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French Pages [165]
Sous la direction de
Elargir le cercle des connaisseurs et « rendre la Philosophie populaire » (comme le voulait Diderot) est possible, y compris en ce qui concerne les penseurs grecs et romains : c’est ce que nous essayons de faire ici, en partant parfois d’anecdotes humoristiques concernant la vie des auteurs. Les spécialistes, comme « l’honnête homme » (ou femme !) désireux de parfaire sa culture et de réfléchir au sens de sa vie, y trouveront leur compte !
Hugues Lethierry
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES
BIBLIOTHÈQUE
Avec son style, chaque auteur aborde son sujet par un biais original. Le livre se dévore jusqu’à plus soif : Antisthène, Platon, Epicure, Pyrrhon, Epictète, Hypatie, Augustin...
Les co-auteurs sont J. Bredin (doctorant à Liège), M. Chifflot (HDR) metteuse en scène, O. Gaudefroy (CNRS), C. Goumaz (docteur en philosophie). Brigitte Masson et Eléonore Clovis sont les dessinatrices.
ISBN : 978-2-343-22880-8
17,50 €
Hugues Lethierry
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES Des penseurs à vendre
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES
Hugues Lethierry en est à son 33e livre. Il est qualifié maître de conférence.
Sous la direction de
Préface de Suzanne Husson Illustrations de Brigitte Masson et Eléonore Clovis
OUVERTURE PHILOSOPHIQUE bibliothèque
Collection « Ouverture philosophique » Série « Bibliothèque » dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Bibliothèque » comporte des ouvrages qui inaugurent ou complètent la connaissance des philosophes en explorant leur problématique, leur argumentation et leur héritage. Dernières parutions
Ange Bergson LENDJA NGNEMZUE, La question cosmologique. Platon, Lemaître et l’origine de l’Univers, 2021. Nikos FOUFAS, Les antinomies de la pensée bourgeoise chez Lukács, 2020. Joël BALAZUT, Le fondement métaphysique de la civilisation technicienne, 2020. Francesco CADDEO, Sartre antihumaniste, Antisubjectivisme, marxisme critique, postcolonialisme, 2020 Patrick MOULIN, Fidel Castro est-il Socrate ?, 2020. Paul DUBOUCHET, Théologie et épistémologie négatives chez Villey, Girard et Tresmontant, 2020. Nikos FOUFAS, La critique de la réification chez Lukács, 2020. Pascal GAUDET, Kant et le sens de l’existence. Une éthique de l’illusion, 2020. Nikos FOUFAS, Friedrich Engels et la Guerre des paysans allemands, 2020.
Sous la direction de
Hugues LETHIERRY
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES Des penseurs à vendre
Préface de Suzanne Husson Illustrations de Brigitte Masson et Eléonore Clovis
© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-22880-8 EAN : 9782343-228808
Sommaire Liste des co-auteurs ............................................................... 6 Publications .......................................................................... 7 Les premières réactions ......................................................... 13 Préface ................................................................................... 15 Introduction ........................................................................... 25 Première partie : Quelques philosophes avant notre ère .......
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Ch. 1 : Antisthène : l’éducation violente............................... 31 Ch. 2 : Platon, les disciples de Diotime ............................... 43 Ch. 3 : Épicure et sa déviance .............................................. 69 Ch. 4 : Esquisses avec Pyrrhon (vers l’art de ne croire en rien) 79 Deuxième partie : Certains penseurs de notre ère ................
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Ch. 5 : Épictète et l’arnaque de l’auto tyrharmonie ............. 91 Ch. 6 : Hypathie d’Alexandrie ............................................. 101 Ch. 7 : Un Africain découvre la libido au IVe s. .................. 115 Conclusion ........................................................................... 137 Principales interventions de l’auteur .................................... 138 Appendice : Fenêtre sur cours (ouverture pédagogique) ..... 141 Bibliographie ........................................................................ 153
Liste des co-auteurs J. Bredin, professeur de philosophie - Antisthène (– 445 – 365)- Épicure (– 341 – 270) M. Chifflot, Hdr, metteuse en scène - Platon (– 427 – 365) O. Gaudefroy, chercheur CNRS - Hypathie (vers 370-415) C. Goumaz, docteur en philosophie, libraire à Cuisery (71)Épitecte (50-135) - Pyrrhon (– 360 – 270) H. Lethierry, qualifié maître de conférences - Augustin (354-430) B. Masson, dessinatrice.
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Publications de M. Chifflot Œuvres philosophiques L’hindouisme. Révélation et traditions. Ouvrage collectif sous la direction de Jean-Noël Dumont, Editions Droguet-Ardant/Fayard, 1983. Le thème de « l’esse est percipi » dans la pensée de Berkeley et de Prakâçânanda . Thèse de doctorat, Paris IV-Sorbonne 1991. ANRT Réf. 12611. Le collier de perles des doctrines du vedânta, présentation et traduction (du sanskrit) de l’œuvre de Prakâçânanda, Editions de l’Harmattan, Paris, 2005. Platon, L’âme et le bien, Editions Publibook, Paris, 2015. Identité professionnelle et éthique des professeurs, Editions Universitaires Européennes, 2016. La Cultuerie de masse, Editions Aedam Musicae, Château-Gonthier, 2017. Autorité et pédagogie, Editions Connaissances et Savoirs, Seine-Saint-Denis, 2018.
Articles et conférences « De la relation pédagogique », article dans Revue de l’Enseignement Philosophique, 2008. « Ethique et Droit », article dans Revue L’Enseignement Philosophique, 2014. « Platon, visionnaire de l’au-delà » conférence, Marcigny, 2015. « L’interpellation de l’éhonté », article dans ouvrage collectif Honte et Education, MJW Fédition, Paris, mars 2017. « Rire en philosophie ? », chapitre 15, article dans Rire en philo (et ailleurs), Editions du Petit Pavé, septembre 2017. « Sur la conception platonicienne du pouvoir politique » conférence, ENS, Paris, 2017. « Platon et Diogène. Du cynisme comme sortie de la caverne », chapitre 1, article dans Du Cynisme, Editions du Petit Pavé, novembre 2018. « Les mythes grecs » conférence, MSH, Clermont-Ferrand, 2018. « Le guru à la croisée de la voie de la connaissance et de la voie de l’amour » article dans la Revue Aditi, N°I, 2018. https://centre-aditi.com. « De l’interprétation théâtrale », article dans Revue L’Enseignement philosophique, décembre 2018-février 2019. « La théorie des âges. Des Lois de Manou à la République de Platon » article dans la Revue Aditi, N° II, Kali Yuga, 2019. https://centre-aditi.com. « Les voie libératrices du Yoga et du vedânta » article dans la Revue Aditi, N° III, 2020. https://centre-aditi.com.
Recherches Iufm, Espé et Université Lyon 1 : Enseigner le fait religieux ? Le polythéisme grec. (2006) La religion des celtes. Les religions monothéistes (2006-2009). Les équivoques de l’art et de l’esthétique (2008-2011). Identité professionnelle et éthique des professeurs (2009-2015).
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Les Imaginaires de la Vie et de la Mort (2010-2015). Publications internes IUFM et ESPE. Université Lyon 1
Œuvres poétiques Les Mois de l’an, Genève, Revue des Belles Lettres, 1979. Secrètes Caravanes, Lyon, Editions Poésie-Rencontres, 1985. Rêves de Pierre, Lyon, Editions Chifflot & Pelosse, 1986. Bagages, Paris, Editions Saint-Germain-des-Prés, 1987. Prix André Seveyrat, Lyon 1989. Ville de Novembre sur la Terre, Lyon, Editions Arclettres, 1990. « Des choses... » Le Carnet Parisien, vol. II, n°45, Paris, 1991. Prix de la lettre d’amour (organisé par S.T. Dupont ) Cinq Chants Journaliers, Eyragues, Editions Le vent refuse, 2003. Chants Journaliers, CD, Arcane17 productions, 2007. Assises du Temps, Lyon, Editions Arclettres, 2009. Parutions dans diverses revues et anthologies : Courants d’air, PoésieRencontres, UERA, etc.
Théâtre Faits d’amour, 1983. Howard, mon amour, éditions Aigle Botté,Saint-Genès, 2018.
Œuvres cinématographiques Sur les pas de saint François, Compagnie Lyonnaise de Cinéma, TLM et Arcane 17 productions, Lyon, 2006. En ce Divin feu, Arcane 17 productions, Bourgogne, 2010 Le Livre des Merveilles, Arcane 17 productions, Bourgogne, 2011 Le Rêve de Jacob Settle, Arcane 17 productions, Bourgogne, 2014 Le Fugitif, Arcane17 productions, Bourgogne, 2016 L’Indicible, Horreur à Gainsville, Le témoignage de Randolph Carter, Arcane 17 productions, Bourgogne, 2016. Enfer et Miséricorde. Qohéleth, Bourgogne, Arcane 17 productions, 2019. Le Mariage des Lovecraft, Bourgogne, Arcane17 productions, 2020.
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Publications de O. Gaudefroy Romans : - Poison au gymnase, Les Éditions Déméter, 2006 Sélection du prix littéraire 2008 du premier roman policier de la ville de Lens - Meurtre d’une vestale, Les Éditions Déméter, 2007 - Les cendres d’Arsinoé, Les Éditions du Lamantin, 2010 - Lubna la copiste de Cordoue, Éditions Turquoise, 2019
Essais / récits : - Hypatie, l’étoile d’Alexandrie, Arléa, 2012 - Elles ont fait l’Antiquité, Éditions Turquoise, 2016 - Cléopâtre l’immortelle, Arléa, 2017 - Orléans insolite et secret, Sutton, 2017 - Elles ont fait l’Orient antique, Éditions Turquoise, 2021
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Publications de H. Lethierry Ouvrages écrits ou coordonnés par H. Lethierry :
• Éducation nouvelle, quelle histoire ! préface d’A. Jacquard, 2e éd., Delval, 1987. • Feu les écoles normales (et les IUFM ?) (dir.), préface de F. Best, L’Harmattan,1994. • Savoirs en rire, (dir.), 1997 : tome 1 : Un Gai savoir (vérité et sévérité), préface de R. Escarpit, De Boëck. tome 2 : L’Humour maître (didactique et zygomatique), préface d’A. Giordan, De Boëck. tome 3 : Rire à l’école (expérience tout terrain), préface d’A. de Peretti, De Boëck. • (Se) former dans l’humour : mûrir de rire, préface de J. Houssaye, Chronique sociale, 3e éd., à paraître. • Sauve qui peut les morales : management à l’école ? préface de J.-P. Obin, Aléas, 2001. • Rire en toutes lettres, (dir.), préface de P. Boumard, Septentrion, 2001. • Potentialités de l’humour (vers la « géloformation »), (dir.), préface de G. Mialaret, L’Harmattan, 2001. • Écrire pour rire : oui, mais comment ?, préface de M. Tozzi, L’Harmattan, 2002. • Parler de la mort et de la vie, (dir.), préface de F. Dagognet, Nathan, 2004, 2e éd. à paraître. • La Mort n’est pas au programme (trouver les mots qui font vivre ou l’éducateur et les questions sensibles), (dir.), préface de M. Conche, L’Harmattan, 2005. • Des Conflits à l’école, Les rixes du métier, Chronique sociale, 2005. • Écrire la correspondance, couverture de M. Butor, Chronique sociale, 2006. • Apprentissages militants, préface de R. Mouriaux, avant-propos de L. Weber, Chronique sociale, 2008. • Penser avec Henri Lefebvre, préface de R. Hess, avant-propos de A. Tosel, Chronique sociale, 2009. • Maintenant Henri Lefebvre, préface de M. Löwy, L’Harmattan, 2011. • Sauve qui peut la ville, (dir.), préface d’A. Merrifield, avant-propos de A. Bihr, L’Harmattan, 2011. • Penser avec Jankélévitch, préface de F. Schwab, Chronique sociale, 2012. • Agir avec Jankélévitch, (dir.), préface de A. Philonenko, avant-propos de P. Trotignon, Chronique sociale, 2013. • Agir avec Henri Lefebvre, (dir.), préface de T. Paquot, Chronique sociale, 2015. • Écrire, publier, diffuser, L’Harmattan, 2013. • Diogène nom d’un chien, Petit pavé, 2e éd., 2016, préface de J.-P. Jouary. • Hipparchia mon amour (dir.), avant-propos de I. Pereira, Petit pavé, 2015. • Mûrir de rire (dir.), 2015.
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tome 1 : Humour et discipline(s), préface de A.-M. Houdebine, EPU. tome 2 : L’humour outil éducatif, préface de G. Roux, EPU. • Penser l’humour (dir.), préface d’Y. Cusset, 2016. • Rire en philo (dir.), préface de G. Mordillat, Petit pavé, 2017. • Du Cynisme (dir.), préface E. Helmer, avant-propos S. Husson, Patit pavé, 2018. • Le Camarade Collomb, préface de Y. Quiniou, avertissement de J.-M. Martin, postface de P. Cours-Saliès. • Vivre ou philosopher, Petit pavé, 2019. • Empédocle, l’Homme aux semelles d’airain (dir.), Petit pavé, préface O. Gaudefroy, 2019. • 7 familles de sages antiques : des penseurs à vendre (dir.), L’Harmattan, préface de S. Husson, 2021.
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Les premières réactions Lethierry et sa bande ont encore sévi ! Ne se contentant plus d’incursions dans le théâtre (avec la pièce sur Hipparchia dans Du Cynisme), dans la pédagogie (avec ses onze ouvrages sur l’humour !), dans la politique (avec son pamphlet sur le camarade Collomb -éd. Thot-), ils prétendent aujourd’hui refaire l’histoire de la philosophie… Revenant à ses ténébreuses amours cyniques, ils commencent par nous gratifier d’un Antisthène aussi agressif qu’eux. On n’hésite pas à se parer sinon de plumes, du moins de la peau des « porcs du troupeau d’Épicure », ou de sombrer dans le nihilisme sceptique ! Comme stoïcien, on ne choisit pas Marc Aurèle persécuteur de chrétiens, mais Épictète, qu’on cherche à ridiculiser. Alors qu’est portée aux nues cette extrémiste hystérique au nom d’Hypatie. Pire encore qu’Hipparchia, elle provoque ses adversaires pour jouer ensuite à la victime ! Assez de ces fausses victimes avec lesquelles il faudrait sans cesse compatir, au risque de compromettre notre identité. Que n’a-t-on cherché davantage, dans notre beau patrimoine, quelque fleuron « bien de chez nous », surtout l’ail et la lavande, au lieu de ces semi-métèques, africains de surcroît, comme Augustin d’Hippone, célébré en 2001, lors d’un colloque à Alger (et Annaba) par l’état musulman algérien. « Sage de la grande côte » ? Certes, on ne s’étonnera plus de rien avec Lethierry ! Ne l’avait-on pas vu, naguère, consacrer deux ouvrages à Jankélévitch, ce résistantialiste avéré. Ou même – horresco referens – à un penseur anarcho-écolo-hegeliano-marxo quelque chose, du nom d’Henri Lefèbvre, offrir en hommage posthume un quarteron de livres vite défraîchis et jaunis à l’usage ? Il serait temps de calmer les ardeurs séniles de notre « sage de la grande côte » (comme l’appela la Tribune de Lyon, dans son édition croix-roussienne en novembre 2018). 13
Se disant lui-même « pythécanthrope en bonne santé » (sic) le bougre prend ainsi la place des jeunes, sacrifie des forêts à la publication de ses caprices éditoriaux, injurie nos maîtres, relativise nos valeurs, questionne nos certitudes. Et nous livre pieds et poings liés à l’ennemi intérieur qui attend masqué sa revanche. Non les minorités n’auront pas le dernier mot ! Non nous ne souffrirons plus de voir bafouées nos frontières intellectuelles, notre peuple sain et vigoureux ! Levons les boucliers ! Montons sur nos grands chevaux ! Chacune des pages de ce livre sent le soufre ! Il suffira au lecteur de se demander un instant ce que « l’homme de la rue » penserait si on lui faisait lire au hasard et étudier une analyse lethierryesque ! La prose de nos démolisseurs, nous n’en ferons qu’une bouchée ! Au musée des Antiquités, ces textes, espérons-le, rejoindront un jour ceux qui contestent l’autorité de nos saintes nitouches. Après les grands soirs soixantuitards, les petits matins malins ! Après les récriminations, les péroraisons ! Veillez, lecteurs ! un jour viendra couleur brun, où vos auteurs favoris disparaîtront pour laisser place au vin nouveau !
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Préface Dans l’Antiquité grecque et romaine, que des philosophes soient à vendre n’était pas qu’une image, mais une des mésaventures qui pouvaient leur arriver. On raconte ainsi que Platon lors de son premier voyage en Sicile mit en fureur Denys en le traitant de tyranneau, de sorte que ce dernier, après avoir songé à le faire exécuter, le livra à l’ambassadeur lacédémonien Pollis afin qu’il le vende comme esclave. Après quelques rebondissements, il fut finalement racheté par l’hédoniste Annicéris de Cyrène. Platon, donc, fut vendu comme esclave pour être aussitôt libéré 1 , son rachat s’apparentant plus au paiement d’une rançon qu’à l’acquisition d’un domestique. Plus tard, ce fut au tour de Diogène le cynique, selon la tradition, de faire son apparition sur le marché servile dans un récit fondateur. Ménippe, en effet, qui avait lui-même été esclave et devint cynique, raconte dans sa Vente de Diogène que « le philosophe, prisonnier et mis en vente, se vit demander ce qu’il savait faire. Il répondit : “Commander des hommes”, et il dit au crieur : “Crie cette annonce : quelqu’un veut-il s’acheter un maître ?”. Comme on lui avait interdit de s’asseoir, il dit : “Quelle importance ! On vend bien les poissons quelle que soit la façon dont ils sont étalés”. » (Diogène Laërce, VI 29).
La marchandise trouva néanmoins preneur, mais avoir Diogène pour esclave n’était pas de tout repos : « Il disait à Xéniade qui l’avait acheté qu’il devait lui obéir, même s’il était son esclave. Car si c’était un médecin ou un pilote qui étaient esclaves, on leur obéirait. » (ibid. VI 30).
1. Toute l’histoire est racontée par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, III, 18-20, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé (dir.), Paris, Le livre de poche, 1999, p. 404-406, évidemment nous ne pouvons pas tenir tous les détails de cet épisode pour historiques, Luc Brisson, dans sa
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Eubule2, quant à lui, raconte comment Diogène éduqua les enfants de Xéniade, exerçant leur corps et leur imposant une discipline spartiate, sans négliger pour autant leur formation littéraire. D’autre part, de sa condition d’esclave, Diogène n’aurait pas cherché à sortir car « Cléomène 3 , dans son ouvrage intitulé Traité de pédagogie, dit que les disciples de Diogène voulaient le racheter, mais que ce dernier les traita de sots. “Ce ne sont pas les lions”, disait-il, “qui sont les esclaves de ceux qui les nourrissent, mais au contraire ceux qui les nourrissent qui sont les esclaves des lions. Le propre de l’esclave, en effet, c’est de craindre ; or les fauves inspirent de la crainte aux hommes”. » (Diogène Laërce, VI 75).
La vente de Diogène a, comme nous pouvons le voir, inspiré beaucoup d’auteurs, qui ont pu apporter chacun exercer leur créativité sur cet épisode à la véracité historique incertaine4 ; quoi qu’il en soit, avec Diogène, le philosophe devient cet individu qui grâce à son détachement et à son franc parler ne se laisse enfermer dans aucune relation de pouvoir, celui sur lesquels les puissants n’ont pas de pris5, l’éducateur universel d’une humanité s’imaginant maîtresse de sa situation, mais n’étant au fond qu’à l’état d’enfance ou d’esclavage. Si la figure de Socrate a montré qu’on ne peut pas mettre un philosophe en procès, voire à mort, sans que cela ne tourne à son avantage, celle de Diogène fait avertit qu’un philosophe ne 2. Diogène Laërce, VI, 30. Cet Eubule est un auteur dont l’identification n’est pas encore certaine, voir la note de Marie-Odile Goulet-Cazé (n. 4, ad. loc., p. 711). 3. Probablement un disciple du cynique Cratès, voir la note de Marie-Odile Goulet-Cazé (n. 1, ad. loc., p. 741). 4. Pour Eubule, par exemple, Diogène est mort esclave dans la maison de Xéniade (Diogène Laërce, VI, 31), alors que d’autres traditions le font mourir libre pour ainsi dire au milieu de ses élèves (Diogène Laërce, VI, 76-78), pour une discussion érudite de cette question, voir Gabriele Giannantoni, Socratis et socraticorum reliquiae, IV, Naples, Bibliopolis, p. 453-460. 5. Evidemment nous songeons ici au fameux dédain que Diogène opposa à la sollicitude d’Alexandre à qui il répondit : « Cesse de me faire de l’ombre » (ibid. VI 38) ou bien « Pour le moment, écarte-toi un peu du soleil » (Cicéron, Tusculanes, V, 32,92).
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saurait être vendu ni réduit en esclavage, sans que les rapports de pouvoir en cause ne soient renversés. Même esclave, il reste le maître. Et effectivement, l’histoire a conservé la mémoire de philosophes qui en l’état d’esclavage sont demeurés libres, ou d’esclaves qui dans leur état sont devenus philosophes, par exemple Ménippe, élève du cynique Cratès, dont le mode de vie n’était pas de stricte observance cynique, puisqu’il est censé avoir lui-même racheté sa liberté et amassé une grande fortune en se livrant au prêt à intérêt, mais dont l’œuvre littéraire et la verve comique contribua à la promotion du cynisme6 ; sans oublier évidemment le stoïcien Epictète qui fut l’esclave d’Epaphrodite, secrétaire de Néron, maître violent qui apparemment le rendit boiteux, mais qui par la suite lui permit de suivre les leçons du stoïcien Musonius Rufus, avant que de l’affranchir7. Mais ces situations ne sont-elles pas exceptionnelles ? Ne s’agit-il pas dans le fond de faciles cautions héroïques derrière lesquelles le tout venant peut masquer sa propre compromission ? Car en fin de compte, qu’est-ce pour un philosophe que se vendre, ou se laisser vendre, sinon d’accepter de cautionner les règles et les valeurs du pouvoir – individu, État ou institution – qui assure sa subsistance, d’accepter d’apporter le supplément d’âme qui permettra d’habiller de complexes abstractions la brutalité des rapports de force ? Lui qui est censé être authentique et libre peut, par sa simple présence dont le prestige émane de cette liberté supposée, ratifier un pouvoir, le faire apparaître comme légitime. Rois, tyrans, empereurs antiques en étaient bien conscients, eux qui s’efforçaient d’attirer des philosophes à leur cour, manœuvre par laquelle, tout en leur rognant les ailes, ils pouvaient se parer de ce qui leur restait de prestige. Diogène en étant bien conscient, lui qui tout en refusant de rentrer dans le jeu d’Alexandre, dénonça l’entrée en cour de Platon auprès du tyran de Syracuse : 6. Diogène Laërce, VI, 99-101. 7 . Voir, Pedro Pablo Fuentes González, « Épictète », Dictionnaire des philosophes antiques, Paris, CNRS, 2000, vol. III, pp. 106-151.
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Platon, à la vue de Diogène occupé à laver des légumes, s’approcha et lui dit tranquillement : « Si tu flattais Denys, tu ne laverais pas de légumes ». Ce à quoi Diogène répliqua tout aussi tranquillement : « Et toi, si tu lavais des légumes, tu ne flatterais pas Denys » (Diogène Laërce, VI, 58). Les philosophes se veulent libres, mais dès qu’ils se mettent sous la dépendance d’autrui pour leur subsistance ou pour leurs entreprises, ne sont-ils pas amenés à se vendre ou à être vendus ? À être non pas des philosophes, amants de la sagesse, mais selon l’expression de l’auteur de cet ouvrage de « philousophes », marketant leur produit sur le marché des sagesses acceptables, prostituant la vérité aux fluctuations de la demande ? Au IIe S. de notre ère, Lucien de Samosate, mit cette légitime suspicion en scène dans ses Philosophes à vendre8, qui voit défiler sur le tréteau du marchand d’esclaves un représentant, pour ainsi dire, de toutes les écoles philosophiques connues à l’époque. S’y succèdent en effet Pythagore (3-6), suivi de Diogène (7-11) dont l’inaliénable et paradoxale liberté est restée intacte depuis de le récit de Ménippe : « HERMES – […] je vends une vie mâle, une vie excellente et courageuse, une vie libre. Qui est acquéreur ? UN ACHETEUR – Crieur, que veux-tu dire ? Tu vends un homme libre ? HERMES – Oui.
8. En grec, « ΒΙΩΝ ΠΡΑΣΙΣ », la « vente des vies » : la philosophie est, en effet, conçue par Lucien comme le choix moral d’un certain style de vie, l’objectif étant d’atteindre la sagesse et le bonheur. Ce ne sont donc pas de pures théories mais des modèles de vies qui sont mises à la vente, d’où la traduction du titre aux éditions des Belles Lettres par Vies de philosophes à l’encan (dans Lucien, Œuvres, t. IV, Paris, Belles Lettres, 2008, trad. J. Bompaire), qui devient Vies de philosophes à vendre dans la réédition en livre de poche (dans Lucien, Portraits de philosophes, Paris, Belles Lettres, 2008, trad. J. Bompaire), et plus récemment Vies à vendre dans Lucien, Œuvres complètes, Paris, Belles Lettres, 2018, trad. Anne-Marie Ozanam. Quant au traduction Philosophes à vendre, ce fut personnellement notre premier contact avec l’œuvre, dans le petit recueil qui portait ce titre, paru aux éditions J.J. Pauvert en 1965, et qui reproduisait la vieille traduction d’Eugène Talbot (Paris, Hachette, 1866) qui d’ailleurs traduisant lui-même le titre par Sectes à l’encan.
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ACHETEUR – Et tu ne crains pas qu’il te poursuive pour l’avoir réduit à l’état d’esclavage ou même qu’il te cite devant l’Aréopage ? HERMES – Peu lui importe d’être vendu, car il s’estime libre en toutes circonstances9. »
Vient ensuite un hédoniste cyrénaïque 10 élégamment vêtu (12) ; le riant Démocrite (13) et Héraclite en larmes (14) ; un Socrate très platonicien (15-18) 11 ; un épicurien (19) ; le stoïcien Chrysippe (20-25) désireux surtout d’enseigner les subtilités de la dialectique ; un aristotélicien savant (26) et enfin le sceptique Pyrrhon (27) pratiquant le doute, la suspension du jugement, sur tout ce qui l’entoure jusqu’à sa vente même : « ACHETEUR – […] Que dis-tu toi, t’ai-je acheté ? PYRRHON – J’en doute. ACHETEUR – Mais non ! Je t’ai acheté et j’ai versé l’argent. PYRRHON – Sur ce point je suspens mon jugement et j’examine la question. ACHETEUR – Quoi qu’il en soit, suis-moi, comme doit le faire mon serviteur. PYRRHON – Qui sait si tu dis la vérité à présent. ACHETEUR – Le crieur, la mine12, l’assistance ! PYRRHON – Y-a-t-il une assistance ici ? ACHETEUR – Eh bien ! moi je vais à l’instant te jeter au moulin13 pour te convaincre que je suis ton maître par le pire argument. PYRRHON – Suspends ton jugement sur cette question. »
9. Lucien, Vies de philosophes à vendre, 7, trad. Anne-Marie Ozanam, pour cette occurrence et les suivantes. 10. Comme les épicuriens les cyrénaïques assignaient le plaisir comme fin à la vie humaine, mais alors qu’il fallait pour Epicure opérer une sélection austère entre les plaisirs et n’en conserver que les naturels (Epicure, Lettre à Ménécée, 127-132), les cyrénaïques pariaient au contraire que l’accumulation maximale de toutes les sortes de plaisir tout au long de la vie (Diogène Laërce, II, 86-91). 11. Qui jure par le chien et le platane (16, 1-2), c’est-à-dire, peut-être, de façon imagée, Platon qui situe le Phèdre sous un platane (cf. Phèdre, 229 ab), voir la note de Anne-Marie Ozanam ad. loc. 12. La somme versée par l’acheteur. 13. Travail qui consiste à tourner continuellement une meule.
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Décidément certains philosophes ne se laissent pas facilement acheter, néanmoins, toutes ces « vies » trouvent preneur, sauf celle du cyrénaïque gourmand et intempérant, jugé trop dispendieux par le chaland. De plus ces philosophes sont proposés au public par le vendeur le plus éminent qui puisse être, Zeus lui-même, le commissaire aux enchères étant, comme nous l’avons vu, Hermès, le dieu du commerce. Lucien a l’habitude de mettre les dieux en scène et de les traiter sur le ton de la comédie14. Mais derrière la blague, il y a certainement une intention plus profonde. Pour des philosophes comme les stoïciens, c’est la Providence divine qui est à l’origine de la philosophie, seul réelle voie d’accès pour les hommes au bonheur ; Lucien semble mettre cette hypothèse à l’épreuve, comme s’il nous disait : « La philosophie nous est envoyée par les dieux ? Mais d’abord laquelle ? Il y en a beaucoup, et de très différentes, entre elles laquelle choisir ? Et puis, nous sont-elles réellement utiles ? Laquelle serions-nous prêts à acheter ? Les philosophes se pensent comme les spécimens d’une humanité supérieure envoyée par les dieux pour éclairer les hommes, mais après examen, ces prétentions sont elles bien réalistes ? Ne sont-ils pas plutôt des domestiques assez pitoyables de plus puissants qu’eux ? Lucien, né au IIe S. ap. J.-C. d’une famille modeste, fit, au temps de la seconde sophistique, des études de rhétoriques qui l’amenèrent dans un premier temps à exercer la fonction d’avocat à Antioche, puis de conférencier itinérant, c’est alors qu’il séjourna en Gaule mais plusieurs fois à Athènes où il rencontra, entre autres, le cynique Démonax dont il dressa le portrait dans l’ouvrage éponyme et put parfaire sa formation philosophique 15 . Dans le Nigrinos (3-5), il déclare s’être converti à la philosophie à Rome à l’issue de la rencontre avec le philosophe platonicien Nigrinos qui lui fit un éloge fervent de la philosophie, dont il estimait, sans concession, qu’elle ne pouvait faire l’objet d’aucun commerce : 14. Dans le Dialogues des dieux, Dialogues marins, Assemblée des dieux, Zeus confondu, Zeus tragédien. 15 . Voir Pedro Pablo Fuentes González, « Lucien de Samosate », Dictionnaire des philosophes antiques, vol. IV, Paris, CNRS, 2005, p. 137 sq.
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« Il parlait surtout de ceux qui enseignent la philosophie pour un salaire et qui mettent la vertu en vente comme au marché ; aussi appelait-il leurs écoles des boutiques et des échoppes. Il prétendait que pour enseigner le mépris des richesses il faut d’abord se montrer soimême au-dessus du gain. Il est certain qu’il l’a toujours fait lui-même. Non seulement il s’entretenait gratuitement avec ceux qui l’en priaient, mais encore il venait en aide aux indigents et méprisait toute espèce d’économies. Il était si loin de convoiter ce qui ne lui appartenait pas qu’il ne prenait même pas soin de ses biens, qu’il laissait dépérir16. »
Cependant, les lecteurs de Lucien sont bien en peine de savoir à quelle philosophie il a pu se convertir, de toute évidence, pas au platonisme de Nigrinos qu’il écorne dans les Philosophes à vendre à travers le personnage de Socrate : « ACHETEUR – Quel est le point essentiel de ta sagesse ? SOCRATE – Ce sont les « idées », c’est-à-dire les modèles des choses qui existent. De tout ce que tu vois, la terre, ce qui est sur la terre, le ciel, la mer, il y a des images invisibles en dehors du tout. ACHETEUR – Où sont elles ? SOCRATE – Nulle part, car si elles étaient quelque part elles ne seraient point. ACHETEUR – Je ne vois pas ces modèles dont tu parles précisément. SOCRATE – Bien sûr, car tu es aveugle de l’œil de l’âme. Pour ma part, je vois des images de toutes choses : un toi invisible, un autre moi, bref tout en double17. »
L’idéalisme platonicien apparait renversé, puisque ce ne sont pas les réalités sensibles qui sont les images des choses, mais bien plutôt les idées platoniciennes qui sont des images de notre réalité qu’elles redoublent : arrière monde paradoxal, existant
16. Lucien, Nigrinos, 25-26, trad. Emile Chambry révisée par Alain Billault, dans Lucien de Samosate, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2015. 17. Lucien, Philosophes à vendre, 18, trad. Anne-Marie Ozanam, légèrement modifiée.
