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French Pages 163 [154] Year 2011
Familles Latines de l'Empire Ottoman
Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies
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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.
Familles Latines de l'Empire Ottoman
Livio Missir de Lusignan
The Isis Press, Istanbul
ptS* 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 2004 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011
ISBN 978-1-61143-722-5
Reprinted from the 2004 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
Bien qu'Italien, et catholique romain, Livio Missir de Lusignan, se dit et se veut le dernier des Ottomans. Né à Izmir, où se trouve toujours sa maison paternelle (sise à Buca, le village de Lord Byron), sa vie et sa carrière ont été, en effet, à l'image de l'un et de l'autre de ses ancêtres qui, dans un cadre impérial, ont marqué l'histoire des relations entre l'Europe et l'Asie Mineure. Si, avant et pendant le 29 mai 1453, Giovanni Longo Giustiniani se battait aux côtés du dernier basileus Constantin XI Dragasès (1403-1453), pendant et après cette date d'autres membres de la famille Giustiniani de Scio ("la plus grande famille d'argent de Chrétienté"), ancêtres directs de Livio Missir de Lusignan, négociaient avec Mehemet II (1432-1481) des accords qui auraient permis aux Italiens, et aux catholiques romains de l'Empire ottoman, de continuer à vivre jusqu'à nos jours en Turquie sans renoncer à leur millénaire identité. Licencié en droit de l'Université d'Ankara, docteur en droit de l'Université de Rome, chercheur à Utrecht, à Yale et en Sorbonne, Livio Missir de Lusignan fut d'abord membre du Secrétariat général du Parlement Européen à Luxembourg et à Strasbourg où ses connaissances linguistiques et historiques de la Turquie, de la Grèce moderne et de l'Europe continentale firent de lui le premier et le dernier des "drogmans" de la Communauté Economique Européenne. Appelé, plus tard, par la Commission européenne, à Bruxelles, il fut le premier témoin de l'application des accords d'association entre l'Europe d'une part, la Grèce et la Turquie d'autre part et, en même temps, de l'évolution lente et problématique des relations entre l'Europe et l'ancienne Yougoslavie. Dans les années 80, Livio Missir de Lusignan fut parmi ceux qui, au Secrétariat général de la Commission européenne elle-même, contribuèrènt à la préparation et à la mise en œuvre progressive de la politique européenne de la culture. Grand communicateur, c'est encore lui qui, au cours des dernières années précédant sa mise à la retraite, contribue au développement de la politique d'information de l'Union Européenne. Parallèlement à son activité professionnelle, Livio Missir de Lusignan a été enseignant universitaire à Florence et à Bruxelles, visiting professor à Minneapolis (USA) et continue d'être, actuellement, l'invité régulier de nombreuses manifestations culturelles à caractère international. Ecrivain et juriste, ses réflexions, accumulées pendant plus de cinquante ans de lecture et d'action, ont porté notamment sur les relations entre la Religion et l'Etat ; l'Etat et la Nation ; la Nation et l'Empire ; l'Empire et les Peuples ; les Peuples et l'Europe ; l'Europe et la Civilisation. Ces réflexions ont abouti à la publication d'un nombre considérable d'études et articles parus dans des journaux et des revues de plusieurs pays et en différentes langues. Parmi ses livres, citons : Le cimetière latin de Kemer (Smyrne) (18671967), 1972 ; Eglises et Etat en Turquie et au Proche-Orient, 1973 ; Souvenirs de famille : izmir, mon Père et l'historien Erneste Buomaiuti (en italien), 1974 ; Rome et les Eglises d'Orient vues par un Latin d'Orient, 1976 ; L'Europe avant l'Europe Voyages belges en Orient de ma bibliothèque (XIXe s.), 1979 ; Introduction aux Chénier - Notes généalogiques et bibliographiques, 1979 et 1980 ; Le status international d'une famille de Smyrne depuis Mehmed Ier (1730-1754) - Contribution à l'histoire du droit de la latinité orientale ottomane, 1981 ; Les Mémoires de Georges de Chirico ou la fin d'une Nation - Réflexions, livres et familles d'un passé ottoman, 1984 ; Epitaphier des grandes familles latines de Smyrne, 1985 ; Messa Vese - Traduction vers l'italien de 40 poèmes français de Thérèse de Vos, 2003. Plusieurs livres inédits, dont Histoire et généalogie de la famille latine ottomane des Timoni (ili.) ; Médecins latins d'Orient ; Statut des biens d'église catholiques étrangers dans l'Empire ottoman et en Turquie - Annexes - firmans institutifs, jurisprudence et doctrine (en italien).
EN SOUVENIR DU GRAND AMBASSADEUR ZEKl KUNERALP ET EN PENSANT À REÇÎT SAFFET ATABÎNEN, COLLABORATEUR D'ATATURK QUI M'HONORA DE SON AMITIÉ...
T A B L E DES MATIÈRES
I - En guise de préface 1. 1929-1999 :l'Occident face à la globalité ottomane
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2. Le présupposé ottoman du Proche-Orient actuel
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3. Le principe de la répartition du travail dans l'Empire ottoman
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II - La latinité ottomane 1. Introduction à l'histoire de la latinité ottomane
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2. Existe-t-il (ou a-t-il existé) une "nation" latine d'Orient ?
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3. La nation latine en territoire ottoman
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III - Les familles de la latinité ottomane 1. Émigration et immigration : l'exemple ottoman par rapport à la France et la Communauté latine de Smyrne 2. The Eastern Latin Genealogies since 1453 3. Le dernier mot sur les origines levantines d'André Chénier : sa grand-mère née Mamaky de Lusignan 4. Les Cardona de Lusignan 5. La descendance internationale d'Abraham Topuz (+ 1865), négociant-exportateur à Smyrne, et de sa f e m m e Grazia Missir (1793-1881) 6. Une famille melkite catholique de Smyrne : les Pharaon et leur descendance internationale
IV-
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Varia 1.
Latinité et turquité à Smyrne
2.
La généalogie en Grèce et en Turquie en tant qu'expression
3. 4. 5.
de la politique de l'Etat Les recherches généalogiques en Turquie sont-elles possibles ? Roman Catholic Church Records in Turkey : How to Use Them for Genealogy and Family History Le village turc de Lord Byron
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1229-1999 : L'OCCIDENT FACE À LA GLOBALITÉ OTTOMANE'
Réflexions sur
l'Après-Kosovo
Quel que soit l'angle sous lequel on aborde, en Occident, les problèmes actuels liés, directement ou indirectement, au passé ottoman (1299-1923), on risque, je crois, de ne pas tenir compte de tous les éléments en jeu. En effet, non seulement — ce qui peut être naturel — on privilégie certains éléments, au détriment d'autres (en fonction du but qu'on se propose d'atteindre), mais on se sert de termes, ou de notions, dont le sens — et la portée — peuvent avoir été différents suivant les âges et les lieux et que l'on emploie, malgré cela, suivant ses propres goûts ou conformément à ce que l'on appelle l'acception «moderne». Déjà le terme ottoman prête à confusion dans la mesure où on le confond avec turc, alors qu'il s'agit d'une référence politique et juridique (l'appartenance à un État dont le souverain est le descendant d'Othman ou Osman, indépendamment de l'ethnie, qui peut être turque, arabe, kurde ou autre). On comprend aisément la gravité d'une telle confusion (innocente ou voulue suivant les cas) dans la mesure où la responsabilité de certains actes (quel qu'en soit le contenu) est attribuée indifféremment aux Ottomans ou aux Turcs. Mais il y a plus grave au départ. En effet, tout Occidental (européen ou américain) qui parle de Nation (ou nation) entend l'État (d'où l'expression, courante depuis quelque temps, d'État-nation), toute autre acception du mot nation étant considérée comme impropre. Ce n'est que dernièrement qu'un géographe, professeur d'université, M. M. Foucher, a employé le terme nation pour définir notamment les Écossais et les Basques (mais pas les Corses). Mais il l'a fait en lui adjoignant le qualitatif interne de manière à bien indiquer que seul l'État-nation était une nation, tout autre groupement humain ayant certaines caractéristiques particulières ne pouvant être à la rigueur qu'une l
La Revue générale, no. 12, 1999, p. 89-92,41, Chaussée de Louvain, B-1320 Hamme Mille.
