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French Pages 340 Year 2008
RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Affect refoulé, affect libéré
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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Affect refoulé, affect libéré Pierre Boquel Hervé Boukhobza Michèle Chahbazian
Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique. De l’affect au rythme corporel – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré - mars 2008
Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex, France Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2008 ISBN : 978-2-8425-4124-8 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Partie 1 Pierre Boquel
Figures cliniques et stratégiques du rêve
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Recherche en psychosomatique. Affect refoulé, affect libéré
Chapitre 1 Affect et pathologies Stratégie : ensemble d’actions coordonnées, d’opérations habiles, de manœuvres en vue d’atteindre un but précis1. Les buts : la dissolution de l’impasse relationnelle, la résistance aux forces du conformisme. Les actions : le rêve et l’affect. Le champ opérationnel : la relation dans sa dimension clinique. « Je n’ai jamais rien écrit que des fictions. Je ne veux pas dire pour autant que ce soit hors vérité. Il me semble qu’il y a possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc fictionne » Michel Foucault2
Avant-propos Outre l’influence prévalente de la théorie relationnelle de SamiAli, la pensée qui sous-tend ce travail a été enrichie par de nombreux auteurs a qui elle doit ses développements. Je cite entre 1. Voir Trésor de la langue française. 2. Voir Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, tome III, p. 236.
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autres : Paul Veyne3, Ian Hacking4, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Didier Eribon, Edwald Goldman, Judith Butler, Joselyne Le Blanc, Paul Rabinow, etc. Si on peut reprocher aux écrits qui vont suivre un excès de formalisation, aux dépens de la fluidité du texte, c’est qu’ils ont été conçus dans un but pédagogique5 avec le souci de circonscrire certains concepts de la théorie relationnelle dont le sens reste encore aujourd’hui loin d’avoir été épuisé. Résolument moderne, l’approche relationnelle de Sami-Ali l’est depuis le début. « La relation préexiste aux termes qu’elle relie. »6 Cette phrase, reprise au fil des ouvrages, pose d’emblée la problématique du sujet dans toute sa complexité et montre que celle-ci ne peut continuer à être pensée en termes psychanalytiques. En effet, le primat relationnel implique que sujets et objets sont constitués par la relation, ils ne préexistent pas à elle7. Le primat de la relation implique que celleci promulgue le sujet à être. Un nouveau point de départ est donc donné à partir duquel d’autres éléments doivent être abordés : le corps, la pathologie, le rêve etc. ; non pas comme objets donnés, sources ou cibles d’exploration mais comme phénomènes formés par la relation. La relation agit non seulement comme condition de possibilité de ces phénomènes mais aussi comme circonstances constituantes. Cependant, le sujet occupant la position d’un des termes relationnels éclipse les conditions de sa propre émergence, tout comme se voilent celles du rêve lorsque ce dernier devient objet à explorer. Revenir aux conditions d’existence des objets dont le 3. Voir Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Essai d’épistémologie, Paris, Seuil, 1971. 4. Ian Hacking, professeur de philosophie à l’Institute for the History and Philosophy of Science and Technologie de l’université de Toronto, nommé en 2001 professeur au Collège de France. Voir Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ?, Paris, Editions La Découverte, 2001. 5. Pour le cycle d’enseignement de thérapie relationnelle à Montpellier. 6. « À la croisée du subjectif et de l’objectif, du rêve et de la perception, de l’affect et de la pensée, le corps propre, pris d’emblée dans une relation à l’autre dont la singularité est qu’elle précède les termes mêmes qu’elle relie, sous-tend toute représentation. » Voir Sami-Ali, Penser le somatique, Imaginaire et pathologie, Paris, Gallimard, 1990, p. 3. 7. « La continuité d’un fonctionnement ne saurait donc se penser que par un mouvement qui aille sans cesse d’un extrême à l’autre, et au cours duquel les termes opposés se déterminent réciproquement. » Voir Id., Penser le somatique, Imaginaire et pathologie, p 3, op. cit.
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rêve, aux circonstances de leur formation tout en explicitant la participation de l’imaginaire est l’une des préoccupations de cet essai. Cette perspective guide l’ensemble de ce travail même si parfois l’analyse fait apparaître, pour faciliter la compréhension, momentanément le rêve comme une entité en soi. Il faut donc garder constamment à l’esprit la constitution relationnelle du rêve (il en va de même pour le corps) et forger des concepts propres à en rendre compte. Le début du texte constituant cet article a été écrit durant l’année 1995-1996 bien avant la parution du livre du Professeur Sami-Ali « Le rêve et l’affect » en 1997 qui définissait précisément les modalités de refoulement de l’affect ainsi que le lien entre l’affect et la représentation. Cet article n’a jamais été édité, seulement présenté lors d’une journée recherche à Paris. Ma pensée a évolué notamment grâce aux recherches de Sami-Ali sur le rêve et l’affect et il est clair que ma manière de penser aujourd’hui diffère de l’époque de cet exposé mais l’apport clinique et son lien avec la théorie relationnelle demeurent pertinents. Cette présente étude se compose donc de trois périodes. Celles-ci reflètent sur une durée de dix ans l’avancée de mon questionnement sur le rêve, l’affect et la pathologie qu’elle soit fonctionnelle ou organique. La première période allant de 1995 à 1997. La deuxième période couvrant les années 1998-2002. Une troisième période débutant en 2003 jusqu’à ce jour.
Première période À l’époque des premiers écrits, je me posais déjà la question des rapports du rêve et de l’affect et leur incidence sur la pathologie organique d’où le titre premier de l’article : « Affect et récupération de l’affect dans la pathologie organique ». Je proposais certaines notions pouvant paraître paradoxales comme celles de « rêve caractériel » ou de « rêve transitionnel » mais qui rendent néanmoins compte de l’évolution clinique du sujet et tentent de délimiter le moment où le plan de la pathologie se trouve influencé et modifié par la relation thérapeutique. Dans ces moments cruciaux durant lesquels les devenirs de la pathologie peuvent se dessiner de manière irrévocable dans le sens d’une aggravation ou dans celui d’une résolution, le rêve et l’affect jouent un rôle primordial. 9
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D’où la forme dès lors donnée à ce travail dans lequel la clinique sert de support à la théorie avec l’objectif de l’interpeller. La phase au cours de laquelle la thérapie s’infléchit vers une ouverture, une dissolution de l’enfermement, est marquée par l’éclairage d’un ou plusieurs rêves particuliers, dans lesquels apparaît en tout ou en partie la situation relationnelle conflictuelle ; une situation que j’ai mise en rapport avec l’affect dans ses différentes formes allant du neutre au figuré. J’observais de manière concomitante l’influence du jeu entre le rêve et l’affect sur l’ensemble du processus pathologique, l’effet de la dissolution du conflit relationnel. Le texte de cette première période a été partiellement réécrit, surtout épuré de concepts que la théorie relationnelle a elle-même élagués tel que le surmoi corporel, la situation œdipienne etc. S’il fait état de l’affect et de la représentation comme d’un même phénomène avant la parution du « rêve et de l’affect », c’est que cette notion était présentée par Sami-Ali dans ses séminaires avant la sortie de son livre.
Deuxième période La deuxième période poursuit le questionnement sur les rapports du refoulement et de l’imaginaire initiés dans les années précédentes. Elle interroge toujours les formes cliniques des rêves et leurs liens entre la situation thérapeutique corrélativement à la modification de la symptomatologie. Elle préfigure l’exploration à venir concernant la place du rêve dans la construction du sujet.
Troisième période Cette troisième période marque la maturité d’une recherche apparue progressivement à travers l’étude de la fonction du rêve vis-à-vis du processus de subjectivation. Elle interroge l’entité constituée « refoulement » et ce que signifie un « devenir sujet ». En effet, il me semble que l’unification du sujet en tant qu’objectif thérapeutique de la méthodologie relationnelle ne peut se faire que par la relance d’un processus de subjectivation, par le rétablissement des connexions circulaires entre le rêve, l’espace, le temps et l’affect8 ; quatre dimensions issues du corps propre et qui peuvent parfois 8. Voir Sami-Ali, Corps et âme, Pratique de la théorie relationnelle, Paris, Dunod, 2003.
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modifier le cours de la pathologie lorsqu’une situation d’enfermement, à l’origine des ruptures de liens, se dissout dans la thérapie. Quelques mots sur la méthode suivie Elle consiste à décrire très positivement la relation du sujet à ses rêves dans l’espace thérapeutique, cela en se servant de ce que montre le rêve de cette relation présente et passée par laquelle il est constitué. Ce qui veut dire que le rêve n’est pas un objet naturel détaché du sujet et de son mode de fonctionnement, qu’il évolue avec lui. Cependant, si le sujet et le rêve se forment en même temps, ils le sont par la relation ; plus particulièrement dans le cadre de la thérapie : par la relation thérapeutique, c’est-à-dire par une attitude, par une pratique, par une méthodologie. Il s’agit donc d’aller du rêve à une pratique relationnelle, cette dernière ayant pris dans l’histoire du sujet des configurations problématiques plus ou moins fermées allant du conflit à l’impasse. Par l’intermédiaire des rêves, les pratiques relationnelles actuelles et passées sont donc réifiées, objectivées mais sans forcément que le sujet et le thérapeute ne le sachent, faute des concepts adéquats, sans qu’elles soient directement visibles. La théorie relationnelle nous permet de voir au-delà, c’est-à-dire d’aller de la catégorie ou de l’objet considéré comme naturel ou évident à la pratique qui les a déterminés. Cet ensemble qui regroupe des pratiques, des injonctions oubliées, des normes, des pressions diverses, etc., n’est pas toujours directement accessible, car sujets et objets occupent le devant de la scène et sont considérés a priori comme constituants. Il est donc nécessaire de rétablir une relativité et de se détacher de la focalisation sur l’objet ou sur « le primat du sujet » pour faire apparaître les dispositifs relationnels constituants. Dans ce mouvement de mise à jour, le rêve joue un rôle majeur. Ce travail se propose d’essayer de comprendre les rouages de ce processus.
Introduction Dès son arrivée en France, l’originalité du travail de Sami-Ali a été de penser la place de l’imaginaire dans notre civilisation occidentale et de faire ainsi apparaître un fonctionnement particulier prévalent dans notre société : le fonctionnement banal9. Il mettait ainsi 9. Voir Sami-Ali, Le banal, Paris, Gallimard, 1980.
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en évidence des forces de conformisme10 visant à promouvoir l’identique aux dépens de la différence et de la subjectivité de l’individu. À l’époque, le principal système de savoir thérapeutique en place, susceptible de soutenir la dimension subjective et le rêve, était la psychanalyse ; mais ce soutien avait un prix, celui de faire subir à la conscience onirique une réduction à une forme unique sans tenir compte de son statut dans d’autres civilisations, consistant à restreindre sa fonction à un imaginaire défensif dénommé Inconscient. Dans le même temps, il soulignait la dimension anthropologique de la maladie insérée dans un contexte socio-culturel donné. La pathologie se voyait donc liée à un fonctionnement impliquant l’imaginaire dans sa présence ou son absence, ou l’alternance de ces deux termes, mais aussi à une situation relationnelle conflictuelle pouvant être à l’origine d’une transformation adaptative prenant les traits d’une cuirasse caractérielle. Mais cette situation conflictuelle relationnelle pouvait être reprise et défaite dans l’espace thérapeutique afin de relancer un fonctionnement dans lequel l’imaginaire pourrait retrouver toute sa positivité ainsi que sa force créative. L’espace thérapeutique a donc pris d’emblée une place critique et stratégique : d’un côté vis-à-vis des forces sociales de conformisme11, de l’autre, face à l’emprise culturelle d’un savoir en forme d’évidence faisant de l’inconscient une instance interne et déterminant la démarche thérapeutique. La promesse critique et stratégique de l’imaginaire, lorsqu’il peut exister socialement et subjectivement, est de remettre en question les limites de ce qui est désigné et accepté comme la réalité du sujet. La réalité, la constitution du sujet sont interrogées par le rêve et celui-ci objective les conditionnements et déterminants sociaux et, par cette fonction, indique un ailleurs possible en excès du réel. L’imaginaire en tant que force créatrice est voué à projeter le sujet dans cet ailleurs en le positionnant en dehors de tout enfermement. Cependant, la fonction la plus évidente et la plus énigmatique du rêve, celle qui sous-tend toutes les autres, et les enracine dans la 10. En préface de son livre Sami-Ali place l’exploration d’un rapport de forces : « Ce livre explore les forces organisées et organisatrices qui, dans une société donnée, poussent à l’uniformité. Uniformité de penser, de sentir et d’être dont le banal est l’expression par excellence […] L’analyse du banal passe dans ce livre par des œuvres qui captent et tentent de dominer les forces uniformisantes dont elles sont le témoin… » Voir Id., Le banal, p. 9, op. cit. 11. Et menant à terme à la pathologie du banal, celle du paradoxe de l’existence d’un sujet sans subjectivité.
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phylogenèse, c’est qu’il est avant tout la création d’une réalité. Celle-ci devient illusoire quand on sort du rêve, mais ne s’affirme pas moins comme réalité aussi longtemps que dure le rêve.12 Par la création d’une autre réalité, le rêve met en perspective la réalité présente et il va s’en servir pour nourrir son pouvoir de transfiguration. Le rêve est ce qui permet de se réinventer soi-même, de s’imaginer aussi les autres autrement. Il est ce qui permet de se transformer, mais aussi, s’il est contraint, de maintenir immobile un système de normes. Fonction donc éminemment stratégique de l’imaginaire que Sami-Ali a encore souligné récemment lors du IXe colloque international de psychosomatique13 en situant la création du palais imaginaire du Facteur Cheval dans le contexte politique de la langue depuis la Révolution française. En effet cette politique consistait à détruire le patois, à ramener toutes les langues régionales à une seule langue, le français. Vaste nivellement qui touche aussi des imaginaires locaux pris dorénavant dans l’emprise de la Raison ou alors devant se plier à un imaginaire conventionnel. D’ailleurs les propos émanant du Ministère d’État chargé des affaires culturelles en mai 1964 montrent que le Palais Idéal dérange les codes socioculturels de l’époque : « Le tout est absolument hideux. Affligeant ramassis d’insanités, qui se brouillaient dans une cervelle de rustre. Mieux vaut ne pas parler de l’art’ en question »14. Il faudra attendre André Malraux pour dépasser les pressions normatives et classer le château du Facteur Cheval afin de « protéger une œuvre exceptionnelle à maints égards »15. Or ce palais est construit à la manière d’un rêve « Toutes mes idées, me viennent en rêve et quand je travaille, j’ai toujours mes rêves présents à l’esprit. »16 Et Sami-Ali nous dit qu’il construit en patois, rien d’étonnant que Ferdinand Cheval rêve en patois et que l’espace imaginai12. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, Paris, Dunod, 1997 13. IXe colloque international de psychosomatique du 17 juin 2006 ayant eu lieu au Palais du Luxembourg à Paris sur le thème : Entre l’âme et le corps : les pathologies humaine. Paris, Éditions EDK, à paraître. 14. Voir Jean-Pierre Jouve, Claude Prévost, Clovis Prévost, le Palais idéal du facteur Cheval, Quand le songe devient réalité, Paris, ARIE Éditions, 1981, p. 9. 15. Voir Id., le Palais idéal du facteur Cheval, Quand le songe devient réalité, p.11, op. cit. 16. Voir Id., le Palais idéal du facteur Cheval, Quand le songe devient réalité, p.19 sq., op .cit.
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re de son Palais Idéal échappe aux codes de la raison, aux règles adaptatives, à la rigidité des classements. La politique de la langue et de la raison ne peut le récupérer, elle n’a pas d’accroche sur cette création ; tout au plus peut-elle essayer d’en faire un « cas pathologique » mais en vain, car ici toute catégorie se trouve transfigurée. De sorte que, dès le début, un double front se présentait devant la future théorie relationnelle, une confrontation nécessaire pour desserrer l’étau dans lequel était pris l’individu. D’où l’effort fait par SamiAli durant des années pour détacher sa pensée de la psychanalyse17 et marquer la différence de son approche, d’où le soin qu’il prend aussi pour éviter l’écueil « de la vérité et du modèle » par l’inflexion régulière de sa théorie vers une méthodologie. Mais, pour que cette inflexion soit effective, il a recours à l’emploi du paradoxe, des énigmes dont le niveau de solution diffère du plan de leur formulation et dont il tire les agencements du bouddhisme Zen et du Tao. Selon lui, il n’y aurait alors « rien à enseigner et donc rien à apprendre » dira-t-il souvent devant un auditoire venu précisément pour apprendre. Sami-Ali tente de faire vivre le paradoxe, les gens sont-ils venus pour rien ? Que signifie cette place prise habituellement par des « maîtres bouddhistes » ou par des poètes d’autres cultures et adoptée par Sami-Ali à l’aboutissement de sa pensée ? Plusieurs pistes se rejoignent pour tenter de comprendre ce positionnement : Comme je le montrerai à propos du concept de réceptivité, il s’agit, d’après moi, de faire valoir la notion de « désapprendre » par rapport à celle « d’apprendre » un contenu, un désapprentissage pour revenir aux sources de l’existence d’un savoir qui enferme plus qu’il ne respecte et qui s’impose en faisant disparaître. Se déprendre du savoir par lequel on est conditionné est plus difficile que d’être disponible à d’autres connaissances et à la re-connaissance de l’autre, mais comment y arriver ? Le paradoxe n’a-t-il pas cette fonction18 ? Si un maximum de personnes y parvenait, la volonté de 17. Ainsi, il reviendra 15 ans après sur son premier texte « Le visuel et le tactile, Essai sur la psychose et l’allergie » (Voir Sami-Ali, Le visuel et le tactile, Essai sur la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 1984) trop empreint de la prévalence du concept de projection et laissant la situation d’impasse en arrière-plan, ce livre deviendra « l’impasse dans la psychose et l’allergie » plus en accord avec la nouvelle perspective relationnelle. « Si, je dois utiliser une seule formule pour caractériser les limitations du premier texte, je dirai qu’elles sont inhérentes au modèle analytique qui lui servait encore de cadre de référence ». Voir Sami-Ali, l’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2001, p. 4. 18. Voir ci-après la fonction du koan zen (p. 12) dans la déstructuration de la pensée logique et libérant le sujet des catégories du savoir.
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réduire l’autre à l’identique, à l’image de ce que l’on est échouerait alors, entraînant avec elle l’une des caractéristiques essentielle de la fonction du banal. Cela résulte d’un positionnement stratégique. Une autre position prise par Sami-Ali, aussi paradoxale, consiste à dire qu’il n’y a pas de théorie ni aucune vérité. S’il n’y a pas de vérité à prôner face à un modèle rempli de certitudes, alors ce dernier ne se sent pas menacé dans ses fondements et la théorie relationnelle évite de se situer sur un plan réactionnel où elle risque de se perdre. Positionnement encore stratégique pour ne pas accepter de participer à une bataille attendue et devenir la réplique de l’adversaire. Un autre point de l’utilisation du paradoxe est l’accession à un autre niveau de perception, plus d’ordre spirituel, et dans lequel est engagé l’homme face à la vie, face à la temporalité, face à son destin. D’où les questions indéfinies sur une vie en forme d’impasse, sur l’être jeté dans la vie et traversé par le temps, sur le sublime et l’absolu etc. Si la méthodologie relationnelle mène le sujet à trouver une unité, elle se devait d’aborder les éléments qui y participent, allant du corps, de l’affect et de la représentation au spirituel dans un processus d’intégration respectif. Nous l’avons vu, la dimension stratégique est constamment présente afin d’éviter les écueils (devenir un système de vérité, apprendre selon un modèle maître-élève…) et afin de maintenir une perspective relationnelle ayant pour visée l’unité du sujet, ou plus précisément la relance d’un processus d’unification.
La dimension stratégique du rêve Ceci explique le titre de cet essai : « Figures cliniques et stratégiques du rêve » dont l’intention est de souligner la dimension stratégique du rêve du fait de la reprise dans l’espace onirique de la situation d’enfermement et la dynamisation d’un processus de subjectivation indispensable à l’unité du sujet. Le rêve occupe une place stratégique car il invite à la création de liens aux lieux et places des ruptures. Par son intermédiaire, l’individu s’oppose aux procédés de normalisation, aux forces de conformisme et aux pouvoirs de l’assujettissement ; je mettrai en lumière dans le dernier chapitre la manière dont il procède. Le rêve vise aussi à élargir l’espace de liberté subjective, à conquérir encore plus de virtualités imaginaires et affectives en desserrant l’étau des carcans adaptatifs. Il est une matrice de transformation de l’individu en vue 15
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d’un devenir sujet par la reprise d’un processus de subjectivation. Il me faut dès maintenant mieux définir ce que j’entends dans la notion de « sujet ». Je pense que le sujet est le terme virtuel d’une construction dont les déterminants existent dès la naissance et parfois même avant la naissance. Le sujet19 est le fruit d’une production de subjectivité, un arrêt sur image, un instant « t » d’un processus de subjectivation et des procédés qui s’y opposent. Le mouvement de subjectivation vise à détacher l’individu du modèle (Voir Le « devenir sujet » dans le rêve, libération de l’affect, p. 92) et s’oppose à la fonction du banal consistant à réduire la différence de chaque personne à l’identique du prototype. Mais, ce processus de subjectivation n’est pas seulement résistance aux forces conformistes, il est aussi réflexivité : rapport de soi à soi. Il se situe donc en deçà d’un rapport de forces et au-delà d’un système de connaissance. Pour élargir l’espace de liberté subjective, le champ stratégique de la thérapie intègre maintenant plusieurs dimensions : Une résistance aux procédés d’assujettissement (codes, règles, pressions normatives etc.) Une réflexivité dans laquelle le rapport du sujet à ses rêves va prendre une place primordiale (voir Troisième période, p. 92) et grâce à laquelle le patient va pouvoir se déprendre des conditionnements de son histoire. Une transformation permise dans la relation par l’ouverture d’un espace créatif, d’invention de soi, de découverte de nouvelles potentialités. La thérapie devient une matrice propice à la création, à une opération artiste20, à une transfiguration de la vie en tant qu’impasse.
La question primordiale de la réceptivité Cet essai propose une nouvelle lecture du rêve, autre qu’une lecture psychogénétique prise dans le jeu du signifiant et du signifié. Il 19. Le terme de sujet désigne habituellement un état de soumission à une autorité : « celui qui est sous la domination d’un prince ou d’un état souverain » comme ce sens à été employé dès le XIIe siècle ni dans son sens étymologique (Empr. au lat. class. subjectus « soumis, assujetti », part. passé adj. de subjicere « placer dessous, mettre sous, soumettre, assujettir »). Or il semble que nous sommes tous plus ou moins assujettis à un régime de normes, au système de la loi, à des principes etc. Et cet assujettissement est coextensif d’espaces de libertés, eux-mêmes produits par l’ensemble de ces déterminants. 20. Terme employé par Gilles Deleuze.
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serait alors possible d’objecter qu’il s’agit d’une autre grille de lecture, différente certes, mais en contradiction avec la perspective relationnelle. Tout simplement parce que celle-ci se définit par son opposition à l’emploi d’une quelconque grille de lecture. En effet, à l’utilisation d’une grille de lecture, elle oppose le concept de « réceptivité ». Le concept de réceptivité, fondamental dans la théorie relationnelle, souligne l’importance de l’attitude thérapeutique : il consiste à « recevoir sans déformer » l’autre en enfermant sa réalité dans un système de connaissance. Ne suis-je pas alors dans une contradiction vis-à-vis de la théorie relationnelle ? J’ai toujours été dans une interrogation par rapport à ce concept et ma position a progressivement évolué. Lorsque j’ai découvert cette notion, j’ai pensé qu’elle recelait une impossibilité du même ordre que celle qui consiste à dire qu’un sujet peut ne pas penser. En effet, il ressort toujours qu’on pense même en ne pensant pas, que l’impression perceptive d’une absence de pensée est elle-même une pensée. Il est possible de dire la même chose de la réceptivité, la structure propre de la pensée est faite de catégories de savoirs à partir desquelles nous pouvons appréhender le monde. Il est donc vain de prétendre s’affranchir de tout concept se référent à un savoir car notre perception-même est conditionnée par des règles de connaissance préalables. Nous sommes alors confrontés à un paradoxe du même ordre que celui d’Epiménide le Crétois : il dit une vérité, mais l’énoncé de celle-ci en fait un mensonge par un effet de réflexivité et vice-versa. Cependant, saisir la structure paradoxale du concept de réceptivité, au lieu de le rejeter, me permettait d’y prêter un tout autre inté21. Sami-Ali y fait constamment référence notamment dans son livre « Corps et âme » à propos de l’accès à la réceptivité : « On pense alors au grand poète zen japonais, Basho s’adressant à son disciple : « Si tu as un bâton, je te le donne ; et si tu n’as pas de bâton, je te le prends » Rien n’est pris, rien n’est donné et pourtant la médiation entre soi et soi a bien eu lieu. Qu’est-ce qu’on prend ? Qu’est-ce qu’on donne ? Qui prend ? Qui donne ? Voir Sami-Ali, Corps et âme, pratique de la théorie relationnelle, p. 34, op. cit. Je voudrais préciser la définition du koan : nom masculin invariable issu de la philosophie zen de tradition Rinsaï (traduction littérale : « écrit public », « qui fait loi ») : courte phrase ou brève anecdote absurde posée par un maître zen à son élève pour l’amener, par la constatation de ladite absurdité, à mieux appréhender la réalité. Il y a aussi des équivalents de koan en occident, exemple : L’ensemble de tous les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes comme élément, se contient-il lui-même ? Paradoxe de Russell (1902) - Voir Annexe 1 - le koan, p. 118.
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rêt. Je le rapprochais des koan zen21, ces phrases posées comme des problèmes sans aucune solution. Par exemple : « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ?22 », « Quel était votre visage avant la naissance de vos parents23 ? » ou « J’éteins la lumière, où va-telle24 ? » etc. Il est important de savoir que ces koan étaient soumis à la réflexion des disciples ; ceux-ci, à l’aide de la méditation, s’évertuaient à trouver la solution. Or, le but du koan n’est pas de trouver une solution car, au moment-même où la solution semble être trouvée, le koan est dénaturé et le disciple s’éloigne de la voie à laquelle il prétendait correspondre. En d’autres mots, le but du koan n’est pas de trouver le secret d’une énigme mais au contraire de « mettre le sujet en tension permanente » afin que, surtout, aucune solution ne puisse survenir par la pensée logique. L’objectif du koan est de désorganiser la pensée rationnelle afin que le disciple puisse accéder à un autre niveau de conscience, à une autre dimension, celle de l’illumination. L’art du koan repose donc sur la fonction du paradoxe, il altère la structure de la pensée rationnelle et oblige à explorer d’autres voies. Il oblige à sortir de l’enfermement du raisonnement et permet au sujet de se déprendre des conditionnements et des catégories du discours. J’ai donc pensé que l’intérêt du concept de réceptivité résidait plus dans « la mise sous tension » que le sens littéral qu’il avait, c’est dire que je donnais plus d’importance à l’effet qu’il produisait qu’à sa compréhension textuelle. Cette « mise sous tension » est le résultat d’un rapport avec un « non savoir » et avec un « non rôle » du thérapeute, ouvrant un espace de relativités, de virtualités dans lequel la transformation du patient et du thérapeute devient possible. Mais ce changement ne s’opère que si un autre paramètre complète le concept de réceptivité. Si la préoccupation de l’attitude réceptive est de préserver la réalité du patient, il me semblait nécessaire de compléter cette notion par une autre signifiant l’attitude active du thérapeute dans l’aide apportée au patient pour la récupération de son potentiel subjectif. 22. Koan Zen. 23. Koan Zen. 24. Koan Zen. 25. « Je propose d’associer l’attitude réceptive à une « spontanéité » qui consiste à affecter l’autre au-delà de toute tentative d’objectivation en ouvrant un espace subjectif de transformation. » Voir Pierre Boquel, Délire, impasse, imaginaire et espace thérapeutique, colloque de Montpellier, 13 mai 2006.
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J’ai donc proposé le concept de « spontanéité25 » pour refléter cette action thérapeutique consistant à affecter l’autre dans la relation thérapeutique. En effet, le simple fait d’inviter le patient à se rendre disponible aux souvenirs de ses rêves et donner à ces derniers une place dans la relation thérapeutique26 est un engagement actif du thérapeute. Il vise à promouvoir un processus de subjectivation et à susciter un autre type de rapport du sujet à lui-même et aux autres. Cette dynamique est essentielle pour les patients ancrés auparavant dans un fonctionnement adaptatif inébranlable et cuirassés par une armure caractérielle. Pour eux, si les premiers rêves rapportés ne sont pas recueillis et valorisés, si le thérapeute n’en fait rien en ne soutenant pas activement le travail de lien du patient, l’activité onirique risque de s’éteindre à nouveau ; les rêves tombent dans le vide. Pour que le patient puisse réaliser des liens entre les rêves et son histoire, la relation thérapeutique doit fonctionner comme « une trame liante active » affectant les sujets qui y participent. L’exploration détaillée du « rapport à soi-même » par l’intermédiaire des rêves sera développée dans le chapitre sur le processus de subjectivation.
Légitimité d’une nouvelle lecture du rêve Mais en quoi consiste précisément la pratique thérapeutique ? Existe-t-il une clinique du rêve ? Et, dans l’affirmative, quelle lisibilité peut-on avoir du matériel onirique sans oublier que le premier résultat thérapeutique est le retour des souvenirs du rêve. Nous savons que l’une des fonctions primordiales du rêve est de relier le présent et l’histoire du sujet et, lorsque cette fonction s’opère, les situations conflictuelles non élaborées apparaissent dans l’espace onirique. De la même manière que Sami-Ali invite le thérapeute à rechercher dans l’exploration clinique une relation d’impasse éventuellement corrélée à une pathologie organique, sans toutefois établir entre elles un lien de causalité linéaire, je pense qu’il faut faire de même pour le rêve. Il faut penser à l’impasse pour pouvoir la percevoir quand le rêve la présentifie car une lecture s’étayant sur 26. « Le rêve doit trouver une place dans la relation avant qu’il ne la trouve dans le fonctionnement du sujet » Voir Sami-Ali, Corps et âme, pratique de la théorie relationnelle, op. cit.
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une théorie du fonctionnement (théorie psychosomatique de l’école de Paris), faute de la concevoir, ne la repère pas et risque d’immobiliser l’évolution thérapeutique. Tout se passe alors comme si l’impasse ne pouvait s’inscrire dans la relation et y être dissoute. Une grille de lecture semble donc indispensable à condition qu’elle produise une visibilité utile pour soutenir le processus de compréhension et de subjectivation et non une grille d’objectivation, et qu’elle n’entrave à aucun moment le mouvement de circularité entre le rêve, l’affect, la pathologie et la situation relationnelle.
Une méthodologie onirique Il faut préciser que personne ne peut prédire ce qui va résulter du travail de liaison que le patient effectue à partir de ses rêves ; en ce sens, l’attitude thérapeutique vis-à-vis des rêves ne consiste aucunement en une théorie sur les rêves mais en une méthodologie onirique. Une direction est donnée vers un point à atteindre mais celuici n’est pas une objectivation du sujet mais une unité à construire. Ce n’est pas non plus un point d’origine, une vérité première ayant échappé au sujet, que ce dernier devrait rejoindre par l’intermédiaire des rêves afin de se retrouver complet, comme les deux parties séparées d’un même objet qui pourraient enfin se réunir (il est intéressant que cette représentation corresponde à la définition première du symbole27). Il n’y a aucune reconstitution à faire, il n’y a aucun manque à combler ni aucune entité à reconquérir. De sorte qu’apparaissent deux grands type de direction dont les lignes de fuite s’écartent radicalement, déterminant deux types de lecture : Une lecture systémique et interprétative du rêve Telle que celle proposée par la psychanalyse freudienne, fondée sur la psychopathologie, processus fonctionnel et réversible se faisant en trois temps : refoulement, échec du refoulement, retour du refou27. Le mot « symbole » vient du grec symbolon, qui désigne initialement un signe de reconnaissance à partir d’un objet brisé en deux morceaux. « Deux personnes qui en se séparant, voulaient conserver une trace ou une preuve de leur relation, pouvaient conserver chacune un morceau de l’objet. En se revoyant plus tard, elles (leurs héritiers ou leur représentants) pourraient réunir les deux fragments, en souvenir et en témoignage de la relation qui les avait liées. Voir Natale Spinéto, Les symboles dans l’histoire de l’humanité, Rodez, Éditions du Rouergue, 2003.
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lé sous forme déguisée. Cette psychopathologie, et la volonté freudienne de faire de la psychanalyse une science, a nécessité un découpage conceptuel supplémentaire se surajoutant à celui déjà existant entre le corps et l’âme. Des lieux du psychisme vont être délimités (pour accueillir par exemple les éléments refoulés dans les profondeurs d’un inconscient ou pour réaliser un travail de liaison dans l’épaisseur plus ou moins grande d’un préconscient etc.), le tout prenant la forme d’un appareil psychique. Une géographie psychique sur laquelle s’étaye le travail de l’interprétation, une sorte de voyage dans les profondeurs de soi, au-delà du miroir où se reflètent les masques multiples des manifestations éparses d’un sujet aliéné par un conflit interne ; des masques qu’il serait nécessaire de déposer pour enfin découvrir le vrai visage oublié. Mais le visage se retire au fur et à mesure que le sujet tente de l’approcher, comme une ombre que l’on tente d’attraper et il est alors utile de se souvenir du koan sur le visage : Quel visage avais-tu avant ta naissance, c’est-à-dire avant que n’existe le visage de l’autre même si l’autre fut, pour un temps, soimême. Dans l’en-deça de la naissance, le visage devient un « nonvisage », impossible à décrire, il en est de même dans cette recherche éperdue d’une quelconque vérité de soi car, en s’arrachant son masque, le sujet risque de s’arracher son propre visage. Une autre lecture devient nécessaire pour éviter cette déchirure injustifiée. Une lecture analytique et compréhensive du rêve28 s’articulant avec le modèle multidimensionnel défini par Sami-Ali Cette lecture suppose un angle de vision qui rend secondaire et très relatif la recherche d’un sens caché. Pour le thérapeute relationnel, dans l’épaisseur du rêve, il n’y a rien à décrypter, il n’y a pas un langage second dissimulé sous la pensée onirique. Le regard compréhensif opère une distanciation par rapport aux notions de sens caché, de profondeur, d’instances internes et d’autres termes29 qui relèvent d’un ordre de pensée imposé par une culture. Si pour le psychanalyste-interprète, le contenu transformé du rêve renvoie essentiellement à une autre vérité située en deçà, constituant un incons28. Même si elle est relationnelle, je n’emploie pas le terme de « lecture relationnelle » eu égard aux ajouts conceptuels dus à ma propre compréhension du travail clinique avec les rêves. 29. Essences, identités fixes, lois structurelles, finalités métaphysiques, premier moteur, intériorité, etc. 30. Négativement car défensif, le retour du refoulé se faisant sous forme déguisée ; il implique une attitude interprétative en vue de percer ces défenses issues de l’inconscient.
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cient qualifié négativement30, ici la vérité reste superficielle entendue comme donnée dans une manifestation positive du rêve31. Le regard, au lieu de fouiller les profondeurs de l’âme, reste en surplomb et laisse se dérouler devant lui le rêve dans toute sa visibilité. En ce sens, la compréhension se substitue à l’interprétation. Comprendre consiste à établir des liens entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas encore sans être pour autant caché. Comprendre, c’est aussi rendre accessible sans avoir besoin de recourir à des « néo réalités » en édifiant, par exemple, une topologie du psychisme. L’analytique32 du rêve que je vais illustrer par un exemple clinique (Voir Analytique compréhensive) consiste en une démarche visant pour une personne à déterminer sur quoi peuvent se fonder les rêves qu’elle raconte au thérapeute et la manière dont elle va être amenée à penser ses propres rêves, à réaliser des liens à partir d’eux. Le patient est alors situé à la fois comme l’organisateur du rêve et sujet de sa compréhension. Il n’y a pas d’un côté le thérapeute détenteur d’un savoir sur les rêves et de l’autre le patient ; ce dernier est d’emblée mis en position active à partir de laquelle une récupération subjective va être possible en même temps que la relation va continuer à s’organiser.
Les représentations du travail de lien à partir du rêve Des métaphores pour la compréhension du rêve Il serait utile de réfléchir sur le rôle de l’usage métaphorique dans la pensée en psychologie humaine ou en sciences sociale et d’en discuter la pertinence. Je partage l’idée du Professeur Alan 31. L’inconscient est alors défini de manière positive devenant « Imaginaire » coïncidant avec un potentiel créatif et formant un monde ayant une géométrie et une dynamique. Voir Sami-Ali, l’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2002. 32. Analytique compréhensive : L’analytique considère l’insertion du rêve dans un ensemble onirique déterminé par l’histoire de l’individu et par le contexte socioculturel dans lequel les protagonistes sont immergés. Ainsi, elle considère le rapport d’intelligibilité du sujet à ses rêves, du thérapeute aux rêves de ce dernier ainsi que toutes les conditions d’apparition ou de disparition des rêves. Le terme « compréhensive » est préféré au terme « interprétative » usuellement accolé à analytique. L’analytique compréhensive met en position secondaire les mécanismes de déformation au profit des liens de « continuité substantielle », il n’y a pas de différence de nature ni de sens entre ce qui est donné à l’entendement et ce qui le sous-tend.
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Sokal qui prône que le rôle d’une métaphore est d’éclairer une idée peu familière en la reliant à une autre qui l’est plus. Or nous assistons généralement à l’inverse : à une complexification croissante de la pensée par l’emploi d’une terminologie hermétique ou de métaphores physiques ou mathématiques. Toutefois, il semble que cette complexification métaphorique réduise le champ des possibilités de penser autrement des phénomènes pris dorénavant dans le cadre restreint des figures analogiques. Il est intéressant d’examiner certaines représentations utilisées pour se faire une idée du fonctionnement onirique et du travail de liaison ; des métaphores qui conditionnent la pensée. La métaphore freudienne : le schéma optique L’image la plus classique d’ordre psychanalytique est celle d’un appareil psychique divisé différemment selon la première ou la seconde topique et conçu par Freud, dans L’interprétation du rêve sur le mode d’un appareil optique qui s’étire de la surface à la profondeur. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons suivre seulement l’invitation à nous représenter l’instrument qui sert aux opérations de l’âme, comme, par exemple, un microscope composé de diverses pièces, un appareil photographique, etc. La localité psychique correspond alors à un lieu à l’intérieur d’un appareil où l’un des stades préliminaires de l’image se produit. Dans le microscope et la longue-vue, ce sont là, on le sait, des localités en partie idéelles, des régions où n’est située aucune partie constituante concrète de l’appareil.33 Même si Freud met en garde ses lecteurs de ne pas prendre « l’échafaudage pour la construction », ce schéma optique est destiné à rendre compréhensible la complexité du fonctionnement psychique en le décomposant selon un découpage schématique : les parties d’un appareil optique, tel une longue-vue avec des lentilles placées les unes derrière les autres. Ce système de lentilles (S) forme une série stable à travers laquelle passe l’excitation dans une direction précise : d’une extrémité-perception (P) à une extrémité-motilité (M).
33. Voir Freud (1899-1900), L’interprétation du rêve, Œuvres complètes, Volume IV, Paris, PUF, 2003, p. 589.
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Figure 1. La métaphore optique. L’appareil a deux extrémités, d’un côté le système P (perceptif, sensitif) qui reçoit les perceptions et de l’autre le système M qui permet une réponse motrice ou du moins qui constitue l’accès à la réalité. Entre les deux nous avons des systèmes psys (Sn.) Lorsqu’une stimulation entre dans l’appareil psychique, elle y laisse des traces mnésiques dans les systèmes Sn. Ces systèmes retiennent tel ou tel aspect de la stimulation. Ils représentent notre inconscient qui retient toutes nos impressions sous forme de traces mnésiques qui demeureront à jamais inconscientes. Point important dans ce système : dans l’inconscient les informations sont traitées en fonction de la quantité d’énergie qu’elles véhiculent et non pas en fonction de leurs qualités sensibles34 Dans cette correspondance entre les différentes parties de l’appareil psychique et les composants de l’appareil optique, Freud établit des différenciations afin de rendre compte de la mémoire. En effet, un seul système ne peut répondre à la fois des traces mnésiques qu’il conserve en lui par des modifications de sa structure et de son entière disponibilité aux nouvelles perceptions.
34. Thierry Merle, psychologue clinicien, psychanalyste.
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Figure 2. La structure interne du système se modifie pour rendre compte de la mémoire. Ce modèle est incomplet et ne permet pas de comprendre pourquoi certains éléments oniriques accèdent à la conscience tandis que d’autres pas. Freud a recours à l’hypothèse d’une instance qui soumet à la critique l’activité d’une autre et qui lui autorise ou non l’accès à la conscience. Ces deux instances sont le préconscient (Pcs) et l’inconscient (Ics). Il définit donc des systèmes distincts effectuant des opérations différentes et ces systèmes donnent un fondement à la technique d’association35. Il y a donc une hétérogénéité entre les différents éléments de l’appareil psychique : le système Pc étant dénué de mémoire, les traces mnésiques des impressions (comme les souvenirs d’enfance) sont gardés dans l’inconscient. Les système de la première topique, Conscient, Préconscient et Inconscient se trouvent alors intégrés dans le schéma optique :
35. « Le fait de l’association consiste alors en ceci que par suite d’amoindrissement de la résistance et de frayage de l’un des éléments S, l’excitation se propage plutôt vers un deuxième que vers un troisième élément S. Une étude plus approfondie montre la nécessité de faire l’hypothèse non pas d’un, mais de plusieurs de ces éléments S dans lesquels la même excitation propagée par les éléments Pc connaît diverses sortes de fixation. Le premier de ces systèmes S contiendra en tout cas la fixation de la fixation par simultanéité ; dans les systèmes se trouvant plus loin, le même matériel d’excitation sera ordonné suivant d’autres sortes de conjonction, si bien que, par exemple, des relations de ressemblance, etc., seraient représentées par ces systèmes ultérieurs. Voir Id., L’interprétation du rêve, op. cit. p 592
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La perspective freudienne oriente donc la manière de comprendre par l’utilisation métaphorique d’un système dont les séquences se succèdent ainsi : perception / réception – fixation (traces mnésiques) / déformation (modification des lentilles) -> accès à la réalité. Les métaphores lacanienne : de nouveaux schémas optiques Lacan reprendra dans ses séminaires (« Ecrits techniques de Freud » - 1953-1954, « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache » - 1960, séminaire « l’Angoisse » - 1962-1963), le schéma optique pour fonder sa vision de l’imaginaire en faisant du miroir physique un miroir symbolique dont il se servira pour sa conceptualisation de l’image du corps et de la structure du psychisme. On observe comment les propriétés de l’optique géométrique vont être utilisées pour doubler l’espace réel d’un espace imaginaire et métaphoriser les relations intra-subjectives. Dans son « schéma aux deux miroirs » :
(Voir Annexe 2 – Les schémas optiques de Lacan, p. 118)
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Un objet réel, le vase va métaphoriser le corps, les fleurs réelles : les désirs, les instincts etc. Par ces analogies qu’il serait trop long de développer ici, Lacan définit la structure du sujet, son accès possible ou non à l’imaginaire en fonction de sa place dans un monde symbolique préexistant. La perspective lacanienne se sert de métaphores mettant en exergue l’illusion, les places laissées vides, la place d’un imaginaire qui double, se superpose à un réel dont la consistance se trouve diminuée.
D’autres métaphores pour la compréhension du rêve Quelles sont les métaphores utilisées pour refléter le travail de lien à partir du rêve tout en restituant à la dimension onirique sa manifestation positive : Le Puzzle ? Sami-Ali emploie l’image d’un immense puzzle pour définir ce que signifie comprendre le rêve. Processus qui laisse les éléments disparates du rêve se joindre enfin harmonieusement, telles les pièces d’un immense puzzle qui ne demandent qu’à s’emboîter les unes dans les autres. Et l’absence de liens n’est pas forcément le refoulement. Démarche qui semble le mieux correspondre à la genèse-même du rêve, à partir d’éléments hétéroclites, oubliés, éliminés, mais persistants quand même, appartenant au passé comme au présent, et introduisant une continuité par-delà la chronologie.36 L’image du puzzle est une image d’un matériau sans épaisseur, s’étalant en surface dans une dispersion de ses pièces. Le refoulement pourrait trouver une représentation dans le mélange et la distance sur un plan horizontal entre deux pièces du puzzle mais il peut s’agir aussi d’autre chose. En effet, toute absence de lien ne suppose pas une situation conflictuelle a priori. Ainsi, deux éléments complémentaires ne demandent qu’à se joindre, à former une continuité, après que le sujet ait pu percevoir la correspondance, l’emboîtement possible entre eux. Dans cette figure, tout est là, le jeu entier s’étale en surface, mais une opération mentale est nécessaire ; ici un ajustement représenta36. Voir Id., L’interprétation du rêve, op. cit.
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tif (consistant à mettre en adéquation la perception des formes avec la représentation de leur emboîtement), d’où la recherche d’un angle de vision adéquat, afin de rétablir la continuité. La notion d’angle de vision, impliquant un positionnement particulier, sera utilisée pour la lecture du matériel onirique. L’iceberg ? Une autre métaphore intéressante employée par l’historien Paul Veyne, dans une perspective de continuité, est celle de l’iceberg. Afin de rendre compte de l’absence d’inclusions étrangères (d’instances) et d’éléments moteurs existants (pulsions) qui seraient premiers. Dans une vision généalogique, Veyne parle de la « partie cachée de l’iceberg »37. La partie cachée de l’iceberg est de la même matière que la partie émergée, ce n’est pas une instance différente et celle-ci ne met pas l’iceberg en mouvement. Elle est composée de pratiques non visibles à partir desquelles on peut comprendre la constitution des objets que l’on tente d’étudier en tant « qu’objets naturels », déjà existants, alors qu’ils ne sont qu’une objectivation issue de ces pratiques. La pratique, n’est pas une mystérieuse instance, un sous-sol de l’histoire, un moteur caché : c’est ce que font les gens (le mot dit bien ce qu’il veut dire). Si elle est en un sens « cachée » et que nous puissions provisoirement l’appeler « partie cachée de l’iceberg », c’est tout simplement parce qu’elle partage le sort de la quasi-totalité de nos conduites et de l’histoire universelle : nous en avons souvent conscience, mais nous n’en avons pas le concept. De même, lorsque je parle, je sais généralement que je parle et que je ne suis pas en état d’hypnose : en revanche, je n’ai pas la conception de la grammaire que j’applique d’instinct ; je crois m’exprimer naturellement, pour dire ce qui s’impose, je ne sais pas que j’applique des règles contraignantes.38 … La partie cachée est tout simplement située au-dessous de la ligne de visibilité. Elle s’explique de la même manière que le reste de l’iceberg. Le rapport de continuité est relaté mais cette figure fait apparaître une autre notion importante que je vais utiliser dans l’abord 37. Voir Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Essai d’épistémologie, op. cit. 38. Voir Id., Comment on écrit l’histoire, Essai d’épistémologie, p 355, op. cit. Il faudra distinguer la mobilité des règles d’une structure sous-jacente et immuable dont dépendrait l’objet.
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des rêves : la ligne de visibilité. En effet, il sera facile de montrer que dans les rêves tout n’est pas visible même si rien n’est caché, la situation d’impasse en est un exemple. Mais, pour que ce qui n’est pas visible acquière une visibilité, il faut l’observer d’une certaine position (relationnelle) selon un certain angle de vision « diagonal39 » dans lequel se révèlent les termes de la situation relationnelle conflictuelle (issue de pratiques) et ses conséquences. Cet angle de vision inclut le corpus conceptuel nécessaire pour repérer les différentes formes des situations d’enfermement40. D’autres images plus usitées peuvent être choisies pour illustrer cette démarche compréhensive du rêve : Le livre ? ouvert à la page d’un scénario où le lecteur-rêveur aurait oublié les chapitres précédents. Il faudrait alors revenir sur les pages antérieures pour se souvenir des tenants et aboutissants de la scène se déployant devant le regard du lecteur. Il faudrait retrouver les intrigues antérieures pour arriver à comprendre la situation présente. La scène de théâtre ? Il en va de même d’une scène d’une pièce de théâtre dont les actes précédents n’auraient pas été mémorisés par le spectateur et dont il devrait alors reconstituer le scénario, c’est-à-dire ce qui a conduit au déroulement d’une telle scène dans le présent. La question essentielle demeure « Comment en est-on arrivé là ? » Ces différentes métaphores ont des points communs : une identité de « matière », de substance entre ce qui se présente à la pensée et ce qui va y être relié, le « non recours » à un principe moteur antérieur et de nature différente. Elles ont l’avantage de ne pas créer une distance, une rupture entre le sujet et lui-même, et aussi de montrer que l’absence de lien ne coïncide pas forcément avec une force agissante exerçant une censure, en l’occurrence le refoulement. 39. Diagonal : traçant des ramifications dans l’histoire du sujet ; c’est aussi différent que vertical (de la surface à la profondeur selon une perspective psychogénétique) et autre qu’un plan horizontal sur lequel pourraient se déployer des règles structurales. 40. Les différentes formes prises par la situation d’impasse : la contradiction, l’alternative absolue, le cercle vicieux, l’épuisement, le dilemme. Voir Sami-Ali, Corps et âme, pratique de la théorie relationnelle, p. 21 sq. op. cit.
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Les métaphores précédentes concernent le rêve et la manière de l’appréhender mais qu’en est-il de l’affect dont il est question dans ce travail en rapport avec les rêves ? D’autres métaphores pour la récupération de l’affect refoulé En se déprenant du concept d’inconscient comme lieu de stockage des éléments refoulés, comme instance interne et négative (inconscient défensif de l’individu), se pose alors la question suivante : – Qu’est-ce qui peut être refoulé chez un sujet ? La réponse donnée par la théorie freudienne : la représentation. Les réponses fournies par la perspective relationnelle : l’affect et la représentation41. On ne reviendra pas sur la faible pertinence actuelle de la représentation freudienne, mécaniste et énergétique quantitative de l’affect : soit « des quantum d’énergie » dont la charge subit des variations en fonction d’autres paramètres comme la possibilité de liaison ou non avec des représentations. Le principe de constance renvoyant au principe physique d’inertie régit la dynamique de l’appareil psychique dont l’objectif est d’atteindre un niveau énergétique minimal. Cette manière de voir réduit l’interaction humaine à des principes thermodynamiques, ce qui a pu correspondre à un progrès de la pensée au XIXe siècle, mais ne semble plus pertinente à notre époque. La question se pose de savoir si les abstractions théoriques des première et deuxième topiques freudiennes sont encore valides ; par exemple pour ce que Sami-Ali a mis en évidence : le refoulement de l’affect. Si le refoulement de la représentation se fait, d’après Freud, dans l’inconscient, quel est le lieu, quelle est l’instance qui regrouperaient les affects refoulés ? Mais y a-t-il vraiment un lieu ? Ne doit-on pas se débarrasser de la topologie freudienne et avec elle de toute topologie ? Ne doit-on pas renoncer à la croyance de lieux du corps délimités et hantés par un quelconque contenu ? Existe-t-il aussi une profondeur de l’âme ? Un espace plus lointain de l’appareil psychique dans lequel serait tapis l’archaïque ou l’originaire ? Il est possible de concevoir que la surface et la profondeur ne sont que des concepts utilisés pour tenter de rendre compte de l’ap41. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, op. cit.
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pareil psychique, une « abstraction – objectivation » voulant prendre l’apparence d’une réalité évidente : Comme avec la métaphore optique s’étirant entre une surface et une profondeur. Je me suis amusé à renverser ces concepts de surface et de profondeur à propos de l’affect et de la représentation en faisant l’hypothèse-fiction d’un seul et même phénomène mis en relation avec le corps. Mais il ne s’agit pas ici d’un corps pris dans une épaisseur organique dont on pourrait mesurer la distance entre un point situé au niveau de la surface cutanée et un autre situé au cœur des viscères, mais un corps espace-temps42 accessible en surface, une surface entendue comme surface de révélation et de transformation de l’ensemble du sujet, une surface sur laquelle va s’inscrire l’affect et ses aléas. La surface, le pli et le refoulement Dans cette perspective, le concept de pli43 semble plus adéquat que celui de profondeur. Qu’est-ce qu’un pli corporel si ce n’est une ride ? Bien sûr, une ride en tant que concept ! Mais ce n’est pas, par exemple, une ride laissée par le temps sur la surface auparavant lisse d’un visage, c’est une ride d’un autre type : une ride caractérielle, celle résultant d’une crispation prolongée de la peau, de la musculature sous-jacente et se répercutant sur l’ensemble du corps produisant une fixité, une rigidité caractéristique d’une formation caractérielle. Ainsi dans la ride, c’est l’être tout entier qui se plie ou se rigidifie donnant à voir une multiplicité de traits de caractère ! Dans le pli de la ride, dans le pli du trait de caractère : l’affect refoulé, enfoui dans la doublure du pli, disséminé dans la multitude des traits d’un corps plissé. Cependant, deux choses importantes à ne pas oublier : Le refoulement fait un avec la formation caractérielle, fruit d’une longue durée, résultant d’un temps prolongé de plis en rapport avec une ou plusieurs situations d’enfermement. Le corps crispé par l’impasse maintient l’affect au-dedans. 42. Nous retrouvons les quatre dimensions de la relation définies par Sami-Ali : L’espace, le temps, l’affect et le rêve. Voir Sami-Ali, Corps et âme, Pratique de la théorie relationnelle, op. cit. 43. Nous n’utilisons pas le concept de pli dans le même sens que Gilles Deleuze, qui voit dans le pli non l’effet d’une force de refoulement mais au contraire la possibilité que se donne le sujet de plier cette force afin d’établir un rapport à soimême, de s’affecter lui-même.
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L’affect est donc au-dedans du pli, mémoire et potentiel, prêt à émerger grâce à un dépli car il se trouve à la portée de la relation, en rapport à un possible dehors relationnel et thérapeutique. En effet, c’est par la relation qu’un dépli peut se réaliser permettant au sujet de retrouver ses potentiels affectifs ; mais une condition est nécessaire et indispensable pour réaliser cette harmonisation corporelle : le rêve. Il ne restera plus qu’à explorer, et c’est le propos de cet essai, les relations entre le rêve, le dépli relationnel et l’affect, « affectant » la pathologie tant fonctionnelle qu’organique. L’attitude thérapeutique, en donnant une place au rêve, transforme le corps ; celui-ci devient un espace constitué de plis et de déplis, de rides et d’affects, de segments corporels réels et imaginaires, de substances matérielles et de points de dématérialisation corporelle, de rêves et de chair, de traces mnésiques et de devenirs et de bien d’autres phénomènes. L’ensemble de cette multiplicité d’éléments réels et imaginaires dont on ne peut faire une somme, compose le sujet dans sa globalité. On peut s’en faire une représentation sur un diagramme44 dynamique. C’est dire qu’avec le concept de pli, il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle topologie par la substitution d’un phénomène de surface à une instance des profondeurs, il s’agit plutôt d’une anti-topologie car les plis se forment partout et ne peuvent se concevoir sans transformation, sans dépli potentiel, sans degré de plissement, sans pulsation, sans passage d’une forme à une autre. Dans ce passage intervient le rythme corporel comme composant essentiel avec sa double face matérielle et onirique. Ainsi la ride c’est aussi les mâchoires serrées, le point qui se crispe et ne peut se relâcher car pris dans une situation où cette possibilité n’est plus donnée. Entre les deux mâchoires, au sein de la paume et entre les doigts crispés, l’affect réside en sommeil, attendant qu’un rêve le délivre. Le rythme de relâchement bloqué, c’est aussi le rythme de la vie onirique qui se perd, laissant une place totale à la terreur d’un corps livré à la raison. Le rêve, apparaissant à nouveau dans la relation thérapeutique, procède par « pulsations - dévoilements » succes44. J’aborderai la notion de diagramme dans un prochain écrit sur le travail corporel. Il traduit la relation entre le réel et l’imaginaire. Sous-tendu par le rythme corporel et l’organisation du tonus musculaire, le diagramme tonico-affectif donne aussi une idée des forces adaptatives entrant en rapport avec les forces subjectives opératrices de transformation. Voir P. Boquel, Pathologies du Corps Relationnel, à paraître.
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sifs ; à chaque dévoilement, des liens se tissent entre le sujet et son histoire et en même temps les plis dévoilent l’affect. L’unité du sujet se constitue par la récupération de la multitude des éléments dévoilés, des potentiels retrouvés, des déplis effectués, composant une peinture dont l’effet ne peut être éprouvé qu’à un moment crucial où s’entrelacent le temps, l’espace, l’affect et le rêve avant que la peinture ne se recompose à nouveau. Le concept de pli n’a d’utilité que pour faire disparaître (il n’a pas vocation de remplacer, il n’est qu’une fiction), pour défaire celui de « d’instance interne » ou de toute « volonté de profondeur », car tout est là, en surface, rien n’est déguisé ni à déchiffrer même si tout n’est pas directement disponible pour le sujet. Mais le « refoulement-ride » n’est qu’un aspect d’un processus plus large dont une autre face est « la régulation lisse » correspondant au retournement positif de la négativité du refoulement. Un retournement par lequel l’interdit et la contrainte laissent la place à un « programme » : programme de politesse, programme de mise en forme corporelle, poupée modèle ou idéal anorexique, programme d’un enfant sage ou de sourires éternels… Le mot « programme » renvoie à une programmation aux dépens du sujet, révélation de quelques engrammes ou processus préalables. Il me semble essentiel de laisser l’horizon plus libre, libre de tout programme, de tout prédonné. Je reviendrai à propos du « rêve programme » sur le paradoxe créé par l’association d’un « programme ouvert » et d’un « rêve d’impasse » (Voir p. 97, Le rêve programme). Le « refoulement - ride » et la « régulation45 lisse » s’inscrivent involontairement dans le corps en surface46 et forment des marques visibles d’une désubjectivation. Cette pléthore de métaphores aura eu au moins pour fonction de signifier la place et le rôle de l’imaginaire dans la formation du savoir. Un imaginaire à l’origine du savoir Depuis son point de vue, le thérapeute relationnel va mettre en question les essences fixes, la nature des phénomènes afin de différencier les concepts des choses ayant pris depuis longtemps un sta45. Régulation : Fait de rendre régulier, normal le fonctionnement de quelque chose. Voir Dictionnaire de l’Académie « Trésor de la Langue Française. » 46. Pour le terme de surface, voir précédemment, la surface aussi résulte d’un retournement de la profondeur et contient l’histoire du sujet.
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tut de réalité. Il met alors en évidence un imaginaire à l’origine du savoir, c’est-à-dire la trame projective de certaines réalités construites pièce à pièce à partir de l’imaginaire et à l’origine de pratiques, de comportements perçus comme évidents47. Le regard relationnel dépasse le champ du rêve mais il révèle que le rêve est un phénomène intersubjectif variable et que sa forme, la manière dont il va être compris par le rêveur, son principe d’intelligibilité et ses effets sur lui dépendent du système de savoir qui organise la perception du thérapeute et auquel adhère volontairement ou involontairement le patient. Dans un travail sur le rêve traumatique et la compulsion de répétition48, j’ai mis en évidence comment une lecture du rêve chez une même personne, Mme A, pouvait se modifier au cours d’une thérapie. Cette patiente va passer d’une lecture symbolique interprétative de ses rêves, réifiant, au début de la thérapie relationnelle, la figure ancienne de son psychanalyste ainsi que le savoir analytique, à une autre lecture débarrassée de constructions symboliques49. Cette lisibilité devient possible grâce à la survenue de rêves exposant directement, sans fioriture, la situation d’impasse relationnelle par l’entremise de la méthodologie relationnelle. Le rêve change donc de forme en se recomposant avec de nouveaux éléments issus de l’attitude thérapeutique et de la conceptualisation utilisée. Ainsi, son organisation première en système à interpréter composant un contenu symbolique et énigmatique peut se défaire au profit de l’exposition d’une problématique non dissimulée. 47. J’ai exposé lors du colloque du 13 mai 2006 à Montpellier, l’exemple de deux catégories construites ayant le statut de réalité dans l’espace thérapeutique : le « malade prisonnier violent » dans l’espace institutionnel et « la relation thérapeutique négative » dans l’espace psychanalytique. J’ai voulu souligner l’importance d’interroger ces conditions d’existence de ces objets. En se positionnant de la sorte, on s’aperçoit que les objets que l’on croyait réels tels que « les malades prisonniers violents » ou l’objet « relation thérapeutique négative » ne sont que des réalités construites par une activité projective. Et ces objets considérés comme réels vont être la source d’exploration, d’investigations, d’élaborations théoriques, de mise en place de procédures pouvant aboutir à un véritable cul de sac. En effet, des types de comportements se figent empêchant que de nouveaux puissent apparaître afin de sortir d’un phénomène de répétition mettant en œuvre ici la violence. L’ensemble participe à former une situation d’impasse relationnelle. Dans ce contexte, la dissolution de ces impasses passe par la reconnaissance de la composante projective à l’origine des réalités construites et responsable de réponses thérapeutiques immuables, répétitives et insatisfaisantes. 48. À paraître : P. Boquel, L’impasse des Protistes, Pratique de la thérapie relationnelle du traumatisme et du syndrome de répétition, 2006. 49. Le concept de réceptivité présenté au début de cette étude aurait pour idéal d’éviter une lecture contrainte par une connaissance provoquant une distorsion des manifestations du patient.
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Chapitre 2 Première période Rêve, impasse et refoulement de l’affect
De la clinique à la théorie
Première période : rêve, impasse et refoulement de l’affect Je vais, dans ce premier temps clinique, prendre un point de départ singulier qui consiste à explorer le refoulement de l’affect à partir du rêve. Pour cela, je vais faire référence à deux rêves. Le premier est celui d’un jeune homme de 27 ans, que j’appellerai M. M., présentant des attaques de panique. Premier rêve J’étais dans une pièce, “entouré” de morts couchés sur un grand lit. Parmi les morts il y avait ma grand-mère, moi, j’étais installé dans un fauteuil tournant le dos aux morts et je regardais la télé…
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Alors que ce jeune homme se reconnaît dans le rêve, l’affect n’apparaît pas. Bien qu’il s’agisse de la grand-mère qu’il avait adorée, il n’y a aucune émotion, aucun affect ni dans le contenu du rêve, ni dans le récit du rêve. Que veut alors signifier « reconnaissance »? S’agit-il seulement d’une identification visuelle alors qu’aucune liaison affective ne peut être, elle, reconnue. Quel est le rapport entre le rêve et l’affect considéré comme équivalent du rêve ? Comment comprendre un rêve sans affect apparent alors qu’ils participent d’une même essence ? S’agit-il d’un « manque » et dans ce cas comment le comprendre ? Nous verrons par la suite, dans la structure même du rêve, qu’il ne s’agit pas, dans cette absence, d’une carence mais de l’action encore présente d’un refoulement. Deuxième rêve Un homme de 70 ans, M.B. atteint de psoriasis et de fortes migraines, me raconte le rêve suivant : Je me dirige vers un puits, je regarde au fond et je vois une femme morte, non décomposée… Comme un pantin désarticulé. Je me remets à marcher, le paysage autour ressemble à des enluminures, comme une peinture avec la ville de Rodez qui siège au fond, des moutons figés. Un paysage irréel, c’est bizarre. À nouveau, le patient me dit n’avoir ressenti aucune émotion. Le travail de thérapie révélera, par la suite, que cette femme au fond du puits est sa mère. Il existe des points communs entre ces deux rêves quant à l’espace perceptif du sujet et l’organisation de la scène du rêve. Il est possible de schématiser le premier rêve de la manière suivante : Comme un tableau composé de deux parties dont le centre est le jeune homme assis. Deux espaces, que l’on peut définir par rapport à l’imaginaire, se déploient à partir de lui : En avant, un champ focalisé sur un « imaginaire télévisé ». En arrière, s’étend tout un espace dramatique, non pénétré par le champ visuel du sujet dans le rêve et dont l’élément principal est la mort. La position adoptée par le jeune homme assis, le dos tourné à la scène critique lui donne la possibilité d’écarter en même temps l’affect lié à la vision insupportable de la grand-mère morte. La télévision présen36
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tant un imaginaire construit par l’extérieur vient en symétrie et donne le change à l’affect lié au deuil de la personne aimée. La mort devient ici un événement intellectuel banal, aussi banal qu’un événement télévisé qui attire plus l’attention. Ainsi le refoulement sous-tend l’ensemble de la construction de cette scène. Ce tableau d’un jeune homme qui ne peut voir qu’un imaginaire programmé, plaqué, révèle une formation caractérielle dont les deux caractères principaux sont ici définis par sa posture corporelle fixe, immuable et par un seul type d’imaginaire donné par l’extérieur. Il est possible de faire un schéma de ce tableau dans lequel on voit une organisation de l’espace représentatif gouvernée par le refoulement et responsable d’une attitude, en quelque sorte complémentaire du refoulement de l’affect, traduite sous une forme visuelle par l’attention portée sur l’imaginaire télévisé.
Organisation de l’espace scénique du rêve
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Les rêves de ces deux patients ont le même type d’agencement. Une organisation particulière qui permet de préciser le terme de « reconnaissance » interrogé au début de ce chapitre. En effet, Pour M. B. la femme vue au fond du puits n’est pas reconnue par le patient afin de se préserver de la souffrance qui aurait accompagné la perte de sa mère si celle-ci avait été identifiée. Seul peut être perceptible le paysage de la terre natale peint sous forme d’enluminure, c’est-à-dire transformé par la formation caractérielle ; comme dans le rêve de M. M., le caractère figé renvoie à la raideur corporelle du sujet. Ces deux patients se reconnaissent physiquement mais non subjectivement, tout se passe comme s’ils ne percevaient que leur corps vidé de la dimension affective. Cependant, pour ces deux hommes qui rêvent sans émotion, la coupure entre le rêveur et l’affect se dévoile à l’intérieur même du contenu onirique. Le scénario du rêve montre clairement qu’il serait inadéquat de penser en terme de carence affective car tout est là sans être pour autant accessible, dans une lecture spatiale du rêve, dans l’agencement des figures représentées : l’impasse, le refoulement de l’affect ainsi que les termes d’un fonctionnement adaptatif, occupent tout l’espace onirique. Tourner le dos et ne pas voir derrière en se détournant de la souffrance, avoir une perception affective régulée par la télévision, tel est l’engagement involontaire du premier sujet mis en place par le refoulement, et, pour le deuxième, celui de ne pouvoir reconnaître qu’un paysage artificiel en évacuant aussi la souffrance. 38
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Ici, les rêves montrent sous une forme spatiale où prédominent les projections visuelles, des modalités qui empêchent l’affect d’apparaître ; la force du refoulement se dévoile en négatif, elle est non visible pour un regard qui procède d’une pensée pour laquelle le refoulement de l’affect n’existe pas. Ainsi, le jeu des distances, le positionnement des personnages, l’espace désinvesti et un autre surinvesti, la non-reconnaissance, dessinent dans le rêve en négatif et en positif (enluminures, imaginaire télévisé…) les figures d’un refoulement propre à l’affect et produit par l’impasse. Ce ne sont pas ici les mécanismes freudiens de déplacement et de condensation, ni même une « expression déguisée d’un désir refoulé » qui éclairent la lecture du rêve. Au contraire, il est question dans ces décors de l’entière présence d’une figure en creux qui trace les contours du refoulement.
Vers une autre lecture du rêve Pour ces deux personnes, chaque rêve, au moment où il est amené dans la relation, fait voir tout ce qu’il peut. Il n’y a pas de secret derrière ce qui est donné à voir, rien donc à déchiffrer bien que tout ne soit pas directement visible. En effet, la compréhension du rêve ne peut s’arrêter aux objets (dans le rêve de M. M. : télévision, fauteuil, lit etc., ainsi que : puit, enluminures, moutons figés pour le rêve de M. B.), ni à un corpus sensible, c’est-à-dire aux qualités sensibles des sujets et des choses (attrait pour l’émission de télévision pour M. M. ou étrangeté ressentie par M. B. devant la peinture de la ville de son enfance.) Car il serait assez pauvre d’explorer, par exemple, les sensations de M. M. produites par l’émission de télévision, quant à celles du récit concernant sa grand-mère morte sur le divan, elles sont neutres. Cette scène lui paraît absurde. Il en va de même pour M. B., certes il se passionne pour les enluminures et l’histoire, il pourrait en débattre longtemps sans pourtant comprendre pourquoi il s’agit de sa terre natale prise dans ces enluminures, tout comme ce personnage maternel ayant l’apparence d’un pantin désarticulé. Enigme d’une même « rigidification », comme un sort jeté d’ailleurs, fruit des caprices d’un sorcier inconnu. Au contraire, une compréhension du rêve doit « extraire » de ces objets, des sujets, de leurs qualités et de la disposition de cet ensemble, certaines visibilités en posant la question de la répartition 39
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de la lumière et de l’obscurité, de la construction de l’espace de visibilité dans ce théâtre onirique. Par exemple, pour le rêve du jeune homme : Comment se regroupent le contenu onirique de part et d’autre d’un axe de symétrie (ligne de partage de deux modalités de désubjectivation) distribuant sujets et objets en fonction, d’un côté, de la force contraignante du refoulement et de l’autre de l’éclairage régulateur d’un fonctionnement adaptatif. Il en est de même pour le rêve de M. B. dont le champ visuel subit l’attraction d’un paysage figé en enluminure. La position des éléments du rêve deviennent alors des variables d’une nouvelle visibilité sous tendue par le couple « projection – refoulement50 » dans lequel le visuel occupe une place prépondérante déterminant ce qui peut être vu et ce qui ne peut l’être, la façon de voir, l’intensité de l’attention portée sur tel ou tel objet. Tous ces éléments forment une configuration dont le centre est l’affect en tant que problématique exposée par le rêve. Ces exemples montrent que le refoulement de l’affect coïncide avec la formation caractérielle et se traduit dans le rêve par certaines régularités telles que les caractères de rigidité et de fixité, la focalisation etc. En ce sens, il est possible de dénommer ce type de rêves : « rêves caractériels ».
Rêves caractériels Le terme de « rêves caractériels » peut paraître paradoxal. En effet, on pourrait penser que si le refoulement s’exerce, il le fait au détriment de la projection, donc il ne saurait y avoir de rêve et, a fortiori, d’effets du refoulement à l’intérieur du rêve. Ceci est vrai lorsque le refoulement reste sans faille et ne laisse échapper aucune trace onirique. Je me suis situé d’emblée dans une autre conjoncture, celle qui existe lorsque le sujet commence à se relier à son imaginaire, ébranlant l’étau du refoulement et laissant surgir les premiers rêves. Dans ce cas de figure, il est possible de considérer que le rêve reflète ce qui persiste d’un refoulement encore en œuvre et qu’il montre dans son contenu sous l’aspect d’un ensemble de traits de caractère. 50. Voir Sami-Ali, Penser le somatique, Imaginaire et pathologie, op. cit.
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Les rêves caractériels peuvent être des rêves d’impasse Le rêve d’impasse est tout simplement un rêve qui expose une situation relationnelle conflictuelle pour laquelle il n’y a, pour le rêveur, aucune issue ; une situation bloquée se soldant par un refoulement de l’affect et des rêves. À l’occasion d’une relation thérapeutique le sujet renoue avec le souvenir des rêves et, bien souvent, les premiers rêves dont il garde la mémoire relatent plus ou moins directement la situation à l’origine de leur amnésie ; une situation d’impasse pour laquelle il ne trouve pas plus de solution mais commence à s’en écarter au moment même où elle est représentée dans le rêve. Le concept de rêve programme Dans cette optique le concept de « rêve programme51 » a été crée afin de montrer l’importance de ces premiers rêves chargés régulièrement d’angoisse et considérés comme des cauchemars. Ce concept, comme je l’ai souligné précédemment, pose problème sur le plan théorique à cause de l’adjonction de la notion de « programme » et de devenir à un rêve initial actualisant une situation d’impasse. Sami-Ali le définit comme constante dans le fonctionnement onirique à l’intérieur de la relation thérapeutique : La première constante est le rêve initial survenant au bout d’un temps plus ou moins long, mais qui en définitive dessine en pointillé toute l’évolution à venir52. Rêve-programme par conséquent qui, pour être qualifié de transférentiel, ne décèle pas moins qu’un événement réel a déjà eu lieu dans la relation.53 51. Le « rêve programme » est souvent le premier rêve raconté par la personne dans la thérapie. Il expose la situation d’enfermement dans laquelle se trouve le sujet ainsi que la problématique à laquelle le thérapeute peut se trouver confronté au cours de l’évolution thérapeutique. Aussi le thérapeute peut-il y voir la place présente et future que le sujet lui attribue dans le déroulement de la thérapie et les écueils éventuels auxquels il devra faire face. Un ou plusieurs rêves peuvent participer à la construction et à la représentation du scénario de l’impasse. Le rêve d’impasse reflète la force du refoulement en œuvre chez le sujet selon le dispositif qu’il met en scène. Nous verrons que l’apparition de la dimension affective modifie entièrement la structure et l’efficience du rêve. 52. Souligné par moi. 53. Voir Sami-Ali, Corps et âme, Pratique de la théorie relationnelle, p. 28, op. cit.
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Assurément si le rêve reflète, même en pointillé, une perspective à venir, c’est que quelque chose a déjà eu lieu dans la relation responsable de la levée de l’amnésie des rêves, mais cela montre aussi que le sujet n’est déjà plus dans l’impasse, l’enfermement n’est plus total. Cette perspective fait donc correspondre la survenue du premier rêve et un début de dissolution de l’impasse. Or la clinique est loin d’être aussi régulière. J’en donnerai un exemple à propos d’une femme atteinte de cancer du sein et prise dans une impasse temporelle qui va s’étendre en surplomb de la thérapie et ne sera dissoute que lors des dernières séances. Pour cette femme, le premier rêve est un rêve de « mort annoncée » : ne pouvant sortir d’un tombeau (Voir Le rêve programme de Mme V., p. 97) ; fort heureusement à ce jour54, la patiente est encore en vie et le « programme » prévu a échoué. La « logique » interne du rêve-programme se comprend ici par rapport à l’impasse temporelle qu’il ne fait que réitérer dans son contenu. En effet, aucune perspective ne peut s’échapper d’un temps qui se clôt sur lui-même. Tout semble déterminé et perdu d’avance, la seule mise possible est l’espoir que, soutenue par la relation thérapeutique, la patiente puisse élaborer la situation d’impasse objectivée dans le rêve. C’est dire que s’il y a programme, l’efficience ou la non-efficience de celui-ci excèdera le « programme », grâce à un positionnement du thérapeute totalement étranger à ce dernier et qu’il ne peut donc appréhender à priori. En ce sens, je pose la question : rêve-programme mais programme de quoi ? Et si la thérapie se caractérise souvent par des directions et des transformations totalement imprévisibles, le programme initial n’en est déjà plus un. Il n’en reste pas moins que ces rêves initiaux sont marqués fréquemment par la transcription de traits de caractère et ces derniers persisteront tant que la cuirasse caractérielle sera effective. Je reviendrai sur les rêves d’impasse et leurs transformations lorsque j’aborderai les rêves de dissolution de l’impasse spécifiés justement par la réapparition de la tonalité affective dans les rêves. Quelques propositions pour une nouvelle lecture du rêve Certaines propositions commencent déjà à se décliner des réflexions précédentes : Le rêve donne à voir tout se qu’il peut au moment-même où il s’inscrit dans la relation thérapeutique ; il est voué à se transformer s’il en a la possibilité relationnelle. 54. Cinq ans maintenant après l’arrêt de la thérapie.
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Tout n’est pas visible dans le rêve même si rien n’est dissimulé, ce qui interroge l’angle de visibilité constitué par la capacité conceptuelle de repérer les termes de la situation d’impasse relationnelle, du refoulement de l’affect coïncidant avec la formation caractérielle. Ce qui n’est pas visible est aussi ce qui préside à l’agencement des espaces organisés par la projection, à la répartition des sujets et objets à l’intérieur de ces espaces, à la mise en lumière ou la mise en obscurité de tel ou tel composant, à la présence ou l’absence d’affect. Le rêve montre des formes de problématisation propres au sujet, c’est une de ses fonctions. Les deux exemples précédents montrent qu’il peut exister des régularités (évitement de la confrontation de la vision à…, orientation et accrochage du champ visuel à…, tourner le dos à …, rigidité, fixité de la posture et répartition de la lumière etc.) participant à l’organisation de certains types55 de rêve, ici des « rêves d’impasse ». Il faut bien différencier une régularité retrouvée lorsque les rêves abordent certaines thématiques (enfermement, pathologie du banal etc.), de règles organisatrices intemporelles constituant une structure indéfectible dont dépendrait ces mêmes rêves. Aucune règle en soi ne préside à la constitution d’une forme de rêve et, si des régularités sont retrouvées, elles sont toujours contextuelles et dépendent de ce que vit le sujet à un moment précis de son histoire. Il n’y a donc aucune « structure profonde » qui sous-tend le rêve ; cependant, je me suis intéressé, pour une personne donnée, aux conditions de possibilité et d’existence du rêve relatives à son histoire.
Rêves caractériels et situation d’impasse Par les rêves qui mettent en scène l’impasse, le refoulement de l’affect et la formation caractérielle - rêves que j’ai appelé « rêves caractériels » - le sujet construit une première distance avec la situation problématique ; par la projection, il ne coïncide plus tout à fait avec elle. En ce sens, ces rêves traduisent un mouvement évolutif du travail thérapeutique. Néanmoins, mon expérience clinique 55. Il faut préciser qu’il s’agit moins de dresser une typologie des rêves que de repérer des formes de problématisations signifiantes de la personne ainsi que leurs transformations exposées dans les rêves.
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m’amène à penser que la présence de ce type de rêves n’influence guère ou très peu la symptomatologie. En schématisant sur un diagramme la position caractérielle en corrélation avec la situation d’impasse, les « rêves caractériels » apparaissent à un seuil de diminution de la force de refoulement. Toutefois, les « rêves caractériels » ne doivent pas être mis systématiquement en rapport avec l’impasse car ils peuvent émailler le sommeil de personnes ayant choisi ou devant vivre à un rythme accéléré ; une hyperactivité responsable à l’extrême d’un processus de désubjectivation. La pression socioculturelle de notre époque, basée sur l’efficience économique et la performance exigée des individus, contribue, parfois en ne laissant aucun choix aux gens, à fabriquer des pathologies de l’adaptation, à façonner des êtres dénués au final d’une grande part de subjectivité ; cette fabrication ne faisant apparaître une situation d’impasse qu’au terme de ce processus56. Dans ce cas, le fonctionnement adaptatif ne résulte pas de situations sans issues mais produit une impasse. Le rêve apparaît donc comme la création d’un monde avec certains principes d’organisation qui aménagent, même s’il n’est pas directement visible, la place de l’affect par le biais de l’objectivation du sujet. Il n’y a donc pas de carence de la dimension affective dans le rêve et ce dernier n’est pas « un objet abstrait » qui serait amputé de sa qualité affective. Le concept carentiel implique l’isolement et l’abstraction du rêve. En effet, il réalise une coupure artificielle entre le rêveur et son rêve afin de considérer ce dernier comme une entité isolée, un invariant. Penser ainsi revient à nier le processus projectif. Au contraire, il est essentiel de se poser la question de la dynamique projective dans ce type de rêve apparemment dénué d’affect. Si, dans le rêve, l’affect est évacué alors que le sujet a retrouvé un lien avec son imaginaire, c’est que le corps réel fonctionnant comme schéma de représentation continue à projeter dans l’espace onirique la neutralité de sa formation caractérielle. Dans les exemples précédents, le rêve désaffecté est encore une projection d’un corps littéral qui, à la fois en partie et en totalité, occupe toute la scène onirique mettant indirectement en lumière les multiples ruptures de la personne. Si les coordonnées du corps organisent, en 56. L’absence totale de subjectivité est une abstraction, tout comme la disparition de tout refoulement ou de processus régulateurs. En ce sens, la subjectivité est coextensive du refoulement et ce dernier a besoin de la subjectivité comme contrepoint.
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se projetant, l’espace de la représentation, la projection de l’affect, modulée par la force du refoulement, structure en positif et/ou en négatif l’espace du rêve. La cuirasse caractérielle, commençant à s’ouvrir par le travail de l’impasse, laisse échapper le rêve mais maintient l’affect en arrière plan, une représentation onirique neutre occupant le devant de la scène. La relation entre la représentation et l’affect, qui est en fait un même phénomène57 dont les deux faces sont dans un rapport d’inclusion réciproque, se figent dans une relation d’exclusion ; celle-ci est sans cesse maintenue par des modalités de fonctionnement interdisant toute expression affective même à l’intérieur du rêve. Faire évoluer ce rapport d’exclusion vers l’unicité d’un même phénomène est l’enjeu du processus thérapeutique ; un processus dans lequel la « récupération58 » de l’affect est déterminante donnant à la situation d’impasse une réalité présente : celle d’une impasse prise dorénavant dans l’affect et non l’inverse. L’expression de l’affect dans le rêve et/ou dans la relation thérapeutique signe le mouvement de dissolution de l’impasse. Le rêve actualise l’impasse dans la thérapie, non simplement par un processus de duplication ou même par un « transfert », mais par un mouvement créatif qui restaure les conditions d’un événement pouvant naître à nouveau dans une relation propre à l’accueillir. Une relation de sujet à sujet dissout les termes de la situation d’impasse initiale, comme par un effet de surimpression, mettant au jour un nouvel événement et une nouvelle expérience portée par la possibilité d’un affect partagé. Dans la rencontre thérapeutique, la constellation d’une situation fermée se trouve alors incluse dans une trame relationnelle qui, par une alchimie où se mêlent rêves, affects, rythmes et pensées, fait en sorte qu’impasse et situation relationnelle ne correspondent plus termes à termes. La symptomatologie peut alors progressivement se transformer, passant du corps réel au corps imaginaire. Dans de telles conditions, de quelle manière pourrait évoluer l’organisation des rêves décrite précédemment ?
57. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, op. cit. 58. Il s’agit en fait d’une transformation des modalités d’apparition de l’affect.
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Affect et modification de l’organisation de l’espace scénique dans le rêve Hypothèse quant à l’influence de l’affect sur la symptomatologie en lien circulaire avec la dissolution de l’impasse Si l’on se réfère à l’organisation du « rêve caractériel », pour que l’affect se manifeste, on pourrait croire qu’il suffirait que le sujet se retourne ou change son angle de perception, pour faire apparaître l’impasse visuellement et subjectivement ; ce qui aboutirait à une vision globale de l’espace. On aurait alors l’illusion que le refoulement cède et que la formation caractérielle se défait ; or, il n’en est rien, le sujet peut voir l’impasse tout en conservant une indifférence, il peut savoir que l’événement a eu lieu sans pour autant se rendre compte de l’impact de cet évènement sur lui. Il ne suffit pas qu’il perçoive l’enfermement, encore faut-il que la relation thérapeutique lui permette de récupérer ses ressources vitales. Alors il pourra mettre des liens en lieux et places des ruptures et l’aménagement de l’espace du rêve, laissant apparaître l’affect, subira une modification radicale. Si la symptomatologie se modifie ce n’est pas par un mystérieux « pouvoir » de l’affect mais par l’entremise de la dissolution de la situation d’enferment selon des liens circulaires.
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On peut alors comprendre que l’affect n’est pas un élément de plus se surajoutant à l’imaginaire onirique, mais qu’il est transfiguration de cet imaginaire par modification complète de la potentialité projective. L’acquisition d’une unité de fonctionnement peut prendre beaucoup de temps mais probablement, l’efficience corporelle, biologique du rêve est liée à sa qualité affective par l’intermédiaire de la dissolution de la situation d’impasse avec laquelle le rêve entre dans une relation de causalité circulaire. Dans la relation thérapeutique, le travail de l’impasse permet la transformation du rêve, le « rêve caractériel » devient un « rêve affectif59 ». La symptomatologie, jusque-là non touchée, se voit alors modifiée. Il est toutefois utile de préciser que le terme de « rêve affectif » ne prend sens que par rapport au « rêve caractériel » des situations de ruptures ; Ce n’est qu’un pléonasme car l’affect et la représentation ne sont que l’avers et l’envers d’un même phénomène60.
Hypothèse clinique Il est possible de faire l’hypothèse suivante : Lorsque le sujet récupère son imaginaire, les premiers rêves qui surviennent sont souvent des rêves d’impasse révélant la problématique du patient, d’autres rêves montrent seulement les contours du refoulement caractériel mais, pour qu’il existe un impact sur le biologique, le rêve doit intégrer la représentation et l’affect dans une relation d’inclusion réciproque. Celle-ci n’est possible que lorsque l’enfermement se défait. Dans l’exemple précédent, cette intégration se révèle par la disparition des caractères signifiant une rupture, des marques du refoulement et des signes de désubjectivation pour laisser place à un espace global d’expression affective. Dans celui-ci, le sujet se reconnaît dans toutes ses dimensions. Rêves d’impasse et séquences de rêve Ainsi, différentes séquences ou certains types de rêve d’impasse, peuvent être considérés en fonction du travail d’élaboration : 59. Rêve dans lequel les représentations sont accompagnées d’affects. 60. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, op. cit.