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hors du tout mais néanmoins nulle part, que seul l’esprit fertile du philosophe platonisant peut approcher. On a pu par ailleurs prêter à Lucien une affiliation épicurienne, car il adresse son passionnant Alexandre ou le faux prophète (où il explique comment des épicuriens ont démonté les supercheries du charlatan Alexandre d’Abonotique qui, comme devin et prophète d’Asclepios, avait réussi à développer un fructueux culte autour de lui) à l’épicurien Celse, « pour venger Epicure, cet homme vraiment saint, ce génie vraiment divin, le seul qui ait connu le Bien dans sa réalité et en ait transmis la science, le libérateur de ceux qui ont écouté sa parole ! » 18 . Néanmoins on ne trouve pas dans l’œuvre de Lucien de sympathies particulières à l’égard de la physique atomiste du maître du Jardin19. Dans son œuvre la plus longue et la plus ambitieuse d’un point de vue philosophique, l’Hermotimos, Lycinos, représentant de Lucien, réfute selon la méthode socratique le vieux stoïcien Hermotimos, qui a la fin pleure de devoir renoncer à ses anciennes illusions. L’argumentation y débouche sur une régression à l’infini résolument sceptique : si nous ne savons pas, nous ne possédons pas la connaissance qui nous permettrait de reconnaître qui la possède. « LYCINOS – Même si nous trouvons quelqu’un qui nous promet qu’il sait raisonner et l’apprendre aux autres, nous ne pourrons pas le croire d’emblée à mon avis. Nous devrons chercher quelqu’un qui sache juger si cet homme dit vrai. Et si nous trouvons un tel homme, nous ne seront pas encore certains que ce deuxième 18. Lucien, Alexandre ou le faux prophète, 61, trad. Marcel Caster, Paris, Belles Lettres (« Classiques en poche »), 2002. Le Celse destinataire de l’ouvrage n’est certainement pas l’auteur de l’ouvrage de polémique antichrétienne Le discours véritable, ouvrage perdu, mais que l’on peut en grande partie reconstituer à partir du Contre Celse d’Origène, et qui présente des traits platoniciens et non pas épicuriens. D’autre part il fallait venger Epicure, parce qu’Alexandre avait solennellement fait brûler ses Maximes capitales (Alexandre ou le faux prophète, 47), Epicure, dont la physique indéterminisme était ouvertement opposée à la divination, était sa bête voire (ibid. 25) de sorte qu’il faisait rituellement expulser les épicuriens (et les chrétiens) lors de la cérémonie d’initiation aux Mystères dont il était l’instigateur (ibid. 38). 19. Cf. Pedro Pablo Fuentes González, art. cit., p. 153-154.
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arbitre sache déterminer qui juge bien ou mal : il faudra trouver pour lui aussi, je crois, un nouvel examinateur. Comment pourrions-nous choisir par nous-mêmes le plus compétent pour juger ? Tu vois où cela nous mène : à une quête infinie, qui ne peut ni s’achever ni être interrompue20. »
S’il n’y a pas moyen de trancher entre les différentes écoles, c’est vers l’action qu’il faut se tourner : « la vertu réside dans les œuvres, c’est-à-dire dans la pratique de la justice, de la sagesse et du courage21 ». Ce rejet des spéculations théoriques et cet intérêt pour la mise en pratique sincère de principes éthiques explique que par ailleurs Lucien manifeste sa sympathie à l’égard de cyniques comme Démonax, tout en pourfendant ceux qui trahissent cet idéal de vie, pour en faire « un raccourci vers la renommée »22. Ni platonicien, ni épicurien, ni sceptique, ni cynique, Lucien est avant tout à la recherche du philosophe idéal vivant en cohérence avec ses principes moraux, qui, comme Nigrinos ou Démonax, méprise honneurs et richesses, et refuse de se vendre à une quelconque autorité. Lucien est-il un non-philosophe qui prend la philosophie trop au sérieux pour ne pas rire de ceux qui prétendent la représenter, ou bien un philosophe qui ne se prend pas lui même au sérieux ? Peu importe puisque, comme le disait Pascal : « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher »23. Dans cet esprit les auteurs de cet ouvrage passent en revue pratiquement toutes les écoles philosophiques que Lucien faisait défiler sous les yeux de ses lecteurs : Antisthène pour les origines du cynisme, Platon, Epicure, Pyrrhon, Epictète pour le stoïcisme, et au delà de l’époque de Lucien, la néoplatonicienne Hypathie et Saint Augustin.
20. Lucien, Hermotimos, 70, trad. Anne-Marie Ozanam. 21. Lucien, op. cit., 79, trad. Anne-Marie Ozanam très légèrement modifiée. 22. Lucien, Philosophes à vendre, 11. 23. Pascal, Pensées, 513 Lafuma, 4 Brunschvicg.
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À nous de savoir si, comme les acheteurs de Lucien, nous sommes toujours preneurs de ces vies qui s’offrent à nous. Suzanne Husson, maîtresse de conférence, Sorbonne, Univ. Centre L. Robin
Épicure, L’École d’Athènes de Raphaël (détail)
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Introduction 7 familles Outre les femmes (souvent pythagoriciennes) et plus tard les chrétiens, outre Platon (l’Académie) et Aristote (le lycée), on peut distinguer dans l’Antiquité quatre grands courants présents en Grèce, puis à Rome. (Sont mis en évidence –gras/italique– ceux qui sont ici étudiés)24. En Grèce A Rome
Cyniques Antisthène
Stoïciens Epictète
Épicuriens Epicure
Sceptiques Pyrrhon
(Pas de grands penseurs)
Sénèque
Lucrèce
Sextus Empiricus
Il y avait les couples célèbres des lettres : Corneille et Racine, Stendhal et Hugo, Lagarde et Michard25. On dissertait sur leurs scènes de ménage ainsi qu’en « philo » sur celles entre Platon et Aristote, Hegel et Marx, Montaigne et Pascal… Nous avons, pour notre part, élargi le duo des « monades » accouplées, en familles si diverses et si proches parfois. Les Montaigu et les Capulet au lieu des Roméo et Juliette… Extension du domaine de la réflexion ? Ce sera au lecteur d’en juger ! Pour initier le lecteur, ce tableau succinct : Cyniques
Stoïciens
Épicuriens
Sceptiques
Lieu
Hors lieu
Portique
Jardin
Académie
Présence d’un système de La nature
–
+
+
–
Plaisir
Doute (scepcis)
Souverain, bien
Liberté
24. Si l’on excepte des courants mineurs comme les cyrénaïques. 25. Manuel de littérature en France au milieu du XXe siècle.
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Statut social
Dominé
Indifférent
Quelques grands noms
Diogène (-412 -323)
Sénèque (-2, 65)
Hipparchia (-336 -280)
MarcAurèle (121-180)
Coll. Diogène nom d’un chien
J.-N. Duhot Epitecte
Un livre sur…
A. Michel, 2003
Dominant Démocrite (-400 -370)
Cicéron (-106 -43) B. Schneckenburger Épicure Ellipses, 2011
(ou avec réparties de…)
D. Laërce Vie et doctrine…
L. Brochard Les Sceptiques grecs Imp. Nat., 1887
Petit pavé, 2013 Un livre de…
Héraclite (vers 542/548)
Epictete La Liberté Folio, 2014
GF, 1965 Vocabulaire (chez Ellipses)
Démocrite Sur le rire et la folie
D. Laërce Vie et doctrine…
Rivages, 2000
GF, 1965
J.-F. Balaudé Le vocabulaire d’Epicure
E. Naya Le Vocabulaire des sceptiques
Ellipses, 2003
Ellipses, 2002, 1965 Enfants
Y. Marchand Epicure
Y. Marchand Diogène
Petits Platons, 2010
Petits Platons, 2010
NB – Dans les Que sais-je ? on peut lire : J. Brun, Les Présocratiques, 2003 ; G.-R. Dherbey, Les Sophistes, 2002. Et chez Ellipse, de J.-F. Balaudé, Le Vocabulaire des présocratiques, 2002. Introduire un livre sur les « philoUsophes » de l’Antiquité n’est pas facile car, en empruntant ce terme à Victor Hugo, nous faisons le pari de présenter des penseurs antiques, soit avant notre ère, soit de notre ère, qui sont parfois bien connus 26
mais pour cette raison même, ne sont pas véritablement connus en leur déviance, en cette partie de leur pensée qui les rend singuliers, les distingue, les oppose. C’est donc sous un angle original que nous essayons ici, on l’espère en termes clairs, de donner envie de plonger dans des textes souvent difficiles d’accès mais si proches pourtant. Une légende voudrait que la « philo » soit une affaire d’hommes ! Dès le premier chapitre on montre pourtant l’importance de Diotime dans les dialogues platoniciens. La seconde partie place au cœur des personnalités choisies Hypathie d’Alexandrie.
Hypathie (dessin de Brigitte Masson)
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Quel « prof » ne s’est pas entendu demander dans un nouveau lycée, à la rentrée, « Qu’est-ce que tu vends ? ». C’està-dire « Qu’est-ce que tu enseignes ou apprends aux élèves ? ». C’est en ce sens que, dans notre titre, nous parlons de « philousophes à vendre ». Et non au sens où le poète satirique Lucien avait écrit Philosophes à vendre 26 . Il présentait les auteurs en vogue à l’époque (on dirait aujourd’hui par exemple BHL, Onfray…) comme des pantins « vendus » (dans tous les sens du terme) aux enchères au marché. Malgré le clin d’œil, nous ne présentons pas ici sous un jour pamphlétaire les penseurs dont nous parlons, mais sous leur aspect le plus original, décapant, « drôle » (au sens de spécial), humoristique parfois, volontairement ou involontairement (dans quelques passages par exemple de saint Augustin où il étale sa colère face aux provocations cyniques).
26. Chez J.-J. Pauvert en 1965. Il présente ainsi Pythagore, Démocrite, Héraclite, Socrate, Diogène, Chrysippe, Épicure et sur celui-ci (p. 39) : « Maintenant c’est au tour d’Épicure. Qui veut l’acheter ? c’est le disciple de ce rieur et de cet ivrogne que j’ai mis en criée tout à l’heure ; mais il a un avantage sur eux, il est plus impie : c’est d’ailleurs un délicat, un ami des bons morceaux. LE MARCHAND : Quel est le prix ? MERCURE : Deux mines. LE MARCHAND : Les voici ; mais dis-moi quels sont les mets qu’il préfère ? MERCURE : Ceux qui sont doux et mielleux, particulièrement les figues. »
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Première partie Quelques philosophes avant notre ère
Antisthène ouvrira notre bal. Les cyniques influenceront non seulement le XVIe mais aussi le XVIIIe s. Cf le livre de M. Redeker : Benjamin Lay. Un activiste des lumières. Il fallait continuer par Platon (ce chapitre essentiel et difficile peut être lu à la fin) puisque le précédent ouvrage de la collection aborde la question des présocratiques. On nous en montre ici les raisons en insistant (comme chacun des auteurs essaie de le faire) sur des aspects peu connus et mis sous le boisseau. Parce que tout philosophe est déviant, dissident, hétérodoxe. Et le clinamen dont parle les Épicuriens en est la vivante illustration. Enfin Pyrrhon vint et avec lui… « L’art de ne croire en rien ». Cf l’ouvrage collectif : Le scepticisme de la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle, paru en 2019 chez Agone (traduit par B. Gaultier).
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Chapitre 1 Antisthène : l'éducation violente (J. Bredin) Les temps sont durs pour étudier. Oui, les temps sont durs. Le baccalauréat, fier de son pourcentage d'obtentions plus haut qu'un résultat électoral truqué continue de posséder son pouvoir symbolique entraînant la crainte des élèves de terminale 27 . Ceux-ci, pour autant, ne sont pas au bout de leurs surprises et avant même le terrible examen ronronnant découvrent-ils les joies de l'orientation. Monstre chimérique inventé récemment, Parcoursup demande de montrer patte blanche pour obtenir l'avenir espéré. Il faut tâcher de prouver l'intérêt pour la matière que l'on souhaite approfondir. L'élève qui découvre avec effroi l'épreuve herculéenne de Parcoursup pour son orientation devrait pourtant songer qu'à une certaine époque, l'inscription dans un parcours philosophique pouvait se révéler bien plus douloureuse encore. Ainsi Antisthène28, en son temps, fut-il connu pour son rôle aux deux extrêmes de la formation. Élève motivé, n'ayant pas peur des kilomètres l'éloignant de Socrate, suivant le philosophe jusqu'à sa mort29. Antisthène, une fois maître a décidé de choisir lui-même ses disciples avec une méthode des plus personnelles 27. Selon l'Éducation Nationale, 88,3% des candidats ont obtenu leur baccalauréat en 2018. https://www.education.gouv.fr/cid132822/resultats-dela-session-de-juin-du-baccalaureat-2018.html 28. Antisthène (–444/–365) fut un philosophe athénien, d'origine thrace. Élève du sophiste Gorgias dans un premiers temps, il rejoignit par la suite l'enseignement de Socrate durant une vingtaine d'années, jusqu'à la mort du maître. Il enseigna par la suite à Athènes au Cynosarge, et eu notamment pour disciple Diogène de Sinope. La tradition a ainsi retenu Antisthène comme fondateur du cynisme. Durant sa période active, Antisthène rédigea plus de cinquante ouvrages où on devine une importance exacerbée des questions portants sur le langage, la vérité et la logique. On sait également qu'il s'opposa longuement à l'ontologie platonicienne, notamment à travers le Sathon. De ses écrits, il ne nous reste que des fragments. Les lecteurs curieux pourront débuter par Les Vies et Sentences des Philosophes Illustres de Diogène Laërce, livre VI, chap.1. 29. Platon, Phédon, 59B.
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basée sur l'épreuve physique30. Nous souhaiterions, au cours du temps qui nous est imparti, proposer une initiation à la pensée antisthénienne via l'angle du rapport professeur/élève. Antisthène, maître de Diogène L'anecdote est connue : Diogène de Sinope 31 , le futur cynique, se présente face au socratique, ce-dernier frappe Diogène de son bâton et le menace de lui fracasser le crâne. Diogène lui dit de tenter, jamais coup ne pourra l'empêcher d'écouter celui qu'il a choisi pour maître. Pourtant se trouve ici une grande différence avec Parcoursup : les cours ont déjà commencé. En effet, nous souhaiterions partir de cette anecdote pour montrer la place centrale du πόνος – ponos, c'est-à-dire de la douleur, de l'effort (le terme πόνος implique une liaison forte entre l'effort et la souffrance), dans la pensée antisthénienne 32 . La philosophie d'Antisthène est une pensée où la souffrance est une occasion de liberté, comme nous allons le voir, et en ce sens elle révèle déjà la place future du ponos dans la pensée cynique33. Reprenons le texte de la tradition : « Ἐπεὶ ὁ Ἀντισθένης πολλοὺς προὔτρεπεν ἐπὶ φιλοσοφίαν, οἱ δὲ οὐδὲν αὐτῷ προσεῖχον, τέλος ἀγανακτήσας οὐδένα προσίετο. καὶ Διογένην οὖν ἤλαυνεν ἀπὸ τῆς συνουσίας αὑτοῦ. ἐπεὶ δὲ 30. La sélection des élèves est également un cas typiquement socratique d'éducation. Alors que les sophistes acceptaient n'importe quel élève, pour peu qu'il en ait les moyens, Socrate ne fréquentait que les jeunes gens qu'il estimait apte à suivre son enseignement. Voir Théétète, 151A-E et Lachès, 200D. 31. Né en –413 et décédé en –327, Diogène de Sinope est le philosophe cynique par excellence, faisant de sa vie un manifeste pour la liberté et contre les normes sociales établies. De nombreuses anecdotes, parfois scandaleuses, souvent amusantes, illustrent très clairement le caractère concret de la pensée cynique. 32. Le mot πόνος – ponos peut se traduire par effort/souffrance/ douleur, l'idée même d'un sacrifice présent en vu du futur fait ainsi grandement sens. Ajoutons à cela que le sens premier du terme est un sacrifice quotidien effectué pour les Dieux. Voir notamment Raymond Descat, L'Acte et l'Effort : une idéologie du travail en Grèce ancienne, Paris, Belles Lettres, 1989. 33. Marie-Odile Goulet-Cazet, L'Ascèse cynique, Paris, Vrin, 1986.
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ἦν λιπαρέστερος ὁ Διογένης καὶ ἐνέκειτο, ἐνταῦθα ἤδη καὶ τῇ βακτηρίᾳ καθίξεσθαι αὐτοῦ ἠπείλει· καί ποτε καὶ ἔπαισε κατὰ τῆς κεφαλῆς. ὁ δὲ οὐκ ἀπηλλάττετο, ἀλλ ̓ ἔτι μᾶλλον ἐνέκειτο φιλοπόνως, ἀκούειν αὐτοῦ διψῶν, καὶ ἔλεγε· “σὺ μὲν παῖε, εἰ βούλει, ἐγὼ δὲ ὑποθήσω τὴν κεφαλήν· καὶ οὐκ ἂν οὕτως ἐξεύροις βακτηρίαν σκληράν, ὥστε με ἀπελάσαι τῶν διατριβῶν τῶν σῶν.” ὁ δὲ ὑπερησπάσατο αὐτόν. » « Antisthène, indigné de ce qu'aucun de ceux qu'il avait exhortés à cultiver l'étude de la philosophie, ne venait l'entendre, renvoya tous ses disciples et ferma son école. Il ne voulut pas même y recevoir Diogène. Mais voyant que Diogène n'en était que plus assidu et plus empressé, il le menaça de le chasser à coups de bâton ; un jour même, il le frappa effectivement à la tête. Cependant Diogène, bien loin de se retirer, n'en montra que plus d'opiniâtreté à rester auprès de son maître ; tant il avait à cœur de profiter de ses leçons : "Frappez, lui dit-il, si cela vous plaît ; je vous offre ma tête ; vous ne trouverez jamais de bâton assez dur pour m'écarter du lieu où vous dissertez." Depuis ce temps, Antisthène fut son ami. »34
Ce récit, également présent chez Diogène Laërce35, révèle un lien entre Antisthène et le cynisme. Antisthène, en maître de Diogène, l'aurait déjà formé, dès la première heure, à soutenir les épreuves physiques 36 . Ce lien, entre Antisthène et le cynisme, et à travers lui, l'origine socratique des cyniques, est aujourd'hui des plus discutables 37 . Cette anecdote, dont 34. Élien, Histoires Variées, X, 16, trad. M. Dacier. 35. Diogène Laërce, Vies et Sentences des philosophes illustres, VI, 21. 36. Diogène de Sinope, pour exercer son corps, mais aussi, pour prouver sa liberté s'imposait des épreuves, des πόνοι. Il se roulait dans le sable brûlant durant l'été, embrassait des statues recouvertes de neige en hiver. Pour une longue étude de l'importance des πόνοι dans la pratique cynique, voir MarieOdile Goulet-Cazet, Op. Cit. 37. Fondamentalement la liaison Antisthène-cynisme est entrée dans les croyances suite à une surlecture de Diogène Laërce oubliant que le doxographe n'est pas neutre dans son propos. En effet, le but de Diogène
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l'historicité n'est pas inattaquable n'en demeure pas moins révélateur de la place de la douleur et de l'effort chez Antisthène. Quelques éléments, dans ce récit, se trouvent être centraux, selon nous, et aussi souhaiterions nous montrer au lecteur l'importance de l'épisode dans la compréhension de la pensée antisthénienne du ponos38. Dans le lieu de la lutte entre Antisthène le maître, et Diogène, l'élève, la victoire est obtenue par ce-dernier par sa persévérance. Victoire double puisque Antisthène y décèle alors un homme capable de suivre son enseignement, un homme qui a compris que la souffrance n'est pas un mal39. La persévérance de Diogène est un bien, mais pas seule. Diogène, en effet, est soumis à une épreuve physique. Une épreuve physique nécessaire pour que Diogène puisse montrer qu'il est digne de devenir le disciple d'Antisthène. Cela nous permet de voir à quel point il est nécessaire de subir physiquement un mal
Laërce est de proposer une Histoire de la philosophie qui aurait pour ancêtre commun Socrate, à l'exception d'Épicure, figure triomphante des Vies et Sentences des philosophes illustres. Le cynisme doit alors être une école socratique et obtient ainsi une liaison avec Antisthène, liaison d'autant plus importante que par celle-ci le stoïcisme, forgé par Zénon de Citium, élève de Cratès, lui-même cynique et élève de Diogène de Sinope, obtient ainsi ses lettres de noblesse socratiques. Ainsi stoïcisme et cynisme ne peuvent être socratiques qu'à condition qu'Antisthène soit le maître de Diogène. Le but est bien de créer une cohérence historique à la philosophie, comme étant socratique. Diogène de Sinope fut bien proche d'Antisthène, et on peut parler de lui comme d'un disciple. Pour autant, le cynisme n'est pas une philosophie antisthénienne. Il suffit de voir la place essentielle accordée à la logique dans la pensée d'Antisthène et son absence dans le cynisme pour se convaincre d'une véritable divergence. Voir à ce propos l'étude d'Isabelle Gugliermina Diogène Laërce et le cynisme. Comme le montre Isabelle Gugliermina, Diogène Laërce, pour écrire son livre VI disposait de sources très différentes qu'il a tentés de fusionner. Il aurait accompli des choix, entre ses sources afin de diriger sa propre œuvre dans le sens d'une filiation entre Antisthène et le cynisme pour les raisons que nous avons indiquées. 38. Les nuances entre Antisthène et le cynisme sur la notion de ponos ne seront abordées que partiellement dans cet article. Les deux conceptions, bien que proches, ne sauraient être pleinement confondues. 39. Antisthène déclare ainsi que « la souffrance est un bien », « ὁ πόνος ἀγαθὸν ». Diogène Laërce, Id.
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apparent40 pour obtenir un bien véritable : l'enseignement41. Ce passage montre l'importance du ponos et la suite de notre article va se concentrer sur ce fait. C'est à travers l'effort, la souffrance, le ponos, que l'on accède à la vertu. L'épreuve est ici le moyen d'accéder à un bien véritable (la vertu). Ainsi, ce passage confirme l'importance de l'épreuve physique ainsi que de la persévérance face aux épreuves. Cette dernière étant la clé pour ne plus être « mordu par les souffrances » comme le dirait un cynique 42 . Cette scène montre, tout en démontrant, que la souffrance n'est pas à craindre, car elle est un bien, ce qui permet de prouver sa liberté, non pas de la prouver à autrui, mais bien à soi-même. Sans l'épreuve jamais nous ne pourrions prétendre être libre ni savoir si nous le sommes effectivement. La liberté n'existe que si elle est vécue, c'est-à-dire éprouvée. Le ponos est le lieu où naît la liberté, mais aussi le lieu où elle s'accomplit43. L'élève de Socrate Ce goût de l'exercice dans le rapport entre le professeur et l'élève se trouve peut-être déjà dans l'enseignement socratique d'Antisthène. Ce dernier fut, pendant 20 ans, l'élève de Socrate. À ce titre, il est un des socratiques les plus fidèles. Cette fidélité se retrouve dans les efforts d'Antisthène pour rejoindre son maître. « Οἰκῶν τ' ἐν Πειραιεῖ καθ' ἑκάστην ἡμέραν τοὺς τετταράκοντα σταδίους ἀνιὼν ἤκουε Σωκράτους »
40. Car alors, le mal physique étant la preuve de notre détermination, et ainsi, de notre volonté, est un bien. 41. Isabelle Gugliermina, Op. Cit., Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires de Septentrion, 2006, p.45. 42. Antisthène propose lui-même cette formulation comme nous le verrons. 43. Le point de rupture entre Antisthène et les cyniques se situe sur le rôle de l'intellect : c'est par l'intellect que l'homme s'élève au-dessus de la bête en comprenant que la souffrance présente peut être un bien. La souffrance est donc médiatisée par l'intellect pour Antisthène là où les cyniques ne donnent pas une place de choix à l'intelligence mais préfèrent souligner l'aspect concret de la liberté vis-à-vis de la souffrance. De plus, pour Antisthène, face à la souffrance l'homme dévoile sa vertu, là où les cyniques se concentrent bien plutôt sur l'obtention de la liberté.
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« Comme il habitait le Pirée, il lui fallait faire chaque jour un chemin de quarante stades pour venir entendre Socrate. »44
C'est un long trajet journalier qu'accomplit Antisthène, un trajet difficile, éprouvant. Les chemins ne sont pas aussi plaisants que ceux que nous connaissons, les sandales pas aussi délicates pour les pieds. Antisthène souffre pour venir voir son maître. Mais cela nous apprend plusieurs choses. Premièrement que la relation entre l'élève et l'enseignant est une relation de respect, de fidélité et d'efforts. Antisthène estime que souffrir le trajet est mérité, car il obtient par cela bien plus qu'une souffrance physique, il obtient un savoir véritable. La souffrance n'est pas un mal, et à ce titre, on peut douter qu'un délicat comme Aristippe de Cyrène45 aurait fait pareil trajet. L'éducation de l'âme est également une éducation du corps. Non pas que l'âme dépende du corps mais bien parce que tous nos propos sur la contenance, la maîtrise de soi, la fermeté n'ont aucune réalité si nous ne sommes pas effectivement capables de vivre fermement. Notre corps est une épreuve au sens où c'est par lui que nous prouvons notre force. Et cette force est celle de l'intellect sur le corps46. Ainsi la souffrance est une chance, car elle est la mise en pratique d'une connaissance. Elle est l'application d'une théorie sur la vertu, sur la liberté. Or l'union de la théorie, logos – λόγος, et de la pratique, ergon – ἔργον, est l'acte du sage, dont Socrate est la principale représentation47. 44. Diogène Laërce, Id., trad. Zevort. 45. Philosophe socratique (–435/–356) connu pour sa pensée hédoniste. Bien que considéré comme mineur, nous considérons qu'il s'est fortement opposé à Antisthène sur la question de la sensation et du rapport entre plaisir et souffrance. La pensée cyrénaïque, fondée par Aristippe, valorise le plaisir présent, sans chercher une juste régulation de nos désirs et la préférence de plaisirs simples comme l'épicurisme. 46. La supériorité évidente de l'esprit sur le corps, malgré la forte valorisation de ce-dernier, disparaît au sein du cynisme. Le corps est pour Antisthène une chose bonne et, en ce sens, il s'oppose à Platon. Mais pour autant, il ne nie jamais la grandeur de l'esprit, capable de nous élever au-dessus de la simple sensation présente. 47. La distinction entre la théorie et la pratique se retrouve notamment dans le Lachès de Platon, où les généraux Lachès et Nicias représentent à propos du courage, la pratique pour le premier et pour le second, la théorie. Les deux
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Bien que faisant prétention d'ignorance, Socrate agit vertueusement et sait ce que n'est pas la vertu. En ce sens, et au moins de manière négative, il connaît la vertu. Ainsi la souffrance a une valeur centrale pour Antisthène, mais une valeur médiatisée, comme nous le rappelle le fragment du Héraclès d'Antisthène, rapporté par Thémistius : « Ait enim Promethea Herculi ita locutum esse : vilissimus est labor tuus, quod res humanae tibi sunt curae, sed tamen curam eius, quod iis maioris momenti est, deseruisti. perfectus enim vir non eris, priusquam ea, quae hominibus sublimiora sunt, didiceris. si ista disces, tunc humana quoque disces; sin autem humana tantum didiceris, tu tamquam animal brutum errabis. » « Il dit en effet que Prométhée parla ainsi à Héraclès : Ton effort est dénué de toute valeur, parce que tu te soucies de choses humaines, mais que tu as négligé de te soucier de ce qui a une plus grande importance. En réalité, tu ne seras pas un homme parfaitement vertueux avant d'avoir appris ce qui se situe plus haut que les hommes. Si tu apprends de telles choses, tu connaîtras aussi les choses humaines ; si en revanche tu n'apprends que les choses humaines, tu erreras comme une bête brute. »48
Ce qui sépare l'homme des bêtes est l'intellect. Or c'est par l'usage de l'intellect que l'humain peut s'élever, notamment face aux souffrances. Là où les cyniques prétendront un retour à l'animalité, ils ne comprennent pas que, ce faisant, ils devraient renoncer à toute souffrance, car toute bête refuse de souffrir. Or, nous voyons les cyniques accepter volontairement de souffrir et même rechercher la souffrance49. L'acceptation de la souffrance n'est possible pour l'homme et ne se trouve être un bien que par la conscience de ce qui se joue vraiment : la vertu reconnaissent en Socrate la présence de la théorie et de la pratique. Sur le lien entre la vertu théorique et sa mise en pratique chez Socrate, voir Louis-André Dorion, L'Autre Socrate, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p.389. 48. Thémistius, De la Vertu, 43, trad. Aldo Brancacci. 49. Antipater de Sidon, Anthologie Palatine, VII, 413 ; Diogène Laërce, Op. Cit. ; Empereur Julien, Discours, IX, 199A ; Plutarque, Moralia, 499D.
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est dans la fermeté face à la souffrance. C'est dans la souffrance présente que naissent les biens : en souffrant présentement nous pouvons obtenir un plaisir futur50, en souffrant présentement nous nous entraînons pour les dangers futurs, en souffrant présentement nous exerçons notre liberté et prouvons notre vertu. Ainsi ce qui peut sembler n'être que des détails de vie nous servent en réalité d'indications à replacer dans la pensée globale d'Antisthène pour mieux saisir l'importance de la souffrance. Nous pouvons donc conclure que si Antisthène est prêt à menacer Diogène, ce n'est que pour voir si le prétendant à son éducation a compris la leçon la plus fondamentale, celle sans laquelle aucun enseignement ne peut réussir : il n'y a pas à craindre la souffrance, elle est le lieu où nous prouvons notre liberté et notre vertu en lui résistant. Quiconque prétend s'éduquer, devenir un homme meilleur, doit être prêt à souffrir, comme Diogène face au bâton, comme Antisthène marchant chaque matin. Quelle valeur ont des connaissances obtenues sans difficulté, qui ne saurait donc prouver l'effort et la volonté du prétendu savant ? Celui-ci risquerait plutôt de ne vivre que dans la théorie et tout ignorer de la pratique. Les souffrances ne sont pas à craindre pour qui s'y est préparé, au contraire, comme le souligne Antisthène : « elles ne mordent que les gens qui n'en ont pas l'habitude »51. La rivalité entre camarades Un dernier point peut être remarqué ici. Nous avons évoqué Antisthène comme maître, comme disciple, mais non point encore comme camarade. Antisthène ne fut évidemment pas le seul socratique. Si l'on ne retient, dans la grande majorité des cas, que Platon, il ne faut pas sous-estimer le florilège des 50. Nous ne développerons pas ce point ici, mais Antisthène, loin d'être opposé à tous les plaisirs, conçoit l'obtention de plaisirs par la souffrance comme une certaine forme vertueuse d'hédonisme. En ce sens il s'oppose frontalement à la conception cyrénaïque de son condisciple Aristippe pour qui tout bien n'est que dans la sensation présente. Antisthène déclare ainsi : « il faut poursuivre le plaisirs résultant d'un effort, et non celui qui le précéde », Stobée, 29, 65, trad. Léonce Paquet. 51. Gnomologium Vaticanum, 1, trad. Léonce Parquet.
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élèves de Socrate actifs en Grèce. Surtout, l'on aurait tort de penser qu'ils étaient des auteurs mineurs52. Antisthène, de son vivant, est un auteurprolifique et, pour ne pas en douter, il nous suffit de voir le nombre de confrontations qu'il a eues avec Platon. La plus connue est sans nul doute l'anecdote du Sathon. Antisthène aurait cherché à réfuter la théorie des intelligibles de Platon, refusant l'existence d'une Idée de Cheval, ne voyant que des chevaux. Une controverse aurait éclaté entre les deux anciens amis. Antisthène aurait alors écrit un texte portant le nom de Sathon pour s'opposer au fondateur de l'Académie, jouant sur la proximité sonore, le mot Platon et sur la vulgarité du terme53. Platon n'aurait pas goûté la plaisanterie et le Phédon aurait été, entre autres choses, un moyen de régler ses comptes avec Antisthène54. Pourtant ce n'est pas la seule controverse entre Antisthène et Platon. Nous pourrions aller jusqu'à dire qu'Antisthène est le principal adversaire de Platon, tout le long de son œuvre55. On peut bien entendu penser au Théétète56, mais d'autres dialogues peuvent ainsi s'ajouter à la longue liste des textes visant par 52. Voula Tsouna McKirahan, The Socratic Origins of the Cynics and the Cyrenaics, in The Socratic Movement, Cornell, Cornell University Press, 1994, p.373. 53. Platon signifie en grec « large épaule » et la tradition rapporte que ce n'aurait été qu'un surnom. Sathon pour sa part signifie « pénis » mais avec une vulgarité exacerbée que l'on pourrait traduire par « bite » ou « chibre ». On comprend dès lors le côté agressif d'un tel titre. 54. Marwan Rashed, Platon, Sathon, Phédon, in Elenchos XXVII, Bibliopolis, 2006, p.117-122. La théorie de Marwan Rashed, que nous rejoignons pleinement, est que l'interlocuteur anonyme du Phédon serait Antisthène, sa question étant, en effet, signe d'une balourdise liée à son incompréhension de l'ontologie platonicienne présentée à ce moment du dialogue. Nous pensons également que l'ensemble du Phédon vise, dans différents passages, les autres socratiques, Platon profitant du récit de la mort du maître pour lui-même couper les liens avec les autres disciples, prouvant qu'ils se sont égarés. 55. Aldo Brancacci, Antisthènes et la tradition antiplatonicienne au IVe siècle, in Contre Platon, tome I, Paris, Vrin, 1993, p.31. 56. La troisième définition du Théétète, en 201C-202C est celle d'Antisthène. Platon déconstruit celle-ci de 203A à 210B. Voir à ce sujet Aldo Brancacci, Antisthène, la troisième définition de la science et le songe du Théétète, in Socrate et les socratiques, Paris, Vrin, 2001, p.356-366.
