frappé en 18 av. J.-C. (fig. 10), et Auguste lui-même est célébré par l’aureus frappé à Pergame en 19-18 av. J.-C. avec sur l’avers son portrait et sur le revers le capricorne (fig. 11). Ce dernier commémorait par ailleurs le traité stipulé avec les Parthes, aboutissant à la restitution des enseignes romaines, accord qui était présenté comme une victoire, même si en réalité, il cachait la renonciation d’Auguste à un engagement militaire en Orient12. L’image d’Auguste fut diffusée par les nombreuses statues qui furent placées tout d’abord à Rome et en Italie, parfois dans des lieux sacrés, et assez précocement également dans les provinces. Si jusqu’à l’époque d’Actium, les portraits d’Octavien mettaient en relief ses capacités militaires, au fur et à mesure que le nouveau régime se consolidait, notamment à partir de 27 av. J.C., ceux d’Auguste abandonnaient les vêtements militaires pour privilégier la toge, qui couvrait quelquefois la tête du princeps. La célèbre statue de la via Labicana, où Auguste apparaît en toge avec la tête couverte, souligne sa dévotion religieuse en phase avec sa politique de restauration de la religion romaine et du mos maiorum (fig. 14)13. L’évolution de son portrait reflétait le processus d’idéalisation qui eut lieu notamment dès la victoire d’Actium : le tournant serait marqué par le portrait de Prima Porta. Cette statue, retrouvée en 1863 dans une zone au nord de la ville de Rome appelée « Prima Porta », est une copie dont la date est postérieure à la mort d’Auguste ; la statue originale devrait dater de 27 av. J.-C. et présenter le nouveau portrait d’Auguste, vainqueur sur Marc-Antoine, pacificateur de Rome et du monde entier après la dernière guerre civile, fils d’un dieu dans la mesure où César avait été divinisé et lui-même destiné à l’être après sa mort. Les reliefs sculptés de la cuirasse ne montraient pas seulement le général vainqueur, mais présentaient une synthèse de l’activité politique menée par Auguste, ils célébraient la période de
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Le même thème apparaît sur un aureus et un denier, qui datent de 19 av. J.-C. (fig. 12 et 13). Sur les portraits d’Auguste, voir P. ZANKER, Augusto e il potere delle immagini, Turin, 1989 ; D. BOSCHUNG, Die Bildnisse des Augustus. Das römische Herrscherbild, I.2, Berlin, 1993 ; E. LA ROCCA, « Dal culto di Ottaviano all’apoteosi di Augusto », dans G. URSO (éd.), Dicere laudes. Elogio, comunicazione, creazione del consenso, Atti di Cividale del Friuli 2010, Pise, 2011, p. 179-204 ; J. POLLINI, From Republic to Empire : Rhetoric, Religion, and Power in the Visual Culture of Ancient Rome, Norman, 2012. 13
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prospérité qu’il avait apportée et évoquaient son projet dynastique (fig. 15)14. Les statues postérieures à l’année 27 av. J.-C. reprenaient donc le même portrait d’Auguste, idéalisé, dans la mesure où ce portrait, bien que réaliste, fixa les traits d’Auguste qui restèrent immuables malgré le temps qui passait. Le bras levé était le geste de l’allocution qui ne s’adressait pas seulement aux soldats mais à tous les citoyens. Comme le montre la sculpture retrouvée à Prima Porta, datant probablement de 14 ap. J.-C., après la mort d’Auguste, par le remaniement des reliefs de la cuirasse et l’ajout de nouveaux épisodes dans les copies réalisées après 27 av. J.-C., cette statue reflétait l’évolution de la propagande augustéenne visant à mettre en valeur à la fois la puissance de Rome et la paix répandue dans le monde. En effet, l’épisode central représenté sur la cuirasse de l’exemplaire à notre disposition concerne la récupération des enseignes romaines (20 av. J.-C.) que les Parthes avaient prises à Crassus lors de sa malheureuse expédition en Orient (53 av. J.-C.). Cette récupération n’avait rien de glorieux, Auguste avait voulu éviter un nouveau conflit avec les Parthes et avait activé la voie diplomatique qui avait abouti à un compromis non sans des concessions de la part de Rome, et pourtant l’épisode était représenté comme un acte de soumission du roi des Parthes (fig. 16). Le portrait d’Auguste évolua durant son règne : cette évolution mettait en évidence une construction progressive de l’image idéalisée du princeps. Dans le portrait juvénile d’Auguste, son visage rappelait, volontairement, celui de César. Au début de son règne, comme déjà à l’époque du triumvirat, Auguste jouait sur une ressemblance fictive avec son père adoptif, utile politiquement pour asseoir sa légitimité. Dans le portrait diffusé ensuite, l’idéalisation était désormais achevée, comme le montre la statue de la via Labicana (fig. 14). Cette statue date de la période entre la fin du Ier siècle av. J.-C. et le début du er I siècle ap. J.-C., quand le prestige et le pouvoir d’Auguste étaient désormais stabilisés. Le princeps était représenté en train d’accomplir un rite (il tenait probablement une patère dans la main droite). Dans la tradition des statues porteuses de valeurs politiques, cette sculpture exaltait la vertu et la religiosité 14 Pour une synthèse sur les études et les hypothèses sur cette statue, voir C. PARISI PRESICCE, « Arte, imprese e propaganda. L’Augusto di Prima Porta 150 anni dopo la scoperta », dans LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, op. cit., p. 118-129.
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d’Auguste. Il était le souverain sage et pieux qui respectait les dieux, aux noms desquels il gouvernait l’Empire. III.
Un nouvel âge d’or
La représentation du pouvoir d’Auguste s’étendait aux membres de sa famille qui jouaient un rôle dans la construction de l’image d’Auguste et de l’Empire en tant que lieu de prospérité et bonheur. C’est le cas de Livie, représentée parfois sous les traits de Cérès ou de Fortune (fig. 17)15. Le projet dynastique d’Auguste, sans être fixé d’un point de vue juridique, était clairement affirmé par le biais d’une minutieuse œuvre de propagande, comme le montre l’aureus frappé à Lyon entre 2 av. J.-C. et 4 ap. J.-C. présentant sur l’avers le portrait d’Auguste16 et sur le revers ses petits fils, Caïus et Lucius, désignés à sa succession, debout en toge, tenant chacun une haste et un bouclier, et dans le champ, deux objets cultuels, à savoir le simpulum et le lituus (fig. 18). L’exemple le plus important de cette propagande fut l’Ara pacis Augustae (fig. 19). En 13 av. J.-C., le 4 juillet, le Sénat décida la construction d’un autel dédié à la Pax Augusta, en l’honneur du retour d’Auguste à Rome. Ce dernier revenait d’Espagne et de Gaule après trois ans d’absence. La cérémonie de consécration solennelle aux dieux n’eut lieu que plus tard, en 9 av. J.-C., le 30 janvier. La date avait son importance : c’était le jour de l’anniversaire de l’épouse d’Auguste, Livie. L’aspect dynastique s’en trouvait ouvertement souligné. Le monument était constitué d’un autel sacrificiel entouré d’une enceinte à ciel ouvert de 6 mètres de hauteur, avec une entrée principale en
15 Sur l’époque augustéenne comme un nouvel âge d’or, voir P. ZANKER, Augusto e il potere delle immagini, Turin, 1989 ; J.-P. BRISSON, Rome et l’âge d’or. De Catulle à Ovide, vie et mort d’un mythe, Paris, 1992 ; G. SAURON, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Rome, 1994 ; C. PERKELL, The Golden Age and its Contradictions in the Poetry of Vergil, in «Vergilius » 48, 2002, p. 3-39 ; Ch. GUITTARD, « Saturnia tellus » et « aura aetas » dans la poésie virgilienne, dans I. TAR (éd.), Klassizismus und Modernität: Beiträge der Internationalen Konferenz in Szeged (1113 September 2003), Szeged, 2007, p. 69-90. 16 RIC 206, BNCMER I, 1648 ; légende : (avers) CAESAR AUGUSTUS DIVI F PATER PATRIAE ; (revers) C L CAESARES AVGVSTI F COS DESIG PRINC IVVENT.
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façade, et une entrée à l’arrière17. L’autel, l’enceinte intérieure et extérieure étaient en marbre blanc et couverts de bas-reliefs de facture classique d’une qualité très élevée, qui font de cet ensemble un des chefs-d’œuvre de l’art augustéen. Ce monument nous intéresse aussi pour sa valeur politique. Il s’agissait en effet d’un véritable projet iconographique de l’organisation du pouvoir et de la distribution des rôles au sein de la maison impériale. L’Ara pacis était également la représentation de l’époque de paix et de prospérité qui s’était ouverte avec le règne d’Auguste. L’autel réunissait l’ensemble des motifs iconographiques utilisés par le princeps pour affirmer son programme politique de réconciliation visant à asseoir son pouvoir ainsi que le retour d’un nouvel âge d’or. La célébration du princeps ne négligea pas l’architecture et la réorganisation de l’espace de la ville de Rome. Auguste transforma l’Urbs et contribua à l’édification et à la restauration de monuments aussi bien à Rome que dans les provinces18. Les projets architecturaux mis en œuvre à Rome visaient à présenter Auguste comme un second Romulus, refondateur de la ville et instaurateur d’un nouveau siècle heureux19. Les intellectuels, notamment ceux qui faisaient partie du cercle de Mécène, contribuèrent à la représentation d’une époque de paix et prospérité ainsi qu’à la construction de l’image idéalisée d’Auguste. Aussi bien Horace que Virgile exaltèrent la restauration des traditions et des coutumes anciennes, en diffusant la propagande augustéenne et le projet politique mis en œuvre par le princeps. Dans la quatrième de ses églogues, Virgile annonce la palingenèse et le retour
17 Les dimensions globales du périmètre étaient d’à peu près 12 x 11 mètres. Sur ce monument, voir S. SETTIS, « Die Ara Pacis », dans Kaiser Augustus und die verlorene Republik, Catalogue de l’exposition, Berlin, 1988, p. 400-426 ; O. ROSSINI, Ara Pacis, Milan, 2006 ; E. LA ROCCA, « Der Frieden des Ara Pacis », dans R. AßKAMP, T. ESCH (éd.), Imperium – Varus und seine Zeite, Actes du colloque, Münster, 2010, p. 211-223 ; J. POLLINI, « The Ideology of Peace through Victory and the Ara Pacis Augustae : Visual Rhetoric and the Creation of a Dynastic Narrative », dans From Republic to Empire, op. cit., p. 204-270. 18 En ce qui concerne les provinces, il suffit de rappeler le temple de Diane et la Maison Carrée à Nîmes, le temple de Livie à Vienne. 19 Sur les projets architecturaux et urbanistiques dont Auguste parle dans les Res gestae, voir M. T. SCHETTINO, « L’attività ediliza di Augusto : memoria dell’Urbs e rappresentazione del potere », Paideia 2015 (sous presse), où est mentionnée la bibliographie précédente.
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du mythique âge d’or du règne de Saturne, qui au début de l’histoire humaine avait été une période de prospérité et de bonheur20. La célébration du siècle augustéen comme porteur de félicité à l’humanité entière découlait de l’idéalisation d’Auguste, idéalisation qui s’enracinait dans la réflexion sur le « bon souverain ». Cette réflexion remontait à l’époque hellénistique et s’était développée à Rome durant la République, notamment tout au long du Ier siècle av. J.-C. Plusieurs des plus importants hommes politiques de l’époque avaient participé au débat autour des qualités que l’homme d’État devait posséder, comme Cicéron, dans ses œuvres de philosophie politique, le De re publica et le De legibus. La pensée politique romaine se structurait autour des écoles philosophiques grec-hellénistiques, et était influencée par les clivages idéologiques qui les séparaient, notamment le stoïcisme et l’épicurisme21. Pour mentionner un homme politique romain proche de l’épicurisme, il suffit de citer César. Le débat sur le « bon souverain » fut impulsé, au Ier siècle av. J.-C., par l’ouvrage d’un épicurien, en contact, à travers son protecteur, avec César lui-même. Il s’agissait de Philodème de Gadara, qui animait les cercles épicuriens des environs de Naples, lieu de villégiature préféré des grandes familles romaines. Il était protégé par Lucius Calpurnius Pison, beau-père de César, et dédia précisément à Pison son traité, le Bon roi selon Homère, qui était une réflexion politique sur la cité et sur le modèle idéal de souverain. La vertu clé autour de laquelle César avait structuré sa conduite politique et sa propagande était la clémence. La clémence et la douceur sont en effet mises au centre du portrait que Salluste en présente dans La conjuration de Catilina, et cela en opposition à la sévérité de Caton. D’abord ce fut une forme de vertu personnelle, puis la clémence assuma une valeur politique. César avait concédé le pardon à ses adversaires politiques. Face à la pratique de la vengeance mise en place par les optimates (comme lors des proscriptions syllaniennes), la clémence de César incarnait la nouvelle idéologie des populares. Le suicide de 20
Cf. GUITTARD, « Saturnia tellus », op. cit., p. 69-90 ; H. SNIJDER, « The Cosmology of Octavian’s Divine Birth », dans C. DEROUX (dir.), Studies in Latin Literature and Roman History, Bruxelles, 2010, p. 178-195. 21 Sur l’influence de ces écoles sur les hommes politiques romains au Ier siècle av. J.-C., cf. M.T. SCHETTINO, « Formazione filosofica e consiglieri politici di una generazione perduta », MedAnt 2015 (sous presse).
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Caton avait été l’acte extrême contre la « clémence du tyran », pour défendre la libertas républicaine. La clémence était ainsi devenue le slogan de la propagande de César. Tant il est vrai que le Sénat décréta en 45 av. J.-C. l’érection d’un temple à la Clementia Caesaris22 ; ce temple devait célébrer ce qui était considéré comme le trait distinctif du pouvoir de César, c’est-à-dire la pratique politique s’inspirant de la clémence. Néanmoins, ce slogan dépassa César. À la recherche de légitimation, le nouveau Principat y fonda son consensus. La vertu de la clémence devint un sujet de débat politique qui touchait également la sphère artistique. En 27 av. J.C., Auguste reçut le Clipeus Virtutis, un bouclier en or où étaient listés les mots clés de son pouvoir : Virtus, Clementia, Iustitia, Pietas23. Un autel consacré à la Clementia fut décrété par le Sénat sous Tibère, en 28 ap. J.-C. En 39 ap. J.-C. une fête annuelle en l’honneur de la Clémence de Caligula fut établie, fête qui se concluait par un sacrifice sur l’autel de la Clementia. Dans ce contexte où le pouvoir impérial s’arrogeait la vertu de la clémence24, tandis que la figure de Caton et son suicide incarnaient encore les idéaux républicains et leur défense à outrance, le débat autour du rapport entre le princeps et le Sénat, décliné selon une pluralité de formes, de l’engament politique à la réflexion philosophique, des œuvres littéraires aux manifestations artistiques, porta, pendant l’époque impériale, avant tout sur la valeur de cette « vertu impériale ». Maria Teresa SCHETTINO Professeur d’histoire romaine Université de Haute-Alsace
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En fait, d’après Plutarque, César, 57.4, après la fin des guerres civiles, un temple à la Clémence de César fut érigé, tandis que Dion Cassius 44.6.4 parle d’un temple élevé à la Clémence de Jupiter Julius. 23 Le Clipeus Virtutis en or dédié par le Sénat a disparu, mais en 1951, à Arles, des archéologues ont découvert une copie dans un dépotoir de marbres. Nous pouvons lire le texte : « Le Sénat et le peuple romain ont donné ce bouclier à l’empereur César Auguste, fils du divin (Jules), consul pour la huitième fois, en hommage à son courage, à sa clémence, à sa justice, à son respect des dieux et de sa patrie. » 24 Sur le thème de la clementia principis, cf. L. WICKERT, « Princeps » IX B, « Clementia », dans RE 22.2, 1954, col. 2234-2242 ; et « Neue Forschungen zum römischen Principat », dans ANRW II.1, 1974, p. 3-76, en particulier p. 60-69 ; maintenant G. FLAMERIE DE LACHAPELLE, Clementia. Recherches sur la notion de clémence à Rome (Ier siècle a.C.-mort d’Auguste), Bordeaux, 2011.
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L’art au service du pouvoir : les vertus de l’empereur Figures N. B. : toutes les figures ont été réélaborées et adaptées par l’auteur. Les catalogues des monnaies sont cités respectivement aux notes n° 8 (RRC) et 10 (RIC et BNCMER).
Fig. 1 : aureus, 39 av. J.-C. ; Octavien avec la barbe du deuil qu’il ne se rasa qu’en 39 av. J.-C. (RRC 529/1)
Fig. 2 : portrait d’Octavien de l’époque triumvirale ; l’un des deux plus anciens conservés (l'autre a été retrouvé à Bézier, voir fig. 3). E. LA ROCCA, C. PARISI PRESICCE, A. LO MONACO, C. GIROIRE, D. ROGER (éd.), Augusto, Catalogue de l’exposition, Milan, 2013, p. 160
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Fig. 3 : portrait d’Octavien, retrouvé à Bézier, circa 36 av. J.-C. LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 140
Fig. 4 : statue équestre d’Auguste, fin du Ier siècle av. J.-C. B. ANDREAE, L’art romain d’Auguste à Constantin, Paris-Darmstadt, 2012, p. 224
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Fig. 5 : portrait d’Auguste, peu après 27 av. J.-C. LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 218
Fig. 6 : denier peut-être frappé à Pergame, en 28 av. J.-C. (RIC 545)
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Fig. 7 : denier frappé en Italie, 32-29 av. J.-C. (Médaillier Capitolin no 1907). LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 180
Fig. 8 : denier frappé à Rome, 29 av. J.-C. (RIC 256)
Fig. 9 : denier frappé à Rome, 19 av. J.-C. (Médaillier Capitolin no 2599). LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 181
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Fig. 10 : denier frappé en 18 av. J.-C. (BNCMER I, n. 1199, cf. RIC 98)
Fig. 11 : aureus frappé à Pergame en 19-18 av. J.-C. (Médaillier Capitolin no 3111). LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 181
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Fig. 12 : aureus frappé par l’atelier de Colonia Patricia en 19 av. J.-C. (RIC 85 a)
Fig. 13 : denier frappé à Rome en 19 av. J.-C. (RIC 287)
Fig. 14 : statue de la Via Labicana (Musée National Romain, Rome). ANDREAE, L’art romain, p. 67
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Fig. 15 : statue de Prima Porta (Musées du Vatican, Cité du Vatican). F. PESANDO, L’arte romana, Milan, 2009, p. 2
Fig. 16 : cuirasse de la statue de Prima Porta. PESANDO, L’arte romana, p. 1 (couv.)
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Fig. 17 : statue de Livie (Ny Carlsberg Glyptotek, Copenaghen). LA ROCCA, PARISI PRESICCE, LO MONACO, GIROIRE, ROGER (éd.), Augusto, p. 165
Fig. 18 : aureus frappé à Lyon après le 5 février 2 av. J.-C., date à laquelle Auguste reçut le titre de « Père de la Patrie » (RIC 206, BNCMER I, 1648)
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L’art au service du pouvoir : les vertus de l’empereur
Fig. 19 : Ara Pacis Augustae. Photographie réalisée par l’auteur
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L’éducation morale des princes dans le livre de Kalila et Dimna d’Abdallah Ibn Al-Muqaffa’ L’auteur Ibn al-Muqaffa’ est né à Firuzabad en 720 à l’époque des Omeyyades. Il a reçu, dans son enfance, une éducation soignée de la part de son père qui fréquentait le milieu politique à cette époque. Dans sa jeunesse, il se déplaça entre al-Basra et al-Kufa. Ces déplacements lui ont permis de fréquenter les cercles du savoir et de maîtriser les deux langues, arabe et pehlevi. Cette maîtrise lui a donné la capacité de comprendre les deux cultures de cette époque. Ainsi, Ibn al-Muqaffa’ va dessiner les contours de ce qui lui semble être l’idéal à observer dans le domaine social et politique. Les conditions historiques, culturelles, éthiques et politiques de son époque ont bien influencé sa démarche. Sur le plan historique, cet auteur a vécu les troubles sociaux et politiques qui ont abouti à la chute du pouvoir omeyyade. L’étude de la nature des fondements socio-politiques du pouvoir trouve ses origines dans ces troubles. L’auteur se concentre sur les moyens susceptibles d’éviter les facteurs de l’échec politique. C’est ainsi que l’auteur a remarqué un manque dans le domaine de la littérature politique. Pour combler ce manque, l’auteur a cherché la matière intellectuelle dans d’autres civilisations tout en la soumettant aux fondements de la culture arabo-musulmane. Le livre de Kalila et Dimna donne l’exemple de cette méthode. Ibn al-Muqaffa’ était à la fois écrivain et politicien. En tant qu’écrivain, Ibn al-Muqaffa’ s’intéresse à l’aspect éthique de l’existence humaine, surtout l’homme qui est proche du pouvoir. C’est ainsi qu’il a écrit deux épîtres
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intitulées al-Adab al-Kabir et al-Adab al-sagir1 (La Grande Ethique et la Petite Ethique). Ibn al-Muqaffa’ aborde la question de l’éthique en lien avec la politique. Son discours est un discours éthico-politique qui reflète sa vraie tendance. Pour lui, l’éthique doit jouer son rôle même en politique ; c’est-à-dire que le politique ne pourra pas exister sans éthique, car « chacun a besoin de l’éthique pour gérer ses besoins vitaux pour accéder au domaine politique au sein de la société et surtout celui qui veut exercer la politique, au sens restreint du terme2 ». La mission d’Ibn al-Muqaffa’ est très délicate, car son discours ne sera pas facilement accepté par les destinataires présumés, le ministre, le conseiller, le scribe ou le sage ne faisant autre chose que remplir leur mission et leur devoir en tant que sujets envers leur roi3. Ce rôle se limite, en fait, au simple rappel ou proposition. En prenant l’initiative de s’adresser au détenteur du pouvoir, Ibn alMuqaffa’ s’est exposé à des risques sérieux. Quelques sources suggèrent que cela serait à l’origine de sa mise à mort4.
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Dans le chapitre consacré au voyage de Burzwayh en Inde, on lit ce qui suit : « L’intelligence est la source de tous les biens. Elle s’enrichit de notre expérience et de notre culture. L’homme la détient sous la forme d’un don aussi secret et mystérieux que le feu l’est au sein du bois ou de la pierre : il faut, pour le voir paraître, susciter d’un autre élément l’étincelle qui fera jaillir la flamme et la lueur attendues. Pareillement, l’intelligence ne se révèle en l’homme que sous l’excitation de la culture ou le stimulant de l’expérience. Voir : Ibn al-Muqaffa’, Le Livre de Kalila et Dimna (traduit par André MIQUEL), Paris, éd. Klincksieck, 1980 (1er éd. 1957), p. 19. 2 Hassan EL-MAZOUNI, Etude du lexique éthique et politique dans l’œuvre d’Ibn al- Muqaffa’, thèse dirigée par Bounfour Abdallah, Université Paris V, S.N, 1993, p. 40. 3 Voir A. CHEIKH-MOUSSA, « Du discours autorisé ou comment s’adresser au tyran ? », Arabica, T. XLVI, Avril 1999, p. 148 [p. 139-175]. Cité par Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’. « Literature ». Ecole normale supérieure de Lyon - ENS LYON, 2011. French. . . Ibn al-Muqaffa’ s’inscrit dans la tradition des Anciens, tels que Bidpaï et Burzwayh. Toutefois, ce qui le différencie de ceux-ci, du moins en ce qui concerne l’histoire du Kalila, c’est que ces deux personnalités ont été sollicitées pour entreprendre ce genre de démarche. De ce fait, la légitimité leur est venue d’en haut, tandis que rien ne prouve qu’Ibn al-Muqaffa’ ait bénéficié d’une même légitimité. Ceci explique son initiative visant à rechercher une forme de recevabilité pour prétendre à la fonction de conseiller, qui s’exerce, comme nous l’avons vu dans le Kalila, tantôt de manière implicite, tantôt de façon explicite, voir p. 168. 4 Le débat n’est pas clos sur les raisons de la mise à mort d’Ibn al-Muqaffa’. Les biographes sont partagés entre deux motifs : celui de la production de la Lettre sur les compagnons du calife adressée à al-Mansur et celui de l’accomplissement de la mission qui lui a été confiée par ses supérieurs concernant le ‘aman, car « Ibn al- Muqaffa’ aurait été chargé par ses patrons de
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Si la démarche d’Ibn al-Muqaffa’ sur le plan de la pratique politique n’a pas eu la reconnaissance qu’elle mérite, elle constitue, néanmoins, sur le plan théorique une initiative sans précédent. Son œuvre a en effet regroupé des idées pratiques et théoriques concernant la manière de gouverner. Le contexte L’ouvrage du kalila a voyagé depuis l’Inde, son origine, vers la Perse puis le monde arabe oriental, avant de continuer son chemin vers l’Europe. Bidpâi, le philosophe indien, le premier auteur du Kalila, a puisé ses réflexions qui ont dominé le texte dans l’imaginaire collectif, en les adaptant à l’univers culturel indien. Cependant, la caractéristique principale de ce livre reste l’emploi des personnages imaginaires dans un espace qui est le reflet du monde des humains. Toute œuvre est donc le produit du milieu dans lequel elle est apparue. Il est primordial de se référer au contexte d’un texte quelconque pour décerner l’ensemble des références et les éléments pris en compte lors de la composition d’un livre ou de toute autre forme de production5. Selon Ch. Perelman, « c’est toujours le contexte qui assigne à un mot sa fonction, c’est seulement par le contexte que nous pourrons découvrir ce qu’il accomplit6 ». Ibn al-Muqaffa’ fut témoin de ce passage du monde musulman de l’époque des Omeyyades à l’époque des Abbassides et des troubles qui l’ont accompagné7. Ce changement capital a eu des effets considérables sur l’histoire de l’Islam durant des siècles. Le changement de régime fut accompagné par d’autres auteurs tant au niveau social que culturel. L’œuvre d’Ibn al-Muqaffa’ reflète la crise vécue à cette époque. Sa position en tant que secrétaire auprès des Omeyyades, puis sous les Abbassides, lui a donné l’occasion d’évaluer, de rédiger le texte du ‘aman que le calife al-Mansur avait consenti à octroyer à leur frère ‘Abdallah b. ‘Ali, qui s’était révolté ; et le secrétaire avait accompli cette tâche avec tant de zèle, en entourant d’engagements si lourds et de serments si solennels la promesse de la vie sauve au rebelle que le calife lui-même devait souscrire… » : Voir F. GABRIELI, « Ibn al- Muqaffa’ », E.I, T. III, Nouvelle Edition, Leiden, E. J. Brill, 1975, p. 907-909. Cité par Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit. 5 Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit., p. 17. 6 C. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation, Editions de l’université de Bruxelles, 2000, p. 166. 7 Voir IBN AL-ATIR, al-Kamil fi altarikh, T. V, éd. III, Beyrouth, Dar al-kutub al-’ilmiyya, 1998. Ce tome contient les événements qui se sont déroulés entre 127h/745 et 217h/835.
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théoriser et de critiquer le pouvoir politique en s’appuyant sur l’héritage d’autres cultures, indienne et persane, et même grecque8. I.
Vue d’ensemble sur le livre de Kalila et Dimna
Après la première période, dominée par la révélation, la deuxième période de la formation de la pensée et de la culture arabes a commencé au VIIIe siècle. Les traducteurs de cette époque ont commencé à traduire des textes provenant des autres cultures, grecque, persane et syriaque. Le travail d’Ibn al-Muqaffa’ s’inscrit dans cette perspective. 1. Une traduction ou une adaptation ? Le livre de Kalila et Dimna poursuit son voyage d’un univers à l’autre en s’enrichissant et en subissant des modifications de tout genre. Le travail d’Ibn al Muqaffa’ sur le Kalila marque la continuité des entreprises de ses prédécesseurs en l’adaptant au milieu arabo-musulman et en facilitant sa lecture et son interprétation au lecteur par son introduction qui a précédé le premier chapitre. Puisque chaque langue a ses spécificités et sa logique de fonctionnement et, surtout, la culture dont elle est l’une des valeurs qui la distingue des autres, Ibn al-Muqaffa’ a travaillé à l’adaptation de ce livre de ce point de vue. Les reprises de l’auteur dans ce livre ont été faites dans un contexte différent et sa mission consista à concilier la matière ou le savoir qu’il transmet à ce contexte-là. En somme, Ibn al-Muqaffa’, en tant qu’auteur et penseur, a bien réussi9. Son travail sur le Kalila s’est effectué à deux niveaux. Le premier est l’adaptation du livre en langue arabe, et le second s’exprime dans son introduction à ce livre, qui se distingue par son aspect pédagogique. Dans cette 8 L’arrivée des Abbassides au pouvoir a marqué un tournant dans l’histoire de l’Islam. Ils ont marqué une semi-rupture vis-à-vis du style des Omeyyades. Ces derniers ont mené à la fin de leur ère une politique contestée par la majorité de la population. Ce point faible fut récupéré par leurs adversaires qui mirent fin à leur pouvoir en 132h/750. Voir al-Mas’udi, Murug al-dahab (les Prairies d’or), traduction revue et corrigée par Charles PELLAT, T. IV, Paris, Société Asiatique, 1989, p. 919. Et sur ce contexte de transition, voir Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit., p. 18 sq. 9 Car Ibn al-Muqaffa’ compte parmi les premiers qui ont posé les fondements du genre appelé par la suite « les Miroirs des princes », comme il est la personne qui symbolise le plus la figure d’adib à son époque.
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introduction, Ibn al-Muqaffa’ vise à réduire les écarts au niveau de la compréhension de ce texte et à orienter le lecteur vers l’essentiel et les finalités auxquelles tendaient les sages qui ont mis par écrit ces contes. Malgré la multiplicité des traductions ou adaptations du Kalila, le nom d’Ibn al- Muqaffa’ occupe le premier rang10. Les autres11 ont suivi ses traces en traduisant ce livre12. En fait, la migration de ce livre, du monde indien au monde arabomusulman, pose le problème du traitement qui lui a été réservé par les uns et par les autres. Le débat qui a été soulevé à propos de la démarche d’Ibn al-Muqaffa’ a suscité une divergence d’avis. Certains parlent de traduction (targama)13 et d’autres d’adaptation (ta’dil)14 .
10 Ibn al-Muqaffa’ est considéré comme le père de la fable arabe à travers l’insertion de ce livre écrit en prose dans un milieu où la poésie occupait un espace très large. 11 Comme l’a fait ‘Abdallah Ibn Hilal al-Ahwazi, qui a mené cette mission pour Yahya Ibn Khalid Ibn Barmak en 165h/782. Puis, Sahl Ibn Nubakht l’a mis en vers pour le même vizir. Voir Haji Khalifa, Kashef alzunon, T. II, p. 658, en ligne : http://www.almeshkat.net/books/open.php?book=1129&cat=18.#.VhOzUvmsXX4 (consulté le 06/10/2015). Mais dans Kashef al-zunon (la dissipation des doutes) Haji Khalifa n’a pas parlé de la démarche d’Aban al-Lahiqi (m. 200h/815) cité dans le Fihrist par Ibn al-Nadim. Voir IBN AL NADIM, al-Fihrist, éd. II, Beyrouth, Dar al-kutub al-’ilmiyya, 2002, p. 190. Vers la fin du vème siècle, Abu ‘Abdallah Mohammad al-Yamani (m. 400h/1010), dans son livre intitulé (La ressemblance des proverbes de Kalila et Dimna avec ceux qui leur correspondent dans la poésie arabe) vient pour concurrencer le Kalila en faisant le parallèle entre les proverbes cités dans ce livre et ce qui a été dit par les poètes arabes. Un siècle plus tard ou presque, Ibn al-Habbariya (m. 504h/1126), dans un livre intitulé Les conséquences de l’intelligence en matière de versification de Kalila et Dimna, va entreprendre un travail identique tout en essayant d’être fidèle au texte. ‘Abd al-Mu’min al- sagani, un autre poète qui a vécu probablement pendant la moitié du ème ème VII /XIII siècle s’est intéressé à son tour au Kalila et l’a mis en vers dans un livre intitulé Durr al-hikam (Le Joyau des sagesses). Voir Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit., p. 5. 12 Voir Victor CHAUVIN, Bibliographie des ouvrages arabes, ch. II, Liège, imprimerie H. Vaillant-Carmanne, 1892, p. 1-129, cité par Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 5. 13 Voir ‘Azzam dans son introduction au Kalila et Haji Khalifa. Ibn al-Nadim, dans le Fihrist, cite le terme « naqala », op. cit., p. 190. Selon ces auteurs, une partie des chapitres contenus dans le livre se trouve dans d’autres livres indiens et s’inscrit dans le même esprit d’écriture, ce qui signifie que le travail ne dépasse pas le fait de transférer ces histoires en langue arabe. 14 Voir R. KHAWAM, Le Pouvoir et les intellectuels, Paris, Maisonneuve & Larose, 1985, p. 12 et Mohamad RAGAB AL-NAGGAR, Kalila et Dimna, invention arabe et non indienne, en ligne sur le site suivant : http://www.alfaseeh.com/vb/showthread.php?t=4434&pagenumber= (consulté le 06/10/2015). Ces auteurs, sans nier l’existence de certains chapitres identiques dans les deux
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D’après le commentaire d’Abu al Rayhan al-Bayruni (m. 326h/973), le Kalila est un livre d’origine indienne, vu l’existence d’une partie de ses histoires dans d’autres livres de la même culture, le Pañcatantra et le Mahabharata. Cet élément donné par Abu al-Rayhan al-Bayruni signifie que les chapitres du livre ne sont pas tirés d’une seule source. Ce commentaire a mobilisé les défenseurs de la deuxième thèse pour les conduire à revendiquer l’aspect créatif d’Ibn al-Muqaffa’ et refuser de lui attribuer le rôle de traducteur. Ils ne voient aucune raison de réduire le travail d’Ibn al-Muqaffa’ à une simple traduction, car le Kalila dans le milieu arabe a acquis une autre dimension, que ce soit en ce qui concerne la vision qui a conditionné les sujets traités, ou la manière et le style adoptés dans la reprise des histoires dans le livre15. En fait, il ne faut pas négliger la dimension historico-géographique qui joue un rôle capital. Cette dimension signifie que le Kalila a nécessairement subi quelques transformations selon la vision de chacun des auteurs qui l’ont repris. Réécrire une œuvre dans une autre culture dépend de la créativité et du génie de la personne qui entreprend le travail. C’est ainsi qu’Ibn al-Muqaffa’ ne peut plus être considéré comme un simple traducteur du Kalila, mais il faut lui accorder le statut d’auteur16. A notre avis, la traduction est en soi une adaptation. Traduire d’une langue à une autre ne peut pas être effectué sans comprendre la culture d’origine, car les mots ne sont que des symboles des idées culturelles. Présenter des idées d’une culture dans une autre culture exige un travail créateur. Ainsi, le travail d’Ibn alMuqaffa’ ne peut être considéré ni comme une invention, ni comme une fidèle reprise du travail des autres. Son intervention dans la réécriture du livre est un travail d’adaptation qui ne se limite pas à un niveau prédéfini.
versions, arabe et indienne, se basent sur d’autres éléments, tant au niveau de la forme qu’au niveau du fond. 15 Mohamad RAGAB AL-NAGGAR, Kalila et Dimna, invention arabe et non indienne, op. cit. 16 Voir Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit., p. 5.
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2. Contenu du livre (Ethique et politique) Expliciter les principes éthiques de l’action politique (ou apprendre à l’être humain les principes du gouvernement) constitue l’objectif principal de ce livre. C’est pour cette raison qu’il faut l’analyser du point de vue politique et éthique, et non pas seulement du point de vue littéraire et linguistique. C’est ainsi que l’étude de ce livre exige deux niveaux : le niveau de la forme et celui du fond. Notre étude se concentre seulement sur le fond. Le livre fait le lien entre des mondes différents ; entre le monde des animaux et celui des humains, entre le monde imaginaire et le monde réel, entre le monde des lettrés et celui des politiques. Le recours aux animaux et le fait de mettre la parole dans leurs bouches relèvent de l’imaginaire, mais un imaginaire qui a son reflet dans le réel. Cela signifie que les enseignements de ce livre pourraient être valables d’une manière absolue, à condition de les adapter à chaque contexte. Généralement, les histoires montrent le roi entouré de ses auxiliaires. Dans la pensée d’Ibn al-Muqaffa’, le roi est celui qui domine la scène et exerce son pouvoir de manière absolue. Le livre vise à donner des enseignements qui ont comme objectif le changement de cette conduite dans le traitement des affaires publiques. Au vu de ce qui précède, la nature politique du discours employé dans les fables de Kalila ne fait plus aucun doute, car c’est le contexte politique avec toutes ses composantes qui domine cette œuvre. Les fables de Kalila ont adopté un langage à deux niveaux (apparent et caché) pour corriger la conduite du roi et lui livrer des enseignements en matière du gouvernement à travers des thèmes différents. Dans ce monde de la jungle humanisée, les personnages des histoires font appel à un élément capital dans leurs entreprises qui vise à agir sur l’autre ; il s’agit de l’emploi de l’argumentation. Ce qui laisse à penser qu’il y a des éléments extratextuels qui interviennent dans l’opération et qui donnent plus de
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poids à la parole énoncée17. L’emploi de l’argumentation18, la logique qui domine la structure des histoires, surtout au niveau de la transition, nous permettent d’envisager une certaine influence de la culture grecque19. 3. L’originalité du livre La nouveauté de ce livre ne se trouve pas dans le fait de faire parler les animaux, car cela n’est pas étranger à la culture arabe20. La nouveauté se trouve dans le fait d’organiser les histoires autour de sujets différents qui touchent à la vie humaine. D’autre part, le Kalila tend à humaniser ses personnages et passe au-delà de l’image pour se fixer sur ce qu’elle représente. C’est ainsi que l’adaptation du livre par Ibn al- Muqaffa’ s’inscrit dans une logique qui est en lien avec l’exercice de la politique à cette époque. Elle vise la livraison de conseils aux gens de pouvoir dans le but d’améliorer ou corriger leur attitude21. Les figures que nous rencontrons dans le livre trouvent donc leurs représentants dans la vie politique réelle. Le fait de mettre la parole dans la bouche des animaux favorise sa mission en raison de la virtualité de ce monde. De ce point de vue, l’animal devient ainsi un maître qui donne des enseignements éthico-politiques à l’homme. Il est vrai que les deux mondes, humain et animal, se ressemblent. Cependant, la différence entre les deux reste énorme. C’est ainsi que l’homme 17
Lahcen BOUKHALI, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, op. cit., p. 115. 18 Sur les formes de l’argumentation dans l’œuvre d’ibn al-Muqaffa’, voir Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 106 sq. 19 Pour connaître l’influence de la logique grecque sur Ibn al-Muqaffa’, voir Gérard TROUPEAU, « La Logique d’Ibn al-Muqaffa’ et les origines de la grammaire arabe », Arabica, T. XXVIII, Fasc. 2-3, 1981, pp. 242-250, Cité par Lahcen BOUKHALI, op. cit. 20 Les contes animaliers se trouvent dans les textes coraniques. A titre d’exemple, l’histoire de la fourmi et de la huppe en rapport avec Salomon dans la sourate intitulée « Les Fourmis ». Dans le premier verset, la fourmi s’adresse au reste de son groupe en disant : « Ô vous les fourmis ! Entrez dans vos demeures de peur que Salomon et son armée ne vous écrasent sans s’en apercevoir. » (Sourate 27, Verset 18). Sur la connaissance des contes animaliers par les Arabes, voir GholamAli Karimi, « Le conte animalier dans la littérature arabe avant la traduction de Kalila wa Dimna », Bulletin d’Etudes Orientales, XXVIII, Damas, 1975, p. 51-56. 21 Voir Mohammad ‘ALI AL-KABISSI, Nas’at al-fikr al-siyasi ‘inda al-’arab (La genèse de la pensée politique chez les Arabes) (2e éd.), Damas, Dar al-fikr, 2007, p. 265 sq.
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reste au-delà de l’animalité, car il est un animal en partie doué de l’intelligence qui lui donne accès à l’éthique. La nature de l’homme est composée de deux entités : animale et spirituelle, et les deux se disputent en lui. Par la faculté de l’intelligence, l’homme se distingue de l’animal. Cette faculté est un don pour tous les êtres humains et la différence qui existe entre eux reflète la différence de leur prédisposition à enrichir ce don. La présentation des animaux humanisés nous rappelle les théories de l’état de nature et du droit naturel défendues par les philosophes du contrat social. En effet, la mise en service de l’animal permet de montrer le côté naturel dans la structure de l’être humain. Il nous prouve également que les animaux agissent selon la concorde qui se base sur l’entente de plusieurs volontés dans le but d’atteindre le même objectif, c’est-à-dire vivre en paix22. Le passage de la loi des clans vers la loi rationnelle signifie que chaque homme doit reconnaître que son rival d’hier a les mêmes droits que lui, notamment le droit à la vie. La crainte de perdre sa vie pousse les rivaux à établir un contrat social sous forme de reconnaissance23. A travers ce face à face entre l’homme et l’animal, Ibn al- Muqaffa’ espère la correction du comportement de l’homme par les enseignements mises à la bouche de l’animal dans les récits de Kalila. II.
Quelques leçons morales pour le prince 1. Le monde animal et le pouvoir politique
Dans le monde du pouvoir tyrannique, le roi impose ses lois à ses administrés qu’il conduit comme des bêtes. C’est un pouvoir qui instaure les lois de la jungle. Pour cela, le pouvoir fait l’objet d’une dispute permanente. 22
L’histoire de la Gazelle, le Corbeau, le Rat et la Tortue vient à l’appui de ce constat. Ces êtres faibles militent pour un seul objectif, qui est de vivre ensemble dans un endroit sécurisé, loin de tout danger qui pourrait les menacer et sauvegarder ainsi le lien d’amitié qui les unit. Voir : IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna (trad. André MIQUEL), op. cit. 23 Le récit des Oiseaux qui demandent un Roi peut nous éclairer en ce sens, car le fait d’élire un roi signifie la délégation de tous les droits y compris le fait de trancher les différends, une des missions principales du gouvernant qui souhaite établir l’ordre au sein de sa communauté. C’est également l’expression d’une volonté d’éviter la crise, car un Etat sans chef fait l’objet de désordre et d’instabilité. Voir Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 130-131.
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Selon ‘Ibn al-Muqaffa’, « La souveraineté ne sort pas des mains d’une famille sans qu’il reste une rancœur qui la pousse à s’agiter ; mais cette agitation finit par causer son écrasement et son anéantissement24». Cette instabilité vient du fait que le pouvoir n’a pas la même essence, et donc pas le même poids, que la religion qui exerce son autorité sur les cœurs, alors que celui-là se contente de contrôler les corps. Ardasir25 le rappelle dans son Testament26 : « Sachez que votre pouvoir (sultan) ne s’exerce que sur les corps des sujets et que les rois n’ont aucune autorité (sur leurs cœurs)27. » En plus de sa nature, la fragilité du pouvoir peut venir de la manière de l’exercer. Les cinq livres dont le Pañcatantra se compose ont pour intitulé des thèmes « politiques », évoquant cette réalité essentielle qui veut que le Pañcatantra est un texte à l’usage du prince, destiné à lui apprendre – en l’amusant – les principes de l’art de conduire les hommes28. C’est ainsi que les trois personnages principaux qui dominent les récits de Kalila sont le roi, le ministre et le conseiller du roi. Pour Ibn al-Muqaffa’, le chef (soit il est nommé Malik, « roi », Wali, « gouvernant », ou sultan, « maître du pouvoir ») doit combattre ses passions et se montrer à la hauteur de ses fonctions : « Tout ce dont le prince (al-wali) aura besoin pour gouverner se résume en deux façons de voir, l’une consistant à renforcer son pouvoir (sultan), l’autre à en donner une image favorable. La question du renforcement du pouvoir est prioritaire et mérite qu’on s’en préoccupe d’abord. Quant à l’amélioration de l’image de l’autorité, c’est un point qui revêt un caractère plus séduisant et qui ralliera un plus grand nombre d’auxiliaires (a’wan). Au demeurant, la force (quwwa) d’un pouvoir vient de son attrait, et inversement. Cependant, les choses sont d’ordinaire classées d’après leur caractère dominant29. »
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Ch. PELLAT, Conseilleur du calife, Paris, Maisonneuve & Larose, 1976, p. 48. C’est le fondateur de la dynastie sassanide. Il s’est engagé dans de nombreuses guerres afin d’asseoir son autorité et réunifier son royaume. Voir al-Mas’udi, op. cit., T. I, p. 217-220. 26 Ce livre a été traduit en 113h/731 comme le mentionne Ihsan ‘ABBAS, dans son introduction au livre, ‘Ahd Ardasir, Beyrouth, Dar Sader, 1967, p. 33. 27 Ibid., p. 56. 28 Edouard LANCEREAU, Pañcatantra, Paris, Gallimard, 1965, p. 17, cité par Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 121. 29 Al-Adab al Kabir, traduit par J. TARDY, dans L’Hostilité ‘adawa : principe éthique et politique chez Ibn al Muqaffa’, thèse de Doctorat sous la direction de Claude-France Audebert, Université 25
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Pour que le prince arrive à réaliser ses missions, il aura besoin d’un bon entourage. Autant les bons collaborateurs peuvent sauver leur roi30, autant les mauvais peuvent le mettre en péril31. La question concernant les compagnons du gouvernant relève d’une grande importance dans la pensée politique, surtout dans l’histoire des empires32. 2. La fin justifie les moyens « Il y avait à la cour du lion deux chacals, nommés l’un Kalila et l’autre Dimna. Si tous les deux se montraient cultivés et pleins d’astuces, Dimna était le plus avide, le plus enclin aux vastes projets, le moins satisfait de son sort.33»[.] Le texte précise que les deux chacals, malgré leur intelligence et leur savoir, ne bénéficient d’aucun privilège auprès du roi. Cette situation sociale ne satisfaisait pas Dimna, qui a envie d’aller plus loin et de bénéficier de cette proximité avec le roi. Dimna discute avec son frère l’idée d’aller rencontrer le lion pour espérer une reconnaissance de sa part. Mais Kalila n’est pas favorable à cette démarche et dit : « Notre situation (hal) à nous est une situation de choix : nous sommes préposés à la porte du roi, nous trouvons de quoi manger et nous ne faisons pas partie de cette classe (martaba) de gens qui attendent des ordres34.»
de Provence, T. 2, 1995, p. 680. Cité par Lahcen Boukhali, Le discours politique dans Kalila et Dimna d’Ibn al-Muqaffa’, Op. Cit., p. 124. 30 Voir IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., le chapitre intitulé Les Corbeaux et les Hiboux, et celui d’Iraht, Iblad et Sidram, roi de l’Inde. 31 Ibid., voir l’histoire de Dimna. 32 Ibn al-Muqaffa’ signale dans la Lettre sur les compagnons : « L’une des questions qui exigent le plus, de la part du souverain, réflexion (altatabbut) et choix attentif, est celle de son entourage, qui est la parure de sa cour, l’ornement de son salon, le porte-parole de ses sujets, l’auxiliaire de ses décisions, l’objet de sa générosité, l’élite par rapport à la masse du peuple. Ce rôle a été joué par des vizirs (wuzara’) et des secrétaires (kuttab) qui, avant le califat du commandeur des croyants (amir al-mu’minin), l’ont tenu d’une façon détestable, abominable, préjudiciable à la dignité (al-hasab), à la bonne éducation (al-adab) et à la politique (al-sayyasa), d’une façon qui attirait les mauvais et chassait les bons, de sorte que la compagnie du calife était devenue une chose futile à laquelle ont pu prétendre des gens de rien et aspirer des hommes qui se seraient bien contentés d’un [honneur] moindre. » Cité par Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 124. 33 Voir IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., p. 52. 34 Ibid., p. 52.
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Dimna avance le contre-argument suivant : « Sache que tous ceux qui approchent les rois ne le font pas seulement pour manger – car après tout le ventre se remplit en tous lieux – mais pour chercher, grâce à cette proximité, à réjouir leurs amis et à affliger leurs ennemis. Sache encore, dit-il, que les gens les plus vils, les plus faibles, les moins hommes qui soient, sont ceux qu’un rien contente et réjouit35. » La finalité de l’action de Dimna, au-delà des services qu’il va présenter au roi, est d’ordre personnel et s’inscrit dans l’esprit de concurrence qui domine la société de cour. Dimna, animé par l’ambition et son intérêt personnel, va donner suite à sa démarche et part à la rencontre du lion, à l’issue de laquelle ce dernier lui accorde une place à ses côtés. Dimna a réussi à réaliser son objectif, car il a séduit le lion par son discours qui, en apparence, affiche un dévouement total pour l’intérêt du roi, alors que la réalité est tout autre. Cependant, les choses vont prendre une autre tournure après l’arrivée de Chanzaba auprès du lion, avec lequel il parvient à tisser un lien d’amitié fort au point d’exclure Dimna de l’entourage du roi. Cette nouvelle situation va pousser Dimna à mettre en place un stratagème, basé sur des mensonges, qui finiront par éliminer Chanzaba. Ainsi, Dimna, en voulant récupérer sa place occupée par Chanzaba, va produire une crise au sein de la cour. De là, nous pouvons dire que le sentiment nourri par Dimna en ce qui concerne la compagnie du roi l’a poussé à user de tous les moyens en vue d’atteindre cet objectif. Par ailleurs, nous pouvons faire la même observation en ce qui concerne la conservation du pouvoir par le roi. La stabilité du pouvoir peut être atteinte par différents moyens, même s’il est question de violer les lois morales comme cela est arrivé dans l’exemple de la fable concernant le Lion, le Loup, le Corbeau, le Chacal et le Chameau 36. Pour rester en vie, le roi/lion, malgré la sécurité et la prospérité qu’il a promise au chameau, trouve le moyen de le tuer37.
35
Ibid., p. 53. Ibid., p. 114. 37 La morale politique dans le Kalila met l’accent sur deux aspects : l’un interne (privé), et l’autre externe (public) : Le premier renvoie à la vertu. C’est-à-dire que la morale comme principe doit 36
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L’éducation morale des princes dans le livre de Kalila et Dimna
3. Les conseillers du roi Le rôle important des conseillers du roi est exprimé clairement dans plusieurs passages du Kalila et Dimna. En effet, le conseiller du roi peut être à l’origine de la stabilisation sociale, comme il peut être la source du désordre de l’État. Dans le chapitre intitulé Le Lion et le Bœuf, Ibn al-Muqaffa’ nous montre un premier type de conseiller. Celui qui aborde la cour et qui se sert de ses privilèges pour nuire aux autres. Dimna use de la parole pour passer un message fort au roi en lui disant qu’il existe bel et bien des personnes qui méritent d’être à ses côtés et dont il pourrait tirer profit, mais elles ne manifestent pas d’envies pour cet objectif. Cependant, si nous examinons les propos tenus par Dimna à travers ses échanges avec son frère, nous découvrons une autre personnalité. Le principal objectif de Dimna ne réside pas dans le fait de servir le roi, mais la finalité de sa démarche réside dans la satisfaction de son envie d’être auprès du lion. Il est critiqué par son frère Kalila, qui lui dit : « Il n’y a en toi aucune place pour l’amour ou la reconnaissance. Car il n’est rien de plus fragile qu’une amitié donnée à quelqu’un qui ignore la fidélité (al-wafa’), ou qu’un bienfait accordé en pure perte à un ingrat, ou qu’une éducation déposée dans un esprit incapable de la comprendre… »
être nourrie par des lois de bonne conduite mobilisée par le devoir. Le second aspect est régi par le droit, il agit selon les règles d’ordre juridique. Comme toutes les entreprises politiques sont centrées sur le roi qui représente la force, la domination, que ce soit envers ses sujets ou vis-à-vis des autres communautés, le moraliste, dans ce livre, essaye par différents exemples de lui faire adopter une politique conforme à la morale. La morale et la politique sont de deux ordres différents, théoriques et pratiques, et si la théorie se fonde sur des principes invariables et que, en conséquence, la fin ne justifie pas les moyens, la pratique, au contraire, repose sur des règles variables et incertaines, puisqu’elle dépend des circonstances et des réactions libres. La nature pervertie de l’être humain met les responsables politiques dans l’obligation de recourir à la violence et à la ruse pour établir l’ordre et le droit, selon le principe de violence physique légitime, suivant l’expression de Max Weber. Voir Max WEBER, Le Savant et le politique (traduit par Catherine COLLIOT-THELENE), Paris, La Découverte, 2003, p. 34. Sur les moyens de la conservation et de la stabilisation du pouvoir selon le livre d’Ibn al-Muqaffa’, voir Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 163 sq.