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1 - Rêve exposant exclusivement la situation d’impasse de manière littérale, de manière exclusivement descriptive (ex : visualisation d’un labyrinthe, chute d’une falaise etc.) sans aucun ressenti exprimé par le sujet. 2 - Rêve associant l’impasse et ses conséquences : refoulement, formation caractérielle ou formation symptomatique. 3 - Rêve mettant en scène visuellement l’impasse, un refoulement partiel et le début de l’expression de l’affect accompagnant la situation d’enfermement qui se défait. Pour illustrer ce troisième cas et l’ensemble de ses séquences, je vais relater le rêve d’une jeune femme algérienne vivant en couple avec un compagnon (une relation où elle cherche sa place) et dont l’impasse de l’enfance se trouve réactivée par toutes les situations de séparation. La patiente se trouve chez elle, son fiancé lui téléphone pour lui dire qu’il vient de se marier avec une autre femme et l’invite à venir au repas de mariage. La patiente, choquée, se rend « mécaniquement » à la cérémonie dans une sorte « d’état second ». Arrivée sur place, elle est présentée à des personnes qu’elle ne reconnaît pas et, mal à l’aise, elle ne se sent pas à sa place… Toute l’assemblée passe ensuite dans un autre endroit pour manger, au bord d’un lac qu’elle connaît sans toutefois l’identifier. Elle regarde son ami et va l’embrasser pour la dernière fois. Il est triste, il veut lui donner un baiser mais elle refuse car elle lui a déjà donné le dernier baiser. La propriétaire de la maison lui fait ensuite une place parmi les autres convives. Elle se met alors à pleurer abondamment, elle est triste… Longtemps après, elle se voit rendre visite au couple marié qui possède une ferme au milieu d’un désert, elle remarque qu’ils sont très âgés… Ce rêve regroupe différentes séquences : l’impasse liée à la séparation, l’effet de sidération de l’annonce du mariage par son fiancé avec ses conséquences, en l’occurrence le refoulement (état second) et la transformation caractérielle (la jeune fille va mécaniquement rejoindre la cérémonie et ressent un décalage temporo - spatial avec l’entourage, elle n’est pas à sa place). Ce sont précisément les symptômes dont elle souffrait et pour lesquels elle était venue me consulter : une confusion dans l’espace 48
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et dans le temps qui devenait de plus en plus gênante pour sa vie professionnelle. Elle ratait les trains ou les prenait en sens inverse. En donnant le dernier baiser, elle réalise la perte de son fiancé et exprime sa souffrance, l’étau du refoulement cède et laisse émerger l’affect. Dans la dernière phase du rêve, le temps et l’espace se différencient, annonçant le dépassement de la situation d’impasse. Parallèlement dans la vie quotidienne, la jeune femme s’aperçoit qu’elle peut arriver à l’heure à des rendez-vous, elle se sent moins perdue… Dans le même temps, elle affirme sa position à la fois visà-vis de sa famille et par rapport à son compagnon. Ainsi, dans le rêve, se succèdent l’impasse, le refoulement avec la formation symptomatique (syndrome confusionnel), le dépassement de l’impasse et sa dissolution. Celle-ci ouvre sur une nouvelle organisation corporelle marquée par une différenciation temporelle et spatiale et s’accompagne d’une influence sur la symptomatologie. Alors qu’ici l’enchaînement des séquences se réalise dans un même rêve, on assiste, le plus souvent à des rêves qui n’exposent qu’une seule partie. Un autre ensemble de rêves serait à définir et à inscrire en parallèle à ceux traduisant l’existence affective du sujet, des « rêves d’organisation corporelle ». Ils marquent la reprise relationnelle d’une dynamique structurante ; un mouvement reflété par la transposition dans les rêves de différentes organisations : espace d’inclusion réciproque, de complémentarité imaginaire ou de la construction de la latéralité etc. Il est bien clair que l’élaboration ne se fait pas seulement au niveau du rêve mais dans l’équilibre et la complémentarité de la conscience onirique et de la conscience vigile à l’intérieur de la relation thérapeutique. Un équilibre que la relation modifie au cours de la thérapie déterminant alors, lorsque la pathologie n’est pas trop avancée61, un mouvement de transformation. Il est intéressant de suivre le jeu de ces différentes consciences au cours d’une thérapie relationnelle à médiation corporelle62, comme va le montrer une autre observation. 61. En effet, bien des fois, le rythme évolutif de la pathologie organique n’est absolument pas superposable au rythme de l’évolution relationnelle. Il est ainsi pour des cancers avancés et dont le cours morbide ne peut être infléchi.
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Recherche en psychosomatique
Dans ce travail où le corps va prendre une place importante dans la relation, je vais essayer de repérer, à chaque étape de la thérapie, la qualité affective des rêves.
Repérage de la tonalité affective du rêve Alors qu’il est difficile de définir, a posteriori, les phases successives de la transformation caractérielle chez une personne qui, lors d’une situation sans issue, s’est coupée de ses affects ; il est plus facile de repérer les étapes cliniques de la récupération de la potentialité imaginaire, notamment affective, dans la relation thérapeutique. De sorte que je vais interroger le lien entre l’imaginaire, l’affect et le corps en faisant intervenir l’origine du refoulement de la fonction de l’imaginaire : la situation d’impasse ainsi que ses modalités d’apparition au cours de l’évolution thérapeutique. Je vais donc surtout repérer le moment de la modification du refoulement de l’affect à l’intérieur de l’échec d’un processus de rejet plus vaste touchant l’ensemble de la fonction de l’imaginaire. Dans le même temps, j’observerai le cours de la symptomatologie. Les premières questions qui vont interroger la clinique peuvent se résumer en ces termes : À quel moment l’impasse apparaît-elle dans le rêve ou dans la relation thérapeutique ? Qu’en est-il alors de l’affect ? Se manifeste-t-il dans le rêve ? S’exprime-t-il dans la relation ? À quel moment, peut-on repérer les premiers signes annonçant une dissolution de la situation d’impasse ou ceux de la disparition du simple conflit ? Quels sont les effets des modalités de récupération de l’affect sur la pathologie ou sur la symptomatologie ? 62. Le groupe de recherche de Montpellier a préféré retenir le vocable « Thérapie relationnelle à médiation corporelle » au lieu de « relaxation psychosomatique » ou « psychothérapie de relaxation ». En effet le terme de « relaxation » ne traduit pas le travail de lien réalisé par le patient à partir de son corps ; réducteur, il reste trop emprunt de technicité. La dénomination : thérapie relationnelle à médiation corporelle montre que toute « médiation corporelle », terme volontairement indéterminé, s’inscrit à l’intérieur d’un cadre conceptuel précis et d’une méthodologie plus vaste : celle donnée par la méthodologie relationnelle.
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Affect refoulé, affect libéré
Rêve, Affect et Épilepsie Anamnèse de Marie Marie, institutrice de 50 ans, souffre d’une « épilepsie Grand Mal63 » dont elle situe la première crise à la naissance de son fils, né prématurément et placé en couveuse. Il n’était pas d’usage dans sa région et à cette époque que les mères restent à l’hôpital et on lui demande de rentrer chez elle. Elle a alors 26 ans et culpabilise de laisser son fils seul à la maternité. Elle avait lu auparavant dans un magazine grand public que si une mère laissait son bébé, il y aurait sûrement des conséquences néfastes pour l’enfant. En fait, on note dans ses antécédents, précisément à 23 ans, l’année de son mariage, une autre crise d’épilepsie provoquée par une embolie cérébrale suite à la prise d’une pilule contraceptive. Son histoire est ponctuée de pertes familiales débutant à 33 ans, à la mort du père, se poursuivant par la mort de son frère, 3 ans avant qu’elle n’entreprenne un travail psychosomatique avec moi sur les conseils de son neurologue. Ce dernier a remarqué chez Marie une tension musculaire majeure qui s’est fortement aggravée après les deuils successifs. Aucun travail de deuil ne semble avoir été réalisé et la patiente ne se rappelle pas d’avoir un jour pleuré. Elle était très proche de son frère, il représentait un modèle, un double idéal d’elle-même. Il est mort d’un cancer du cerveau et la patiente soulignera une fragilité cérébrale constante dans sa famille. Circonstances d’apparition de crises d’épilepsie Les crises surviennent lors de situation de séparation, accompagnées d’angoisse : par exemple, lorsque son fils part au lycée et qu’il se met à pleuvoir ou quand il est malade et qu’elle doit le laisser à la maison pour aller travailler. Comme elle l’exprime, il est possible de repérer une corrélation entre les crises d’épilepsie et l’insécurité liée, soit à l’apparition d’une pathologie chez son fils, soit provoquée par un risque d’accident. Dans toutes ces circonstances, la séparation se révèle comme difficile sans toutefois que la patiente ne laisse apparaître le moindre affect. 63. Épilepsie se traduisant par une crise tonico-clonique touchant un hémicorps ou l’ensemble du corps du malade. Pour plus de précisions, se reporter à l’annexe (Annexe 3 – Épilepsie Grand Mal, p. 119).
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À chaque fois, je suis obligé de deviner à partir de la crise épileptique la difficulté posée par la situation initiale. La problématique de « quitter » semble corrélée au déclenchement de la crise. Dans la petite enfance de Marie, je retrouve un vécu d’exclusion : des verrues sur les mains seront la cause de son rejet par ses camarades. Il existe aussi un isolement dû à une primo-infection tuberculeuse survenue les premiers mois d’un placement en pension. Actuellement, les crises sont devenues de plus en plus fréquentes et sont concomitantes d’une tension corporelle majeure. La dernière crise s’est soldée par une fracture de la cheville gauche, elle est survenue à la date anniversaire de la mort de son frère, alors que sa mère, en visite chez la patiente, s’apprêtait à rentrer chez elle. Marie présente un fonctionnement adaptatif pour lequel j’ai du mal à différencier ce qui revient à la pathologie épileptique de ce qui relève d’une rigidité caractérielle. De plus, je note une passivité importante et une grande adhésivité. Elle me raconte une histoire chaotique, parsemée d’oublis et difficile à reconstituer chronologiquement. Son corps reste tendu et Marie affiche constamment un sourire figé durant tous les entretiens, donnant aux situations de deuils une neutralité affective. Le tableau suivant récapitule certains éléments signifiants relevés lors de l’anamnèse : Tableau anamnestique Chronologie 7 ans 9 ans
Pathologie corrélée Verrues/Tuberculose
11 ans 23 ans
Coqueluche Embolie cérébrale, crise d’épilepsie Grand Mal Thrombose cérébrale, crise d’épilepsie, coma Crises itératives Disparition des crises Longue période d’accalmie des crises
26 ans 26 à 30 ans 30 à 46 ans
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Situation Vécu d’exclusion dans l’enfance Placée chez une tante lors du début d’une pathologie cardiaque chez le père Entrée en pension Mariage, prise de pilule Accouchement d’un fils prématuré Circonstances non identifiées Découverte d’un cancer du cerveau chez son frère (double d’elle-même)
Affect refoulé, affect libéré 30 à 46 ans 33 ans
Pas de crise
43 ans
Pas de crise
46 ans
Reprise des crises d’épilepsie (2 mois après le décès du frère)
un cancer débutant par une crise d’épilepsie Décès du père d’un accident cardiaque alors qu’elle s’était absentée Décès d’un cousin à l’âge de 21 ans d’un cancer des os Décès du frère d’un cancer cérébral vis-à-vis duquel elle était très proche et qui était un modèle pour elle
Commentaires Les premières crises d’épilepsie à 23 ans et à 26 ans s’étayent sur une organicité patente, ici la pathologie n’est pas fonctionnelle. Jusqu’à 26 ans, Marie ne se souvient d’aucune particularité du contexte de survenue des crises. Il est remarquable que durant toute la durée de la maladie du frère, la patiente n’ait pas eu une seule crise d’épilepsie, cela malgré deux décès dans sa famille. Tout se passe comme si la pathologie ne pouvait être exprimée dans le même temps par le frère et la sœur. Le « lit organique » se trouve neutralisé jusqu’à la mort de son frère. À partir de là, la maladie se situe au seuil du psychique et du somatique, de plus une composante émotionnelle s’intrique à l’organicité et participe au déclenchement des crises. La thérapie corporelle Tout l’enjeu des premières séances a été de rassurer la patiente, d’établir un climat de confiance afin de l’amener progressivement à prendre une position active à la fois dans la demande de la thérapie (elle était envoyée par son neurologue) et dans l’investissement de son corps. Il y a dans son histoire une activité onirique mais qui reste pauvre et répétitive ; souvent, ce ne sont que des images juxtaposées, comme celle de la maison de son enfance ou de la pension dans laquelle elle était à l’âge de 12 ans. Il y a plusieurs mois qu’elle a perdu le souvenir de ses rêves. La thérapie relationnelle à médiation corporelle lui a été proposée car le corps propre peut constituer un point de départ pour tisser des liens alors que l’activité représentative reste pauvre et les rêves absents. 53
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Dans la thérapie, elle retrouve le souvenir de ses rêves. Elle me raconte le premier, faisant état d’une impasse momentanée liée à la perte et dans lequel il est possible d’entrevoir la place du thérapeute. Elle est en voiture et demande à un homme qu’il lui indique la direction d’un garage afin de réparer son véhicule. Elle se gare et lorsqu’elle revient pour prendre sa voiture, celle-ci n’est plus là. À la place se trouve une épaisse couche de goudron. Elle se voit alors en état de panique... Le propriétaire du garage lui dit qu’il l’a déplacée pour ne pas qu’on l’abîme avec le goudron. Compréhension du rêve Une lecture directe de ce rêve, sans interprétation peut se faire en ces termes : La patiente demande de l’aide à un homme afin qu’il lui montre le chemin pour réparer quelque chose qui lui appartient. Cet homme peut être « l’autre en général » ou le thérapeute, la « réparation » peut concerner la pathologie mais aussi toute perte avec ses conséquences. En effet, dans cette scène onirique, elle est obligée de laisser ce qui lui appartient au risque qu’il soit détruit ou perdu ; ce scénario résonne avec l’épisode de sa vie où elle a été obligée de laisser son fils à la maternité. Le rêve reprend donc le thème de la séparation et il est possible d’y voir une conséquence corporelle traduite ici par la crise de panique. Il existe une apparenté entre la crise de panique et la crise d’épilepsie, toutes deux résultent d’un emballement incontrôlable du corps en totalité ou en partie. Elle précisera que des symptômes de panique précèdent la survenue des convulsions. Mais le rêve indique aussi l’espérance de la patiente envers la thérapie : faire en sorte que l’objet disparu, qui représente aussi une partie d’elle-même, ne soit pas détruit. Commentaire : la fonctions liante du rêve Ce premier rêve fait apparaître les principales fonctions du rêve dans la thérapie qui visent à rétablir des liens : – Liens entre le rêve et l’histoire : Remémoration à partir du rêve de l’épisode où elle a dû laisser son fils à la maternité. 54
Affect refoulé, affect libéré
– Liens entre le rêve, le corps et la pathologie épileptique : la panique est le nom qu’elle donne à son état corporel quelques minutes avant la perte de conscience provoquée par la crise épileptique. – Liens entre le rêve et l’affect : l’affect n’apparaît pas directement mais il est possible de voir dans la couleur noire du tas de goudron une des manifestations d’un « équivalent d’affect », la manifestation d’une projection négative propre à la dépression accompagnant ici la perte et la crise de panique consécutive. – Liens entre le rêve et une situation conflictuelle dans laquelle se joue la problématique de la perte avec une résolution positive : Faut-il y voir la représentation d’une impasse momentanée à laquelle la pathologie épileptique serait corrélée ou alors la présence du fameux « rêve-programme » ? La reconquête de la mémoire des rêves est soutenue par des mouvements corporels rythmiques (créés avec la patiente). Ces mouvements sont destinés à diminuer l’hypertonie musculaire tout en maintenant un fond tonique minimal. En effet, l’hypothèse d’une dépression a priori64 ayant été présumée, il serait risqué que la patiente relâche totalement son tonus musculaire et soit confrontée directement à la perte. Il est important d’éviter tout effondrement corporel par rapport auquel elle ne serait plus en mesure de réagir. Approche de la situation d’impasse Une situation va apparaître dans un autre rêve qui condense et juxtapose impasse et refoulement : Le rêve met en scène un cousin décédé, que Marie va voir dans une chambre mortuaire. Il y a dans ce rêve « un problème de voiture, de transport qui la contrarie plus qu’elle n’est touchée par le défunt. » Au-delà d’un mécanisme de déplacement substituant le cousin au frère, ce rêve, dans lequel n’apparaît encore aucune émotion, représente de manière neutre la problématique de la séparation directement liée cette fois-ci à un décès. Là encore, le refoulement se révèle par la neutralité affective. Le problème de voiture relie ce rêve au premier rêve rapporté au début de la thérapie. 64. Voir Sami-Ali, Penser le somatique, Imaginaire et Pathologie, op. cit.
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En me racontant son rêve, elle va prendre conscience d’une confusion dans son récit : « …C’est le cousin décédé d’un cancer du cerveau… Non… Le cancer du cerveau c’est mon frère… Lui, il est décédé d’un cancer des os à l’âge de 21 ans… » remarque-t-elle. La dimension affective va assurer la continuité entre conscience onirique et conscience vigile Dans un rêve suivant, l’affect va apparaître mais sans qu’il s’agisse d’emblée de la souffrance de la situation de deuil. Une modalité de la dimension affective, en l’occurrence la colère, émerge avant même que la dépression concernée par les situations d’impasse (mort de son père et de son frère) ne s’exprime. Il est remarquable que par ce rêve la pathologie entre dans un processus d’élaboration. Je me trouve avec mon mari dans une maison qui a déjà été louée et nous devons partir, ce qui me provoque un malaise, une crise d’épilepsie… Après, je me vois revenir à moi et me fâche en disant ce que je pense : on aurait pu me prévenir que la maison était déjà louée… Au réveil, les frontières entre la conscience onirique et la conscience vigile sont floues et il existe une certaine porosité entre elles. Marie se demande où elle se trouve et si elle a fait ou non une crise d’épilepsie dans la nuit. Cependant, elle éprouve un sentiment de soulagement d’avoir pu exprimer ce qu’elle ressentait. Le soulagement qu’elle éprouve dans la réalité se rapporte à l’expression de sa colère dans le rêve. L’affect assure la continuité entre les deux espaces comme s’il créait un lien entre le ressenti corporel qui ne peut se faire qu’en étant éveillé et la représentation de la situation dans l’espace onirique. La situation présentée est similaire à la situation d’impasse initiale mais est maintenant à l’origine d’une émotion. Par le soulagement éprouvé dans la réalité, la patiente prolonge l’affect apparus dans le rêve ; la relation thérapeutique en donne les conditions de possibilité. Grâce à la relation thérapeutique, l’unité retrouvée entre l’affect et la représentation est responsable d’une modification de la symptomatologie Tous ces éléments vont être repris dans une élaboration représentative par le langage. Alors que je lui demande ce qui aurait pu éviter la crise dans son rêve, elle me répond : 56
Affect refoulé, affect libéré
« Qu’elle aurait dû se fâcher avant ! » Ainsi, la crise d’épilepsie est mise en continuité temporelle avec la colère puis avec la sensation de soulagement ; l’émotion traverse la conscience onirique et vigile. C’est dire qu’il est possible de faire l’hypothèse que l’affect non exprimé, plus précisément refoulé de la situation d’enfermement, débouche sur une décharge de tension corporelle avec sidération de la pensée. L’excès de tension corporelle se trouve momentanément déchargé. Transposée dans l’espace du rêve et du fait de la temporalité onirique, la crise n’entraîne plus l’annulation de la pensée comme cela se passe dans la vie vigile. L’enchaînement des événements conduisant au symptôme épileptique est représenté dans le rêve et cette représentation persiste lors de la crise, la patiente se « voit » en état de perte de conscience. Lors de la sortie de la crise, l’activité psychique a perduré et le refoulement peut se desserrer laissant émerger l’affect lié à l’évènement. En effet, l’agressivité de la patiente a pu s’exprimer dans le rêve alors qu’elle ne pouvait le faire jusqu’à ce jour. Le scénario onirique montre qu’une agressivité « extériorisée », libérée de l’emprise du refoulement, aurait vraisemblablement permis d’éviter une crise d’épilepsie ; mais pas seulement par l’effet d’une simple modification du fonctionnement de la patiente, l’expression affective devient possible par le travail de l’impasse. Ici, l’agressivité prend le sens d’une résistance active contre une injustice : celle de devoir partir de la maison. Marie quitte la position passive qu’elle avait toujours prise. Cette situation renvoie aussi à celle où elle avait été contrainte de quitter la maternité en laissant son fils en couveuse. A cette période, la séparation imposée d’avec son fils n’avait pas donné lieu à une réaction d’opposition car, prise dans un fonctionnement adaptatif mis en place de puis l’enfance, elle était coupée de ses affects et ne pouvait pas vivre un conflit. Pour Marie, l’épilepsie est en rapport avec une colère refoulée associée à une culpabilité. On retrouve une même culpabilité à la mort de son père lorsqu’elle avait due s’absenter en acceptant une invitation. Il était mort durant son absence. Jusqu’ici, ces sentiments trop douloureux n’étaient pas ressentis, mis à distance grâce à une formation caractérielle qui avait cuirassé le corps, évacuant tout affect ; une cuirasse caractérielle que les premiers rêves transcrivaient.
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Modification de la symptomatologie À partir de ce rêve, les crises changeront de forme, l’épilepsie sera remplacée par des malaises ainsi que le contenu du rêve le laissait entrevoir. La patiente les décrit de la manière suivante : On dirait comme une panique à l’intérieur de moi, puis j’ai froid vers le haut du corps, je respire alors à fond et j’ai plutôt chaud, je me retrouve fatiguée… Désormais, avec la prise d’une position active sur le corps et par l’utilisation d’un travail respiratoire, une modification de la symptomatologie corporelle s’effectue progressivement. La position active, traduite par la réaction de colère dans le rêve, se transpose dans l’espace du corps et dans la relation thérapeutique. L’impasse de la mort du frère va apparaître partiellement dans l’espace onirique (dans des rêves où Marie perd des affaires personnelles dans la pension où travaillait son frère) avant que les rêves ne l’exposent dans toute son étendue. Dépassement de l’impasse corporelle Dans le travail corporel, Marie va investir de plus en plus le rythme des mouvements réalisant le passage d’un rythme binaire, pulsionnel, dans lequel prédomine la décharge tonique, à un rythme ternaire plus subjectif65. De sorte qu’un rythme plus harmonieux va ouvrir sur une temporalité réversible caractéristique de l’espace imaginaire et va permettre la reprise de l’impasse. Des mouvements vont accompagner la problématique de « perdre / quitter » par des gestes « d’extension / rapprochement » des bras par rapport au corps : lorsque ses bras sont en extension, Marie a l’impression de « chasser » puis, « quand ils reviennent, on dirait que j’intériorise. » dira-t-elle. Par le rythme « éloigner / quitter et rapprocher / récupérer », à l’intérieur d’une situation relationnelle thérapeutique qui en permet une réalisation sécurisante, l’impasse corporelle commence à se défaire. Dans le même temps, l’enfermement relationnel est abordé. Ce travail ouvre sur la possibilité de se représenter les situations de deuils de son histoire. Dorénavant, elle va pouvoir élaborer la perte de son frère : la mort du double. 65. La subjectivité s’exprime dans une modulation de la tension et de la détente propre à chaque personne.
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Affect refoulé, affect libéré
Levée du refoulement de l’affect dépressif dans le rêve et début du travail de deuil Le rêve suivant marque la levée du refoulement de l’affect dépressif, d’abord dans l’espace onirique, avant de se poursuivre dans les séances. Je me trouvais dans le chalet de mon frère, ma belle sœur me faisait revoir tous les objets qui lui appartenaient, des vêtements, des pull-overs, des photos qu’il avait faites et, par moment, je pleurais avec elle. J’étais triste… Pour la première fois, Marie rêve qu’elle pleure, elle est surprise car, dans la « vraie vie », elle ne pleure jamais. Ce rêve marque le début d’un travail de deuil en mettant en lien les pleurs, la tristesse et la perte du frère. L’affect dépressif retrouve enfin dans le rêve une des situations d’impasse qui a été à l’origine de son refoulement. Il peut alors se manifester dans la réalité, Marie est maintenant triste en parlant de son frère. Au fil des séances, elle pleurera longtemps sa disparition ainsi que celle de son père. Corrélativement, avec le même traitement, les crises d’épilepsie seront stabilisées. Commentaires Dans cette observation, il est possible d’observer que le rêve sert en quelque sorte d’espace intermédiaire créé par la relation thérapeutique et dans lequel se projettent affects et représentations avant que se modifie la symptomatologie. Il est intéressant d’observer l’organisation des rêves au moment où l’affect apparaît. Il est possible de découper schématiquement le rêve de la crise d’épilepsie en deux phases : Une première phase qui se termine par la crise, premier tableau d’un diptyque. On retrouve une situation conflictuelle (devoir quitter la maison familiale), l’affect refoulé et la symptomatologie dans laquelle la pensée est mise hors circuit.
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Organisation du rêve du “malaise épileptique”
Cette première séquence juxtapose l’impasse et la pathologie sans qu’aucun lien ne puisse être fait entre ces deux éléments. Les crises d’épilepsie semblent déclenchées par des situations d’impasse momentanées apparaissant sur fond de plusieurs situations d’impasse antérieures associées à une structuration caractérielle de la patiente. Dans la deuxième phase du rêve, un lien est établi avec l’événement intolérable entraînant la réaction affective de la patiente.
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Affect refoulé, affect libéré
La colère est reliée à la demande implicite de partir, une injonction provoquant la crise. Déjà dans le rêve, celle-ci, s’annonce en premier lieu sous la forme d’un malaise alors que la chute a toujours été immédiate dans la réalité. Le rêve préfigure donc une modification de la symptomatologie qui s’observera par la suite dans la vie vigile. La pathologie passe du corps réel au corps imaginaire. De façon concomitante dans la réalité quotidienne, Marie a une action sur l’angoisse par une maîtrise de la respiration, son corps ne lui échappe plus. La symptomatologie, sans disparaître, commence à se modifier. Organisation du second rêve dans lequel la patiente pleure l’absence de son frère
Encore une fois, l’affect dépressif, lié à l’impasse de la mort du frère, se manifeste d’abord dans la réalité onirique avant de se prolonger dans les séances, stabilisant la pathologie neurologique. Toutefois, il ne semble pas qu’il y ait un avant et un après, la même potentialité affective se transpose simultanément sur les deux plans : onirique et relationnel mais selon des modalités différentes.
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Rêve, Affect et Maladie Auto-immune Thyroïdite auto-immune ou maladie de Haschimoto Entre corps réel et corps imaginaire, à propos d’une symptomatologie corporelle réversible. • L’observation de Martine Martine est une jeune femme de 38 ans qui me consulte, après maintes explorations médicales, pour résoudre un problème de « transformation corporelle ». En moins de 24 heures, Martine grossit de 4 kilos et ne se reconnaît plus. Ensuite, elle perd plus ou moins difficilement le surpoids accumulé. Ce phénomène a été constaté par son médecin traitant qui l’a déjà hospitalisée à 2 reprises, sans qu’aucune étiologie concernant ce changement corporel ne soit retrouvée. Cette femme de 80 kilos présente dans ses antécédents une thyroïdite auto-immune66, diagnostiquée il y a 9 ans, actuellement parfaitement équilibrée par le traitement. Les bilans successifs hospitaliers confirment que la symptomatologie présentée n’est pas liée à un déséquilibre hormonal. Anamnèse Ce type de modification du corps réel est apparu de manière épisodique et réversible après son divorce à l’âge de 29 ans. Cependant, on retrouve, dès l’âge de 16 ans, une manifestation similaire touchant le corps imaginaire : ce qu’elle va appeler « des troubles de la vision déformée ». A cet âge, elle s’est quelquefois surprise, devant le miroir, à se trouver très belle mais, 2 h après, en repassant devant le même miroir, elle ne se reconnaissait plus : elle se voyait énorme, monstrueuse. Le lendemain, tout était redevenu normal. Martine a vécu en Australie jusqu’à l’âge de 11 ans. Durant ces années, elle reçut une éducation très stricte, elle était une petite fille 66. La thyroïdite d’Hashimoto est une maladie de la thyroïde auto-immune, c’est à dire provoquée par l’organisme qui développe des anticorps contre un de ses propres organes. Elle se traduit par une destruction progressive de la glande thyroïde avec des signes d’hypothyroïdie sur lesquels peuvent éventuellement s’étayer les manifestations fonctionnelles présentées par Martine (Voir Annexe 4 Thyroïdite Auto-immune et symptôme d’hypothyroïdie) ; cependant il est question ici d’une pathologie organique engageant le système immunitaire et qui ne relève pas du corps imaginaire.
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modèle. Elle grandit dans une relation fusionnelle à une mère rigide et dévalorisante ; le père était absent, pris par son hyperactivité professionnelle. On retrouve, dans l’enfance, une symptomatologie allergique ayant nécessité des séances de désensibilisation durant 4 années. Atteinte d’une sinusite purulente qui ne guérit pas, le retour en France est précipité. L’adaptation est très difficile pour toute la famille, la mère déprime et l’enfant se sent seule. A l’âge de 17 ans, Martine rencontre son mari et, après son mariage, 1 an après, l’ambiance du couple va très vite se dégrader. Elle est battue, violée, mais elle ne trouvera la force de le quitter qu’à l’âge de 29 ans. Sa belle-famille, dans laquelle elle était intégrée, la rejette. À 24 ans, elle a du mal à avoir un enfant et, alors que son père tombe malade en développant un cancer, elle est enceinte d’un garçon. Le père décède un mois avant la naissance de son fils. Durant la maladie du père, sa mère prend soin d’éloigner Martine dans un souci de ne pas perturber la grossesse. Pendant toute cette période, elle oublie les rêves. Martine ne déprime pas, « tenant le coup » malgré un bébé qui ne dort pas, elle reprend le travail 3 mois plus tard. Elle sera de nouveau enceinte deux ans après. Durant de cette deuxième grossesse, les conflits s’aggravent dans le couple et, lors d’une dispute, son mari la traîne dans les escaliers en la tirant par les cheveux ; ayant très peur de perdre l’enfant, elle décide de se plier à la moindre volonté de son époux. Elle subit des viols répétés. Quand sa fille naît, elle a 28 ans. La mère de Martine trouve le bébé laid, elle n’ose pas le dire à sa fille mais fait des remarques désobligeantes en évitant tout compliment sur l’enfant… Martine s’en rend compte et déprime. La patiente a l’impression que la situation de son enfance se répète. Dans l’année qui suit, elle développe une hyperthyroïdie autoimmune. Martine s’investit dans une hyperactivité professionnelle et ce surplus de travail ne l’affecte pas car elle devient « dure », comme une « cuirasse ». Martine quitte son mari lorsqu’il commence à s’en prendre aux enfants. Elle se sépare donc à 29 ans et se retrouve seule, sans aucun ami. Elle déménage dans un appartement audessus de sa mère. Son mari fera préciser, dans une clause de l’acte de divorce, qu’elle doit renoncer au nom marital. A son départ, elle pèse 58 kilos, elle prendra 17 kilos en 6 mois. Lorsque qu’elle vient en thérapie, elle a perdu le souvenir de ses rêves et a oublié des périodes entières de son histoire. 63
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Une temporalité particulière On retrouve chez Martine une temporalité particulière, structurée sur un mode binaire, à deux temps, que fonde une rupture brusque entre deux états, reprenant à la fois : – La symptomatologie actuelle, c’est-à-dire le changement brusque de forme du corps réel. – Le changement brutal de lieu géographique, à l’âge de 11 ans, lorsque la famille déménage d’Australie. – La modification caractérielle soudaine de sa mère, suite à ce retour, provoquée par une dépression et accompagnée, sur le plan corporel, d’un « vieillissement précoce », d’après la patiente. – Le changement rapide de l’homme qu’elle aimait dont le comportement devient très violent après le mariage. Cependant, je suis surpris par la réversibilité de la modification touchant le corps réel ; cela, sans étiologie avérée. Le travail thérapeutique réalisé permettra d’établir une corrélation entre cette transformation et une impasse très précoce, celle de sa naissance. L’impasse de la naissance La naissance de Martine fut très laborieuse et douloureuse ; elle apprendra par sa mère qu’elle a failli mourir étranglée par le cordon ombilical doublement enroulé autour de son cou. À chaque poussée, elle sortait puis était à nouveau ramenée à l’intérieur de l’utérus. Elle fut plusieurs minutes en anoxie, entre la vie et la mort. Le bébé a très vite des difficultés alimentaires, ne supportant pas l’allaitement, on conclut à une allergie aux laitages. Elle est donc élevée au bouillon de légumes. Dans cette impasse de la naissance s’imbrique une double composante : 1 - Une composante corporelle : ne pouvoir ni naître ni mourir car, avec le va-et-vient du cordon, l’enfant est pris dans une alternance mortifère. 2 - Une composante relationnelle : l’attitude maternelle entourant cette naissance est vécue d’emblée comme hostile. Le travail relationnel à médiation corporelle La thérapie, dont je vais relater la première séance, va être le lieu d’apparition d’une « expansion du corps imaginaire », débordant totalement le corps réel et faisant de lui une partie de l’imaginaire. 64
Affect refoulé, affect libéré
Pour cette patiente, le corps imaginaire va être en lien direct avec sa naissance difficile comme le traduit la place qu’elle va donner au thérapeute. Dès le début, la position choisie, à demi allongée sur le divan, permet au tonus corporel de se maintenir sans s’effondrer ; un effondrement que provoquerait une dépression sous jacente et longtemps mise à distance. L’expérience projective Martine sent son corps lourd, enfoncé dans le divan, elle a une sensation de vide qui l’angoisse, elle éprouve le besoin de continuer à parler. Son corps se transforme, elle ressent sa « jambe gauche plus longue que l’autre et qui s’en va dans le mur ». Les bras s’étirent « comme des caoutchoucs flottants » et la tête et le cou s’allongent démesurément. Mon visage, il est tout mou avec des chairs molles qui tombent… Je ne vois que les orbites creuses, elles sont noires, la bouche aussi… Sa voix est étonnement calme, la jeune femme a l’impression que son corps se dissout. Pour décrire ce qu’elle ressent, elle emploie la métaphore de l’argile qui se délite sous la pluie et de la cire de bougie qui fond rapidement : Ça tombe comme ça, en paquet ! … Laissant une bouche et des yeux de fantôme noir, dessous, ce n’est pas un squelette, c’est du fil de fer ; ça ne peut pas se casser sauf si on a de grosses tenailles pour vous briser… Encore une fois, elle ne semble pas exprimer l’anxiété que pourrait entraîner une telle situation. c’est une bonne chose que ça coule, c’est pour enlever tout ce poids afin de garder le fil de fer en se méfiant des tenailles… Avec des tenailles, on ne peut pas couper dans ce truc mou, comme du chewing-gum… Je suis maintenant à mi-chemin, mais il ne me reste plus grand-chose… Que la peau sur les os en fil de fer et ça me fait très peur car on est vulnérable. Elle est effrayée par cet état de vulnérabilité. A la fin de la séance, elle me dit avoir déjà vécu ce type d’expérience avec un kinésithérapeute. Elle se souvient d’un vécu terrifiant. 65
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Je pars parfois presque dans le coma, entre la vie et la mort… Si ça m’arrive, j’espère que vous me rattraperez… Dans une relation thérapeutique assez sécurisante et contenante, Martine rejoue une expérience imaginaire actualisant l’impasse de sa naissance. Dans cette situation, le thérapeute tient un rôle réparateur (« vous me rattraperez », comme l’obstétricien l’avait attrapée pour la sortir du ventre maternel). L’imaginaire émerge et se déploie en transfigurant le réel, les sensations corporelles glissent vers l’imaginaire à l’instar d’un rêve. D’ailleurs, cette première expérience de travail corporel a la même valeur qu’un premier rêve, elle expose la problématique de la patiente et indique au thérapeute la position à prendre et celle à éviter. L’apparition, à l’intérieur de la relation thérapeutique, d’une symptomatologie, relevant ici du corps imaginaire, constitue une première tentative d’élaboration. Elle se trouve dorénavant pourvue d’un sens relationnel. Le comportement adaptatif de l’enfance Pendant les séances suivantes, Martine prend conscience du comportement adaptatif qu’elle avait adopté dans son enfance pour plaire à une mère toujours plus exigeante. Dès les premiers mois de sa vie, Martine est malade : atteinte d’une fièvre intestinale, son état, selon sa mère, nécessite une nourriture exclusivement composée de végétaux et de poissons. L’anxiété maternelle se traduit par des contraintes touchant le régime alimentaire. La vigilance maternelle est constante, l’enfant doit renoncer au lait et à toute sucrerie. L’attitude de surveillance va s’étendre aussi à l’espace et à la temporalité qui deviennent l’objet d’une gestion précise. Par exemple, la porte de la chambre de l’enfant est toujours ouverte pour qu’elle soit toujours sous le regard maternel surtout lorsque Martine joue avec une amie. Le temps est régi de manière chronologique précise, il y a l’heure du repas, de la sieste, du coucher etc. Martine devient une enfant très sage, « comme une image », si bien que ses parents l’amènent dans tous leurs déplacements. On me mettait dans un coin et on m’oubliait … c’était pour plaire à ma mère qui était autoritaire et froide. Elle fait tout pour correspondre à l’enfant idéal du désir maternel. Elle trouve une compensation à sa solitude dans les livres. La lectu66
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re est vraisemblablement responsable du maintien de la dimension de l’imaginaire que l’on retrouve dans la relation thérapeutique. Le comportement adaptatif s’est resserré lors de la mort de son père. À partir du décès, il était important pour Martine d’être reconnue comme une bonne mère. Elle va tout faire pour « approcher de la perfection ». Elle explique par un dessin la façon dont elle se sentait à cette époque et qui correspond encore à l’image actuelle qu’elle a d’ellemême.
Figure 3. Image normative du corps. Elle se dessine en uniforme, bien présentée, les cheveux sont « en nattes, coiffés pour ne pas faire désordre », comme sa mère l’a toujours incitée à le faire. Élaboration de l’impasse de la naissance par « la pensée onirique » Le travail de différenciation vis-à-vis du modèle maternel va faire apparaître de plus en plus des virtualités subjectives mais aussi 67
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la problématique à laquelle elle s’est trouvée confrontée dès le début de sa vie. 1re étape : représentation du travail de lien dans le rêve Graduellement, Martine aborde l’impasse de la naissance et commence à établir des liens dont deux rêves vont rendre compte. – Dans le premier rêve, elle voit au-dessus d’une maison des personnes qui volent, semblables à des cerfs-volants… – Dans le second rêve, Martine récupère 3 chiens : elle se dit que ce sont des « chiens typologiques » (dans sa profession, il existe un classement typologique des clients : vieux, jeunes etc.). Ces chiens-là ont la faculté « de faire des liens entre deux choses » ; en effet, on leur donne quelque chose à sentir et ils vont la chercher. Ils relient les choses aux personnes. Martine se voit alors en train de donner à sentir au chien des « pleurotes » (qu’elle définit comme des « champignons sauvages, non comestibles ») mais le chien lui ramène « un magma mou et noir comme une espèce d’araignée ». Il y avait 3 os avec de la chair, comme trois doigts de la main mais palmés… Un truc inachevé, non fini comme un fœtus « d’Alien », une bête qui n’existe pas… comme une aile de papillon… Puis, le chien va chercher ses ex-beaux-parents. Elle est très surprise et elle pense qu’il relie entre eux les gens qui étaient proches car elle les aimait beaucoup et, du jour au lendemain, ils l’ont rejetée. Elle en a été complètement bouleversée, «morte », dira-t-elle. Martine est en train de faire des liens, métaphorisés par le travail du chien, entre un élément formel (« Pleurote » en référence à une manifestation corporelle (des pleurs) d’un affect dépressif non encore ressenti) et une double impasse initiale, biologique (la naissance devient mortelle) et relationnelle (par l’attitude maternelle composée d’affects contradictoires). Ce rêve met en scène un jeu analogue au jeu de la bobine décrit par Freud et dans lequel se joue la distanciation, la création d’un espace représentatif de séparation vis-à-vis de la figure maternelle. Cependant, dans le rêve, le chien lui ramène alternativement une forme inachevée et monstrueuse et des personnes investies affectivement. Ces deux éléments deviennent équivalents et se fondent en 68
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un objet unique (que fait aussi apparaître la problématique allergique de l’enfance67), mais cet objet a une tonalité dépréciative et non structurante (magma noir). 2e étape : représentation de l’impasse par un dessin
Sur mon invitation, elle dessine son rêve Dessin du contenu du rêve
Figure 4. Une bête inachevée. Voici la description qu’elle en fait : Une espèce de truc noir, une gangue noire… Quand on déchire le voile, il sort comme un éventail avec des petits os dépliés ; au milieu, c’est coupé, au départ ça faisait un demi-cercle complet. Dedans, il a comme une espèce de fœtus, de bête mort-née, elle ne pouvait pas avoir le temps d’exister, elle est morte avant d’être née. Elle n’avait pas de vie propre, elle a été déchiquetée avant d’exister…
67. La pathologie de l’objet unique caractérise la pathologie allergique aussi bien que les troubles de la conduite alimentaire existant chez Martine. Voir Sami-Ali, l’impasse dans la psychose et l’allergie, Dunod, Paris, 2002.
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Martine commente le dessin d’un air détaché, d’un ton neutre comme s’il s’agissait d’un conte qui ne la concernait pas. Ainsi, dans le rêve comme dans le dessin, la jeune femme se représente l’impasse précoce qui met en équivalence sa naissance et la mort, mais la charge affective est encore neutralisée, elle ne ressent pas d’émotion particulière. L’affect dépressif s’exprimera seulement quand elle sera invitée à faire le lien entre les représentations du dessin et elle-même. 3e étape : l’expression de l’affect
Le lien entre le dessin et la patiente permet l’expression de l’affect En pleurant, elle associe la représentation qu’elle vient de faire à l’impasse du début de sa vie : Oui, il ne fallait pas que je naisse, si ma mère n’avait pas fait tout ce qu’elle a fait pour moi, je serais morte. Je ne méritais pas de vivre, je suis une anomalie, une erreur de la nature… Si j’avais été chat ou chien, je n’aurais pas vécu… Je ne pouvais pas boire le lait de ma mère, ça m’empoisonnait68 et, si je n’avais pas eu l’attention et l’amour de ma mère, je n’aurais pas vécu… » Ses paroles sont entrecoupées de sanglots, elle poursuit difficilement car de plus en plus submergée par l’affect. Ma mère m’a dit que j’étais violette (par le manque d’oxygène) comme une aubergine et que je reviens de loin. L’accouchement a été un tel enfer que, pour rien au monde, elle aurait un autre accouchement… Les propos de Martine traduisent toute sa culpabilité vis-à-vis d’une mère à qui elle doit la vie mais qu’elle a fait souffrir. L’élaboration faite par la patiente se compose de plusieurs séquences. Celles-ci dynamisent toujours un peu plus l’activité projective en ébranlant du même coup la force du refoulement. L’affect apparaît en dernier lieu lorsque le lien s’effectue entre la représentation du rêve et l’histoire de la patiente. Le thérapeute facilite et 68. Souligné par moi. Cette phrase témoigne d’une impasse précoce grave qui peut être responsable d’une structuration de la personnalité proche de la psychose. En effet, tout se passe comme si pour vivre l’enfant tuait le seul être qui puisse le faire vivre, ce qui équivaut à sa destruction. L’impasse est totale.
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invite à ce cheminement progressif en ouvrant un espace dans lequel l’affect peut être accueilli sans que la jeune femme ne se sente en danger. En ce sens, la libération de l’affect représente un objectif thérapeutique, mais, pour que l’affect se libère, il est nécessaire que la patiente perçoive une certaine réceptivité69 de la part du thérapeute. L’impasse relationnelle maternelle La situation d’enfermement apparaît en ces termes : Pour Martine, naître équivaut à faire souffrir sa mère ; une mère salvatrice mais dont le lait l’empoisonne. Une mère donneuse de vie mais aux affects contradictoires et qui, en même temps, ne permet pas de vivre et culpabilise. Concernant le premier rêve, elle commente le motif des « personnes qui volent » en le référant à une liberté qu’elle n’a jamais eue. Pour elle, s’envoler équivaut à être libre, « ne plus avoir d’attache, être libre comme l’air… Deux ailes pour s’envoler, mais si elles sont coupées, on ne peut plus s’envoler… » L’acte de couper renvoie à l’image de la tenaille de la première expérience corporelle. Une tenaille susceptible de « couper le fil de fer » formant l’armature de son corps et se réfère à une mère omniprésente, surmoïque, ne laissant aucune place pour exister. Cependant, l’impasse corporelle du traumatisme de la naissance ainsi que la possibilité de son dépassement vont se transposer dans la réalité avant de se manifester à nouveau dans l’espace onirique. Durant deux jours, Martine est restée couchée dans le noir. Elle me dit avoir « touché le fond », tout le monde autour d’elle était affolé, elle avait le visage blanc comme « un mort-vivant ». Le troisième jour, elle a eu l’impression de renaître ou de vivre une résurrection. Cet épisode actualise la situation traumatique associée à la dépression, elle découpe une temporalité qui s’éloigne de la réversibilité (retour dans l’utérus) par la mise en acte de la séquence suivante : Mort => mort-vivant => naissance. 69. L’attitude réceptive sera définie plus tard par Sami-Ali dans son livre « corps et âme ». J’ai invité à compléter ce concept par celui de spontanéité reflétant l’attitude thérapeutique qui tend à affecter l’autre dans le but de dynamiser et de soutenir les potentialités imaginaires et affectives. Voir Sami-Ali, Corps et âme, Pratique de la théorie relationnelle, op. cit.
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Une naissance qui demande à être accueillie à l’intérieur de la relation thérapeutique afin de naître maintenant dans un espace relationnel affectif. Ceci nécessite la présence d’une ambiance maternante, rassurante dans laquelle l’attitude thérapeutique est centrale. De celle-ci dépendent l’existence et la reconnaissance de la patiente. L’impasse va alors être projetée dans un rêve, incluant la réalité affective et reprenant, dans une sorte de synthèse, tous les éléments apparus dans les différents plans corporel, imaginaire et affectif. Martine me raconte, très émue, le rêve suivant dans lequel elle a la sensation de mourir réellement : Je suis en train de dormir, l’air du ventilateur que j’avais mis au pied du lit devient le souffle de la mort qui vient me chercher. J’avais peur, il fallait que je me recouvre avec le drap que je ne trouvais pas. La mort m’attirait vers elle… J’ai vraiment vécu une mort, j’étais glacée et j’ai senti mon cœur s’arrêter de battre juste avant de sortir du rêve. J’ai eu très peur… Dans les pleurs, elle va rattacher le rêve à l’impasse de sa naissance: « Avant de naître, j’ai failli mourir… » énoncera-t-elle Martine résume par ce paradoxe l’impasse vitale qui inverse la temporalité et fait en sorte que la sensation de mort peut, dans l’après-coup, précéder celle de la vie. Tout l’imaginaire de Martine s’est organisé autour du mouvement organique de l’accouchement qui, par le va-et-vient du cordon, a déterminé une temporalité à deux temps s’ouvrant alternativement sur une relation maternelle aux affects contradictoires avant de se refermer rapidement sur un corps fœtal « déchiqueté et sans vie propre…» Le problème identitaire Toute la problématique de différenciation va prendre appui sur cet événement faisant correspondre « exister » et « être détruite », prolongé sur le plan relationnel par le dilemme suivant : soit être conforme et renoncer à vivre sa différence, soit être exclue de la relation. L’impasse prend ici la forme de l’alternative absolue. Cette thématique, enrichie par la culpabilité, va revêtir différentes formes dont « soi et le monstre », variante de « l’identique et du différent », en influençant le plan biologique avec l’apparition d’un œdème qui gagne tout le corps. Le problème de l’identité est 72
Affect refoulé, affect libéré
posé d’emblée par rapport à une mère qui structure dans un premier temps puis désorganise dans un second temps. Un rêve va mettre en scène la figure du monstre associée à la dimension sexuelle. Je me vois en petit garçon de 11 ans (l’âge de mon fils) qui est l’âge de l’éveil de la sexualité. Je rencontre alors une merveilleuse grand-mère telle qu’on les idéalise…J’éprouve du désir pour cette grand-mère et, tout d’un coup, elle se transforme en Alien, le monstre... Martine pense qu’une ambiguïté a toujours existé dans sa sexualité, elle se voit généralement en garçon dans ses rêves. Quant à la grand-mère, « sous son vernis », elle cache un monstre. Une problématique d’objet unique À travers l’image de sa grand-mère, c’est de sa mère qu’elle parle, prématurément vieillie lors du retour en France ; elle avait alors 11 ans comme le petit garçon du rêve. L’image de la grandmère assimile aussi celle de son ex-mari avec toute la dimension sexuelle destructrice. Trois mois après, reprenant l’élaboration de ce rêve, elle pensera que, comme elle se voyait en garçon, il y avait probablement aussi une inversion de l’identité sexuelle de l’adulte, c’est-à-dire de la grand-mère. Celle-ci devient alors un homme, un homme destructeur identique à son ex-mari. Ce rêve reprend donc le thème de la transformation corrélée à son identité atteinte dans la relation avec son ex-mari. Une relation qui prend la forme d’une impasse. En fait, un même comportement de violence se perpétue dans la succession des termes relationnels de l’histoire de Martine, de la grand-mère à la mère et de la mère à l’ex-mari ; ceci par le biais d’un fonctionnement adaptatif par lequel tout le monde se ressemble. L’impasse relationnelle de son ex-mari Le travail relationnel à médiation corporelle se poursuit par un travail sur la différence. Dans un rêve, elle aborde l’enfermement relationnel vécu avec son ex-mari. Rêve du loup-garou Son ex-mari apparaît dans le rêve sous l’aspect d’un loup-garou. Il lui demande de ne pas partir car le monde est rempli de loupsgarous… Si elle reste avec lui, il ne la mordra pas. 73
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Le rêve montre que la situation relationnelle d’enferment avec son ex-mari est de même type que l’impasse maternelle. Lors de la même séance, elle se représente différemment par un nouveau dessin.
En le comparant au premier dessin dans lequel elle ne se reconnaît plus, Martine fait le commentaire suivant : « La bulle est vide, il n’y a rien à dire, car il n’y a rien dans sa tête… » La tête s’est vidée pour laisser place au corps ; n’existant que de cette façon dans la relation conjugale, elle n’a jamais pu exprimer le moindre affect. Les séances fonctionnent alors en contrepoint, comme équivalent d’interprétation70, en privilégiant la parole et en invitant la patiente à parler de ce qu’elle ressent. 70. Voir Sylvie Cady, Psychothérapie de la relaxation, Paris, Dunod, 1998.
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Martine finira par prendre de la distance par rapport au second personnage difforme, un peu monstrueux, en se situant « au milieu », ni dans le premier dessin, ni dans le deuxième, mais avec le corps intermédiaire surmonté d’une troisième tête.
Le problème de l’identité apparaît maintenant totalement : Martine n’est ni le premier personnage adaptatif du début du travail thérapeutique, ni le deuxième personnage monstrueux, celui qu’elle croyait être si elle se différenciait. Cependant, le visage dans lequel elle se reconnaît apparaît en dehors du corps. Le travail corporel aura pour visée de relier, en investissant les sensations corporelles, la tête et le corps afin de faire apparaître Martine dans une globalité, subjective et corporelle. Les difficultés de l’identité sexuelle À la proposition de représenter son ex-mari, elle répondra qu’elle ne sait pas dessiner les hommes, habituellement, elle fait des femmes sur lesquelles elle met une moustache. La femme, en tant qu’homme sans moustache et inversement, révèle toute la problématique de l’identité sexuelle. La différence n’est perçue que sur un fond d’identique ; une figure unique que fonde la thématique allergique sous-jacente. Apparemment, le problème identitaire de Martine est le résultat de multiples impasses s’emboîtant les unes dans les autres : l’impasse de la naissance, une mère peu structurante et problématique ainsi qu’une situation d’impasse relationnelle du même type avec son ex-mari. 75
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Lors de la naissance de sa fille, avec l’image de laideur renvoyée par l’entourage, c’est l’ensemble de son identité qui se trouve une nouvelle fois atteinte. Cette deuxième naissance peut être aussi considérée comme la répétition du traumatisme accompagnant la naissance de son fils, juste après la mort du père. Une autre expérience de différenciation difficile se réitère. La thyroïdite auto-immune, découverte l’année de la naissance de sa fille, s’inscrit dans cette situation de perte identitaire71. La formulation de l’impasse La violence du mari a aggravé ces difficultés en refermant la situation conflictuelle. Elle repense maintenant au rêve du « loup-garou » et énonce l’impasse relationnelle à son ex-mari. Rester avec lui équivalait à vivre avec un monstre, mais partir, c’était être aux prises avec les dangers extérieurs et donc être mordue et devenir un monstre. C’est ce que je suis devenue. Martine s’écroule en pleurant. Pour elle, quitter, se différencier, signifient devenir autre, en l’occurrence un monstre. Un monstre qui la renvoie tour à tour à : – L’attitude monstrueuse de son ex-mari. – À la transformation de la grand-mère en « Alien », dans le premier rêve. – À l’image qu’elle se fait d’elle-même à sa naissance. – À la laideur dont elle et sa fille furent affublées dans l’enfance. Mais rester avec son ex-mari, c’est aussi être monstrueuse. Toutes les solutions s’épuisent et elle réalise l’enfermement dans lequel elle était. Dorénavant, elle va être en mesure de prendre de la distance et de trouver une place en tant que personne subjective dans la relation aux autres. Structuration de l’identité Lors des séances suivantes, elle va prendre conscience qu’elle croyait vraiment qu’il existait trois personnages en elle. D’ailleurs, quelquefois dans certaines situations, elle adoptait une voix de peti71. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, Paris, Dunod, 1997, pp. 238-245.
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te fille qui se transformait, d’après sa mère, en une grosse voix coupante, méchante et dure. La voix dans laquelle elle se reconnaît maintenant correspond aussi à une voix « intermédiaire ». L’évolution de Martine montre sa quête d’identité, la recherche d’une place entre une petite fille sage et soumise et un monstre. Cette quête d’identité peut maintenant être élaborée. Martine va parler à sa mère des trois personnages. Elle s’aperçoit que sa voix coupante était la seule façon qu’elle avait de résister à l’envahissement maternel « L’agression était la seule façon de ne pas me laisser bouffer » dira-t-elle. Quelquefois, elle ressentait cette « nature » enfouie à l’intérieur d’elle-même, reprenant les rênes lorsqu’elle se mettait en colère dans son travail. Sa voix devenait alors cinglante : Je sors les griffes, rien ne peut m’abattre, j’ai la rage, comme si j’étais possédée… Ce personnage m’aide, je sais qu’en cas de problème, il y a ça en secours, je pourrais alors tuer… Mes traits changent et ça me fait peur. Martine emploie encore des termes qui font penser à un animal. Dans certaines situations où elle se sent menacée, le corps réel est supplanté par le corps imaginaire, elle devient le monstre qu’elle redoute mais qui lui permet de se défendre. Elle va ensuite élaborer la problématique du visage ou plutôt « des trois visages ». Ce qu’elle perçoit de son corps semble suivre la même dynamique imaginaire : il y a des jours où son visage devient enflé, les traits figés, l’éclat des yeux devient très dur, ce changement correspond à une attitude réactionnelle à l’agressivité maternelle mais aussi à toute agression, seul moyen qu’elle ait pour se préserver. D’autres jours, son visage est ouvert mais « faible et fragile », elle se sent alors très vulnérable. Enfin, il y a le visage dans lequel elle se reconnaît, de bien-être, où toutes les émotions intérieures peuvent s’exprimer, c’est un visage de « communication ». « Je passe sans arrêt de l’un à l’autre, d’un instant à l’autre, une personnalité prend le relais de l’autre », remarque-t-elle. Martine trouve dans ce passage une sécurité personnelle sauf « lorsqu’elle enfle trop mais c’est le prix qu’elle doit payer… C’est un peut comme un pacte avec le diable, ensuite on paye… ». Les transformations touchent non seulement le corps réel mais tout le fonctionnement psychique, elles reflètent une identité qui, 77
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dans une situation donnée, se défait pour revenir vers un état indifférencié dans lequel la patiente ne peut davantage rester. Ne pouvoir être ni dans le double de la mère ni dans celui du monstre, telle est une nouvelle formulation de l’impasse. Celle-ci déploie un espace de reflet dans lequel la figure maternelle rejoint celle de la bête, l’indifférencié devient une forme du différent. Avec un rêve, elle se libèrera de ses « personnalités intériorisées ». Rêve Martine se trouve autour d’une table avec son ex-mari pour une distribution de rôles dans une pièce de théâtre. Elle prend la parole et demande qu’on ne donne pas de rôle à son ex-mari car celuici n’a plus aucune d’importance… Martine va élaborer la notion de « personnalité triple », elle va la remplacer par celle de « rôle ». « En moi, il n’y a pas de dédoublement, c’est un rôle que j’endosse inconsciemment … » me dira-t-elle. En quittant la figure du double, un espace de séparation se construit et cette évolution va se traduire ensuite par un réinvestissement corporel. Elle se surprend à aimer son corps et à l’accepter tel qu’il est. Avant, j’étais coupée, j’avais ma tête ; et le reste, ce n’était pas à moi : une gangue de couches de graisse. Jamais, je n’ai senti que ma jambe m’appartenait… Je me réapproprie chaque centimètre carré du corps. Mon corps était à l’intérieur, c’était l’ossature, je pense au “fil de fer” et aux tenailles... Ce n’est même pas une acceptation, je commence à l’habiter, à accepter qu’il soit à moi… En voyant les photos sur lesquelles elle était maigre, Martine se rend compte que ce n’était pas elle, c’était une « morte vivante » et que, finalement, la privation de nourriture correspondait à une mutilation. Son corps actuel ne correspond plus à l’image qu’il a dans ces photos. Le corps adaptatif, modelé par l’extérieur, en l’occurrence par sa conformité aux exigences maternelles, révèle la dimension mortifère dont elle se dégage complètement. Maintenant, le matin, elle sent son corps léger, agréable. Dans le miroir, elle regarde sa silhouette et ne se déplaît pas. 78
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Commentaires Retrouver une identité perdue a été le résultat de tout le travail relationnel à médiation corporelle, dont l’effet a stabilisé la symptomatologie. Celle-ci se projetait sur plusieurs plans : corporel et psychique ; des plans déterminés par un enfermement relationnel. Le schéma préalable impliquant impasse, refoulement et levée du refoulement de l’affect n’apparaît que de manière partielle du fait des impasses successives s’emboîtant les unes dans les autres. Avec la symptomatologie allergique, l’impasse est momentanée et l’imaginaire subsiste en dehors des crises, permettant à la patiente de se construire une identité. Il existe une impasse précoce, à la naissance, mais que l’imaginaire permet de dépasser. La prégnance d’une activité projective tout au long de la thérapie et absorbant parfois le réel dès la première séance, montre que le fonctionnement est à la limite du délire ; une expansion de l’imaginaire contenue auparavant par des phases adaptatives. Dans la suite de son histoire, les situations de vie rencontrées produisent une fermeture plus grave, responsable de la pathologie auto-immune. Après le divorce, une nouvelle symptomatologie met en acte le corps réel dans des transformations fonctionnelles et réversibles, s’inscrivant dans une interface entre le corps réel et le corps imaginaire.
Le processus d’élaboration
Concernant l’impasse de la naissance Le processus d’élaboration est passé par plusieurs phases : • Une élaboration corporelle, par l’intermédiaire d’une actualisation de l’impasse de sa naissance dans la relation thérapeutique ; actualisation prise dans une activité projective débordante. Le corps propre se trouve alors englouti par l’espace imaginaire, il devient une partie de l’imaginaire. La position allongée, par la chute de tonus, renvoie au mouvement de retour du cordon et à l’effondrement identitaire. • Une élaboration onirique faisant le lien entre une manifestation corporelle de l’affect « pleurotes », représentant les pleurs et la situation d’impasse qui reste neutre encore sur le plan affectif. L’affect n’est pas représenté. 79
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• Une élaboration représentative par le dessin du contenu du rêve, réactivant le mécanisme projectif et le reliant au corps par le mouvement de la main, support de la fonction représentative. • Une expression affective par la réalisation du lien entre le dessin, la patiente et son histoire. Dans un premier temps, tous ces points d’élaborations ont été repris et rassemblés dans un agir corporel et imaginaire exprimant la réversibilité, puis, dans un rêve correspondant à une véritable élaboration imaginaire du traumatisme de la naissance sous-tendue par une impasse de forme circulaire. Par rapport au « rêve caractériel » conceptualisé précédemment, les phases ici sont plus complexes car elles se produisent en alternance sur des plans différents :
Il est difficile de dire si, lors de la restauration de l’unité « affect - représentation », la symptomatologie se trouve modifiée car une autre impasse relationnelle s’emboîte dans la première et referme la tentative d’accéder à une autonomie.
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Dans la réalité du travail thérapeutique, le premier schéma a en partie chevauché le second, rendant la compréhension des étapes évolutives plus complexe et l’influence sur la symptomatologie plus difficile à cerner. Sûrement, faut-il davantage rechercher l’effet thérapeutique dans l’ensemble du soutien relationnel (dissolution de l’impasse) permettant un réaménagement d’un équilibre existant entre la conscience onirique et la conscience vigile que dans le résultat d’une seule phase de cet ensemble. Toutefois, l’évolution de telles situations ne peut se comprendre que si la relation inclut le rêve et forme un environnement qui répond au contenu du rêve par le rythme corporel et l’affect. Le contenu dramatique du rêve se trouve alors désamorcé par la teneur accueillante et vitale de la relation thérapeutique.
Facteurs intervenant dans la récupération de la potentialité affective Cliniquement, il semble que la récupération de la potentialité affective par le sujet dépende à la fois : 1 - Du niveau de manifestation de l’impasse et de son passage par des plans successifs d’élaboration : Corporel, l’impasse s’inscrit dans le corps sous la forme d’une dysrythmie importante tension/détente allant parfois jusqu’à un blocage complet du rythme corporel (corps figé en tension ou blo81
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qué par une hypotonie musculaire tel que l’on peut le voir dans les dépressions, les douleurs chroniques voire les lésions organiques). Langagier, la situation est reprise par la fonction représentative, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit élaborée. Onirique, quand le rêve met en scène la problématique de l’impasse. Nous y avons vu précédemment le rôle de l’affect. Relationnel, lorsque la situation thérapeutique épouse la situation d’enfermement et devient une impasse thérapeutique. Tout ceci allant jusqu’à une élaboration globale intégrant l’ensemble des éléments (corporels, affectifs, oniriques) ainsi que les termes de l’impasse dont la dissolution mène le sujet vers un processus d’unification. 2 - D’une relation thérapeutique de tonalité affective La présence d’une « dynamique affective » dans la relation thérapeutique favorise la survenue du rêve et l’expression de l’affect. Cela suppose certaines dispositions requises chez le thérapeute : 1. La capacité de mettre en jeu, de vivre pour lui-même, l’alternance entre la conscience vigile et la conscience onirique : pouvoir surseoir à l’omniprésence de la raison et dégager un espace imaginaire dans lequel le patient pourra se projeter semblent indispensables. Il est intéressant de penser l’imaginaire et la dimension affective du thérapeute comme une surface vivante de projection pour le patient, la relation constituant la troisième dimension. Tout ceci participe à la dynamisation de l’activité onirique chez le patient. La tonalité affective du thérapeute, outre qu’elle évite de reproduire les conditions d’une impasse relationnelle, nous amène au cœur-même de la question du rythme. Ce dernier définit une deuxième disposition requise chez le thérapeute. 2. La capacité à conduire le patient dans la construction d’un rythme subjectif, support essentiel d’un affect autonome. Dans le cas d’un fonctionnement adaptatif, ce rythme propre pourra se construire à l’intérieur de la relation par des mouvements d’exploration rythmique. Le thérapeute faisant intervenir le rythme grâce aux mouvements corporels, le rythme des séances, le rythme de la pensée rationnelle par rapport à la rêverie etc. Tous ces rythmes, constituant aussi des opérateurs relationnels au même titre que le rêve, s’inscrivent dans une démarche visant à accompagner la personne afin qu’elle retrouve l’ensemble de ses capacités représentatives et affectives. Elle pourra alors aborder les impasses de son histoire. 82
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Ces prémisses étant posées, qu’elles sont les différentes figures du jeu qu’entretiennent l’impasse, le corps, le rêve et l’affect dans la relation thérapeutique ?
Relation entre l’impasse, le corps, le rêve et l’affect 1 - La dimension de l’imaginaire n’apparaît pas dans la relation et n’est pas dynamisée par le travail thérapeutique • Soit l’impasse se manifeste seulement sur le plan corporel, sans élaboration représentative, soumise à répétition, instituant une coupure entre l’affect et le sujet dans une rythmicité et une tonicité paradoxale. Dans ce cas, il y a risque d’usure, d’épuisement avec possibilités de survenue de pathologies lésionnelles. Des manifestations corporelles, faisant partie du cortège d’un affect, peuvent apparaître, mais coupées de leurs corrélats psychiques, c’est-à-dire sans être perçues par le sujet comme traduisant cet affect. Quoiqu’il en soit, le simple fait que la symptomatologie réapparaisse à l’intérieur de la relation thérapeutique lui confère une dimension relationnelle et correspond donc à une première tentative d’élaboration. • Soit l’impasse est représentée, reprise seulement sur le plan du langage, mais tout en rendant cette situation banale. Le récit de l’évènement peut précéder la survenue de l’activité onirique, puis l’émergence de la dimension affective dans le rêve si la relation favorise cette possibilité. Ce qui se réalise alors est le passage progressif du récit neutre de l’événement à un énoncé subjectif et émotionnel. Le refoulement se lève alors et permet le dépassement de l’impasse. 2 - L’activité onirique est récupérée en premier par le sujet L’impasse apparaît dans les rêves, présente seulement visuellement sous forme d’images ; l’élaboration est possible mais l’expression de l’affect peut être absente du rêve, cette absence traduisant toujours l’impact du refoulement à l’intérieur même de l’imaginaire onirique qui continue à garder une tonalité neutre. Même moindre, il persiste toujours une rupture entre les niveaux corporel et imaginaire, rendant l’effet thérapeutique aléatoire. Toutefois, l’impasse peut être reprise sur le plan représentatif par le langage, si le sujet possède, à ce moment-là, une capacité de 83
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liaison suffisante (permise par la relation thérapeutique) entre les sensations, les images et les affects. Comme pour Martine (cf. p 48), la dimension affective peut alors apparaître à ce niveau symbolique en faisant lien avec l’imaginaire onirique. 3 - L’activité onirique intègre la dimension affective Il peut s’agir d’une intégration partielle d’une manifestation corporelle de l’affect parfois sous une forme métaphorique (Champignon appelé « pleurote » pour renvoyer aux pleurs, dans l’observation de Martine, cf. p. 52). Il existe dans ce cas une levée partielle du refoulement et les éléments corporels ne sont pas encore unifiés sous la forme d’une représentation affective subjective. La levée complète du refoulement de l’affect peut se faire d’emblée ou progressivement selon certaines modalités avec un impact sur la symptomatologie. a. la dimension affective commence à apparaître en rapport avec une situation plus ou moins proche de l’impasse : l’affect refoulé par la situation d’impasse ne se manifeste pas encore en lien avec la représentation mais le refoulement se lève de plus en plus. La liaison entre l’imaginaire et le corps commence à s’établir et la symptomatologie corporelle se transforme (cf. Marie, p 42). L’impasse devient un conflit et le corps se ré harmonise sur le plan tonique. L’ouverture de la dimension affective dans le rêve modifie le plan de la pathologie. b. l’affect refoulé retrouve dans le rêve la situation d’impasse à l’origine de son refoulement : l’impasse commence à être dépassée dans la relation thérapeutique et la symptomatologie corporelle peut se stabiliser dans un premier temps72, voire disparaître. La récupération de la dimension affective ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une relation qui se démarque d’une neutralité affective. Le travail corporel suivant la méthodologie de la thérapie relationnelle, par le biais du rythme, favorise le passage d’un imaginaire proche du corps à l’espace imaginaire du rêve73 en soutenant dans 72. Si l’évolution de la pathologie n’est pas trop avancée. En effet le rythme morbide de l’aggravation organique ne se calque pas sur celui d’une renaissance relationnelle. 73. Avec sa caractéristique d’inclusion réciproque, sa temporalité imaginaire. Voir Sami-Ali, l’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2002.
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le même temps la potentialité affective du sujet. Quel que soit le niveau, corporel, onirique ou langagier sur lequel l’impasse commence à apparaître, chaque plan constitue un mode d’élaboration particulier. La relation thérapeutique représente un espace médian, une trame indispensable qui participe au passage d’un type d’élaboration à un autre. Dans celle-ci, la place de l’affect est déterminante ; en effet, la situation d’impasse avec neutralisation affective se change en une situation dans laquelle se lève le refoulement de l’affect au fur et à mesure que craque point par point la cuirasse caractérielle. Dans les observations précédentes, la pathologie, qu’elle soit organique ou fonctionnelle, se transforme dès lors que se lève le refoulement de la dimension affective : un signe repérable de la dissolution de l’impasse ou de la résolution du conflit.
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Recherche en psychosomatique. Affect refoulé, affect libéré
Chapitre 3 Deuxième période Rêve, affect et pathologies Durant cette deuxième période, le changement de la présentation des observations correspond à une modification progressive de l’approche thérapeutique : dans celle-ci, le rythme du langage du sujet, ses intonations, les mots choisis, les silences etc. bref, la matière du discours va occuper de plus en plus une place prépondérante ; la personne dans sa manifestation positive et ses transformations prennent le pas sur l’analyse. La volonté de comprendre les liens circulaires existants entre le rêve, l’affect, la pathologie et la situation relationnelle s’accompagne toujours d’une tentative de formalisation du travail thérapeutique réalisé à partir du rêve. Ainsi à partir du récit onirique, différents moments seront dégagés, ils correspondent à différentes phases stratégiques du travail de l’impasse concomitantes au travail de lien afin que le sujet retrouve une unité de fonctionnement.
Rêve, Affect et toxicomanie Éléments d’Anamnèse de Marc Marc est un homme de 38 ans, toxicomane à l’héroïne depuis plusieurs années et complètement coupé de ses sensations corporelles. Il exprime très peu d’affects et pense qu’il a un « cœur 87
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dur », une métaphore par laquelle il manifeste son manque de compassion pour les autres. Depuis longtemps, il a pris conscience de l’indifférence qu’il affiche dans ses relations à ses proches. Il parle d’une carapace construite au cours d’une histoire assez froide du fait d’une distance affective qu’il avait avec ses parents, tous deux pris dans une activité professionnelle surinvestie. L’absence est le leitmotiv de son enfance, puis de son adolescence, avant que sa souffrance ne s’exprime par des fugues répétées dès l’âge de 14 ans. La prise de drogues le coupe depuis longtemps de son imaginaire et il ne se souvient quasiment pas de ses rêves. Le premier scénario onirique traduit le passage d’un fonctionnement adaptatif à un autre, émaillé d’imaginaire et d’affect. J’étais en haut d’une route, en contrebas il y avait un lac dans lequel je voyais ma copine, une fille que je ne connaissais pas, se noyer. Je n’ai pas réagi, je n’ai rien fait pour la sauver, comme si je regardais la situation sans être impliqué. J’avais un sentiment de détachement par rapport à cette situation dramatique… Je la perds de vue et ensuite je me retrouve avec des amis, je la cherche et une chose est sûre, c’est que je suis triste. Je l’appelle…Je me sentais, dans cette partie du rêve, beaucoup plus accablé que dans la première où j’étais spectateur sans aucune émotion… Lorsque Marc se réveille, il est très mal à l’aise. Il ressent de la tristesse et de la culpabilité. Il est choqué par sa passivité devant la noyade de sa copine et par « cette espèce de regard extérieur » qu’il a de la situation. Il est aussi surpris de constater qu’il s’agit encore de quelqu’un qu’il ne connaît pas tout en sachant que c’est son amie ; une inconnue investie affectivement comme il l’a souvent remarqué dans les images furtives qui lui restent de ses rêves. Encore quelqu’un qui n’est pas sensé être ce qu’il devrait être. Quelqu’un pour qui j’ai de l’amour et que je laisse se noyer sans émotion. Ce qui le surprend encore plus est la tristesse et les pleurs exprimés dans la deuxième partie du rêve. Habituellement il ne pleure jamais, il n’éprouve jamais de tristesse. Il décrit classiquement son corps comme un « corps dur », dénué de sensation avec 88
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un « cœur de pierre » et d’une certaine froideur, même pour ses proches. Il a toujours été dans l’incapacité « d’extérioriser » quoi que ce soit, de laisser sortir la moindre émotion. C’est pour cela qu’il ne se reconnaît pas dans l’image présentée dans la deuxième partie du rêve.
Le rêve et la libération de l’affect Ce rêve ressemble aussi à un diptyque, un tableau avec deux panneaux constituant chacun une unité à part entière, deux situations que le rêveur perçoit comme opposées. A l’intérieur du premier panneau, il y a un paradoxe que le patient pense comme une opposition entre les protagonistes et l’action avant que tout ne s’inverse ensuite. Je ne comprends pas pourquoi je suis avec quelqu’un que je ne connais pas, pour qui j’éprouve de l’amour et que je laisse se noyer sans être réactif, sans aucune émotion… Ensuite tout s’inverse, je suis triste, je l’aimais… Et je me dis : où est-elle ? En effet, dans le deuxième tableau du rêve, le positionnement du rêveur change, la distance entre les personnages se modifie et tend vers une plus grande proximité ; dans le même temps les gens sont identifiés comme des amis. Une absence de reconnaissance de l’autre laisse donc la place à une reconnaissance et, conjointement, la tristesse remplace le détachement premier. L’affect apparaît dans la deuxième phase du rêve mais toujours en décalage avec le fonctionnement de Marc. En effet, habituellement il ne pleure jamais. Cependant, comme je l’ai constaté chez Marie, au moment du réveil, l’affect effectue un passage de l’espace du rêve à une inscription corporelle. Marc éprouve un mal-être sans savoir exactement à quoi l’attribuer. Est-il lié à la culpabilité due à sa non-réactivité face à la noyade ou à sa tristesse due à l’absence de l’être aimé ?
Le mouvement circulaire de l’affect, du rêve à la relation L’affect passe successivement de la conscience onirique à la conscience vigile avec un premier temps, au réveil, où l’affect 89
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retrouve ses manifestations corporelles avant de s’exprimer dans la relation dans une unité avec la représentation. La retranscription suivante montre que l’attitude thérapeutique a stimulé l’apparition de l’affect dans la relation. Thérapeute : Lorsque vous m’avez raconté le rêve, dans la première phase du rêve, en décrivant cette scène de spectateur, vous avez été ému ? Marc : Oui, c’est fort possible, en vous le racontant la deuxième fois74… Oui, c’est fort possible, parce que ce sont des choses qui doivent me toucher quand même ! Thérapeute : Qu’est-ce que vous ressentez, là ? Maintenant ? Marc : Là ? Tout de suite ? Comme ça ? Euh… Une espèce d’émotion intérieure… En fait, j’ai l’impression de constater que je suis souvent comme ça et ça ne me plaît pas… Je ne sais pas si vous comprenez bien ce que je veux dire… Le fait de parler de ce rêve, de le raconter, ça me met mal à l’aise par rapport à moi-même… Je n’aime pas avoir le sentiment d’être dur, d’être froid… Thérapeute : Vous avez eu les larmes aux yeux en racontant le rêve… Marc : Ça ne devait pas être très loin, oui… C’est vrai qu’il y a une émotion à l’intérieur… Quelque chose qui serre, au niveau de la gorge là. Thérapeute : Comment la qualifier ? Marc : Cette émotion ? Thérapeute : Oui. Marc : Euh, je… Euh… Je ne sais pas… je dirais que je suis triste, peut-être, triste… C’est dur de qualifier… Triste, tendu, crispé… Envie de laisser, de pouvoir respirer, de pouvoir dégager alors que j’ai la gorge serrée et je ne sais pas pourquoi car il n’y a pas vraiment… A priori, par rapport au rêve, il n’y a pas vraiment de raison. Mais… Oui, par rapport au rêve, je me sens triste et envie de le laisser sortir… Mais là, ça ne me le fait que maintenant… Parce que, quand je me le suis raconté à moi-même, car j’y ai pensé plusieurs fois, je n’avais pas cette voix, cette tension intérieure, je n’avais pas cette perception des choses aussi à vif ! C’est clair que c’est complètement différent ! C’est peut-être le fait de le raconter…Voilà !
74. Pour se souvenir de ses rêves, Marc se les raconte avant de me les raconter.
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Commentaire Au début de cet échange, le thérapeute signale qu’il perçoit une émotion lorsque le patient lui a raconté le rêve et cette perception s’inscrit en opposition avec la manière dont celui-ci se voit et se décrit : dur, froid et sans émotion. Le patient ne s’y attend pas, il est à nouveau ému. Le thérapeute l’invite alors à mettre en paroles ce qu’il ressent et de préciser de plus en plus l’émotion. Marc se réfère d’abord aux symptômes corporels, à une tension interne, à un serrement au niveau de sa gorge, avant de pouvoir donner un nom à l’affect : la tristesse. L’affect et sa représentation retrouvent alors une unité dans l’actuel de la relation thérapeutique. Le patient se rend compte du rôle de la relation, celle-ci a rendu possible l’expression affective car, en se racontant son rêve dans la solitude, il n’avait rien éprouvé. Il prend ainsi conscience de la fonction donnée par la relation au rêve. Cette phase suivant le récit du rêve est essentielle, en effet elle libère la potentialité affective avant même que les situations d’enfermement n’aient été abordées. Elle donne la possibilité, par le biais d’une mémoire corporelle, de réaliser et de poursuivre les liens apparus avec le rêve. A partir du contenu onirique, après tout un travail de restauration affective, le sujet et le thérapeute vont extraire ensemble la problématique mise en exergue par la première partie du rêve : « laisser se perdre, sans réagir, une personne que l’on aime mais qui reste à identifier ». Le thérapeute invite alors le patient à mettre cette problématique en perspective avec son histoire. Le lien n’est pas évident mais la relation, fonctionnant comme trame liante, va permettre au sujet d’identifier la personne inconnue, en l’occurrence, ici, sa mère, à travers de multiples figures s’inscrivant dans des situations similaires à celle du rêve. De même, son attitude dans le rêve est une réitération d’un comportement s’étendant sur une plus longue durée. Tout cet enchaînement ne pourrait être qu’une construction a priori. Cependant, ce qui donne la valeur à cette élaboration, outre la récupération affective souhaitée par le sujet, est sa répercussion clinique : le début du sevrage toxicomaniaque. En effet, la modification de la symptomatologie corrélée au rêve et à l’affect peut, me semble-t-il, constituer un critère de validité de la méthodologie relationnelle employée, sans en être un pour la 91
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théorie75 (quelqu’elle soit) sous-tendant la thérapie. En effet, chaque modèle théorique, fût-il incohérent, peut revendiquer un certain taux de « réussites thérapeutiques » et ces réussites valideraient alors une certaine vérité théorique ! Or la relation, ses effets thérapeutiques et le modèle théorique sont des plans qui s’entrecroisent sans forcément correspondre. La complexité de la clinique disparaît par la réduction de l’un à l’autre. La modification symptomatique dans le cas de Marc s’explique par la dissolution de l’impasse relationnelle existant dans la toxicomanie, une impasse qui sous-tend celle de la prise du toxique et prend la forme d’un cercle vicieux. En effet dans ce cas, le produit sensé résoudre par sa prise le problème relationnel devient luimême un problème par la dépendance qu’il suscite. Je reviendrai sur la place de l’affect dans cet enfermement. Pour Marc, la relation avait préparé la survenue de ce type de rêve que l’on pourrait qualifier de « rêve transitionnel » car deux formations le composent de façon simultanée, une formation caractérielle marquée par l’indifférence affective et sa transformation en une autre formation transfigurée par l’affect. Marc remarque la différence entre ces deux états contenus dans le même rêve en termes de temporalité. J’ai l’impression que la deuxième partie de mon rêve se rattache plus au présent, à ce que je veux aujourd’hui, à ce que je voudrais être que la première partie qui est beaucoup plus révélatrice de ce que j’ai pu être ou de ce que je ne veux plus être encore aujourd’hui. Cette différenciation présent / passé et l’apparition de virtualités affectives marquent la reprise d’un mouvement de subjectivation. Suite à ce rêve, Marc s’est senti un peu plus détendu. Se sentant mieux et poussé par le désir d’améliorer son état physique, il prend la décision d’arrêter la drogue qu’il consommait jusqu’ici quotidiennement. L’analyse clinique de la réalisation des liens nécessite de reprendre les différentes séquences du travail relationnel en les 75. C’est pour cela que dans la perspective relationnelle la méthodologie devient prévalente par rapport au système de savoir théorique car il peut y avoir une distance entre les deux. En donnant la première place à la méthodologie Sami-Ali évite de tomber dans le problème qui consisterait à revendiquer une vérité. En effet, le jeu du « vrai et du faux » est relatif à un contexte socio-culturel donné.
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décomposant artificiellement ; ceci afin de formaliser certaines régularités du travail fait à partir des rêves.
Les différentes séquences du travail de lien Récit du rêve Le récit du rêve fait apparaître la prégnance du refoulement encore présent chez le sujet. L’appréciation de la qualité affective du récit, inégale entre les deux parties du rêve, oriente plus l’entretien d’emblée vers l’exploration du sensible qu’il n’invite à une compréhension intellectuelle. Extraction de la thématique du rêve La première séquence consiste à extraire la thématique exposée par le rêve, une thématique en rapport avec des situations d’impasse de l’histoire de Marc, caractérisées par la présence de certains éléments : La passivité, l’absence de réaction devant la situation de noyade de l’être aimé. La neutralité, l’indifférence. La méconnaissance de l’identité de la personne aimée. Le paradoxe entre aimer et, malgré tout, laisser se noyer. L’énigme posée par le rêve reste entière et peut se résumer ainsi : Comment ne pas réagir devant une personne que l’on aime et qui se noie ? Reformulation de la thématique Le thérapeute reformule la thématique en employant les mots du patient. Toutefois, l’emploi de synonymes s’avère aussi utile au travail de lien, à condition de conserver le sens premier du discours : dans notre observation : « noyer – disparaître – se perdre.» La thématique peut alors se formuler ainsi en étant adéquate à l’histoire de Marc : « laisser une personne aimée s’effondrer sans réagir. » Unification « représentation – affect » Le thérapeute invite le patient à exprimer les sensations produites par la représentation de la situation, il participe ainsi à l’unification de la représentation et de l’affect par le biais des sensations 93
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corporelles. Le patient retrouve dans cette unification un potentiel affectif indispensable pour aborder la situation d’impasse et lever le refoulement qui en découle. Cette phase se fait au rythme d’élaboration du patient et celui-ci dépend de l’angoisse accompagnant la situation d’impasse. Correspondance entre la thématique dégagée dans le rêve et l’histoire du sujet La proposition de repérer l’existence de problématiques relationnelles similaires dans l’histoire du sujet a pour visée de faire apparaître progressivement la situation d’impasse. Le profil de celle-ci se dessine au fur et à mesure que le patient prend conscience des constantes retrouvées dans chaque contexte et en explorant les inconnues de l’équation de départ : « X » (je, mère, etc.) laisse déprimer une personne investie affectivement : « Y » (amie, mère, je, etc.). Les termes de l’impasse initiale apparaissent. On a vu que Marc se questionne, fait preuve d’hésitations, utilise des détours avant de parler d’une situation significative en rapport avec une impasse dans la relation maternelle. Restauration de la circularité L’affect lié à la situation sans issue peut être maintenant éprouvé dans la relation thérapeutique. Le mouvement circulaire a cheminé de la relation au rêve, du rêve aux manifestations corporelles d’un affect qui s’unifiera à sa représentation pour aboutir enfin à l’élaboration de la situation d’impasse de l’histoire du patient. Ce cheminement s’est fait par la médiation de la mémoire avec le souvenir d’une thématique comparable à celle que le rêve avait révélée. En fait, la présence de l’affect modifie entièrement un fonctionnement dans lequel, pendant longtemps, prédominait une neutralisation affective. Celle-ci n’a rien d’étonnant et se conçoit par rapport à l’impasse addictive où la consommation du produit, en lieu et place du vide relationnel, rend superflu tout affect. D’autant plus que le sujet remplace le plaisir relationnel par le plaisir de consommer ; ceci pour combler l’absence de l’être aimé, qui fut en un temps, et qui reste encore l’être unique vers qui tout converge. On peut comprendre alors que l’apparition de l’affect, sa récupération par le sujet, bouleverse complètement une dynamique qui s’était installée et tournait indéfiniment sur elle-même. L’affect dans la 94
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relation diminue l’emprise du produit, la substance perd sa force pendant que la dépendance qu’elle avait instaurée se transporte pour un temps sur la personne du thérapeute. Il s’agit alors d’une véritable transfiguration, d’un passage d’une espèce à une autre : là où la relation à « l’autre unique » avait muté en une « substance unique », s’opère, grâce au pouvoir affectif une inversion qui va maintenant de la substance à la relation. Reste encore à résoudre la dépendance pharmacologique induite par le produit ; mais, l’impasse relationnelle se dissolvant, le patient devient plus fort pour y faire face. L’apparition de l’affect, dans le rêve et son expression dans la relation thérapeutique marquent un moment essentiel à partir duquel la conduite toxicomaniaque s’infléchit en même temps que l’impasse se défait.