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étapes Antisthène: le Sophiste57, le Parménide58,l'Euthydème59, la République60, le Gorgias61. Le lecteur perspicace aura alors compris, face à la grandeur des références platoniciennes à Antisthène, que le présent article n'est qu'un petit point, dans la gigantesque galaxie de la compréhension des rapports entre les socratiques. Ainsi notre propos aura pu sembler microscopique. Et il l'est ! En effet, dans l'amas gigantesque que représente Antisthène, nous avons pris la décision de nous concentrer sur le système de la sensation, de nous arrêter sur la planète ponos et de ne voir qu'une brève parcelle du propos. Cette parcelle est un extrait de nos recherches actuelles, non encore publiée, visant à présenter les querelles des socratiques sur les questions de la sensation62. Nous espérons que le présent article permettra d'éveiller les curiosités, de pousser le lecteur à lire les fragments d'Antisthène63 et d'amener les plus curieux à lire les articles 57. Platon se moque de son ancien condisciple dans le passage 251A-D. Nous voyons une seconde allusion en 264B, sur la question de penser et dire le faux. Certains commentateurs ont également vu un portrait d'Antisthène en 246A-B mais nous pensons pour notre part que Platon fait référence aux atomistes. 58. 132B-C où la discussion sur l'existence des formes permet de critiquer les thèses antisthénienne. Aldo Brancacci, Antisthène, Le discours propre, Paris, Vrin, 2005, p.165-168. 59. 283E-284C, sur la possibilité de dire ce qui n'est pas ; 285D-E & 287E288B, sur l'auto-réfutation de la thèse de l'impossibilité de la contradiction. 60. La figure de l'entraînement physique exagéré, donnant une priorité du corporel sur le spirituel nous apparaît comme une critique envers Antisthène. La forte présence du mot ponos plutôt rare dans le reste du corpus platonicien est révélateur de l'importance du passage. Toute cette thématique porte une forte connotation antisthénienne. On se rapportera aux passages 371, 380E, 410B-D, 411B-C, 413D, 486C, 502E-503E, 526C, 531D et 535B. 61 . Nous interprétons le personnage de Calliclès comme une figure chimérique, contenant des positions adverses exacerbées dont celles d'Antisthène sur la souffrance comme un bien, particulièrement en 494B-C. 62. Questions qui prennent la forme d'une interrogation sur le plaisir, la souffrance et le rapport au temps. 63. Le recueil Les Cyniques grecs, fragments et témoignages, collecté par Léonce Paquet, est un précieux outil pour découvrir Antisthène et les cyniques qui, sans être ses héritiers, ont une inspiration antisthénienne.
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désignés par nos soins dans le présent écrit, ceux-ci fournissant un aperçu de l'état actuel de la recherche.
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Chapitre 2 Platon, les disciples de Diotime (M. Chifflot) Platon figure parmi les philosophes les plus souvent lus ou commentés. Vingt cinq siècles n’auront pas terni son aura et il resplendit avec son maître Socrate, tel un « père » de la philosophie. On ne saurait, en effet, mentionner Platon sans Socrate et c’est un des premiers aspects qu’il convient d’évoquer. Le second s’ensuit car il concerne le caractère dialogique de ses discours et la cohérence de son œuvre, chaque dialogue est presque un monde à lui seul, tant il est vrai qu’il concerne un problème bien précis et peu sembler, de ce fait, diverger des autres voire les contredire jusqu’à un certain point ainsi La République et Les Lois préconisent-elles deux modèles politiques assez différents mais nous admettrons la raison de ces nuances appropriées. Le troisième point concerne le non dualisme platonicien et c’est ce que nous soulignerons à partir du constat hyper-tragique de la condition humaine encavernée et de la souffrance occasionnée par la démangeaison libidinale. Tout est déjà magnifiquement énoncé dans les différents dialogues de Platon, qui sont autant de points de vue sur l’Être que l’Antiquité grecque pouvait adopter. Ces réflexions transversales suivront toutefois une introduction biographique qui se veut indicative de la voie royale choisie par le créateur de l’Académie. - Quelques rappels biographiques - Socrate et Platon. De la philosophie comme discipline. Et… Diotime - Du désir au Bien. Le non dualisme platonicien. - D’un dialogue à l’autre. À la faveur des Dieux.
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La vie, les œuvres Platon est né en 427 av. J-C., à Athènes dans le dème64 de Colyttos. Sa famille était illustre. Par son père, il descendait du roi Codros, par sa mère, de Solon, le célèbre législateur. Prénommé Aristoclès, il fut par la suite surnommé Platon à cause de sa corpulence. Il bénéficia d’une excellente éducation tant physique que littéraire Il fut vraisemblablement l’élève de Cratyle, un penseur héraclitéen. À vingt ans, il rencontra Socrate, qui avait soixante-trois ans, et il suivit ses enseignements jusqu’à la mort de celui-ci. Cette rencontre fut sans doute un bouleversement radical. Platon brûla les tragédies qu’il avait écrites et il se convertit à la philosophie, qui était alors un genre de vie engageant tout l’individu. À la mort de Socrate (399), à laquelle il n’avait pu assister, il partit à Mégare où il demeura environ trois années. Ce séjour le convainquit peut-être de l’identité de l’Un et du Bien et de l’importance de la dialectique. Il revint à Athènes où il servit dans la cavalerie en prenant part probablement aux campagnes de 395-394, dans la guerre de Corinthe. Il se rendit ensuite en Egypte (390) et c’est sans doute là qu’il découvrit et assimila maintes doctrines orientales. Puis il séjourna à Cyrène où il fréquenta Aristippe et Théodore. En Italie, il rencontra la tradition éléate et les Pythagoriciens. Il acquit les livres de Philolaos et suivit aussi les enseignements d’Archytas. Il acquit de toutes ces études la conviction que l’essence du réel et la structure du monde sont mathématiques, comme l’attesteront maints textes mais la conception pythagoricienne des nombres étant assez différente de la nôtre, nous peinons à nous représenter la richesse symbolique qui s’y associait. C’est en Sicile que Platon fit la connaissance d’Epicharme, poète comique, ainsi que de Sophron, tous deux auteurs de spectacles philosophiques dont il appréciait les formes et les contenus significatifs. À cette époque, la Sicile était gouvernée par Denys 1er dont le beau-frère, Dion, s’intéressait à la philosophie. Ce dernier embarqua Platon sur un navire spartiate lequel dut faire escale à Egine, qui guerroyait alors contre 64. Un dème était une subdivision territoriale de la cité athénienne, qui comportait une centaine de dèmes urbains et ruraux.
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Athènes. Platon fut fait prisonnier, vendu comme esclave, racheté et libéré par Annicéris, un cyrénaïque. Ces rencontres et ces aventures forgèrent le caractère et la pensée de Platon qui, de retour à Athènes vers 388, songea à fonder son Académie, où il enseigna jusqu’à sa mort. Cette institution forma des philosophes et des hommes politiques. Isocrate dirigeait alors une autre école, concurrente. Lorsque Denys 1er mourut, Dion et Platon mirent leurs espoirs politiques en son neveu Denys II, qui paraissait enclin à la philosophie. Platon retourna en Sicile à deux reprises, en 366 et en 361. Mais l’entreprise tourna mal et Dion fut exilé, Platon étant renvoyé par le tyran. Au terme d’un troisième voyage, Platon vint plaider en faveur de Dion auprès de Denys, qui le captura. Cette fois là, Platon fut sauvé par Archytas. L’expérience politique de Platon est donc bien réelle. Il a pu analyser concrètement les façons et les effets de la tyrannie et mesurer l’écart entre la théorie et la pratique, mesure dont La République et Les lois tirent des leçons dissemblables mais aussi en raison de problématiques différentes. Il mourut en 348/7. On a beaucoup disputé à propos des œuvres de Platon que des recopiages ont conduites jusqu’à nous. L. Brandwood65 a proposé la chronologie suivante : IA - Dialogues qui précèdent ou suivent la mort de Socrate : Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthyphron, Petit Hippias, Ion, Lachès (ordre alphabétique). IB - Dialogues contemporains de la période qui précède ou suit la fondation de l’Académie : Le Banquet, Cratyle, Euthydème, Gorgias, Grand Hippias, Lysis, Ménéxène, Ménon, Phédon (ordre alphabétique). II - République I-X et Parménide (composés en même temps), Théétète, Phèdre (ordre chronologique). III - Timée, Critias, Sophiste, Politique, Philèbe, Lois I-XII, Epinomis, Lettres I-XIII (ordre chronologique)66. 65. Word-Index to Plato, 1976. 66. Certains textes comme Clitophon, Minos, Théagès, etc., sont considérés comme apocryphes. Luc Brisson a, quant à lui, fait le choix d’éditer tous les textes disponibles par ordre alphabétique sans préjuger de leur authenticité
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Socrate et Platon. De la philosophie comme discipline. On ne saurait évoquer Platon sans mentionner Socrate, qui fut son principal maître et qui est le personnage cardinal de tous les dialogues. À l’instar de la philosophie indienne, qui donne au maître (guru) une place prépondérante, la pensée de Platon demeure empreinte de la marque magistrale que Socrate, le taon des Athéniens, grava dans l’œuvre de son éternel disciple. Ce duo s’en trouva d’autant plus conforté que Platon fit le choix de mettre constamment Socrate en scène dans ses écrits, dont la forme dialogique et dialectique sut valoriser la puissance maïeutique67. Si l’on admet que seuls les premiers dialogues sont proprement « socratiques », le maître n’en est pas moins présent dans la plupart de ceux-ci bien que, dans Les Lois (et quelquefois ailleurs), ce soit l’Étranger d’Athènes qui conduise l’investigation. Cette omniprésence pourrait nous faire penser que Platon se contente de restituer les enseignements de Socrate mais ce n’est pas ainsi que la postérité a entendu les Dialogues. Les rencontres et les voyages que Platon a effectués ont très certainement enrichi et travaillé l’initiation que Socrate avait prodiguée et qui a durablement inscrit Platon dans une vision éthique convaincante. Socrate, puis, Platon ont, en effet marqué la philosophie comme éthique en la subordonnant à l’intuition réelle du bon (agathon), le bien absolu déterminé comme fin de l’activité philosophique. Si les premiers dialogues montrent un Socrate questionneur et embarrassant, les ouvrages suivants se font plus affirmatifs quant aux vertus et valeurs cardinales susceptibles d’orienter nos vies et bon nombre de nos convictions viennent de cet enseignement qui a progressivement imprégné la culture européenne et la culture universelle. Si Lao Tseu est, en Chine, le pendant de Socrate, et, si leurs enseignements se rejoignent sans se ressembler, c’est aussi parce que cette période axiale est le moment des afin de laisser le lecteur juger librement. Platon, Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008. 67. Ou l’art d’accoucher du vrai, en interrogeant les adversaires pour qu’ils prennent conscience des contradictions latentes en leurs opinions ou pour mettre les interlocuteurs sur la voie de la résolution de problèmes, voire du constat d’apories.
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premières grandes révélations éthiques, les hommes ayant commencé à s’éloigner des dieux et à se retourner vers la source intérieure de leur pensée. Si Socrate a éveillé la conscience philosophique de l’homme et appelé les meilleurs athéniens au choix de vie philosophique, c’est Platon qui a fondé la philosophie en tant qu’institution, avec l’Académie, qui est le modèle de nos universités et, ce faisant, il a aussi créé une École qui sut durer jusqu’à sa fermeture par Justinien en 529. En reconnaissant la structure mathématique du réel, notamment du plan « matériel », Platon a disposé les phénomènes à l’investigation scientifique qui formalise et quantifie les relations, il a souligné l’importance des rapports et des proportions, qui permettent de comprendre la relativité de toute chose sans pour autant négliger la prééminence du genre intelligible et ce, dans l’intuition de l’identité essentielle du bon, du beau et du vrai, hypostases dont La République et Le Banquet nous laissent pressentir l’attrait. Une discipline C’est à partir de cette filiation socratique et platonicienne que la philosophie a pu s’instaurer comme discipline, dans tous les sens que peut prendre ce terme. D’abord parce qu’elle est transmission de disciple à disciple, dans une sorte de dialogue continu de génération à génération, dans une tradition vivante ouverte à la discussion, à la parole vive, car l’enseignement de Socrate était oral et cette oralité marque premièrement la philosophie. Ensuite, par ce qu’elle est ascèse et oblige à se discipliner, à réfréner ses pulsions, à ordonner son âme sous la gouverne du nous68, cette partie rationnelle de l’âme dont nous constatons l’effectivité par la pratique dialectique jusqu’à l’intellection du bien. Enfin, parce qu’elle se distingue radicalement des autres activités intellectuelles, mathématiques ou musicales par l’originalité de sa méthode et de son « objet », en faisant de la question et du questionner la singularité de sa démarche jusqu’à 68. Le nous c’est l’Intellect, la raison sous son aspect intuitif et non seulement logique.
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la mise à jour des principes et valeurs, au-delà de la phusis et de la science s’y rapportant. Mais ni Socrate ni Platon ne réduisent la démarche et le champ dialectique à ce qui serait susceptible d’être catalogué définitivement. Dans cette mesure, l’activité philosophique est éminemment concrète et chaque dialogue s’inscrit concrètement dans les circonstances et les paysages de la vie de la Cité. La langue grecque aide à cette concrétion et à cette détermination de toute chose ; loin d’être abstraite, la philosophie s’ente sur les particularités de notre vécu, qui font toutes sens et rutilent dans l’atmosphère solaire de l’Attique. Cette discipline nouvelle (et désormais vieille de plus de vingtcinq siècles) a définitivement libéré les hommes de toute emprise tyrannique, en autorisant l’usage de la raison à tous les niveaux et sur tous les plans de l’existence. Elle est aussi la première qui ait osé défier le pouvoir politique car Socrate est allé jusqu’à la mort pour témoigner de l’importance de la vérité tandis que Platon a su mettre en évidence les mécanismes qui dégradaient la cité juste et la transformaient en tyrannie, après avoir dégradé la liberté en licence. La philosophie est, dans cette mesure, la seule discipline qui puisse élaborer une véritable science du politique et qui puisse maintenir un droit rationnel en face d’un droit circonstanciel, peu ou prou arbitraire, pour le tancer ou le guider. Le paradigme de La République paraît d’ailleurs destiné davantage aux gouvernants qu’aux gouvernés, dans la mesure où il rappelle au roi l’exigence de justice69 et les châtiments que l’au-delà réserve aux tyrans des peuples. Et Diotime ? Il serait injuste de mentionner Socrate et Platon sans honorer la figure de Diotime, qui nous livre la clé du mystère de l’amour donc de la vérité de la vie. L’apparition de Diotime dans ce texte majeur révèle aussi la face occultée de l’inspiration socrato-platonique. Et il convient de rappeler les circonstances et la teneur de cette apparition. 69. La justice n’est toutefois pas nécessairement l’égalité, elle est plutôt harmonie des parties de l’âme et de la cité, domination de la partie rationnelle de l’âme sur les pulsions et les désirs irrationnels.
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La question de l’amour est évidemment capitale car c’est de l’amour que procèdent nos vies et c’est l’amour qui leur donne leur saveur. La chanson populaire nous a dit que « sans l’Amour nous n’étions rien du tout »70 et ni Socrate, ni Platon ne contrediront ce truisme dont Diotime explicite les raisons. Diotime intervient dans la vingt-deuxième partie du Banquet après qu’on a entendu (ou lu) les six discours préliminaires sur l’amour dont Socrate a dégagé quelques contradictions et vérités, notamment que « ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour »71 mais aussi que « si l’Amour manque de beauté et si la beauté est inséparable de bonté, il manque aussi de bonté » 72 . Pour continuer devant ses interlocuteurs médusés, Socrate s’efface : « pour vous réciter le discours sur l’Amour que j’ai entendu jadis de la bouche d’une femme de Mantinée, Diotime, laquelle était savante en ces matières et en bien d’autres. »73. Cet effacement est triplement remarquable, d’abord parce qu’il laisse la place à une femme et atteste l’absence de préjugés sexistes chez Socrate et Platon - qui rapporte le fait en mettant Diotime au centre et au sommet de l’initiation philosophique. Ensuite, parce que cela confirme la dimension disciplinaire de la philosophie, Socrate se présente comme le disciple de Diotime : « c’est elle qui m’a instruit sur l’amour, et ce sont ses paroles que je vais essayer de vous rapporter ». Enfin, parce que la philosophie cesse d’être une affaire d’hommes, dans le contexte sexiste de l’époque et du monde grec, si la philosophie est amour de la sagesse ou sagesse de l’amour devenu amitié (philia), la question de l’amour est primordiale et elle tient toutes les autres or c’est une femme qui en a connaissance et la philosophie, en tant que discipline amoureuse trouve en une femme la clé de l’énigme existentielle la plus pressante. Comment éros peut-il devenir philia ? Comment pouvons-nous donner au Désir l’objet qui le comble sans l’annihiler ? C’est
70. Et saint Paul, lui-même, a renchéri, cinq siècles après Platon, : « Sans l’Amour, je ne suis rien. » 71. 200 e, p. 61, traduction E. Chambry. 72. 202 c, ibidem 73. 201d, p.62, op. cit.
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Diotime 74 , une étrangère, qui livrera la solution, dont le processus sublimatoire, ultérieurement revalorisé par la psychanalyse, est la substantifique composante. Que Platon se serve de Diotime pour énoncer des propos philosophiques attribuables à Socrate mais qui sortent en réalité de son stylet est très significatif de cette triple inscription disciplinaire dont la source est vision de la valeur et dont l’Amour sublimé (platonique) est le moteur. « Si la vie vaut vraiment la peine d’être vécue, cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, c’est à ce moment où l’homme contemple la beauté en soi. Si tu la vois jamais, que te sembleront auprès d’elle l’or, la parure, les beaux enfants et les jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui, toi et bien d’autres […] Ne crois tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant ainsi le beau avec l’organe par lequel il est visible, il sera le seul qui puisse engendrer, non des fantômes de vertu, puisqu’il ne s’attache pas à un fantôme, mais des vertus véritables, puisqu’il saisit la vérité ? Or c’est à celui qui enfante et nourrit la vertu véritable qu’il appartient d’être chéri des dieux et, si jamais homme devient immortel, de le devenir aussi »75. Vers la beauté C’est donc une femme, peut-être une prêtresse, qui révèle à Socrate la voie royale de l’amour qui permet de passer sans douleur des beaux objets particuliers des sens, impermanents et inconstants, à la source du beau, à la beauté elle-même, à la vision de la valeur inconditionnée, hypostase du bon et du vrai. Le plaisir esthétique, qui intuitionne la forme transcendante de la beauté, la « structure » essentielle de tout le beau réel et possible, peut de proche en proche s’élever jusqu’à l’intuition pure de sa cause mais il est capital de souligner que Diotime et Platon ne parlent pas ici d’un plaisir esthétique éprouvé pour un objet inanimé car c’est le plaisir esthétique que l’amour attise 74. Rappelons la note d’E. Chambry, eu égard à la réalité historique de Diotime, note 46, p. 179 : « Nous avons sur elle deux témoignages anciens, l’un de Proclus, qui la met au nombre des Pythagoriciens, l’autre du scholiaste d’Aristide, qui raconte qu’elle fut prêtresse de Zeus lycien, adoré en Arcadie. » Il y aurait beaucoup à écrire à propos de cette dernière hypothèse et de ce qu’elle engage symboliquement. 75. 212a, p. 73, op.cit.
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puisque l’amour trouve (et rend) beau l’aimé ou parce que la beauté de l’aimé arrache l’amant à la vulgarité de l’existence ordinaire. L’Amour fait faire de beaux discours mais il projette aussi sur ce qu’il touche l’aspirante et merveilleuse beauté, simple, universelle, éternelle. Ce que décrit Diotime est une expérience pédagogique qui tire l’impétrant vers des « objets » de plus en plus subtils et sublimes sans contrarier vraiment le principe de plaisir. La voie de l’amour est douce et continue. On passe insensiblement d’un beau corps à la beauté qui les informe tous, puis, de la beauté des corps à celles des âmes, puis des actions, puis, des lois, puis, des sciences, puis au fait que « tourné désormais vers l’Océan de la beauté et contemplant ses multiples aspects, il enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours ». Diotime désigne ici la fécondité symbolique des poètes, philosophes et autres auteur(e)s de logoi, de paroles véridiques et profondes : « et les pensées jailliront en abondance de son amour de la sagesse ». Il y a là une source d’inspiration inépuisable et qui dispense les belles œuvres jusqu’à un point de contemplation quasi ineffable : « jusqu’à ce qu’enfin son esprit fortifié et agrandi aperçoive une science unique, qui est celle du beau. ». Mais du beau et de la beauté, il est précisément question dans la philosophie, qui comble son adepte. Dans cette mesure, la philosophie platonicienne, diotimique en l’occurrence, est positive, elle débouche sur une réjouissance sans défaut. L’intuition qui s’opère est décisive et elle vient ensuite éclairer tout le réel, qui s’y rapporte comme à sa source. L’expérience du bien sera analogue mais, nous le verrons, la voie de la connaissance est plus douloureuse et plus discontinue, l’amour, ce daimon, 76 cet intermédiaire, fils du manque et de l’habileté (car il a idée du beau et de la voie d’accès) est donc le meilleur guide que nous puissions trouver à condition de ne pas empêcher son essor. L’unité et l’unicité des valeurs-principes est clairement déductible de la sublimation esthétique car, par delà le sensible, la beauté contracte aussi le juste, le bien et le vrai, qui se révèlent dans les belles lois, les 76. C’est ainsi que Socrate et Diotime le déterminent, il tient le milieu entre la science et l’ignorance et c’est pourquoi l’amour est philosophe.
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belles actions et les belles sciences. Cette identité est également patente dans la langue française ou bien d’autres, par exemple, lorsque nous qualifions de « belle » une action héroïque ou lorsque nous fustigeons un acte immoral en disant « ce n’est pas beau ». Il y a donc une beauté morale, elle est même le point culminant de la beauté, qui n’est pas réservée à la sphère esthétique, sensorielle, mais qui traverse tous les plans, à partir du plan causal et principiel. La voie de l’amour nous propulse, dès lors, presque sans douleur, du sensible à l’intelligible, ou plutôt à l’intellection suprême de cette valeur-principe transversale qui traverse la manifestation en provoquant l’amour. L’amour, à la différence du simple désir, qui se contente de consommer son objet, tend à s’unir éternellement à ce dernier77, il aspire à la possession du beau, qui est aussi le bon. Il trouve dans la contemplation sa satisfaction continue car l’amour dure dans son attachement à l’objet suprême, enfin trouvé. Il reste une autre voie moins douce, qui est celle de la connaissance et c’est cette voie que La République met en évidence dans le cadre d’une problématique qui est celle de la justice, une vertu éthico-politique qui ne peut manquer de préoccuper tous les êtres humains, à commencer par les gouvernants qui sont responsables de la vie de la Cité et qui en rendront compte dans l’au-delà. Du désir au Bien. Le non dualisme platonicien. Le désir, s’il se transmue en amour nous emmène jusqu’au beau, mais il faut qu’il se laisse sublimer. Cette sublimation n’est pas spontanée, elle suppose une facilité à changer d’objet et surtout de niveau, la sublimation implique une sorte 77. 204 a-e. L’amour tend à la possession éternelle du Bien. Titrage de Léon Robin, pp. 56-57, in Platon, Œuvres complètes, Le Banquet, Les Belles Lettres, Paris, 1999. « La possession des choses bonnes fait le bonheur des gens heureux » « ἀγαθῶν oἱ εὐδαίμoneς εὐδαίμoneς » 205a. Cette formule elliptique se traduit littéralement par « des (choses) bonnes les gens heureux (sont) heureux » : Ce qui rend heureux les heureux, c’est (la possession) des (choses) bonnes. Là encore, la positivité eudémonique de Platon s’affirme à partir d’une équivalence du beau et du bon. Il n’est pas de vrai bonheur dans le mal et la beauté véritable est également bonté.
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déplacement et une aptitude à passer d’un plan à l’autre or le désir tend à se fixer, il est répétitif, éventuellement compulsif et le sujet peut s’enfermer dans l’érotisme en s’obnubilant d’un plaisir particulier. Le livre I de La République évoque à cet égard l’amour tyrannique dont Céphale se réjouit d’être libéré grâce au parti que sa vieillesse lui a permis de prendre. « À l’égard des sens, la vieillesse apporte beaucoup de paix et de liberté. Car, lorsque les désirs se calment et se détendent, le mot de Sophocle se réalise pleinement : on est délivré de maîtres innombrables et furieux. » 78 . La République montre qu’il existe plusieurs sortes de désirs dans l’épithumia, des désirs dociles mais aussi des désirs féroces et que la justice interne consiste à soumettre les désirs féroces à la partie rationnelle de l’âme79. Le sujet est divisé, le choix s’impose et la réduction libidinale n’est pas toujours bien vécue, car la plupart « se lamentent, regrettent les plaisirs de la jeunesse, et se rappelant ceux de l’amour, du vin, de la bonne chère et les autres semblables, ils s’affligent comme gens privés de biens considérables 80. Il importe donc au premier chef de déterminer quels sont les faux et les vrais biens afin d’appliquer son désir à ces derniers. La question centrale devient dès lors « Qu’est-ce qui est bon ? ». Quel critère permettra de reconnaître le bon du mauvais ? Le désir peut se fourvoyer car il peut s’orienter mal, le relatif optimisme du Banquet cède la place à l’inquiétude, voire aux affres qui assaillent le sujet en fin de vie lorsqu’il est trop tard pour se rééduquer, lorsque les jeux sont faits et que les désirs sont restés enkystés dans les faux biens. Prisonniers de nos désirs, nous ne parvenons pas même à imaginer d’autres objets. Ainsi meurt misérablement celui qui continue de se contorsionner autour de ses illusions perdues. La philosophie offre une autre voie qu’il convient de prendre assez tôt pour y 78. La République, Livre I, 329b. 79. Livre IX, 588d. L’image de la « bête multiforme et polycéphale ayant, disposés en cercle, des têtes d’animaux dociles et d’animaux féroces », illustre cette dualité libidinale et signifie clairement le conflit qui peut opposer la part humaine à la part bestiale, agressive et concupiscente du psychisme inconscient mais aussi la distinction des pulsions vitales et des pulsions agressives. Le dualisme pulsionnel est bien conçu par Platon. 80. 329b, p. 76, traduction Baccou.
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conformer sa vie car la philosophie est choix de vie, elle n’est pas seulement une posture intellectuelle, elle est conversion du désir, réorientation, précisément, en vue du bien, dans tous les sens que le « en vue » peut prendre car le bon, le bien81, se révèlera, terme, finalité et objet suprême, sublime, à l’instar de la beauté qu’offrait le Banquet, mais c’est un drame bien particulier qui nous y mène, un arrachement que le mythe de la caverne a charge de figurer. De la caverne au soleil Ce texte allégorique82 magnifique est victime de son succès car, à force de le lire, nous en oublions la saveur et l’incomparable justesse, au point de négliger ses significations les plus vives. Le mythe met en scène des prisonniers enchaînés et captivés par la projection des ombres sur une paroi, ils tournent le dos à l’issue et au soleil, qui, par-delà leur obscur séjour, brille éternellement. Platon imagine qu’on forcera un prisonnier à se déchaîner et à se retourner pour sortir de cette caverneuse pénombre et entreprendre une anabase libératrice. Tout est significatif dans ce procès qui restitue bien les difficultés de la voie de la connaissance. Connaître c’est s’arracher à l’ignorance, qui nous fait prendre des ombres pour des réalités, c’est se convertir, c’est souffrir et c’est éprouver l’inconfort de l’éblouissement, cette confusion cognitive au moment du passage à la lumière, à l’évidence logique et ontologique. Nous regimbons. Il est également intéressant de souligner la contrainte, voire la violence, faite à l’impétrant qu’on « force ». La connaissance suppose, en effet, l’action 81. Pour une analyse complète de ces différents aspects, le lecteur pourra se référer à l’ouvrage que j’ai consacré à ces questions, dans le cadre de mon habilitation à diriger des recherches, et qui est paru en 2015 (Publibook, Paris) sous le titre de Platon, l’âme et le bien avec une préface de Baldine SaintGirons, membre de l’Institut de France, professeure émérite de l’université Paris X. 82. La République, Livre VII, 516a-519c : « Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever ses yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira et l’éblouissement l’empêchera de distinguer tous ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres ». p. 274, traduction Baccou, Garnier Frères, Paris, 1966.
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d’un autre, d’un maître qui oblige, il y a là une sorte de « bonne » violence qui s’éprouve du fait de notre condition agnosique initiale. Il faut rompre, il en va ainsi pour tout apprentissage, qui nous bouscule nécessairement. Dans cette mesure, toute pédagogie suppose une rupture avec ce qui précédait et cela fait la souffrance de l’« accommodation », dont Piaget a théorisé les caractéristiques. Rien de moins commode que cette accommodation qui réorganise nos perceptions, notre vocabulaire, confronté à un lexique, à des concepts, à des formes (eidos) inaperçues auparavant. On n’apprend pas sans peine. Et la douleur sera d’autant plus vive qu’on était mieux adapté à la pénombre des opinions caverneuses. D’où l’acuité du regard de l’Étranger auquel Platon donne la parole dans Les Lois, Le Politique, Le Sophiste, lesquels nécessitent un autre point de vue. Ainsi, celui qui a le pressentiment d’un autre séjour trouve à sa sortie ce qui lui convenait, ainsi l’élève s’émerveille d’entendre un discours ou de voir des objets, qui justifient le malaise auparavant éprouvé dans la caverne. Lorsque nous entrons en philosophie, nous pouvons aussi éprouver ce soulagement à la révélation enfin faite de la vraie nature des choses mais pour la plupart ce sera douleur et incompréhension et dans La République l’élu extirpé ne manifeste aucun plaisir aucune joie d’apprendre, ce ne sont que douleurs. La suite ne laisse pas d’étonner le grimpeur, qui gravira « une montée rude et escarpée », puis on le traînera jusqu’à la lumière du soleil « et ne se plaindra-t-il pas de toutes ses violences ?83 ». Il faut sans doute le secours du masochisme naturel élémentaire pour supporter les douleurs de l’initiation. Le texte poursuit en soulignant la confusion dans laquelle se trouve le disciple : « Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. D’abord ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. »84. Ce passage est capital car il 83. Ibidem, 515 e, 516a-b, p.274. 84. Ibidem, 516a “Ζυνηθείας δή, οἶμαι, δέοιτ ἄν, εἰ μέλλοι, τὰ ἄνω ὂψεσθαι. Καὶ πρῶτον μὲν τὰς σκιὰς ἄv ῥᾷστα καθορῷ , καὶ μετὰ toῦto
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met en évidence une progression par degrés d’un plan à un autre : ombres, images, reflets, objets. Les ombres ne sont plus celles de la caverne mais celles du « réel » extérieur à la caverne où les projections sont la seule référence. Pour ce qui est de la désignation de cette réalité connaissable, Platon la désigne par le mot topos85, qui signifie lieu. Il s’agit donc de plans différents mais non absolument séparés car on peut sortir et rentrer dans la caverne. Il n’est donc pas tout à fait juste d’opposer un monde intelligible au monde sensible. La noèse ou connaissance appréhende la nature et la structure réelle et essentielle des phénomènes visibles mais le rapport est celui d’une ombre à l’objet qui est projeté. Le platonisme n’est donc pas un dualisme, il invite à un déplacement à un changement de lieu et de point de vue, en quoi consiste précisément l’éducation car elle est un processus dialectique et progressif qui doit conduire jusqu’à la source principielle du savoir et de la réalité, laquelle se trouvera être « le bon », une valeur transcendante et illuminatrice, ce qui peut étonner car le terme du procès est éthique, c’est une idéa (ἰδέα)et non seulement une eidos86, une Idée au sens plein et fort du terme, à l’instar de la lumière, elle est cause (αἰτία) de tout ce qui est droit (ὀρθνῶν) et beau (καλῶν) 87. Cette portée causale implique la puissance de la valeur, qui oriente et conforme ce qu’elle investit. Dès lors, le bien-soleil se substitue à la beauté évoquée dans Le Banquet avérant ici son identité foncière au bien. Le bien cause le beau, comme le soleil colore et embellit les objets qu’il illumine. Degrés dialectiques Le drame de la caverne risque de se terminer en tragédie si l’impétrant retourne dans les lieux autrefois fréquentés, outre ἐν τοῖς ὓδασι τά τε τῶν ἀνθρώπων καὶ τὰ τῶν ἄλλων εἴδωλα, ὔστερον δὲ α ὐtά ͘“, p.147 ; Les Belles Lettres, Paris, 2002. 85. « Τὸν νοητὸν τόπον », 517b. 86. À propos de la distinction entre idéa, eidos et ousia, on consultera, entre autres, les articles et ouvrages de Monique Dixsaut et de Jean-François Pradeau. Grosso modo, nous pourrions traduire eidos par forme, ousia par essence et idéa par idée, en reconnaissant la valeur quasi supra-intelligible que ce terme peut prendre. Cf. P. Brommer, EIDOS et IDEA, Etude sémantique et chronologique des œuvres de Platon, Utrecht, Van Gorcum and Co, 1939-1940. 87. Ibidem.