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«nation interne». Il n'est pas très facile de savoir, tout au moins dans le récent livre de cet auteur (intitulé La République européenne, Paris, Belin, 1999), si l'État-nation comporte aussi, au-delà des nations internes, des ethnies. Probablement l'ethnie est-elle un groupement humain (à l'intérieur d'un État ou indépendamment de celui-ci) qui n'a pas encore atteint un degré suffisant de conscience politique lui permettant d'être considérée comme une nation interne. Or, dans notre monde occidental, il y au moins deux groupements humains : les Juifs et les Arméniens qui, indépendamment de la disparition de leur structure étatique indépendante (au premier siècle après Jésus-Christ, les Juifs, et au XIV e siècle, les Arméniens), et de sa réacquisition au cours du siècle présent, se sont toujours considérés comme de véritables nations, qualité qu'ils n'ont jamais cessé de revendiquer par rapport au reste des nations occidentales nées au début du second millénaire. De plus, ces dernières n'ont été (pendant un certain temps) que des nations internes de l'Empire chrétien d'Occident et ne se sont transformées progressivement en État-nation qu'à partir de 1648 et, surtout depuis les révolutions américaine et française à la fin du XVIII e siècle. Je crois qu'on pourrait montrer une analogie entre l'Empire chrétien d'Occident et l'Empire ottoman, qui, bien que musulman, avait englobé l'Empire chrétien d'Orient. L'Empire ottoman avait aussi ses nations internes (une musulmane et quatre non-musulmanes, la juive et les trois chrétiennes, à savoir l'orthodoxe, l'arménienne et la catholique ou latine) et ses ethnies (les Albanais, les Arabes, les Serbes, les Turcs, les Kurdes, etc.). Ces nations internes étaient, comme on le voit, des nations «ethno-religieuses» (suivant les anciens modèles juif et arménien, élargis). L'agencement progressif du pouvoir à l'intérieur de l'Empire ottoman n'a pas suivi un processus trop différent, en substance, par rapport à l'agencement évolutif du pouvoir à l'intérieur de l'Empire chrétien d'Occident. À cette différence près qu'à l'intérieur de l'Empire ottoman les nations internes ont été reconnues en tant que telles pratiquement dès la consolidation de l'Empire lui-même (1453) et ne se sont multipliées par ethnie — sur une base non seulement religieuse — qu'à partir du siècle dernier, sous l'influence des idées de la Révolution française. Cette multiplication, malgré la fin de l'Empire ottoman en 1923, n'est pas encore terminée de nos jours.
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En raison de l'inégale distribution territoriale des nations ethnoreligieuses à l'intérieur de l'Empire ottoman, le problème des frontières ne s'est pas posé ici de la même manière qu'au sein de l'Empire chrétien d'Occident (et du Saint Empire romain germanique en particulier). L'application du principe de la personnalité de la loi (principe consubstantiel à la nation ethno-religieuse) a permis à ces nations de se conserver telles quelles pratiquement jusqu'à la fin de l'Empire, quitte à amputer ce dernier, à partir du XIX e siècle, de quelques territoires habités par des majorités nationales ethno-religieuses déterminées, réveillées et stimulées par la nouvelle idée de nation (totale, sinon totalitaire) introduite par la Révolution française. L'application, par l'Empire ottoman, du principe de la personnalité de la loi équivalait à la reconnaissance de l'applicabilité simultanée, sur le territoire de l'Empire lui-même, d'autant d'ordres juridiques nationaux qu'il y avait de nations ethno-religieuses et, partant à l'impossibilité de l'existence de «minorités» dans le sens actuel de ce terme. La loi ottomane était égale pour tout le monde dans la mesure où — sauf cas de conflit entre musulmans et non-musulmans — elle renvoyait à la loi nationale ethno-religieuse de chacune des cinq nations de l'Empire. Et, encore, la priorité reconnue au juge musulman en cas de conflit entre musulmans et non-musulmans a été atténuée, au cours des siècles, par l'application de clauses spéciales ou d'exception en faveur d'un nombre croissant de non-musulmans en vertu de concessions unilatérales du sultan (dites capitulations) lesquelles, avec le temps, se transformèrent en traités internationaux proprement dits et finirent même par créer, toujours en faveur d'un nombre croissant de non-musulmans ottomans, ce qu'on appellerait aujourd'hui une double nationalité (l'ottomane et l'étrangère, appelée protection). Le principe de la personnalité de la loi coexista avec celui de la territorialité, l'État ottoman ayant toujours eu une sensibilité très aiguë de la différence entre le «sujet ottoman» et le «sujet étranger». Et cela malgré les accommodements internes (et même externes) assouplissant d'une certaine manière cette différence (ou la rendant encore plus importante) en raison de la référence religieuse.
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Et la territorialité de la loi ne fut pas uniforme, vu l'immensité du territoire impérial, sa configuration ou les conditions initiales de conquête, ainsi qu'il résulte du droit administratif ottoman qui pouvait comporter des situations allant de la dépendance directe de l'autorité du sultan, ou d'un membre de sa cour, à la presque autonomie (certaines îles de la mer Égée, la Crimée, les principautés danubiennes, le Liban, les États barbaresques, l'Egypte, etc.). Comment, aujourd'hui, permettre l'harmonisation des rapports entre États-nations laïcs d'Occident et États au moins originairement ethno-religieux qui sont — ou se veulent — en voie de transformation en États-nations laïcs désireux de se comparer à leurs homologues d'Occident ? D'autant plus que, dans certains, cas, les objectifs de leurs guerres d'indépendance, commencées au XIX e siècle, ne leur paraissent pas encore entièrement atteints. Comment accepter la «multinationalité» alors que la simple «nationalité» au sens occidental du terme ne leur semble pas encore avoir été acquise ? De quelque côté que l'on aborde la question, le problème de la nationalité ethno-religieuse, qui a permis la survie de plusieurs groupements humains ex-ottomans actuels, revient à la surface. Peut-on se transformer en État-nation laïc en gardant des structures (ne fût-ce que mentales) d'Empire ? Et, qui plus est, l'Empire théocratique ? Pourquoi et comment renoncer à son identité première, même si on introduit des «garanties» en faveur de «minorités» (numériques) ? Dans les parties ottomanes du monde, ces «minorités» d'aujourd'hui se sont toujours considérées comme des nations sans référence de frontières, quelles qu'aient été les majorités auxquelles elles furent confrontées au long des siècles. Mourir plutôt que renoncer à son passé, à ses liens avec des majorités qui, par le jeu du hasard ou de la géographie ou, de ce que l'on appelle aujourd'hui la géopolitique, ont pu se transformer en États (tout en étant confrontées à d'autres minorités elles-mêmes) ? Le choix entre la vie et la mort est déjà difficile lorsqu'il s'agit d'abandonner ou de conquérir un territoire. Serait-il moins difficile lorsqu'il s'agit de ce que l'on considère comme une obligation de fidélité à Dieu dont dépend non seulement la vie présente, mais aussi, et surtout, la vie future ?