Rêve, Affect et troubles mnésiques Je donnerai un autre exemple du travail de liens à partir des rêves : celui d’un patient, M. L., âgé d’une cinquantaine d’année, atteint d’acouphènes des deux oreilles et présentant des troubles de la mémoire, notamment une amnésie quasi-totale de son enfance. La fonction représentative présente chez lui de nombreuses ruptures, les idées ont du mal à s’enchaîner et son langage haché est entrecoupé de nombreux silences. La compréhension des questions que je lui pose, afin de construire une anamnèse minimale, est marquée par une perplexité et un sentiment d’impuissance. Au début de la thérapie, l’amnésie touche aussi l’activité onirique. Les premiers souvenirs de rêves se réduisent à des images isolées et incompréhensibles pour le patient. Dans la relation thérapeutique, M. L. a beaucoup de mal à parler de lui, il éprouve une difficulté à exprimer le moindre sentiment. Les rêves vont se construire progressivement au cours de la thérapie, passant d’images itératives à de véritables scénarii. Deux vont se succéder à 15 jours d’intervalle, que le patient ramène à la répétition d’un seul et même rêve. Je vais restituer dans les lignes suivantes l’intégralité de son discours, toujours selon la méthodologie de recherche envisagée plus haut. M. L. : les rêves sont presque identiques… 95
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Thérapeute : Vous pouvez me les raconter ? M. L. : Je suis assis avec quelqu’un à table, une corde de couleur sort de ma bouche très, très longue. Le rêve s’arrête. Thérapeute : Qu’est-ce que vous avez ressenti ? M. L. : Rien ; 15 jours après, j’ai fait un autre rêve. Je suis avec quelqu’un, un fil de soie brillant sort de mon oreille indéfiniment, j’en fais une grosse boule. C’était facile. Thérapeute : Comment comprenez-vous ces rêves ? M. L. : Ils sont identiques, il n’y a pas de différence… Ils sont très courts, la situation est identique : la corde de couleur, le fil de soie, c’est quelque chose qui sort… C’est l’image de quelque chose qui sort et que j’ai à l’intérieur. Que ce soit la bouche ou l’oreille, ça n’a pas forcément grande importance, je pense… Thérapeute : Allez plus loin. M.L. : ça ne m’étonne pas, je ne suis pas surpris par ces rêves car j’ai des choses à l’intérieur que j’ai du mal à sortir… J’ai du mal à formuler une réponse, à dire les choses. Dans le rêve, la corde et le fil sortent avec facilité. Les choses que je n’arrive pas à sortir verbalement le jour sortent la nuit par le rêve. Thérapeute : Oui ? M.L. : Depuis très longtemps, je n’ai jamais été habitué à parler de moi. Thérapeute : Qu’est-ce qui se passait ? M.L. : J’étais très timide… J’étais dans un environnement sans parole, on ne s’exprimait pas beaucoup, je dirai même pas du tout ! Les enfants n’ont pas le droit à la parole ! Thérapeute : On ne vous posait jamais de questions ? M.L. : Je ne sais même pas… Thérapeute : Et vous ne parliez pas de vous ? M.L. : Je ne crois pas, c’était le silence, sauf pour les banalités d’usage… C’est marrant cette amnésie importante… Thérapeute : La parole servait à quoi ? M.L. : Au strict nécessaire… « Encore une fois, dis bonjour à la dame ! » Thérapeute : Là, apparemment dans les rêves, le mouvement de sortie se fait facilement. Pensez-vous que c’est une disposition qui est en train de se mettre en place ? M.L. : En tout cas j’espère, j’y travaille, j’essaie de faire tout pour. J’ai vu un film la semaine dernière et j’ai été ému pour certaines scènes. J’ai été étonné car je ne ressens jamais d’émotion et là j’en ai eu pour certaines scènes en relation avec l’enfance… 96
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Il est nécessaire maintenant de reprendre les différents moments d’élaboration.
Les différentes séquences d’élaborations Récit du rêve Le récit des deux rêves faits par M. L. est neutre et va de pair avec une absence de sensation éprouvée par le patient dans la scène onirique Extraction de la thématique du rêve Les deux rêves montrent une même thématique que le patient identifie : « quelque chose que j’ai à l’intérieur et qui sort avec facilité. » Cette thématique du rêve s’oppose à l’incapacité habituelle de M. L. concernant « le mouvement de sortie » qu’il identifie à l’expression subjective. En effet, il ne peut exprimer facilement quelque chose qui le concerne. Il trouve lui-même une reformulation. Reformulation de la thématique « J’ai du mal à parler de moi, à dire les choses. » Correspondance entre la thématique et l’histoire du sujet M. L. va parler spontanément de l’environnement familial dans lequel un langage subjectif ne trouvait aucune place. La parole était réduite aux « banalités d’usage ». L’absence de parole affective révèle la froideur de relation parentale et l’impasse d’une mère présente physiquement mais absente affectivement et d’un père totalement manquant, pris entièrement par son activité professionnelle. Unification « représentation – affect » Cette phase d’unification déborde les séances et, en regardant un film au cinéma, M. L. sera ému par certaines scènes en rapport avec l’enfance. Le lien réalisé pendant la séance entre le rêve, la difficulté d’une expression subjective et le climat familial de l’enfance déserté par les mots de l’affect, lève encore plus le refoulement qui pèse sur la dimension affective et participe à la restauration de la dernière phase. 97
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Restauration de la circularité La restauration de la circularité préalable à une unité de fonctionnement est annoncée par le dernier rêve dans lequel le fil « brillant » révèle le processus de différenciation (de même que la couleur dans le premier rêve), et la boule qu’en fait le patient (récupération du lien) est une métaphore d’une unité de fonctionnement. Progressivement M. L. retrouvera une potentialité représentative moins désorganisée, avec beaucoup moins de ruptures. De même, il récupèrera des possibilités mnésiques qu’il ne soupçonnait pas. Mais cette restauration d’un fonctionnement n’a été possible que par la dissolution d’une situation d’impasse précoce, d’une situation relationnelle parentale dans laquelle la langue maternelle porteuse d’affect avait été destituée au profit d’une langue fonctionnelle et impersonnelle trouvant une matérialité dans les codes de la politesse. La dissolution de la situation d’impasse se réalise grâce à la relation thérapeutique dans laquelle une langue affective peut à nouveau circuler et, à partir de là, l’amnésie commence à se lever. Le tissage du lien se fait par les métaphores du fil et de la corde. Cela laisse entrevoir l’étroite relation existante entre l’affect et la mémoire.
Rêve, affect et délire
L’histoire de Nathalie Pour étudier les rapports entre le rêve, l’affect et le délire, je vais prendre l’exemple de Nathalie, une patiente dont les troubles de la conduite alimentaire se rapprochent des symptômes anorexiques pouvant être retrouvés dans la nosographie psychotique. En effet, dès l’âge de 13 ans, dans son rapport à la nourriture, le plus insupportable quand il lui arrivait de manger, était d’avoir quelque chose en elle. Elle ne pouvait pas le supporter. C’était violent, intolérable et elle se mettait à courir en se cognant partout, il fallait qu’elle détruise ce qu’il y avait en elle. Comme quelque chose qui me possédait de l’intérieur dont je ne voulais pas ; je vomissais peu… Dans le mouvement, je courais jusqu’à m’épuiser et en m’épuisant, je l’éliminais… comme on le fait en brûlant des calories… 98
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Tant que ces tentatives, mettant en jeu différentes fonctions du corps, comme la fonction musculaire lisse ou striée, existent, elles constituent des alternatives au délire pour mettre l’objet à distance. Elles font apparaître alors une structuration particulière du corps, une organisation du tonus musculaire singulière destinée à porter le processus projectif à l’instar de la fonction visuelle dans le délire de Schreber76. Apparaissent alors une organisation symptomatique, comme la configuration anorexique, ou parfois d’autres formations qui peuvent donner le change avec une organisation caractérielle. Lorsqu’aucune fonction corporelle n’est efficiente pour maintenir un semblant de distance entre le sujet et l’objet, et si le délire n’est plus en mesure de déployer un autre espace mettant l’impasse au dehors, celle-ci se referme sur le sujet et, dans ce mouvement où s’est complètement épuisée la projection, la maladie organique s’inscrit dans le corps. En d’autres termes, même si le processus projectif n’est pas visible sous la forme d’une production délirante, la projection reste pourtant en toile de fond, utilisant différentes fonctions corporelles afin de mettre à distance un autre qui reste soi. C’est dire qu’un espace imaginaire d’inclusion réciproque existe dans le corps sous une autre forme que le délire, espace par rapport auquel se comprennent les efforts continus d’une dynamique corporelle pour créer une distance à l’intérieur d’un système où toute distance se trouve abolie. Parlant de sa mère, Nathalie dira : « … C’est comme si elle était inscrite dans toutes les cellules de mon corps, comme si je ne pouvais pas lui échapper…. » Comment avoir dans ces conditions une identité quand l’autre est dans chaque cellule de son propre corps, ensemble de cellules formant aussi l’autre et faisant correspondre la partie au tout, le dedans au dehors ? Considérant l’ensemble des mécanismes en jeu, faisant appel à la succession, au cours d’une même histoire, de formations symptomatiques, d’organisations caractérielles que j’appellerai « suradaptatives » - par les performances produites par rapport à une angoisse massive caractéristique de la psychose - et de pathologies organiques, le concept « d’états-limites » n’est plus nécessaire et cède la place à celui de « variabilité symptomatique », dans laquel76. Voir Sami-Ali, L’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2001.
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le s’inscrit à un moment donné le délire, en relation avec une impasse précoce. Je vais intégrer le délire dans une vue d’ensemble qui tienne compte de l’organisation du tonus musculaire, du rêve et de l’affect en lien circulaire avec la situation d’impasse. Comme je l’ai constaté pour plusieurs patientes, la formation, qu’elle soit caractérielle ou symptomatique, disparaît lorsque le délire survient. Ceci s’accompagne d’une transformation de l’ensemble des sensations corporelles, laissant un corps engourdi, anesthésié tandis que les sens se projettent au dehors, dans un espace où prévaut le visuel. Dans cette extériorisation du corps, l’impasse est aussi mise au dehors. Dans le même temps le rêve se trouve évacué pour laisser la place à une organisation délirante. Avec la disparition du rêve, c’est la fonction relationnelle et organisatrice du rêve qui s’efface ainsi que les possibilités d’élaboration du sujet. En revanche, lorsque la personne garde dans la relation thérapeutique cette potentialité onirique, il est intéressant d’interroger le statut du rêve et de l’affect par rapport au délire et à la maladie organique dans la thérapie relationnelle ; c’est le propos de ce travail. L’exemple de Nathalie est révélateur des interrelations entre l’impasse, le rêve, le délire et la maladie organique. Je vais montrer de quelle manière se met en oeuvre une dynamique d’élaboration circulaire à l’intérieur de la relation thérapeutique pour que son influence modifie dans un sens ou dans un autre le système immunitaire, conditionnant le destin du délire ou de la maladie organique. Cette observation illustre aussi les mécanismes corporels mis en jeu pour maintenir une distance avec un autre qui est une image de soi, afin de garder un semblant d’identité avant que celle-ci ne vacille lorsque ces mécanismes seront mis en échec, laissant éclore le délire. La thérapie relationnelle aura ce rôle de préserver la place de la conscience vigile dans l’élaboration du délire, tout en incluant l’affect et en favorisant l’émergence du rêve faisant le pendant au délire, de sorte qu’elle assure la réversibilité de l’inclusion des consciences. Éléments d’anamnèse Je rappellerai seulement que l’enfant est prise, dès sa naissance, dans une relation à une mère psychotique, aux affects contradictoires (composés de beaucoup d’agressivité) et avec un père désemparé qui soutient la mère. Nous verrons qu’il existe au tout début de son histoire deux situations d’impasse relationnelle et que celles-ci 100
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sont corrélées à la pathologie. Des situations d’enfermement qui vont se trouver réactualisées dans la relation thérapeutique. Je vais tenter de mettre en évidence la manière dont le thérapeute va dissoudre les termes de ces situations bloquées, faisant disparaître du même coup la pathologie. Rêve, corps et pathologie La pathologie me servira donc ici de point de départ. Lorsqu’une maladie apparaît au cours d’un travail thérapeutique, il est toujours très intéressant d’essayer d’en comprendre la survenue. Ainsi, dans la troisième année de sa thérapie, cette jeune femme arrive à la séance, affolée, car elle perçoit des ganglions douloureux au niveau du cou. Jusque-là, durant de nombreuses années, elle n’avait jamais été malade, sans la moindre affection. Cependant, la raison de sa peur n’est pas due au caractère inhabituel de son état, mais parce que ces ganglions lui rappellent l’unique maladie organique de son enfance, à l’âge de 7 ans. Une pathologie organique de l’enfance À cet âge, des ganglions cervicaux apparaissent, l’enfant est traîtée pendant 2 ans sans qu’un diagnostic précis ne soit établi ; seuls les ganglions douloureux et une perturbation de la formule sanguine témoignent d’une atteinte organique. Elle se souvient seulement d’une augmentation importante du nombre de ses globules blancs et d’une fièvre qui augmentait à chaque fois qu’elle bougeait. Différents prélèvements et des biopsies ganglionnaires sont réalisés mais n’apportent aucun résultat. Durant de nombreux mois, les différentes médications sont inefficaces, jusqu’au jour où, sans aucune explication, tout rentre dans l’ordre. La variabilité symptomatique Il est possible d’observer, après cette maladie, une variabilité de manifestations passant de la pathologie organique à des troubles du comportement alimentaire avec l’installation d’une anorexie, puis à sa disparition suivie d’une toxicomanie, prolongée ensuite par des épisodes hallucinatoires et de délire corporel. On se trouve donc en présence de formes de pathologies appartenant à des plans différents qui seraient classiquement abordées par des disciplines relevant soit du psychique, soit du somatique.
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Or, à y regarder de plus près, toutes ces manifestations sont soustendues par la même nécessité, celle de se situer sur une limite entre « avaler et jeter » pour la symptomatologie anorexique ; une symptomatologie intégrant un comportement hyperactif : une montée et descente incessante des escaliers dans laquelle se joue « retenir un minimum pour vivre tout en brûlant un maximum. J’étais toujours entre les deux, entre vivre et ne pas vivre… » expliquera-t-elle. La prise de drogues de nature stimulante, amphétaminique, constitue une autre forme de la même problématique de fond, la jeune femme n’avait plus faim, ce qui lui convenait, et vomissait souvent. Et là aussi la patiente parviendra à une limite : celle de disparaître d’une overdose. La mort qui jalonne cette limite entraîne l’arrêt de la toxicomanie et le passage à une autre forme symptomatique : le sport intensif. Nathalie va s’inscrire dans un entraînement d’arts martiaux « pour commandos » ; sans qu’elle adhère pourtant à ce type de sport. Voici comment elle l’explique : 102
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Là aussi, encore une fois je sentais que j’étais à une limite, soit je trouvais autre chose, soit mon corps cassait… Trouver quelque chose qui calme un peu une telle tension, je m’en foutais du reste ; j’aurais donné n’importe quoi pour diminuer cette tension… Je remplissais toujours le même objectif, c’était la même chose que monter ou descendre les escaliers mais l’espace était plus large et j’y mettais des formes, ça devenait normal mais ça relevait du même procédé… Les symptômes se métamorphosent, passant d’une configuration à une autre, jusqu’à une nouvelle forme qui ressemble à la normalité ; il s’agit plus d’une « sur-adaptation » régie par le besoin de diminuer la tension corporelle qu’une adaptation à des règles, car la jeune femme sait qu’elle ne sera jamais conforme ; elle donne le change. Les épisodes délirants s’inscrivent aussi par rapport à cette tension corporelle majeure. Ils surviennent quand la possibilité de décharge s’affaiblit ou quand la fuite n’est plus possible et qu’elle se trouve dans une situation de proximité relationnelle difficile. De telles situations font écho à la relation d’impasse initiale et se caractérisent par une transformation touchant d’abord le corps réel : celui-ci se fige, se tétanise et les sensations disparaissent. Si au fur et à mesure de l’anesthésie du corps, le délire prend forme, c’est que les sensations sont projetées au dehors. Prises dans une dynamique imaginaire de destruction et de reconstruction, les parties du corps de Nathalie se détachent, tombent, mais elle les reconstruit simultanément en les empruntant aux personnes qu’elle croise. Cependant, avant ce délire corporel, elle décrit une première phase significative dans laquelle, devant l’autre trop proche, elle « s’absente » à elle-même : « comme si elle s’éloignait et regardait derrière son cerveau », me dira-t-elle. De quoi s’agit-il ici, si ce n’est la création d’une distance face à la proximité dangereuse de l’autre par le déploiement d’un espace imaginaire d’inclusion réciproque, une manière de s’évader tout en restant là. Incluse dans une partie d’elle-même, elle prend de la distance, se détachant du cerveau, qui pourtant se prolonge dans les yeux, mais qu’elle voit par derrière par les mêmes yeux. Le processus de duplication permet ici d’être autre en restant une partie de soi-même, image dédoublée à l’intérieur de soi. Mais la tension musculaire a une certaine ambivalence, elle n’est pas seulement l’élément qui, accédant à la frontière du tolérable et 103
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se figeant, ouvre sur le délire. Elle va aussi de pair avec l’activité de contrôle et doit être tenue pour une tentative sans relâche pour maintenir le refoulement et empêcher le débordement du processus projectif. Ici une dynamique corporelle alterne avec une dynamique de l’espace imaginaire. Un même processus sous-tend ces deux dynamiques et rend cohérente la variabilité symptomatique. Tout comme il existe aussi le même espace imaginaire d’inclusion réciproque propre à la projection et motivant les formations projectives par la voie du visuel dans le délire, et, hors du délire, à l’origine « de mouvements projectifs » passant par les organisations symptomatiques du corps. Dans le délire, comme dans cette symptomatologie corporelle, la projection, dans sa tentative de mise à distance, est mise en échec par l’existence d’un espace dont la structure abolit toute distance ; mais, alors que pour le délire l’élaboration projective, en donnant naissance à d’autres projections, absorbe les résistances pour en faire des cas particuliers de l’imaginaire, il en est autrement dans le corps. Se greffant sur des fonctions corporelles limitées, la projection y trouve un éventail de variations plus restreint, étant soumise à la répétition et au risque d’un épuisement. Le même objectif paradoxal est néanmoins visé, celui de se séparer de l’autre sans lequel on ne pourrait vivre, pour être autre que l’autre, c’est-àdire soi-même. Le délire s’y emploie par une multiplication d’images de soi, tandis que les fonctions corporelles s’évertuent sans relâche, par le mouvement, à mettre en vain à distance un objet qui est soi. La même thématique gouverne le positionnement du sujet, celui d’être à égale distance de deux angoisses de mort relationnelle, entre la fusion et l’abandon ; dans les deux cas, il y a perte subjective. Il est étonnant d’observer que les ganglions sont apparus dans une phase particulière du travail psychosomatique, au moment où Nathalie commence à sentir son corps différemment, dans ses limites et dans son épaisseur ; mais, dans le même temps, alors que le délire diminue, se produit l’atteinte du corps réel. Tout se passe comme si, durant des années, le délire avait protégé la patiente de toute pathologie organique, jusqu’au moment où, lors de la thérapie, la maladie se manifeste à nouveau. Celle-ci est précédée par un rêve étrange, un rêve inaugural de l’apparition de la maladie et qui fournit la dernière clef indispensable pour comprendre l’atteinte corporelle.
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Le rêve inaugural J’appellerai ce rêve : « Le rêve du sang empoisonné » : Dans ce rêve, le compagnon de Nathalie lui reprochait de l’avoir contaminé car elle avait le sang empoisonné. Ayant très peur, elle avait envie de fuir, tout en ayant un doute sur sa responsabilité, mais en refusant de savoir si elle avait vraiment contaminé son ami. Les ganglions douloureux apparaissent quelques jours après, aux mêmes endroits que dans l’enfance et Nathalie fait le lien avec son rêve. Toutefois, le bilan biologique sanguin ne montre aucune anomalie, contrairement à celui réalisé à l’âge de 7 ans, il n’existe donc pas d’atteinte lésionnelle. C’est dans ce contexte que se pose le problème du statut du rêve ainsi que son rapport à la clinique notamment à la pathologie. Evidement, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à une pensée magique et de dire qu’il s’agit d’un rêve prémonitoire, un songe annonçant la survenue d’une pathologie, ni même de faire l’hypothèse d’une éventuelle perception infra-clinique d’un processus morbide en cours d’installation dans le corps. Plus simplement, la jeune femme va fournir une autre explication, faisant le lien entre son rêve, les ganglions et son histoire. Cette possibilité de lien est donnée par la relation thérapeutique qui fonctionne comme une trame liante.
Le rêve met en lien la patiente avec le début de son histoire Lors de l’apparition des premiers ganglions, la mère avait interprété la maladie de sa fille en affirmant que celle-ci résultait d’une réactivation d’une affection ancienne : une incompatibilité Rhésus avec le fœtus lors de sa grossesse. C’est pour cette raison qu’elle avait été si malade et elle pensait que sa fille en était responsable. Dans le fantasme maternel, la grossesse était liée à l’empoisonnement sanguin ; et la mère malade, en proie à des affects contradictoires, en voulait à l’enfant.
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La situation d’impasse initiale Une situation conflictuelle précoce, prenant une forme insoluble, se dévoile grâce au rêve : enceinte, la mère est persuadée que l’existence de l’enfant la tue et se trouve impuissante dans cette situation, renonçant à se faire avorter. Elle développera par la suite une agressivité contre sa fille, tout en ayant besoin d’elle pour la soutenir. Dès le début de sa vie, l’enfant est donc prise dans cette situation d’impasse biologique et relationnelle que le rêve réactualise à un moment donné de la relation thérapeutique. Le rêve amène donc l’impasse au cœur de la thérapie, situation à laquelle est corrélée la pathologie ; le lien entre la maladie et la situation sans issue est réalisé par le rêve et le souvenir.
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À travers le compagnon, dans le rêve, il s’agit du thérapeute mais aussi du personnage maternel, comme si le cours de l’histoire était repris à ce point précis du travail psychosomatique. La relation thérapeutique coïncide pour un temps avec cette première impasse dont elle va devoir dissoudre les termes. Je pense qu’ici se joue le devenir de la pathologie, de sa réversibilité. Comme la mère, le thérapeute est confronté à la maladie de la patiente et, ce qui va changer le cours de l’histoire, assurer le réajustement de l’activité transférentielle77 par la relation, est la place de l’affect dans la relation thérapeutique, une place qui a du être lentement aménagée tout au long de l’évolution de la thérapie.
Les rêves et l’affect En effet, pendant une longue période au début de la thérapie, les rêves montraient qu’une expression affective mettait la patiente en danger. On comprend la distance relationnelle qu’elle maintenait en permanence. Souvent dans ces rêves, la patiente était sans voix face à une situation conflictuelle et, ne pouvant ni exprimer sa colère, ni appeler à l’aide, elle s’étouffait et mourait. Les rêves se transformeront progressivement, ouvrant sur la possibilité d’une expérience affective non destructrice. Un des rêves significatifs de cette période montre une transition : dans celui-ci, il y a un ours impressionnant susceptible d’être dangereux, en l’occurrence le thérapeute, mais Nathalie a trouvé refuge dans une pièce protégée par une énorme porte en béton. Toutefois celle-ci est percée d’une lucarne à travers laquelle elle se surprend à caresser, avec prudence, la patte 77. Je parle d’activité transférentielle et non de transfert dans le sens psychnalytique car il n’y a pas passage du transfert à la relation. En effet, dans la perspective relationnelle le transfert est un équivalent de rêve à l’intérieur de la relation. Sur le plan de la logique, la « relation » appartient à une classe d’un type supérieur à celui du « transfert » qu’elle englobe. En effet, selon la théorie des types logiques de Russel, le principe fondamental pose que : ce qui comprend « tous » les éléments d’un ensemble ne doit pas être un élément de cet ensemble sinon on aboutit à un paradoxe dénommé « paradoxe de Russel » (venant d’une confusion des types logiques). De la même manière que P.Watzlawick et l’école de Palo-Alto posent le problème à propos du concept, il est possible de dire que : si la classe de tous les transferts est ellemême un transfert n’est pas forcément une proposition fausse, elle est dans tous les cas dénuée de sens. Cette distinction des niveaux a son importance, et il est nécessaire d’introduire une hiérarchie entre eux. Voir P.Watzlawick, J.Helmick, Beaven, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, Paris, 1972. p 191-193
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de l’ours. Durant la période ganglionnaire et la peur qui l’accompagne, les rêves continueront à poser le problème de l’expression affective, révélant une subjectivité qui, si elle apparaît pleinement, se charge d’angoisse. Celle-ci est représentée dans les rêves par des contractures musculaires du haut du dos et de la nuque qui s’accompagnent en même temps d’une paralysie de la bouche, empêchant la possibilité d’une parole affective ; mais dorénavant la patiente ne meurt plus dans ses rêves. La relation thérapeutique contient pendant tout ce temps l’anxiété de la jeune femme, faisant en sorte que celle-ci ne déborde pas tout en soutenant l’expression de ce qu’elle ressent. Par cette invitation à la possibilité d’une parole affective, le thérapeute s’oppose à la contrainte du silence, reprise de la relation parentale. Un autre rêve va révéler l’existence d’une deuxième impasse qui s’emboîte dans celle produite par la maladie rhésus et l’hostilité maternelle. Il montre également le jeu des deux consciences prises dans une situation d’enfermement relationnel. J’appellerai ce rêve : « rêve d’inclusion et de différenciation des consciences. » Alors qu’il fait encore nuit, Nathalie va travailler, elle s’aperçoit qu’elle s’est trompée de jour, c’est un dimanche et attrape un fou rire. Soudain sa bouche se tétanise, entrouverte et incapable de parler, la contraction remonte le long du dos vers la nuque qui se raidit. Le rire se transforme en angoisse. Tout son corps se paralyse, il y a un homme en face d’elle, un ami qui lui parle gentiment mais elle se sent très mal, « comme si tout pouvait basculer d’un seul coup ». Elle est tellement mal qu’elle décide que la seule solution est de se réveiller. Au réveil, elle se sent effondrée et éprouve de la peur. « J’étais en train de me paralyser, il suffisait que je me réveille… » commente-t-elle. On est en présence d’un rêve relationnel qui expose les étapes menant au délire et qui révèle l’alternative trouvée dans le rêve par la pensée, c’est-à-dire la conscience vigile : la solution est de sortir du rêve. L’affect éprouvé au réveil sera revécu dans la séance. Elle ressentira à nouveau l’effondrement et la peur, mais cette fois-ci dans une relation sécurisante. 108
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Ici, la conscience onirique inclut la conscience vigile mais pose ces deux consciences comme différentes. Nathalie se demandera si elle n’a pas fait une crise hallucinatoire en dormant mais pense que, dans ce cas, celle-ci ne se serait pas résolue à la seconde-même où elle s’est réveillée. Même si le rêve expose le problème de l’expression de l’affect et le cheminement qui mène au délire, ce dernier est évité. Elle trouve une solution dans la différenciation des deux consciences : non seulement le rêve se démarque de la réalité vigile qu’elle a pu retrouver dans un ultime effort, mais il se démarque aussi du délire. En effet, la sortie du rêve laisse une place vide, celle que le délire aurait occupée en absorbant alors la conscience vigile et en s’appropriant le rêve en tant que prolongement délirant. D’autres rêves, la même nuit, permettront de comprendre la place de l’homme, en l’occurrence le thérapeute, dans la situation affective avec la patiente, marquée encore par le paradoxe, mais prise cette fois dans le mouvement d’élaboration. Elle pense que ces rêves concernent la communication avec l’autre. C’est comme s’il n’y avait jamais personne quand je suis mal. Ce qui sème le doute dans les rêves car il y a des personnes qui sont tellement gentilles, mais il n’ y a personne quand même. Il y a un décalage énorme, en même temps ils sont là et ils ne sont pas là. Nathalie arrive maintenant à se représenter l’impasse formée par une présence qui est en fait une absence et le paradoxe affectif généré par une telle situation. Elle fait le lien avec sa mère. Je voulais sentir sa présence, sa chaleur, mais je ne sentais rien. Il y avait ce grand vide et parfois je pouvais voir un trait de son visage changer, une modification de son regard et tout basculait dans la violence alors que tout allait bien. La situation d’impasse maternelle se compose d’un côté d’un vide affectif malgré une présence physique, et de l’autre, d’une instabilité pouvant, à tout moment, déboucher sur une violence inexpliquée. À travers ces rêves, l’impasse est recréée dans la relation au thérapeute et il n’est pas étonnant que les ganglions soient toujours présents. A ce moment se joue le destin à la fois de l’organicité de la 109
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maladie et celui du délire, corrélativement à l’enfermement. Pour un temps, le rêve fait coïncider la mère et le thérapeute dont le comportement dans la relation va être déterminant. Entre le rêve et la relation, l’image du thérapeute se dédouble et change, assurant la diminution de l’activité transférentielle au profit de la relation et l’échec de la dimension surmoïque, point capital de l’effet thérapeutique. En effet, une présence thérapeutique véritable dans une relation d’aide se substitue au vide de la situation d’impasse relationnelle initiale, dissolvant l’un des termes de l’enfermement. Avec cette dissolution, les ganglions inflammatoires vont se résorber et, progressivement, Nathalie ne va plus avoir besoin de la cuirasse musculaire caractérielle qui avait été indispensable pour s’opposer au processus délirant. La présence de la conscience vigile dans le rêve et la solution trouvée pour éviter le délire (exclusion entre les deux consciences), rapportée dans une relation thérapeutique authentique, produisent une autre expérience du corps, de l’affect, de l’espace et du temps, dorénavant libérée du poids de la répétition. Cette observation interroge aussi la réapparition de la maladie organique dans l’histoire d’une patiente dans laquelle prévaut une variabilité symptomatique, sans atteinte du corps réel, sauf à l’âge de 7 ans. Devant la similitude du tableau clinique, on est en droit de formuler plusieurs hypothèses : La première est celle d’une coïncidence fortuite. Certes on ne peut éliminer formellement le fait que cette similitude soit le fruit d’un hasard, mais deux autres cas de figures peuvent être entrevus : Celui de la reprise de l’évolution de la même maladie, mise en sommeil durant de nombreuses années (comme il est possible de le voir dans le cas de cancer dont le développement alterne avec la flambée ou l’extinction d’un délire.) Dans le troisième cas, la similitude de forme de la pathologie interpelle la relation et la met en perspective, par la médiation du souvenir et du rêve, avec la situation d’impasse initiale. Dans ces deux dernières éventualités, la potentialité du système immunitaire peut faire évoluer la pathologie de différentes façons selon que : 1 - L’impasse persiste ou est amplifiée par le dispositif thérapeutique, on assiste alors soit à l’aggravation de la pathologie, ici avec le risque de l’organicité, soit au développement du délire dans lequel se transpose l’impasse. 2 - Les termes de l’impasse se dissolvent grâce à la relation thérapeutique, la pathologie devient alors réversible. 110
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Commentaire Le délire s’inscrit dans une unité constituée par une relation circulaire entre le rêve, l’affect et le tonus musculaire. Tous ces éléments convergent vers une origine commune : une situation d’impasse précoce qui, par le biais d’un refoulement caractériel, leur donne une forme particulière. L’avancée de la thérapie permet au rêve de trouver sa place dans la relation, modifiant entièrement l’équilibre entre la conscience onirique et la conscience vigile. Jusque-là, prévalait le processus projectif comme tentative de solution pour sortir de l’enfermement, mais ce régime de fonctionnement des consciences atteint son point limite lorsque le rêve actualise la situation d’impasse dans la relation thérapeutique. Les réalités se trouvent, à ce moment-là, profondément bouleversées ; l’enjeu réside alors dans l’alternative suivante : ou l’enfermement se trouve renforcé ou il est dissout. Une dissolution qui ne peut résulter d’une « relation transférentielle » mais au contraire de l’apparition d’une aide réelle et authentique de la part du thérapeute. La voix de cette patiente a été entendue, non par un personnage imaginaire, elle l’aurait alors traversé pour revenir sur ellemême et la souffrance n’aurait pas été entendue, mais elle a trouvé un écho dans la réalité d’une relation d’aide. C’est pour cela que l’actualisation de la situation d’enfermement n’entraîne ni le refoulement de l’affect, ni sa transposition dans l’espace du délire. Au contraire, la dépression liée au vide affectif pour Nathalie est pleinement ressentie en même temps que la contradiction faisant équivaloir l’absence à la présence, et l’existence à la destruction, se défait, libérant ainsi la personne de devoir penser le contradictoire par le délire. Ce vécu affectif n’est possible que parce qu’il existe une relation thérapeutique assez sécurisante, susceptible de l’accueillir et qui refuse activement d’épouser les termes de l’impasse initiale. La dissolution de l’impasse est pour cette patiente une expérience de survie par-delà la certitude d’une mort subjective : s’apercevoir qu’elle est encore en relation alors que tout s’est effondré. Mais il est intéressant de repérer, au cours de la thérapie, un mode d’élaboration du délire propre au rêve et déterminé par la relation thérapeutique. Ainsi, j’ai pu constater une suite de rêve mettant en scène le corps et l’activité psychique de différentes manières. Il m’est apparu qu’il s’agissait d’une élaboration onirique du délire par les rêves successifs, retranscrivant bien sûr ce qui se 111
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passait dans la relation thérapeutique mais ayant aussi, de par les modalités de l’espace et du temps imaginaire offertes à la pensée78, leur opérativité propre. Cette activité de rêve se rapproche du concept de « rêve feuilleton » avancé par le Dr. Boukhobza, mettant en évidence la complémentarité évolutive des rêves que produit la relation thérapeutique.
Rêves d’élaboration de l’activité projective Ce processus d’élaboration du délire par le rêve est bien apparu lors de la thérapie de Nathalie, je vais reprendre certains rêves marquants au cours desquels on peut voir évoluer la problématique du délire en fonction de la dissolution des situations d’enfermement. Rêve de la perte de contrôle révélant l’étrangeté Nathalie part voir une exposition dans un village voisin, son père y expose quatre photos. Elle y va à vélo et commence à se perdre, les routes ont subi des travaux et elle a beaucoup de mal à reconnaître le paysage mais elle pense être sur la bonne route. Elle s’arrête chez des amis pour leur demander la bonne direction. En sortant de la maison, elle s’aperçoit que la campagne est gelée et qu’elle est en Tee-shirt sans pour autant avoir froid. Au fur et à mesure du déroulement du rêve, les choses deviennent de plus en plus étranges jusqu’à ce qu’elle se trouve à moto et entre en collision avec l’arrière d’une voiture. Une femme en descend et va vérifier la pression des pneus de son véhicule. Celle-ci est bonne et signifie que l’accident était sans gravité. Nathalie n’est toutefois pas rassurée car cela aurait pû être très grave et elle a eu l’impression de faire n’importe quoi. Du coup, elle repense à l’ensemble de son comportement dès le début de l’histoire. Je trouve ce rêve bizarre car, à partir d’une situation la plus simple possible, ça devenait de plus en plus étrange… C’est un peu normal de se perdre, ça peut être aussi normal de ne pas avoir froid, même s’il fait très froid dehors, mais tout bascule quand je rentre dans la voiture de cette femme car là, je ne suis pas dans le contrô-
78. Constituant la pensée de l’imaginaire. Voir Sami-Ali, l’impasse dans la psychose et l’allergie, Paris, Dunod, 2002.
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le, et c’est peut-être cela depuis le départ… Au début, je prends une décision très simple d’aller à cette exposition puis, plus j’avance, moins je reconnais et après ce sont les évènements qui guident… » Ce rêve fait apparaître un moment d’absence, « un trou de conscience » qui constitue pour la patiente une preuve. La preuve que je n’y étais pas et que ça aurait pu être plus grave. À partir de l’accident, au moment du choc, je réalise que tout le reste n’était pas normal et que, depuis un moment, les choses étaient bizarres. Ce « trou de conscience » est une absence à soi-même ouvrant sur un champ de possibles incontrôlables ; tout, en effet, à partir de cette absence, peut arriver. Un point de vue à partir duquel la patiente prend conscience de la « bizarrerie » antérieure de son comportement. L’effort de maîtrise de la formation caractérielle sur l’activité projective cède brutalement alors que Nathalie s’aperçoit que ce contrôle a toujours été plus ou moins en échec, que l’imaginaire était à fleur de peau transfigurant le réel à un certain degré. Une brèche est ouverte par l’accident dans laquelle le délire s’engouffre. Au moment de l’accident, on dirait que je lâche, que je n’ai plus à aller plus loin… C’était trop d’effort, même si je ne sentais pas les efforts, blindée… L’accident m’a effondrée mais en même temps soulagée, j’accepte que je n’y sois pas. Un autre rêve continue l’élaboration précédente : « Rêve de la folie démasquée » J’étais avec des gens et je m’appliquais à faire comme tout le monde. J’étais très préoccupée et ça attirait toute mon attention mais ce n’était jamais ça, il y avait toujours quelque chose d’étrange, mais ça marchait quand même. Je m’appliquais à faire comme les autres, j’arrivais à me fondre parmi eux et, un jour, on me disait que j’étais folle et que tout était remis en question dès le départ, j’étais mise à l’écart. A partir de là, tout est possible. Il y avait en même temps une certaine cohérence dans ce que j’avais fait mais, apparemment, il fallait me soigner. J’avais toujours cette impression d’étrangeté, c’est pour cela que je pouvais douter et que je doute encore. 113
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Ce rêve révèle la composante relationnelle et l’exclusion de la relation malgré une application sans relâche pour s’intégrer aux autres. Le trou précédent coïncide avec un stigmate de la folie asséné par l’autre d’où résulte une mise à l’écart radicale et un emballement projectif. L’étrangeté ressentie crée un cercle vicieux en générant un comportement de contrôle afin de la masquer, aboutissant inexorablement, à un moment donné, à une absence à soi-même et précipitant la bascule. Un autre rêve le montre : un rêve dans lequel la patiente oubliait un pull-over qu’une amie lui avait prêté. « Rêve du pull-over oublié » Je disais à cette amie que j’avais oublié son pull-over et elle se mettait dans une colère effroyable en disant que j’étais folle. Je n’ai déjà pas grand-chose, pourquoi dois-je tout perdre ? Plus j’essayais de lui expliquer, moins j’étais comprise et plus je m’enfermais dans une réaction qui confortait son idée. Je perdais une amitié pour quelque chose qui n’en valait pas la peine. Le rêve révèle un effet miroir, un double instable susceptible de violence et de remettre en cause une relation affective. Un objet unique intransigeant qui structure la déraison du sujet faisant le lit de la psychose. Quelques semaines après, les rêves deviennent plus explicites : J’étais chez ma mère avec ma soeur et mon père, je voyais le mal-être de chacun et, je ne sais pas pourquoi, ils arrivaient à me faire douter de ce que j’avais perçu. Ils disaient que eux allaient bien et que, c’était moi, qui étais folle. Je me retrouvais sans voix. J’ai eu un moment d’étouffement mais ça n’a pas été plus loin physiquement. Je suis partie. Je m’aperçois du poids que ça a mais ça ne me démolit pas… Elle commente son rêve : Je vois le mécanisme, ma mère nie la réalité et me fais porter les choses. Il y a plusieurs niveaux : qu’elle puisse se mentir à ce point, qu’elle puisse autant nier la situation pour se protéger et en plus qu’elle puisse le faire porter à quelqu’un, moi en l’occurrence.
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Nathalie pense à la situation familiale de son enfance. En effet, elle était constamment prise dans des situations de tension entre les membres de la famille et soudain tout se réorganisait en la mettant à l’écart. D’un seul coup, ils étaient à nouveau tous ensemble et c’était moi qui étais problématique. Ils niaient l’instant d’avant et l’ampleur que cela pouvait avoir. La pensée onirique traite de plus en plus le délire par des rêves dans lesquels la patiente conduit une voiture et ne se retrouve pas en fin de parcours au bon endroit. Elle devient alors confuse avec l’impression d’avoir eu une absence. Les choses alentour se transforment, le rond-point se change en forêt et elle se trouve de plus en plus en décalage, avançant quand même sans comprendre. Dans la transformation du contenu du rêve, la transfiguration du rond-point en forêt, il semble que le délire opère à l’intérieur du rêve mais la patiente est toujours en train de rêver, elle n’est pas sortie du rêve. Dans un autre rêve, elle se trompe en prenant le casque d’une autre personne, veut le lui rendre et l’autre lui renvoie des remontrances. La patiente peut à ce moment repérer les différentes séquences d’une thématique qui se répète en subissant des variations tout au long des rêves. Je pars d’une situation normale, il y a ensuite un autre qui me fait remarquer que j’ai eu un trou de mémoire, un oubli, qu’il y a eu quelque chose dont je ne me souviens pas, comme prendre le casque d’une personne. Je prends conscience d’une absence et je me sens coupable et je veux réparer (rendre le casque). Je n’arrive pas à réparer, je ne suis pas dans le rythme de tout le monde, je fais n’importe quoi et les choses se transforment. A partir de là, ça part dans tous les possibles et je suis de moins en moins capable de récupérer et c’est de plus en plus n’importe quoi ! Elle pense qu’elle n’arrive plus à « réparer » car elle n’est plus elle-même. L’absence la fait douter de sa perception. À partir d’un trou, tous les trous sont possibles, s’il y en a un, tout est possible… Ce n’est pas dans la tête, ça bascule au niveau des sensations. 115
Recherche en psychosomatique
La notion de « trou » chez Nathalie s’organise autour du regard de l’autre. Sur les conditions de production d’un « trou », elle répond : Chez certaines personnes, c’est plus un regard, un sourire en coin avec une certaine condescendance. Elles ont l’air de porter un regard qui met en doute ce que je dis, des personnes qui vont nier ce que je vis… Ma mère disait toujours : je sais ce que tu veux dire, sans que cela soit ce que j’ai voulu dire. Elle disait aussi que je n’aurais pas dû naître pour vivre ce que j’ai vécu ! C’était nier qu’il puisse exister le plus petit bonheur ! Les rêves deviennent de plus en plus précis et posent le problème de la présence d’un doute profond dans la perception des sensations corporelles. J’arrivais en voiture à un rond-point, je voulais freiner, je n’étais pas sûre s’il n’y avait plus de frein ou si c’était moi qui était bizarre. Est-ce que la pédale de frein n’était pas comme d’habitude ou est ce que je ne la sentais plus ou je ne savais pas ce que je faisais ! Je ne savais plus ce que je ressentais, je faisais n’importe quoi. Nathalie commente alors son rêve. Quand ça ne va pas très bien, j’ai l’impression que je peux faire n’importe quoi, ça devient bizarre. Lorsque je conduis, s’il y a un précipice, je reste sur la route mais je peux aussi bien tourner le volant pour aller dans le précipice. A un moment les deux possibilités sont égales. Un accident peut survenir dans la mesure où je ne suis sûre de rien dans la réalité. Je fais quand même le bon geste mais ça me paraît tellement limite. Quand le monde devient bizarre qu’est-ce qui induit quoi ? Qu’est-ce qui est vrai, ce que je sens dans mon corps, tout est bizarre. Le travail corporel se fait durant toute cette période autour d’un réinvestissement des sensations corporelles. Il accompagne Nathalie dans l’articulation entre les sensations qu’elle éprouve et ce qui se passe dans la situation qui les a fait naître tout en les posant comme vraies. La relation thérapeutique devient le prototype d’une expérience de véracité et tente de combler la scission entre ce qui est appréhendé par l’entendement et ce qui est effectivement perçu par les organes des sens. Retrouver l’adéquation entre l’effet 116
Affect refoulé, affect libéré
produit par une situation et l’effet ressenti est l’enjeu de la raison face à la folie.79 La pensée du rêve continue son travail d’élaboration en posant le problème des conditions qui ont présidé à la formation du doute en lien avec le délire et un affect dépressif massif que celui-ci couvre. Nous nous trouvons avec la directrice de mon travail et une amie à elle sur un pont. Elles n’arrêtaient pas de me faire des remarques odieuses. J’avais l’impression qu’elles cherchaient à ce que je parte, que je quitte mon travail. Elles cherchaient à me pousser à bout, à me casser. Je me sentais étouffer et le seul mot qui pouvait sortir de ma bouche est « docteur ». Elles se mettaient alors à me taper dessus, la directrice mettait sa botte sur mon visage. A un moment l’amie de la directrice me pousse dans le vide, je m’esquive et c’est elle qui tombe. C’était l’horreur car je comprenais qu’elle avait vraiment voulu me tuer. Je regardais la directrice et je lui disais que je voulais comprendre. Elle prenait alors un ton professionnel en me disant : « Tu as été confuse tout l’hiver et tu ne peux continuer à travailler. » Je comprenais que j’avais été folle et que je ne m’en étais pas encore rendu compte. Par le ton professionnel, tout se justifiait. Tout d’un coup, je n’ai plus eu de force, je me suis effondrée, j’étais vide, peu importait ce qui pouvait se passer. Nathalie poursuit sa réflexion sur son rêve : Le pire c’est que je ne m’en étais pas rendu compte, je pensais contrôler cette confusion mais je m’apercevais que je n’avais rien contrôlé du tout. J’étais victime d’un acharnement un peu fou dans ce rêve et il n’y avait pas de raison qu’on me tue, même si j’avais été confuse… ça avait semé le doute dans ma tête. Ce rêve important révèle le cercle vicieux : le délire, comme solution à l’impasse relationnelle, à la destruction de la patiente par l’autre, devient-lui même un problème et la cause légitime d’un nouveau comportement destructeur exercé par l’autre. D’où l’alternance entre les formations adaptatives et les formations délirantes. 79. Voir Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1965.
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Par la suite, le rêve va révéler des signes de construction identitaire issus du travail relationnel. Dans un rêve, la patiente se trouve dans une foule et ne sait plus qui elle est. Je ne pouvais pas faire quelque chose si je ne savais pas qui j’étais. J’ai fait un effort pour me redéfinir et savoir qui j’étais dans cette foule. Je me suis dit ‘toi, tu es une femme, brune etc. et petit à petit, je retrouvais des éléments qui me permettaient de savoir qui j’étais. Cette définition d’une identité propre se réalise en même temps que se défait le surmoi maternel comme l’expose un autre rêve : Nous étions 2 prisonnières d’un couple très dangereux et on se sauvait mais c’était fou comme tentative. On partait en moto et au moment où on se croyait à l’abri, ils revenaient. C’était une course poursuite sans fin. Ils avaient une voiture comme mes parents. Ça paraissait fou mais je pensais pouvoir y échapper, nous étions prises comme dans un réseau de mafia mais je n’avais plus peur. Elle pense que le rêve est une façon de se sortir de l’emprise du couple parental. Mon père est dans un consensus total avec ma mère, il permet que ça se joue et il demande le consensus. L’influence de ma mère n’était pas seulement dans la proximité. Elle avait un réseau très, très grand dans l’espace de toute la vie, dans moi aussi. C’est comme si son regard avait teinté le monde entier, c’est dans ce sens que la distance n’y faisait rien. Dans le rêve, c’est un peu comme si on partait… Le comportement du père de Nathalie doublait celui de sa mère, ils formaient à tous deux un objet unique qui étendait son emprise sur l’univers de la patiente, modifiant même son corps. Aucun lieu qui ne soit pénétré de cette influence ; l’extérieur se trouve entièrement transfiguré par la projection et rend le moindre geste difficile. J’avais un peu cette impression pour tout, désormais le rideau tombe, une chaise c’est juste une chaise. Elle est dans une autre 118
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lumière, elle n’est pas imprégnée de toute l’atmosphère de la pièce du drame, ça devient juste un objet normal et cela donne la possibilité d’agir avec facilité, de faire des choses facilement. Deux autres rêves bouclent le cycle commencé avec le premier rêve d’accident qu’avait provoqué le « trou de conscience » de Nathalie. Ils montrent aussi le rôle du thérapeute dans le processus de déculpabilisation. Dans ce rêve, je tombe de moto et, pendant un instant, je pense que je me suis jetée par terre. En même temps le vendeur de la moto était là et me disait que j’étais par terre car le pneu avait éclaté. J’avais l’impression que j’avais jeté la moto par terre mais je n’y étais pour rien, les faits étaient là ! Même dans l’espace onirique, l’objet retrouve ce qu’il est sans être autre chose. Nathalie souligne le décalage qu’elle connaît bien entre ce qu’elle sait et la réalité mais elle s’aperçoit que cette foisci, à la fin du rêve, les gens étaient charmants et souriants, de plus la moto était garantie. Pour la première fois, elle n’est pas responsable de l’accident, des faits ‘objectifs’ la déculpabilisent. Enfin dans un autre rêve, elle a un « trou de conscience » face à quelqu’un qui lui dit que le casque de moto qu’elle a n’est pas le sien mais elle réagit car elle se souvient de l’avoir acheté et pourrait même retrouver le vendeur. A travers la mémoire retrouvée, Nathalie établit un autre rapport aux autres et à elle-même. Comme l’écrit Gilles Deleuze : Mémoire est le vrai nom du rapport à soi, ou de l’affect de soi par soi… Mais le temps comme sujet, ou plutôt subjectivation, s’appelle mémoire… Ce qui s’oppose à la mémoire n’est pas l’oubli, mais l’oubli de l’oubli, qui nous dissout au dehors, et qui constitue la mort.80 Dans les « trous de conscience » de Nathalie, il s’agit bien de l’oubli d’avoir oublier accompagné d’une angoisse de mort, comme si elle ne pouvait atteindre l’oubli comme « pli de mémoire ». Dans les rêves de la fin de la thérapie, elle récupère la mémoire et accède au processus de subjectivation. 80. Voir Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 115.
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Recherche en psychosomatique. Affect refoulé, affect libéré
Chapitre 4 Troisième période Rêve, affect et processus de subjectivation L’observation suivante d’une patiente de 45 ans, Mme V. sera une sorte « d’exemple-type » d’un processus de transformation du sujet au cours de la thérapie. Une transformation d’un état initial dans lequel le sujet est dans un enfermement où il est assujetti au modèle à un autre dans lequel un processus de subjectivation opère sans entrave signant alors la dissolution de l’impasse. Nous verrons que le parcours de Mme V. s’accompagne au début d’un sentiment de honte mais mène à une réinvention de soi. Le dialogue thérapeutique sera restitué au cours des pages suivantes afin de mettre en évidence le processus de subjectivation en mouvement dans la relation thérapeutique.
Le « devenir sujet » dans le rêve, libération de l’affect Mme V., atteinte d’un cancer du sein récemment traité, fait, au cours de la thérapie relationnelle, un rêve qui lui rappelle les rêves qu’elle faisait étant enfant. « Le rêve de l’à pic dangereux » Mme V. : j’ai fait un rêve qui me rappelait un peu mes rêves d’enfance, des rêves d’eau, de passages difficiles. 121
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Thérapeute : Vous pouvez me le raconter ? Mme V. : J’étais avec quelqu’un, une femme sans doute, qui était devant moi ; je la suivais. Il y avait une rivière mais comme un barrage, enfin plutôt une chute, c’est-à-dire il y avait un passage un peu à gué et en-dessous il devait y avoir 2 ou 3 mètres. Mais l’eau n’était pas forte donc ce n’était pas trop risqué mais l’eau était noire, glaciale… ça encore, je l’ai traversée à sa suite mais après, je savais que j’allais me trouver sur un à pic d’au moins 10 mètres et j’avais une peur bleue, une peur folle…Et puis après, quand j’allais me retrouver au bout de cet à pic très, très profond, cet à pic s’est transformé en chemin verdoyant, légèrement pentu, joli. Il y avait des gens, des personnes un peu âgées, joyeuses, qui descendaient ce chemin et moi j’allais le remonter… Voilà ! Donc, ce rêve qui me rappelait un peu celui que je faisais enfant, où je ne pouvais pas sauter, où j’avais peur, et où j’avais le vertige. La patiente fait un lien avec un rêve d’enfance répétitif dans lequel elle suivait sa famille et ses amis et ne pouvait pas franchir un pont alors que les autres le pouvaient. Pétrifiée par la peur, elle restait seule alors que les personnes proches qui l’accompagnaient poursuivaient leur chemin. Concernant l’apparition du chemin Thérapeute : Donc vous avez vu que cet à pic s’est transformé en pente… Mme V. : C’était une autre possibilité, plus exactement, je pense que cet à pic existait encore et que cette pente douce, herbue, enfin jolie, un joli chemin, un beau GR, je l’ai pris je crois. Ce n’était pas très glorieux mais tellement plus sûr… J’ai un peu le sentiment que c’était un truc fait pour les personnes âgées mais quel soulagement !
Méthodologie onirique Je vais effectuer artificiellement un découpage entre ce qui accompagne le rêve, la forme du rêve et le contenu de celui-ci. Tout d’abord, le lien avec un autre rêve d’enfance : ce lien insère d’emblée le rêve actuel dans une histoire onirique, une série de rêves dans laquelle l’un deux se détache de façon précise : celui du pont non franchi et de la solitude finale. C’est dire que le lien réalisé met en rapport deux types de problématisation : une probléma122
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tique ayant débuté dans l’enfance dans laquelle ressort l’abandon associé à l’incapacité d’être à la hauteur, et une problématique actuelle que je vais explorer. Dans ce travail il s’agira aussi de penser le rapport pouvant exister entre ces deux problématiques.
La problématique onirique actuelle Le récit du rêve fait apparaître différentes composantes : 1. Un décor : un passage de plus en plus difficile, un barrage, une eau noire glaciale, un à pic, un sentier arboré. 2. Des comportements : suivre une femme que la patiente ne reconnaît pas, prendre le risque de cheminer au bord de la falaise, s’engager sur le chemin verdoyant. 3. Des affects : une peur bleue lorsque Mme V. se trouve sur cet à pic et un soulagement lorsque celui-ci se transforme en chemin, une honte ressentie quand elle se retrouve sur le chemin. A partir des données du récit du rêve, il est possible de procéder à deux types de lecture, deux orientations fondamentalement différentes : une lecture d’orientation interprétative du rêve et une lecture analytique compréhensive du rêve81.
Analyse interprétative du rêve Si on analyse le rêve en terme de désir, il faudrait se demander à des fins d’interprétation : Quel désir en œuvre chez la patiente lui fait suivre cette femme inconnue ? Est-ce un désir homosexuel ? Le désir interdit de suivre une femme ? Les paliers du ravin représenteraient l’intensité croissante du danger d’avoir bravé l’interdit sexuel. En tout cas, si le fait de suivre est lié à un désir déguisé, il mène à un danger. Le danger de l’à pic pourrait alors signifier le danger de punition par une instance surmoïque appliquant un châtiment du fait d’avoir éprouvé ce type désir. Un désir dont la non réalisation provoque un soulagement ; toutefois, il en reste un sentiment de honte. Dans chaque figure du rêve, il faudrait remonter les mécanismes de déplacement et de condensation afin de mettre à jour, en 81. Pour les deux types de lecture voir précédemment « Une méthodologie onirique », p. 14.
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dépouillant chaque objet de son déguisement, son vrai visage, sa vérité première. Ainsi, cette femme que la patiente suit, est-ce sa mère, une autre femme, le thérapeute ? La montée vers l’à pic et les sensations qui l’accompagnent sontelles une métaphore de l’excitation liée au désir sexuel et au danger qui l’accompagne ? Ce désir trouverait sa résolution finale dans une décharge plus conventionnelle associée au sentiment de honte. L’interprétation du rêve pourrait se faire dans les termes d’une phrase que se formulerait inconsciemment la patiente : « Le désir que j’ai envers cette femme me met en danger, j’éprouve un soulagement en évitant sa réalisation, en prenant un autre chemin. Je conserve seulement la honte d’avoir pu ressentir un tel désir. » Une telle lecture freudienne est cohérente par rapport au système de savoir de la psychanalyse mettant le désir en position centrale. Ce désir donnerait lieu à de multiples avatars s’inscrivant tant dans les rêves ou dans le corps sous forme de symptômes métaphoriques que dans la relation sous diverses modalités transférentielles. Toutes ces manifestations sont à déchiffrer pour enfin parvenir au désir conflictuel interne, ici le désir homosexuel refoulé. Et de celui-ci on pourrait entrevoir dans la perspective freudienne un potentiel paranoïaque figuré dans le rêve par la volonté de cette femme d’amener la patiente à sa perte etc… Cependant, il est possible d’avoir une autre lecture non systémique.
Méthodologie onirique Quelles sont les informations apportées par les qualités sensibles du rêve ?
Exploration des qualités sensibles des sujets et des objets du rêve Dans l’exploration du « sentir » du rêve, le rêveur est amené à retrouver la position sensible qu’il avait dans cet espace onirique 124
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plus ou moins morcelé. La raison n’est pas prévalente à cette phase car l’attention se porte exclusivement sur la récupération des sensations. Reprenons les sensations éprouvées en suivant cette femme afin d’en comprendre la succession en les inscrivant sur un schéma : Dans la première phase : il manque le sentiment éprouvé lorsque la patiente suit la femme inconnue. Dans une deuxième phase : une sensation de peur intense dans la traversée de l’à pic. Dans une troisième phase : une sensation de honte en prenant le chemin agréable et verdoyant.
Jusque-là, tant que l’on s’en tient aux qualités sensibles, on ne peut guère aller plus loin que ne le fait l’abord interprétatif psychanalytique. De sorte que, en rester aux qualités sensibles du rêve, aux sensations éprouvées par le sujet (corpus sensible), aux objets du rêve (barrage, eau noire, à pic et chemin…), limite l’intelligibilité et par voie de conséquence l’efficience du rêve dans le processus de subjectivation. Mais voyons d’abord ce que la patiente pense de son rêve :
Les pensées suscitées par le rêve Mme V. fait les commentaires suivants : 125
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Pourquoi je me mets dans des trucs épouvantables ? Pourquoi je vais me mettre à suivre quelqu’un et marcher sur ce bord ? Pourquoi se mettre dans un truc inconfortable et qui me fait peur ? Et d’un autre côté, puisque les autres le font, je dois pouvoir le faire ! Il y a aussi un autre aspect : les autres y arrivent et moi je suis pétrie de peur et je ne suis pas bien. Je n’étais pas menottée, je suivais quelqu’un... Je pense que c’était une femme. À part l’exploit, il n’y avait pas d’intérêt stratégique ou autre à aller là ! Dans l’enfance, j’étais quelqu’un qui n’avait pas peur, même si j’avais peur, il ne fallait pas le montrer... J’ai éprouvé une grande peur dans le rêve. J’appréhendais de me retrouver 10 m au dessus de l’eau, en à pic. C’est comme si je choisissais toujours la vie la plus difficile par rapport à ces gens qui descendaient le chemin. A la fin, il y a une solution, une solution magique mais que je prends quand même, un peu honteuse mais quand même contente, soulagée. C’est moins glorieux. Dans les questions qu’elle se pose à partir de son rêve, Mme V. se situe en tant qu’observatrice d’elle-même dans son rôle de « sujet » à l’intérieur du rêve. Dans cette opération, la pensée rationnelle est prévalente et s’allie aux affects réactualisés dans la relation thérapeutique. De plus, en se prenant pour objet de réflexion, une distance s’effectue entre le sujet et son mode d’apparition onirique ; il s’objective. Dans une interrogation générale, elle pose la question de la possibilité du choix, de la position de l’exploit et de la gestion de la peur. À ce stade de cette étude, il est possible de mettre en évidence une fonction stratégique du rêve qui doit être mise en rapport avec la fonction de l’imaginaire. Cette fonction stratégique résulte de la mise en correspondance d’un rêve de son enfance avec le rêve actuel qu’elle « soumet » à la relation thérapeutique. Analyse stratégique du rêve Évidemment, il ne s’agit pas de négliger le contenu du rêve mais de s’arrêter moins à ce qu’il dit littéralement qu’à la manière dont il fonctionne, c’est-à-dire ce qu’il réalise comme connexion et ce qu’il produit dans l’avancée du processus de subjectivation. Pour 126
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reprendre la métaphore de Paul Veyne82, il s’agit donc d’aborder la partie immergée de l’iceberg. Certes, il ne faut pas méconnaître le contenu (il faut comprendre ce que dit le rêve, si l’on veut examiner ce qu’il produit et comment il fonctionne). Cependant, comme ce rêve évoque pour la patiente le souvenir d’un rêve de l’enfance, le fonctionnement du rêve présent doit être placé en complémentarité avec celui de l’enfance, c’est un premier élément périférique non visible du rêve. Il est possible alors d’isoler une thématique du rêve semblable à celle du rêve évoqué : des lieux d’eau, de passages difficiles dans lesquels la jeune fille n’arrivait pas à sauter un pont effondré pour aller sur l’autre rive. Déjà cette mise en corrélation montre aussi que des éléments non visibles (mais non cachés) se situent à l’articulation même du rêve : les éléments corrélés dépassent le cadre du rêve. Mais, mettons maintenant en parallèle les thématiques dans leurs variantes. Thématique du rêve actuel Cette thématique peut se décliner de la manière suivante : a) suivre une femme inconditionnellement. b) arriver jusqu’à un à pic et être en danger. c) prendre un chemin plus sécurisant et éprouver des sentiments de soulagement et de honte. Comparons-la maintenant à celle du rêve de l’enfance Thématique du rêve de l’enfance a) suivre sa famille ou des personnes proches. b) se retrouver seule au bord d’un pont effondré avec un sentiment d’abandon et de ne pas être à la hauteur. Déjà, il est possible de faire l’hypothèse que le « rêve de l’à pic dangereux » constitue une modalité de poursuite du rêve initial, le chemin apparu représente une solution salvatrice. Cette continuité est du même type que les « rêves feuilletons » décrits par Hervé Boukhobza qui ne traduisent que l’évolution favorable de la relation thérapeutique. À travers des thématiques similaires se dégagent des problématiques.
82. Voir Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Essai d’épistémologie, op. cit.
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Le rêve expose des problématiques Il invite à reprendre l’ensemble des problématiques dégagées de l’histoire du sujet à l’intérieur de la relation thérapeutique. Ainsi le rêve doit aussi être mis en relation avec toute une série de rêves qui le précèdent, notamment avec les rêves d’impasses et leurs différents aspects (rêve programme, rêve récurrent etc.). Le rêve prend alors la valeur d’un segment fonctionnel à l’intérieur d’une série de rêves.
Le rêve comme segment fonctionnel Considéré en tant que segment fonctionnel, le rêve entre en rapport avec d’autres segments qui prennent des formes différentes. Comparé au souvenir du rêve de l’enfance qui est un rêve faisant apparaître l’impasse, le rêve actuel révèle le dépassement de l’impasse par l’ouverture d’un chemin. Mettons-le en perspective à la fois avec le premier rêve de la thérapie portant l’appellation de « rêve - programme » et avec la répétition d’une thématique apparue dans d’autres rêves de cette patiente : « des rêves récurrents », ces différents segments sont eux-mêmes en rapport avec des « rêves d’impasse » récents et passés. J’en arrive à définir plus précisément cette méthode de lecture comme une analytique compréhensive des rêves. Le rêve programme Ce premier rêve est un cauchemar, il amena Mme V. à entreprendre une thérapie relationnelle alors qu’elle avait eu jusque-là un déni de son cancer. • Le premier cauchemar La scène se passe dans une grotte, elle y voit une femme rasée, assise avec d’autres personnages figés comme des « figures de cire ». « Je vivais comme un grand tombeau collectif, et j’avais envie de fuir et je ne pouvais pas. » me dit-elle. Ce rêve relate l’attente de la mort par des personnages de cire. Déjà figés pour une éternité, peut-on voir dans ces figures à la fois la rigidité caractérielle et l’en-dehors d’un temps subjectif produit par l’impasse temporelle83 propre à certains cancers ? 83. Voir Sami-Ali, L’impasse relationnelle, Temporalité et cancer, Paris, Dunod, 2003.
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Comme je l’ai signifié précédemment, si l’on pose alors la question du « programme » de ce rêve initial, celui-ci aboutit à l’impossibilité de fuir le tombeau, ce qui est logique car comment pourraitil en être autrement lorsqu’il existe une impasse prenant la forme du temps84 dans laquelle le sujet est pris. Une autre perspective supposerait qu’il ne soit déjà plus enfermé dans l’impasse, or ici la dissolution complète de l’impasse ne peut être que l’aboutissement de la relation thérapeutique à peine engagée lors de l’apparition du rêve programme. Le rêve récurrent Je dois partir de la ville où habitent mes parents car j’ai demandé une mutation pour aller travailler « ailleurs ». J’arrive dans un endroit abominable et fermé, un endroit minable. Le rêve récurrent prend des formes variées mais expose toujours une même thématique : un mouvement créant une distance pour être mieux (ce mieux être peut signifier « être autonome ou moins malade etc. ») mais le changement aboutit à un état final, pire que l’état initial qui provoque la nécessité de repartir85. Mais à chaque 84. Voir Id., L’impasse relationnelle, Temporalité et cancer, op. cit. 85. Peut-on y voir encore la transposition spatiale d’une impasse temporelle dont la forme est le cercle vicieux avec son risque d’épuisement ? Un besoin sans fin de parcourir l’espace afin de déjouer un temps dans lequel il est impossible d’exister ? Mais la solution trouvée pour dépasser l’impasse première devient elle-même un problème car elle aboutit au pire et au dénigrement du choix subjectif, c’est-à-dire de l’accès à la différence, tout en déclenchant à nouveau la nécessité de partir. Car il est nécessaire pour Mme V. de « modifier l’espace », elle veut « agir sur l’espace » pour fuir son mal-être. Elle précise son ressenti : « Comme si le temps était, devenait très pesant si je ne modifiais pas l’espace. Un espace inerte m’assassine… » me dit-elle. De là les déménagements répétés, de là les voyages réitérés et les randonnées hebdomadaires. Voulant faire apparaître l’impasse dans toute son étendue, je lui demande s’il y a une solution au problème exposé par le rêve ? « L’inertie, il n’y a plus qu’à ne rien faire pour ne pas faire pire, autant ne pas modifier l’espace pour ne pas faire pire, autant s’enterrer vivante! ». Mais l’ennui lui vient immédiatement à l’esprit, symptôme d’une dépression caractérielle ancienne. « C’est sinistre, il faut trouver un truc… C’est un peu cette impression de fatigue, car c’est coincé de toute part….depuis longtemps sans doute… » Elle réalise que modifier l’espace était vital pour elle mais elle n’arrive pas à voir ce qu’elle peut envisager d’autre que fuir. « Partir n’est pas la bonne solution, mais c’est de la survie… » Précise-t-elle.
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point d’arrivée, la patiente est encore plus mal86, le cercle vicieux est en fait une ellipse qui se rétrécit autour d’une verticale d’aggravation. Les déplacements incessants de Mme V. dans son histoire en sont la traduction, la traduction d’une issue illusoire à une situation qui se resserre sans cesse, diminuant aussi les possibilités de solutions provisoires. De sorte que le rêve récurrent est directement branché sur le « rêve-programme », car la mort est le point ultime indépassable pour lequel plus aucune fuite n’est possible, aucun déplacement n’est envisageable lorsqu’on se trouve à l’intérieur du tombeau. L’enjeu thérapeutique sera de déjouer le programme mortel mais ne sera possible qu’au moment où le thérapeute comprendra que l’évolution thérapeutique apparemment favorable (car la patiente retrouve des potentialités affectives et subjectives de plus en plus importantes) se trouve incluse dans une impasse temporelle déjà programmée. Cette impasse consiste en une demande (antérieure à la thérapie) de mutation professionnelle dans une région où il y a de fortes probabilités d’être affecté dans un endroit « sordide », rejouant et confirmant dans la réalité le rêve récurrent. Quelquefois des impasses initiales retrouvent une inscription actuelle annihilant les progrès de la thérapie. L’action thérapeutique a consisté ici à promouvoir une action réelle sur le dispositif en train de se refermer : pour Mme V. il était impossible de soigner son cancer dans ces conditions d’exil, ce qui la condamnait d’autant plus : l’action thérapeutique s’y opposa par la rédaction d’un certificat médical afin d’enrayer le mouvement de mutation « programmé »vers le pire. Tout se passe alors comme si deux plans pouvaient à la fois se dissocier et s’interpénétrer : le plan de l’évolution thérapeutique avec le développement du potentiel subjectif et, en surplomb, le plan de l’enfermement temporel. Rêve d’impasse proche Tant que l’impasse temporelle ne sera pas défaite, des rêves vont la refléter. Ainsi un rêve fait juste avant le rêve de « l’ouverture du chemin » : Dans ce rêve la patiente arrive sur un « champ de guerre », se met à ramper pour échapper aux bombes qui pleuvent de toutes parts alors que des personnes qu’elle connaît peuvent fuir facilement. 86. Mme V. le formulera ainsi : « On a l’impression qu’on ne peut pas en sortir, il faut que je modifie l’espace pour être mieux mais si je le fais, je suis moins bien… ».
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Le rêve de « l’ouverture du chemin » survient quelque temps après celui du champ de guerre. Le schéma ci-après montre bien qu’il doit être mis en correspondance avec une série de rêves, délimitant alors deux moments par rapport à un processus de subjectivation illustré par une ouverture.
Il faut noter que dans tous ces rêves, il ne s’agit pas d’une recherche de relations camouflées (les relations ne sont pas cachées, la femme suivie dans le rêve sera clairement définie comme un modèle à suivre comme le fut sa mère et l’ensemble du modèle parental, le rêve n’effectue ici aucune distorsion) mais d’une tentative de définir des liens qui émergent à la surface même des rêves. L’abord des rêves n’implique pas la recherche d’un commencement vu comme un « rêve premier et solennel » en rapport « une situation originelle parfaitement identifiée et source des difficultés à venir » mais la considération de l’ensemble de la série de rêves dont les segments peuvent être continus ou discontinus et dans laquelle chaque rêve est relatif à une ou plusieurs situations actuelles ou passées dont les formes conflictuelles devront être explorées. Donc multitude de commencements partiels et relatifs dont « le rêve de l’ouverture du chemin » constitue un exemple : commencement d’un processus de subjectivation permis par la situation relationnelle thérapeutique malgré l’existence d’une 131
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impasse temporelle encore active s’inscrivant dans la matérialité de la vie et que concrétise la demande de mutation professionnelle vouée à produire l’échec.
La question de l’affect L’affect prend aussi une place dans l’ouverture du chemin, métaphore de nouvelles possibilités subjectives. En effet, il révèle une expression affective inhabituelle, Mme V. éprouve de la peur dans le rêve alors qu’enfant il ne fallait pas montrer sa peur. Elle ne s’est jamais autorisée à exprimer sa peur. Cette expression devenant possible est le résultat d’une sorte de « retournement du rapport à l’affect » que l’on peut considérer comme un autre élément du rêve non visible directement. L’objectivation onirique de la patiente en proie à la peur et le fait que cette objectivation s’insère dans une relation dans laquelle l’affect est possible produit chez Mme V. une nouvelle expérience à elle-même et au modèle, en fait deux expériences inversement corrélées : elle apparaît au fur et à mesure que le modèle se défait. La relation thérapeutique soutient l’ouverture dans laquelle s’engage la patiente d’autant plus qu’il existe un sentiment de honte et que tout peut encore se refermer. Le travail de lien sera restitué par la retranscription du dialogue thérapeutique : Le soutien de l’ouverture subjective par un travail de lien Thérapeute : À votre avis, pourquoi avez-vous fait ce rêve maintenant (rêve de l’ouverture du chemin) ? Mme V. : Je ne sais pas, je n’ai pas d’avis. Thérapeute : Comment pouvez-vous comprendre l’apparition de ce rêve en ce moment, dans cette phase d’évolution ? Mme V. : C’est sûr qu’avant, quand j’étais jeune, il n’y avait pas de solution, là, il y en a une. Une confortable, très confortable, agréable, il y a une belle lumière sur cette herbe, c’est vraiment joli mais… Mais, il y a quand même un petit… (silence) Thérapeute : Mais ? Mme V. : Mais, c’est comme si il y avait un renoncement à faire autre chose… Ce n’est pas prendre de risque c’est … Mais c’est pas plus mal la vie confortable, c’est peut-être mieux sans doute. 132
Affect refoulé, affect libéré
Cette séquence fait apparaître un axe de recherche qui me semble essentiel : – À quelle place s’inscrit le rêve ? – Comment se situe-t-il dans la longue chaîne des rêves à ce moment-là du parcours thérapeutique ? – Que produit le rêve ? Sa fonction dans la série de rêves ? – Qu’est-ce qui conditionne le choix de prendre des risques et de dominer sa peur ? La patiente fait apparaître la situation d’impasse que les rêves de l’enfance transcrivaient. Elle est spectatrice et actrice de la modification portée par ce rêve, elle objective le changement que montre la scène onirique mais elle introduit une notion nouvelle, celle de « renoncement » : Le renoncement à suivre le modèle par le refus de prendre des risques. Par cette décision, Mme V. se détache du modèle maternel qui la mettait en danger mais qui constituait jusqu’ici le seul schéma à suivre. Elle va le préciser : Le problème de suivre inconditionnellement le modèle – Thérapeute : On peut entendre qu’il fallait dans l’enfance que vous dominiez votre peur ? – Mme V. : Il fallait surtout que je suive aussi quelqu’un, comme un modèle. C’est comme la silhouette, je ne sais pas qui c’est… – Thérapeute : Un modèle vous dites ? – Mme V. : Oui, comme quelqu’un que je suis, je ne sais pas qui c’est, c’est vraiment une silhouette… C’est une personne plus grande que moi, plus âgée… Et moi je suis sur le fil du rasoir… C’est vraiment cette image-là d’être sur le fil du rasoir. – Thérapeute : Allez plus loin ! – Mme V. : … De risquer ma vie et surtout d’être mangée par la peur. – Thérapeute : Ce modèle-là que vous suivez, vous ne le remettez pas en question ? – Mme V. : Non ! , il me semble que, quand je marche derrière, je ne me dis pas : je suis stupide, je suis idiote de faire ça ! pas du tout. La peur me domine tellement qu’il n’y a pas un moment où je prends du recul par rapport à ça ! Non, je le fais, il faut le faire… Enfin, il le faut par rapport à moi. Oui, c’est sans doute pour cela que je suis une peu honteuse mais tellement soulagée de prendre ce chemin. Parce que les gens qui descendent ce chemin, ce ne sont pas des modèles pour moi. Dans l’image, ils se laissent aller joyeusement or, le modèle, c’est qu’il ne faut pas se laisser aller… Il faut 133
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être comme ça, sur le fil du rasoir, il faut risquer, il faut être droit quoi ! – Thérapeute : Il faut être droit ? – Mme V. : Oui, il y a cette image de verticalité, de verticalité impitoyable. Commentaire Mme V. se pose la question du modèle et de l’exigence qu’elle a de le suivre malgré sa peur envahissante. Elle oppose, par rapport à lui, deux types de comportements : se « laisser-aller » ou se « tenir droit ». Ces comportements sont responsables de deux sortes d’émotions : un sentiment de honte dans le laisser-aller ou une peur dominante et être sur le fil du rasoir lorsqu’elle suit le modèle. L’entretien montre que « ne pas se laisser aller » et « se tenir droit » sont des comportements qui vont de soi. La patiente n’avait aucun recul, elle ne se posait pas de question. Toutefois, elle ignore encore ce qui motive ces comportements (partie immergée de l’iceberg87). Conditions de formation d’une relation à un modèle unique – Thérapeute : Cette dimension de modèle, vous pouvez la relier à votre histoire ? – Mme V. : Comment dire… Avec du recul comme ça, je me suis dit que j’habitais dans une famille un peu impitoyable. Pas dans les gestes mais je me rappelle que, quand on faisait une bêtise ou une maladresse plutôt, il ne fallait pas dire : « Je ne l’ai pas fait exprès » ; c’était pire car il aurait fallu être plus concentrée, plus attentive etc. Et puis, le monde dans lequel j’ai été élevée, c’était un monde laïque, très agnostique et quand on faisait des conneries, il n’y avait personne pour vous pardonner. On était responsable de tout, de A à Z, mais en même temps mes parents n’étaient pas si durs que ça… Mais il y avait ce côté-là : on a ses tâches à faire et il faut les faire dans la plus grande intégrité, dans le plus grand sérieux… Mais on ne me demandait pas de faire des choses impossibles comme de marcher dans des endroits dangereux, du moins je crois, je ne pense pas… – Thérapeute : En tout cas, c’était quand même un modèle à suivre ? – Mme V. : Il n’y en avait pas d’autres ! Il n’y avait pas autre chose qui soit envisageable. 87. Mais qui n’est pas une instance ni une origine ni un socle de règles immuables.
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– Thérapeute : C’est-à-dire que quand vous dites cela, vous n’aviez pas envisagé qu’il puisse y avoir autre chose. – Mme V. : Oui, il n’y avait pas d’autre façon de vivre ; ça c’est sûr que moi, je n’étais pas rebelle du tout, un peu insolente… Ce qui me rendait insolente c’était l’incohérence des adultes mais je n’étais pas rebelle, je ne savais pas qu’il y avait d’autres façons de vivre. J’étais complètement là-dedans et moi, j’étais celle qui n’a jamais peur, je suivais peut-être l’image de moi qui n’a jamais peur. Commentaire Le monde relationnel impitoyable dans lequel a grandi la patiente ne suppose aucune erreur. Il n’y a aucun pardon, l’erreur demeure irréparable car son origine, le manque d’attention responsable de l’erreur, est aussi répréhensible. Toute faute devient inconcevable et donc inavouable, l’emprise du sérieux s’étend sur cet univers sans concession et sans Dieu, sans aucun recours qu’une adhésion sans faille à la norme. De la peur à l’angoisse, l’impossibilité d’exprimer l’affect – Thérapeute : Est-ce que vous en avez souffert ? (d’être celle qui n’a jamais peur ?) – Mme V. : Non ! , enfin non parce que je préférais avoir cette image de quelqu’un qui n’a jamais peur que… Non, peut-être que j’en ai souffert… Il y a eu des moments où c’était difficile à vivre quand même quand j’avais vraiment peur. Je me rappelle chez ma grand-mère, la maison me faisait vraiment peur et que je ne pouvais pas le dire et que je… Au contraire, je faisais la fanfaronne et j’allais en avant… C’était un peu difficile mais le bénéfice était plus grand pour moi tel que je l’imaginais. Je préférais être celle qui n’a pas peur que celle qui a peur. Ça me semblait un peu méprisable d’avoir peur. En tout cas on ne peut pas le dire qu’on a peur, moi je ne peux pas le dire… Je ne peux pas le dire mais dans ce rêve-là quand même, je réussis à ne pas aller sur ce bord de 10 mètres. Il me semble qu’il existe encore mais j’ai une opportunité, ça se transforme quand même, ouf ! Car là, je crois que je ne peux pas, 10 mètres c’était trop ! Commentaire À travers le rêve, tout se passe comme si elle peut dire sa peur dans la relation thérapeutique alors qu’elle ne pouvait le faire avant. 135
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Moment paradoxal car, à l’instant où elle dit qu’elle est incapable d’exprimer sa peur, elle en fait part au thérapeute. Il ne s’agit pas simplement de peur, une peur réactionnelle à un objet identifié mais d’angoisse car elle ne sait pas de quoi elle avait « peur », seule, dans la maison de sa grand-mère. L’impossibilité d’exprimer l’angoisse s’étend en fait à toute la dimension affective, touchant la joie, la colère et à l’ensemble de la sphère affective.
Ouverture d’un champ de possibilités – Thérapeute : Ce qui est étonnant dans le rêve et quand vous le racontez c’est que vous dites : « Ce chemin s’ouvre comme une autre possibilité ». – Mme V. : Oui, oui tout à fait. – Thérapeute : (Possibilité) Que vous pouvez voir maintenant. Est-ce que vous pensez que vous auriez pu ne pas la voir auparavant ? – Mme V. : Rire… J’ai cru que vous me disiez « Est-ce que vous n’auriez pas pu la voir plus tôt quand même ? » Rire… Vous pouvez me redire votre question ? – Thérapeute : Cette autre possibilité, est-ce qu’avant elle existait et vous ne pouviez pas la voir ? – Mme V. : C’est difficile à dire car pendant longtemps, c’est comme si elle n’existait pas… Parce que je ne la voyais pas ou parce qu’elle n’existait pas parce que je n’en étais pas capable… Dans les rêves, je ne voyais pas d’autres chemins. Mais dans certains rêves, il n’y avait pas d’autres chemins mais, pour les autres, les chemins que je voyais, ils pouvaient les prendre et c’était facile. Moi, je ne pouvais pas les prendre car c’était une impossibilité intérieure, mais ce n’étaient pas des chemins aussi jolis et aussi faciles que celui de ce rêve-là. – Thérapeute : Vous dites que c’était une impossibilité intérieure ? – Mme V. : Oui ! parce que moi j’étais figée sur place ou j’étais obligée de me déplacer en rampant dans des canaux et les autres, ils sautaient allègrement, les autres, ils marchaient sur les chemins ou sur les routes. Les autres vivaient normalement, moi je les voyais bien les autres… – Thérapeute : En fait, tout se passait comme si vous ne pouviez pas prendre ces chemins-là. 136
Affect refoulé, affect libéré
– Mme V. : Ah oui, ce n’est pas parce que je ne voulais pas. Tandis que dans ce rêve, il y a un peu une histoire de vouloir ou de ne pas vouloir puisque j’ai un sentiment de honte quand je prenais l’autre (chemin) tandis qu’avant j’étais figée, j’étais dans un autre monde que les autres, je ne fonctionnais pas pareil : pour eux c’était facile, pour moi c’était difficile…Enfin, dans ces rêves-là, c’était même plus que difficile, impossible. – Thérapeute : C’est-à-dire qu’il n’y avait même plus la question du choix. – Mme V. : Il n’y avait pas la question du choix. – Thérapeute : Et là, il y a quelque chose qui se passe et qui ouvre cette question-là. – Mme V. : Oui. – Thérapeute : Même si ce n’est pas glorieux, en tout cas la possibilité de choisir existe et vous vous engagez… – Mme V. : Oui et c’est agréable, à part ce petit remords de « pas glorieux », c’est quand même un soulagement !
Remarques Cette observation pose le problème de la constitution du sujet face au modèle et du « devenir - sujet » c’est-à-dire du moment où le sujet se détache du modèle pour construire une subjectivité. Elle pose plus largement la question du refoulement en rapport avec les impasses précoces de l’existence de l’individu.
La question du refoulement et du modèle L’observation de Mme V. permet de préciser ce qu’il faut entendre par refoulement. Le refoulement est souvent perçu dans sa dimension négative. – Il est possible de constater dans le témoignage de Mme V., l’impossibilité, avant la thérapie, de se détacher du modèle auquel elle adhère. Le modèle est le double d’elle-même, de sorte que l’on peut dire qu’elle est dans un espace représentatif bidimensionnel. Un espace dans lequel la distance, l’espace de séparation est impossible ; c’est l’espace du double maternel88. 88. Voir J.M. Gauthier, Le corps de l’enfant psychotique, Paris, Dunod, 1999.
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– Il y a dans cet espace une impossibilité de faire un choix car la question du choix suppose que le sujet et l’objet soient délimités et présume donc l’existence d’un espace de séparation. – Dès l’enfance, outre le fait qu’elle ne pouvait exprimer sa peur, la vie devait être sérieuse. – S’il est possible de référer l’expression impossible de l’affect89 à un interdit, le régime de sérieux ne peut être rapporté obligatoirement à l’effet d’une force répressive. La famille de Mme V. a agi sur le corps de l’enfant en forçant celle-ci à s’approcher d’un idéal moral (être une fille sérieuse), d’une norme de comportement (ne jamais avoir peur, ce qui implique de ne pas pouvoir dire cette peur puisqu’elle n’existe pas a priori), d’un modèle d’obéissance (suivre inconditionnellement le modèle). L’individualité de l’enfant est ainsi rendue cohérente, unifiée d’une certaine façon. Cette individualité fabriquée constitue le principe de sa propre soumission au modèle, de sa propre sujétion. Cet idéal normatif, inculqué, pour ainsi dire, à l’enfant est une espèce d’identité par laquelle elle va se reconnaître dans une figure de double négatif car l’idéal projeté ne sera jamais atteint. C’est dire que la matrice relationnelle familiale exploite les ressources subjectives de l’enfant par un processus de régulation. Et si les instances par lesquelles la fillette obtient une reconnaissance affective sont celles-là mêmes par lesquelles elle est régulée, normalisée et auxquelles elle doit sont existence, elle ne peut qu’adhérer et se soumettre aux forces relationnelles visant à sa subordination. En effet, Mme V. n’a pas souffert d’être celle qui n’avait jamais peur même dans des situations critiques. Elle préférait être celle qui n’a pas peur que celle qui a peur, se conformant ainsi à la prescription de ses deux parents. « Ça me semblait un peu méprisable d’avoir peur », par cette phrase elle montre qu’elle préférait être subordonnée à ses parents. Ainsi, refoulement et régulation sont des phénomènes intimement imbriqués ; selon des modalités différentes, ils visent le même objectif : l’idéal paradoxal d’un sujet dénué de subjectivité, c’est-àdire la production de la pathologie du banal. Le refoulement et la régulation assument à un certain degré la production d’une « forme sujet » (dont le degré extrême est l’abstraction d’un sujet complètement désubjectivisé) et un mode d’identité à soi de l’individu. Comme Sami-Ali l’énonce à propos de Zorn et plus généralement au sujet de l’impact du refoulement sur la question de l’identité : 89. Il y a pour elle passage constant de la peur à l’angoisse.