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l’embarras qu’il éprouvera en revenant à l’obscurité, il encourt le risque d’être incompris et peut-être tué par ceux qu’il voudrait convaincre des vérités vues ailleurs. « Ne le tueront-ils pas ? » conclut Platon en se souvenant peut-être de l’injuste condamnation de son maître Socrate. La progressivité dialectique ne résout pas, en effet, la question de la rupture et de la discontinuité entre deux lieux antithétiques, d’une part, de l’ombre à la lumière, d’autre part des profondeurs caverneuses jusqu’aux solaires hauteurs. La différence est de niveau et de luminosité et elle suffit pour tracer une ligne, qui est celle du sublime. Le platonisme ne trace toutefois pas une frontière qui séparerait radicalement deux mondes et il ne dévalorise pas absolument le sensible, qui reste récepteur et porteur des formes intelligibles, mais la connaissance suppose que l’on n’en reste pas à la sensation, aux images (eikones) et aux croyances (pistis). Le premier niveau de science est celui des figures géométriques et des hypothèses mathématiques que la pensée discursive mobilise au gré de raisonnements (dianoa), le second niveau est celui de la contemplation (theoria), qui offre à la pensée et à la vie elle-même la noèse des essences et des principes, notamment de l’idée de bien au terme du parcours qui permet de subordonner toute chose à une cause-principe dont tout dépend. À l’instar du soleil, dont toute vie dépend, le bien est la source de toute positivité, et ce, sur tous les plans ; celui qui a vu le bien ne peut plus déroger et c’est la raison pour laquelle les rois devront être (vraiment) philosophes et désintéressés, indifférents aux faux biens, qui tôt ou tard engendrent souffrance et défaillance. La luminosité du bien semble occulter sa consistance ontologique mais Platon maintient fortement l’identité entre l’Être, l’Un, le Bien, Le Beau et le Juste, toutefois la mort de Socrate et l’obstination des tyrans lui ont appris la perversité des politiques. La tyrannie comme mal politique Dans La République, il critique la licence démocratique qui engendre la tyrannie et ne retient pour légitimes que deux régimes : l’aristocratie morale de gouvernants philosophes ou le gouvernement monarchique d’un philosophe accompli. C’est encore la figure du roi qui retient sa préférence dans Le 57
politique. Le roi est le contraire du tyran, ce qui légitime sa royauté et son pouvoir est précisément la capacité qu’il a d’articuler les antagonismes apparents et de tisser les liens sociaux. Dans Les Lois, Platon élabore une sorte de modèle hybride qui fait une part suffisante à la représentation populaire dans un cadre législatif rigoureux censé obvier à toute corruption. Platon est le fondateur de la philosophie politique, voire de la science politique, car les concepts et les analyses qu’il a fournis sont encore opérants et significatifs. Nous n’avons finalement guère innové en matière d’identification des régimes politiques et son analyse de la décadence des cités reste pertinente, comme à l’épreuve du temps, la succession – oligarchie-démocratie-tyrannie et les tempéraments correspondants hantent les sociétés et se déploient sur des périodes variables mais la vertu continue d’être absente du pouvoir, dont la motivation reste autocentrée, autocratique et moralement hétéronome, ce n’est pas le bien qui est visé mais l’intérêt de quelques-uns au détriment de la plupart et le plus souvent même au détriment des meilleurs. Le problème politique, nonobstant quelques progrès épars reste donc bien le plus difficile à résoudre, et peut-être le dernier que l’humanité parviendra à résoudre, comme Kant l’a souligné, car la tyrannie est récurrente. Tel l’anneau du livre de Tolkien, le pouvoir tétanise son détenteur et paraît le changer en hydre immorale, il est saisi d’hubris et perd le sens des rapports et des proportions. La grande leçon de Platon tient dans l’injonction de confier le pouvoir à ceux qui n’en veulent pas, voire le fuient. Or seuls les vrais philosophes ont cette aversion parce qu’ils ont la claire vision de l’échelle des valeurs et des biens et ne peuvent agréer quoi que ce soit qui contredise la justice et l’ordre du cosmos dont Le Timée a exhibé les principes. « Mieux vaut subir l’injustice que la commettre. » Sur ce point, Platon et son maître adoptent une même position morale. Ils sont les authentiques fondateurs d’une voie originale, que le christianisme parachèvera mais à partir d’une autre source. Le Bien se révèle source de toute manifestation et de toute valeur et chaque chose ou action trouve alors sa mesure, ce n’est pas l’homme qui est la mesure de toute chose mais la Valeur des
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valeurs, le principe inconditionné auquel tout se rapporte, agathon, lumière qui permet de juger et de s’orienter. Cette perspective éthique se double d’une inscription mystique qui n’est pas assez souvent identifiée. Socrate fut accusé de ne pas honorer les dieux de la Cité alors que lui et Platon placent constamment leurs dialogues sous les auspices divines et dans des cadres symboliques des plus significatifs. Le sens ultime de ces allégeances reste mystérieux mais elles n’en sont pas moins stimulantes pour la quête ou la vie spirituelle. Elles méritent, en tout cas, que l’on attire l’attention du lecteur sur ces contextes religieux. D’un dialogue à l’autre. À la faveur des Dieux. De La République au Timée. Il serait erroné de négliger les commencements de chaque dialogue pour aller plus vite à quelque hypothétique « essentiel », ou à la discussion proprement dite. Les préambules en disent long et fournissent des clés de lecture à l’interprétation. Les différents dialogues relèvent, certes, de finalités ou de « genres » différents. Diogène Laërce88 rapporta leur division en deux formes : diégétique (exposition) ou zététique (recherche). La forme diégétique se subdivise en théorique ou pratique. La théorique comporte deux espèces : métaphysique ou rationnelle, la pratique également deux : morale ou politique. Le dialogue zététique peut à son tour prendre deux formes différentes : gymnique (d’exercice) ou agonistique (de combat). Le genre gymnique se subdivise en maïeutique (accouchant les esprits) ou peirastique (éprouvant, sondant). L’agonistique se subdivise aussi en deux espèces : endictique (démonstrative) et anatreptique (réfutative). Ces distinctions peuvent apparaître dans les éditions et elles permettent de mieux comprendre les objectifs et les façons de procéder mais l’étude des contextes religieux ou autres de chaque dialogue offre un éclairage instructif. 88. Cité par Émile Chambry in Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, p. 10, Flammarion, Paris, 1969.
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À cet égard, les contextes dialogiques attribués à La République et du Timée, sont particulièrement consistants et significatifs. Ces deux textes cardinaux se complètent et se distinguent par les ambiances et les tonalités qu’ils exhibent. Mais les propos de Socrate au début du Timée rappellent les thèses maîtresses de La République. Platon y forge toutefois des mythes originaux et des allégories révélatrices. La référence au mythe de l’Atlantide dans le Timée rappelle la fragilité des civilisations et la correspondance des sociétés au cosmos. Il est un ordre du monde que les cités ont le devoir de respecter. L’écologie responsable trouve ici son fondement moral. Et la figure de Zeus incarne le garant de cet ordre à suivre dans l’amour de la vérité et de la sagesse. La République89 Dans La République, les personnages sont réunis à la faveur d’une fête en l’honneur d’une déesse septentrionale, quasi étrangère, la déesse Bendis dont le culte a été récemment introduit à Athènes et c’est Socrate qui d’emblée prend la parole pour déclarer : « J’étais descendu hier au Pirée, en compagnie de Glaucon, fils d’Ariston, pour faire mes prières à la déesse, et j’étais en même temps désireux d’assister à la fête. De quelle manière allait-il la célébrer, puisqu’ils le faisaient pour la première fois ? »90 . Bendis est une déesse d’origine thrace dont le culte aurait été introduit au Pirée par des marchands, vers 430 selon divers historiens bien que cette date reste incertaine. La note de Georges Leroux rappelle que : « La fête avait lieu le 19 et le 20 du mois de thargélion. Proclus fait écho à ce culte orgiastique […] et il remarque de manière 89. Ce titre est mal choisi car le mot grec est politéia et il signifie la constitution, l’ordre politique. L’ouvrage est prescriptif et il prend nettement position en faveur de régimes non démagogiques fondés sur la connaissance réelle et irréversible du Bien, comme valeur-principe directrice et autolumineuse. Le Bien est l’objet d’une expérience, d’une intuition intellectuelle vécue, indélébile au terme d’une éducation qui est une conversion éthique de l’âme. Le platonisme est une philosophie morale, il affirme la réalité objective du Bien et son accessibilité, au terme d’une ascèse intellectuelle et affective. Il faut sortir de la caverne, s’arracher aux opinions communes approximatives. 90. 327a, Livre 1, p. 73, traduction Georges Leroux, Garnier Flammarion, Paris, 2002.
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intéressante, que les Bendidies constituent un culte de la périphérie, opposé symétriquement au culte d’Athéna »91 et le traducteur ajoute : « On ne peut qu’être surpris du désir de Socrate de célébrer une divinité si peu athénienne, mais ce fait s’explique peut-être par la symétrie recherchée par Platon, dans la construction littéraire de la République, entre une ouverture placée sous l’égide d’une déesse nordique, chasseresse et associée, comme Artémis aux chevaux, et une fermeture, placée sous le signe du mythe d’Er, un Pamphylien, lui aussi associé à des représentations terriennes et à une eschatologie chtonienne. »92 Cela me semble toutefois aller bien plus loin, comme je l’ai montré dans mes analyses de Platon, l’âme et le bien93, pour autant que Bendis et son culte peuvent être associés à la mort et à l’au-delà. Georges Leroux a bien perçu le caractère nocturne et les échos94 tragiques de la scène de la République qui, en se concentrant sur le thème de la justice, ne peut négliger la question récurrente du jugement des sujets post mortem et le livre X par le mythe d’Er nous offre une figuration satisfaisante et la raison et l’imagination, compte tenu de la portée universelle de la question que Platon ne restreint pas à la mythologie locale mais qu’il ouvre le septentrion et sur l’orient. La mention des chevaux est également révélatrice puisqu’ils sont des animaux psychopompes et qu’« il y aura en soirée une course aux flambeaux à cheval en l’honneur de la déesse », ce qui fait s’exclamer Socrate : « À cheval ? En voilà une nouveauté ! C’est à cheval qu’ils porteront les flambeaux et se les passeront dans le relais de la course ? »95. Dans ce contexte, la question de la justice prend tout son sens et ne se réduit pas au plan socio-politique bien que celui-ci soit capital et conditionne en partie la santé des âmes puisque la correspondance entre les parties de l’âme et les parties de la cité constitue l’axe structurant du dialogue. La justice n’est assurée 91. Note 5, page 527, op. cit. 92. Ibidem 93. Op. cit., Chifflot, 2015, Céphale et Bendis pp. 33-38. 94. « La scène de la République est une scène nocturne, habitée des présages de la mort et des récompenses de l’au-delà », p.19, op. cit. 95. Op.cit., 328a, p. 74.
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que si la partie rationnelle de l’âme et de la cité l’emporte sur les autres. La justice implique une claire vision des conséquences des actes dans l’au-delà. Et la tyrannie est la plus mauvaise part puisque le tyran a atrophié son âme au point de la soumettre à ses désirs et qu’il asservit le politique à l’érotique en faisant régresser ses sujets dans la soumission. Les livres I et X sont capitaux dans la République et leur lecture nous prémunit contre une interprétation simpliste du paradigme platonicien, les flambeaux transmis pendant la course symbolisent cette lumière éclairant les ténèbres de la mort, tant redoutées par les Grecs. Le Timée Nous retrouverons les chevaux et la course aux flambeaux (lampadédromie) dans le contexte des Panathénées96, où se situe la scène du Timée. Il s’agit cette fois d’une fête pleinement grecque et athénienne, en l’honneur de la patronne d’Athènes, qui incarne et régit l’intelligence polytechnicienne, celle qui préside à la fabrication, à l’instar du démiurge dont il sera question dans le Timée. Plutôt que de la fin et de l’au-delà, c’est du commencement et de la genèse qu’il s’agit dans le Timée et Platon forge un mythe cosmologique qui rend compte et de la régularité et des métamorphoses97. Si la mort brille en filigrane dans La République, c’est la vie qui rutile dans le Timée, compte tenu toutefois des effets entropiques du cercle de l’Autre et du Temps. C’est la fête des Panathénées qui est alors à l’honneur et Socrate juge le discours de Critias « approprié au sacrifice offert à la déesse » 98 d’autant plus qu’il concerne l’Athènes antérieure, celle qui a vaincu l’Atlantide expansionniste. Mais le récit fait par Solon et rapporté par 96. Les Grandes Panathénées avaient lieu tous les quatre ans. Les petites Panathénées étaient célébrées les autres années. Elles comportaient des concours hippiques et athlétiques. Il y avait une course aux flambeaux et une procession qui commençait au lever du soleil. 97. « Voilà suivant quelles règles, maintenant comme en ce temps-là, les êtres vivants se transforment les uns dans les autres, se métamorphosant suivant qu’ils perdent ou qu’ils gagnent en intelligence ou en stupidité » Op.cit., 92 bc., p 220. 9826 e : « Et quel discours, Critias, pourrions-nous lui préférer ? Celui-ci est approprié au sacrifice offert à la déesse et s’y accorderait tout à fait » p. 114.
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Critias l’ancien rappelle les déluges qui ont anéanti hommes et cités à intervalles réguliers en raison de leur éloignement de l’ordre cosmo-politique forgé par Socrate qui, dans ce dialogue, se retire au profit de porte-parole énonciateurs de mythes significatifs. Du mythe de l’Atlantide, Socrate affirme la vérité et l’on est tenté d’étendre ce jugement au mythe cosmogonique que Timée va proposer pour compléter l’hommage rendu à Athéna. Les mythes ne sont pas seulement des contes de bonnes femmes et, en l’occurrence, ils suppléent au discours rationnel pour nous livrer des vérités métaphysiques ineffables, qu’il s’agisse de la production du monde ou de la destinée des âmes. L’exposé diégétique et mythique de Timée ne sera à aucun moment interrompu par Socrate, qui s’est effacé derrière la parole poétique et visionnaire de Timée qu’aucun dialogue ultérieur ne viendra corriger ou contredire. « Si en ces matières, on nous propose un mythe vraisemblable, il ne sied pas de chercher plus loin » a annoncé Timée et Socrate lui a proposé de développer son thème sans qu’on l’interrompe, satisfait du prélude et des principes qui le portent. Sous l’égide de la mystérieuse Athéna et en son honneur, le mythe de Timée venant après celui de l’Atlantide, ne peut qu’être révélateur. Déesse de l’intelligence, elle a jailli du front paternel et divin sans médiation maternelle, elle dispose de la puissance du serpent qui la protégea dans son enfance, elle garantit la fécondité et la victoire, inspiratrice de tous les arts et dispensatrice de la juste mesure. Et Mnémosyne… Le sens profond du mythe fait écho au remaniement que les naissances d’Athéna et d’Apollon ont occasionné avec l’apparition de la culture et des beaux-arts faisant écho à l’ordre cosmique ; on peut imaginer que les déluges et autres catastrophes récurrentes rappelés par le mythe de l’Atlantide sont la conséquence d’une atteinte portée à cet ordre, d’abord dans les proportions des âmes humaines : « quand l’élément divin vint à s’étioler en eux […] ils tombèrent dans
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l’inconvenance99 ». Zeus alors réunit les dieux, dans l’intention de châtier les hommes, mais Platon ne nous rapporte pas son discours dont on peut aisément imaginer la teneur. Là encore, l’évocation mythologique atteste la révérence de Platon. Si la culture ne maintient pas la vie spirituelle dans la société, les conséquences affectent le cours des éléments mais ici le mythe du Critias admet une décision punitive transcendante et pas seulement une dégradation naturelle. Zeus résout de châtier les hommes pour les rendre plus modérés et plus sages. Du Timée au Critias on passe de la genèse à la catastrophe qui avait déjà été décrite en première partie du Timée, mais cette fois après avoir invoqué Apollon et les Muses à l’invitation d’Hermocrate, puis Mnémosyne, à la demande de Critias100. Or Mnémosyne, fille de la terre et du Ciel, est une divinité archaïque, elle fait partie des Titans, ces forces de la nature primordiale, constituant la deuxième génération divine, mâle ou femelle (Titanides). Elle est la déesse de la mémoire, maîtresse du temps et de son déroulement, au niveau principiel. Elle fut toutefois aussi l’épouse de Zeus et de leur union naquirent les neuf Muses. Ces auspices nous renvoient à la profondeur archaïque du récit concerné et à l’importance de ces transmissions révélatrices. La valeur et la force symbolique de ces invocations placent aussitôt les discours dans un contexte particulier dont aucun aspect n’est négligeable. Le scintillement mythologique laisse affleurer des puissances inspiratrices et tutélaires qui permettent à la lecture d’apprécier toute la portée du message et ce ne sont pas là de simples ornements ou effets littéraires car ils inscrivent le texte et son sens dans un champ bien particulier que seule une analyse mythologique peut configurer. Il faut de plus laisser agir une sorte de charme incantatoire typiquement grec. Platon, par sa culture et ses voyages, sut mieux que tout autre entendre et concilier les différents messages apportés des quatre points cardinaux, en l’occurrence ici du nord macédonien puisque c’est en Macédoine, en Piérie, que résidait Mnémosyne et qu’elle conçut 99. Critias, 120c., traduction Luc Brisson. « Quand la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent mélange avec un élément mortel considérable » traduction Emile Chambry, 1969. 100. Critias, 108b.
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les Muses au cours de neuf nuits consécutives d’union avec Zeus, engendrant Calliope, Clio, Erato, Euterpe, Melpomène, Polymnie, Terpsichore, Thalie puis Uranie. Ces Muses, nées de l’intelligence divine, sont fréquemment évoquées ou invoquées par Platon à l’appui d’une orientation bénéfique de l’inspiration. Conclusion Il n’est pas possible dans les limites du présent chapitre101 de rappeler les multiples auspices convoqués par Platon mais deux points doivent être soulignés : d’abord, la particularité de chaque dialogue, consacré à une question ou à un problème bien précis et, ensuite, son inscription dans un cadre mythologique également particulier aux résonances symboliques et réelles remarquables. La distribution de ces mentions mythologiques est inégale selon les dialogues, leur tonalité et leurs objectifs. Par exemple dans le Philèbe, nulle divinité ne semble dédicataire du dialogue mais on voit au fil des discours la figure de Zeus102 se substituer à celle d’Aphrodite103, la sagesse de l’intelligence venant éclairer le désir et le transmuer en vue d’une valeur que révélera pleinement La République, à savoir le bien, puisque le Philèbe qui prend les sensualistes et les hédonistes à partie doit
101. Sous le titre de Platon, à la faveur des Dieux, j’ai commencé le repérage systématique de toutes les occurrences mythologiques présentes dans l’œuvre de Platon et j’en proposerai quelques interprétations en rapport avec la religion grecque et l’herméneutique générale. L’idéalisme visionnaire de Platon s’appuie sur une expérience concrète des traditions religieuses grecques et orientales ; en raison de ses voyages, il a bénéficié de divers enseignements. Ce travail universitaire débouchera prochainement sur un ouvrage documenté. 102. Op. cit. « En conséquence, tu diras que dans la nature de Zeus, il y a une âme royale, une intelligence royale formées par la puissance de la cause, et chez d’autres dieux d’autres belles qualités, désignées du nom qui plaît à chacun » 30d, p.303, traduction Emile Chambry. 103. Ibidem : « Il faut essayer et commencer par la déesse même qui s’appelle Aphrodite, à ce que dit Philèbe, mais dont le nom plus authentique est Plaisir. » Auparavant, Philèbe a déclaré prendre la déesse elle-même à témoin. 12b, p. 273. Aphrodite apparaît ici comme la déesse du plaisir et Philèbe va la défendre.
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d’abord dissiper la confusion du plaisir et du bien104 , l’illusion que le plaisir est le bien et même qu’il est un bien. Au cours de la discussion, à propos du mélange et de la vie mélangée, ce sont Dionysos et Héphaïstos qui sont invoqués parmi les dieux présidant au mélange105 . Le statut des dieux est la mythologie reste, certes, ambigu car l’interprétation allégorique semble de rigueur mais Platon et Socrate attestent simultanément une véritable piété philosophique dénuée de superstition. Les mythologies grecques et indiennes paraissent, en effet, renvoyer à un hénothéisme latent qui n’anéantit pas pour autant l’éclat propre de chaque divinité, notamment des grands dieux qui tels Athéna, Apollon ou Zeus, gouvernent les régions de l’Être. Le Banquet traitera la question épineuse de la valeur d’Eros au gré d’un mythe ad hoc, inventé par Platon et nous avons vu comment la figure de Diotime médiatisait la parole de Socrate en convoquant aussi les charmes antiques de la plaine mantinique, au cœur du Péloponnèse et à la racine de la mythologie grecque, grâce aux révélations d’une prêtresse d’Apollon à laquelle Athènes aurait fait appel en 440 avant J-C pour purifier la cité et dont Socrate aurait reçu une initiation comparée par certains aux initiations de l’hindouisme106. Le rapport de Socrate et de Platon à la mythologie mérite une attention dépourvue de préjugés car les allusions et les références de Platon aux dieux ou aux déesses nous donnent de nombreuses clés de lecture et d’interprétation des dialogues et elles confèrent à son œuvre une profondeur mystique indéniable. Chaque mention compte et mérite d’être bien pesée et rapportée à la complexe mythologie grecque. Pour conclure, nous pouvons insister sur la somme philosophique que constitue l’œuvre de Platon, laquelle ouvre encore de nombreuses voies à la résolution des problèmes 104. Ibidem : « Ainsi donc la déesse de Philèbe ne doit pas être confondue avec le bien : je crois l’avoir suffisamment démontré. » 22c, p. 288. 105. Ibidem : « Faisons donc ce mélange, Protarque, en invoquant les dieux, soit Dionysos, soit Héphaïstos, ou tout autre dieu qui préside au mélange. » 61b, p. 365. 106. « Socrate et Diotime », article de R. Godel, année 1954, Bulletin de l’association Guillaume Budé, pp. 3-30.
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assaillant l’Humanité souffrante. Platon nous a laissé une œuvre non systématique, non dogmatique bien qu’affirmative et concrète. Les dialogues s’offrent librement à la lecture et permettent maintes identifications mais une lecture attentive et perspicace découvre à chaque fois de nouvelles résonances et il ne convient pas de s’imaginer en avoir fini avec Platon parce que l’on aura retenu ou contesté tel ou tel aspect superficiellement appréhendé de ses enseignements. Je croyais connaître La République que j’avais étudiée en classe de terminale, grâce à Renée Dufourt ; je croyais connaître le Phédon que j’avais étudié en faculté, grâce à Geneviève RodisLewis, je croyais connaître le Philèbe et bien d’autres dialogues, que j’avais étudiés et fait étudier, mais la relecture de ces textes à l’occasion de ma thèse d’habilitation à diriger des recherches, quelque temps après mes incursions dans la philosophie indienne, m’ont révélé des parcours insoupçonnés et des profondeurs de vue que l’étude du texte grec enrichit indéfiniment. Socrate et Platon, qui inventèrent la philosophie, nous ont légué un trésor de signifiants que nous pouvons continuer d’inventorier, avec la certitude qu’ils parlent d’expérience et ne se contentent pas d’élucubrer. Ici commence la philosophie, dont nous pouvons reprendre le flambeau, à l’instar des cavaliers nocturnes des Bendidies.
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Platon à Athènes – fresque (dessin de Brigitte Masson)
Raphaël : Fresque sur l’École d’Athènes (partie centrale) Salle de la signature au Vatican. Une reproduction existe à la bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris (en face du Panthéon)
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Chapitre 3 Épicure et sa déviance (J. Bredin) Porc du troupeau d’Épicure ? Depuis déjà longtemps, l'on aurait tendance à effacer les accusations d'alcoolisme, d'ogre ou d'obsédé sexuel sous l'étiquette agréable d'épicurien. C'est bien connu, l'épicurien est ami des plaisirs. Si l'on aime la chair et les chairs, l'alcool et les différents produits aux usages spécifiques, ce n'est pas par une faiblesse hédoniste de notre esprit mais bien parce que nous sommes des fins philosophes : des épicuriens. Encore une fois la philosophie vient à notre secours et nous permet de sauver notre morale. Grâce à elle, nous ne sommes pas frivoles, mais amateurs d'une doctrine puissante, ancienne et respectable : l'épicurisme. Après tout, ne retrouvons-nous pas cette critique d'Épicure chez Horace, où ce dernier parle de pourceaux pour nommer les épicuriens, vautrés dans la débauche107 ? N'est-ce pas Eusèbe, évêque de Césarée qui met en évidence que la philosophie d'Épicure est incohérente tant elle prône les plaisirs et n'ose même plus réfléchir108 ? Ne voiton pas Augustin accuser les épicuriens de vivre selon la chair109 ? État de fait qu'il serait difficile de nier. Pourtant il est aisé de montrer que cette vision, si elle peut effectivement correspondre à quelques personnes110 , n'est en rien celle d'Épicure. Il suffit de se rappeler de ces quelques lignes bien connues de la Lettre à Ménécée : « Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des 107. Horace, Épitres, I, 4. 108. Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, livre XIV, chap. 27. On ajoutera le livre XIV, chap. 18 où la critique envers Aristippe de Cyrène concerne aussi Épicure. 109. Augustin d’Hippone, La Cité de Dieu, XIV, 5. 110. On comprend aisément combien il est préférable pour un citoyen romain, par exemple, de faire passer son mode de vie, quelque peu dépravé et sans tempérance, pour une voie dictée par la sagesse grecque.
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voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. »111 Nous voyons immédiatement qu'Épicure n’exhorte pas à satisfaire n'importe quel désir, mais qu'il envoie bien un signal de contrôle et de tempérance : il nous faut savoir résister à la tentation. Le plaisir est effectivement toujours un bien, mais il n'est pas toujours à choisir puisqu'il risque de nous pousser vers des souffrances futures dans certains cas112. Épicure se révèle ainsi une piètre défense pour ceux qui veulent abuser du plaisir. Les déviants devraient-ils se trouver un autre patron protecteur ? Il est pourtant faux de dire qu'Épicure n'a pas eu de 111. Épicure, Lettre à Ménécée, 131-132, trad. Octave Hamelin. 112. Ainsi il nous faut résister à la tentation d'un repas trop copieux, malgré le plaisir de la nourriture bien préparée puisque celle-ci une fois entièrement ingurgitée risque d'entraîner des douleurs d'estomac, voir des problèmes de santé si nous le faisons trop souvent. Nous voyons ici qu'il y a une forme d'espérance envers l'avenir : celui-ci peut toujours potentiellement offrir du plaisir, il nous faut donc maximiser les chances de rencontre avec le plaisir et minimiser les risques de souffrance. Le présent est donc double, d'une part il est ce qui a lieu actuellement, et donc les plaisirs ou souffrances que nous vivons, et d'autre part, il est également une mise pour l'avenir. Chaque action dispose de ce double visage : à la fois présente et opportunité future. Cela nous permet de voir la place essentielle du temps dans la conception épicurienne de l'éthique.
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déviance... Mais celle-ci fut très fortement différente des attentes de nos amis amateurs de sauteries. En effet, Épicure a une déviance importante, centrale même ! Celle-ci est un élément les plus essentiels de son œuvre. Cette déviance est une déviance physique : le clinamen113 Que ceux qui pensaient au physique d'un corps dénudé nous pardonne : le propos est bien évidemment celui des sciences physiques. Le « clinamen » Le clinamen est un mouvement spontané des atomes114. La physique épicurienne, faut-il le rappeler est atomiste. Le monde est composé d'atomes, de vide et des agrégats d'atomes et de vide 115 . Lucrèce, dans son De Rerum Natura nous offre un exposé de cet élément déviant, si spécifique à la physique épicurienne116. Il déclare : « Par le poids qui le guide, tout corps en droite ligne est porté dans le vide ; mais, sans qu’on puisse dire en quel temps, en quel lieu, chaque atome en tombant décline un peu, si peu que sa pente invisible est à peine réelle. S’ils ne déclinaient point, si, d’un jet parallèle, comme les gouttes d’eau tombaient les éléments, d’où seraient
113. On peut traduire cela par « mouvement incliné » ou « la déclinaison ». Vient du grec κλίνειν, clineïn, qui signifie « s'incliner/se pencher ». La déclinaison est appelée παρέγκλισις, parégklisis, en grec. 114. Julie Giovacchini parle d'un mouvement hasardeux. Cf. Les Épicuriens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2010, p.1444. 115. Il serait faux de ne voir les agrégats être composés que d'atomes. Le vide est nécessaire pour offrir un espace entre les atomes pour qu'ils puissent, par leurs vibrations, créer ensemble des composés. Les composés existent réellement pour Épicure et réduire le monde à des atomes c'est oublier que le vide est également un principe fondateur de la physique épicurienne, qui offre, dans son union aux atomes, la possibilité au troisième domaine d'exister : les composés. 116. Le De Rerum Natura est un ouvrage qui est censé être la restitution exacte par Lucrèce de la physique épicurienne. Il serait la transposition latine et versifiée, sans modification aucune, du Traité sur la Nature d'Épicure ou d'un Grand Abrégé d'Épicure. David Sedley, Lucretius and the transformation of greek wisdom, Cambridge University Press, p.134-144
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nés les chocs et les enchaînements ? Est-ce que la Nature eût pu créer les choses ? »117 Ici Lucrèce expose avec aisance l'idée du clinamen : celui-ci est une déclinaison spontanée de l'atome. Les atomes, en effet, chutent dans le vide 118 . Ils seraient condamnés à ne rien rencontrer puisqu'ils tombent en ligne droite, tous à la même vitesse119. Les atomes pour se rencontrer ont besoin de changer leurs mouvements réguliers, sans quoi le monde et les choses qui le composent n'existeraient pas puisqu'à vitesse constante et en ligne droite, aucune rencontre n'est possible. Pour qu'il y ait des agrégats, il est nécessaire qu'il y ait eu une rencontre d'atomes, chose impossible dans une chute perpétuelle des atomes. Il faut donc un mouvement spontané120. Ce mouvement spontané part de l'atome lui-même, il est également fort rare et surtout extrêmement subtil et fin. L'épicurisme autoriserait une sorte d'aberration physique : un mouvement sans cause, venant de nul part, uniquement dans le but de sauver cette même physique. La théorie épicurienne ne fonctionne qu'à condition qu'elle se protège elle-même de la contradiction de l'existence du monde 121 . Pour expliquer l'existence du monde et des mouvements il faut fabriquer ex nihilo un mouvement gratuit, sans cause. Étrange solution qu'a choisie Épicure. Mais nous pourrons bien entendu répliquer que cette folie philosophique ne vient pas du fondateur du Jardin. En effet, pas une seule ligne chez Épicure ne contient le clinamen ! La fameuse déclinaison n'est nullement présente dans les Lettres, les Sentences et les Maximes. Si Lucrèce prétend reprendre 117. Lucrèce, De la Nature des Choses, II, 225-234, trad. André Lefèvre. 118. Pour Épicure, les atomes ont naturellement un mouvement du haut vers le bas, le monde épicurien – si l'on peut parler de monde avant la formation de celui-ci par les atomes – a deux directions : haut et bas, mais n'a rien de plus. 119. La vitesse est en effet inversement proportionnelle à la résistance, or il n'y a pas de résistance dans le vide. De plus la question de la masse ne se pose pas au niveau atomique. Ainsi la vitesse de chute des atomes dans le vide est presque infinie. 120 Lucrèce, Ibid., 250-258. 121. Existence qui est donc impossible sans le clinamen. La déclinaison est donc principalement perçu dans son rôle physique.