LE P R É S U P P O S É O T T O M A N D U P R O C H E - O R I E N T ACTUEL 1 Un exemple: l'organisation juridique et sociale des Latins d'Orient depuis 1453
1. Malgré la commémoration récente du millénaire des Capétiens (9871987), il est fort significatif qu'à l'occasion d'un sondage de citoyens français visant à connaître la date de naissance de la «nation française», certains aient répondu en mentionnant non pas l'an 987, mais l'an 1789... On pourrait imaginer, dès lors, la difficulté de saisir toute la complexité de l'histoire d'un État dont la vie a été parmi les plus longues au cours du second millénaire après Jésus-Christ (1299-1922) : l'État ottoman, fondé non pas sur l'existence d'une seule «nation», mais (tout au moins depuis 1453, date de la chute de Constantinople et de la création des structures plurinationales officielles de l'Empire) de cinq nations, à savoir d'une part la nation musulmane de l'Empire et, d'autre part, les quatre nations nonmusulmanes de l'Empire, c'est-à-dire la nation orthodoxe ou byzantine («Roum»), la nation monophysite ou arménienne, la nation catholique romaine ou «franque» ou «latine d'Orient» et la nation juive. 2. Naturellement les données géographiques, démographiques et idéologiques ont fait que, à l'intérieur de ces groupements humains reliés — en vertu du pouvoir ottoman — par le lien déterminant de la commune appartenance à une foi religieuse spécifique (à savoir l'Islam, l'Orthodoxie chrétienne orientale, le Monophysisme préchalcédonien, la Catholicité romaine et latine ainsi que le Judaïsme), de nouvelles nations soient nées (après la Révolution française et à cause des répercussions idéologiques de celle-ci) lesquelles ont conduit, au cours du XIX e et, surtout, du XX e siècle, à la naissance de nouveaux États (souvent États-nation) qui ont remplacé l'État ottoman. De l'Orthodoxie ottomane sont nées la Grèce, la Roumanie, l'Albanie et plusieurs pays slaves actuels ; du Judaïsme ottoman, on est passé — pourrait-on dire — à l'État d'Israël actuel ; l'Islam ottoman s'est traduit par la 1Rivista di Studi Politici Internazionali 1989, p. 587-591.
(50121, Frizenze, Lungarno del Tempio, 40), no. 224,
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création de très nombreux États musulmans ex-ottomans actuels alors que seuls le Monophysisme ottoman ainsi que la Catholicité ottomane ont conduit à des situations politiques particulières. 3. Il est indispensable toutefois de se pencher sur la réalité ottomane telle qu'elle s'est développée depuis 1453 en ce qui concerne chacune de ces cinq composantes-nation de manière à mieux saisir non seulement la réalité balkanique, proche-orientale et, au moins partiellement, nord-africaine actuelle, mais aussi et surtout la réalité historique de l'Europe orientale et même d'une partie du monde (dans la mesure où ses destinées se jouèrent à Constantinople). 4. Et, naturellement, je me concentre sur le groupement humain constituant ce que j'appelle (avec une notion à la fois juridique et sociologique, mais surtout sociologique) la nation latine ottomane ou la nation latine d'Orient. 5. J'ai bien dit «notion juridique et sociologique, mais surtout sociologique». Pourquoi ? Parce que si on devait parler de l'organisation juridique et sociale des catholiques vivant sur le territoire ottoman (c'est-à-dire sur le territoire sur lequel le sultan turc de Constantinople a exercé son pouvoir impérial : 14531922), la variété de la nature des actes juridiques établissant le statut de ces catholiques (actes internes ou firmans d'une part, actes de droit international ou capitulations d'autre part), ainsi que la variété des origines géographiques de ces mêmes catholiques, pourraient conduire à des interprétations inadéquates négligeant un fait sociologique déterminant aux fins de l'analyse historique : l'impact créateur de la résidence prolongée sur un même territoire comportant des assimilations (aujourd'hui on dirait des «intégrations») ratione religionis, l'élément déterminant de l'existence politique, juridique et social de chaque individu sur le territoire ottoman n'étant pas sa grécité, sa turquité, son albanité, sa bulgarité, sa serbité, sa roumanité, son arabité, son italianité, sa francité ou son hispanité originaires, etc., mais tout simplement soit son islamité, soit son orthodoxie, soit son monophysisme (réel ou présumé), sa judéité ou sa catholicité romaine (confondue ou assimilée de gré ou de force) à la catholicité latine.
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6. En d'autres mots, on peut être devenu «Ottoman» aux yeux du droit international comme les Latins d'origine majoritairement génoise de Galata (suite au firman de Mahomet II le Conquérant reconnaissant la sujétion ou plutôt octroyant la sujétion ottomane aux habitants catholiques du fameux «faubourg» latin de Constantinople appelé «Galata») (ou même les Latins, aussi d'origine majoritairement génoise de l'île de Scio-Chio, devenus Ottomans après la capitulation de l'île en 1566 ou d'origine, tout au moins partiellement, vénitienne comme ceux de l'île de Tinos, conquise par les Ottomans en 1712) ou être resté étranger (donc non-ottoman) (comme certains Français pouvant se prévaloir de Capitulations octroyées périodiquement par la Porte Ottomane), mais faire partie, sociologiquement, d'une seule et même nation catholique romaine (ou latine) relevant, suivant les cas, de la juridiction ottomane ou, disons, française, mais constituant (à cause de l'impact du milieu : la résidence prolongée déjà citée, la communauté de la foi et de la dépendance juridico-religieuse du Pape, les mariages mixtes entre Latins français et Latins ottomans, la façon de vivre et de penser, l'opposition commune à l'Islam, à l'Orthodoxie, au Monophysisme et au Judaïsme) une vraie et propre nation d'un point de vue sociologique et peut-être même, progressivement, ethnique. 7. Ce qui est intéressant, mais à certains points de vues aberrant, c'est que — compte tenu des caractéristiques de la civilisation ottomane qui était une civilisation de centres urbains (de villes) dont les habitants étaient généralement culturellement opposés entre eux (cf. sur ce point précis les réflexions que vient de faire Edgar Morin-Nahoum dans un livre magistral consacré à l'histoire ottomane de sa famille thessalonicienne Vidai et ses fils (Paris, Le Seuil. 1989), mais qui n'est autre qu'une histoire de la nation juive ottomane) — l'organisation juridique et sociale des Latins d'Orient a été étudiée jusqu'à présent sans aucune vue d'ensemble, mais en fonction des villes de résidence et des titres, disons, de séjour des différentes communautés ou groupement humains urbains constituant, dans leur ensemble, ce que j'appelle la nation latine d'Orient. C'est ainsi que sont nées les monographies bien connues de Belin sur «L'histoire de la Latinité de Constantinople» (Paris, 1896), d'Argenti sur ce qu'il appelle «The Religious Minorities of Chios» («minorities» alors que les Latins exerçaient ou avaient exercé des droits souverains) (Cambridge Univ. Press, 1970) et d'autres auteurs sur les Latins de Tinos, de Naxos, de Santorin et d'autres îles de l'Archipel de la Mer Égée.