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Puis on trouve au début du second chapitre consacré au jugement de Dimna cette phrase qui marque la fin de leur relation : « Je renonce à te prendre dorénavant pour ami, à te révéler mes secrets et à avoir avec toi le moindre contact. Car, comme l’ont dit les sages : “Eloignez-vous de ceux qui ne désirent point le bien et ne savent pratiquer que la calomnie (alnamima) et la tromperie”. » Au final, l’exemple de Dimna dévoile l’attitude d’une catégorie de personnes qui abordent la cour et qui se servent de leur privilège pour nuire aux autres. Le problème des faux conseillers doit être traité dans le cadre des rapports entre les différents acteurs politiques qui abordent la cour. Dans le chapitre intitulé Le Lion et le Chacal, Ibn al-Muqaffa’ nous montre un deuxième type de conseiller. C’est l’homme de mérite et d’honneur qui ne peut pas accepter une vie de contrainte auprès du roi. C’est l’histoire d’un chacal connu par la pratique de l’ascétisme. Ce dernier est convoqué par le roi lion pour lui confier la charge d’une partie de ses responsabilités en raison de sa sagesse et de son savoir. Pourtant, le chacal ne se sent aucun désir pour cette charge et ne veut même pas vivre aux côtés du roi, car il dit : « Deux sortes d’hommes peuvent agir dans l’amitié des puissants – dont je ne suis pas – : d’une part le scélérat, le flatteur, qui arrive à ses fins par la scélératesse et se sauve par ses flatteries, d’autre par le faible, l’insouciant que personne n’envie. » Ce qui veut dire que l’homme de mérite et d’honneur ne peut pas accepter une vie de contrainte auprès du roi. Le refus du chacal vient du fait qu’il est un homme de mérite et peu habile en politique et dans ses rouages, c’est pour cette raison qu’il a demandé le soutien du souverain : ses ennemis ne manqueraient pas une occasion qui serait en leur faveur pour lui enlever ses mérites. Dans le chapitre intitulé Iblad, Iraht et sadram, Ibn al-Muqaffa’ nous montre un troisième type de conseiller. C’est l’homme de savoir. Ce chapitre nous met face à une situation où le roi sadram est incapable de donner sens aux songes et le cherche auprès des brahmanes sans consulter son conseiller Iblad. Les brahmanes veulent saisir cette occasion pour infliger les
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pires sorts possibles au roi qui leur a fait subir un grand malheur auparavant. Ainsi, selon l’interprétation rusée des brahmanes, le roi doit éliminer tous les symboles de son pouvoir pour se maintenir à son poste et garder son autorité. La solution est dure à supporter, elle n’est même pas envisageable, mais le désarroi du roi semble être à son extrême, au point que tout le pays est au courant de cette affliction. Iblad, son conseiller, préoccupé par cette attitude étrange de son souverain, a alors l’idée de consulter la reine Iraht et lui demande de se renseigner sur les raisons qui ont mis le roi dans cette situation difficile. Grâce à l’intervention du conseiller et de la reine, la tristesse du roi peut se dissiper et le malheur est éloigné après qu’une autre interprétation auprès d’un sage s’appelant Katayaïroun a été cherchée. Au final, nous constatons que le rapport entre le pouvoir et le savoir traverse des phases différentes, où chaque partie essaye de mettre en œuvre des stratégies qui pourraient jouer en sa faveur pour gagner plus d’espace sur le terrain de l’action38. 4. La réalisation de la justice Vu l’importance de la justice et son rôle dans la gestion des affaires de l’État et de sa pérennité, Ibn al-Muqaffa’ lui a consacré plusieurs développements dans le Kalila. Nous trouvons les principes de la justice, selon Ibn al-Muqaffa’, dans les histoires suivantes: La Lionne et le Chacal, Le Fourbe et le Benêt, Le Rossignol, le Lièvre et le Chat, Le Pluvier et l’Intendant des mers, Le Procès de Dimna, Le Lion, le Loup, le Chacal, le Corbeau et le Chameau, le Lion et le Lièvre et Le Singe et la Tortue. Cependant, la chose la plus importante est la réalisation de la justice. L’histoire du Procès de Dimna nous aidera à comprendre les conditions de la réalisation d’une justice équitable.
38
Sur les trois histoires en détail, voir Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 211-221.
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Dimna est soupçonné d’avoir trompé le roi/lion et son ami Chanzaba afin d’éliminer ce dernier et de reprendre sa place de conseiller. Le lion, pour mettre fin à ses doutes, se préserve de punir Dimna avant de vérifier son affaire. Il dit : « Le gouvernement ne doit pas sévir sur la base de raisons conjoncturelles et douteuses, car le sang est quelque chose de trop important. Et pour moi, bien que je me sois laissé aller à agir inconsidérément envers Chanzaba, je répugne à traiter Dimna de la même façon, sans preuve ni certitude39. » Le roi, sous la pression de sa mère, décide de mettre en place un tribunal qui prendra en charge cette affaire et rendra le jugement convenable. La mère du roi dit : « Je ne suis pas sans connaître les paroles des sages qui exaltent le mérite du pardon accordé aux criminels. Mais cela n’est pas du domaine des possibilités humaines, ou alors ce n’est qu’une tromperie à l’égard du peuple sur lequel retombe le mal, une perfidie derrière laquelle les impudents se retranchent à tromper le roi, dans des circonstances telles que, si une faute est commise, c’est le peuple qui en fait les frais40. » Puis elle ajoute : « Les gouverneurs ne devraient pas laisser vivre les perfides, les scélérats, les traîtres, les calomniateurs, les intrigants, tous ceux qui sèment la discorde entre les hommes, tous ceux qui enragent de les voir heureux et ne les prennent point en pitié dans le malheur. Or, les plus propres à débarrasser le peuple des gens qui le corrompent et à lui en présenter d’autres qui le maintiennent dans le droit chemin, ce sont les chefs qui ont reçu le soin de le gouverner41. » Pour ne pas commettre la même erreur et céder aux accusations pour faire disparaître Dimna, le lion veut que l’affaire soit traitée par la voie juridique. « Il donne ordre à la panthère et au cadi d’ouvrir la séance : ils doivent convoquer Dimna devant les chefs de la garde, l’interroger et transmettre au roi tout ce qu’on leur aura communiqué sur le compte de l’accusé et les réponses qu’il aura faites ; il faut le questionner à fond sur tous les aspects de l’affaire sans en omettre un seul42. » Pour cela, il donne ses consignes aux juges pour respecter toutes les conditions d’une justice équitable.
39
Voir IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., p. 93. Ibid., p. 108. 41 Ibid., p. 109. 42 Ibid., p. 120. 40
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Devant un événement d’une telle importance, le gouvernant doit s’imposer et rétablir l’ordre menacé par la malveillance de certains. Dimna doit jouer le rôle d’exemple pour les autres et les règles de justice veulent qu’il soit sanctionné après avoir semé le doute au sein de la haute sphère de l’État. Il est du devoir du détenteur d’autorité de mettre fin à tout ce qui pourrait nuire à son pouvoir et risquerait de mettre en péril son peuple. La mère du lion dit à ce propos : « Si tu laisses aller Dimna, après le monstrueux forfait qu’il a commis, la garde contre toi s’enhardira et, quand il y aura quelque turpitude à commettre, aucun de ses membres ne redoutera ton châtiment ; il arrivera un moment où tu ne pourras plus remettre l’ordre, combler les brèches, réparer les accrocs43. » Les soupçons pèsent sur Dimna, mais les séances ouvertes pour rétablir la vérité n’aboutissent pas à cet objectif, car les deux témoins nécessaires, qui doivent apporter des arguments irréfutables, ne se manifestent pas. Au risque d’innocenter Dimna, la panthère et l’autre bête sauvage rendent leur témoignage. Ainsi la preuve apportée ne lui laisse aucune chance pour éviter le châtiment qu’il mérite. Par ailleurs, ce chapitre donne également une image d’un procès où toutes les parties ont pu prendre la parole. Ainsi, le juge (Qadi) qui tranche les différends et prononce les jugements doit remplir certaines conditions, à commencer par la loyauté (al-amana), l’Islam, le courage et l’impartialité. Cependant, sans la preuve (Bayyina), le juge ne peut prononcer son jugement, car c’est elle qui lui permet de clarifier les zones d’ombre et d’enlever le doute. Ces preuves sont apportées entre autres par les témoins (shohod), ceux-ci doivent bénéficier d’une certaine crédibilité aux yeux de toutes les parties. L’accusé (Muttaham), quant à lui, a le droit de se défendre contre toutes les accusations en vue d’être acquitté, mais si les témoins ont apporté des preuves incontestables, il n’échappera pas au châtiment44.
43 44
Ibid., p. 131. Sur les détails de cette histoire, voir Lahcen BOUKHALI, op. cit., p. 315-317.
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Conclusion Les idées politiques ne sont acceptables que par leur mise en pratique. C’est ainsi que l’objectif principal des penseurs politiques est le passage de la théorie à la pratique. Ibn al-Muqaffa’ nous donne un exemple très clair dans ce domaine. Dans ses recommandations au lecteur des fables de Kalila, il dit : « Il n’y a de science complète qu’en action : la science est l’arbre et l’action le fruit. L’homme ne recherche la science que pour en tirer profit, et s’il n’en profite point, il n’a pas à la rechercher45. » Ainsi, l’objectif principal de chaque travail entrepris est d’en tirer profit, et cela ne peut se voir que dans la pratique. Selon Aristote, « Le véritable politique souhaite rendre bons ses concitoyens et en faire des sujets dociles aux lois46. » Ainsi la finalité de l’action politique est l’établissement d’une bonne politique envers les sujets pour les rendre loyaux et soumis à la loi ou à la volonté du gouvernant. Dans l’exercice de la politique, l’action est toujours meilleure que la parole, au point qu’il est préférable de faire sans dire. Selon la tortue, « l’intelligence nous permet de faire fi des mots, de faire porter tous nos efforts sur l’action47 ». En fait, beaucoup de principes de gouvernement politique se dégagent des histoires de Kalila. L’arrière-plan de ces contes animaliers met en exergue quelques règles indispensables pour la gestion des affaires publiques. Hassan ABDELHAMID Professeur à la faculté de droit Université d’Ain Shams, Le Caire
45
Voir IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., p. 12. Aristote, Ethique à Nicomaque (traduction de Richard BOEÜS), Paris, Flammarion, 2004, p. 93. 47 Voir IBN AL-MUQAFFA’, Le Livre de Kalila et Dimna, op. cit., p. 195. 46
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L’autorité céleste et l’héritage dynastique en images entre Byzance et Jean-Auguste-Dominique Ingres A la mémoire de Hans Hattenhauer qui est rentré chez lui le 20 mars 2015… 1. En 1820 le Ministère de l’Intérieur commanda à Jean-AugusteDominique Ingres un tableau représentant les vœux de Louis XIII à la ville de Montauban, la ville natale du peintre (fig. 1). En 1824 l’œuvre figura au salon annuel et remporta un grand succès. On voit le roi, agenouillé devant la Vierge, lui offrant les insignes du pouvoir. C’était, je crois, un des derniers tableaux appartenant à une grande série de représentations de la consécration du Royaume de France à la mère de Dieu, un sujet important pour l’idéologie politique et dynastique française. Sans doute est-il lié à la confirmation de l’idée de l’autorité divine en tant que source du pouvoir royal terrestre. En même temps, il y avait et il y a toujours une opinion publique qui lie cet événement à la naissance du dauphin et à la perpétuation de la dynastie. Cette naissance, évidemment, pourrait être conçue comme une confirmation supplémentaire de l’autorité céleste sur le pays qui agissait par sa protection du roi et de la dynastie, mais elle pourrait aussi revêtir une importance comme prolongation naturelle du souverain. Cela pose le problème de la légitimation du pouvoir qui, parfois, semble être assez différente dans l’Occident et l’Orient européens. A Byzance et dans le Monde byzantin nous voyons continuellement des offres de souverains à Dieu et à sa mère : ce sont surtout des églises ou des objets de culte à travers des portraits de donateurs, mais on ne remarque jamais la présence des insignes du pouvoir. Tout au contraire, les princes reçoivent des Cieux leur autorité, incarnée par la couronne. Ces deux types de représentation visuelle du pouvoir ont provoqué mon intérêt et m’ont amené à faire certaines observations concernant leur caractère sacral. 2. Le 10 février 1638, Louis XIII, roi de France et de Navarre, signa à SaintGermain-en-Laye les lettres patentes et rendit l’ordonnance par laquelle il
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consacra sa personne, son royaume, sa couronne et ses sujets à la Vierge1. Il ne fait pas de doute que le Cardinal de Richelieu ainsi que le père Joseph ont participé à la formation de l’idée de cette consécration2, mais il est vrai aussi que le roi lui-même était prêt à l’accomplir. Il existe des témoignages selon lesquels Louis XIII a rédigé un texte similaire à l’acte susmentionné déjà huit ans auparavant, après sa guérison qui eut lieu à Lyon en 1630 et qui fut considérée comme miraculeuse3. Ce texte, qui n’est jamais devenu officiel et n’a été qu’un manuscrit, atteste le désir du roi de consacrer son royaume à Dieu par l’intermédiaire de la Vierge, ce qui eut lieu, donc, quelques années plus tard. L’acte du 10 février 1638 implique l’édification dans la cathédrale de Notre-Dame d’un autel dédié à la Vierge, des services solennels dans toutes les cathédrales et églises paroissiales et monastiques le 15 août, jour de l’Assomption de la mère de Dieu, ainsi que des processions imposantes dans tous les diocèses du Royaume. Par la même occasion, Louis XIII affirma que c’était le Seigneur qui élevait les princes sur le trône et de ce fait se déclara, aussi bien lui-même que ces sujets sous la protection et l’intercession de sa mère. Ainsi, Dieu se définit comme autorité suprême et de pouvoir universel sur les destins des gens, mais une autorité purement transcendante et éloignée. Dédier sa personne et son royaume aux Cieux, cela veut dire qu’ils ne leur appartenaient pas jusqu’à ce moment-là. L’acte, dans ce cas, devient passablement contradictoire. La consécration du Royaume de France à la Vierge a fait l’objet de plusieurs recherches, mais nous nous intéresserons seulement à quelques éléments de cette histoire. Avant tout, il faut préciser quelle était la raison de l’accomplissement de cet acte. Je crois que le texte de l’ordonnance même est assez clair : Louis XIII remercia Dieu pour l’entretien du royaume pendant les conflits internes et contre la division, provoquée par l’hérésie4. Il est clair alors que l’entreprise était dirigée plutôt contre les protestants dans le cadre des 1
M. DE V AULGRENANT, « Le vœu de Louis XIII », Revue d’histoire de l’Eglise de France, t. 24, no 102, 1938, p. 52. 2 M. DE VAULGRENANT, op. cit., p. 49-52 ; Léo MINOIS, « Le vœu de Louis XIII et la naissance de Louis XIV : observations iconographiques sur la célébration du roi très chrétien », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 11 | 2012, mis en ligne le 23 novembre 2012, consulté le 10 février 2015. URL : http://framespa.revues.org/2009 (5 suiv.). 3 R. LAURENTIN, Le vœu de Louis XIII, passé ou avenir de la France, Paris, 2004, p. 94 ; L. MINOIS, op. cit., p. 4. 4 Mercure François, t. XII, 1641, p. 284-285.
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guerres de religion que contre les ennemis étrangers. En effet, la France avait subi au cours de la première partie du XVIIe siècle une grave et sanglante opposition militaire sur la base de la foi. Il y a des chercheurs qui voient sa cause dans la position difficile de la France dans le contexte de la politique européenne en 1636, quand le royaume était entouré d’ennemis (tous liés à la Maison d’Autriche) et attaqué depuis l’Est et le Sud-Ouest5. Cette fois-ci, ce n’étaient pas les protestants qui créaient des problèmes, mais les principales forces catholiques. Les ennemis du Royaume de France et de Navarre, certes, existaient en ce moment-là. En tout cas, l’acte du 10 février 1638 n’était pas aléatoire, ni arbitraire. Tout au contraire, le fort attachement personnel de Louis XIII à la vénération de la Vierge s’était déjà démontré en 1628, et l’année suivante à travers la dédicace de sa victoire sur les Rochelais à la mère de Dieu. En entrant dans la ville huguenote conquise, le roi posa la première pierre de la construction d’un sanctuaire marial. La construction de la nouvelle église de Notre-Dame-des-Victoires dans le faubourg de Montmartre représenta une autre démonstration dans le même sens. Tout cela montre que la victoire sur les protestants avait une certaine priorité lors de la préparation des événements de l’an 1638, sans nier les dangers du contexte international. La grande question qui se pose et qui nous intéresse dans le cadre de cette étude est la relation entre la consécration et la naissance du dauphin, le futur Roi Soleil Louis XIV. Il arriva au monde le 5 septembre 1638. Vu les dates, l’apparition de Louis Dieudonné ne pourrait pas être cause d’un fait antérieur. Néanmoins, l’interconnexion entre les deux événements n’est pas impossible, et surtout dans l’imaginaire populaire. Certes, un tel acte royal pourrait être inspiré par l’espoir de Louis XIII d’avoir un héritier du trône avec l’aide de Dieu. Cette impression existe ou, au moins, existait, dans l’opinion publique, y compris celle des historiens. Dans l’ordonnance du 10 février 1638, il n’y a aucune mention qui pourrait suggérer une telle conclusion ; on n’en trouve pas non plus dans d’autres documents royaux officiels de l’époque, ni dans ceux de l’époque de Louis XV, qui fêta le centenaire de l’événement célèbre en 17386. En même temps, on sait bien que la naissance de Louis XIV est liée à des histoires mystiques, à des visions providentielles, comme celle de Notre-Dame de 5 6
M. DE VAULGRENANT, op. cit., p. 50-51. Ibid., p. 56.
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Cotignac en Provence. Tout cet enchaînement de phénomènes invite à établir un lien avec la Consécration de la France à la Vierge. Certes, Louis XIII ne pouvait pas négocier de miracles avec la mère de Dieu et son acte royal ne pouvait contenir aucune trace d’une telle posture, mais cela n’empêchait pas l’existence d’un tel espoir à l’époque. Et sa présence postérieure est bien prouvée. Il faut noter que – après la mort de Louis XIII et pendant la régence et la Fronde – la thèse de l’intervention divine pour la naissance de Louis XIV s’est bien développée, sinon dans des actes officiels, au moins dans les représentations artistiques. Il existe des tableaux et gravures représentant le couple royal (Louis XIII et Anne d’Autriche) offrant leur enfant à Dieu et à sa mère. On y reviendra plus tard, mais maintenant nous voulons seulement signaler ce genre d’images où le petit roi fut représenté à la manière christique lors de son apparition au monde, qui se rapproche de la Nativité et la vénération des Mages (v. la gravure anonyme, conservée maintenant au Musée de Louvre – fig. 2)7. On n’oublie pas que l’acte de vœu fut répété par le petit roi Louis XIV, évidemment sous l’insistance de sa mère, en confirmant la Déclaration faite par son père. Cette fois-ci on ne peut pas éviter de lier cette action pieuse à l’héritage du trône. Justement après la mort de Louis XIII, au moment où le besoin de renforcement de la dynastie devint évident, on élabora des témoignages pour la sacralisation de la royauté qui dépassaient ce que l’on connaissait avant. Ainsi cette sacralisation se réalisa par l’idée d’héritage du pouvoir et la déification de la personne et de la famille royales. Néanmoins, il faut tenir compte du fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une grâce personnelle pour le roi, mais aussi d’un fait fondamental et même décisif, à ce moment-là, pour le royaume aussi. Ainsi, nous arrivons à la question de la légitimité du pouvoir qui se situe entre le choix divin et l’héritage dynastique. Sans doute expose-t-elle une dichotomie entre la pratique et la théorie qui existent dans tous les systèmes : la volonté de Dieu ne saurait être écartée lors de l’obtention de la couronne, mais également le désir des souverains (des hommes au pouvoir autoritaire en général) de la transmettre à leurs descendants. En effet, le Moyen Âge n’a pas une vraie conception de l’hérédité : pour les juristes elle n’était que la succession des droits, et pour les canonistes la consanguinité, liée aux
7
L. MINOIS, op. cit., p. 32-33, fig. 9, note 31.
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empêchements du mariage8. En Occident européen l’héritage gagna une place, même si ce n’était que pour démontrer le choix et la grâce divine. A Byzance, au moins théoriquement, la situation semble avoir été différente. 3. La Chronique de Pogonianè – une relation dont la forme écrite fut préparée en 1763, mais qui se base sur des légendes beaucoup plus anciennes – nous raconte une histoire, liée à la tradition de chercher les origines du groupement monastique dans cette région d’Epire au temps de l’empereur Constantin IV Pogonatus. Elle fut créée vers la fin du XVème siècle ou les deux premières décennies du XVIème siècle, mais le texte écrit qui nous est parvenu date du XVIIIème siècle et sort de la plume de l’archevêque de Pogonianè, Parthenius9. Nous ne nous intéresserons pas aux détails de l’histoire ni sur les circonstances dans lesquelles cette région « a obtenu » (selon la tradition locale) le nom de l’empereur, mais au conte de la punition que Dieu lui impose pour son arrogance. Voilà un résumé du récit10 : en retournant d’une campagne en Sicile, Constantin IV s’arrête en Epire. Lors de son séjour, dévoré par l’orgueil, il déclare qu’il n’a pas obtenu son pouvoir de Dieu mais par héritage dynastique, c’est-à-dire par sa naissance dans la famille impériale et par la succession de son père (lignes 12-15 de l’édition de Ch. Karanasios). Evidemment, c’est là une faute grave qui provoque une punition des Cieux : quand l’empereur va à la baignade après avoir déposé ses vêtements et ses insignes impériaux, un ange arrive, les prend et entre dans la tente du souverain (lignes 28-31). Ce dernier se trouve dans une situation très difficile car tout le monde, les soldats y compris, reconnaît seulement l’ange en tant que maître, et pas Constantin IV nu et désespéré (lignes 32 suiv., 41 suiv.). En plus, selon certaines versions du récit, il est devenu noir comme du charbon. L’empereur pleure désespérément, se repent et se soumet au Seigneur en reconnaissant son pouvoir. Finalement, il recouvre sa position, mais reconnaît la doctrine de l’Ecriture Sainte et non pas celle de la vanité du monde (lignes 52-59). Voilà 8
F. ROUMY, « La naissance de la notion canonique de consanguinitas et sa réception dans le Droit civil », L’Hérédité entre Moyen Âge et l’époque moderne. Perspectives historiques, M. VAN DER LUGT, CH. de MIRAMON (éd.), Firenze, 2008, p. 41 sq. 9 Χ. ΚΑΡΑΝΑΣΙΟΣ, Тὸ Χρονικὸν τῆς Πογονιανῆς, Μεσαιωνικὰ καὶ Νέα Ἑλληνικά 9 (2008), p. 119 sq. ; CHR. STAVRAKOS, The Sixteenth Century Donor Inscriptions in the Monastery of the Dormition of the Virgin (Theotokos Molybdoskepastos). The Legend of the Emperor Constantine IV as Founder of Monasteries in Epirus, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2013, p. 208-209. 10 X. ΚΑΡΑΝΑΣΙΟΣ, op. cit., p. 138-140 (publication du texte) ; CHR. STAVRAKOS , op. cit., p. 212 (un résumé).
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comment il devient fondateur des églises en Epire pour expier ses péchés. En effet, il édifie l’église de Theotokos Molybdoskepastos et, finalement, donne son surnom – Pogonatus – à toute la région, qui s’appelle dorénavant Pogonianè. Bien évidemment, ce n’est qu’une légende sans mention dans d’autres sources, mais elle démontre une mentalité, en nous dévoilant un regard particulier sur l’autorité des souverains terrestres. Sans doute dérive-t-elle de l’Ancien Testament où, au début du pouvoir royal chez les Hébreux (comme cela est décrit dans le premier livre de Samuel, chapitre 8), les autorités religieuses se sont montrées bien méfiantes à ce sujet. Le roi était perçu comme un obstacle au pouvoir direct du Seigneur sur son peuple élu et on faisait tous les efforts possibles pour démontrer qu’un roi – même le plus digne – est seulement un être humain et n’est qu’un élu, oint par le Très-Haut, auquel il a toujours été soumis. C’est une autre question de savoir comment le peuple peut apprendre la vraie décision de Dieu concernant le choix de la personne au pouvoir : par un miracle, à la suite d’une élection quasi-miraculeuse, ou par la naissance. En tout cas, cette dernière n’était pas conçue comme un acte naturel, mais comme un type particulier du choix divin. Sans prétendre développer en détail cette question, nous dirons qu’à notre avis cette conception dominait la royauté sacrale dans le monde européen et méditerranéen pendant le Moyen Âge, et la monarchie vraiment héréditaire ne remporta la partie qu’avec la rationalisation du pouvoir au cours du passage vers l’Epoque moderne. Sans nier le fait que dans la société humaine l’idée de l’héritage, de la succession dans la famille, eut toujours une importance psychologique immense11, nous croyons que dans son sens politique, à Byzance et dans les pays orthodoxes, elle n’a jamais eu lieu au niveau de la légitimation ou de la religion. Les dynasties existaient dans les faits, mais leur utilisation pour affermir le pouvoir cédait toujours la place face à la volonté divine et au choix du Seigneur. L’idée de l’élection des basileis constantinopolitains pourrait avoir deux sources générales : l’héritage républicain romain et la théocratie vétérotestamentaire. Dans un certain sens ces deux sources étaient à l’opposé, 11
On peut voir sa renaissance contemporaine même chez les dictatures agressivement séculières comme le communisme (le succès en Corée du Nord et les tentatives en Europe Centrale et de l’Est).
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mais les deux étaient bien développées dans l’historiographie. Comme nous ne tenterons pas de résoudre dans cet article les problèmes concernant la légitimité et la transmission du pouvoir à Byzance, nous ne nous arrêterons que sur certains points qui pourraient influencer directement les deux types d’iconographie princière qui nous intéressent. 3.1. En effet, Byzance était l’Empire romain d’Orient qui survécut un millénaire après la chute de Rome et l’instauration des royaumes barbares. Nous avons donc un cas de continuité culturelle, politique, idéologique et institutionnelle. Il est vrai que l’Empire de Constantinople est devenu un phénomène historique différent, ce qui a rendu possible (et peut-être même nécessaire) le changement de son nom dans l’historiographie moderne et contemporaine, mais la conversion n’est pas à mettre en relation avec une interruption brutale. Il faut aussi tenir compte du fait que l’Empire romain luimême a beaucoup changé depuis Octave Auguste jusqu’aux successeurs de Constantin. Rome resta toujours Res Publica et l’idée de restaurer la Royauté continua d’être un des crimes les plus graves aux yeux des citoyens, mais le pouvoir suprême perdit de plus en plus son caractère du magisterium Populi romani. Le Peuple restait dépositaire du pouvoir terrestre, mais conçu non plus dans le sens républicain. Rome garda fidèlement le concept de la Res Publica, bien que ledit « Public » ne fût plus la communauté des citoyens, mais une congrégation de croyants, définie par leur affiliation à la mission salvatrice dominicale. L’accomplissement de cette mission devint justification du pouvoir, délégué par le Seigneur aux institutions terrestres, et ce mandat fut suffisamment important pour prévenir chaque tentative par une famille ou une dynastie de « privatiser » le pouvoir. La conception de la Res Publica resta à Rome et à Byzance toujours liée à une communauté définie différemment : soit sur la base de la citoyenneté, soit sur la base de la liturgie et donc au service de Dieu. L’idée du pouvoir à Constantinople était basée surtout sur l’Ecriture Sainte, autrement dit les fondements idéologiques de l’Empire étaient essentiellement vétérotestamentaires, mais conçus à travers la Grâce, provenant du Nouveau Testament. La communauté, que l’on a appelée « dépositaire du pouvoir », était déjà le Nouvel Israël dans le sens évangélique du mot, donc les fidèles, réunis par la Sainte Eucharistie pour une vie en Dieu. Néanmoins, les modèles du
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pouvoir sur une telle communauté ne pouvaient être trouvés dans le Nouveau Testament qui nous présente un Royaume qui n’était pas de « ce monde » (Jean 18 :36) et les Romains cherchèrent des références dans l’Ancien. La vie de saint Cyrille, l’apôtre des Slaves, nous présente la conversation entre le saint homme et un Khazar sage et connaissant les traditions de son peuple12. Et voilà que ce dernier pose la question de savoir pourquoi les Romains changent perpétuellement leurs empereurs et promeuvent au pouvoir des gens de différentes familles tandis que chez eux (les Khazars) tout va selon le clan. Saint Cyrille lui répond en se référant à la Bible : Dieu fit de David le roi et le prophète du peuple élu sur le trône de Saül, sans tenir compte qu’entre les deux il n’y avait aucune parenté de sang ; l’unique argument qu’il avait de son côté était le respect de la part du roi de la volonté divine et de la Loi, car Saül a été appelé « l’homme qui ne faisait jamais ce qui est plaisant à Dieu ». Je suis d’accord avec Gilbert Dagron13 qui n’y trouve qu’une manière de clore le débat par un argument d’autorité. Par ces mots, on souligne la haute valeur de l’Ancien Testament dans le domaine du pouvoir et aussi le choix de Dieu qui prévaut sur la filiation familiale en tant qu’argument pour la légitimité. Il faudrait souligner encore une fois les observations du grand byzantiniste français, d’après lequel l’Ancien Testament possédait une valeur constitutionnelle pour l’Empire romain d’Orient en matière de pouvoir suprême, et son poids dépassait de loin celui de l’héritage républicain de Rome14. Le souverain est tel, car Dieu le veut tel, et Dieu l’oint en tant que tel. Finalement, Dieu le transforma d’un simple mortel en souverain et prince de son peuple. Justement, cette transformation est un fait essentiel pour la légitimité, et celle-ci pouvait être faite de différentes manières à partir de l’onction jusqu’à la prise du pouvoir par la force contre un tyran15. La succession pouvait entrer dans cette liste seulement dans le cas où elle était étroitement liée au choix du Seigneur, et jamais en raison du caractère biologique et naturel. La couronne en tant que
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КЛИМЕНТ ОХРИДСКИ, Събрани съчинения, т. III : Пространни жития на Кирил и Методий, Б. АНГЕЛОВ, ХР. КОДОВ (éd.), София, 1973, р. 96 (chapitre IX). 13 G. DAGRON, Empereur et prêtre. Etude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996, p. 68. 14 G. DAGRON, op. cit., p. 70. 15 G. DAGRON, op. cit., p. 39-40, 68-69 ; I. BILIARSKY, « MUTABERIS IN VIRUM ALIUM. Observations sur certains problèmes juridiques liés à l’onction royale », Ius et ritus. Rechtshistorische Abhandlungen über Ritus, Macht und Recht (herausg. von I. BILIARSKY), Sofia, 2006, p. 83-125.
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symbole du pouvoir ne pouvait être obtenue que par Dieu, le seul possesseur du pouvoir et sa source unique. 3.2. On remarque une différence entre l’Orient européen et l’Occident postmédiéval dans le domaine de la succession du pouvoir. Byzance et les pays sous son rayonnement continuèrent à garder l’idée théocratique, liée à la priorité de la volonté de Dieu lors du choix et à l’occasion de la légitimation du pouvoir impérial. L’Occident, au contraire, a développé un autre type de société, fondée sur une structure et une conception du pouvoir différentes. Tandis que Byzance percevait le monde visible en tant qu’ensemble hiérarchique, reflétant les ordres célestes, l’Occident voyait la société comme une composition de trois états. L’harmonie n’y était pas basée sur la ressemblance des Cieux, mais sur la coopération et le partage des obligations lors du service de la société, perçu comme service à Dieu, son Créateur. En parlant du pouvoir, il faudrait se focaliser sur la noblesse qui forme l’état dont provient la royauté. Le concept de noblesse est à peine connu à Byzance. Certes, une sorte d’eugeneia a toujours existé, mais jamais en tant qu’élément de la structure de la société byzantine. Les positions dans la hiérarchie impériale n’étaient pas héréditaires, à l’instar du pouvoir suprême, nous l’avons déjà vu. En Occident, par contre, le roi était au sommet de la hiérarchie féodale en appartenant à la noblesse héréditaire16. Sans mettre en doute le pouvoir divin, la royauté s’est féodalisée et l’autorité est devenue une sorte d’apanage privé de la dynastie. De cette manière, tous les problèmes d’héritage dans la famille qui en découlent ont commencé à concerner le pouvoir de l’État. La confusion entre les sphères publique et privée et leur rapprochement se sont opérés des deux côtés : le privé est entré dans le domaine du pouvoir et la royauté est devenue étroitement et ouvertement liée à 16
Le volume L’Hérédité entre Moyen Âge et l’époque moderne. Perspectives historiques, M. VAN LUGT, CH. de MIRAMON (éd.), Firenze, 2008, et plus spécialement les articles suivants se focalisent sur ces problèmes : G. CASTELNUOVO, « Révisiter un classique : noblesse, hérédité et vertu d’Aristote à Dante et à Bartole (Italie communale, début du XIIIème, milieu du ème XIV siècle) », p. 105-156 ; CH. DE MIRAMON, « Les origines de la noblesse et des princes du sang. France et Angleterre au XIVème siècle », p. 157-210 ; K. OSCHEMA, « Maison, noblesse et légitimité : aspects de la notion de l’hérédité dans le milieu de la cour bourguignonne (XVème siècle) », p. 211-242. Il est à noter que les deux éditeurs du volume cité attirent l’attention sur un débat qui avait lieu à Paris au cours du XIIIème siècle sur les différences biologiques de la noblesse par rapport aux autres (M. VAN DER LUGT, CH. DE M IRAMON, « Penser l’hérédité au Moyen âge : une introduction », p. 3-7). On voit que cela place d’une certaine manière le problème concernant l’hérédité du pouvoir dans le domaine de la nature, ce qui est en contradiction avec l’idée théocratique.
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certaines familles qui l’ont partagée comme bien des ancêtres. Néanmoins, il fallut du temps pour arriver à l’hérédité parfaite17. Ce succès du népotisme dut passer par une sorte de sécularisation, ou plutôt de sacralisation séculière, du pouvoir et de sa rationalisation, ce qui est bien le contraire de la cléricalisation du pouvoir de l’État dans le monde byzantin. 3.3. La divinisation de la royauté et son association à la conception de l’Église sont bien présentées par E. Kantorowicz dans son « The King’s Two Bodies », spécialement dans les chapitres où l’auteur aborde le sujet de la royauté et ses emprunts à la christologie lors de la création de l’image du souverain, et spécialement dans les bien connus Rapports d’Edmund Plowden à la reine Elisabeth Ière18. La sacralité du pouvoir s’est instrumentalisée et devint une voie vers sa consolidation et la rationalisation de son fondement. Toutes les démarches pour arriver à une réglementation de la succession héréditaire vont aussi dans ce sens. Pour comprendre ce processus, on pourrait appréhender la primogéniture en tant que voie vers l’obtention du pouvoir. Elle pourrait être critiquée, mais sans doute introduit-elle un principe et de l’ordre à la succession au trône. La primogéniture n’est qu’un des principes de l’harmonisation de la succession, liée à la stabilité dans la société. Néanmoins, elle n’est point évidente et devait être justifiée, au moins, dans le domaine public. Léguer le pouvoir au fils aîné semble normal, mais l’on ne peut pas éviter la nécessité de le justifier. On pourrait les trouver dans les racines psychologiques de l’homme et dans le folklore, mais je préférerais les chercher dans le « code universel » de compréhension du monde, qui provient de l’Écriture Sainte. Les preuves s’y trouvent, mais elles ne sont pas très claires, elles sont hésitantes. Que l’on voie les cas concrets !
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Durant toute l’époque médiévale le discours de la distinction entre la noblesse de vertu et la noblesse de naissance a fait partie des préoccupations de l’Occident. D’après lui, la première était toujours classée plus haut que la seconde, et quant au pouvoir, l’élection était exaltée sur la naissance, VAN DER LUGT, MIRAMON, op. cit., p. 33-34 ; G. CASTELNUOVO, op. loc. cit. 18 E. H. KANTOROWICZ, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, with a new preface by William Chester Jordan, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1997, p. 7-23, 42 sq.
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L’histoire la plus significative de primogéniture est celle d’Ésaü qui vendit son droit d’aînesse pour un bol de bouillon de lentilles (Genèse, 25 : 29-34). Nous n’entrerons pas dans les détails, mais le récit biblique nous explique que ce droit, qui provient, certes, du fait naturel de la primogéniture, n’était pas imprescriptible. Evidemment, le fils aîné d’Isaac arriva à le vendre, et pas du tout cher en plus. Dans la continuité de cette histoire nous pouvons mentionner aussi le passage où Jacob prit en fraude la bénédiction de son père Isaac en privant Ésaü de ses droits pour la seconde fois (Genèse, 27). Ainsi, le fils qui est sorti second des entrailles de la mère est devenu successeur du père, de surcroît d’une manière injuste. La succession des patriarches n’était pas une simple succession des biens, car tous, ils étaient des figures de pouvoir et (pré)porteurs de l’idée de la royauté. Voilà comment Isaac parla à Ésaü (Genèse, 27 : 37, 40) : « J’en ai fait ton suzerain, dit-il à Ésaü, et je lui ai donné tous ses frères pour vassaux… De ton épée tu vivras mais tu seras vassal de ton frère… » Il est vrai que la Loi vétérotestamentaire n’autorisait pas le père à choisir qui de ses fils aurait la priorité de succession – l’aîné possède ces droits indépendamment de la volonté du géniteur19. Trouvons-nous ici une contradiction ? Sans vouloir entrer dans les commentaires précis et éclairés sur le droit israélite, je dirai que je n’en trouve pas. Le texte du Deutéronome priva le père du choix entre ses fils, mais Isaac n’a fait aucun choix – il fut simplement trompé par Jacob. Cette tromperie fut la seule raison qui explique que Jacob reçut sa bénédiction. Il n’y a eu aucun choix, ni rationnel, ni émotionnel. Nonobstant, une fois le fait accompli il ne pouvait pas nier son acte. Il existe beaucoup plus de cas liés à l’hérédité dans l’Ancien Testament, mais en ce qui concerne notre sujet il faut signaler ce que nous avons déjà dit : l’acte de transmission du pouvoir est un acte de transformation d’un homme en prince élu, qui possède le pouvoir par l’intervention du Seigneur. Dans le cas de Jacob, cette intervention fut provoquée par la bénédiction paternelle, et une fois qu’il eut obtenu la nouvelle qualité de détenteur du pouvoir, sa personne le restait jusqu’au moment où cette qualité fut perdue pour des raisons issues uniquement de l’argumentation 19
Deutéronome, 21: 15-19 : « Quelqu’un a-t-il deux femmes : l’une qu’il chérit et l’autre qu’il déteste, que toutes deux lui aient donné des fils, et que l’aîné soit de celle qu’il déteste ? Le jour où il répartit son avoir entre ses fils, il ne pourra pas traiter le fils de celle qu’il chérit au détriment de l’aîné, fils de celle qu’il déteste. Mais c’est l’aîné, le fils de celle qu’il déteste, qu’il doit reconnaître comme tel, en lui donnant double part de tout ce qui se trouve lui appartenir. Il est le premier fruit de sa virilité : à lui le droit d’aînesse. »
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théocratique. La primogéniture, dans ce contexte, n’est qu’une indication parmi d’autres sur la personne du successeur et non pas un fait d’importance en soi. On pourrait dire la même chose en ce qui concerne la porphyrogéniture20, et de même pour d’autres systèmes de succession. Tous s’avèrent soumis à la volonté de Dieu, qui possède le pouvoir et l’offre à son élu. 3.4. En effet, Byzance développe, à ce sujet, une idée fortement théocratique, basée sur l’Ancien Testament et liée au pouvoir effectif de Dieu dans la société humaine. Néanmoins, sa forme ne pourrait qu’être néotestamentaire, ce qui explique la grande importance de la Vierge et sa vénération pour la légitimation du pouvoir impérial et l’idéologie politique en général. La légitimation du pouvoir était conçue comme sa sacralisation, ce qui est directement lié à la présence de Dieu. Pendant les temps vétérotestamentaires, cette présence était effectuée à travers le Temple où, dans le Saint des Saints, se trouvait l’Arche d’Alliance. Dans le cadre de l’interprétation allégorique de l’Ancien Testament par les Chrétiens, le Temple et le Sanctuaire n’étaient que pré-images de la mère de Dieu, car à travers elle, le Seigneur s’est incarné et est devenu divino-humain. Par conséquent, tout cela nous conduit à chercher les origines du culte marial, essentiel non seulement pour Constantinople, mais aussi pour la culture de Byzance en général. La société byzantine a subi un développement important durant la seconde moitié du VIème siècle et le début du VIIème siècle, qui l’a poussée à une forte christianisation de la vie publique et de sa liturgification21. Evidemment, le pouvoir n’était pas exclu de ce courant, et les idées religieuses se présentaient en tant qu’essentielles pour la perception des réalités de la vie publique et étatique. Le pouvoir suprême ainsi que l’administration étaient déjà perçus comme une sorte de service à Dieu dans un domaine particulier. La théocratie byzantine concevait l’Etat comme une structure, pareille à l’Eglise en sa mission. C’est la mission de préparer les hommes pour leur salut au jugement dernier et à la fin des temps. Justement, de cette mission provient l’importance particulière du culte marial, du culte de celle qui a donné la vie terrestre au 20
G. DAGRON, « Né dans la pourpre », Travaux et mémoires du Centre de recherches d’histoire et civilisation de Byzance, 12, 1994, p. 105-142. 21 O. T REITINGER , Die oströmische Kaiser- und Reichsidee vom oströmischen Staats- und Reichsgedanken, Darmstadt 1956, p. 27 ; A. CAMERON, « The Theotokos in Sixth-Century Constantinople », Journal of Theological Studies, N. S., XXIX, 1, April 1978, p. 80-81.
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Sauveur, visant la Theotokos (Génitrice de Dieu) en tant que protectrice céleste des hommes. Il est hors de doute que le sacrifice et la rédemption qui ouvrent la voie vers le salut sont nécessairement liés à l’incarnation. Elle s’effectua dans le monde par la mère de Dieu, par la Theotokos, la Vierge Marie. La Vierge très sainte est celle qui donna la chair au divino-humain, elle est l’être humain qui était le plus proche de lui, et de ce fait elle devient la protectrice et l’intercesseur des hommes, de l’Humanité. Et c’est justement dans ce contexte que l’on doit étudier l’apparition de son culte en tant que Protectrice-de-la-Ville durant la seconde moitié du VIème et le début du VIIème siècle, ainsi que son développement postérieur22. Cette idée se trouvait au fondement de la théocratie byzantine et nous pouvons y trouver les racines de la légitimation de l’autorité des basileis : l’Empire possède une mission salvatrice et cette mission est liée à la Theotokos en tant que protectrice de l’Humanité, non seulement au moment du dernier jugement, mais aussi au cours de l’histoire. La protection et l’intercession de l’Humanité passent par la protection de l’Empire et de sa capitale, l’œil de l’Univers chrétien23. Les empereurs, alors, pouvaient recevoir par Dieu et à l’aide de l’intercession de sa mère leur pouvoir et leurs victoires pour effectuer leur mission dans ce siècle. Bien évidemment, dans un tel contexte politique la légitimation du pouvoir à Byzance devrait toujours passer par des arguments religieux. Le pouvoir provenait de Dieu, lui appartenait toujours, et les lieutenants terrestres pouvaient justifier son exercice seulement si la volonté du Seigneur y était, mais jamais pour des raisons rationnelles, et encore moins naturelles. Cela voulait dire que rendre le pouvoir (à travers les insignes) à Dieu et à sa mère aurait été un geste contradictoire par rapport au contexte idéologique byzantin. En ce sens, il est difficile même d’imaginer des représentations visuelles d’un tel geste. Nous ne voulons pas nier, ici, les fondements religieux du pouvoir en 22
A. CAMERON, « The Theotokos in Sixth-Century Constantinople », op. cit., p. 99 sq. ; R.G. PAUN, « ‘La couronne est à Dieu’. Neagoe Basarab (1512-1521) et l’image du pouvoir pénitent », L’empereur hagiographe. Culte des saints et monarchie byzantine et post-byzantine, P. GURAN (éd.), Bucarest, 2001, p. 199 sq. 23 P. ALEXANDER, « The Strenght of the Empire and Capital as Seen through Byzantine Eyes », Speculum 37, 1962, p. 355 ; B. PENTCHEVA, Icons and Power : The Mother of God in Byzantium, Pennsylvania State University Press, University Park, PA, 2006, p. 12 sq., 37 sq., etc. A mon avis le parallélisme entre la Vierge Marie et les déesses païennes Tyché et Victoria, cherché et trouvé par B. Pentcheva (ibid., p. 14, 17 sq.) me semble aberrant, car les fondements théologiques de leurs vénérations sont complètement différents.
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Occident, mais l’argumentation s’est construite à l’aide d’autres idées, en utilisant d’autres voies et en prenant d’autres formes. 4. Bien évidemment, les conceptions théologiques et politiques susmentionnées possédaient leurs expressions artistiques qui incarnaient des notions différentes. Quant au vœu de Louis XIII, on devrait examiner l’élaboration de l’iconographie royale qui lui était liée, ce qui a été fait par Léo Minois, dans son article publié il y a quelques années. 4.1. On s’arrêtera sur les tableaux les plus significatifs, qui pourraient être réunis en fonction des événements qu’ils représentent en trois groupes : ceux qui précèdent l’acte du 10 février 1638 ; ceux qui suivent une iconographie, créée au moins partiellement par l’acte royal susmentionné ; et ceux qui introduisent Louis XIV accompagné de ses parents ou le représentent en tant que roi-enfant. Le premier groupe ne nous montre que l’image de Louis XIII comme un roi très pieux, obéissant à Dieu24. Ici on peut citer les tableaux de Simon Vouet (Neuilly-Saint-Front, 1633) et de Claude Vignon (Amiens, 1634) qui n’ont qu’une relation très lointaine avec notre sujet. La vraie iconographie s’est établie après l’ordonnance de consécration de la France à la Vierge avec le deuxième groupe de tableaux. En effet, elle fut fortement inspirée par le texte de l’acte royal, qui nous décrit scrupuleusement le futur autel à Notre-Dame de Paris : « … une image de la Vierge, qui tienne entre ses bras celle de son précieux Fils descendu de la Croix ; nous serons représenté aux pieds, et du Fils et de la Mère, comme leur offrant nostre Couronne et nostre Sceptre…25 » Cette image verbale est sans doute à la source des représentations qui seront sorties postérieurement des pinceaux des différents peintres, bien que la figure dominante de la composition fût plutôt la Vierge à l’Enfant que celle de la Pitié. Léo Minois nous présente un bon nombre de tableaux26, auxquels nous pouvons ajouter celui de Jean-Auguste-Dominique Ingres de la cathédrale de Montauban, et qui est peut-être le dernier de cette série. Le premier de ce genre est celui de Philippe de Champaigne (Caen, 1638), exécuté l’année même de la consécration. Il est suivi par quelques gravures et d’autres peintures achevées 24
L. MINOIS, « Le vœu de Louis XIII et la naissance de Louis XIV : observations iconographiques sur la célébration du roi très chrétien », op. cit., p. 10-14, fig. 1 et 2. 25 Mercure François, t. XII, 1641, p. 287. 26 L. MINOIS, op. cit., p. 18-25.
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immédiatement après l’acte du 10 février 1638. Dans les représentations de ce groupe il n’y a pas de références à la naissance du dauphin. On retrouve ces références dans les images du troisième groupe qui présente déjà aussi Louis XIV dans différentes positions comme bébé-dauphin ou roi-enfant. Le petit héritier et continuateur de la dynastie est accompagné de ses parents sur quelques gravures, exécutées avant la mort de Louis XIII, comme par exemple celle d’Abraham Bosse de 1638 représentant le roi offrant ses insignes à la Vierge et faisant face à la reine, qui est en train de lui offrir leur bébé ; une autre gravure de la même année de la consécration nous présente le couple royal offrant le bébé-dauphin à la Vierge à l’Enfant (Grégoire Huret, 1638) ; la troisième a déjà été mentionnée plus haut dans cet article (fig. 2) à cause de la conception christique de la royauté qu’elle représente : ce sont le roi, la reine et le petit dauphin qui offrent leur dons au Seigneur-Enfant, qui est dans la crèche27 (anonyme, 1640). Ces images prouvent d’une manière catégorique que les contemporains n’avaient pas de soucis concernant la relation entre la consécration de la France à la Vierge et la naissance du dauphin. La représentation, alors, du roi offrant la couronne et le sceptre à la mère de Dieu expose une idée de légitimation de son pouvoir qui devait être liée à l’apparition de l’héritier et à la continuation de la dynastie. De telle façon que la légitimation était conçue comme venant des Cieux, mais à travers l’héritage. Il fut assuré par la naissance de Louis-Dieudonné, un fait finalement naturel bien qu’effectué avec l’aide de Dieu. 4.2. Avant de passer à Byzance et au monde orthodoxe, nous voudrions attirer l’attention sur quelques représentations de Maria Regina à Rome28 : images de la mère de Dieu et du pouvoir en même temps. Elles restent très « romaines » et n’ont rien à voir avec le développement postérieur qui forme le sujet de cette étude. Je crois que l’image la plus significative est celle de Santa Maria Antiqua, où la mère de Dieu est représentée habillée en impératrice trônant avec tous les insignes impériaux. Il est particulièrement important de mentionner ici aussi les images de la Vierge Reine, là où elle est couronnée par Jésus-Christ, son fils, comme par exemple celles de Santa Maria Maggiore et la Madonna della Clemenza de l’église Santa Maria in Trastevere, toujours à 27 28
L. MINOIS, op. cit., p. 27-32, fig. 7, 8, 9. B. PENTCHEVA, op. cit., p. 21 sq.
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Rome29. La cathédrale de Santa Maria Maggiore est aussi l’endroit où se trouvait, et se trouve toujours, l’icône Salus Populi Romani, et qui représente l’idée de la Regina Coeli. Ce développement mène à la diffusion et à l’union entre Maria et Ecclesia qui assure un « échange osmotique entre les sphères céleste et terrestre »30, de la même manière que l’Église appartient aux Cieux et à ce monde en même temps. Ce sont, certes, des images du pouvoir et c’est un pouvoir provenant de Dieu à qui il appartenait toujours et qui seul peut l’octroyer et l’offrir à n’importe qui parmi les hommes et à sa mère en tant que leur protectrice et présentatrice. Le rapprochement entre Maria et Ecclésia est très important de plusieurs manières : il implique l’incarnation, car le Seigneur obtint la chair à travers sa mère et l’Église est cette chair, le corps de Jésus Christ ; en tant que Corpus Christi l’Église englobe tous les fidèles, le Nouvel Israël, le peuple de Dieu ou bien l’Humanité dans le sens universel ; l’idée est directement liée au pouvoir, car – comme on l’a déjà mentionné – le peuple élu est le vrai dépositaire de l’autorité de Dieu dans ce monde et le roi n’agit que sous l’égide de son lieutenant, oint par le Seigneur. 4.3. Il nous semble qu’il y a un certain danger de surinterprétation de ces images que l’on trouve peut-être dans le livre de B. Pentcheva. En ce qui concerne notre sujet, nous devons cependant signaler l’avis de cet auteur concernant la fonction de l’icône de la Mère mère de Dieu, dite Oikokyra, en tant qu’elle assure l’héritage dynastique ou au moins l’héritage de sang du pouvoir impérial à Byzance31. Il s’agissait d’une image sacrée de la Vierge qui se trouvait dans l’église de Pharos et qui était considérée comme protectrice de la famille impériale, avec un accent particulier sur la fertilité en tant que partie essentielle de la vie privée de l’empereur et de sa maison32. En ce sens, l’avis de B. Pentcheva concernant le sens dynastique de la vénération de l’icône 29
G. WOLF, « Icons and Sites. Cult Images of the Virgin in mediaeval Rome », Images of the Mother of God. Perception of Theotokos in Byzantium, éd. M. Vassilaki, De, 2005, p. 37-39. 30 G. WOLF, op. cit., p. 35. 31 B. PENTCHEVA, op. cit., p. 30-31. 32 M. BACCI, « La Vergine Oikokyra. Signora del Grande Palazzo. Lettura di un passo di Leone Tusco sulle cattive usanze dei Greci », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 1998, ser. IV, vol. 3, p. 261-279 ; IDEM, « Relics of the Pharos Chapel : a view from the Latin West », Восточнохристиянские реликвии, А. ЛИДОВ (éd.), Moscou, 2003, p. 242 (traduction anglaise du texte de L. Tuscus à la p. 246) ; A. LIDOV, « A Byzantine Jerusalem. The Imperial Pharos Chapel as the Holy Sepulcher », Jerusalem as Narrative Space. Erzählraum Jerusalem, A. HOFFMANN, G. WOLF (éd.), Leiden, Boston, Brill, 2012, p. 98 sq.