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uniquement la philosophie du fondateur du Jardin dans son De la Nature des Choses, rien ne nous confirme que son propos est sincère. Au contraire, on penserait aisément que Lucrèce veut défendre l'épicurisme grâce aux inventions des successeurs d'Épicure, notamment par le clinamen, qui aurait ainsi été créé après le maître. Ainsi la déviance physique d'Épicure, véritable déviance méthodologique comme nous le comprenons aisément puisqu'elle n'est jamais justifiée que par son utilité physique, ne serait en réalité qu'une déviance de ses héritiers. Pourtant, comme nous allons tâcher de le montrer dans la suite de notre propos la déclaration de Lucrèce n'est pas nécessairement mensongère à propos du clinamen. Bien comprises plusieurs lignes de la Lettre à Ménécée peuvent nous indiquer l'existence du clinamen chez Épicure et les raisons de sa création122. Quelle est donc la place de cette double déviance chez Épicure ? Nous souhaiterions montrer ici que des indices clinamen peuvent effectivement être trouvés dans l’œuvre d'Épicure sous condition de voir le clinamen non comme un argument physique mais bien comme une thèse éthique. L'on a longtemps cherché des preuves de l'existence du clinamen chez Épicure. Son lieu logique devrait être la Lettre à Hérodote puisque le clinamen est une doctrine physique. Cependant rien n'y est présent. Comme nous l'avons mentionné, cela a conduit nombre d'historiens à considérer cette attribution comme abusive. Pourtant, deux sources importantes donnent au clinamen une naissance de la main même d'Épicure : Cicéron123 et Diogène d'Œnoanda124 . Il ne faudrait donc pas renoncer à chercher mais plutôt se demander si le lieu de notre recherche est le bon. À ce titre, nous n'entendons pas prouver que le clinamen est déjà chez Épicure – choses que l'on peut accepter à
122. Notons que l'absence du clinamen dans les quelques rares textes que nous avons d'Épicure n'a rien de si marquant si nous nous rappelons que selon Diogène Laërce, Épicure a rédigé environ trois cents rouleaux. 123. Cicéron, De Fato, XX. Le paragraphe s'ouvre immédiatement sur la déclinaison, attribuée à Épicure, dans une opposition à Démocrite. 124. Diogène d'Œnoanda, frag.54.
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partir des fragments du livre XXV du Péri Phuséos125 – mais bien plutôt qu'il se trouve déjà dans les Lettres. Le clinamen est-il réellement une doctrine physique ou bien n'est-il pas possible que la modification de Lucrèce ne soit pas dans la thèse même, mais dans son placement ? Le clinamen est, il nous semble, une thèse qui répond effectivement à une doctrine physique : celle de Démocrite. L'atomisme de Démocrite conduit à un pur mécanisme 126 – si l'on peut pardonner cet anachronisme – amenant l'humain à renoncer à toute forme de liberté au sens où chaque action, c'est-à-dire chaque mouvement, est déterminée par le mouvement des atomes, mouvement qui demeure dans l'absolu prévisible 127 puisque les lois du mouvement sont absolus et sans aucune exception possible. Or, la liberté n'est pas une question physique mais bien une question éthique pour Épicure. Nous remarquons alors sur la question de la liberté un étonnant passage de la Lettre à Ménécée que nous allons commenter durant le reste de notre propos : « [Le sage] se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d’ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, 125. Voir à ce propos l'excellente édition dans la Bibliothèque de la Pléiade des fragments du Péri Phuséos. 126. Les atomes ont pour Démocrite des mouvements organisés et ne dévient jamais. Le monde, pour Démocrite, est nécessaire. Chaque action est sous le contrôle de la nécessité, ἀνάγκη, anagkê. Ainsi la liberté n'existe pas à proprement parler pour Démocrite. Il s'agit cependant moins de parler ici de la conception proprement démocritéenne mais bien plus de la vision qu'Épicure en a. Notons en effet que les atomes n'ont pas besoin de déclinaison pour Démocrite puisque dans le vide ils suivent leur propre rythme. Chacun a donc son propre mouvement à l'état initial pour Démocrite, mouvement qui est celui d'un tourbillon, justifiant de ce fait les collisions entre atomes et donc la création du monde. 127. Bien qu'aucun humain ne puisse jamais les prévoir.
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soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire. »128 Philosophes illustres, X, 26. Ce passage réalise une tripartition des domaines dans lesquels s'inscrivent les événements et donc de ce fait tripartition des responsabilités. Certains peuvent être du domaine de la nécessité. Et par là nous retombons dans le mécanisme démocritéen, d'autres sont liés à la fortune, au hasard129. Enfin la troisième partie est de notre propre pouvoir. La question de la causalité des actions et de notre responsabilité fait clairement écho au livre XXV du Péri Phuséos d'Épicure dont les fragments restants nous confirment une forte opposition au mécanisme démocritéen. C'est d'ailleurs dans le cadre de cette opposition que Diogène d'Œnoanda attribue le clinamen à Épicure. Il semble donc que Diogène comme Lucrèce réécrivent ici une partie du Péri Phuséos, partie qu'Épicure a lui-même résumé dans un petit abrégé : non pas la Lettre à Hérodote mais celle à Ménécée puisque le réel propos porte non sur les mouvements mais bien sur la question de la responsabilité. Là est le point important de notre propos : la défense du clinamen est originellement une défense éthique chez Épicure et ne doit pas être vu comme un argument physique130 . L’action humaine Reprenons cette thèse éthique ici et essayons de la traduire dans des propos physiques : l'ensemble des mouvements se divisent entre des mouvements nécessaires – dans un cadre de naissance des mondes parlons de la chute des atomes – et des mouvements hasardeux, qui donc n'ont pas de causes. De ce fait, les seuls de ce type peuvent être les mouvements spontanés 128. Épicure, Lettre à Ménécée, 133, trad. Octave Hamelin. 129. Notre responsabilité n'est pas engagé dans ces deux situations. 130 . L'impact physique de l'argument a pu exister dans d'autres textes d'Épicure. Nous pouvons aussi penser que les épicuriens ultérieurs ont renforcé la part physique du propos. Épicure, en effet, n'y fait aucune allusion dans la question de la création du monde dans la Lettre à Hérodote, lieu pourtant privilégié pour en parler.
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des atomes, le clinamen se trouve donc ici. Traduit en langage physique, la présence du clinamen se fait plus certaine. Enfin de ces deux aspects naît un dernier domaine : l'action humaine. L'action humaine n'est pas possible dans un monde mécaniste et démocritéen. Au contraire, c'est bien parce qu'il y a du hasard que la liberté est possible. Le hasard est un espace dans le nécessitarisme physique permettant à la liberté humaine, et donc à l'éthique de se développer. C'est bien parce que les fondements de notre monde ne sont pas du pur domaine de la nécessité que l'être humain a une liberté d'action, c'est-à-dire un champ possible de différentes réactions. D'une certaine manière nous pouvons voir qu'Épicure s'oppose aux débats entre une nécessité absolue et une liberté totale en disant que pour pouvoir penser les deux simultanément, il faut un troisième terme, un intermédiaire. Le hasard est cet intermédiaire, il n'est ni une nécessité organisée, ni en notre pouvoir. C'est par l'existence du hasard que la nécessité et la liberté sont sauvées. Car un monde sans nécessité impliquerait des mouvements non-réguliers d'atomes or sans cette régularité atomique nous ne pourrions rendre compte de la régularité des phénomènes physiques. Il est donc nécessaire que notre monde soit régulier, sans quoi toute science serait impossible131 . Et par la liberté, l'éthique devient possible. Nous pouvons agir de plus ou moins bonne manière car nous avons une possibilité de choisir une alternative dans nos actions. Le hasard est bien ce mouvement soudain, le clinamen qui apparaît sans prévenir, sans cause. Et c'est parce que notre monde est régulier mais contenant une part de hasard que l'humain peut à la fois prévoir une grande partie des phénomènes132 mais qu'il peut également avoir une marge de liberté pour décider de la vie qu'il entreprendra. La déviance d'Épicure n'est donc pas une déviance méthodologique mais une explication basée sur l'évidence comme le montre la Lettre à Ménécée : il est évident que la 131. Or c'est bien par la science que nous nous sauvons de nos craintes et donc que nous obtenons l'ataraxie. 132. Chose nécessaire pour justement pouvoir organiser sa vie en développant notamment l'agriculture, permettant la satisfaction des plaisirs naturels et nécessaires.
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nécessité existe, il est évident que le hasard existe, il est évident que nos choix existent. Pour que ces évidences coexistent, il nous faut user du hasard comme moyen terme, hasard qui prend sa forme physique dans le clinamen. A ce titre, nous pouvons souligner que la déviance épicurienne surprend si l'on traite le clinamen comme un argument physique là où il s'agit bien d'un argument moral133 . Conclusion La déviance d'Épicure n'est donc pas d'ordre éthique, comme nous l'avons vu, puisqu'il enjoint à profiter de plaisirs simples. Cette non-déviance morale est un contre-sens total puisque l'auteur, plaçant l'éthique au-dessus des autres parties de la philosophie, justifie ainsi la déviance physique et ce qui semble être une déviance méthodologique. Le mouvement spontané a un sens non physique, mais trouve sa source, comme nous avons cherché à le montrer, dans une exigence éthique. C'est parce qu'il nous faut atteindre la vie bienheureuse que la philosophie est, et pour cela elle se construit sur la liberté humaine. Liberté humaine qui réfute le mécanisme démocritéen par l'apparition, dans le mouvement des atomes du clinamen134 . La question du mouvement atomique ne doit donc jamais 133. Maurice Pope parle pour sa part du clinamen comme une signification qui ne serait que métaphysique et non mécanique. Maurice Pope, Epicueanism and the Atomic swerve, in Symbolae osloenses, 61, 1986. 134. Julie Giovacchini traite merveilleusement bien cette question dans son ouvrage Épicure, les Belles Lettres, Paris, 2008, p.102-116. Nous n'avons découvert ce travail qu'après la rédaction de notre article, confirmant qu'à partir de sources similaires, nous arrivions au même résultat. L'analyse de Giovacchini va beaucoup plus loin que la nôtre et nous invitons les lecteurs à poursuivre sa recherche via cet ouvrage fort précieux. La question de l'articulation de la liberté au sein du couple hasard/nécessité y est bien plus développée et permet de pleinement cerner ce sujet dans la doctrine épicurienne. Notons que Giovacchini, à notre différence, ne considère pas les textes d'Épicure comme des preuves : les fragments du Péri Phuséos sont trop décousus et elle ne considère pas que les Lettres contiennent la moindre allusion au clinamen. La différence de nos analyses se trouvent ici puisque nous voyons dans le §133 de Ménécée une preuve de ce clinamen, tel que décrit par Lucrèce, Cicéron et Diogène, principales sources de Giovacchini pour son étude.
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exclure les priorités éthiques d'Épicure, ce qui nous permet de comprendre que le Péri Phuséos traite de cette question à partir de l'enjeu de la responsabilité. Ainsi nous pouvons conclure en soulignant que notre volonté était de montrer que la déclinaison doit être cherchée non dans la physique épicurienne, telle qu'on la trouve chez Lucrèce, mais bien dans l'éthique épicurienne elle-même où elle est le fondement même de la liberté humaine, en permettant la naissance du hasard, face auquel l'homme peut ainsi agir librement.
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Chapitre 4 Esquisses avec Pyrrhon Vers l’art de ne croire en rien (C. Goumaz) Un besoin de cure sceptique Nos démocraties laissent – c’est vrai – la part belle à la liberté d’expression. Les vrais fanatiques se chargent de l’exécution de ceux qui les dérangent, tels les amis de Charlie hebdo, incompréhensible massacre de ceux qui n’ont eu comme projet de vie que de faire preuve d’esprit critique en essayant de faire marrer les gens. Pour autant difficile de ne pas voir les dérives actuelles et la dimension de propagande qui s’immisce dans le quotidien, comme lorsqu’un premier sinistre fustige l’attaque d’un hôpital alors que quelques manifestants sont venus s’y mettre à l’abri. Au-delà de ces faux grotesques, qui devraient suffire à nous détourner définitivement de la parole de cet homme, se loge un mal plus subtil et plus profond. Annie Lebrun sut dénoncer à merveille la censure par l’excès qui caractérise notre monde : « réalité excessive que la surabondance, l’accumulation, la saturation d’informations gavent d’événements dans un carambolage d’excès de temps et d’excès d’espace. Mais réalité qui n’a rien de « virtuel » comme on s’efforce de nous le faire croire, alors qu’elle réussit à tendre embuscade sur embuscade à l’irréalité de nos désirs. C’est en fait cette réalité débordante, ce trop de réalité, qui revient à nous assiéger au plus profond de nous-mêmes. »135 . Alerté par sa critique, nous avons choisi le chemin sceptique pour interroger ce « trop de réalité » à la racine. Ne devrait-on pas douter de la réalité elle-même ? Et prenant modèle sur nos propres erreurs en matière de croyance, nous avons eu l’idée de nous nourrir de pyrrhonisme ancien et de diagnostiquer pour l’époque un besoin radical de cure sceptique. Bienvenue au royaume de l’apparence. 135. Annie Lebrun, Du trop de réalité, Stock, 2001, p. 18.
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« Comme est la race des feuilles, telle est celle des hommes »136 Pyrrhon (vers 365-275 av. J.-C.) aurait, dit-on, alors qu’il n’était pas encore pyrrhonien, suivi son maître Anaxarque dans la campagne d’Asie d’Alexandre le Grand, jusqu’en Inde. Làbas, il aurait été fortement marqué par les ascètes de différentes écoles, dont une grande partie refusait de donner à la réalité la solidité de l’être. Au royaume de l’homme tout est illusion murmure aux oreilles du jeune Grec la spiritualité hindoue. La conquête d’Alexandre avait tout un soubassement philosophique : unir tous les hommes, faire régner la paix par le biais de bonnes lois et des échanges commerciaux. On imagine le jeune homme, porté par cette utopie, voir ses rêves s’écrouler. Au passage du cortège, loin de s’extasier devant la puissance et l’organisation de cette armée de Grecs, les yogis hindous tapent du pied pour que monte un léger nuage de poussière : « vanité de l’entreprise guerrière, ô grand roi, ô empereur, tu ne seras bientôt que poussière » semblent-ils dire dans la langue la plus simple et la plus imagée qui soit. L’image ébranle Pyrrhon et résonne jusqu’à nous. Rêvons du jour où les foules, au lieu d’acclamer et de vouloir serrer la main des stars du business, du spectacle, du sport, de la finance ou de la politique, taperont du pied quand passeront leurs cortèges : simple geste de retrait et leur monde s’écroule. Une autre manière de dire « pas avec moi », « pas en mon nom ». Poussière, poussière. Et l’image de ce goudron qui recouvre toute la Terre et étouffe son sol, empêchant une si signifiante poussière, est aussi celle de notre goudron intérieur, qui étouffe nos sentiments et empêche notre recul… Mais revenons à nos Pyrrhon(s). De l’être à l’apparence Pour le dire plus philosophiquement, Pyrrhon semble faire en Inde l’expérience du dénuement et de la vacuité de toute chose. Alors que Platon, en Grèce, propose de se détourner des apparences pour remonter vers l’essence, le sceptique considère que l’apparence règle mais que l’homme est condamné à en être 136. Homère, Illiade, VI, 146.
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dépendant : il n’y a pas d’au dehors de la caverne. On abandonne la montée escarpée de la quête de l’être. Marcel Conche – notre voisin de Treffort à qui nous empruntons beaucoup – le dit mieux que nous : « Pyrrhon eut une révélation propre, celle de l’irréalité de tout ce qui semble ”réel” et de l’universalité de l’apparence. Et ainsi lui vint à l’esprit que le chemin à suivre n’allait pas de l’apparence à l’être comme le crut Platon, mais au contraire de l’être, qui n’est jamais que l’objet d’une réification illusoire, à l’apparence pure et universelle. »137 Le règne de l’apparence ne met pas en cause la recherche de la vérité elle-même, mais il interroge l’idée de vérité. L’idée de vérité n’est pas nécessairement totalement abandonnée mais va décrire des vérités partielles, momentanées, qui n’ont pas d’essence et qui empêchent la généralité, un peu comme lorsque Hume affirme qu’on ne sait pas si le soleil se lèvera demain138. Le scepticisme, comme de nombreuses philosophies de l’antiquité, est avant tout une éthique. En même temps que s’effeuille le statut de la vérité, c’est l’homme qui se « dépouille », l’expression semble être de Pyrrhon qui, rappelons-le, n’a rien écrit. On retrouve ici la tendance ascétique par laquelle une grande partie de la philosophie antique se détourne de la corruption des mœurs. Le travail philosophique suppose de creuser cet écart entre soi et les mentalités de l’époque, pour vivre mieux, pour vivre dans l’absence de trouble et connaître un bonheur durable. La philosophie grecque est un éloge de la recherche, de la mise en route, du cheminement ; mais celui-ci prend différentes postures et amène différentes voies.
137. Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Ed. de Mégare, 1973, p. 21. 138 . « Le contraire d’une chose de fait ne laisse point d’être possible, puisqu’il ne peut impliquer contradiction, et qu’il est conçu par l’esprit avec la même facilité et la même distinction que s’il était aussi conforme qu’il se pût à la réalité. Une proposition comme celle-ci : le soleil ne se lèvera pas demain, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera ». Enquête sur l’entendement humain, 1748, quatrième section, trad. D. Deleule, Nathan, coll. “Les intégrales de philo”, 1982, p. 50-51.
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Dogmatiques, académiciens et sceptiques « Les chercheurs peuvent soit trouver ce qu’ils poursuivent, soit nier qu’on puisse trouver et avouer qu’on ne peut l’appréhender, soit persévérer dans leur recherche. C’est sans doute pourquoi, en ce qui concerne les objets de la recherche philosophique, on en voit certains déclarer qu’ils ont trouvé la vérité, d’autres proclamer que son appréhension est impossible, et d’autres enfin poursuivre leur recherche. Ceux qui croient l’avoir trouvée, par exemple Aristote, Épicure, les stoïciens et quelques autres, la considèrent comme un objet qui refuse l’appréhension : Clitomaque, Carnéade et d’autres académiciens continuent dans leur recherche : les sceptiques. »139 Ce texte, qui ouvre le recueil sur le scepticisme réalisé par J.-P. Dumont140 mérite notre attention à plus d’un titre : – On tenait pour « dogmatique » les pires représentants de l’ordre religieux, intransigeants et intolérants, responsables des anathèmes, excommunications et autres condamnations issues d’une « fatwa ». Mais sont emportés ici dans cette appellation les plus grands noms de la philosophie, ceux que l’université a invité des générations d’étudiants à vénérer. Cela aidera peutêtre à accepter les critiques que dans notre autre article nous adressons, au stoïcien Epictète, avec lequel M. Conche luimême n’est pas tendre. – Spontanément, nous aurions plutôt classé les sceptiques dans la seconde catégorie : ceux qui considèrent qu’on n’atteint pas la vérité, et qu’on appelle ici les académiques. – Le fait qu’ils soient classés dans la catégorie « ceux qui continuent leur recherche », catégorie dans laquelle nous aurions classé TOUS les philosophes, du fait même de l’étymologie du mot, nous invite à questionner plus avant le point essentiel au cœur de la doctrine sceptique, qui est aussi point de rupture avec les autres écoles : la suspension du jugement. Avant cela retenons cette idée importante, qui découle de ce classement : les sceptiques ne méprisent pas la 139. Sextus Empiricus, Hypothyposes, I, 1-4 (cité dans Les Sceptiques grecs, textes choisis et traduits par J.-P. Dumont, PUF, 1992, p. 7. 140. Les Sceptiques grecs, Textes choisis, PUF, 1992.
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recherche au nom de leur scepticisme, ce qui serait s’arrêter sur une certaine vérité, ils sont au contraire les figures de ceux qui, sans cesse, continuent leur recherche. L’image de Diogène cherchant un homme en plein jour, sa lanterne à la main, leur irait finalement bien. Suspension du jugement (épochè) pour sortir du doute Pyrrhon constatant la fuite de la réalité et le caractère incertain des outils par laquelle nous la percevons, fait profession de douter de tout. Toutefois il y a une sortie du doute même si celle-ci n’est en rien une adhésion à quelque doctrine. Cette sortie se fait paradoxalement par la suspension du jugement. Puisqu’on doit douter de tout, mais qu’on ne peut pas vivre en doutant de tout, nous sommes invités à suspendre notre jugement : « puisque tout est relatif, nous devons suspendre notre jugement sur ce que les choses sont dans l’absolu et selon leur nature propre. »141 Descartes, qui voulait en quelque sorte battre les sceptiques sur leur propre terrain par un doute radical et méthodique, bascule dans le dogmatisme sitôt qu’il attribue à sa capacité de penser la possibilité de sortir du doute et de fonder une évidence, ne certitude. Au contraire la suspension du jugement nous permet de vivre au quotidien sans adhérer à aucune vérité. « Il n’y a que les huîtres et les sots qui adhèrent » disait Paul Valéry. Et les formules sceptiques forment un catalogue enchanteur et improbable pour le spectateur en retrait du bruit et de la fureur : « pas plus ceci que cela », « peut-être », « admettons », « il y a des chances », « je ne définis rien », « tout est indéterminé », « tout échappe à la compréhension », « je manque d’une représentation compréhensive », « à tout
141. Sextus Empiricus, Hypothyposes, I, 135. Voir aussi : « Car le sceptique, après avoir commencé par philosopher sur les jugements concernant les représentations sensibles pour les appréhender les unes comme vraies, les autres comme fausses – ce qui lui procure la quiétude – est tombé dans des contradictions d’égale force qui l’ont mis dans l’incapacité de juger, si bien qu’il a suspendu son jugement ; à cette suspension du jugement a fait heureusement suite la quiétude en matière d’opinions ». Sextus Empiricus, Hypothyposes, I, 25.
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argument s’oppose un égal argument », « je n’accorde pas mon assentiment ». Le fait de croire que ce qu’on voit n’est qu’une apparence, c’est-à-dire n’est que ce qui nous apparaît tel à un instant « t », a des conséquences radicales en matière d’existence que l’on résume ici avec Léon Robin : Pyrrhon « a voulu révéler aux hommes le secret du bonheur en leur montrant que le “salut” ne peut être trouvé que dans la paix d’une pensée indifférente, d’une sensibilité éteinte, d’une volonté soumise ; enfin que cette recherche exige un effort, mais que c’est de la part de l’individu un effort pour mourir à soi-même. »142 Dimension ironique du scepticisme Nous n’avons ni la place ni les compétences pour développer ici la question du statut de la vérité et de l’apparence et entrer en profondeur dans cette philosophie de la surface. Les notes en bas de page donnent les titres des ouvrages vers lesquels on peut se tourner pour creuser cette recherche. Mais nous retiendrons ici ce qui découle d’une vie fondée sur la suspension du jugement. Comment vivre lorsque le jugement n’est plus un auxiliaire fiable pour les choix que l’on est nécessairement amenés à faire. Dans la vie quotidienne on ne peut pas toujours tout contester. Nous n’aurions, de plus, aucune raison bien fondée pour le faire. Il faut se rallier, en matière de lois et de coutumes, à l’opinion majoritaire. Comme on ne croit pas pour autant que celle-ci est la bonne, cela suppose une dimension de mesure, de recul, à son égard. À proprement parler on ne suspend pas son jugement, on s’abstient de juger, ce qui entraîne une sorte de situation de relative aphasie. Aphasie pour soi et sape du discours tenu par les autres. Repensons au pied qui frappe la poussière. De fait la situation du pyrrhonien semble un peu étrange. C’est le terme d’ironie – cela plaira au « sage de la grande 142. Léon Robin, Pyrrhon et le scepticisme grec, PUF, 1944, p. 24. (20 pages seulement sont consacrées à Pyrrhon dans ce recueil).
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côte » qui consacra autrefois deux études à Jankélévitch143 – qui est retenu par Marcel Conche pour décrire la situation du sceptique dans la vie de tous les jours : « Pyrrhon découvre que l’on peut très bien à la fois dire et ne pas dire ce que l’on dit. Il suffit de pratiquer l’ironie constante à l’égard de son propre discours. “Voilà ce que je dis, mais n’allez pas croire surtout que la vérité puisse se trouver dans ce que je dis” : telle est la toile de fond du discours – du non-discours – pyrrhonien. »144. Il y a une sorte de néantisation du discours, qui est la conséquence de la destruction de l’essence. C’est comme si, en toute occasion, on voyait à travers l’énoncé des mots et des jugements les soubassements qui les font trembler. Il nous semble que toute la réflexion contemporaine autour de la question de la fiction littéraire peut se nourrir de la source pyrrhonienne. Sautant les siècles et les styles, retrouvons la belle image de celui qui dézingua d’un coup de dé l’arrogance de l’alexandrin, ce « vieux moule fatigué ». Le sceptique semble en toute situation, en tout discours « semer le rubis du doute » 145 . Tout se passe comme si, commente Jacques Rancière, en tout discours présomptueux, mais aussi en toute histoire nulle, on aménageait « ces petites lucarnes par où se voit le trou noir de l’infini »146 . Si cette lucarne – une sorte de mise en abîme, de prise de recul ironique à l’égard de soi et des autres – était présente dans la conscience de ceux qui parlent, et de ceux qui les écoutent, le monde serait si différent… Infini se déclinera dans sa version sombre par l’idée de « néant ». La pensée sceptique comme lucarne de néantisation du discours. L’art de ne croire en rien Le scepticisme n’est guère pris au sérieux. Wikipédia consacre à peine une page à Pyrrhon alors que des millions de pages sont consacrées à des insignifiants. Certes Wikipédia 143. Collectif (direction H. Lethierry), Penser avec Jankélévitch, Chronique sociale, Agir avec Jankélévitch, Chronique sociale. 144. Conche Marcel, Pyrrhon ou l’apparence, Éd. de Mégare, 1973, p. 58. 145. Mallarmé, La Déclaration foraine, œuvres complètes, La pléiade Gallimard, 1992, p. 282. 146. Jacques Rancière, Mallarmé la politique de la sirène, Hachette, 1996, p. 44-45. Rancière parle ici de Flaubert pour amener sa réflexion sur Mallarmé.
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n’est pas une référence mais cela reste révélateur de l’ostracisme dans lequel est tombée cette philosophie à laquelle seule Montaigne sut redonner un peu de noblesse. Les sceptiques passent pour des filous qui argumentent pour ne rien dire contre l’évidence de la réalité des choses et des vérités. Ils dérangent et découragent. Pourtant il est temps de leur rendre un meilleur hommage, ce à quoi se sont attelés de rares penseurs. Peut-être sont-ils en quelque sorte victimes de leur succès puisque leur entreprise de sape invite à se détourner du résultat même de leur discours. Mais la situation paradoxale selon laquelle le discours sceptique se retourne contre lui-même n’est qu’apparence. En effet, une éthique, une sagesse pratique, un art de vivre découle du statut du discours et de la vérité, c’est-à-dire que la leçon n’est pas donnée par le discours luimême mais – en terme d’existence – par le statut du discours. L’aporie « il y a un monstre derrière la porte qui disparaît quand je l’ouvre » se résout si, par un autre chemin, on peut aller voir ce qu’il y a derrière la porte. Et c’est ce qui se passe ici : la leçon est tirée à un autre niveau : on change de registre. Quand on voit dans le discours la lucarne de l’infini, le rubis du doute, le tremblement du jugement, la vacuité des mots, rien n’est identique. Contrairement à ce qu’elle crût d’abord, notre époque doit bien reconnaître qu’elle est tout aussi fanatique que les autres. Inutile de faire la liste des actions qui le démontrent quotidiennement tandis que règnent partout les discours bien pensants, creux et pourris comme de vieilles noix. À l’heure où des millions de livres sur le développement personnel et autres pseudo-sagesses témoignent d’une recherche chez le plus grand nombre, nous invitons à parcourir le chemin tordu de cet état d’esprit sceptique contre lequel s’acharneront toujours les dogmatismes. Geoffroy Vallée fut pendu en 1574 pour avoir écrit « le fléau de la foi », jadis cité sous le beau titre « l’art de ne croire en rien », que nous reprenons du recueil établi par Vaneigem. Les arguties sceptiques n’ont pas la cote. Elles sont pourtant une belle propédeutique. Le texte de Vallée sortait du doute concernant la croyance pour exhorter à « n’entrer pas dans “le conseil des rois et des tyrans”, à bannir la crainte et à accorder 86
de la noblesse à l’amitié, à la libéralité, à la raison, à l’authenticité, au savoir, aux sciences et aux arts plutôt qu’à la force, à la ruse et au mensonge »147. En miroir de ceux qui pendent, de ceux qui tuent, de ceux qui excommunient, nous avons voulu pourtant croire, dans cette esquisse, qu’il y avait beaucoup de sens à les écouter, même si c’est un sens qui se dérobe comme les escaliers du palais d’Alice148 .
Pyrrhon (dessin de Brigitte Masson)
147. L’Art de ne croire en rien, suivi du Livre des trois imposteurs, Rivages poche, 2002, p. 26-27. 148. Ce texte sera aussi une critique à l’égard de nos propres pulsions d’entartage, évoquées dans l’article sur Epictète. Car il faut bien reconnaître que les cibles des attentats pâtissiers nous laissent parfois le goût amer que ne devrait pas avoir la crème fouettée. Il nous semble en effet qu’en matière de « pédant à s’occuper » (Renaud, L’Entarté), on aurait pu viser ailleurs que du côté de Béjart, Godard ou Duras. Une autre preuve de la relativité du jugement, et du bien-fondé de la mesure à laquelle nous invite le scepticisme.
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Deuxième partie Certains penseurs de notre ère Lire les stoïciens (et leur concept d’acrasie : déficit de volonté) peut nous aider à sauver la planète ! Rien n’aurait pu se concevoir sans une référence au stoïcisme et c’est Épictète qui est ici choisi. Hypatie ? Son label est : rebelle 149 . Comme les « sages femmes de l’Antiquité » en choisissant Hypatie et Augustin, nous présentons en fait un duel en même temps qu’un duo : une femme / un homme ; une scientifique / un philosophe ; une martyre / un évêque. Certes Augustin dit chercher à convaincre ses interlocuteurs, mais il ne répugne pas à l’emploi de la force et la vie d’Hypatie est là pour témoigner de la violence qu’elle a subie de la part d’une partie des chrétiens de son époque. Hypatie n’est pas sainte Monique, attendant paisiblement que son fils revienne à la raison sur le plan des mœurs, à la foi sur le plan intellectuel… Mais ouvrons plutôt ces pages décapantes (celles sur Augustin pouvant accessoirement nous apprendre la langue latine si nous l’ignorions)150.
149. Margaret Atwood, comme elle, a pour devise : « Nolite te bastardes carborundorum » (Ne laissez pas les salauds vous tyranniser). J.-P. Jouary dans Manuel de philosophie populaire (p. 240, La Découverte, 2019) cite quelques femmes (après G. Ménage, Histoire des femmes philosophes) : « …des dizaines de pythagoriciennes parmi lesquelles Théano, Damo, Arignote, Myia, Mycha, Thémistoclée. Desplatoniciennes comme Lasthénia, Arria, Gemina, ou Amphichia. Des cyrénaïques comme Arété, fille d’Aristippe de Cyrène et, pêle-mêle, Bérénice, Pamphile, Cléa, Eurydice, Julia Domma (impératrice), Myro, Sosipatra, Eudocie (fille d’Héraclite), sainte Catherine, Anne Comnène, Panypersébasta ou la célèbre Héloïse au Moyen Âge. 150. Une liste des mots latins courants en français peut être faite et permettre, dans un atelier d’écriture, d’écrire des phrases « saturées » en termes latins… Un premier pas dans l’apprentissage de la langue.