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8. Pourtant, il y a eu — depuis le premier firman accordé fin mai 1453 aux Latins de Galata par Mahomet II le Conquérant jusqu'à la veille du Traité de Lausanne (1923), en passant par les nombreuses Capitulations accordées aux Puissances chrétiennes entretenant des relations diplomatiques avec la Porte — des traits juridiques communs concernant les droits et les obligations civils, pénaux et religieux des chrétiens d'Occident confondus, plus ou moins, avec les catholiques et, donc, avec les Latins d'Orient. Le phénomène ottoman de la «protection étrangère» (si bien décrit par Edgar Morin en ce qui concerne certaines familles juives de Salonique) s'applique aussi, mais avec des nuances différentes, aux Latins d'Orient. L'organisation sociale pivotant autour de l'évêque latin (ottoman ou étranger), responsable de chacun des diocèses existant sur le territoire ottoman depuis les Croisades, et/ou du consul étranger responsable des nombreuses circonscriptions consulaires se partageant le territoire ottoman, présente des analogies quels que soient les diocèses ou les villes concernés (Scio, Naxos, Constantinople, la Terre Sainte, Smyrne, Alexandrie ou Salonique). 9. Je crois pouvoir dire que cela vaut, grosso modo, tant pour les catholiques proprement dits que pour les Anglicans et les Luthériens dont le pouvoir ottoman ne distingue pas très bien les différences théologiques, tout Européen étant — à ses yeux — «chrétien» (sans déchirure) ainsi qu'en témoigne l'unique dénomination ottomane (que l'on retrouve aisément même dans des textes officiels tels que les firmans), à savoir, l'appellation de «Frenk» (appliquée indistinctement à tout chrétien européen, une légère nuance étant introduite, avec le temps, par rapport aux chrétiens d'origine européenne mais résidant depuis longtemps sur le territoire ottoman et mieux définis comme «.Tatli Su Frengi», c'est-à-dire comme des «Francs d'eau douce» à l'instar de poissons qui seraient passés de la mer salée internationale à l'eau douce du lac ottoman !). 10. L'établissement des analogies par une analyse détaillée des firmans et des Capitulations, par une étude fouillée des actes de la vie publique et privée des membres de la nation latine ottomane (depuis l'accès aux fonctions publiques civiles du drogmanat ou de la députation commerciale et ecclésiastique de la prêtrise ou de l'épiscopat aux actes de la vie privée concernant le négoce ou le statut personnel) donne un tableau de l'organisation juridique des Latins d'Orient quelle que soit la ville qu'ils habitent ou quel que soit le diocèse dont ils dépendent.
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L'étude de leur façon de vivre, de leur mentalité, de leurs revenus, de leur habitat, de leur gastronomie tels qu'ils se sont forgés au cours des siècles, au contact des autres nations ottomanes et/ou en opposition à ces dernières, permet d'obtenir un tableau de leur organisation, ou situation sociale. Sans oublier, naturellement, un certain dynamisme inhérent même aux nations les plus conservatrices et les plus renfermées, dynamisme qui fait que d'autres chrétiens (surtout monophysites et, à un moindre degré, même orthodoxes) s'intègrent aux Latins d'Orient et finissent par s'assimiler à eux. Il y a eu des riches et des pauvres, des évêques ou de simples sacristains, de grands négociants-exportateurs et de petits-détaillants, des banquiers et de simples salariés de commerce, des drogmans, des consuls et même des ambassadeurs (malgré les remontrances de la Porte contrainte de recevoir, chez elle, des représentants de princes étrangers, nés sur son propre territoire), des hommes de lettres et des analphabètes, etc. Probablement pas d'agriculteurs, à l'exception peut-être des cultivateurs de lentisques en l'île de Chio ou de certaines terres des îles de l'Archipel égéen et, naturellement, pas de soldats depuis la chute de Constantinople, le droit musulman ayant réservé l'honneur et l'obligation des armes aux musulmans, le grand négoce, et une partie considérable de l'économie, aux non-musulmans. 11. Le XIX e siècle et surtout le X X e ont vu la «renationalisation» des Latins d'Orient par la réacquisition des citoyennetés d'origine ou par l'acquisition de la citoyenneté d'un État européen naturalisateur. Ou même leur insertion, souvent assez problématique dans un nouvel Etat où ils furent soumis à un régime de minorités comparable aux régime issus des accords qui suivirent la 1ère guerre mondiale et qui n'existaient pas avant cette date. Quelques monuments (des tours, des murs et des églises) latins d'Orient survivent encore et sont destinés partiellement aux usages originaires dans certaines villes notamment de Turquie et de Grèce actuelles. Mais les quartiers appelés «francs» ont presque entièrement disparu (sauf encore quelques maisons à deux étages, au balcon couvert, de Smyrne et de Constantinople) et même l'architecture ecclésiastique est tombée victime des excès qui ont suivi Vatican II. Et les langues «vernaculaires», au mépris le plus élémentaire de la culture des Latins d'Orient, ont pris, à jamais, la place de la langue latine de nos ancêtres. Quel sera le dernier signe de cette abjection ?