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Oikokyra nous semble un peu trop extravagant et se base surtout sur un texte, écrit par Léon Tuscus, un Pisan du XIIème siècle qui a résidé des années durant à Constantinople. La fertilité de la famille n’est pas obligatoirement liée à l’idée dynastique, ni à la protection personnelle de l’autorité de la personne du roi et de ses descendants. Nous ne croyons pas qu’il soit juste de faire des conclusions aussi générales sur la légitimation du pouvoir par l’héritage uniquement sur la base d’un texte polémique contre les Orthodoxes, rédigé par l’étranger susmentionné, qui concerne bien plus la naissance des enfants que l’héritage du pouvoir. A notre avis, la Vierge était conçue, à Byzance, plutôt comme patronne du pouvoir impérial en tant que génitrice de Dieu et protectrice et intercesseur des êtres humains auprès de son fils, et après peut-être, en tant que tropéophore et guerrier victorieux33. Cette vue de la Theotokos – l’être humain, une femme vierge par laquelle fut effectuée l’incarnation du Logos – fut formulée au Concile œcuménique à Éphèse en 431 et définitivement confirmée après la controverse iconoclaste comme un des piliers de l’orthodoxie34. Sans doute, la conception de la mère de Dieu en commandant des troupes chrétiennes existe-telle. C’est le message général de certaines parties de l’Hymne Acathiste de la Theotokos – un texte étroitement lié à la victoire des Romains lors du siège de Constantinople par les Perses et les Avars en 626. Même si cet hymne a des rapports étroits avec le sujet de notre recherche, son analyse détaillée dépasse de loin les objectifs de cet article. Nous n’allons signaler que quelques points forts, importants pour notre thèse. Dans le prooimion II de l’hymne, la mère de Dieu est appelée « stratège-défenseur » victorieux de la Ville impériale qui possède une « force invincible » pour sauver les fidèles contre le Mal35. Ce texte qui 33
L’opinion contraire est bien exposée dans le livre déjà cité de Bissera Pentcheva qui voit dans la vénération de la Vierge-Protectrice-de-la-Ville une continuation fonctionnelle et artistique des cultes des déesses païennes Victoria et Tyché. L’auteur rend même encore plus importante la signification des valeurs militaires qui, dans son opinion, remplacent l’élection comme argument pour la légitimation du pouvoir en concurrence avec l’héritage (B. PENTCHEVA, op. cit., p. 31 sq.). 34 N. KOUTRAKOU, « Use and abuse of the ‘image’ of the Theotokos in the political life in Byzantium (with special reference to the iconoclast period) », Images of the Mother of God…, op. cit., p. 81, 87-89. 35 E. WELLESZ, The Akathistos Hymn, (= Monumenta musicae byzantinae transcript, vol. IX), Copenhagen, 1957, p. LXVIII ; C.A. TRYPANIS, Fourteen Early Byzantine Cantica, (= Wiener byzantinische Studien, Band V), Wien, 1968, p. 29-30.
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révèle le cœur de la culture byzantine est bien connu et interprété, tout comme son lien avec les événements de l’an 626. Évidemment, l’idée de défense militaire existe, mais elle reste toujours dans le cadre des historicisations de concepts théologiques. Le texte de l’oikos XXIII se rapporte à l’idée de l’intercession, protection et défense de l’Empire par la mère de Dieu. Il est bien clair que l’on y retrouve cette idée, mais il ne faudrait pas l’interpréter hors de son contexte. La Vierge est appelée « diadème des empereurs » et « rempart de l’Empire », en mentionnant ses victoires également, mais tout cela ne fait qu’un ensemble avec d’autres mentions comme « la tour de l’Église » et la « louange des prêtres36 ». Ces expressions confirment l’intercession de la mère de Dieu, non seulement en ce qui concerne l’Empire, mais aussi l’Église, et donc la communauté chrétienne toute entière. La signification essentielle de l’Hymne Akathiste demeure dans la glorification de Marie comme mère du Verbe, son habitation et la voie vers l’incarnation. Cela veut dire qu’elle est conçue comme intermédiaire entre l’Humanité et le Seigneur, ayant en vue surtout le salut des hommes. Ce point de vue est confirmé par la partie du texte de l’hymne dans lequel Marie est appelée « pont » entre les Cieux et la terre37 (chairetismes d’oikos 3). On voit que l’image de la victoire militaire, liée à la Vierge, est bien présentée dans l’Hymne Akathiste, mais elle ne dépasse pas l’idée de sa protection et de son intercession en faveur des hommes. Elle défend son peuple contre les ennemis attaquant non pas seulement militairement. Elle les protège aussi contre la peste et contre les démons, comme on le voit dans l’histoire de l’épidémie à Rome en 590. En effet, la mère de Dieu protège le pouvoir terrestre, intervient en faveur de l’armée impériale, garde l’Église et l’Empire et, en général, est présente dans la vie des hommes avec un seul but : assurer le salut de l’Humanité et la garder contre les forces du Malin. Ce fut toujours la vocation de chaque pouvoir. Le Seigneur accorde le pouvoir, il le concède à son lieutenant, à celui, donc, qui l’a mérité pour assurer la réalisation de son projet concernant le salut des hommes. Ainsi, le prince était très limité quant aux objectifs de ses actions, car elles devaient être en accord avec les raisons du roi céleste. Finalement, le Seigneur choisit et oint le souverain. En ce sens, la thèse de l’héritage apparaît insupportable, au moins du point de vue théorique. Évidemment, dans ce contexte le prince terrestre ne pourrait pas rendre le 36 37
E. WELLESZ, op. cit., p. LXXIX-LXXX ; C. A. TRYPANIS, op. cit., p. 39. E. WELLESZ, op. cit., p. LXIX14-15 ; C. A. TRYPANIS, op. cit., p. 3111.
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pouvoir à Dieu, donc à celui qui est son vrai détenteur et sa vraie source. Le prince ne possède pas vraiment l’autorité, il n’est que lieutenant du Très-Haut et, en ce sens, ne peut lui rendre cela, qui lui appartient depuis toujours. Voilà pourquoi à Byzance on ne retrouve pas d’images comme celles représentant le vœu de Louis XIII. Le geste va a contrario : Dieu rend la couronne au prince de ce siècle. Les exemples en sont innombrables et nous ne pouvons pas les présenter ici en détail. Il y a aussi des variantes de cette iconographie : la main de Dieu bénissant le prince ; la main de Dieu posant la couronne sur la tête de son oint ; des anges portant la couronne des Cieux et ainsi de suite. Bien que moins nombreuses, il existe aussi des images de la Vierge couronnant l’empereur (le roi). On voit la mère de Dieu posant la couronne sur la tête de l’empereur Léon VI le Sage, présentée sur un diptyque d’ivoire de la fin du IXème siècle ou au début du Xème siècle qui se trouve dans la collection du Musée de l’Etat à Berlin (fig. 3)38. On retrouve la même scène sur une monnaie d’or du temps de l’empereur Romain III : elle représente d’un côté Jésus Christ Pantocrator sur un trône, et de l’autre l’empereur debout avec tous les insignes du pouvoir, recevant la couronne de la Vierge, qui la pose sur la tête du souverain avec sa main gauche (fig. 4)39. Le message est clair : on voit le vrai souverain, le Seigneur Jésus-Christ, sur son trône, et la promotion du lieutenant terrestre, faite à travers sa mère. Et voici que nous arrivons à la question : en quelle qualité la Mère de Dieu promeut-elle le prince ? Elle est la Regina céleste, mais nous ne croyons pas que dans ce cas précis elle agisse en cette qualité, car la vraie source du pouvoir reste toujours la même : le Seigneur. Nous croyons que la Vierge procure le pouvoir et ses insignes en tant qu’intercesseur des êtres humains auprès de son fils pour assurer la réalisation de son projet visant le salut de l’Humanité tombée. Elle est une connexion, ou un pont, entre Dieu et les êtres humains, elle prend la charge de protéger ces derniers, y compris au travers de l’intercession en faveur des princes terrestres. L’explication est toujours la même : le prince 38
CH. DIEHL, Manuel d’art byzantin, Paris, 1910, p. 616, fig. 307 (l’empereur Léon VI couronné par la Vierge). 39 PH. GRIERSON, Leo III to Nicephorus III : 717-1081, part. 2, Basil I to Nicephorus III (8671081), (= Catalogue of the Byzantine Coin of the Dumbarton Oaks Collection and in the Whittemore Collection, ALFRED R. BELLINGER and PH. GRIERSON (éd.), vol. 3), Washington D.C., Dumbarton Oaks Library and Collections, 1993, p. 715-718, no 1.
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conduit son peuple sur le chemin du salut, dirigé par le Seigneur et protégé par sa mère. Dans ce contexte, il est évident que nous pouvons nous attendre à ce que ce soit au souverain d’obtenir – par l’obtention des insignes – son autorité et son royaume de Dieu et de la Vierge en tant qu’intermédiaire, plutôt que l’inverse. L’iconographie présentant Dieu ou sa mère en train de donner la couronne au souverain terrestre, est dans un certain sens opposée à la représentation de Louis XIII offrant les insignes du pouvoir à la Vierge. Toutefois, il faut se rendre compte que Byzance connaissait aussi une composition similaire, créée au moins d’une manière verbale. Il s’agit de l’histoire eschatologique, provenant de certaines sources apocalyptiques d’origine hébraïque, qui connaissaient un grand développement d’adaptation et de diffusion dans le monde orthodoxe. Elle nous raconte le récit du dernier empereur (appelé dans certaines sources apocryphes slaves « Michel ») qui vaincrait les Ismaélites et remettrait la paix dans le monde, mais après lui viendrait le temps de l’Antéchrist, le Fils de la Perdition. Le dernier empereur irait à Jérusalem ou bien à la Nouvelle Jérusalem (donc Constantinople) pour rendre sa couronne à Dieu en l’accrochant à la croix qui s’élèverait avec elle aux Cieux. La source principale de cette histoire est la Révélation de Saint Méthodius Patarensis, mais on la retrouve aussi dans l’Interprétation de Daniel et dans d’autres textes. Nous connaissons un bon nombre d’études d’interprétation de cette relation eschatologique40 dont le commentaire détaillé ne figure pas parmi les tâches de notre actuelle étude. Ce qui nous intéresse ici, c’est le symbole du dernier empereur qui rend la couronne au Seigneur par la croix – une image qui pourrait 40
Ce sujet de recherches relève de la littérature historique encore durant le XIXème siècle grâce à A. Vesselovski, mais nous croyons qu’il a surtout été développé par P. Alexander : A. ВЕСЕЛОВСКИЙ, « Легенда о последнем императоре », in « Опыты по истории християнской легенды », Журнал Министерства народного просвещения, 178, Санкт Петербург, 1875, р. 283-331; P. ALEXANDER, « The Medieval Legend of the Last Roman Emperor and its Messianic Origin », Journal of the Wartburg and Courtauld Institutes, vol. 41, 1978. p. 1-15 ; IDEM, « The Last Roman Emperor », in P.J. ALEXANDER, The Byzantine Apocalyptic Tradition, Berkeley, Los Angeles, London, 1985, 151-184 ; IDEM, « ПсевдоМефодий и Эфиопия », Античная древность и Средние века, 10, Свердловск, 1973, р. 2127 ; V. TĂPAKOVA-ZAIMOVA, A. MILTENOVA, « Political Ideology and Eschatology. The Image of the “King-Saviour” and Concrete Historical Personages », Relation et influences réciproques entre Grecs et Bulgares XVIIIe-XXe s., Thessalonique, 1991, 65-75 ; IDEM, Historical and Apocalyptic Literature in Byzantium and Medieval Bulgaria, Sofia, 2011, p. 87-118. (V. Tăpakova-Zaimova).
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être conçue comme contradictoire avec ce que nous venons d’affirmer concernant la composition, représentant les relations entre Dieu et le prince terrestre à Byzance. Cette contradiction nous semble, cependant, fictive. Ce geste n’a pas le même sens que la composition du vœu de Louis XIII. Son message est complètement différent, car le contexte est dissemblable. Il ne s’agit pas du geste d’un roi historique mais d’un acte, fait à la fin du temps et visant des conséquences eschatologiques. Ce n’est point une consécration du royaume de Dieu ou de sa mère, mais le retour de l’autorité terrestre chez soi, chez son titulaire suprême qui l’avait concédée temporairement à ses lieutenants dans le siècle. Nous y voyons un acte qui évoque le concept de la vie promise en Dieu qui s’établira après le dernier jugement, quand la dichotomie entre ce monde et le royaume céleste, créée par le péché originel, s’effondrera et que la création rentera chez le Créateur. C’est déjà une image très différente. 5. On a essayé de poursuivre d’une manière schématique deux idées, concernant la légitimation du pouvoir et leurs projections artistiques, en nous basant sur la série des tableaux représentant le vœu de Louis XIII et certaines images byzantines. En effet, les deux visent les relations entre le prince terrestre et Dieu en attribuant l’autorité suprême au Très-Haut. Il s’agit des voies diverses vers la sacralisation du pouvoir et sa légitimation en tant que service à Dieu de dimensions eschatologiques. Néanmoins, la logique du résultat ne coïncide pas toujours avec celle des chemins qui mènent au but. Dans notre cas, cela se reflète à travers les images et les compositions représentant les relations entre Dieu ou sa mère et le souverain. À la composition représentant le vœu de Louis XIII offrant les insignes de son pouvoir à la Vierge correspond celle de l’empereur obtenant sa couronne des Cieux. Cette différence implique aussi une légitimation différente de la royauté : finalement on arrive à une situation où le choix divin a été remplacé par l’héritage. Ce dernier, certes, est plus clair, plus évident, plus rationnel, il est l’argument stabilisant le pouvoir du souverain en tant qu’élu du Seigneur. Bien sûr, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’époques historiques différentes. Nous voyons ainsi un pouvoir absolutiste, bien consolidé sur la base des raisons fermes et consistantes d’un côté, et de l’autre une autorité quasi mystique et se référant perpétuellement à son affiliation au royaume des Cieux, ce qui est toujours très difficile à prouver. Dans ce dernier cas nous sommes en
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présence aussi d’un souverain dont le cœur ressemble à des cours d’eaux dans la main de Dieu : il l’incline vers tout ce qui lui plaît41 (Proverbes, 21 :1) ; un tel prince, sans doute, doit sans cesse démontrer ses vertus pour continuer d’être lieutenant du Tout-Puissant dans ce monde. Ivan BILIARSKY Professeur d’histoire du droit Université de Sofia CEIR – EA 4227
41
H. HATTENHAUER, « Das Herz des Königs in der Hand Gottes : Zum Herrscherbild in Spätantike und Mittelalter », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung, Bd. 67, 1981, p. 1-35.
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Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le vœu de Louis XIII (1824), huile sur toile, 4,21 X 2,62 ; Cathédrale de Montauban Notre-Dame ; Robert Rosenblum, New York, 1990, Colorplate 26, p. 98
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Anonyme (d’après Juste d’Egmont), L’Adoration et offrande de la France au Dauphin des Cieux (1640), Musée du Louvre (RF 1996-16), L. MINOIS, « Le vœu de Louis XIII et la naissance de Louis XIV : observations iconographiques sur la célébration du roi très chrétien », 32, fig. 9
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Empereur Léon VI le Sage, couronné par la Vierge, diptyque d’ivoire de la fin du IX ou du début du Xème siècle, Musée de l’Etat à Berlin : Das Museum für Spätantike und Byzantinische Kunst Berlin, Mainz, 1992, p. 212, fig. 122, no d’inv. 2006, rentré au musée de Chio en 1892 ème
Monnaie d’or du temps de l’empereur Romain III, plusieurs copies, PH. GRIERSON, Leo III to Nicephorus III : 717-1081, part. 2, Basil I to Nicephorus III (867-1081), (= Catalogue of the Byzantine Coin of the Dumbarton Oaks Collection and in the Whittemore Collection, ALFRED R. BELLINGER and PH. GRIERSON (éd.), vol. 3), Washington D.C., Dumbarton Oaks Library and Collections, 1993, p. 715-718, no 1
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Léonard de Vinci1 Le tableau a vraisemblablement été commencé vers 15002, laissé de côté quelques années3 et fut constamment travaillé jusqu’à la fin de la vie de Léonard de Vinci. À la fin de 1516, Léonard de Vinci est installé à Clos-Lucé. Il a avec lui la Sainte Anne, encore inachevée, et qui le sera encore à sa mort4. Pendant très longtemps, sur la foi de Vasari5, on a cru que Léonard n’avait fait qu’un dessin de la Sainte Anne, et que son école avait peint des tableaux représentant ce sujet, mais de manière maladroite. Au début du XIXe siècle, on considère ce tableau comme le travail de l’atelier, simplement retouché par le maître. On parle des « défauts6 » de l’œuvre, on dit que cette peinture n’est « certainement pas un des meilleurs ouvrages du maître7 », qu’on peut même « la trouver, sans blasphème, quelque peu déparée par la bizarre afféterie des poses et de l’arrangement8 » et que « le sourire ordinaire aux figures de Léonard
1
Pl. I. Travail réalisé en collaboration avec Loïc CHARPENTIER, licencié en droit, désormais noté LC. 2 V. DELIEUVIN (dir.), La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, Paris-Milan, Musée du Louvre-Officina Libraria, 2012, 443 p., avance la date de 1503, p. 102. En règle générale, les ouvrages d’histoire de l’art auxquels nous faisons référence sont cités par Vincent Delieuvin, op. cit. 3 Sans doute de 1504 à 1507 ; ibidem, p. 122. 4 On a parfois avancé l’idée que cet inachèvement pouvait être dû à la paralysie de sa main droite à partir de 1517 ; mais Léonard de Vinci était surtout gaucher, même s’il se montrait volontiers ambidextre. 5 G. VASARI, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Paris, Actes Sud, 2004, vol. I, Livre V « Léonard de Vinci », p. 25 sq. 6 P. M. GAULT de SAINT-GERMAIN, Traité de la peinture de Léonard de Vinci, Paris,1803, p. LXXVII ; E. Q. VISCONTI et T. B. EMERIC-DAVID, Le Musée français ; recueil complet des tableaux, statues et bas-reliefs, qui composent la collection nationale ; avec l’explication des sujets, et des discours historiques sur la peinture, la sculpture et la gravure, Paris, 1807 ; E.J. DELECLUZE, Léonard de Vinci, 1452-1519, Paris, 1841, p. 29-30 ; G. PLANCHE, « Etudes sur l’art et la poésie en Italie. IV. Léonard de Vinci », Revue des deux mondes, juillet-août 1850, p. 875. Tous ces ouvrages, ainsi que, sauf précision, tous les ouvrages anciens, sont, nous tenons à le rappeler, cités par Vincent Delieuvin, op. cit. 7 G. LAVIRON, « Tableaux apocryphes. Léonard de Vinci », L’Artiste, journal de la littérature et des beaux-arts, 2e série, V, Paris, 1840, p. 68. 8 L. VIARDOT, Les musées de France. Paris. Guide et mémento de l’artiste et du voyageur, Paris 1855, [éd. consultée 1860], p. 27.
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est ici un peu maniéré et exagéré9 ». Mais plusieurs auteurs défendent l’œuvre, même si « le soupçon d’une intervention plus ou moins importante de l’atelier persistait10 ». Si l’on suit Vasari, dans un passage qui perturbe beaucoup les historiens de l’art11, il y aurait eu peut-être un autre tableau, aujourd’hui perdu, traitant le même sujet12. Au XXe siècle, on reprit le dossier, sans avancer beaucoup. Un spécialiste (Milo Keynes13) affirme – après que d’autres eurent dit qu’il ne s’agissait pas de sainte Anne, mais de sainte Elisabeth – qu’il fallait « y voir la figure effacée de saint Joseph14 ». Le premier constat auquel on arrive est donc celui-ci : la figure même de sainte Anne prête à polémique. Aujourd’hui, plus personne à notre connaissance ne conteste qu’il s’agisse de la mère de la Vierge. Cependant, d’où proviennent ses traits ? Dans ses Studies in the History of the Renaissance (édités en 1873), se trouve un article de Walter Pater écrit en novembre 186915 : « Mais parmi ces jeunes têtes, il y en eut une à Florence qui avait tous les traits de l’Amour – un jeune homme qui pourrait bien être la figure d’Andrea Salaino, chéri de Léonard pour sa chevelure bouclée et ondulée – belli capelli ricci e inanellati – 9
M. J. RIGOLLOT, Catalogue de l’œuvre de Léonard de Vinci, Paris, 1849. V. DELIEUVIN, op. cit., p. 18. 11 G. VASARI, op. cit., n. 42. 12 « Il exécuta un carton où l’on voit la Vierge, sainte Anne et le Christ. Il ne fit pas seulement l’admiration des artistes. Dans la salle où il l’avait achevé, il y eut deux jours durant un défilé d’hommes et de femmes, jeunes et vieux, pour le voir. Ils y venaient comme aux grandes fêtes, pour admirer les prodiges de Léonard, objets de l’émerveillement populaire. On voyait sur le visage de la Madone toute la beauté et la simplicité qui font la grâce d’une mère de Dieu, ainsi que la modestie et l’humilité d’une Vierge, ravie de la beauté du fils qu’elle tient tendrement sur ses genoux ; en même temps, elle abaisse un regard plein de retenue sur un petit saint Jean qui s’amuse avec un agneau, tandis que sainte Anne sourit, dans une extrême joie de voir sa descendance, de terrestre devenue céleste : intentions qui répondent bien à l’esprit et au talent de Léonard. Ce carton, comme on le dira plus loin, passa ensuite en France », ibidem, p. 43. 13 « The Iconography of Leonardo’s London Cartoon », Gazette des Beaux-Arts CXVII, avril 1991, p. 147-158. 14 « Mais cette suggestion n’a pas été retenue par la critique, car l’observation minutieuse s’y oppose », dit Vincent Delieuvin, op. cit., p. 59. 15 « Notes on Leonardo da Vinci », Fortnightly Review 6, novembre 1869, p. 494-508. 10
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et qui devint ensuite son élève et son serviteur. De toutes les sympathies qu’éveillèrent les hommes et les femmes qui ont pu occuper sa vie à Milan, on n’a gardé que le souvenir de cet attachement. Et en retour Salaino fut identifié si complètement à Léonard que le tableau de la Sainte Anne du Louvre lui a été attribué. Son cas illustre l’habitude qu’avait Léonard de choisir ses élèves chez des êtres qui possédaient un charme naturel, étaient de commerce agréable, jouissaient d’un grand nom ou d’un train de vie princier comme Francesco Melzi ; des hommes assez doués pour être initiés à son secret, dont le prestige les rendait prêts à renoncer à leur propre personnalité16. » Pater n’est pas le seul à associer Salaï à la Sainte Anne ; mais les autres (Delécluze17 ou Rossini18) pensent que le tableau lui-même est de Salaï et non de Léonard de Vinci. Voici la manière dont Vasari parle de Salaï : « A Milan, il prit pour élève le Milanais Salaì, ravissant de grâce et de beauté, avec ses abondants cheveux bouclés que Léonard aimait fort ; il lui enseigna beaucoup en art, mais dans certains ouvrages que l’on dit à Milan être de Salaì, Léonard est intervenu ». L’hypothèse que nous voudrions avancer est que Salaï est à la fois le modèle qui a servi à dessiner le visage de sainte Anne et que le tableau du Louvre est en fait une coproduction entre Salaï et Léonard de Vinci. Notre démonstration s’appuiera sur le point de vue des historiens de l’art, mais nous la conduirons en termes politiques, n’étant pas nous-même historien de l’art. Pourquoi une telle hypothèse, dont l’audace peut frôler la provocation ? Vasari se faisait déjà l’écho de ce que nous pensons encore de Léonard de Vinci : « … il y a quelque chose de surnaturel dans l’accumulation débordante chez un même homme de la beauté, de la grâce et de la puissance19. » Comprendre un tel homme suppose donc de sortir de soi-même et, surtout, des critères ordinaires de la bienséance et des convenances. « On raconte que, passant au marché aux oiseaux, il les sortait de leur cage, payait le prix
16
Cité in Vincent Delieuvin, op. cit., p. 347, n. 38. Léonard de Vinci, 1452-1519, Paris, 1841, p. 32. 18 M. J. RIGOLLOT, op. cit., p. 26-33. 19 Op. cit., p. 31. 17
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demandé et les laissait s’envoler, leur rendant la liberté perdue20. » Si Léonard sait rendre la liberté aux oiseaux, qu’il nous rende notre liberté d’analyse pour oser le regarder autrement. Le point de départ de notre démonstration, qui consiste à s’interroger sur le modèle qui a servi ou sur l’auteur du tableau, ne saurait dérouter, dans la mesure où la Vierge à l’Enfant avec sainte Elisabeth, saint Jean Baptiste et l’archange Michel, dite La Vierge aux balances21 (v. 1508-12) (Louvre) « constitue l’un des problèmes d’attribution les plus stimulants de l’histoire de l’art. Anciennement considérée comme de Vinci, elle a été donnée par la suite à ses suiveurs, Luini, Salai ou Cesare da Cesto22… ». En termes politiques, donc, en quoi peut-on dire que le tableau du Louvre la Vierge à l’enfant avec Sainte Anne peut s’apparenter à de l’art officiel ? En quoi est-il ambigu ? Art officiel, parce qu’on ne peut guère rêver plus académique comme sujet que celui qui représente la racine même de la foi chrétienne : la généalogie du Christ. Contemporain du plafond de la chapelle Sixtine, il aborde la racine du Nouveau Testament, là où Michel-Ange met en scène celle de l’Ancien Testament. Nous sommes face à un art normatif (I), du moins dans l’apparence. Car ce tableau, tout comme la fresque de Michel-Ange au demeurant, est fort ambigu. Loin de traiter le thème de manière conventionnelle, Léonard de Vinci choisit un parti qui exprime bien en quoi l’art peut être libérateur (II). I.
L’art normatif
Depuis la fin du Grand Schisme, en raison de l’avancée des Turcs musulmans, et avant même les critiques de Luther et le Concile de Trente qui s’en est ensuivi, l’Eglise cherche à reprendre son souffle et diffuse son message. Le point d’orgue sera peut-être la bataille de Lépante, que l’on trouve représentée partout. Au début du siècle, comme il en allait déjà à la fin du e XV siècle, la figure de sainte Anne est à la mode. Par son sujet même, le 20
C’est encore Vasari qui parle, op. cit., p. 35. Pl. II. 22 V. DELIEUVIN, op. cit., p. 302. 21
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tableau du Louvre est donc bien académique. Il représente une persona encadrée (A). Dans la manière dont le thème est traité, ensuite (le Christ, surplombé par sa mère et sa grand-mère), le tableau rend compte d’une fonction précise des personnages autour d’un lien généalogique. Nous sommes donc aussi en présence de personulae (B). A/
Encadrement de la persona
Par « persona » , nous entendons dire que chaque personnage représenté l’est au sein d’un rôle politique. Sainte Anne possède une fonction déterminante, puisque, même avant le dogme de l’Immaculée Conception, qui lui conférera un rôle encore plus unique, elle se trouve à l’origine de la chaîne qui apporte le Sauveur aux hommes. Bernard Berenson23 trouve à sainte Anne des « airs de grande dame » à l’« apparence d’omniscience indulgente ». Comme pour presque chaque détail du tableau, Léonard de Vinci24 a fait plusieurs études préparatoires. Or, nous dit Vincent Delieuvin, dans l’Etude pour la tête de sainte Anne (v. 1502-1503), c’est « comme si Léonard y conservait encore le souvenir d’un vrai visage. Son expression est illuminée par un doux sourire, si cher à Léonard, et qui nous rappelle le sens du prénom Anne en hébreu, “la grâce”. Grâce d’être la mère de la mère de Dieu25... ». Politiquement, il s’agit donc bien de la représentation d’une fonction ; et l’on sait par ailleurs que Léonard a commencé par peindre la tête de sainte Anne : « Il n’est pas vraiment étonnant que le maître ait commencé la peinture par cette figure qui définit l’image et possède un sens symbolique si fort dans la République de Florence. Auparavant, il avait déjà concentré son attention sur ce visage, comme en témoignent deux dessins préparatoires aux compositions antérieures. Cette tête presque de face, aux yeux baissés et au sourire délicat,
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The Study and Criticism of Italian Art, III, Londres, 1916, p. 4-5. Par commodité, nous continuerons - jusqu’à tant de réfléchir plus profondément sur le sujet – à considérer que le tableau est de Léonard de Vinci seul. 25 V. DELIEUVIN, op. cit., p. 98. 24
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était une véritable incarnation de la grâce qui devait irradier depuis le haut du tableau26 ». Sainte Anne constitue une sorte de colonne vertébrale du tableau : plus grande que les autres personnages (elle les dépasse de la tête et des pieds), elle est la seule de stature purement verticale. Elle est celle par laquelle la scène existe, celle qui noue un lien avec le ciel27. Tous les commentateurs s’attardent sur le sourire de sainte Anne et sur le paysage qui orne la scène. Concernant ce dernier, que l’on rapproche volontiers de celui qui entoure la Joconde28, il faut y voir « un décor naturaliste propre à entourer toute histoire humaine29 ». Nous ne lui accordons aucune valeur politique particulière ; une interrogation que nous effleurons, simplement : ce paysage minéral qui sert de toile de fond à la Sainte Anne, plus proche en vérité dans son aspect de celui de Patinir que de celui de la Joconde, serait-il une allégorie, celle du savoir apporté par le Christ ? Mais peut-être une restauration de la Joconde dissiperait-elle la question même. Le sourire est évidemment beaucoup plus ambigu. Il peut s’agir, comme le souligne Vincent Delieuvin, d’une « expression de la grâce30 », ou comme le pensaient certains auteurs du XIXe siècle « d’exprimer les émotions de l’âme »31, ou même que « par un sourire céleste, sainte Anne montre en même temps la complaisance, la béatitude et la gloire d’être mère de la famille divine, et
26
Ibidem, p. 119. Comme le relève LC. 28 Pl. III. 29 Ibidem, p. 148. On pourrait peut-être ajouter ce que l’on a dit du paysage de Patinir, Saint Jérôme dans le désert (v. 1515), Madrid (Musée du Prado) : « Le paysage, auquel on attribue trop souvent une valeur purement esthétique, participe de façon active au message religieux du tableau, en ce qu’il constitue la manifestation la plus évidente de la création divine. » (http://www.louvre.fr/llv/oeuvres/detail_notice.jsp?CONTENT%3C%3Ecnt_id=10134198673396 305&CURRENT_LLV_NOTICE%3C%3Ecnt_id=10134198673396305&FOLDER%3C%3Efold er_id=9852723696500813&baseIndex=39&bmLocale=fr_FR) (consulté le 27 IX 13). V. pl. IV. 30 V. DELIEUVIN, op. cit., p. 225. 31 Ibidem, p. 410. 27
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préfigure le moment dans lequel s’opérera par le Fils de Dieu le salut du genre humain32 ». Toutefois33, ce sourire est le même chez la Joconde et chez Jean-Baptiste. Ce sourire n’est donc pas celui d’une fonction. Nous nous rapprochons de Charles Clément quand il écrit : « La Vierge et la Sainte Anne ont cet air noble, tendre et un peu dédaigneux, ce regard souriant et voluptueux des femmes de Léonard, belles et profanes madones qu’on a si souvent reproduites sans pouvoir jamais les égaler34. » A notre avis, le tableau du Louvre ne représente donc pas seulement des personae, liées à une fonction de nature divine. B/
Encadrement de la personula
A un second niveau, on peut analyser le tableau du Louvre comme une composition familiale. Vincent Delieuvin avance que la représentation de sainte Anne trinitaire (c’est-à-dire Anne comme grand-mère, avec Marie et Jésus) renvoie à l’intimité familiale, particulièrement visible dans la sculpture attribuée à l’atelier de Jos Guntersumer et de son fils Dominicus35, exécutée d’après une gravure perdue d’Israël van Meckenem (v. 1440/45, Meckenheim – 1503, Bocholt), Sainte Anne trinitaire, qui date de la fin du XVe siècle, et qui se trouve dans les réserves du Louvre36. Il est vrai que la dimension familiale de la sainte Anne trinitaire se retrouve partout, quelquefois même avec saint Joseph, comme dans l’Anonyme des Pays-Bas, La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne (v. 1500) (Paris, Louvre)37. La représentation de la Vierge et d’Anne devant un paysage urbain est caractéristique de la manière de faire dans les Flandres et en Allemagne à
32 Del Cenacolo di Leonardo da Vinci Libre Quattro di Giuseppe Bossi pittore, Milan, 1810, p. 231-233. 33 Et Vincent Delieuvin le souligne, op. cit., p. 225. 34 Cité par Vincent Delieuvin, op. cit., p. 412. 35 http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=2430 (consulté le 9 IV 14). 36 Ibidem, p. 34. V. Pl. V. 37 Pl. VI.
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l’époque ; en revanche, la présence de Joseph et des anges au deuxième plan y est plus originale38. Il est plus rare, surtout en Italie, de faire figurer les trois maris de sainte Anne et leur descendance, comme dans Lorenzo Fasolo (dit Lorenzo da Pavia) (Pavie, 1463 – Gênes, v. 1516-1518), La famille de la Vierge (1513) (Paris, Louvre)39. On voit à gauche les enfants de Cléophas, à droite ceux de Salomé et, au centre Marie avec Jésus sur ses genoux40. Cette représentation d’Anne vient de la Légende dorée41. D’après ce texte, Anne épouse d’abord Joachim, avec qui elle a Marie (la mère de Jésus). En secondes noces, elle épouse Cléophas (le frère du futur saint Joseph), avec qui elle eut une autre fille, Marie Jacobé, laquelle, de son mariage avec Alphée, enfanta quatre garçons (Jacques le Mineur, Joseph le Juste, Simon le Zélote et Jude). En troisièmes noces, Anne convole avec Salomé, dont elle eut encore une fille, Marie Salomé, laquelle, de son mariage avec Zébédée, enfanta deux garçons (Jacques le Majeur et Jean l’Evangéliste). Anne aurait donc eu trois filles prénommées Marie. Le thème familial se retrouve aussi chez Colin Nouailher (actif à Limoges au milieu du XVIe siècle), La Lignée de sainte Anne (1545) (Paris, Louvre)42, où l’on distingue, en haut à droite de l’émail, les trois maris d’Anne, tandis qu’en haut à gauche se trouve représenté saint Joseph43. Léonard de Vinci n’est pas intéressé par toute cette fratrie. Peut-on dès lors parler de personulae, dans le tableau du Louvre ? Freud note que la Joconde et Sainte Anne ont été composées en même temps : « … le sourire qui joue sur les lèvres des deux femmes [la Vierge et sainte Anne], bien qu’il soit indéniablement le même que celui du portrait de Monna Lisa44, a perdu son 38
Ibidem, p. 41. Pl. VII. 40 Ibidem, p. 43. 41 Sur sainte Anne dans la Légende dorée, v. Françoise BŒSPFLUG et Françoise BAYLE, Sainte Anne. Histoire et représentations, Paris, Louvre éditions, 2012, 128 p. 42 Pl. VIII. 43 Ibidem, p. 44. 44 Evidemment, Vasari ne donne pas du tout la même explication du sourire de la Joconde : « Monna Lisa était très belle et il s’avisa de faire venir, pendant les séances de pose, chanteurs et musiciens, et des bouffons sans interruption, pour la rendre joyeuse et éliminer cet aspect mélancolique que la peinture donne souvent aux portraits ; il y avait dans celui-ci un sourire si 39
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caractère inquiétant et énigmatique ; il exprime tendresse et paisible béatitude45. » Pour lui, sainte Anne est la première mère de Léonard de Vinci, et la Vierge est sa belle-mère – la seconde femme de son père, qui l’a élevé. Le sourire d’Anne et de Marie est le même, car c’est celui de ses deux mères, et Freud en conclut que « l’homosexualité [de Léonard est] due à l’excessive tendresse maternelle46 », hypothèse confirmée plus tard par Kenneth Clark47. Si l’on suit ces analyses, l’essentiel du tableau serait bien constitué par une scène familiale, mais pas celle que l’on croit voir. Même si on ne suit pas ces analyses, on constate que le peintre a limité autant que faire se pouvait le nombre des protagonistes d’ordre familial. Anne est essentielle dans la composition en ce sens que c’est d’elle que tout découle, mais à notre sens, sa fonction familiale est relativisée. On peut dire que l’accent est mis sur sa fonction spirituelle. Sa persona l’emporte sur sa personula. Cela se vérifie si l’on observe attentivement le visage d’Anne et de Marie : le sourire est bien le même, mais le visage de Marie est infiniment plus fade que celui de sa mère. Le personnage central du tableau est donc bien Anne, dont le regard plonge sur sa descendance, située en dessous d’elle et qui se fait face. Il y a donc bien deux scènes dans le tableau : Anne, par qui tout est advenu et Marie/Christ, issus d’Anne et comme son prolongement. Voilée, Anne est une sorte de matrone protégeant sa couvée48. Mais nous avons relevé plus haut que, en raison de la ressemblance du sourire d’Anne (et de Marie par accession) avec d’autres sourires d’autres tableaux de Vinci, Anne ne pouvait pas se réduire à une persona. Nous dirons donc, pour le moment, que le tableau est difficile à analyser comme l’expression d’un art simplement normatif, religieux, et nous reprendrons à notre compte cette question : « Le type de la Sainte Anne, de la Joconde, du Saint Jean, serait-il une création spontanée du cerveau de Léonard ? ou bien le attrayant qu’il donnait au spectateur le sentiment d’une chose divine plutôt qu’humaine, on le tenait pour une merveille, car il était la vie même », VASARI, op. cit, p. 44. 45 S. FREUD, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [1910], traduction française par Jeannine Altounian, André et Odile Bourguignon, Paris, 1991, p. 199-207. 46 V. DIEULEVIN, op. cit., p. 343. 47 Leonardo da Vinci : An Account of his Development as an Artist, Cambridge, 1952 (rééd.), p. 151-152. 48 Pour prendre l’image de LC.
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peintre aurait-il rencontré dans la nature cet idéal qu’il avait obscurément poursuivi jusqu’alors49 ? » II/
L’art libérateur
Le texte que Montaigne écrit au sujet de La Boétie50 ouvre la voie à une profonde remise en cause non seulement de soi-même, mais des rapports humains. Universellement repris, ces mots ont servi de devise à des milliers de couples d’amoureux. Or Montaigne est pourtant formel : « leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps… ils ne se peuvent prêter ni donner rien. » Or l’amour se donne et suppose évidemment l’altérité. Montaigne décrit donc un autre état, celui dans lequel deux êtres sont animés par un même mouvement et 49
« Léonard de Vinci, d’après de nouveaux documents », Revue des deux mondes I, avril 1860, p. 632, puis dans Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, Paris-Bruxelles, 1861, p. 258. 50 « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : “Parce que c’était lui ; parce que c’était moi.” Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première encontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille ; c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence [émulation] pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. L’union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d’entre eux ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement et leurs pareils. Tout étant par effet commun entre eux… et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. … cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs ; au rebours, il est marri qu’il ne soit double, triple ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs âmes et plusieurs volontés pour les conférer toutes à ce sujet. Les amitiés communes, on les peut départir ; on peut aimer en celui-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses mœurs, en l’autre la libéralité, en celui-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste ; mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double… L’unique et principale amitié découd toutes autres obligations. Le secret que j’ai juré ne déceler à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celui qui n’est pas autre : c’est moi. C’est un assez grand miracle de se doubler ; et n’en connaissent pas la hauteur, ceux qui parlent de se tripler. », M. EYQUEM de MONTAIGNE (1533, Montaigne – 1592, Bordeaux), Essais, Liv. I, ch. XXVIII « De l’amitié » (1588).
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qui les porte à se reconnaître quand ils se rencontrent, et non pas à se découvrir. Ils n’ont rien à se donner, ils n’ont qu’à être révélés l’un par l’autre51. Une telle perception du monde suppose de ne se situer ni sur le terrain des convenances, ni sur celui des rôles officiels, qu’ils soient politiques, sociaux ou familiaux. Il convient de communiquer par la quintessence de soi-même et de sa sensibilité (A). « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi ». Dès lors, contrairement à un couple d’amoureux, dans lequel l’équilibre provient d’un échange permanent, fait d’offrandes et d’adaptations, le couple que Montaigne présente ne laisse à aucun des deux « rien… ni qui fût sien, ou mien ». A ce couple, nous donnons le nom d’homme total (B). En quoi la Sainte Anne de Léonard de Vinci remplit-elle cette fonction ? A/
Egomet et sensibilité
Dans sa Lettre à Isabelle d’Este, marquise de Mantoue (3 avril 1501), Pietro de Novallara écrit : « … la vie de Léonard est changeante et si fort indéterminée qu’il paraît vivre au jour le jour. Il a seulement fait depuis qu’il est à Florence l’esquisse d’un carton [d’une sainte Anne]… Et cette esquisse n’est pas encore finie. Il n’a rien fait d’autre, sinon que deux siens garçons tirent des copies et que lui y met parfois la main52… » Qui sont ces deux garçons ? Nul ne sait. Et cela importe peu pour l’heure. Ce qui compte en revanche, c’est le fait que dans un état dépeint comme erratique53, Léonard revient à Sainte Anne comme à un amer. On sait aussi que le padre Sebastiano Resta écrit (entre 1690 et 1696) à Giovan Pietro Bellori les informations que celui-ci désire au sujet d’un carton de Sainte Anne qu’il possède [et qui est le 3e carton, que l’auteur appelle le 2e] : « … De cette seconde étude de 1500, tandis que Léonard était à Milan, son disciple Salai en fit une superbe copie peinte, que l’on conserve dans la seconde 51
Et cela n’a bien sûr rien à voir avec l’effet Pygmalion, qui nie non seulement l’altérité, mais même l’identité de l’autre, dans lequel il n’existe en réalité qu’un être qui a fait comme une photocopie de lui-même, un clonage. Ce qui est contraire à toute liberté et donc à toute vérité de soi-même. 52 Cité par Vincent Delieuvin, op. cit., p. 77. 53 Mais Vasari rappelle que Léonard de Vinci est coutumier du fait de commencer des quantités de choses et de na ne pas les achever ; op. cit., p. 41.
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sacristie de S. Celso à Milan, à côté du célèbre tableau de Raphaël d’Urbin rivalisant dans l’estime générale54… ». Encore à la fin du XVIIe siècle, on se souvient de l’extrême proximité qui existe entre ce travail sur Sainte Anne et Salaï. Par ailleurs, on a plusieurs copies d’atelier des dessins intermédiaires et préparatoires qui retracent la réflexion du maître sur le parti à prendre. Salaï n’est évidemment pas le seul à intervenir dans cette conception. Il existe par exemple un dessin, représentant une tête de la Vierge, que l’on a considéré d’abord comme une esquisse préparatoire de Léonard lui-même. Mais « sur le montage du dessin a été inscrit le nom d’Andrea Salaino, c’est-à-dire Salaï, l’un des élèves les plus proches du maître durant les années de conception de la Sainte Anne et sans doute l’auteur de l’une des copies peintes exposées à cette occasion55 ». Salaï n’est donc pas seul à intervenir, mais il intervient de manière unique. Par ailleurs encore, parmi les copies de la tête de la Vierge faites par des membres de l’atelier, on peut peut-être en attribuer une à Melzi. Mais « nos connaissances actuelles sur les membres de l’atelier du maître après 1500 sont malheureusement trop lacunaires pour nous permettre de trancher ces difficiles questions d’attribution des copies anciennes56 ». Il demeure donc très délicat d’avancer des hypothèses solides. Dans une Etude pour le bras de la Vierge, « Clark et Pedretti ont affirmé que la main de la Vierge avait été reprise par un élève. Les hachures à la sanguine sont cependant tracées de la main gauche57… ». Léonard de Vinci était ambidextre et, après 1504, il semble peindre ou dessiner aussi bien de la main droite que de la main gauche, y compris dans la même œuvre58. En outre, personne ne s’interroge sur le fait de savoir si, dans l’atelier, il y avait un autre gaucher. Le sait-on ? Ce que l’on sait, en revanche, à partir d’un dessin rouge sur rouge de Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant jouant avec un agneau, conservé aujourd’hui à Venise, attribué à Cesare da Sesto, mais dont l’attribution a été très critiquée, 54
V. DELIEUVIN, op. cit., p. 89. Ibidem, p. 133. 56 Ibidem, p. 137. 57 Ibidem, p. 142. 58 M. GOLDBLATT, « Leonardo da Vinci and Andrea Salai », The Connoisseur, 1950, p. 72. 55
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c’est qu’Annalisa Perissa Torrini a proposé le nom de Salaï, mais on ne connaît pas de dessin de Salaï. Vincent Delieuvin suggère Melzi, mais préfère ne pas choisir parmi l’entourage de Léonard. Au revers du tableau, il existe trois dessins : « Le premier représente une tête de cheval, les sourcils froncés, les naseaux frémissants, la bouche ouverte découvrant les dents. Le tracé est ferme, les ombres sont faites au moyen de hachures partant du haut à gauche vers le bas à droite, ce qui semble indiquer l’intervention d’un artiste gaucher, mais pas obligatoirement de Léonard, certains de ses élèves copiant sa manière59. » Il demeure que, dans certaines esquisses, Léonard a pu réaliser le travail en collaboration si étroite avec un élève qu’on ne sait plus reconnaître ce qui est de sa main et ce qui est de celle de l’élève. Serait-ce le cas pour la Sainte Anne du Louvre ? « L’idée régulièrement émise d’une intervention de ses assistants dans l’exécution de l’œuvre durant ces dernières années nous paraît en revanche à exclure. La récente restauration a en effet révélé une facture très homogène et d’une extraordinaire qualité dans toutes ses parties. En outre, si le maître avait sollicité ses élèves pour l’aider à terminer son œuvre, on comprend difficilement pourquoi plusieurs zones furent laissées inachevées60. » Les inachèvements sont de détail : dans la robe de sainte Anne, le paysage intermédiaire, le haut de la robe de la Vierge, le tissu qui retient le Christ n’a pas été peint ; la copie de Los Angeles présente des détails que ne possède pas le tableau du Louvre (sandales, broderies, fleurs du premier plan) : soit Léonard n’a pas eu le temps de les peindre, soit il y a renoncé. De telles explications sont parfaitement pertinentes si on se place dans l’hypothèse d’un duo traditionnel maître/élève. Mais si l’on regarde autrement le couple Vinci/Salaï, il n’y a plus à chercher de différence : le talent de l’un devient celui de l’autre, parce que c’est l’un, parce que c’est l’autre. La Sainte Anne du Louvre est un tableau parfaitement homogène, qui peut très bien être uni par le talent, si commun à Vinci et Salaï qu’on ne sait pas, à l’heure actuelle, ce qu’a peint Salaï exactement et que certaines œuvres de Léonard ont pu lui être attribuées sans que pendant longtemps on y ait trouvé à redire. Mais Salaï n’est pas le seul dans ce cas. 59 60
B. MOTTIN, in V. DELIEUVIN, op. cit., p. 215. Ibidem, p. 188.
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Et pourtant, si l’on accepte soi-même de changer de regard, c’est-à-dire de ne pas être extérieur au tableau, mais d’entrer dedans avec une sensibilité aussi puissante que celle qui a permis de le composer, la question de l’altérité n’a plus trop de raison de se poser. Et si l’on entre de manière plus intense dans l’esprit de l’époque, on songe évidemment au grand rival de Léonard de Vinci, Michel-Ange61. On sait que la seconde partie de la vie de Michel-Ange est dominée par une figure, celle de Tommaso Cavalieri, pour qui l’artiste a écrit des sonnets éperdus d’amour, et que son neveu a publiés pour la première fois en substituant un nom de femme à celui de Tommaso. Tommaso Cavalieri a donné ses traits au Christ victorieux dans le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine, ce qui a provoqué la colère de l’Arétin, quand il écrit une lettre à Michel-Ange en l’accusant d’avoir peint, dans son Jugement dernier, des scènes devant lesquelles « on fermerait les yeux, même dans un bordel, pour ne pas les voir62 ». L’Arétin, qui n’était ni un modèle de vertu, ni un modèle de chasteté, et qui pour n’avoir aimé que les femmes n’en fut pas moins le maître chanteur de son temps et un des hommes les plus dissolus, n’avait pas eu les dessins qu’il avait demandés à MichelAnge… Tommaso Cavalieri a-t-il été pour Michel-Ange ce que Salaï a été pour Léonard de Vinci ? A notre avis, non. Le lien qui unit les deux hommes ressemble bien plus à un lien d’amour, à une rencontre avec un autre qui bouleverse la vie, mais qui demeure un être différent. Les sonnets en témoignent, le fait que Tommaso Cavalieri ait été marié pourrait aussi conduire dans ce sens, mais ce serait sans doute une erreur si l’on repense à La Boétie (qui était marié) et à Montaigne (qui ne l’était pas au moment de leur amitié). Si, dans la main qui a peint le Jugement dernier et dans celle qui a peint la Sainte Anne se retrouve pareillement l’expression de ce que nous appelons l’egomet, c’est-à-dire l’individu dépouillé de tous ses attributs sociaux (qui font 61 A ce sujet, Vasari écrit : « Il existait entre Michel-Ange Buonarroti et lui une grande inimitié. Michel-Ange, pour éviter la confrontation, quitta Florence avec la permission du duc Julien, à la demande du pape qui voulait le consulter pour la façade de Saint-Laurent. Léonard, à cette nouvelle, partit pour la France dont le roi, qui possédait de ses ouvrages, l’aimait beaucoup et voulait lui faire peindre le carton de la sainte Anne », op. cit., p. 46. 62 Cité par R. et M. WITTKOWER, Les enfants de Saturne. Psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, Paris, Macula, 1991, p. 211.