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Chapitre 5 Épictète et l’arnaque de l’auto tyrharmonie (C. Goumaz) « Ma philosophie tient dans la main ». Ce n’est pas un propos blasphématoire, c’est la révolution d’Epictète. En matière de philosophie, point n’est besoin d’érudition, de compilation, de bibliothèque, d’universitaires, de piles de livres et d’étagères. Ici – comme si l’on anticipait la dérive intellectualiste à venir qui transformera la philosophie en joute conceptuelle – rien de tel : on se contentera d’un manuel où est concentré l’essentiel des pensées à avoir en mémoire pour bien vivre. Et même ce « manuel » auquel nous faisons allusion (étymologiquement le livre qu’on garde à la main) ne fut justement pas écrit de la main du maître-esclave. C’est un jeune disciple, Flavus Arrien, qui compila les entretiens que donnent Epictète, en sélectionnant et synthétisant les meilleurs passages. On le remarque peu souvent, le style est littéraire, les formules percutantes. Malgré cela, peut-être que pour Epictète, un Manuel c’est déjà trop s’encombrer, c’est déjà une trahison. Adepte des discussions orales, dans lesquelles le sens émerge peu à peu et à plusieurs, notre philosophe ne se serait sans doute pas reconnu en ce projet de livre. Sur les traces de Socrate, de Diogène, rien dans la main, rien dans les livres (même petits), tout dans la tête, tout dans la vie. Pas de contrôle aux frontières, pas de bagages à déclarer : « allez ! passez ! », comme le fait déclamer au douanier Léo Ferré151, au sujet d’un autre original de la discipline des rois, qui fit descendre celle-ci du ciel sur la terre des sueurs ouvrières. 151. Léo Ferré, Il n’y a plus rien, 1973. « Transbahutez vos idées comme de la drogue / Tu risques rien à la frontière / Rien dans les mains / Rien dans les poches / Tout dans la tronche ! / Vous n’avez rien à déclarer ? / Non / Comment vous nommez-vous ? Karl Marx / Allez passez / Nous partîmes. Nous étions une poignée... »
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Le mauvais tour joué par la postérité Voici donc la première arnaque de notre philousophe. La postérité le reconnaît comme l’auteur de ce Manuel, et le célébra pour ceci, mais il n’en est rien ! ce texte le rendit célèbre dans le monde entier et à travers les siècles, alors qu’il ne l’eut peut-être pas approuvé. Bref c’est un faux ! On a glosé sur ce manuel, le comparant au poignard que l’on doit avoir près de soi pour se défendre en toutes circonstances. Et dans cette métaphore de combat, on a recoloré sans doute de manière bien guerrière le jeu rhétorique, à finalité profondément pratique – presque thérapeutique – de la philosophie du stoïcien. Pour quelqu’un qui passa toute sa vie à vouloir être maître de lui-même, c’est un peu vache de se faire dérober ainsi son existence par le destin. Les stoïciens pensent que l’accomplissement du « destin » personnel doit s’accorder avec une harmonie préétablie dans la nature, qui obéit à un ordre rationnel et constitue une sorte de guide pour l’homme. Après une vie passée en exercices et perfectionnement de soi pour « vivre conformément à la nature », cela peut rendre un peu chèvre de se faire voler ainsi par la postérité l’image que l’on retiendra de soi ! car la gloire du nom n’est pas recherchée par les stoïciens. Qui se souvient aujourd’hui de Musonius Rufus, qui fut pourtant le maître spirituel du célèbre stoïcien ? « Beaucoup de gens te louent » disait-on au cynique Antisthène. « Quel mal ai-je encore fait répond celui-ci ? » (Diogène-Laërce VI, 9) Liberté, mon destin - destin ma liberté : l’œuf ou la poule ? Revenons un peu au cœur de la doctrine stoïcienne, comparée par les maîtres du stoïcisme ancien (Zénon de Kition, Chrysippe de Soles) à un œuf où tout se tient (le blanc : l’éthique (comment vivre sa vie, comment se conduire), la coquille : la logique (qu’est-ce qui fait qu’une proposition peut être dite vraie), le jaune : la physique (chercher à comprendre l’ordre du monde). À Rome, dans un climat de déclin et de troubles, c’est la question éthique qui devient primordiale. « La première et la plus importante partie de la philosophie est de mettre les maximes en pratique » conclut le Manuel.
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Notre situation sur terre ne dépend pas de nous, Epictète le sait, qui naquit esclave en 50 ap. JC, là où d’autres poussèrent sur la terre, à toutes époques, avec les multiples avantages de la noblesse ou de la richesse. Il était boiteux, dit-on, né aux confins d’un empire, et il fut déporté et vendu. Bref il avait peu d’atouts en poche et les poches vides. Ceux qui fréquentent peu les bibliothèques de philosophie connaissent sans doute par contre le célèbre mot de Coluche, qui vécut lui aussi absence et misère dans son enfance : « Dieu a dit : il y aura des hommes blancs, il y aura des hommes noirs, il y aura des hommes grands, il y aura des hommes petits, il y aura des hommes beaux et il y aura des hommes moches, et tous seront égaux ; mais ça sera pas facile… Et puis il a ajouté : il y en aura même qui seront noirs, petits et moches et pour eux, ce sera très dur !”152. La pensée des stoïciens est comme un pied de nez aux lois du bon sens et du déterminisme. Car là où l’humoriste reconnaîtra la place du hasard et de la chance, le philosophe revendiquera avec sérieux la nécessité de faire abstraction de tout déterminisme social dans l’accès à la liberté et au bonheur : voici bien un mystère qu’il nous faut éclaircir en revenant sur le cœur des difficultés au sein de la pensée stoïcienne : comment peut-on articuler ordre de la nature, existence du destin, travail sur soi et affirmation d’une liberté totale : il y a bien là une énigme que seuls les très nombreux adeptes inspirés des multiples formes actuelles du développement personnel peuvent revendiquer à peu de frais en invoquant toute sorte d’intuition et de mysticismes. Mais pour les sérieux stoïciens, et leurs nobles commentateurs, comment cela se fonde-t-il en raison ? La philosophie comme exercice de soi sur/par soi En préambule, il faut noter l’inflexion que le stoïcisme – qui puise ici dans ses racines cyniques, la parenté entre les deux écoles étant clairement établie – fait subir à la tradition philosophique antique. La distinction sur laquelle insista 152. Le blouson noir. Philippe Katerine le dit aussi de manière hilarante dans le clip de sa chanson « Liberté » : https://www.youtube.com/watch?v=_ZCYRpEgows
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beaucoup Foucault153, peut-être en en forçant le trait pour la rendre bien compréhensible, s’appuie sur deux exigences. D’un côté le « connais-toi toi-même », de l’autre le « soucie-toi de toi-même ». La première exigence (« Gnothi seauton »), ellemême inscrite sur le temple à l’attention des humains qui s’y rendent, signifie à la fois que l’homme doit se connaître comme homme et ne pas rivaliser avec les Dieux, et également qu’il a en lui une partie divine qu’il s’agit de retrouver (pratiques ésotériques et mystiques de toutes les civilisations antiques). Le « soucie-toi de toi-même » (epimeleia heautou) au contraire insiste sur la nécessité de travail, non pas pour découvrir en soi une vérité qui s’y cache (« La Vérité »), mais pour se modifier soi-même par la pratique. Il s’agit presque d’incorporer en soi une sorte de parole extérieure qui nous guérit, un médicament que l’on tient non loin de soi (le « pharmakon » évoqué par Plutarque). Il s’agit d’établir par l’exercice un certain nombre de relations à soi-même qui vont contre un certain type de penchants, afin de retrouver une nature plus profonde, qui est en accord avec l’ordre de l’univers. Il y a une sorte de travail sur sa propre matière pour lui donner une forme, une sorte d’absorption-assimilation dans l’existence du choix fixé par la raison. Cela suppose une pratique assidue et exigeante, un entraînement de tous les instants, une ascèse. Seul ce travail amènera la liberté : « Est libre celui qui est comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre ni empêcher, ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent leur but, dont les aversions ne rencontrent pas l’objet détesté » disent les Entretiens (4-1-1). La maîtrise des représentations Essayons de rendre ceci un peu plus concret : la vue d’un beau garçon ou d’une belle fille dans la rue, éveille en nous le désir. Déjà nous abandonnons en pensée l’objet sérieux qui nous préoccupait jusque là, et nous serions prêts à nous laisser emporter vers cette tentation. Ce désir conduit à la perte de la maîtrise de soi. Si l’on veut, comme le dit la citation, que « les 153 . L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-82. Publication hautes études, Gallimard Seuil, 2001.
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désirs atteignent leur but », il faut supprimer ce genre de désirs fugitifs, qui resteront inassouvis, ou demanderont trop de concessions pour l’être. Il faut être semblable au maître de chiens, qui du simple ton de sa voix fait taire les aboiements ». Face au désir, on restera « indifférent », cela passe par le contrôle des représentations. Les faits ne sont rien, tout dépend des représentations que l’on s’en donne. Face au même événement – la mort d’un être cher – l’un sera abattu et l’autre plus déterminé que jamais à vivre sa vie en fonction de ses choix. Si quelqu’un m’a fait du tort, c’est moi qui donne de l’importance à ce tort en formulant en moi cette représentation « on m’a fait du tort » et en la laissant vivre et engendrer colère, humiliation, désir de vengeances etc. Au contraire si je supprime en moi l’idée que l’on m’a fait du tort, je supprime le tort. Le contrôle des représentations est la clé du stoïcisme et de sa théorie de la liberté : la liberté se loge dans l’acceptation : « Il ne faut pas demander que les événements arrivent comme tu le veux, mais il faut les vouloir comme ils arrivent ; ainsi ta vie sera heureuse »154. Le bonheur est rendu possible par le vouloir, qui est condition de la liberté ; mais le vouloir est orienté par une conscience des limites des capacités de l’être humain. Nous avons le paradoxe d’une liberté qui est acquiescement et renoncement à ce qui la dépasse : d’où la célèbre distinction qui ouvre le Manuel : « il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont les pensées, la tendance, le désir, le refus, bref tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est la santé, la richesse, l’opinion des autres, les honneurs, bref tout ce qui ne vient pas de notre action » (Manuel, 1). À notre tour, essayons de faire la part des choses dans ce que nous apporte le faux auteur du faux manuel : 1- Nous acceptons – en l’interrogeant – la formule qui invite à la distinction. 2- Nous interrogeons le lien entre cet usage des représentations et la direction qu’il prend sous l’influence d’Epictète. 154. Manuel, 8, traduction Létoquard, Hatier 2000.
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3- Nous mettons en cause le postulat sous-jacent à la cohérence de la doctrine. Qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ? La distinction très célèbre entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est moins évidente qu’il n’y paraît : si on enlève les données héréditaires, qui nous imposent un physique (noir), un handicap (petit), une maladie (pauvreté) (je plaisante), la plupart de ce qui concerne notre santé dépend de nous ; de même dira-t-on, de notre richesse, des honneurs ou de l’opinion des autres… qu’en est-il des réalités plus larges qui nous entourent. Se dira-t-on que l’injustice dans le monde, ou la destruction de la biodiversité, font partie des choses qui ne dépendent pas de nous ? La conscience que nous avons du monde, qui fait de nous un être en lien avec différentes peaux les unes sur les autres155 qui le/nous constituent, intervient dans l’usage des représentations par lesquelles je me dirige moimême. Entre la part bio-politique de notre vie prise en charge par l’État et l’importance des progrès techniques à tous les niveaux qui modifient beaucoup la manière de considérer notre action, on se rend compte que ce qui autrefois pouvait facilement être classé comme « ne relevant pas de nous », ne peut plus l’être aussi facilement aujourd’hui. La philosophie d’Epictète appartient à un temps où l’individu pouvait prétendre à une souveraineté sur lui-même alors qu’il est aujourd’hui éparpillé à tous vents par les procédures de contrôle liées à ce qui l’entoure. On a le paradoxe suivant : de plus en plus le monde qui nous entoure « dépend de nous », de moins en moins le sujet est autonome pour agir sur lui (de plus en plus nous dépendons du monde). Si on abandonne ce pan de réflexion, on peut s’interroger également sur la manière dont l’usage des représentations est orienté par Epictète vers une finalité qui est discutable, à savoir un examen de soi presque permanent dans lequel l’individu doit être sans cesse son propre censeur. Il doit faire taire « les chiens qui grondent », mais n’y a-t-il pas une utilité à ce que les chiens 155. Voir par exemple Pierre Restany, Le Pouvoir de l'art - Hundertwasser, Le peintre-roi aux cinq peaux, Cologne, Taschen, 1998.
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grondent ? Comment défendre l’idée d’un vivre conformément à la nature, alors que le fond quasiment biologique de l’homme est nié par une gangue domesticatrice : « garde nuit et jour ces pensées à ta disposition ». Y a-t-il sens à vouloir ainsi enfermer le vivant dans un sens (sens comme sensation, comme direction, comme signification) pré-établi par la pensée ? Il faut en venir au postulat qui sous-tend cette pensée stoïcienne et l’oriente. On se réfère ici à Pierre Hadot, qui aura plus de légitimité que nous pour lancer de telles accusations : « le choix de vie stoïcien postule et exige, à la fois, [nous soulignons] que l’univers soit rationnel »156. Pour que l’éthique stoïcienne se justifie, pour que sa vision de la liberté soit défendable, pour que l’usage permanent des représentation ait un sens, on est obligé de postuler un accord entre le monde de la nature et de l’histoire, entre le monde humain et ce qui l’entoure, entre les deux formes de logos. Non seulement il faut qu’il y ait accord, mais on doit de plus considérer que cet accord est harmonieux. Auto-tyrannie au nom de l’harmonie L’univers a existé sans l’homme et existera encore sans lui ; les espèces apparaissent et s’éteignent, des chaos surviennent, rien ne laisse entendre qu’une harmonie soit présente dans le cours des choses, sur laquelle nous devrions calquer notre vie précaire. Malgré les oppositions, beaucoup de commentateurs font le lien aujourd’hui entre la discipline stoïcienne qui semble fondée en raison, frappée de bon sens et propice à servir la liberté, et la chape de plomb que la morale catholique fit peser, au nom de Dieu, sur les pratiques humaines. Tout se passe comme si la pensée stoïcienne était préparatoire aux exigences de conduite du catholicisme. Epictète nous invite à « passer chaque journée comme si elle était la dernière » pour que le philosophe ne soit pas pris en flagrant délit de relâchement si la mort venait le cueillir. Pareillement la religion chrétienne nous invite à vivre dans la vertu pour que Dieu ne nous voit pas au moment de notre mort en mauvaise posture. Ce parallélisme met en commun – par dessus une apparence très différente – 156. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio essais, 1995, p. 201.
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une sorte de communion de projet entre stoïcisme et christianisme, qui est une dépossession de soi par un exercice auquel on a donné une finalité bien particulière, et peut-être négatrice du mouvement même de la vie. Ce sera en tout cas la critique de Nietzsche qui dénonce mieux que nous ne le ferions l’arnaque stoïcienne : faire passer pour des remarques de bon sens et servant la liberté une doctrine qui présuppose un accord magique avec l’ordre de l’univers, pour mieux nous contraindre au quotidien à dompter notre vie. La croyance en une harmonie n’est pas déclarée, ni démontrée, elle est supposée. Tout en louant Epictète de ne pas s’en remettre comme le feront les chrétiens à l’espoir d’une vie future, tout en le félicitant de tenir vaillamment son bien suprême dans la main, Nietzsche considère malgré tout que son idéal de bravoure, est celui des classes résignées et qu’il va contre la vie: « Epictète était un esclave : son homme idéal n’est d’aucune classe […] mais on le cherchera surtout dans la masse inférieure profonde, sous la forme de l’homme silencieux, se suffisant à lui-même au sein d’une servitude générale »157 . La seconde critique de Nietzsche est plus radicale encore, terrible : « vous voulez vivre “en accord avec la nature” ? Ô nobles stoïciens, comme vous vous payez de mots […] alors que vous vous exaltez en affectant de lire votre loi dans le livre même de la nature, vous visez en fait le contraire, étranges comédiens qui vous trompez vousmêmes ! […] vous exigez que la nature soit conforme à la doctrine du portique (= stoïcisme) […] et je ne sais quel insondable orgueil vous dispense en fin de compte l’espoir insensé que parce que vous vous entendez à vous tyranniser – le stoïcisme, c’est l’auto-tyrannie – la nature se laissera tyranniser à son tour. »158 Ce débat sur la nature et ce que l’homme y projette est indirectement au cœur de nos préoccupations contemporaines : pour retrouver un cadre de vie décent : comment s’orienter aujourd’hui entre d’une part la vision scientifique, comptable, rationnelle, sans âme, et de l’autre les innombrables courants qui invitent à retrouver en soi une sagesse qui nous mettra en 157. Aurore, Œuvres complètes, Gallimard, 1980, p. 227 sq. 158. Par delà Bien et Mal , Œuvres complètes, Gallimard, 1979, p. 27 sq.
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accord avec l’ordre secret du monde ? Que notre modeste contribution soit une grille de lecture pour interroger ce débat… La philosophie entartée À terme, la critique de Nietzsche porte sur la philosophie elle-même et la prétention à ériger un édifice – l’édifice même de la pensée philosophique – tel du moins qu’il se présentait au e XIX siècle : « ce qui advint jadis aux stoïciens advient aujourd’hui encore, sitôt qu’une philosophie commence à croire en elle-même. Elle crée toujours le monde à son image, elle ne peut pas faire autrement. La philosophie est cet instinct tyrannique lui-même, la volonté de puissance sous sa forme la plus spirtuelle, l’ambition de créer le monde, d’instituer la cause première. »159 On ne trouverait meilleur adoubement au projet d’Hugues Lethierry de mettre un peu d’humour et de distance dans les prétentions des uns et des autres. Longue vie à la philousophie. Du reste de l’autorité intellectuelle de Nietzsche nous n’avions pas besoin, nous avions déjà celle des entarteurs, « entartage » qui se veut « une condamnation publique par le ridicule ». Après BHL, super victime des entarteurs avec huit attentats pâtissiers, le philousophe maire de Lyon, – à qui un autre article décerne ici ses piques pour utilisation abusive de Saint Augustin – fut victime du collectif al Qaïtarte en 2008160. Mais retournons le fouet de la crème de notre côté : attaquer un exsinistre du gouvernement au nom de l’orthodoxie philosophique, ça ne mériterait pas une petite tarte ça ? En ce qui nous concerne, devenu critique des plus grands philosophes, qui nous apportèrent tant, faisant à cette occasion le bilan de notre propre tendance à l’auto-tyrannie ascétique suite à une éducation chrétienne forcenée (retrouvée laïcisée chez les stoïciens, dont nous continuons de percevoir malgré tout la richesse), nous ne sous-estimons pas l’arrogance liée à notre propre prise de parole. Nous devons bien le reconnaître : 159. Ibid. 160. https://www.lyoncapitale.fr/actualite/collomb-entarte-a-la-guillotiere Lyon capitale 2/9/2010.
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pseudo philousophe amateur, entarteur de grands esprits réfugié derrière des cautions intellectuelles d’autres renommées, nous mériterions, c’est sûr, nous aussi, d’en prendre une.
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Chapitre 6 Hypatie d’Alexandrie (O. Gaudefroy) À Alexandrie, une célèbre philosophe victime de harcèlement ! Tel aurait pu être le titre présent à la une des gazettes si les faits incriminés s’étaient déroulés de nos jours. À n’en pas douter, en raison de la notoriété de la femme victime des violences morales incriminées – des propos déplacés, une insistance lourde – la nouvelle aurait fait les « choux-gras » de journalistes en mal de scoop. Cependant, les faits se sont déroulés au IVe siècle, la presse n’existe pas, quant aux droits des femmes n’en parlons même pas…ils en sont réduits à presque rien ! Avant d’en venir aux faits à proprement parlé, revenons un moment sur la personnalité de la victime. Qui était-elle ? Née pour les uns en 355, pour les autres en 370, Hypatie est la fille de Théon, un savant travaillant pour le compte du Musée d’Alexandrie, le plus prestigieux centre intellectuel du monde antique. Sans hésitation, on peut définir notre victime comme issue d’une famille païenne, aisée et instruite. Fixer la date de naissance d’Hypatie a été l’objet de controverses depuis fort longtemps. Toutes celles données sont approximatives selon qu’on estime qu’à sa mort, elle était une femme âgée, mature ou jeune. Ainsi, l’historienne polonaise Maria Dzielska estime raisonnable les arguments de Malalas, un auteur byzantin du VIe siècle, qui considère qu’Hypatie était, au moment de son décès, une femme d’un certain âge, une affirmation qui la conduit à estimer sa naissance dans une fourchette comprise entre les années 350 et 355. Un des arguments les plus convaincants en faveur de cette thèse est que son disciple le plus célèbre, Synésios de Cyrène, assista aux cours d’Hypatie jusqu’en 393 avant d’entamer pendant une vingtaine d’années, une activité épistolaire avec son maître à 101
penser se traduisant par l’envoi d’une série de lettres dans lesquelles il témoigne d’une grande admiration pour son ancienne professeure. Il est difficile dans ces conditions d’imaginer que maître et élève aient eu le même âge, Synésios étant en effet né en 370. Par conséquent, Maria Dzielska considère qu’Hypatie était âgée d’une soixantaine d’années lors de son décès. De son côté, la professeure de philosophie de l’Université d’État de Cleveland, Mary E. Waithe, se basant sur une assertion de Richard Hoche, un philologue allemand du XIXe siècle, donne comme date probable l’an 370 ou 375, faisant remarquer qu’à la date de sa mort, on parle d’elle comme d’une belle femme. Mary E. Waithe considère que ce qualificatif ne pouvait être donné à quelqu’un ayant plus de quarante ans à l’époque. Elle pense qu’Hypatie dirigea l’école néoplatonicienne à vingt ou trente ans et que Synésios ne devait pas avoir plus de cinq ans de moins qu’Hypatie. Quant à Charles Kingsley, un écrivain britannique du XIXe siècle, il donne une date de naissance encore plus lointaine, vers 390, estimant qu’elle est morte jeune. Hypatie eut l’opportunité en tant que femme d’avoir accès à un niveau d’éducation supérieure, un fait assez rare pour l’Antiquité qui considère la femme comme inférieure à l’homme et qui lui réserve un rôle d’éternelle mineure, passant de l’autorité du père à celle de l’époux après son mariage. Théon, le père d’Hypatie, un esprit particulièrement ouvert pour l’époque, lui inculque dès son plus jeune âge les fondamentaux des mathématiques et de l’astronomie. Il n’est pas fréquent de constater qu’une jeune fille atteigne un niveau d’instruction élevé dans une société aussi patriarcale que pouvait l’être les sociétés gréco-latines de l’Antiquité. Prenant le contre-pied de la pensée de ses contemporains, Théon supervise l’éducation de sa fille et lui permet de développer ses dons naturels exceptionnels, la convertissant à l’âge adulte en une savante reconnue. Le père d’Hypatie veille tout particulièrement à développer ses qualités tant dans le domaine de l’esprit que dans celui du corps avec comme objectif d’en faire un être parfait. La légende raconte qu’elle atteint un niveau intellectuel supérieur à celui de son père, en particulier dans le domaine de 102
l’observation des astres. Le contact précoce et permanent tant avec les savants et l’élite aristocratique qu’avec les livres à une époque où leur accès est limité à une minorité de privilégiés l’amène à devenir l’une des plus influentes philosophes de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie mais également une scientifique possédant une maîtrise complète dans le domaine des mathématiques et de l’astronomie. Une vie entre enseignement et recherche Devenue enseignante et pédagogue, Hypatie ouvre à Alexandrie une école offrant des cours en mathématiques, astronomie et philosophie. Elle est l’auteure d’un travail remarqué intitulé Canon astronomique, prend l’habitude de commenter les grandes œuvres mathématiques grecques comme l’Arithmétique de Diophante, Les Coniques d’Apollonios de Pergame et le livre III de l’Almageste de Claude Ptolémée. En collaboration avec son père, elle annote les Éléments d’Euclide et le reste de l’Almageste. Loin de se cantonner à un travail théorique, elle met ses connaissances en pratique en concevant des instruments scientifiques comme un astrolabe et un hydromètre. Par ailleurs, elle améliore la conception des astrolabes primitifs, des appareils qui permettent de déterminer la position des étoiles au sein de la voûte céleste. En charge de la chaire de Plotin à Alexandrie, sa maison devient le centre d’un véritable bouillonnement intellectuel. Elle acquiert rapidement le titre respectueux de La philosophe, mention au féminin qui marque son immense prestige moral. Hypatie conçoit ses enseignements selon deux styles distincts : d’un côté sous forme publique, dans des sortes de conférences auxquelles assistaient de nombreuses personnalités de la société alexandrine et d’un autre côté, sous la forme de cours privés en créant une sorte d’école philosophique hermétique composée de jeunes élèves de famille aisée appartenant soit à l’aristocratie soit à l’administration. Là, elle instruit des secrets de la philosophie en bonne disciple de Plotin sans toutefois verser dans le mysticisme. Tolérante, sa condition de païenne n’empêche nullement que sa classe se compose d’autant d’éléments païens que chrétiens. Ainsi, son célèbre élève, Synésios de Cyrène, finit sa carrière à la tête de l’épiscopat de 103
Ptolémaïs en Libye. Curieusement, dans les classes d’Hypatie, était exclue la présence des femmes, de même que n’était pas permise la compagnie d’élèves extraits des classes populaires. L’affaire du fameux harcèlement Ses nombreux disciples sont fascinés par sa prétendue virginité – elle ne se mariera jamais – et par la sagesse de son enseignement. Ses admirateurs louent sa beauté et certains osent la courtiser. Une anecdote rapporte que la philosophe dut faire face à un étudiant devenu trop entreprenant et insistant, on qualifierait peut-être aujourd’hui celui-ci de harceleur. La belle ne se démonte pas et dans un souci de provoquer un électrochoc salutaire à son intention, elle va flirter avec les limites de la provocation et de la décence en exhibant à son attention un drap taché de son sang menstruel, lui assénant vertement : « C’est cela que tu désires ? Alors tu ne désires rien de beau161 ». Le jeune homme, bouleversé à la vue de ce spectacle peu ragoûtant, modéra vite sa passion. En aurait-il pu en être autrement ? La leçon est comprise. Hypatie renverse ici l’ordre des choses. La honte est inversée. Là où la femme cachait la « monstruosité » de son sang menstruel – dont la charge honteuse est grande 162 – Hypatie la reporte sur son « harceleur ». Quelle femme oserait aujourd'hui « offrir » à un amoureux transi, en guise de mantille de soie, le linge imbibé de son sang menstruel pour affirmer à quel point elle entend conserver sa liberté ? L'asexualité chez cette femme de l'Antiquité est d’autant plus choquante qu’Hypatie est connue pour son charme et sa beauté. Une beauté admirablement loué bien plus tard par les beaux vers de Leconte de Lisle qui la décrit comme étant « Le corps d’Aphrodite et le souffle de Platon163 ». Hypatie ajoute à sa rigueur scientifique et à sa 161. Damascios, Fragmenta, 102. 162. L’Antiquité est une période – et elle ne fut pas la seule dans ce cas – où la femme réglée est considérée comme malade. La médecine de l’époque, qui s’appuyait fortement sur la religion, corroborait ces croyances. Même Hippocrate, le père de la médecine, estimait que le sang menstruel était impur et que les règles avaient pour vertu de permettre à la femme d’évacuer de son organisme ses déchets, ses humeurs et ses impuretés. 163. Hypatie, 1852.
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qualité de païenne, une autre facette de sa personnalité : un amour de la liberté non négociable. Une bombe sexuelle antique L’amour porté par l’élève à sa professeure se retrouve au centre de l’intérêt qu’elle suscite aux XVIIIe et XIXe siècles, deux siècles qui mettent l’accent sur la légende de la philosophe vierge, objet du désir des hommes. Les écrits de cette période reflètent l’imagination de leurs auteurs qui, séduits par le phénomène de la platonicienne « pure et intouchable », projettent leurs désirs et leurs fantasmes en la personne d’Hypatie. Ainsi, en Angleterre, le romancier Charles Kingsley, qui, tout en entraînant la belle Alexandrine dans une bataille au service du rationalisme protestant contre la superstition catholique, introduit dans son roman publié en 1853, Hypatia ou de Nouveaux ennemis avec un vieux visage, une intrigue secondaire et érotique selon laquelle la philosophe tombe amoureuse d’Oreste, le préfet romain d’Alexandrie. Pour mettre de côté l’embarras que constitue une héroïne païenne, Kingsley la convertit au christianisme – mais non au catholicisme – quelques jours avant sa mort. De son côté, dans son poème de 1989 intitulé A Christian Martyr in Reverse : Hypatia 370-415, la romancière américaine Ursule Molinaro fait d’Hypatie une icône non seulement du féminisme mais aussi de la libération sexuelle. Elle lui attribue une série d’amants depuis sa jeunesse. La poétesse la fait épouser Isidore le philosophe qui tolère stoïquement ses nombreux amants, parmi lesquels on retrouve à nouveau le préfet Oreste. Dans Agora, le film d’Alejandro Amenábar, sorti dans les salles françaises en 2010 et consacré à la vie (romancée) d’Hypatie, souligne à sa manière tout le potentiel érotique de son héroïne. Il faut dire que le réalisateur espagnol réserva le rôle d’Hypatie à la séduisante actrice anglaise Rachel Weiz. Dès le début du film, il apparaît clairement que deux hommes sont épris de la belle savante. Ainsi, l'esclave égyptien Davus, qui est à son service et l'assiste dans ses cours, se trouve être secrètement amoureux de sa maîtresse. Pour l'impressionner, il fabrique une maquette du système 105
astronomique selon les lois de Ptolémée. Toutefois, sa condition d'esclave lui rend Hypatie inaccessible, elle le rejette ce qui le rend sensible à l’influence du prêcheur chrétien extrémiste Ammonius. En conséquence de quoi, il se convertit au christianisme et devient un militant zélé parabalanis, devenant un membre d’une milice privée à la botte de l’évêque d’Alexandrie. L’autre amoureux éconduit est un élève, Oreste (à nouveau lui !), issu d’une famille aisée et promis aux plus hautes fonctions politiques. Prétendant officiel d'Hypatie, il lui déclare sa flamme en public mais refusant d’être inféodée à un homme, elle préfère garder sa liberté et consacrer sa vie à l’étude. C’est lui qui, dans le film, a, si l’on peut le présenter ainsi, « l’honneur » de recevoir en « cadeau » le linge souillé d’Hypatie. Un platonisme original Hypatie enseigne la philosophie et se réclame du platonisme. Un platonisme tardif qui finit par être désigné sous le terme de néoplatonisme selon les enseignements complexes mis en avant par Plotin, un philosophe grec du IIIe siècle. La caractéristique notable de l’école d’Alexandrie, à laquelle se rattache Hypatie, est marquée par la recherche d’un syncrétisme philosophiquereligieux favorisé par des contacts permanents avec le christianisme et ce malgré des conflits théologiques parfois tumultueux entre eux. À Alexandrie, ce courant de pensée a pour principe que tout ce qui existe est englobé dans une unité absolue, appelée l'Un et que de cette « réalité suprême » découle toutes les autres. Le premier être engendré par l’Un est le Logos, également appelé Verbe ou Intelligence qui contient les idées de l’ensemble des choses possibles. Cette Intelligence a elle-même engendré l’Âme, présupposé qui implique le principe du mouvement et de la matière. L'Un, l'Intelligence et l'Âme sont les trois hypostases qui forment la Trinité néoplatonicienne. L'homme, être engendré, lutte pour atteindre la perfection de l'Un dont il est l'émanation. Toutes les choses viennent du bien et ont tendance à retourner naturellement vers le bien. L'âme doit vaincre sa propre pensée qui lorsqu'elle se confond avec Dieu, perd sa propre conscience. 106
Le climat délétère d’Alexandrie à la fin de l’Antiquité Si nous ne savons pas quand Hypatie est née, nous savons en revanche qu’elle est morte en mars 415. Et nous allons voir que comparé aux évènements qui ont marqué la fin de sa vie, cette histoire de « harcèlement étudiant » n’était en réalité qu’une broutille, un fait mineur somme-toute bien dérisoire. À Alexandrie, à la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle, le climat social et religieux devient chaque jour plus tendu. Tout commence quand l’évêque Théophile prend l’initiative d’une série d’attaques antipaïennes au sein de la ville avec pour objectif d’imposer et de renforcer la « véritable foi ». En 391, les autorités chrétiennes cherchent à s’approprier quelques temples païens, ce qui provoque de nombreux troubles urbains. Face à ses multiples altercations, Théophile ordonne l’attaque du Sérapéum, le centre religieux le plus important du paganisme alexandrin. Les fidèles païens s’y réfugient afin de le protéger mais sa défense se solde par la mort de quelques chrétiens. Un édit de l’empereur met un terme au conflit en accordant l’amnistie aux païens auteurs de violence en échange de l’abandon du temple au profit des adeptes de la religion du Christ. Dans le même temps, l’empereur déclare martyrs les chrétiens tombés pour la défense de leur foi. Prenant possession du Sérapéum, les chrétiens n’hésitent pas à le détruire en même temps que sa précieuse bibliothèque qui abritait de très nombreux manuscrits. Malgré sa virulente campagne antipaïenne, Théophile ne s’en est jamais pris aux intellectuels non chrétiens comme Hypatie qui ne sont pas considérés à ses yeux comme une menace. Cette modération relative de la hiérarchie chrétienne vis-àvis de l’élite païenne vole en éclats à la mort de Théophile en octobre 412. Lui succède son neveu Cyrille aux termes d’une élection contestée. Ce dernier met rapidement en place une politique religieuse allant à l’encontre de la volonté de Constantinople, siège du pouvoir politique de l’Empire romain d’Orient. Cyrille va ainsi persécuter la communauté chrétienne hérétique des Novatiens malgré l’opposition de Constantinople. Ainsi débutèrent les tensions entre Cyrille et le préfet Oreste, le représentant local de l’empereur. Oreste ressent l'autorité du 107
nouveau patriarche comme une remise en cause de son propre pouvoir et de celui du gouvernement impérial. Les tensions entre les deux hommes forts d’Alexandrie n’en sont qu’à leurs débuts. Leurs rapports ne vont cesser d’empirer. Avec la relation par l’historien Socrate le Scolastique164 des émeutes anti-juives d’Alexandrie, nous approchons de ce qui va peu à peu conduire au meurtre d'Hypatie, bien que toujours à distance. Protégée par Oreste, la communauté juive subit les foudres de Cyrille qui attise la haine à leur encontre. Aidé de sa milice privée, il réussit à les faire expulser de la ville. C’en est trop pour Oreste qui réclame à l’empereur des sanctions à l’encontre du patriarche allant jusqu’à réclamer sa destitution. Cyrille tente alors de se réconcilier avec l'auguste préfet, mais il est déjà trop tard. Oreste refuse la main tendue. Pour soutenir l'évêque, cinq cents moines ermites du désert de Nitrie montent à Alexandrie. À partir de là, le climat déjà orageux monte d’un cran supplémentaire quand l'un des moines, Ammonius, jette une pierre en direction d’Oreste et le blesse gravement à la tête. Pour prix de cet attentat, Ammonius est exécuté et Cyrille, provocateur, lui rend hommage en l’élevant au rang de martyr. Une femme qui dérange C’est à ce stade que le nom d'Hypatie commence à être mentionné et à circuler au sein des rangs chrétiens. Elle commence à être l’objet de rumeurs. L'idée naît qu'elle est responsable du désaccord persistant entre l'évêque et le préfet. Pour comprendre cette critique, il faut signaler qu’Hypatie est une amie d’Oreste et qu’elle prend parti pour ce dernier dans son conflit avec Cyrille. L'autorité morale et intellectuelle de la philosophe est alors immense et son influence est grande dans la ville, jouant le rôle d’une sorte de « spin doctor » d’Oreste. Pour Cyrille, elle est la femme à abattre. Elle concentre à elle seule tout ce qu’il déteste : elle est femme et païenne, elle est écoutée du préfet et ses connaissances en science ne sont rien d’autre à ses yeux que purs sorcellerie et satanisme. Ces attaques sont aussi un bon moyen d’atteindre moralement 164. Histoire ecclésiastique, Livre VII, chapitre XIII.