LE PRINCIPE DE LA RÉPARTITION DU TRAVAIL DANS L'EMPIRE OTTOMAN 1
Il a paru, au cours des dernières années, quelques livres intéressants concernant l'Islam et/ou l'Empire ottoman 2 . Dans leur analyse du phénomène islamo-ottoman, ces livres me semblent entachés des trois vices suivants : 1° Les souhait latent, ou patent, de reconstruire rétroactivement une histoire «nationale» en partant des réalités étatiques actuelles 3 ; 2° la méconnaissance, la négligence ou, tout au moins, l'oubli de la notion jus internationaliste d'Etat 4 ; 1
Humour, travail et science en Orient (Ed. Peeters, P.B. 41, B-3000 Leuven, 1988, p. 179-183). E . a . L. Gardet, «L'Islam, religion et communauté», Paris, DDB, 1967 et «Les hommes de l'Islam», Paris, Hachette, 1977 ; A. Miquel, «L'Islam», Paris, A. Colin, 1968 ; H. Înalcik, «The Ottoman Empire», Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1973 ; K.B. Harputlu, «La Turquie dans l'impasse», Paris, Anthropos, 1974 ; C. Ûçok & A. Mumcu, «Tiirk Hukuk Tarihi, Ders Kitabi», Ankara Univ. Hukuk Fak. Yay., n. 388, (Histoire du droit turc), Ankara, 1976; K. Vergopoulos, «Le capitalisme difforme et la nouvelle question agraire — L'exemple de la Grèce moderne», Paris, Maspero, 1977; C. Keyder & H. Islâmoglu, «Osmanl) Tarihi nasil yazilmah» (Comment faut-il écrire l'histoire ottomane) et I. Ortayh, «18inci yiizyilda Akdeniz diinyasi ve genel çizgileriyle Tiirkiye» (Le monde méditerranéen au XVIII e siècle et la Turquie en général), in «Toplum ve Bilim», revue trim., n. 1, printemps 1977, Istanbul, Hilâl matb. 3 O n parle, par ex. des nations syrienne, libanaise, jordanienne, égyptienne, libyenne, algérienne etc. ou on évoque la «nation arabe» dont on s'efforce de décrire le passé «national» dans le contexte d'un Islam dont l'œuvre civilisatrice se serait estompée au cours d'une «période confuse» allant, d'après Louis Gardet, de 1258 (fin du califat abbasside) à la fin du XV e siècle «quand déferla l'invasion des Mongols» ou même, d'après Miquel, jusqu'au réveil des nationalismes arabes qui se situent au début du siècle dernier, soit à la fin de la période dite de «l'hégémonie turco-mongole» (op. cit., pp. 179 à 314). On oublie, malgré Grousset, et malgré le rappel de Mantran, que l'histoire de l'Islam est, politiquement, jusqu'en 1923 (traité de Lausanne), et depuis 1071 (bataille de Mantzikert) histoire turque et, depuis 1299 (fondation de l'Empire ottoman), histoire ottomane. Cette histoire est politiquement commune à tous les pays ex-ottomans actuels (musulmans, chrétiens, juif, laïques ou athés) et c'est uniquement sous cet angle de vue que l'histoire politique et économique des États ex-ottomans actuels peut être valablement construite. 4 L e principe juridico-religieux de la séparation du monde en «dar-iil Islam» et en «dar-ul Harb» (auquel correspond pratiquement, jusqu'au début du XX e siècle, la séparation du monde en «pays de Chrétienté» et «pays d'Islam»), se traduit, en pratique, dans l'opposition d'une communitas christiana, théoriquement indivise jusqu'au Traité de Westphalie (1648), à un Islam orthodoxe représenté essentiellement par un seul État, l'État ottoman. Face à la Communauté chrétienne, cet État se présente, déjà, — malgré ses structures théocratiques internes — avec les trois éléments constitutifs de toute organisation politique humaine : un territoire, des hommes qui commandent et des hommes qui obéissent. C'est le Devlet-i Aaliyye-i Osmaniye. Cet État a le sens très vif des rapports qui lient ses habitants, ses «sujets» (quelle que soit leur religion), à son Chef, le «Grand Seigneur» de Constantinople. Ainsi par ex. le Sultan refuse en 1559 de donner son agrément à la nomination de Vincent Giustiniani en tant qu'envoyé extraordinaire et plénipotentiaire du Roi de France auprès de la Porte Ottomane puisque Vincent Giustiniani, issu d'une famille de Chio, est considéré comme sujet ottoman. En 1647, Je Sultan émet un firman protégeant ses sujets, les Dominicains ottomans de l'île de Chio, contre leur supérieur, un Dominicain français qui venait de s'installer sur le territoire ottoman (cf. P. Eszer, O.P. Ein Reformversuch im Dominikanerkonvent S. Sebastiano auf Chios (1628-1639) in Arch. Fratrum Praed., Rome, 46,1976, p. 325). 2
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3° la définition impropre, sinon erronée, des structures juridiques et économiques internes de l'État musulman en général, et de l'État ottoman en particulier 1 . A l'intérieur de l'Empire ottoman, se fait une répartition des tâches, une «division du travail», ratione religiortis. Il faut oublier les notions actuelles de territorialité de la loi, d'ordre juridique unitaire, d'égalité devant la loi. La loi est évidemment «territoriale» mais elle s'applique ratione personae ; il y a un ordre juridique «unitaire», mais cet ordre ottoman comporte la coexistence simultanée de l'ordre juridique musulman avec des ordres juridiques grec-orthodoxe, arménien, juif et latin ; la loi est égale pour tous les sujets du sultan, mais cette loi diffère selon que l'on est musulman, grec, arménien, juif ou latin. L'État ottoman contient à la fois Yiimmet ou musulmane et les millet ou «nations» non-musulmanes.
«communauté»
Il est vrai que les rapports entre la communauté musulmane et les nations ou communautés non-musulmanes sont basés sur ce qu'on appelle, en droit islamique, l'«aman», c'est-à-dire la «protection» que non seulement le Chef de l'État, — le Grand Seigneur —, mais tout «vrai croyant» (musulman) peut accorder au non-musulman. Il est vrai aussi que les non-musulmans constituent, par conséquent, par rapport aux musulmans de l'ümmet, ce qu'on appelle les «zimmis», c'est-à-dire les bénéficiaires de l'aman, institution de droit musulman à la fois interne et international, qui donnera naissance, plus tard, à l'institution des «protégés» chrétiens des Puissances étrangères correspondant approximativement à ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui, dans certaines législations, la «petite naturalisation» (déliée, toutefois, de toute obligation ou condition de résidence sur le territoire de la Puissance octroyante).
'.le veux bien que l'Islam soit, comme le rappelle Louis Gardet, «din ve devlet», il n'en reste pas moins que, du moins dans la pratique ottomane, les non-musulmans ne constituent, comme on le répète souvent, ni «un État dans l'Etat», ni une «minorité». L'État ottoman ne connaît pas de minorités et le terme ottoman lui-même, définissant ce concept (ekaliyet), n'a été inventé que très tardivement au cours du siècle dernier. La minorité est le fruit de l'État national et son statut juridique n'a commencé à être défini qu'à partir des actes internationaux qui suivirent la première guerre mondiale. Du reste, même arithmétiquement parlant, il est impossible d'affirmer que les nonmusulmans étaient une «minorité» alors que, d'après les statistiques publiées par Inalcik (op. cit., p. 141) la capitale de l'Empire, par ex., comptait en 1477 presque autant de familles musulmanes que chrétiennes. En outre, encore au début de ce siècle, Angora, l'actuelle capitale de la République turque, comptait, d'après Sir H.C. Woods, 13.000 chrétiens contre 15.000 musulmans.
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Mais ce lien juridique islamique de la «protection - aman» ne porte pas atteinte, dans les faits, à un principe sociologique et politique primaire : celui de la répartition de toute société humaine en deux classes essentielles, celle des gouvernants et celles des gouvernés, les musulmans n'étant pas, du fait même de leur appartenance à l'Islam ottoman, membres ipso facto de la classe dirigeante. Il est vrai que, psychologiquement, un abîme sépare le musulman du non-musulman chrétien, les deux se dédaignant du fond de leur âme car il n'est de pire insulte pour un musulman que de se voir menacer de baptême et, respectivement, il n'est de pire humiliation — pour un chrétien d'ascendance gréco-latino-arménienne ou latinisé — que de se voir menacé de cette ménomation physique qu'est la circoncision. Mais musulmans et nonmusulmans du menu peuple (gouvernés) constituent indistinctement ce qu'on appelle les «reaya», c'est-à-dire le troupeau qui, à la campagne, laboure la terre et, en ville, exerce le petit commerce. Corrélativement, patriarches, grand rabbins et vizirs de l'Empire sont sur le même pied, en tant que gouvernants des communautés/nations respectives à Constantinople, de même que métropolites, rabbins et beylerbey dans les provinces (eyalet). Ils sont tous fonctionnaires d'un seul et même État et, à ce titre, passibles, en cas de haute trahison (comme le patriarche Grégoire en 1821 ou le métropolite Chrysostomos de Smyrne en 1922), de la peine capitale. Nommés tous en vertu d'un acte grand-seigneurial, appelé berat (cf. Uçok-Mumcu, op. cit., p. 199), chefs musulmans et non-musulmans (ethnarques) font partie, justement à ce titre, de la classe gouvernante appelée (improprement, du moins en ce qui concerne les ethnarques) «militaire» (askerî sinif) 1 . Ce terme d'askerî (militaire), pris dans son acception étymologique originelle, permet de poursuivre, de préciser et de compléter l'analyse de la société ottomane. La prépondérance du fait militaire initial a marqué l'Empire ottoman et sa structure sociale tout au long de son histoire. La fonction militaire exercée, naturellement, à ses débuts, par les musulmans qui étendaient leurs conquêtes 'il y a sans doute, dans cette terminologie, un rappel des origines de l'Empire ottoman né par la conquête de «gazis», militaires «victorieux», titulaires par excellence du pouvoir.