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de lui une persona) ou familiaux (qui font de lui une personula), il ne se retrouve pas le même geste d’amour. Ainsi donc, Freud avait raison ? La Sainte Anne du Louvre laisserait voir l’homosexualité de Léonard de Vinci. A notre avis, non, il ne s’agit pas d’homosexualité. Le mot a été forgé à la fin du XIXe siècle par Karl-Maria Kertbeny et la réalité du rapport entre hommes63, aussi ancienne que les sources les plus anciennes peuvent le laisser entrevoir, a revêtu des formes bien différentes sur le plan politique, personnel et intime. Parler d’homosexualité à propos de Léonard de Vinci est hors sujet autant qu’anachronique. Et assimiler la figure de Tommaso Cavalieri à celle de Salaï sous prétexte qu’il s’agit de deux garçons qui ont été déterminants dans la vie de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, c’est commettre une confusion sur la nature de la place qu’ils ont pu tenir. Du moins le pensons-nous ainsi. Aussi fort qu’ait été le lien qui unissait Michel-Ange à Tommaso Cavalieri, il demeure que leur union associe deux êtres qui ne se fondent pas l’un dans l’autre, même s’ils se complètent parfaitement, même si leur lien procède de la sensibilité pure. Nous donnons un nom à ce type d’union : il s’agit de celle qui met en présence des personulae intimae64. Certes, Tommaso et Salaï ont en commun d’avoir communiqué avec les deux monstres sacrés de l’époque au niveau de leur egomet, c’est-à-dire de leur authenticité absolue. Cela se voit par l’inspiration qu’ils ont pu offrir aux deux maîtres. Mais s’il fallait rapprocher Tommaso Cavalieri d’un garçon de l’entourage immédiat de Vinci, ce serait plus de Melzi que de Salaï. Tous les deux (Tommaso Cavalieri pour Michel-Ange et Francesco Melzi pour Léonard de Vinci) ont assisté le maître jusqu’à sa mort, tous les deux ont été à ses côtés lors de son dernier soupir, l’un et l’autre ont été légataires d’un travail à poursuivre, Tommaso sur le Capitole en architecture, Francesco Melzi à partir des dessins que lui a légués Léonard65. Mais Melzi n’a pas achevé la Sainte 63 Nous n’envisageons pas ici le rapport entre femmes, qui doit faire l’objet d’études particulières, et qui ne concerne pas directement notre sujet. 64 Même si la personula intima, comme la conçoit LC, et comme nous aurons l’occasion de le développer par ailleurs, peut aussi naître de la modification d’une simple personula au sein d’un couple, lorsque l’intimité et l’habitude compensent ce que l’altérité fissure. 65 Et Vasari, dans les lignes qu’il lui consacre, insiste bien sur la dévotion que Melzi a pu nourrir à l’égard de Vinci : « Francesco Melzi, gentilhomme milanais qui, du temps de Léonard, était un
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Anne, collaboration entre Léonard et Salaï d’une toute autre nature que celle résultant d’une complémentarité artistique et sentimentale. B/
Homme total
Léonard de Vinci rencontre Salaï, de son vrai nom Gian Giacomo de’Caprotti, quand celui-ci a dix ans, en 1490, alors que Léonard en a presque 40. Ils vivent ensemble jusqu’en 1516. Salaï est accusé par Léonard d’être « voleur, menteur, tête de lard et dévoreur66 », mais il le couvre de cadeaux et le représente dans plusieurs de ses dessins et peintures. Salaï est mort accidentellement en 1526. Au début de l’année 2011, Silvano Vincenti, président du Comité national pour la valorisation des biens historiques, a affirmé que la Joconde était en fait le portrait de Salaï, ce qui a créé une commotion dans le monde artistique et intellectuel. Les experts du Louvre récusent encore cette hypothèse. Comme on sait, la Joconde est le tableau le plus célèbre du monde et tout le monde n’a pas vu le petit « L » et le petit « S » dans chacun des yeux de Mona Lisa que le chercheur italien affirme y déceler. Le livre qui a été consacré au sujet67 dresse de Salaï un portrait assez peu flatteur, sans remettre en cause cette thèse, au contraire, s’inscrivant ainsi en faux contre la vulgate68. Plusieurs sources font par ailleurs de Salaï le modèle possible du Saint Jean-Baptiste69.
bel adolescent, très cher au maître, et aujourd’hui un noble et beau vieillard » possède les dessins de Léonard et « il y tient énormément et les conserve comme des reliques avec le portrait de Léonard ». 66 R. et M. WITTKOWER, op. cit., p. 205. 67 S. HERFORT, Le Jocond. Qui était vraiment Mona Lisa ?, Neuilly, Michel Laffont, 2011, 281 p. 68 Que l’on trouve régulièrement exposée sur le net, par exemple à cette URL (mais ce n’est qu’un exemple) : http://www.cineclubdecaen.com/peinture/peintres/vinci/joconde.htm (consulté le 27 IX 13). 69 Une source aussi grand public que Wikipedia s’en fait même l’écho : « Le visage de saint JeanBaptiste a été rapproché d’un type d’adolescent aux cheveux bouclés récurrent dans les dessins de Léonard. Cela a suffi à faire de Salai, sans certitude, le modèle de ces dessins et du Saint JeanBaptiste » http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint_Jean-Baptiste_(Léonard_de_Vinci) (consulté le 27 IX13). Le Louvre lui-même a mis ceci en ligne pendant un temps : « Le visage de saint JeanBaptiste, au doux sourire, oscille entre féminin et masculin, conformément à l’identification du Précurseur et du Nouvel Adam qui, au jour de la Création, portait en lui la double nature. La
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On sait combien l’historiographie traditionnelle répugne à évoquer ce qu’elle appelle l’« homosexualité » des grands hommes. Que Léonard de Vinci ait pu être compté au nombre de ceux-ci et, pire encore, que la peinture la plus célèbre du monde puisse passer pour une facétie gay, voilà qui devient difficile à accepter. Alors, prenons les choses autrement. Une plainte anonyme a été déposée en 1476 contre Léonard de Vinci dans le tamburo du Palais Vecchio [l’équivalent des Bocche di Leone de Venise], l’accusant de sodomie sur la personne de Jacopo Saltarelli, bien connu des autorités florentines pour ses complaisances à l’égard de plusieurs habitants de la ville70. L’affaire est très célèbre et le goût de Léonard de Vinci pour les garçons tout autant. Adepte de l’humanisme du temps, celui-ci épouse les façons d’être des intellectuels de la Renaissance. Considérer ces dernières comme des pratiques homosexuelles n’a évidemment pas de sens. La rencontre de Léonard avec Salaï est relatée dans un manuscrit de la Bibliothèque de l’Arsenal : « Jacomo est venu s’installer avec moi le jour de Madeleine en mille 490 âgé de 10 ans »71 ; sur la même page, il rapporte que ledit Salaï (7 septembre) a volé une pointe d’argent à Marco d’Oggiono72, et le 26 janvier 1491 de l’argent à des palefreniers et une autre pointe à Boltraffio73. Salaï est donc un « petit diable », comme son surnom, dérivé de salaino, en témoigne.
quête de beauté idéale de Léonard passe également par l’utilisation de la lumière. Depuis Platon, et reprise dans les Écrits de Saint Augustin, la lumière est au service du Beau et du Bien. Marsile Ficin reprend à la fois les idées de Platon et de Saint Augustin, et Léonard de Vinci s’attachera à les traduire dans ses oeuvres. » http://www.louvre.fr/llv/activite/detail_parcours.jsp?CURRENT_LLV_PARCOURS%3C%3Ecnt _id=10134198673226925&CONTENT%3C%3Ecnt_id=10134198673226885&CURRENT_LLV _CHEMINEMENT%3C%3Ecnt_id=10134198673226885 (consulté le 27 IX 13). 70 R. et M. WITTKOWER, Op. cit., p. 204. 71 Paris, Bibliothèque de l’Institut de France, Manuscrit C Manuscrit C, f° 4 v°-5r°, cité par Vincent Delieuvin, op. cit., p. 230. 72 Qui est l’un des quatre élèves proches cités par Vasari, op. cit., p. 47. 73 Quatrième, avec le précédent et Melzi et Salaï, des élèves proches de Vinci, d’après Vasari, op. loc. cit. On a de Giovanni Antonio Boltraffio (1467, Milan – 1516, Milan) un Portrait d’un jeune homme en Saint Sébastien (v. 1500), (Moscou, Musée Pouchkine), qui présente incontestablement les traits de Salaï.
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Dans l’inventaire après décès de Salaï, il existe une Sainte Anne, qui est sans doute une copie, qui a été considérée comme de la main de Léonard pendant longtemps, et à partir de laquelle on a fait pas mal de copies. En outre, envoyé auprès du Perrugin pour lui prodiguer ses conseils, Salaï, avait été capable, en 150574, de rectifier certains détails dans le Combat de l’Amour et de la Chasteté que le peintre était en train de réaliser75. L’autre « personnalité prépondérante de l’atelier était Francesco Melzi76 », comme on l’a déjà noté. Mais de Salaï, on ne connaît avec certitude qu’un Christ, réalisé en 1511 et aujourd’hui détenu dans une collection privée ; de Melzi que le Vertumne et Pomone de la Gemälde Galerie77, la Flore de l’Ermitage et le Jeune homme au perroquet de la collection Gallarati Scotti. Dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons pas attribuer avec précision à tel ou tel membre de l’atelier les copies de Sainte Anne. Pourquoi, donc, ne pas émettre l’hypothèse que Salaï n’a pas réalisé une copie, mais participé à la peinture du tableau du Louvre ? C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir affaire à des copies, on aurait affaire à une coproduction. La restauration de la peinture semble devoir écarter l’hypothèse, en raison de l’harmonie du tableau. Notre suggestion ne remet pas en cause cette unité ; elle la renforce, au contraire. La Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant jouant avec un agneau, qui est de 1508-1513 et qui se trouve à Los Angeles78, qui a été passée aux infrarouges, montre que la toile a été rectifiée au cours de l’exécution ; « il est fort probable que les variantes introduites suivent les indications de Léonard79 ». Pendant longtemps, on a cru que ce tableau était de Léonard lui-même ; le nom de Salaï a été proposé en 1671 par Agostino Santagostino. On hésite jusqu’au XIXe entre les deux, date à laquelle on penche pour Salaï. Il est plus vraisemblable, en tout cas, 74
Il est dans l’atelier de Léonard depuis 15 ans et a donc 25 ans, cette année-là. Ce qui relativise les critiques très sévères portées sur le talent de Salaï : « Il ne semble avoir aucune disposition pour l’art ; là où Vasari dit que son maître ‘lui enseigna beaucoup’, on doit lire que Léonard se donne beaucoup de mal pour lui inculquer les rudiments de la peinture. Il apprend la technique ; il ne réussit à tromper personne ; il faut l’aider ; on voit, grâce à Vasari, qu’au e XVI siècle, déjà, on lui attribue difficilement quelque ouvrage en propre. Les rares tableaux qu’on lui concède aujourd’hui ne plaident guère en sa faveur », Serge BRAMLY, Léonard de Vinci. Biographie, Paris, Lattès, 2012, p. 358. 76 V. DELIEUVIN, op. cit., p. 164. 77 Pl. IX. 78 Pl. X. 79 Ibidem, p. 166. 75
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de l’attribuer à Salaï qu’à Melzi, car « la peinture de Los Angeles paraît plus maîtrisée que toutes ces œuvres [celles de Melzi], peut-être en raison de l’intervention de Léonard qui, comme l’avait noté Fra Pietro da Novellara, mettait ‘parfois la main’ aux copies faites dans son atelier80 ». Pourquoi ne pas imaginer que ce tableau aurait servi d’esquisse commune à Léonard de Vinci et à Salaï pour ce qui deviendra leur œuvre commune parfaite, la Sainte-Anne du Louvre ? Quoi qu’il en soit, l’idée que les deux hommes ont pu faire une peinture ensemble trouve une large assise scientifique. Est-ce que vraiment la proximité entre Léonard et Salaï était aussi grande qu’on l’imagine ? Leur proximité intellectuelle ne fait pas de doute, et nous pensons l’avoir suffisamment montré ; leur intimité non plus : il suffit de songer au portrait réalisé par Vinci de Salaï, sous le nom d’Angelo incarnato. On sait par toutes les sources qu’elle est indéniable jusqu’en 1516, date à laquelle Salaï reste à Milan, alors que Léonard part avec Melzi au Clos-Lucé. Nous ne savons rien des raisons de cette séparation81. Il est certain néanmoins que l’union entre Léonard et Salaï ne cesse pas pour autant. D’une part, en 1518, Salaï reçoit du maître son héritage, d’autre part, la même année, l’état des recettes et dépenses du duché de Milan pour l’exercice commençant au 1er janvier 1518 (1517, ancien style) et finissant le 31 décembre de la même année, arrêté par François Ier le 14 juin à Angers82 fait état du versement d’une très grosse somme (2604 livres, 3 sols, 4 deniers) par François Ier à Salaï. « Bertrand Jestaz a démontré que le document correspondait selon toute vraisemblance au règlement de la dévolution des tableaux de Léonard, dont le testament, dicté à Amboise le 23 avril 1519, ne fait aucune mention. Le document de 1518 recouvre ainsi très probablement un accord intervenu entre François Ier et Léonard : au roi les peintures, au disciple préféré du maître, par une grâce ultime, leur contre-valeur financière directement versée sur les caisses du duché 80
Op. loc. cit. Léonard est parti le 17 mars, peu après le décès de Julien de Médicis. En 1516 également meurt Boltraffio. Le décès de ce dernier a-t-il pu peser dans la décision de Léonard ? Nous ne connaissons pas la date exacte de la mort de ce peintre ; sur lui, v. M.T. FIORIO, Giovanni Antonio Boltraffio. Un pittore milanese nel lume di Leonardo, Milan, Jandi Sapi, 2000, 247 p., que nous n’avons pas consulté, mais qui se trouve à la BnF (sous la cote 2033-15530). 82 AN, J 910, fasc. 6, p. 87, cité par Vincent Delieuvin, op. cit., p. 204. 81
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de Milan83. » Ce qui signifie que le roi a acheté la Sainte Anne et d’autres tableaux (la Joconde et Saint Jean-Baptiste) à Salaï, à qui Léonard les avait légués. Sainte Anne, la Joconde, Saint Jean-Baptiste84. Les trois tableaux que Léonard avait avec lui à Clos-Lucé85. Indubitablement, ces trois tableaux-là occupent une place unique dans la peinture de Vinci. Il nous semble, après une étude minutieuse, qu’ils représentent le même sujet : Salaï. Il nous semble que l’hypothèse d’une collaboration parfaite entre Vinci et Salaï, au moins pour la Sainte Anne, peut être avancée. Dès lors, contrairement à ce qu’affirmait Walter Pater, Salaï n’a pas renoncé à sa personnalité en étant avec Vinci. Il est au contraire advenu à luimême ; et Vinci ? Pourquoi ne termine-t-il pas la Sainte Anne ? L’argument de la paralysie de la main semble peu solide ; d’autant qu’il s’agissait d’une atteinte de la main droite, alors qu’il était plutôt gaucher, ambidextre à la rigueur, nous l’avons dit. Vasari nous signale un détail peu souvent mentionné : « Léonard peignit à Milan, pour les dominicains de Sainte-Marie-des-Grâces, une Cène d’une merveilleuse beauté. Il donna aux visages des Apôtres tant de majesté et de beauté qu’il dut laisser inachevé celui du Christ, car il ne pensait pas pouvoir lui conférer l’aspect divin, céleste qui lui convenait86. » Pourquoi ne pas imaginer que le tableau a servi de symbole de l’union entre Léonard et Salaï pendant des années et que, du jour où ils n’ont plus été ensemble, Vinci n’avait aucune raison de terminer ce qui n’existait que par l’alchimie qui les transformait tous les deux en un seul être, celui que nous appelons l’homme total ? Si l’on s’inscrit dans la logique de Vasari, Léonard et Salaï n’avaient plus sous les yeux ce qui leur donnait ce talent-là : leur homme
83
Op. loc. cit. L’identification a été faite par Bernard Jestaz, op. loc. cit. 85 Ibidem, p. 199. 86 G. VASARI, op. cit., p. 38. 84
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci
total. Bien loin d’être une relation homosexuelle, l’union de Vinci et de Salaï se présente comme une nouvelle manière d’être avec soi-même. On peut ainsi dire, pour terminer sur une réflexion purement politique, qu’au sein d’une société, à côté de la dimension officielle, qu’on appelle souvent publique, que présentent les êtres (la persona), à côté du rôle familial, qu’on appelle souvent privé et que nous nommons la personula, il y a place pour les plus sensibles, ceux qui savent percevoir le monde pour ainsi dire par capillarité, à une dimension unique, celle de l’egomet. Cette manière de voir et de sentir est à la portée de tous ceux qui sont à même de dépasser les définitions normatives. Plus rarement encore certains, particulièrement favorisés par le destin, peuvent, rappelant en cela le mythe grec des boules primordiales, rencontrer celui qu’ils connaissaient avant de l’avoir vu, pour parodier Montaigne, formant avec lui un homme total. Jacques BOUINEAU Agrégé des facultés de droit Professeur d’histoire du droit Université de La Rochelle CEIR – EA 4227
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Jacques Bouineau Pl. I : Léonard de Vinci, Sainte Anne
V. DELIEUVIN (dir.), La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, ParisMilan, Musée du Louvre-Officina Libraria, 2012, p. 2 (couv.)
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci Pl. II : Vierge à l’Enfant avec sainte Elisabeth, saint Jean Baptiste et l’archange Michel, dite La Vierge aux balances
Vierge à l’Enfant avec sainte Elisabeth, saint Jean Baptiste et l’archange Michel ou La Vierge aux balances (v. 1508-12), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 303
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Jacques Bouineau Pl. III : Léonard de Vinci, Portrait de Lisa Gherardini del Giocondo, dit La Joconde
Léonard de Vinci, Portrait de Lisa Gherardini del Giocondo, dit La Joconde (v. 15031519), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 236
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci Pl. IV : Joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme
Joachim Patinir, Paysage avec saint Jérôme (v. 1515), Madrid (Prado), in Maurice PONS et André BARRET, Patinir ou l’harmonie du monde, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 105
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Jacques Bouineau Pl. V : Sainte Anne trinitaire
Attribuée à l’atelier de Jos Guntersumer et de Dominicus Guntersumer, Sainte Anne trinitaire (v. 1500), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 35
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci Pl. VI : La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne
Anonyme des Pays-Bas, La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne (v. 1500), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 41
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Jacques Bouineau Pl. VII : Lorenzo Fasolo, dit Lorenzo da Pavia, La famille de la Vierge
Lorenzo Fasolo, dit Lorenzo da Pavia, La famille de la Vierge (1513), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 43
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci Pl. VIII : Colin Nouailher, La lignée de sainte Anne
Colin Nouailher, La lignée de sainte Anne (1545), Paris (Louvre), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 45
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Jacques Bouineau Pl. IX : Francesco Melzi, Vertumne et Pomone
Francesco Melzi, Vertumne et Pomone (1517-1520), Berlin (Gemälde Galerie), V. DELIEUVIN, op. cit, p. 60
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Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIème siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Vinci Pl. X : Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant jouant avec un agneau
Salaï ?, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant jouant avec un agneau (1508-1513), Los Angeles (Université de Californie), V. DELIEUVIN, op. cit., p. 169
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Images de la souveraineté, de la justice et de la loi dans le Piémont : XIVème-XXème siècles* I.
Origines et développements des Etats États de Savoie
L’État de Savoie a été – comme chacun le sait – l’un des nombreux États entre lesquels l’Italie a été divisée jusqu’à l’accomplissement de l’unification nationale entre 1859 et 1870. Les historiens appellent habituellement ces États « États pré-unitaires ». Cet État s’était développé dès le début du XIème siècle à la suite de l’affirmation d’une famille féodale – la maison de Comtes de Savoie – insérée, d’abord, dans l’orbite du Royaume de Bourogne, et ensuite dans celle du Saint Empire1. Donnant lieu à une forme typique de monarchie féodale, cette famille avait étendu graduellement ses domaines sur les deux côtés des Alpes occidentales jusqu’à englober, au XIVème siècle, la Savoie, le Piémont, la Vallée d’Aoste, une partie de la Suisse et le Comté de Nice. C’est en tenant compte du caractère composite de cette « agrégation de patries et de populations2 » que plusieurs historiens aiment bien parler, au pluriel, d’« États de Savoie ». Dès le milieu du XVIème siècle, la ville piémontaise de Turin, tout au centre des domaines italiens de la dynastie, devint de manière stable le siège du souverain et de son gouvernement et, par conséquent, la capitale de l’État.
* Texte de la conférence prononcée à La Rochelle le 29 janvier 2015. Les travaux cités ci-dessous ne concernent que l’histoire du droit ; ils représentent une bibliographie essentielle et sont présentés avec leurs références bibliographiques. 1 En général, sur le droit et les institutions des États de Savoie cf. I. SOFFIETTI, C. MONTANARI, Il diritto negli Stati sabaudi: fonti ed istituzioni (secoli XV-XIX), Torino, Giappichelli, 2008 (Storia giuridica degli Stati sabaudi, 9), 290 p. 2 A. BARBERO, Il ducato di Savoia. Amministrazione e corte di uno stato franco-italiano (14161536), Roma-Bari, Laterza, 2002, p. 6.
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Suite à un long et persévérant processus d’affirmation internationale, les Comtes de Savoie avaient gagné, en 1416, le titre de Ducs de Savoie, puis, au début du XVIIIème siècle, celui de Rois de Sardaigne, d’où la dénomination, pendant les XVIIIème et XIXème siècles, soit de « Royaume de Sardaigne », soit de « Royaume de Piémont-Sardaigne ». Dès 1848 ce Royaume guida le mouvement d’unification nationale dit « Risorgimento3 » et, de 1861 à 1946, les souverains de la maison de Savoie ont régné sur la péninsule italienne avec le titre de Rois d’Italie. II.
Les États de Savoie et le modèle de l’État de justice
Du point de vue juridique, les États de Savoie naissent donc comme un État féodal, et ils se transforment progressivement au cours des siècles en une monarchie absolue, sur le modèle français. Le droit et les institutions de cette monarchie se basent sur une conception de la souveraineté typiquement médiévale, le souverain y exerçant, à l’origine, une fonction limitée, essentiellement destinée à assurer la sûreté des populations qui lui sont confiées. Par conséquent, il n’exerce, en principe, que les fonctions essentielles de la souveraineté : la défense militaire, par rapport aux agressions provenant de l’extérieur, et le maintien de l’ordre public, par rapport à l’intérieur du pays. L’ordre public est assuré par le souverain principalement grâce à l’administration de la justice, c’est-à-dire au moyen de la répression des crimes qui troublent la communauté, et ce au niveau de la juridiction criminelle ou de la juridiction civile ; car, par le biais des procès confiés à des juges délégués par lui-même, le souverain oblige ses sujets à résoudre pacifiquement leurs controverses, en empêchant tout recours à la violence privée comme instrument pour la résolution des conflits. C’est surtout en exerçant ce rôle de juge que le souverain sauvegarde la paix sociale dont il est chargé.
3
Cf. G.S. PENE VIDARI (dir.), Verso l’Unità italiana. Contributi storico-giuridici, Torino, Giappichelli, 2010, 202 p. ; E. GENTA, Dalla Restaurazione al Risorgimento. Diritto, diplomazia, personaggi, Torino, Giappeichelli, 2012, 295 p.
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Images de la souveraineté, de la justice et de la loi dans le Piémont
Le modèle est ainsi celui du roi-juge, roi justicier, fontaine de justice, si clairement présent dans l’histoire de France4. On trouve de la sorte, dans les États de Savoie, une manifestation typique de l’« État de justice », où régner signifie surtout juger, rendre justice est la « première dette de la souveraineté » et juridiction et souveraineté tendent à être presque des synonymes, les autres composantes de la souveraineté ayant une importance plus limitée5. La législation, notamment, y est exercée avec modération, bien souvent en tant qu’outil pour réglementer l’activité judicaire, d’où une certaine fréquence des lois judiciaires et criminelles et, par contre, des interventions législatives très rares dans le domaine du droit civil, confié pour la plupart à d’autres sources du droit aux origines non étatiques6. Cette notion de la souveraineté s’enracine profondément dans les États de Savoie au Moyen Âge et reste l’une des fondements de l’ordre juridique de l’État même après les transformations de plus en plus importantes qui, à partir du milieu du XVIème siècle, amènent la monarchie de Savoie à se rapprocher peu à peu des grandes monarchies absolues du continent, avec une augmentation progressive de l’importance des fonctions législatives et administratives du souverain. L’évolution institutionnelle de l’État ne remettra en effet jamais en cause le principe traditionnel de la primauté de la juridiction : tout au long de l’Ancien Régime les souverains de la maison de Savoie restent, d’abord, les premiers
4
J.-M. CARBASSE, G. LEYTE, S. SOLEIL, La Monarchie française du milieu du XVIe siècle à 1715. L’esprit des institutions, Paris, SEDES, 2001 ; J.-M. CARBASSE, G. LEYTE, L’Etat royal, XIIe-XVIIIe siècle. Une anthologie, Paris, PUF, 2004, 272 p. ; J. KRYNEN et alii, L’Etat de justice. France, e e XIII -XX siècle, I, L’idéologie de la magistrature ancienne, Paris, Gallimard, 2009, 336 p. 5 F. AIMERITO, « Il Consilium Principis medievale, Il Consiglio di Stato nella storia d’Italia », Torino, UTET Giuridica, 2011, p. 1-21 ; ID., « Il Consiglio di Stato da Emanuele Filiberto al secolo XVIII », ibidem, p. 23-48. 6 I. SOFFIETTI, C. MONTANARI, op. cit. ; G.S. PENE VIDARI, « Legislazione e giurisprudenza nel diritto sabaudo », I. BIROCCHI, A. MATTONE (Dir.), Il diritto patrio. Tra diritto comune e codificazione (secoli XVI-XIX). Atti del Convegno internazionale Alghero, 4-6 novembre 2004, Roma, Università degli Studi di Roma « La Sapienza », 2006, p. 207-215.
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juges du pays, les hauts magistrats étant leurs premiers collaborateurs dans toute activité du gouvernement ainsi que la plus puissante des élites7. Des images et des symboles correspondent à cette idée de la souveraineté, dont l’iconographie était, d’abord, fort ancrée dans la Bible. L’image du roi-juge était en effet profondément enracinée dans les Saintes Ecritures, où la figure des rois-juges d’Israël de l’Ancien Testament était élevée par l’Évangile au sommet de sa dignité dans la figure du Christ, un Dieu qui était à la fois, lui aussi, roi et juge, et qui représentait le modèle pour tous les rois de la terre, la conformation parfaite au roi des cieux étant l’objectif idéal à poursuivre par les souverains, qui tiraient leurs pouvoirs de Dieu et qui devaient être « comme des dieux » pour leur peuples : « quod princeps est deus in terris », comme le soulignaient, au Piémont aussi, les juristes8. Aux racines bibliques de cette idéologie de la souveraineté remonte en outre un autre élément constitutif de la souveraineté de l’Ancien Régime, le soin des faibles : pauvres, veuves, orphelins, infirmes, pèlerins, etc.9. Déjà recommandée par l’Ancien Testament, puis élevée par le Christ parmi les manifestations les plus importantes du nouveau précepte de l’amour, la protection des faibles s’insère ainsi, elle aussi, entre les principaux devoirs du souverain, en devenant une composante fondamentale de son devoir de rendre justice, c’est-à-dire de rendre vraiment juste la vie des communautés qui lui étaient confiées. III. Le bienheureux Duc Amédée IX (1465-1472), icône du bon souverain Dans les États de Savoie cette idée d’une souveraineté qui consiste principalement à administrer la justice et protéger les faibles s’incarne d’une 7
G.S. PENE VIDARI (dir.), Les Sénats de la Maison de Savoie (Ancien Régime - Restauration). I Senati sabaudi fra antico regime e restaurazione, Torino, Giappichelli, 2001, 342 p. ; E. GENTA, Senato e senatori di Piemonte nel secolo XVIII, Torino, Deputazione Subalpina di Storia Patria,1983, 395 p. 8 Cf., par exemple, F. AIMERITO, « Ricerche su Tomaso Parpaglia. Un giurista piemontese agli inizi dell’età moderna », Rivista di Storia del diritto italiano, LXVII, 1994, p. 368. 9 Cf. A. CERNIGLIARO (dir.), Il privilegio dei proprietari di nulla: identificazione e risposte alla povertà nella società medievale e moderna. Convegno di studi Napoli 22-23 ottobre 2009, Napoli, Satura, 2010, 231 p.
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manière exemplaire dans l’un des souverains du duché, Amédée IX, duc de 1465 à 147210. Sur le plan de l’administration de l’État Amédée IX n’a pas réalisé grandchose, le gouvernement de l’État ayant été confié pour la plus grande partie de son règne, en raison de son mauvais état de santé, à sa femme, la Duchesse Yolande, fille du roi de France Charles VII, si bien qu’il a fréquemment été considéré par les historiens comme un prince inapte. Étant par ailleurs très pieux, il a passé sa vie à faire des faveurs aux pauvres, en rêvant aussi, entre autres, d’organiser une croisade. Au moment de sa mort, il termine son testament avec ces mots aux accents bibliques : « facite iustitiam et iudicium et diligite pauperes, et Dominus dabit pacem in finibus vestris. » Cette exhortation à rendre justice, faire les procès et s’occuper amoureusement des pauvres était en effet comme un condensé de la notion de souveraineté décrite jusqu’ici, et pouvait résonner comme un programme idéal de gouvernement pour ses successeurs, en leur indiquant que « bien régner » signifie surtout administrer la justice et protéger les faibles. Le Duc Amédée IX, béatifié par l’Eglise au XVIIème siècle, devient rapidement dans les États de Savoie l’icône du bon souverain, aussi bien que l’une des images liées à la notion de justice et l’un des symboles de la dynastie. Au fil des siècles, des liens se consolident peu à peu entre son culte et les fonctionnaires chargés de l’administration de la justice, particulièrement dans la ville de Turin. Le bienheureux duc y est vénéré comme protecteur de la ville, et les magistrats de la capitale participent chaque année avec les collèges des auxiliaires de justice à une grande procession en son honneur, le jour de sa fête, le 30 mars. Son image, généralement accompagnée par un cartouche gravé avec l’inscription de ses derniers mots, est reprise dans les bâtiments publics, et notamment dans les palais de justice jusqu’aux environs de la moitié du ème XIX siècle. Elle témoigne de l’enracinement durable, dans les institutions de la monarchie, de la conception médiévale de l’État de justice. 10
F. COGNASSO, « Amedeo IX, Duca di Savoia », Dizionario Biografico degli Italiani, 2, Milano, Giuffrè, 1960, ad vocem.
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On pourra remarquer des éléments d’affinité entre l’image du bienheureux duc Amédée et celle du roi de France Saint Louis. Ces deux souverains partagent en effet l’exercice héroïque des vertus chrétiennes reconnues par l’Église, l’attention pour les pauvres, l’engagement pour les croisades ; leur iconographie est parfois semblable, comme lorsqu’ils sont représentés en train de faire l’aumône. Au Piémont il arrive parfois qu’ils soient représentés ensemble, dans les mêmes tableaux. Dans leur iconographie ils sont aussi reliés par un remarquable élément d’affinité ayant une grande valeur symbolique : la possession des reliques de la passion de Jésus Christ : la couronne d’épines – bien évidemment – quant à Saint Louis, et le Saint Suaire, quant au bienheureux Amédée, qui en était le propriétaire en tant que duc de Savoie11. IV.
Le Saint Suaire : signe de la dignité royale de la maison de Savoie
La possession des reliques de la passion, les reliques les plus importantes de la chrétienté, pouvait représenter, sur le plan de l’image, un facteur très puissant pour la légitimation du pouvoir des souverains : en être les propriétaires pouvait indiquer un signe de la faveur divine et en même temps une confirmation de la dignité royale de ses possesseurs, ces reliques étant inséparablement liées à la croix, emblème de royauté par excellence, trône à partir duquel Dieu exerce sa souveraineté universelle – regnavit a ligno Deo – et vaisseau royal par antonomase – vexilla regis –, selon les expressions puissantes de la liturgie. La possession du Saint Suaire joue ainsi un rôle non négligeable pour consolider la légitimation et le prestige de la maison de Savoie, par rapport à ses sujets, face à l’Église et dans les relations internationales. La dynastie ne cessera jamais de valoriser de diverses façons la possession de cette importante relique, notamment en prenant soin de la garder sur le lieu de résidence des souverains. Au cours du XVIIème siècle on érige à Turin un temple magnifique pour l’abriter ; ce temple – qui peut être considéré comme la « Sainte 11
G. LOMBARDI, « A chi appartiene la Sindone? », in M. ORTOLANI, O. VERNIER et M. BOTTIN (dir.), Propriété individuelle et collective dans les États de Savoie. Actes du colloque international de Turin 9-10 octobre 2009, Nice, Serre Editeur, 2012, X-316 p.
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Chapelle » de la capitale du Piémont – unit et met en communication directe, avec une grande efficacité symbolique, le palais royal et la cathédrale de la ville. Les expositions périodiques du Saint Suaire restent par ailleurs jusqu’au ème XX siècle l’un des moments culminants des grands événements dynastiques. Tout comme le bienheureux Amédée restera dans les Etats de Savoie une icône très représentative de la souveraineté tout au long de l’ancien Régime et à l’époque de la Restauration, de la même façon le Saint Suaire restera jusqu’à la chute de la monarchie l’un de symboles les plus importants de la dignité royale de la dynastie. V. ème
XVIII
L’affirmation de l’absolutisme et ses reflets architecturaux au siècle
Les XVIIème et XVIIIème siècles sont ceux de l’affirmation internationale des États de Savoie et de leur transformation définitive en une monarchie absolue moderne sur les modèles de la France et de l’Espagne. Ce processus d’affirmation internationale culmine avec l’acquisition définitive par la dynastie de la dignité royale en 1720, suite à l’obtention de la couronne de Sardaigne déterminée par le traité d’Utrecht12, alors que dans les mêmes années le premier roi de Sardaigne, Victor Amédée II, consolide avec plusieurs réformes la structure absolutiste de l’État13. Selon les dynamiques de la politique des puissances et des équilibres qui régissent les relations internationales de l’époque, la dynastie gagne à valoriser son image à travers l’ostentation des splendeurs de la vie de la cour, en manifestant ainsi sa richesse et sa puissance, soit à ses sujets, soit aux autres souverains d’Europe. Ont ainsi été commandités plusieurs ouvrages architecturaux remarquables, destinés à susciter l’admiration des observateurs. 12
E. MONGIANO, Universae Europae securitas. I trattati di cessione della Sardegna a Vittorio Amedeo II di Savoia, « Nota introduttiva » di I. Soffietti, Torino, Giappichelli, 1995, XVI-132 p. 13 I. SOFFIETTI, C. MONTANARI, op. cit., p. 61-111 ; M. VIORA, Le Costituzioni Piemontesi (Leggi e Costituzioni di S. M. il Re di Sardegna) 1723-1729-1770, I, Storia esterna della compilazione, Milano, Torino, Roma, Bocca, 1928 (réimp. an Torino, L’Artistica, 1986), XI-376 p. ; G.S. PENE VIDARI, « Introduzione. Giudici e processo nelle raccolte legislative sabaude settecentesche », in Costituzioni sabaude. 1723, Milano, Giuffré, 2002 (Testi e documenti per la storia del processo, IIa Sezione, Codici degli Stati italiani preunitari, I), p. IX-XXVII ; F. AIMERITO, « Il Consiglio di Stato », op. cit.
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L’on va même jusqu’à réaliser un grand catalogue imprimé de ces merveilles – le Theatrum Sabaudiae (ed. 1682) – pour en diffuser la connaissance à l’extérieur. VI. Ancien Régime, Révolution, Époque napoléonienne, Restauration : rencontre-affrontement-mélange de différentes époques dans les symboles architecturaux de la « piazza Gran Madre » à Turin L’œuvre de modernisation graduelle de l’ordre juridique du royaume entamée par les souverains de la maison de Savoie entre le XVIème et le ème XVIII siècle se termine brusquement entre 1792 et 1798, avec l’occupation napoléonienne des domaines continentaux de la dynastie, qui sont pour la plupart annexés à la France14. En rupture totale avec le passé, un nouvel ordre juridique est établi, basé sur la primauté de la législation étatique. La loi de l’État, qui s’exprime notamment dans les cinq codes napoléoniens, réglemente en détail la vie des individus et de la société, alors que les formations sociales sont dépouillées de leurs anciens pouvoirs d’autoréglementation. La justice perd pour sa part son ancienne suprématie, en devenant purement et simplement un instrument pour l’application de la loi, et les hauts magistrats perdent par conséquent leur primauté dans l’organigramme de la haute bureaucratie de l’État. Néanmoins, ces transformations ne devaient pas durer longtemps : Napoléon vaincu, les accords de Vienne rendent en 1814 à la maison de Savoie ses anciens domaines continentaux, en y en ajoutant d’autres15.
14
Dal trono all’albero della libertà. Trasformazioni e continuità istituzionali nei territori del Regno di Sardegna dall’antico regime all’età rivoluzionaria. Atti del convegno Torino 11-13 settembre 1989, I, Roma, Ministero per i Beni culturali e ambientali, 1991, 2 vol., et All’ombra dell’aquila imperiale. Trasformazioni e continuità istituzionali nei territori sabaudi in età napoleonica (1802-1814). Atti del convegno Torino 15-18 ottobre 1990, Roma, Ministero per i Beni culturali e ambientali,1994, 2 vol. 15 Ombre e luci della Restaurazione. Trasformazioni e continuità istituzionali nei territori del Regno di Sardegna. Atti del convegno Torino 21-24 ottobre 1991, Roma, Ministero dei Beni culturali, 1997, 782 p. ; I. SOFFIETTI, « La restauration dans le Royaume de Sardaigne : un conflit de rémanences », Bibliothèque de l’École des Chartes, 156, 1998 (Rémanences du droit d’Ancien Régime dans la France contemporaine. Études réunies par H. BASTIEN), p. 107-115.
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Le roi Victor Emmanuel Ier, rentré de l’île de Sardaigne, où il s’était enfui, décrète immédiatement une remise en vigueur intégrale du droit et des institutions de l’Ancien Régime : on revient ainsi à la monarchie absolue, à la primauté de la justice, à la suprématie des hauts magistrats. L’image la plus éloquente de ce retour au passé est représentée par la « piazza Gran Madre » à Turin, la grande place édifiée sur le lieu qui représentait à l’époque l’entrée sud dans la ville de Turin. Passant par cette entrée en mai 1814 Victor Emmanuel Ier avait fait son entrée triomphale dans la ville, reprenant ainsi possession de sa capitale et donc, symboliquement, de son royaume. Cette prise de possession est célébrée sur ce lieu de plusieurs façons. Une grande église y est bâtie, une sorte de « chapelle expiatoire » pour les Turinois, symbole de la centralité rendue à la religion catholique grâce au rétablissement du souverain légitime. Sa construction est décidée au lendemain du retour du roi, même si elle ne se termine qu’en 1831. Sur le fronton de cette église, une inscription – ordo populusque taurinus ob adventum regis – célèbre la fidélité à la dynastie légitime de la part des élites et de la population de la capitale (cette fidélité étant en effet un sentiment fort répandu dans la plupart du pays, comme était aussi répandue le malaise ressenti par la majorité des habitants face à la perte de l’indépendance pendant l’occupation française). A l’intérieur du temple, une statue du bienheureux Amédée, bien visible de tout angle d’observation, évoque la figure traditionnelle du bon souverain, juge et protecteur des faibles, en célébrant de cette façon le retour à une notion de souveraineté prénapoléonienne. Face à l’église une statue représente Victor Emmanuel en grande tenue de sacre, en train de soulever légèrement sa robe pour faire le premier pas en direction de la capitale qui s’étend face à lui. Il s’agit, à la fois, de la représentation d’une prise de possession et de l’expression en images d’un programme de gouvernement : avec le roi, c’est l’Ancien Régime qui rentre au cœur de l’administration de l’État.
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La restauration dans le droit et les institutions célébrées ainsi sur la piazza Gran Madre, cependant, n’était pas destinée à être une restauration intégrale – pas même au début. Même les conservateurs, revenus au pouvoir, devaient admettre que tout oublier des innovations juridiques napoléoniennes concernant le droit et les institutions n’était ni possible ni souhaitable, et que certaines de ces innovations, compte tenu de leur grande efficacité pratique, pouvaient être fort utiles même à une monarchie absolue qui prétendait rester fidèle à son modèle d’Ancien Régime. C’est pour cela que quelques aspects du droit et des institutions napoléoniens, comme par exemple la publicité hypothécaire et l’organisation des moyennes et basses juridictions, furent dans l’espace de quelques années récupérées et mises au service de l’absolutisme16, selon un esprit pragmatique que certains historiens ont parfois défini d’« éclectique17 ». Cet éclectisme pragmatique est également bien symbolisé dans la structure de la piazza Gran Madre : la voie d’accès utilisée en 1814 par le roi pour rentrer dans sa capitale fut en effet un pont qui était l’un des monuments les plus importants édifiés au cours de l’occupation française (on pourrait aussi le considérer comme un symbole de l’occupation). Le roi a donc utilisé une innovation napoléonienne pour réaffirmer ses pouvoirs d’Ancien Régime. Ce geste peut tout à fait symboliser l’une des caractéristiques dans l’approche des problèmes du droit et des institutions de la Restauration piémontaise : la monarchie ne met pas en question sa nature traditionnelle, mais elle se sert à plusieurs reprises des nouveautés napoléoniennes, si ces nouveautés apparaissent utiles au souverain pour « bien gouverner » et si elles n’entraînent aucune transformation de l’ordre politico-social traditionnel. Les fondements de l’ordre juridique de l’État restent quand même ceux de l’Ancien Régime, notamment en ce qui concerne la primauté de la justice par rapport à la législation.
16
Cadre bibliographique dans F. AIMERITO, La codificazione della procedura civile nel Regno di Sardegna, Milano, Giuffrè, 2008, 333 p. 17 Cf. notamment E. GENTA, « Eclettismo giuridico della Restaurazione », Rivista di Storia del diritto italiano, LX, 1987, p. 285-309.
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Tout cela ne change pas même avec le successeur de Victor Emmanuel Ier, Charles Felix, roi de 1821 à 1831, qui semble, à certains égards, même renforcer la conception du souverain comme roi-juge, et peut être considéré – vu l’esprit de ses réformes – comme le dernier roi–justicier de la monarchie de Savoie. VII. Les transformations de l’ordre juridique du Royaume à l’époque de Charles Albert (1831-1849) et leur représentation dans le palais de la Curia Maxima de Turin (1837) Des transformations majeures de l’ordre juridique de l’État se réalisent par contre dès le début du règne du troisième souverain de la Restauration piémontaise, Charles Albert18. Roi depuis 1831, Charles Albert reste tout au long de son règne bien résolu à garder ses prérogatives de souverain absolu. Il concédera une constitution à ses sujets en 1848, mais cela ne sera pas de bon gré. Il vise néanmoins, dès le début, à moderniser de plusieurs façons le droit et les institutions de l’État, et il n’hésite pas, pour ce faire, à puiser dans le modèle napoléonien, duquel il récupère les éléments les plus importants, notamment la primauté de la législation. Valoriser la fonction législative de l’État devient ainsi comme « la nouvelle frontière de l’absolutisme », le moyen le plus efficace pour renforcer le pouvoir du souverain, lui permettant de réglementer en détail la vie de ses sujets et d’orienter l’évolution de la société au moyen d’une législation minutieuse, qui ne relève que de sa propre volonté. Plutôt qu’un roi-juge, Charles Albert vise à être un roi-législateur. Dans ce but, il met en œuvre plusieurs réformes, en réalisant entre autres, entre 1837 et 1847, des codes calqués sur le modèle napoléonien, en réduisant drastiquement les pouvoirs des hauts magistrats et, en 1831, en établissant un Conseil d’Etat lui aussi inspiré par le modèle napoléonien. 18
Concernant les réformes de Charles Albert, nous citerons simplement G.S. PENE VIDARI, Studi sulla codificazione in Piemonte, Torino, Giappichelli, 2007, 307 p., et I. SOFFIETTI, C. MONTANARI op. cit., p. 113-161.
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Le chef-d’œuvre de ces réformes est représenté par le Code civil (dit Codice albertino), promulgué en 1837 et entré en vigueur en 1838. C’est notamment avec l’entrée en vigueur de ce code que les États de Savoie abandonnent définitivement le modèle traditionnel de l’État de justice. Un bâtiment peut être considéré comme le symbole de cette transformation : le palais des Cours souveraines de Turin, dit de la Curia Maxima, qui existait déjà au XVIIIème siècle, mais profondément remanié à partir de cette même année 1838, qui est l’année de l’entrée en vigueur du Code civil de Charles Albert. La solennité du bâtiment semble encore souligner l’importance traditionnelle de la fonction judicaire, dont on retrouve la plupart des symboles usuels, y compris l’image du bienheureux Amédée, dédicataire de la chapelle du palais. D’autres symboles, beaucoup plus puissants, soulignent par contre le grand changement qui est arrivé : sur le fronton du palais un grand ornement reproduit les symboles traditionnels de la justice de l’Ancien Régime, parmi lesquels la main de justice, l’épée, les mots du bienheureux Amédée. Ces symboles reposent cependant sur une base composée par la table de la loi mosaïque et par le Code civil. Mis à part le rappel, plutôt conventionnel, aux lois mosaïques (qui correspond parfaitement à la vision de Charles Albert, qui avait posé le principe du confessionnalisme catholique de l’État tout au début de son Code civil), cette représentation symbolique souligne que le Code civil et, donc, plus généralement, la législation de l’État, sont désormais le fondement et la raison même d’être de tout l’appareil judiciaire. Cette même conception est par ailleurs reprise tout au cœur du palais, dans la salle la plus importante du bâtiment, celle des séances du Sénat du Piémont. Un énorme tableau représente la promulgation du code, rappelant aux hauts magistrats, dans le lieu le plus solennel de l’exercice de leurs fonctions, qu’un Code civil est entré en vigueur, et qu’en vertu de cette entrée en vigueur leur rôle est changé à jamais : ils ne seront plus les fonctionnaires les plus puissants de l’État, mais de simples exécuteurs, chargés de l’application de loi. Dernier détail : tout autour de la salle, des allégories représentent les principaux aspects de la vie sociale, désormais réglementée dans tous ses détails
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par les codes. L’une de ces allégories représente la religion : il s’agit néanmoins de la seule que ne fût pas visible, car elle restait cachée derrière la grande toile de la promulgation du Code civil. Si l’on considère que dix ans après, le Royaume de Sardaigne, devenu désormais un État constitutionnel, commencera à promulguer l’une des législations les plus anticléricales du XIXème siècle19, ce petit détail de la couverture de l’allégorie de la religion par le grand tableau représentant l’apothéose de la loi de l’État semble gagner une valeur symbolique, et en quelque sorte, peut-être, aussi prémonitoire. Francesco AIMERITO Professeur d’histoire du droit Université du Piemont oriental
19 I. SOFFIETTI, « L’espulsione dei Gesuiti dal Regno di Sardegna nel 1848. Aspetti giuridici », in D. MAFFEI (dir.), A Ennio Cortese, Roma, Il Cigno Galileo Galilei, 2001, p. 299-308 ; ID., « La legge Rattazzi di soppressione di alcune corporazioni religiose », R. BALDUZZI, R. GHIRINGHELLI et C. MALANDRINO (dir.), L’altro Piemonte e l’Italia nell’età di Urbano Rattazzi (1808-1873), Milano, Giuffrè, 2009, p. 293-302.
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Le décor du salon d’assemblée de l’ancien évêché de Limoges : du gallicanisme à l’Eglise concordataire Généralement l’iconologie permet de joindre le plaisir de l’esthétique à l’intérêt intellectuel ; pourtant, il est des cas où l’analyse d’une certaine banalité artistique révèle des contenus idéologiques d’une vraie richesse, pour autant que l’on veuille bien dépasser la simple approche iconographique pour une démarche iconologique1. Cette remarque peut s’appliquer au décor du Salon d’assemblée de l’évêché de Limoges, dans la mesure où son évolution éclaire le double front sur lequel, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Églises locales doivent se battre. Récemment restaurée, la pièce présente une série de huit portraits d’évêques enchâssés dans le lambris (fig. 1), mais il s’agit du dernier état d’un décor qui a connu bien des vicissitudes depuis la création du salon, dans le troisième quart du XVIIIe siècle. Ainsi qu’on le sait, l’Église concordataire s’est reconstruite progressivement, dans l’espérance de retrouver une part de l’influence sociale et politique dont la Révolution l’avait en grande partie privée. Réalisée sous la férule d’un premier consul qui n’appréciait guère la tutelle pontificale, cette reconstruction encourage naturellement les vieux réflexes gallicans d’un épiscopat français héritier de ses frères de l’Ancien Régime, souvent marqué par l’influence sulpicienne, mais soucieux de plaire au nouveau maître à qui il devait sa nomination. À l’intérieur même des Églises locales, il s’agissait de redéfinir le rôle et la position de l’évêque, que le concordat et les articles organiques avaient mué en une sorte de « préfet violet2 », interlocuteur ecclésial unique et privilégié du pouvoir politique. Il
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Par démarche iconologique on entend, dans la lignée de Panofsky, une triple analyse de l’image : description pré-iconographique (ce que l’on voit), analyse iconographique (identification du thème représenté) et enfin l’analyse iconologique (signification de l’œuvre). 2 S. BLENNER-MICHEL, « L’autorité épiscopale dans la France du XIXe siècle », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n0 18, septembre-décembre 2012, [en ligne : http://histoire-politique.fr/index.php?numero=18&rub=dossier&item=175, consulté le 9/02/2015].