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Affect refoulé, affect libéré
Ici, le fonctionnement caractériel fait un avec le processus de refoulement, lequel, paradoxalement, permet au sujet de s’adapter socialement en adoptant les exigences du milieu familial, et de faire abstraction de ce qu’il est en tant que subjectivité. Cependant, le sujet ne se cache pas derrière un masque, ne fait pas semblant, ne joue pas. Aucune simulation, aucune dissimulation : les exigences familiales, intériorisées, viennent simplement occuper la place d’une subjectivité qui se rétracte. Et on est aussi loin que possible d’une relation de type « identification à l’agresseur ». Car le sujet n’est pas un terme distinct d’une relation, il fait corps avec les exigences qui le violentent mais qui lui permettent d’exister90. Le sujet est dépendant des mécanismes de désubjectivation pour sa propre formation et, Judith Butler souligne : … Que cette formation est impossible en dehors de la dépendance et que la posture du sujet adulte consiste précisément dans le déni et la répétition de cette dépendance. Le « je » émerge à condition de dénier sa formation dans la dépendance, condition de sa propre possibilité.91 Se pose maintenant le problème de l’assujettissement du sujet au modèle.
L’assujettissement du sujet au modèle Il ne s’agit pas là simplement d’une subordination de l’enfant à un modèle ou à des normes de fonctionnement mais aussi de la constitution de l’enfant à travers cette subordination-même. Mme V. s’est attachée à la régulation de ses affects, elle se trouve méprisable et éprouve de la honte lorsqu’elle va adopter l’attitude de « laisser aller » comme les gens qui marchent sur le sentier trop facile.
90. Voir Sami-Ali, Penser le somatique, Imaginaire et Pathologie, p. 18, op. cit. 91. Voir J. Butler, La Vie psychique du pouvoir, Non & Non, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 33.
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Positivité du refoulement Le refoulement ne doit pas s’entendre que dans sa négativité, ce n’est pas seulement l’instance qui interdit, nie, contraint ou fait disparaître. C’est aussi une positivité, l’effet de pratiques relationnelles qui produit, prescrit des attitudes, des comportements, des actions, des choix involontaires ou des impossibilités de choix. Il est omniprésent et s’exerce sur l’activité subjective. Ainsi, il se forme un rapport stratégique et instable, essentiellement dynamique entre des processus de subjectivation et des mécanismes d’assujettissement. Finalement, le refoulement, plus exactement la sujétion, en tant que combinaison de pressions normatives et subjectives entrant dans la fabrication du sujet, produit les conditions d’exercice de la subjectivité et cerne des zones de possibilité subjective. En ce sens le refoulement est constitutif du sujet et a besoin d’une subjectivité sur laquelle il s’exerce et qu’il délimite. La subjectivité n’est pas l’opposé du refoulement, elle n’est pas en-dehors de celui-ci et ne constitue pas un dedans prisonnier (la subjectivité n’est pas un espace en profondeur qu’il faudrait libérer, elle n’est pas un « faux self » en retrait) car elle n’est pas une zone totalement étrangère à lui. Par exemple la politesse est la production d’une forme de subjectivité façonnée par le refoulement, interne à lui. Ainsi la subjectivité, même si ses flux sont canalisés, n’en tire pas moins son existence de la limite du pouvoir refoulant, elle est son envers et sa répercussion.
Refoulement de l’affect En fait, le refoulement ne s’opère pas sur des objets qui, refoulés, seraient évacués dans un lieu profond du psychisme humain. Il n’existe pas d’instance cachée, de lieu de stockage, de rassemblement des éléments refoulés. On a vu dans les métaphores employées (cf. Des métaphores pour la compréhension du rêve) que le refoulé, par exemple l’affect, est coextensif du refoulement, il est la limite de la force refoulante, du trait caractériel. Il en est le pli, la frontière, son envers. Le refoulement façonne l’affect en affect conforme sous l’aspect de la politesse. 140
Affect refoulé, affect libéré
En fait, la formation caractérielle donne les conditions de manifestation de l’affect. L’affect n’est pas emprisonné, ce n’est pas une entité prise dans un espace clos qu’une force de libération pourrait délivrer. Il est une fonction dérivée du refoulement, façonné par lui et seule une transformation radicale, une altération du rapport entre la norme et le subjectif en faveur d’une dynamique de subjectivation est susceptible de promouvoir une nouvelle créativité de l’affect, d’autres virtualités affectives. Un autre exemple permettra d’éclairer mon propos à partir duquel je vais explorer l’objectivation du sujet donnée par le rêve et son importance dans le processus de subjectivation.
Rêve, affects et somatisation anxieuse La fonction d’unification du rêve entre l’affect et de la représentation Le rêve participe à l’unification de la représentation et de l’affect, deux faces d’un même phénomène originel (Sami-Ali, 1997) dissocié par le refoulement. Cette dissociation apparaît nettement chez les patients angoissés. Je donnerai l’exemple d’un jeune homme de 26 ans, Julien, atteint d’hypersudation et de borborygmes survenant dans certaines situations, des symptômes qu’il vit avec beaucoup d’angoisse. Ces bruits intestinaux l’handicapent tellement qu’il a dû arrêter ses cours à l’école de commerce par crainte que ses camarades ne les entendent. Toute l’attention de Julien se trouve focalisée sur son ventre, sur les ballonnements et les spasmes annonciateurs des gargouillis intestinaux. L’angoisse est une forme dérivée de l’espace imaginaire propre au rêve et se caractérise, à l’instar des autres affects, par un processus en boucle : l’angoisse crée un objet angoissant qui, en retour, génère encore plus d’angoisse92. Pour ce jeune patient, le ventre et ses manifestations deviennent la cause de son anxiété et occultent du même coup toute origine relationnelle. La vigilance est constante, il guette sans relâche la moindre manifestation digestive, mobilisant alors son tonus musculaire pour tenter de contrôler et faire « taire » 92. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Une théorie du somatique, op. cit.
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ces bruits parasites. En vain ; car les muscles de la paroi abdominale ne peuvent venir à bout des gargouillis ; la tentative de maîtrise échoue inexorablement car il ne peut pas avoir d’emprise sur les muscles lisses de la musculature autonome de son intestin et Julien bascule alors dans un état de panique. Un cercle vicieux se met en place, aggravant le sentiment d’impuissance que les consultations médicales spécialisées confortent en ne trouvant aucune étiologie à ses troubles. De plus, des solutions radicales ont été envisagées telle que l’ablation des glandes sudoripares des deux aisselles. Ces dysfonctionnements sont apparus il y a 2 ans et le jeune homme ne les comprend pas ; ils sont contemporains d’un passage d’examen et d’une séparation avec sa petite amie dont il dit ne pas avoir été très affecté. Auparavant, il avait bien perçu des symptômes similaires mais ils étaient moindres et il arrivait à les contrôler en exerçant une pression sur le ventre et en se servant de la respiration ; puis la maîtrise est devenue sans effet. Comme le montrera la thérapie, l’accroissement de l’angoisse résulte de cette perte de contrôle et traduit l’échec d’un refoulement constitué depuis l’enfance et destiné à contenir une souffrance liée au divorce de ses parents. La séparation à l’âge de 2 ans avait transformé le « bébé rieur » en enfant sage. Julien avait été confronté à une double perte : le départ de son père et l’installation d’une dépression maternelle rendant la mère présente physiquement mais absente relationnellement. Puis, il était devenu solitaire, un garçon bien élevé et ne posant aucun problème. Julien avait créé un univers à lui, peuplé par les bandes dessinées. Mais, à l’adolescence, il s’était aperçu qu’il ne pouvait rester dans ce monde qui l’isolait des autres et le rendait inapte à faire face aux exigences de la réalité ; il avait donc abandonné ses rêveries au profit des études et d’un fonctionnement adapté à ces devoirs et aux relations affectives féminines pour lesquelles il avait eu beaucoup de succès. D’ailleurs, lors de la première séance, lorsque je demande à Julien, de dessiner la manière dont il se ressent, il me fait le dessin suivant :
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Affect refoulé, affect libéré
« Je me vois tout le temps dans le soleil ; jeune, dynamique et sympa, un look rock… Assez parfait… Heureux en toute circonstance… » commente-t-il. Pour dessiner son visage, il a recours au modèle d’une bande dessinée qu’il lisait dans son enfance et dans laquelle il emprunte la figure d’un héros.
La thérapie relationnelle Au début, la demande de Julien est purement médicale mais aucun médicament ne soulage ses troubles. Devant les renvois des médecins utilisant des mots comme « stress », « psychosomatique », « psychique » etc., il en vient à consulter un psychiatre, une figure éminente de la technique comportementaliste. Les procédures de relativisation ou de gestion de l’angoisse s’avèrent complètement inopérantes, ce qui est compréhensible, le jeune homme ayant développé, depuis très longtemps, des capacités exceptionnelles de maîtrise. La thérapie relationnelle, par l’affect et le rêve qu’elle place au premier plan, sera plus à même de répondre à ce type de problème, mettant en jeu l’ensemble de la dimension affective ; un problème qu’une solution radicale avait tenté de faire disparaître par la mise à distance à la fois de la souffrance et des rêves susceptibles de l’actualiser. Une amnésie des rêves s’était installée. 143
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Des ruptures multiples assuraient donc l’économie de la souffrance : des ruptures, d’une part entre le corps et le psychique, plus exactement entre les symptômes corporels et la représentation de l’affect93 et, d’autre part, entre l’angoisse résultante et la situation qui en est à l’origine (le ventre se substitue à la relation). Un rêve, fait au début de la thérapie, témoigne de la rupture entre la représentation d’une situation et les symptômes corporels d’un affect qui ne peut encore être envisagé. Julien se trouve dans une salle fermée dans laquelle se déroule une sorte de fête de fin d’année. Deux personnages y pénètrent et y font un carnage à l’arme blanche. De nombreuses personnes sont tuées, Julien se met dans un coin et regarde comme s’il était un spectateur, un observateur observant le carnage sans aucune émotion. À la fin du rêve, l’un des tueurs sort un couteau, éventre son partenaire et le vide de ses entrailles. Lorsque le jeune homme se réveille, il a une crise de tachycardie. Il est remarquable d’observer le décalage existant entre la neutralité du patient dans le rêve (il n’est pas effrayé par l’horreur de la scène) et la tachycardie qu’il mettra, non sans être dubitatif, en rapport avec la situation présentée par le rêve. Le rêve rompt le mécanisme qui faisait du symptôme corporel la cause de l’angoisse et le met dorénavant en lien avec une situation angoissante sans toutefois la rapporter d’emblée à l’histoire du sujet. Il persiste donc une distance entre le sujet et la situation dramatique que le rêve expose. Cette distance reflète les capacités d’assimilation du patient, son rythme d’élaboration, le danger d’un « devenir - sujet » trop rapide et de la souffrance massive qu’il lui faudrait alors affronter. Le problème de la différence et de son corollaire identitaire va être abordé par le rêve suivant, responsable d’une grande peur au réveil : Dans ce rêve, j’étais un personnage avec une couronne, un roi ou quelqu’un qui faisait rire les autres. On ne voyait que le buste du personnage car il y avait de la paille qui couvrait le bas du 93. De l’angoisse, seules persistent les manifestations corporelles de cet affect sans pour autant que le sujet puisse les identifier en tant qu’angoisse. Les symptômes sont donc reliés, non à l’affect qu’ils devraient exprimer, mais à d’autres troubles corporels détachés de toute situation relationnelle. Un cercle vicieux se crée, le corps devient problématique et incompréhensible.
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Affect refoulé, affect libéré
corps. La paille cachait quelque chose. Il était relié avec une espèce de cordon et de l’autre côté il y avait une horrible araignée… Il compare à une « machine » l’association du personnage et de l’araignée. Commentant son rêve, il poursuit : « Il y a quelque chose en moi qui cache tout… » Ne comprenant pas précisément la configuration de cette étrange machine, je lui demande de la dessiner.
Le dessin représente le conflit dans lequel Julien est pris : tout faire pour éviter que l’on puisse voir l’araignée noire à laquelle il est relié et qui transcrit à la fois la dépression maternelle de son enfance et sa propre dépression. La solution trouvée est celle d’un personnage adaptatif, un roi bouffon qui fait rire pour mieux masquer la détresse. L’alternative est simple : « ou être autre que soi et donner le change ou s’effondrer dans le noir de la dépression. » Julien ne supporte pas l’idée d’avoir eu aussi peur, l’araignée est qualifiée de monstrueuse, de sale. « On subit ça comme une attaque, quelque chose qui survient, qui agit en nous… » Dans sa phrase-même, le jeune homme montre une confusion : où se situe le danger ? Dans une attaque extérieure ou à l’intérieur de soi ? 145
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Dans la représentation onirique reproduite par le dessin, le refoulement cède un peu plus, laissant émerger l’affect dépressif que le rêve laisse poindre alors que le contrôle, en état de veille, ne laissait jusqu’ici rien transparaître. Le refoulement commence à se desserrer dans la vie vigile : « Le matin, je me souviens de m’être vu dans un miroir avec un visage très déformé et qui exprimait de la souffrance. » dit-il. Le masque devient visage et exprime dorénavant l’affect. Par la potentialité affective retrouvée, le lien avec la situation de perte peut s’établir. Ma mère est dépressive, c’est un poids, si elle était heureuse, je me sentirai mieux. Je culpabilise à l’idée qu’elle soit malheureuse. Est-ce que c’est pathologique cette espèce de cordon qui nous relie ? La dépression maternelle actuelle est d’abord rendue responsable de la souffrance de Julien, mais, le mot qu’il emploie : « cordon » le propulse dans son histoire à une relation fusionnelle qu’il n’a jamais pu dépasser du fait de l’éloignement paternel et du rapprochement de sa mère lors du divorce. Malheureusement, la dépression maternelle le confronte à une double perte qu’il va toujours s’efforcer d’endiguer pour qu’elle ne coïncide pas à une perte de soi. Tentative vaine car la différenciation d’avec la figure maternelle n’était pas réalisée et que le divorce, avec le traumatisme de la séparation, ne pouvait qu’entériner cette proximité dangereuse. Son fonctionnement était inexorablement voué à l’épuisement et rendu vulnérable aux multiples craquelures provoquées par les situations d’échec. Julien va faire un rêve transitionnel94 qui montre la transformation profonde de son être. La restitution du dialogue thérapeutique montrera les étapes de l’élaboration relationnelle. « Le rêve de la reconnaissance du monstre » Julien : Dans ce rêve, il y avait deux équipes de football. Je jouais dedans, un joueur s’est transformé en monstre, en un monstre caricatural. Tout le monde a eu peur. Il voulait massacrer et dévorer tout le monde, je me suis enfui et je me suis caché dans un coin un peu obscur. Je me souviens, c’était comme entre deux portes, quelque chose comme ça entre deux armoires… 94. Rêve dans lequel on voit la formation caractérielle se défaire de manière concomitante à l’apparition de la formation subjective.
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À nouveau, je pensais être en sécurité et, après, le rêve a changé complètement. Et là apparaît un personnage asiatique, habillé d’une façon assez stricte, militaire, avec un sabre ; en fait, il y avait une personne qui l’accompagnait. Je ne sais pas si c’est son père ou si c’est un maître ou… Il y avait l’idée de… Pas de respect, mais d’écoute… Bon bref, il va sur le terrain de foot et il retrouve les autres. Et dans mon rêve, c’est comme s’il entrait dans l’antre du monstre et ça fait qu’il y découvre des sachets plastiques avec comme des morceaux de viandes découpées, hachées, des tranches qui sont des morceaux humains. Il inspecte tout ça, les morceaux étaient minutieusement placés dans les sacs… Je le ressentais comme ça, comme si c’était à l’intérieur du monstre dans son ventre, en fait là où il vit, dans son repère… Thérapeute : Dans le ventre du monstre ? Julien : Justement, c’était un coin obscur, les morceaux étaient minutieusement placés dans les sacs, j’étais chez le monstre. Thérapeute : À l’intérieur du monstre ? Julien : Dans son ventre, enfin là où il vit, dans son repère. Il revenait sur les lieux du massacre et inspectait tout… Il commence à réaliser, à comprendre que le monstre c’était lui et que c’est lui qui a massacré tout le monde. Thérapeute : Comment il a pu le comprendre ? Julien : Alors ça ? Je ne sais pas. Ça a été comme une révélation, comme si au fond il le savait mais que, en revenant sur le terrain et en voyant les restes humains, il a vraiment compris que c’était lui… Il y avait une idée de peur, d’angoisse quand il a commencé à comprendre que c’était lui ; comme si c’était sous ses yeux et qu’il ne l’avait jamais accepté… Et il y avait après cette idée de recherche. On partait après, en fait, dans la compréhension où il voulait absolument comprendre comment il avait pu faire ça, comment il avait pu en arriver là ! Voilà, une recherche du passé, des évènements…Voilà, c’était un rêve comme ça ! Ça s’est fini comme ça. Je l’ai ressenti comme un appel vers le passé, vers la compréhension.95 Au risque de la différenciation Le travail thérapeutique a conduit Julien à réaliser un processus de différenciation mais au terme de celui-ci, il va rencontrer la figure du monstre. Un joueur comme les autres, que rien ne différenciait, se transforme en monstre. Dans cette première partie du rêve 95. Souligné par moi.
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et à l’instar du premier rêve de massacre, Julien reste encore dans une position d’observateur jusqu’à ce qu’une autre phase avec un personnage asiatique portant un sabre accompagné d’un maître, ou d’un père, le place dans une position d’acteur où il se reconnaît dans le monstre. Deux choses sont à noter : la première est sa passion depuis l’enfance pour les samouraï ; une passion qui amena son père à lui offrir un sabre. Deuxièmement, le personnage asiatique marque la différence mais, dans cette accession à la différence, il n’est pas seul : le thérapeute apparaît dans le personnage du maître ou du père avec l’idée d’écoute et de respect. L’acteur du rêve peut alors découvrir le carnage réalisé. Il se passe alors un moment de confusion qui se traduit dans le récit onirique : confusion des limites entre le dedans et le dehors, entre la tanière et le ventre du monstre, confusion aussi entre le personnage dans le rêve et le narrateur. Le rêve devient la scène à partir de laquelle le jeune homme peut parler de lui par l’intermédiaire d’un personnage fictif qu’il devient graduellement. Tout se passe comme si l’image dédoublée n’en reformait plus qu’une seule. Puis le rêve revient sur la thérapie avec l’idée de recherche et de compréhension et pose une question essentielle : « comment a-t-il pu en arriver là ? ». À travers le rêve, Julien interroge les conditions de formation de ce qu’il est aujourd’hui et de sa problématique, figurée par le monstre, en faisant apparaître l’histoire dans une recherche vers le passé. Allons un peu plus loin dans la compréhension en relation avec les affects refoulés : Thérapeute : Comment comprends-tu ce rêve ? Julien : Ben, pour la première fois, c’est clair que le monstre et l’être humain, c’est moi, quoi, les deux ! C’est la première fois que d’une façon aussi claire, je m’avoue à moi-même dans un rêve qu’il y a une part de moi refoulée de violence ou peut-être de honte… Tout ce que j’ai réprimé en moi, peut-être de salissure, je ne sais pas, qui est accepté, voilà… Peut-être aussi accepter une part de haine et de violence refoulée aussi puisqu’il y a toujours un carnage. Donc, pour une fois, je comprends que c’est moi qui le fais. Avant, j’étais extérieur quand il y avait des carnages, j’étais… Je ne participais pas, j’étais comme spectateur et là, je comprends pour la première fois que c’est moi qui l’ait fait et je l’ai compris dans mon rêve… Thérapeute : Qu’est-ce que tu ressens ? Julien : Ben, ça m’a fait du bien. J’avais vraiment l’impression de ressentir comme une rencontre intérieure entre deux Moi, entre 148
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deux mondes en fait… Peut-être que je suis en train de retrouver une certaine unité. Thérapeute : Entre deux mondes ? Julien : Oui, vraiment. C’était vraiment ça dans ce rêve … Thérapeute : Tu les qualifies comment ? Julien : Ben, disons, deux mondes intérieurs… C’est moi en fait… Sauf qu’il y avait le personnage apparemment qui commence à devenir plus courageux : il a un sabre, il retourne sur les lieux du carnage, sur le passé… Donc, à partir de là, c’était obligé qu’il comprenne ce qui se passe. Il a eu le courage de retourner et puis après, la créature… Il n’y avait pas d’idée de violence, ce n’est pas non plus deux mondes séparés, ils vivent ensemble, l’un et l’autre ne sont pas deux êtres différents… C’est le même univers, c’est le même monde, sauf que voilà, il n’a pas toujours la même face… Mais voilà, c’est vrai que le rêve est positif car il n’y a pas l’idée de tuer le monstre après, mais peut-être l’idée de comprendre que c’était lui, le monstre, ça pouvait lui permettre de ne plus le devenir, d’éviter de recommencer, en tout cas, les carnages… Commentaire Grâce au rêve, les deux faces que Julien pense avoir peuvent se rejoindre : l’être humain et le monstre ; et, dans le même temps, il identifie en lui plusieurs sentiments : la violence, la haine, la honte et la salissure. De même, le spectateur est devenu acteur. Différents éléments sont donc pris dans ce mouvement d’unification. Il ressent cette unité et la traduit par l’idée de ne pas se séparer brutalement d’un des termes au profit de l’autre (« il n’y avait pas l’idée de tuer le monstre »), les termes sont complémentaires (« les mondes vivent ensemble depuis longtemps ») et ils ne sont pas non plus deux êtres différents car ils se réunissent au sein d’un même sujet. Refoulement et subjectivité sont coextensifs, ils opèrent l’un sur l’autre. La volonté de compréhension prend la place occupée précédemment par son déni avec la perspective d’une transformation (« ne plus devenir monstre, éviter de recommencer les carnages »). Mais d’où vient cette idée de monstre ? Quelle est le fondement de la salissure ? Thérapeute : C’est quoi ces carnages, cette salissure ? Julien : Dans le rêve ou ce que je pense ? Thérapeute : Les deux. Julien : Dans le rêve, il n’y avait pas de raison. Comme les autres, le joueur s’est transformé subitement. Dans la vie, c’est 149
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complexe, je ne sais pas si cette idée de carnage, de dévorer, de tuer… Je ne sais pas si c’est une haine profondément enfouie bien sûr. Une haine, une violence extrême mais je pense qu’il y a aussi l’idée de se voir comme une créature monstrueuse, de sentir que ma présence déplait, comme si mon corps était sale, comme si les gens m’aimaient pas mon contact… Comme si… Oui, comme si j’étais sale. C’est un peu comme ça. Thérapeute : Qu’est-ce que tu ressens ? Julien : En bien, Ben, c’est bizarre, on sent que je dis des choses qui reviennent de loin, comme si j’avais le corps un peu secoué par ce que je dis… Bizarre… Thérapeute : Secoué ? Julien : Un peu frêle quoi, comme si c’étaient des échos lointains et qui… Les paroles, ça touche en même temps le corps et l’esprit. Commentaire L’aspect figuratif de la symptomatologie de Julien se révèle à travers la métaphore du monstre. Une créature monstrueuse sale comme le corps qu’il possède et dont les gens fuient le contact. En transpirant abondamment, Julien a l’impression d’être sale et, ne voulant pas que les gens s’en aperçoivent, il maintient une distance par un retrait relationnel. Dans ce cas, le symptôme corporel sans ancrage organique est de même essence que l’imaginaire, il peut être un langage et le conflit s’exprime dans le corps imaginaire. Le corps du jeune homme vibre maintenant dans les mots qu’il prononce comme l’effet d’échos lointains ; l’unité entre l’affect et la représentation, entre le corps et l’âme, est en train de s’effectuer mais reste encore partielle car il existe toujours une rupture chez Julien entre son fonctionnement et la situation dans laquelle celuici s’est construit.
La constitution du monstre Thérapeute : Tu dis que tu te vis un peu comme un monstre ? Julien : Oui… Ben, oui. Thérapeute : Comment tu le comprends ? Julien : Ben, c’est une partie de moi que j’ai complètement réprimée, donc c’est comme un intrus quelque part. J’avais une image de ce que j’étais, j’avais une image de ma vie, j’avais une image du 150
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bonheur peut-être et en fait… non quoi, ça n’a jamais fonctionné car au fond de moi, je savais très bien qu’il y avait quelque chose de sale, de problématique, de… Oui, de monstrueux, même si ce n’est qu’une image, le monstre peut symboliser aussi le problème, la problématique que je n’ai jamais pu m’avouer. Thérapeute : Oui, mais pourquoi apparaître comme un monstre ? Julien : Le monstre, c’est celui que tout le monde déteste, celui dont on a peur ou que les gens évitent et, peut-être, je me suis senti responsable de… Dans mon enfance… peut-être, de la souffrance de ma mère ou… Ou de son manque d’affection. Je pensais que j’étais responsable, moi, de ne pas avoir eu droit à son affection ou quelque chose comme ça et donc je me suis replié sur moi-même. Thérapeute : De ne pas avoir eu droit à son affection ? Julien : Oui, comme si c’était de ma faute… Oui, de ma faute. Thérapeute : Qu’elle ne t’aime pas ? Julien : Oui, il y a cette idée. Commentaire Le thérapeute va insister sur la raison d’existence du monstre. Pourquoi le monstre ? Le travail de lien peut se réaliser et Julien fait apparaître la situation de divorce à l’âge de 2 ans et la dépression maternelle consécutive. Il révèle les termes d’une situation conflictuelle dans laquelle il était pris : il se sent à la fois responsable de la souffrance de sa mère qui est tout pour lui (objet unique) et du fait qu’il n’était pas digne de son affection (si l’objet unique ne dispense pas son amour à l’enfant, c’est que celui-ci n’est pas digne d’amour, l’enfant est donc mauvais. Le retrait dépressif maternel va être interprété en ce sens). Cette responsabilité va s’étendre au divorce. La figure du monstre se compose ainsi : être mauvais et cause de destruction de l’être aimé, de sa souffrance. La seule possibilité qu’il reste pour Julien est de se mettre à distance, d’effectuer lui-même un retrait relationnel. La symptomatologie y participe et il doit camoufler le plus possible le monstre qu’il est. Une apparence adaptative adoptée des bandes dessinées se forge en lui donnant un visage plaqué. Cette carapace tiendra jusqu’à ce que des situations de séparations affectives et le passage d’examens viennent y inscrire des failles, le refoulement cède laissant poindre les symptômes révélateurs du monstrueux en lui. Thérapeute : Qu’est-ce que tu aurais pu faire pour qu’elle ne t’aime pas ? 151
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Julien : Oui, Alors là ! J’avais deux ans… Peut-être, je ne sais pas… Ne pas l’avoir, tout simplement par ma présence, rendue heureuse. C’était déjà difficile quoi ! Thérapeute : Qu’est-ce que tu veux dire ? Julien : Ben que, une mère, quand elle a des jeunes enfants, surtout quand elle est censée s’occuper d’eux, devrait être heureuse quand même au quotidien de les avoir ; même si sa vie a été plus difficile quoi ! Elle devrait pouvoir quand même leur porter une certaine attention et là … Je ne ressens pas ou je ne veux pas me souvenir… Et même si je demandais à ma mère, je ne sais pas si elle pourrait me donner une réponse valable mais en tout cas, ce que j’ai ressenti, c’est ça ! C’est comme un manque d’amour, un manque de soutien, un manque de… De construction, comme si l’on ne m’avait pas aidé à me construire, on ne m’avait pas aidé à vivre, à être aimé… Comme si je n’avais pas été habitué à tout ça. Commentaire Un autre rêve, fait la nuit suivante, montre la transformation du monstre et, à travers lui, l’accès à une reconnaissance affective : Julien : C’était à la plage, devant mon club de surf, il y avait une espèce de … On était tous ensembles, tous ceux du club, et il y avait une espèce de créature qui est sortie de l’eau. C’était une espèce de mélange entre un chien pas très grand, de taille moyenne avec une espèce de gueule qui ressemblait plus à une gueule de requin… Donc, une espèce de créature amphibie entre un chien et un poisson-requin avec surtout des mâchoires monstrueuses qui… C’était vraiment à avoir peur… Et étrangement dans ce rêve, cette créature va au milieu de tout le monde et personne ne ressent ni de la peur, ni ne la juge en fait. Les gens la regardent curieusement peut-être, mais sans plus… Et la première idée qui vient aux gens : c’est que cette créature a l’air toute gentille, en fait comme un petit chien qui cherche de la compagnie, elle était au milieu des hommes et… La première idée qui est venue à certains, c’était de dire qu’elle n’est pas de ce monde et qu’elle ne doit pas rester au milieu d’entre nous parce qu’elle va finir par s’étouffer. Donc, l’idée que l’on avait eue c’était de la prendre et de la remettre à l’eau et, étrangement, la créature est vite ressortie de l’eau pour revenir au milieu des hommes, au milieu des gens. Ben là, les gens ont commencé à être un peu surpris mais… Et c’est là que, dans le rêve, apparaissent complètement différemment, (on aurait dit que les autres gens n’y étaient plus), mon grand-père et mon oncle qui, en rigolant, disent 152
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qu’on n’aurait pas dû accepter cette créature parmi nous, qu’elle allait nous apporter des problèmes, des maladies, que finalement on aurait dû la tuer, la découper, la manger… Un truc comme ça, en rigolant, mais ils ne le faisaient pas… Thérapeute : Comment penses-tu ce rêve ? Julien : Une fois de plus, je pense que le monstre c’est encore moi mais, ce coup-ci, il apparaît d’une façon où, déjà, il ne fait pas mal aux gens. Et les gens, finalement, ne le jugent pas ; à la limite, ils auraient peur qu’il lui arrive du mal. Ils avaient peur qu’il étouffe en fait. Ils pensaient bien faire en le remettant chez lui. Après, la créature retournait, mais finalement, les gens l’acceptaient, sauf pour mon grand-père et mon oncle qui symbolisent une certaine dureté… Leur intervention marque peut-être une espèce de protection, d’armure… Mais j’étais, pour une fois, une créature sympathique… Thérapeute : Un changement par rapport au monstre ? Julien : C’est sûr ! Commentaire Encore une fois le rêve relate la transformation subjective de Julien, le passage de l’animal monstrueux à une créature sympathique (poisson-requin/chien), en relation à d’autres personnes ; et les gens sont maintenant protecteurs. Toutefois, deux personnages se détachent du groupe, l’oncle et le grand-père, ils constituent les figures autoritaires ayant participé, dans l’histoire de Julien, à l’édification de sa cuirasse caractérielle. Julien investit dorénavant la relation sans qu’une violence n’ait besoin d’être refoulée. La symptomatologie qui participait à maintenir une distance avec l’autre disparaîtra progressivement en même temps que l’image du monstre.
Conclusion Ce travail présente une pensée qui, au fil des années, a procédé par continuité mais aussi par ruptures, pour aboutir à terme à tout autre chose que le projet initial. L’intention de départ consistait à essayer d’appréhender l’influence que pourraient avoir le rêve et l’affect sur la pathologie lorsque se dissout progressivement la situation d’impasse. Ceci, il 153
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faut bien le reconnaître, par le biais d’une causalité circulaire insuffisamment maîtrisée. Partout, la présence de liens circulaires rend illusoire la tentative de circonscrire et d’isoler un des termes du cercle interactif dans le but d’étudier son impact sur le phénomène pathologique. Sans cesse, on est renvoyé d’un point à un autre, du corps au rêve, du rêve à l’affect, de l’affect à la relation, de cette dernière à la maladie et, à chaque passage, la complexité s’intensifie, brouillant la clarté que l’on pensait approcher. J’en étais arrivé à conclure que le rêve, l’affect et la relation échappent fondamentalement à la démonstration et à un découpage scientifique comme il serait possible de le faire pour des objets réels. Cependant, au fil de l’analyse, l’attention s’est peu à peu déplacée vers un autre point d’intérêt : le processus de subjectivation. Entre l’impasse objectivée dans le rêve, l’affect projeté et la reprise par le sujet de sa propre construction : tout un processus de maturation de la pensée ; mais le point d’arrivée est-il si éloigné du point de départ ? Cela peut en avoir l’apparence si l’on ne prend pas en compte l’une des fonctions du rêve : la fonction d’unification. Lors des premiers exposés, la réflexion se portait sur le processus d’objectivation (du sujet et de ses affects, de la situation d’impasse etc.), un mouvement projectif que je tentais de corréler avec les modifications de la symptomatologie clinique. Mais ce n’était que la partie d’une dynamique plus complexe. Il fallait introduire de manière complémentaire un rapport de réflexivité. En effet dans le rêve, l’objectivation de soi (ou de son enfermement) par le sujet n’est qu’un maillon nécessaire pour que le rêveur, par un effet réflexif, crée d’abord une distanciation puis débute la reprise d’un processus de construction de lui-même ; celui qui a été stoppé par une situation d’impasse ou par l’étau d’un conformisme implacable. Cette reprise est permise par la dissolution concomitante de l’impasse. Par sa fonction objectivante, le rêve invite alors le sujet à un nouveau rapport à soi-même et conduit à sa transformation. L’objectivation du sujet, coïncidant avec le mouvement projectif constitutif du rêve, n’est donc qu’une première phase sur laquelle prend appui une activité réflexive pour ouvrir sur un « devenirsujet ». Cependant l’affirmation de l’imaginaire, les diverses modalités de subjectivation peuvent se heurter à des procédés de normalisation ou à des mécanismes d’enfermement ; à une fonction diagnostique et critique du rêve succède une fonction stratégique car 154
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l’unité du sujet ne se construit pas sans heurts ni sans résistance. À un moment donné, elle rencontre les conditions qui ont présidé au banal et à sa pathologie. Ainsi, même si les premiers écrits composant cet essai ne poussent pas l’analyse jusqu’à son terme, ils deviennent cohérents par leur inscription dans ce mouvement stratégique plus vaste. Quant à la question de l’apparition de l’affect dans le rêve et de son influence sur la pathologie, elle ne se pose plus car, au final, le processus de subjectivation mène à l’unité. Et, cette dernière fait disparaître toute question relevant d’une dualité psychique/somatique ; le concept de relation qui traverse de part en part cet essai le laissait présager. Enrichi des avancées précédentes, le champ du corps relationnel et de ses pathologies s’ouvre alors à de nouvelles interrogations et explorations96.
96. Voir Pierre Boquel, Les pathologies du corps relationnel, 2008, à paraître.
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Annexes
Annexe 1 - le koan La plupart des koan ont été compilés au XIIe et XIIIe siècles de notre ère. Avec la posture assise, le koan est l’un des principaux outils d’enseignement du bouddhisme zen. Le koan de base pour les nouveaux pratiquants est habituellement : « Le chien est-il de la nature de Bouddha ? » Une des meilleures réponses (elle n’est pas unique) est : « mu », qui signifie « vide » ou « non ». Mais le vide n’est pas « rien » aussi ce « non » n’est-il pas un « non » absolu, plutôt un « non, mais… » Pour le dire un peu rapidement ou dans un de ces états particuliers de la conscience (mushin, hishiryo), « mu » c’est à la fois oui et non, un au-delà du oui et du non. De plus, le kanji « mu » est prononcé « wu » dans sa phonétique chinoise. Or « wu », c’est un aboiement. Et quelle meilleure position pour comprendre une chose que de se mettre à la place de cette chose ? L’interrogation sur la bouddhéité du chien trouve-t-elle donc une de ses plus subtiles réponses dans un aboiement qui ne signifie ni oui ni non. Il s’agit d’expérimenter, de façon simple, l’au-delà de l’affirmation et de la négation, l’au-delà de la contradiction, et, en ce sens, de dépasser la dualité du langage ordinaire. C’est là, on l’a reconnu, tout le génie de la pensée bouddhique, qui, sans cesse, tente d’aller au-delà de la dualité, que ce soit entre sujet et objet, entre connaissant et connu, entre moi et autrui, entre immanent et transcendant, entre relatif et absolu.
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Annexe 2 – Les schémas optiques de Lacan
Figure 5. L’illusion du bouquet renversé de Bouasse – séminaire 24 février 1954. Cette expérience relate une illusion d’optique produite par un dispositif particulier : une boite fermée sur trois côtés mais ouverte du côté d’un miroir concave. Un bouquet est placé à l’envers, renversé par rapport à un vase. L’œil, situé dans une position précise, perçoit, dans l’image renvoyée par le miroir concave, le vase contenant le bouquet. Pour Lacan, la possibilité de cette image réelle situe la place symbolique du sujet par rapport à l’Autre. Dans son séminaire du 24 mars sur les Écrits techniques de Freud, Lacan se servira ensuite un deuxième schéma « le schéma au deux miroirs » dans son élaboration de l’image du corps. Pour cela, il inverse vase et bouquet, faisant du vase reflété la métaphore d’une image du corps contenante et unifiante.
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Figure 6. Le schéma optique de Lacan, séminaire 24 mars 1954. Lacan va complexifier le schéma optique en y introduisant un miroir plan. Il utilise un jeu entre image réelle (miroir concave) et image virtuelle (miroir plan) pour délimiter l’espace des formations imaginaires.
Figure 7. Schéma optique du séminaire du 31 mars 1954.
Annexe 3 – Épilepsie Grand Mal Symptômes de la crise d’épilepsie : La crise tonico-clonique (Grand Mal) La crise tonico-clonique débute parfois par un cri et la perte de conscience est immédiate et totale. Un spasme tonique de 10 à 159
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20 secondes marque le début. Tous les muscles sont contractés, la respiration est bloquée, le patient est cyanosé. Les globes oculaires sont révulsés. La tête est rejetée en arrière, la constriction des mâchoires peut entraîner la morsure de la langue. Des sueurs, une tachycardie, une hypertension artérielle, l’hypersalivation sont les phénomènes neurovégétatifs le plus souvent associés. À cette phase tonique, succède une phase clonique, parfois annoncée par une fine trémulation des membres. Elle se caractérise par des secousses (convulsions) des membres et de la face, de plus ou moins grande amplitude, qui s’atténuent progressivement. Cette phase dure de 30 secondes à 3 minutes. La perte des urines est fréquente. À la fin de la phase clonique, le patient se trouve en hypotonie complète. Un coma post-critique avec respiration bruyante marque la fin de la crise et le sujet se réveille progressivement en gardant un état confusionnel quelques heures. Il existe parfois une « aura » qui prévient le patient de la survenue prochaine d’une crise ; c’est souvent une impression de malaise mal défini, d’étourdissement ou d’angoisse. Cette aura peut avoir une grande valeur localisatrice. La fréquence des crises varie d’un malade à l’autre : de plusieurs crises par jour à une crise tous les trois ans... Certains facteurs semblent les favoriser : manque de sommeil, émotions, hyperpnée, bruits, stimulations visuelles intermittentes (télévision, effet stroboscopique etc.) La maladie estompe son potentiel évolutif en dix à douze ans dans nombre de cas.
Annexe 4 - Thyroïdite Auto-immune et symptôme d’hypothyroïdie Les signes cliniques de l’hypothyroïdie sont manifestes quand l’insuffisance en hormones est installée après la destruction de la thyroïde par le système immunitaire. Ils sont liés à ralentissement global de tous les métabolismes de l’organisme : Le sujet fonctionne au ralenti. On observe une prise de poids, une frilosité, la fatigue est majeure. Sur le plan cutané : le visage est infiltré, grossi, “lunaire”. Les traits sont épaissis, les paupières sont lourdes, le teint est jaune. La langue est grosse. Les poils sont rares et cassants (cheveux, sour160
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cils, poils pubiens et axillaires), la peau est sèche et froide. Les ongles sont cassants et striés. Les doigts sont boudinés. La voix est rauque, l’audition est diminuée. Toutes les actions sont ralenties (ralentissement psychomoteur). Il existe une indifférence générale, un manque d’énergie, jusqu’à un véritable syndrome dépressif. Les crampes sont fréquentes et douloureuses, il existe des douleurs des articulations. Des troubles de règles sont présents : absence de règles, infertilité, écoulement mammaire.
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Partie 2 Hervé Boukhobza
L’affect dans tous ses états Quelques contributions à la théorie relationnelle
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Avant-propos Sont ici proposés trois volets d’une contribution à l’étude de l’affect du point de vue de la théorie relationnelle, et partant, de façon plus générale, à celle d’un certain nombre de questions posées par la théorie elle-même. Le premier chapitre reprend en substance en les approfondissant deux communications faites l’une à Paris, l’autre à Montpellier, sur le thème de l’attitude thérapeutique qui, en fonction des paramètres qui la définissent et qui découlent directement de ce qu’être en relation veut dire, permet l’ouverture du champ des possibles dans le sens d’une restauration identitaire du sujet. L’affect, en tant que paramètre fondamental de la relation et de la subjectivité, y est constamment convoqué. Le deuxième chapitre s’intéresse, en le développant, au thème des couleurs dans le rêve, d’une part en raison de la régularité de leur occurrence et de la signification qu’elles revêtent, et, d’autre part, du fait que leur lien étroit avec l’affect et la représentation nous permettra de développer un certain nombre de données inhérentes au processus thérapeutique lui-même et la manière dont l’affect se présente, en suivant les modalités de cette présentation et leurs implications théoriques. Le troisième chapitre enfin propose une réflexion sur le destin des affects en fonction d’un axe théorique fondamentalement différent de celui de la psychanalyse en lui accordant un plein statut du refoulement et en lui reconnaissant deux de ses caractéristiques principales, sa qualité subjective et sa corporéité. Un détour par la théorie de l’attachement, tout comme la nôtre à filiation relationnelle, nous permettra de saisir par l’observation directe les premiers destins de l’affect en général, mais aussi ceux qui résultent de situations traumatiques en particulier, en mesurant combien leur ins167
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cription, sur fond de patterns éthologiques à disposition du sujet, est éminemment relationnelle. Une précision toutefois, le ton ne se veut absolument pas polémique. La dette envers Freud est grande. Mais c’est le propre de la pensée d’être en mouvement et de s’ouvrir à de nouvelles possibilités et à de nouvelles théories, notamment lorsque la clinique butte sur des impasses thérapeutiques que l’évidence ne peut faire autrement que de les mettre en relation avec des impasses théoriques. Sami-Ali, en développant patiemment au long de nombreuses années une nouvelle théorie, la théorie relationnelle, a posé les jalons de nouvelles bases conceptuelles qui ont emprunté chemin faisant le concept ambigu de psychosomatique pour aujourd’hui s’en détacher. L’usage de la dénomination théorie relationnelle est en effet récent et ne pouvait se faire qu’après la mise en place de tous ces jalons. C’est ce qui nous permet de dire avec lui aujourd’hui que nous sommes arrivés à un nouveau point de départ.
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Chapitre I Théorie relationnelle et attitude thérapeutique
Avertissement Si ce texte vient prendre place dans un ouvrage consacré à l’affect, c’est que s’y décrivent un ensemble de modalités qui lui sont propres ainsi que différents destins dont il peut être l’objet, d’une part, et que, d’autre part, il est indissociable des autres paramètres de la relation comme notamment le rêve auquel il est régulièrement mêlé et qui constitue, avec lui, la trame de cette communication. Ceci est la première raison. La deuxième est qu’on ne saurait aborder la question de l’affect sans tenter de définir une attitude thérapeutique adéquate qui en permette l’émergence et la récupération, selon des modalités qui sont inhérentes à la manière dont aura pu se positionner et s’engager le thérapeute en fonction d’articulations régulièrement observables pendant le cours d’une thérapie. De ce point de vue, des notions comme celles de “transfert”, de “répétition des besoins”, de “régression”, entre autres, que j’écris entre guillemets, gagnent à être revisitées.
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Introduction et définitions Parler de théorie relationnelle nécessite de définir au préalable ce qu’on entend par relation et l’attitude thérapeutique qui en découle. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous allons nous arrêter quelques instants sur ces définitions afin de mieux saisir les enjeux, les articulations essentielles et les aspects fondamentaux d’une thérapie relationnelle. Le principe fondateur de la théorie relationnelle est en effet le constat du primat de la relation qui, plus que tout, permet de saisir l’être dans son unité. Par relation, il faut entendre l’ensemble des modalités de fonctionnement dont l’être est doté onto- et phylogénétiquement faites pour et aptes à se déployer dans la rencontre avec autrui qu’elles précèdent, englobent et dépassent. Elles s’inscrivent dans un continuum espace-temps tel que la relation est opérante non seulement pendant le temps effectif de la rencontre, mais aussi avant et après celui-ci. S’y actualisent un ensemble de phénomènes qui la caractérisent et qui sont particulièrement observables, mais non exclusivement, pendant le temps de la rencontre. Parmi ceux-ci : le rêve, l’affect, la mémoire, la capacité à faire des liens, tous reliés entre eux et pris eux-mêmes dans ce continuum espace-temps. Sami-Ali définit la relation selon quatre paramètres qui, selon le pôle où ils se situent, déterminent le plus ou moins grand développement, épanouissement de l’être et en annoncent la capacité libératrice et les possibilités de progrès. Ces paramètres sont : le rêve, l’affect, l’espace et le temps. Je ne saurai trop recommander au lecteur de lire avec attention les pages qu’il consacre à leur définition dans son ouvrage Corps et âme, pratique de la théorie relationnelle97. Le rêve : il se caractérise par son absence ou par sa présence, avec tout un ensemble de nuances intermédiaires. Il faut entendre par là bien entendu le souvenir du rêve, celui-ci obéissant d’abord et avant tout à un programme génétique nécessaire au maintien de l’homéostasie de l’individu. Son occurrence est donc par conséquent permanente, avec un pic lors de la phase paradoxale du sommeil, comme cela a maintenant été bien établi. S’observent notamment son retour quand il faisait défaut, l’enrichissement de sa qualité quand il était présent, la mise en place de 97. Sami-Ali, Corps et âme, Dunod, Paris, 2003, pp. 5-18.
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modalités particulières comme nous le verrons dans cet article, où le rêve présente la problématique du patient et son plus ou moins grand degré de résolution en fonction des différentes étapes franchies au cours de la thérapie, et qui sont liées pour une bonne part, comme du reste l’ensemble des paramètres de la relation, à l’attitude thérapeutique adoptée. L’affect : là aussi, présence ou absence. Quand il fait retour, il se présente également selon des modalités particulières qu’il importera de préciser. Le rêve en est souvent un des supports essentiels, montrant la façon dont il se récupère, incluant même parfois la personne du thérapeute, ce qui est une indication précieuse sur la manière avec laquelle opère la relation thérapeutique. L’espace : il se mesure également en fonction du degré de récupération subjective. Là encore des données semblables se repèrent : présentation via le rêve et intégration d’éléments de l’espace thérapeutique. Avec plusieurs étapes observables, comme notamment l’oscillation entre une instance interdictrice et une volonté libératrice. Le temps : un distinguo s’opère entre temporalité objective et temporalité subjective qu’il s’agit de récupérer. Où il apparaît régulièrement une temporalité prise dans les filets de l’impasse relationnelle du sujet et dont elle n’est qu’un des reflets. Sa mise en évidence et sa transformation par le truchement de la relation thérapeutique sont des données essentielles. Mais aussi : temps bloqué, temps débloqué où la notion de retour est fondamentale et s’oppose radicalement à celle de régression. Autres aspects liés au temps : celui des âges, des dates, des anniversaires auxquels la théorie relationnelle peut apporter sa contribution. Autant d’aspects fondamentaux dont toute la richesse se déploie au cours des thérapies pour peu qu’on y prête attention et qui dépendent pour une bonne part de l’attitude thérapeutique. Par attitude thérapeutique, il faut entendre un positionnement et un engagement du thérapeute tels que la relation puisse produire ses effets. Selon que le thérapeute se sera en effet situé selon tel ou tel axe, aura su ou pu répondre favorablement à la demande et aux attentes du patient, notamment sur le plan de la confiance, toute la suite et le déroulement d’une thérapie pourront en dépendre. Le fil conducteur propice à la mise en évidence de ces données est la prise en compte de l’ensemble des paramètres de la relation que nos venons de citer et leurs diverses manifestations. Parmi eux, le rêve et l’affect occupent une place centrale, et bien des aspects 171
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que je voudrai souligner concernant l’attitude thérapeutique se sont révélés par leur truchement. Commençons par aborder la notion des rêves programmes et les schémas transférentiels qu’ils contiennent.
Le rêve programme La notion de rêve programme proposée et définie par Sami-Ali est venue du constat que dès les tous premiers rêves le patient présentait une image condensée et saisissante de sa problématique, telle qu’il se la représente, et qu’il nous la présente, au moment où il nous rencontre. L’observation clinique vérifie régulièrement ce constat qui donne à la notion de rêve programme une valeur véritablement sémiologique, comme pour beaucoup d’autres notions que nous développerons par la suite. Outre de nous indiquer l’état des lieux, le rêve programme contient également des indications précieuses, telles des propositions, des perches tendues, des demandes adressées au thérapeute et que celui-ci gagne à entendre tant les conséquences peuvent en être déterminantes. Les exemples sont nombreux. En voici quelques-uns qui illustrent cette notion de rêve programme et différents aspects qu’il peut revêtir. Une remarque toutefois. Ce terme pouvant prêter à confusion, il est utile de préciser ce qu’on peut entendre par là. Il faut l’entendre à la manière d’un programme d’une pièce de théâtre, d’une représentation dont le scénario est connu, fixé à l’avance. À ceci près que, au moment où le patient nous présente ce programme, une bonne partie de la pièce est déjà jouée. Elle inclut par conséquent déjà, nécessairement, le passé et le présent. Passé cependant souvent tronqué, par occultation de pans entiers de l’histoire du sujet que la relation thérapeutique, en ce qu’elle réactive la mémoire, est à même de laisser ressurgir dans des moments d’une particulière intensité. Mais il importe aussitôt de rajouter qu’elle contient aussi l’avenir. L’avenir non pas comme une prémonition, ni avec l’idée que tout serait joué à l’avance, mais l’avenir comme une projection que le patient, en fonction de ce qu’il est hic et nunc, a de lui-même. En ce sens, on ne peut appréhender le patient sans cette perception que l’être qui se présente à nous se présente dans son entièreté, passé, présent, et avenir. A nous, patient et thérapeute, d’en déjouer l’augure. C’est tout l’enjeu d’une thérapie. C’est toutes les raisons pour 172
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lesquelles humilité et réceptivité sont de première importance et de première nécessité pour relever un tel challenge. Programme il y a bien, mais programme agencé selon un présent qui est, un passé qui a été et un avenir qui existe en fonction de la projection que le patient en a. De la reconstitution de scènes de la pièce qui avaient été gommées, laquelle dépend pour une bonne part de l’attitude thérapeutique qui aura prévalu, et au cours de laquelle le patient ne sera plus le simple spectateur de sa propre histoire mais le principal acteur, la possibilité nous sera donnée d’assister à de radicales transformations touchant au plus profond de l’identité du sujet, pour une nouvelle redistribution des rôles et une nouvelle écriture de son histoire. Car en matière de théorie relationnelle, aborder la question du programme ne saurait se faire sans aborder celle de son changement radical.
Une histoire de pommes Mr O. est un patient d’une trentaine d’années souffrant d’une calvitie précoce pour laquelle il a déjà consulté plusieurs médecins et qui l’a conduit à se faire faire plusieurs implants capillaires. Cela a tourné chez lui à l’obsession quasi délirante. Ce problème l’a véritablement miné, plongé dans un profonde dépression, révélant une personnalité limite. Au point qu’il a dû cesser son activité professionnelle. Il vit chez ses parents. Le contexte relationnel est particulier : mère dépressive de longue date, ayant souvent proféré des menaces de suicide ou d’abandon du domicile familial ; père résigné et soumis au dictat de son épouse. Il a un frère et une sœur aînés. Son frère est psychotique et passe une bonne partie de sa vie dans les hôpitaux psychiatriques ; sa sœur est mariée et a deux enfants. Elle-même a fait une psychose puerpérale à la naissance de sa fille, son deuxième enfant, mais a repris une vie parfaitement normale par la suite. La configuration familiale est donc particulièrement grevée au plan psychiatrique, ce qui ne laisse pas de s’interroger. On retrouve cependant dans l’anamnèse un élément susceptible d’apporter un certain éclairage : le couple parental est décrit comme un couple qui s’entendait fort bien jusqu’à ce que le père, autour de la trentaine, eut lui aussi une calvitie précoce et complète ; aux dires du patient (j’en ai eu également la confirmation par sa sœur) 173
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cet événement transforma la vie du couple. La mère en fut profondément troublée et commença à déprimer tout en menant la vie dure à son mari. Bien que cela soit insuffisant à la compréhension de l’ensemble, il est sans doute utile de préciser que cette femme est décrite comme particulièrement belle et que les deux formaient un beau couple, du moins tant que le mari avait encore tous ses cheveux, selon sa propre perception. Elle avait tout axé autour de la beauté, ce qui contrastait singulièrement avec une absence de démonstrativité affective dont les enfants semblent avoir particulièrement souffert. Autant dire que pour être aimé par cette mère, il fallait être beau, et surtout pas chauve! C’est ainsi qu’elle exhorta sans cesse sa fille de ne surtout pas épouser un homme chauve et qui ne saurait pas de surcroît bricoler, ce qui guida effectivement son choix en fonction de ces deux critères. Ceci étant posé, voici le premier rêve que ce jeune homme m’apporta : Il se trouve face à un arbre aux branches bien ordonnées. C’est un pommier. Il est rempli de grosses pommes dorées, brillantes. Une particularité cependant : l’arbre ne porte aucune feuille. Quand je lui demande ce qu’il en pense, il me dit qu’il trouve cela beau98. Tout est dit en une image, en un mot. Il n’est pas difficile de comprendre que cet arbre le représente. À l’égal de lui-même, il n’a pas de feuilles, c’est-à-dire pas de cheveux. On mesure l’importance accordée à la calvitie, chaque pomme, lisse, dorée, brillante est sa propre représentation, dupliquée à l’infini, occupant tout l’espace, dans un ordonnancement et une fixité que rien ne saurait ébranler. À ceci près que, et c’est là un des aspects fondamentaux et souvent retrouvés dans ce type de rêve, le patient le trouve beau, et il le signifie au thérapeute. Un message lui est adressé, et la manière dont il sera reçu fait partie intégrante de l’attitude thérapeutique. La calvitie occupe tout le tableau, la culpabilité est à son comble. La disgrâce le prive d’un lien ténu à l’amour, supposé, maternel. Et pourtant il veut croire qu’il est peut-être beau, malgré le handicap. 98. On ne peut s’empêcher de penser, au travers de cette histoire, à la légende du jeune berger Pâris qui, pour posséder Hélène, offrit la fameuse pomme d’or à la déesse Vénus, pomme justement destinée à élire celle qui serait la plus belle. Où pomme et beauté sont intimement liées, tout comme pomme et désir dans la légende biblique. La pomme paraît indéniablement liée dans l’histoire judéo-chrétienne, mais aussi dans la mythologie grecque, à la culpabilité. Lire sur le thème de la beauté Le jugement de Pâris de Hubert Damish, Flammarion, Paris, 1992.
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Handicap en fonction du regard maternel, essentiel, mais pas de celui du thérapeute. Et c’est peut-être cela qui pourra changer la donne. Encore que pour ce faire, un glissement de sens devra s’opérer, allant de la beauté plastique, esthétique, sur laquelle se cristallisent toutes les inhibitions et problématiques familiales, à une beauté plus subjective, plus profonde, celle de la reconnaissance en l’être de son statut de sujet singulier, et de ses multiples possibilités.
La faux et le sanglier Me S. est une jeune patiente de 32 ans, mariée, deux enfants, deux petites filles âgées de cinq ans et demi et trois ans, atteinte d’un cancer du sein qui s’est déclaré un an avant le début de la thérapie, d’emblée métastasé au foie et pour lequel elle est toujours sous chimiothérapie au moment de l’écriture de ces lignes. On lui avait donné le choix entre une chirurgie assez délabrante puisqu’on lui proposait une mastectomie du sein gauche et une hépatectomie partielle, ou bien une chimiothérapie initiale. Elle avait choisi sans hésiter la deuxième solution. Voici ses deux premiers rêves. Avant de vous les rapporter cependant, je voudrai souligner un point sur lequel j’insiste tout particulièrement, à savoir que ces rêves me furent racontés dès la deuxième séance. Ceci est un fait régulièrement observable et qui concerne également l’attitude thérapeutique. L’intérêt porté en effet à l’activité onirique, le fait de le signifier au patient, de le considérer comme naturellement doté de cette fonction consubstantielle à l’être humain, ce qui s’oppose notamment à tout principe de carence, cette adresse faite au patient sous forme d’une invite, d’un espoir que le rêve se manifeste et non d’un devoir d’école auquel le patient devrait se soumettre, avec un sentiment de culpabilité s’il n’était pas rempli, sont des conditions préalables et nécessaires à toute thérapie relationnelle. Dans ces conditions, on observe avec constance le retour du souvenir des rêves quand bien même ils n’étaient pas présents depuis longtemps, ou un enrichissement net de leur contenu quand le patient en gardait le souvenir, peu ou prou. Ce qui permet au passage de souligner un point également important, à savoir que le rêve est éminemment relationnel, c’est-à-dire que le rêve que le patient raconte au thérapeute lui est directement adressé, et il n’est pas rare, 175
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c’est un même un fait régulièrement observable, qu’il ait été fait la veille de la séance. Ces données étant précisées, voici donc les deux premiers rêves que la patiente me rapporta : – premier rêve : on frappe à sa porte, elle ouvre et voit la mort en personne, avec sa faux. Elle sait que c’est sa mère. – second rêve : elle se promène dans les bois quand elle entend du bruit. Un sanglier apparaît qui commence à la charger. Elle se met à courir pour lui échapper et finit par trouver refuge au sommet d’une souche d’un arbre, se mettant ainsi à l’abri. Ces deux rêves conduisent à plusieurs commentaires. Les deux sont des rêves programmes, en ce sens qu’ils divulguent en quelques images toute la problématique de la patiente et indiquent au thérapeute quelques pistes à suivre. Mais deux programmes fondamentalement différents. Et correspondant à deux tableaux de son existence. Le premier est clairement identifié : la mort frappe à sa porte et elle sait que c’est sa mère. Elle n’a en effet avec elle aucune relation affectueuse. Il s’agit d’une femme dépressive, dont elle a découvert l’alcoolisme vers sa dixième année. Alcoolisme jamais avoué, mais dont elle s’est rendue compte au fur et à mesure et dont elle a beaucoup souffert. Son père, d’origine asiatique, est décrit comme absent, dans tous les sens du terme ; représentant de commerce, il a passé son temps à sillonner les routes de France. Elle fut confiée à sa grand-mère jusqu’à sa huitième année, grand-mère à laquelle elle est très attachée et dont elle reçut beaucoup d’affection. Alors qu’elle a huit ans, ses grands-parents quittent la région parisienne à la retraite du grand-père, elle en fut très affectée. Ses parents la reprennent avec eux tandis que dans le même temps une petite sœur vient au monde, la confrontant alors à une double problématique : la confirmation de la défaillance maternelle et sa mise en situation de suppléance ; elle fut pour cette jeune sœur « une seconde maman ». Elle lui voua et lui voue toujours beaucoup d’amour et d’attention. Les rêves s’éclairent alors : dans la relation à cette mère, elle est inexistante. Pour comprendre le second rêve, plusieurs éléments doivent être précisés. Dans les associations qu’elle fit, lui revint en mémoire un souvenir qu’elle avait oublié, fait qui est aussi une caractéristique de la relation thérapeutique : le sanglier a vraiment existé. Elle se souvient que sa grand-mère se promenait un jour dans les bois avec ses deux petites nièces quand un sanglier sortit d’un bosquet et se mit à les courser. Elles se mirent à courir et trouvèrent refuge au faîte de la souche d’un arbre, à l’instar du rêve. 176
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Un autre détail qui a son importance est que le sanglier du rêve est d’abord décrit comme un cochon, puis, se remémorant le rêve, ce qui arrive fréquemment, elle se dit « non, il est recouvert de poils, c’est un sanglier ». Ainsi, la grand-mère est appelée à la rescousse, dans une action salvatrice. On peut de plus, sans excès interprétatif, voir dans le cochon devenant sanglier une allusion claire à sa maladie, d’autant plus qu’elle a, à cette époque, perdu ses cheveux sous l’action de la chimiothérapie. Être sauvée, dans et par une relation d’amour prend alors tout son sens, et ce seront des voies pleinement exploitées au cours de la thérapie.
Rêves de torture et inclusion du thérapeute Alice est une patiente dont j’ai exposé la problématique dans un précédent article99 et dont je ne ferai qu’exposer brièvement ici les aspects inhérents à la question du rêve programme et des schémas transférentiels qui lui sont liés. Lorsqu’elle vint me consulter, elle était en proie à une dépression dont elle ne comprenait pas très bien l’origine, bien qu’elle l’attribuait tout de même à une certaine morosité sur le lieu du travail, et à une vie en solitaire avec sa fille âgée alors de huit ans, le père de l’enfant ayant très tôt quitté le domicile conjugal. Peu de loisirs, pas d’aventure amoureuse qu’elle attendait pourtant avec envie. Comme beaucoup de patients, elle ne se souvenait plus de ses rêves depuis longtemps, comme pour beaucoup aussi, le souvenir des rêves lui revint très vite conformément aux conditions relationnelles évoquées plus haut. Les tous premiers rêves qu’elle me raconta évoquaient des scènes de torture. Elle était attachée à un poteau pendant qu’un ou des hommes la lacéraient avec des armes blanches. Le troisième mérite toute notre attention : elle rêve qu’elle vient à sa séance mais le « psy » censé la recevoir n’est pas moi, mais un autre qui impose à son patient, lequel a pris sa place, des tours de cirque. Intriguée et apeurée, elle prend 99. Hervé Boukhobza, Impasse et relation thérapeutique, du transfert à la relation comme base d’une reconstruction identitaire, dans Identité et psychosomatique, Paris, EDK, 2003.
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les jambes à son coup et s’enfuit. Elle se souvient de plus qu’elle s’était présentée nue à cette séance. Selon toute évidence, cela évoquait de façon insistante des épisodes de soumission et de maltraitance dans lesquels le thérapeute lui-même était inclus. C’est en cela que l’on peut parler de schéma transférentiel. Des schémas relationnels gouvernent le patient au travers desquels il expose l’essentiel de sa problématique et qui déterminent son rapport aux autres et au monde ; le thérapeute, dans un premier temps, n’échappe pas à la règle et y est souvent et régulièrement inclus, mais dont il gagne, nécessairement, à se démarquer. Pour cela il lui aura fallu poser la question essentielle de la confiance, question fondamentale que je développerai tout à l’heure et qui est au cœur de la pratique relationnelle. Elle eut à se poser notamment dans ce cas précis. La patiente reconnut qu’elle avait un secret mais qu’elle n’osait pas le dire de peur d’être jugée. Malgré une première invite, elle ne souhaita pas en parler. Ce n’est quelques mois plus tard, devant des rêves de même tonalité que la question se posa à nouveau. Je me souviens d’avoir pris d’infinies précautions pour lui expliquer que je ne la jugerai d’aucune manière, que ce n’était pas dans ma façon d’être, ni de faire. Si bien qu’elle se risqua à me confier ce qui la tourmentait et qu’elle n’avait pas oser me dire jusque là. Elle n’avait pas osé en parler car elle se sentait coupable. Agée de huit ans elle avait tenté de séduire un frère aîné pour se livrer à quelques jeux sexuels dont elle fut très vite effrayée et dont elle voulut très vite aussi se détourner ; le grand frère ne l’entendit pas de cette oreille et lui imposa pendant près de deux ans un véritable calvaire en la réveillant la nuit et en la menaçant si par malheur elle en parlait aux parents. Le milieu familial était malheureusement facilitant, marqué par la précarité, l’alcoolisme et la violence conjugale. Le grand frère se détourna d’elle quand il connut ses premiers flirts. Elle fit dans le même temps réellement l’expérience de ce que je lui avais annoncé : elle ressentait à l’évidence que je ne la jugeais nullement, que je recueillais son propos avec le plus grand respect et que j’étais sincèrement touché par son témoignage. Ce sont des moments cruciaux où l’alchimie relationnelle, si j’ose dire, opère, avec d’importantes conséquences. Suivirent en effet des rêves où la relation d’aide s’exprimait pleinement. Tantôt je pris les traits d’un vieux monsieur venant après quelque hésitation à son secours alors qu’à la nuit tombée un groupe de jeunes agresseurs l’avaient emprisonnée dans un filet, tantôt ceux d’un 178
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touareg l’emmenant avec lui sur son dromadaire, lui permettant ainsi d’échapper à un agresseur. Autour de cette question de la confiance et de son traitement par le thérapeute se nouent et se dénouent des articulations fondamentales d’une thérapie et en déterminent radicalement, dans un sens ou dans un autre, le cours évolutif. Ce sont de tels aspects que nous allons tenter d’approfondir.
La question du transfert et son dépassement La question de la confiance À la suite de ce qui vient d’être dit, je voudrai par conséquent souligner ici l’importance de certains rêves qui ont directement partie liée avec l’attitude thérapeutique en ce sens qu’ils la sollicitent régulièrement à des moments précis où des révélations sont à faire. Ceci renvoie en partie à ce que Freud pouvait en dire, notamment en 1912 dans son article sur la dynamique du transfert100 où celuici, selon son hypothèse, se mettrait justement en place lorsque, devant les sollicitations de l’analyste, un complexe pathogène était sur le point de se présenter. Pris entre le désir et la crainte de dire, oscillation se faisant, selon la thèse freudienne, à un niveau plus ou moins inconscient, le patient éviterait ainsi la remémoration ou la révélation de ce complexe pathogène qui céderait alors le pas à un processus transférentiel. Dans le texte il est surtout fait état des sentiments qui peuvent être alors ressentis et transposés sur la personne de l’analyste. Et il est alors précisé que les affects sont agis plutôt que remémorés. D’où la notion de résistance de transfert, de névrose de transfert, du transfert en tant que résistance empêchant que se révèlent les éléments pathogènes dont le patient gagnerait pourtant à se libérer. Or ne perdons pas de vue que le transfert n’est qu’une modalité de la relation et qu’il s’adresse au thérapeute, essentiellement. Ce que le patient dit, agit, ressent en situation de séance et dans la relation thérapeutique s’adresse au thérapeute et à lui seul, dans cette intrication permanente entre réel et imaginaire dont le transfert n’est autre qu’un des nombreux représentants, en tant qu’équivalent de rêve. De son positionnement, de son engagement naîtront les conditions qui feront 100. In Sigmund Freud, La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975.
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que le thérapeute sera ou non pris pour quelqu’un d’autre, sera inclus dans ses schémas, ou pour lui-même, permettant ainsi au patient d’instaurer dès lors une autre manière d’être avec autrui. Le concept même, par son usage, ignore les données relationnelles dans lesquelles il prend place. Il suppose en effet uniquement le transport d’une relation ancienne dans le lieu thérapeutique, faisant seulement du thérapeute le spectateur d’un film qui se déroulerait sous ses yeux. Terrible méprise. Le thérapeute fait tout au contraire partie intégrante de la relation au sein de laquelle il prend place en tant qu’acteur, en fonction des schémas qui gouvernent le patient et dans lesquels celui-ci est enfermé et enferme dans un premier temps, comme je l’ai souvent souligné, le thérapeute. Ces schémas déterminent sa vision du monde et la nature de sa relation aux autres en général, ils ne sont autres que l’expression des termes, quand elle existe, de son impasse. Mais cette mise en acte est déjà la signification même qu’une relation est amorcée. Premier paradoxe dont la pleine conscience de la part du thérapeute peut dès lors lui laisser entrevoir de nouvelles possibilités relationnelles, et, par conséquent, thérapeutiques. Ce que le patient dit, agit, ressent en situation de séance et dans la relation thérapeutique s’adresse au thérapeute et à lui seul. Il introduit le thérapeute dans sa réalité et le lui signifie. Le rêve est là de nouveau pour nous le signifier. Pour l’illustrer, deux exemples. Le premier est un de ceux que j’avais développés dans mon article sur le transfert et la relation, et que je vous repropose ici pour sa valeur heuristique. Il prolonge sur le même mode le premier exemple que je vous ai donné plus haut, en apportant cependant quelques notions complémentaires. Le second pose la question fondamentale de la confiance qui vient précisément à se poser lorsque ces choses dont le patient voudrait faire part mais qu’il lui est difficile de dire viennent à se présenter, ce que l’éprouvé d’un certain temps de relation thérapeutique semble pouvoir l’autoriser à faire, dans une confiance qui est allée dans le meilleur des cas croissante mais qui ne peut véritablement et durablement s’installer sans une mise à l’épreuve du thérapeute. Question insistante qui peut avoir à se poser à plusieurs reprises au cours de la thérapie. Le premier exemple est celui d’une jeune femme atteinte de spondylarthrite ankylosante. Cette patiente, âgée d’une trentaine d’années au début de la thérapie, laquelle dura deux ans, souffrait d’un manque d’amour maternel dû selon elle au fait qu’elle n’était pas un garçon. Deuxième d’une fratrie de trois dans un milieu rural où la venue d’un garçon était très attendue, elle naquit après une sœur aîné et se sentit 180
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fortement rejetée quand naquit le petit frère cinq ans après elle. Très peu d’affection reçue, en pensionnat dès l’adolescence pour poursuivre ses études, elle quitta dès vingt ans sa région natale pour venir s’établir à Paris après avoir réussi à un concours. Quand elle vient me voir, c’est à la fois pour essayer de mieux comprendre sa maladie dont elle souffrait beaucoup et pour se remettre d’une déception amoureuse où elle s’était sentie trahie et abandonnée. Ce qui relançait douloureusement la problématique maternelle. Voici l’un des premiers rêves dont elle me fit le récit au tout début de la thérapie : elle est en compagnie de sa sœur, de sa tante, et de la petite- fille de cette tante, autour d’une piscine où elles sont venues se détendre, elles sont en maillot de bain. Soudain, un enfant vient la prévenir que la petite fille est en train de se noyer, elle accourt et voit ce même enfant portant dans ses bras la petite fille qu’il avait sortie hors de l’eau. La patiente s’aperçoit alors qu’il ne s’agit plus de la petite fille, mais d’un garçon, un peu plus âgé. Mouvement de foule, on s’attroupe, les pompiers arrivent pour le réanimer. C’est alors que la scène se modifie, c’est sa mère que l’on ranime, en lui mettant deux électrodes avec lesquelles on lui fait un choc électrique, ce qui la réveille, ainsi que notre patiente qui sort du rêve. Voici donc à nouveau un rêve programme avec également un schéma transférentiel aisément identifiable. La petite fille qui se noie n’est autre qu’elle-même, niée dans son existence propre, conformément aux représentations de la patiente. Sa transformation en garçon est évocatrice de la problématique annoncée. Tout comme la transposition de la mère en lieu et place du garçon dont la patiente comprendra le sens. C’était comme si, dira-t-elle, non sans émotion, elle voulait que sa mère ne l’ait jamais vue fille, qu’elle ouvre les yeux pour constater qu’elle en fait un garçon, comme elle l’aurait souhaité. La dimension transférentielle est donnée par l’intervention des pompiers, auxquels le thérapeute est clairement identifié. Ils raniment le garçon alias la mère, ou, traduit en d’autres termes, elle-même au travers du regard maternel. Le regard du thérapeute la percevant comme la femme qu’elle est, sans tomber dans l’ambiguïté d’une séduction amoureuse, sera alors déterminant, lui permettant de construire une image plus nette de son identité féminine, telle que les rêves la façonneront peu à peu tout au long de la thérapie, dissolvant ainsi peu à peu les termes d’une 181
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impasse relationnelle. Un des aspects fondamentaux que cette observation fit ressortir fut la transformation de la contradiction en paradoxe, condition nécessaire à la dissolution de l’impasse, et qu’on trouvera exposée en détail dans l’article cité plus haut. Le concept d’impasse forgé par Sami-Ali est d’une très grande portée. Il renvoie toujours à un impasse relationnelle, définie comme une situation conflictuelle sans issue à laquelle, quoi qu’il fasse, le sujet ne peut échapper, à l’inverse par exemple du conflit névrotique où une solution est trouvée sous la forme d’un compromis. Le sujet est pris entre deux termes diamétralement opposés qui s’excluent mutuellement et dont aucun des deux n’est en fait acceptable, même si l’un est en règle générale subi et l’autre espéré. Le premier se comprend aisément dans la mesure où l’être est nié dans sa condition de sujet. Il n’existe pas en tant que tel, n’est pas reconnu dans ses désirs et aspirations propres, il n’est que le pur produit de la projection de cet autre auquel il est assujetti et dans lequel il se perd. Le second est plus difficile à comprendre : en quoi un terme pourtant espéré pourrait-il être inacceptable ? Essentiellement du fait de la forme logique de la pensée, ici la contradiction, forme durablement installée et qui rend incompatibles les deux termes. Les conséquences en sont multiples. L’option pour le second terme, a priori libérateur, est cependant inconcevable du fait que sans cet autre auquel il est assujetti, le sujet est perdu. Un peu comme une marionnette à qui l’on couperait les fils qui la soutiennent et lui donnent vie. D’où un permanent report temporel du deuxième terme qui n’est souvent envisagé qu’au titre de fantasme. Il se peut toutefois qu’il se donne à vivre, donnant alors lieu à une temporalité clivée dans laquelle les deux termes se vivent dans une totale dissociation, indépendamment l’un de l’autre, s’ignorant l’un l’autre, dans un mouvement oscillatoire qui relève de l’alternative absolue, telle que l’a décrite Sami-Ali, et qui conduit inexorablement le sujet vers l’épuisement. Ou bien encore à une temporalité répétitive, les tentatives d’échapper au premier terme aboutissant, dans cette forme logique de la pensée, systématiquement à l’échec, avec retour si l’on peut dire à la case départ, le sujet étant enfermé dans un véritable cercle vicieux. C’est pourquoi, afin de mieux saisir l’importance de la notion d’impasse, il est utile de la penser en termes de relation : l’impasse est toujours une modalité relationnelle dans laquelle le sujet est enfermé et qui conditionne de bout en bout sa pensée. Quelques soient ses échappatoires, ou tentatives d’échappatoire, cette modalité 182
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relationnelle l’empêche de pouvoir penser autrement les données de son existence. L’impasse est donc marquée, comme on vient de le voir, par le sceau de la contradiction que l’on retrouve régulièrement dans le discours du patient. D’où les formes logiques que l’impasse peut revêtir, allant donc de l’alternative absolue au cercle vicieux. Une situation relationnelle donnée fige le patient dans une impossibilité même à être autrement, en soulignant que cet « autrement » consiste simplement en fait à être lui-même. Tant que le sujet se trouve pris dans cette impasse, il est un sujet sans subjectivité. Les corrélats en sont souvent une pensée enfermée sur ellemême, qui tourne en rond, quand bien même essaierait-elle d’envisager d’autres solutions qui la ramènent toujours à son point de départ. Cela peut se traduire également par une très grande difficulté à penser tout court et souvent par l’absence de souvenir des rêves, renvoyant au fonctionnement qui a comme on le voit partie liée avec la situation. Cependant plus que le fonctionnement, c’est la situation d’impasse et les formes logiques de la pensée qu’elle sous-tend qui est plus que tout déterminante ; il arrive en effet d’observer avec régularité que dans de telles situations, le souvenir de l’activité onirique demeure mais que la structure des rêves obéit alors à la structure même de l’impasse dont ils ne sont que les reflets. C’est pourquoi il est important de noter, au sein d’une relation thérapeutique reconnaissant au sujet sa dimension subjective, les transformations des termes contradictoires s’excluant jadis mutuellement en des termes désormais s’incluant l’un l’autre, aboutissant à une autre forme logique de la pensée qui est le paradoxe. Ces transformations sont importantes et signent l’amorce d’une dissolution des termes de l’impasse. À titre d’exemple, et avant de vous développer la seconde observation sur la question de la confiance, je souhaiterai vous illustrer ce qui vient de se dire par le rêve d’une patiente tout à fait explicite à ce sujet. Il s’agit d’une femme de cinquante ans, d’origine italienne, ayant toujours vécu auprès de ses parents, contrairement à ses autres frères et sœurs. Son père est mort depuis plusieurs années et elle vit seule aujourd’hui avec sa mère, très âgée. Elle vit cette situation comme un fardeau, et avoue sans honte, mais non sans culpabilité, qu’elle souhaiterait la mort de sa mère. Elle ne pourra vivre, dit-elle, qu’à cette condition. Elle a sacrifié sa vie de femme pour ses parents, s’occupant de son père malade jusqu’au bout, et maintenant de sa mère. Parents qui ne se sont jamais préoccupés de 183
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son bien-être, tout occupés au leur qui passait par le dévouement de leurs enfants à leur endroit, et tout semble l’avoir désignée pour tenir ce rôle plus que les autres. Elle se plaindra souvent de l’absence d’affection de leur part, de leur côté « tyrannique ». Ils ne l’ont jamais empêchée pourtant de faire ce qu’elle voulait, mais tout se passait par les regards, les affects, les attitudes. Si bien qu’elle ne faisait jamais rien de très personnel, ou peu de choses. En tout cas rien qui l’aurait fait quitté le domicile familial. Pourtant, dit-elle, elle aurait tant aimé rencontrer « l’homme de sa vie » ; son plus grand rêve serait de vivre une belle histoire d’amour. Elle reportait donc tous ses projets personnels à plus tard, dans l’espoir que sa mère finirait bien par mourir un jour, la libérant. Elle ne s’autorisait rien autrement. D’où cette notion de report temporel que j’ai évoquée plus haut, de suspension du temps subjectif jusqu’au jour où. Le travail thérapeutique se mit en place dans ce contexte, avec plusieurs séances initiales marquées par l’absence de souvenir de rêves. Comme si rêver représentait pour elle une menace de changer l’ordre des choses. Pourtant, en lui reconnaissant son statut de sujet, en précisant dès la première séance l’intérêt porté aux rêves, en s’intéressant aux moments personnels de son histoire plutôt qu’au déroulement objectif de son quotidien comme elle avait tendance à le faire, les premiers rêves firent leur apparition jusqu’au rêve dont je souhaite vous faire part et qui en dit long sur le chemin parcouru. Elle rêve qu’elle est handicapée, en fauteuil. Elle est à l’extérieur et se rend à son domicile. Elle se souvient qu’elle avait trouvé un ingénieux système de protection des roues par un film plastique jetable afin de se protéger, dit-elle, d’éventuelles souillures, notamment des crottes de chien. Rentrant chez elle, elle se trouve en présence d’un homme, comme elle handicapé, en fauteuil roulant. Elle sait que c’est son amant, et ils ont tous deux une relation sexuelle. Ce rêve amène plusieurs commentaires. Elle se demande bien tout d’abord pourquoi elle se voit handicapée, même si la pensée d’avoir un accident de voiture et de se retrouver dans un fauteuil roulant lui a déjà traversé l’esprit. Elle fait cependant le lien avec sa mère. Celle-ci a récemment fait un malaise cardiaque et a été hospitalisée. Aux dires de la patiente, « elle a bien failli y rester cette fois là ». Le retour à la maison a été très difficile. Elle ne pouvait pratiquement plus rien faire et il a fallu trouver des aides au domi184
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cile pour les soins quotidiens et lui tenir compagnie. Elle passait ainsi ses journées entre son lit et son fauteuil, et on avait loué un fauteuil roulant pour la promener de temps en temps à l’extérieur mais aussi pour ses déplacements à l’intérieur de la maison. Elle réalise alors le lien avec le fauteuil roulant du rêve, et prend conscience que son handicap n’est autre que sa mère, ce qu’elle avait du reste toujours affirmé, mais ce à quoi le rêve donnait encore plus de relief. Suit alors un échange où elle comprend que chacun dans sa vie peut avoir un fardeau mais que cela ne doit quand même pas empêcher de vivre, comme du reste elle s’y était autorisée dans le rêve. C’était sans doute la raison pour laquelle elle s’était aussi représenté cet homme avec qui elle a une relation sexuelle en fauteuil roulant, tout comme elle. Cela la fit sourire et la plongea dans une réflexion songeuse, comme si elle avait soudain compris. Elle qui avait jusque-là exclu toute possibilité de vie intime se la représentait pour la première fois comme une possibilité tangible au travers du rêve. Des éléments jusque-là incompatibles devenaient enfin conciliables : on passait de la contradiction au paradoxe. Elle s’adaptait au handicap, comme d’ailleurs pouvait en témoigner sa trouvaille de protéger les roues du fauteuil. Ces passages d’un état de pensée à un autre sont capitaux en ce qu’ils indiquent un nouvel agencement identitaire du sujet. Ils s’opèrent dans et par la relation thérapeutique dont il ne semble pas exagéré, pour l’exemple qui nous occupe, de penser qu’elle se donne aussi à voir dans le contenu du rêve, comme cela s’observe par ailleurs avec une grande régularité. En effet, le déroulement des séances se passe en face à face, le patient et moi-même étant installés dans un fauteuil. On peut donc estimer avec une certaine légitimité que le couple qui se forme dans le rêve est susceptible de nous représenter, la patiente et moi-même. D’où l’importance d’une distinction fondamentale qu’il s’agit d’introduire entre deux pistes de lecture diamétralement opposées, celle qui privilégie la relation dégagée en quelque sorte du transfert de celle qui l’inclurait. Bon nombre de méprises me semblent en effet relever de cette confusion. J’en ai proposé quelques exemples significatifs dans un article intitulé Le corps relationnel101. De la même manière, la compréhension de ce 101. Hervé Boukhobza, Le corps relationnel, Paris, EDK, 2004, pp. 195-224.