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Oreste en calomniant une personne à laquelle il est particulièrement attaché. Sans doute pour répondre à l’appel de Cyrille, un groupe de chrétiens, mené par un certain Pierre le Lecteur, prémédite durant la pâque 415 un attentat contre Hypatie en lui tendant une embuscade alors qu’elle rentrait chez elle. De force, ils la conduisent à l’église du Césarée (une ancienne enceinte païenne reconvertie en culte chrétien). Là, dans l'enceinte sacrée, ils la déshabillent et meurtrissent son corps à l'aide de tessons de poterie. Mais l'infamie ne s’arrête pas là. Son corps est ensuite traîné à travers la ville, son corps découpé et ensuite brûlé. Le coup porté à Oreste est terrible et il est à la fois politique et affectif. D’ailleurs, le préfet ne s’en remettra jamais. Après avoir demandé en vain à Constantinople qu’une enquête soit menée pour faire la lumière sur cette tragédie et punir les responsables, Oreste en tire les conséquences en démissionnant. Une fois l’affaire étouffée, on perd la trace du préfet, peut-être muté dans une autre ville. En tout cas, il n’est plus présent après les troubles dans une ville meurtrie qui fut par le passé l'une des prestigieuses métropoles du monde antique de par son statut de place forte de la culture grecque tant sur le plan scientifique que spirituel. Hypatie, hier et aujourd’hui Quant à Hypatie, après sa mort, sa mémoire est conservée par les néoplatoniciens d’Alexandrie qui continuent tant bien que mal de survivre à cette tragédie avant de disparaître d’une lente agonie. Avec le Moyen-Âge, la personne d’Hypatie sombre dans l’oubli avant qu’elle ne soit redécouverte à la Renaissance comme tant de pans de l’héritage culturel grécoromain. Malgré elle, la belle Alexandrine devient une icône pour des combats aussi divers que variés, utilisée comme porteparole de causes hétéroclites comme l’anticléricalisme, le romantisme hellénisant, le positivisme ou encore le féminisme. Sans vouloir la faire parler à sa place à la différence de beaucoup d’autres s’étant sentis obligés de le faire dans le passé, émettons alors seulement une hypothèse. Peut-être que l’héritage dont Hypatie serait le plus fière serait de constater que, ce qui était alors qu’une exception dans l’Antiquité et au109
delà durant une grande partie de l’histoire de l’humanité, à savoir être une femme versée dans les sciences exactes et la philosophie, n’est aujourd’hui plus une exception mais prend année après année toujours plus d’importance. Sa grande joie serait de voir toujours plus de femmes ayant la possibilité d’étudier, enseigner et de découvrir. C’est peut-être le seul message qu’il convient de retenir de la vie et de la mort brutale d’Hypatie d’Alexandrie.
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Documents de l’auteur
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Citations Hypatie (vers 350-355 / 415) Mathématicienne et philosophe néoplatonicienne. « Voilà ce dont tu es épris, jeune homme, et ce n’est pas quelque chose de bien beau. » Fragmenta v. T. 1b / montrant un linge souillé de ses menstruations à l’un de ses soupirants /
Mélissa (VIe siècle av. J.-C.) Pythagoricienne.
« Applique-toi, donc, à mettre sur ton visage non le rouge du fard, mais la rougeur qui est indice de modestie, et à remplacer l’or et les émeraudes par la beauté morale, l’honnêteté et la pondération. » Lettre de Mélissa à Cléarétê.
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Porcie (vers 70 / 42 av. J.-C.) Stoïcienne, fille de Caton d’Utique et épouse de Brutus. « Brutus, je suis fille de Caton, et je suis entrée dans ta maison, non pour être seulement compagne de ton lit et de ta table, comme une concubine, mais pour partager avec toi et les biens et les maux. » Plutarque, Caton d’Utique, 25-3
Léontion (IIIe siècle av. J.-C.) Hétaïre et épicurienne. « Il n’y a rien de plus fastidieux, selon moi, qu’un vieillard qui veut redevenir jeune. » Lettre de Léontion à Lamia (apocryphe).
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Hipparchia (IVe siècle av. J.-C.) Cynique, femme de Cratès. « Je n’ai pas choisi, moi, Hipparchia, les travaux des femmes à l’ample robe, mais la vie forte des Cyniques. » Anthologie Palatine 7, 413.
Diotime (Ve siècle av. J.-C.) Prophétesse et philosophe. A influencé Socrate. « Éros n’est pas le fils, mais le serviteur et le valet d’Aphrodite. » Maxime de Tyr, Dissertations, 18, 9 g.
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Chapitre 7 Un Africain découvre la libido au IVe siècle (H. Lethierry) « Donne-moi la chasteté et la continence, mais pas encore. » Augustin, Confessions (VIII, VII, 17).
« J’ai vu saint Augustin en rêve / vivant son souffle était la flamme […] Levez-vous, levez-vous, clamait-il. » (Bob Dylan, Chansons, 1961, Payot).
« “J’ai connu d’abord les consolations du lait humain… Puis j’ai commencé à sourire…”. Et ce récit est en effet admirable par la précision du regard jeté sur le passé, du simple point de vue psychologique : il a fallu attendre Freud et la psychanalyse pour qu’on comprenne la valeur de ces notations sur la vie prénatale, la perversité polymorphe de l’enfant, la profondeur de certains traumatismes. » (H.-I. Marrou, Saint Augustin et l’augustinisme, p. 71, Points, 2003).
« Dieu écrit droit avec des lignes brisées ». (Paul Claudel, exergue au Soulier de satin).
« La question de l’accueil et de l’intégration de toutes les catégories de réfugiés sert et servira de test permanent […] La barbarie construira des murs ». (Patrick Tort, L’Intelligence des limites, Gruppen, 2019).
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Dessin féministe (source internet)
« Et qu’est-ce qui faisait mes délices, sinon d’aimer et d’être aimé ? Mais je ne me bornais pas à des relations d’âme à âme. Je ne demeurais pas sur le sentier lumineux de l’amitié. Des vapeurs s’exhalaient de la boueuse concupiscence de ma chair, du bouillonnement de ma puberté ; elles ennuageaient et offusquaient mon cœur ; tellement qu’il ne distinguait plus la douce clarté de l’affection des ténèbres sensuelles. L’une et l’autre fermentaient confusément, et ma débile jeunesse emportée à travers les précipices des passions était plongée dans un abîme de vices. » (Augustin, Les Confessions, livre II, chap. II, p. 37-38, Garnier-Flammarion). « Il y a aussi le ridicule (qui heureusement ne tue pas) de vouloir s’adosser à une autorité intellectuelle comme Saint Augustin pour illustrer habilement, sinon hypocritement, une position politique qui touchait à l’humanisme et, surtout, lui donner une autorité philosophique qu’elle n’avait pas par ellemême chez Collomb. Il y a là une instrumentalisation politicienne de la philosophie, fût-elle théologique, qui ne peut que choquer le citoyen, de base ou pas. Pourquoi, au surplus, ce « latinisme », surfait et ostentatoire, pour habiller une politique concrète éminemment critiquable, qui doit pouvoir s’exprimer directement et sans apprêts ? (Y. Quiniou, préface à notre livre
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Le Camarade Collomb, la loi asile et… saint Augustin, Thot, 2019).165 Un peu d’imagination ! Si Augustin était mort en bas âge… S’il était resté manichéen… Si les pays où il vivait grâce à l’huile d’olive ne lui avaient plus permis de travailler la nuit grâce à l’éclairage… Si… et si… Bref, il en fallait des conditions pour que son œuvre, la plus importante ‘en nombre de volumes) de l’Antiquité dont nous disposions166 n’aurait pas existé. Et pourtant on a pu dire que l’Augustinisme était l’histoire des contresens effectués sur Augustin !167 Notre travail sur Augustin d’Hippone est né de la rédaction d’un pamphlet sur l’ancien ministre de l’intérieur redevenu maire de Lyon. Il se veut sérieux et furieux à la fois. Ulysse rejoignant Ithaque chez Homère fut reconnu par son seul chien d’abord, après être passé de Charybde en Scylla168 et avoir cédé un temps au chant séducteur des sirènes. Collomb, lui, lorsqu’il regagna Lugdunum (Lyon en latin) vit Képénékian se retirer pour qu’il retrouve sa place de maire. Par contre celui qui dirigeait le grand Lyon ne fit pas de même ! Notre pamphlet tombait à point, la nouvelle affaire Benalla éclatant au grand jour et rappelant à tous le silence de l’ancien ministre qui, bien sûr, à son sujet, n’avait rien vu, rien dit, ni 165. Des critiques ont cru que nous voulions « battre Collomb » en latin alors que notre essai portait en fait sur l’instrumentalisation de la philosophie (cf. T. Danaos dans Les Potins d’Angèle du 7-03-2019 : « La vengeance de saint Augustin »). 166. Et qui s’enrichit encore. Au point de devenir « océanique ». Alors qu’elle n’est ni identitaire, ni communautaire. 167. Un exemple : le 12-11-2019, A. Van Reth, réputée tout savoir sur France culture, attribuait à Augustin la célèbre phrase de saint Paul : « Video meliora, proboque, deterioraque sequor » (« Je fais le mal que je fais, je ne fais pas le bien que j’aime »). 168. Deux détroits où séjournaient des monstres marins. Dans ce livre nous voulons éviter tant la spécialisation outrancière que la vulgarisation à tout va. En un mot, nous interrogeons (pour paraphraser P. Boucheron dans son récent livre sur Ambroise de Milan) La trace et l’aura.
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rien entendu. On lira à ce sujet : S. Coignard, Benalla la vraie histoire, L’Observatoire, 2019. Soit il cachait quelque chose, soit son rôle à l’Intérieur devenait problématique. L’image des trois petits singes lui convenait parfaitement.
Dessin paru dans Le Camarade Collomb, Thot, 2019.
Mais il y avait plus. On peut, avec J.-Y. Martin, considérer que la brutale « dézadification », après l’abandon du projet d’aéroport, permit au pouvoir d’expérimenter des méthodes de répression utilisées ensuite contre les « gilets jaunes », lesquels, d’ailleurs, étaient en quelque sorte… La conséquence des inconséquences de Collomb. Pourquoi, en effet, celui-ci après avoir désapprouvé la décision gouvernementale de limitation de la vitesse à 80 km/heure, appliqua-t-il ensuite la mesure ? Les contradictions s’accumulèrent sur sa personne qui avait cru bon de citer saint Augustin en latin à l’Assemblée en février (à la suite d’un pari pour une bonne bouteille !) pour justifier sa loi Asile ! 169 L’instrumentalisation grossière d’Augustin d’Hippone choqua 169. Étant jeune, disait l’auteur des Confessions, je ne savais quoi (quid et non pas quem). Au lieu d’adorer Dieu, j’étais attiré par les spectacles, les discours. « Ceint » Collomb lui fait dire : « Je ne savais qui aimer ». Donc le père de l’Église pense qu’on ne peut aimer tout le monde et qu’il faut limiter le nombre de migrants ! Il fallait oser le faire dire… à un Africain ! Le retour au texte, à l’institut d’études augustiniennes, nous a permis de démonter cette tentative de propagande qui n’a d’égale que celle de Wauquiez, ce renégat du gaullisme, transformant ses cours de management en endoctrinement politique.
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nos lecteurs. Nous avons toujours admiré les auteurs de pamphlets philosophiques depuis Sénèque (critiquant l’empereur Claude, né à Lyon) jusqu’à Nizan, raillant les « chiens de garde » de son temps (ou Politzer se moquant de Bergson). À l’époque des Romains, le polémiste Lucien avait imaginé dans Philosophes à vendre, une foire où seraient vendus les penseurs à la mode170 . Un tel marché existe toujours aujourd’hui et les fausses citations d’un Collomb l’alimentent. D’où l’humour involontaire de ce nouveau M. Prudhomme, jadis dépeint par Verlaine (« Il est grave. Il est maire et père de famille »). Le livre met les poings sur les i : non saint Augustin n’est pas le chantre du vote Collomb et du retour des Africains aux frontières : rassurons lecteurs et électeurs, il est au contraire l’auteur de sermons sur l’accueil (à Carthage) et le pourfendeur du clientélisme. Il vécut soixante-dix ans en Afrique !171 Qu’il est loin le temps où un maire de Lyon, Édouard Herriot, écrivit cinquante livres dans sa vie, dont un sur Philon d’Alexandrie (le penseur juif du premier siècle de notre ère). Ce qui n’était au début qu’un court article dans Politis (en avril 2018) est ensuite devenu un livre sur le ministre, puis en même temps sur le maire qui fait partie d’un « De virus illustribus » de la ville, non de Rome mais Lugdunum, pardon Lyon ! L’aspect le plus comique à la promotion du livre fut la couardise des « rrrévolutionnaires » en chambre, mourant de peur (qu’ils soient éditeurs ou libraires parfois) à l’idée de se démarquer un tant soit peu de « Gégé ». Ipso facto, le livre porte la marque de ce long processus.
170. Sur le pamphlet on lira : M. Angenot, La Parole pamphlétaire, Payot, 1982, cf l’introduction. 171. Dans C. Rancé, Dictionnaire amoureux des saints, Plon, 2019, Augustin occupe onze pages, comme saint Paul, « distançant » saint Thomas et saint Pierre !
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Nous inspirant de la fresque botticelienne (1480), Saint Augustin dans son cabinet de travail, nous nous sommes permis de remplacer la gracieuse figure d’Augustin par celle du politicien.
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Forme philosophique non identifiée (FPNI) Pamphlet sui generis à n’en pas douter qui ne fournit pas de satisfecit au maire de Lyon, persona non grata. Parisien de naissance et « parresian » de pensée (puisque la « parresia », comme le rappelle Hugo dans Notre Dame de Paris172, c’est la vertu cynique du « franc parler ») nous nous amusons à imiter les facéties collombiennes en étalant, ainsi que l’avait fait l’ancien ministre sinistre à l’Assemblée, notre aptitude à parler latin173 dans ce chapitre d’un livre qui se veut FPNI, c’est-à-dire une « forme philosophique non identifiée ». Continuons sur notre lancée : in fine, in extremis, nous voulons renvoyer ad patres et manu militari le nec plus ultra contre humaniste ! Ne nous enfermant pas dans une philosophia perenis qui prétend parler sub specie eternetatis, nous voulons a minima dénoncer le culte de l’ego de la « collombinazione ». Notre memento et ce post scriptum montrent au lecteur de visu et ad libitum les 172 . Poche, 2019, p. 95. (Nous avons remplacé « parrhisian » par « parresian »). 173. À l’époque de nos études, dès la licence (de philosophie) un livre devait être présenté en latin (ou grec ou hébreu ou arabe) le jour de l’examen. Nous n’avons pas appris le latin dans Astérix.
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conditions sine qua non pour que fonctionne une vraie démocratie nationale et municipale. Alors qu’on nous pardonne cette crise aiguë de pédantisme qui ne sera, elle, récompensée par aucune bouteille de Côte rôtie ! Ce n’est pas dans nos prix ! Et nous partageons, concernant certaines « élites », ce que disait Rousseau (il est vrai au XVIIIe s. !) en pensant à Lyon : « J’ai toujours regardé cette ville comme celle de l’Europe où règne la plus affreuse corruption »174 . Certes le contexte n’est pas resté ne varietur. Mais quand même… Quid des anciens maires dans notre pamphlet ? A priori on pencherait plutôt pour E. Herriot dont les synthèses ne fleurent pas trop les combines lorsqu’il écrit par exemple : « Les trois glaives de Lyon : avoir été, en l’espace de deux siècles • une colonie de l’Empire romain, • la cellule initiale de la nation française, • et le premier foyer du christianisme en France ».175 Ecce homo Ceci, en matière de post scriptum à notre introduction sur Collomb, n’est pas un hommage post mortem mais veut a minima ôter au lecteur qui voudrait volens nolens comparer Collomb et Herriot, toute envie de s’enfoncer dans cette voie. « Perverare diabolicum » 176 . Ecce homo 177 Collomb ! Un individu sui generis, stricto sensu, moins à l’aise comme ministre que comme maire ou bien magister : l’intérieur fut pour lui une terra incognita, semble-t-il. Nul ministre ne le considéra comme son mentor. Peut-être avait-il la mens sana mais pas le incorpore sano puisque, vieillissant, il fut appeler « son altesse sénilissime » et par la maire de Lyon « 1er empereur Palpatine » ! La messe est maintenant dite (Ite missa est). Comme Ulysse il est revenu. Qu’en sera-t-il des prétendants qui ne l’accueillirent pas tous par un Ave Caesar ! De facto (ou plutôt ipso facto), autant Augustin s’impose sub specie æternitatis, s’il est lu in extenso (dans des exemplaires in 174. Les Confessions, livre IV (cité dans D. Daenincks, Éthique en toc). 175. Herriot se fera enterrer à l’église. 176. C’est la suite du proverbe « Errare humanum est ». 177. C’est le titre d’un livre de Nietzsche. Cela signifie « voici l’homme » (lorsque Ponce Pilate le livre à la vindicte dans l’Évangile).
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quarto). Il ne peut servir d’alibi à des politiques en mal d’argument ad hoc qui, a contrario, montrent la rigueur du penseur africain. Le sourire que nous provoquerons peut-être chez le lecteur, sera le « precium doloris » (le prix de la douleur) provoqué par les récupérations honteuses de Collomb que nous avertissons sine die afin qu’il respecte nos philosophes et n’invente pas de fausses citations ex nihilo, leur faisant dire ex magistra, le contraire de leur pensée. Gloire au penseur Augustin in excelsis. Notre ouvrage est le 33 601e de ceux qui figurent à l’Institut d’études augustiniennes (qui dépend de la Sorbonne). Sans tomber dans la croyance en une philosophia perennis, il essaye a minima de fournir une sorte de memento du Père de l’Église. Écrit hic et nunc, le livre ne cherche pas un modus vivendi avec l’orthodoxie catholique ou protestante mais a l’espoir d’aider le lecteur à prendre conscience des termes qu’il connaît en latin (dans le vocabulaire français courant) pour l’aider à apprivoiser cette langue « morte » menacée par les gouvernements successifs. P. Boucheron l’a montré dans son livre sur Amboise, la trace et l’aura 178 : les philosophes vivent après leur mort dans l’interprétation qu’on fait d’eux. Ainsi Augustin transformé en « petit saint » aux boucles blondes et aux yeux bleus (ou Nietzsche en penseur « cool » bobo compatible)179. Il fallait restituer ici la figure d’un Africain contre ses falsifications politiciennes.
178. Seuil, 2019. 179. Certains débats du colloque sur Landauer à l’ENS de Lyon (en juin 2019) l’ont montré.
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Dessin paru dans Le Camarade Collomb (Thot, 2019)
Le moment est venu maintenant, sans nous laisser entraîner dans de trop longues polémiques politiciennes, de présenter la figure de ce penseur africain que fut Augustin d’Hippone (354430) qui vécut soixante-dix ans de sa vie dans ce qui est aujourd’hui l’Algérie (près d’Annaba) et la Tunisie (à Carthage). Nous retracerons sa vie en adoptant sa distinction des trois « libido » : libido sentiendi (celle des sens), libido sciendi (celle du savoir), libido dominandi (celle du pouvoir de dominer). Une brève chronologie d’abord : 361-363 : règne de Julien « l’apostat » (le « fidèle » selon Debray !). 370 : vol des poires. 371-385 : vit maritalement, père d’Adeodat. 386 : baptême d’Augustin (manichéen pendant dix ans). 391 : ordonné prêtre. 395 : évêque. 410 : sac de Rome par Alaric. 411 : à Carthage, conférence entre catholiques et donatistes. Persécution des hérétiques. 412-424 : rédaction de La Cité de Dieu. 430 : Augustin meurt à Hippone, assiégée par les Vandales.
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(L’Institut d’études augustiniennes (95 rue de Sèvres, Paris 6e) possède à son sujet 36 200 livres dont notre bibliographie ne sera qu’un ridicule abrégé !). Commençons donc par la première partie de la vie d’Augustin, dominée par la gourmandise, la « concupiscence » des sens et le mensonge. La « libido sentiendi » : on n’est pas sérieux à 16-17 ans ! Saint Augustin n’est pas un « petit saint »180. Pour cacher à sa mère ses voyages et ses appétits, il s’est un jour enfui sans la prévenir : « … je mentis à ma mère, et à quelle mère ! Et je m’échappai […] Et comme elle refusait de s’en retourner sans moi, je la persuadai, non sans peine, de passer la nuit dans une chapelle dédiée à saint Cyprien, tout proche de notre navire. Cette même nuit, je partis en cachette, et elle demeura à prier et à pleurer. » (Augustin, Les Confessions, livre V, VIII, 15, Garnier-Flammarion). À l’âge de seize ans, c’est le fameux épisode du vol de poires. Au sein d’une bande, il dévalise la récolte d’un voisin, par attirance pour le mal, dit-il, car les jeunes voyous ne mangèrent pas leur butin et le donnèrent aux porcs ! (il avait de qui tenir, diront les mauvaises langues : sa mère, jeune, avait été tentée par l’alcoolisme). Mais ce n’est pas tout ! Il vit maritalement (ce qui était courant à l’époque) avec une femme pendant quatorze ans. Lorsqu’il la quittera, sur l’injonction de sa mère qui travaillait à sa « carrière », ce fut une souffrance intenable : « Quand on vint arracher de mon flanc, comme un obstacle à mon mariage, la femme avec qui j’avais l’habitude de vivre, mon cœur, où elle était attachée, fut déchiré et la blessure saigna longtemps. Elle, elle était retournée en Afrique en vous faisant le vœu de ne connaître aucun autre homme et en me laissant le fils naturel qu’elle m’avait donné. Mais moi, malheureux, 180. Au sens où G. Cesbron disait que : Les Saints vont en enfer. Une mystique au Moyen Âge se promenait avec une torche et un arrosoir. C’était, disait-elle, pour mettre le feu au paradis (les saintes nitouches) et éteindre les flammes de l’enfer (« Pêche grandement » dira Luther, « Pecca fortiter »).
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incapable d’imiter une femme […] esclave du désir, je me trouvai une autre femme, bien sûr illégitime, comme pour entretenir et prolonger la maladie de mon âme, intacte et même aggravée, sous l’escorte d’une habitude entêtante jusqu’au règne de l’épouse. » (Augustin, Les Confessions, livre VI, XV, 25, Garnier-Flammarion, trad. J. Trabucco).
Mais le désir est sans fin et n’assouvit jamais sa faim. « Moi qui me sème et m’éparpille / Dans les bras semblables des filles / Où j’ai cru trouver un pays ». Ce n’est pas Augustin mais Aragon (Est-ce ainsi que les hommes vivent). La « libido sciendi » Le désir de savoir, par la raison et sans l’aide de la foi, peut sembler, comme dirait Pascal (très influencé par l’Augustinus des jansénistes du XVIIe siècle) d’un « ordre qualitativement différent et supérieur. À Carthage comme étudiant d’abord, puis à Rome et Milan (la capitale de l’empire romain d’occident à l’époque) comme professeur de rhétorique, il est déçu par le fait qu’on cherche moins la vérité dans les discours que le vraisemblable, les apparences et les falbalas ! La lecture de l’Hortensius de Cicéron 181 , le convainc de la vanité, de la mesquinerie et du caractère superficiel de toute étude « universitaire », « académique » (comme on dirait aujourd’hui) qui ne me fait pas réfléchir, c’est-à-dire revenir sur soi-même, en moi-même, Dieu étant « interior intimo meo »182 . Sa rupture avec les Manichéens183 dont il fit partie pendant dix ans (ce qui faillit le brouiller définitivement avec sa mère 181. Aujourd’hui perdu. 182. Plus intérieur à moi que moi-même. « Ces années-là, j’enseignais la rhétorique : vaincu par mes passions, je vendais l’art de vaincre par le bavardage. J’aimais mieux cependant, vous le savez, Seigneur, avoir de bons élèves, ce qu’on appelle de “bons élèves”, et c’est sans artifice que je leur apprenais l’art des artifices, non pour en user contre la vie d’un innocent, mais au profit parfois d’une tête coupable ; » (Livre IV, chap. 2, p. 66). 183. Ancêtres des « cathares », Manès croyait à l’existence d’un principe du Mal, plus puissant que le Bien. Saint Augustin en gardera-t-il des traces lorsqu’il écrivit par exemple que « le monde est immonde » (mundus immundus) ? Cependant, a-t-on noté : « Augustin a pu esquisser une morale de la conduite sexuelle qui n’est plus polarisée par le thème de la virginité et
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qui deviendra sainte Monique) rendit possible sa conversion lorsqu’il entendit un enfant rejeter « Tolle, lege » (« Prends et lis » !) et qu’ouvrant la Bible, il tomba sur un passage de l’Épître de Paul aux Romains, invitant les fidèles à rompre avec les tentations de la chair. La « libido dominandi » Lorsqu’Augustin reçoit ensuite le baptême, il était sur le point de faire une brillante carrière politique. Rapidement poussé à devenir prêtre par la « vox populi » (alors qu’il aurait souhaité fonder une communauté monastique en ville et non dans le désert) il va cependant accepter, pour la « bonne » cause cette fois, d’être ensuite promu évêque, réglant différents litiges dans la journée, tandis qu’il écrivit la nuit plus de cent ouvrages, lettres et sermons, dont Les Confessions (Les Aveux, traduit-on parfois) est le plus célèbre. Il rédigea De Trinitate, La Cité de Dieu entre autres ouvrages théologiques. Avec ses adversaires (qu’il n’a parfois pas lu, nous dit I. Marron !) il n’est pas toujours rempli de charité ! Il rend coup pour coup. Répondant à l’un d’eux qui le traitait d’ « Aristote des Africains » et évoquait les défauts de sa mère, il répond à Julien d’Edane : « Qu’est-ce que ma mère t’a fait, mauvaise langue ? Quoi d’étonnant que tu ne puisses pas la supporter, toi qui ne peux même pas supporter la grâce de Dieu, cette grâce qui a libéré ma mère de cette faiblesse de sa jeunesse. J’ai bien connu tes parents, ils étaient d’honnêtes catholiques et je les félicite d’être morts avant qu’ils aient pu te voir devenu hérétique. »184 Il s’interrogea sur la famille, les ordres religieux, le mensonge (De mendacio)185 , la pédagogie (De magistro). Dans ce dernier ouvrage il pousse plus loin que les néo platoniciens la théorie de la « réminiscence ». Pour lui des « semences » de de la continence, mais centrée sur le mariage et les rapports obligatoires qu’il comporte ; et cette morale, s’articulant sur les notions de consentement et d’usage, écartera dans une certaine mesure les thèmes de l’impureté et de l’excès pour mettre en jeu des modèles juridiques. » (M. Foucault, Les Aveux de la chair, Gallimard, 2018, p. 329). 184. Cité in B. Sesé, Petite vie de saint Augustin, DDB, 1992. 185. Lui qui le pratique avec sa mère.
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vérité auraient été déposées par Dieu en nous à la naissance. Pédagogues et « intellectuels » auraient donc bien tort de s’enorgueillir car c’est grâce à Dieu que je les redécouvre dans mon intériorité, loin qu’elles me soient apportées de l’extérieur « magistralement » parlant ! C’est donc l’ordre de la charité, comme le dirait à nouveau Pascal, qui « transcende » les deux autres. Et le rire dans tout ça ? « Il y a d’autres actions qui, déjà, ne semblent pas échues aux bêtes et qui cependant ne sont pas souveraines en l’homme même, comme plaisanter et rire ; c’est l’humain, mais jugé moindre en l’homme par qui juge comme il faut de la nature humaine » dit Augustin186 . Mais, dans la pratique, Augustin conseille le rire et l’ironie lorsque les auditeurs d’un sermon s’endorment ! Et il les pratique contre ses adversaires païens par exemple : Dans La Cité de Dieu, il se moque de la multiplicité des dieux païens : « On donne un seul portier à une maison, ce n’est qu’un homme et il suffit, mais il y faut trois dieux : Forculus pour la porte, Cordea pour les gonds, Limentius pour le seuil : Forculus tout seul n’aurait-il pu s’occuper à la fois de la porte et du seuil ? »187 Dans les pages de l’écrit Contre les académiciens consacrées à la sagesse, Trygetius dit au jeune Licentius qui dialogue avec lui : « Par précaution, je demande que chez toi la réflexion précède le rire : il n’est rien de plus honteux qu’un rire qui mérite grande risée. »188 Son maître Jérôme est lui plus ouvert au rire : « Mais il distingue deux rires : le rire excessif et sonore, ce rire qui secoue le corps, rire des juifs, des écoliers, des ivrognes, des barbares et des spectateurs de comédies. Ce rire-là doit être proscrit. Il y a d’autre part un rire modéré qui peut être 186. Le Libre arbitre, p. 425-426, cité in J. Lienhard, Rire avec Dieu, p. 6667, Laber et Fides, 2019. 187. J. et K. de Marcke Ten Driessche, L’Humour chez les saints, cité p. 68 in Rire avec Dieu, op. cit. 188. Cité p. 68 dans Rire avec Dieu, op. cit.