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s’agissait donc de renforcer la puissance des prélats face aux réactions richéristes3 qui avaient prévalu au moment de la constitution civile du clergé. Lorsque le premier des évêques concordataires, Mgr Philippe du Bourg, prend possession de son évêché de Limoges, il entre en possession d’un bâtiment relativement récent, mais dont seul le rez-de-chaussée a fait l’objet de quelques aménagements. Il est en outre très convoité, en particulier par le préfet, qui lorgne avec envie sur l’édifice et ses jardins en terrasse4, lui qui ne dispose que de l’ancienne intendance, enclavée dans la vieille ville et sans aucune perspective. Il est vrai que l’édifice a de l’allure, car son constructeur, Louis Charles Duplessis d’Argentré5, avait souhaité une demeure à la dimension de son évêché, l’un des plus vastes, mais aussi l’un des plus pauvres, du royaume. Pour cela il fait appel à Joseph Brousseau6, qui lui propose de réaliser un bâtiment relativement modeste, mais d’une certaine solennité et jouant habilement des possibilités offertes par le dénivelé des terrasses. Passé le portail, on laisse, à l’Est, le pavillon regroupant les services administratifs de l’évêché et, à l’Ouest, celui des écuries. Le logis, situé entre cour et jardin, est flanqué de deux ailes en retour d’équerre ; on y accède par un vestibule en rotonde qui donne accès aux différents espaces intérieurs (fig. 2). A À main 3
Edmond Richer (1559-1631) critique dans son Libellus de ecclesiastica et politica postestate (1610) l’organisation hiérarchique de l’Église catholique en prônant l’autorité des évêques sur le pape et l’exaltation du rôle des curés par rapport aux évêques. Sur les positions et l’influence de cet auteur, voir : S.H. DE FRANCESCHI, « Le richérisme et l’âge d’or du catholicisme antiromain », dans Crise théologico-politique du premier âge baroque : antiromanisme doctrinal, pouvoir pastoral et raison du prince : le Saint-Siège face au prisme français, 1607-1627, Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, no 340, 2009. 4 Arch. dép. Haute-Vienne (désormais AD HV), 2J 4 L 1 (1802, 3 juin) : arrêté préfectoral relatif à l’application du concordat. Le préfet soutient que « l’ancienne maison épiscopale » est trop vaste pour les besoins actuels alors que l’ancienne intendance est trop petite pour les services de la préfecture et le logement du préfet et de sa famille. Le préfet propose d’installer l’évêque dans l’ancienne intendance et de faire de Saint-Michel la cathédrale provisoire, ce qui permettrait de récupérer l’évêché afin d’installer la préfecture. 5 Issu de la vieille noblesse bretonne, Louis Charles du Plessis d’Argentré est né en 1724. Il devient évêque de Limoges en 1759, succédant à son oncle Giles de Coetlosquet. Député aux États généraux il tenta de s’opposer aux idées nouvelles et finit par émigrer à Munster (Allemagne), où il est mort en 1808. 6 Sur la construction du palais épiscopal de Limoges, qui dura de 1766 à 1771, voir Ch. TAILLARD, Joseph Brousseau architecte limousin aux temps des Lumières, Bordeaux, 1992, p. 77-118.
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droite, l’escalier conduit au premier étage, qui ne sera véritablement aménagé qu’au XIXe siècle. À main gauche, on accède à la chapelle épiscopale et à l’appartement privé de l’évêque en titre. Face à l’entrée, on pénètre dans le salon largement ouvert sur le jardin ; de là, à main droite, on accède au salon d’assemblée, puis à la salle à manger, mais également à un second appartement, destiné au prédécesseur de Mgr d’Argentré, Giles de Coetlosquet, son oncle devenu précepteur des enfants de France. Le décor original, tel que pouvaient l’avoir imaginé Brousseau et son commanditaire, a entièrement disparu. Toutefois, il est possible de l’imaginer grâce à un document postérieur : il s’agit d’une lettre, anonyme et non datée7, mais probablement écrite par Mgr de Tournefort, peu avant 1826, pour justifier une demande de portraits royaux. « Par l’effet d’une insigne bienveillance envers M. Mgr du Coetlosquet et D’Argentré, évêques de Limoges, sa Majesté Louis XVI enrichit le grand salon de leur palais épiscopal de six portraits de la famille royale devenus la proie des temps mauvais, ces images chéries qui etoient enchâssées dans le lambris, n’ont laissé que des places vides dont l’aspect encore plus douloureux au cœur qu’il n’est désagréable à la vue8. »
On voit par-là que la pièce était dotée, dès l’origine, d’un lambris dans lequel étaient enchâssés six tableaux9. Si l’on prend l’expression « famille royale » au pied de la lettre, le nombre de six pourrait correspondre à la situation des années 1786-1787, qui virent la naissance, puis le décès rapide, de
7 AD HV, 2 J 6 L 3. 8 AD HV, 2 J 6 L 3. 9 Le procès-verbal dressé en 1791 (AD HV, L 347) fait mention de la disparition de « guirlandes d’ornements aux médaillons du principal salon d’assemblée », ce qui semble confirmer l’intégration des toiles dans les panneaux. Par ailleurs une lettre envoyée par Mgr de Tournefort au Vicomte de la Rochefoucauld, aide de camp du roi, chargé du département des Beaux-arts, évoque « les ovales dans lesquels étaient placés les portraits » : AD HV 2J Q 31, 29 novembre 1825.
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Marie Sophie, dernière des quatre enfants de Louis XVI10. En outre, cette date correspond à une série de travaux exécutés dans les salons11. Ce document fournit un autre détail riche de signification. La mention conjointe des deux évêques associés au palais, le constructeur et son oncle, précepteur des petits-enfants de Louis XV, dont trois accédèrent au trône, semble mettre en exergue le lien existant entre la lignée épiscopale et la famille régnante ; tout se passe comme si le scripteur souhaitait montrer que ce lien n’était pas seulement de nature politique. Certes, la présence de portraits royaux est fréquente, au-delà même des lieux de pouvoirs, dans tous les intérieurs aristocratiques ou se présentant comme tels, mais il semble qu’ici la proposition iconographique soit différente : c’est moins le monarque que le père de famille qui est célébré. Même si une telle mise en scène de la famille royale peut surprendre, elle n’est pas sans équivalent. Un tableau de 1782, œuvre de LouisAuguste Brun de Versoix, montre le roi et la reine, leurs enfants, et les frères du roi, réunis dans une même composition12. En outre, n’oublions pas les fonctions de Mgr de Coetlosquet : comment ne pas y voir la marque d’un attachement particulier. Plus que la traduction de l’inclination courtisane d’un évêque envers son prince, le salon constituait une sorte de sanctuaire dynastique13 mais, plus encore, exaltait le lien particulier unissant la lignée épiscopale limougeaude avec les enfants de France. Autant de caractères qui ne pouvaient qu’exciter les fureurs iconoclastes de ces « temps mauvais » qu’évoque le scripteur de 1826. C’est donc une salle nue, ou du moins privée de ses éléments de décors, que légua la Révolution. La restauration concordataire est l’œuvre de Mgr Dubourg, qui prend possession d’un palais en bien triste état. Pour le rendre habitable, des travaux sommaires sont réalisés : l’argent manquant, seule une partie des pièces du rezde-chaussée fait l’objet d’aménagements. Pour l’essentiel, il s’agit de 10
Marie-Sophie Hélène Béatrice de France, née à Versailles le 9 juillet 1786, morte à Versailles le 19 juin 1787. 11 AD HV 87 G 199, 1er mars 1786, le marbrier Maderny propose de changer la cheminée défectueuse du salon par une autre en marbre vert de Campan ; Hersent travaille « pour le couronnement de la glace de la salle de compagnie ». 12 Château de Versailles, MV 8949. 13 Impression que renforce la dédicace de la chapelle épiscopale à saint Louis.
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l’appartement de Mgr De Coetlosquet (chambre et cabinet de travail)14 auquel sont adjoints la salle à manger, le petit salon et le salon d’assemblée, rebaptisé salle d’audience. Ce changement de nom traduit probablement une autre approche du gouvernement épiscopal, tel qu’il résulte du régime concordataire. L’institution synodale très active sous l’épiscopat de Mgr de La Fayette est tombée en désuétude à la fin du XVIIe siècle15 ; à partir de ce moment, la manière d’exercer le gouvernement épiscopal change profondément de nature. Le successeur de Mgr de La Fayette, Louis de Lascaris d’Urfé, abandonne le vieux palais épiscopal, dans lequel son prédécesseur avait fait quelques travaux16 sans parvenir à le rendre parfaitement utilisable. C’est le séminaire des Ordinands, où l’évêque dispose d’un appartement, qui devient le lieu de résidence. Il n’est donc plus nécessaire de disposer d’un lieu spécifique pour réunir une assemblée délibérative, puisque le pouvoir épiscopal s’exerce désormais dans le cadre de ce que l’on a parfois qualifié de « despotisme épiscopal17 », et procède ex
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Ces locaux de plus petites dimensions et surtout mieux orientés furent jugés plus confortables. Mgr de La Fayette a été évêque de Limoges de 1627 à 1676. Son activité réformatrice a été particulièrement importante, notamment par le truchement de synodes diocésains bi-annuels : L. TRICHET, Le synode diocésain, Paris, 1992, p. 46. Sur la pratique synodale sous l’épiscopat de François de La Fayette, voir J. AULAGNE, La réforme catholique dans le diocèse de Limoges, Paris-Limoges, 1906, p. 394-399. Il semble que le souhait de développer la pratique synodale soit déjà présent chez Raymond de La Marthonie, prédécesseur de François de La Fayette, qui introduisit une demande d’imposition pour la construction d’une salle synodale devant l’assemblée générale du clergé le 10 juin 1625 : Collection des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France…, t. II, Paris, 1768, p. 532. 16 Les travaux de réaménagement du musée des Beaux-Arts, installé dans l’ancien palais épiscopal, ont permis la découverte de planches de décor, provenant vraisemblablement d’un plafond à la française. L’une d’entre elles porte les armes de la famille de La Fayette qui permet de rattacher ces éléments à l’épiscopat de François. Trouvées hors contexte, il n’est pas possible de savoir d’où elles proviennent exactement. Toutefois, un procès-verbal de visite dressé en 1740 (AD HV 4 E2 56, 16 avril 1740) signale au second étage une grande salle en « bon état », la seule de tout le bâtiment. Or, comme l’édifice n’est plus utilisé par les successeurs de Mgr de La Fayette, on peut sans doute imaginer que l’état de la pièce soit le résultat de l’activité de Mgr de La Fayette et que les éléments de décor peuvent en provenir. On sait en effet qu’il fit au palais des travaux jugés somptuaires, tout en laissant dépérir le reste du bâtiment ; voir V. NOTIN, « Acquisition du Musée en 2008 », Bull. soc. arch. et hist. du Limousin, t. 137, 2009, p. 253-255. 17 Parmi les usages précoces de cette expression, citons : L. GUIDI, Réflexions sur le despotisme des évêques, et les interdits arbitraires : avec des principes pour prémunir les fidèles contre des abus, Avignon, 1769. 15
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cathedra18. C’est dans cette logique que paraît s’inscrire la gouvernance de Mgr Du Bourg. Pour cet usage renouvelé, le salon d’assemblée rebaptisé salon d’audience reçoit un décor de papier peint à colonnade, fond chamois, décor de camés vert, lilas et noir velouté. Les premiers inventaires du mobilier ne mentionnent pas la pièce, ne répertoriant, outre l’appartement, que la chapelle, la salle à manger et le petit salon, dit de compagnie. Ce n’est que dans un second temps que de maigres crédits autorisent un ameublement modeste, essentiellement composé, en 1804, de sièges : un canapé de merisier recouvert de velours d’Utrecht19 et garni de deux « oreilles » ; deux bergères revêtues à l’identique l’accompagnent, ainsi que 20 fauteuils en velours jaune d’Utrecht. L’ensemble est complété d’une pendule de salon, l’objet le plus précieux de la pièce, et d’une table de tric-trac en acajou avec ses pions en ivoire et ébène. Il faut attendre l’épiscopat de Mgr De Tournefort pour que la décoration de la pièce connaisse une nouvelle évolution. Le retour de la monarchie comblait les vœux du nouvel évêque. Né en 1761 à Ville-sur-Auzon (Vaucluse), Mgr de Tournefort fait des études de droit et devient avocat au barreau d’Aix-en-Provence, où il fréquente assidûment Portalis20, mais aussi le futur cardinal Fesh21. Autant d’amitiés qui auraient dû en faire un partisan de l’empereur, or les choses ne se passèrent pas exactement de la sorte. Pendant la Révolution il se retire, entre autres lieux, à Rome22 où s’épanouit sa vocation religieuse : c’est là qu’il est ordonné, sur le tard, à 18
C’est ce dont témoigne, par exemple, la publication, à partir de 1689, du Pastoral du diocèse de Limoges sous la plume de Michel Bourdon, supérieur du séminaire de la Mission. 19 Il s’agit d’un tissu essentiellement utilisé dans l’ameublement, réalisé à partir d’une chaîne et d’une trame de lin ou de chanvre garnies d’un velouté en poil de chèvre. 20 A. PACAUD, Histoire du Grand séminaire de Limoges, Limoges, p. 237. Il aurait fait son stage au cabinet Portalis. 21 C’est Portalis qui le désigna pour porter de Rome à Lyon le pallium à Fesch, qui en retour le fait chanoine de son chapitre en 1803. 22 Sur le séjour à Rome des ecclésiastiques français pendant la Révolution, voir P. CHOPELIN, « “Des loups déguisés en agneaux” ? L’accueil des prêtres constitutionnels émigrés dans l’État pontifical (1792-1799) », Annales historiques de la Révolution française¸ no 341, juilletseptembre 2005 [En ligne, http://ahrf.revues.org/1626, consulté le 06 mars 2015].
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31 ans. Son séjour romain a sans doute contribué à nourrir des positions ultramontaines qu’il manifeste rapidement, comme le feront d’ailleurs ses successeurs sur le siège limougeaud, se distinguant en cela de bon nombre de leurs confrères français23. Lorsque Napoléon cherche, en 1810, à forcer la main de Pie VII, afin qu’il donne l’institution canonique aux évêques qu’il avait choisis24, Tournefort, alors vicaire général à Metz, entre en résistance : il procure des secours aux cardinaux exilés à Metz et correspond avec son ami d’enfance, l’abbé d’Astros. Futur archevêque de Toulouse, d’Astros était en 1811 le premier vicaire capitulaire de Notre-Dame de Paris et entretenait une correspondance assidue avec le pape et ses représentants exilés en France. Toutes ses activités attirèrent l’attention de la police impériale, qui y vit un complot ultramontain. En 1811 un courrier mentionnant l’action de Tournefort à Metz est saisi chez d’Astros. L’abbé est aussitôt arrêté, il séjourne trois mois à La Force25. Après sa libération, il est exilé à Soissons pendant deux ans. Il accepte ensuite un simple vicariat à la cathédrale de Beauvais, avant que Marie-Louise n’obtienne sa nomination à la cure de Saint-Jacques de Compiègne, cure impériale où il exerce pendant six ans. De cette aventure il gagne l’aura d’un opposant à l’Empire et il est vrai qu’il accueille avec empressement Louis XVIII. Mais son loyalisme est plus personnel que dynastique et l’arrivée de Charles X lui vaudra quelques désagréments et son évêché fut quelque temps menacé d’envahissement. Le 15 juillet 1832 il cosigne avec 13 de ses confrères méridionaux la liste des 58 propositions de Lamennais condamnées par un groupe d’ecclésiastiques,
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Du moins jusqu’au Second Empire, pendant lequel les évêques ultramontains gagnent en influence auprès de Napoléon III : J. MAURAIN, La politique ecclésiastique du Second Empire de 1852 à 1869, Paris, 1930, p. 185. 24 Il s’agissait de forcer Pie VII à accepter de donner l’institution canonique aux évêques nommés par Napoléon. Sur cette question, voir G. DE BERTIER DE SAUVIGNY, « Un épisode de la résistance catholique sous le Premier Empire : l’affaire d’Astros », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 35, no 125, 1949, p. 49-58. 25 A. PACAUD, op. cit., p. 239.
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d’obédience sulpicienne, semble-t-il, qui voulaient obtenir de Rome la condamnation des « erreurs mennaisiennes26 ». C’est donc un prélat complexe qui succède à Mgr Du Bourg. Politiquement, il est à la fois proche des épigones du pouvoir impérial – ce qui lui vaut sa nomination comme évêque –, mais peu enclin à adopter les idées révolutionnaires et qui voit en Louis XVIII celui qui rétablira l’ancien ordre des choses. Pour l’Église, son histoire personnelle et ses réseaux d’amitié en ont fait un ultramontain et un défenseur des idées de Lamennais, tout du moins du premier Lamennais, artisan de l’alliance du trône et de l’autel et d’une évolution de l’Église qu’il souhaitait plus proche des réalités sociales. Arguant de ses bonnes relations avec le vieux monarque, et se recommandant du souvenir de Monseigneur de Coetlosquet, précepteur du roi, le prélat sollicite le 11 novembre 1825 l’envoi d’une série de portraits royaux dont l’objet est clairement de reconstituer, en le réactualisant, le décor placé à la fin de l’Ancien Régime sous l’épiscopat de Mgr d’Argentré27. La réponse arrive, mais elle n’est pas telle qu’on l’espérait : point de tableau, mais des gravures. Le 29 novembre, nouvelle lettre de l’évêque acceptant la proposition tout en faisant remarquer que les gravures feront peu d’effet dans les grands ovales des anciens tableaux28. Opiniâtre, Mgr de Tournefort finit par convaincre ses interlocuteurs et, le 17 août 1826, le ministère annonce l’envoi des premiers tableaux. Il s’agit des portraits de Louis XVIII, Charles X, la Dauphine et le duc de Berry qui ont dû être prélevés sur un stock d’effigies royales déjà disponibles ; deux autres ne seront expédiés que l’année suivante : le Dauphin et la duchesse de Berry. Cette série commandée au lendemain de la mort de Louis XVIII et du sacre de Charles X, a une évidente portée politique. Le début du règne avec le ministère Villèle est marqué par le triomphe des ultras qui souhaitent rétablir la 26
P. DROULES, op. cit., p 285. Lettre de Mgr de Tournefort au ministre de la maison du roi, 11 novembre 1825, AD HV, 2J Q, 31. 28 4 pieds 6 pouces sur 3 pieds 3 pouces. 27
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société d’Ancien Régime dans ses privilèges et renforcer l’influence de l’Église. C’est dans ce contexte qu’il convient d’interpréter la transformation du salon épiscopal en un lieu de propagande pour la Restauration. Dans la lettre qu’il envoie à Charles X pour le remercier de son acceptation, l’évêque explique en effet que : « À l’exemple de leur évêque, mes diocésains ayant sous les yeux les traits augustes et chéris de leur Roi et de sa famille sentiront ranimer de plus en plus leur fidélité et leur amour inaltérable29. »
Et dans son enthousiasme, il ira même jusqu’à débaptiser la pièce, qui devient le « salon du roi30 ». On ne saurait dire d’une manière plus explicite le désir d’effacer « les temps mauvais » pour réhabiliter l’ancien ordre des choses. Le catalogue de l’exposition L’État et l’art31 signale qu’une série similaire a fait l’objet d’une commande par le musée Charles X, en vue de leur envoi à Limoges en 1825. La même source précise que l’édifice destinataire était la préfecture où les tableaux seraient restés jusqu’à ce que le préfet de Coetlogon (1856-1861) en fasse « don » au musée de la Société archéologique32. Il semble donc qu’il y a eu deux séries : la première, commandée dès 1822, est cofinancée par le département, tandis que la seconde l’a été en 1825-1826 au bénéfice de l’évêché. Le musée des Beaux-arts de Limoges abrite cinq tableaux représentant des membres de la famille royale à l’époque de la Restauration, mais il est difficile de savoir à laquelle des deux séries il convient de les rattacher. Trois pourraient correspondre à la commande de 1826 : il s’agit de portraits de Louis XVIII, de la dauphine et du duc de Berry33. Les personnages y sont présentés en buste et de trois-quarts, par ailleurs la forme ovale et les dimensions similaires montrent bien que l’on a affaire à une série. À ce groupe
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Lettre de Mgr de Tournefort au roi, 25 août 1826, AD HV, 2J Q, 31. Lettre de Mgr de Tournefort au ministre des cultes, 29 décembre 1826, ibid. 31 Th. ZIMMER (dir.), L’État et l’art. L’enrichissement des bâtiments civils et militaires en Limousin, Limoges, 1999, p. 13-16, 141-144 et 164-166. 32 Ils sont conservés au musée des Beaux-arts de Limoges. 33 Musée des Beaux-arts, inv. P. 473 (portrait du duc de Berry), P. 473 (portrait de Louis XVIII), P. 475 (portrait de la dauphine). 30
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il convient de rajouter un portrait de Charles X, qui présente des caractères similaires. Fort de ce premier succès, l’évêque chercha à pousser son avantage en demandant un crédit exceptionnel pour acquérir un mobilier digne de ce lieu dont le décor venait d’être renouvelé34. Bien qu’appuyée par le préfet, cette requête n’est pas acceptée par le ministre des affaires ecclésiastiques35 : l’entrisme épiscopal avait trouvé sa limite. Ce décor semble subsister jusqu’en 1844 ou 1845 ; en effet, si les portraits figurent encore sur le récolement du mobilier de 1845, c’est avec la mention « ne sont plus en place », puis ils disparaissent complètement des inventaires à partir de 184636. Comment expliquer cette disparition, qui peut sembler tardive si l’on songe aux événements de 1830 ? Il ne semble pas que l’enlèvement des tableaux soit directement lié aux mutations politiques, mais plutôt à une transformation de l’architecture intérieure du lieu. Jusqu’en 1846, les murs étaient recouverts de papier peint, posé sur châssis de toile disposés au-dessus de boiseries, à hauteur d’appui ; ce dispositif, prévu dès l’origine du bâtiment, économisait la pause de lambris sur toute la hauteur des murs, mais présentait un grave inconvénient. Un simple appui sur la toile tendue pouvait provoquer la déchirure du papier peint, ce qui imposait de fréquentes restaurations que ne permettait pas toujours la modestie des crédits d’entretien. Pour pallier cet inconvénient, l’architecte Boullé37 propose, avant son départ pour Rennes, de 34
Le prélat justifie sa demande, à la fois par la dignité nécessaire à ce quasi-sanctuaire et la profondeur de sa fidélité monarchiste (lettre de Mgr de Tournefort au ministre des Cultes, 29 décembre 1826, AD VH, 2J Q, 31) : « Demander à votre excellence de loger la famille royale en Roi serait trop demander, et demander de la loger en bourgeois limousin vous paraîtra chose discrète, assurément, et digne d’être accueillie, lorsque vous saurez d’ailleurs que les cadres des portraits sont riches et d’une grande magnificence, et portent en haut Donné par le Roi à l’Évêché de Limoges. » 35
AD HV, 2 J 6 L 3. Ils figurent encore sur le récolement de 1845, mais ne sont plus mentionnés sur celui de 1846. 37 Vincent-Marie Boullé (1803, 1864), élève de l’École des Beaux-Arts (promotion 1824), est nommé architecte de la cathédrale de Limoges (1828-1838), puis du département de la HauteVienne à partir de 1835. De 1845 à 1856, il devient architecte de la ville de Rennes. Il est l’auteur du Palais de justice de Limoges. 36
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remplacer les châssis par des contre-cloisons de briques, travaux qu’exécutera son successeur Fayette. C’est donc à l’occasion de ces travaux que l’ensemble des portraits est retiré de la pièce. Par ailleurs, le successeur de Mgr de Tournefort, Mgr Buissas, est tout dévoué au gouvernement dont il sollicite assidûment les faveurs38. Dans ces conditions, il n’aurait pas été politiquement responsable de maintenir des effigies témoignant d’une époque dépassée. Le recentrage concordataire sera l’œuvre de Mgr Fruchaud, sous la supervision de l’architecte diocésain, Chabrol39, également en charge de l’achèvement de la cathédrale. Après de multiples et vaines tentatives, le 11 juin 1867 le ministre autorise les travaux pour un montant estimé à 19 437,81 Fr40, étalés sur les exercices 1867 et 1868. Bien que les sources soient muettes sur ce point, il est vraisemblable que le projet de décor ait été conçu par Chabrol, qui pouvait se recommander des travaux intérieurs réalisés au Palais Royal pour accueillir le prince Napoléon et la princesse Marie-Clotilde de Savoie. De même, il est probable que ce soit ce même Chabrol qui ait sollicité, pour l’exécution des 8 portraits d’évêques, le peintre Ernest Barthélemy Michel41, dont les œuvres font régulièrement l’objet d’acquisition par le service des Beaux-Arts. Quant au thème retenu, l’absence d’information oblige à se contenter de quelques hypothèses. Toutefois, avant d’analyser le décor tel qu’il a été réalisé, efforçons-nous d’imaginer les différentes solutions possibles.
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J. MAURAIN, op. cit., p. 293. Ancien élève de l’école des Beaux-arts, Pierre Prosper Chabrol (1812-1875) commença sa carrière d’architecte comme attaché au service d’architecture du Palais Royal. Il travaille à la reconstruction du Théâtre français et à la restauration des appartements du Palais-Royal. Architecte diocésain de Limoges depuis 1842, il est chargé de la restauration et de l’achèvement de la cathédrale et de l’évêché. 40 C’est une somme qui excède largement les crédits d’entretien récurrents, fixés annuellement entre 2 000 et 5 000 Fr, pour la période 1854-1869 (AD HV 3V 15). 41 Peintre d’histoire et de portait (Montpellier 1833-1902 Montpellier), Ernest Barthélemy Michel a été formé à l’Ecole des Beaux-arts ; second prix de Rome en 1856, puis premier en 1860, il expose au salon de 1859 à 1876 et finira par devenir conservateur du Musée et directeur de l’École des Beaux-arts de Montpellier. BENEZIT, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, 4e éd., 1999, t. 9, vo, « Michel (Ernest Barthélemy) », p. 584. 39
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Au moment où la question du choix se pose, dans les années 1866-1867, le Second Empire commence à connaître quelques revers au plan international et le retrait des troupes de Rome, en 1864, excite les critiques du parti ultramontain. Et même si Mgr Fruchaud n’est pas l’un des plus virulents, ses liens avec la papauté le poussent à ne pas manifester trop clairement une éventuelle adhésion au régime impérial, ce qui élimine le thème, jusqu’ici retenu, d’une galerie de portraits consacrés aux gouvernants de l’heure. Dans ces conditions, il était logique de recentrer la thématique sur l’Église, qui connaît à ce moment des bouleversements d’une certaine ampleur : mais que choisir ? Fondamentalement, l’évêque est favorable à Rome. À la suite de la promulgation de l’encyclique et du Syllabus de 1864, il envoie au pape une lettre dans laquelle il manifeste sa parfaite soumission au Saint-Siège et proteste énergiquement auprès du ministre des Cultes qui interdisait la publication de l’encyclique42. Toutefois sa profession de foi romaine n’est pas sans limites. Lors du concile de Vatican I, il fut tenté de participer à une réunion regroupant les évêques opposés à la définition de l’infaillibilité, Français et Allemands pour la plupart, mais le père Rouard de Card parvient à l’en dissuader43. Afficher trop clairement des sympathies ultramontaines risquait d’être dangereux, au moment où l’évêché a besoin de subsides gouvernementaux pour poursuivre l’achèvement de la cathédrale44. On se contentera donc d’une présence discrète, limitée aux armes de Pie IX, situées il est vrai à la place d’honneur, au sommet du panneau principal comportant cheminée et glace.
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Pour donner plus d’éclat à ses positions, Mgr Fruchaud communique ces deux textes à son clergé, en les accompagnant d’un commentaire définissant la conduite à tenir : J.-B. (abbé) RAULX, Encyclique et documents en français & en latin, deuxième partie, Paris, 1865, p. 232-242. 43 Abbé Fr. ARBELLOT, Biographie du P. Rouard de Card de l’ordre des Frères prêcheurs, Paris, 1879, p. 53. 44 Dans le commentaire accompagnant l’envoi aux prêtres du diocèse des lettres adressées au pape et au ministre des Cultes, Mgr Fruchaud affirme que « l’encyclique ne s’occupe que de grands principes et non des formes gouvernementales », et sur la nécessité pour tout catholique « de garder le respect et la soumission envers l’autorité temporelle et ses représentants à tous les degrés » : J.-B. (abbé) RAULX, op. cit., p. 240.
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Les circonstances conduisant à limiter le rappel de l’Église universelle, il était donc logique de se recentrer sur l’Église locale. À cet égard, la présence de saint Martial est quasi obligatoire. Cela, d’autant qu’après d’âpres luttes avec la congrégation des rites, il avait enfin obtenu la consécration apostolique, au grand mécontentement d’un certain nombre d’historiens, plus attachés à la raison et à la critique des sources, qu’à la vision romantique45. On remarquera que sur le tableau il porte le pallium, symbole de primatie archiépiscopal (fig. 3), rappelant les prétentions à l’antériorité affichées par l’Église de Limoges, aux dépens de ses consœurs d’Aquitaine. Mais, comme pour adoucire la puissance de la revendication, l’apôtre de l’Aquitaine est placé à contre-jour, entre les deux fenêtres donnant sur le jardin. En fin de compte, consacrer le décor du salon d’honneur à l’Église locale apparaît bien comme une solution logique. Logique encore, le fait de choisir des représentations épiscopales, mais dans la théorie des évêques limougeauds, plusieurs pouvaient prétendre à figurer dans ce Panthéon. Sans remonter à la période médiévale, le souvenir d’un Jean de Langeac méritait d’être rappelé : humaniste fastueux, introducteur de la Renaissance en Limousin, ambassadeur de François Ier à Venise ou en Écosse, il est également le commanditaire du superbe jubé qui, encore aujourd’hui, orne la cathédrale et qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, fait l’objet d’une redécouverte admirative. Mieux encore, les évêques réformateurs du XVIIe siècle, Lafayette ou Lascaris d’Urfé, auraient pu être honorés, en dignes pasteurs et restaurateurs de la vie ecclésiale, après presque deux siècles de déclin. Pourtant, le choix fut tout autre. Le nouveau dispositif prévoyait huit emplacements possibles. Comme nous l’avons vu, le panneau isolé entre les deux fenêtres fut consacré à saint Martial, premier évêque, fondateur de l’Église locale. Sur le panneau suivant, qui attire nécessairement les regards avec la présence conjointe d’une cheminée et d’une glace couronnée des armes de Pie IX, ont été placés les portraits de Mgr Duplessis d’Argentré (fig. 4) et de Mgr Du Bourg (fig. 5) : le premier est l’évêque constructeur du palais, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs le plan étalé 45
Sur le terrain idéologique, l’apostolicité renforce, ipso facto, le lien avec Rome d’où, selon la tradition, saint Pierre aurait envoyé Martial à Limoges.
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devant lui. Son parèdre est le premier évêque concordataire, nommé en 1802. La juxtaposition de ces deux portraits répond en premier lieu à une logique d’ordre chronologique, l’un succédant à l’autre ; mais on ne peut s’empêcher d’y voir, peut-être, une autre intention. En effet, lorsque Mgr Du Bourg a été placé sur le trône épiscopal, son prédécesseur accepta de répondre favorablement aux sollicitations conjointes de Rome et de Paris. Pour éviter que le diocèse de Limoges connaisse de graves troubles, il fit publier le 20 février 1802, des instructions adressées aux fidèles et aux clercs de Limoges46, par lesquelles il déclarait que le nouvel évêque étant légalement entré en fonctions, avec l’autorisation du pape, il retirait ses pouvoirs aux vicaires généraux que lui-même avait institués, laissant ainsi toute latitude à son successeur pour reconstruire l’Église qui lui avait été confiée. Autrement dit, ces deux portraits, placés aux places d’honneur sous l’égide des armes pontificales, honorent les prélats qui rendirent possible la mise en œuvre du concordat. Dès lors, la série de portraits épiscopaux de Limoges prend toute sa signification de manifeste concordataire. En effet, sont représentés tous les évêques concordataires qui occupèrent le siège limougeaud, jusqu’au renouvellement du décor réalisé en 1867-1868 : Mgr De Pin47, Mgr de Tournefort48, Mgr Buissas49 (fig. 6), Mgr Desprez50 (fig. 7), et Mgr Fruchaud51 (fig. 8). Fondée par saint Martial, reconstruite à partir de 1802 grâce à la sagesse de Mgr d’Argentré et à l’entregent de Mgr Du Bourg, l’Église de Limoges pouvait enfin vivre d’une vie nouvelle, dégagée du carcan gallican et aspirant à jouer tout son rôle dans une Église universelle, tout en nouant des relations apaisées 46 Dans un premier temps, il avait cosigné avec 37 autres évêques français, les remontrances adressées à Pie VII, mais il changea d’attitude devant les risques avérés de schisme. 47 Né à Castres Mgr de Pin n’occupa que peu de temps le siège de Limoges (1823-1824). Nommé en 1824 archevêque d’Amasie il est chargé d’administrer le diocèse de Lyon que le Cardinal Fesch avait abandonné, tout en conservant le titre d’archevêque de Lyon. 48 1824-1844. 49 1844-1856. 50 1857-1859. Ancien évêque de Saint-Denis de la Réunion, il réforme l’administration du diocèse et publie un nouveau rituel qui substitue la liturgie romaine aux usages gallicans ou limousins. En 1859, il reçoit à l’évêché le prince Jérôme, venu pour l’exposition régionale. Dans son discours, il affirme sa loyauté envers le régime et en profite pour demande des subsides pour les travaux de la cathédrale. Quelques semaines plus tard, il est promu à l’archevêché de Toulouse. 51 1859-1871.
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avec le gouvernement de la France. Tel semble être le message porté par cette galerie de portraits. Pascal TEXIER, Agrégé des facultés de droit Professeur d’histoire du droit Université de Limoges OMI- IAJ
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Fig. 1 : Salon d’honneur en 1905
Fig. 2 : Plan du rez-de-chaussée de l’ancien évêché de Limoges, plan original de Brousseau (AD HV, G 198)
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Fig. 3 : panneau sud, « Saint Martial », huile sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867.
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Fig. 4 : panneau ouest, « Mgr Duplessis d’Argentré », huile sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867.
Fig. 5 : panneau ouest, « Mgr Du Bourg », huile sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867
Fig. 6 : panneau nord, « Mgr De Pin », « Mgr De Tournefort », « Mgr Buissas », huiles sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867
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Fig. 7 : panneau est, « Mgr Desprez », huiles sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867
Fig. 8 : panneau est, « Mgr Fruchaud », huiles sur toile, Ernest Barthélemy Michel, c. 1867
NB : Les portraits ont été photographiés par l’auteur
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« La Révolution a pour monument… le vide » (Jules Michelet) Remarques sur l’iconoclasme révolutionnaire Introduction. La vérité lyrique L’histoire positiviste Ce cycle de conférences que propose le Centre d’Etudes Internationales sur la Romanité (CEIR) vise à expliciter ces relations que tisse la Révolution entre l’art et la politique. Si la Révolution met tout en branle, elle atteint, dans une même détermination émancipatrice, et l’art et la politique. Elle invente en quelque sorte un art de la politique qui prend à partie les hommes eux-mêmes, tirés de la monotonie des jours et comme entraînés par la force des choses, par une nécessité qu’ils redoutent ou qu’ils habillent de leur propre volontarisme exalté. Cette nécessité est même « le plus irréfragable des titres1 ». On ne démentira pas Joseph de Maistre, qui affirme dans ses Considérations sur la France que « la Révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent », à condition d’ajouter qu’elle les mène à une confrontation prodigieuse, à laquelle aucun d’entre eux, par-delà ses convictions intimes, ne saurait se soustraire. Tout le corps et tout l’esprit sont accaparés par ce drame qui ne laisse à personne aucun répit. Nous n’avons alors aucun mal à percevoir en creux la vocation naturelle de l’historien scrupuleux et intègre. Il lui faut mettre à distance l’événement, jeter un regard neuf sur cet objet que constitue une Révolution dépouillée de sa puissance mobilisatrice et de son actualité nécessaire. Sous l’emprise du positivisme universitaire qui triomphe dès la fin du XIXe siècle, la Révolution change de statut, pour devenir la matière d’un discours régi par une prétention scientifique. La méthode critique l’emporte désormais sur ces passions contagieuses qui prolongeaient indéfiniment la séquence inaugurale. L’année 1885 marque un tournant : le conseil municipal de Paris propose en effet de financer un cours sur la Révolution française. La 1
M. de ROBESPIERRE, « Sur les principes du gouvernement révolutionnaire. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (5 nivôse an II. 25 décembre 1793) », Discours et Rapports à la Convention, Union Générale d’Editions, 1965, p. 192.
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leçon d’ouverture est présentée l’année suivante par Alphonse Aulard, à la Faculté des lettres. En 1891, un décret ministériel transforme ce cours en chaire d’histoire de la Révolution française2. Son premier titulaire poursuivra ses activités jusqu’en 1922. C’est donc l’étude raisonnée qui est au programme, laquelle n’interdit nullement, il est vrai, les sympathies, mais celles-ci composent désormais avec l’esprit méthodique qui commande la multiplication des recherches archivistiques. On décrit la Révolution à l’Université, en réprimant dans la mesure du possible ses affinités militantes, mais on ne la fait plus. On laisse en tout cas à d’autres cette ambition plus ou moins légitime. On salue les grands ancêtres, à défaut de les suivre ou de se jeter à corps perdu dans leur entreprise. On statufie. Une cérémonie a lieu à Paris, place Henri Mondor, en 1891, où l’on dévoile ce monument d’Auguste Paris qui représente Danton, âme de la défense nationale. Pour vaincre les envahisseurs, « il nous faut de l’audace » : la fameuse formule, prononcée le 2 septembre 1792 devant les membres de l’Assemblée législative, est reprise sur le panneau. C’est l’hommage officiel de la ville pour le centenaire de la Révolution. On commémore tel ou tel anniversaire, avant que de retourner, d’un pas régulier, aux archives et dans les bibliothèques. C’est dire que la Révolution, pour aimable qu’elle soit, appartient au passé. Elle est l’affaire des professeurs, qui ont ce souci premier d’approfondir la connaissance des faits, de les rétablir dans une parfaite exactitude, de fixer méthodiquement l’ordre des enchaînements et des causalités, à l’abri de toutes ces extrapolations philosophiques devenues, en cette fin de siècle marquée par l’œcuménisme républicain, encombrantes. François Furet évoque le moment où s’opère cette espèce de disjonction dans le travail intellectuel, préalable à la formation d’une « histoire universitaire de la Révolution française ». L’histoire expulse la philosophie, cependant que la vie politique se voit sommée de céder aux avances honnêtes d’une Troisième République assagie, conservatrice, pour ne pas dire embourgeoisée. « La méthode positiviste a relégué ces histoires philosophiques au placard des choses dépassées, et elle dispense providentiellement son bénéficiaire de prendre part à leurs querelles, pour ne plaider que l’exactitude des faits. La critique des 2
C. WOLIKOW, « Centenaire dans le bicentenaire : 1891-1991. Aulard et la transformation du cours en chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne », Annales historiques de la Révolution française, Année 1991, Volume 286, no 1, p. 431-458.
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« La Révolution a pour monument… le vide. » sources s’est substituée à celle des hypothèses, comme si elle remplissait la même fonction. Du coup, l’historien n’a plus, en fait d’idées, que le credo politique du militant républicain fin de siècle : credo perçu comme allant de soi et qui enferme par défaut son œuvre historique dans un corset plus étroit que n’importe quelle interprétation explicite. La Révolution n’est que la première scène du drame dont l’épisode décisif est écrit près de cent ans plus tard par la victoire des républicains. Son histoire tient moins dans ce qu’elle est que dans ce qu’elle annonce : ainsi s’explique qu’elle réduise le phénomène révolutionnaire à la vie parlementaire et aux partis organisés. Faute de concepts, l’historien est happé par l’analogie rétrospective, d’où la Révolution sort aplatie, apprivoisée, domestiquée par la Troisième République3. »
La résurrection C’est le chemin à rebours que nous voulons emprunter, pour retrouver quelque chose du génie indompté de la Révolution qui est peut-être encore à l’œuvre dans les textes de l’un de ses historiens les plus emblématiques, à savoir Jules Michelet. Tel est « le but de l’histoire ». Tel est le mérite qu’il s’attribue « de l’avoir nommée d’un nom que personne n’avait dit. Thierry y voyait une narration et M. Guizot une analyse. Je l’ai nommée résurrection, et ce nom lui restera4 ». L’histoire est donc résurrection, nous dit Michelet. Mais ce n’est pas seulement la Révolution qui revit sous sa plume, c’est l’historien lui-même, chantre infatigable qui s’abandonne à elle. Transfiguré par la force de son « imagination créatrice5 », Michelet appartient à l’époque qu’il raconte et devient en quelque sorte un contemporain de cette Révolution en laquelle il lui faut encore espérer. Alfred Nettement fait un portrait sévère de cet historien savant vaincu par son propre idéalisme débridé. Certes, « les événements perdent chez lui cette froideur pour ainsi dire cadavériques qu’ils ont souvent chez les autres historiens », mais « il traite les faits en esclave et les livre, pieds et poings liés, à la tyrannie de ses idées ». Ce sont justement ces idées qui le transportent dans l’époque, à jamais irréductible à l’expression de sa matérialité positive. Tous les défauts de Michelet s’accusent, au moment où il s’éprend de la Révolution. « Parmi ces défauts, il faut compter l’introduction du lyrisme 3 F. FURET, « Histoire universitaire de la Révolution », dans F. FURET, M. OZOUF, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 2007, p. 124. 4 J. MICHELET, Le peuple, Paris, 1846, p. 37. 5 Ces mots sont de Taine. Voir H. TAINE, « M. Michelet », Essais de critique et d’histoire, Paris, Hachette, 1858, p. 323.
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dans l’histoire. Les élans lyriques, qui amènent quelquefois de beaux mouvements, entretiennent, en revanche, l’esprit de l’auteur dans une exaltation fébrile peu favorable à la recherche de la vérité historique et peu conforme à la gravité de ce genre littéraire. L’historien doit raconter les destinées de l’humanité et non les chanter6. » Michelet chante la Révolution, au point de s’inoculer à lui-même cette fièvre qui était celle des hommes qui s’y frottèrent. « Il est complètement séduit, dominé, fasciné par la Révolution française. Il a renoncé au bénéfice de son âge, qui l’a fait naître loin de ce temps, hors de ces passions ; il s’y jette, il s’y mêle, il a vécu dans ces années fiévreuses, il y vit encore, il épouse les défiances, les illusions, les terreurs vagues, les colères aveugles, les fureurs indicibles qui ont tourmenté cette génération et ont enfanté tant de fautes, de malheurs et de crimes. » Dans ce livre, on ne trouve « certainement pas la vérité historique », mais on trouve « une espèce de résurrection du drame révolutionnaire avec les passions, les idées, les préventions qui agitèrent, dans cette époque, le chœur de cette effroyable tragédie7 ». On peut certes s’en désoler, mais aussi voir en Michelet une sorte de barde inspiré restituant à son public ou à ses lecteurs quelque trait d’une puissance d’enchantement qui est bien celle à laquelle sacrifie cette multitude remuée par l’énergie que libère la Révolution. Et la prose de Michelet, débarrassée du fardeau de la scientificité, prend une résonance profonde. Michelet, sûr d’exercer sa « domination charmante8 », tire de la confusion inextricable des attitudes et des aspirations que charrie l’époque une vérité sans doute inaccessible au commun de ces historiens froidement méthodiques. Prenons-le au mot. Retenons cette étrange formule qui est dans la Préface de 1847 : « la Révolution a pour monument… le vide… » C’est sur cette formule péremptoire que se concentrera l’attention et c’est elle qui orientera le propos de cette conférence. Dans un article écrit en février 1855, Hippolyte Taine fera ce reproche presque bienveillant à l’auteur de l’Histoire de France. « M. Michelet a laissé grandir en lui l’imagination poétique. Elle a couvert ou étouffé les autres facultés qui d’abord s’étaient développées de concert avec elle. Son histoire a 6
A. NETTEMENT, Histoire de la littérature française sous le Gouvernement de Juillet, Tome Second, Paris, Lyon, 1876, p. 410-411. 7 Ibid., p.464. 8 H. TAINE, « M. Michelet », op. cit., p. 312.
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toutes les qualités de l’inspiration : mouvement, grâce, esprit, couleur, passion, éloquence ; elle n’a point celles de la science : clarté, justesse, certitude, mesure, autorité. Elle est admirable et incomplète ; elle séduit et ne convainc pas. Peut-être, dans cinquante ans, quand on voudra la définir, on dira qu’elle est l’épopée lyrique de la France ». Ne faut-il pas alors se risquer à dire que cette formule, « la Révolution a pour monument… le vide… », fait retentir une vérité ? Précision : une vérité qui n’est pas une vérité historique. Elle est davantage. C’est une vérité lyrique qui invite pour le moins à scruter les profondeurs insondables de la notion de monumentalité. Aussi cet exposé se propose-t-il d’explorer, dans l’ombre d’un Michelet débordant de sève poétique, ce parti pris anti-monumental qu’affiche la Révolution. Peut-être pourrons-nous alors, à coup d’hypothèses heuristiques, discerner les lignes de force d’une intelligence politique de la monumentalité. Préliminaire. Le parti pris anti-monumental de la Révolution Dans cette préface de 1847 à l’Histoire de la Révolution française, Michelet se confie et se livre à un étonnant exercice d’introspection. Il rentre en lui. Il interroge sur son enseignement et son histoire et finit, à la faveur de ce dialogue intérieur, par se rendre à l’évidence. « La Révolution est en nous, dans nos âmes ; au-dehors, elle n’a point de monument ». Michelet, tout à sa pensée qui retourne en lui, se pénètre du « vivant esprit de la France ». Cet esprit, c’est en lui qu’il le saisit. « Tu vis ! » s’exclame-t-il. « Je le sens, chaque fois qu’à cette époque de l’année, mon enseignement me lasse, et le travail pèse, et la saison s’alourdit… Alors je vais au Champ-de-Mars, je m’assieds sur l’herbe séchée, je respire le grand souffle qui court sur la plaine aride ». Et l’historien d’ajouter : « Le Champ-de-Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution ». Sans éprouver le besoin d’expliciter le sens de ses méditations, Michelet ne peut qu’associer cet espace aux grandes réjouissances patriotiques. C’est à la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 qu’il songe vraisemblablement, démonstration éclatante de l’unanimité des Français. Ils s’érigent, en ce jour anniversaire de la prise de la Bastille, en acteurs à part entière d’une Révolution bardée d’un avenir qui, d’ores et déjà, et en dépit de son indétermination, les comble de fierté, de bonheur, d’enthousiasme. Dans ces
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rassemblements, tout s’efface. Les vieilles différences de lieux et de races disparaissent, au profit d’une force qui est celle de l’amour. La France, en cette lumière de juillet, se marie avec elle-même. Elle se découvre dans l’élan irrépressible d’un retour à la nature. C’est cette espèce de spontanéité qui enchante Michelet. La fête est le moment d’une dramatisation heureuse par laquelle chacun se dépouille de ses origines, de ses marques distinctives, de ses particularismes culturels et géographiques. Il s’agit alors pour la multitude rassemblée de renouer avec cette nature humaine institutrice d’une sociabilité qui, en la circonstance, se donne libre cours, à l’enseigne de la Patrie qui a, au beau milieu de cette vaste plaine, son autel. Ici, Michelet s’exprime par antiphrase. Le Champ-de-Mars est le contraire d’un monument. Il constitue plutôt le centre de « l’universelle église », celle dématérialisée en laquelle se regroupent les « croyants de l’avenir9 », tous ces gens qui se libèrent des pesanteurs de l’héritage identifié à l’Antiquité, aux habitudes, aux vieilles choses connues, aux symboles vénérés. Ce que la fédération générale expose au regard, c’est un symbole vivant. Et « ce symbole pour l’homme, c’est l’homme10 », rendu à lui-même. L’homme retrouve la nature, embrasse la patrie, s’unit par un élan du cœur à l’humanité, au moment où disparaissent toutes les divisions qui jadis gouvernaient l’existence. Mais cette « Révolution miraculeuse11 » dont le ressort est le « pur amour de l’unité » n’est-elle pas un « rêve12 » ? Cette résistance bien réelle qu’oppose l’Ancienne France ornée de ces monuments qui enchaînent les populations aux ténèbres du passé, peut-elle être vaincue sans effort ? L’unité résulte d’une projection dans cet avenir qu’il convient d’abord de vider de ce contenu que lui réserve la coupable fidélité au trône et à l’autel. Aussi la régénération de l’homme ne saurait être spontanément acquise. Elle passe par cette « épreuve redoutable de l’expérience historique13 ». Il importe de rompre le cycle de la répétition en lequel s’ordonnent les travaux et les jours. « Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été 9
J. MICHELET, Histoire de la Révolution française, I, Bouquins, Paris, Robert Laffont « Bouquins », 1979, p. 331. 10 Ibid., p. 327. 11 M. OZOUF, L’homme régénéré, Paris, Gallimard, 1989, p. 149. 12 J. MICHELET, op. cit., p. 326. 13 M. OZOUF, op. cit., p. 153.
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jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais14. » La monumentalité offre un mode d’expression à cette violence qui préside au changement révolutionnaire. A la tentation iconoclaste de tout détruire se joint cependant, non sans paradoxe, cette volonté d’instruire le procès des Vandales, sorte de rejetons providentiels d’une Révolution qui ne peut que s’effrayer du spectacle de son propre nihilisme. I.
La fureur iconoclaste A. L’hostilité révolutionnaire
Cet arrachement au passé immémorial ne saurait être simplement une exigence de l’esprit conçue par quelque philosophe éclairé. Il importe de lui donner une matérialité et ce sont justement les monuments, ensemble des objets qui attestent cette réalité d’une appartenance à l’ancien monde, à tout le moins son existence, qui sont mis à contribution. L’effort pour introduire une rupture dans l’histoire se déploie ainsi sur cet espace délimité par ces ouvrages d’architecture ou de sculpture qui sont autant de signes tangibles d’une permanence, d’une immobilité, par extrapolation d’une intelligence avec l’ennemi devenue moralement inacceptable. Tocqueville dira de la Révolution française qu’elle n’a pas de « territoire propre ». Elle prétend former, « audessus de toutes les nationalités particulières une patrie intellectuelle commune15 » dont les hommes de toutes les nations seraient citoyens. Cette profession d’universalisme ne supprime nullement cette nécessité d’affronter l’Ancien Régime, irréductible à une production quelconque de l’intellect. Il s’agit d’abord de se projeter sur un théâtre d’opérations, un theatrum belli. La France s’identifie au « théâtre d’une lutte redoutable16 » à laquelle prennent part les hommes de la Révolution, avides de combattre et d’anéantir les amis de la tyrannie. L’idée de passage d’une époque à l’autre que fait valoir la rhétorique révolutionnaire s’intègre dans cette logique de spatialisation que requiert la mobilisation même, manifestation probante d’une politisation des forces de
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A. de TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Flammarion, 1988, p. 87. Ibid., p. 105-106. 16 M. de ROBESPIERRE, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 pluviôse an II. 5 février 1794) », op. cit., p. 221. 15
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conviction du siècle des Lumières et des idéaux sublimes que renferme la philosophie17. Nous voyons se dessiner quelques-uns des traits essentiels de cette hostilité proprement révolutionnaire. Premier point : la Révolution, qui tend à établir la République, se doit de consommer une rupture définitive avec le passé, c’est-àdire d’accréditer l’idée d’un passage de l’Ancien Régime – l’expression circule dès 178918 –, à un monde dans lequel la politique sera en mesure, à la faveur d’une régénération plus ou moins aisée à mettre en œuvre19, de « tenir les promesses de la philosophie20 ». Aux dires d’un Saint-Just, ce que signifie le gouvernement révolutionnaire, c’est le « passage du mal au bien, de la corruption à la probité, des mauvaises maximes aux bonnes21 ». Robespierre lui fait écho, qui assène cette vérité : « La Révolution n’est que le passage du règne du crime à celui de la justice22. » Précisons cependant que ce passage, loin d’être la rêverie d’un promeneur solitaire, prend ses marques dans la politique. Il résulte d’une violence qui est constitutive de l’exception fondatrice. Le pur langage de l’abstraction normative, les vains mots « dont on nous amuse23 », les « phrases de rhéteurs24 », sont rejetés : il faut leur préférer une logomachie et des mots d’ordre susceptibles d’entraîner les masses dans la voie de l’émancipation universelle. Une simple Déclaration, en l’occurrence celle des 17
La politique, le droit, sont d’abord « unité d’ordre et de localisation ». Cette politisation inhérente au mouvement que crée la Révolution des pouvoirs repousse au loin cette patrie intellectuelle, trop inconsistante pour des masses qui entendent effectivement prendre pied dans cette réalité tangible que déterminent les rapports de forces. Voir C. SCHMITT, « Le droit comme unité d’ordre et de localisation », Le Nomos de la terre, Paris, PUF « Léviathan », 2001, p. 47-55. 18 O. CHRISTIN, « Ancien Régime. Pour une approche comparatiste du vocabulaire historiographique », Mots. Les langages du politique, 87, 2008, p. 13-26. 19 Cette régénération est alternativement « tâche » et « grâce ». Voir M. OZOUF, op. cit., p. 141. 20 M. DE ROBESPIERRE, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la Convention. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 pluviôse an II. 5 février 1794) », op. cit., p. 213. 21 A.-L. de SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur la police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des factions présenté à la Convention nationale le 26 germinal an II (15 avril 1794) », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 747. 22 M. DE ROBESPIERRE, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 floréal an II. 7 mai 1794) », op. cit., p. 253. 23 M. DE ROBESPIERRE, Sur le jugement de Louis XVI, 3 décembre 1792. 24 M. DE ROBESPIERRE, « Dernier discours de Robespierre (8 thermidor an II, 26 juillet 1794), op. cit., p. 294.