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qu’indique le rêve peut orienter dans un sens ou dans un autre le cours évolutif de la thérapie. Si en effet cette similitude est admise, soit entre la patiente et le thérapeute et le couple du rêve, il serait tentant, si l’on suit la piste du transfert, d’y voir la manifestation d’un transport amoureux de la patiente à l’endroit du thérapeute. Un autre mode de lecture est plus prometteur : celui qui comprend que la relation thérapeutique est ce qui a permis que la patiente puisse se représenter une relation amoureuse avec un homme malgré l’existence du problème maternel, ce que le rêve vient signifier. Mais pour que cela puisse advenir, il aura au préalable fallu qu’une authentique relation de confiance s’installe entre le patient et son thérapeute. C’est ce point de vue que je vais maintenant précisément aborder dans la mesure où le rêve une fois de plus est venu poser la question, à ces moments précis que Freud avait bien pointés comme particulièrement importants. Ces moments où s’installe dans la thèse freudienne le transfert sollicitent tout particulièrement le thérapeute. Une bonne part de ce qui va se jouer par la suite dépend de l’attitude thérapeutique adoptée. Ce sont effectivement des instants où l’engagement du thérapeute est particulièrement mis à l’épreuve, et auxquels il se doit de répondre avec la plus grande authenticité. Pour l’illustrer, le rêve d’une patiente atteinte d’un cancer du sein métastasé au poumon nous servira d’exemple. Il s’agit d’une femme d’une cinquantaine d’années, suivie depuis 2000 pour un cancer du sein gauche traité dans un premier temps par chirurgie conservatrice, radiothérapie et chimiothérapie. Les résultats initiaux ont été bons jusqu’à ce qu’en début 2005 le cliché pulmonaire montre l’existence d’images suspectes faisant poser le diagnostic de récidive métastatique de son cancer, ce que le scanner thoracique et le dosage des marqueurs tumoraux ne feront que confirmer. Elle est assistante maternelle et vit seule avec son second fils âgé de quatorze ans quand commence la thérapie. Son fils aîné, de douze ans plus âgé que son cadet, a quitté depuis plusieurs années le domicile et vit avec sa compagne. Son mari l’a quittée peu après la naissance du deuxième enfant pour une autre femme. Elle en garde beaucoup de rancœur et dit ne s’en être jamais remise. Le divorce a été très difficile et a traîné pendant des années. Ses premiers rêves sont marqués par cette blessure. Peuplés de scènes d’abandon, de fuite, d’animaux malades ou écorchés, ils sont l’incessant reflet de sa détresse. 186
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Elle en veut beaucoup à cet homme dont elle s’est rendue compte qu’il l’utilisait, elle lui reproche de délaisser leur deuxième enfant qui était en quelque sorte l’enfant de la dernière chance, né douze ans après son aîné. Il n’avait que quelques mois quand il les a quittés. Peu à peu, elle réalise à quel point elle n’existait que conformément à ses désirs, dans un total assujettissement, passant même l’éponge à plusieurs reprises quand il la trompait car elle l’avait dans la peau, selon sa propre expression. Elle en gardait depuis une méfiance à l’égard des hommes et avait d’eux une piètre opinion. Seule actuellement, elle avait cependant vécu quelques années avec un autre homme qu’elle mit à la porte quand elle réalisa qu’il profitait d’elle. Sans tenter d’établir un lien de cause à effet, il n’est sans doute pas banal de noter que son cancer fut découvert dans l’année qui suivit leur séparation. Son enfance fut plutôt heureuse. Enfant unique, elle grandit sans encombre auprès de parents affectueux qu’elle avait toujours mais son père était malade, atteint d’un cancer du rein pour lequel il était toujours en traitement. Les éléments de son histoire se mettaient ainsi peu à peu en place, scandés par quelques interrogations sur sa maladie dont elle ne manquait pas de me donner au fur et à mesure les dernières informations en sa possession. Puis un jour, alors que notre travail s’était mis en place depuis quelques mois, je la sentis particulièrement troublée en arrivant à sa séance. Elle avait fait un rêve qui l’avait beaucoup marquée et dans lequel j’étais inclus. Elle s’en était réveillée avec un fort sentiment d’angoisse. Voici ce rêve : Elle est dans ma salle d’attente, attendant l’heure de sa séance. Trois hommes attendent également. Elle leur trouve la mine patibulaire et le regard menaçant. Elle ne se sent pas très rassurée. Prise de panique, elle quitte précipitamment la salle d’attente et court dans le couloir qui conduit à mon bureau dans lequel je la reçois habituellement. Ce couloir lui paraît très long. Elle arrive à ma porte qui n’est pas comme d’habitude. Il s’agit cette fois d’un panneau de verre épais, il n’y a pas de poignée. Elle me voit dans mon bureau, assis dans mon fauteuil, parlant avec le patient qui la précédait. Elle tambourine alors sur ce panneau de verre, se met à crier pour attirer mon attention, mais rien n’y fait. Je ne l’entends pas, je ne la vois pas, tout occupé à échanger quelques propos avec mon patient 187
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auquel je semble porter tout mon intérêt. Désespérée, elle renonce et rebrousse chemin. En se retournant, elle se retrouve nez à nez avec un des trois hommes qui l’avait poursuivie. Il est menaçant, il tient un couteau dans sa main. Elle se réveille alors en sursaut. Ces rêves qui incluent le thérapeute, et qu’on a coutume d’appeler rêves transférentiels, sont d’une extrême importance. Ils montrent avec précision le rôle que le patient lui assigne, rôle qui comme on l’a vu obéit en effet souvent dans un premier temps aux schémas qui gouvernent le patient et dans lesquels il est enfermé. Ces rêves méritent en effet l’appellation de transférentiels. Le thérapeute est perçu à l’instar des personnages de la vie du patient, notamment et surtout ceux avec lesquels une impasse relationnelle est engagée, comme par exemple pour cette patiente son ex-mari. Mais il existe d’autres rêves dans lesquels le thérapeute est inclus en fonction d’autres schémas dégagés de l’impasse et du transfert. Ces rêves, qui n’apparaissent qu’une fois la question de la confiance résolue, ou en bonne passe de l’être, représentent le thérapeute dans sa relation d’aide, en fonction de schémas où l’ouverture du patient vers de nouvelles possibilités est clairement exprimée. Ces rêves ne devraient pas, en fonction de ce qui vient d’être dit, être dénommés transférentiels, comme cela s’entend dire cependant régulièrement. Ce sont des rêves d’ouverture relationnelle, à entendre comme dégagés du transfert. Ils situent le thérapeute selon une autre perspective, laquelle n’aurait pu être entrevue sans que celui-ci ne s’engage véritablement dans la relation et le précise au patient, question sur laquelle il lui arrive d’être régulièrement convoqué et sur laquelle le patient insiste. C’est ce qui se produisit vis-à-vis de ce rêve. Tout d’abord son contenu, explicite : le thérapeute est sourd aux appels à l’aide de la patiente, il ne la voit ni ne l’entend. Alors que pourtant une relation de confiance semblait s’être installée. Dans le rêve, il la trahit, n’est plus accessible comme il avait donné l’impression de l’être. Reproduisant ainsi les autres trahisons, celle majeure de son exmari, et son redoublement par son dernier compagnon. Le thérapeute est pour le moment, à cet instant précis, mis dans le même panier. Il lui apparaît distant, comme la longueur du couloir en donne la mesure, loin de correspondre à la réalité, de même que la porte, devenue un épais panneau de verre sans poignée, inaccessible. Il s’agit par conséquent à l’évidence d’un rêve à contenu transférentiel dans lequel le thérapeute est perçu conformément au sché188
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ma dans lequel elle se trouve prise à l’endroit de l’ex-mari, et, par extension, des hommes en général. À ce moment précis de la thérapie, elle manifeste clairement au thérapeute son sentiment de ne pas être écoutée ni comprise. D’où l’importance de capter le message, d’où l’importance aussi de s’en expliquer auprès de la patiente. Recevoir un tel avertissement nécessite de la part du thérapeute beaucoup d’attention à l’égard de son patient. Comme pour la patiente évoquée plus haut qui faisait des rêves de torture, lesquels renvoyaient à quelque chose de l’ordre de la révélation, révélation que la patiente craignait de dire de peur d’être jugée, je dus également lui signifier que j’entendais bien son message. Que je comprenais fort bien, malmenée comme elle l’avait été, qu’elle ne pouvait accorder facilement sa confiance à quelqu’un, y compris à moi-même, et ce d’autant plus qu’elle me livrait des informations sur sa vie privée qu’elle n’avait peut-être encore jamais confier à personne. Ces paroles eurent un effet immédiat. Elles réveillèrent en elle une profonde émotion. Elle se mit à pleurer et me dit combien ces paroles la touchaient. Puis elle me confia qu’elle n’avait pas encore osé me révéler certaines choses que son mari lui imposait, notamment des pratiques sexuelles perverses comme, entre autres, des relations sexuelles à trois. Elle en avait honte car elle se sentait sale d’avoir été traitée de la sorte, comme un objet. Elle me confirma que si je ne l’avais pas ainsi rassurée, elle n’aurait jamais pu me révéler ces choses là et aurait gardé ce sentiment de honte au fond d’elle. Cela lui faisait du bien de se libérer de ce poids qu’elle traînait avec elle depuis si longtemps, et, dans le même temps, se rendre compte que cela ne changeait rien au regard que je portais sur elle, atténuant de beaucoup son sentiment de culpabilité pour des actes qu’elle avait plus subis qu’agis. Cela représentait à mes yeux une souffrance supplémentaire que cette femme avait endurée et ne faisait que renforcer mon désir de lui venir en aide. Elle en ressentit un grand apaisement. Comme il m’a souvent été donné de l’observer, ce sont des moments cruciaux dans le déroulement d’une thérapie, au cours desquels le thérapeute se délocalise ainsi d’une position transférentielle à une autre qui s’inscrit dans la relation d’aide. Ce sont des formes de passage d’une extrême importance qui se traduisent notamment par le changement notable du contenu des rêves dans lesquels le thérapeute est à partir de là perçu de façon nouvelle, et représenté conformément à la relation d’aide dans 189
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laquelle il s’inscrit désormais, soit directement, soit au travers de diverses figures qui se laissent aisément déchiffrer dans ce sens. Parallèlement, le patient commence également à se représenter différemment. Porté par cette relation de confiance et cet autre regard au travers duquel il se découvre lui-même, il passe souvent, à la faveur de ces moments charnière, d’une position passive à une position active, s’accorde un peu plus de crédit, et surtout, accède à ce qui lui paraissait auparavant impensable. Où s’opère aussi dans le même temps ce qui avait été pointé plus haut en tant que la transformation de la contradiction en paradoxe. Pour la patiente aux rêves de torture, je pris ainsi, comme je l’ai indiqué plus haut, l’aspect d’un vieux monsieur la délivrant d’un groupe de jeunes agresseurs ou bien celle d’un touareg lui permettant d’échapper à un homme qui la poursuivait. Pour cette patiente atteinte de cancer, les rêves devinrent plus paisibles. Elle rêva par exemple qu’elle partait en voyage, dans une île, et en ramenait des bijoux ; ou bien qu’elle était courtisée par un homme blond plus jeune qu’elle, très prévenant et respectueux. Elle ne répondait pas à ses avances mais en était très flattée. Ainsi, elle retrouvait un peu de sa féminité. Féminité bafouée par sa première union, jamais mise en valeur dans la seconde, atteinte désormais de surcroît par la maladie si bien qu’elle s’était beaucoup mise en retrait sur ce plan, avait un fort sentiment de dévalorisation et beaucoup de complexes. Elle s’était retirée de toute vie amoureuse. Ses rêves lui en montraient peut-être la résurgence, ce que l’annonce d’une idylle naissante quelques semaines plus tard vint confirmer. Elle en était à la fois fière et émue. Elle comprenait et intégrait peu à peu le fait qu’elle pouvait s’autoriser à vivre malgré sa maladie. De telles perceptions nouvelles de son statut ne sont pas rares et nous apprennent ce qu’il peut advenir du sujet au cours d’une relation thérapeutique qui aura répondu à un ensemble de critères tels que nous commençons à les entrevoir. Les incidences en sont nombreuses, notamment pour des patients atteints de maladie grave ou chronique dont la perception qu’ils ont de leur maladie peut s’en trouver considérablement modifiée, en ne les empêchant pas de vivre. Je fais souvent référence en la matière à un patient atteint de myélome qui, après deux ans d’une thérapie soutenue au cours de laquelle de nombreux rêves furent travaillés, la problématique œdipienne mise à plat selon une autre perspective que classiquement, laissant 190
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ainsi se dévoiler la problématique de l’être tout entier, me dit un jour : « Au fond, vous savez, ce n’est pas tant la mort que je crains. Ce que j’aurais craint le plus, cela aurait été la mort dans la vie ». Il est ainsi de nombreuses situations où dans la maladie la vie semble s’arrêter avant l’heure, redoublant l’impasse absolue de l’existence d’une autre impasse qui vient s’y emboîter où l’on est comme mort avant la mort, tout comme, à l’opposé, de nombreuses problématiques du début de la vie font comme si, malgré le fait biologique de la naissance, on n’était pas encore né. Envers et endroit d’un même processus où, privé de subjectivité, le sujet n’existe pas vraiment. Entre ces deux extrêmes, la vie est parcourue par un ensemble de situations qui empêchent l’être d’exister comme il pourrait légitimement y prétendre et qui répondent principalement à deux types de configurations : celles où, comme on l’a évoqué plus haut, une situation relationnelle dans laquelle le sujet est enfermé lui interdit toute velléité d’existence propre, et celles où, après un développement qui suivait un chemin à priori sans trop d’encombres, un événement traumatique vient en arrêter brutalement le cours, fixant en quelque sorte le sujet au lieu et au temps du traumatisme. On comprend dès lors qu’il ait régulièrement besoin de revenir à ce moment précis, comme pour tenter d’en débloquer l’issue, et de comprendre l’incompréhensible. De même que, pour les situations d’enfermement relationnel, espérer qu’il existe une autre manière d’être avec autrui. De là, toute la discussion entre besoin de répétition et répétition des besoins qui a alimenté tout le débat de la psychanalyse sur les causes du transfert. De là aussi, la nécessité de porter sur la question un autre regard que procure l’approche relationnelle et qui n’est, comme on peut s’en douter, pas étrangère à l’attitude thérapeutique qui en découle. C’est de cette question qu’il s’agit maintenant de débattre.
Transfert et répétition De la notion de régression à celle de retour Pour cela, il nous faut revenir à Freud et à ses deux positions sur la question du transfert, en fait guère si tranchées que cela. Une position appelée classiquement dynamiste, celle de l’article cité de 1912 La dynamique du transfert et celle, mécaniste, exposée dans son article de 1920 Au-delà du principe de plaisir. 191
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Dans le premier article, où bien des vues essentielles de sa pensée sur le sujet y sont exposées, la mise en place du transfert obéit à un principe de répétition des besoins, selon sa thèse du principe de plaisir-déplaisir, le conflit non résolu obéissant selon ce principe à la séquence frustration, refoulement, régression, fixation. Dans le second, on passe de la répétition des besoins à la répétition du conflit, d’où la notion soutenue dans ce deuxième article d’un besoin102 de répétition (sous-entendu du conflit), pourtant contraire au principe de plaisir-déplaisir selon lequel il vaut mieux refouler ce qui a été source de désagrément, s’adaptant de ce fait au principe de réalité. Le patient serait ainsi mû, dans cette thèse mécaniste, par une poussée qui l’amènerait à répéter les éléments du conflit jadis refoulé, principe pourtant contraire à l’idée d’adaptation et de refoulement, mais conforme aux principes vitaux phylogénétiques de devoir se décharger des tensions intenses liées aux expériences traumatiques. À cela, il est intéressant de rappeler le lien de ces idées avec ce qui a été appelé l’effet Zeigarnik103, décrit en 1927, selon lequel, expérimentalement, l’individu a plus tendance à reprendre les tâches restées inachevées que les tâches réussies. Il y a lieu tout d’abord de souligner un glissement de sens qui ferait prendre pour identique la notion de besoin. Dans la formule répétition des besoins, l’allusion est faite de façon sous-entendue, mais qu’il s’agit tout de même de bien entendre, aux besoins qui sont restés inassouvis, empêchés de se réaliser. Et là il y aurait beaucoup à dire sur la définition de ces besoins, puisque la thèse psychanalytique fait en l’occurrence beaucoup plus référence aux motions, fantasmes, désirs inconscients qu’aux situations réelles, avec, au centre, la théorie de la pulsion qui en motive toutes leurs origines. 102. J’ai préféré, en accord avec Lagache, ce terme à celui de compulsion, par son lien avec la théorie des pulsions que conteste la théorie relationnelle, ou encore à celui de contrainte proposé dans les traductions récentes, tant ce terme soustrait le sujet à toute volonté propre de vouloir résoudre un conflit, aussi ancien fut-il, pour peu qu’une oreille attentive lui soit enfin prêtée. Compulsion et contrainte éludent la dimension relationnelle, pourtant fondamentale. 103. Bluma Zeigarnik (1900-1988) était une étudiante en psychologie d’origine russe, élève de Kurt Lewin qui lui demanda de s’intéresser aux phénomènes de mémorisation des tâches. Elle en décrivit le phénomène qui porte désormais son nom dans un article daté de 1927 et auquel font appel aujourd’hui bon nombres de méthodes psychothérapiques, dont la Gestalthérapie et les thérapies cognitives, pour ne citer qu’elles.
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La deuxième proposition fait référence de façon tout à fait explicite à un besoin actuel de répéter ce qui fut jadis vécu comme une blessure et un échec. Le sujet est en quelque sorte resté sur sa faim. On ne saurait par conséquent confondre les deux expressions. Confusion qui pourrait naître ainsi de leur juxtaposition, quand bien même cette distinction serait claire dans la pensée de ceux qui les ont créées et utilisées. Il n’y a donc pas d’antinomie entre la première et la seconde, et il s’agit en fait de deux notions complémentaires qui peuvent s’énoncer comme suit selon une formule qui les regroupe : ce qui s’observe en effet peut et gagne à se comprendre comme le besoin de répétition des besoins. Ainsi précisée, cette formulation donne tout sons sens au processus engagé et semble mieux répondre à ce qui se joue en clinique. Quand l’occasion lui en est donnée, ce que la situation thérapeutique réalise tout particulièrement, le patient tend en effet à rejouer sur la scène thérapeutique les drames de son histoire. Mais il s’agit d’une histoire vraie, ce que le patient remet en jeu, il le fait réellement. D’où une grande réserve de principe pour ce faire, d’où un glissement vers l’agir plutôt que vers la remémoration si les conditions relationnelles requises ne sont pas réunies. D’où, également, la question de la confiance dont on vient de débattre et son importance pour que ces éléments s’orientent dans un sens ou dans un autre. Car dans cette manière de revenir en quelque sorte « sur les lieux du crime », s’y révèle l’aspiration somme toute naturelle à imprimer, si possible, un autre cours au déroulement des événements plus conforme à ce qu’on pouvait en attendre. A entendre du point de vue relationnel, tant il est vrai que la scène première ne peut se revivre dans sa réalité concrète. Il s’agit, avant toute chose, de restauration relationnelle. Inhérentes à la relation cependant, des modalités de réparation existent via la fonction de l’imaginaire qui instaure une autre réalité contributive à la construction identitaire du sujet. Une de ces modalités particulières nous est donnée par ce que j’ai dénommé les rêves feuilletons sur lesquels je reviendrai plus tard. Ils se caractérisent par l’ouverture, à la faveur de conditions relationnelles favorables, d’un rêve répétitif qui portait la marque du traumatisme et qui se répétait jusque là avec une remarquable fixité, faute d’interlocuteur à qui le message qu’il contenait pouvait être remis. On assiste alors, à partir de la scène du rêve répétitif, au démarrage d’une action qui se déroule en plusieurs épi193
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sodes, orientée vers une tentative de résolution de ce qui fut autrefois vécu ou perçu comme traumatique. Tentative qui bon nombre de fois réussit, pour peu qu’elle ait été amorcée au sein d’une relation thérapeutique favorable, aboutissant à un dénouement dans lequel le sujet intègre, via la fonction onirique, de nouvelles données identitaires. Tout se passe en effet comme si les choses étaient restées bloquées à ces instants particulièrement traumatiques, comme si le temps s’était littéralement arrêté, attendant son heure pour reprendre son cours. De nombreux exemples viennent confirmer ce point de vue. Ils montrent avec beaucoup de pertinence combien le développement affectif de ces patients est resté figé, les maintenant en effet fixés à l’endroit du traumatisme, ou de la situation traumatique, dans une position certes régressive, mais qu’il ne faudrait pas pour autant entendre comme fossilisée, mais plutôt comme en attente. D’où la notion de retour, et de reprise du cours du développement à partir du point où il s’était arrêté. Comme si il y avait en quelque sorte rattrapage, dans le meilleur des cas, de ce qui fut autrefois perdu, selon un processus de double temporalité. Une temporalité subjective bloquée, fixée à l’endroit du traumatisme, reprend en effet son cours, incluse dans la temporalité objective de l’existence, telle qu’elle s’est écoulée à partir du traumatisme, de telle manière que, rattrapant le temps perdu, le sujet puisse enfin coïncider avec lui-même, dès lors que s’opère la synchronisation des deux temps. L’exemple qui suit nous montrera quelques aspects significatifs de ce qui vient de se dire.
L’observation
J’entends une petite fille pleurer Il s’agit d’une jeune femme âgée de trente ans lorsque commença la thérapie, mariée, sans enfant, qui vint me consulter pour un état dépressif qu’elle imputait à des difficultés relationnelles avec ses collègues de travail. D’entrée de jeu, comme je le fais d’habitude, je lui expliquai les modalités de la thérapie, axée sur la relation et notamment l’intérêt porté à l’activité onirique. Cette patiente que nous dénommerons Me L. rapporta très vite des rêves. Elle s’en 194
Affect refoulé, affect libéré
souvenait d’ailleurs déjà assez bien avant la thérapie ; elle souligna cependant que les rêves qu’elle faisait lors de ce travail avaient plus d’éclat que d’habitude. Très souvent au début, le contenu des rêves faisait allusion à des scènes de bateaux, de péniches plus exactement, naviguant le long d’un fleuve. Elle se trouve souvent sur la berge, à attendre ; souvent aussi, elle a conscience qu’elle gagnerait à traverser le fleuve, à se rendre sur l’autre berge où elle est sûre, dit-elle, de trouver le bonheur. L’un d’eux la représente sautant dans une péniche en marche. De l’autre côté du fleuve, qu’elle atteint, elle se retrouve dans des magasins, avec impression de foule, puis dans un restaurant, l’ambiance est vive, chaleureuse. L’association fut vite faite avec ses séjours en Angleterre où elle connut, dit-elle, la liberté. Elle y travailla quelques temps dans la restauration. D’origine italienne, elle épousa quelques années plus tôt, dans la pure tradition, un homme également d’origine italienne qui, plutôt manuel, occupait tout son temps à la réfection du loft qu’ils avaient acheté. Aussi la patiente se sentait-elle délaissée, et commençait-telle à critiquer cette union. Je recevrai d’ailleurs une fois le mari, désemparé, inquiet de l’état de santé de sa femme qui ne lui adressait presque plus la parole. Elle avait cessé son travail avant même le début de la thérapie et n’envisageait plus de le reprendre. Il s’agissait d’un poste de secrétariat qui ne lui convenait plus. Elle se sentait éprise de liberté, de créativité, et faisait d’ailleurs du théâtre depuis quelque temps, où elle se sentait revivre. Elle aimait aussi dessiner et souhaitait se perfectionner. C’est dans ce contexte qu’après quelques mois de thérapie elle me confia qu’elle était réveillée depuis quelques nuits par des pleurs de petite fille. Elle entendait ces pleurs très distinctement et cela l’intriguait. C’est au cours de la séance même, comme cela m’a souvent été donné de l’observer, que peu à peu sa mémoire s’est réactivée. Dans un effort de réflexion où elle semblait chercher dans ses souvenirs, lui revint peu à peu toute une chaîne associative qui marqua un tournant décisif dans sa thérapie et un changement important dans sa vie. Ce qui revint tout d’abord à sa mémoire était que cette petite fille qui pleurait n’était autre qu’elle-même. Elle se souvint qu’enfant, elle se réveillait en pleine nuit en pleurant en raison d’un cauchemar, toujours le même, qu’elle faisait de façon répétitive :
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Recherche en psychosomatique
Une voiture noire s’approche d’elle, non pas de manière frontale, mais venant de côté et s’arrête à son niveau, comme pour venir la chercher, elle voit alors comme un énorme chewing-gum rose dans lequel elle se sent peu à peu incluse et qui semble l’étouffer ; c’est à ce moment qu’elle se réveille angoissée et en pleurs. Puis peu à peu la mémoire se délie, Me L. se sent très troublée car elle commence à visualiser cette autre scène, réelle celle-là, d’un homme que sa mère rencontrait sur le marché et qui les emmenait dans sa grande voiture noire, elle a le sentiment qu’il les conduisait quelque part, mais au début ce souvenir est encore flou. Ce n’est que peu à peu qu’elle se souvient que ce « quelque part » n’était autre qu’une chambre où en fait les deux amants se rencontraient, utilisant comme alibi Me L. alors âgée de seulement quatre ou cinq ans. Elle assistait donc impuissante aux ébats amoureux de sa mère et de son amant. Des dessins qu’elle me fera plus tard, mais qu’elle ne m’a pas autorisé à publier, illustrent la détresse de cette petite fille, recroquevillée par exemple près d’un lavabo, attendant manifestement que les choses se passent. Peu après cette découverte qu’avait permis la relation thérapeutique, elle rendit visite à sa mère qui reconnut les faits mais en lui affirmant que cela ne s’était produit qu’une seule fois. Aussi son désarroi fut-il grand de découvrir par ce phénomène de réactivation de la mémoire qui allait s’amplifiant au fil des séances que cette histoire avait en fait duré un certain temps et qu’elle s’était retrouvée ainsi plusieurs fois, selon un scénario identique, témoin de la relation d’adultère de sa mère. Elle en fut littéralement bouleversée. Examinons de plus près le mécanisme par lequel cette révélation s’est produite. Tout d’abord la libération de l’affect dans le cadre de, et par la relation thérapeutique, auquel s’est très vite associée la représentation correspondante, puis des résurgences mnésiques de plus en plus précises, portant tout autant sur les faits eux-mêmes, dans leur réalité, que sur le matériel onirique et ses représentations. Et encore est-il plus exact de préciser que ce n’est pas l’affect qui réapparaît le premier en tant que tel, mais l’affect représenté, ici par des pleurs, à ne pas confondre avec la représentation de l’affect, à entendre comme la scène auquel l’affect est lié et qui en fut à l’origine. Il est également important de souligner que l’affect en tant 196
Affect refoulé, affect libéré
que tel, soit sa manifestation, n’est apparue qu’après coup, dans le lieu de la séance, où il s’est libéré. Ainsi, plus elle y réfléchissait, et plus ce « chewing-gum » rose qu’elle voyait dans ce rêve était-il plutôt la représentation de la chair, rose elle aussi, des corps entremêlés, ce qu’elle représenta parfaitement dans un autre dessin. Mais dire que cela peut être la représentation de la chair n’exclut pas que cela puisse être aussi celle, littérale, du chewing-gum, selon un mécanisme d’inclusion réciproque propre à l’espace imaginaire que Sami-Ali a clairement défini. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce principe vaut autant pour le contenant que pour le contenu. Dans ce cas précisément, le chewing-gum représente aussi à l’évidence ce qui étouffe, ce qui remplit la bouche, la gorge, signifiant l’impossibilité de parler, de dire l’indicible, il est à la fois cette chair rose et ce chewing-gum qui emplit la bouche. Mais c’est aussi cette masse informe, bien décrite par la patiente dans le rêve, qui semble remplir tout l’espace, masse dans laquelle elle se sent peu à peu enfermée et qui finalement lui donne également la sensation d’étouffement : qu’elle soit à l’intérieur de cette masse informe, ou bien qu’elle la contienne à l’intérieur de sa bouche ne change rien à l’affaire, c’est le même sentiment qui prévaut, celui d’être étouffé, dans l’impossibilité de dire ce qui ne peut se dire.
Le temps suspendu et le temps retrouvé Un aspect tout à fait étonnant de la thérapie de Me L. est qu’elle révéla un phénomène que j’avais déjà observé chez d’autres patients, mais qui chez elle prit un caractère particulièrement intense. A savoir qu’à partir du moment où la mémoire se réactivait la patiente éprouva le besoin de s’acheter des jouets de petite fille, notamment des poupées, ainsi que des livres pour enfants, surtout des contes de fées dont elle demandait à son mari de lui en faire la lecture, ce à quoi ce dernier se prêta fort bien. C’était comme si, flétrie par un traumatisme qui avait bloqué son développement affectif, celui-ci se réactivait et reprenait son cours. C’est ce qu’elle ressentait profondément tout en s’en étonnant. Au fond, elle n’avait pas pu vivre normalement sa vie de petite fille et elle le ressentait très douloureusement. Un jour, elle m’apporta une photo d’elle enfant et voulut me la montrer. Elle souhaitait que je lui dise ce que j’en pensais, ce que j’y remarquais. Cette photo représentait une petite fille d’environ six à sept ans, se tenant debout, vêtue d’un pull 197
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assez léger, d’une jupette rouge et de chaussures en cuir à boucle, identiques à celles dont on habille les poupées, des socquettes retombaient sur ses chevilles. Surtout, cette enfant ne souriait pas, avait le front plissé par un froncement de sourcils volontaire, et surtout tenait le poing droit fermé contre son corps. La patiente fut soulagée que j’eus remarqué ce détail qui pour elle en disait long et qui l’émut beaucoup. Elle avait récupéré cette photo chez ses parents profitant qu’ils soient en vacances. Elle n’y remettait en effet plus les pieds depuis la remémoration de ces événements. Elle ressentait le besoin de prendre cette petite fille, qui n’était autre qu’elle-même, dans ses bras. Elle émit même l’idée de fabriquer une poupée de chiffon à l’image de cette petite fille pour réaliser ce fantasme de la consoler tout en se consolant. Cela n’est pas sans nous rappeler cette célèbre petite phrase de Freud : « car nul ne peut être tué in absentia ou in effigie » qui concluait l’article non moins célèbre sur la dynamique du transfert (1912) que je vous ai cité, et qu’il serait tentant de paraphraser en affirmant aussi que nul ne saurait être aimé in absentia ou in effigie. Me L. s’en rendit compte assez vite puisqu’elle ne fit qu’effleurer l’idée en réalisant que cela ne consolerait pas sa première blessure. Elle me fit peu après la réflexion qu’elle ressentait très fort ce besoin d’être consolée, réconfortée, réellement, qu’elle en avait besoin. Mais elle pensait que cela ne pouvait se réaliser qu’avec une femme, et elle pensa à l’une de ses amies pour tenir ce rôle. Question du reste difficile puisqu’on pouvait raisonnablement se demander si cette amie, si tant est qu’elle répondit à sa demande, serait vécue dans la réalité de cet échange ou bien ne serait qu’un substitut fantasmatique de cette mère insaisissable, et ce d’autant plus que cette amie était mère elle-même, avec le risque alors de retomber dans l’identification et/ou la confusion. D’autres progrès étaient à faire, qu’elle accomplit peu à peu tout au long d’une thérapie qui dura environ deux ans. Moi-même, en rédigeant ces lignes, je ne pus m’empêcher de me demander de quelle façon la patiente pourrait interpréter le fait que j’écrive à son sujet. Ne pourrait-elle pas penser que je l’ai « utilisée » à cette fin ? Bref, que je m’en sois servie pour mener mon projet d’écriture à bien, tout comme l’avait fait également, en d’autres temps et pour d’autres raisons, sa mère? C’est la raison pour laquelle j’ai scrupuleusement respecté son désir de ne pas publier ses dessins et lui ai demandé son autorisation avant toute publication. Autre manière de poser la question de la 198
Affect refoulé, affect libéré
confiance et de l’engagement du thérapeute. Autre manière de ne pas reproduire, sur un mode contre-transférentiel, les termes de son impasse dont elle avait progressivement réussi à se libérer. Ce que confirma un fait quelques mois après la fin de la thérapie. Au moment des fêtes de Noël qui suivirent, elle m’adressa une carte de vœux qui représentait, selon un dessin du début du siècle dernier, une petite fille tenant dans ses bras des jouets. À l’intérieur elle me présentait ses vœux pour la nouvelle année et en conclusion écrivit : « Grâce à vous, la petite fille a retrouvé tous ses jouets et bien d’autres choses ». Au-delà de la gratification du thérapeute devant ce genre de témoignage, et du sentiment que l’entreprise aura porté ses fruits, ces marques sont révélatrices de ce que la relation persiste bien audelà du temps effectif de la rencontre entre le patient et son thérapeute. Ce point me paraît important à souligner. À titre anecdotique, je vous citerai par exemple le cas d’une enfant de quatre ans, Najima, que j’avais suivie dans le cadre de troubles du comportement. Sa mère, atteinte du sida, auquel Najima avait fort heureusement échappé, l’avait confiée dès la naissance à ses parents. Les grands-parents de Najima s’en occupaient fort bien, malgré leurs ennuis de santé ; le grand-père avait un asthme sévère et la grand-mère de sérieux ennuis cardio-vasculaires. Je la suivis dans ce contexte difficile pendant près d’une année jusqu’au jour où les grands-parents durent aller s’installer en province, plus par nécessité économique que par choix. Deux ans plus tard, ne réussissant pas à s’adapter dans leur nouvelle région, ils revinrent en région parisienne, et me confièrent à nouveau Najima qui n’avait pu bénéficier d’un suivi pendant ces deux années et qui n’allait pas très bien. N’ayant jamais bien su jusque là prononcer « docteur » correctement, elle m’avait trouvé un surnom, « Coteur », dont elle me gratifia avec un large sourire lors de nos retrouvailles. La première chose qu’elle me demanda fut de terminer le dessin quelle n’avait pas eu le temps de finir lors de sa dernière séance. Ainsi, si nos séances avaient dues être interrompues par son départ en province, la relation, elle, ne l’avait pas été. Commentaires Cette observation met par conséquent en lumière un certain nombre de données. Tout d’abord, elle montre la façon dont un symptôme se réactualise, ici des pleurs de petite fille. Un mot sur cette manifestation : il ne s’agit pas ici d’hallucination, au sens où Henri Ey pouvait la définir, soit une perception sans objet à perce199
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voir, mais ce qu’il a défini comme étant une éidolie hallucinosique, à savoir une perception certes sans objet à percevoir mais qui ne repose pas sur une structure délirante104. Autant dire que celui qui en est l’objet perçoit ce phénomène comme hallucinatoire, mais avec la pleine conscience de son effectivité et sans qu’on puisse, au moment de l’occurrence de cette hallucination, faire cas le moins du monde d’un état délirant et encore moins psychotique, comme c’était le cas pour cette patiente. La réactualisation d’un symptôme au sein de la relation thérapeutique est un fait qui doit alerter le thérapeute sur les raisons mêmes de cette reviviscence. Il met déjà en évidence un des phénomènes faisant partie intégrante de la relation, à savoir la réactivation de la mémoire. Il souligne ensuite toute l’actualité de la présentation d’un symptôme qui autrefois fut agi sans trouver d’oreille suffisamment attentive pour en prendre compte. Il était resté lettre morte alors qu’il était le signe d’un mal être profond. Rien de plus néfaste qu’un tel destin pour une souffrance qui se donnait pourtant à s’exprimer. D’où un profond sentiment de frustration, de blessure de ne pas avoir été entendu. D’où le refoulement progressif de l’affect et de la représentation qui lui sont liés, puis du symptôme lui-même. Mais tous ces éléments n’en sont pas pour autant effacés, quand bien même, comme souvent, leur mémoire a été refoulée, parfois forclose ; ils restent pour longtemps, parfois pour toujours, tapis dans l’ombre. Pour peu cependant que des conditions propices leur permettent de se représenter, ils ne demanderont qu’à se réactualiser, dans l’espoir d’une autre issue, d’une réhabilitation. Ainsi se comprend mieux ce besoin de répéter ce qui fut un besoin, besoin qui s’est trouvé barré, empêché de s’accomplir comme il eut été plus conforme aux aspirations de l’être, naturelles au demeurant, comme pour notre patiente celle que son enfance ne lui soit tout simplement pas volée. La notion d’automatisme de répétition devient dès lors caduque dans la mesure où elle n’intègre pas ces données et se réfère à la notion d’une inscription phylogénétique et à la théorie de la pulsion, se distanciant de la dimension relationnelle, pourtant majeure, du sujet.
104. « Nous parlerons en général, comme nous l’avons fait jusqu’ici, d’Eidolies pour désigner cette modalité hallucinatoire non délirante. », Henri Ey, Traité des hallucinations, Paris, Masson, 1973, tome 1, p. 329.
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Celui-ci, d’abord enfant le plus souvent au moment du drame, y insiste pourtant, revendique d’être entendu jusqu’à ce que, faute de l’avoir été, parfois même rejeté dans sa plainte sans ménagement, il finisse par y renoncer. Mais cette façon d’y insister doit être soulignée car elle apporte la preuve de cette nécessité de faire part de ce qui heurte, de ce qui blesse, parfois très profondément. L’exemple de Clémentine, une petite fille de huit ans que j’ai suivie jusqu’à sa onzième année dans le cadre de pratiques incestueuses du père à son endroit, illustre bien cette notion. Elle avait subi les assauts incestueux de son père vers sa cinquième année qui avaient lieu le plus souvent sous la douche ou dans la baignoire. Elle s’en était dans un premier temps plainte à sa mère qui ne l’avait pas crue, comme cela arrive souvent tant ces choses sont indicibles, impensables. La mère dut cependant, sans trop y croire, y faire quelque allusion au père et le sujet fut vite évacué. Les pratiques du reste cessèrent mais Clémentine faisait des cauchemars, avait des troubles du comportement à l’école, et la question la perturbait toujours beaucoup. Si bien qu’un peu plus âgée, elle s’en plaignit de nouveau à sa mère qui cette fois décida de la faire suivre pour tenter d’en avoir le cœur net. Elle commençait à prendre le problème au sérieux sans pourtant vouloir trop y croire. Tout dans les récits de Clémentine étaient criant de vérité. La mère porta plainte, le père fut confondu et passa aux aveux, il reconnut les faits. Voici un des rêves que Clémentine me raconta dès les débuts de la thérapie : Elle rêve qu’elle fait un rêve dans lequel on a coupé, elle ne sait pas qui, l’oreille gauche de son ourson. Ce nounours est précieux, c’est celui qu’elle a depuis longtemps, son “doudou” avec lequel elle s’endort. Elle se précipite vers sa mère pour le lui dire mais celle-ci, occupée à autre chose, ne l’écoute pas. Elle se réveille alors en sursaut, dans son rêve. Elle s’empresse alors de vérifier l’état de son nounours. Hélas, c’est bien vrai, il a l’oreille coupée. Très peinée, mais aussi très en colère, elle va de nouveau le dire à sa mère, insiste, lui tire la manche, lui montre le nounours dont elle ne peut que constater l’état. L’insistance de l’enfant à dire ce qui lui pèse est ici bien mise en évidence et reproduit les événements tels qu’ils se sont déroulés. Mais voilà un schéma qui mérite quelque commentaire. Le rêve dans le rêve est ici la reproduction de qui s’est déroulé contrairement aux 201
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attentes de l’enfant. Il est un vrai cauchemar dont elle s’empresse de sortir. On ne l’a pas crue. La seconde partie du rêve répare ce malentendu, dans tous les sens du terme. Le travail du rêve montre ainsi toute son efficacité dans son œuvre d’intégration et de réajustement des éléments de la réalité, agissant ici par couches successives, de la plus négative à la plus positive. Cela semble être une des caractéristiques en général du rêve inclus dans le rêve. Il n’est par conséquent pas anodin qu’un patient réactualise un symptôme au sein de la relation thérapeutique. Il témoigne de ce besoin insistant de représentation et de réparation auquel le lieu thérapeutique semble pouvoir répondre. De ce qui avait été dit ou agi sans qu’il en soit fait état, sans qu’il en soit donné suite, une porte s’ouvre qui donne un nouvel espoir. Il n’est donc pas étonnant que le patient le représente au thérapeute. Il était le signe d’une détresse et avait entre autre pour fonction d’adresser un message. L’occasion se présente à nouveau de pouvoir l’adresser, d’où son utilisation à cette fin. Le symptôme est alors ce qui représente le passé et ce qui s’actualise ici et maintenant dans le temps et l’espace thérapeutique. Il n’est pas seulement une présentation transférentielle mais aussi et surtout une véritable proposition relationnelle que le thérapeute gagne par-dessus tout à entendre. Dans ce lieu où il était resté fixé, le patient opère un retour pour que les choses puissent peut-être, enfin, se délier. Pour peu que la question de la confiance ait été clarifiée et le passage d’un mode relationnel à un autre effectué, on assiste alors avec étonnement à la résurgence mnésique de tout un cortège de données auxquelles la manifestation symptomatique est liée et qu’elle traîne avec elle. Cette résurgence se fait dans un sens ou dans l’autre. Le fait essentiel est avant tout le retour de la mémoire qu’elle soit corporelle, sensorielle, ou concernant les contenus de pensée. Elle appartient en tant que telle aux caractéristiques essentielles de la relation et se réactive dès lors que les conditions inhérentes à son émergence sont réunies. L’observation des faits cliniques nous en apporte régulièrement la preuve. Sur le même mode que pour Me L. par exemple, une patiente âgée de quarante ans, divorcée depuis longtemps, deux fils sortant de l’adolescence, était venue me consulter pour entreprendre une thérapie afin, disait-elle, de mettre un peu d’ordre dans sa vie. Elle venait de connaître un déboire amoureux cuisant auprès d’un homme qu’elle avait accueilli chez elle et qui partageait sa vie 202
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depuis plusieurs années. Jusqu’au jour où elle s’aperçut que cet homme avait une double vie et qu’il était marié. Elle s’en voulait beaucoup de s’être faite bernée de la sorte et voulait comprendre comment cela avait pu être possible. Après plusieurs mois de thérapie, un fait surprenant se produisit : elle eut des épisodes d’énurésie nocturne. Tout d’abord étonnée, un peu gênée de ce symptôme, les liens se firent peu à peu selon une séquence identique à celle de Me L. Elle se souvint que de tels épisodes étaient survenus de temps en temps quand elle était adolescente. Ce qu’elle avait totalement oublié. Puis les liens se poursuivirent, elle se souvint aussi que ce symptôme était lié à un cauchemar, toujours le même, dans lequel sa mère menaçait de quitter le domicile, de partir. Elle se réveillait alors en sursaut et constatait dans le même temps qu’elle avait mouillé son lit. Enfin, lui revint la mémoire d’un fait douloureux qu’elle avait lui aussi forclos et dont la résurgence la troubla beaucoup. Elle se souvint qu’elle ne faisait pas ces cauchemars et ces épisodes d’énurésie à n’importe quels moments, mais lorsqu’un frère aîné lui imposait sous la menace des pratiques sexuelles. Ce qu’elle eut à subir pendant quelques temps. Elle s’en plaignit à sa mère qui ne voulut la croire. Cette mère était dépressive et subissait, ainsi que ses enfants, un climat d’une extrême tension imposé par le père, lequel faisait régner un climat de terreur à la maison. Sans violence physique, mais avec une rigidité et une autorité telles que cette femme était privée de toute liberté, dans une totale soumission. Si bien qu’effectivement elle menaçait souvent de s’enfuir avec les enfants. La patiente se souvenait de ces départs impromptus, valises faites à la va vite, sautant dans leurs vêtements, quittant la maison. Le voyage était toujours de courte durée. Il n’était qu’un simulacre se terminant immanquablement à quelques encablures du domicile. Elle finit tout de même un jour par se séparer de son mari, alors que la patiente était au sortir de l’adolescence. La remémoration de ces événements bouleversa la patiente mais en même temps la libéra d’un poids dont elle avait besoin d’être soulagée ce qui, au moment des faits, n’avait pu être le cas. Les mois de la thérapie qui suivirent furent marqués chez elle par une envie de sortir avec des amies, d’aller écouter de la musique, des concerts notamment. Ce qu’elle fit, comme si elle reprenait le cours d’une adolescence qui s’était trouvée flétrie. C’était son sentiment et elle l’exprima pleinement. 203
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Se retrouve par conséquent la même séquence que pour Me L. : la réactualisation d’un symptôme au cours de la thérapie, auquel est lié un rêve traumatique dont il réactive le souvenir, et la remémoration d’une situation traumatique qui en fut à l’origine. Les effets sont également de même nature. Ils se traduisent par une libération de l’être délesté de ce qui faisait poids au sein d’une relation qui n’a pas reproduit les schémas relationnels dans lesquels le patient était enfermé. Et, c’est là un point important que révèle l’analyse de ces cas, ce qui est repris dans le cours du développement l’est à partir de l’endroit où il avait été bloqué. Si bien qu’il s’agit de préférer à ce qui fut appeler les effets du transfert105 ce qu’on est en droit de revendiquer d’appeler les effets de la relation. Parmi ces effets d’autres modalités concernant les quatre paramètres de la relation sont observables et gagnent à être précisés. Ils montrent avec beaucoup de pertinence que ce qui s’engage ne peut l’être sans qu’une authentique relation de confiance ne se soit mise en place, tel qu’on vient de le décrire en montrant notamment combien le patient insiste sur la question et comment il la verbalise, souvent au travers d’un rêve dont le contenu est parfaitement explicite à cet égard. Sans que, cette question résolue mais sur laquelle le patient ne manquera pas parfois de revenir, le passage d’un mode relationnel à un autre, soit un mode imbriqué dans les schémas d’enfermement du patient d’un autre qui s’en soit dégagé, n’ait été observé. Sans que, successivement à ces deux temps, ne s’observe la transformation des formes logiques de la pensée, capables désormais de penser l’impensable, avec comme forme majeure la possibilité de passer de la contradiction au paradoxe, passage au cours duquel se dissolvent les termes d’une impasse relationnelle lorsqu’elle était présente, et qu’il importe alors de bien repérer pour se situer à côté d’elle, ce qui vaut tout autant pour le patient que pour le thérapeute. C’est alors que les effets de la relation se font sentir avec toute leur puissance mobilisatrice et libératrice du sujet, effets qui comme on vient de le voir tout au long de ces pages dépendent pour une bonne part de l’attitude thérapeutique adoptée. 105. Le lecteur intéressé pourra se reporter à ce que pouvait en dire Lagache dans un long article de 1952 consacré au transfert intitulé Le problème du transfert, notamment pp. 100 sq., in Daniel Lagache, Le transfert et autres travaux psychanalytiques, Œuvres, tome III, Paris, PUF, 1980.
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Certains de ces effets viennent d’être largement décrits. D’autres d’un intérêt également majeur pour la compréhension de ce qui se joue sont également observables, et c’est de quelques-uns d’entre eux qu’il s’agit maintenant de traiter.
Quelques autres effets de la relation à propos de ses quatre aspects fondamentaux Les quatre paramètres fondamentaux de la relation définis par Sami-Ali sont la clé de voûte à partir de laquelle se déploie et s’organise toute la dimension relationnelle du sujet selon des articulations que la relation thérapeutique met particulièrement en évidence. De leur étude, de l’analyse et de la description des transformations de leur données au cours du travail thérapeutique, liées pour une bonne part comme on vient de le voir à l’attitude thérapeutique, toute une clinique relationnelle voit le jour, permettant d’attribuer à certaines de ses manifestations une valeur véritablement sémiologique. Du rêve à l’affect, de l’espace au temps, chacune de ces dimensions se donne à voir selon des modalités particulières au cœur desquelles la relation thérapeutique joue un rôle prépondérant. La manière dont elles se révèlent, allant d’un pôle objectif à un pôle subjectif, permettant au sujet de faire l’expérience d’une appropriation subjective, confirme l’importance du lieu thérapeutique et de l’éprouvé temporel qui s’y joue, ainsi que la place accordée au thérapeute qui leur est consubstantielle, comme médiatrice de l’instauration de ces données dans l’identité même du sujet, données d’abord acquises dans la relation. Au travers des quatre paramètres de la relation, quelques-unes de ces modalités, en permanence liées et complémentaires à celles qui viennent jusque-là d’être décrites, méritent toute notre attention. Leur caractère en effet régulièrement observable leur donne valeur d’enseignement. Chaque thérapeute peut en faire l’expérience, contribuant de la sorte à ce que se mette en place une véritable sémiologie de la pratique relationnelle.
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Recherche en psychosomatique
Le rêve Le rêve a été jusque là régulièrement convoqué. Sa dimension relationnelle princeps, son retour précoce ou son enrichissement au sein de la relation thérapeutique, tout ce qu’il donne à voir des transformations de l’identité du sujet en font un des paramètres majeurs de la relation. Plusieurs données inhérentes aux autres paramètres s’expriment au travers de lui. C’est dire si, avec le rêve, nous possédons un outil majeur pour percevoir le statut subjectif de l’être, et notamment sa progression au cours de la relation thérapeutique. Mais il est loin de se limiter à un instrument de mesure. Les exemples qui vont suivre nous montrent avec clarté qu’il a sa fonction propre de réajustement, de réparation des données ébréchées, abîmées, flétries de l’identité du sujet. Ce travail de réparation se fait par son truchement et dans le rêve même. La notion de rêves feuilletons que j’ai utilisée pour désigner une modalité particulière du rêve le montre bien. Un exemple, parmi d’autres, nous servira d’illustration.
Les rêves feuilletons La clinique montre en effet l’existence d’une modalité particulière du rêve faite d’une succession de scènes que le patient rapporte au fil des séances. Autour d’un thème donné une action se déroule peu à peu que le patient livre à la manière d’un feuilleton. Nous verrons que la progressivité de l’action, voire son dénouement, sont intimement liés à la manière dont se déroule la thérapie et à la nature de la relation qui s’est engagée entre le patient et le thérapeute, conformément à ce qui a été dit tout au long de cet article. L’exemple dont je souhaite vous faire part, choisi parmi d’autres, est celui d’une jeune femme, infirmière, venue me consulter pour des problèmes, me dit-elle, de libido. Bien que jeune mariée, elle s’était peu à peu désintéressée de la sexualité, au grand dam de son mari qui, bien que compréhensif, commençait à montrer quelques signes d’impatience. Le couple avait eu des difficultés à se constituer. Ils avaient vécu quelques temps ensemble avant de se marier. Elle s’en sépara dans un premier temps car elle le trouvait de caractère trop instable et trop infantile. À force d’insistance et après avoir fait amende honorable il réussit tout de même à ce qu’elle accepta de reprendre leur relation. De fait, quand elle vint me consulter, elle 206
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n’avait plus ces reproches à lui faire, il avait beaucoup progresser, et elle ne comprenait pas pourquoi elle n’éprouvait plus de désir sexuel à son égard, alors que leur vie sexuelle avait été jusque là sans encombre. À ceci près que, comme souvent, la sexualité s’était sensiblement modifiée depuis sa grossesse et la naissance de leur enfant, une petite fille âgée de dix-huit mois quand commence la thérapie. On se trouvait, comme dans beaucoup de situations analogues, devant une coupure entre une sexualité source de plaisir et une sexualité au service de la procréation. La sexualité ne trouvait sa justification que soutenue par l’acte de procréer. Celui-ci accompli, l’accès au seul plaisir devenait problématique. Il y a souvent lieu dans ce type de situation de rechercher la notion d’un traumatisme ou d’un événement qui s’est opposé à l’affirmation de l’identité sexuelle. Enfant unique, elle avait grandi dans une famille aisée d’origine portugaise. Elle décrit une enfance dorée mais où l’expression de l’affectivité était très contenue et où les valeurs morales, religieuses et culturelles étaient solidement défendues et érigées telles un modèle unique auquel il ne fallait surtout pas déroger. Elle avait ainsi connu son mari, également d’origine portugaise, par l’intermédiaire d’amis de ses parents. Les débuts de la thérapie furent marqués par le retour d’un rêve répétitif qu’elle faisait de loin en loin. Elle ne le faisait plus depuis longtemps mais il se réactualisa dans la relation thérapeutique, comme cela se produit souvent. Dans ce rêve elle partait à la recherche d’un jeune homme qu’elle avait connu en classe de terminale. Elle nourrissait pour lui un amour platonique mais n’avait jamais osé lui déclarer sa flamme. Elle le perdit de vue lorsqu’il quitta la région. Elle rencontra son futur mari peu de temps après. Elle évoquait cette histoire avec beaucoup de nostalgie et confia qu’elle n’en avait jusque là jamais parlé à personne. Elle avait manifestement besoin de revenir sur cet épisode vis-à-vis duquel elle avait beaucoup de regrets. Le rêve lui en offrait la possibilité. Une des caractéristiques du rêve est en effet d’établir un lien avec le passé qu’il invite à revisiter. Il n’est pas excessif de dire qu’avec la fonction de l’imaginaire l’être est doté d’une véritable machine à explorer le temps. Ce qui est de surcroît remarquable, tel qu’il apparaîtra dans cet exemple, est que l’action qui se déploie est à l’instar d’une nouvelle écriture de la scène première que le scénario mis en place 207
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remodèle de bout en bout avec, comme pour les exemples précédents, retour à la situation de frustration, dégagement de la fixation qu’elle avait engendrée et reprise du cours des événements là où ils avaient été stoppés. Sauf que, différemment d’eux, ce qui se joue ici le sera exclusivement dans le registre de l’imaginaire, ce qui ne permettra pas moins cependant que s’instaure une autre réalité plus conforme aux besoins et aux exigences du patient. Le rêve donne ainsi l’occasion de reprendre, au sein d’une relation thérapeutique, les éléments d’une histoire qui fut autrefois traumatique. La possibilité de pouvoir dire au thérapeute ce qui s’est passé, lui exprimer la blessure qui a pu être ressentie et le vécu de l’affect dans le temps et dans le lieu thérapeutiques redonne en quelque sorte vie à l’événement, sous une autre forme. Tout se passe alors comme si un verrou sautait et qu’une porte s’entrouvrait au travers de laquelle s’immiscent le patient et le thérapeute, à la découverte d’un nouveau monde où se dénoue ce qui était resté figé. Le rêve répétitif de la patiente commença ainsi à se transformer, laissant place à une action qui, se déroulant dans le temps, fut livrée en plusieurs épisodes qui furent autant de rêves. La patiente fit une première série de rêves dans lesquels elle partait à la recherche de ce jeune homme. Elles se rendait par exemple dans son village natal, interrogeait ses sœurs ou sa mère pour savoir où il se trouvait. On lui indiquait la direction ou le lieu, mais elle n’arrivait pas à le retrouver. Elle finit par faire un rêve où elle y parvint enfin. Elle en était très heureuse et très émue. Dans ce rêve, l’apercevant, elle court à sa rencontre et lui avoue l’amour qu’elle lui portait. Elle lui précise toutefois qu’elle est maintenant mariée et qu’elle a une petite fille. Elle voulait surtout qu’il sache qu’elle l’avait aimé. Mais, au fur et à mesure qu’elle lui parle, elle est troublée par le fait que le visage du jeune homme se transforme, il n’est plus tout à fait celui qu’elle lui connaissait et qu’elle avait reconnu dans un premier temps. Il a les traits un peu plus vieux, et il porte des lunettes. Puis ils se prennent par la main, se détournent d’une belle sœur qui l’invective en lui disant que ça ne se fait pas, qu’elle est mariée, puis ils font un bout de chemin ensemble. Elle ne se rendit pas compte pendant qu’elle me restituait le rêve que cet homme aux lunettes pourrait être moi-même. Aussi, lorsque je lui posai la question sur le principe de la reformulation, 208
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elle prit soudain conscience de la similitude et porta la main à sa bouche, un peu gênée. Je la rassurai de suite en lui disant que cela ne voulait nullement dire qu’elle y exprimait quelque penchant amoureux pour moi mais que, grâce au travail que nous avions pu faire ensemble, elle avait pu en quelque sorte retrouver la trace de ce garçon, et que c’était sans doute la raison pour laquelle elle me représentait ainsi dans son rêve. Manifestement soulagée par ma réponse, elle s’empressa de me dire qu’en effet ça n’était pas le cas, mais qu’elle appréciait beaucoup le travail que nous faisions ensemble. La lecture que je lui proposais était conforme à la réalité. Sans aucun sentiment amoureux l’un envers l’autre, mais avec une estime sincère et réciproque, nous avions pu faire un bout de chemin ensemble, comme le rêve nous le spécifiait à l’identique, à la recherche de l’amoureux disparu et, si je puis dire, nous l’avions retrouvé. Pour corroborer cette piste de lecture, souvent vérifiable pour peu que l’on y prête attention, il n’est pas inutile de préciser que la patiente, en même temps que le rêve des retrouvailles, retrouva aussi sa libido. Ce mode de scénario est riche d’enseignement. D’observation fréquente, il montre l’importance du positionnement du thérapeute à se faire selon un axe relationnel, en le spécifiant au patient, dans le sens d’une relation d’aide dégagée du transfert, et non selon une interprétation transférentielle dans laquelle il se serait fait piégé en fonction d’options théoriques qui l’auraient guidé dans ce sens, piégeant surtout le patient dans un imbroglio susceptible de bloquer bien des issues thérapeutiques. Selon l’interprétation transférentielle en effet, le scénario du rêve aurait été perçu comme l’expression d’un transfert amoureux de la patiente à l’endroit du thérapeute. Il n’en était rien, et on risquait alors de se fourvoyer dans des pistes sans issue, en reproduisant ce que la patiente avait besoin de résoudre et de dépasser. Avec ce rêve charnière, elle fit l’expérience d’une autre manière d’être avec autrui, ici plus précisément celle d’une relation d’aide et non du registre amoureux. Elle pouvait dès lors sans crainte livrer cet épisode de sa vie sans risque de confusion et apaiser les tensions fantasmatiques qui l’entouraient. À partir de l’instant où j’avais clarifié ma position, la patiente transforma les données de cette expérience par une autre manière de se positionner dans la relation à autrui et la problématique put ensuite et à partir de là se dénouer. 209
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Les rêves qui suivirent allèrent en effet dans le sens d’une désacralisation de l’image qu’elle se faisait de ce jeune homme. Elle l’avait jusqu’alors idéalisé, le trouvant très beau, très intelligent, et avait développé à son égard un complexe d’infériorité. Elle fit notamment un rêve dans lequel elle le trouvait finalement moins beau q’elle ne le pensait. Dans un autre, elle discute avec lui en se mettant en valeur, lui précisant qu’elle aussi a réussi ses études, qu’elle fait un beau métier dans lequel elle s’accomplit. Le rêve feuilleton se poursuivait, mais selon des données nouvelles qui étaient le résultat direct de tout ce qui s’était joué dans la relation thérapeutique. Voici donc une série de rêves qui ont la même thématique et le même objet. Il s’agissait de traiter un épisode de sa vie amoureuse qui l’avait beaucoup marquée, qui avait un fort parfum d’inachevé, et sur lequel il lui fallait revenir tant il semblait faire de l’ombre à sa vie amoureuse actuelle. D’où cette succession de rêves, égrenés à la manière d’un feuilleton dont les épisodes sont livrés au fil des séances, développant une action dont on suit la progressivité jusqu’à son dénouement. Il fallait pour que ce type de dénouement advienne que la relation d’aide soit sans équivoque et que cela fut précisé sans ambages à la patiente. Je dirai même que c’était la condition sine qua non pour que, dans ce cas précis, l’être jadis aimé puisse être retrouvé et fasse son apparition dans le rêve. C’est ainsi qu’il faut comprendre la transformation de la figure du jeune homme en celle du thérapeute. Ce qui revient à dire que la possibilité même d’existence du rêve feuilleton qui permet au patient de résoudre une certaine problématique ou de la clarifier suffisamment dépend dans une large mesure de l’attitude thérapeutique. Toute la difficulté réside alors dans le fait que cette attitude pour être opérante doit être sincère, authentique, et ne peut nullement s’appliquer comme une méthode qui dans ce cas échouerait. On est ainsi en droit de penser qu’en l’absence d’une telle attitude, le rêve aurait continué de se reproduire sur le mode répétitif, dans cette quête incessante de l’amant sans jamais pouvoir le retrouver, avec toutes les incidences existantes sur sa vie amoureuse réelle qui avait été, pour ces raisons mêmes, mise en difficulté. Le premier amoureux faisait en quelque sorte de l’ombre au second. Cet exemple montre en outre que la possibilité même de réparer l’impact laissé par un traumatisme ou une situation traumatique 210
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passe nécessairement par la fonction de l’imaginaire. Dans le cas de notre patiente, le mot traumatisme est sans doute trop fort. Il n’en renvoie pas moins à une blessure qui n’était toujours pas cicatrisée, qui avait laissé sa marque avec un fort parfum d’inachevé et une grande frustration, en gênant son vécu actuel de femme. D’où le besoin de sa restitution dans le cadre de la relation thérapeutique. Afin de reprendre les choses là où elles avaient été laissées, comme dans les exemples précédents. Tout s’est joué via l’imaginaire, au travers de l’activation de sa fonction dans la relation thérapeutique, et selon les modalités exposées jusque ici qui en facilitent l’émergence. Nul besoin en vérité que soit réellement retrouvés le ou les protagonistes de l’histoire : pour que les choses puissent changer il faut d’abord qu’elles aient pu le faire au sein de cette relation et grâce à cette fonction qui permettent que s’instaure une autre réalité qui n’est autre que la réalité elle-même, une fois intégrées de nouvelles données dans l’identité du sujet, telles qu’elles résultent des transformations observées au cour du travail thérapeutique. Ce constat que les choses ne peuvent se réparer que par la fonction de l’imaginaire est à la base de tout travail thérapeutique centré sur la relation. L’exemple des rêves feuilletons l’illustrent bien, et permet de constater combien des données traumatiques peuvent être traitées au sein de la relation thérapeutique bien longtemps après le traumatisme et quand bien même ceux qui en étaient à l’origine ne sont plus là. L’exemple d’une patiente d’origine africaine dont j’ai abordé certains aspects de la problématique dans d’autres articles est plus que convaincant sur ce point. De nombreux enseignements peuvent être retenus de l’analyse de son cas. Son histoire est marqué par un double drame : l’inceste commis sur sa fille seulement âgée de trois ans par le père de l’enfant, événement qui fut à l’origine de sa demande d’aide, et l’inceste qu’elle subit elle-même de son père, alors qu’elle était adolescente et dont elle avait complètement forclos la mémoire. Un des moments poignants de la thérapie que nous avions décidé d’entreprendre fut marqué par la résurgence du souvenir de l’inceste qu’elle avait subi. Elle fut bouleversée, pleura beaucoup, se demanda comment il était possible qu’elle ait pu oublié ces événements, et ce d’autant plus qu’ils s’étaient étalés sur plusieurs années. Se mit également en place, à partir de la réactivation de la mémoire, un rêve feuilleton dont le point de départ est un rêve répétitif dans 211
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lequel elle se trouve à l’intérieur d’une voiture rouge qui, hors de contrôle, vient percuter un mur. Elle se réveille alors, angoissée. Ce rêve se répétait avec la même insistance sans qu’elle en comprenne le sens. La mémoire des faits revenant par bribes successives, elle se souvint d’un épisode où il était effectivement question d’une voiture rouge. C’était celle de son père, et elle se souvint plus précisément d’un accident léger qu’ils avaient eu, alors qu’elle occupait la place du passager, au cours duquel elle eut un genou blessé. L’accident se produisit à proximité d’un hôpital et elle voulut aller s’y faire soigner. Son père s’y opposa de crainte sans doute qu’elle ne révélât la situation. Elle portait d’ailleurs la trace de cette blessure dont elle ne se souvenait plus de l’origine jusque là. Tout se passa alors comme si, à partir de la réactivation de la mémoire, et portée par la relation thérapeutique, elle se mettait en quête de retrouver son père pour aller en quelque sorte « cracher sur sa tombe » selon sa propre expression. Car ce père était mort depuis plusieurs années, peu avant la naissance de sa première fille. Elle l’avait confiée à sa mère qui vivait en Afrique et où l’enfant grandit jusqu’ à ses sept ans. Ses parents s’étaient depuis longtemps séparés. Elle avait passé son enfance en Afrique, auprès de sa mère, puis rejoignit son père, diplomate de métier, et sa marâtre à Paris pour poursuivre sa scolarité, vers sa septième année. La pensée qu’elle avait tout occulté et qu’elle s’était occupée jusqu’au bout de son père malade avant qu’il ne décède la bouleversait. Il avait été enterré en Afrique, dans les terres de sa maison comme il était coutume. Dans la période qui suivit la remémoration de son inceste, elle eut cette idée d’entreprendre en quelque sorte un voyage vengeur. Elle voulut aller sur sa tombe pour lui déverser tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle se rendit bien en Afrique, mais prise d’un malaise dû à la forte chaleur sur la route qui la conduisait de la capitale au village natal, séparés par une longue distance, elle dut y renoncer. Il n’était sans doute pas facile, dans la réalité, tant que les dispositions de son fonctionnement ne s’étaient pas encore suffisamment transformées, de mener à bien une telle tâche. Tout autre était le challenge que se proposait de relever la fonction de l’imaginaire, telle qu’elle était notamment stimulée par la relation thérapeutique, laquelle lui donnait tout particulièrement la possibilité de se déployer, ce dont le rêve feuilleton portait la marque. La scène du rêve en effet se modifia par la suite et se compléta. Au fur et à mesure, plusieurs rêves apportèrent de nouveaux éléments. 212
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Dans un second rêve, elle n’est plus seule dans la voiture. A ses côtés sur la banquette arrière se trouve une de ses amies, elles sont toutes les deux ligotées. Le conducteur, qu’elle reconnaît de dos, est le père de son enfant. La voiture fonce toujours vers ce mur, le percute, le traverse et poursuit sa course folle sur plusieurs mètres. Pendant ce temps le conducteur se retourne et elle aperçoit soudain non pas le visage de son ex-mari, mais celui de son père qui rit aux éclats d’un rire cynique. Elle précisera que l’amie en question sur la banquette arrière a également subit l’inceste d’un beau-père dans son adolescence. Le changement de visage entre son ex-mari et son père lui fait prendre conscience de la similitude entre les deux hommes et, ce qui la trouble particulièrement, qu’au fond l’un était le prolongement de l’autre, que sans l’existence du premier, le second n’aurait peut-être pas croisé sa route. L’action se poursuivra avec un rêve qui cette fois la représente en Afrique, dans la chambre qui lui était destinée dans la maison familiale quand elle s’y rendait en vacances avec son père et où sa grand-mère vivait à l’époque. Elle faisait tout pour éviter cette chambre car elle y subissait aussi les assauts de son père. Dans ce rêve, elle s’y trouve et regarde par la fenêtre dont la vue donne directement sur le lopin de terre où son père est enterré dans la réalité. Elle regarde la tombe dans le jardin dont elle voit soudain sortir la silhouette de son père, tel un zombie, puis très vite, c’est son visage comme dans le rêve précédent qui apparaît, ricanant à pleine dents et envahissant tout l’espace du rêve. Elle tente alors de sortir de la chambre, mais n’y parvient pas, quelque chose bloque la porte, une force semble s’opposer à son ouverture. Quelques temps après elle fera un autre rêve où elle est toujours dans cette chambre. Elle essaie là encore de s’en échapper, réussit cette fois à ouvrir la porte, mais derrière se trouve son ex-mari qui la menace d’un couteau et qui a du sang sur les mains. J’apparais alors dans le rêve et je l’aide à s’enfuir. Elle réussit à quitter la chambre. Il faut souligner que j’étais déjà apparu dans plusieurs de ses rêves sous la forme par exemple d’une grande silhouette blanche qui la défendait contre des forces hostiles, ou bien encore d’un tau213
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reau blanc s’opposant à un taureau noir qui essayait de forcer la porte de sa chambre, dans l’appartement où elle vit aujourd’hui avec sa mère et ses deux filles. Dans le rêve suivant, elle se trouve dans le jardin, près de la tombe de son père dont le visage, aux dimensions démesurées, en ressort toujours triomphant et riant aux éclats. Puis suivront toute une succession de rêves où elle me fait intervenir très régulièrement, avec des scènes parfois d’une violence inouïe, les deux acolytes principaux de son drame, son père et son ex-mari, opérant de concert pour la mettre hors d’état de « nuire », soit l’un ou l’autre, soit ensemble, soit l’un devenant l’autre dans la confusion qui était la sienne, montrant aussi leur équivalence quant aux drames qui se sont noués. Tantôt ils réussissent à l’attraper, l’enterrant dans le sable jusqu’au cou dans une scène où tentant de la défendre je suis blessé au bras par une machette que tient un des protagoniste et où je réussis tout de même à le faire fuir ; tantôt je l’aide à courir le long d’une plage infestée de crocodiles pour leur échapper jusqu’à ce que nous trouvions refuge tout en haut d’un monticule de sable, protégés par des personnes du village qui nous entourent ; tantôt encore, je suis en lutte avec son père et parviens à lui couper le bras avec une machette que cette fois je manie moimême. Enfin, après maints épisodes contant cette foire d’empoigne, son ex-mari est laissé gisant sur la plage et son père se meurt, exsangue. Victoire chèrement gagnée, au prix d’un déchaînement d’affects intense, comme si la répétition du traumatisme, à entendre dans les deux sens, le sien propre par son caractère réitéré sur plusieurs années, et celui subi par sa fille se transposait dans le rêve en autant de scènes de violence. Il est du reste étonnant de constater que la situation d’inceste vécue par sa fille et qu’elle découvrit ellemême ne réactiva pas la mémoire de son propre inceste. Ainsi par l’intermédiaire de cette modalité du rêve qui traduit l’efficience de la fonction de l’imaginaire au sein de la relation thérapeutique une réparation des affres jadis subies put s’effectuer. Pour que son père puisse être mort à ses yeux, il fallait qu’il le soit selon ces modalités et non seulement dans la réalité. Dans les mois qui suivirent, elle eut l’impression de renaître et entreprit des tâches nouvelles qu’elle n’avait pas osé entreprendre jusque là.
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Ainsi la valeur d’enseignement de ces processus qui s’engagent au travers de la relation thérapeutique est-elle grande. Intimement mêlés aux autres phénomènes de la relation, ils montrent ce que peut être une thérapie relationnelle au cœur de laquelle l’attitude thérapeutique adoptée tient un rôle déterminant.
Les affects Beaucoup a déjà été dit sur l’affect. Aussi je ne reprendrai pas tout un ensemble de données que développent Sami-Ali dans son livre Le rêve et l’affect106, ou encore Pierre Boquel dans le présent ouvrage, au lecteur d’aller y découvrir ce qui pourrait l’intéresser. D’autres développements sont par ailleurs à venir dans les chapitres qui vont suivre. Nous les aborderons le moment venu. Voici seulement ici quelques données qui me sont apparues fondamentales pour un approfondissement sémiologique de tel ou tel trait concernant chacun des quatre paramètres de la relation. Ces données montrent à l’évidence que l’affect est consubstantiel à l’être et qu’il fait partie intégrante des paramètres qui le définissent plus que tout. L’affect donne vie à l’événement dont il porte longtemps la trace, au point qu’un événement qui en aurait été, pour diverses raisons, coupé est comme s’il n’avait pas été vécu. Ce qui fait nécessairement poser la question de son refoulement, régulièrement observable en clinique, mais dont la psychanalyse a rejeté la possibilité en lui préférant la notion de répression. Au-delà de ces querelles sémantiques, mais qui renvoient tout de même à des différences théoriques notables, il est incontestable que l’affect apparaît dans bien des situations comme gelé, absent ou représenté dans son absence. Qu’il réapparaît comme libéré, surprenant le patient dans sa résurgence, se récupérant dans un premier temps, avec le rêve bien souvent comme principal médiateur. Qu’il intègre, dans son processus de récupération, la personne du thérapeute. C’est de cette modalité dont je voudrai vous faire part, tant elle est lié à tout ce qui vient d’être dit jusqu’à présent concernant l’engagement du thérapeute et l’attitude thérapeutique. 106. Sami-Ali, Le rêve et l’affect, une théorie du somatique, Paris, Dunod, 1997. 107. Hervé Boukhobza, Le corps relationnel, in Psychosomatique, Nouvelles perspectives, Paris, EDK, 2004.
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Le patient dont je souhaite vous parler est un patient dont j’ai exposé la problématique dans un précédent article107. Il pensait être homosexuel et avait suivi pendant cinq ans une analyse dans laquelle il ne parvenait pas à avancer. Las, alors âgé de trente quatre ans, il vint me trouver dans l’espoir d’une autre approche dont je lui expliquai les modalités. Rêvant beaucoup, peut-être même serait-on tenté de dire beaucoup trop, il n’eut guère de difficulté à m’apporter de nombreux rêves dont le contenu criait à qui voulait bien l’entendre son amour des femmes. Seulement, tétanisé par un père autoritaire qu’il portait aux nues, toute avancée sexuelle était vécue comme une velléité œdipienne dont il avait bien du mal à s’extraire. Au point qu’il dut au dernier moment, quelques années auparavant, annuler un mariage. Il souffrait depuis d’un symptôme qu’il appelait des pénétrations et qui consistait en des spasmes ano-rectaux, parfois violents. La structure paranoïaque du père pouvait en faire comprendre l’émergence, tant elle a partie liée avec la thématique homosexuelle. Au point que le patient pensait que ces pénétrations étaient équivalentes au fait que son père le pénètre, tant sa présence pesait sur lui de tout son poids et l’empêchait d’être lui-même. Il fit un rêve de même nature que la patiente dont je vous ai fait plus haut le récit de la recherche, au travers d’un rêve feuilleton, du jeune homme dont elle était amoureuse. Le rêve qu’il fit est le suivant : Il rêve qu’il vient à sa séance mais à ma place se trouve une femme médecin. Elle lui plaît et il éprouve une forte attirance pour elle. Elle ne semble pas non plus lui être indifférente. Si bien qu’il se déclare et ils ont ensemble une relation sexuelle aboutie. Il eut été facile de se fourvoyer dans une piste transférentielle en interprétant que le patient exprimait dans ce rêve un désir sexuel à mon endroit, démontrant par là son homosexualité. Toute autre fut ma lecture, à l’instar de ce que je proposai à ma jeune patiente infirmière. Beaucoup de ses rêves précédents exprimaient qu’il aimait les femmes. Ils étaient pleins de pratiques sexuelles inachevées, se passant en cachette, à la va vite. Dans ce rêve était représentée, pour la première fois, une relation hétérosexuelle aboutie. Aussi je lui spécifiai ma façon de comprendre son rêve, soit la possibilité, grâce au travail que nous avions accompli jusque là, de se représenter une relation sexuelle épanouie avec une femme. Il fut extrêmement soulagé 216
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par ma lecture. Ce fut un tournant dans la thérapie. A partir de là en effet, suivirent des rêves où la réparation sexuelle, si l’on peut dire, se mit en œuvre. Dans le même temps se résolvait la problématique œdipienne, à l’image de ce qu’elle m’est apparue au fil de nombreuses observations : comme une mascarade, certes inévitable, mais dont il fallait absolument se défaire, et fortement teintée des problématiques sexuelles parentales qui lui imprimaient sa structure. Des rêves caractéristiques à cet égard furent faits mais qu’il serait trop long de développer ici. Une autre thématique qui émergea comme suite logique de la résolution de l’oedipe fut la possibilité de se représenter la mort de ses parents, et de son père en particulier. Cette possibilité doit être comprise comme un dépassement, et non l’expression d’un désir, qu’on interprèterait alors comme oedipien et on tournerait en rond. Il faut tout au contraire l’entendre comme l’expression de la libération de l’être de l’emprise parentale, notamment sexuelle, au sens où, pour advenir à sa propre libération sexuelle, l’être gagne à s’être dégagé des problématiques sexuelles parentales dans lesquelles il est, bien malgré lui mais nécessairement, immergé. Il semble d’ailleurs que ce soit une des caractéristiques en général de toute possibilité réelle d’accomplissement suffisant d’un travail de deuil. La mort ainsi représentée, et non désirée, permet, quand advient réellement la situation, de pouvoir y faire face. Il importe qu’elle ait pu être intégrée comme une donnée tangible par la fonction de l’imaginaire pour être vécue dans sa réalité le moment venu. Tant que le sujet est pris dans les mailles de l’oedipe, cette représentation est impensable. Si elle a lieu, elle s’accompagne d’un fort sentiment d’angoisse et de culpabilité. La réciproque est vraie. Pour peu que des désirs propres, notamment sexuels, fassent leur apparition, le sujet est alors régulièrement exposé à des accès d’angoisse bien souvent liés à la représentation de la mort de ses parents. Notre patient était ainsi assailli de fortes angoisses dans son adolescence au moment où il découvrit la sexualité et s’adonnait à la masturbation. Il n’est pas inutile de préciser que les images qui l’excitaient étaient celles de femmes nues. Il était littéralement atterré par l’idée que son père tombe malade, par la peur de le perdre et, de l’internat où il passa ses années de collège, il l’appelait constamment pour prendre de ses nouvelles. Le patient fit facilement le lien entre les deux. Il n’avait guère de doute sur le fait que les licences sexuelles qu’il s’accordait généraient les angoisses de mort à l’endroit de son père. Angoisses qui 217
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le tenaillaient d’ailleurs toujours beaucoup mais qu’il arrivait à exprimer, et dont il comprenait qu’elles devaient être dépassées. Aussi, l’Œdipe résolu ou en bonne voie de l’être, il fit un jour le rêve suivant. Il voit un homme d’un certain âge pleurant la mort de ses parents, ce qui le laisse à priori indifférent. Ils seraient morts en déportation. J’observe cet homme en train de pleurer et je pleure de le voir triste. Il assiste à la scène et le fait de me voir pleurer le rend triste à son tour et il se met à pleurer lui-même. Il s’aperçoit que cet homme plus âgé qui pleure est en fait son double, mais vieilli. Rêve étonnant où l’affect du patient se récupère par le truchement de celui du thérapeute. Et il a pour thème principal la mort de ses parents, puisque finalement cet homme plus vieux que lui n’est qu’un double, tel qu’il sera plus tard. On peut d’ailleurs voir dans cette duplication de lui-même à deux âges différents un report de l’événement dans le temps. Se représenter la mort de ses parents est devenue possible via le rêve, c’est d’ailleurs la première fois que cela lui arrive, mais elle n’est représentable qu’à la condition que l’échéance en soit repoussée aussi loin que possible. Il a fallu en outre que l’affect soit d’abord éprouvé par le thérapeute pour qu’il ressente à son tour de l’émotion. La récupération de l’affect s’est donc effectuée au sein de la relation thérapeutique, incarné ici par le thérapeute en personne. Cela montre une donnée essentielle. Les notions de temps, d’espace, et, partant, de relation thérapeutiques ne peuvent s’entendre que comme des données congruentes à la personne du thérapeute et à ce qu’il engage dans la relation avec son patient. Un autre élément qui me fut livré par le patient bien après qu’il eut fait ce rêve est à ce titre révélateur et ne manqua pas de susciter en moi une réelle émotion. Un peu gêné, il m’avoua qu’il n’avait pas osé me dire, quand il me raconta ce rêve, que l’allusion faite aux camps de concentration n’était sans doute pas étrangère à ma personne. Il connaissait mes origines et le lien lui parut d’emblée évident. C’est dire qu’il lui avait fallu me représenter dans cette situation, soit d’avoir perdu moi-même mes parents, pour qu’il puisse accéder à la même représentation pour lui-même. Représentation du reste entière car liée à l’affect correspondant. Il fallait qu’il passe par l’éprouvé de l’affect en la personne du thérapeute pour l’éprouver lui-même à son tour. Illustration remar218
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quable et signifiante du rôle de la relation thérapeutique et de la place qu’y tient le thérapeute. Cette donnée est corrélable à d’autres concernant l’espace et le temps, telles que nous allons les entrevoir dans les exemples suivants.
L’espace Ce qui se manifeste pour l’affect l’est aussi pour les autres paramètres de la relation. L’espace notamment, constamment convoqué dans les propos, les rêves, les gestuelles du patient. Lorsque Fatima, une patiente atteinte de spondylarthrite ankylosante, se lève pour me mimer par la gestuelle un rêve qu’elle vient de faire, c’est tout l’espace thérapeutique qui est mobilisé et par son truchement que le message du rêve se transmet. Cette transposition de l’espace du rêve dans l’espace de la séance est une donnée fréquemment observable. Elle montre leur étroite intrication et l’importance de l’espace thérapeutique dans l’intégration d’éléments constitutifs de l’identité du sujet. Voici ce rêve : Elle reconduit un enfant dont elle avait la garde chez son père. Elle est captivée par cet enfant qu’elle croit être possédé de l’âme maléfique de sa mère. Il a tantôt les yeux bleus de sa mère, tantôt les siens propres, marrons. Elle l’appelle, elle l’invective. Si bien qu’il revient finalement à lui et retrouve ses yeux marrons. Le père est un psychiatre barbu, veuf, dont l’épouse, la mère de l’enfant, serait morte dans des conditions dramatiques. Fait également troublant du rêve, elle reconduit l’enfant, prénommé Jean, en présence de sa propre mère. Mais au fur et à mesure qu’elle monte l’escalier conduisant à un superbe appartement, sa mère n’a plus la même physionomie, elle sait que c’est elle, mais elle n’a plus le même visage. Pour comprendre le rôle dévolu à l’espace thérapeutique au cours du récit du rêve, il est utile de se représenter la façon dont la patiente le raconte. Elle ressent si intensément la scène où l’enfant est possédé qu’elle éprouve le besoin de se lever pour me la mimer. Elle est alors elle-même invectivant l’enfant, puis tout à tour l’enfant possédé et revenant à lui. Quand elle parle à l’enfant, son regard fixe un point imaginaire où il est censé se projeter. Quand elle est l’enfant, 219
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son regard est hagard et fuyant quand il est celui de l’enfant possédé, puis me fixe quand il redevient lui-même. Dans ce jeu de regards apparaît toute la problématique identitaire de la patiente : absente à elle-même quand elle est sous l’emprise d’une mère omnipotente, présente et véritablement elle-même quand elle réussit à s’en défaire, dans une oscillation hésitante entre les deux, pour finalement être l’enfant libéré. Tout se joue sous le regard du thérapeute convoqué au titre de témoin de cette transformation et auquel il est signifié qu’elle a lieu. N’est-ce pas d’ailleurs « au psychiatre barbu » que l’enfant est conduit, qu’on a pour l’occasion débarrassé de sa femme qui n’est autre que cette mère maléfique ? Mais on relève toute l’ambiguïté du scénario du rêve. En libérant l’enfant de l’influence d’une mère maléfique, morte de surcroît dans des conditions dramatiques, elle prive du même coup le psychiatre, alias le thérapeute, de son épouse, transposant ainsi sa propre problématique d’être une femme sans homme et sans enfant, puisque l’enfant qu’elle ramène n’est pas le sien, pas plus qu’elle n’est mère dans la réalité. Une autre façon de dire qu’à ce point de la thérapie, elle n’a pas encore accompli les progrès suffisants pour pouvoir se sentir une femme libérée pouvant prétendre vivre auprès d’un homme aimant et aimé. Le prénom de Jean est d’autre part étroitement associé à l’homme qu’elle fréquente depuis quelques années de façon très aléatoire et épisodique, le premier avec qui elle a eu des relations sexuelles, à trente cinq ans passés. Elle a le sentiment qu’il profite d’elle, ne la sollicitant que pour ça. Mais elle l’a dans la peau. Si bien que cet enfant possédé est aussi une représentation d’ellemême, en tant qu’elle est sous emprise, et c’est ce qu’elle vient signifier au thérapeute. Destin barré par une histoire familiale lourdement grevée : deux frères myopathes auxquels elle a consacré sa vie, tous deux décédés ; une sœur morte d’un cancer de l’utérus ; un père qu’elle adorait décédé à la suite d’un accident vasculaire cérébral qui l’a laissé longtemps hémiplégique et aphasique, et dont elle s’est également beaucoup occupée. Tout est loin d’être joué, mais dans cette transposition de l’espace du rêve dans l’espace de séance apparaissent les éléments primordiaux de la transformation annoncée de l’identité de la patiente, prenant appui et s’organisant dans la relation thérapeutique pour ce faire. Différente mais tout aussi significative est l’intégration d’éléments du lieu thérapeutique dans l’espace du rêve. Parmi de nom220
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breux exemples, celui de Nathalie nous permettra de comprendre quels en sont les enjeux. Mariée, deux enfants, la quarantaine passée, Nathalie est une femme élancée, élégante, ressemblant dira-t-elle physiquement à sa mère qui fut mannequin et qui mena grande vie. Mais au prix d’une histoire de femme et de mère chaotique dont la patiente, enfant unique, fit les frais. La thérapie fut motivée par un état anxiodépressif de longue date mais qui s’était accentué depuis une recherche qui s’était révélée infructueuse du supposé personnage paternel, qu’elle s’était depuis peu mise en quête de retrouver, autour d’une question sur ses origines qui la tenaillait : elle serait née d’un viol. Elle avait de longue date également de nombreuses manifestations allergiques, notamment oculaires et cutanées, et des phénomènes visuels remarquables par l’alternance de périodes de flou et d’hyperesthésie visuels. Sa mère n’avait que seize ans à l’époque et, jeune employée d’hôtel, aurait été violée par un client de passage. Cette idée tourmentait fortement la patiente, et ce d’autant plus que ce scénario se serait, à peu de choses près, répété sur deux générations. Tel était le discours que sa mère lui tenait et qui la terrifiait. Par recoupements successifs, elle put admettre et comprendre que sa mère menait une vie légère auprès des hommes et qu’elle aurait plus vraisemblablement été soudoyée par un client bien plus âgé qu’elle contre lequel elle n’aurait pas tant résisté que cela. Quoi qu’il en fût, elle ne put assurer la garde de son enfant et la confia, dès les premiers mois, à une famille d’accueil. Elle venait la voir de temps en temps mais la patiente put constater qu’elle ne fut jamais vraiment aimée par cette mère avec laquelle le lien n’avait jamais vraiment pu s’établir, ce qui se vérifiait encore à ce jour. Cette femme se consacra à sa carrière de mannequin et eut une vie mondaine et festive. Par contre, elle reçut beaucoup d’amour de sa « mère adoptive » ou « sa grandmère » comme elle la désignait et lui voua elle aussi une très grande affection. Cette femme qu’elle avait beaucoup aimée, ainsi que ses enfants qu’elle considère depuis toujours comme ses frères et sœurs, était décédée depuis quelques années, ce qui l’affecta beaucoup. En accord avec ses frères et sœurs d’adoption, elle put acquérir la maison où ils avaient grandi, à la campagne, qui revêtait pour elle une valeur affective toute particulière. Plusieurs rêves la représentaient se rendant avec une amie, son double, dans cette maison. Le chemin était tantôt semé d’embûches, tantôt elle tombait en panne d’essence sur la route qui l’y condui221
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sait, ne pouvant appeler à l’aide, tantôt sa mère venait l’y narguer en organisant dans la maison voisine un banquet auquel elle n’était pas conviée. Cette maison représentait le lieu de son identité perdue et trouvée, menacée de se perdre à nouveau puis retrouvée, autour de laquelle se nouaient et se dénouaient bien des imbroglios de son histoire. Identité fragile à laquelle le lieu thérapeutique offrait une opportunité de pouvoir se consolider. Le rêve qui va suivre illustre ce point et la notion d’intégration d’éléments de l’espace thérapeutique dans le contenu du rêve. Elle se trouve, comme souvent, sur la route qui la mène vers sa maison de campagne. Elle est en compagnie de sa meilleure amie et conduit tranquillement lorsque sonne son téléphone portable. On lui annonce que sa maison a pris feu, les pompiers ont été prévenus et s’activent pour tenter de combattre l’incendie. Très angoissée, elle se dépêche alors d’arriver sur les lieux. Le feu a pu être éteint, mais de l’extérieur, le spectacle a tout d’une désolation. Elle entre alors dans la maison et, à sa grande surprise, elle constate qu’en fait il y a peu de dégâts. Elle lève les yeux vers les plafonds qui sont restés intacts, et elle est surprise par le fait qu’il y a des moulures qui n’existent pas dans la réalité. L’impression laissée par ce rêve est forte, sa narration est presque physique, comme pour Fatima. La patiente vit au moment où elle le raconte un véritable sentiment d’angoisse puis de soulagement. Je lui demande alors, comme pour « l’homme aux lunettes » de la jeune infirmière, d’où peuvent bien, d’après elle, venir ces moulures ? Elle comprend alors à mon allusion un peu amusée à quoi je fais référence. Elle lève les yeux vers le plafond de mon bureau et y constate, amusée elle aussi, des moulures, celles qu’elle avait vues dans son rêve. Ce qui pourrait paraître un simple détail en dit long sur l’importance de la relation thérapeutique, et sur la manière dont le patient en investit l’espace, lorsqu’elle répond à un ensemble de conditions telles qu’elles ont été décrites dans ce chapitre. Comme dans les autres exemples analogues qu’il m’a été donné d’observer, des éléments du lieu thérapeutique sont intégrés dans le matériel onirique à des moments particuliers où l’identité des patients s’est trouvée menacée, et où le sentiment de cette perte d’identité, d’abord exposé dans l’espace du rêve, faisait place à un sentiment de récupéra222
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tion de l’identité perdue ou menacée de l’être par le truchement d’éléments de l’espace thérapeutique qui ne sont autres que des représentants de la relation thérapeutique elle-même.