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territoriales au détriment des non-musulmans, est restée, au cours des siècles, un droit et une obligation des musulmans au point même que, confrontés à la nécessité de pourvoir à un recrutement sur une base plus élargie (et ce probablement pour des raisons à la fois militaires et démographiques), les Ottomans appliquèrent, dans certaines parties de l'Empire, la conversion par prélèvements périodiques forcés d'éléments mâles chrétiens (devçirme). (Cf. le TI AI A OMYZDMA byzantin). Mais ces prélèvements étaient limités — de même que les conversions collectives à l'Islam (notamment dans les Balkans) — de façon à atténuer les répercussions négatives, sur l'économie ottomane, d'un élargissement des dépenses militaires tirées d'un budget auquel contribuaient d'une manière substantielle les sujets non-musulmans de l'Empire qui n'avaient ni le droit ni l'obligation de défendre militairement l'État. Compte tenu de ce qui précède, je crois pouvoir affirmer, en simplifiant peut-être un peu 1 , que, dans l'Empire ottoman, aux musulmans incombait la défense des frontières et aux non-musulmans la subsistance économique de l'Etat. En effet, le «grand commerce» («import-export»), pendant naturel de la fonction militaire réservée aux musulmans, était confié (sinon réservé en vertu de firmans de droit interne ou de capitulations) aux non-musulmans 2 . Les études déjà publiées par de nombreux auteurs sur le commerce de certaines villes ottomanes (Mantran sur Constantinople, Svoronos sur Salonique, Argenti sur Scio) ou sur l'activité des communautés marchandes ottomanes (dites improprement grecques, arméniennes ou turques) de Venise, de Livourne, de Londres ou de Marseille ainsi que les archives elles-mêmes des Frari à Venise, de la Chambre de Commerce de Marseille, du Rijksarchief à La Haye, etc. fournissent la preuve nominative et chiffrée de l'attribution, par l'État ottoman, de la fonction commerciale internationale à des négociants chrétiens auxquels la langue ottomane elle-même a réservé une appellation ad hoc (bezirgân).
' Cf. la part des reayas musulmans à la formation du produit agricole ainsi que la part des corporations musulmanes à la formation du produit artisanal et du «petit commerce». 2 Halil Inalcik cite quelques «grands marchands» musulmans (un certain Abu Bekir de Damas, p. 126, un certain Mustafa Çelebi p. 132-133, des «armateurs» turcs-musulmans, p. 127-130) et semble même attribuer à la présence de marchands musulmans le Fondaco dei Turchi de Venise. Je crois qu'il s'agit là soit de cas isolés, soit d'une tentative de reconstruction rétroactive d'une histoire commerciale nationale turque au détriment de l'histoire multinationale du commerce ottoman. Ce principe de la division du travail ratione religionis a du reste un fondement coranique : «Dieu créa certains hommes pour le combat et d'autres pour soigner la soupe» (cité même par Lamartine in Histoire de la Turquie, Paris, 1862, T. V, p. 324 !).
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A ces bezirgân ottomans chrétiens peuvent être assimilés les grands marchands officiellement étrangers, résidant sur le territoire ottoman, comme les Roboly français de Constantinople ou les de Hochepied hollandais de Smyrnc qui, malgré leur sujétion étrangère, finirent par s'assimiler aux nations non-musulmanes de l'Empire où ils vécurent pendant des siècles.
INTRODUCTION OTTOMANE 1
À L'HISTOIRE
DE LA
LATINITÉ
I. Raison d'être de la communication Insérer la généalogie des familles levantines, et en particulier drogmanales 2 , dans un contexte plus vaste, celui de la «latinité ottomane».
II. Latinité et Levantinité : définitions Latinité ottomane = nation latine d'Orient = lâtin rayasi milleti = ensemble des communautés latines ottomanes = levantinité stricto sensu 3 . Y sont assimilées les communautés chrétiennes non-ottomanes établies depuis des siècles sur le territoire ottoman. En tant que millet, la latinité ottomane est une composante essentielle de l'État théocratique plurinational ottoman et n'est pas une minorité ; du reste le droit islamique ignore la notion de minorité (les termes turcs «ekalliyet» et «azinlik» datent respectivement des XIX e et XX e siècles).
III. Caractéristiques de la Latinité ottomane 1. existence de statut(s) juridique(s), de droit public propres, dits ahitname ou capitulations (de Galata, de Scio, etc.). La latinité est régie par son propre droit (génois, Assises de Jérusalem ou de Romanie, droit canonique de l'Eglise catholique romaine) ou par ses coutumes ;
l XX. Deutscher Orientalistentag, Erlangen, 1977, p. 400-402. ^Cf. notre étude «Una fonte ignorata della storia ottomana : la genealogia delle famiglie (evantine e in particolare dragomannali», in Studi preottomani e ottomani (Atti del Convegno di Napoli, 2 4 - 2 6 settembre 1974,1.U.O., Naples 1976, p. 197-211). ^Levantinité lato sensu = ensemble d'hommes nés dans le Levant.
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2. existence de liens spéciaux avec l'Eglise catholique romaine qui maintient, depuis les Croisades, son organisation territoriale (diocèses) reconnue par l'autorité ottomane (les évêques reçoivent l'investiture civile par l'obtention du bérat) ; 3. existence d'une conscience de la différence ethnique qui oppose les «Latins» aux autres (Grecs, Arméniens, autres Chrétiens, Juifs, Musulmans), même si les Latins eux-mêmes parlent — aussi — la ou les langues des autres communautés environnantes. Les Latins de Constantinople, de Scio, des autres îles de l'Archipel, de Smyrne, etc., sont grécisés dans la langue, qu'ils écrivent toutefois dans leurs propres caractères latins, car ils ne sont pas «grecs», ni orthodoxes ; 4. existence d'un sentiment commun d'appartenance à une communauté chrétienne religieusement indivise, qui s'oppose à la ou aux communautés chrétiennes orientales. La Latinité ottomane est l'image vivante de l'Église occidentale indivise et, jusqu'au Traité de Lausanne (trois siècles après Westphalie), à la question «Quelle est votre nationalité' ?», les Latins d'Orient répondent : «Je suis catholique».