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droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne peut combler l’âme révolutionnaire. Ce qui compte, c’est de produire l’évidence d’une confrontation à laquelle rien ni personne ne pourra se soustraire. Aussi cette idée de passage inscrite au registre du développement temporel, si difficile à concevoir en elle-même, se double-t-elle immédiatement d’une volonté de reconsidérer les rapports du pouvoir et du territoire. Le décret du 22 décembre 1789 relève déjà de cette problématique de la territorialisation des idéaux révolutionnaires, tenus d’affirmer leur pleine efficacité transformatrice des conditions d’exercice de la souveraineté. L’Assemblée nationale constituante impose fort opportunément la division de la France en départements. Ces derniers sont désignés par des noms qui font référence à des données naturelles, géographiques et hydrographiques25. Les provinces, par extension toutes les confusions qui découlent de l’organisation administrative du royaume, les dénominations issues des temps féodaux, toutes ces modalités d’identification des populations à un territoire historiquement défini appartiennent désormais à l’ancien monde26. Il faut s’en convaincre, au fil d’une radicalisation qui procède d’une actualisation toujours plus intense de l’hostilité révolutionnaire : la Révolution a lieu. Elle a un lieu, au sens géographique du terme, et cet enthousiasme communicatif, toujours près de se changer en violence, suffit à prouver qu’elle n’est pas une construction chimérique, un rêve ou une illusion. C’est donc le deuxième point caractéristique de la Révolution : elle recommande un passage qui est avant tout passage à l’acte, par lequel les protagonistes s’assurent collectivement, dans leur entreprise même, d’une matérialité positive. Ils confèrent un ancrage à leurs aspirations émancipatrices qui orientent désormais la vie publique et l’ouvrent aux joies et aux souffrances que procure la participation effective à l’événement fondateur. L’ivresse destructrice répond à ce désir de donner un caractère irréversible au processus en cours. Le troisième aspect du phénomène révolutionnaire laisse entrevoir l’emprise du moralisme des Lumières sur la conscience. Ce bellicisme des hommes de la Révolution qui opposent l’Ancien Régime à la France régénérée 25
M.-V. OZOUF-MARIGNIER, La formation des départements. La représentation du territoire français à la fin du XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 1989. 26 Michelet évoque l’abolition de la noblesse héréditaire par le décret du 19 juin 1790. Il en résulte notamment « l’abandon des noms de terre », et le retour à des noms de famille « presque oubliés ». La Révolution lave ainsi le territoire national de cette espèce de souillure que constitue le féodalisme, obstacle à l’affirmation des droits de l’homme et du citoyen. Voir J. MICHELET, op. cit., p. 336.
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tire sa justification fondamentale d’un « projet d’union entre la Morale et la Politique ». Ce sont ces termes qu’utilise le baron d’Holbach qui, dans un ouvrage publié en 1776, plaide en faveur d’une « Ethocratie ». Il précise sa pensée : « La réunion si désirable de la Politique et de la Morale peut seule opérer la réforme des mœurs, qu’une philosophie dénuée de pouvoir tenterait vainement. Que peuvent en effet les conseils stériles de la raison, toujours tristes pour des êtres endurcis, corrompus, dissipés ? Que peuvent de vaines exhortations contre des préjugés enracinés, contre des passions fougueuses, contre des penchants funestes fortifiés par l’habitude27 ? » Robespierre se fait affirmatif et péremptoire : « Tout doit changer dans l’ordre moral et politique28. » Il s’ensuit une remise en cause du concept de guerre non discriminatoire et paritaire. Ne faut-il pas en effet s’interdire d’accorder aux ennemis de la Révolution, aux simples suspects, à tous ceux innombrables que l’on désigne comme tels, un droit à l’existence ? N’est-il pas moralement condamnable de les ranger sous cette catégorie des « droits ennemis29 » ou ennemis justes (justi hostes), au sens du Jus publicum Europaeum ? Le contexte de la radicalisation révolutionnaire implique la promotion d’un concept d’hostilité qui invalide ce principe d’une aequalitas des hostes belligérants, que l’Europe des États souverains territoriaux issue des traités de Westphalie de 1648 avait adopté. L’unité que célèbre la Révolution n’est pas réconciliation ou compromis avec l’Ancien Régime, mais le produit de sa relégation dans une époque si possible totalement révolue. En ce monde refait à neuf ne se lient que des citoyens animés par la vertu républicaine. Ce sont des hommes épris des valeurs de liberté, d’égalité et de justice. Leur régénération même leur procure les ressources suffisantes pour se régénérer encore. Au bout du compte, il faut espérer en une Révolution qui, dans son radicalisme absolu, s’emploie à éliminer tout ce qui lui est opposé. Ses adversaires les plus résolus, ceux qui avancent masqués, la multitude des conspirateurs cachés, n’ont évidemment pas leur place dans cette cité nouvelle qu’elle prétend tirer d’elle-même, au terme d’une mobilisation à la fois éprouvante et héroïque. Une telle exigence éthocratique s’accorde avec cette violence que déchaîne la Révolution, qui 27
Baron D’HOLBACH, Ethocratie ou Le Gouvernement fondé sur la morale, Amsterdam, 1776. M. de ROBESPIERRE, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 floréal an II. 7 mai 1794) », op. cit., p. 247. 29 J. BODIN, Les Six Livres de la République, Paris, Librairie Générale Française, 1993, p. 58. 28
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prend tout naturellement un tour iconoclaste. Autrement dit, la dégradation des monuments, leur destruction, reproduit quelque chose d’une dégradation morale de tous ces gens qui sont, à un titre ou au un autre, la figure d’un passé honni et les ennemis d’une Révolution à laquelle ne s’attachent que des êtres purs, intransigeants, incorruptibles30, chaque jour un peu plus pénétrés de la nécessité impérieuse de les anéantir. B. Le discours officiel L’iconoclasme révolutionnaire n’est pas seulement le fait de ces débordements imputables à une espèce d’« anarchie spontanée31 ». Il importe de lui donner un caractère officiel, de l’articuler à un principe supérieur, de produire un raisonnement systématique, d’affirmer ainsi une certaine unité d’action et de direction par-delà les effusions bruyantes que font entendre les masses mobilisées. La destruction doit aller de pair avec la régénération. Elle n’a pas sa finalité en elle-même, mais participe d’un temps de transition ou d’une épreuve au terme de laquelle l’homme, régénéré, jouira de tous les droits de la nature. Si le cours tumultueux de la Révolution s’ordonne à une nécessité, c’est qu’il y a d’abord nécessité pour l’esprit d’associer tous les efforts et les sacrifices qu’elle impose à un lendemain radieux. Une Révolution sans lendemain n’est jamais qu’une contradiction dans les termes. Car pareille Révolution ne débouche sur rien. Elle n’a pas lieu. Elle n’a pas de réalité. Pour vaincre cette angoisse du statu quo, il convient d’organiser ce travail des forces qui commandent l’émancipation. Aussi les gestes iconoclastes, pour autant qu’ils manifestent une « conscience publique32 », ne sauraient être purement improvisés. En ces circonstances exceptionnelles que crée la dramatisation, rien n’est laissé au hasard. La violence exercée à l’encontre des monuments doit être réglée par cette nécessité que renferme la Révolution qui, en vertu de cette rupture inaugurale qu’elle introduit dans l’histoire, s’assure de faire époque. Le passage à l’acte par lequel s’opère le passage d’un monde à l’autre obéit à des considérations éthocratiques que les débats au sein des assemblées 30
C’est Robespierre qui incarne le mieux cet archétype de l’« incorruptible » que met en scène la Révolution qui est moins une période de l’histoire qu’une quête interminable. 31 H. TAINE, Les Origines…, op. cit., p. 315-389. 32 A.-L. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur la police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des factions présenté à la Convention nationale le 26 germinal an II (15 avril 1794) », op. cit., p. 750.
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s’efforcent de tirer au clair, dans la perspective d’une production normative exprimant ce désir de prendre possession d’un avenir opposable en tous points à l’Ancien Régime. L’iconoclasme révolutionnaire a ceci de particulier qu’il excède le plan du spontanéisme anarchique pour donner matière à débat, et ce « débat prend comme un feu33 » le 19 juin 1790. En ce jour, l’Assemblée nationale reçoit une délégation d’étrangers, qui seront associés à cette fête de la Fédération dont elle vient d’ordonner les préparatifs. L’enthousiasme est à son comble. On veut croire en l’exemplarité de la France qui s’honore d’admettre à la fête civique les membres de ce comité. Porté par l’émotion, Alexandre de Lameth, qui a à l’esprit le monument élevé à Louis XIV, place des Victoires, et les quatre esclaves placés aux angles du piédestal, formule une proposition. Elle sonne comme une menace sur l’intégrité du patrimoine artistique. De manière fautive et polémique, le député identifie ces esclaves aux provinces annexées à la suite de la guerre de Hollande, à laquelle met fin le traité de Nimègue du 10 août 1678. Lameth veut convaincre. Il ne recule pas devant la « falsification34 ». Force est de constater que cet ensemble monumental de la Place des Victoires, réalisé par le sculpteur Martin Desjardins, donne prise à bien des jugements infondés : il échappe à sa signification originaire, pour devenir le point de fixation de ressentiments diffus et d’accusations. Voltaire ne manque pas de s’étonner de toutes ces extrapolations malveillantes dirigées, au bout du compte, contre le Roi. Il retrace ainsi l’histoire de ce monument, sans bien sûr imaginer le débat dont il sera le prétexte en 1790, sans rien savoir du sort que les hommes de la Révolution lui réserveront. « On a accusé Louis XIV d’un orgueil insupportable, parce que la base de la statue, à la place des Victoires, est entourée d’esclaves enchaînés. Mais ce n’est point lui qui fit ériger cette statue ». Elle est « le monument de la grandeur d’âme et de la reconnaissance du premier maréchal de La Feuillade pour son souverain. Il y dépensa cinq cent mille livres, qui font près d’un million aujourd’hui ; et la ville en ajouta autant pour rendre la place régulière. Il paraît qu’on a eu également tort d’imputer à Louis XIV le faste de cette statue, et de ne voir que de la vanité et de la flatterie dans la magnanimité du maréchal. On ne parlait que de ces quatre esclaves ; 33
E. POMMIER, L’art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991, p. 28. 34 Ibid., p. 30.
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mais ils figurent des vices domptés, aussi bien que des nations vaincues ; le duel aboli, l’hérésie détruite ; les inscriptions le témoignent assez. Elles célèbrent aussi la jonction des mers, la paix de Nimègue ; elles parlent de bienfaits plus que d’exploits guerriers ». Cet ensemble de Desjardins ne présente guère d’originalité de conception. En effet, « c’est un ancien usage des sculpteurs de mettre des esclaves aux pieds des statues des rois. Il vaudrait mieux y représenter des citoyens libres et heureux ; mais enfin, on voit des esclaves aux pieds du clément Henri IV et de Louis XIII, à Paris ; on en voit à Livourne sous la statue de Ferdinand de Médicis, qui n’enchaîna assurément aucune nation ; on en voit à Berlin sous la statue d’un électeur qui repoussa les Suédois, mais qui ne fit point de conquêtes ». Mais c’est encore sur le Grand Roi que se concentrent les critiques. « Les voisins de la France, et les Français eux-mêmes, ont rendu très injustement Louis XIV responsable de cet usage. L’inscription Viro immortali, A l’homme immortel, a été traitée d’idolâtrie, comme si ce mot signifiait autre chose que l’immortalité de sa gloire35 ». Le destin de cette statue de la Place des Victoires est révélateur de la difficulté à fixer le sens des symboles et des allégories retenus par l’artiste ou le commanditaire. La représentation figurative fait appel au jugement de la postérité, qui en l’occurrence introduit une distanciation critique. À son corps défendant, le Grand Roi, ainsi statufié, s’expose à toutes les méprises. Vers cet ouvrage de Desjardins, initialement conçu pour glorifier le Souverain, convergent des regards de dédain et d’indignation. La question de l’évaluation purement artistique de l’ensemble devient secondaire, dans un contexte favorable à l’amplification polémique. Alexandre de Lameth se plaît à voir dans l’un des esclaves enchaînés la représentation allégorique de cette province de Franche-Comté intégrée au royaume. Ces Francs-Comtois sont des Français. La confrontation avec un passé douloureux risquerait fort de les accabler, au moment où la nation 35
Œuvres de Voltaire avec préfaces, avertissements, notes, etc. par M. BEUCHOT, Tome XX, « Siècle de Louis XIV, Tome II », Paris, 1830, p. 233-235. Cette inscription, « A l’homme immortel » heurtera les cercles dévots de la cour. C’est à elle peut-être que pense Louis XIV, qui, au moment de rendre l’âme, s’adresse ainsi à ces deux garçons qui sont au pied de son lit : « Pourquoi pleurez-vous ? Est-ce que vous m’avez cru immortel ? Pour moi, je n’ai point cru l’être, et vous avez dû, dans l’âge où je suis, vous préparer à me perdre ». Voir « Année 1715 », Journal du marquis de DANGEAU publié en entier pour la première fois par MM. Eud. SOULIE et L. DUSSIEUX, Tome Quinzième, 1713-1715, Paris, 1858, p.114.
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euphorique célébrera son unité. À l’approche du grand rassemblement prévu au Champ-de-Mars, on ne peut plus tergiverser et Lameth, dans un climat d’excitation générale, lance un appel à la destruction. Ne faut-il pas abattre « les monuments du despotisme et de l’esclavage » qui sont une offense à tous les députés de ces généreuses provinces, à tous les citoyens qui se rendront bientôt dans la capitale, en somme à tous les hommes libres ? « Je fais la motion expresse qu’on ne laisse subsister aucun monument d’esclavage ; qu’il n’en soit désormais élevé que dans la vue d’honorer des actions utiles à l’humanité, et qui rappellent les principaux événements de notre heureuse révolution ; que l’Assemblée nationale décrète, par respect pour la liberté et pour les nations étrangères, que tous les symboles de la servitude, et ces inscriptions orgueilleuses qui entourent les monuments publics, notamment celui de la place des Victoires, soient détruits avant le 14 juillet36. » Des applaudissements presque unanimes saluent ce discours. Lors de cette séance du 19 juin 1790, deux décrets sont ainsi adoptés : le premier abolit la noblesse héréditaire ; le second décret, qui reprend la proposition de Lameth, est bien plus qu’un texte de circonstance. Il fixe un prisme langagier à travers lequel se conçoit l’exigence d’une appropriation révolutionnaire des œuvres d’art. « L’Assemblée nationale, considérant qu’à l’approche du grand jour qui va réunir les citoyens de toutes les parties de la France pour la fédération générale, il importe à la gloire de la nation de ne laisser subsister aucun monument qui rappelle les idées d’esclavage, offensantes pour les provinces réunies au royaume ; qu’il est de la dignité d’un peuple libre de ne consacrer que des actions qu’il ait lui-même jugées et reconnues grandes et utiles, a décrété et décrète que les quatre figures enchaînées au pied de la statue de Louis XIV, à la place des Victoires, seront enlevées avant le 14 juillet prochain37. » La portée du décret va au-delà de ce cas particulier que constitue cet ensemble monumental formé par la statue pédestre du roi et ces captifs qui l’encadrent. L’Assemblée admet tout d’abord l’existence d’un « despotisme dans l’ordre artistique ». Elle reconnaît que « ce
36 Voir Choix de rapports, opinions et discours prononcés à la Tribune nationale depuis 1789 jusqu’à ce jour ; recueillis dans un ordre chronologique et historique, Tome II, Année 1790, Paris, 1818, p. 114. 37 Ibid., p. 123. La figure pédestre en bronze du roi couronné par la Victoire sera abattue au lendemain du 10 août 1792. Quant aux éléments décoratifs du socle, ils sont aujourd’hui exposés dans la cour Puget du Louvre. Voir I. DUBOIS, A. GADY, H. ZIEGLER, Place des Victoires. Histoire, architecture, société, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2004.
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despotisme a ses monuments38 » qui sont en tant que tels une offense faite à la nation régénérée, en dépit de leur valeur éventuelle du point de vue de l’art39. L’œuvre d’art est soumise à un critère d’appréciation qui découle de cette exclusivité réservée aux préoccupations éthocratiques : il s’agit en l’occurrence d’affirmer sans nuances la dignité d’un peuple libre. L’histoire de l’art40, encore balbutiante sous l’Ancien Régime, n’a donc aucun statut à revendiquer pour elle-même, qui la mettrait à l’abri ou à distance de ce mouvement révolutionnaire41. Elle est en quelque sorte annexée à une histoire politique, désormais totalement investie par cet enthousiasme patriotique qui commande ce passage d’une époque à l’autre. Enfin, il nous faut souligner le caractère généralisable de la prescription posée par le décret. L’Assemblée crée une catégorie à laquelle se rapportent les monuments qui rappellent « les idées d’esclavage » : aucun de ces monuments ne doit subsister. Dans le radicalisme de son exigence émancipatrice, la Révolution est susceptible de désigner sous cette catégorie par hypothèse extensive un nombre croissant de réalisations monumentales, comme justement elle ne cesse de multiplier les « suspects »42 et
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E. POMMIER, op. cit., p. 37. Lameth formule pourtant cette recommandation : « Respectons les monuments des arts ». Il ajoute : « mais abattons ceux du despotisme et de l’esclavage ». Journal de Paris, no 171, 21 juin 1790, p. 693. Il reste bien sûr à tracer la ligne de démarcation. 40 Winckelmann (1717-1768) impulse cependant une réflexion qui jette les premiers jalons de ce qu’il faut appeler l’histoire de l’art. Il est même regardé par les érudits français et italiens de la fin du XVIIIe siècle comme l’inventeur de l’histoire de l’art. Figure du néoclassicisme, Winckelmann n’hésite pas à établir une relation entre la nature du régime politique et la réalisation d’un idéal de perfection artistique. La Grèce de l’époque classique qui a sa faveur est également celle où s’épanouit la démocratie, qui concourt ainsi aux progrès des arts et de la civilisation. Ces idées circuleront sous la Révolution et l’Empire, période marquée par la promotion d’un art officiel qui consacrera le néoclassicisme. E. POMMIER, « Winckelmann : l’art, la norme et l’histoire », Revue germanique internationale 2, 1994, p.11-28. 41 L’abbé Maury, qui intervient lors de ce débat, s’attache à tempérer le zèle iconoclaste en faisant valoir cet argument de la contextualisation historique. Il ne faut pas selon lui toucher à la statue de Louis XIV. C’est un document sur lequel peut s’appuyer la philosophie « pour montrer à la postérité comment on flattait les rois ». L’attention se porte ainsi sur « la différence qu’il y a du dix-septième au dix-huitième siècle ». Le propos ouvre la voie d’une compréhension historique de l’œuvre, dépouillée de sa puissance d’actualisation de préjugés ou d’un despotisme d’Ancien Régime que la Révolution ne peut tolérer. Grégoire admettra que certains monuments, « sans avoir le cachet du génie, sont précieux pour l’histoire de l’art ». H. GREGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer, 14 fructidor an II (31 août 1794). 42 La loi des suspects du 17 septembre 1793 recommande ainsi l’arrestation de ceux qui « n’ayant rien fait contre la Liberté, n’ont rien fait pour elle ». 39
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ses propres « ennemis43 » qui, personne n’en peut douter, se font chaque jour plus menaçants. L’iconoclasme révolutionnaire est pris en charge par cette « culture politique de la généralité44 » qui lui ouvre un espace quasiment infini. Le soulèvement populaire du 10 août 1792 qui débouche sur la chute de la royauté relance le débat sur le traitement révolutionnaire de la monumentalité. La proscription du passé sous toutes ses formes est à l’ordre du jour45. Il serait fastidieux de faire ici l’inventaire de ces destructions effectives ou simplement projetées46. La violence iconoclaste frappe les résidences royales, les statues et les effigies royales. Dans cette perspective d’élargissement continuel que trace la dynamique de radicalisation, sont également visés, par des décrets de la Convention, les armoiries et les emblèmes de royauté. Le patrimoine religieux n’est pas épargné. Il s’agit de défaire l’alliance immémoriale du trône et de l’autel pour tirer au jour cette République réunissant en son sein des hommes libres et égaux en droits. Quant à la féodalité, il faut en effacer tous les signes qui sont autant d’attaches et d’entraves à l’affirmation de l’humanité régénérée. Bref, c’est l’ancienne France en ses diverses figurations qui comparaît devant ce tribunal que dresse la Révolution, soucieuse de produire un discours officiel afin de diriger la main de ces démolisseurs, citoyens à part entière, et de les doter d’une véritable conscience publique. Paradoxalement, ce procès de 43
Le décret, voté par la Convention le 10 juin 1794 (22 prairial an II), vise les « ennemis du peuple », dont la définition peut s’appliquer de manière extensive. Ce texte autorise certes un renforcement de la Terreur, mais il est d’abord le signe d’une conception nouvelle du « droit et de la justice, réservés désormais aux seuls patriotes ». La conséquence, c’est que « toute opposition, non seulement en action, mais en paroles et même en pensée, devient (…) un crime, qui n’a pas à être jugé, mais seulement puni ». M. EUDE, « La loi de prairial », Annales historiques de la Révolution française, Année 1983, Volume 254, no 1, p. 548. 44 P. ROSANVALLON, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 13. 45 Citons le décret du 14 août 1792 voté par l’Assemblée législative : « L’Assemblée nationale, considérant que les principes sacrés de la Liberté et de l’Egalité ne permettent point de laisser plus longtemps sous les yeux du peuple français les monuments élevés à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie ; considérant que le bronze de ces monuments, converti en canons, servira utilement à la défense de la Patrie, décrète : Article premier : Toutes les statues, bas-reliefs et autres monuments en bronze, élevés sur les places publiques, seront enlevés par les soins des représentants des communes qui veilleront à leur conservation provisoire. Article deux : Les représentants de la Commune de Paris feront sans délai convertir en bouches à feu les objets énumérés à l’article premier. » 46 Voir L. REAU, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français. Edition augmentée par M. FLEURY et G.-M. LEPROUX, Bouquins, Robert Laffont, 1994.
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l’ancienne France sera bientôt celui du vandalisme, terme par lequel la Révolution exprime un certain désarroi face à sa propre démesure et surenchère destructrice. II.
Le procès du vandalisme A. Les rapports de l’abbé Grégoire
La logomachie révolutionnaire procède de cette ambition propre aux hommes de la Révolution de joindre les actes à la parole. La parole se doit de concourir à l’intelligibilité de ces actes, d’autant plus difficile à établir qu’on redoute, en ces circonstances orageuses, d’être la « dupe des mots47 ». Aussi le vocabulaire, déjà saturé d’expressions populaires et de grossièretés48, confronté également à l’urgence des redéfinitions polémiques49, s’enrichit-il d’un grand nombre de néologismes qui sont autant de manières de prendre part au conflit fondateur et d’incriminer quelque faction dissimulant plus ou moins bien son jeu funeste, au milieu des passions et des intrigues éternelles. On admettra avec Robespierre que « la calomnie est encore la mère du feuillantisme, ce monstre doucereux qui dévore en caressant50 ». Il est toujours imprudent de pratiquer le modérantisme, qui est à la modération « ce que l’impuissance est à la chasteté51 ». Autre exemple : ce serait Gracchus Babeuf qui, le premier, aurait fait usage du mot terrorisme. Il fustige dans Le tribun du peuple du 23 janvier 1795 ce « nouveau terrorisme établi par les ennemis des prétendus terroristes ». La désignation de l’adversaire passe par une sorte de retournement dialectique au terme duquel celui-ci est proprement démasqué et doit répondre de ses actes. Chaque citoyen sincère se voit soumis à un impératif de conscience qui recommande une parfaite adéquation entre les mots et les choses, les paroles 47
M. DE ROBESPIERRE, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 pluviôse an II. 5 février 1794) », op. cit., p. 225. 48 Le Père Duchesne, le journal du révolutionnaire Hébert, reproduit dans ses colonnes ces outrances langagières dont la sans-culotterie se fait une spécialité. M. BIARD, Parlez-vous sansculotte ? Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794), Paris, Tallandier, 2009. 49 La brochure de Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, publiée en janvier 1789, est en soi un véritable coup d’État sémantique. 50 M. DE ROBESPIERRE, « De l’influence de la calomnie sur la Révolution (3e lettre à ses commettans, 28 octobre 1792, au club des Jacobins) », op. cit., p. 24. 51 M. DE ROBESPIERRE, « Sur les principes du gouvernement révolutionnaire. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (5 nivôse an II. 25 décembre 1793) », op. cit., p. 193.
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et les actes, rendue problématique par leur infinie profusion52. L’esprit de parti se délecte de ces mots en -isme qui pénètrent alors dans la langue française pour revêtir en général une acception péjorative, prendre au moins implicitement la valeur d’une condamnation tout en spécifiant un courant, et par voie de conséquence, un contre-courant de pensée53. Louis-Sébastien Mercier, dans sa Néologie publiée en 1801, prend soin d’écarter, à quelques exceptions près, les mots qui tiennent à la Révolution. Il admet que la « plupart de ces expressions sont fortes et vigoureuses », qu’elles « correspondaient à des idées terribles ; la plupart sont bizarres, elles appartiennent à la tourmente des événements » et de fait ne se maintiennent guère au-delà54. Certains mots survivent cependant à l’actualité révolutionnaire qui les fait naître, auxquels son dictionnaire accorde une entrée. Mercier retient ce mot de vandalisme, qu’il définit ainsi : « Les montagnards de la sainte montagne avaient décidé qu’il n’y avait plus rien d’utile à connaître et à propager dans le monde, que leur doctrine. Au 9 thermidor, les grands Vandales tuèrent le petit Vandale. On a appelé depuis Vandalisme leur fureur à renverser tout ce qui ne convenait pas à leur genre de gouvernement55. » L’auteur ne se borne pas à rapporter la notion à une période de trouble et d’agitation, en l’occurrence la Révolution ou la Terreur. Il met en cause et les Jacobins, auxquels Robespierre donne un visage implacable, et les Thermidoriens, qui indistinctement tombent sous cette qualification infamante de Vandales. Il dégage l’idée de leur responsabilité commune, par-delà les rivalités qui les opposent, par-delà cette Révolution dans la Révolution que constitue la réaction thermidorienne. Le vandalisme est donc révolutionnaire par excellence, en tant 52
Robespierre incarne en quelque sorte cette parfaite adéquation. Il peut ainsi confier : « Dans le commencement de la Révolution, lorsque j’étais à peine aperçu dans l’Assemblée nationale, lorsque je n’étais vu que de ma conscience, j’ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité ». P. GUENIFFEY, « Robespierre », Robespierre : Figure-Réputation, Yearbook of European Studies, Annuaire d’études européennes, 9, 1996, p. 6. Dans son dernier discours, daté du 8 thermidor an II (26 juillet 1794), il s’adresse aux « oppresseurs du peuple » : « Je leur lègue la vérité et la mort ». 53 Des mots préfixés comportant une négation font ainsi leur apparition : antirévolutionnaire ; contre-révolution. L’usage du préface « ultra », qui est un intensif, est également révélateur de cette tendance générale à l’amplification polémique. X. BLANCO, K. BOGACKI, Introduction à l’histoire de la langue française, Barcelone, Bellaterra, 2014, p. 227. 54 L.-S. MERCIER, Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux, Tome Premier, Paris, 1801, p. XV. 55 L.-S. MERCIER, Néologie ou vocabulaire de mots nouveau, Tome Second, Paris, 1801, p. 307308.
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qu’il manifeste une espèce de violence destructrice, et même terroriste, dirigée contre tout ce qui fait obstacle à la propagation de cette soi-disant vérité dont ces Vandales, petits et grands, hommes de la Révolution, seraient les détenteurs exclusifs et jaloux. Une telle approche ne rend guère compte du jeu subtil des retournements logomachiques, pas plus qu’elle ne restitue l’ambivalence du propos ou des convictions de celui qui forge ce néologisme, à savoir l’influent abbé Grégoire, successivement député du clergé aux États généraux, député de la Constituante, député de la Convention. C’est à la Convention, en 1794, qu’il présente ses trois rapports sur le vandalisme, qui le feront passer à la postérité sous les traits flatteurs d’une sorte d’« apôtre56 » se vouant d’une manière inconditionnelle et désintéressée à la défense du patrimoine culturel. A À vrai dire, ses Mémoires s’arrangent avec un parcours plus sinueux pour dessiner cette figure admirable, rétrospectivement consensuelle57, d’un homme ami des arts qui n’hésite pas à braver ses accusateurs les plus inflexibles. « On se rappelle que des furieux avaient proposé d’incendier les bibliothèques publiques. De toutes parts, on faisait main basse sur les livres, les tombeaux, les monuments qui portaient l’empreinte de la religion, de la féodalité, de la royauté ; elle est incalculable, la perte d’objets religieux, scientifiques et littéraires. Quand la première fois je proposai d’arrêter ces dévastations, on me gratifia de nouveau de l’épithète de fanatique, on assura que, sous prétexte d’amour pour les arts, je voulais sauver les trophées de la superstition. Cependant tels furent les excès auxquels on se porta qu’enfin il fut possible de faire entendre ma voix et l’on consentit au comité à ce que je présentasse à la Convention un rapport contre le vandalisme. Je créai le mot pour tuer la chose58. »
Il est aisé de déceler dans ces rapports de l’abbé Grégoire quelques traces d’un opportunisme inavouable qui témoigne d’abord de cette incertitude inhérente aux circonstances à la fois orageuses et mobiles que crée la
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F. SOUCHAL, Le vandalisme de la Révolution, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1993, p.120. Le transfert des cendres de l’abbé Grégoire au Panthéon en 1989, année du bicentenaire de la Révolution, l’expose définitivement au regard d’une postérité admirative. La patrie reconnaissante veille désormais sur lui et le met à l’abri de ses propres démons que plus personne ne songe à ranimer. 58 Mémoires de Grégoire, Paris, 1837, p. 345-346. 57
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Révolution. Et cependant, l’auteur affronte en lui-même une contradiction59 dont la réalité irrévocable dépasse la suite confuse des situations et des contingences avec lesquelles il compose nécessairement. N’est-ce pas ce même Grégoire qui, jusqu’en l’an II, se réjouit de la destruction de « tout ce qui porte l’empreinte du royalisme et de la féodalité60 » ? Son républicanisme, dès les débuts de la Révolution, est avéré, et c’est avec une sincérité non feinte qu’il s’en prend aux rois, « qui sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique ». La destruction des signes monarchiques n’est nullement scandaleuse en soi. Au contraire, il faut soutenir cet effort collectif que représente « la massue nationale » qui frappe « justement les tyrans jusque dans leur tombeau61 ». Les assemblées révolutionnaires ont bien du mérite, qui font « un pas de géant en précipitant dans l’oubli les fatras de l’art héraldique, de la féodalité, du droit bénéficier, monuments affreux du délire et de la tyrannie62 ». Bref, ce « régicide de cœur63 » n’a aucun mal à s’accommoder de cette violence dévastatrice, pour peu que l’on sache la diriger vers ces ouvrages sur lesquels s’imprime l’esprit des institutions d’un Ancien Régime éternellement voué à l’exécration. 59
« Quoi de plus contradictoire en effet que le vandalisme révolutionnaire d’une part, dénoncé par l’abbé Grégoire dans ses trois Rapports de l’an III, et la politique artistique (du patrimoine) menée par la Commission des Arts et le Comité d’Instruction publique pendant la Convention ? » Voir S. BIANCHI, « Le vandalisme révolutionnaire et la politique artistique de la Convention au temps des terreurs : essai de bilan », sous la direction de M. BIARD, Les politique de la terreur. 1794-1794, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 403-419. La notion de « vandalisme révolutionnaire », largement reprise par les historiens, est elle-même source de malentendus : car dans l’esprit de Grégoire, le vandalisme n’est pas révolutionnaire. Ce qu’il combat, c’est ce vandalisme qui opère sous la Révolution, s’interdisant de concevoir quelque trait d’une Révolution qui ferait ouvertement profession de vandalisme. L’ouvrage de 1868 d’un historien républicain, Eugène Despois, nous transporte au cœur de cette ambiguïté. Il s’intitule ainsi : Le vandalisme révolutionnaire. L’auteur semble s’accommoder de ce qui est, en toute rigueur, un abus de langage, du point de vue en tout cas de celui à qui l’on doit ce néologisme, l’abbé Grégoire. Et d’une certaine manière, Despois le reconnaît. Il n’y a pas vandalisme révolutionnaire, il n’y a qu’une Révolution dévoyée par des Vandales qui en sont d’abord les ennemis. « Vandalisme ! c’est la Révolution elle-même qui a mis ce mot en circulation ; c’est un des champions les plus invariables de ses doctrines qui a fourni lui-même, dans ses trois rapports célèbres, le texte même des accusations qu’on devait tourner contre cette Révolution à laquelle, lui, il resta fidèle ». E. DESPOIS, Le vandalisme révolutionnaire, Paris, 1868, p. 229. 60 H. GREGOIRE, Discours du 21 nivôse an II (10 janvier 1794). 61 H. GREGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer, 14 fructidor an II (4 juin 1794). 62 H. GREGOIRE, Discours sur la suppression des Académies, 8 août 1793. 63 S. BIANCHI, Langages de la Révolution (1770-1815). Actes du 4e colloque international de lexicologie politique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 594.
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L’audace de Grégoire est de « tuer » une chose, en l’occurrence le vandalisme, qui n’appartient qu’accessoirement, qu’accidentellement, voire nullement, à cette Révolution grandiose à laquelle il ne cesse jamais de souscrire de tout son être. Car ce vandalisme dont il fait le procès désigne l’ensemble des gestes destructeurs qu’aucune conscience publique ne peut joindre à cette parole, par définition légitime, que prennent les hommes de la Révolution, tout occupés à consommer la rupture avec l’ancien monde. La France de Grégoire est « vraiment un nouveau monde64 », dans lequel s’unissent des citoyens intègres et vertueux. Le vandalisme est destruction certes, mais ce n’est pas assez pour le condamner fermement. Ces démolitions constatées un peu partout, ces actes accomplis sans cette détermination quasiment héroïque qui procède d’un réel enthousiasme collectif, sont condamnables pour cette raison qu’ils manifestent l’inquiétante érosion du sens politique de cette grande entreprise que constitue la fondation de la République. C’est ce vandalisme du « quotidien65 », politiquement désinvesti, essentiellement d’ordre privé, débarrassé de toute dramaturgie et de toute intensité d’engagement révolutionnaire, qui est hautement répréhensible et regrettable. Il est le produit de la cupidité, de l’ignorance, de l’insouciance, de la friponnerie, et l’abbé ne craint pas de rapporter de tels agissements à cet esprit contre-révolutionnaire, logé dans cette indifférence même à l’égard de la Cause sublime que chacun se doit d’embrasser. Combattre efficacement le vandalisme revient donc à se donner les moyens d’éradiquer ces dispositions qui portent les hommes à dédaigner l’intérêt général, à se livrer à de juteux trafics, à multiplier les spéculations de l’agiotage. Les rapports de Grégoire trahissent cette hantise d’une vie en société qui serait exclusivement réglée par ce pouvoir illimité et anonyme que procure l’argent. L’appât du gain, le désir de s’enrichir devenu ressort essentiel des activités humaines, le jette dans une certaine désolation. Force est de constater que les bouleversements révolutionnaires sont à l’origine du « plus gigantesque transfert de propriété de l’histoire de France66 ». Un
64 H. GREGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme, et sur les moyens de le réprimer, 14 fructidor an II (31 août 1794). 65 S. BIANCHI, « Les fausses évidences du “vandalisme révolutionnaire”, sous la direction de M. BIARD, La Révolution française. Une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010. 66 B. BODINIER, E. TEYSSIER et F. ANTOINE, L’événement le plus important de la Révolution. La vente des biens nationaux (1789-1867) en France et dans les territoires annexés, Paris, 2012, p. 439. Les nationalisations successives, celles des biens de l’Église, des émigrés puis de la
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dixième du sol français, ainsi que des dizaines de milliers d’édifices sont concernés. L’extension corrélative du secteur marchand constitue un fait majeur, qu’il convient d’ailleurs de situer dans la perspective de l’essor d’une bourgeoisie perçue de plus en plus nettement, au cours du XIXe siècle, comme une classe dotée d’une conscience spécifique. Des biens, préalablement nationalisés, des œuvres d’art, des tableaux, des ouvrages précieux longtemps conservés dans les bibliothèques des monastères, sont désormais, en grand nombre, objets de commerce. Aussi ces Vandales, que Grégoire montre du doigt, sont-ils une préfiguration répulsive de la fameuse bande noire, dont les activités spéculatives font écho à cette angoisse d’une dépossession de soi. Balzac dépeint ces gens sans foi ni loi : « Nos architectes ne s’entendent qu’à démolir : c’est la bande noire ; ils ont rasé les châteaux, ils s’enrichissent ; ce sont des Crésus67. ». L’âme romantique se nourrira de ce sentiment de fragilité, de déréliction et d’incomplétude, contrecoup de la commotion révolutionnaire qui brise si ce n’est les chaînes du despotisme, du moins les filiations par lesquelles s’établit cette solide communauté de sang et de vie dont l’Ancienne France est le refuge. La revendication d’une individualité sensible, en marge des opérations marchandes ou lucratives, exprime au fond un puissant désir d’échapper à un état de déshérence généralisé68. La charge contre Robespierre ne surprend guère, même si l’abbé Grégoire avait été l’un de ses familiers. Il s’agit de s’électriser à son contact, de donner un nouvel élan à la politisation de la question du statut du patrimoine collectif, au moment où semble prévaloir le jeu des intérêts particuliers. Le dictateur jacobin est par excellence l’homme public de la Révolution69. Il est l’homme de la vertu publique : celui qui l’incarne à la perfection et peut à ce titre diriger le Couronne, provoquent ainsi « la vente d’un peu plus du dixième du sol national et de dizaines de milliers d’édifices de toutes sortes ». 67 H. DE BALZAC, Œuvres complètes, XX, Paris, 1870, « Souvenirs d’un paria », p. 13. Ce texte correspond à une contribution de Balzac à un ouvrage intitulé : Mémoires pour servir à l’Histoire de la Révolution française. 68 Balzac brosse le tableau d’une société non seulement soumise, mais sacrifiée à ce Dieu cruel et sans scrupules que figure l’Argent. L’auteur explore tous les recoins d’une Comédie proprement inhumaine. A. WURMSER, La Comédie inhumaine, Paris, Gallimard, 1964. 69 Nous lisons dans le Mémorial : Robespierre était « un fanatique, mais il était incorruptible et incapable de voter ou de causer la mort de qui que ce fût par inimitié personnelle ou par désir de s’enrichir ». Comte de LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, Tome Deuxième, Paris, 1842, p. 632.
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gouvernement révolutionnaire, ou au contraire celui qui la détourne à des fins qui sont encore pleinement politiques. Car le parfait citoyen n’est-il pas à la vérité un habile conspirateur qui, trompant la vigilance de ses amis qu’il enverra un jour ou l’autre à la mort, ambitionne d’être roi70 ? Si « l’infâme Robespierre71 », objet de toutes les vindictes posthumes à l’époque thermidorienne, doit être regardé comme un Vandale, ce n’est pas tellement parce qu’il emprunte peu ou prou aux aristocrates, fripons, spéculateurs ou agioteurs, c’est que la dénonciation virulente de sa politique, et du plan conspirateur auquel elle se résume, reproduit quelque chose de l’exigence d’une intensification dramatique par laquelle la Révolution fait encore, à la grande satisfaction de l’abbé, fort impression dans l’ordre public. Le réquisitoire contre Robespierre-Vandale évacue du propos cette « légèreté » qui ne peut en effet consommer l’entreprise consistant à la fois à « fonder une immense République sur les bases de la raison et de l’égalité » et à « resserrer par un lien vigoureux toutes les parties de cet empire immense » : ce sont les propres paroles de l’Incorruptible qui, deux jours plus tard, ira dans d’atroces souffrances à l’échafaud72. Résumons ainsi : la volonté de réprimer le vandalisme qui conduit Grégoire à présenter dans le courant de l’année 1794 trois rapports à la Convention est d’abord un effort pour redonner vie à cette chose publique que la Révolution arrache des mains de ces rois tyrans repoussés avec violence dans l’ancien monde. Créer le mot pour tuer la chose, c’est encore désigner des conspirateurs et des ennemis plus ou moins criminels ou passifs, se disposer opportunément à les multiplier, au moment précis où l’énergie de la vertu s’épuise, laissant le champ libre à la cupidité, à l’ignorance, à la malveillance, à la négligence, à l’aristocratie, c’est-à-dire en fin de compte aux multiples variations de cet esprit contre-révolutionnaire qu’il faut à tout prix combattre. L’intransigeance révolutionnaire sort intacte de ce discours et continue de faire carrière. À l’époque thermidorienne, l’iconoclasme vertueux ne peut plus s’exercer sur les 70 M. BELISSA, Y. BOSC, Robespierre. La fabrication d’un mythe, Paris, Ellipses, 2013. Cette rumeur de « Robespierre-roi » donnera matière à une chanson, intitulée Le tombeau de Robespierre. Voir B. BACZKO, « La légende noire et l’énigme Robespierre », Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008, p. 141. 71 H. GREGOIRE, Troisième Rapport sur le vandalisme, 24 frimaire an III (14 décembre 1794). 72 M. DE ROBESPIERRE, « Dernier discours de Robespierre. 8 thermidor an II. 26 juillet 1794) », op. cit., p. 301.
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objets d’art avec la même frénésie dominatrice. Il ne peut plus se parer de l’innocence des premiers jours. Des passions mauvaises guident ses opérations et lui donnent même une allure suspecte. L’activité spéculative le dépouille de ses justifications politiques et morales les mieux fondées. Grégoire ressent avec fébrilité cette nécessité de requalifier ces faits, dans l’intérêt supérieur des Français qui, assimilés les uns aux autres, font une nation, dont le patrimoine artistique ou culturel contribue à la splendeur. Bien des monuments sont déjà mutilés ou détruits. Ils n’ont plus cette puissance d’évocation de l’ancienne France qui, à la faveur d’une espèce de dématérialisation croissante, se fait plus intime, plus pernicieuse, plus insaisissable et peut-être aussi plus tenace. Au fond, Grégoire, entraîné par son radicalisme, réclame la continuation de la Révolution par d’autres moyens que ceux mis en œuvre au titre d’un traitement iconoclaste d’un passé réunissant en lui féodalité et monarchie, tout en se gardant de la folie de l’engrenage terroriste. Il veut croire dans les bienfaits d’une « politique de la langue73 ». « Sans doute il faut que tout parle aux yeux le langage républicain. Mais on calomnierait la liberté en supposant que son triomphe dépend de la conservation ou de la destruction d’une figure où le despotisme a laissé quelque empreinte ; et lorsque des monuments offrent une grande beauté de travail, leur conservation (…) peut simultanément alimenter le génie et renforcer la haine des tyrans, en les condamnant par cette conservation même, à une espèce de pilori perpétuel74 ». L’anéantissement des patois et l’universalisation de l’usage de la langue française sont le plus sûr moyen de purifier les mœurs75. Il importe de nationaliser les consciences pour mieux les ordonner à cette chose publique à laquelle tout citoyen digne de ce nom, ennemi irréductible des Vandales et autres barbares76, ne manquera jamais de s’identifier, dans l’élan d’une vie intérieure entièrement régénérée.
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M. DE CERTEAU, D. JULIA, J. REVEL, Une politique de la langue. La Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975. 74 H. GREGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme, et sur les moyens de le réprimer, 14 fructidor an II (31 août 1794). 75 H. GREGOIRE, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, 16 prairial an II (4 juin 1794). 76 Barbares : « c’est le nom que les Grecs donnaient par mépris à toutes les nations qui ne parlaient pas leur langue, ou du moins qui ne la parlaient pas aussi bien qu’eux ». « Barbares », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772.
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B. L’impératif de conservation En inventant ce mot polémique de vandalisme, Grégoire ne fait jamais que redoubler cette force de réalité propre à la Révolution qui projette les masses dans ce conflit interminable entre les ténèbres et les lumières. « Puisque les tyrans craignent les lumières, il en résulte la preuve incontestable qu’elles sont nécessaires aux républicains77. » Tuer cette chose que constitue le vandalisme, dans l’acte même qui consiste à la nommer, c’est indiquer que la chose était bien vivante, avant ce formidable coup d’éclat sémantique. Elle se présente en tout cas comme une éventualité inscrite dans cette dynamique inhérente à la mobilisation populaire, sans laquelle aucun changement mélioratif et décisif n’est possible. Ce vitalisme destructeur d’une populace barbare, tout droit sortie de l’Ancien Régime, produit quelques effets indésirables, avant même que le mot de vandalisme ne fasse son apparition, avant qu’il ne mette bon ordre dans ces débordements anarchiques et ne contribue à dissiper ces inévitables confusions dont se désole tout homme éclairé, pénétré d’un esprit vraiment civique. Le processus émancipateur inauguré par la violence que déchaîne la Révolution est même dès l’origine entravé par des intrigues de toute nature, des survivances, voire par ce complot vandale qu’il convient impérativement de déjouer. Dans cette multitude infinie d’actes et de gestes iconoclastes, la raison distingue ainsi une éthique de la destruction, qu’elle oppose aux effusions barbares pour ouvrir un horizon à une exigence conservatrice, d’autant plus présente à l’esprit qu’il faut la mettre à l’actif d’une Révolution indiscutablement à l’ordre du jour. Lors de la séance du 19 juin 1790, Alexandre de Lameth invite à abattre « les monuments du despotisme et de l’esclavage », à détruire les « emblèmes qui dégradent la dignité de l’homme » et blessent ses concitoyens. Mais n’est-il pas lui-même, par anticipation, un émule de l’abbé Grégoire, en mettant en garde contre le vandalisme – il n’utilise bien sûr pas le mot –, qui frapperait ces « monuments des arts » que chacun se doit de respecter ? Et dans le fil des discussions relatives à la noblesse héréditaire, le député retrouve encore les plus fermes convictions de l’abbé, chantre d’une politique visant à « uniformer le langage d’une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se 77
H. GREGOIRE, Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer, 14 fructidor an II (14 septembre 1795).
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communiquer leurs pensées78 ». Selon Lameth en effet, il doit être défendu « de prendre dans les actes le titre de noble. Quant à ceux qui, dans le langage ou dans leurs lettres, affecteraient de conserver encore ces distinctions puériles, l’opinion les en punira en les notant parmi ceux qui méconnaissent encore notre heureuse révolution. » L’attention portée à la langue, institutrice d’une civilité nationale, rejoint ainsi un iconoclasme de stricte orthodoxie qui intègre cependant cette ambition d’une conservation monumentale, au nom de la nation érigée en ennemie de tous ceux qui s’attachent aux privilèges et titres nobiliaires, aux préjugés de toute nature. La nation que tire au jour la dramatisation révolutionnaire est donc, en dépit des difficultés qu’elle affronte, éminemment protectrice : des citoyens tout d’abord, mais aussi de toutes ces œuvres remarquables, de ces biens culturels qui l’honorent. Personne ne doit oublier sa vocation essentielle qui est de s’affirmer politiquement en dissipant les ténèbres de la superstition ou de l’ignorance dans lesquelles se meuvent tous ces barbares irrespectueux des « monuments des arts ». La catégorie dont Lameth fait usage est susceptible de prendre une signification extensive. Au gouvernement, à l’administration, de s’assurer des progrès de l’instruction publique si décisive pour la formation et l’éveil d’une conscience qu’il faut qualifier de nationale. Dans un discours prononcé le 13 octobre 1790 devant les membres de l’Assemblée constituante, Talleyrand expose d’une manière synthétique cette association d’idées et de principes dont les potentialités dialectiques dessinent le cadre général d’une politique d’appropriation nationale des richesses patrimoniales. Par-delà l’opportunisme circonstanciel des hommes de la Révolution, leurs hésitations et rivalités parfois dévorantes, le sort qu’ils réservent aux monuments, leur destruction qui peut en effet se justifier, tout comme peut être légitime leur conservation pour les mêmes raisons ultimes, dépendent d’abord d’une réflexion autour de cette « instruction publique » que « tous les citoyens indistinctement » ont « le droit de réclamer », comme une « propriété commune ». Le comité, dit Talleyrand, doit mettre sous ses yeux « une sorte de délit qui intéresse le département de l’instruction publique : il lui est revenu de plusieurs endroits que des monuments précieux avaient été pillés ou indignement dégradés. Les chefs-d’œuvre des arts sont de grands moyens d’instruction, dont le talent enrichit sans cesse les générations suivantes. C’est 78
H. GREGOIRE, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois, et d’universaliser l’usage de la langue française, 4 juin 1794 (16 prairial an II).