Le temps Le temps se prête tout particulièrement à l’observation du passage d’une modalité objective à une modalité subjective du fonctionnement de l’être par le biais de la relation thérapeutique où la notion d’éprouvé temporel souligne la nature des mécanismes en jeu. La notion de temps bloqué et de temps débloqué a été développée plus haut quand il s’est agi de traiter de la question de la répétition, ou bien encore des rêves feuilletons. Il s’agit ici de montrer comment le vécu de la temporalité se perçoit et se modifie dans la relation thérapeutique, imprimant au patient une autre manière de vivre l’écoulement temporel dans le sens d’une récupération subjective.
La temporalité paradoxale J’en avais donné une illustration dans l’article cité sur la question du transfert et de la relation en donnant l’exemple d’une patiente atteinte d’une maladie de Cushing. Je ne ferai ici qu’en retracer brièvement les données. Âgée d’une trentaine d’années au début de son suivi, elle était obnubilée par l’idée qu’il fallait tout faire vite pour échapper au regard de ses parents qu’elle percevait comme inquisiteurs, tel que ses rêves le signifiaient. Sa maladie, marquée par l’accélération des processus physiologiques engagés dans le mouvement, notamment la fuite, reproduisait du reste sur le versant somatique la problématique engagée. Tout faire vite équivalait à le faire à l’insu, ce tout renvoyant au domaine subjectif. Aussi ne fut-il pas anodin que les séances se passant en face à face lui fassent expérimenter qu’elle pouvait soutenir le regard du thérapeute sans qu’elle soit pour autant en danger et surtout qu’elle disposait de tout le temps dont elle avait besoin pour faire part de son mal être. J’avais en effet accepté le rythme qu’elle imposait aux séances en fonction de ses possibilités professionnelles. Cadre supérieure 223
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dans la représentation médicale, elle devait sillonner la France et je ne pouvais la recevoir que lors de ses passages en région parisienne. Dans le dispositif mis en place, je choisissais également de la recevoir en fin de plage horaire pour lui consacrer tout le temps dont elle avait besoin, sans en éprouver moi-même la moindre contrainte. Elle faisait ainsi l’expérience d’une temporalité subjective inversée tel qu’un rêve à mi-parcours le signifia amplement : « Je suis dans une salle de classe, on est à un contrôle, je suis en sueur, je n’arrive pas à répondre aux questions. Il y a des papiers qui sont devant moi de toutes les couleurs, en désordre, et je dois les trier et les mettre en ordre, les jaunes avec les jaunes, les roses avec les roses, etc., je sais que je dois d’abord faire ça avant de répondre aux questions. Tant que je n’aurai pas fait le tri, je n’aurai pas la paix en moi. Je réussis quand même à répondre à une question, le prof est venu vers moi, il prend ma feuille et au lieu de m’encourager, il me dit que ce n’est pas bien, qu’il fallait tout recommencer, je transpirais. Alors je pars en courant dans le couloir, je me roule par terre, je pleure, je me relève, je cours encore, je suis toute essoufflée, haletante, et j’arrive dans une pièce avec un grand tableau noir, et je pleure devant ce tableau, je pense à Nathalie, une de mes meilleurs amies, je l’appelle à mon secours, j’écris « tu es mon amie », et à ce moment précis, Nathalie arrive, derrière moi, elle me tient l’épaule, et de l’autre main, par dessus mon autre épaule, elle dessine sur le tableau des bulles. Au début, je n’y comprends rien, j’éprouve toujours ce même sentiment de nullité ; alors elle me dessine des arbres, une clairière dans une des bulles, tout est lisse, ça y est, j’ai compris, je ressens alors un profond sentiment de paix. Elle me transmet la paix en fait avec cette forêt, ces arbres, cette clairière, cette paix que je recherchais depuis cette panique que j’avais de ne pas réussir. Tout devient calme, je ne suis plus essoufflée. Et puis on repart dans le couloir, toutes les deux, elle me tient toujours par l’épaule, et on marche, comme ça, je me vois de dos, on voit deux personnes qui marchent, et c’est nous deux ». Deux temporalités s’y expriment qui correspondent aux deux phases successives qui furent les siennes au cours de la thérapie. La première reflète les termes de son impasse relationnelle vis-à-vis de 224
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ses parents : courir pour échapper au regard de l’autre, avec un fort sentiment de honte et de culpabilité, dans un processus d’épuisement. La seconde est libératrice : le rythme se détend, elle retrouve dans la relation d’aide sa sérénité, son calme et son identité. La thérapie fut marquée par l’éprouvé d’une temporalité paradoxale dans la relation thérapeutique au cours de laquelle deux termes d’abord incompatibles purent enfin se concilier. Elle n’avait plus besoin de dissocier une temporalité subjective vécue jusqu’alors uniquement dans des moments d’accélération temporelle en forme d’impasse confinant à l’épuisement et dans lesquels s’inscrivait la maladie de Cushing, et une temporalité objective qui était tout le reste du temps. Désormais, elle pouvait prendre le temps de vivre des temporalités s’incluant l’une l’autre sans besoin de les dissocier et sans qu’elle s’y épuise ou qu’elle reporte aux calendes grecques des projets qui lui tenaient à cœur. Par exemple, tant qu’elle était régie par la contradiction, il lui fallait, ainsi qu’elle l’exprima, tout faire vite, « brûler la vie à cent à l’heure » pour ensuite se poser, se marier et avoir des enfants. Désormais, elle ne reportait plus ce projet, elle pouvait l’envisager sereinement tout en concevant que cela ne l’empêcherait pas pour autant de sortir, des s’amuser et surtout d’aller danser, ce qui était sa passion.
L’expérience de la temporalité subjective Dans la mise en place du cadre thérapeutique, tout se joue dès les premières séances, tel que le montre l’exemple précédent. Voici un autre exemple au cours duquel les deux premiers rêves rapportés par une jeune patiente d’origine maghrébine et la manière dont ils furent traités illustrent particulièrement cette notion. Avec un double intérêt pour les thèmes qui ont été traités dans ce chapitre. Le premier se rapporte à ce qui a été dit du rêve programme, le second à la temporalité, telle qu’elle s’est exprimée dans le rêve et qu’elle a été vécue dans la relation thérapeutique. Soraya a trente-quatre ans quand commence la thérapie. Elle consulte en raison d’un sentiment de mal être qui s’est installé à son retour en région parisienne et où elle se retrouve sans emploi, toujours chez ses parents, et sans perspective d’avenir. Il faut dire qu’elle s’est jusqu’à présent consacrée entièrement à ses parents, renonçant même à poursuivre ses études quand ceux-ci ont décidé 225
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d’aller tenir un commerce en province huit ans plus tôt. Toute la famille, excepté une sœur aînée, mariée et installée au sud de la France, s’est attelée à la marche de ce commerce, soit ses parents, elle-même et ses deux frères. Mais l’affaire n’a pas été florissante et ils furent contraints de plier bagages et de revenir dans leur ancienne commune. Pour Soraya cependant, le devoir de tout faire pour rendre ses parents heureux demeure entier. Consciente de sa situation personnelle, elle n’en garde pas moins cet impératif comme prioritaire, si bien qu’elle considère que tant que cette mission n’est pas accomplie, elle ne pourra pas penser à elle. Elle est entièrement dévouée à leur cause. Lui ayant expliqué dès la première séance les modalités de la thérapie que je lui proposais et notamment l’intérêt que je portais aux rêves, elle s’évertua d’y penser, ne fit pas de rêve pendant les dix jours qui nous séparaient de la deuxième séance, sauf la veille de la séance où, déçue de ne pas avoir rêver, elle s’invectiva de telle sorte qu’elle finit par faire deux rêves. J’insiste régulièrement sur ce point. L’invite à rêver adressée au patient suffit en règle générale à raviver le souvenir du rêve. Celui-ci, éminemment relationnel, est fait pour être raconté au thérapeute. C’est pourquoi il est habituel de constater que le ou les rêves dont le patient se souvient sont souvent faits la veille d’une séance. Le premier des deux rêves ne manque pas de faire sourire et pourtant il est déjà un rêve programme, tels que nous les avons vus au début de ce chapitre. Elle rêve qu’elle…cherche un livre sur l’interprétation des rêves ! Il s’agit d’un livre que possède sa mère et qu’elle sait être dans les cartons de déménagement. Elle le cherche et finit par le trouver. Contente d’avoir pu le retrouver, elle le pose, bien en évidence, sur l’étagère d’une bibliothèque. On ne peut mieux faire pour répondre à l’invite de rêver. À y regarder de plus près cependant, tel qu’elle pourra le spécifier, il s’agit d’un livre dont sa mère se sert pour donner à chaque rêve son interprétation, selon la rubrique à laquelle il appartient. Interprétation toute faite par conséquent qui dispense le rêveur de tout lien personnel avec des éléments de son histoire, le privant ainsi de toute subjectivité. Je m’en explique alors à la patiente en lui indiquant comment je concevais la manière de traiter un rêve en 226
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vertu d’une approche relationnelle. Ce fut pour elle une première découverte, et une indication sur la manière avec laquelle nous travaillerions. Le deuxième rêve qui pourrait paraître banal au demeurant est précieux pour comprendre son mode de fonctionnement. La façon dont il fut traité au cours de la séance fut en outre une révélation pour la patiente sur ce qu’être en relation thérapeutique et, partant, en relation tout court, peut vouloir dire. Elle est dans un supermarché et a pour mission d’acheter deux téléviseurs pour deux amies (deux sœurs) qui l’attendent aux caisses, à la sortie. Elle trouve les téléviseurs, elle les porte tels quels, ils ne sont pas dans des cartons. Ils lui paraissent lourds, elle a du mal à les porter et ressent des douleurs aux bras. Elle se dirige vers les caisses et aperçoit ses deux amies qui l’attendent. L’une a les mains dans les poches et l’air plutôt désinvolte. L’autre a tout de même les bras chargés de quelques courses. Elle se dépêche car elle sait que le but de cet achat est de permettre aux deux sœurs de ne pas rater leur feuilleton télévisé préféré de vingt heures. Le rêve était d’abord une reproduction des événements de la veille. Elle avait rencontré ses deux amies, effectivement sœurs dans la réalité, en fin de soirée au moment de faire ses courses. Elles purent échanger quelques mots mais comme dans le rêve, elles lui signifièrent qu’il était bientôt vingt heures et qu’elles ne voulaient surtout pas rater leur feuilleton préféré. Mais la façon dont elle se mettait en scène était révélatrice de son mode de fonctionnement. Elle se mettait en quatre pour se plier au désir de ses amies en se représentant le fait de leur acheter à chacune un poste de télévision, afin qu’elles puissent voir leur feuilleton, et en se dépêchant pour qu’elles n’en ratent pas l’heure de son début. Elle accomplit cette mission, assujettie au désir de l’autre, mais en signifiant tout de même par les douleurs physiques qu’elle ressent aux bras combien la tâche est difficile et lui pèse. Un autre fait se joua dans la relation thérapeutique de toute première importance. Elle ne me fit part de ses rêves qu’à la fin de la séance. De toute évidence, le respect rigide du temps de séance lui aurait tout juste permis d’en faire le récit, sans qu’on puisse en faire le moindre commentaire. Absorbé par le récit de ses rêves, percevant les messages qu’ils contenaient et désireux de lui permettre 227
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d’en prendre conscience et d’en débattre avec elle, je ne fis pas attention au temps et nous dépassâmes largement le temps de séance. Je le fis volontiers, spontanément, et lui expliquai les rouages et la signification de ce qui se produisit quand nous le réalisâmes. Elle n’avait pas été contrainte par la règle imposée par l’autre, elle avait eu tout son temps pour narrer ses rêves et en expliquer le contenu. Elle récupérait un peu de sa subjectivité que lui reconnaissait, naturellement, la relation thérapeutique. Elle avoua qu’elle aurait compris qu’on dût, s’il l’avait fallu, arrêter la séance dans le temps imparti, mais qu’elle en aurait été très déçue. Elle découvrait, au fur et à mesure qu’elle prenait conscience de ce qui se jouait là, une réalité apparemment nouvelle pour elle que l’étonnement qui s’inscrivait sur son visage traduisait, ce même étonnement qu’on a régulièrement décrit tout au long de cette communication, et qui n’est autre que celui du sujet qui se découvre lui-même. Elle faisait l’expérience d’une temporalité subjective contrastant singulièrement avec la temporalité objective qui organisait jusque là sa vie, entièrement assujettie au désir de l’autre. Et cela à partir de deux premiers rêves lourds, dans tous les sens du terme, de significations, notamment et peut-être surtout sur les enjeux d’une thérapie relationnelle, pour qu’advienne le sujet en tant que tel, et qui se jouent dès les premiers instants de la rencontre avec le thérapeute. Ainsi, en reconnaissant au patient les potentialités dont il est naturellement doté, la thérapie relationnelle, par l’attitude thérapeutique qui en découle et sur laquelle le thérapeute gagne toujours à s’expliquer, notamment à des moments clés comme ceux qu’on vient de décrire tout au long de ces pages, ouvre à une autre manière de saisir l’être dans son unité, au travers de la multiplicité de ses facettes qui sont autant d’objectivations de lui-même, et avec lesquelles il renoue. On assiste alors avec un étonnement sans cesse renouvelé égal à celui du patient à ce qui n’est pas autre chose qu’une véritable naissance. Celle de l’accession de l’être à son statut de sujet.
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Chapitre II Affects, rêves et couleurs
Introduction Comme on vient de le voir tout au long du chapitre précédent, la théorie relationnelle offre donc un champ d’exploration dynamique de l’être. On n’est plus dans un schéma où le rêve notamment serait à l’exclusive la réalisation déformée d’un désir refoulé (Freud)108 mais dans une autre approche dans laquelle le retour même du souvenir du rêve doit être considéré comme l’indice d’un début de récupération subjective. Dès lors, on observe que ce retour du souvenir du rêve se fait de façon progressive, donnant en quelque sorte un état des lieux du patient dès les tous premiers rêves et contenant tous les éléments qui viennent d’être décrits précédemment en fonction desquels, selon l’attitude thérapeutique qui aura prévalu, cette dynamique subjective s’épanouira ou se flétrira, conduisant dans ce cas à ce qui fut appelé la réaction thérapeutique négative et attribué, à tort selon nous, dans la thèse freudienne, à la pulsion de mort et que tout laisse penser être en rapport avec la nature de cette attitude. Si la dynamique s’installe favorablement, on est surpris par la richesse et la précision du rêve qui relie peu à peu le sujet à lui108. Freud, Sur le rêve, Paris, Gallimard, 1988, p. 118.
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même et au travers duquel s’affirme sa dimension subjective, palpable et identifiable par le fait que se révèlent alors simultanément les autres paramètres de la relation, tous reliés entre eux par un système d’inclusions réciproques. On est alors surpris d’observer avec quelle régularité la thématique des couleurs s’y décline selon un processus que tout indique devoir être lié au statut des affects, en signant le retour et la libération progressive. Il s’agit donc d’un indicateur précieux qu’il est important d’essayer de mieux comprendre et d’analyser, au travers notamment de quelques cas cliniques dont l’étude est susceptible de nous permettre d’en saisir diverses modalités. Signalons toutefois que la thématique des couleurs sera à la fois une réalité à tenter d’appréhender dans toute sa richesse, mais aussi un prétexte nous permettant d’explorer plusieurs facettes de la subjectivité du patient telle qu’elle se révèle dans et par la relation thérapeutique. Comprenons tout d’abord que les raisons qui unissent affects et couleurs sont (relativement) simples. Elles font appel à la connaissance du fonctionnement du cerveau, et notamment aux travaux entrepris par des neurologues comme Ramachandran qui explore le domaine des neurosciences cognitives à partir de cas pathologiques.109 Un de ces exemples est l’affection dénommée syndrome de Capgras dans lequel le patient identifie les visages mais doute de leur authenticité, y compris des personnages les plus proches. Pour comprendre ce qui se passe, il faut aussi connaître l’existence d’une autre affection: la prosopagnosie où les visages ne sont pas reconnus. Cela est dû à des lésions qui touchent une structure cérébrale qu’on appelle le gyrus fusiforme responsable entre autres de la reconnaissance des visages. Ces structures sont situées en bas et en dedans des lobes temporaux. Lorsque les deux sont endommagées, la reconnaissance des visages n’est plus possible. Lorsque les faisceaux de neurones qui assurent la communication entre le gyrus fusiforme et la région limbique, siège des émotions, sont lésés, le visage peut être reconnu mais il n’est pas lié à une expérience affective connue et ne déclenche donc aucune émotion particulière, d’où le syndrome de Capgras. 109. Voir notamment : Vilayanur Ramachandran, Le cerveau, cet artiste, Paris, Eyrolles, 2005.
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Il y a donc lieu pour que l’expérience vécue ait un sens et soit mémorisée qu’elle soit associée à une émotion qui la constitue et à laquelle elle est définitivement liée. C’est dans ce gyrus fusiforme que se situe également la zone des couleurs et celle des nombres. On comprend dès lors le lien étroit qui unit les couleurs et les émotions, de même que la valeur affective des nombres. On sait par ailleurs qu’il existe de façon générale une connotation affective donnée pour une couleur donnée, association qui ne doit rien au hasard. Outre en effet sa structure circulaire, une des caractéristiques essentielles de l’affect est sa corporéité. Il n’y a pas d’affect qui ne s’origine d’une inscription corporelle, selon les diverses modalités d’expression du corps, qu’elles engagent le geste, le langage, ou les expressions du visage, dont précisément sa couleur. Des expressions comme voir la vie en rose, être rouge de colère expriment bien cette notion. Et il est loin de s’agir uniquement d’un lien symbolique ou métaphorique, mais bien d’un lien réel. Le rose est effectivement la couleur d’un visage exprimant la félicité, le contentement, le plaisir comme celui par exemple d’un bébé repu. Le rouge est en effet la couleur que donne au visage l’emportement, la colère par le simple effet de substances vasodilatatrices libérées en cette circonstance. Que l’on songe également, entre autres, à l’éreutophobie. Toute la question est de savoir si, de ce lien originel, on en extrait ou non la subjectivité. On peut en effet associer de façon arbitraire telle couleur à tel affect, ou encore la vider de tout contenu affectif : on est alors dans une subjectivité sans sujet, telle que peut l’illustrer notamment une certaine forme d’art abstrait ou le pop art. Cette subjectivité peut au contraire s’exprimer pleinement chez des artistes comme Kandinsky ou Matisse. Chez ce dernier, la même couleur peut concerner tout autant l’espace intérieur d’une représentation que l’extérieur, montrant l’équivalence dans l’espace imaginaire du dedans et du dehors. Cette équivalence qui fait de l’espace environnant un schéma de représentation du corps propre par le biais de la projection, l’artiste l’exprime notamment admirablement dans un tableau comme la desserte rouge, peint en 1908, dans lequel une même couleur rouge sienne, chaleureuse, apaisante, recouvre tout autant l’objet que l’espace qui l’entoure, de même que n’existe pas de réelle délimitation entre le dedans et le dehors, comme nous le montre cet espace en haut et à gauche du tableau dont le cadre peut tout aussi bien représenter une fenêtre s’ouvrant sur l’extérieur qu’un tableau dans le tableau, tel que Matisse nous le donne à voir. 231
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Matisse, la desserte rouge, 1908 Quelques exemples nous aideront à mieux comprendre ce qui se joue dans ces expressions colorées de l’affect, leurs significations, les enjeux thérapeutiques qu’elles sous-tendent. Ils nous permettront par ailleurs de développer tel ou tel aspect inhérent à l’affect et à son destin, et à la manière dont ils sont mis en évidence et se transforment par le truchement de la relation thérapeutique.
Dorine ou “la poudre rouge” Voici le rêve d’une patiente atteinte d’une dépression bipolaire, suivie depuis environ deux ans au moment de l’observation : Elle rampe sur une planche recouverte d’une sorte de poudre beige, ce qui l’imprègne de cette couleur. Puis repartant en sens inverse, elle rampe sur une autre planche recouverte de poudre rouge (comme un fond de teint, dira-t-elle pour les deux poudres). C’est alors qu’elle se voit sur scène, comme sur les planches d’un théâtre, face à un public devant lequel elle se contorsionne, adopte diverses mimiques, fait des grimaces. Elle est en colère et exprime sa colère à ce public dont elle a le sentiment qu’il est peu réceptif. 232
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(Pendant qu’elle me décrit cette scène elle mime par des mouvements désordonnés les contorsions qu’elle se voit faire dans le rêve, non sans une certaine agressivité). Elle quitte alors la scène du théâtre pour se retrouver, toujours en rampant, sur une autre planche également recouverte de cette même poudre beige, la colorant de nouveau de cette couleur. Le rêve se termine sur l’image en noir et blanc d’un personnage qu’elle ne peut définir et d’un landau d’époque, comme s’il s’agissait d’une vieille photo. Dans les liens immédiats qu’elle fera, elle reliera la couleur beige à moi-même. Ce sont en effet des teintes dans lesquelles je m’habille volontiers. Elle établit ainsi un lien direct avec moi dans la possibilité d’exprimer ses affects et de les traiter, tout en me mettant à l’épreuve. Elle a en effet souvent le sentiment qu’elle n’est pas comprise, qu’on ne l’écoute pas, d’où ses accès de colère qu’elle a vraiment dans la réalité lors de passages hypomaniaques où elle est capable de tout casser, et où elle s’est parfois exhibée, comme dans le rêve. Il lui est même arrivé, au cours de ces crises, de se mettre nue devant son compagnon et son frère et d’uriner à même le sol devant eux. Parfois aussi, elle a donné des coups de poings à ce compagnon, le regrettant toujours amèrement par la suite. Celui-ci est psychotique et ne travaille pas depuis longtemps, pas plus que son frère qui bénéficie d’un statut de personne handicapée en raison de diverses atteintes physiques mais où le mental n’est pas épargné. S’étant retrouvée à la rue, elle a accepté de l’héberger depuis quelques années. Si bien qu’elle se retrouve seule femme au côté de deux hommes qui ne travaillent pas et qu’elle a parfois bien du mal à supporter. Elle voue pourtant beaucoup d’amour à son compagnon, d’où sa grande ambivalence à son égard. Ils n’ont pas eu d’enfant, et n’ont pratiquement plus de vie sexuelle, ce que le contexte familial n’autorise de surcroît que très peu. Elle est en colère contre la société, contre cette situation, contre le fait qu’à la mort de ses parents (elle a une cinquantaine d’années au moment de l’observation) elle a dû prendre quasiment ses deux frères en charge. L’autre étant alcoolique et ayant eu souvent à son égard des conduites et des propos très agressifs qui l’ont, il fut un temps, terrorisée, mais contre lequel elle se rebelle aujourd’hui. 233
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C’est cette colère qu’elle manifeste dans le rêve, avec le même sentiment de ne pas être comprise. C’est aussi ce qu’elle me signifie, dans cette mise en scène où s’exprime toute sa colère qui m’est alors, à ce moment précis où elle se donne en spectacle devant moi, directement adressée. D’où l’ambivalence du message qu’elle m’adresse. En m’identifiant à la couleur beige, elle manifeste bien le fait que c’est par moi qu’il lui est donné la possibilité d’exprimer sa colère que le rouge représente dans son essence corporelle même. Mais dans le même temps elle met à l’épreuve ma sensibilité. Se jouent là des articulations essentielles de tout travail thérapeutique: de ce que sa détresse me touche ou non au moment où elle me l’exprime dépendra la suite, dans un sens ou dans un autre, de la thérapie. La scène finale du rêve, par l’évocation d’un landau d’époque, contraste singulièrement d’avec la scène colorée du début. Elle montre la distance prise d’avec un passé dépeint en noir et blanc, marqué par la dépression maternelle. Représentation triste et figée d’une enfance difficile, entre une mère dépressive dont elle dut assurer la suppléance et un père présent-absent, à la fois admiré pour son statut de professeur de yoga et de judo, mais inaccessible à la relation et qu’elle ne connaîtra que retranché dans une chambre à l’écart du reste de la famille. Mais ce landau qui appartient au passé est aussi la représentation du fait qu’elle n’a pas eu d’enfant, pour une bonne part lié à la maladie de son compagnon. Il n’est sans doute pas inutile de signaler qu’en dehors des crises hypomaniaques, Dorine avait aussi trouvé dans la créativité littéraire et artistique une autre manière d’exprimer ses affects. Elle écrit depuis longtemps des poèmes, des nouvelles et dessine. Son désespoir de n’avoir pu procréer est notamment illustré, de façon saisissante, dans une de ses nouvelles où l’héroïne est une infirmière dont le mari découvre un jour l’horrible secret : dans une armoire à double fond, elle avait entreposé des années durant des fœtus, résultat des avortements clandestins qu’elle pratiquait. Étonnements bien conservés dans des sachets en plastique, mais dégageant cependant une odeur pestilentielle qu’elle arrivait à masquer par des eaux de Cologne, habillés de beaux vêtements de bébé, ils étaient là, suspendus, par dizaines. Devant le double fond de l’armoire, sur des étagères, étaient alignées des poupées, ses poupées, dont elle faisait la collection, doubles en quelque sorte des fœtus. La nouvelle précise avec quel234
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le attention elle les habillait, leur prodiguant de vrais soins de couturière en leur confectionnant elle-même leurs propres vêtements. Ce détail s’éclaire en outre si on précise que la mère de Dorine était couturière. Double reflet d’une vie sans enfant et d’une enfance marquée par une relation vide, sans affect, à la mère. Il est à noter enfin combien ce fait d’attacher une importance toute particulière aux vêtements du bébé est souvent observé dans ce type de relation, comme je l’avais montré il y a longtemps dans le cas, par exemple, de jeunes mères psychotiques110. Comme si, faute de pouvoir accorder au contenu un statut suffisant, le contenant en était la seule et ultime représentation. Si bien qu’elle est en quête permanente de son identité de femme, de son identité de mère, de son identité tout court dont une série de dessins faits dans la période du rêve expriment toute la problématique, notamment autour de la thématique du visage. S’y décèle l’émergence progressive des couleurs en tant qu’expression libérée des affects. Trois dessins qui se succèdent révèlent cette transformation, laquelle ne se fait pas sans douleur. Le premier représente un ensemble de visages enchevêtrés dessinés en noir et blanc et où ne se lit, ou peu s’en faut, aucune expression affective. Le deuxième dessin est celui où s’opère la transformation : visages ou parties de visage déformés par l’irruption brutale de l’affect, comme dans les crises de manie. Puis un troisième dessin où les visages, de nouveau reconstitués, peuvent se remplir de couleurs, exprimer et contenir l’affect. N’est-il pas exagéré de voir dans un quatrième dessin aux tons plus apaisés, destiné à être offert, à l’inverse des trois premiers, la possibilité d’exprimer et de contenir enfin pleinement l’affect au sein de la relation ?
110. Voir Hervé Boukhobza, L’enfant de mère psychotique, mémoire pour l’obtention du certificat d’études spéciales de psychiatrie, Université Paris Val-de-Marne, 1991.
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Dessin n°1
Dessin n°2
Dessin n°3
Dessin n°4
Sur la problématique du visage et de son foncier rapport avec l’identité, mais aussi avec l’altérité en tant qu’il jouit d’un statut primordial au sein de la relation, un des tous premiers rêves qu’elle me livra est tout à fait exemplaire. 236
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Dans ce rêve, elle tente de réunir les deux parties dissociées d’un masque, représentant un visage. Lorsqu’elle réussit l’opération, le visage prend vie et les yeux s’ouvrent, yeux dont émane un regard lumineux. Lumière chaude et enveloppante, telle qu’elle aurait aimé que sa mère fut sans pourtant avoir pu l’être en raison de sa dépression. Ce qui pourrait paraître banal à priori renvoie à un fait de toute première importance. Pour que la relation puisse être, il est important que le visage de l’autre tout comme son propre visage puisse être reconstitué. C’est ce qui se produit, au cours d’un processus de déconstruction puis de reconstruction, au moment de l’angoisse du huitième mois111. Cette reconstitution du visage n’a d’ailleurs pas nécessairement besoin du visuel pour se faire comme on peut aisément le concevoir en cas de cécité, où cette reconnaissance passe par le toucher, tel que les aveugles nous en rapportent régulièrement le témoignage. C’est un tel processus qui semble faire défaut notamment chez l’enfant autiste dont le regard, longtemps, n’accroche pas le regard de l’autre et donne l’impression littéralement de glisser, de déraper au moment de la rencontre du visage d’autrui. C’est comme si ce visage n’existait pas, comme si ce « trou du milieu » décrit par André Bullinger, cité par Geneviève Haag112, autant le sien propre que celui de l’autre, ne parvenait pas à se combler.
Sandra : les araignées multicolores Chez cette patiente, âgée d’une trentaine d’années quand débute la thérapie, motivée par une obésité qui l’handicape, le retour des affects au sein de la relation thérapeutique ne se fait pas sans appréhension et sans un certain nombre de messages clairement adressés au thérapeute que celui-ci gagne à entendre. Les deux rêves qui vont suivre ont été faits au début de la thérapie. Rêve n°1 Elle est dans une chambre, attachée dans un lit, qu’elle identifie comme un lit d’hôpital, « avec des barreaux », précise-t-elle. Les 111. Voir Sami-Ali, Corps réel, corps imaginaire, Paris, Dunod,1984, notamment pp. 117-134, sur la problématique du visage. 112. In : Michel Haag, À propos de l’œuvre d’Esther Bick, Vol. I, Sa méthode d’observation du tout-petit, Paris, 2002, autoédition, p. 66.
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murs sont blancs, « d’un blanc éclatant ». Soudain, elle voit apparaître des araignées multicolores qui descendent le long des murs faisant naître en elle une forte angoisse. Elle se met alors à crier mais personne ne vient à son secours. On y voit comment le retour des affects, qu’on identifie aux araignées multicolores, ne se fait pas sans une certaine appréhension : ce retour représente un danger tant qu’on est pieds et poings liés. Cette notion par ailleurs de blanc éclatant qu’on retrouvera également dans le rêve suivant mérite quelques commentaires. Dans tout ce qui m’a été donné d’observer dans le récit de nombreux rêves, le blanc est en effet apparu comme étant très régulièrement lié à l’affect gelé, engourdi, exprimant toute la coupure affective du sujet et sa mise à distance d’avec la vie émotionnelle. Il n’est donc pas surprenant de le voir apparaître notamment au commencement d’une thérapie, lorsque les rêves font leur retour et que le lieu thérapeutique autorise enfin à exprimer, au sein d’une relation qui la reconnaît, toute la dimension de l’affect, ce qui ne saurait se faire sans une certaine progressivité. Contraste saisissant également entre ce qui est censé être un lieu de soin, un lit d’hôpital, et le fait d’être doublement emprisonné : à la fois lit à barreau et dans lequel on est de surcroît attaché. Comment ne pas voir dans ces images et l’appel au secours qui ne trouve pas de destinataire un signe adressé au thérapeute sur ce qu’il peut bien en être de son écoute, à lui, et de son positionnement. Rêve n°2 Elle fait partie d’une bande qui s’introduit dans un lieu public où se trouvent plusieurs personnes. Soudain l’ordre d’attaquer est donné, elle fait en fait partie d’un groupe de vampires. Elle choisit alors sa victime, une jeune femme svelte, qu’elle coince dans les toilettes. Elle dispose alors de sa victime en la démembrant, ce qui fait gicler son sang sur le carrelage blanc des toilettes. Elle est très imprégnée de cette image : ce blanc étincelant du carrelage et ce sang d’un rouge vif qui vient l’éclabousser. Elle précise enfin qu’elle n’entend pas de craquement quand elle démembre sa victime. Elle comprend assez vite que cette jeune femme svelte n’est autre qu’une image d’elle-même. Mais pas n’importe quelle image : celle que sa mère voudrait qu’elle ait. Elle lui a souvent fait 238
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part en effet de son désarroi de la voir obèse, et il est rare que toute conversation n’aborde pas, à un moment ou à un autre, la question, ce qui a passablement le don de l’exaspérer. La scène est alors clairement identifiée : ce qu’elle met en charpie n’est autre que cette image d’elle-même dont elle s’aperçoit finalement qu’elle est plus celle désirée par sa mère que l’expression de son propre désir. Mais cela ne se fait pas sans violence, sans que ne se libère un fort sentiment de rage, de colère que ce sang rouge vif sur le carrelage des toilettes vient représenter. Carrelage d’un blanc étincelant, à l’instar d’une surface lisse vide de toute représentation et de tout affect, jusqu’à ce que du sang vienne brutalement la maculer, rompant le silence, la retenue. Préciser que le démembrement de la jeune fille ne s’accompagne d’aucun bruit est une autre manière de lui signifier une non existence : elle est plus le reflet du fantasme maternel que son propre désir, elle n’est pas « réelle ». Car Sandra prend conscience qu’elle n’est pas si mal dans ce corps aux rondeurs généreuses qui ne lui a en rien barré l’accès à sa sexualité qu’elle reconnaît même avoir été parfois débordante, quand elle fréquenta notamment pendant quelques temps des clubs échangistes, multipliant les partenaires. Mais sa problématique sexuelle et amoureuse réside essentiellement dans le fait qu’elle s’est régulièrement cantonnée dans le rôle de la maîtresse, renonçant à toute relation stable, la fuyant même quand l’occasion se présente. Se profile en filigrane le divorce de ses parents alors qu’elle était adolescente et qui l’a beaucoup marquée. Est-il possible d’y voir un processus de répétition s’inscrivant ici dans l’interrogation de la problématique paternelle ? Probablement, comme il m’a souvent été donné de l’observer. Cependant, dans cette quête désespérée pour comprendre l’incompréhensible, dans cette passation du rôle d’observateur à celui d’acteur, avec l’illusion de pouvoir peut-être résoudre ce faisant une énigme insoluble, on passe à côté de l’essentiel, c’est-à-dire de soimême, lorsque cette quête ne passe que par la conduite en dehors de toute conscience de ce qu’elle signifie. Car le sens échappe, dans un premier temps, au sujet, s’il ne trouve pas à se révéler au sein, notamment, d’une relation thérapeutique. Quête permanente d’une identité où la répétition en forme de cercle vicieux signe l’existence d’une impasse que la relation thérapeutique se propose de vouloir dépasser, pour peu qu’elle ait pu 239
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favorablement répondre, dans un premier temps, à la demande d’aide qui lui a été signifiée, ce que le rêve précise sans ambiguïté, et tel que la libération des affects en annonce l’amorce. Un autre rêve fait quelques mois après le début de la thérapie montre le chemin parcouru. Elle rêve qu’elle est au bord d’une plage de sable noir, comme il en existe aux Antilles et qu’elle affectionne tout particulièrement, en présence de sa mère et de sa grand-mère, figure protectrice et réconfortante au contraire de sa mère. Il fait beau, la mer est d’un lumineux vert émeraude que le contraste avec le sable noir fait particulièrement ressortir et dont elle admire les reflets changeants que le soleil, jouant avec les nuages, fait à la surface de l’eau. Se décline alors toute une gamme de verts dont les nuances sont à l’instar de ses affects retrouvés et dont, comme un enfant qui s’étonne avec émerveillement de ce qu’il découvre, elle perçoit la nature, avec cette précision qu’en l’occurrence, cette découverte n’est autre que la découverte de soi-même. L’affect est ici libéré, prenant place au sein de la relation d’aide qu’elle entretient notamment avec la grand-mère tout autant qu’avec le thérapeute. On s’éloigne alors irrésistiblement des premiers rêves de contrainte, où la résurgence des affects se faisait au sein d’une situation encore marquée par l’enfermement, comme dans le rêve des araignées. Un détail d’ailleurs qui ne manque pas d’intérêt est là pour nous le signifier. Quelques semaines plus tard, Sandra remarque pour la première fois un petit tableau situé au-dessus d’un petit bureau où nous nous asseyons à la fin de la séance pour son règlement et la prise du prochain rendez-vous. Ce tableau est en laque de Chine noire aux motifs peints à base de coquilles d’œuf. Elle est étonnée de ne pas l’avoir remarqué plus tôt et est saisie de la similitude entre cette laque noire et brillante et les couleurs de son rêve. Ce qui pourrait paraître insignifiant est en fait à l’identique du rêve fait par Nathalie à propos de l’intégration dans son propre espace d’éléments de l’espace thérapeutique, montrant le rôle de la relation thérapeutique dans le processus de restauration identitaire.
Annie : blanche sur fond noir, le post-it jaune Cette observation éclaire les liens étroits qui unissent identité, affects et couleurs, à travers la couleur de peau. Métisse au teint très clair, Annie avait bien du mal, en commençant sa thérapie, à se situer, malgré le fait qu’elle atteignait la trentaine. De mère noire et 240
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de père blanc, enfant unique, elle était en quête d’identité et de liberté, freinée en ce sens par le regard inquisiteur des parents, notamment du père. C’est ainsi du moins qu’elle le présentait. Les débuts de la thérapie furent également marqués par le diagnostic d’une maladie de Cushing, dérèglement hypophysaire portant sur les surrénales et qui se traduit par une surcharge cortisolique avec comme principaux signes cliniques une hypertension artérielle, un surcharge pondérale et un hirsutisme dont elle se plaignait beaucoup. Si bien que sa maladie était en quelque sorte le pendant biologique de sa problématique relationnelle : une accélération de tous les processus vitaux calquant son désir de tout faire vite pour échapper au regard de l’autre. Schéma en l’occurrence en forme d’impasse : ce qui était censé la libérer la conduisait en fait à l’épuisement. C’est pourquoi le problème du temps et de sa gestion fut un des paramètres essentiels de cette thérapie. Par l’instauration d’une temporalité paradoxale, la thérapie lui permit d’inverser ce processus morbide. Elle qui souhaitait que tout aille vite faisait une double expérience. Primo, le rythme des séances qu’elle espérait soutenu ne pouvait l’être du fait même de sa profession (elle sillonnait la France) et des aléas de la prise en charge médicale de sa maladie. En m’adaptant à son emploi du temps, elle put faire l’expérience d’une relation durable dont la pérennité n’était pas lié à une quelconque nécessité de se précipiter, ce qui du reste aurait été pour le moins contradictoire. Secundo, alors qu’elle apportait des rêves pluri-séquentiels comme pour aller plus vite, elle s’apercevait qu’on prenait tout le temps pour les comprendre et que, de surcroît, ce faisant, elle faisait l’expérience de pouvoir soutenir le regard de l’autre sans éprouver le besoin de lui échapper, du simple fait de l’instauration d’une relation de confiance mutuelle. Cet éprouvé paradoxal au sein de la relation thérapeutique est une des données essentielles de toute thérapie relationnelle. Est-il besoin de souligner que le cadre et la théorie analytiques n’auraient pu conduire à ce type de constat. Reprenons la rêve cité au chapitre précédent (il s’agit de la même patiente) pour ici d’autres commentaires : « Je suis dans une salle de classe, on est à un contrôle, je suis en sueur, je n’arrive pas à répondre aux questions. Il y a des papiers qui sont devant moi de toutes les couleurs, en désordre, et je dois les trier et les mettre en ordre, les jaunes avec 241
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les jaunes, les roses avec les roses, etc., je sais que je dois d’abord faire ça avant de répondre aux questions. Tant que je n’aurai pas fait le tri, je n’aurai pas la paix en moi. Je réussis quand même à répondre à une question, le prof est venu vers moi, il prend ma feuille et au lieu de m’encourager, il me dit que ce n’est pas bien, qu’il fallait tout recommencer, je transpirais. Alors je pars en courant dans le couloir, je me roule par terre, je pleure, je me relève, je cours encore, je suis toute essoufflée, haletante, et j’arrive dans une pièce avec un grand tableau noir, et je pleure devant ce tableau, je pense à Nathalie, une de mes meilleurs amies, je l’appelle à mon secours, j’écris « tu es mon amie », et à ce moment précis, Nathalie arrive, derrière moi, elle me tient l’épaule, et de l’autre main, par dessus mon autre épaule, elle dessine sur le tableau des bulles. Au début, je n’y comprends rien, j’éprouve toujours ce même sentiment de nullité ; alors elle me dessine des arbres, une clairière dans une des bulles, tout est lisse, ça y est, j’ai compris, je ressens alors un profond sentiment de paix. Elle me transmet la paix en fait avec cette forêt, ces arbres, cette clairière, cette paix que je recherchais depuis cette panique que j’avais de ne pas réussir. Tout devient calme, je ne suis plus essoufflée. Et puis on repart dans le couloir, toutes les deux, elle me tient toujours par l’épaule, et on marche, comme ça, je me vois de dos, on voit deux personnes qui marchent, et c’est nous deux ». Rêve où là encore affects et couleurs sont intimement mêlés. Papiers de toutes les couleurs comme autant de marqueurs identitaires dont elle doit faire le tri, qu’elle doit mettre en ordre avant de se sentir en paix avec elle-même, soit à retrouver sa propre couleur, sa propre identité. Mais le premier temps du rêve ne procure pas l’apaisement, elle n’a pas le temps d’accomplir cette tâche, prise dans le temps objectif minuté d’un contrôle (qui renvoie aussi dans le contexte du rêve à la notion d’un contrôle de papiers d’identité), et où plus on veut faire vite, plus on panique, moins on y arrive. Les étudiants connaissent bien ce processus. La fuite est alors le seul moyen d’échapper, ou de tenter d’échapper à l’angoisse qui l’étreint, là aussi marqué du sceau de l’accélération du mouvement, dans une course où elle s’essouffle : la fuite, prise dans la même problématique d’impasse, ne résout rien. 242
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Dans le second temps du rêve, le rythme se ralentit pendant que les éléments de la mise en place de son identité se regroupent : l’ami, l’autre aidant, aimant, la relation quand elle est opérante en permettent l’agencement, devant le tableau noir qui déjà indique une première inscription identitaire. Le calme alors revient, les bulles tracées à la craie blanche, puis les dessins qui les remplissent amorcent le second trait identitaire lié à la couleur de peau. Annie est dans ce rêve telle qu’elle se voit : blanche sur fond noir, comme elle le dira elle-même, et non « café au lait », telle que peut l’être sa mère, ou « jaune » comme l’indiqueront certains rêves, couleur directement liée à la maladie de Cushing et à sa problématique d’impasse, mais aussi à un autre élément que je préciserai plus loin. Il est vrai qu’Annie paraît plutôt blanche de peau. Seuls une chevelure crépue et abondante, un nez quelque peu épaté sont les signes de son métissage. D’où chez elle toute l’importance de la couleur de peau, fonctionnant comme un marqueur identitaire, pris ou non dans les filets de l’impasse. Cette définition qu’elle donne d’elle-même marquera la dissolution de son impasse en intégrant sur un mode paradoxal les deux éléments de son identité, comme le rêve le signifie parfaitement. Le lissé des bulles et des dessins à l’intérieur des bulles est de plus conforme à la problématique de sa pilosité, présentée ici dans le sens de sa résolution. Très complexée en effet par son hirsutisme qu’avait induit la maladie de Cushing, elle entreprit dans sa phase de reconstruction un traitement d’épilation au laser qu’elle mit beaucoup de minutie à choisir pour mieux en garantir le résultat. Il est enfin remarquable d’observer, à l’intérieur d’un même rêve, deux temporalités successives, l’une en rapport avec son impasse, l’autre qui en est libérée. Cette structure double du rêve, fréquemment observée, montre, s’il en était besoin, que par son truchement s’effectuent de véritables transformations identitaires qu’il nous donne en quelque sorte à voir en direct. Et il est clairement signifié au thérapeute que c’est dans une relation d’aide qu’advient cette possibilité de correspondre enfin avec soi-même. Ce qu’il a tout intérêt à entendre, en fonction d’une attitude thérapeutique telle que je l’ai ailleurs définie, afin de capter l’importance du message qui lui est adressé, et auquel il est non moins important qu’il ne s’y soit pas montré indifférent. Car pour qu’un tel rêve advienne, il aura fallu qu’il ait été réceptif à d’autres messages, eux aussi médiatisés par le rêve, tels que ceux faits à propos de la couleur jaune antérieurement au rêve qu’on vient de commenter. 243
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Deux d’entre eux, que j’ai baptisés le rêve du seau et le rêve du post-it, faits à quelques mois d’intervalle, permettent de mesurer le chemin parcouru et illustrent ce qu’il en est d’une identité plaquée dont on s’efforce, tant bien que mal, de se défaire.
Le rêve du seau Annie fait ce rêve lors d’une période où sa mère est seule chez elle, son père étant parti dans la maison de campagne, et où elle n’a plus sa chienne pour lui tenir compagnie, celle-ci étant décédée. Cette chienne, surnommée Vahiné, tout un programme, était un petit Yorkshire au poil blond, qu’elle appelait non sans humour sa petite sœur, prétextant qu’au moins avec cette chienne, ses parents pouvaient enfin partager leur amour en deux et la laisser ainsi un peu tranquille. La couleur jaune était par conséquent aussi un identifiant en rapport avec la chienne de ses parents, en tant qu’objet possédé par eux et qui en était totalement dépendant. Elle se voit dormir dans son lit, dans son appartement, lorsque quittant son corps, elle se rend dans la maison de ses parents, et pénètre, à la façon d’un passe muraille, dans leur chambre. Le lit est tiré à quatre épingles, il n’y a personne. Elle poursuit alors son chemin et quoique décorporée, selon sa propre expression, elle effectue un violent mouvement de torsion du buste, les yeux grands ouverts, comme exorbités, et traverse le mur de la chambre de ses parents pour se trouver dans sa chambre d’enfant, où il n’y a toujours personne. Enfin, elle traverse également cette chambre pour se retrouver dans le jardin où au milieu, dans un bac à sable, elle voit un objet en plastique, jaune, qu’elle identifie comme étant un seau. Pendant tout le temps du rêve, elle se voit haletante. Annie comprendra ce rêve comme un rêve de culpabilité. Coupable de laisser sa mère seule quand son père part dans la maison de campagne, seule maintenant qu’elle n’a plus sa chienne. Elle s’identifie justement dans ce rêve à cette chienne. La temporalité du rêve est toujours marquée par la précipitation.
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S’exprime ici ce que Sami-Ali a défini comme le narcissisme matériel113, à savoir l’équivalence du sujet et de l’objet, dans un processus d’identification, ici dans tous les sens du terme, essentiellement de la patiente avec le seau jaune qui pourrait être sa couleur tant que celle-ci se confond avec celle de sa mère, ou de sa chienne Vahiné et qu’elle reste enfermée dans une relation de dépendance et d’assujettissement. À ce titre, le narcissisme doit être considéré comme le résultat de l’échec de la relation auquel on tente coûte que coûte, malgré tout, de remédier. Relation avec soimême en tant qu’autre, succédané de relation tant que ne s’est pas mis en place un processus d’édification subjective. Dans le même temps, et comme son corollaire, s’inscrit l’identification à la figure du « bourreau », telle qu’elle se donne à observer dans cette torsion du buste de la patiente lorsque, les yeux exorbités, elle traverse le mur de la chambre de ses parents, reproduisant alors le regard inquisiteur du père. Il s’agit dans tous les sens du terme d’un retour aux sources, tel qu’il est au plus près, et par définition, exprimé dans le mythe de Narcisse. 113. Sami-Ali, Corps réel, corps imaginaire, Paris, Dunod, 1984, p. 122. Cette équivalence du sujet et de l’objet, un rêve fait à mi-chemin de la thérapie l’exprime parfaitement. Quelques mois se sont écoulés depuis son intervention chirurgicale pour son adénome hypophysaire. Elle rêve qu’elle se trouve dans une salle d’opération. Un malade y est allongé. Elle le décrit gros, laid, et livide, elle pense qu’il est mort. Des chirurgiens qui portent un masque sont autour de lui. Elle les trouve cyniques et est choquée de les voir prélever sur le patient un lambeau de peau pour en faire comme une sorte de pansement, une boule de coton. Elle précise qu’elle était entrée dans cette salle par hasard et qu’ils ne faisaient pas attention à elle, pensant qu’elle était médecin. Il ne fait guère de doute, ce qu’Annie confirmera dans ses associations, que ce corps laid, gras et livide n’est autre que le sien d’avant l’intervention, tel qu’elle se le représentait, d’où sa perception que ce corps est mort désormais, qu’il n’existe plus. Mais Annie est encore, à ce moment de la thérapie, dans une impasse relationnelle, et sa pensée toujours sous le sceau de la contradiction. C’est la raison pour laquelle elle s’offusque de ce que ce corps qui pour elle ne sert plus à rien soit utilisé comme objet de soin. Pourtant, des indices sont là qui montrent que le processus de transformation est en cours, portant sur le sujet lui-même, sur le mode d’une inversion, lorsque, faisant irruption dans la salle d’opération, elle est prise pour un médecin. Le processus de transformation se poursuit alors faisant du corps soigné un objet qui soigne, et où s’exprime pleinement la notion de narcissisme matériel. On ne peut s’empêcher de penser au travers de cet exemple à la problématique du don d’organe et à ce qu’elle sous-tend.
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Le rêve du post-it Ce rêve est fait quelques mois plus tard. Elle est alors en pleine phase de séduction, sort beaucoup, fait souvent la fête, et vient de rencontrer dans une soirée organisée par des amies un jeune homme qu’elle décrit bien sous tous rapports, ayant une bonne situation, et fort sympathique. Le seul inconvénient, dit-elle, est qu’il a déjà divorcé deux fois et qu’il a de son second mariage une petite fille de cinq ans. « Mes parents sont à la campagne. Je veux leur apprendre ma liaison avec cet homme, je me rends dans leur maison et je dépose sur la table de la cuisine un post-it où j’écris que j’ai fait la rencontre d’un jeune homme qui gagne bien sa vie, tendre, attentionné, et au dos du post-it j’écris qu’il y a un petit problème, c’est qu’il est divorcé et qu’il a une petite fille. Puis je repars, mais une fois chez moi je regrette d’avoir fait ça, je ne veux pas qu’ils sachent toujours tout sur moi, j’appelle alors une de mes amies qui habite près de chez eux pour qu’elle aille retirer le post-it, mais elle ne répond pas, elle n’est pas chez elle. Alors je m’affole un peu et je me précipite chez mes parents pour aller le récupérer, car je sais qu’ils sont sur la route du retour et qu’ils ne vont pas tarder à rentrer, et une fois dans la cuisine, je le cherche, je ne le vois pas, et je m’aperçois en fait qu’il est collé sur ma bottine, je le froisse et m’en débarrasse, au même moment je me trouve en face de ma mère qui venait de rentrer de Corrèze, elle ne s’est pas aperçue de mon geste ». Elle comprend ce rêve comme son désir de préserver sa nouvelle liaison, d’échapper au regard de sa mère en particulier, qu’elle sent omniprésente dans sa vie, à qui elle doit tout raconter. Le postit est jaune, et elle fait aussitôt le lien avec son rêve qu’elle appelle de décorporation, le rêve du seau. Elle prend également conscience de ce même mouvement de précipitation, de cet essoufflement pour arriver à temps chez ses parents. Lorsque je lui demande la couleur de ses bottines, elle réalise en répondant noir l’identité entre sa mère et sa bottine, que le noir lui colle à la peau, puis, après un temps d’hésitation, que le post-it lui colle plutôt à la bottine. Elle se met alors à rire, puis poursuit : « voilà, c’est ça, le post-it, c’est la couleur que je devrais avoir par 246
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rapport à ma mère, seulement, voilà je suis blanche et je veux être libre avec ma peau blanche ». Blanche sur fond noir, comme elle l’exprimera admirablement en conclusion du rêve commenté plus haut sur la double temporalité. Ces deux rêves sont là encore marqués par un mouvement accéléré, ce qui se traduit notamment par cette respiration haletante du premier rêve, comme dans le premier moment du rêve du tableau noir. Mais des différences se perçoivent de l’un à l’autre. Si le premier rêve se termine par une collusion entre l’objet et le sujet, conformément au narcissisme matériel, le second opère un mouvement de différenciation très net. Besoin de marquer sa différence, sa liberté d’être et de faire selon son propre désir et non rendre compte sans cesse de ses moindres faits et gestes. Certes, la culpabilité est toujours au rendez- vous, mais le processus de libération progressive est en marche. Tel qu’il est à l’œuvre notamment dans ce geste hautement signifiant de retirer ce post-it collé sur sa bottine. Dès lors que l’être montre en quelque sorte le bout de son nez, le narcissisme matériel se dissout pour laisser place à un sujet qui s’autorise enfin à revendiquer sa différence et à sortir du champ de l’assujettissement. Si ces rêves n’échappent pas encore à l’impasse, ils préfigurent néanmoins son dépassement, tel qu’il apparaîtra dans le premier que nous avons commenté. De même que dans l’un des derniers rêves que la patiente me raconta qui, en quelques images, exprime l’essentiel. Elle joue sur un court de tennis avec une partenaire. Curieusement, en lieu et place des raquettes, elles ont en main, chacune, un oiseau blanc comparable à une petite cigogne qu’elles tiennent par les pattes. L’échange se fait avec la coopération des oiseaux qui réceptionnent les balles en les lovant sous leur aile avant de les renvoyer. Elle est surprise par le déroulé harmonieux des gestes qui s’effectuent lentement, contrairement à ce qu’on observe en général sur un court de tennis. Au cours d’un échange, elle fait un point gagnant, la balle rebondit, échappe à son adversaire, et va terminer sa course au fond du court. Elle lève alors les bras en signe de victoire, laissant échapper l’oiseau qui s’envole dans les airs. Elle éprouve un profond sentiment de joie. Elle respire calmement et se rend compte qu’elle n’est pas essoufflée. Le rêve se passerait presque de commentaire, mais un certain nombre de détails méritent d’être soulignés. La patiente ne peut 247
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s’empêcher de remarquer que les balles de tennis du rêve sont jaunes, comme elles le sont le plus souvent dans la réalité. Elle fait aussitôt le lien avec les autres éléments de même couleur que nous avons commentés, le seau et le post-it. Elle prend alors conscience de l’identité du geste de détacher le post-it de sa bottine et celui de faire le point gagnant, se débarrassant ainsi de la balle jaune qui va mourir au fond du court, de l’autre côté du filet. La simultanéité des scènes de la balle et de la libération de l’oiseau montre le lien étroit qui les unit, dans le sens d’une libération, libération qu’Annie sentira désormais dans son être, dans son corps, dans son identité.
Une histoire de perruques Lorsque Nathalie fait le rêve des «perruques », la thérapie est déjà engagée depuis plusieurs mois, motivée par des angoisses fréquentes, un mal être, des manifestations allergiques et visuelles. Et une question obsédante : elle serait née d’un viol et était désireuse, au début de la thérapie, de retrouver son père biologique car elle a des doutes sur la version que sa mère lui a donnée, à savoir qu’elle aurait été soudoyée par un homme d’âge mûr alors qu’à peine âgée de seize ans elle était femme de chambre dans un hôtel. Ce discours lui semble d’autant plus troublant qu’il semble se répéter sur deux générations puisque sa grand-mère aurait eu sa fille, sa propre mère, dans des conditions analogues. Si bien qu’elle mena l’enquête et eut un contact avec un homme que sa mère lui aurait indiqué comme pouvant être son père. Elle le rencontra, trouva cet homme fort sympathique, mais celui-ci doutait beaucoup de la version qui lui était donnée et pensait selon toute vraisemblance qu’il n’était pas son père. Ce que confirma un test ADN auquel il accepta de se soumettre. La patiente en fut très déçue et perdit dès lors toute illusion de retrouver son père géniteur. Au fil des séances, elle acquit la conviction que sa mère avait des mœurs plutôt légères et ne crut plus à l’hypothèse du viol. Elle la plaça à l’âge de trois mois en famille d’accueil et ne lui porta que peu d’intérêt, ne lui rendant visite que rarement, pour se consacrer à son métier de mannequin et mener grande vie. Car cette femme aurait été très belle, et Nathalie dut préciser avec beaucoup de gêne et de modestie qu’elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Les contacts entre sa mère et sa famille d’accueil ne se feront le plus souvent que par courrier, avec de longs intervalles entre les 248
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missives. Ces lettres, retrouvées bien plus tard par la patiente dans le grenier de la maison d’accueil au cours de la thérapie, auront sur elle un impact déterminant. Aujourd’hui mariée, mère de deux garçons, elle est rassurée d’avoir réussi à échapper au destin générationnel, mais est tenaillée pas ses crises d’angoisses, des poussées d’eczéma invalidantes et des troubles visuels où alternent des épisodes de flou et d’hyperesthésie visuels. Elle pense devoir son équilibre à sa famille d’accueil à laquelle elle est restée très attachée et qu’elle considère comme sa vraie famille. Elle appelle sa « grand-mère » sa mère d’accueil, aujourd’hui décédée, qu’elle a toujours plus considérée comme sa mère que sa mère biologique. D’un commun accord avec ses sœurs et frères d’accueil, elle a d’ailleurs pu racheter la maison d’enfance et s’y rend régulièrement. Un rêve feuilleton se développera sur le thème de cette maison, auquel il est fait référence dans le chapitre sur l’attitude thérapeutique, lorsqu’il s’était agi d’illustrer comment des éléments de l’espace thérapeutique étaient intégrés dans l’espace onirique à des fins de reconstruction identitaire. Ces rêves sont en effet des rêves de quête identitaire, et l’on y observe comment l’identité se récupère peu à peu via la relation thérapeutique, se construit même plutôt si l’on considère à juste titre qu’elle n’avait jamais été jusque là véritablement acquise. Il ne sera pas anodin, relativement à cette identité, que des troubles visuels apparaîtront à plusieurs reprises quand elle se trouvera dans cette maison de campagne, à type notamment de flou visuel dont la particularité sera de durer parfois la quasi-totalité de la durée du séjour, s’étalant même quelquefois au-delà, mettant plusieurs jours à se dissiper de retour au domicile. Pour comprendre le rêve des perruques, il est important tout d’abord de rapporter un rêve précédent qui lui permit d’évoquer une des scènes les plus douloureuses de son adolescence qui reproduisit, une nouvelle fois, le scénario transgénérationnel et dont elle n’avait encore, jusqu’à présent parlé à personne. Dans ce rêve, elle est seule sur la scène d’un théâtre dans lequel elle donne une représentation. Apparemment non contents de sa prestation, les spectateurs lui lancent en sifflant des tomates dont le jus dégouline sur elle. Elle se sent honteuse. Elle fera immédiatement le lien avec un événement traumatique qu’elle avait tu jusqu’alors : le viol par son beau-père, alors seule249
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ment âgée de douze ans. Elle l’a toujours gardé dans sa mémoire, mais remarque qu’elle s’était complètement coupée du vécu de la scène. Elle était comme une poupée de chiffon dira-t-elle, comme un fétu de paille insensible et sans réaction. Elle avait ses règles au moment du drame, c’était d’ailleurs la deuxième fois seulement qu’elle les avait, et sa défloraison rajouta encore plus au caractère sanglant de l’événement, expliquant l’image du jus des tomates dans le rêve, lequel reproduit cette mise à distance affective en la mettant en scène dans un théâtre. À cette époque, sa mère s’était en effet récemment mariée et elle fut invitée pendant quelques étés à passer ses vacances avec eux dans une maison que cet homme possédait en Tunisie. Cet épisode nous renseigne tout particulièrement sur une des modalités du refoulement de l’affect, à savoir l’effet de sidération, directement lié à des mécanismes neurophysiologiques qui permettent lors de situations particulièrement fortes, irreprésentables, dépassant de loin les capacités d’adaptation de l’individu, de le déconnecter en quelque sorte de la situation en coupant les circuits qui relient affects et représentation. Ce qui équivaut à ce que l’événement n’ait pas eu lieu. Un cran de plus, et c’est la représentation elle-même qui se trouve refoulée, comme nous le démontre bon nombre de souvenirs remémorés en cours de thérapie qui avaient été totalement oubliés. Mais il apparaît, et c’est un point qui mérite d’être souligné, qu c’est en premier lieu l’affect qui subit l’effet du refoulement avant la représentation. Plusieurs variantes sont dès lors observables et nous y reviendrons quand il s’agira de traiter du destin des affects. Si dans le cas présent le refoulement de l’affect est immédiat par effet de sidération, encore que dans cette acception le terme même de refoulement soit sujet à caution, celui-ci peut se produire dans un temps second. Il s’agit le plus souvent d’événements à forte charge émotionnelle vécus comme traumatiques en raison du caractère inattendu de leur survenue, s’inscrivant cependant, si l’on peut dire, dans l’ordre naturel des choses, mais qui tranchent par leur caractère brutal, prématuré ou soudain, comme notamment certains décès. Il est également à noter dans le cas de cette patiente une modalité originale de mise à distance de l’affect par la création d’un double, un double narcissique, qui s’était mise en place de bonne heure, dès la petite enfance, modalité sur laquelle nous reviendrons, et qui fut là encore révélée par un rêve. 250
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Le rêve des perruques Dans ce rêve elle s’aperçoit qu’elle a une large plaque d’alopécie, et se rend dans un magasin que tient une de ses soeurs d’adoption. Elle souhaite se procurer une perruque. Trois perruques sont disposées devant elle. Une perruque brune, type « rasta », selon sa propre expression, une rousse, d’un roux très criard, et une troisième, blonde, aux cheveux longs. Aucune ne lui plait vraiment. Elle choisit tout de même la blonde mais la taillade rageusement avec une paire de ciseaux pour la raccourcir afin qu’elle corresponde mieux à ce qu’elle désire. Ces trois teintes de cheveux sont celles qui ont été les siennes : elle est brune naturellement, puis se fit rousse, et enfin blonde qui est sa couleur aujourd’hui. Elle réalise que ces couleurs ont été successivement aussi celles de sa mère, toute étonnée d’en prendre seulement conscience. Elle relie l’aspect africain de la perruque brune à la Tunisie, où eut lieu le viol. Elle était en effet brune à cette époque. Ce qui pourrait paraître un simple détail est en fait un des aspects fréquemment retrouvé dans le contenu des rêves : un objet, un personnage du rêve se trouve affublé d’un indice, d’un détail qui pourrait paraître anachronique, incompréhensible, jusqu’à ce que d’autres éléments recueillis au fil des séances, souvent médiatisés par le rêve, en éclairent le sens et en montrent tout l’intérêt. Ce fut notamment le cas pour Fatima dont j’ai rapporté, dans le texte consacré à l’attitude thérapeutique, le rêve dans lequel elle raccompagne un enfant dont elle avait la garde chez son père, « un psychiatre barbu ». Ce détail que je ne pouvais rattacher à rien de particulier au moment du récit bien qu’il m’ait intrigué, se révéla de toute première importance, mais son sens n’apparut que bien plus tard, lorsque, devant des rêves de relations incestueuses avec son père qui la perturbaient beaucoup, le voile se leva peu à peu, non sur la vérité de l’inceste qui selon toute évidence n’avait jamais eu lieu, mais sur sa première relation amoureuse qui connut quelques particularités. Ce premier amoureux avec lequel elle n’eut jamais de relation sexuelle autre que sous forme de simulacre portait une petite barbe ou était souvent mal rasé. Ainsi Nathalie incrustait sur sa chevelure brune les stigmates de ses séjours africains et de son viol. 251
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Elle décida de changer de couleur dans la période où elle rencontra son futur mari, car, dit-elle, les cheveux bruns lui donnaient un visage trop sévère, elle se fit rousse. Elle souligne cependant que le roux de la perruque du rêve est bien trop vif, ne paraît pas naturel, de même que la perruque blonde, aux cheveux bien trop longs et tout désordonnés. Elle se fit blonde peu après la naissance de son deuxième enfant, trouvant finalement que c’était cette couleur qui lui allait le mieux. Quête identitaire permanente dans laquelle elle cherche à marquer sa différence d’avec sa mère et perçoit, au fur et à meure de sa compréhension du rêve, combien ces perruques sont plus le reflet des affres de son existence et/ou des marques de l’identité maternelle que la sienne propre, d’où l’expression de sa révolte contre ces images qui ne lui correspondent pas, au travers de couleurs qui ont certes été également les siennes, mais différemment, ce que le rêve précise sans ambiguïté. D’où un autre élément d’importance précisé au début du rêve. Si elle décide en effet d’aller se procurer une perruque, c’est en raison de la découverte d’une large plaque d’alopécie. La question de l’identité y est clairement posée, et notamment celle de l’identité sexuelle. Née de père inconnu avec l’idée qu’elle serait le fruit d’un viol, délaissée et surtout non aimée, tel est son sentiment, par sa mère biologique, désirée en tant que femme et violée par son beaupère dans sa treizième année, Nathalie a bien du mal à se définir. L’image notamment de la femme qu’elle renvoie, image bien trop prématurément constituée, est loin de correspondre à ce qu’elle ressent en son for intérieur. D’où également ce geste salvateur de revendication identitaire lorsqu’elle taillade rageusement la perruque qui reflète plus la chevelure de sa mère que la sienne propre et qu’elle transforme afin qu’elle lui corresponde mieux. A ce propos, il est important de souligner combien la mesure de l’efficience de ces processus de transformation se jauge à l’intégrations des nouvelles données dans les deux réalités que constituent le réel et l’imaginaire. Tel fut le cas pour notre patiente qui se fit couper les cheveux dans la semaine qui suivit le rêve. Maintenant que l’identité amorce en effet sa restauration au sein de la relation thérapeutique, l’affect, porté par l’imaginaire auquel il est consubstantiel, peut enfin se libérer. Cette scène de révolte en est un exemple significatif. Mais ce retour est le plus souvent progressif, et peut se faire avec quelque hésitation. Il n’est pas rare en effet que l’émergence de l’af252
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fect, en tant que nouveauté, et donnant corps à la représentation dont il avait initialement été coupé, crée un sentiment de crainte comme on l’avait vu notamment pour Sandrine dans le rêve des araignées multicolores. Ce fut également le cas pour Nathalie. À partir du moment où le rêve des perruques fit apparaître la question de l’identité plaquée, pervertie, et qu’au travers du rêve de la scène de théâtre où on lui lance des tomates l’évocation du viol put se faire, un rêve qui d’une certaine façon regroupait les deux précédents évoquait la question qu’on vient de soulever. Dans ce rêve, elle se dirige en voiture (elle remarque qu’elle est seule) vers un village de campagne où elle est invitée à assister à une représentation théâtrale. Le ciel est bleu, il fait soleil. Elle est surprise, presque choquée, de voir parmi les acteurs un de ses collègues de travail déguisé en femme. Il lui explique que c’est pour les besoins de la pièce. Elle s’installe parmi les spectateurs lorsque soudain le ciel s’assombrit. L’orage gronde. Elle prend peur et ne reste pas à la représentation. Elle prend le chemin du retour et en raison du temps qui se gâte, elle ne reconnaît plus très bien la route et croit s’être perdue quand elle voit une pancarte indiquant que la route qui conduit à Paris est à sept kilomètres. Elle est rassurée d’avoir retrouvé son chemin. Un sentiment de honte l’avait envahie dans le rêve des tomates, témoignant de son sentiment de culpabilité vis à vis de l’inceste subi. Ce qui avait été dès le départ empêché de s’exprimer par effet de sidération, comme nous l’avons vu, commençait dès lors par ce premier rêve d’évocation de la scène traumatique à prendre la dimension d’un vécu réel qu’il n’avait pas encore eue jusque là. Si, en effet, les premiers rêves peuvent être dénués d’affects, ou représenter leur absence, ce qui en soi témoigne déjà qu’ils ont jadis existé, ceux-ci ne tardent cependant pas à faire progressivement leur apparition en raison du fait même qu’ils font corps avec l’imaginaire et par conséquent avec le rêve. Ainsi ce sentiment de honte que ressent la patiente est rendu possible par le rêve lui-même et la relation thérapeutique en tant qu’elle en a permis l’émergence. Il donne corps à la représentation, et signe l’amorce pour la patiente d’un véritable vécu de l’événement dont elle avait été coupée jusque là. C’est la raison pour laquelle l’affect va progressivement se libérer, tel que ce second rêve de théâtre nous le signifie et dans lequel le début d’une colère gronde. Soit sa propre colère, dans toute son 253
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effectuation, telle qu’elle n’avait pu jusqu’alors l’exprimer, et qui va aller grandissante et plus précise au fil des rêves. La question de l’identité sexuelle se pose ici telle que la scène du travesti nous le signifie. En identifiant l’acteur à elle-même telle qu’elle s’était vue sur la scène de cet autre théâtre qui ravivait le souvenir de l’inceste, elle comprend que la question de son identité, et de son identité sexuelle notamment, s’était précisément posée à ce moment précis : être prise pour une femme qu’elle n’était pas encore, de surcroît femme en tant qu’objet de désir fantasmatique de l’homme, et surtout flétrie dans son statut même de sujet par le viol, terrible blessure dont l’horreur absolue se surimprimait de surcroît d’un écho transgénérationnel. Il est à remarquer que l’affect qui fut autrefois refoulé, voire bloqué même dans sa possibilité d’être ressenti, apparaît dans un premier temps, très régulièrement, sous la forme d’un élément naturel qui se déchaîne, comme par exemple l’orage, la tempête, la vague ou la lame de fond. Autant de représentations d’une seule et même chose, l’affect, dans le début de son expression, apparition que le sujet place dans un premier temps en dehors de lui-même, comme quelque chose qu’il n’est pas en mesure de maîtriser et dont l’émergence l’effraie. Ainsi, cet orage n’est autre que l’expression de sa propre colère contre ce qu’elle a subi, voire la représentation de la menace qu’il a représenté, mais vivre l’affect dans son entièreté est encore, à ce moment de la thérapie, encore impossible. Cela ne peut se faire que par touches progressives, d’où le fait qu’elle quitte les lieux dès que l’orage gronde pour retourner chez elle. Et c’est là où apparaît un autre caractère de l’affect, soit l’envahissement de l’ensemble du tableau auquel il donne sa coloration principale. Dès lors qu’il a émergé, tout est alors sous son sceau, la route n’est plus très reconnaissable, et finalement c’est grâce à une pancarte qui lui indique la direction de Paris qui n’est plus très loin qu’elle retrouve son chemin. À partir de ce moment, le processus de libération de l’affect se déploie, au cours duquel la patiente peut exprimer toute sa colère et l’agir, cette fois en tant qu’actrice contenant et vivant l’affect. Ainsi ce rêve suivant où elle est dans un souk, puis dans une belle demeure orientale où elle se met à tout casser. Le lien lui paraît évident : il s’agit de la maison de son beau-père dans laquelle elle avait subi ce viol. 254
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L’affect dès lors se déchaîne, tel une déferlante, comme dans ce rêve où elle fuit sur un vélo d’enfant une forte tempête qui menace. Elle porte elle-même un enfant dans les bras, puis un deuxième, sa petite nièce d’adoption et son second fils. Elle se dirige vers la côte où un bateau est prêt à lever l’ancre. Dans un autre, elle doit protéger les arbres de sa maison en les mettant à l’abri d’une tempête annoncée. Ces arbres se déplacent, ils marchent, à la manière d’une séquence du film Le Seigneur des Anneaux. Elle les fait se rassembler dans un endroit de son jardin où ils seront épargnés. Dans toutes ces représentations, il s’agit d’elle-même au travers de son double, et de son identité de femme aujourd’hui dans son statut de mère et d’épouse, statut qu’il s’agit de sauvegarder à tout prix. Une autre étape est franchie. Après la remémoration du viol, la libération progressive de l’affect permet à la patiente de passer d’une position passive à une position active. Au cours de ce processus, l’affect est passé d’une représentation extérieure au sujet à un affect agi, intérieur au sujet. Dès lors, l’être n’est plus figé à l’endroit du traumatisme et peut déployer toute son affectivité dans le sens d’une récupération subjective. Le processus temporel, comme on l’a vu précédemment, se déroule selon la modalité du rêve à épisodes successifs sur lequel la présente observation apporte quelques éclairages complémentaires. Tout se passe comme si, en effet, les actions que la patiente avait été dans l’impossibilité d’entreprendre pouvaient enfin l’être par la fonction de l’imaginaire, lui accordant un statut de réparation indéniable. Car dans cette fixation à l’endroit du traumatisme, ce sont toutes les dimensions subjectives du sujet qui se trouvent ainsi bloquées. Le temps n’échappe pas à la règle. D’où un déroulement temporel qui reprend en substance la succession des événements significatifs ayant eu lieu depuis le traumatisme, leur redonnant en quelque sorte corps, voire les remodelant dans le sens d’une réparation. Ainsi, un rêve la représente dans une grande maison censée être la sienne à laquelle elle n’a pu accéder que par le franchissement d’un pont accidenté. A l’intérieur, elle y accueille de nombreuses personnes qui ont toutes un handicap. Elle le fait volontairement, mais remarque vite que la situation est étrange et qu’elle représente un danger. Elle décide alors de s’enfuir avec un jeune homme africain censé être son petit ami. Ce rêve retrace un épisode qu’elle vécut à ses dix-huit ans quand elle s’était éprise, lors des vacances qu’elle passait en Afrique avec 255
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sa mère et son beau-père, du neveu de ce dernier. Celui-ci, celui-là même qui avait abusé d’elle cinq ans auparavant, lui fit une véritable scène, de concert avec sa mère, prétextant que cela ne se faisait pas, étant donné le lien familial qui l’unissait, elle et lui, à ce jeune homme. Curieux brandissement du spectre de l’inceste de la part d’un homme qui n’avait pas hésité à franchir le pas. Si bien qu’elle dut renoncer à cette union. Le rêve indique de quelle façon elle transforme cet épisode en ne subissant pas cette fois l’interdit mais en le transcendant dans cette représentation d’une fuite avec ce jeune homme africain. Ses origines imaginaires étant à l’égal de ce qui avait prévalu dans le rêve des perruques vis à vis de la perruque africaine. Dans ce même état d’esprit, et à la suite de ce rêve, un autre de même nature est significatif de l’accès de la patiente à l’agir, à la prise en main de sa situation d’une manière volontaire et consciente. Le déroulement temporel subjectif nous situe toujours dans ce contexte historique des étés passés en Afrique. Cette terre d’Afrique où elle fut violée, puis, quelques années plus tard, où elle subit de nouveau quelques assauts du beau-père qu’elle réussit cette fois à repousser de même qu’à s’en plaindre à sa mère, sans jamais cependant oser faire la moindre allusion au viol qui eut lieu dans sa treizième année. L’action, et le processus de fuite, sont désormais engagés via l’imaginaire. Il se poursuit au travers du rêve suivant selon une modalité nouvelle : Elle est dans la brousse africaine, elle s’enfuit. Des bêtes sauvages s’approchent d’elle, menaçantes. Elle doit son salut en grimpant à un arbre, les bêtes rodent autour. Elle a conscience qu’elle est en danger et qu’elle ne pourra pas rester longtemps perchée sur cet arbre, il lui faut trouver une solution. Elle a alors le sentiment qu’elle pourrait s’envoler, comme un oiseau, mais a conscience qu’en sautant de cet arbre, elle pourrait ne pas réussir et s’écraser au sol. À ce moment du rêve, elle précise que c’est la première fois qu’elle a au cours d’un rêve le sentiment de pouvoir contrôler son effectuation. Une sorte de conscience du déroulement du rêve et de la possibilité, de part sa seule volonté, de pouvoir l’influer. Elle décide donc de s’élancer de l’arbre et sait qu’elle doit arriver à voler, ce qu’elle réussit à faire. Elle a comme des ailes qui lui permettent de planer au dessus des animaux sauvages et de s’enfuir, vers la liberté. 256
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Ce rêve n’est pas loin de ressembler au rêve de la partie de tennis dans lequel Annie jouait avec un oiseau blanc en guise de raquette, oiseau qui prenait son envol à la fin du rêve, donnant à la patiente un profond sentiment de liberté. Dans cette manière d’avoir le sentiment de pouvoir contrôler le cours du rêve se manifeste la possibilité retrouvée d’être un tant soit peu maître de son destin. C’est aussi saisir l’importance du rêve, de sa nature fondamentalement subjective et non une entité isolée extérieure au sujet, considérée comme quantité négligeable. Le sujet recolle enfin à lui-même et peut dès lors avoir le plein sentiment d’exister. Ce n’est sans doute pas un hasard si, de façon contemporaine à tous ces rêves, la patiente affirme au fil des séances se sentir mieux, départie des angoisses qui l’étreignaient, et si ses manifestations allergiques et visuelles ont disparu, confirmant ce qu’il en est de ces manifestations dans leur rapport à l’identité.