IV. Cinq aspects de l'histoire de la Latinité
orientale
1. L'aspect politique : Entre l'Empire islamique ottoman et les Puissances chrétiennes, la Latinité orientale joue un rôle de médiateur ou d'intermédiaire, à l'image (parfois difficile à saisir et pourtant si humaine) des Latins de Constantinople, à la fois défenseurs de Byzance et négociateurs d'une «paix séparée» avec l'immédiat Conquérant turc. Cf. le rôle des Latins tel qu'il a été décrit par Argenti notamment dans ses livres sur les occupations toscane (1599) et vénitienne (1659) de Scio ainsi que lors des massacres de 1821. Ce rôle se précise encore davantage sous le drogmanat (notamment pérote) ainsi que dans le cadre des vice-consulats et consulats des Echelles du Levant qui, par le biais de certaines familles, restent l'apanage de la Latinité. 2. L'aspect religieux : Vu les structures ottomanes, il y a chevauchement entre le politique et le religieux. L'appartenance à l'État étant fonction de l'appartenance à une religion, il est évident que l'histoire de l'Église catholique romaine en territoire ottoman soit l'histoire de la communauté latine ottomane avant d'être l'histoire des communautés catholiques orientales (arménienne, grecque etc.).
L'HISTOIRE
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L'Histoire de la Latinité de Constantinople par Belin (Paris, 1894) n'est au fond que l'histoire religieuse des établissements catholiques latins de Constantinople. C'est pourquoi elle ne couvre qu'un des aspects de l'histoire de cette latinité. On voudra s'y référer en la complétant par les études du P. Hofmann sur les évêchés latins des îles de la mer Égée dans lesquels se trouve, en plus, une image de la diaspora latine d'Orient en Occident (cf. les évêques Giustiniani en Corse, des cardinaux du même nom à Rome, etc.). 3. L'aspect juridique : Comment est-on passé de la souveraineté latine de la période pré-ottomane (celle des États dits «croisés), au «millet» ? Quel était le statut du millet latin ottoman ? Quelles ont été ses relations avec ce qui, au XIX e siècle, deviendra la «colonie étrangère» (française, italienne, anglaise, etc.) dans les Échelles du Levant ? Qu'était-ce la «protection» dans sa pratique latine d'Orient ? Comment est-on passé de la «protection» à la nationalité étrangère ? Quelles étaient les différences, au sein d'une même nation latine d'Orient, entre statuts juridiques de communautés latines établies dans des villes différentes de l'Empire ? Voici autant de questions dont les réponses permettraient de décrire l'aspect juridique de l'histoire de la Latinité ottomane. 4. L'aspect économique : En partant du principe de la division du travail ratione religionis, à l'intérieur de l'Empire ottoman, le rôle de la Latinité ottomane dans le commerce international de l'Empire (cf. études récentes du prof. Kellenbenz dans la Revue des études du sud-est européennes) est considérable. Non seulement les Grecs et les Arméniens, mais aussi les Latins sont mêlés intimement à l'histoire du commerce et de l'économie ottomane. 5. L'aspect culturel : peut-on dire, comme Georg Kleiboemer 1 , que les Latins d'Orient étaient une «Mischrasse» «dépourvue la langue, institutions et traditions propres» ? Donc des «bâtards» sans culture ? Nous ne le croyons pas. Les études démographiques et généalogiques prouvent qu'il n'y a pas de race qui ne soit pas une «Mischrasse» ; les institutions latines des communautés latines de l'Empire ottoman (églises, hôpitaux, écoles) remontant très souvent avant la conquête de Constantinople, prouvent bien le ^Das Konstantinopel von Heute, seine Zukunft und seine Beziehungen Verlag Walter Probst, Eisleben, 1919, p. 204-208.
zum Abendlande,
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contraire des affirmations de M. Kleiboemer et, enfin, l'attachement non seulement religieux, mais presque «politique» à l'Église catholique (d'Occident) une et indivise donne la preuve éclatante de l'existence d'une tradition. Et si, en effet, il n'y a pas une langue «latine d'Orient», il y a une conscience catholique supranationale dont le fondement est politico-religieux non seulement en vertu des principes qui sont à la base de la communitas christiana indivisa, mais aussi en vertu des principes du droit international islamique qui divise le monde en deux zones : de l'Islam et de la Guerre (le non-Islam). Les Latins d'Orient sont les seuls pour lesquels le monde se divise en trois cultures : la culture latine (de la Chrétienté occidentale), la culture «grecque» (de la Chrétienté orientale) et la culture «turque» (islamo-ottomane). A Scio, à Constantinople ou à Rome, ils ont des représentants dans les domaines les plus variés de la culture depuis l'histoire (Relation de la chute de Constantinople de Leonardo Giustiniani ou Tableau de l'Empire ottoman de Mouradgea d'Ohsson) jusqu'à la médecine (c'est le docteur Emmanuel Timoni qui introduit l'inoculation contre la vérole) ou à la théologie (qu'on pense au dominicain Thomas-Marie Mamachi dont la renommée lui valut d'être mentionné même dans les Mémoires de Casanova !). Sans parler de Chénier et, de nos jours, d'Antonin Artaud dont les mères étaient latines d'Orient. Quant au droit, il suffit de citer le baron de Testa, auteur du plus important Recueil des traités passés entre la Porte Ottomane et les Puissances étrangères.
V. Sources et bibliographie Outre les ouvrages de Belin, d'Argenti et de Hofmann, déjà cités, ainsi que les bibliographies y annexées, cf. — les généalogies des familles latines d'Orient (cf. e. a. Hopf) ; — les registres paroissiaux latins de toutes les communautés latines ex-ottomanes; — les pierres tombales des cimetières latins ex-ottomans ; — les archives du Vatican et des principales capitales européennes ; — la presse latine d'Orient (en particulier de Smyrne et de Constantinople) ; — les récits des voyageurs, missionnaires, diplomates en Orient (cf. e.a. la bibliographie in Kawerau, Amerika und die orientalischen
Kirchen) etc.
EXISTE-T-IL, (OU A-T-IL EXISTÉ), UNE «NATION LATINE D'ORIENT» ?!
Réflexions à propos de trois publications récentes 1. Un sociologue peut-il faire abstraction de la politique, de l'histoire, de la religion et du droit ? Trois publications récentes, dans le domaine de ce qu'on appelle «l'Orientalisme», posent cette question. Il s'agit de deux livres de Livio Missir, intitulés respectivement. «Introduction aux Chénier — Notes généalogiques et bibliographiques», Bruxelles, Dembla, 1979 (1 er tirage) et 1980 (2nd tirage), ill. et « L'Europe avant l'Europe — Voyages belges en Orient de ma bibliothèque — XIX e . siècle», Bruxelles, Arts et Voyages, 1979, ill. ainsi que d'un article de Paule Thévenin paru dans «Les cahiers obliques», revue trimestrielle, n° 2, novembre 1980, p. 18-24 (Ed. Borderie, B.P.L, Les Pilles, 26110 Nyons), intitulé «Le ventre double ou Petite esquisse généalogique d'Antonin Artaud». 2. Qu'y a-t-il de commun entre ces trois publications aux titres disparates : généalogie et bibliographie d'un poète du XVIII e , voyages en Orient du XIX e et «petite esquisse généalogique» d'un écrivain contesté du XXe? Il y a une sociologie commune dont les contours ne peuvent être précisés que si l'on se reporte au contexte géographique dans lequel se situe l'action, en ayant présentes à l'esprit, sans d'autres préoccupations que celles de la recherche scientifique pure, les composantes multiples d'un phénomène déterminé qui a motivé les trois publications précitées : la politique, l'histoire, 1 Nouvelle V allier.