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utilisé pour éduquer la jeunesse. Jérôme lui-même ne dédaigne pas la satire. Il s’en est pris avec une ironie mordante à la coquetterie féminine, aux fausses dévotes et aux prêtres parfumés et frisés. »189 Conclusion : la trace et l’aura Saint Augustin, un Africain qui découvrit non pas LA libido freudienne, mais les trois « libido » dont nous avons parlé ? Et qui, comme l’avait dit un jour Henri Lefebvre (dans un cours que je suivais en 1965, à Nanterre, sur l’aliénation) irait donc plus loin que le penseur viennois, en ne réduisant pas tout à la libido charnelle ?190 . Nous laisserons au lecteur sa liberté de jugement à cet égard. Mais, sans prétendre ni à une compétence théologique ni non plus psychanalytique, nous constatons que ses rapports à sa mère (dont il trouvait l’amour trop « charnel », possessif et castrateur dirait-on aujourd’hui) ne furent pas des plus simples. Il raconte que, à quatorze ans, il eut une érection au bain maure. Son père, païen, se réjouit alors et le raconta à sa mère… qui fit une crise de nerfs ! On a beau être un saint, on n’en est pas moins un homme, né d’une femme. Et quelle femme ! (Qui ne l’emportera peut-être pas en paradis !). Un jour Augustin vit un enfant sur la plage qui voulait, avec une coquille, transvaser l’eau de la mer dans un trou creusé sur la plage. Il lui dit (en substance) que, lorsqu’il aurait fini, il aurait une idée de l’infini… C’est l’impression qu’on a lorsqu’on termine un chapitre sur un auteur d’une telle importance et, hélas, instrumentalisé parfois sans scrupule. « Cela me serait plus facile qu’à toi d’épuiser, avec les seules ressources de la raison humaine, les profondeurs du mystère de la Trinité » dit Augustin à l’enfant (d’après la légende ?). Représentation picturale 189. Ibidem p. 66. 190. Lefebvre fut influencé par le penseur chrétien Blondel, comme il le raconte dans La Somme et le reste (cf. nos quatre ouvrages sur ce penseur).
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Une fois n’est pas coutume, citons Onfray : « Il est tour à tour : inspiré chez Esteban Murillo (musée d’Art de Seattle), en prière chez José Ribera (Prado, Madrid), en méditation chez Sandro Botticelli (église Ognissanti, Florence), dans des ruines avec un enfant chez Monsù Desiderio (National Gallery, Londres), ayant une vision chez Carpaccio (Scuola di San Giogio gli Schiavoni, Venise), à nouveau avec un enfant chez Magnasco (musée du Strada Nuova, Gênes), avec un ange chez Rubens (Galerie nationale, Prague), au moment de sa conversion par Fra Angelico (musée Thomas-Henry, Cherbourg), avec sa tiare d’évêque chez Juan de Borgogna (musée de Capodimonte, Naples), chez Jaume Huguet (musée national d’Art de Catalogne), dans sa cellule par Sandro Botticelli (galerie des Offices, Florence), guérissant les infirmes chez Le Tintoret (palais Chiericati, Vicence), confié par ses parents au maître de Thagaste, débarquant à Ostie ou bien quittant Rome pour Milan, sinon donnant leurs règles aux moines et partant avec l’enfant Jésus chez Benozzo Gozzoli (église Sant’Agostino de San Gimignano), écrivant sur le cœur de Marie-Madeleine chez Giovanni Camillo Sagrestani (église San Frediano in Cestello, Florence), en extase avec sa maman chérie chez Ary Scheffer (National Gallery, Londres ainsi qu’au musée du Louvre, Paris), disputant avec les hérétiques chez Marco Cardisco (musée de Capodimonte, Naples), apprenant de saint Jean le mystère de la Sainte Trinité chez Le Corrège (église Saint-Jean-l’Évangéliste, Parme), envoyé à l’école par sa mère Monique chez Ottaviano Nelli, ou bien, chez le même, dans une Église qui fonctionne tout entière en support à une encyclopédie iconographique concernant la vie de l’auteur de La Cité de Dieu : avec la vision de sa mère, ou bien encore étudiant à Carthage, puis quittant Carthage pour Rome, mais aussi arrivant à Ostie, arrivant à Milan, enseignant à Rome, écoutant saint Ambroise, visité par sa mère, baptisé, retournant en Afrique, ordonné prêtre puis évêque, donnant un sermon, dans son cabinet, ayant une vision, mourant (église Sant’Agostino, Gubbio), on n’échappe pas non plus à la mort de sa mère… Pour l’art occidental, dans l’Augustin, tout est bon… ». (Le Crocodile d’Aristote, A. Michel, 2019, p. 68).
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Quelques ouvrages sur Augustin Arendt A., Le Concept d’amour chez Augustin, Payot et Rivages, 1929, 1996. Brown P., La Vie de saint Augustin, Seuil, 1967, 2000. Foucault M., Les Aveux de la chair, Gallimard, 2018. Gilson E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Vrin, 1929, 2003. Marrou A.-I., Saint Augustin et l’augustinisme, Seuil, 1955, 2003. Ratti S., Le Premier saint Augustin, Belles lettres, 2016. Saucerotte A., Révolution et contre révolution dans l’Église. Doit-elle brûler saint Augustin ?, éd. sociales, 1965. Pour les enfants : Mongin J.-P., La Confession de saint Augustin, Petits Platon, 2014. Signalons les actes du colloque organisé en Algérie en 2002 à Alger et Annaba. Ainsi que la récente revue L’Histoire (juin 2018). Un chapitre dans C. Rance, Dictionnaire amoureux des saints, Plon, 2019.191 Quelques ouvrages de saint Augustin Les Œuvres dans la Pléiade comprennent : Tome 1Confessions, dialogues philosophiques. Tome 2La Cité de Dieu. Tome 3Philosophie. Catéchèse. Polémique. Les éditions du Cerf ont réédité en 2007 : Discours sur les psaumes I (1 à 80). Discours sur les psaumes II (81 à 150). Enfin citons Les Sermons sur l’Écriture, Laffont, 2014.
191. Avec onze pages, Augustin est « ex æquo » avec saint Paul. Pierre et Thomas sont « balayés » loin derrière !
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Sur wikipédia, la page « Collomb », largement hagiographique et très diserte sur « l’enfance d’un chef » (comme dit Sartre) cite cependant le groupe « Bistanclaque » dans l’album « Longtemps nous nous sommes couchés trop tard : la scottish à Collomb ». Colloques – Sur le « neo latin » (du Moyen Âge à aujourd’hui), signalons le colloque tenu en juillet 2018 à Lyon. – Sur « le platonisme du Moyen Âge à la Renaissance », toujours à Lyon, mais en juillet 2018, le prochain colloque. – Le 28 juin 2018 à l’ENS de lettres de Lyon, a eu lieu une journée sur l’hospitalité. E. Baccouche a montré la sensibilité d’Augustin à la misère en Afrique à son époque et aux problèmes du travail. (cf hospitam.hypothèses.org / 1394). – Intervention au colloque d’Épinal sur « l’école dans et hors la classe », 2019. – Prédication et sacrements dans l’Antiquité et au Moyen Âge, ENS Lyon, octobre 2019. Petit index latin (pour ceux qui considèrent Augustin comme une « terra incognita ») : – Afer sum : « je suis africain ». – Augustinus : manifeste de Jansenius paru en 1640. – De auxilis : au sujet des secours (c’est-à-dire de la « grâce »). Congrégation fondée en 1597 par le pape Clément VIII. – De Doctrina christiana : ouvrage d’Augustin. – Felix culpa : heureuse faute (Luther). – Institutum patristicum Augustianum : institut sur Augustin à Rome. – Lapsi : évêques qui avaient accepté les dieux païens sous Doclétien (IVe s.). – Libido : plaisir. Augustin distingue libido sentiendi, libido sciendi, libido dominando. – De Magistro : livre « du maître ». – Millenium : règne de mille ans auquel croient les millénaristes, combattus par Augustin. – De ordine : ouvrage d’Augustin sur l’ordre du monde. – Regnum : pouvoir temporel. 132
– Scientia sexualis. Dans La Volonté de savoir, Foucault parle ainsi de l’étude qu’il propose sur l’histoire de la sexualité en occident. – Sacerdotum : pouvoir spirituel. – Tolle, lege : phrase entendue de la bouche d’un enfant lors de la conversion d’Augustin. – De Trinitate : De la Trinité, ouvrage d’Augustin. – Tempora christiana : temps chrétiens après la conversion de Constantin en 312. – De vita beata : De la Béatitude est un livre d’Augustin192 .
« Point de ripailles ni de beuveries ; point de coucheries ni de débauches ; point de querelles ni de jalousie. Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans ses convoitises. » (Ron 13, 13-14).
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Fra Angelico (1430) – Épisode de la conversion dans un jardin de Milan
Quatre extraits « Philistins, magisters, je vous hais pédagogues » (Hugo). « Qui donc serait assez sottement curieux pour envoyer son fils à l’école afin qu’il apprenne ce que le maître pense ? Mais lorsque les maîtres ont exposé avec leurs mots les disciplines qu’ils font profession d’enseigner, alors ceux qu’on appelle les disciples examinent en eux-mêmes si ce qui a été dit est vrai, en considérant la Vérité intérieure, à proportion de leurs forces. C’est alors qu’ils apprennent ; et lorsqu’ils ont découvert intérieurement qu’on leur a dit la vérité, ils louent les maîtres, sans savoir qu’ils louent des enseignés plutôt que des enseignants – à condition encore que ceux-ci sachent ce dont ils parlent. » Et Augustin concluait en se référant à Matthieu, 23, 10 : « N’appelez personne notre maître sur la terre parce que le seul Maître de tous est au ciel. » (De Magistro, p. 45).
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Grand bien leur fasse ? « Quand plusieurs des femmes de la ville, mariées à des hommes plus doux, portaient sur leur visage quelque trace des sévices domestiques, accusant, dans l’intimité de l’entretien, les mœurs de leurs maris, ma mère accusait leur langue, et leur donnait avec enjouement ce sérieux avis, qu’à dater de l’heure où lecture leur avait été faite de leur contrat de noces, elles avaient dû le regarder comme l’acte authentique de leur esclavage, et ce souvenir de leur condition devait comprimer en elles toute révolte contre leurs maîtres. » (Augustin cité in Coll. Les Philosophes et les femmes, Folio). Diogène : l’obscénité du chien « Et c’est ce que n’ont pas vu ces philosophes impudents, les cyniques qui, au mépris de la pudeur humaine, avancent ce principe immonde, obscène, et littéralement cynique ; ce principe, le voici : si le mystère du mariage est légitime, il faut l’accomplir sans honte, sans voiles, sur la voie ou la place publique. Cependant la pudeur naturelle a prévalu sur cette erreur. En vain, – faut-il le croire ? – Diogène afficha impudemment la pratique de ses leçons, persuadé sans doute qu’il rendrait sa secte d’autant plus célèbre que lui-même graverait dans la mémoire des hommes un souvenir plus éclatant de son effronterie. Cet exemple, toutefois, n’a pas été depuis imité par les cyniques ; et la pudeur a eu plus de pouvoir pour persuader à l’homme le respect de l’homme, que l’erreur pour l’abaisser jusqu’à l’obscénité du chien. » (Augustin, La Cité de Dieu, T2, p. 180). La mort d’un ami « La douleur que j’en ressentis – écrira plus tard Augustin – enténébra mon cœur. Tout ce que je voyais n’était que mort. La patrie m’était un supplice, la maison paternelle un lieu d’étrange infortune. Tout ce que j’avais mis en commun avec lui se changeait en un cruel tourment. Mes yeux le demandaient partout, et il leur était refusé. Tout m’était odieux, car tout était vide de lui, et rien ne pouvait plus me dire : “Voilà qu’il va venir !”, comme de son vivant quand il s’absentait. […] Aussi la vie m’était en horreur, je ne voulais plus vivre, amoindri de la 135
moitié de moi-même. Et qui sait si je ne craignais pas de mourir de peur qu’il ne mourût le premier, celui que j’avais tant aimé ! » (Confessions, IV, 4 et 6). NB – On trouvera sur hugueslethierry.fr l’exposé que j‘ai fait le 3 janvier 2019 au camping « Entre mer et forêt » (17132 Meschers).
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Conclusion Il s’agissait, dans cet ouvrage, de présenter sous un jour « atypique » nos « drôles » de penseurs des écoles cyniques (Antisthène), épicuriennes (Épicure), sceptiques (Pyrrhon), stoïciennes (Epictète) ainsi que Platon, Hypathie et Augustin. Pour ce qu’il en est des écoles pythagoriciennes, nous pensons en avoir donné un aperçu dans notre précédent ouvrage : Amour/Haine : Empédocle… aux semelles d’airain (qui est paru dans la même collection). Notre difficulté tient au fait que, loin de tomber dans les facilités que se permettent ceux qui produisent plusieurs ouvrages par an, nous voulions à la fois être accessibles et ne faire aucune concession à ceux qui bradent la rigueur universitaire, la précision et l’exactitude des références, bref, en un mot le sérieux qui doit caractériser, plus encore qu’une autre, une collection consacrée à l’humour. Ce sera à nos lecteurs de juger si nous avons réussi dans notre tâche. En fonction des réactions à ce livre d’autres textes sont en préparation auxquels s’associeront certains de ceux, peut-être, qui ont acheté ce livre !
Saint Augustin (Dessin de B. Masson)
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Principales interventions de l’auteur - IUFM Lyon 1 : stages et modules animés (1994-2008). - Rencontres CRAP, atelier humour (septembre 1996). - IUFM de Besançon (mai 1998), Caen (février 1998). - AFIRSE Angers (mai 1996), Rennes (mai 2000). - Institut Perrault (janvier 1997, mai 1997). - AECSE Strasbourg (janvier 1998). - Congrès de l’ANCE, Aix-en-Provence (juillet 1998). - Université de Rouen (septembre 1998). - ADECE Montpellier (mai 1999). - Biennale de l’éducation (mai 1998, mai 2000, avril 2004). - Rencontres Freinet de Tokyo (juillet 1998) et de Vienne en Autriche (juillet 2004). - CORHUM Besançon (juin 2000). - LIREST Chamonix (mai 2000, 2001, 2003, 2004). - ISP de Paris (mai 2002). - Centre national pédagogique des maisons familiales et rurales d’Orléans (septembre 2002). - École supérieure Estienne des Arts et industries graphiques, Paris (octobre 2002). - Centre linguistique d’Albi : « Écrire pour rire » (de juillet 2003 à juillet 2010). - Université Santiago (Espagne) : « L’humour dans les FLE » (2007). - Journée de Alderan à Toulouse : « Jankélévitch : l’humour, les vertus, la mort » (février 2013). - Cité philo à Lille : « Diogène nom d’un chien » (novembre 2013). - Radio judaïque : « Janké » (février 2014). - Stage GFEN-syndicats Créteil : « Écrire dans l’humour » (janvier 2014). - Monde diplomatique, Grenoble : Penser avec « Janké » (avril 2014). - Á la Sorbonne : L’ironie marxiste (mai 2015). - Haute école supérieure de Sion en Suisse (mai 2015). - CEDRATS Lyon, (juin 2015). - Á la moquette (compagnons de la nuit), Paris (juillet 2015). 138
- Psypropos, Orléans (novembre 2015). - Monde diplomatique, Grenoble : « Mûrir de rire » (novembre 2015). - Colloque « Le droit à Lefebvre », Caen (mai 2018). - Intervention aux salons de « l’autre livre » à Paris et à celui de Villefranche-sur-Saône. - Émission TV Rhône-Alpes (mai 2018). - Au camping de Meschers, exposé sur « les trois libido » selon Augustin (2019). - Intervention dans la table ronde « les larmes du rire » pendant le festival de sociologie d’Épinal (2019).
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Appendice Fenêtre sur cours (ouverture pédagogique) Entendons-nous bien : il s’agit en quelques heures ici de donner envie d’apprendre le latin non de l’apprendre réellement !193 On distribue pour ce faire la liste qui suit et on demande aux élèves d’écrire un texte, par exemple sur « Si j’étais évêque au début du Moyen Âge ». Dans ce texte, écrit en atelier, en classe ou extra-scolaire, seul ou à plusieurs, le maximum de mots de la liste devra figurer. (Notons que la même démarche peut être effectuée par exemple avec une liste de mots arabes figurant dans la langue française, ceci afin de lutter contre la xénophobie. Cf. plus loin). Les textes sont ensuite lus en public, voire théâtralisés. C’est l’occasion d’insister sur les racines de notre langue, de son évolution, de l’intérêt (et des limites) de l’étymologie. Jadis Guy Debord, le situationniste, s’amusait à écrire sous la forme d’un palindrome (c’est-à-dire lisibles de la même façon dans les deux sens) : « In girum imus nocte et consimur igni ». Ce qui signifie : « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consommés par le feu ».194 Une phrase que n’aurait pas renié Augustin d’Hippone pour décrire les tourments de notre adolescence et son « aliénation », son absence de détachement à l’égard des choses (pour reprendre le titre du roman de G. Pérec). Pédagogie oblige (on ne se refait pas !) : du fait de notre métier nous n’avons pu résister à la tentation de terminer cet ouvrage (et ce chapitre) sans nous attarder sur cette démarche. 193. Mes dix ans de latin (avec les prépas et le livre à présenter en latin en licence) n’auront donc pas servi à rien ! 194. Sur G. Debord, on se reportera à nos livres sur H. Lefebvre. Les deux auteurs ont en effet entretenu, au début des années 60, une intense histoire commune qui s’est terminée par une tragique brouille (liée en même temps à des éléments personnels et à des facteurs idéologiques).
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Dessin de la librairie « Le bal des ardents » à Lyon. Pour briller en société, vous aussi apprenez à parler latin (comme Collomb) avec ce glossaire que nous avons limité à cent expressions et mots latins de notre langue 195. Un aléa : un hasard, souvent négatif. A contrario : au contraire. A fortiori : à plus forte raison. Ad hoc : à cet effet. Une technique ad hoc : qui convient. (Ne pas confondre avec le capitaine Haddock !). A minima : au minimum. Ad patres : vers les ancêtres. (Envoyer quelqu’un ad patres : le tuer). Ad vitam æternam : pour la vie éternelle. A posteriori : après coup. A priori : au premier abord. (Un a priori : un préjugé). Alter ego : autre moi-même. Bis : deux fois. Bonus : avantage. Casus belli : cas de guerre, provocation. 195. Sans même faire appel au droit ou à la théologie et à la médecine (auquel cas un livre n’y suffirait pas !) sauf exception.
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Cogito : « je pense ». Consensus : accord tacite. Credo : croyance (« je crois »). Crescendo : par ordre croissant. Cum grano salis : avec un grain de sel. Curriculum vitae : récit de vie. Cursus honorum : déroulement de carrière. De facto : de fait. De jure : de droit. Delirium tremens : phase de délire. Deus ex machina : faire intervenir Dieu par miracle. De visu : pour l’avoir vu. Ego : moi. Errata : erreur. Et cætera : et toutes les autres choses. Ex æquo : à égalité. Fatum : destin. Grosso modo : sommairement. Hic et nunc : ici et maintenant. Homo sapiens : l’homme « sachant » (stade de l’évolution). Homo economicus : l’homme « économique ». Idem : la même chose. Illico : sur le champ. Imprimatur : autorisation de publier. In extenso : entier. In extremis : en dernière extrémité. In fine : à la fin. In medias res : au cœur des événements. In situ : en place, sur le site. (à l’)instar : à l’exemple, à la manière. Intra muros : à l’intérieur des murs. In utero : dans l’utérus. In vitro : dans l’éprouvette. 143
Ipso facto : par le fait même, de ce fait, sans autre formalité. Lapsus linguae, pedis, calami : erreur de la langue, du pied, de la plume. Libido : désir. Malus : désavantage. Manu militari : par la force. Maximum : le plus grand. Mea culpa : autocritique. Memento : résumé. Memorandum : à retenir. Minimum : le plus petit. Minus habens : déficient. Missi dominici : envoyés. Modus operandi : manière de procéder. Mordicus : en mordant (familier), avec ténacité. Mors immortalis : éternelle mort. Motu proprio : de son propre mouvement. Nec plus ultra : ce qui se fait de mieux. Ne varietur : à ne pas modifier. Non possumus : impossibilité. Opus : travail. Pax Christi : la paix du Christ. Pax romana : paix romaine. Pensum : travail supplémentaire ennuyeux. Persona non grata : qui n’est pas bienvenu. Philosophia perennis : philosophie éternelle. Post mortem : après la mort. Post scriptum : ajouté après. Primus inter pares : premier parmi ses pairs. Pro domo : pour le bénéfice de la maison. Quidam : quelqu’un. Quantum : quantité.
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Ratio : proportion. Requiem : messe. Satisfecit : satisfaction. Scenario : récit. Sine die : sans jour fixe. Sine qua non : condition sans quoi rien n’est possible. Statu quo : permanence de l’état actuel. Stricto sensu : au sens strict, exact. Su generis : d’un type spécifique. Sub specie aeternitatis : sous l’angle de l’éternité. Ter : trois fois. Terra incognita : terre inconnue. Triumvirat : gouvernement de trois hommes. Urbi et orbi : sur la terre et dans l’univers. Veto : interdiction. Via : par le chemin. Vice versa : changement réciproque. Volens, nolens : en hésitant. Vox populi : la voix du peuple. (Nombre d’autres mots latins sont utilisés en français : agenda, album, factotum, lavabo, omnibus, vademecum…). Sentences latines Bonum vinum laetificat cor hominis : le bon vin réjouit le cœur de l’homme. Auri sacra fames : exécrable soif de l’or. Age quod agis : fais ce que tu fais. Amicus Plato sed magis amicus veritas : j’aime Platon mais j’aime mieux la vérité. Carpe diem : cueille le jour. Cogito ergo sum (Descartes) : je pense donc je suis. Credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde. Cujus regio ejus religio : tel prince, telle religion. 145
Dura lex, sed lex : dure est la loi, mais c’est la loi. Errare humanum est : l’erreur est humaine. In medio stat virtus : la vertu se tient au milieu. In principio erat verbum (saint Jean) : au commencement était le verbe. Post coitum anima tristis : après le coït, l’âme est triste. Sapere aude (Kant) : ose savoir. Si vis pacem, para bellum : si tu veux la paix prépare la guerre. Tu quoque mi fili (à Brutus) : toi aussi, mon fils. Vae victis : malheur aux vaincus. Mater semper certa est : la mère est toujours certaine. Verba volant scripta manent : les paroles s’envolent, les écrits restent. Sic et nunc (Abélard) : ainsi et le contraire. Qui bene amat bene castigat : qui aime bien châtie bien. L’atelier « sans le latin… » Au cours de l’atelier réalisé au camping de Meschers le 1er janvier 2020, les feuilles contenant les mots latins en français d’une part, les expressions et sentences de l’autre, furent distribuées. Avec leur aide il était demandé d’écrire des phrases truffées, saturées de mots et de proverbes latins (comme j’ai essayé de le faire pour ma part dans la quatrième de Le Camarade Collomb). Lecture est faite ensuite en commun. L’écoute du groupe relève ce qui est positif et de nature à donner envie d’en savoir plus. Quelques éléments concernant la déclinaison peuvent alors être donnés, avec l’exemple de Rosanominatifsujet Rosavocatifinterpellation Rosamaccusatifcomplément d’objet direct Rosaegénitifcomplément de nom Rosaedatifcomplément d’objet indirect Rosaablatifcomplément de circonstance Les livres cités à la fin sont disposés sur les tables et consultés. (Chacun peut, dans les pages roses des vieux dictionnaires, retrouver des phrases latines connues, à l’heure où,
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malheureusement, l’étude de la langue est délaissée par les gouvernements successifs). L’élitisme pour tous Un atelier « latin » dans un camping a du mal à « passer », surtout un 1er janvier 2020 ! À la fin de mon annonce, j’entends un « Amen » qui en dit long sur l’assimilation que font beaucoup de gens de cette langue « morte » avec la messe ! Avec : Credo in unum deum : je crois en un seul Dieu. Agnus dei qui tollis peccata mundi : agneau de Dieu qui enlevez les péchés du monde. Ave Maria mater misericordiae : salut Marie mère de miséricorde. De profundis clamavi : des profondeurs (de l’abîme), j’ai crié. Pater noster qui es in caelo : notre père qui êtes aux cieux196. Les plus anciens se rappellent, après les confessions, les pénitences qui consistaient à réciter des prières. Tout cela ne met pas nécessairement en appétit pour reconquérir l’héritage classique qui aide aujourd’hui à comprendre la langue française dont le latin est comme la nervure… Le plus difficile de notre travail consiste donc à prendre chaque apprenant à part pour l’en convaincre et lui faire exprimer ses représentations des langues classiques qui relèvent souvent de l’envie de s’approprier des richesses dont il a été dépourvu ! Partisans d’un élitisme pour tous (comme disait Vitez, ancien directeur de la Comédie française), nous avons préparé notre argumentation. Jaurès, peu connu pour être un passéiste élitiste et clérical, était l’homme qui faisait cours en latin à la faculté de Toulouse
196. D’autres prières viendront à l’esprit comme par exemple le « Tantium ergo sacramentum », etc.
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et (à une autre époque) le défenseur des travailleurs de Carmaux et d’ailleurs197. Brassens, anarchiste peu tenté par l’intégrisme catholique, écrivit dans « Les Copains d’abord » plusieurs vers en latin : « Ses fluctuat nec mergitur » […], « Leur credo, leur confiteor ». Mais c’est surtout à sa défense de la messe en latin que l’on pense : « Ils ne savent pas ce qu'ils perdent Tous ces fichus calotins (…) Sans le latin (bis) Plus de mystère magique Le rite qui nous envoûte S'avère alors anodin Et les fidèles s'en foutent (…) En renonçant à leur culte Le vin du sacré calice Se change en eau de boudin Le presbytère sans le latin A perdu de son charme ». Quelques mots d’autres langues L’argot ? Ou plus sérieusement l’arabe198 peut être utilisé pour apprendre aux « apprenants » à jouer sur les différents niveaux ou registres du langage. On pourra alors introduire, grâce à cette démarche, l’étude du plus grand penseur juif (Maïmonide au XIIe s.) qui s’exprimait en arabe. • Alchimie et mathématiques Alchimie : al khêmia, science noire.
197. Cf F. Worms et G. Candar, Qu’est-ce que le socialisme ? Pluriel, 2019 et Œuvres de Jaurès, tome 11, Fayard, 2019. 198. L’anglais est moins intéressant car omniprésent et de ce fait oppressant ! Déjà, il y a un demi-siècle, Etiemble parlait du franglais. Quant aux racines venant du grec, Augustin ne connaissait pas cette langue et nous n’en parlerons pas.
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Alcool : kool, khôl, sulfure d’antimoine. Les alchimistes occidentaux, élèves des Arabes, désignent par alcool l’état le plus pur d’un solide ou d’un liquide. Élixir : ixir (du grec xeron), produit sec ; pierre philosophale pour les alchimistes arabes ; l’idée de propriétés magiques prédomine. Alambic : al anbiq, vase à distiller = alambico (Espagne). Alcali : al qilyi, soude. Amalgame : al mod jam’am, mariage ; fusion de l’argent et du mercure pour les alchimistes. Algèbre : al djerba, science des réductions. Chiffre : tsifr, vide, rien = zephirum (latin médiéval) = zefiro (italien). Charabia : au début du XIXe s. pour désigner l’occitan mêlé au français. Albarabia (Espagne) = la langue arabe. La chose arabe (chei arabia), le mauvais arabe (charr arabia), le parler maghrébin (algharbia) par opposition à la langue noble. Zéro : italien. Zéro, contraction de zefiro. • Commerce et navigation Goudron : gatrân (Égypte). Calfater : galfat, bourrer les interstices des planches de carène de fibres de palmier ou de coco. Kalaphatein (gréco-arabe) ? calefacere (latin) chauffer ? Calfeutrer : calfater avec du feutre. Douane : diouan, bureau de douane = dogana, doana (Italie). Tarif : ta’rif, notification = tarifa (Italie). Rame (de papier) : rizma, ballot = resma (Espagne). Bazar : bâzâ, souk. Magasin : makhâzin, dépôts, bureaux = magazzino (Italie). Calibre : quâlib, forme de chaussures, moule à métaux. Fardeau : farder, demi-charge imposée aux chameaux (200 kg environ). Quintal : quintât, poids de 100 livres, issu du latin centenarium. Carat : qirât, poids, issu du grec keration, tiers de l’obole. • Divers Amiral : amir al ; chef ; amir al-âli, très grand chef. Caravane : gayrawân (croisades). 149
Carafe : gharraf, pot à boire = garrafe (Espagne) = caraffa (Italie). Madrague : al mazraba = almadraba (Espagne), enclos pour la pêche au thon. Hasard : ar zahr, dé à jouer. Risque : étymologie contestée. Italie : risco, issu du bas latin risicare, doubler un promontoire. Grèce : rhiza, racine, par extension écueil, oc en arabe. Exemple : L’arabe. « Par hasard j’ai fait les magasins, tarifs imbattables pour gilet, gabardine, jupe de coton, couleur azur et un caban, une djellaba. J’ai mangé couscous et tajine, méchoui avec merguez et harissa… ». (Tous ces mots sont d’origine arabe). Conclusion Les dix raisons de faire du latin (de l’arabe, du grec, de l’hébreu, des langues mortes) : – Parce que la langue latine est parlée dans l’État du Vatican, du moins dans les encycliques qu’on désigne par les deux premiers mots (Ex. : « Rerum novarum » de Léon XIII). – Parce qu’on peut faire rire dans les chaumières. C’est la thèse de C. Ono-Dit-Biot dans La Minute antique (L’Observatoire, 2019). – Pour épater les bourgeois. Comme le laissent entendre les paroles du « chant des canuts », ces ouvriers de la soie lyonnais : « Pour chanter veni creator, il faut une chasuble d’or »199. – Pour lire Astérix. Ce que montre B.-P. Molin dans Astérix les citations latines expliquées (Chêne, 2015). – Pour comprendre la messe dans l’église de Saint Nicolas du Chardonnet. Comme il y a cinquante ans l’office est dit en latin. Pas étonnant que, dans une touchante continuité avec son père, Marine Le Pen y ait fait baptiser tous ses enfants !
199. Avec l’aide de G. Cogniot, le leader communiste M. Thorez apprit le latin en prison.
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– Pour un tas d’autres raisons encore, les associations d’enseignants de latin-grec sont d’autant plus dynamiques que la situation leur est moins favorable. – Pour « actualiser » les œuvres classiques, Vitoz ajoute ainsi le « Tantum ergo » au texte original du Tartuffe de Molière – Quant à moi pour rentabiliser mes dix ans d’études ! Car j’ai redoublé ma 6e, fait deux « prépa » et me suis remis au latin en licence de philo à la Sorbonne en 1963 car on devait, à l’époque, présenter un livre dans cette langue200. – Pour comprendre les pages roses des dictionnaires de grand papa. – À toi lecteur de trouver la dernière raison : étudier la « philo » par exemple… ou même retrouver des souvenirs d’enfance. Bibliographie Coll., Alea jacta est, Pocket, 2016. Coll., Expressions latines, 2018. Coll., In Vino veritas, Larousse. Coll., La Latin dans votre poche, Larousse, 2014. Coll., Le Latin pour les nuls, 2008. Gaffiot (nombreuses éditions du fameux dictionnaire). Méthodes : Klein B., 300 proverbes et expressions hérités du latin et du grec, Librio, 2014. Macé T., Cahier exercices latin débutants, Assimil, 2019. Moreau-Rouault M., Latin pour débutants, Librio, 2013. NB – Ce chapitre permet, à travers les proverbes cités, de mieux comprendre les grands courants de pensée latins : l’épicurisme : Lucrèce ; le stoïcisme : Sénèque ; le christianisme : Augustin d’Hippone. 200. Ce fut Le Proslogion de saint Anselme qui contient la preuve dite « ontologique » de l’existence de Dieu, reprise plus tard par Descartes dans Les Méditations (l’auteur avait écrit Le Discours pour être lu « même par les femmes » !).
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Elargir le cercle des connaisseurs et « rendre la Philosophie populaire » (comme le voulait Diderot) est possible, y compris en ce qui concerne les penseurs grecs et romains : c’est ce que nous essayons de faire ici, en partant parfois d’anecdotes humoristiques concernant la vie des auteurs. Les spécialistes, comme « l’honnête homme » (ou femme !) désireux de parfaire sa culture et de réfléchir au sens de sa vie, y trouveront leur compte !
Hugues Lethierry
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES
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Avec son style, chaque auteur aborde son sujet par un biais original. Le livre se dévore jusqu’à plus soif : Antisthène, Platon, Epicure, Pyrrhon, Epictète, Hypatie, Augustin...
Les co-auteurs sont J. Bredin (doctorant à Liège), M. Chifflot (HDR) metteuse en scène, O. Gaudefroy (CNRS), C. Goumaz (docteur en philosophie). Brigitte Masson et Eléonore Clovis sont les dessinatrices.
ISBN : 978-2-343-22880-8
17,50 €
Hugues Lethierry
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES Des penseurs à vendre
7 FAMILLES DE SAGES ANTIQUES
Hugues Lethierry en est à son 33e livre. Il est qualifié maître de conférence.
Sous la direction de
Préface de Suzanne Husson Illustrations de Brigitte Masson et Eléonore Clovis
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