Le double narcissique Dans le rêve où elle se dirige vers la côte et s’apprête à embarquer dans un bateau pour fuir la tempête, elle précise qu’elle porte sa petite nièce d’adoption. Il s’agit de la fille de sa grande soeur d’adoption, à peu près du même âge qu’elle, et avec qui elle partageait ses jeux d’enfance. Un rêve lui permit de se souvenir du rôle qu’elle lui avait accordé : celui d’un double narcissique, mais d’un genre particulier. Rôle qu’elle avait depuis totalement oublié. Dans ce rêve, elle marche aux côtés d’une de ses amies atteinte d’un cancer du sein. Celle-ci lui demande comment fait-elle pour être en forme, pour ne pas être touchée par les malheurs de la vie. Elle ne lui répond pas verbalement mais tourne la tête vers l’arrière en guise de réponse. Derrière elles marche son double, une image dédoublée d’elle-même. Ce rêve permet à la patiente de se remémorer le rôle dévolu à cette nièce d’adoption, du même âge qu’elle, rôle qu’elle lui attribua surtout lorsque cette nièce quitta la maison familiale. Elle s’en servit comme d’un double imaginaire qui lui servait de rempart à toutes les réprimandes auxquelles elle avait droit vis-à-vis de son travail scolaire ou autres, ou bien encore, et non des moindres choses, aux affects pénibles qu’elle éprouvait notamment au départ de sa mère, dans les quelques rares visites que celle-ci daignait lui accorder. 257
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Dès qu’elle faisait l’objet d’une réprimande, de quelque punition, ou se sentait triste, elle se disait que cela ne faisait rien puisque sa jumelle, comme elle l’appelait, était là pour essuyer les plâtres, une manière comme une autre de se mettre à l’abri d’autant d’affects pénibles. Elle réussissait ainsi à se mettre à distance de l’événement, soit de sa dimension affective. Ceci conduit à une première remarque. Tout d’abord ce procédé indique la possibilité de la fonction de l’imaginaire de recréer l’autre en son absence, ce qui est une caractéristique, en général, de la relation. Elle est permanente et ne se réduit pas au seul temps effectif de la rencontre avec autrui. En ce sens, elle transcende la vie elle-même dans la mesure où la relation persiste quand bien même un des deux protagonistes de la relation venait à disparaître. L’autre ne cesse jamais d’être en soi, comme en témoignent de nombreux rêves où il est recréé et participe à divers moments de l’existence. Sa convocation est d’ailleurs rarement due au seul hasard et vient souvent à point nommé dans telle ou telle circonstance de la vie. Ceci ne correspond nullement à une négation de la perte, mais à une autre manière de pérenniser la relation à cet autre disparu, en fonction d’aménagements propres à l’imaginaire. Cela ne témoigne pas par conséquent de l’inachèvement d’un travail de deuil, comme on l’entend pourtant si souvent prononcer. Il s’agit bien plutôt du contraire : c’est dans l’absence d’une pensée éveillée sur l’autre (équivalent de rêve) ou de rêves le concernant que résiderait cet inachèvement, témoignant alors du refoulement de l’imaginaire, donc de l’affect, devant ce qui fut irreprésentable, pour diverses raisons. Encore que cette notion de travail de deuil, pour poursuivre dans cette voie, mérite d’être discutée. On entend en effet très fréquemment cette locution faire son deuil comme d’une tâche dont il faudrait rapidement s’affranchir. En tant que tel, cette manière de considérer l’événement relève de cette manière de refoulement don il a été question. Cette locution s’intègre dans ce registre. C’est la raison pour laquelle, du point de vue relationnel, on ne fait pas son deuil, on est toujours en deuil de celle ou de celui qui a disparu. Il se produit surtout des aménagements portant essentiellement sur une transformation des affects telle que les affects les plus pénibles ressentis dans les premiers instants se modifient pour pouvoir de nouveau offrir, au fil du temps, toute la palette possible des affects tels qu’habituellement, en présence de cet autre, on pouvait les ressentir. Il ne s’agit pas pour autant d’un refoulement de ces affects pénibles, ni du reste des autres, mais d’une reprise d’oc258
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cupation du terrain, en quelque sorte, des affects qui, dans leur ensemble, et dans la normalité de leur expression, s’étaient, eux, trouvés occultés par l’affect dominant. Ce point de vue gagne à être considéré de plus prêt et comme une des modalités du destin des affects : le recouvrement des affects par un affect dominant qui impose en quelque sorte sa coloration à tous les autres et qui déforme par conséquent la perception du monde et de soi-même. Cela est vrai pour les affects de deuil, cela est vrai aussi pour les affects d’impasse ou ceux de toute distorsion de l’imaginaire. Cela semble évident notamment pour l’angoisse et la dépression, deux affects majeurs, mais ils sont loin d’être les seuls à avoir cette caractéristique. La deuxième remarque est qu’il s’agit de reconsidérer, à partir de la première, la notion même de narcissique, a fortiori d’un double narcissique. Du point de vue de la théorie relationnelle, le narcissisme ne peut être que secondaire, et s’origine de la perte, de l’échec, ou de l’impossibilité même d’une relation à laquelle il s’agit de remédier. Il s’agit toujours de replacer cette notion dans un contexte relationnel où l’on fait de soi-même l’autre de la relation. D’où cette variante fréquemment rencontrée de la création d’un double qui n’est autre qu’une image projetée de soi-même avec laquelle on communique selon des modalités spécifiques. Il n’est pas rare qu’on lui attribue un rôle particulier, celui notamment de confident, ou qu’il devienne, comme dans le cas présent, celui qui épongera, à sa place, les affects pénibles. Cette modalité permet, pour un temps, de se protéger contre l’effet dévastateur de ces affects, et de leur répétition. C’est à une telle modalité que notre patiente, dès l’enfance, eut recourt. En faisant de sa petite nièce sa jumelle imaginaire (jumelle est le terme qu’elle emploiera à plusieurs reprises pour la désigner) elle se mettait à l’abri, en en faisant en quelque sorte son souffre douleur, dans la pleine acception du terme, de tous ces affects pénibles, notamment ceux autour de la problématique d’abandon qui par leur caractère répétitif avaient un impact d’autant plus traumatique. Elle continuera à utiliser ce modèle dans la vie adulte en attribuant notamment à sa meilleure amie un tel rôle, non plus cette fois comme souffre douleur imaginaire, mais comme cet autre soimême sur un mode fusionnel dont on ne peut se séparer, sous peine de raviver la blessure, narcissique serait-on tenter de dire, mais on a vu toute la nuance qu’il s’agit d’accorder à ce terme, de l’abandon. C’est ce qui permet de comprendre la raison pour laquelle elle 259
Recherche en psychosomatique
éprouva de vives angoisses et un profond sentiment de détresse quand cette amie qui venait de faire la connaissance d’un homme depuis peu lui annonça son mariage et sa décision de quitter la région parisienne avec son mari. Cette amie est souvent apparue dans ses rêves comme un double dont la présence était indispensable. Ce sont ces rêves décrits au premier chapitre dans lesquels elle se rend en voiture dans sa maison de campagne, le plus souvent en sa compagnie. Cette série de rêves, déroulés à la manière d’un rêve feuilleton, contraste avec la série qui suivit, celle des rêves africains, initiés par le rêve des tomates par lequel elle put révéler le viol qu’elle avait subi. Dans le rêve que nous avons étudié dans lequel elle se rend à une représentation théâtrale mais doit rebrousser chemin en raison de l’orage qui gronde, elle me fit la remarque que c’était la première fois que d’une part, elle se représentait seule en voiture, et que d’autre part elle se rendait ailleurs que dans sa maison d’enfance, devenue depuis sa maison de campagne. Ceci indique que la première série de rêves a surtout été celle de la reconstruction identitaire, tel que je l’ai précisé plus haut, et dont nous avons pu voir de quelle manière pour ce faire la relation thérapeutique a été déterminante, à partir notamment de plusieurs indices de récupération subjective, dont l’intégration d’éléments de l’espace thérapeutique dans l’espace subjectif du sujet. Ceci est loin d’être anodin pour une patiente pour laquelle se pose la question de la perception visuelle, et à travers elle celle de l’identité, à partir d’un trouble visuel étonnant dont elle fut l’objet. Elle avait en effet des périodes où alternaient des épisodes de flou et d’hyperesthésie visuels. On ne sera guère surpris de noter que les épisodes de flou visuel coïncidaient avec ses séjours dans sa maison de campagne, tandis que ceux d’hyperesthésie survenaient à son retour au domicile. Ces troubles connurent une nette amélioration au cours de la thérapie au fur et à mesure que se dénouaient bien des points obscurs de son histoire, mais alors qu’on pensait l’amélioration acquise ils connurent une nette recrudescence lors d’un séjour estival dans cette maison. Nous en comprîmes assez vite les raisons. La patiente fit une découverte qui la stupéfia lors de ce séjour d’été. Elle décida en effet d’entreprendre un grand nettoyage de sa maison et notamment du grenier. Les greniers sont en voie de disparition mais il arrive encore qu’on y fasse des découvertes étonnantes. Dans un petit coffre, elle découvrit des lettres que sa mère avait écrites à sa grand260
Affect refoulé, affect libéré
mère d’adoption et que celle-ci avait conservées. Elle n’en crut pas ses yeux, dans tous les sens du terme, lorsqu’elle y découvrit à quel point elle était considérée par sa mère comme une petite peste qu’il fallait mater, qu’il ne fallait pas hésiter à sévir. Aucune trace d’affection, d’amour, de regret de la savoir loin d’elle. Cette lecture la bouleversa. Elle ne se faisait guère beaucoup d’illusions sur la capacité de sa mère à l’aimer, mais cette lecture la fixa définitivement sur ce point. Il n’était donc pas surprenant que les symptômes visuels connaissent alors une recrudescence notable pour aller diminuant par la suite au fil des semaines et finir par disparaître. Le trouble visuel apparaît ici clairement comme relevant d’un trouble identitaire. Dans une période où la patiente était à la recherche de son identité, celle-ci s’était dans un premier temps cristallisée autour de la maison de campagne, maison où elle avait grandi, dans sa famille d’accueil, avec tout l’attachement qu’elle lui voua peu à peu et qui le lui rendait bien. Mais n’ayant pas fait l’objet d’une adoption, et avec une mère qui, malgré tout, gardait de loin en loin le contact, puis avec qui, adolescente, elle dut passer ses vacances d’été avec les déboires que l’on sait, elle était dans un flou identitaire. Son identité se construisait tout de même dans cette maison et dans cette famille, mais était sans cesse menacée par les apparitions de sa mère et du lien qu’elle essayait malgré tout de maintenir. D’où ces rêves où elle se rend dans cette maison qui aujourd’hui lui appartient, rêves où se déroulent de nombreux épisodes qui sont autant de tentatives de construire une identité et de menaces ou d’obstacles l’en empêchant. On a souligné l’importance de la relation thérapeutique dans la voie de cette construction. Celle-ci s’étant en quelque sorte consolidée, et la question de la confiance là encore posée et à laquelle il put être clairement répondu, le rêve qui lui permit pour la première fois de parler de son viol put être fait, puis, à partir de lui, cette deuxième série de rêves autour de l’Afrique et de ce qui s’y déroula, avec toutes les variantes que seule permet la fonction de l’imaginaire dans le sens d’une réparation. C’est la raison pour laquelle on ne peut parler d’affects libérés sans prendre en compte l’ensemble des éléments dont il a été question jusque là et qui engage pleinement la relation thérapeutique. On ne saurait mieux illustrer tout ce qui vient d’être dit par ce rêve venant ponctuer tous les autres :
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« Elle rend visite à une amie mais celle-ci n’est pas chez elle. Son compagnon la reçoit, elle le décrit comme un pervers. Profitant de la situation, il la viole. Elle se défend farouchement, le griffant, le lacérant avec ses ongles, lui arrachant des touffes de cheveux. Elle finit par prendre le dessus et à s’en défaire. L’homme est à terre, haletant et prend une bouteille d’eau pour se désaltérer. Il s’étouffe alors avec le bouchon plastique de la bouteille. Elle, prise de pitié, le sauve en lui pratiquant la manœuvre de Heimlich. » Rêve on ne peut plus significatif sur ce que reprendre son destin en main peut vouloir dire. Elle revient sur les lieux du crime pour cette fois revivre l’événement tel que la pleine possession de sa subjectivité le lui permet désormais. Elle n’est plus cette enfant subissant passivement le viol, déconnectée d’elle-même, mais cette femme qui maintenant agit sa colère, prend sa revanche et se défend. Elle est bien sûr très troublée par ce rêve mais en éprouve un profond effet libérateur. À la question de savoir pourquoi ce sauvetage, il peut être répondu dans un premier temps, comme le rêve l’exprime, que sa mission en quelque sorte achevée vis-à-vis de cet homme, elle ne ressent plus à son égard que de la pitié. Mais, peut-être et surtout, on observe là un des traitements de l’affect lorsqu’il a fait retour : le maintenir à un niveau de conscience, l’assumer pleinement. La mort du violeur reviendrait en effet à mettre en place à nouveau un mécanisme de refoulement de l’affect, sur un mode inversé, comme si, en quelque sorte, il n’avait jamais existé. Tel n’est pas le destin réservé à l’affect quand il a réellement repris droit de cité. Conclusion Autour de la thématique des couleurs, à la fois réalité et prétexte, nous avons pu découvrir et constater combien elles avaient partie liée avec l’affect. Non pas comme des couleurs en soi, mais en fonction d’une inscription corporelle et identitaire propre à chacun d’entre nous. Le rêve a été l’élément central de leur mise en évidence, révélant le lien étroit qu’elles entretenaient, en tant que manifestation de l’affect, avec l’histoire singulière de chacun des patients évoqués. À ce titre elles signent par leur apparition le retour de l’affect refoulé, dont on a vu qu’il se faisait le plus souvent progressivement, les premiers rêves se caractérisant souvent par l’absence de couleur, ou par des représentations d’affects gelés que vient signi262
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fier notamment la couleur blanche, sous de multiples formes comme par exemple la glace, la neige, des brumes blanchâtres, ou bien encore des murs entièrement blancs. Trois remarques cependant. La première est qu’il ne faudrait pas en déduire pour autant un symbolisme excessif qui s’appliquerait à toute représentation de ce type. J’ai déjà rapporté par exemple le rêve d’une patiente qui rêvait qu’elle marchait dans la neige avec des chaussures trouées et en ressentait des brûlures aux pieds. Il se révéla que la scène du rêve était en fait l’évocation d’une scène réelle que la patiente avait vécue dans l’adolescence et dont le rêve ravivait la mémoire oubliée. La deuxième renvoie au fait que si de tels indices sont repérés, ils ne sont rien s’ils ne sont replacés dans le contexte historique singulier du patient et sans les liens auxquels ils peuvent renvoyer. La troisième est liée à ce qui fut dit autrefois de cette surface blanche du rêve qu’un auteur comme Bertram Lewin baptisa l’écran du rêve, à ne pas confondre avec le rêve écran, et qui serait un fond sur lequel viendrait se projeter, à la manière d’un film, les images du rêve, écran assimilé à une représentation du sein ou du corps maternel. Ce que nous avons pu relever jusqu’ici ne confirme pas une telle thèse. Son analogie évidente avec le cinéma est déjà un premier point. Il n’est d’ailleurs pas anodin de noter à ce sujet que le cinéma, quand il s’agit de représenter le rêve, le fait justement par une distorsion de l’image et par le recours à un ensemble d’artifices permettant de le distinguer de l’action réelle du film. Le second point est qu’une telle thèse n’explique rien, une fois énoncée. Plus porteur et semble-t-il plus conforme à la clinique est de lier ce paramètre à un statut particulier de l’affect, en tant qu’affect gelé, soit la trace de son existence vidée de son expression, observée souvent comme le prélude à son retour. Celui-ci ne se fait le plus souvent que de façon progressive, l’affect se matérialisant alors, aux débuts de sa manifestation, sous forme d’éléments divers mais significatifs qui sont autant de facettes de sa représentation. Outre les couleurs dont nous avons décliné tout un ensemble d’expressions et de modalités, aux significations diverses selon l’histoire de chacun, cette matérialisation pouvait entre autres comme on l’a vu prendre la forme d’éléments naturels comme par exemple la vague ou la tempête dans l’expression de l’angoisse ou de la colère, ou bien encore celle de murs suintants ou de pluie dans l’expression de la tristesse, parmi de multiples autres possibilités. 263
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La matérialité de l’affect signe son inscription éminemment corporelle, ces éléments étant autant d’objectivations du sujet, l’espace dans lequel ils se déploient étant à comprendre comme un équivalent de l’espace corporel, à entendre comme corps et espace relationnels. Le premier mouvement observé est en règle générale une disposition dans laquelle le sujet assiste en tant qu’observateur à la manifestation de ces éléments perçus comme extérieurs à lui-même mais qui sont autant de représentations de lui-même. Elles représentent le sujet, et signent son propre éveil au sein de la scène onirique, dont il lui faudra réaliser qu’elles ne sont autres que les expressions de ses propres affects, ce à quoi la relation thérapeutique devra pleinement contribuer. Dès lors plusieurs faits sont à noter. Tout d’abord, comme d’avoir été tenus en laisse trop longtemps, ils se libèrent parfois avec beaucoup d’intensité, dès lors qu’ils se sont sentis autorisés à le faire. Ce qui revient à dire combien pour ce faire la relation thérapeutique aura dû être à la fois rassurante et contenante, ce qui ne peut se faire sans un engagement et un positionnement du thérapeute tels que je les ai définis dans le chapitre précédent. Il n’est pas rare, dans ce registre, que le thérapeute soit convoqué dans la scène onirique pour faire le lien avec une étape fondamentale ultérieure, soit l’agir de l’affect en tant qu’affect ressenti, et non plus comme dans les premiers rêves une observation passive de sa manifestation sous la forme d’une matérialisation extérieure à luimême. L’exemple du patient qui se croyait homosexuel est à cet égard significatif, de même que celui de Nathalie pour ce qui en est de l’agir. Ce passage d’une position passive à une position active est d’une extrême importance et marque une étape décisive dans le cours d’une thérapie. Elle coïncide le plus souvent avec l’intériorisation de l’affect en tant qu’affect ressenti. Il est toutefois utile de préciser que ce qu’on peut entendre par position passive ne veut pas dire pour autant, paradoxalement, que le patient ne manifeste aucune action. Il serait plus juste de dire, pour mieux comprendre ce dont il s’agit, qu’il subit plutôt l’affect, et tout un ensemble de rêves le montre aux prises avec cet affect matérialisé selon divers scénarios dont la progressivité indique de quelle manière l’affect est traité. Ainsi, une patiente dont l’angoisse est l’affect majeur et au coeur de sa problématique, donnant une tonalité dominante à un grand nombre de ses rêves, a représenté 264
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cette angoisse sous la forme d’un tsunami dévastateur. Toute une série de rêves l’a représenté et a permis de suivre l’évolution du destin de cet affect au fil des rêves. Ainsi le rêve apparaît comme un processus éminemment dynamique au cours duquel se déroule, par épisodes successifs, une thématique donnée. Les premières représentations montraient des raz de marée emportant tout sur leur passage et faisant de nombreuses victimes, dont toujours des membres de sa famille, dont ses enfants ou son mari. Son action consistait alors à tenter en vain de les sauver et de tenter de s’enfuir. Elle en réchappait cependant elle-même. Puis la force du tsunami faiblit, les victimes ne furent plus des proches. Un rêve le transforma en une grosse vague recouvrant une partie des terres mais sans faire de victimes. Dans un autre enfin, devant ce qui n’était plus qu’une forte vague et une lente montée des eaux dont le niveau s’arrêta à mi-corps, elle put trouver refuge en haut d’une dune, tenant son fils par la main, je me tenais à côté d’elle. Dans ce rêve, contrairement aux autres, elle put prendre les devants, comprenant la menace et ayant eu le temps de l’anticiper. Elle se vit monter calmement au sommet de cette dune et éprouva un fort sentiment de soulagement. Ce qui se joue au travers de cette série est la transformation progressive de l’affect pendant qu’une possibilité d’agir en réaction à la menace apparaît peu à peu. La présence du thérapeute indique clairement le rôle dévolu à la relation thérapeutique comme ayant permis ces changements. L’affect est d’autant moins menaçant que la patiente peut, de mieux en mieux, agir en réaction à la menace. Les deux paramètres sont corrélables et simultanés, ils sont équivalents. Ainsi, au fur et à mesure qu’au sein de la relation thérapeutique l’affect perd progressivement de son emprise, la patiente est à même non plus de subir l’affect mais de mettre en place des actions dont la part participative est de plus en plus prégnante. Le rôle de la relation thérapeutique est clairement identifié dans le rêve où je suis représenté. À partir de là, on passe d’un pôle à l’autre où l’affect n’est plus envahissant et subi sans possibilité de contrôle, mais contenu et activement mis à distance, non pas sous la forme d’un refoulement, mais d’un traitement au cours duquel il est assimilé, compris et réduit à sa juste valeur. Un autre enseignement que nous révèle, sous cet angle, l’étude de l’affect est le déroulement temporel qui s’enclenche à partir de l’endroit du traumatisme lorsque celui-ci se dénoue. À partir de cet instant en effet le patient n’est plus seulement celui qui subit l’ac265
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tion mais qui celui qui peut désormais réagir contre. Il aura fallu pour cela que l’affect reprenne droit de cité selon diverses modalités, pour que le sujet puisse enfin se sentir l’acteur de son destin et non simplement le spectateur. Dès lors, un ensemble de données qui étaient restées figées au point du traumatisme vont pouvoir être traitées, dans un premier temps et parfois de façon exclusive via la fonction de l’imaginaire. C’est à tel procédé que répond notamment la notion de rêves feuilletons. Pas à pas, rêve après rêve, des actions qui n’avaient pas eu la possibilité de pouvoir se faire vont pouvoir l’être. Ce qui est remarquable est qu’elles le feront souvent selon un gradient temporel qui s’écoulera depuis l’époque du traumatisme jusqu’à nos jours, ramenant à la mémoire des pans entiers de l’histoire du sujet qui avaient été enfouis et que la relation thérapeutique aura non seulement permis de raviver mais aussi de traiter. L’être retrouve sa subjectivité qui avait été bloquée dans son développement, en s’appropriant peu à peu les lieux de son histoire qu’elle avait désertés. Tout se passe alors comme si on assistait à un développement subjectif tel que l’être subjectif flétri, recroquevillé, tapis dans l’ombre depuis l’époque du traumatisme reprend progressivement droit de cité pour venir, enfin, recoller à l’être tout entier et retrouver son unité perdue.
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Chapitre III Affects et destin des affects
Introduction S’intéresser au destin de l’affect c’est dans un premier temps s’intéresser à son statut. En postulant le primat de la relation et en la définissant en fonction de ses quatre paramètres fondamentaux, la théorie relationnelle démontre que l’affect est inséparable de l’ensemble des autres paramètres auxquels il est congruent, si bien qu’on ne peut parler de l’un sans aborder simultanément la question des trois autres. Et ce pour une raison essentielle, c’est que la relation et par conséquent les paramètres qui la définissent font partie intégrante de l’imaginaire, posé en tant que fonction. L’imaginaire est cette autre réalité qui double le réel d’une assise subjective telle que l’une et l’autre, régies par un système d’inclusions réciproques, définissent l’être dans son unité. De telle sorte que le statut de l’affect est immanquablement lié à celui de la fonction de l’imaginaire. Selon les conditions de vie qui auront placé l’être dans des situations où celle-ci aura été réprimée ou refoulée, le sort de l’affect lui sera lié. Tout ne semblerait être finalement qu’une question de degré, et sur ce point nous ne pouvons qu’être d’accord avec Freud lorsqu’il exprime dans une note de L’interprétation des rêves, dans le chapitre consacré au travail du rêve : 267
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« Par exemple, j’ai négligé de dire quelle différence je faisais entre les mots “réprimé” et “refoulé”. Le lecteur aura compris que le dernier accentue davantage le caractère inconscient. »114 La question s’est pourtant posée de savoir si l’affect pouvait comme la représentation faire également l’objet d’un refoulement et non simplement d’une répression, comme le postulait la thèse freudienne. Bien que Freud lui-même ait laissé planer quelques ambiguïtés sur la question, le sort qu’il réserve à l’affect ne peut être dissocié de la théorie des pulsions et de celle du refoulement, les deux étant intimement liées. En faisant de la pulsion un concept limite entre le psychique et le somatique115, il introduit une dichotomie l’obligeant à se débarrasser en quelque sorte de la question de la part somatique de la pulsion pour ne s’intéresser qu’à ses représentants psychiques que sont, dans sa définition, l’affect et la représentation. Et c’est à ce second représentant psychique dénommé pour l’occasion le représentant-représentation, lequel a fait couler beaucoup d’encre, notamment dans la thèse lacanienne, qu’est réservé la possibilité d’être refoulé, soit de passer dans l’inconscient. Or d’une part, par définition, la théorie relationnelle ne peut soutenir la théorie de la pulsion. D’autre part, s’il est indéniable que Freud accorde de l’importance à la qualité subjective de l’affect, il est moins précis lorsqu’il s’agit de traiter de son statut dans l’opération du refoulement et ne porte alors essentiellement l’accent que sur l’aspect quantitatif. La diminution de la quantité d’affect lié à une représentation sous l’effet de la répression serait alors une des conditions majeures de la réussite ou non du refoulement de la représentation, c’est à dire de la faire passer de l’état de conscience à un état inconscient. Freud écrit par exemple ceci : « Nous nous souvenons que motif et visée du refoulement n’étaient rien d’autre que l’évitement du déplaisir. Il s’ensuit que le destin du montant d’affect de la représentance est de loin plus important que celui de la représentation, et que c’est là ce qui décide du jugement porté sur l’action du refoulement. »116
114. S. Freud, L’Interprétation des Rêves, chapitre VII, § 5, note p. 515, trad. I. Meyerson revue par Denise Berger, Paris, PUF, 1967. 115. S. Freud, Métapsychologie, pulsions et destins de pulsions, p. 167, OC, Tome XIII, Paris, PUF, 1988. 116. Ibid. p. 196.
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Ou encore : « Nous savons aussi que la répression du développement d’affect est le but véritable du refoulement et que le travail de celui-ci reste inachevé si le but n’est pas atteint. »117 Cependant, malgré ce tour de raisonnement, Freud n’accorde pas à l’affect le droit d’être refoulé en tant que tel, soit de passer dans l’inconscient. Il ne peut y séjourner qu’à l’état de formation rudimentaire en quelque sorte avortée, comme trace quantitative. D’où le fait qu’il précise : « En toute rigueur, et bien que l’usage de la langue reste irréprochable, il n’y a donc pas d’affects inconscients comme il y a des représentations inconscientes. »118 Le fait de passer à l’état inconscient par le fait du refoulement n’est donc, en tout état de cause, réservé qu’à la représentation. L’affect, en tant que tel, est tenu cantonné dans le conscient. Or, de ce point de vue, nous ne pouvons qu’affirmer notre divergence. Et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord il est important de comprendre que du point de vue de la théorie relationnelle l’affect et la représentation sont indissociables. Ils sont l’avers et l’endroit d’un même phénomène. Quelque soit le destin futur de l’une ou de l’autre face de ce phénomène, ils sont marqués d’un lien indélébile originel. Ce qui va décider du devenir de l’une ou l’autre, dans un sens ou dans un autre, est lié à la possibilité d’un lien subjectif du sujet avec lui-même. Ainsi, ce n’est pas l’affect qui est coupé de la représentation lors de l’opération du refoulement, mais l’être qui est coupé de sa subjectivité. Cette distinction est fondamentale. Elle fait de l’affect la pierre angulaire qui décidera du sort de la perception de la dimension subjective ou non de la représentation. Cette perception est donc elle-même liée au statut de la fonction de l’imaginaire dont le plus ou moins grand refoulement déterminera la qualité de cette perception et du vécu qui en découle. Une autre distinction fondamentale vient du sort réservé au corporel dans la théorie de la pulsion, dont il faut bien reconnaître qu’il 117. Ibid. p. 217. 118. Ibid. p. 217
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est ramené à sa portion congrue. Le point de vue économique visà-vis de l’affect étant largement dominant, il est surtout question d’énergies pulsionnelles, de tensions et de décharges, d’éconductions, entre autres. Tout l’accent est comme on l’a vu porté sur l’affect en tant que représentant psychique de la pulsion, soit plus précisément en tant que représentant-affect. On passe ainsi dans le domaine du psychique sans autre forme de procès en réservant à l’affect une compréhension plus quantitative que qualitative avec la notion de quantum d’affect. Il n’est donc pas étonnant que dans ces conditions l’expression corporelle d’un lien, conflictuel ou non, soit perçue comme un saut mystérieux du psychique dans le somatique. La dichotomie psyché soma ainsi instaurée relègue le corps à n’être plus qu’un corps anatomo-physiologique, avec le paradoxe que les travaux sur l’hystérie ne faisaient pourtant que reconnaître cette dimension imaginaire du corps mais sans pour autant la remplir d’un plein statut de l’affect, sa dimension structurale ayant été mise à l’écart (texture, qualité, habitation spatio-temporelle). Or toute la clinique démontre que l’affect est éminemment corporel. En tant qu’il appartient à l’imaginaire et que l’imaginaire habite le corps, l’affect s’exprime au travers de tout un registre de manifestations corporelles auxquelles le concept de corps imaginaire proposé par Sami-Ali donne toute son assise. Il n’est d’affect qui ne soit lié à la gestuelle, au langage, qui ne s’exprime selon divers degrés de tension corporelle, qui ne retentisse pas sur les fonctions physiologiques les plus élémentaires. Tout ceci sans être pour autant dans le champ de l’hystérie, mais de la représentativité corporelle portée par la fonction de l’imaginaire, et inscrite, en permanence, dans une dimension relationnelle. L’analogie de la doublure évoquée plus haut mérite d’être développée pour mieux comprendre ce dont il s’agit. Il faut l’entendre comme la doublure d’un vêtement et non en terme de double. Représentons-nous une veste, un veston. La doublure est ce qui vient recouvrir l’intérieur du tissu de la pièce principale pour mieux en garantir la tenue. Quelle que que soit la qualité du tissu, la veste se dégraderait rapidement si elle ne disposait pas de cette doublure qui vient la renforcer. Telle est la fonction de l’imaginaire qui donne cette assise subjective au corps. On comprendra, pour poursuivre l’analogie, l’importance que revêt aussi, pour le bon maintien de l’ensemble, le fil qui les aura cousues l’une contre l’autre. 270
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Le lien qui les unit est une condition nécessaire à leur maintien réciproque et à la bonne tenue de l’ensemble. Ce qui importe en effet est cette circularité permanente entre le réel et l’imaginaire, la cohésion qui les relie, la qualité de leurs échanges. Le fil peut se découdre, le lien se relâcher, le corps être plus ou moins déshabité de cette fonction qui le soutient en permanence. On comprend au travers de tout cela que cette manière qu’a la fonction de l’imaginaire de pouvoir déserter le corps renvoie aux différents stades successifs que cette désertion peut connaître allant d’un simple relâchement fugace à une répression plus ou moins marquée, et au caractère plus ou moins volontaire, jusqu’au refoulement dont l’intensité renverra, en suivant un gradient croissant, aux modes ordinaire et adaptatif décrits par Sami-Ali. Le sort réservé à l’affect sera alors d’être, selon ce gradient, réprimé, refoulé, puis neutralisé. Car c’est bien cette neutralisation de l’affect qui est le but ultime du refoulement, de manière que l’événement est comme s’il n’avait pas été vécu, ou se trouve frappé d’irréalité. La représentation qui lui est liée est vidée de sa substance et se trouve de ce fait elle aussi neutralisée. Ayant perdu sa valeur affective, elle est comme une image ou un vidéogramme mis à distance du sujet, comme ne le concernant pas, et auxquels différents destins pourront leur être réservés. La question ne résidait donc pas tant dans la distinction entre répression et refoulement, auquel nous venons de voir que l’affect n’échappait pas, que dans le fait de proposer pour l’étude de l’affect, comme pour celle des autres paramètres de la relation, une approche théorique fondamentalement différente. Ceci étant posé, et avant d’étudier, à partir de ce point de vue, certaines modalités du refoulement de l’affect et des conséquences théorico-cliniques que nous pourrions en retirer, il m’est apparu intéressant, si ce n’est nécessaire, pour atteindre ce but, de disposer de données que certaines méthodes d’investigation avaient permis de recueillir, notamment celles portant sur l’observation directe et sur l’étude des comportements, et ce dès le plus jeune âge. De ce point de vue, la théorie de l’attachement m’est apparue comme tout particulièrement intéressante.
Apports de la théorie de l’attachement Les travaux des théoriciens de l’attachement confirment un ensemble de points de vue tels qu’ils se dégagent de l’étude des 271
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affects. Si leurs assises théoriques et leurs applications diffèrent sensiblement des nôtres, bien qu’y apparaissent un certain nombre de points communs, leur mérite est entre autres de s’être soumis aux données de l’expérience, et plus précisément celles tirées de l’observation directe. Celles-ci ont cependant leur spécificité et diffèrent notamment d’autres méthodes comme notamment celle, devenue célèbre, de l’observation directe du nourrisson mise au point et développée par Esther Bick dès la fin des années 1940 et poursuivie jusqu’à nos jours par ses disciples. À ceci plusieurs raisons. Travaillant tout d’abord dans la droite ligne de John Bowlby qui fut le fondateur de la théorie de l’attachement, leur champ d’expérimentation a plutôt été le milieu institutionnel, ou des situations institutionnelles ou sociales (foyers, crèches, pouponnières, études prospectives et longitudinales d’enfants et d’adolescents placés en institution ou en famille d’accueil). Leurs travaux se sont plus focalisés sur l’étude des comportements, des réactions des enfants dans des situations précises comme les séparations ou les retrouvailles, partant des réactions les plus précoces pour tenter d’en apprécier le retentissement à long terme. Ils se sont surtout intéressés à la réalité de ces situations et de ces comportements, sur un mode descriptif, plutôt que de tenter d’explorer le monde intérieur du tout-petit. Pour les psychanalystes, c’est tout le contraire. La minutie des observations concrètes et les plus précises possibles restent sous-tendues par des options théoriques orientées vers une tentative de compréhension du monde fantasmatique du bébé et de sa mise en place. Chacune de ces deux méthodes d’approche ne nous en apporte pas moins de précieuses informations sur la mise en place des relations précoces de l’enfant avec le monde environnant. Leurs divers éclairages enrichissent incontestablement notre savoir sur les débuts de la vie et la dyade mère-enfant, terme dont la paternité semble devoir être attribuée à Spitz. Il nous est cependant loisible, au-delà de ces remarques, de tirer de ces vastes champs d’exploration des enseignements à partir de notre propre lecture des événements relationnels, et de la théorie qui en découle. Entre le tout réel et le tout fantasmatique un débat s’est depuis longtemps installé auquel des auteurs comme Daniel Stern ont tenté d’apporter une réponse sous forme de compromis. Il n’y a pas selon nous de réelle opposition. Nous avons besoins des données de ces 272
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deux modes d’approche dans la compréhension des phénomènes qui régissent la mise en place et la construction de toute vie. Et ceci pour une raison essentielle : il n’y a pas une mais deux réalités qui régissent le fonctionnement de l’être, le réel et l’imaginaire, étroitement imbriqués, qui se répondent l’un l’autre par un système d’inclusions réciproques. Ces deux réalités ne sont par définition, en tant qu’elles désignent l’être dans son unité, pas opposées mais complémentaires. Encore est-il utile de préciser que l’approche relationnelle remet en cause certains dogmes de la théorie psychanalytique, de la même manière que décrire des comportements et des attitudes en les classifiant ne saurait avoir de sens s’ils n’étaient mis en relation avec le contexte relationnel qui les détermine. Ce à quoi certains auteurs ont naturellement tenté de remédier en mettant en évidence l’interdépendance des deux éléments de la dyade, mais sur un mode plus descriptif des données de l’observation ou d’enregistrements de données neurophysiologiques, comme par exemple les remarquables travaux sur le sommeil du nourrisson d’Hubert Montagner119 et de son équipe, qu’orienté dans une démarche clinique et thérapeutique, si ce n’est, et c’est déjà précieux, sur un mode préventif, en en déduisant un ensemble d’applications générales qu’il serait utile de mettre en place dans les lieux précoces de vie sociale de l’enfant, comme notamment les crèches. Ce qui permet au passage de souligner tout l’intérêt que l’on doit porter aux neurosciences cognitives qui mettent en lumière bien des aspects du fonctionnement de notre cerveau, infirmant ou confirmant un certain nombre de nos intuitions théoriques. Mais j’insiste sur le fait que ces intuitions ou ces déductions sont toujours issues de la pratique, données que ces nouvelles sciences, rendues possibles par l’impressionnant développement des nouvelles technologies, éclairent d’un jour nouveau, apportant à nos données cliniques toute l’assise organique dont elles avaient besoin pour être un tant soit peu validées. Mais revenons un instant sur certaines des données de l’observation que les théoriciens de l’attachement ont bien su mettre en évidence, afin de montrer comment, dans une large mesure, elles corroborent un ensemble de caractéristiques de l’affect qui se dégagent du suivi psychothérapique d’adultes et d’enfants, en leur apportant des bases éthologiques, en accord dans ce sens avec ce 119. Hubert Montagner, L’arbre enfant, une nouvelle approche du développement de l’enfant, Paris, Odile Jacob, 2006.
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que Mary Ainsworth pouvait en dire à la fin d’un article co-écrit avec John Bowlby : “En concentrant son étude sur les relations interpersonnelles intimes, la théorie de l’attachement n’a pas la prétention d’appréhender tous les aspects du développement de la personnalité. Cependant, il s’agit d’une théorie ouverte et, nous l’espérons, suffisamment ouverte pour permettre de comprendre de nouvelles données qui résulteraient d’autres approches”. 120 Au-delà de la modestie du ton, c’est en effet tout le mérite d’une science ouverte que d’offrir un certain nombre de données objectives utiles à l’édification d’autres pensées, et c’est bien le cas pour la théorie de l’attachement. Inversement, un ensemble d’éléments, de découvertes, ou de témoignages recueillis au cours du travail avec des enfants, des adolescents ou des adultes permettent de donner corps et compréhension à des faits notés lors de l’observation directe sur un mode éthologique. Ainsi, le présent nourrit la compréhension du passé de même qu’il permet de préfigurer le futur, offrant ainsi, par une meilleure compréhension des phénomènes en jeu, des possibilités d’actions préventives. Le concept de résilience promu par Boris Cyrulnik ne nous dit pas autre chose et s’inscrit, en en développant un des aspects fondamentaux, dans la longue tradition des cliniciens qui, depuis plus de soixante ans, se sont penchés sur les affres des séparations mère-enfant et en ont étudié les différents aspects. Mais cela ne saurait se réduire à la mise en place d’un cadre, aussi protecteur semble-t-il être, si on ne s’attache pas à favoriser la qualité des échanges relationnelles entre les différents acteurs en jeu. C’est dans cette optique que par exemple un auteur comme Myriam David avait très tôt considérer que le placement familial était nécessairement thérapeutique, c’est à dire qu’il devait être considéré comme une mesure de soin et, qu’à ce titre, cette notion de mesure de soin devait s’entendre comme relevant de la nécessité de se préoccuper aussi des acteurs fondamentaux que représentent les membres de la famille d’accueil, et non exclusivement centrée sur l’enfant placé. C’est notamment sous son impulsion que 120. Mary D. Salter Ainsworth, John Bowlby, An ethological approach to personality development, American Psychologist avril 1991, vol. 46 (4), pp. 333-341.
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l’activité d’assistante maternelle est devenue une véritable profession, et fait l’objet aujourd’hui d’une formation solide. Bases conceptuelles diverses par conséquent montrant s’il en était besoin le large éventail et la richesse de formes de pensée les plus variées dont on gagne sans conteste à tirer un ensemble d’enseignements, avec le réel espoir de tisser des passerelles entre elles plutôt que de les laisser hermétiques les unes aux autres, principe dont on a pu mesurer au fil des décennies les risques et les dérives. De ce point de vue la théorie de l’attachement peut intéresser la théorie relationnelle en montrant qu’un ensemble de destins de l’affect trouvent un mode d’inscription éthologique dès les débuts de la vie, assurant ainsi une continuité avec ce qui peut s’observer plus tard chez l’adulte. De même qu’elle fut pionnière en matière d’étude des affects chez l’enfant et l’adolescent exposés à des situations de séparation de leur famille, et placés en famille d’accueil ou en institution. De nombreuses études ont montré le caractère très largement défavorable des placements itératifs qui étaient notamment monnaie courante au milieu du siècle dernier et au cours des deux ou trois décennies qui suivirent. Ces études dont le pionnier fut incontestablement John Bowlby montrèrent sans ambiguïté que s’opérait chez ces enfants et ces adolescents une mise à distance des affects, un détachement de la vie affective apte à les protéger contre la répétition d’affects pénibles et pouvant, s’il n’y était remédié, conduire à des modes d’organisation pathologiques dans la vie adulte. De telles études menées sur un assez grand nombre d’enfants pour être significatives montrent ce qu’il peut en être des destins de l’affect, et ce précocement, et font valoir, comme nous le soutenons, l’existence d’un véritable statut du refoulement de l’affect pouvant conduire, s’il perdure, à ce que nous dénommons une formation caractérielle, entre autres conséquences. Une mise en garde cependant : mettre en évidence des traits comportementaux généraux, notamment au niveau de l’affect, ne doit pas nous conduire à la méprise qu’il existerait une sorte de catégorisation des affects et des conduites. Il s’agit seulement de modalités particulières observables dans telle ou telle situation et dont le mérite est déjà de nous faire percevoir qu’elles s’inscrivent toujours au sein d’une relation qui les ont générées et auxquelles elles répondent comme en miroir. Dans le meilleur des cas, ce repérage est en mesure de permettre une action préventive, laquelle n’aura de réelle possibilité d’être un 275
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tant soit peu efficace que si et seulement si elle est replacée dans le contexte relationnel qui l’aura induite. On en mesure dès lors toute la difficulté. Il ne saurait bien entendu être question, de notre point de vue, de tenter de mettre en place une quelconque classification des affects à partir de là, ou d’énumérer une longue liste de critères diagnostiques ou pronostiques qui nous éloigneraient alors irrésistiblement de l’être et de sa subjectivité. Il est indéniable cependant que la théorie de l’attachement est sans doute celle qui se rapproche le plus de la théorie relationnelle en ce qu’elle fait de la relation le primordium de ce qui fait l’être, contrairement à la psychanalyse, plus orientée vers le fantasme et la pulsion dont elle fait un des piliers de sa théorie, soit vers l’être dans une dimension solipsiste et non relationnelle. Mais son champ d’exploration est plus spécifiquement celui de la fonction d’attachement, soit l’étude des comportements relatifs à cette fonction, affects inclus mais sur lesquels elle ne centre pas à proprement parler son étude. Pour la théorie relationnelle, l’affect occupe une place centrale en tant qu’il est un des quatre paramètres fondamentaux de la relation et, à ce titre, soumis aux aléas de la fonction de l’imaginaire.
Les travaux de John Bowlby John Bowlby, issu de la psychanalyse, reproche à celle-ci de s’intéresser plus au fantasme qu’à la réalité de la situation relationnelle, notamment quand il s’agit d’étudier la relation mère enfant. Travaillant dès les années quarante à la Tavistock Clinic, il s’entoure de James Robertson et de son épouse, travailleurs sociaux, qui vont l’aider à comprendre les phases de la séparation du jeune enfant d’avec sa mère, prolongeant en cela les travaux de Spitz sur les effets de la carence maternelle et des soins précoces en général. Les travaux de Spitz, à partir d’observations dont plusieurs furent filmées durant les années cinquante, avaient plus porté sur les conséquences de la déprivation maternelle prolongée et de la carence de soins dans des conditions particulièrement dramatiques d’enfants abandonnés ou nés de jeunes délinquantes emprisonnées, et qu’on avait donc confiés à des institutions spécialisées (pouponnière, home d’enfants). Dans des conditions aussi extrêmes, les effets étaient hélas rapidement observables et souvent désastreux, allant parfois jusqu’à la mort 276
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du nourrisson (c’est le fameux hospitalisme ou marasme décrit par Spitz121). Ce qui apparaissait dans ces observations, notamment dans l’institut des Enfants Abandonnés où Spitz fit certaines d’entre elles, ce n’était pas seulement l’effet de la déprivation maternelle qui était en jeu (effet que Spitz faisait prévaloir) mais que l’enfant était de surcroît laissé pour compte, souvent seul dans son lit pendant de longues heures sans sollicitation aucune, et parfois même, comme s’il s’agissait de devoir encore mieux l’isoler, en recouvrant d’un drap les parois du lit, n’offrant à l’enfant pour tout univers que le plafond terne de la chambre. Il apparaissait déjà clairement que la qualité de la relation était prépondérante et l’emportait de loin sur le seul acte de nourrir, dont ces enfants n’étaient pas privés. Bowlby, avant les observations qu’il fit avec les Robertson sur les phases de la séparation mère enfant, avait déjà rendu compte de comportements affectifs particuliers chez de jeunes délinquants suivis au Child Guidance Clinic dans lequel il travaillait. Il notait chez beaucoup d’entre eux, dont un grand nombre avait connu plusieurs séparations précoces d’avec leur mère, une sorte de détachement affectif qu’il désignera du terme d’exclusion défensive des affects associée à une « compulsive self-reliance » que l’on peut traduire par auto-suffisance compulsive, soit cette tendance réitérée à ne vouloir compter que sur eux-mêmes, avec tous les avatars que cela suppose, ayant fait l’expérience de ne pouvoir compter sur personne. Le travail avec les Robertson sera concrétisé en 1969 par un film devenu célèbre, celui du petit John, alors âgé de dix-sept mois, que son père, très pris professionnellement, ne put garder lorsque sa femme dut aller accoucher de leur deuxième enfant. Il le fit garder pendant neuf jours dans une pouponnière. Le film montre les différentes phases que John traversa tout au long de son séjour. Malgré les visites régulières du père, l’enfant, réagissant au début par des pleurs et des cris de protestation à son départ, se laissa progressivement aller à un état d’abandonisme, pleurant beaucoup, ne recherchant que peu le contact avec les infirmières, ne répondant que très peu à leurs sollicitations. Les pleurs de protestation du début se transformèrent en pleurs de désespoir. Il avait bien eu quelques contacts privilégiés avec une infirmières mais de courte durée ne permettant pas l’instauration d’une relation réellement maternante. Lorsque sa mère vint le récupérer, il lui montra une attitude fran121. René A. Spitz, De la naissance à la parole, Paris, PUF, 1968.
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chement hostile, se braqua en s’arc-boutant quand elle le prit sur ses genoux, fuyant en direction de Joyce Robertson. Quand elle réussit de nouveau à la reprendre avec elle, il resta sur ses genoux sans daigner la regarder, dans un état de pseudo-indifférence affective. Les trois phases de la séparation que Bowlby décrivit apparaissent bien dans cette observation. Ce sont la protestation, le désespoir puis le détachement. Par détachement, il faut entendre une première manière qu’a l’enfant de réprimer les comportements qui le rapprocheraient de ses parents, dans la mesure où ces comportements ont fait la preuve de leur relative inopérance, ce qui s’accompagne nécessairement d’un détachement affectif. Un deuxième document filmé par les Robertson concerne cette fois Jane, du même âge que John, confiée pendant dix jours à une assistante maternelle. Le film montre le fort attachement de Jane à son assistante maternelle avec laquelle elle entretient une relation de qualité. Elle a cependant une attitude plus froide envers son père lors de ses visites. Les retrouvailles avec sa mère seront de bonne qualité, chaleureuses et enjouées. L’équipe veillera à ce que la séparation d’avec l’assistante maternelle ne soit pas trop brutale. Celleci lui rendra quelquefois visite dans les semaines qui suivront le placement. Ces travaux très intéressants montrent toutefois leurs limites. Dans l’exemple de John, les phases successives décrites par Bowlby ne semblent ainsi pouvoir l’être que dans des conditions particulières rappelant en cela, certes à un degré bien moindre, les observations de Spitz. Notamment, il apparaît que si John avait pu avoir une relation de qualité avec une infirmière prénommée Mary, les contacts étaient bien trop brefs, les ruptures relationnelles trop itératives, avec un changement fréquent d’intervenants ne permettant pas à John de s’attacher suffisamment bien à une figure maternante de substitution clairement définie. La douleur de la séparation d’avec la mère en était d’autant plus cruellement ressentie. S’observent alors les prémices d’une mise à distance de l’affect dont le but est de s’épargner une trop grande souffrance mais qui n’en traduit pas moins une profonde détresse. Les retrouvailles sont alors à la mesure de ce vécu : méfiance, hostilité, mise à distance que manifestent entre autres un raidissement au contact, un évitement du regard, une apathie affective. Bien différent est le comportement de Jane pour qui une figure maternante de substitution de qualité lui permet de vivre la séparation suffisamment bien. Mais on peut déjà noter cependant une réac278
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tion de réserve affective à l’égard du père, un peu perçu comme un intrus au moment de l’édification de cette nouvelle relation qui sans remplacer la relation à la mère lui offre cependant si l’on peut dire un substitut convenable. Dans ce contexte, et dans ce cas précis, les retrouvailles avec la mère sont décrites comme chaleureuses. Même si ce tableau est plus réconfortant que celui offert par John on ne peut tout de même que s’interroger sur son aspect presque trop idyllique. Ceci nous conduit à émettre deux ou trois hypothèses. Cette apparente et relative absence de différenciation évoque ce qu’il peut en être de l’enfant allergique pour qui la différence entre soi et l’autre est tardivement ou difficilement acquise et ou la relation ne se décline qu’à deux, le tiers étant exclu. C’est ce qu’on peut pressentir chez Jane sans en détenir pour autant la moindre preuve. Il aura également fallu que l’assistante maternelle s’inscrive dans une relation maternante telle que, en laissant toute sa place au personnage maternel, elle ne soit pas pour autant dans la confusion des rôles dont on peut penser, lorsqu’elle survient, qu’elle est loin de ne trouver son origine que chez l’enfant. De même qu’il aura sans doute fallu que la mère ne soit pas elle-même dans une trop forte angoisse de séparation dont on sait combien elle est partagée et transmise à l’enfant. Ce problème de la confusion, ou tout au moins de la difficulté à se détacher d’un nouvel objet d’attachement, quand celui-ci aura suffisamment bien répondu aux attentes de l’enfant mais avec toute les réserves que nous venons de soulever, a d’ailleurs été rapporté par les Robertson dans un autre film, Lucy, une enfant de vingt et un mois, qui dut être gardée dix-neuf jours en famille d’accueil. Bien qu’elle fût contente de retrouver sa mère, elle eut beaucoup de difficultés à se séparer de l’assistante maternelle. De ces premières observations il se dégage que les patterns affectifs et de comportements chez le jeune enfant exposé à une séparation relativement brève d’avec la mère, dans tous ces exemples motivée par la venue au monde d’un puîné, s’inscrivent toujours dans des conditions relationnelles particulières qui les auront en partie déterminées. Il en ressort qu’il existe un ensemble de réactions générales qui se dégagent de l’étude des séparations de l’enfant d’avec sa mère et qu’il est important de connaître, au sens où ces patterns préfigurent un certain nombre de comportements affectifs observables dans la vie adulte, comme ceux par exemple que l’on peut l’observer pour le deuil que Bowlby étudia également en collaboration avec Parkes. 279
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Il en va tout autrement quand la séparation perdure, quand le contexte qui l’aura motivée aura été particulièrement toxique (maltraitance), ou lorsque les conditions mêmes du placement qui lui aura fait suite n’auront pas été favorables ; c’est ce qu’avait parfaitement mis en évidence un auteur comme Myriam David qui avait bien identifié les phases successives du comportement de l’enfant lors d’un placement familial. Après une première phase décrite comme idyllique survient en effet la plupart du temps une phase de désenchantement au cours de laquelle l’enfant manifeste des comportements hostiles ou de retrait qu’elle nomme crises et mouvements d’enfermement122. D’où l’importance d’une formation adéquate pour ne pas se laisser piéger par ces moments difficiles mais inévitables que connaît un placement afin de pouvoir au mieux les résoudre et les dépasser. De l’ensemble de ces travaux et d’autres qui suivirent, Bowlby développa les principaux axes de sa théorie dans un ouvrage en trois parties Attachement et perte, paru en 1969123. De façon très schématique et nécessairement succincte, l’idée d’ensemble qui s’en dégage est que la mère représente pour l’enfant une « base sécurisante »124 qui lui permet, si les conditions d’établissement de cette base ont été satisfaisantes, de pouvoir explorer le monde. C’est-à-dire que pour lui il n’y a pas d’antinomie entre une relation d’amour suffisamment protectrice et la capacité qu’elle confère à l’enfant de pouvoir conquérir son autonomie. Ce sont les déviances de cette relation qui, dans l’excès, l’insuffisance, ou la toxicité pourront notablement perturber le développement de l’enfant, tant dans son affectivité que dans la conquête de cette autonomie. Un des enseignements importants qui ressort de ses travaux est cette notion d’exclusion des affects observée comme processus défensif contre la séparation, surtout si celle-ci n’est pas relayée par la mise en place de conditions relationnelles suffisamment bonnes qui permettraient de l’éviter. Mais il est une autre situation qui, de notre point de vue, conduit au même résultat et qui revêt un grand intérêt dans le domaine que 122. Voir Myriam David, Le placement familial, de la pratique à la théorie, Paris, Éditions ESF, 1989. 123. John Bowlby, Attachement et perte, vol. 1 : L’attachement ; vol. 2 : Séparation, angoisse et colère ; vol. 3 : La perte, tristesse et séparation, Paris, PUF, 1969, trad. 1978. 124. Concept forgé par sa disciple et collaboratrice, Mary Ainsworth, dont on parlera un peu plus loin.
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nous étudions, c’est celle où la séparation n’est pas le fait d’une séparation physique mais d’une coupure relationnelle. La dépression pressentie non comme résultat mais comme cause. Un des cas de figure les plus souvent rencontrés de cette situation est représentée par la dépression maternelle. Dans ce contexte, la coupure subjective opérant chez la mère retentit chez l’enfant à l’instar d’une séparation. Avec la différence que l’enfant reste plongé dans ce climat affectif qui colore la nature de la relation que l’enfant entretient avec sa mère et perturbe son propre développement affectif. Il aura alors recours à un certain nombre de réponses adaptatives à cet état de fait, comme par exemple et ente autres le développement de traits d’hypermaturité comme l’avait bien décrit Bourdier125, le comportement adultomorphe venant s’inscrire en suppléance du parent défaillant mais au prix d’un retrait de son affectivité. À la suite de Bowlby et en collaboration avec lui Mary Ainsworth va pousser un peu plus loin les investigations qu’il avait initiées et les amener dans le domaine de la psychologie. Elle développe notamment une méthode d’investigation originale baptisée la situation étrange qui va permettre de décrire des patterns de comportements stéréotypés observés chez l’enfant dans des situations précises et selon une répartition dont les pourcentages se retrouveront à peu de choses près identiques, toutes études confondues.
Mary Ainsworth et la situation étrange Reproduisant le modèle de l’observation des Robertson, elle fait une première expérience en Ouganda, observant le comportement d’une cohorte de vingt-huit enfants avec leur mère et les attitudes de celle-ci à leur égard. Elle en déduit trois groupes selon le degré d’attachement de l’enfant à sa mère : les enfants non attachés, les enfants attachés de façon sécurisée et les enfants attachés de façon insécurisée. Dans le premier groupe, les enfants paraissent indépendants, mais relativement détachés du monde environnant, peu attentifs aux allers et venus de leur mère, lesquelles se montrent apparemment peu préoccupées par leur présence. Dans le deuxième, les enfants semblent plus à l’aise ; ils peuvent s’éloigner de leur mère et sem125. P. Bourdier, L’hypermaturation des enfants de parents malades mentaux, in : Rev Neuropsychiat Infant 1972, 20, n° 1, pp. 15-22.
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blent actifs et curieux dans la découverte de leur environnement, activité à laquelle la mère reste attentive. En revanche, ils montrent quelques signes d’inquiétude lorsque leur mère s’éloigne d’eux. Les enfants du troisième groupe tolèrent mal l’éloignement maternel, ils recherchent le contact tout en se montrant insatisfaits une fois dans les bras de leur mère, parfois même hostiles. Ces mères sont souvent elles-mêmes perturbées. De retour aux États-Unis, elle poursuivra cette expérience auprès de vingt-trois familles qu’elle va suivre depuis la naissance de l’enfant, menant des observations au domicile sur les interactions mèreenfant. Elle choisit quand ils ont atteint un an de les observer en dehors du domicile dans des conditions particulières, susceptibles de mettre en évidence la nature des comportements de l’enfant dans des situations où alternent séparations et retrouvailles avec le parent selon une séquence et une méthodologie précises : c’est la « situation étrange » dont elle publiera les résultats en 1969, la même année où sera produit le film des Robertson sur le petit John. Il s’agit de mettre l’enfant en situation de séparation puis de retrouvaille avec le parent, le plus souvent la mère, le relais étant pris en l’absence du parent par un intervenant, en général une femme que l’enfant ne connaît pas et qui sera toujours la même pendant toute la durée de l’observation. Huit séquences d’environ trois minutes chacune vont ainsi alterner sur une vingtaine de minutes. Dans la salle où se déroule l’observation des jouets sont disposés au sol et il est demandé au parent de ne pas trop solliciter l’enfant et d’attirer plus son attention sur les jouets que sur luimême afin d’étudier sa compétence à gérer la situation relationnelle face à ce type de situation. Les types d’attachement qu’elle avait mis en évidence dans ses observations faites en Ouganda étaient dans leur grand principe retrouvés, ce que confirmeront de très nombreuses expérimentations de la méthode pratiquées par plusieurs équipes126. Trois catégories d’enfants ressortent des données de cette expérience. L’enfant décrit comme « anxieux évitant », l’enfant ayant un attachement « sécurisé », et l’enfant décrit comme « anxieux résistant ou ambivalent ». 126. Je remercie Blaise Pierrehumbert d’avoir attiré mon attention sur ces questions par son remarquable ouvrage sur la théorie de l’attachement et à qui je dois bon nombre des informations que je rapporte ici à ce sujet. Le lecteur désireux d’approfondir ces questions pourra se reporter avec intérêt à son livre : Blaise Pierrehumbert, Le premier lien, théorie de l’attachement, Paris, Odile Jacob, 2003.
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Le premier groupe ressemble à celui décrit en Ouganda, l’enfant semble indifférent à ce qui se passe autour de lui, n’accueille pas le parent à son retour ni ne manifeste de réaction particulière à son départ, est plutôt familier avec l’intervenante. Le deuxième groupe proteste au départ du parent mais l’accueille avec soulagement à son retour en recherchant son contact, après lequel il pourra retourner jouer. C’est à ce type ce comportement qu’est réservée la dénomination de base sécurisante. Le troisième groupe semble le plus perturbé par le vécu d’une telle situation. Vivant mal la séparation, il se montre ambivalent lors du retour du parent, le sollicitant, réclamant le contact mais pour le rejeter aussitôt, manifestement en colère. Ce type d’enfant est peu consolable, il entre alors volontiers dans une attitude de désespoir passif. Bien entendu de nombreuses questions et commentaires s’imposent devant cette description et cette catégorisation. Par exemple, les conditions mêmes de l’expérience qui touchent à des problèmes d’éthique (que les équipes qui l’ont pratiquée ont toujours pris en compte), la contradiction qui semble exister par exemple dans le premier groupe entre l’attitude apparemment détachée et le fait qu’on les décrive comme anxieux, la non prise en compte de la personnalité du parent, de la problématique familiale, l’exposition de l’enfant à une situation de stress qui conditionne les données de l’expérience et que nous aurions tôt fait de dire qu’elle plonge l’enfant dans une situation d’impasse à laquelle il ne peut échapper. Pour ce qui concerne la contradiction entre la dénomination du premier groupe et ce qu’on peut en observer lors de l’expérimentation, il est important de dire que si Mary Ainsworth décrit ce groupe d’enfants comme des anxieux évitants alors qu’ils ne semblent pas manifester particulièrement d’angoisse au cours de l’expérience, c’est qu’elle connaît ces enfants, elle les a suivis depuis leur naissance et les a observés à leur domicile. Chez eux, ces enfants sont loin d’être aussi dociles et indépendants qu’ils n’y paraissent lors de la situation étrange ; ce sont des enfants volontiers colériques, supportant mal la séparation, assez difficiles. Tout se passe comme si la mise en situation sociale leur faisait réprimer les comportements qu’ils ont à la maison, on serait tenter de dire que s’exprime là une autre modalité de traitement des affects, comme faisant suite à la première. Et ceci est déjà pour nous un premier indice. On retrouve en effet dans les grandes lignes ce qui se produit dans les situations relationnelles de déprivation maternelle ou parentale, dont j’ai souligné tout à l’heure qu’elle n’était pas néces283
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sairement le fait d’une séparation physique mais qu’elle pouvait aussi avoir son origine dans la nature du contexte relationnel dans lequel l’enfant évolue. N’oublions pas que ces enfants qui ont été évalués n’ont qu’un an et qu’ils sont dans des situations familiales qu’ont pourrait qualifier de standard. Ils sont loin des situations dramatiques que vivaient les enfants observés par Spitz ou par Bowlby. On peut penser que ces états préfigurent ce qu’il peut en être d’une amorce de repli affectif, lequel dans un premier temps, et c’est un des enseignements que l’on peut tirer de ce type d’observations, ne se manifesterait que dans un contexte social. C’est aussi repérer toute la phase de transition entre les manifestations de colère, de protestation manifestée contre ce qui est nécessité et non obtenu (on est loin dans ces conditions de la simple colère ou caprice qui sont plus du registre de la limite que l’enfant a besoin de recevoir du parent pour se structurer ; il s’agit alors d’autre chose, même si on peut bien entendu voir un lien de parenté, si j’ose dire, entre l’une et l’autre des manifestations de colère) et cette phase de détresse, de désespoir qui s’empare de l’enfant quand toutes les tentatives d’instaurer la relation ont été vaines. Tous les exemples rapportés plus haut sont à cet égard significatifs. Pour ces enfants, si l’on peut dire, nous n’en sommes pas encore là, mais leur comportement social peut être déjà un indice. Il est important de souligner également l’état corporel qu’imprime le traitement réservé à l’affect. Dans l’attitude de repli affectif s’observe en effet soit de l’apathie, soit une rigidité tonique. L’apathie renvoie plutôt à la posture que l’enfant adopte lorsqu’il a su ou pu se tenir à l’écart des autres, la posture rigide s’observe elle lors de l’établissement du contact. Ce qui amène à une deuxième remarque. D’une part ces comportements de l’enfant et ces traitements de l’affect ne vont pas de soi, ne sont pas incontournables ; même s’ils correspondent à des patterns éthologiques, ils ne s’observent que dans des situations particulières. On ne saurait donc d’autre part les extraire du contexte relationnel dans lesquels ils prennent forme, ils demandent par conséquent à être étayés sur la connaissance des protagonistes en jeu et sur la nature de la relation qu’ils entretiennent. C’est tout de même l’hypothèse de Mary Ainsworth, et c’est dans cette direction qu’un auteur comme Mary Main va produire un certain nombre d’observations et d’enquêtes auprès des parents de ces enfants en s’intéressant à leur personnalité, à leur histoire et à leur dimension affective, trouvant des corrélations significatives entre tel groupe 284
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d’attachement et un profil parental qui semble lui correspondre plus qu’un autre. Concernant l’ambivalence, correspondant au type anxieux résistant, elle est une des modalités de l’expression de l’affect et préfigure un de ses destins majeurs, l’inversion. Lorsque l’affect subit des conditions contraires à son attente, l’empêchant de s’exprimer dans sa qualité première, il se retourne en son contraire. Dans la manifestation de l’ambivalence, l’affect est coincé entre deux pôles, celui de la normalité de son vécu à laquelle il pouvait prétendre et ce qui l’en empêche. L’élan affectif reçoit en quelque sorte une fin de non recevoir et provoque le rejet, par l’enfant, de la personne dont les signaux correspondants ne sont pas perçus conformément à son attente ou apparaissent contradictoires. On peut en rapprocher l’injonction paradoxale décrite par l’école de Palo Alto. Dans celleci, il est répondu à l’affect, mais tout indique chez celui qui y répond des signaux contraires à ce qui était attendu. Ces signaux empruntent souvent l’expression verbale et corporelle qui sont deux des constituants majeurs de l’affect. Dans le cas de l’ambivalence, l’ensemble de ces travaux semble montrer que la relation qui unit parent et enfant est une relation de dépendance affective. Aussi la séparation est-elle douloureusement ressentie, tout autant par l’enfant que par la parent, et on peut même rajouter que c’est parce qu’elle est vécue comme telle par le parent que l’enfant y répond à l’identique. Du même coup, la capacité pour l’enfant de conquérir son autonomie s’en trouve d’autant réduite. L’enfant, dans cette configuration, est plus aimé pour ce qu’il représente que pour luimême. Dans cette situation d’enferment relationnel le sujet oscille souvent entre deux pôles, celui de la résignation et celui de la protestation. La théorie de l’attachement, par la méthode de l’observation directe, a ainsi le mérite de nous montrer en quelque sorte en direct l’effectuation de ces destins d’affects qui ont pour point commun d’être contrariés. Un autre enseignement que l’on peut en retirer est que l’affect s’inscrit, comme on pouvait s’y attendre, en miroir à l’autre de la relation confirmant, s’il en était besoin, que l’affect est éminemment relationnel. Blaise Pierrehumbert a étudié, à partir de l’identification de ces catégories comportementales, ce qu’il appelle la distance relationnelle, à entendre en tant que distance physique. Il en ressort des données qui ne manquent pas d’intérêt, confirmant la thèse de Bowlby sur le lien qui pourrait paraître de prime abord paradoxal 285
Recherche en psychosomatique
entre la manifestation de l’amour maternel et la capacité d’exploration du tout petit, dans un sens de corrélation positive. Lorsque la mère représente en effet, selon les termes de la théorie de l’attachement, une base sécurisante, l’enfant est en mesure de mieux explorer le monde environnant et Pierrehumbert montre que c’est celui qui est capable de s’éloigner le plus de sa mère, même s’il a besoin d’effectuer plusieurs allers et retours vers elle par besoin de se rassurer sur sa présence. L’enfant anxieux évitant ne s’approche que peu de la figure parentale mais ne s’en éloigne également que modérément. Quant à l’anxieux ambivalent, il confirme cette notion d’affect coincé entre deux pôles en se maintenant au plus près de sa mère sans toutefois rechercher particulièrement le contact. Il est une quatrième catégorie que des auteurs comme Mary Main ont individualisé à partir du constat, toutes études confondues, qu’un certain nombre d’enfants ne pouvaient être inclus dans aucune de ces trois catégories. Ce sont des enfants qui dans la situation étrange se montrent, notamment lors des retrouvailles avec le parent, comme embarrassés, se figeant dans une attitude faite de crainte et d’hésitation, parfois brève, parfois plus longue assez proche alors de ce qu’on observe dans les états de sidération. Mary Main a proposé le terme « anxieux désorganisé ou désorienté » pour désigner l’enfant renvoyant à cette catégorie. Il s’avère que bon nombre de ces enfants ayant ce type de comportement ont fait l’objet d’abus, de sévices ou de maltraitance, ou bien que ce soit le parent lui-même qui en ait été l’objet. Contrairement à la situation de dépendance relationnelle l’enfant est ici hésitant entre deux pôles, la crainte et le besoin de soins. Il est cependant également, mais sur d’autres registres, non considéré dans sa différence et son individualité. Il représente malgré lui l’objet d’une autre scène qui s’est joué jadis entre son parent et le propre parent de celui-ci, ou autre adulte impliqué de la sorte. Nous sommes alors dans la répétition des conduites que j’avais évoquée au premier chapitre. L’être est alors coupé en deux, tout autant l’enfant que le parent, selon que l’on est dans la scène du réel ou de l’imaginaire, instances toutes deux gâchées par la réalité des situations vécues. Ainsi, par tous ces travaux qui nous permettent de découvrir par l’observation directe comment et d’où naissent les comportements affectifs de l’enfant, une continuité s’opère avec ce qui peut s’observer chez l’adulte. Nous sommes là à l’origine des destins possibles de l’affect et de ce qui préfigure leur devenir chez l’adulte en 286
Affect refoulé, affect libéré
fonction des situations vécues. Il apparaît combien les affects sont pris très tôt dans le dilemme de situations conflictuelles qui les dépassent et dans lesquelles ils essaient tant bien que mal de se frayer un chemin. C’est ainsi que, en l’absence de réponse adaptée, et en fonction de situations traumatiques vécues ou à venir, et ce d’autant plus qu’elles se répèteront, leur destin pourra être définitivement scellé, et que se forgeront les impasses les plus précoces.
Différentes modalités du refoulement de l’affect Les données de l’observation clinique mettent en évidence un certain nombre de destins de l’affect sur lesquels les travaux cités plus haut apportent un certain éclairage. Ils montrent leurs liens avec des patterns éthologiques propres à l’espèce et sont corroborés par un ensemble de données neurophysiologiques. L’ensemble de ces travaux nous permettent de mieux comprendre la genèse de ces destins mais ne doivent pas pour autant nous faire perdre de vue l’essentiel, soit une méthodologie que nous avons déclinée tout au long de ces pages concernant le procédé thérapeutique à mettre en oeuvre dès lors que nous sommes confrontés aux résultats de ces destins. Reconnaître un certain nombre de situations cliniques et identifier en chacune d’elle ce qu’il en a été du sort réservé à l’affect nous aidera à mieux comprendre les mécanismes en jeu, leurs significations, leurs implications cliniques, théoriques et thérapeutiques. Nous pouvons ainsi repérer quatre modalités du refoulement de l’affect : l’effet de sidération, l’affect bloqué, la répression volontaire, la répression imposée. Il est important de préciser cependant que ce repérage n’est que schématique et que de nombreuses transitions et points communs existent entre ces différents états, pour lesquels la différence parfois n’est qu’une question de degré mais suffisante pour que se dessinent au travers d’elle des évolutions et des modes d’organisation différents.
L’effet de sidération L’effet de sidération est ce qui se produit devant un événement dont la survenue dépasse les capacités émotionnelles d’un individu qui n’est pas en mesure de le supporter. L’affect est immédiatement 287
Recherche en psychosomatique
empêché de s’exprimer et se trouve d’entrée de jeu coupé de la représentation qui lui est liée tant celle-ci est insoutenable, irreprésentable. L’individu est alors frappé d’un sentiment d’irréalité qui le détache de la situation. Ramachandran cite notamment le cas du célèbre explorateur David Livingstone qui vit son bras gauche être déchiqueté par un lion sans en ressentir ni peur ni douleur. Il s’agit d’un mécanisme neurophysiologique qui inhibe ou ferme les centres de l’émotion que sont la région limbique et l’amygdale par la suractivation, lors de ces états de stress émotionnel intense, du cingulum antérieur du cerveau qui fait partie des lobes frontaux127. De cette manière, c’est comme si l’événement n’avait pas été vécu, comme s’il était extérieur au sujet. C’est le but ultime du refoulement de l’affect, commun à toutes ses formes ; on peut donc faire l’hypothèse que ce qui vaut pour les formes extrêmes dont il est question ici vaut aussi à des degrés moindres et selon toute une palette de nuances et de degrés pour les autres formes de refoulement. Nous tenons là des bases neurophysiologiques solides pour comprendre ce dont il s’agit. L’exemple de Nathalie nous l’a bien montré. Elle subissait le viol déconnectée d’elle-même, elle ne ressentait rien, se comparait à une poupée de chiffon. Pourtant, malgré cela, le travail thérapeutique a montré combien l’événement avait laissé sa trace et combien le sujet flétri, soumis à la plus grande passivité et ne pouvant se défendre retrouvait au cours de la thérapie toute sa capacité d’action, médiatisée par la fonction de l’imaginaire et la relation thérapeutique. Ce qui avait été un mécanisme de protection contre l’éprouvé d’un affect dévastateur l’avait privée également par un effet rémanent de sa subjectivité. Tout un travail préalable de reconstruction identitaire lui permit d’affronter l’événement dans toute sa réalité et de prendre enfin sa revanche. L’être, amputé d’une partie de lui-même, commençait enfin à retrouver son unité perdue. L’exemple de Sophie est également instructif. Enfant, elle eut à subir les assauts sexuels d’un oncle très lié à la famille. Elle était alors prépubère et en garde une mémoire intacte. Elle était dans l’incapacité de savoir si cela était normal ou pas, de se défendre, de réagir, comme si, selon ses propres mots, elle n’était pas elle-même. Quand, jeune femme, elle réalisa après coup ce qu’elle avait subi, elle en fut très perturbée et cumula en cascade toute une série de troubles fonctionnels. Elle finit un jour par s’en plaindre à ses 127. V. Ramachandran, op. cit, p. 110.
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Affect refoulé, affect libéré
parents et eut à vivre un traumatisme aussi cuisant que le premier : bien que désappointés, ils ne voulurent cependant pas ébruiter l’affaire et continuèrent de garder avec cet oncle des relations suivies. Désabusée, Sophie ne sut comment réagir ; enfant unique, tenant avant tout à préserver l’équilibre familial, elle se résigna à ne plus en parler. Dans cette même période, elle rencontra son futur mari et donna dans les années qui suivirent naissance à leurs deux enfants, un garçon et une fille. À la fois phobique et obsessionnelle, prise d’attaques de panique, continuant d’accumuler les ennuis de santé, elle se résolut à entreprendre une thérapie. Le sentiment d’irréalité l’avait poursuivie jusque là, elle avait toujours le sentiment de ne pas être elle-même, s’affairait beaucoup et de façon méticuleuse à tout organiser pour les siens, mais sans en apprécier le résultat. Cela était notamment flagrant quand il s’agissait d’organiser un anniversaire ou les fêtes de fin d’année. Elle était sans cesse l’observatrice des autres et d’elle même, ne prenant pas goût, le moment venu, à ce qu’elle avait mis pourtant beaucoup d’application à concocter. Après quelques séances passées à faire le constat de cette situation qu’elle supportait de moins en moins, elle amena le rêve inaugural suivant : « Elle se trouve dans une commune dont elle connaît le nom mais dans laquelle elle n’est jamais allée, d’où un premier étonnement de se trouver là. Elle est perdue et demande à quelques passants la direction pour rejoindre sa commune. Elle précise qu’elle n’avait rien sur elle, ni sac à main ni papiers. Personne n’a l’air de savoir lorsqu’enfin une femme qui faisait ses courses lu indique la bonne direction mais elle la prévient : il n’y a que deux chemins. L’un est une route où il fait très froid, l’autre où il fait très chaud et qui est en forme de tunnel. Elle se trouve alors dans une indécision totale, peu encline à emprunter l’une ou l’autre de ces deux routes. » Le contenu est assez explicite. Etre perdue équivaut à ne plus avoir d’identité propre, comme le fait de n’avoir ni son sac ni ses papiers nous l’indique avec précision. La représentation du destin de l’affect s’offre alors clairement sous la forme de ces deux routes qui lui permettraient de retourner chez elle : soit une route glacée, représentative de l’affect gelé que nous avons évoqué plus haut, ce qui équivaudrait à revenir à l’état antérieur d’anesthésie subjective, soit relever le défi d’une reprise en main de soi-même, d’une récupération subjective telle que la représentation de la route brûlante nous le signifie, alias le retour des affects. 289
Recherche en psychosomatique
Mais, comme souvent, la perspective du retour des affects est souvent perçue initialement comme dangereuse, voire effrayante, comme par exemple le rêve de Sandra sur les araignées multicolores nous l’avait bien montré. D’où l’aspect peu encourageant de cette route brûlante, de surcroît en forme de tunnel dont, selon l’expression consacrée, on ne sait pas à quel moment on pourra en voir le bout. Sophie se trouve donc très embarrassée quand peu à peu elle comprend les enjeux que son rêve lui signifie. Il lui faudrait trouver une troisième route. Elle prend alors conscience avec un sourire amusé mais plein d’espoir que cette troisième voie pourrait bien être la thérapie, ce sur quoi je ne l’ai pas contredite. Reprenons ce que je viens de dire à propos de l’anesthésie subjective. J’ai volontairement utilisé cette expression, et non pas celle d’anesthésie affective, pour deux raisons, quand bien même seraiton en droit de penser que ces deux expressions soient synonymes. La première c’est qu’il s’agit bien d’une telle anesthésie, celle du sujet qui est comme endormi, coupé de lui-même, tel qu’elle pourra l’exprimer : « J’ai le sentiment de ne pas être moi-même ». Le sujet est là sans être là, dans ce sentiment d’irréalité qui se poursuit bien au-delà du traumatisme qui l’avait initié. Certes les affects aussi, par définition, sont également endormis, et à ce titre on pourrait également les caractériser de la sorte. Mais il y a lieu, et c’est la deuxième raison, de considérer que si la capacité de ressentir l’affect conformément à sa qualité subjective en adéquation avec les situations vécues a disparu, la place en quelque sorte laissée vide va être occupée par un affect majeur qui va transformer tout le paysage perceptif : l’angoisse. Si en effet cette coupure subjective rend le sujet opaque à luimême et le met à distance de sa propre affectivité, d’autres affects majeurs viennent occuper la place vacante, comme un signe ultime indiquant que le sujet est menacé de sa propre perte. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et qui nous renseigne sur une des significations majeures de l’angoisse : elle est angoisse de la menace de sa propre perte, en tant que sujet. Les exemples ne manquent pas, où cette désoccupation du sol subjectif laisse le champ libre à l’angoisse comme indice de cette disparition. Le plus étonnant, mais qui est en pleine cohérence avec le statut qu’on attribue au sujet et à la subjectivité, est que le repli de la fonction de l’imaginaire et de la perception de la qualité subjective de l’affect qui lui est congruente ne permet pas au sujet dans ces situations, bien souvent, de nommer l’angoisse, tant l’affect a 290
Affect refoulé, affect libéré
partie liée avec le mot, tout comme l’être vidé de sa substance subjective. Sami-Ali décrit bien cette modalité du statut du refoulement de l’affect128. Toute la symptomatologie corporelle liée à l’angoisse est cependant ressentie et suffisamment explicite pour tout observateur éclairé sans pour autant que l’affect puisse être nommé par le sujet lui-même.
L’affect bloqué Je veux désigner par là, faute d’une expression suffisamment explicite et condensée pour désigner cette modalité, un mécanisme ressemblant à la modalité précédente, mais qui en diffère sensiblement. Il s’agit, devant un événement à forte charge émotionnelle, d’une réaction qui se déroule en trois temps. Après une incrédulité passagère plus ou moins brève (ou engourdissement telle que pouvait la désigner Bowlby quand il étudia les phases du deuil) fait suite un déversement émotionnel intense puis tout semble s’arrêter brutalement, l’émotion n’est plus ressentie, tout s’est passé comme si l’effet de sidération avait été simplement retardé. Un commentaire est à faire à ce sujet. Ce mécanisme semble plus volontiers lié effectivement au deuil, notamment lors de la perte d’un être cher. En cela, l’événement fait partie de l’ordre des choses, il n’a pas ce caractère d’effraction insoutenable que revêt par exemple un viol. Mais contrairement au deuil attendu, prévisible, il choque par la soudaineté de sa survenue et, bien souvent, par sa prématurité. Au plan neurophysiologique, on peut faire l’hypothèse que la trop forte charge émotionnelle qui se libère finit par créer une inhibition des centres émotionnels comme évoquée ci-dessus. Cécile a vécu un tel drame. Âgée de quinze ans, son père meurt brutalement au domicile d’une crise cardiaque. Le choc est terrible ; au départ incrédule, protestant contre l’évidence, elle se rend chez sa grand-mère en courant et s’effondre en larmes. Elle restera ainsi, pendant des heures, inconsolable. Le lendemain, elle est comme insensible, incapable de verser la moindre larme. Elle vivra les jours suivants, y compris celui des obsèques, comme détachée de l’événement. 128. Sami-Ali, Le rêve et l’affect, Paris, Dunod, 1997, p. 188.
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Quand elle fera une demande de thérapie plusieurs années après, c’est motivée par le fait qu’elle n’arrive pas à avoir d’enfant, et qu’elle ressent confusément un lien avec le drame de son adolescence. Elle est mariée depuis cinq ans et a entrepris un bilan de fertilité. Celui-ci n’a révélé aucune cause de stérilité, par contre on lui découvre un petit cancer in situ du col utérin dont les suites seront simples et le pronostic excellent, il sera traité par conisation du col. C’est dans ce contexte que commencera la thérapie. Selon toute évidence l’élaboration du deuil ne s’est pas faite, stoppée par ce mécanisme du refoulement de l’affect. La thérapie parviendra à redonner au subjectif son droit de cité, allant de pair avec le retour de l’affect et du rêve. Quelques mois après qu’elle ait commencé sa thérapie, Cécile sera enceinte, et la grossesse se passera sans encombre. Un rêve significatif de l’élaboration du travail de deuil sera fait pendant la grossesse : elle rêve qu’elle accouche d’une chauve souris. Elle ne ressent aucun sentiment d’effroi ou de répulsion devant un tel rêve mais plutôt de l’émotion qu’elle exprimera pendant la séance. Elle fera aussitôt le lien avec son père. Tous deux étaient en effet très complices et affectionnaient tout particulièrement les histoires de vampires que son père aimait parfois lui conter. Accoucher d’une chauve-souris équivalait pour elle à renouer le lien avec son père et à pouvoir enfin se représenter son absence. Une histoire analogue survint à Solène. La thérapie fut motivée par la rupture avec son compagnon qui partageait sa vie depuis plus de dix ans et la forte réaction dépressive qui s’ensuivit. Elle venait d’avoir cinquante ans et avait eu trois filles d’une première union qui ne lui avait guère laissé un souvenir impérissable. Bien que son ami l’ait quittée et qu’elle avait toujours des sentiments pour lui, elle comprenait que l’intensité de sa dépression dépassait le cadre de cette rupture. Le lien fut vite établit lorsque la question du rêve fut abordée, soit dès la première séance. Elle ne se souvenait plus de ses rêves depuis très longtemps et pouvait parfaitement dater depuis quand, soit le décès de son père. Elle avait fait un rêve marquant peu après son décès et affirmait que depuis elle ne rêvait plus. Dans ce rêve, on lui apprend que son père est mort. Elle ne le croit pas et se rend dans la salle d’un restaurant où il a coutume de se réunir avec ses compagnons d’une troupe de théâtre amateur. Elle l’aperçoit et lui fait signe qu’elle veut lui parler. Il la rejoint, un peu à l’écart de la troupe. Il a l’air pâle, fatigué. Ils échangent 292
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quelques mots mais au fur et à mesure qu’ils parlent la silhouette de son père s’estompe progressivement pour finir par disparaître. Elle avait alors dix-huit ans. Enfant d’une famille nombreuse, elle avait avec ce père une relation privilégiée, protectrice, contrairement à sa mère décrite comme froide et calculatrice. Cet homme, tel qu’elle le décrit, était brillant et très actif. Chef d’une petite entreprise, il occupait de surcroît un certain nombre de fonctions associatives et politiques dans lesquelles il entraînait parfois sa fille qui garde de cette époque de chaleureux souvenirs. Sa mère tenait un hôtel restaurant et était assez peu disponible. Aussi ne peut-elle croire la nouvelle du décès de son père, survenu brutalement, « à soixante-quinze kilomètres du domicile », comme elle le répétera inlassablement, comme pour mieux encore marquer la distance qui la sépare de la représentation du drame. Elle ne veut pas y croire et préfère s’enfermer dans le déni de la réalité. Tout comme Cécile, elle manifestera de la colère, se cloîtrera dans sa chambre en pleurant mais le refus d’y croire l’emportera. Elle assistera détachée aux obsèques, et ne pourra plus pleurer. Pis encore, pendant les semaines qui suivirent elle partira à la recherche de son père, dans les lieux qu’il fréquentait, mais dans cette mi-distance et mi-conscience qui ne lui fera demander à quiconque si on l’avait aperçu. Une autre réalité s’installe, celle de la fuite dans l’imaginaire. Mais aussi délirant que cela puisse paraître, elle se maintiendra dans cet entre deux, dans un faire comme si. Faire comme si on ne voulait pas savoir tout en sachant. Et c’est parce que ce déni, et ce délire qui lui fait suite ne s’inscrivent pas dans le registre psychotique qu’ils fonctionnent comme tel. S’ils l’avaient été, cette autre réalité imaginaire ainsi créée aurait été confondue avec le réel. Le film émouvant que Philippe Noiret tourna avec Romy Schneider, Le Vieux fusil, en est une parfaite illustration. Après une intense activité passée à venger sa femme et sa fille, arrive le moment de la prise de conscience du drame qui s’est joué. Une forte et vive émotion le fait alors tressaillir mais elle sera de très brève durée ; Philippe Noiret choisit de faire comme s’il ne s’était rien passé en créant cette autre réalité imaginaire dans laquelle rien n’a changé, tout en gardant au fond de lui la pleine conscience du drame. Dans le rêve de Solène on assiste en quelque sorte en direct à ce phénomène. Tout préfigure la prise de conscience de ce qui vient de 293
Recherche en psychosomatique
se passer, on lui apprend que son père est mort. Mais à l’instar de son attitude dans le réel, elle ne veut pas y croire et part à sa recherche dans un endroit où elle pense pouvoir le trouver, et elle le trouve. Déjà, le fait qu’il est avec sa troupe de théâtre est l’indice d’une tentative de prise de distance d’avec la réalité de l ‘événement. Malgré cela, tout indique pourtant que les faits sont là, son père lui apparaît pâle, fatigué et, fait troublant dont seul l’imaginaire a le secret, sa silhouette s’estompe progressivement pour finir par disparaître. La prise de conscience de la réalité de la perte semble donc vouloir l’emporter, et pourtant elle s’y refuse. On peut donc faire l’hypothèse que c’est la raison pour laquelle le souvenir de l’activité onirique s’arrête à ce moment précis, et pour longtemps. Cet exemple est à ce titre instructif dans la mesure où on assiste au refoulement concomitant de l’affect et du souvenir du rêve. Ce qui amène à faire un autre commentaire. Tout comme ce qu’on avait dit sur l’angoisse (certes très succinctement, ce qui conduira nécessairement à d’autres développements ultérieurs) en tant qu’elle vient prendre la place dévolue à l’affect, du fait d’une même appartenance, et qui du fait du refoulement de la subjectivité avait été laissée vacante, on peut poursuivre le même raisonnement pour ce qu’il en est de la fonction de l’imaginaire. Ce qui est refoulé, c’est l’affect en sa qualité subjective, de même que la fonction de l’imaginaire en son essence subjective. Cette distinction et cette précision permettent d’introduire une nuance entre une fonction de l’imaginaire au service de l’équilibre de l’individu dans le sens d’un épanouissement et d’un développement conformes à ses attentes et au bon maintien de cet équilibre, et des désordres de cette fonction où l’imaginaire est certes au travail mais selon des manifestations qui ont valeur de symptômes, traduisant les ruptures de cet équilibre auxquelles il ne peut être autrement remédié et qui, de ce fait, sont indissociables des situations qui les auront générées, dont notamment les situations d’impasse. Certes, il s’agit de mécanismes adaptatifs dont le but est de tendre vers une moindre souffrance, mais ceci au prix de pathologies souvent lourdes dont l’expérience clinique, sur un long temps, montre que l’épargne du corps, dans sa réalité anatomophysiologique, est loin d’être acquise et au sein desquelles apparaissent des désordres ou des pathologies somatiques parfois graves, engageant le pronostic vital. Quand il ne s’agit pas de mixité, au sens d’une répercussion somatique d’un trouble psychique, telle que notamment pour 294
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Solène l’installation depuis sa rupture d’une conduite anorexique sévère susceptible de mettre réellement ses jours en danger. Au travers de ces exemples, nous mesurons qu’on ne saurait introduire des distinguos stricts entre telle pathologie et telle autre, entre refoulement réussi de la fonction de l’imaginaire et retour du refoulé, que tout est question de nuances dans l’utilisation par l’individu de l’ensemble des potentialités dont il est doté et qu’il s’agit toujours, pour en comprnedre le fonctionnement et les articulations, d’étudier relativement aux situations relationnelles au sein desquelles il évolue, allant du simple conflit à l’impasse.
La répression volontaire On est déjà, avec Solène, à mi-chemin entre l’affect bloqué et cette modalité dans la mesure où s’exerce une certaine part d’action volontaire dans ce refus d’admettre la réalité. Mais quelques différences notables tout de même existent. Dans la répression volontaire, on n’est par définition ni dans un effet de sidération, ni dans un déversement émotionnel intense auquel fait suite une inhibition de l’affect comme dans l’affect bloqué, mais dans quelque chose qui d’emblée confronte le sujet à un dilemme dans lequel l’affect est contrarié entre la qualité subjective qu’il devrait revêtir pour l’occasion et ce qui vient y faire obstacle. Dans un précédent article129 j’avais rapporté l’observation d’un patient qui n’éprouva à l’annonce de la mort de son père aucun chagrin et ne se rendit pas à ses obsèques. Les raisons en étaient que ce père avait abandonné femme et enfants alors que, dernier d’une fratrie de huit enfants, il n’avait que huit ans. Il fut très marqué par ce départ et surtout par la condition sociale qui fut la leur par la suite et, plus que tout, par la dépression de sa mère qui s’ensuivit. Il perdit cet homme de vue pour ne le revoir que beaucoup plus tard, vieilli et malade, peu avant qu’il ne décède. Aussi n’éprouva-t-il aucun chagrin quand il apprit son décès. Il avait voué beaucoup de rancoeur, voire de haine à l’égard de cet homme. Dans ce cas, l’affect de tristesse était volontairement réprimé, voire non ressenti. Mais il se trouvait alors pris dans une contradic129. Hervé Boukhobza, La pratique relationnelle en médecine générale, collection Recherche en psychosomatique, Médecine et psychosomatique, Paris, EDK, 2005, pp. 43-55.
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Recherche en psychosomatique
tion de principe. S’il avait de bonnes raisons de réprimer un tel affect, il n’en était pas moins inhabituel de ne pas pleurer la mort d’un père. Cette contradiction s’exprima à l’époque par un intense épisode diarrhéique qui nécessita des investigations gastro-entérologiques. Mais l’affect étant réprimé, le lien entre ses symptômes et l’événement ne put être établi. Cet épisode fut vite oublié par le patient. Sa mémoire ne fut rétablie que dix ans plus tard quand, après la mort de son meilleur ami dans des circonstances dramatiques, une intense labilité émotionnelle et un syndrome diarrhéique pour lequel aucune cause ne fut retrouvée l’amenèrent à entreprendre une psychothérapie. Ce qui apparut, et ce qui semble être le fait en général, est que le destin de l’affect contrarié ou réprimé était de se libérer, en tant que retour du refoulé, sous forme de manifestations symptomatiques diverses mais aussi et peut-être surtout d’un affect de même nature pour des situations analogues mais notablement amplifié. Ce que l’on peut noter dans ces cas est en effet de deux natures différentes mais de même signification. La première est d’observer pour un événement analogue une expression de l’affect qui paraît disproportionnée par rapport à l’événement concerné. Celui-ci revêt sa charge émotionnelle propre mais tout se passe comme si l’affect qui fut autrefois réprimé trouvait par là une voie de frayage, indiquant qu’une connexion s’est établie avec l’événement précédent sans qu’un lien soit pourtant établi par le sujet lui-même. La deuxième est que l’ensemble du perceptif est contaminé par l’affect en question qui objective la perception en fonction de sa nature. On observe alors une très grande labilité émotionnelle où tout, ou presque tout, est prétexte à sa manifestation. D’autres situations, très fréquentes, sont représentées par une répression de l’affect imposée par les circonstances. Lors d’un deuil par exemple, la tristesse est bien ressentie mais du fait d’occuper un certain rôle au sein du groupe familial ou pour toute autre raison une répression volontaire de l’affect est exercée. On connaît bien les phrases telles que « Tu es un homme... » ou « Tu es un grand garçon, une grande fille, tu ne dois pas pleurer. », phrases que l’on finit, en fonction d’une certaine morale, par s’imposer à soi-même mais dont on mesure déjà le lien qu’elles ont avec la modalité suivante, soit la répression imposée. On peut inclure aussi dans cette modalité une répression que l’on s’impose à soi-même du fait d’une similitude de l’événement en 296
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cause avec un événement de même nature qui avait en son temps été douloureusement vécu et dont on pressent confusément la possible reviviscence. Ce qui est remarquable alors, comme Sami-Ali l’a bien montré, est que ce premier mouvement volontaire du refoulement de l’affect est susceptible de provoquer un repli subjectif tel qu’à l’insu du sujet ce mouvement fait en quelque sorte tache d’huile et que s’opère imperceptiblement un refoulement plus massif et plus durable de la subjectivité, conduisant, si rien ne vient inverser le processus, à une véritable transformation caractérielle.