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la liberté qui les fait éclore, c’est donc sous son règne qu’ils doivent être religieusement conservés, et l’Assemblée nationale ne saurait trop se hâter de fixer sur cet objet la surveillance active des différents corps administratifs du royaume79 ». Les devoirs de conservation découlent de l’attribution à la nation titulaire de la souveraineté d’un patrimoine collectif. La nationalisation des biens ecclésiastiques, décrétée le 2 novembre 1789, est le point de départ d’une réflexion sur cette mission conservatrice qui incombe aux pouvoirs publics. La mesure concerne tout à la fois les biens du clergé régulier, les édifices du culte, églises et abbayes, les objets plus ou moins précieux qui les garnissent : chartes, sceaux, livres imprimés, monuments de l’Antiquité et du Moyen âge, statues, tableaux, châsses, reliquaires... Une telle appropriation publique implique tout d’abord de subvenir à l’entretien des ministres de la religion, mais aussi d’étudier le sort d’une catégorie spécifique de biens qu’il convient de distinguer des simples marchandises80. L’Assemblée constituante décide de créer une commission chargée de recenser ces biens devenus propriété de la nation et qui, en tant que monuments des arts et des sciences, seront conservés et non vendus. L’objectif est « de conserver dans toute la France et de sauver des mains de l’ignorance et de la malignité les monuments des arts, d’en prévenir les ventes inconsidérées qui auraient dépouillé la nation81 ». Le patrimoine national ainsi constitué s’enrichit au fil des confiscations révolutionnaires. Aussi faut-il également veiller à la préservation des trésors artistiques de la royauté et de la noblesse émigrée qui sont autant de biens nationaux. Un décret du 16 septembre 1792 reprend les principales orientations de cette politique patrimoniale mise en œuvre par les hommes de la Révolution 79
Projet de décret sur l’instruction publique fait au nom du Comité de Constitution à l’Assemblée nationale le 13 octobre 1790 par M. de Talleyrand-Périgord, évêque d’Autun, Archives parlementaires, Première Série (1787 à 1799), Tome XIX, Paris, 1884, p. 588-589. 80 La plupart de ces biens ecclésiastiques sont destinés à la vente. Mais leur nationalisation, qui est le préalable, appelle nécessairement une réflexion sur un principe de conservation. La vente des biens nationaux est peut-être l’événement le plus important de la Révolution : à tout le moins on ne saurait en méconnaître l’importance du point de vue d’une histoire culturelle qui s’attacherait à décrire la formation et l’essor du sentiment de responsabilité à l’égard des richesses patrimoniales. Voir B. BODINIER, E. TEYSSIER, F. ANTOINE, « Le sort du mobilier précieux et des monuments historiques, jalons de l’histoire du patrimoine national », L’événement le plus important de la Révolution. La vente des biens nationaux (1789-1867) en France et dans les territoires annexés, Paris, 2012. 81 Exposé succinct des travaux de la commission des monuments depuis son établissement en novembre 1790, approuvé à la séance de la commission, le 3 frimaire an II.
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soucieux de canaliser la violence iconoclaste. Nous la résumerons en trois mots : liberté, triage, dépôt. « La destruction des monuments propres à rappeler le souvenir du despotisme » est non seulement admise, mais considérée dans son rapport avec la volonté de préserver « les chefs-d’œuvre des arts, qui sont si dignes d’occuper les loisirs et d’embellir le territoire d’un peuple libre ». Cette liberté revendiquée82 passe ainsi par l’affirmation d’une conscience publique qui est à la fois rejet du vandalisme et perception claire et distincte de la liaison nécessaire, en ces circonstances que détermine la Révolution, entre destruction, celle posée comme légitime, et préservation, sans laquelle l’enthousiasme de la vertu s’abîme dans la barbarie. Il ne faut donc ni tout démolir, ni tout vendre, mais exercer un discernement. C’est ici que surgit le deuxième terme. L’Assemblée nationale recommande aux membres de la Commission des monuments de procéder sans délai « au triage des statues, vases et autres monuments placés dans les maisons ci-devant royales, qui méritent d’être conservés pour l’instruction et pour la gloire des arts. Enfin, ces œuvres sélectionnées doivent être transportées dans des « dépôts » qui seront préparés à cet effet, à charge pour les administrateurs « de veiller spécialement à ce qu’il n’y soit apporté aucun dommage par les citoyens peu instruits ou par des hommes mal intentionnés » qui sont en quelque sorte la figure de ces Vandales contre lesquels Grégoire prononcera son vibrant réquisitoire. C. La République des musées Ces dépôts, nous devons les nommer : ce sont les musées, qui sont les conservatoires des objets propres à figurer cette civilisation à laquelle la Révolution accorde, au prix d’une violente secousse, droit de cité. C’est au musée que la nation souveraine et les chefs-d’œuvre de l’art se donnent rendezvous afin de sceller leur alliance nouvelle et éternelle. Notons que la création du musée du Louvre n’est que la reprise d’un projet de l’Ancien Régime, conçu 82
Talleyrand, dans son rapport du 13 octobre 1790, insiste sur cette corrélation entre liberté et conservation : c’est la liberté qui fait éclore les chefs-d’œuvre, « c’est donc sous son règne qu’ils doivent être religieusement conservés ». La liberté de l’artiste n’est peut-être que la préfiguration d’une liberté à laquelle la Révolution donnera toute sa portée et toute sa signification politique : la liberté d’un peuple qui, fort d’une conscience publique, possède à la perfection cet art de se gouverner lui-même. Voir E. POMMIER, « Idéologie et musée à l’époque révolutionnaire », Les images de la Révolution. Etudes réunies et présentées par M. VOVELLE, Publications de la Sorbonne, 1988.
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dans l’esprit des Lumières83, comme l’Ancien Régime avait également projeté la démolition de la Bastille84. Bien entendu, les bouleversements révolutionnaires en transforment la signification : il s’agit désormais de produire une monumentalité civique, en rupture complète avec les anciens usages de l’édifice qui ne peuvent en effet que le maintenir dans l’univers intellectuel et politique de la monarchie. Dès le 26 mai 1791, l’Assemblée décrète que « le Louvre et les Tuileries réunis seront le palais national destiné à l’habitation du roi et à la réunion de tous les monuments des sciences et des arts et aux principaux établissements de l’instruction publique ». Paris, « capitale des abus », et cependant « peuplée d’une race d’hommes régénérée par la liberté », a vocation à devenir « la capitale des arts85 ». La rupture se fait bientôt plus radicale et spectaculaire, au fil des séquences constitutives de la dramatisation révolutionnaire. Les collections de la Couronne sont transportées au Louvre par décision du 19 septembre 1792. Enfin, le 27 juillet 1793, la Convention nationale décrète que le Muséum du Roi, baptisé Muséum de la République, sera ouvert le 10 août, date anniversaire de la chute de la royauté. Prise de la Bastille et fête de la Fédération d’un côté, chute de la royauté et ouverture du Muséum de la République de l’autre : les fascinantes correspondances de dates et d’événements mettent en évidence cette espèce de conquête révolutionnaire de la monumentalité, libérée de la tutelle d’une monarchie à jamais repliée dans un passé révolu. L’actualité se remplit d’une joie commémorative pour manifester l’intensité du moment fondateur. Du 83
Un auteur de l’Encyclopédie forme ainsi le souhait que « tous les rez-de-chaussée de ce bâtiment fussent nettoyés et rétablis en portiques. Ils serviraient, ces portiques, à ranger les plus belles statues du royaume, à rassembler ces sortes d’ouvrages précieux, épars dans les jardins où on ne se promène plus et où l’air, le temps et les saisons, les perdent et les ruinent. Dans la partie située au midi, on pourrait placer tous les tableaux du roi, qui sont présentement entassés et confondus ensemble dans des garde-meubles ou personne n’en jouit. » Les Lumières conçoivent cette ambition de mettre ce patrimoine artistique à la portée d’un public qui pourra ainsi en jouir. « Louvre (le) », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1772. 84 La démolition de la Bastille, qui s’achève le 21 mai 1791, ne saurait être l’œuvre des Vandales. Ce monument est le symbole même de l’arbitraire royal et du despotisme. Il doit plus qu’aucun autre se soumettre aux prescriptions d’une éthique de la destruction. Il faudra 22 mois d’un travail méthodique pour faire place nette. Des blocs de pierre seront retaillés pour figurer des reproductions de l’imposante forteresse. Ces miniatures sont les reliques moins de quelque saint que du Peuple lui-même, dont les émeutiers parisiens du 14 juillet, soulevés par une saine colère aux accents patriotiques, constituent en quelque sorte l’avant-garde. 85 A.-G. de KERSAINT, Discours sur les monuments publics, prononcés au conseil du département de Paris, le 15 décembre 1791, Paris, 1792, p. 45.
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Champ-de-Mars au Louvre, la Révolution dessine une trajectoire qui est celle de sa radicalisation même, en laquelle s’approfondit le sens de la jonction nécessaire entre éthique de la destruction et exigence conservatrice, opposable à tous les ravages du vandalisme. Tâchons d’expliciter cette notion de monumentalité civique par laquelle la liberté, confondue en certaines circonstances avec une démonstration de furie iconoclaste qu’on aurait tort de condamner, devient proprement un art accessible à l’ensemble des citoyens. Disons-le : il y a une secrète affinité entre le musée et cette grande entreprise éditoriale que constitue l’Encyclopédie. La Convention adoptera ce texte dans sa séance du 25 novembre 1794 : « Peuple français, peuple protecteur de tout ce qui est utile et bon, déclare-toi l’ennemi de tous les ennemis des lettres. Couvre surtout les arts de ta puissante égide afin que tu puisses dire un jour comme Démétrius Poliorcète : J’ai fait la guerre aux tyrans ; mais les arts, les sciences et les lettres n’ont jamais en vain réclamé mon appui86. » La Révolution est à la fois pensée et action. Elle est le bras séculier des Lumières. Aussi ce n’est plus d’une société de gens de lettres qu’il est question, mais d’un Peuple en cours de régénération : la première se borne à faire œuvre de propagation des vérités morales qu’enseigne la raison ; le second change de destinées et non de chaînes87. L’Encyclopédie est cette patrie immatérielle de la philosophie, tandis que le musée est le point d’aboutissement d’un prodigieux effort consenti par la nation elle-même pour tirer des propres paroles de la philosophie une politique. Voyons ici le lecteur en son salon : il est le citoyen d’une République des lettres issue de toutes les intelligences combinées. Suivons le visiteur, qui circule librement dans les galeries interminables et les salles : au contact des chefs-d’œuvre de l’humanité, il fait l’expérience d’une citoyenneté qui le projette dans la République une et indivisible, mère démocratique des arts, des armes et des lois. La nation régénérée se veut encyclopédique à sa manière et c’est pourquoi le musée, ouvert au public, accueille en son sein les plus remarquables réalisations du génie artistique. La commission du Muséum en parle comme de « l’encyclopédie matérielle et physique des beaux-arts88 ». Les œuvres d’art qui 86
Voir L. REAU, Histoire du vandalisme, op. cit., p. 501. M. DE ROBESPIERRE, « Dernier discours de Robespierre, 8 thermidor an II (26 juillet 1794) », op. cit., p. 306. 88 D. POULOT, Musée, nation, patrimoine. 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, p. 198. 87
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s’accumulent sont autant de témoins d’une volonté de totalisation qui porte la nation à revendiquer fièrement une part d’universalité, celle précisément qui s’attache aux idéaux dont elle se réclame. L’état des collections est ainsi marqué par une espèce de frénésie accumulative qui ne tarde à s’inscrire dans la perspective d’un universalisme conquérant qui frappera durement les pays étrangers. Les trésors monarchiques, les saisies d’œuvres d’art provenant des églises et des monastères, mais aussi des châteaux et des hôtels particuliers appartenant à la noblesse émigrée, constituent le premier fonds du musée. Mais on doit également mentionner tout ce qui vient des razzias opérées par les armées révolutionnaires en Italie et aux Pays-Bas, l’ensemble des spoliations et des transferts occasionnés par l’expansion militaire de la République. La question se pose : Bonaparte veut-il transporter Rome à Paris ? C’est le Louvre, sanctuaire de la civilisation frappée aux armes de la République, qui accueille tous ces objets d’art. « Ces dépouilles prenaient de ce fait une double signification : c’était les chefs d’œuvre de l’humanité dignes d’être réunis en une collection prestigieuse, celle de la République française ; c’était les glorieux trophées abandonnés par les peuples opprimés à leurs libérateurs, et traînés en un long triomphe à la romaine vers la capitale du vainqueur89. » Le musée du Louvre, centre du monde civilisé90, offre un décor unique et grandiose à ce sentiment d’une supériorité morale dont se pénètrent naturellement les Français habitués, en pratiquant simplement leur langue91, à frayer avec les vérités universelles. Ils s’honorent du titre de citoyen pour s’éprouver dans le sein de cette République française éprise d’une liberté censée guider l’humanité tout entière. C’est le genre humain, ce sont les peuples subjugués par les tyrans de la terre, qui viennent déposer non leurs armes, mais leurs chefs-d’œuvre, bientôt exposés en ce lieu inviolable. Paris est « la cité des 89
J.-P. BABELON, « Le Louvre. Demeure des rois, temple des arts », Les lieux de mémoire, 2, sous la direction de P. NORA, Paris, Gallimard « Quarto », 1997, p. 1821. 90 Le comte de Kersaint, député de la Convention, voit en Paris le « point lumineux du globe », le « foyer d’où s’échappent, sans l’épuiser, des torrents de lumière. Paris vous est confié ; quel immense dépôt ! » A.-G. DE KERSAINT, Discours sur les monuments publics, prononcé au conseil du département de Paris, le 15 décembre 1791, Paris, 1792. Voir également E. POMMIER, L’art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Gallimard, 1991, p. 89. 91 L’Académie de Berlin en 1783 propose ce sujet : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ? » En réponse à ces questions, Rivarol écrit son fameux Discours sur l’universalité de la langue française.
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cités92 », aussi sûrement que le Louvre est le monument des monuments dont la République a besoin pour asseoir son magistère et célébrer son triomphe définitif sur la barbarie. Il est le musée universel qui transforme le premier visiteur venu en citoyen éclairé. L’imagination héroïque de la nation régénérée en prend en quelque sorte possession, au fil des conquêtes militaires, des prélèvements et des saisies. Le rayonnement culturel et politique de la capitale n’efface nullement les provinces, qui ont également droit à leur part. Chaptal, ministre de l’Intérieur, décide ainsi par un arrêté consulaire du 14 fructidor an IX (1er septembre 1801) de créer une quinzaine de musées provinciaux, chacun reproduisant à sa mesure le souffle épique d’une France à la fois victorieuse et garante d’un art de la liberté93. Déjà, les préfets, chargés seuls de l’administration, travaillent à rétablir l’Etat dans sa vocation centralisatrice. Homme providentiel qui peut en effet compter sur ces agents énergiques et dociles, Bonaparte initie la France nouvelle, encore sous le coup du traumatisme de la rupture révolutionnaire, dans l’art de gouverner cette société des individus affranchie du modèle immémorial de la tripartition fonctionnelle. « La Révolution a pour monument… le vide » dit Michelet. Le musée, et singulièrement le Louvre, n’est pas le vide assurément : il fait au contraire le plein d’œuvres d’art, de tableaux, d’objets précieux, appelant les hommes libres, et non seulement les connaisseurs, amateurs, simples curieux, artistes, à se réunir en son sein pour se féliciter de constater que tous ces trésors accumulés reconquièrent enfin leurs « droits à l’admiration94 ». Les Vandales, antithèse de ces visiteurs portant leur regard admiratif sur ces œuvres qui récapitulent l’humanité95, sont déclarés personae non gratae. Ils n’ont pas leur
92
A.-G. DE KERSAINT, Discours sur les monuments publics, prononcé au conseil du département de Paris, le 15 décembre 1791, Paris, 1792, p. 17-18. 93 « Sans doute, Paris doit se réserver les chefs-d’œuvre dans tous les genres ; Paris doit posséder dans sa collection les œuvres qui tiennent le plus essentiellement à l’histoire de l’art, qui marquent ses progrès, caractérisent les genres et permettent à l’artiste de lire sur les tableaux toutes les révolutions et les périodes de la peinture ; Paris mérite à tous égards cette honorable distinction ; mais l’habitant des départements a aussi une part sacrée dans le partage du fruit de nos conquêtes et dans l’héritage des œuvres des artistes français ». Voir D. POULOT, « Le ministre de l’Intérieur : la fondation des musées de province », sous la direction de M. PERONNET, Chaptal, Toulouse, Privat, 1988, p. 163. 94 Arrêté du 14 fructidor an IX. 95 Ce que montre le musée du Louvre, c’est l’humanité dans ses œuvres : admirer ces œuvres, c’est donc approfondir le sens de cette humanité. L’homme, le visiteur, se fait à cette humanité,
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place dans ce « temple de la nature et du génie96 ». La fureur iconoclaste est tenue à bonne distance de ce sanctuaire républicain où le civisme prend l’accent d’une jouissance esthétique97. Mais ce public conquis et émerveillé par toutes ces richesses est-il encore en instance de Révolution ? Une telle sanctuarisation ne fait-elle pas cesser les incertitudes que le vandalisme met dans la politique patrimoniale ? N’est-il pas temps de dire avec les Consuls de la République que la Révolution, « fixée aux principes qui l’ont commencée », est « finie98 » ? Terminer la Révolution ne va pas de soi, car « on ne fait pas les révolutions à moitié99 ». La chronologie est ici secondaire : c’est la question de l’achèvement du processus révolutionnaire, en sa part irréductible de violence symbolique ou terroriste, que soulève l’institution du musée. Nul besoin d’affirmer que la régénération n’a plus lieu d’être100. Elle peut sans doute se poursuivre et se parfaire dans des formes institutionnelles qui répriment ces débordements que au moment où la Révolution, qui lui confère une identité civique, le rétablit dans ses droits naturels et imprescriptibles. 96 C’est la définition que propose Kersaint : on entend par ce mot de muséum « la réunion de tout ce que la nature et l’art en ont produit de plus rare et de plus parfait. Un muséum est le temple de la nature et du génie ». Et selon Kersaint, le seul édifice qui mérite « d’être consacré par ce titre de muséum français », c’est le Louvre. A.-G. DE KERSAINT, Discours sur les monuments publics, prononcé au conseil du département de Paris, le 15 décembre 1791, Paris, 1792, p. 39. 97 Le musée est vu comme le « Panthéon des artistes ». Les œuvres exposées tombent ainsi sous le coup d’une double évaluation. Elles servent d’une part à « l’apprentissage du métier », et sont d’autre part tenues de délivrer un message conforme à la vertu républicaine. Cette « condamnation des cœurs vertueux » porte en elle une tentation iconoclaste. Ainsi Varon, membre du Conservatoire du Muséum, « reconnaît que tel ouvrage ne retrace point au peuple régénéré les fières leçons qu’il aime, il n’est rien pour la liberté ; on serait tenté de briser tous ces hochets du délire et du mensonge, si l’on ne comptait pas sur sa force pour en éviter les prestiges ». Rapport du Conservatoire du Muséum national des arts, fait par Varon (…) au Comité d’instruction publique, 7 prairial an II (26 mai 1794) ; D. POULOT, Musée, nation, patrimoine. 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997, p. 212. 98 Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799). En distribuant les chefs-d’œuvre des arts dans cet espace inviolable que circonscrit le musée, le gouvernement renonce d’une certaine manière à cette nécessité que porte en elle la mobilisation révolutionnaire : il devient « gouvernement représentatif ». 99 A.-L. DE SAINT-JUST, « Discours sur la réorganisation de l’armée prononcé à la Convention nationale le 11 février 1793 », op. cit., p. 530. 100 Cette régénération, « personne ne dit clairement, parce que personne ne le sait, si elle est une conquête acquise, ou un état plus ou moins lointain à atteindre ». Peut-on encore la concevoir à la manière d’Alexandre de Lameth, sous le strict rapport de son « incompatibilité » supposée avec « la conservation des signes de l’Ancien Régime » ? Mais justement, l’Ancien Régime est-il encore dans ces signes ? L’institution muséale produit certainement les distances et les médiations nécessaires pour conjurer cette angoisse d’une Révolution qui n’aurait pas lieu. E. POMMIER, L’art de la liberté…, op. cit., 1991, p. 30.
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suscite inévitablement la Révolution101, ramenée moins à une période quelconque de son développement historique qu’à la pureté de son concept. La conservation n’est peut-être qu’une création continuée, qui oppose en tout cas une fin de non recevoir à cette énergie destructive que libère ce défaut d’institutionnalisation des pouvoirs inhérent à la dynamique révolutionnaire. Saint-Just le déplore : « Les institutions, qui sont l’âme de la République, nous manquent102. » Si la Révolution a pour monument le vide, l’exigence de son dépassement dans cette profusion pacifique d’admirations a pour expression monumentale ce lieu sûr, accessible à tous, que constitue le musée. Il se range incontestablement parmi ces fameuses masses de granit jetées sur le sol d’une France définitivement acquise à cette République assez assurée d’elle-même pour « garantir » et « les droits du citoyen » et « les intérêts de l’Etat103 ». Il est bien question, dans la Proclamation des Consuls du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799), de cette « Constitution fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif ». L’idée de monumentalité est travaillée par une antinomie qui marque de son empreinte les grands débats révolutionnaires104. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 est elle-même le lieu d’un conflit conceptuel entre représentation et démocratie. À cet égard, l’article 6, qui propose une définition de la loi, peut se lire comme un compromis, à moins qu’il ne pointe une incohérence que l’esprit révolutionnaire ne manquera pas d’exploiter. L’Assemblée nationale recherchet-elle le consensus en décidant, lors de la séance du 21 décembre 1790, de 101 La métaphore du torrent à laquelle se rapportent ces débordements est fort expressive de l’antithèse entre Révolution et monument. Dans son ultime discours, Robespierre s’effraie de voir cette « multitude de vices que le torrent de la Révolution a roulé pêle-mêle avec les vertus civiques ». M. DE ROBESPIERRE, « Dernier discours de Robespierre (8 thermidor an II, 26 juillet 1794), Discours et Rapports à la Convention, op. cit., p. 291. 102 A.-L. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur les personnes incarcérées présenté à la Convention nationale le 8 ventôse an II (26 février 1794), op. cit., p. 658. Bonaparte lui répond : « Si nous voulons fonder quelque chose, il faut jeter sur le sol de la France quelques masses de granit. Croyez-vous qu’il faille compter sur le peuple ? Le peuple crie indifféremment vive le roi ! vive la ligue ! Il faut donc lui donner une direction, et avoir pour cela des instruments. Il faut des institutions ». Voir L. VIVIEN, Histoire générale de la Révolution française, de l’Empire, de la Restauration, de la Monarchie de 1830, jusqu’à 1841, Tome Quatrième, Paris, 1842, p. 243-244. 103 Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799). 104 Sieyès prononce un discours à l’Assemblée nationale constituante, le 7 septembre 1789, sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale. Il expose précisément les termes de cette opposition entre système représentatif et démocratie.
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rendre un hommage solennel à la mémoire de Rousseau ? Elle décrète qu’une statue sera élevée à l’auteur d’Emile et du Contrat social, portant cette inscription La nation française, libre, à Jean-Jacques Rousseau ; et sur le piédestal sera gravée sa devise Vitam impendere vero. Consacrer sa vie à la vérité : Robespierre ne dit pas autre chose, qui consacrera sa vie à la Révolution. On ne doit pas s’abuser devant cet élan de sympathie collectif et ces applaudissements unanimes. Le génie posthume de Rousseau est de mettre à la disposition des hommes de la Révolution un vocabulaire de combat. Il exerce un puissant ascendant sur les esprits, si prompts à s’échauffer. Sa voix vibrante se mêle à leurs propres incertitudes et revendications. Son rejet catégorique du principe de médiation sur lequel s’appuie tout gouvernement représentatif sonne comme un appel à la radicalisation dans cet univers intellectuel issu de la rupture avec le modèle immémorial de la dépendance personnelle. Car la forme parfaite et politiquement la plus conséquente de la représentation en tant que dépassement de la division entre gouvernements et gouvernés sur la base de la reconnaissance d’un tiers médiateur élevé au rang de personne publique, c’est la monarchie105. A contrario, tout système représentatif fait obstacle à l’exercice de cette souveraineté instituée par le Contrat social qui consiste essentiellement dans la volonté générale, garante d’une dépersonnalisation des rapports politiques. Il y a autrement dit une survivance monarchique ou despotique, à tout le moins une tendance aristocratique, dans l’affirmation d’une représentativité, et la Révolution, en toute rigueur, rejoint et réclame un droit légitime à l’insurrection populaire inscrit d’abord dans les âmes et les cœurs106. On ne saurait être plus clair : « A l’instant qu’un Peuple se donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus107. » La dramatisation révolutionnaire procède ainsi de la difficulté ou de cette impossibilité de se fixer 105
« L’opposition entre monarchie et démocratie repose sur l’opposition des deux principes formels d’identité et de représentation (Repräsentation) ». Voir C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, Paris, PUF « Léviathan », 1993, p. 427. En 1789, ce tiers médiateur est la nation titulaire de la puissance souveraine, et non le Roi, forcé de renoncer à sa nature bi-corporelle pour s’intégrer dans l’ordre public que fixe la Constitution. 106 La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui se rapporte à la Constitution du 24 juin 1793 pose une espèce de clause de réserve démocratique : le peuple n’est jamais dépossédé de son identité politique par un gouvernement quelconque dans la mesure où il doit, si ce gouvernement viole ses droits, s’insurger. La démocratie prend en la circonstance un tour révolutionnaire. 107 J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat social ou Principes du droit politique, Livre III, Chapitre XV. « Des députés ou représentants » (1762).
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sous un régime constitutionnel quelconque qui éloignerait et les « tempêtes de la démocratie absolue », et « la perfide tranquillité du despotisme représentatif108 ». Qui peut dès lors figurer cette multitude gagnée par l’ivresse démocratique de la destruction iconoclaste ? Faute de s’interdire absolument toute représentation figurative, on retournera la force herculéenne, celle du Monarque, contre elle-même, à la faveur de sa démocratisation révolutionnaire109. Des gravures de l’époque montrent cette masse anonyme sous les traits d’un Hercule furieux qui brandit sa massue pour détruire les idoles. Le journal des Révolutions de Paris propose dans sa livraison du 1018 frimaire an II une statue colossale, pour être placée sur les points les plus éminents des frontières. Une eau-forte accompagne le texte. On voit le peuple, qui tient sa massue et s’apprête à frapper, en mangeur de Rois. Cette mention figure en haut de page, mais aussi sur la poitrine du personnage emblématique. C’est que ce peuple est bien vivant. C’est qu’il prend des forces en mangeant. Hercule sans-culotte fait œuvre pleinement révolutionnaire, à distance de toute représentation monumentale qui menace en effet de l’arrêter dans son élan régénérateur, de le prétrifier, de le statufier, c’est-à-dire de le retenir en un lieu quand justement la vertu civique dont il s’anime le force d’être libre, de passer à l’acte et d’aller jusqu’au bout. Au fond, l’image peut-elle se démentir ellemême au point d’annuler ce risque d’une dissipation de soi dans un culte idolâtre qui ruinerait assurément cet enthousiasme de la liberté dont s’emplit la Révolution ? Desmoulins ne souscrit guère au projet de David, à la fois peintre et député à la Convention, qui veut élever un monument à la gloire du peuple français sur le socle constitué par les débris des statues des rois110. « Cette liberté, ne serait-ce qu’un vain nom ? N’est-ce qu’une actrice de l’Opéra, la Candeille ou la Maillard, promenées, avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de 46 pieds de haut que propose David ? Si par liberté vous n’entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n’y eut
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M. DE ROBESPIERRE, « Sur la Constitution (10 mai 1793) », op. cit., p. 141. Y. LIGNEREUX, « Hercule sans-culotte. Une figure de l’iconoclasme révolutionnaire en France (XVIIe-XIXe siècles) », dans E. FUREIX (sous la direction de), Iconoclasme et Révolutions de 1789 à nos jours, Seyssel, Champ Vallon, 2014, p. 56-67. 110 Sur le projet de David, voir E. POMMIER, L’art de la liberté…, op. cit., p.176-181. David propose une sorte de transsubstantiation destructive : les monuments du despotisme réduits à l’état de débris se changent en une réalisation monumentale à la gloire du Peuple régénéré. 109
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jamais d’idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la nôtre111. » Ultime paradoxe de l’iconoclasme révolutionnaire : si la liberté n’est pas dans les choses qui la représentent, si l’image ne renferme pas la substance, s’il faut des principes et non des pierres, alors le despotisme se joue lui-même du monument que la servitude lui élève, et c’est en vain qu’on le détruit pour s’assurer d’être libre. A À trop espérer de ces destructions, la Révolution se perd dans les nuées d’une illusion lyrique. Il importe donc au peuple de se ressaisir au plus vite, dans un accès de détermination héroïque. Conclusion.
L’héroïsme révolutionnaire
L’ordre monumental de la monarchie L’affirmation de Michelet pèche par insuffisance, dès l’instant qu’elle tombe sous le coup de cet effort auquel se sont livrés les Français, « afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée112 ». Insister sur ce parti pris antimonumental de la Révolution, c’est également dire que l’Ancienne France se défend d’y sacrifier, qu’elle refuse de le faire sien, qu’elle le combat dans ses silences convenus avant même que d’aucuns ne songent à l’adopter et à lui donner une portée révolutionnaire. Il est indispensable de reconstituer cette complétude de propos pour s’engager dans la voie d’une compréhension plus fine des arcanes du grand œuvre monumental, dont la Révolution prétend justement ruiner les fondements. Raccourci cinglant, la brillante formule de Michelet ne peut être entendue d’emblée. Elle fait écho à un non-dit qui la complète, sur lequel doit également se concentrer l’attention. Ce parti pris invite ainsi à approfondir le sens d’une intelligence politique de la monumentalité, sans laquelle ne reste que l’éclat d’un génie romantique dont les manifestations valent pour la littérature proprement dite. Mais ce n’est pas sur ce plan de l’esthétique littéraire que se déploie cette réflexion sur les monuments. Michelet, homme de lettres, est historien. C’est un écrivain de l’histoire qui tourne la langue de telle manière à produire non seulement un récit haletant mais aussi une intelligibilité de l’événement fondateur. Et c’est au titre de sa 111
Le Vieux Cordelier, 30 frimaire. Voir C. CAVE, D. REYNAUD, D. WILLEMART, avec la collaboration de H. DURANTON, 1793. L’Esprit des Journaux, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1993, p. 317. 112 A. DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Flammarion, 1988, p. 87.
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contribution à l’étude du phénomène révolutionnaire qu’il convient de le prendre au sérieux. Quels seraient les hauts lieux de cette monarchie française qui exprimeraient, dans un langage monumental, sa vocation spécifique à réunir les populations sous le rapport d’une constitution corporative ? Nous recherchons ici la détermination la plus originaire qui préside à la formation de ce régime d’incorporation par lequel les Français, en leur qualité de sujets, se rendent à l’évidence d’une communauté de vie et d’intention. Le monument par excellence de la France monarchique renvoyée à sa vérité essentielle et à sa puissance d’instauration d’une histoire édifiante qui lui soit propre, c’est l’abbaye royale de Saint-Denis, nécropole des rois de France. En latin, monumentum s’applique à tout ce qui rappelle le souvenir, et plus particulièrement celui d’un mort : inscription, statue, gisant, tombeau, sont ainsi autant de variations autour de cette monumentalité archaïque qui réintroduit le défunt dans l’économie des jours que règle le pouvoir monarchique. C’est en étant en parfaite communion d’esprit avec ses aïeux que le Roi peut se pénétrer du « mystère de l’incarnation monarchique113 », qu’il se dispose à figurer l’unité politique et se remplit d’une volonté de gouverner droitement qui l’élève à la hauteur de l’être public. Les honneurs de la sépulture lui seront alors rendus à Saint-Denis, où ses prédécesseurs reposent en paix dans le silence imposant des prières et des recueillements. Il retourne auprès des siens, prend place en ce sanctuaire inviolable qui est leur dernière demeure. Ces Rois successifs, visages aimables d’une réalité invisible qui est celle de l’Etat, de la res publica, du corpus mysticum de la monarchie, ne sont pas poussière. Ils ne sont pas rien dans l’ordre politique, pour autant que leur vie exemplaire témoigne à jamais de cette fermeté de jugement sans laquelle le bien public ne saurait prévaloir sur les intérêts vulgaires. En l’abbaye de Saint-Denis sont conservés les ornements, c’est-à-dire les insignes royaux, oriflamme, sceptre, couronne de Charlemagne, couronne de Saint Louis, main de justice, tardivement désignés sous ce terme de Regalia. Objets utilisés pour le sacre du Roi, ils disent la nécessaire complémentarité entre le culte des morts et l’inauguration, ensemble de rites qui marque le commencement du règne. La relation entre le Roi et ses sujets incorporés à lui ne saurait s’établir durablement sans cette soumission à une 113
C. LEFORT, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 285.
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contrainte ontologique qui le force à s’unir étroitement à ses ancêtres vénérables, à répéter cette sagesse et cette gloire qui les distinguent du commun des mortels. L’ascendant qu’exerce le Roi sur ses peuples procède d’une sorte d’ascèse par laquelle il remonte dans un passé mythifié et s’autorise d’une énergie spirituelle primitive. La monarchie le fait participer de ses prédécesseurs toujours présents à son esprit, auxquels il doit d’être ce qu’il est. L’abbaye royale conduit ainsi à la cathédrale de Reims, lieu où se déroule la cérémonie du sacre. Elle est le monument emblématique de cette dépendance des titulaires de la Couronne envers le fondateur de la monarchie française. Clovis, c’est le premier roi chrétien, celui devant lequel le successeur se présente, humblement, avant que de revêtir la dignité royale et de gouverner en son nom114. La littérature des miroirs impose cette idée qu’il faut, pour se regarder en face, ne pas démériter aux yeux de ceux qui, de leur tombe, jugent, et dont l’action se doit d’être prolongée. Résumons ainsi la signification de cette monumentalité de l’Ancienne France qui voit en Saint-Denis (le cimetière des rois) et Reims (la cathédrale du sacre), les hauts lieux de son identité substantielle : à l’enseigne d’un art de la mémoire, la monarchie corporative affirme cette plénitude de la politique qui est repos de l’âme et exercice de la violence légitime, retrait du monde et engagement dans le siècle, paix et guerre, en somme vie contemplative et vie active. Il suffit pour s’en convaincre de reprendre le cri de ralliement, Montjoie Saint-Denis ! Référence expresse au « patron du roi », à « celui du royaume et de la Couronne115 », cette exclamation exalte, en des circonstances périlleuses, l’esprit de corps. La basilique s’élève à l’emplacement d’un cimetière gallo-romain, lieu de sépulture du martyr. L’union au fondateur, à l’évangélisateur de la Gaule comme au premier roi chrétien, fait la force des armes, qui est également la force du souvenir. On se plaît à croire que « Clovis, étant sur le point de perdre la bataille qu’il livrait aux Allemands, à Tolbiac, invoqua saint Denis, que la reine Clotilde lui avait fait connaître, et qu’il cria : Mont-Jove Saint-Denis ! comme voulant dire que si saint Denis le délivrait de ce danger et lui faisait remportait la victoire, il serait désormais son Jove, c’est-à-dire son Jupiter116. » Contemplation et action 114
Ce nom est aussi le leur, du moins sous l’Ancien Régime. Clovis et Louis, c’est tout un. C. BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 83. 116 « Dissertation sur notre cri d’armes Mont-Joie Saint-Denis, par Bullet », Collection des meilleurs dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France, par C. LEBER, Tome Septième, Paris, 1838, p. 165. 115
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s’accordent ainsi dans cet ordre intangible que détermine l’incorporation des sujets ou des fidèles à la personne du Roi, lieutenant de Dieu sur la terre, qui les comble de sa gloire immortelle117. Le concept de démocratie d’exception Dans le sillage de ces brèves remarques sur le corporatisme traditionnel, le parti pris anti-monumental de la Révolution gagne en intelligibilité. Encore faut-il s’interdire d’enfermer la Révolution dans la matérialité d’une détermination positive : elle se soustrait aux contingences historiques pour imprimer une vérité dans les âmes. Fictio figura veritatis : c’est cette fiction que Michelet tente d’embrasser, opposable à ce dogme de la théologie politique de l’Ancienne France que constituent les deux corps du Roi. La radicalisation révolutionnaire tend vers la réalisation, toujours imparfaite, d’un modèle politique qui invalide aussi bien les principes de la monarchie de droit divin que le système représentatif auquel s’attache la nation souveraine. Il nous faut parler de démocratie, à condition cependant de préciser qu’elle vise un état transitoire, celui qui précède le règne paisible des lois constitutionnelles. Les masses se réunissent ainsi sous cet impératif d’une participation effective à cette entreprise qui consiste à fonder une immense République sur les bases de la raison et de l’égalité. Cette démocratie d’exception, cette démocratie ordonnée au temps de l’exception fondatrice, abolit la distinction entre citoyen actif et citoyen passif chère aux partisans du gouvernement représentatif, mais aussi celle de la vita activa et de la vita contemplativa qui est au fondement de l’identité corporative de sujets tenus d’obéir sans murmure. Nous sommes à la recherche d’un archétype. La Révolution met en scène le citoyen activiste, sommé, dans une espèce de fureur aux accents iconoclastes, de prendre les armes afin d’anéantir les ennemis de la patrie, de la République, de l’humanité, les tyrans de la terre, les oppresseurs du monde, les fanatiques, les suspects, les fripons, les scélérats, les brigands, les accapareurs, les conspirateurs qui n’ont de cesse de se multiplier. Le « sans-culotte »118 incarne à la perfection cet activisme constitutif 117
Un peuple jouit du « souverain bien quand il a ce but devant les yeux de s’exercer en la contemplation des choses naturelles, humaines et divines ». Et ce « but principal de la vie bienheureuse d’un chacun en particulier » est également « la fin et félicité d’une République ». J. BODIN, Les Six Livres de la République. op. cit., p. 61-62. 118 Voir H. BURSTIN, L’invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005. Surgit dans le mouvement révolutionnaire le « sans-culotte », qui est la figure
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de la radicalisation révolutionnaire qui donne une certaine force de réalité à un concept de démocratie d’exception. En ces circonstances orageuses et mobiles, il n’est pas question d’exercer le droit de vote : l’armement universel l’emporte sur le suffrage universel, dans l’attente quasiment eschatologique de cette fin des temps que détermine l’exception fondatrice. La pique est bien le symbole de cette citoyenneté de combat dirigée contre l’ordre monumental de la monarchie : elle est l’antithèse des Regalia, ensemble des objets précieux destinés au culte de cette chose publique confiée au Roi très chrétien, qui forment le trésor de la basilique de Saint-Denis. Il est aisé de se procurer une pique. On en fabrique des centaines, des milliers. « La légende veut qu’au lendemain de la prise de la Bastille, 50000 piques aient été forgées en 36 heures par les ouvriers parisiens du fer119. » En fait de mobilisation, possession d’une pique vaut titre de citoyen : tel est le mot d’ordre, qui recommande l’universalisation démocratique d’une condition civique inscrite dans l’élan dévastateur de l’insurrection généralisée. Tout est sur la place publique. Le citoyen activiste purifie ses mœurs à mesure qu’il se libère de « l’abjection du moi personnel120 », comme le Roi lui-même fait corps avec la chose publique, et cesse de ce fait d’être un simple particulier. Place des Piques : c’est le nom que prend sous la Révolution la place aujourd’hui appelée Vendôme, en référence à l’un des hôtels particuliers qui la bordent. Ainsi, comme l’écrit Claude Lefort, « se désigne le trait révolutionnaire et sans précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient un lieu vide. Inutile d’insister sur le détail du dispositif institutionnel. L’essentiel est qu’il interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Son exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Il se fait au terme d’une compétition réglée, dont les conditions sont préservées d’une façon permanente. Ce phénomène implique une institutionnalisation du conflit. Vide, inoccupable – tel qu’aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel –, le lieu du pouvoir s’avère infigurable. Seuls sont visibles les mécanismes de son exercice, ou bien les hommes, simples mortels, qui détiennent l’autorité suprême121. » Claude Lefort emblématique de cet activisme constitutif d’un modèle politique spécifique, celui de la démocratie d’exception. 119 M. PASTOUREAU, Les emblèmes de la France, Clermont-Ferrand, Bonneton, 2001, p.190. 120 M. DE ROBESPIERRE, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République. Rapport présenté au nom du Comité de Salut public (18 pluviôse an II. 5 février 1794) », op. cit., p. 216. 121 C. LEFORT, op. cit., p. 27.
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semble diluer l’idée de démocratie d’exception qui, en toute rigueur, exclut l’institutionnalisation du pouvoir, autant que cette différenciation nette des gouvernés et des gouvernés toujours tentés de se prévaloir d’une certaine représentativité. La dramatisation qui atteint un degré extrême récuse également les valeurs de l’individualisme propre à l’orientation libérale. Ce vide que crée la dynamique révolutionnaire doit être décrit précisément, à la faveur d’une conceptualisation dont l’objet est justement ce modèle d’une démocratie confrontée à l’exception fondatrice. La Révolution, pour les besoins de l’analyse, se resserre ainsi sur ce concept pur, trop souvent altéré par des considérations qui se rapportent davantage à l’organisation constitutionnelle des pouvoirs, à la République, aux conditions concrètes et circonstancielles de l’action collective, aux destinées personnelles, aux idéaux proclamés et aux Déclarations des droits dont s’inspirent les régimes successifs. Car l’événement révolutionnaire n’est pas seulement dans la densité positive des faits : il est dans la puissance d’une imagination susceptible de produire une fiction qui a le caractère d’une vérité fondamentale dont personne ne peut douter. Ce vide dont parle Michelet, qu’il convient d’examiner à la lumière de ce concept de démocratie d’exception, présente ainsi trois traits caractéristiques. Tout d’abord, il doit être vu comme un espace public ou, pour reprendre le mot de Robespierre, un théâtre. La multitude prend part à l’événement fondateur, en étalant ses enthousiasmes et ses mouvements de fureur sur la place publique, lieu d’une politisation paroxystique. C’est dire que le monument, dans sa définition conceptuelle la plus rigoureuse, est public, qu’il est investi d’une signification politique. En outre, ce theatrum sur lequel surgissent les acteurs de la Révolution se distingue du marché que valorisent les économistes, qui font confiance au jeu spontané des intérêts particuliers. Deuxième point : ce vide rend possible la mobilisation universelle des citoyens activistes, ennemis de la Révolution ou non. Car la vertu elle-même n’est peut-être pas innocente : cacherait-elle un piège ? Il est impossible en toute hypothèse de se reposer. « Plus de repos que les ennemis de la Révolution et du peuple français ne soient exterminés122. » À défaut de se rapporter à la loi, dans le cadre fixé par le 122
L.-A. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public sur les factions de l’étranger et sur la conjuration ourdie par elle dans la République française pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et affamer Paris présenté à la Convention nationale le 23 ventôse an II (13 mars 1794) », op. cit., p. 697-698.
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régime constitutionnel, le principe de généralité oriente l’idée même de mobilisation. Elle se doit d’être générale. Qui est passif devient suspect. Personne, en de telles circonstances, ne peut arguer de sa neutralité. Impossible de se réfugier dans ce silence révérencieux qui sied aux attitudes contemplatives. Miraculeusement, les ennemis eux-mêmes se multiplient, redoublent d’efforts et d’activité. Ils concourent ainsi à la formation d’une nécessité qui fait loi, expression moins d’une volonté générale que d’une volonté d’instituer dans l’urgence une généralité de citoyens activistes123. A contrario, le monument matérialise ce qui demeure. Il constitue un bien immobilier, au sens strict. La Révolution opère un changement radical de perspective en politisant des masses avides de se mobiliser, alors que l’Ancienne France distingue dans l’immobilité, l’inamovibilité, la permanence de soi à travers le temps, un signe de pouvoir. Tocqueville souligne la force de ce préjugé qui interdit aux gentilshommes le commerce et l’industrie. « Ce préjugé, écrit-il, avait pris naissance au Moyen Age, alors que la possession de la terre et le gouvernement des hommes étaient une seule et même chose. Dans ces siècles, l’idée de richesse immobilière s’était intimement unie avec celle de grandeur et de puissance ; l’idée de la richesse mobilière rappelait au contraire celle d’infériorité et de faiblesse124. » Les « vieux châteaux125 » disséminés sur le territoire ne sauraient être dans le commerce. Ils exposent la revendication, en ce langage que définit la monumentalité, de cette passion aristocratique de l’immobilité, contre laquelle la conscience révolutionnaire déchaîne une violence iconoclaste. L’adage est bien connu : res mobilis, res vilis. Une chose mobilière est une chose sans valeur. La Révolution retourne la proposition en lui donnant une portée politique. Les sans-culottes mobilisés ne sont pas vilains : au contraire, ils s’honorent du titre de citoyen en brandissant cette pique qui les projette dans cette vie marquée par la dramatisation révolutionnaire, en laquelle s’opère ce passage d’un monde à l’autre. Le troisième caractère de ce vide coextensif à cette radicalisation portée par l’exigence d’une démocratie d’exception réside dans l’idée d’immanence. C’est 123
Selon Sieyès, la nation ne peut être que « la généralité des citoyens ». E. SIEYES, « Essai sur les privilèges », Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, Paris, PUF, 1989, p. 4. La démocratie d’exception en appelle à un peuple herculéen qui ne peut être que la généralité des citoyens activistes. 124 A. DE TOCQUEVILLE, « Etat social et politique de la France avant et après 1789 », L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Flammarion, 1988, p.54. 125 E. SIEYES, « Essai sur les privilèges », Qu’est-ce que le Tiers Etat ?, op. cit., p.10.
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cette foule anonyme des faubourgs – artisans, petits commerçants, tâcherons, tous sans-culottes prêts à se mobiliser dans la joie ou l’humeur vengeresse –, qui tire d’elle-même, spontanément, une force par laquelle elle fait œuvre authentiquement révolutionnaire. Pas de chef. Pas de porte-parole. Pas de hiérarchie intangible. Ceux qui se rassemblent agissent et s’éprouvent immédiatement. La sans-culotterie, en toute simplicité, professe une dynamique de l’immanence. Celle-ci tranche avec cette admiration portée aux ancêtres, hommes illustres dont on honore la mémoire et qui exercent sur les esprits une sorte de tutelle archaïque. Le mot essentiel qui saisit cette volonté d’identifier la Révolution à un mouvement immanent aux énergies populaires, c’est celui de cause. Ces gens modestes et misérables qui forment le gros de la populace embrassent la cause : celle de la liberté, de l’égalité ou de la justice. Mais c’est avant tout de la cause du peuple qu’il s’agit. La cause du peuple, c’est la cause que défend le peuple, et c’est aussi ce qui cause le peuple, ce qui fait que le peuple devient quelque chose dans la vie politique, de son propre mouvement, pour ne pas dire de son propre chef. Il est causa sui : cause de lui-même. C’est sous l’empire d’une causalité immanente que les masses mobilisées font l’expérience de la liberté. Nous pouvons alors esquisser les termes d’une approche comparée. Si l’Ancienne France s’en remet à cette fiction que constituent les deux corps du Roi, la démocratie d’exception fait de la Révolution une sorte d’épreuve initiatique au cours de laquelle cette multitude mobilisée prend les traits de l’Hercule sans-culotte. Rousseau l’affirme : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes126. » Mais la démocratie d’exception convient à des masses élevées au rang de ce demi-dieu. D’un côté : la théologie politique souligne cette parfaite adéquation, définitivement établie lors de la cérémonie du sacre, entre le corps mortel du Roi et son corps immortel qu’il transmettra à son successeur, assuré de participer ainsi à ce qui demeure, en l’occurrence l’État. De l’autre côté : une foule de gens, dans le cours tumultueux de la Révolution, se change en cet Hercule mangeur des rois, qui se fait justice lui-même en usant de sa massue terrible, équivalent démocratique de la main de justice. Le peuple 126
J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat social ou Principes du droit politique, Livre III, Chapitre IV. « De la démocratie » (1762).
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réel, mal distingué de cette populace remuante des faubourgs, se double, à la faveur d’une mobilisation générale, d’un peuple héroïsé, garant d’une vérité qui l’assure de ne pas se dépenser en pure perte. La fiction que pose ainsi la démocratie d’exception répond à la nécessité de tenir pour acquise l’adéquation entre le grand nombre, en tant que tel infigurable, et cette détermination herculéenne qui le transforme en acteur à part entière de ce drame sublime qu’est la Révolution. Il importe donc de cerner au plus près le ressort essentiel de l’héroïsme révolutionnaire qui donne un éclat et une signification précise à ces gestes iconoclastes. Michelet ne se contente pas de dire que la Révolution a pour monument le vide, il nous éclaire sur le « principe même de la Révolution. Ce principe n’est que la Justice, qui veut que chacun réponde pour ses œuvres, en bien ou en mal. Ce que vos aïeux ont pu faire compte à vos aïeux, nullement à vous. A vous d’agir pour vous-même ! Dans ce système, nulle transmission du mérite antérieur, nulle noblesse. Mais aussi, nulle transmission des fautes antérieures127. » Ce peuple à l’œuvre dans le cours interminable de la Révolution, « entreprise héroïque128 », ne peut finalement compter que sur luimême. Ce sont ses propres forces herculéennes qui le font être ce qu’il est. Nul besoin d’être l’oint du seigneur pour briser ses chaînes. Il suffit au peuple de s’aimer lui-même, et c’est là sa vertu. Telle est l’intime conviction qui préside à un bouleversement anthropologique d’une ampleur inégalée : « On n’imite pas la vertu129. » Les briseurs d’images instruisent le procès métaphysique non seulement du Roi, image de Dieu sur la terre, mais de cet homme des temps immémoriaux conçu lui-même comme imago, défini par une filiation, soumis à l’autorité bienveillante de divinités tutélaires, d’êtres hors du commun, auxquels vont ses admirations et dont il se doit d’imiter quelque peu la sagesse, la bonté 127
J. MICHELET, Histoire de la Révolution française, op. cit., p. 336-337. A.-L. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale sur la conjuration ourdie depuis plusieurs années par les factions criminelles pour absorber la Révolution dans un changement de dynastie ; et contre Fabre d’Eglantine, Danton, Philippeaux, Lacroix et Camille Desmoulins, prévenus de complicité dans ces factions et d’autres délits personnels contre la liberté présenté à la Convention nationale le 11 germinal an II (31 mars 1794) », op. cit., p. 708. 129 A.-L. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public sur les factions de l’étranger et sur la conjuration ourdie par elles dans la République française pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et affamer Paris présenté à la Convention nationale le 23 ventôse an II (13 mars 1794) », op. cit., p. 681. 128
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ou le courage. Le projet des Modernes n’est-il pas de vaincre cette contrainte ontologique de la répétition dont la Couronne, posée sur la tête de celui qui incarne un principe de permanence, est le symbole ? On ne saurait se fier à cette res cogitans pour mener à bien l’entreprise. Le sujet pensant est totalement désarmé face aux violents soubresauts de l’histoire, devenue le théâtre d’une lutte redoutable. Au doute méthodique, la Révolution oppose l’enthousiasme de la vertu par laquelle le citoyen se change en activiste. Au cogito, elle oppose la conscience publique de ces gens qui, à défaut de faire corps, font cause commune. Les nains ne sont plus juchés sur les épaules des géants. Ils mettent pied à terre, s’enivrant de l’illusion d’être les plus forts. Ils mettent à bas les effigies qui les fixent dans leur état d’incomplétude130, désormais inimaginable131. Ce monument qui est le vide n’honore en rien la mémoire d’un Peuple transfiguré par l’énergie de la vertu. Il dit ce que la Révolution continuera d’espérer de lui : l’anéantissement de « l’esprit imitatif » qui est « le cachet du crime132 ». Stéphane MOURÉ Maître de Conférences en histoire du droit Faculté de droit de Tours
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Ce sont les mots de Sieyès qui inaugurent la Révolution : il affirme que le tiers état est une nation complète, qu’il a tout ce qu’il faut en lui pour former cette nation. 131 La violation des tombeaux royaux de Saint-Denis a, de ce point de vue, valeur paradigmatique. Le texte de Sylvain Maréchal, publié dans Les Révolutions de Paris en 1792, puis le rapport de Barère présenté à la Convention le 31 juillet 1793, sont d’une densité de style et de contenu exceptionnelle. 132 A.-L. DE SAINT-JUST, « Rapport au nom du Comité de salut public sur les factions de l’étranger et sur la conjuration ourdie par elles dans la République française pour détruire le gouvernement républicain par la corruption et affamer Paris présenté à la Convention nationale le 23 ventôse an II (13 mars 1794) », op. cit., p. 680.