La répression imposée Là ce ne sont plus des principes moraux que l’on s’impose à soimême en fonction des circonstances qui sont en cause mais le fait que l’être est véritablement soustrait à toute possibilité d’élaboration du deuil. Cette modalité concerne tout particulièrement l’enfant. Là encore, des phrases comme « Il ou elle est monté au ciel » ou encore « Il ou elle est partie faire un long voyage » renseigne sur le processus en jeu. Je me souviens d’une petite fille à qui l’on avait dit que son grand-père était monté au ciel et qui, protestant auprès de sa grand-mère de la trop longue durée de l’absence, proposa qu’on mette une échelle à sa disposition pour qu’il puisse enfin redescendre, bref, que la plaisanterie avait assez durer ! Dans tous les cas, la réalité est travestie, l’enfant tenu à l’écart. J’avais rapporté lors d’une intervention au colloque de Beyrouth en 2005 le cas d’une infirmière que j’avais suivie pour une dépression. Outre le fait que la thérapie qui fut entreprise révéla la manière dont l’affect se libéra progressivement, tel que je l’ai précisé dans le chapitre précédent, son histoire fut marquée par une telle situation de mise à l’écart du deuil à la mort de son père. Celui-ci devait s’éteindre d’une tuberculose et la patiente l’avait toujours connu malade. Elle m’apprit que sa mère l’avait épousé tout en sachant qu’il était tuberculeux. Ils eurent le temps d’avoir deux filles, elle-même et sa soeur aînée âgée de quatre ans de plus qu’elle. Elle avait seulement huit ans quand il décéda. Au décès de leur père, qui eut lieu au domicile, sa mère s’empressa de les tenir à l’écart, enfermées dans leur chambre. Elles eurent à ce moment là le sentiment d’être dans un autre monde et ne vécurent rien de l’événement. Elles ne purent assister aux obsèques de leur père et 297
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toute conversation au sujet de l’événement n’avait pas droit de cité. Elle se souvient d’avoir à peine pleurer et d’être retourné à l’école dès le lendemain du décès, comme si rien ne s’était passé. Leur père avait d’ailleurs gardé la chambre depuis plusieurs semaines et elles n’avaient quasiment pas le droit de s’y rendre « car c’était contagieux ». Leur mère était une femme combative qui ne reçut d’aide de personne. Elle travaillait en usine et éleva seule ses deux filles, dans des conditions difficiles. Aussi son caractère se durcit-il. Elle ne laissait rien paraître de ses émotions et éduqua ses enfants à la dure, selon l’expression même de la patiente. Ainsi, subrepticement, l’élaboration du deuil du père fut réduite à sa plus simple expression et l’affect très vite maintenu à distance, dans un souci apparent de protection. Il est important de souligner à ce titre que ce geste de mettre à l’écart l’enfant lors des drames familiaux, notamment les deuils, participe, sous couvert du souci aussi légitime et aussi sincèrement affirmé soit-il de protéger l’enfant, de se protéger soi-même contre l’irruption d’affects pénibles. En protégeant ainsi l’enfant, du moins le croit-on, on se protège en fait soi-même contre le réveil de tels affects qui furent autrefois douloureusement ressentis pour des situations analogues, à caractère plus ou moins traumatiques et qu’on avait plus ou moins refoulés. Les cas sont nombreux où l’enfant est ainsi confié pour quelques semaines voire quelques mois à de la famille, très souvent des grands-parents, accentuant encore plus cette distanciation d’avec l’événement. Le résultat risque fort alors d’être le même que celui évoqué plus haut, soit l’évolution vers une rigidité caractérielle, transformation au cours de laquelle la dimension subjective de l’être subit l’effet du refoulement dans sa globalité, et dont on voit clairement ici qu’elle est le résultat de l’action exercée par l’adulte sur l’enfant, action qui le plus souvent n’a pas la pleine conscience de son effectuation. À ce titre, il est souhaitable de préciser ce qu’on peut entendre par la notion de surmoi corporel proposée par Sami-Ali130. Comme on vient de le voir deux grandes causes principales président aux destinées de l’affect dans le sens d’un refoulement. Le traumatisme d’un côté, le contexte familial et social de l’autre. Si leurs conséquences 130. Voir par exemple Le visuel et le tactile, Paris, Dunod, 1984, p. 67 sq. ; Le banal, Paris, Gallimard, 1980, p.135 ; ou encore Penser le somatique, Paris, Dunod, 1987, p. 20.
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quant aux destins de l’affect sont dans leurs grandes lignes identiques, l’appellation de surmoi corporel semble devoir être réservée à la deuxième cause, celle où s’exerce la pression familiale ou sociale sur les possibilités d’expression de l’affect. Dans un tel contexte en effet, le sujet se voit en quelque sorte dépossédé d’une subjectivité propre, à laquelle il est opposé une fin de non recevoir. Cet état de fait, par rapport au traumatisme, contraste par sa permanence et par sa dureté, au sens d’une qualité physique. Il impose à l’être un état de repli subjectif sous la pression de l’instance interdictrice qui pour maintenir cet état de fait a mis en place un cadre rigide fait de lois, de règles, de principes dont le dénominateur commun est d’éluder en permanence la question de l’affect en ce qu’il a à voir avec sa propre subjectivité (celle de l’instance interdictrice). C’est à une telle instance qu’est réservé le nom de surmoi corporel. Elle se met en place insidieusement, à l’insu des protagonistes en jeu, en créant un état de fait dont le sens échappe à celui qui l’instaure et qui impose sa loi. Il ne s’agit pas pour autant d’une instance moralisante, quand bien même en a-t-elle souvent l’aspect, mais d’un paravent solidement installé contre l’irruption de l’affectivité en ce qu’elle réveillerait des souvenirs douloureux, ou bien de l’avoir reçu en quelque sorte en héritage. Les raisons qui avaient en effet entraîné jadis un tel statut pour l’affect peuvent parfois remonter à plusieurs générations. On se transmet alors en quelque sorte en héritage non pas l’événement en cause qui est recalé au domaine du non dit mais le processus même de mise à distance. On comprend dès lors qu’une telle définition désigne mieux d’une part le processus en cause et que, d’autre part, on est alors bien loin de la notion freudienne de surmoi, articulée autour de la résolution du complexe d’Œdipe131. Que vient alors apporter dans la définition de Sami-Ali le qualificatif de corporel ? Il montre essentiellement l’implication dans ce processus de toute la question du corps dont les rythmes ne sont plus ceux du sujet mais ceux qu’imposent l’instance ordonnatrice. Tout l’équilibre corporel subit alors de profondes modifications. Celles-ci se traduisent par un ensemble de troubles prenant par exemple chez l’enfant la forme d’une hyperactivité, de troubles du sommeil ou des conduites alimentaires, entre autres, troubles pour 131. Dans un texte consacré à l’Œdipe et à ses avatars, à paraître, je précise les distinctions fondamentales qui existent entre le surmoi décrit par Freud et celui que, par cette appellation, désigne Sami-Ali.
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lesquels il est toujours important de se demander s’ils n’ont pas un lien avec un tel processus. Si cet état s’est maintenu jusqu’à la vie adulte, le risque est grand que s’installe alors une rigidité tonique dans laquelle le corps est dans un état de tension permanente où le rythme tonus détente est rompu. La détente pourrait en effet dans ce cas être vécue comme dangereuse, car laissant la porte ouverte à l’irruption de l’affect, porte que tout le système mis en place avait soigneusement tenue solidement fermée. S’opère alors une véritable transformation caractérielle, allant de pair avec un statut du refoulement de la subjectivité. Cette cuirasse caractérielle, comme la désigne Pierre Boquel, se traduit au plan corporel par une tension musculaire accrue à l’origine de tableaux douloureux de toutes sortes, parfois très invalidants, avec au passage, au gré des époques, des entités qu’on a cru bon de vouloir individualiser comme le fut à l’époque la spasmophilie aujourd’hui supplantée comme par surenchère par le fameux syndrome fibromyalgique. Ce qui est constamment en jeu dans ces tableaux, auxquels l’organisation qui fait suite au traumatisme peut également parfaitement répondre, est la coupure du sujet d’avec lui-même. Ce qui se joue en effet plus en profondeur est le refoulement de la subjectivité dont l’affect n’est qu’un des représentants. Que cet état de fait perdure, que le sujet se trouve dans une situation d’impasse qui lui est souvent corrélable, et l’on se trouve alors dans des configurations critiques au sein desquelles, pour peu notamment qu’un événement traumatique survienne, le sujet peut se trouver confronté à l’impossibilité même d’y faire face, et est dès lors exposé à tous les dangers, y compris celui de la pathologie organique grave. Commentaires et conclusion Ainsi nous voilà dotés d’un ensemble de considérations sur l’affect et ses multiples destins possibles, au sein desquels cependant un certain nombre de figures primordiales semblent se détacher, et qui trouvent leur inscription à la fois dans des patterns éthologiques à la disposition de chacun d’entre nous et dans des ajustements relationnels auxquels ils sont en permanence confrontés. L’ensemble de ces données confirme qu’on ne saurait situer l’affect en dehors d’une problématique relationnelle qui lui donne forme et lui octroie son statut. La question qui pour nous fait sens se situe au niveau de la clinique. Pour cela nous possédons un outil remarquable, la relation, qui, pour peu que nous la laissions vivre en nous, offre à nos patients la 300
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réelle possibilité que cette transformation caractérielle, partie en quelque sorte immergée de l’iceberg, révélant avant tout un refoulement de la subjectivité, puisse s’inverser de manière que le sujet puisse enfin renouer avec lui-même. Car la question centrale du refoulement de l’affect était qu’il était important de l’accorder avec un statut relationnel et non solipsiste comme la thèse psychanalytique nous l’avait pourtant laissé croire. Ce qui incluait nécessairement de souligner sa qualité subjective et sa texture éminemment corporelle que la théorie des pulsions laissait de côté d’un revers de main pour tenter cependant d’y revenir avec le concept d’hystérie. Seul un saut mystérieux pouvait alors rendre compte de cette anomalie. La théorie relationnelle, posant comme postulat premier le primat de la relation que la clinique vérifie sans cesse, ne pouvait se résoudre à laisser persister une telle anomalie. Le principe n’était plus dès lors celui d’une causalité linéaire faisant valoir un lien entre psyché et soma dans le sens d’une psychogenèse, mais d’une causalité circulaire où la cause produit l’effet qui produit la cause sans se poser la question stérile de la poule et de l’œuf, les éléments étant là, donnés d’emblée, une fois pour toutes. L’histoire qui les ferait se dissocier (et l’on verra qu’il ne s’agit pas en fait de dissociation) prend alors sa source non pas dans une création de la pensée qui crée l’objet qu’elle se propose alors d’étudier, mais dans la prise en compte de la complexité de chaque chose et de l’observation minutieuse de ce qui est là. Or le constat ne peut échapper à l’observateur attentif que deux réalités régissent dans leurs articulations le fonctionnement de l’être, le réel et l’imaginaire. L’imaginaire posé en tant que fonction et auquel répondent un ensemble de données biologiques, immunitaires et neurophysiologiques le concernant qui rendraient velléitaire toute tentative d’opérer une dichotomie. L’imaginaire dont le destin montre combien il peut être écorché par les affres de l’existence et subir alors un véritable refoulement qui prive le sujet de sa subjectivité et, partant, des fonctions biologiques de première importance qui lui sont assignées. L’affect ainsi que les autres paramètres qui définissent la subjectivité se voient ainsi refoulés selon diverses modalités dont nous venons d’étudier un certain nombre de possibilités. Le refoulement touche simultanément chacun de ces quatre paramètres en voilant leur qualité subjective. C’est en ce sens que l’on pourrait se méprendre en pensant que l’affect se dissocie de la représentation. Or celui-ci, une fois constitué, restera à jamais indissociable de la 301
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représentation à laquelle il est lié. Il n’y a donc pas de coupure entre l’affect et la représentation, mais une perte de la qualité subjective de celle-ci sous l’effet du refoulement. Ce ne sont alors que des liens de parenté qui éveilleront peu ou prou cette qualité pour des représentations de même nature et non des déplacements de l’affect sur une autre représentation, comme il a pu être dit. La relation thérapeutique ne prétend pas à autre chose que de restaurer cette dimension subjective chez tout sujet chez lequel elle aurait opéré un retranchement. En cela, l’attitude thérapeutique adoptée peut, comme on l’a vu, être déterminante. Si les conditions se montrent favorables, le souvenir du rêve ne tarde pas en général à faire son retour, quand bien même eût-il été absent depuis fort longtemps, comme en témoignent de nombreux exemples rapportés ici, tandis que l’affect opère son retour le plus souvent de façon progressive selon des modalités et des articulations qui ont été étudiées dans les pages précédentes. Il en est de même pour l’espace et le temps qui, de l’objectivité la plus totale, se remplissent peu à peu d’une qualité subjective. Le plus remarquable est que tout cela s’opère par le truchement de la relation thérapeutique. Ainsi, il n’est pas rare, et ce sont même des conditions inhérentes à cette restauration, que des données de l’espace thérapeutique soient incluses dans ce processus de retour subjectif, de même que la récupération d’une temporalité subjective passe par l’éprouvé d’une temporalité relationnelle avec le thérapeute. Celui-ci est donc partie prenante et intégrante de ce processus de restauration. Ces indices seront déjà précieux à repérer et indiquent au thérapeute la place que lui assigne le patient. Il ne s’agit pas pour autant d’un transfert, sujet sur lequel je me suis suffisamment expliqué mais que l’épineuse question qu’il soulève m’obligera à devoir souvent y revenir. Il s’agit, par définition, d’une relation authentique qui, si elle est comprise comme telle, engagera tout le processus thérapeutique lui-même. De la sorte, le thérapeute se rendra vite assez compte que si le patient l’inclut dans un premier temps dans les schémas qui le gouvernent, tels que les premiers rêves le lui signifieront, la nature de son positionnement et de son engagement lui montrera aussi que c’est dans d’autres schémas que le patient cette fois l’inclura, schémas fondamentalement différents, plus signifiants de la relation d’aide et des possibilités de la restauration identitaire qu’elles supposent. De nombreuses questions se posent encore à nous. Ainsi, pour la question de l’affect, le lien que celui-ci entretient avec la situation 302
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d’impasse. Ceci reste à développer. On peut seulement commencer à dire qu’il apparaît souvent sous la forme d’un affect dominant qui recouvre tout le champ perceptif, amputant la vision que l’être a du monde et de lui-même. Ce sont des affects majeurs, tous marqués du rapport que l’être entretient avec sa subjectivité en réaction aux menaces qui pèsent sur elle. Parmi ceux-ci, l’angoisse et la dépression, renvoyant respectivement à la menace de la perte et au sentiment de la perte, occupent une place particulière qu’il s’agira de traiter séparément. Qu’en est-il par ailleurs des situations d’impasse et des distorsions qu’elles impriment à la temporalité, dont nous avons pu subsumer tout au long de ces pages un ensemble de possibilités, et quelles implications thérapeutiques ? Qu’en est-il des formes de la pensée que cela suppose, comment mieux les délimiter en fonction notamment du distinguo qui s’opère entre la contradiction et le paradoxe ? Est-il raisonnable de penser en termes d’équilibre et de déséquilibre, et vers quelles pistes théoriques cela nous conduit-il, comme j’ai commencé à le proposer lors de mon intervention au colloque qui s’est tenu au Sénat en juin 2006 ? Et bien d’autres questions encore auxquelles nous aurons à cœur d’essayer de répondre dans les temps à venir.
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Partie 3 Michèle Chahbazian
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Recherche en psychosomatique. Affect refoulé, affect libéré
Recherche en psychosomatique Affect refoulé, affect libéré L’affect est très impliqué dans le fonctionnement humain, car il est partie intégrante de la relation. Il est au fondement des émotions, même s’il n’est pas toujours clairement perceptible, et se trouve à la base de ce qui constitue le lien : lien avec l’extérieur et les autres, mais aussi lien avec sa propre profondeur et le corps. C’est grâce à la dimension affective que nous pouvons avancer dans l’élaboration thérapeutique, que ce soit par le travail des rêves ou par celui de l’anamnèse du patient. Les rêves désinsérés du corps propre, c’est-à-dire ceux que le patient évoque, sans faire de liens avec lui-même et donc sans affects associés, ne permettent pas cette élaboration. L’affect est ce qui fait lien avec le corps propre, très intimement intriqué au rythme corporel, et base de la fonction projective, au sens où Sami-Ali définit la projection. Nous savons combien la thérapie est un travail de liaison, qui ne peut s’accomplir que quand la relation entre patient et thérapeute est établie. La relation engage d’abord l’affectivité. Celle-ci, contrairement à certaines craintes répandues, ne doit pas être entendue comme un instrument de dépendance au thérapeute, mais au contraire employée comme le meilleur moyen pour le patient d’acquérir une plus grande autonomie. Quand les diverses parts de soi sont plus souplement reliées, ce qui se produit avec l’ouverture affective, l’individu récupère beaucoup de sa liberté. Si l’affect est la base de nombre de problématiques de dépendance, c’est grâce à son implication dans la thérapie que nous pourrons les régler. 307
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Le travail relationnel, en permettant une récupération des affects, et ainsi une réharmonisation au rythme propre, pourra faire diminuer la souffrance et rendre enfin possible le changement, là où il était bloqué. Même si dans certaines situations, le refoulement des affects peut être très important, et il s’agit des cas où nous sommes dans ce que Sami-Ali nomme la “pathologie du banal”, le plus souvent ce n’est pas le cas. Quand nous recevons des patients en consultation, généralement, c’est parce qu’ils ressentent une souffrance. Il ne s’agit donc pas alors, d’un refoulement total des affects. Parfois même c’est l’excès de ressenti affectif qui motive leur demande. Mais les affects exprimés ne sont pas toujours en lien harmonieux avec le vécu, et peuvent même être totalement étrangers à d’autres affects refoulés. Nous observons souvent que certains vécus affectifs se sont trouvés bloqués en un temps donné, et n’ont pas évolué de pair avec d’autres éléments de la vie. La complexité du vécu affectif depuis la toute petite enfance peut alors avoir installé au cœur de l’individu une sorte de patchwork, qui crée une nette dysharmonie, à l’origine de grandes difficultés de vie. Cette espèce de morcellement intérieur, même s’il ne va pas toujours jusqu’ au clivage psychotique, entretient néanmoins beaucoup de douleur tout en consommant une grande énergie pour être maintenu, ce qui accentue d’éventuels phénomènes d’épuisement. Dans les fonctionnements psychotiques, nous sommes confrontés à des clivages extrêmement profonds, qui concernent parfois la totalité d’un être, lui faisant perdre toute subjectivité, ou encore, le faisant tout englober dans sa subjectivité, ce qui finalement revient au même en termes d’équilibre, en faisant en quelque sorte “disparaître” le corps réel. La prise en charge de tels patients n’est pas simple, surtout quand ils ont été très tôt coincés dans un processus d’ impasse, qui s’est trouvé profondément impliqué dans toute la construction de la personnalité, et a pu être maintes fois repris au long de la vie, d’une façon quasiment indénouable. Parfois dans des cas de psychose débutante, l’impasse est inscrite moins profondément, les termes de l’impasse sont plus facilement décelables, et à la faveur d’une bonne relation psychothéra308
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pique, il sera possible d’en sortir, avec les modifications symptomatiques et les bénéfices correspondants. Nous pouvons voir aussi des situations où malgré un fonctionnement psychotique, un individu a pu grâce à des aménagements personnels, s’intégrer dans le monde sans y être totalement englué. Une éventuelle décompensation pourra toutefois survenir à la faveur d’un événement remettant en question l’équilibre instauré jusque-là, car l’équilibre n’est jamais lié au seul fonctionnement, mais à son articulation à une situation relationnelle. La profondeur d’enfouissement de l’impasse primordiale laisse envisager des registres divers qui ne sont pas sans évoquer le travail de Gisela Pankow qui différencie la “psychose nucléaire”, où le corps n’existe pas comme entité et où le travail thérapeutique est très ardu, de la “psychose marginale” où la thérapie peut être plus courte. Certains travaux comme ceux de Mélanie Klein laissent envisager une progression dans la construction de la personnalité, qui reste compatible avec une grande mobilité dans le fonctionnement. D’autres écoles retiennent une dimension plus figée, notamment dans le fonctionnement psychotique. En clinique, nous sommes frappés par l’aspect mobilisable de l’individu, surtout quand nous sommes dans un travail relationnel. C’est l’un des apports les plus importants de l’approche de M. Sami-Ali, que de laisser ouverts tous les possibles dans une démarche de liaison amenant une articulation de plus en plus harmonieuse entre un individu et le monde, quelque soit son fonctionnement de départ. Si l’approche freudienne reste très pertinente concernant l’intrapsychique, elle ne permet pas légitimement de s’étendre au-delà. Dans le rapport au monde, c’est le corps qui est impliqué, le psychique est dépassé, et il est question d’ articulations encore plus complexes : elles sont déterminées par celles qui s’établissent dans la vie, entre l’espace imaginaire et la réalité des contraintes temporo-spatiales. Nous ne pouvons plus en rester à la question du fonctionnement mais il nous faut envisager le rapport au monde, où s’il reste opportun et indispensable de tenir compte des mécanismes psychiques, il est complètement illusoire de s’y limiter. Il n’est qu’à constater la difficulté des analystes devant la notion du transfert chez le psychotique, où quand il s’agit de comprendre les rapports du corps et de la psychose. Je vais citer l’analyste 309
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Jacques Caïn qui dans des tentatives de recherche en psychosomatique a écrit : “Il est curieux de voir comment les analystes à force de privilégier les processus psychiques, ont oublié que le corps est là aussi, dont la première et fondamentale essence est sa finitude; si le sujet vivant a un début et une fin c’est bien dans et par son corps…” car “le corps est certainement le lieu dans lequel le temps a le plus à voir : sans lui, il n’a pas de support et donc pas d’existence.” Et il soulève une contradiction de plus parlant du corps réel : “à la fois il n’a pas d’existence propre pour nous, à la fois il nous fait totalement exister”. Il s’agit d’écueils auxquels nous sommes confrontés si nous en restons au registre de la psychonévrose freudienne lorsque nous sommes en présence de pathologies psychotiques ou organiques. Avec Sami-Ali, l’intégration de la dimension corporelle et affective dans la perspective d’un rapport au monde, qui implique conscience vigile et onirique, amène d’autres ouvertures. L’approche relationnelle garde ainsi toute sa pertinence, quelle que soit la pathologie envisagée. J’ai évoqué les troubles psychotiques, mais dans des cas jusque là caractérisés de troubles névrotiques, l’apport de l’approche relationnelle est également très précieux. Je vais ainsi relater des cas appartenant à ce que nous considérions il y a peu comme du registre de l’hystérie, et que nous devrions aujourd’hui répertorier, en référence aux classifications actuellement de rigueur, comme des troubles dépressifs avec personnalité dépendante à traits histrioniques. Au-delà des classifications, nous verrons comment la meilleure intégration de la dimension affective dans la prise en charge, grâce à la thérapie relationnelle, peut éviter ce qui hélas se produit souvent : la pérennisation du conflit avec des analyses interminables, le remplacement de certains symptômes par d’autres, la chronicisation dépressive, et parfois même l’accentuation de situations d’impasse, avec déclenchement ou aggravation de pathologies organiques. Entendre l’hystérie dans sa dimension affective peut permettre de sortir d’un cercle vicieux dans lequel patient et thérapeute sont souvent pris. La dissociation autour de coupures entre des affects profonds très liés au rythme propre et des affects de surface ayant évolué selon un modèle adaptatif en même temps que l’investissement cor310
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porel, donc dans le registre d’un surmoi corporel, doit être dépassée et ne peut l’être qu’à condition de travailler sur la récupération affective. La conjonction d’affects exprimés parfois bruyamment et d’autres enfouis, est fréquemment observée dans des fonctionnements parfois assez histrioniques pour être étiquetés hystériques, ce qui n’empêche pas, nous le verrons dans les situations exposées plus loin, la maladie organique d’apparaître. Et nous trouvons là une compréhension possible de cette symptomatologie paradoxale décrite comme caractéristique des personnalités hystériques : la fameuse “belle indifférence” coexistant avec une grande labilité émotionnelle et une considérable richesse de l’ imaginaire, en même temps qu’une “incapacité à l’insight”, chez des femmes par ailleurs intelligentes, fines et sensibles. La juxtaposition au sein d’un même individu de divers niveaux de refoulement affectif avec leurs retentissements sur le plan corporel, peut nous éclairer en tant que thérapeutes, ce qui est indispensable si nous envisageons un travail efficace. La théorie relationnelle de Sami-Ali vient nous montrer lors du suivi de ce type de patients comment l’intrication de symptômes psychonévrotiques et de troubles organiques, trouve une cohérence à la lumière du rapport du sujet à ses propres affects. Je vais exposer trois cas cliniques pour illustrer mon propos.
Béatrice C’est une jeune femme frêle d’une trentaine d’années, à l’apparence très féminine, élégante. Elle est déprimée, dans un contexte de relations affectives difficiles et se plaint de somatiser tout le temps. Attribuant ses problèmes de santé à un mal être psychologique, elle a fait une psychothérapie pendant un an, sans y trouver aucun bénéfice. À présent, ses troubles s’accentuent, c’est pourquoi elle me consulte. Elle rêve beaucoup. Elle dit avoir été une gamine maladive, qui a présenté des problèmes d’anémie liés à une thalassémie mineure. Enfant, elle s’alimentait très peu, ce qui accentuait sa fragilité notamment aux yeux des parents. 311
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Les grands-parents maternels vivaient dans le foyer familial, et elle évoquera le décès du grand-père quand elle avait 13 ans. C’est au cours de la thérapie qu’elle prendra conscience de la lourdeur de cette perte : “c’était le seul à la maison à être affectueux, à m’aimer pour ce que j’étais… mon seul allié.” Les parents de la mère ont vécu plusieurs années auprès d’eux, puis des conflits violents ont éclaté entre la grand-mère et son gendre, qui ont mis fin à la cohabitation. Le père de Béatrice était quelqu’un d’assez dur qui supportait très mal cette belle-mère autoritaire. La relation entre l’épouse et sa mère était compliquée, pleine d’ambivalence. Elle restait très dépendante de sa mère, tout en se plaignant de n’avoir jamais reçu aucune affection de sa part. Une culpabilité sourde entachait leur relation, par le fait notamment que la grand-mère maternelle se serait supprimée le jour de l’accouchement de sa fille, qui donnait naissance à la mère de ma patiente. L’arrière-grand-mère de Béatrice s’est donc suicidée, l’inscrivant ainsi dans une lignée de femmes considérées comme vulnérables sur le plan psychologique. Jusqu’à l’âge de quinze ans, Béatrice dit avoir été un véritable “garçon manqué”. Puis la puberté est arrivée et elle a très mal vécu de devenir une jeune fille, cela constituant pour elle une contrainte difficile à supporter. Sa mère a toujours été très à cheval sur son apparence. Elle pouvait par exemple refuser d’aller se promener avec Béatrice quand elle ne la trouvait pas vêtue à son goût. Peu à peu intéressée par les garçons, c’est vers 18 ans que Béatrice commence à prendre la pilule. Elle prend un peu de poids, et devient plus féminine. Mais elle se plaint très souvent d’être fatiguée, elle “ attrape tout ce qui passe”. Au moment du baccalauréat, elle développera même un zona. Pendant cette période, son père est particulièrement strict avec elle, et ses sorties ne peuvent qu’être le résultat de manigances et de cachotteries orchestrées par sa mère. Celle-ci est décrite par Béatrice comme une femme belle et très coquette, à l’apparence particulièrement soignée. Avant d’être mariée, elle avait eu un premier enfant, un fils. Ce garçon aurait été placé en institution à cause de ses troubles du comportement en lien avec une totale incompatibilité avec le père de Béatrice. 312
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Il aurait “ mal tourné”, et elle a finalement assez peu connu ce demi-frère dont elle parle difficilement, d’un ton malheureux comme chargé de culpabilité. Il semble avoir évolué vers une incurie et une désocialisation d’allure psychotique. Béatrice est convaincue que sa mère a énormément souffert, toute sa vie durant, à cause de ce fils qui a présenté de graves problèmes, mais aussi à cause de la conduite de son mari, homme particulièrement infidèle, portant peu d’estime à la gent féminine, et qu’elle a toujours craint de perdre. Ce père très machiste n’avait de cesse de mettre en garde sa propre fille contre les hommes, lui disant qu’il ne voulait surtout pas qu’elle soit “de ces femmes utilisées par les hommes”. Vers 17 ans, quand elle a connu son premier amour, il a très mal réagi. Plus tard vers 22 ans, quand elle a décidé de se marier, ce fut encore contre l’avis de son père! Il a même refusé d’être présent aux noces, et pendant plus de 6 mois père et fille ne se sont plus adressé la parole. Elle était très amoureuse, pourtant, dès qu’elle a été enceinte vers 25 ans, des problèmes de couple ont démarré. À la naissance de son fils, aujourd’hui âgé de 8 ans, elle a commencé à développer un eczéma des paupières. Progressivement les relations conjugales n’ont cessé de se détériorer, jusqu’à la séparation et au divorce trois ans plus tard. Concernant ses études dont elle parle peu, elles se sont bien passées puisqu’elle a accédé assez rapidement à un poste à responsabilités dans l’administration. Les années qui suivront la séparation sont décrites comme des alternances de rencontres amoureuses tantôt anodines, tantôt plus douloureuses, scandées de somatisations qu’elle juge banales : baisses de tensions, infections diverses, herpès, problèmes allergiques. Puis elle rencontre un homme dont elle est enfin très amoureuse. Il est plus jeune qu’elle, et garde une relation très proche à sa mère. Elle le déplore, car elle se sent dans une position de rivalité avec celle-ci. À cette époque, on doit l’ hospitaliser pour une infection urinaire plus grave que d’habitude, et qui en plus, se complique d’une hépatite médicamenteuse. Sa relation amoureuse est très instable : tantôt il envisage de la quitter, tantôt il revient vers elle… 313
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Elle s’est aperçue que ses relations sentimentales réactivent ses problèmes de santé, et qu’elle a toujours quand elle est avec quelqu’un des problèmes gynécologiques : un herpès génital récidivant alterne avec une mycose ou un eczéma. Elle fait aussi souvent des poussées allergiques sur le visage. Si les maladies dont elle se plaint ne sont pas très graves, elles sont assez fréquentes pour motiver des arrêts de travail qui la desservent beaucoup au plan professionnel, qu’il s’agisse d’asthénie avec chute tensionnelle, de torticolis, d’infections urinaires, ou de gastro-entérites. Elle arrive souvent en entretien la mine défaite et abattue. Ou encore, elle annule nos rendez-vous au dernier moment pour des raisons de santé. La prise en charge de cette patiente va durer environ deux ans. Notre relation, après une période d’attitude de prestance et de séduction, devient beaucoup plus authentique. Un désarroi profond finit par apparaître avec des sentiments très dépressifs. Le cheminement de sa vie onirique constituera la trame de fond de notre travail. Au début, elle relate des rêves d’angoisse où elle est poursuivie, et qui remontent à l’enfance. Puis apparaîtront des souvenirs de rêves agréables, ce qui, dira-t-elle, ne lui était pas arrivé depuis longtemps. La thérapie lui permet dans un premier temps de prendre de la distance vis-à-vis de ses parents, qui s’accaparaient de plus en plus l’éducation de son fils, sous le prétexte de sa fatigue, de ses maladies et de son travail. Elle peut les voir d’un œil nouveau, notamment sa mère, pas aussi chaleureuse ni aussi présente que ce qu’elle se représentait jusqu’ici, parfois même un peu manipulatrice. Elle se souvient d’un rêve, le premier dans lequel sa mère apparaît : – Sa mère tient une poussette où à la place du bébé, il n’y a que des commissions. Elle marche auprès d’une autre jeune femme et toutes deux comparent leurs toilettes. Nous parlons de ce que peut représenter ce rêve, et elle évoque combien sa mère a toujours été centrée sur les questions matérielles, au détriment d’un véritable investissement affectif. Elle commence à prendre conscience que, dans ce qu’elle percevait jusque là comme étant un très grand amour de sa mère, elle n’avait pas forcément une existence propre, comme une personne à part entière. 314
Affect refoulé, affect libéré
Ses larmes pendant l’entretien, réveillent le souvenir de ses pleurs intarissables alors que sa mère ne venait pas lui dire bonne nuit le soir au coucher pour la punir de n’avoir pas été gentille. Cette mère a toujours eu des exigences extrêmement conformistes. Elle ne tolérait pas que sa fille puisse se poser dans la différence. Aujourd’hui encore, elle lui dira sans hésiter qu’elle ne la trouve vraiment pas jolie depuis qu’ elle a coupé ses cheveux, alors qu’ elle lui avait conseillé de les garder longs. Un autre rêve évoque une difficulté à exister dans sa subjectivité propre : – Elle se promène avec une amie, qu’elle considère un peu comme une mère, elles marchent au bord d’une rivière boueuse à la recherche de grenouilles, mais ne trouvent que des poupées laides plantées dans le sol. Si ce rêve n’a pas été interprété d’emblée, il est revenu souvent dans nos discussions, et a constitué une sorte de fil rouge pour la patiente à la découverte d’une subjectivité toujours entravée. Car là où elle cherche des embryons de vie subjective, elle ne trouve en fait que des poupées surmoïques. Et même si les grenouilles évoquent un stade assez archaïque de la vie, les poupées elles, ne sont même pas vivantes et renvoient à un corps - objet dépourvu de subjectivité. La récupération progressive des affects va ainsi permettre une autre ouverture sur la subjectivité, qui va peu à peu se relier au corps propre. De son père, elle retrouve des souvenirs de toute petite enfance, où il jouait beaucoup avec elle, la prenait souvent sur ses genoux, mais il s’est brutalement détourné d’elle quand elle est devenue une petite fille, dans un équivalent de perte affective. Ses comportements de garçon manqué n’ont pas suffi à conserver la relation. Progressivement au fil de la thérapie, elle va se réapproprier ses émotions, ses sentiments, en se dégageant de la culpabilité. Elle va prendre conscience d’une coupure à l’intérieur d’elle, vécue comme ne pas savoir ce qu’elle veut et être toujours vouée à rester insatisfaite, exprimée par des phrases comme :”je me sens toujours en désaccord avec moi-même”. Elle décrit aussi un double aspect de sa sexualité où, tantôt elle aime et souffre beaucoup, avec une grande dépendance affective qui lui évoque celle de sa mère vis à vis du père, tantôt elle envisage les relations sexuelles comme “hygiéniques”: 315
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– “on en a besoin de temps en temps…c’est pas une raison pour s’attacher”. L’un des rêves qu’elle rapporte sera plus nettement évocateur d’ambiguïté sexuelle : – Un père amène son petit garçon chez le médecin car il a des anomalies dans le dos. Elle tient le petit garçon sur elle. – Le médecin dit que c’est contagieux, alors elle s’éloigne, mais il lui dit en se moquant : “mais voyons il n’y a que les hommes qui attrapent ça !” Elle voit alors la lésion “c’est comme une étoile blanche qui aurait poussé dans son dos, comme un trou”. Elle a du mal à associer sur ce rêve mais son malaise est grand à son évocation. Je pense qu’elle y est elle-même, mais aussi le père de l’enfant, et le petit garçon lui-même. La lésion semble autant un signe de masculinité qu’un organe féminin. Chez elle, le processus d’identification est en permanence entravé. Quand elle s’identifie à sa mère, elle n’a pas de place dans sa différence et ne reste qu’un objet. Quand elle s’identifie au père, elle devient très efficace et assez dominante, position qu’elle exploite bien professionnellement, mais cela implique de refouler son affectivité. Si elle la laisse s’exprimer, d’une part elle éprouve une grande dévalorisation, car pour son père être une femme implique d’être bafouée et utilisée, d’autre part elle se pose en rivale à sa mère ce qui lui est insupportable car elle ne peut envisager de lui faire du mal et de risquer de la perdre. Elle est donc dans une situation conflictuelle très tendue, où apparaît parfois l’impasse de perdre, qui se réactive dans les situations qui renvoient à la problématique oedipienne. D’où cette symptomatologie fluctuante de somatisations allergiques et hystériques, sur un fond de mal être névrotique qui n’entrave cependant pas trop l’efficacité. De sa construction relationnelle et de son fonctionnement résultent une impossibilité de s’appréhender dans une globalité de femme autonome compte tenu des divers clivages affectifs. Les relations affectives la renvoient sans cesse à des impasses qui remettent en jeu la question de l’identité, et qu’elle évite en organisant des clivages qui cependant entretiennent la souffrance. La problématique de la perte a certainement été accentuée par l’ombre du grand frère qui, non conforme, a été rejeté et a sombré. 316
Affect refoulé, affect libéré
Cette élimination d’un concurrent dans l’amour de la mère, n’a pu qu’entretenir en plus une culpabilité insoluble car, tantôt elle était ce frère qu’on risquait de détruire s’il n’était pas conforme, tantôt il lui fallait prendre la seule place possible auprès de la mère, et donc le rejeter. La problématique oedipienne qui renvoie à la question de la sexualité, reste liée à la représentation d’un père tout puissant, autant par son pouvoir réel sur elle en l’empêchant de sortir, que par le pouvoir qu’il a pu exercer sur sa mère, allant jusqu’à la faire s’éloigner de son premier enfant. Béatrice évoque un vécu de coupure en elle, entre la féminité de sa mère, et le caractère qu’elle dit tenir de son père, or, “les deux sont incompatibles, à cause de leur incompatibilité à eux”. En effet, à la maison, quand ils étaient tous réunis ce n’était que des conflits. Et si parfois le couple se rapprochait, les parents sortaient ensembles et il n’y avait plus de place pour leur enfant. Revenant sur son enfance, elle ne se souvient d’aucune activité personnelle où l’un ou l’autre de ses parents aurait été présent : c’était ses grands-parents qui l’accompagnaient lors d’épreuves sportives ou de spectacles scolaires. Ses rêves fréquents sont des bases d’élaboration : – Elle se voit avec les cheveux blancs ; Elle les montre à sa mère. Elle associe sur le passage du temps… Dans une même séance elle rapporte : – Sur une route, il y a des lézards à demi-enterrés qui font de la mousse blanche. – Un rêve à propos de son père : il se rapproche d’elle pour se réconcilier. – Encore un rêve de son père, puis de son ex-mari, et enfin d’une relation sexuelle qu’elle a avec une femme. Elle explore alors tant sa recherche d’un père idéalisé dans un éventuel partenaire masculin, qu’une possible ambivalence dans son identité sexuelle. – Elle se rêve sur la grande roue d’une foire, elle était avec une amie puis se retrouve seule, isolée, tout en haut… mais sa nacelle est solide. Elle associe à propos de sa capacité, nouvelle, à être seule. – Un rêve revient, où elle est poursuivie par des hommes, mais cette fois elle se retourne et leur assène des coups de bâton. 317
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Elle remarque que c’est la première fois que dans un tel rêve elle parvient à se défendre. – Il y a des tas de meubles nouveaux et elle les change de place. Cela exprime pour elle le changement intérieur qu’elle ressent. – Elle pense avoir un bouton et le montre à une amie qui lui soulève les cheveux pour mieux regarder. Elle voit alors une grosse faille comme on en trouve dans les rochers. Pour elle cela signifie qu’elle ne craint plus de dévoiler son intérieur. – Elle est dans un commissariat où se trouvent de nombreuses personnes qui ont été arrêtées. Elle en conclut : “à chacun sa culpabilité” faisant par là référence à la sienne, différente de celle de sa mère. Au décours de la thérapie, la récupération des affects, leur ré harmonisation avec son corps, et la réinscription de son histoire dans le temps, vont lui permettre de retrouver une identité propre plus cohérente. Cela se traduira tant par une nette amélioration de l’humeur et la disparition des angoisses que par une diminution importante des troubles organiques. Elle a le sentiment de se retrouver, d’exister à part entière. La relation avec son fils qui approche de l’adolescence est de bonne qualité, elle se met à faire des activités ludiques et corporelles qui lui apportent beaucoup de satisfactions, mais elle n’a pas noué de relation affective durable. Des difficultés sont encore à régler, mais elle vit bien, au présent et dans son corps propre, qu’elle a pu se réapproprier. Ce cas illustre particulièrement la complexité et l’enchevêtrement des données de l’histoire et du vécu, et leur retentissement sur le corps propre et l’identité. Nous avons ainsi une perception de cette causalité circulaire dans laquelle doit s’envisager la thérapie relationnelle. Et nous voyons aussi comment certaines modalités de fonctionnement peuvent pendant un certain temps préserver un relatif équilibre qui du fait d’un phénomène d’épuisement inévitable, provoque des troubles de plus en plus gênants. Tenter de régler ce genre de problèmes n’est pas envisageable sans commencer par ré harmoniser affectivement l’individu, en lui permettant de récupérer ses affects refoulés en même temps que retrouver son rythme propre, ce qui engage particulièrement le réel du corps présent dans la relation thérapeutique. 318
Affect refoulé, affect libéré
Dans ce travail, les rêves n’ont pas été interprétés mais ils ont permis le cheminement, reflétant des processus en marche chez la patiente en lien à la relation thérapeutique. Dans “Corps et âme”, Sami-Ali nous explique que le simple fait de dire l’importance des rêves suffit à introduire un changement véritable. La prise en charge de Béatrice évoquée à partir de quelques rêves, alors que nous savons qu’elle a toujours rêvé, et qu’elle a déjà tenté par le passé une thérapie sans en obtenir de bénéfice, illustre particulièrement l’efficience de la thérapie relationnelle et comment, pour citer Sami-Ali, “au lieu d’être interprété, le rêve sert ici à suivre en profondeur, au jour le jour, une transformation qui se produit en dehors de la situation thérapeutique mais qui y renvoie sans cesse”. Sami-Ali nous dit encore : “ il faut que les rêves trouvent leur place dans la relation afin de la retrouver dans le fonctionnement”. L’importance que le thérapeute accorde aux rêves du patient, c’est aussi une manière de lui signifier que son intérieur, sa profondeur, a beaucoup d’importance. Comme une façon nouvelle de légitimer une existence propre et une profondeur en soi qui, ne l’oublions pas, nécessitent un corps pour être délimités dans la réalité. La ré harmonisation qui s’opère entre conscience vigile et conscience onirique permet de retrouver un équilibre qui va aplanir les expressions symptomatiques tout en permettant à l’être en souffrance de se repositionner dans son rapport à soi et au monde, de retrouver son “rythme propre”. Une attitude interprétative risque très vite d’entraver l’évolution du patient en lui laissant entendre que le thérapeute pourrait mieux connaître que le sujet lui-même, son intérieur. Ici nous pouvons revenir aux données temporo-spatiales de la réalité qui imposent qu’un individu donné soit le mieux placé pour être au plus proche de lui-même à la simple condition qu’il soit réceptif et accueillant à l’égard de son intérieur et donc de son imaginaire propre, même s’il ne le saisit pas totalement. Et les modalités de la relation thérapeutique doivent être en écho à cette position d’ouverture et d’accueil, différente d’une position de maîtrise.
Yolande Yolande est une femme de quarante ans. Elle a de longs cheveux roux. Elle est vêtue de robes moulantes et décolletées. 319
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C’est une problématique dépressive qui l’amène à me consulter. Elle est l’aînée de quatre enfants : deux garçons et deux filles. À sa naissance, sa mère espérait un garçon, et les deux fils qu’elle a eus ensuite, ont été nettement “les préférés”. La sœur cadette, s’est assez tôt éloignée de la famille : elle est homosexuelle mais le cache encore à sa mère. Le père était un homme décrit comme gentil et affectueux, mais qui s’est toujours effacé devant une épouse idolâtrée qui passait avant tout. Celle-ci était pourtant assez méprisante à son égard, l’ayant épousé par dépit, à la suite d’une histoire passionnée mais impossible. Yolande a appris très tôt à contenir ses sentiments, car chaque fois qu’elle les montrait cela provoquait des réactions de rejet. Elle restait très proche de sa mère tout en se sentant fort incomprise. Ici je vais faire un commentaire d’ordre général à propos d’une constatation clinique fréquente quand s’expriment de tels ressentis d’allure paradoxale. Bien souvent, une immaturité de la mère, qui reste dans un fonctionnement surtout imaginaire et n’habite pas son corps comme un corps réel vécu dans la profondeur de son ressenti propre, oriente les modalités relationnelles avec l’enfant. Pour peu que l’enfant soit une fille, particulièrement sensible, celle-ci se trouve comme englobée dans le corps imaginaire de la mère et donc très proche, mais sans valeur autre que celle de son apparence et d’un corps-image, donc très loin. Ce corps ne peut pas être un corps réel investi car il reste dans le double maternel. Ces modalités ne laissent aucune place à la différence qu’exige la réalité de cet enfant, qui a des besoins et des ressentis qui lui sont propres : il existe donc une grande proximité mais sans véritable relation, et par conséquent une énorme souffrance affective de l’enfant qui de plus, n’en comprend pas les raisons et ne peut que se les attribuer, dans un mouvement envahissant de culpabilité. Nous verrons aussi que bien souvent existe chez la mère un vécu dépressif important, plus ou moins exprimé, conditionné par une histoire difficile qui ne lui a pas laissé prendre sa place de femme. Vécu entretenu par une impossibilité à vivre dans un corps féminin investi comme sien, ayant une légitimité propre. Et généralement, le simple fait de ne pas vivre à l’intérieur d’un corps réel que l’on s’autorise à habiter, et donc prisonnier d’un sur moi corporel, entretient une tension, pour se conformer à une image 320
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idéalisée et entrave le rythme propre, pérennisant ainsi une souffrance tonique de fond en même temps que des difficultés relationnelles, notamment à l’enfant. Le double préside à la construction identitaire de l’enfant tout en restant très insatisfaisant par l’absence d’une relation authentique puisque la mère est elle-même loin de ses propres vécus affectifs. Nous voyons alors comment des nœuds successifs viennent verrouiller des problématiques dans une interactivité qui mène vite au cercle vicieux. Pour Yolande, nous pourrons vérifier que c’est le cas : il se trouve que la relation à la mère insatisfaisante dans la réalité s’est transformée en une relation de complémentarité imaginaire. Comme si, la mère étant enfermée dans un fonctionnement imaginaire, il était indispensable pour l’enfant de se construire à partir de données purement imaginaires, et de s’imposer donc un clivage avec d’un côté un corps imaginaire déterminé par des critères surmoïques, et de l’autre un corps réel rempli d’affects sans aucune légitimité. Yolande est convaincue d’avoir toujours verbalisé une agressivité qui ne lui appartenait pas, mais était celle que sa mère ressentait profondément sans pouvoir jamais l’exprimer, par soucis des apparences. Il semblerait que, prendre à son compte la part mauvaise que sa mère ne pouvait assumer au regard d’autrui, lui permettait de préserver la proximité dans la relation, tout en entretenant une ambivalence à son égard. À partir de la classe de sixième elle noue une amitié très forte avec une fille qui, dit-elle, était son “double”. Ses premières relations sexuelles auront lieu très tôt, en prenant soin de ne pas établir de relation affective, pour satisfaire des besoins qu’elle décrit comme impérieux, alors même qu’elle n’a jamais pratiqué la masturbation, un peu comme si son corps et son imaginaire étaient déjà bien dissociés. La satisfaction corporelle était coupée d’une idéalisation rêveuse et romantique de l’amour. Elle se voyait vivre avec l’élu de son cœur dans une petite chaumière installée dans une prairie verdoyante “comme dans un conte de fées” me dit-elle beaucoup plus tard en évoquant ses attentes affectives. Vers l’âge de seize ans, elle rencontre celui qui deviendra son mari trois ans plus tard. À dix-huit ans, son amie rencontre un garçon avec lequel elle va quitter la région. Elle ne lui en veut pas mais elle en souffre : “c’est 321
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normal” dit-elle, en l’évoquant comme si c’était dans l’ordre des choses. Pourtant elle n’aura plus jamais aucune nouvelle d’elle. Puis elle se marie, très jeune. Peu après son mariage, elle aura rapidement trois enfants. À la naissance du premier, elle exprime enfin son amour à son compagnon qui lui répond qu’il ne l’aime plus. Elle souffre mais s’accroche à la relation. Elle assumera quasiment seule ses enfants car le mari volage, mène sa vie en dehors de la famille. Il est assez instable et très dédaigneux à l’égard de son épouse dont il pense qu’elle n’est destinée qu’à faire des enfants et s’occuper du ménage. Des années s’écoulent ainsi, où elle tente de se mouler à ce rôle, restant extrêmement proche de sa famille, malgré la souffrance inhérente à l’ambiguïté de sa relation à la mère. Celle-ci, belle et coquette, ne semble décidément pas tenir un rôle maternel auprès d’elle. Toutes deux sont fragiles psychologiquement, et elle me racontera que sa mère a fait des tentatives de suicide pendant son enfance. Elle-même a aussi plusieurs fois attenté à sa vie lors de phases de désespoir sur lesquelles elle ne s’étend pas. Elle me dit se souvenir de la dernière tentative de sa mère alors qu’elle-même avait huit ans. Après la naissance de son plus jeune frère, la mère est partie six mois auprès de sa famille à l’étranger : “c’était ça ou l’hôpital psychiatrique”. Une dizaine d’années après son mariage, des événements en cascade viendront réactiver une problématique autour de la perte. La grand-mère paternelle décède. L’année suivante c’est son père qui disparaît, atteint d’une leucémie foudroyante. Et trois mois plus tard, son mari quitte le foyer. Dans l’année qui suit, elle développe plusieurs nodules thyroïdiens. Laissée matériellement très démunie par son mari, elle prend totalement en charge ses enfants, suit une formation professionnelle et se bat beaucoup pour obtenir un emploi rémunérateur. Elle rencontre un homme marié auquel elle se sent assez liée, mais qui n’envisage absolument pas de quitter sa femme. Deux ans plus tard, son problème thyroïdien s’aggravant, on doit l’opérer. Après l’intervention, elle se sent de plus en plus mal moralement. Pendant cinq ans, des relations conflictuelles autour d’elle ne font qu’accentuer sa souffrance. Son mari dont elle n’est toujours pas divorcée lui cause des ennuis. Ses enfants grandissent et ils sont diffi322
Affect refoulé, affect libéré
ciles. Sa mère toujours aussi peu à l’écoute, est par contre très en demande. Ses frères, avec lesquels elle a toujours été très maternante même si elle leur en voulait d’avoir bénéficié de toute la tendresse et l’indulgence maternelle qu’elle avait attendues en vain, se détournent d’elle. Son ami, auquel elle est de plus en plus attachée, refuse de lui laisser trop de place à ses côtés. Toujours plus déprimée et perdant goût à la vie, elle décide d’entreprendre une psychothérapie. La provocation agressive des premiers entretiens cède rapidement la place aux affects, avec une ouverture sur la vie onirique. En même temps que l’ancrage dans la relation thérapeutique lui permet de mettre de la distance avec sa mère, ceci avec de moins en moins de culpabilité, son affectivité se libère. Elle exprime dans les entretiens de façon consciente, sa douleur à vivre des relations dans lesquelles elle se sent incomprise, exclue, déconsidérée. Et une autre tonalité affective se dévoile dans les rêves, douloureuse aussi, mais rattachée à une part subjective infantile profondément refoulée. Une coupure apparaît au sein de l’affectivité, en écho à celle perçue entre le corps et l’imaginaire. Petite, elle a toujours eu l’impression que la vie était un film, qui ne tournait que si elle était présente. Un peu comme une projection de surface qui n’existerait que dans le regard. Cette perception du monde tend à exclure le corps réel et le temps, en réduisant les relations à des contacts de surface, neutralisant la notion de profondeur où se réfugie la subjectivité qui a été coupée de soi et du monde. Cette idée d’un film ne se tournant qu’en sa présence accrédite la perception d’un espace virtuel en lieu et place de l’espace réel. La vie est une construction personnelle, donc une projection dans laquelle la profondeur n’existe pas, et où il n’existe pas non plus d’extérieur différencié de soi. Ces modalités de fonctionnement font par elles-mêmes le lit de la dépression, car dès que les événements de la vie sont défavorables, puisque la vie est en quelques sortes “autoproduite”, ils sont considérés comme des conséquences du fonctionnement perturbé, et alimentent, tant un grand sentiment de culpabilité, qu’un vécu d’impuissance terrible malgré les efforts parfois surhumains faits pour rectifier les choses. Nous retrouvons alors quasiment les conditions expérimentales utilisées pour déclencher un état dépressif chez un animal de laboratoire, où il est 323
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sensé aller dans une direction pour son salut, qu’il ne peut en réalité jamais atteindre. C’est fréquemment ce qui se passe lorsque le fonctionnement imaginaire n’est pas articulé au réel : comme une bicyclette où l’on pédalerait à fond mais dans le vide puisqu’elle ne serait pas posée sur le sol. Dans ses rêves se pose souvent la question du dedans et du dehors, et nous retrouvons la peau comme surface de représentation. – “Dans un hôpital, je fumais une cigarette. Je devais la jeter. Un docteur arrive. Je lui dis que je me suis cassée le nez : il met un pansement. – Je vois mon mari en peignoir avec un gros serpent tatoué dans le dos. – J’ai un tatouage sur la joue, je le trouve joli puis je me dis : “qu’est-ce que va penser maman ?”. Le dedans équivaut au dehors dans un processus de régression où même si la différence existe, il y a une tendance à retourner au double. Elle enchaîne sur des rêves de maison et associe sur un rêve fréquent de l’enfance : – “J’étais à l’intérieur d’une maison allumée dans laquelle se trouvait toute la famille : j’étais dans un parc la nuit, sur un pont, et je regardais la maison.” Ce rêve du passé, relaté dans le présent de la thérapie, témoigne du rejet vécu. Avec une tentative, pour avoir malgré tout une relation, d’éviter le lointain, de se coller aux autres, pour ainsi annuler la distance et donc la différence. Un nouveau rêve va réveiller des souvenirs d’enfance forts : – “Je rentre dans une chambre où le lit est défait. Il y a des taches de sang, c’est angoissant, tout est très blanc.” Elle m’explique qu’elle déteste le blanc et la neige, qu’elle associe au vide, au froid et à la mort. Vers trois ou quatre ans, son père a été hospitalisé plusieurs mois et opéré du cœur. Elle le revoit très grand et très maigre, dans son lit d’hôpital. C’était tout blanc. À cette époque, elle allait au patronage chez les sœurs : celles-ci lui expliquaient qu’elle devait prier pour le salut de son père malade, et que dans ces conditions, jouer était un pêché. Elle se souvient de la lourde culpabilité ressentie à prendre du plaisir à jouer alors que son père moribond attendait ses prières, inaugurant déjà un refoulement des affects. Elle prend conscience d’une certaine coupure en elle car jusqu’à nos entretiens, elle ne ressentait plus rien, et elle apprécie de sentir 324
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à nouveau des choses, même s’il s’agit habituellement de sentiments plutôt négatifs comme les angoisses et la peur. Elle évoque ses affects “fermés à double tour”. “J’arrive pas à lier les choses… les choses sont ou ne sont pas… c’est moi.” Les rêves soulèvent bien des questions visiblement entremêlées, celle de la surface et de la profondeur, de l’affectivité enfouie, de la peau, des limites, du dedans et du dehors, de la coupure, mais aussi de la problématique œdipienne. – “Je vais chercher mon fils au collège. Il a des plaies partout sur le visage. Je veux aller me plaindre, je me retourne et je vois à sa place ma petite chatte couverte de points de suture partout.” Ce rêve renvoie à la relation maternelle qui ne fonctionne qu’en surface. Un rêve de bébé tué, questionne le rejet et l’agressivité en même temps que la récupération possible de l’affectivité refoulée : – “Mon fils me dit qu’il a tué le bébé. Ce dernier a effectivement un gros couteau à la place du cœur. Je l’enlève et réalise alors que c’est mon bébé. Il ne saigne plus et se retrouve tout souriant. – Je suis avec un bébé, peut-être mon fils tout jeune. Nous sommes agressés par des hommes. Nous fuyons dans la forêt et là mon fils, grand cette fois, nous sauve. – Une amie est enceinte. Je lui touche le ventre et je dis : “c’est une petite fille”. Je me retrouve avec mon amie d’enfance dans la cuisine, ma mère est là avec un bébé fille.” Le bébé est l’image de la régression et de l’affect. Mais il renvoie aussi au père et la problématique oedipienne ne peut-être évitée. – “Mon fils conduit une voiture, trop vite. Je prends le volant mais mes yeux brûlent et se ferment. Je lui demande de me les tenir ouverts. La route devient de l’eau, la voiture se casse en deux… je parviens à sauver ma chatte puis l’eau devient toute rouge… je leur dis de courir. – J’embrasse quelqu’un dans une voiture, mon ami me regarde froidement. On tape à la vitre. Puis ma mère passe et m’injurie. – Je me trouve dans un lit avec mon copain et ma mère. Le copain embrasse ma mère et ça me rend folle. Puis un bébé pleure et ma mère va lui donner le biberon.” Elle parvient grâce à ses rêves, à percevoir tant sa dimension affective profonde, immature et très en demande, que la dimension dangereuse de l’homme comme élément de différenciation mal vécu. 325
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Le dernier rêve la renvoie à ce sentiment de rivalité qu’elle a parfois perçu chez sa mère sans jamais pouvoir le comprendre. Un autre rêve dans lequel la thématique œdipienne est présente, est commenté avant d’être narré : “ ce rêve m’a gênée parce que j’ai été réveillée par un orgasme : – Il y avait un homme et une jeune fille, j’ai compris que c’était un père et sa fille. Je me suis sentie très mal.” Tout se passe donc comme si tous les niveaux étaient confondus, avec une thématique sexuelle intriquée à une affectivité très infantile, en deçà du sexuel et qui renverrait plutôt au double. Ces confusions participent à une mauvaise différenciation entre surface et profondeur ne laissant pas la place à une organisation corporelle structurée, et entravant donc l’existence propre et la reconnaissance des affects. Tantôt le dedans se différencie du dehors, tantôt l’un se réduit à l’autre dans un espace imaginaire d’inclusion réciproque. – “J’arrive avec toute ma famille. Puis je parle à ma fille et je me retrouve seule. Je rentre dans une chambre immense comme une avenue où se trouvent un lit avec deux grandes fontaines… je me retrouve devant une mairie où un collègue doit se marier, mais en fait il s’agit de son enterrement.” Ici je dois faire remarquer que dans chaque thérapie nous suivons une voie spécifique à la relation que nous avons mise en place dans un certain contexte donné, mais qu’elle n’est que l’illustration possible d’un certain mode de cheminement et non un modèle reproductible ni exclusif. Ceci est simplement la conséquence de la circularité, qui fait qu’il y a des tas de voies possibles et de nombreuses façons de travailler et donc de comprendre ce qui se passe en retenant certaines données alors que d’autres seront laissées de côté. C’est pourquoi notamment quand les rêves sont rapportés dans un travail clinique, il nous arrive d’y voir des ouvertures différentes que celles qui nous étaient apparues pendant l’entretien. Il s’agit là d’un reflet de la richesse d’un domaine auquel nous n’accédons jamais que par un petit bout. Cela souligne également l’effet réducteur d’un travail trop proche de l’interprétation, qui aurait en quelque sorte un effet “asséchant” sur le matériel apporté par un patient. C’est également ainsi que certaines absences d’intervention du thérapeute, à condition toutefois que le thérapeute soit présent à la relation et impliqué dans l’échange et non trop lointain, sont beaucoup plus productives parfois que l’inverse. 326
Affect refoulé, affect libéré
D’autres fois la participation verbale sera nécessaire, pour rassurer par exemple. Le distinguo ne pourra être fait a priori et le positionnement du thérapeute découlera directement de la qualité relationnelle. Revenons à Yolande et à ses rêves. L’un d’entre eux évoque une thématique oedipienne nette pourtant tout le monde est équivalent, l’élaboration reste donc difficile. – “Je suis dans une maison pleine d’hommes et de femmes que j’embrasse tour à tour sur la bouche. Je voudrais prendre ma douche mais je ne peux pas car des gens font irruption. Je ressors quelque chose de ma bouche, c’est une sorte de poivron cuit… c’est mou et dur… et ça a une queue.” En l’évoquant elle envisage une certaine ambiguïté quant à sa féminité. Elle rappelle son côté garçon quand elle était enfant, l’attente que sa mère avait d’un fils, et encore sa sœur qui est homosexuelle. Dans ce rêve qui se signale par l’absence d’un lieu d’intimité, ce que j’ai évoqué précédemment comme un “manque de corps” qui pourrait délimiter un espace propre, permettant tant d’avoir un sentiment d’exister, que de se positionner et de sortir de l’emboîtement réciproque dans lequel elle reste. La problématique de différenciation n’est pas réglée, ce qui retentit autant sur l’investissement corporel qu’au niveau du choix sexuel. Son apparence est hyper féminine, même un peu agressive dans la séduction, mais à l’intérieur elle se sent misogyne, n’aime pas la compagnie des femmes qu’elle trouve mièvres et fausses. Quant à son corps, elle le soigne surtout au regard des autres pour qu’il lui soit comme un masque, car elle s’est toujours sentie mal dans sa peau. Ici, comme dans l’histoire de Béatrice, son père a été très proche d’elle quand elle était bébé, mais la distance s’est installée vers 4 ou 5 ans “quand on devient une petite fille” dira Yolande. On peut imaginer que ses premières années ont baigné dans un environnement affectif favorable grâce à l’investissement relationnel du père et des grands parents, très présents. Puis la perte de la relation au père amorcée lors de sa grave maladie et confirmée par la suite, a certainement provoqué un mouvement adaptatif. Son affectivité s’est clivée en une part subjective, liée au corps propre, et une autre part, qui a investi son corps comme une surface de projection en référence à un sur moi corporel en relation à la mère. 327
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L’apparition de la problématique œdipienne qui aurait pu permettre d’envisager une récupération de la relation au père et par là au corps propre en retrouvant sa subjectivité, n’a pu fonctionner ainsi car le corollaire de ce mouvement aurait été la perte totale de la mère, et donc d’une part importante de son identité. Le statu quo s’est en fait maintenu grâce à un clivage encore plus grand entre la surface surmoïque et la profondeur subjective. Une identité s’est forgée après 4 ou 5 ans sur le mode du sur moi corporel sous le regard de la mère. Une part de l’affectivité est elle, restée en lien au corps propre et à la profondeur du ressenti mais extrêmement refoulée et culpabilisée, réalisant une coupure affective à l’origine de la souffrance permanente et du clivage identitaire. La thérapie, grâce à la qualité relationnelle mise en jeu, va permettre la ré-émergence du passé au travers de la vie onirique et une ré-articulation interne. Le rétablissement d’une identité cohérente, tout en éloignant des termes de l’impasse, recrée un espace où l’indistinction dedans/dehors cède la place à la perception d’un extérieur qui renvoie aux autres et au monde, et d’un intérieur délimité par le corps où l’affectivité retrouve une harmonie avec la subjectivité. Ces élaborations ne nécessitent pas obligatoirement d’être formulées pour se réaliser. Comme dans le cas précédent, le cheminement s’éclaire de la vie onirique, mais les récupérations affectives qui vont permettre l’évolution ne sont que fonction du contexte relationnel de la thérapie. Nul besoin d’interprétations brillantes pour que le travail soit opérationnel. Parfois même, elles pourraient entraver la qualité de la relation thérapeutique, en réactivant des problématiques de culpabilité, de rivalité ou de maîtrise. L’amélioration très nette de Yolande après moins de deux ans de thérapie et sa capacité à en décider la fin l’ont particulièrement illustré.
Léa Sous une apparence de femme comblée, Léa se sent toujours insatisfaite. Son ambivalence profonde concernant le domaine affectif la plonge dans un grand désarroi. Elle se plaint de ne jamais savoir ce qu’elle veut, de vouloir toujours une chose et son contraire, mais elle 328
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présente sa plainte comme totalement injustifiée : “je suis toujours insatisfaite, mais on ne peut pas tout avoir!”, discours tout fait, qui laisse entendre que si elle ne supporte aucune frustration elle ne sera jamais heureuse, et qui illégitime sa propre souffrance. Une certaine confusion se manifeste chez elle, avec ses rendezvous manqués, ses problèmes avec les horaires, les sauts du coq à l’âne dans son discours régulièrement scandé de “retours à la raison” qui l’empêchent d’exprimer ses sentiments. Elle dit que son malheur est de ne pas savoir ce qu’elle ressent :”c’est difficile pour moi de reconnaître mes propres désirs.” Cette non reconnaissance renvoie, plus qu’à un déni, à une non identification, comme il peut en être d’un visage, pourtant connu, que l’on ne reconnaît plus parmi une foule. C’est une femme charmante, à l’allure juvénile, d’une cinquantaine d’années. D’emblée et malgré une attitude futile et séductrice, je perçois chez elle une souffrance et une confusion authentiques. Concernant sa souffrance je la lui nomme et elle est surprise par ce terme s’appliquant à elle. Dans son comportement, elle retient plutôt la tendance au jeu et au mensonge, comme s’ils la définissaient. Pour moi, c’est un mensonge dans lequel elle a noyé son identité. Elle a commencé à mentir très tôt et a l’impression de l’avoir toujours fait. La confusion, elle, renvoie à une désorganisation sans dedans ni dehors, qui me conduit à mieux poser la question du cadre dans nos entrevues, car j’ai l’impression qu’elle est dans un monde entièrement imaginaire où deux choses peuvent coexister tout en s’annulant l’une l’autre. Elle a du mal à appréhender cette notion, allant jusqu’à ne pas comprendre mes mots quand j’évoque un cadre extérieur à elle. Comme si elle constituait en elle-même un monde dans sa globalité, tout en ayant à la différence du fonctionnement psychotique la conscience d’un monde extérieur, mais totalement étranger. Je crois que c’est la neutralisation du ressenti corporel qui entraîne ainsi une sorte de fonctionnement imaginaire hors du réel, qui est maintenu par la tension corporelle, car le clivage n’étant pas aussi profond que dans la psychose, le corps réel reste là malgré tout, dont il faut se défendre. D’où l’impossibilité à vivre ses affects, tout en ressentant de la souffrance : “n’est-ce pas la pire des souffrances que d’être l’artisan de sa propre peine ?” 329
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Et quand je questionne une part autre que d’elle, elle verbalise un grand étonnement devant l’éventualité d’une dimension extérieure qui renverrait au monde et au réel, et qui ne lui appartiendrait pas. À partir de là, nous évoquons la question du corps, que par ailleurs elle entretient par des exercices physiques réguliers, tout en le considérant comme un simple accessoire. Sexuellement, elle ressent du plaisir, mais “curieusement” à l’envers de son affectivité : moins elle est attachée et plus elle éprouve de désir physique. Elle rêve beaucoup mais me fait remarquer qu’elle les oublie juste avant d’arriver en séance. Malgré l’importance des défenses et sans pouvoir mettre en place une cohésion de fond dans le travail thérapeutique, nous allons toutefois pouvoir explorer quelques dimensions de son histoire, grâce à des incursions furtives mais régulières dans sa vie onirique. Les premiers rêves de confusion et d’angoisse vont céder la place, quand nous aurons travaillé le cadre, à des rêves qui vont la relier à son enfance. Nous pourrons progressivement construire une anamnèse. Elle a été un bébé insomniaque jusqu’à la naissance de son frère, à 18 mois. Ce frère allergique retient beaucoup l’attention des parents. Nous découvrirons plus tard que la relation maternelle précoce a été entravée par la suspicion chez la mère d’une maladie contagieuse grave : elle ne l’a pas nourrie au sein et ne l’a jamais portée, c’est le père qui la prenait aux bras quand elle pleurait. Les grandsparents ont été très présents à cette époque. Elle rentre à l’école assez tard, sachant lire et écrire, et apparaît comme une enfant précoce. Mais une myopie diagnostiquée trop tard perturbe sa scolarité, ce qui déçoit son père, qu’elle décrit distant et dévalorisant à son égard. Elle dit de lui : “mon père c’est la non-émotion faite homme.” Pourtant ce père s’est beaucoup attaché à une jeune fille, qui revient comme une pierre angulaire dans l’histoire de Léa. Il s’agit de la fille d’un couple d’amis des parents, ayant quelques années de plus qu’elle, jolie, brillante, cultivée, totalement idéalisée par le père, particulièrement proche d’elle. À la suite d’une histoire d’amour qui s’est mal terminée, elle s’est suicidée et cela a été un drame familial. Léa avait alors une dizaine d’années, mais on ne lui a rien caché de cette mort, qui a cependant été dissimulée au jeune frère. Son père lui a alors dit “je t’aimerai pour deux”. 330
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À partir de là, elle a le sentiment d’une transformation. Elle me fait remarquer que même son écriture a changé, reproduisant celle de la jeune fille. Elle ne se souvient pourtant pas d’avoir été triste, mais plutôt dans la peur et l’angoisse. Elle se souvient de grosses difficultés de sommeil à cette époque, et aussi de cauchemars fréquents où ses parents voulaient la tuer. Elle laisse entendre qu’elle n’était pas très attachée à cette jeune fille qui avait sept ans de plus qu’elle, et contre laquelle elle avait même une certaine animosité car elle attirait les compliments de tous, surtout de son père. Elle se décrit enfant, sans aucun repère, perdue, mentant toujours sans savoir pourquoi, en permanence en décalage par rapport aux autres. Quand ses troubles visuels l’empêchaient de voir au tableau elle pensait que c’était parce qu’elle ne comprenait rien. Il lui fallait redoubler une classe pour faire une année brillante, puis elle redoublait encore. Très tôt elle perçoit l’importance de la séduction comme enjeu relationnel, pourtant elle dira que pendant des années elle n’a fait aucun lien entre séduction et sexualité. Elle se donnait du plaisir très tôt, n’y voyant jusque tard aucun lien avec les garçons. Quand à 17 ans, elle fait une fugue avec un ami qui la fascine et la séduit, sa famille lui signifie que si elle y tient, on l’aidera à vivre avec ce garçon, alors qu’elle n’a même pas eu de relations sexuelles. On la laisse passer les vacances avec lui, elle n’est absolument pas informée des questions de contraception. Elle profite de sa liberté pour avoir aussi des relations avec un ancien ami, et très vite elle se découvre enceinte. Les familles des jeunes gens encouragent l’union, alors qu’elle prend conscience qu’elle n’est pas vraiment amoureuse et qu’elle ne sait même pas qui est le père. Elle interrompt sa scolarité et se marie. Puis s’occupe tant bien que mal de son enfant. Pendant cette période de sa vie, et même plus tard, elle ne fait aucun choix personnel et se laisse ballotter d’un événement à l’autre. Une séparation se produit rapidement et à partir de là, sa vie affective est une succession de rencontres houleuses et passionnées, et de ruptures. Parlant d’elle, mais sur un ton quasi médisant, comme si elle jugeait quelqu’un d’autre, elle dit : “chaque fois que j’étais bien avec quelqu’un, il fallait que je tombe amoureuse d’un autre. C’est comme en ce moment, où alors que je vis avec un homme qui a 331
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toutes les qualités, j’ai encore envie de tout remettre en question pour un autre… et je suis sûre que je vais le regretter.” Elle a beaucoup souffert d’une relation à un homme avec lequel elle est restée plusieurs années, qui était très instable et infidèle. Elle a fini par le quitter et aller vivre avec un autre. Après plusieurs mois, pleine de regrets, elle est revenue auprès de lui. Et le délaissé s’est suicidé. Elle ne se décrit pas peinée, mais a la sensation d’une irruption terrible du réel : “c’est comme si le ciel m’était tombé sur la tête, et je me suis dit “ tu as tout perdu”; effectivement peu après mon ami m’a quittée pour ma meilleure amie, et je suis restée seule.” Pendant ce temps et malgré l’arrêt prématuré de ses études, elle les reprend, et parvient à faire une carrière professionnelle intéressante, dans le domaine artistique. Au cours de la thérapie, elle semble à la fois se chercher et se fuir. “J’aimerais trouver quelque chose de moi qui soit indubitable…je suis fausse.” Comme s’il existait toujours en elle un double aspect, et qu’une chose coexiste toujours avec son contraire, une sorte de clivage constitutif de l’identité, à la fois indispensable, à la fois terriblement douloureux. Dans un rêve, elle est en visite dans une ville étrangère, avec un groupe, et c’est joli. Ils rentrent dans un musée, elle y vole un objet qu’elle cache sur elle, et qui forme une bosse dans son dos. Quelqu’un le lui fait remarquer en trouvant ça curieux, elle s’affole, puis soulagée se dit qu’heureusement il ne s’agit pas d’elle. Je pense à la fonction du mensonge dans son identité : il lui permet de fuir le danger de la destruction, tout en lui donnant une identité caméléon dans laquelle il lui est impossible de se retrouver. Il émane d’elle une impression de flou liée à cette identité fuyante, dans un monde où il n’existe ni dedans, ni dehors, et où chaque chose est à la fois elle-même et son contraire. Elle dit “j’ai pas de contours” et s’étonne au sein de parents si “structurés”, d’avoir pu “échapper”. Échappement qu’elle associe au mensonge. Dans le terme qu’elle emploie, j’entends : échapper au danger de la destruction. La destruction, c’est peut-être la mort de la jeune fille dans un contexte de trop grand amour du père. Et c’est peut-être là que s’est trouvée l’impasse qui a présidé au clivage. La mère a été très peu investie dans la relation à cette enfant, et son existence subjective profonde me paraît renvoyer surtout à la 332
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relation précoce au père, qui a permis avec la proximité des grands parents, l’existence d’un bain relationnel favorable et l’ébauche avancée d’une construction de la personnalité. Son père aimait les bébés, mais il s’est éloigné quand elle est devenue une fille. Ici encore, la composante féminine est venue entraver le processus relationnel structurant. Il faut dire que ce père avait eu une histoire difficile qui le rendait particulièrement défensif vis-à-vis du féminin et du sexuel. Le jour où elle a eu ses règles, en rentrant de l’école elle a voulu embrasser son père pour lui dire bonjour. Il s’est détourné d’elle en demandant à sa femme si elle ne sentait pas mauvais. Donc, alors qu’on lui raconte que son père s’est beaucoup occupé d’elle toute petite, et qu’elle a dû se construire dans un échange affectif corporel avec lui, elle n’a gardé en souvenir que le rejet, la déconsidération et la distance du père à son égard, attitude qui s’est installée devant l’apparition de sa dimension sexuelle, et dont elle a souffert. Avec sa mère qu’elle dit transparente, il n’y a jamais eu de vraie relation. Pourtant elle a toujours pourvu à tout matériellement. Le corporel, faute d’avoir existé relationnellement au-delà des toutes premières années, n’a dès lors été investi que dans l’imaginaire. L’évolution aurait pu se faire vers l’adaptation à un surmoi corporel ici socio-familial, plus que maternel, mais l’identité déjà clivée, a été soumise à une nouvelle menace lors du décès de la jeune fille, et à un nouveau refoulement affectif. Là où, dans son fonctionnement, elle aurait pu attendre avidement l’amour du père comme récupération d’une bonne relation primitive qui l’aurait potentiellement sortie du clivage, le surgissement dans la réalité, de la mort de l’être aimé du père, mettait en place une impasse : quand on est aimée du père, on meurt. D’où les cauchemars de cette période, où elle rêvait que ses parents venaient la tuer. D’où, pour survivre, le phénomène d’échappement et le mensonge, le déplacement permanent, être toujours là où on ne l’attend pas, et cette personnalité caméléon qui rend l’existence propre possible que si l’on n’est pas à l’intérieur de soi. Elle me raconte le rêve d’un poisson en porcelaine, qu’on ouvre comme une boite, et dedans il y a un poisson qui vient de mourir. Le poisson est l’animal fétiche de sa mère qui les collectionne, et ce poisson en porcelaine renvoie à un surmoi corporel : être un objet. Cependant, si on ouvre la boÎte, le poisson à l’intérieur “vient de mourir”: il était vivant, mais dissimulé, s’il apparaît il meurt. 333
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Comme si le choix identitaire était de vivre en étant un objet, ou vivre dans sa chair mais en mourir. D’où la confusion identitaire et le morcellement affectif, entretenus pour éviter l’impasse. Cette observation questionne sur la place de l’identité sous-tendue par l’affect, dans la pathologie hystérique. Ici il n’y a pas de somatisation, l’impasse est évitée et déjouée sans cesse, grâce à cette espèce de clivage dans l’affectivité, extrêmement difficile à vivre relationnellement. Comme dans d’autres troubles psychiques, la pression que l’impasse exerce, entretient la souffrance, par le biais de modes de fonctionnement qui visent à l’éviter. Vivre c’est exister avec cohérence en préservant tant sa différence et sa subjectivité propre, que son articulation au monde. Certains contextes familiaux et relationnels vont constituer des bains plus ou moins favorables à la construction de l’identité d’un individu, sans trop entraver l’affectivité. D’autres données tout au long de la vie continueront à exercer des pressions diverses. Quand la faillite relationnelle est très précoce, l’impasse relationnelle entraîne parfois une évolution psychotique. Dans les cas évoqués ici et il ne s’agit que de femmes, l’impasse apparaît plus tard. La toute petite enfance a baigné dans un contexte relationnel assez convenable, qui a permis de poser des bases à la structuration de la personnalité. C’est au moment de l’intégration de la dimension sexuelle que la rupture est survenue, dépassée par un mouvement de refoulement de l’affect qui renvoie au corps réel, menant vers un éclatement du vécu affectif, certaines parts de l’affectivité restant plus proches de la profondeur, d’autres plus superficielles accompagnant une évolution plus conforme à l’image de la mère, ou à ce que l’on envisage comme devant être l’image d’une femme. Une sorte d’adaptation, mais à un modèle imaginé plutôt que conforme, fort éloigné de la profondeur du ressenti corporel.
Conclusion L’effet thérapeutique résulte de la levée des refoulements affectifs, et permet une réarticulation harmonieuse des différents éléments constitutifs de l’identité. Il est nécessaire pour cela que le thérapeute implique sa propre affectivité dans une relation authentique, une véritable rencontre, dans le respect profond de son patient. Ce respect impose de tenir 334
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compte de son histoire et de son fonctionnement, et d’être vigilant à ne pas vouloir être trop dans l’expression de l’affectivité face à quelqu’un de très défensif, comme de ne pas adhérer de trop près à une affectivité de surface, ce qui pourrait alors entretenir les disjonctions déjà en place. Ainsi travailler autour de l’affectivité ne signifie pas la laisser tout dominer, mais plutôt entendre toujours la dimension de fond en se laissant guider par le rythme corporel et sans se laisser entraver par un trop grand formalisme théorique. La réharmonisation ne peut se produire que grâce à la création d’un espace de confiance mutuelle où pourront circuler fluidement les affects et les ressentis, laissant ainsi place à la récupération de la subjectivité. L’instauration de cet espace exige que la différenciation dedans/dehors soit possible et que le corps propre centré sur les affects retrouvés, s’inscrive dans une perspective temporo-spatiale qui renvoie au réel. La remise en circulation des informations et des affects au sein d’un espace interne délimité par un corps “habité” va permettre à l’individu de ne plus être pris dans l’impasse, de relâcher la pression des conflits, de retrouver son rythme propre. Envisager la question de l’espace à propos de l’affectivité risque d’amener à des rationalisations abusives comme celles qui ont pu être introduites par certains auteurs. Lacan par exemple, qui a beaucoup écrit à propos de “ l’hystérique”, a tenté de représenter certaines données psychiques par des figures géométriques. Ce que nous apporte clairement l’approche de Sami-Ali, c’est l’intégration du corps dans son existence réelle, qui permet à la dimension métaphorique de ne pas rester une simple image. C’est le lieu du corps propre habité très intimement par les affects qui nécessite un espace et un temps pour vivre. Nous verrons souvent que le rêve, véritable métaphore corporelle, se trouve représenter particulièrement bien les données affectives en terme d’espace. Dans la clinique nous observons l’importance des notions spatiales : la distance et les modalités d’articulation des individus entre eux déterminent un espace. Espace qui n’est pas figé mais perpétuellement animé par une mobilité en rapport aux relations : relations à l’extérieur, mais aussi relations intériorisées. Ce mouvement incessant est à relier à la fabuleuse gymnastique nécessaire pour articuler l’unicité de l’individu, fruit de ses diffé335
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rences, à la globalité du monde, puisqu’il est question dans la vie d’épanouir sa subjectivité propre et de préserver son identité au sein du réel. La subtilité qui préside à la résolution de ce paradoxe reflète la difficulté pour un être d’exister dans l’autonomie et de déployer sa différence, en appartenance à la communauté humaine. Pour évoquer encore Lacan, il a donné au symbolique à travers le langage, une place de troisième terme qui “met en volume” l’articulation réel-imaginaire. Avec Sami-Ali, nous comprenons que c’est la relation et l’affect par l’intermédiaire de la dimension projective, qui viennent apporter ce volume. Relation et affects dont les fondements biologiques ramènent au corps réel, qui a en plus l’avantage de contenir et délimiter un espace propre et évite ainsi la réduction de l’humain à sa part symbolique. Le corps réel et les contraintes de temps et d’espace qui y sont irrémédiablement attachées nous amènent à repositionner sans cesse la dimension symbolique au cœur d’un être affectif qui a une existence propre, dans une circularité interactive. Et Lacan aussi ne pouvait l’ignorer quand il exprimait que “l’espace ne renferme pas la troisième dimension, la dimension de la profondeur, c’est seulement pour celui qui est plongé dans l’espace et en fonction de ses mouvements déroulés dans le temps, qu’existe un avant et un après, un devant et un derrière”. Mais la méfiance à l’égard de l’affectif l’a conduit à le nier dans une théorisation qui oubliait l’essentiel de l’humain. C’est l’introduction de l’affect dans la relation thérapeutique, qui va permettre la re création d’un espace où l’articulation soi-monde va pouvoir se vivre. Par là, la mobilisation du fonctionnement quel qu’il soit, sera possible. Quant à la fameuse question posée, toujours pour Lacan, par l’hystérique : “qu’est-ce qu’une femme?” elle s’éclaire de façon beaucoup plus lisible par une vision adaptative de l’évolution de la personnalité. Nous pouvons alors comprendre pourquoi cette question peut rester sans réponse pour une femme qui ne cesse de s’hyper adapter à un rôle et à une image, mais qui fonctionne au mépris d’un soi profond infantile où est restée bloquée la part subjective de son affectivité, alliée à son ressenti corporel. À la différence des fonctionnements entièrement adaptatifs dans lesquels le conflit est totalement évacué ainsi que l’imaginaire, dans ces cas de symptomatologie hystériforme, le conflit qui existe au 336
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niveau symbolique, existe aussi au niveau affectif à travers le corps propre, dans cette impossibilité à relier des parts de soi constitutives de l’identité. Bien souvent, la composante affective était déjà entravée chez les parents, qui n’ont pu eux-mêmes vivre leur dimension corporelle affective, et par le fait, leurs relations interpersonnelles harmonieusement. Généralement nous travaillons dans la thérapie à repositionner l’histoire propre au cœur d’une histoire familiale qui tient souvent une grande place. En laissant sa place au réel, nous savons que le patrimoine historique est au moins aussi lourd que le patrimoine génétique. Et ce que nous avons coutume d’appeler “le poids de la névrose” est pour moi constitué par ces poids que nous portons en croyant qu’ils nous appartiennent en propre, ou pire encore qu’ils nous définissent, alors que s’ils nous déterminent en partie, ils viennent surtout encombrer notre espace propre, et souvent sans aucune légitimité. Ce qui vient compliquer le tout, c’est la perception imaginaire que nous avons de notre identité, quand le corps réel est mal investi. Le manque de maternage et d’investissement affectif précoce fait le lit d’un mauvais rapport au corps, provoquant un surinvestissement imaginaire menant à un fonctionnement de maîtrise plus ou moins efficace, dans un système où règnent les thèmes manichéens, la pensée magique et la culpabilité. Ces mécanismes, dès qu’apparaissent des difficultés de vie, ne font qu’accentuer l’éloignement des affects profonds et du ressenti corporel, qui serait pourtant le meilleur guide pour cheminer dans la complexité de la vie. Tout réduire à l’intra-psychique amène alors souvent à entretenir un cercle vicieux, là où introduire le réel crée des ouvertures. Le réel et ce que je considère comme “le corps affectif”, renvoient tout autant à l’histoire familiale, qu’à l’impact des données génétiques comme extérieures, et à l’affectivité profonde que reflète le rythme corporel. Le réel est tout autant cet extérieur auquel nous nous heurtons, que cette spécificité profonde d’un être propre. Nous voyons ainsi réapparaître la circularité comme modèle du mouvement de la vie. Quand à la profondeur de chacun, c’est l’évocation du rêve dans la relation thérapeutique, qui est le phénomène le plus à même de refléter l’interactivité intime entre conscience vigile et onirique, et ainsi améliorer l’articulation au monde. 337
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Et la thérapie relationnelle, en laissant une place de choix aux rêves, aux affects, et au rythme corporel, est celle qui nous permet au mieux d’aider un patient en souffrance, quelles que soient par ailleurs les médiations utilisées.
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Table des matières PARTIE 1 – Pierre Boquel Chapitre 1. Affect et pathologies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2. Première période Rêve, impasse et refoulement de l’affect . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 3. Deuxième période Rêve, affect et pathologies . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 4. Troisième période Rêve, affect et processus de subjectivation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Annexes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . PARTIE 2 – Hervé Boukhobza Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 1. Théorie relationnelle et attitude thérapeutique . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2. Affects, rêves et couleurs . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 3. Affects et destin des affects . . . . . . . . . . . . . . .
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PARTIE 3 – Michèle Chahbazian Recherche en psychosomatique Affect refoulé, affect libéré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
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