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Art et dictature en Italie Droit et pouvoir dans l’iconographie fasciste• La montée au pouvoir du fascisme en Italie suivit les bouleversements de la Première Guerre mondiale et le complexe avènement des masses sur la scène politique. La crise du système libéral prit formellement fin le 28 octobre 1922 avec la Marche sur Rome : la nomination de Benito Mussolini comme président du conseil des ministres, qui en résulta, marqua le début d’une subversion progressive mais inexorable des institutions parlementaires. Mussolini, en tant que duce du fascisme, resta au pouvoir pendant vingt ans, jusqu’à sa révocation par le roi, qui recouvra ses prérogatives légales à la suite de la réunion du Grand Conseil, la nuit du 25 juillet 19431. I.
Une modernité totalitaire A. L’État, l’art et le consensus
Les principales lois fascistes, promulguées entre 1925 et 1926, prévoyaient le renforcement des prérogatives du chef du gouvernement, la possibilité pour le pouvoir exécutif de légiférer, l’institution du podestat nommé par décret à la place du maire électif, l’abolition des partis politiques, des associations et des organisations contraires au régime. Pendant la même période fut réintroduite la peine de mort (abolie en Italie par le Code pénal de 1889) pour l’attentat contre le roi, la reine, le prince, le régent et le chef du gouvernement, et furent abolis la liberté de la presse ainsi que le droit de grève. Par ailleurs, le gouvernement, le 9 novembre 1926, déclara l’exclusion du Parlement des aventiniani, à savoir les membres de l’opposition qui avaient quitté le Parlement en réaction à l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti en 1924. Furent également exclus du Parlement, en violation de la loi sur l’immunité parlementaire, les •
Cet article présente le développement d’une intervention prononcée, le 5 décembre 2013, auprès de l’Université de La Rochelle, dans le cadre du cycle de conférences Art et politique : la norme. Je tiens à remercier les organisateurs, en particulier Monsieur le Professeur Jacques Bouineau pour son aimable hospitalité. Qu’il me soit permis aussi d’exprimer ma reconnaissance à Madame le Professeur Maddalena Carli pour ses conseils et suggestions. 1 En langue française, voir S. LUPO, Le fascisme italien : la politique dans un régime totalitaire, Paris, Flammarion, 2003 ; E. GENTILE, La voie italienne au totalitarisme : le parti et l’État sous le régime fasciste, Paris, Éd. du Rocher, 2004.
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députés communistes qui n’avaient pas pris part à l’Aventin, dont Antonio Gramsci. En 1926 fut publié le nouveau texte sur la sécurité publique qui prévoyait, entre autres, la résidence forcée, tant pour les crimes communs que pour les crimes politiques ; la faculté pour les préfets de dissoudre les associations contraires aux intérêts nationaux ; l’aggravation des peines contre les expatriés pour des raisons politiques. Un des actes comptant parmi les plus importants pour la formation de l’État totalitaire fut la loi n. 2008 du 25 novembre 1926 : cette loi instituait en effet un Tribunal spécial pour la défense de l’État, composé de militaires, en violation, entre autres, du principe du juge naturel, prévu à l’art. 71 du Statut albertin, selon lequel les justiciables ne peuvent être privés de leurs juges naturels par aucune commission ou tribunal spécial qui ne soit pas déterminé par la loi. D’ailleurs les « Accords du Latran » signés le 11 février 1929 – Traité entre le Saint-Siège et l’Italie – qui termina la question romaine ouverte en 1870, contribua à la construction de l’État et du consensus fasciste. L’année 1931, surtout du point de vue de la vie universitaire, représenta un tournant institutionnel fondamental : le fascisme procéda à l’annexion du monde universitaire par le serment des professeurs avec une double ambition : marginaliser l’intransigeance des anciens adversaires irréductibles et se réconcilier avec les plus disposés au compromis2. Sans doute la stratégie fasciste fut un succès : sur douze mille professeurs universitaires les non assermentés furent douze3. Dans ce cadre institutionnel à tendance totalitaire le régime construisit le « consensus » et impulsa la nationalisation des masses à travers les instruments de l’art et de la propagande visant la sacralisation du politique avec l’accentuation des aspect mystiques et liturgiques tirés de la romanité4. Ces 2 E. SIGNORI, « Università e fascismo », dans G.P. BRIZZI, P. DEL NEGRO, A. ROMANO (éd.), Storia dell’Università in Italia, Messina, Sicania, 2007, p. 404. 3 H. GOETZ, Il giuramento rifiutato. I docenti universitari e il regime fascista, Firenze, La nuova Italia, 2000 ; G. BOATTI, Preferirei di no. Le storie dei dodici professori che si opposero a Mussolini, Torino, Einaudi, 2001 ; C. DECARO BONELLA, L’Università italiana fra « Costituzione culturale » e Spazio europeo, dans « Diritto pubblico comparato ed europeo », (2009), n. 2, p. 677-701. 4 G.L. MOSSE, Nazionalizzazione delle masse. Simbolismo politico e movimenti di massa in Germania (1815-1933), Bologna, Il Mulino, 1975 ; E. GENTILE, La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste, Paris, Perrin, 2002.
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deux outils, l’art et la propagande – que le fascisme lui-même avait tendance à séparer mais qui souvent, de facto, se recoupèrent – furent exploités non seulement au sujet de symboliques classiques (nature, famille, maternité, histoire, tradition), mais également à propos de questions juridiques diverses5 (la norme, l’image de la justice, le travail, les corporations, l’idée de la loi et du législateur, le mythe de Rome et de la race). Ce qui se mit en place, finalement, ce fut un véritable programme de fascisation de la culture, selon le propos de Giovanni Gentile, philosophe et idéologue du régime. La famille fut toujours au centre des politiques des systèmes totalitaires, mais le fascisme ne posa pas la vie familiale au centre de son projet politique6. Cependant la théorie de l’État du régime fasciste – consacré dans l’entrée Fascismo de L’Enciclopedia italiana de 1932, rédigée par Mussolini et Gentile – prévoyait que la famille et l’État étaient une seule chose. Cette idée est venue en conflit avec celle de l’Église catholique des années trente – qui est aussi le porteur d’une vision organiciste de la société – qui considérait la famille comme un noyau naturel antérieur à la société civile7. Première cible de la rhétorique fasciste – qui était très éloignée de la réalité –, c’était la famille de la classe moyenne et urbaine, corrompue, individualiste et non prolifique, par opposition aux vertus de la famille paysanne, travailleuse et dévouée au service de son pays à travers un grand nombre d’enfants. Giacomo Balla, Mario Sironi e Mario Biazzi – le premier avec le tableau Affetti (1910), le deuxième avec La famiglia (1932) et le troisième avec Ascoltazione del discorso del Duce (1939) – ont donné une représentation claire de la communauté familiale, avant et pendant la période fasciste. La politique culturelle du fascisme se basa sur la peinture, la sculpture, le cinéma, l’architecture ; mais également sur la peinture murale, la publicité, la musique populaire, le sport et même sur des supports apparemment éphémères tels que les timbres8 ou les cartes postales9, mais aussi les cahiers d’école où,
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L. MALVANO, Fascismo e politica dell’immagine, Torino, Bollati Boringhieri, 1988, p. 20 sq. Cf. P. GINSBORG, Famiglia Novecento. Vita familiare, rivoluzione e dittature (1900-1950), Torino, Einaudi, 2013, p. 244 sq. 7 Ibidem, p. 250 sq. 8 F. ZERI, « I francobolli italiani : grafica e ideologia dalle origini al 1948 », dans Storia dell’arte italiana, vol. II, t. I, Torino, Einaudi, 1980, p. 290-319. 6
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sur les couvertures, il y avait des dessins de guerre10. Le patronage de l’État fasciste essayait d’asseoir et de consolider un régime totalitaire, notamment autour de la figure du leader. B. Art et propagande Nombreuses ont été les institutions artistiques et culturelles fondées en fonction de la propagande nationale et des formation et célébration des nouvelles élites intellectuelles, comme l’Istituto Nationale LUCE (Union cinématographique pour l’éducation) créé en 1924, ou la Reale Accademia d’Italia en 1926, expression de la Révolution fasciste dans le domaine de l’art d’après Giuseppe Bottai, la Confédération des professionnels et des artistes (qui était un syndicat et qui groupait écrivains, peintres, architectes, ingénieurs, sculpteurs) instituée en 1930 par Bottai, ainsi que l’Istituto di studi romani pour l’étude et l’exaltation de la romanité. D’ailleurs la création du Ministère de la Culture populaire en 1937 contribua à la réception de l’art dans la vie politique. Il nous échoit par ailleurs d’évoquer également la création de marques d’honneur, comme le prix Cremona, visant à exalter l’art du Régime, créé en 1938 par Roberto Farinacci11. Ancien socialiste, volontaire dans la Première Guerre mondiale, ce dernier crée avec Mussolini et d’autres les Faisceaux italiens de combat, très proche des nazis, et sera exécuté par les partisans en 1945. Il y avait aussi le prix Bergame conçu par Bottai en 1940 et qui, contrairement à l’idée de Farinacci, ambitionnait de promouvoir des tendances artistiques diverses (mais toujours fascistes). Les œuvres artistiques, et tout particulièrement les images, ont joué un rôle central, durant le fascisme, auprès de la culture « haute », aussi bien que de la mentalité populaire. Le personnage le plus influent dans la formation de l’« État culturel12 » et, plus largement, l’une des figures les plus
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E. STURANI, « Il fascismo in cartolina », dans E. GENTILE (éd.) Modernità totalitaria. Il fascismo italiano, Roma-Bari, Laterza, 2008, p. 112-128. 10 A. GIBELLI, Il popolo bambino. Infanzia e nazione dalla Grande Guerra a Salò, Torino, Einaudi, 2005, p. 226 sq. 11 Voir M. DI FIGLIA, Farinacci. Il radicalismo fascista al potere, Roma, Donzelli, 2007. 12 Je tire cette expression de M. FUMAROLI, L’État culturel : une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1992.
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marquantes du fascisme tout court, fut sans aucun doute Giuseppe Bottai13. Jeune volontaire lors de la Première Guerre mondiale, il travailla pour le magazine Roma futurista (Rome futuriste) en 1919 et, la même année, rejoignit le faisceau romain ; en 1923 il fonda la revue Critica fascista (Critique fasciste) qu’il dirigera jusqu’en 1943, et en 1926 le magazine Diritto del lavoro (Le droit du travail). Nommé en 1930 professeur de Politica ed economia corporativa (Politique et économie corporative), il fut le ministre des corporations de 1929 à 1932, et de l’éducation nationale de 1936 à 1942. Enfin, il se dut de soutenir la législation antisémite. Idéologue d’un nouveau modèle d’État totalitaire où la politique était censée intervenir aussi bien dans le droit que dans l’économie, dans le domaine des arts il chercha à concilier et à harmoniser – de manière fonctionnelle – au fascisme, la liberté et la subjectivité du « créateur » ou de l’artiste avec les directives idéologiques de l’État. Du point de vue intellectuel et artistique, pendant cette période, il y eut une prolifération, apparemment libre – mais toujours sous l’œil vigilant de Bottai et du ministère de la culture populaire – de magazines et de mouvements artistiques14. L’historiographie considère, à quelques exceptions près, que l’art en Italie sous le fascisme n’était pas totalement réductible à un art d’État ni à une rhétorique totalitaire, typique par exemple de l’Allemagne nazie (où il y avait une sorte de réalisme holographique) et de l’Union soviétique stalinienne : « Au contraire, les artistes et les bureaucrates du parti avaient tenté avec grand soin d’éviter tout ce qui “ressemblait à un art de l’État”, pour reprendre les mots de Mussolini en 1923. En effet, les théoriciens les plus autorisés de l’art fasciste (Ardengo Soffici, Margherita Sarfatti, Mario Sironi, Filippo Tommaso Marinetti, Giuseppe Bottai et autres) étaient de l’avis que l’esthétique ne pouvait être ni imposée, ni standardisée15. » Le pluralisme, par conséquent, fut
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Voir l’entrée de A. GAGLIARDI, « Bottai, Giuseppe », dans I. BIROCCHI, E. CORTESE, A. MATTONE, M.N. MILETTI (éd.), Dizionario biografico dei giuristi italiani (XI-XX secolo), vol. I, Bologna, Il Mulino, 2013, p. 319-320. 14 L. MANGONI, L’intervento della cultura. Intellettuali e riviste del fascismo, Roma-Bari, Laterza, 1974. 15 E. BRAUN, « L’arte italiana fascista : il totalitarismo tra teoria e pratica », dans Modernità totalitaria, op. cit., p. 89.
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toléré (et habilement exploité) parce qu’il contribua à donner de la crédibilité au régime16. « Les romanciers et les poètes fascistes – écrivait le poète Eugenio Montale, Prix Nobel de littérature en 1975 – furent d’une certaine manière libres, dans le sens qu’ils n’eurent pas à souffrir d’impositions excessives ; moins libres ou même esclaves, pourtant, si l’on pense à toute la part d’eux-mêmes qu’ils durent suffoquer, aux limites qu’ils durent s’imposer pour ne pas être excommuniés, pour ne pas être exclus de toute possibilité de vie17. » Au sein du ministère de l’Éducation nationale Bottai fonda un Bureau pour l’art contemporain, qui parraina la création de nombreuses revues, toujours sous l’égide de Critica fascista18. L’univers bariolé des périodiques littéraires et artistiques était le terrain où se confrontaient les positions les plus fidèles au régime – monolithiques, orthodoxes et tendant à s’aligner sur un art d’État – et celles davantage originales sur le plan artistique et politique. Sans pour autant vouloir exagérer la portée de ces cadres culturels comme des incunables de l’anti-fascisme, ils représentèrent tout de même des laboratoires d’innovation et, parfois, formulèrent des critiques au régime et à sa politique d’autarcie et de guerre. Emblématique, la figure de Renato Guttuso, peintre et intellectuel qui travailla pendant le fascisme, mais qui progressivement marqua sa distance par rapport à la rhétorique fasciste jusqu’au passage dans les rangs du Parti communiste clandestin en 1940. La revue Corrente di vita giovanile (Courant de vie juvénile), par exemple, était un lieu de grande agitation intellectuelle animé par des artistes contre les directives du régime : « Dans ce contexte de liberté surveillée, malgré la nécessité d’affirmer leur consensus à l’égard de la “civilisation fasciste”, d’avoir un rôle actif au sein de cette “critique fasciste”, les artistes et les intellectuels de Corrente réussirent à exprimer des hypothèses littéraires, artistiques, théâtrales et cinématographiques, aussi par la prise en compte de ce 16
M.S. STONE, The Patron State. Culture and Politics in Fascist Italy, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 255 ; sur la liberté artistique pendant le fascisme voir aussi P. GINSBORG, Famiglia Novecento, op. cit., p. 262-263. 17 Cité par A.J. DE GRAND, Bottai e la cultura fascista, Bari, Laterza, 1978, p. 249. 18 Sur Bottai et la politique culturelle du fascisme, cf. L. MANGONI, L’intervento della cultura, op. cit., p. 65 sq.
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qui se formulait culturellement au-delà des frontières. Par rapport à l’intolérance diffuse du régime vis-à-vis de tout ce qui n’était pas italien, ces revues bénéficièrent jusqu’en 1939 de l’appui de Bottai qui, dans Critica fascista, insista ouvertement sur les dangers de l’autarcie culturelle et sur la nécessité des contacts internationaux19. » C. L’architecture fasciste Le but qu’avait le fascisme de « créer » l’homme nouveau, dans l’espoir d’une « mutation anthropologique » des Italiens, fut également poursuivi à travers l’architecture, sur laquelle Mussolini comptait pour redessiner les cartes du pays : maisons du parti, maisons des Faisceaux (environ 11.000), celles du Balilla (des centaines), jusqu’aux tribunaux, académies, immeubles d’habitation, logements sociaux et, élément très important, la fondation des « villes nouvelles » avec noms de la tradition latine et romaine comme « Littoria », « Aprilia », « Sabaudia » et, evidemment, « Mussolinia20 ». L’aménagement architectural et urbanistique du régime de Mussolini est en fait crucial pour comprendre son caractère et sa nature idéologique21. Cependant, certains chercheurs pensent que le fascisme n’a pas forcé complètement l’architecture sous l’emprise totalitaire, laissant aux architectes une sphère d’autonomie de la politique22. Un autre moment de la modernisation fasciste fut la création de nouvelles universités23. En particulier, l’Université La Sapienza de Rome, dont la fondation remonte au Moyen Age, fut déplacée du centre historique et baroque dans une nouvelle et plus grande structure – la cité universitaire – à la 19
G. JOPPOLO, « L’art italien sous le fascisme. Trois pôles de réflexion méthodologique », dans J.M. LACHAUD (éd.), Art, culture et politique, (Actuel Marx Confrontation), Paris, 1999, p. 45-65 (p. 55 pour la citation). 20 Voir D. GHIRARDO et K. FORSTER, « I modelli delle città di fondazione in epoca fascista », dans C. De Seta (éd.), Storia d’Italia, Annali 8, Insediamenti e territorio, Torino, Einaudi, 1985, p. 635-667 ; A. GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma. Da Carlo Magno a Mussolini, RomaBari, Laterza, 2000 ; A. PENNACCHI, Fascio e martello. Viaggio per le città del duce, Roma-Bari, Laterza, 2008. 21 E. GENTILE, Fascismo di pietra, Roma-Bari, Laterza, 2007 ; mais voir aussi P. NICOLOSO, Mussoloni architetto. Propaganda e paesaggio urbano nell’Italia fascista, Torino, Einaudi, 2008. 22 C. MELOGRANI, Architettura italiana sotto il fascismo. L’orgoglio della modestia contro la retorica monumentale (1926-1945), Torino, Bollati Boringhieri, 2008. 23 E. SIGNORI, « Università e fascismo », op. cit., p. 381-423.
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périphérie de la ville, bâtie selon les canons du modernisme et du rationalisme dominant dans les années 30. Cependant, dans la ville de Trieste, ville-symbole de la mémoire irrédentiste italienne, fut fondée en 1924 une université. Le bâtiment fut projeté vers 1938 et terminé après la guerre, mais il garda sa structure et son message : construit au sommet d’une colline surplombant la ville et la mer, évoquant par là l’idée de la civilisation latine qui fait face au monde slave. Dans la faculté d’économie et de commerce se développèrent des études d’économie corporative et de droit syndical. Ce fut seulement en 1938 que naquit la faculté de droit24. À Milan, dans la seconde moitié des années 30, à l’heure d’une réflexion sur le corporatisme et sur l’autarcie économique après la crise de 1929, fut construite la nouvelle structure de l’université commerciale « Luigi Bocconi », dont le siège fut conçu par deux architectes rationalistes, Giuseppe Pagano et Gian Giacomo Predaval25. Pagano, en particulier, volontaire dans la Première Guerre mondiale, prit part à la marche sur Fiume et adhéra au fascisme, avant d’entrer en 1942 dans la résistance clandestine et d’être arrêté puis déporté à Mauthausen où il mourut en 1945. Il refusa de suivre le « retour à la romanité » imposé par le régime et donna naissance à une architecture d’avant-garde, où la maison et la ville moderne étaient au service de l’homme26. Dans l’Italie du Sud également, une université fut établie dans la ville de Bari en 192527. La faculté de droit fut instituée l’année suivante dans l’énorme siège du « Palazzo Ateneo », qui peut être comparé à la Public Library de New York et la Humboldt Universität de Berlin28. La faculté de sciences politiques, par contre, naquit en 1926 pour répondre aussi à la nécessité de la formation d’une classe dirigeante fasciste dans la bureaucratie d’État et pour les fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères.
24
A.M. VINCI, « Università degli Studi di Trieste », dans G.P. BRIZZI, P. DEL NEGRO, A. ROMANO (éd.) Storia delle Università in Italia, III, Messina 2007, p. 459-464. 25 G. PAGANO, Architettura e città durante il fascismo, sous la direction de C. DE SETA, RomaBari, Laterza, 1976. 26 Ibidem. 27 Voir « Annali di storia delle Università italiane », XVII (2013), en particulier L. VOLPE, Gli studi giuridici e la teoria del diritto : protagonisti e linee di sviluppo dalla fondazione della Facoltà di Giurisprudenza fino agli anni 60, p. 175-205 ; O. BIANCHI, Dalla scuola di studi corporativi alla Facoltà di Scienze politiche, p. 207-227. 28 Selon L. VOLPE, Gli studi giuridici, op. cit., p. 176.
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II.
Une politique de l’image A. Le mythe de Rome
La redécouverte, ou plutôt la réinvention, du monde classique romain et de son droit caractérisa la période fasciste, de même que le mythe de Rome représenta l’identité idéologique du régime. Le culte de la romanité fut utilisé pour l’autoreprésentation collective du fascisme, surtout dans le domaine et l’organisation militaire et paramilitaire29, à travers le concept latin de disciplina (discipline) qui trouva sa forme la plus réussie dans l’action de marcher et dans d’autres rites interprétés comme religion politique30. Comme l’a démontré Jacques Bouineau par rapport à la Révolution française31, mais avec un renversement des valeurs, l’antiquité romaine joua un rôle idéologique pour la « Révolution fasciste32 ». La position de Mussolini visà-vis de la Capitale fut très ambiguë33. La critique sévère et viscérale que le jeune socialiste révolutionnaire, encore inconnu, adressait à la Capitale – dans le sillage d’une tradition qui remontait au Risorgimento –, qu’il considérait comme une ville bureaucratique, parasitaire, monarchiste, libérale et bourgeoise, se transforma, lorsque le jeune socialiste fut remplacé par le duce du fascisme, dans le mythe de la capitale de l’Empire romain34. Un rôle central dans l’imaginaire de l’époque et dans la construction de l’identité fasciste fut joué par la Mostra Augustea della Romanità, c’est-à-dire l’Exposition sur l’Empire romain organisée à l’occasion du bimillénaire de la naissance d’Auguste, qui eut lieu à Rome, au Palais des Expositions, en 1937-193835. Au début, Mussolini s’inspira de César mais après, quand il arriva au pouvoir, il 29
L. SCUCCIMARRA, « Romanità [culto della] », dans V. DE GRAZIA, S. LUZZATTO (éd.), Dizionario del fascismo, Torino, Einaudi, 2003, II, p. 539-541. 30 A. GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma, op. cit., p. 216 sq. 31 J. BOUINEAU, Les toges du pouvoir, 1789-1799, ou la révolution de droit antique, Toulouse, Association des publications de l’Université de Toulouse-le Mirail et Eché, 1986. 32 Cf. G.L. MOSSE, The fascist revolution. Toward a general theory of fascism, New York, Howard Fertig, 1999. 33 Voir A. GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma, op. cit., p. 212 sq 34 E. GENTILE, Fascismo di pietra, op. cit., p. 25 sq. 35 L. MALVANO, Fascismo e politica dell’immagine, op. cit., passim.
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choisit Ottaviano Augusto comme modèle politique. On dirait : et pour cause36. Mais les trois représentations les plus fréquentes de Mussolini furent celles de César, Auguste et Napoléon37. Peut-être Mussolini aurait-il voulu être un hybride entre le génie politique d’Auguste et le talent militaire de César38. Les vertus romaines qui remplissaient la rhétorique fasciste correspondaient au courage et au caractère du guerrier, à la discipline et à l’idée d’une forte expansion de l’État et de l’empire. Le mythe de Rome – expression aussi de la modernité totalitaire du fascisme – se propagea à travers l’architecture, les bas-reliefs sur les bâtiments qui racontaient l’histoire de l’Empire, ainsi que par le biais de ce nouvel instrument qu’était le cinéma (mais aussi la radio). En 1937 fut inaugurée la nouvelle structure consacrée au cinéma en Italie, dénommée Cinecittà : son projet réconcilia l’efficacité esthétique avec l’efficacité productive, cas exemplaire de rationalisme industriel39. Le film Scipione l’africano (Scipion l’Africain) de 1937 (dirigé par Carmine Gallone) était par exemple une exaltation des exploits du commandant romain, et fut tourné pour exalter la conquête de l’Éthiopie. Un autre exemple de « l’usage politique de l’histoire » (mais finalement le fascisme est caractérisé par une utilisation continue, et par l’abus, de l’histoire pour la propagande), nous est fourni par Campo di Maggio (Champ de mai ; ce film fut également publié en France, sous le titre Les Cent Jours) dirigé par Giovacchino Forzano en 1935, où Mussolini prit directement part au tournage. Ce film fut en effet réalisé dans le but d’asseoir le parallélisme Napoléon/Duce et pour critiquer explicitement le système parlementaire et la Chambre des députés, qui fut bientôt supprimée et remplacée par la Chambre des Faisceaux et des corporations40.
36
En 2013 il y a eu une Exposition à Rome pour le bimillénaire de la mort d’Auguste (né en 63 avant J.C. et mort en 14 après J.C.) qui a déménagé à Paris l’année suivante.] 37 A. GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma, op. cit., p. 246 sq. 38 Op. loc. cit. 39 S. MARTIN, Gino Peressutti, l’architetto di cinecittà, Forum, Udine, Udine, Forum, 2014. 40 Cf. D. MANETTI, Un’arma poderosissima. Industria cinematografica e Stato durante il fascismo 1922-1943, Milano, Franco Angeli, 2012.
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Un rôle central dans le processus d’autodéfinition et d’affirmation du régime fut également joué par l’archéologie et par la reprise de l’idée et de l’image de « romanité ». Le mythe de la Rome antique se doubla et supporta celui d’une Italie régénérée – idée que le fascisme emprunta au Futurisme41 et qui était déjà présente dans l’ordre du discours révolutionnaire français (les révolutionnaires comme régénérateurs d’un ordre antique) – exaltant l’homme nouveau que l’art et la politique (et le droit) se devaient de forger. Les continuités avec le futurisme sont évidentes42 : dans la rhétorique discursive, mais aussi en raison du croisement des biographies de Bottai, dont l’adhésion au futurisme dura jusqu’à 1920, et de Marinetti, idéologue avec d’autres du projet d’un parti politique futuriste43. L’adhésion au futurisme et la participation à la Première Guerre mondiale furent donc des éléments qui caractérisaient de nombreux artistes fascistes comme Arturo Martini (avec notamment ses bas-reliefs au Palais de Justice de Milan) et Ottone Rosai, peintre florentin, lui aussi futuriste et volontaire dans la Grande Guerre, qui avait vu dans le fascisme la nécessité du « retour à l’ordre » et la possibilité, bientôt disparue, de la réalisation de ses idéaux anticléricaux et antibourgeois44. Donc le rapport entre archéologie et construction du mythe de Rome fut très fort : la destruction (« politique de démolition ») de certains quartiers du centre d’origine médiévale, que les fascistes considéraient comme une époque de décadence, pour permettre d’isoler et de « libérer » les monuments de la ville impériale, ont caractérisé la politique archéologique du fascisme qui marqua une nouvelle topographie urbanistique, laquelle ne contribua pas à une meilleure connaissance de la Rome antique45, mais, comme il a été écrit, « l’efficacité d’un mythe est directement proportionnelle à son degré de falsification du passé46 ». Les archéologues, comme les juristes et les autres 41
Cf. L. MANGONI, L’interventismo della cultura, op. cit., p. 30 sq. Ibidem, p. 67. 43 M. CARLI, « “Un mouvement artistique fonde un parti politique”. Le futurisme italien entre avant-gardisme et normalisation », dans M. STAVRINAKI et M. CARLI (éd.), Artistes et partis. Esthétique et politique (1900-1945), Paris, Les Presses du réel, 2012, p. 77-98 ; sur le rapport entre Mussolini et Marinetti voir P. GINSBORG, Famiglia Novecento, op. cit., p. 213 sq. 44 Voir F. BENZI, Arte in Italia tra le due guerre, Torino, Bollati Boringhieri, 2013, p. 62-65. 45 L. SCUCCIMARRA, « Romanità [culto della] », op. cit., p. 541. 46 A. GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma, op. cit., p. 216. 42
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intellectuels, ont participé à la construction de l’idéologie fasciste, notamment des hommes de lettres comme Pericle Ducati, Giulio Quirino Giglioli et Pietro De Franscisci ou des revues comme Roma et Urbe47. De même l’enseignement universitaire du droit romain trouva-t-il un nouveau élan parce que les juristes fascistes considéraient le droit romainitalien comme droit vivant de l’État autoritaire, hiérarchique et expansionniste, selon l’opinion du ministre de la justice Dino Grandi48. Alors même que, pour la doctrine nazie, le droit allemand était contre l’individualisme de la tradition romaine et bourgeoise, en faveur de l’idée de collectivité et de communauté germanique49. La critique de la doctrine nazie vis-à-vis du droit romain était très forte, témoignée, entre autres, par la polémique entre Bottai et Goebbels, au début des années 40. Salvatore Riccobono, un des plus importants juristes de droit romain dans l’Italie de l’époque, dans une conférence à Berlin pendant l’inauguration de l’Institut culturel Studia Humanitatis, le 7 décembre 1942, avec une intervention intitulée De fatis iuris Romani (sur la réception du droit romain), prononcée en latin, suscita l’irritation amère des hiérarques allemands, parce qu’il défendait la tradition romaine et chrétienne européenne. Le droit romain fut donc, selon la très cultivée reconstruction d’Ugo Bartocci, non seulement un instrument idéologique d’identification du régime, mais aussi une « arme » contre les nazis et leurs tentatives de domination50. B. La représentation du travail et les « corporations » L’un des éléments qui caractérisa le fascisme du point de vue idéologique[,] fut sans aucun doute le corporativismo (corporatisme), c’est-à-dire la doctrine et les pratiques qui avaient pour but de surmonter les conflits sociaux au profit de la collaboration entre les classes. C’est cet objectif que visaient, en accord avec leurs théories totalitaires, des juristes et des politiciens tels que Giuseppe Bottai, Sergio Panunzio et Carlo Costamagna, mais aussi Ugo Spirito et
47
L. SCUCCIMARRA, « Romanità [culto della] », op. loc. cit. Voir A. SOMMA, « Il diritto privato fascista », dans S. RODOTA (éd.), Diritto e culture della politica, Roma, Carocci, 2004, p. 208. 49 Op. loc. cit. 50 U. BARTOCCI, Salvatore Riccobono, il diritto romano e il valore politico degli « Studia Humanitatis », Torino, Giappichelli, 2012. 48
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Arnaldo Volpicelli, qui souhaitaient par ailleurs une identification progressive entre le fascisme, le corporatisme et l’État. Le chemin vers la construction de l’État corporatif – complexe et contradictoire en ce qu’il fut caractérisé par une série de lois et règlements qui se succédèrent tout au long des années 30 – commença par la loi sur la régulation juridique des relations de travail en 1926, la création, la même année, du Ministère des Corporations, la publication de la Charte du travail de 1927, et se conclut par la création de la Chambre des Faisceaux et des corporations en 1939, qui remplaça celle des Députés. La loi pour la mise en place de cette nouvelle Chambre marqua l’arrivée de la législation corporative qui, cependant, coïncida avec sa crise, avec le début de la Seconde Guerre mondiale et le renforcement de l’économie de guerre. Selon Bottai, pour rendre la doctrine corporative complète, il était nécessaire d’avoir « un parti unique où, à côté de la discipline économique, entre en action la discipline politique et où il existe, au-dessus des intérêts contradictoires, un lien censé unir tout le monde : la foi commune. C’est l’État totalitaire, à savoir l’État qui absorbe en lui-même, pour les transformer et les renforcer, toutes les énergies, tous les intérêts, tous les espoirs d’un peuple. En troisième lieu, la dernière et la plus importante condition : vivre une période de forte tension idéale51. » Dans ce contexte, la question du travail, qui n’avait pas eu de place dans le modèle napoléonien-bourgeois, acquit une importance capitale dans la doctrine juridique fasciste, jusqu’à caractériser la codification civile des années 40 remplaçant le système individualiste du XIXe siècle (un choix original du législateur de 1942 fut celui d’insérer dans le Cinquième Livre du Code civil, consacré au travail, non seulement l’entreprise industrielle et agricole, mais également les relations de travail indépendant et subordonné, le droit des sociétés et industriel). Dans l’idéologie corporative, la rhétorique de la centralité du travail s’est avérée primordiale et a occupé une place prépondérante dans les choix législatifs et, surtout, dans les politiques de l’image du fascisme. Mario Sironi, qui est sans doute l’artiste le plus emblématique de cette période, lui aussi volontaire dans la Première Guerre mondiale, adhéra au régime pour des raisons idéales et pour fournir une esthétique à la « révolution 51
G. BOTTAI, L’ordinamento corporativo, Milano, Mondadori, 1936, p. 32.
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fasciste ». Il consacra une série d’ouvrages aux corporations et à la figure presque mythologique du travailleur (« les héros de la productivité »), mais aussi aux paysages urbains et aux banlieues désertiques (Periferia, 1922-27). L’image du travail présentée par Sironi était reconnaissable par la présence de gens ordinaires, par sa capacité de médiation entre l’art et la propagande, et par l’équilibre entre innovation et tradition et entre héroïsme et attention pour les masses. D’après Emily Braun, Sironi éprouvait, tout comme Gramsci, la nécessité d’amener les intellectuels vers les masses pour favoriser le développement d’une culture « nationale-populaire52 ». Cependant sa représentation de la famille fut très éloignée de l’idéal fasciste d’une communauté imaginaire (et pourtant pas trop aimée par Farinacci), mais fut au contraire caractérisée par l’aliénation53. En particulier, la représentation que fit Sironi de la Charte du travail de 1927 (qui eut une valeur juridique seulement en 1942 quand elle fut insérée dans le Code civil) fut d’une grande valeur artistique et de propagande : « [il] évite la faible rhétorique qui caractérise une grande partie de l’art européen et américain à destination des masses des années 30, où d’insignifiants travailleurs heureux accomplissent leur travail quotidien. Les caractéristiques du style de Sironi – exagération dans le corps et son clair-obscur dramatique – rendent difficile de reléguer son œuvre dans la propagande maladroite ou dans l’art de deuxième ordre54. » Le travail artistique et politique de Sironi s’exprima également par l’activité muraliste, dédiée à l’exaltation du travail et du travailleur fasciste, et représentée en particulier par la fresque Les œuvres et les jours pour la Triennale de Milan de 1933 (occasion importante de la célébration du mythe fasciste du travail), par les peintures murales auprès de l’aula magna de l’Université de Rome, L’Italie entre les Arts et les Sciences, et les bas-reliefs réalisés entre 1941 et 1942 pour le Palais de la presse à Milan.
52 E. BRAUN, Mario Sironi. Arte e politica in Italia sotto il fascismo, Torino, Bollati Boringhieri, 2003, p. 213, p. 249 ; mais voir aussi M. CIOLI, Il fascismo e la ‘sua’ arte. Dottrina e istituzioni tra futurismo e Novecento, Firenze, Olschki, 2011, p. 204 sq. 53 P. GINSBORG, Famiglia Novecento, op. cit., p. 261 sq. 54 Ibidem, p. 213.
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« L’œuvre muraliste de Sironi […] nous révèle avec précision comment l’engagement fasciste de l’artiste s’est manifesté surtout dans ces œuvres murales au moyen desquelles il voulut devenir le penseur d’un style fasciste prenant sa source dans sa propre activité picturale. […] Ces œuvres monumentales de Sironi sont aujourd’hui le témoignage des illusions produites par les politiques culturelles promues par Bottai et Farinacci. Mais, grâce à l’apport d’une réflexion authentique et approfondie sur le style muraliste, la production monumentale de Sironi se situe au-delà du débat sur la définition d’une esthétique fasciste tout en gardant la trace de ces scories idéologiques, celles que Bottai et Farinacci développaient en essayant ainsi de justifier un régime qui, au nom des valeurs italiennes et du progrès, s’employait chaque jour à précipiter une nation entière dans le gouffre d’un idéal d’érection de tout un pays vers l’harmonie et le bonheur au prix de l’impérialisme, des guerres coloniales et de l’anéantissement de l’individu dans l’État55 » et dans la norme fasciste. L’art et la propagande fascistes avaient visé également l’idée et l’image de la justice à la lumière du contexte sociopolitique et de la nouvelle pensée dominante. Notamment Sironi consacra son activité artistique des années 30 aux thèmes de la justice et du travail, par les fresques et les mosaïques montrées à l’Exposition universelle de Paris de 1937 et, par la suite, dans le Palais de Justice de Milan (mais qui avaient été déjà exposées dans de la Triennale di Milano) : La Giustizia fiancheggiata dalla Legge (La Justice côtoyée par la Loi) ou la Galerie des Faisceaux de 1932 pour l’Exposition de la Révolution fasciste à Rome. C. L’invention de la « race » Le mythe de Rome, dont on a parlé, se transforma progressivement avec la conquête de l’Éthiopie et la proclamation de l’empire, qui fut une justification pour réaliser une politique clairement raciale. Les lois raciales furent promulguées en 1937 contre les peuples indigènes des colonies africaines, tandis que les lois anti-juives consistaient en un ensemble de lois introduites dans le système juridique italien depuis 1938 jusqu’au 25 juillet 1943 et, ensuite, dans la République sociale italienne entre le 8 septembre 1943 et le 55
G. JOPPOLO, « L’art italien sous le fascisme », op. cit. p. 64.
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25 avril 1945. Les lois discriminatoires pour les Juifs prévoyaient, entre autres, l’interdiction des mariages mixtes, la déchéance de l’autorité parentale des pères juifs sur les enfants appartenant à une religion différente de la religion juive, des limites à la propriété privée et à la gestion d’entreprises, l’exclusion de l’enseignement de professeurs et assistants universitaires, l’expulsion des forces armées et de la fonction publique, l’expulsion des enfants juifs des écoles publiques, jusqu’à la déportation vers les camps de concentration56 (environ dix mille personnes mortes pendant la Deuxième Guerre mondiale, parmi la communauté juive italienne). Depuis le début du processus d’unification législative nationale en Italie, les Juifs avaient connu une position politique et sociale plutôt importante et avaient participé à la naissance de l’Etat57. Par contre, avec la montée du fascisme, qui au début fut observé par les Juifs avec un esprit positif, le législateur fasciste introduisit, pour la première fois dans l’histoire de l’Italie unifiée, la discrimination d’une partie des citoyens de l’Etat État, identifiés sur la base de caractéristiques biologiques présumées. En outre, comme l’ont montré des études récentes sur la législation anti-juive fasciste, les lois raciales furent bien un choix de l’ État italien et non, comme il est traditionnellement affirmé, le résultat de l’alliance avec l’Allemagne nazie. Dans certains cas, le gouvernement italien émit des mesures discriminatoires contre les Juifs même avant le gouvernement allemand. Au milieu des années 30, après l’invasion de l’Ethiopie Éthiopie et les lois raciales, nous assistons à un tournant de la production artistique fasciste par rapport à l’idée de la norme et de la normalité, par une prolifération de l’iconographie raciste et antisémite qui tend à distinguer clairement l’homme blanc, occidental et aryen, de l’homme africain et sémitique. En 1938 fut fondée une revue, La Difesa della razza (La Défense de la Race), qui réunissait des journalistes et des scientifiques signataires du Manifeste de la Race de la même année, qui connotait la notion de race d’après 56
En 1938 les Juifs en Italie étaient 47.000 ; voir M. SARFATTI, Gli ebrei nell’Italia fascista. Vicende, identità, persecuzione, Torino, Einaudi, 2000, p. 31 sq. 57 Cf. E. TRAVERSO, La fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, Paris, La Découverte, 2013.
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des traits à la fois biologiques et culturels. La couverture des trois premiers numéros présentait la même illustration qui résumait l’idéologie et la politique raciste du régime : une photographie d’une africaine, une caricature d’un Juif en terre cuite (IIIème siècle après J.C.), et le Doryphore (ou « Porte-lance »), à savoir une statue en marbre du sculpteur grec Polyclète (Ier siècle avant J.C.). L’épée était là pour montrer la férocité du racisme fasciste. Un chercheur italien, Francesco Cassata, a dressé une statistique des 117 couvertures de la Difesa della razza, de véritables affiches illustrées du racisme fasciste : 31 consacrées à l’antisémitisme, 22 à la guerre, 19 au racisme contre les noirs, 16 à l’eugénisme, 13 à l’homme nouveau, 11 aux différences raciales et 10 à des questions diverses. Il s’agissait en gros d’un affrontement apocalyptique entre l’homme aryen et l’untermenschen juif58. Avec l’entrée de l’Italie dans la Deuxième Guerre mondiale l’image de l’homme nouveau et le mythe de Rome apparurent dans les pages des revues et magazines du régime : plusieurs illustrations furent inspirées par la Mostra Augustea della Romanità. La rhétorique fasciste empruntait aux publications nazies surtout le cliché du Juif de l’Europe de l’est Est, mais s’inspirait également des reproductions caricaturales françaises de l’époque de l’affaire Dreyfus, quand le nationalisme français avait inventé un mythe politique : la république juive59. Les stéréotypes utilisés par la propagande furent donc le mythe de Rome, la tradition de la Renaissance et de l’idéal de beauté (avec la référence continue à Michel-Ange) et l’image de l’homme sportif et athlétique – paradigme, avec l’exaltation de la vitesse et de l’avion, de la modernité fasciste – mais nombreuses furent aussi les références picturales au Moyen Age et à son millénarisme. Par exemple, la représentation de Judas Iscariote dans la Cappella degli Scrovegni (Chapelle des Scrovegni) de Padoue devint l’image de l’infériorité biologique du Juif.
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A. VENTURA, Il fascismo e gli ebrei. Il razzismo antisemita nell’ideologia e nella politica del regime, Introduzione di S. LUZZATTO, Roma, Donzelli, 2013. 59 P. BIRNBAUM, Un mythe politique : « La République juive », de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988.
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Conclusion L’activité artistique du fascisme engloba donc, plus explicitement et sous des formes différentes, la rhétorique du régime : le culte du passé, de la tradition, le rejet rhétorique du capitalisme industriel (par exemple dans l’œuvre de Sironi), le mythe de la « romanité », du travailleur, de la nouvelle métropole industrielle, de la famille (avec la discrimination des célibataires), de la maternité, de la femme-mère et de la guerre, l’exaltation de l’anticommunisme, de l’antisémitisme, de la supériorité raciale, de l’empire, du Duce et de l’État. Dans ce cadre sortent toutes les tensions et les contradictions entre l’idée de la modernité et de la tradition : la première basée sur la célébration fasciste de la vitesse, de l’industrie, de l’aviation et du sport ; la deuxième fondée sur le mythe de la famille fasciste et catholique et sur les relations traditionnelles entre les sexes. Le fascisme essaya de créer l’homme nouveau pour la construction de l’État totalitaire à travers la « fascisation » de l’État et de la société. Cependant, les espaces d’expression et de manifestation de la dissidence – les milieux artistiques d’abord – furent plus nombreux que le régime ne voulut le faire croire et qu’une partie de l’historiographie n’a réussi à le prouver. De ce point de vue, l’analyse de la relation entre l’art et la dictature nous permet de réfléchir de manière plus articulée sur le consensus de masse au fascisme. Ce dernier doit être considéré dans le cadre d’un système répressif, basé sur l’intimidation, la provocation, sur un réseau d’espions, d’informateurs, sur la corruption et le chantage. Par conséquent, en dernière instance, la catégorie du consentement doit être utilisée avec une extrême prudence s’agissant d’un régime où la dissidence n’était pas autorisée60. Mais aussi le processus de « normalisation » fasciste, c’est-à-dire de création de l’homme nouveau à travers des procédés tantôt d’inclusion (les masses dans la politique), tantôt d’exclusion, comme pour ce qui fut des « races » monstrueuses par excellence (les Juifs, les sujets coloniaux, les
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Voir F. CORDOVA, Il consenso imperfetto. Quattro capitoli sul fascismo, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2010.
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communistes, les homosexuels61, les Tsiganes), est l’expression d’une « monstrification » humaine, résultat et avatar d’un parcours commencé, comme l’a démontré Edward Said dans Orientalism, avec le projet colonial occidental62. Marco FIORAVANTI Chercheur en histoire Université de Rome « Tor Vergata »
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L. BENADUSI, Il nemico dell’uomo nuovo. L’omosessualità nell’esperimento totalitario fascista, Milano, Feltrinelli, 2005. 62 J. BLOCK FRIEDMAN, The Monstrous Races in Medieval Art and Thought, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1981.
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Varia
De quel amour blessée. Réflexion sur la langue française, par Alain Borer, Paris, Gallimard, 2014, 354 pages La naissance de l’idée de francophonie, avancée par Léopold Sédar Senghor à Bangui en 1962, procède sans doute de la prise de conscience de la fragilité de la langue française à l’échelle internationale. Un demi-siècle plus tard Alain Borer, poète lui-même et spécialiste de Rimbaud, l’inventeur des voyelles colorées et l’alchimiste du verbe, publie chez Gallimard une éblouissante réflexion sur l’essence et le devenir de notre langue. Le beau titre racinien « De quel amour blessée… », d’où Ariane s’absente pour laisser place à une Marianne éplorée, impuissante face à l’hégémonie de la langue et de la culture anglo-saxonne, résonne de la mélancolie somptueuse d’un abandon. Plus que d’une invasion subie, il s’agit selon Alain Borer, d’un envahissement, c’est-à-dire d’un renoncement consenti à cette domination qui s’étend désormais du haut en bas de la société et dans tous les domaines, pénètre dans la vie quotidienne comme dans l’enceinte des temples mêmes du savoir. Parallèlement à l’irruption du lexique et de la syntaxe abâtardis de l’anglais, on assiste à un abandon des lois qui régissent la langue éminemment normative qu’est le français : foin de la double négation, de l’usage du subjonctif pour distinguer le réel et l’hypothétique, et même du futur pour projeter l’action dans le temps et échapper ainsi au présentéisme et au simultanéisme aujourd’hui omnipotents. Les nouvelles technologies, les réseaux sociaux et leurs modes de communication apparaissent comme les vecteurs les plus visibles de cette mutation. Tant dans le politique que dans les réseaux médiatiques « La faute de langue ne fait plus peur à personne dans une société sans Surmoi et qui ignore tout du symbolique. » Oui, la langue française a perdu sa visibilité, dans les aéroports, dans les colloques internationaux, dans les publications scientifiques. Des reculades successives ont été menées par les dirigeants politiques eux-mêmes : Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale en 1993, désamorçant la fontaine latine, Giscard d’Estaing lançant son message en anglais depuis Montréal face à des Québécois en pleurs, François Mitterrand acceptant la disparition des Alliances françaises à travers le monde, fermant les yeux sur cette nouvelle trahison des clercs, les Védrine, les Trichet, se déchaînant dans la langue du
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maître, reflet du nouveau libéralisme mondial. Et puis Coluche, intouchable, sanctifié par les « Restos du cœur », désarticulant la langue, portant le coup de grâce à son projet même. Avec lui s’opère un alignement entre la société et les politiques qui se vautrent dans l’anglais. L’histoire de France s’achèverait-elle avec sa langue ? En effet cette trahison de la grammaire, où se lovent les représentations collectives, sape les fondations d’une langue qui avant d’être celle d’une patrie est une construction de l’esprit ; elle correspond en profondeur à un oubli de soi et de sa propre culture, à une incapacité à inventer, à un renoncement à transmettre qui traduiraient l’intériorisation des valeurs particulières de la culture américaine. Plus de Gaulois rebelles, mais des Galloricains, qui parlent l’angolais, comme si, se présupposant en pays conquis et lointain, « ils cherchaient à attirer l’attention du grand blanc dominateur de l’autre côté de l’océan ». Et dans le cadre de la francophonie la France semble la première à livrer les clefs de la citadelle. Quel paradoxe ! Au secours Malherbe ! Et l’auteur de convoquer au chevet de la langue française ses écrivains et ses amants, de Rabelais à Voltaire et Chateaubriand, qui ont, tour à tour et comme dans une course de relais, créé, enrichi, purifié, délimité, normé et trahi aussi parfois la langue, miroir d’une manière singulière d’appréhender et de concevoir le monde. Borer insiste d’ailleurs sur le caractère écrit d’une langue qui ne se satisfait pas de l’oralité et dont la précision, liée à son histoire et à son projet, nécessite le recours à la vision des mots eux-mêmes dans leur enchaînement. C’est ce qu’il appelle le vidimus. Au-delà des qualités de stucturation, d’abstraction de la langue qui fut celle de Descartes et de l’Encyclopédie, il relève aussi un constant souci de la beauté, de l’équilibre et de l’harmonie sonores et rythmiques, reflets d’une société soucieuse d’élégance : célébrons les grâces du e muet , qui permet la cadence mais plus profondément, nous dit-il, par l’indécision créée sur la finale, cet effet de brumisation, refuse le marquage du genre sur le sexe. Ce serait aux yeux de l’auteur l’exemple même d’un mode de relation entre les hommes et les femmes particulier à la civilisation française. Alors cet essai se réduirait-il à une déclaration de patriotisme littéraire ? Notre culture et notre langue seraient-elles frappées de péremption ? Nous ne
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pouvons plus afficher les vanités cocardières des années soixante, en ignorant le discours actuel des déclinologues de tout poil. Et la voix de Borer, jusque dans la célébration, prend des accents tout à fait désespérés, pour dire la beauté enfuie avec Ariane : « Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » PS : La revue Méditerranées a été fondée sur le principe d’une langue française, langue internationale et de culture, qui régirait tous les échanges lors des colloques et toutes les publications. Son Président Jacques Bouineau ne manque jamais de le rappeler. Pouvons-nous pour autant considérer Alain Borer comme un allié dans cette démarche que nous ne considérons pas comme un combat d’arrière-garde, mais comme un projet nourricier ? Sans aucun doute, car il nous rappelle qu’il s’agit véritablement d’un combat pour une forme de civilisation qui rayonne encore à travers la francophonie et au-delà. Il est encore urgent de transmettre le trésor de la langue française. Dominique HOCQUELLET Agrégée de Lettres classiques
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ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE Les textes regroupés dans le présent volume proviennent des conférences prononcées dans le cycle « Antiquité, Art et Politique » au sein du CEIR (Centre d’Études Internationales sur la Romanité) durant les années 2013 à 2016. Leur lien se trouve dans l’utilisation de l’œuvre d’art comme vecteur politique. Leur esprit consiste à se servir de l’Antiquité comme fil directeur. Leur méthode provient de l’observation de plusieurs domaines artistiques : architecture, peinture, sculpture, littérature, gravure, médailles et monnaies, bijoux. Les auteurs des textes relèvent de cultures diverses et de formations académiques différentes. Les domaines couverts sont : les mondes orientaux anciens, l’Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l’époque moderne et contemporaine.
Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris X – Nanterre, et La Rochelle ; il a aussi été chargé de cours à l’université de Paris V, professeur associé aux Écoles de Coëtquidant-Saint-Cyr, professeur invité aux universités de Séville, Piémont oriental et Aïn Shams (Le Caire) ; il fut enfin professeur délégué à l’université de Giza (Le Caire). Il est également président de l’association Méditerranées, de l’association « Antiquité-Avenir. Réseau des associations liées à l’Antiquité » et directeur du CEIR et professeur d’histoire du droit.
ISBN : 978-2-343-09346-8
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