Europe (P.O. Box 212, Luxembourg), no. 45, 1984, p. 77-80, signé Pierre de la
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la religion et le droit dans une région traditionnellement connue en Europe comme «l'Orient», que décrivent des voyageurs du XIX e siècle et à laquelle se rattachent deux personnages de la littérature française. 3. Fernand Braudel regrette, dans ses livres sur l'histoire de la Méditerranée, que l'Europe connaisse mal l'histoire de la Turquie. Livio Missir nous rappelle que si l'on se préoccupe aujourd'hui, en Europe, de l'Islam, on a tort d'oublier que l'Islam qui conditionne l'Europe, depuis presque mille ans n'est pas l'Islam arabe ou persan, mais l'Islam araboturco-persan, c'est-à-dire l'Islam «turc», seldjoukide d'abord (depuis Malazguirt — 1071 — jusqu'à la fondation de l'Empire ottoman — 1299) et ottoman ensuite (depuis 1299 jusqu'à 1923, date de la disparition de cet Empire). C'est cet Islam qui, par son poids politique et par ses institutions juridicoreligieuses, a conditionné d'une part le jeu politique des États européens jusqu'au partage final des territoires ottomans en Europe, en Asie et en Afrique, et d'autre part le statut des peuples ou «nations» soumis à sa souveraineté. A tel point que, ainsi que le démontre M. Missir dans un autre ouvrage intitulé «Rome et les Églises d'Orient» (Paris, La Pensée Universelle, 1976), même le problème des relations entre l'Église catholique romaine (l'Église dite d'Occident) et les Églises dites d'Orient (grecque, arménienne, syriaques et copte) reste incompréhensible si, au lieu de le situer dans le contexte juridico-politique de l'Islam ottoman, on continue de le situer au niveau de la théologie (Filioque, primauté romaine, etc.). 4. Or, les généalogies de Chénier et d'Artaud constituent une introduction à l'histoire ottomane et à sa vaste problématique. Par la mère de Chénier et par la mère d'Artaud on est confronté à un monde, ottoman de «nationalité» (c'est-à-dire de «passeport»), «grec» de langue, «catholique romain» de religion, «latin» de nation, «oriental» de mœurs et «occidental» ou «européen» de «volonté» sinon de «conscience». Par les voyages en Orient du XIX e siècle on aborde ce monde dans la mesure où les touristes concernés l'ont connu, décrit, compris, apprécié ou méprisé. On y apprend qu'à la différence de l'Europe — où l'état d'une chrétienté indivise représenté politiquement par l'Empereur et religieusement par le Pape de Rome relève des structures d'un Moyen Âge lointain, dépassé et oublié —, le Proche-Orient, soit actuellement turc, soit — dans tous les cas — exottoman, est resté d'une certaine manière politiquement et juridiquement indivis jusqu'à la disparition de l'Empire ottoman (1923), le pouvoir politique
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et religieux étant concentré entre les mains du Sultan en ce qui concerne les Ottomans musulmans, et le pouvoir politique et religieux étant concentré entre les mains de la plus haute autorité ecclésiastique (patriarches, grand rabbins, évêques catholiques) en ce qui concerne les Ottomans nonmusulmans. 5. D'où, pour ainsi dire, un décalage de trois à cinq siècles par rapport à la fin du Moyen Âge (1453) (chute de Constantinople) ou à la naissance de l'État moderne en Europe occidentale (1648, Traité de Westphalie). Avec tout ce que cela comporte de différence dans les notions de l'État, de communauté religieuse, de nation, de laïcité-confessionnalisme, de «grec», de «turc», d'«arabe», etc., en Orient, par rapport aux notions correspondantes en Occident. D'où «l'ésotérisme» dont a été taxé, «L'Introduction aux Chénier», dans laquelle certains s'attendaient (malgré le sous-titre) à une énième introduction à «La jeune captive» ou à une réinterprétation des excès de la Révolution française. 6. Il n'en est rien. Chénier, Artaud et les Voyages belges en Orient du XIX e siècle sont, comme déjà dit, une introduction à l'histoire ottomane dont la connaissance apparaît, aujourd'hui, plus que nécessaire pour la compréhension de tous les événements politiques et religieux du Proche-Orient qui se présentent à nos yeux : depuis la création de l'État d'Israël jusqu'aux nationalismes arabes, depuis les revendications arméniennes et kurdes jusqu'au problème chypriote, à la guerre du Liban, à la question des Lieux Saints et aux tentatives dites du «rapprochement islamo-chrétien». C'est par la mère de Chénier, la levantine Élisabeth Santi Lomaca, née et éduquée à Constantinople, ainsi que par la mère d'Artaud, la levantine Euphrasie Nalpas, née et éduquée à Smyrne, que Livio Missir nous donne un cours d'histoire ottomane ; c'est par des extraits de récits de voyages en Orient d'Européens du XIX e siècle qu'il évoque un monde dont il essaye d'expliquer la complexité. 7. La Révolution française est à l'origine de la destruction, de l'intérieur, d'un État, l'Empire ottoman, qui avait déjà résisté depuis longtemps à des assauts de l'extérieur et qui, probablement, sans cet assaut de l'intérieur, constitué par les nationalismes inspirés de la Révolution française, aurait pu continuer à résister encore.
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La création, aux dépens de l'État ottoman, d'un État grec en 1830, n'est autre que le point de départ d'un mouvement de destruction de l'Empire ottoman, à partir de l'intérieur, qui se poursuivra jusqu'à nos jours et dans lequel s'insèrent et la création de l'État de l'Israël, et la création de la République Algérienne et la question palestinienne. En d'autres mots, par la Révolution française l'idée de la nécessité de la création d'autant d'États qu'il y a de peuples remplace d'abord inconsciemment, ensuite d'une manière de plus en plus consciente, l'idée d'un État plurinational pouvant assurer à ses peuples (dits «nations») un degré d'autonomie plus ou moins comparable à celui des États-nation. 8. Il est naturel, et compréhensible, que les structures plurinationales ottomanes, fondées sur la théocratie islamique, filtrée par une expérience politique et juridique «turque» — dont M. Missir donne, dans son «Introduction aux Chénier», une description saisissante — , conduisent d'abord à un processus d'érection en État-nation de peuples ottomans non-musulmans chrétiens tels que les «grecs-orthodoxes» (hellènes, slaves, roumains, etc.) qui, déjà dans le contexte ottoman bénéficient d'un statut «national» comportant pratiquement tous les avantages de la «nation» dans le sens actuel du mot, à l'exception peut-être, de la personnalité de droit international public. Il est compréhensible aussi que, pour des raisons en partie géographiques et de densité numérique, d'une part, d'autres raisons plus complexes d'autre part, les Juifs, héritiers, entre autres, de la «nation juive ottomane», aient été parmi les derniers à avoir accompli le processus d'érection en État-nation et que les Maronites et les Arméniens se trouvent partagés, encore de nos jours, entre différentes options. Il est compréhensible, enfin, que les derniers à se poser le problème de l'érection en Etat-nation aient été les ex-Ottomans musulmans, tous membres de l'Etat ottoman, représentant principal de la communauté musulmane, présidée jusqu'en 1925 par le «Caliphe» de Constantinople, tous indistinctement musulmans, qu'ils fussent Albanais, «Yougoslaves», Turcs, Égyptiens (arabes ?), Kurdes ou Arabes algériens, Arabes libyens, Arabes syriens, Arabes du Liban, Arabes palestiniens, Arabes jordaniens, Arabes saoudiens, etc. Encore en ce moment, ainsi que le montrent, les publications de plusieurs penseurs musulmans 1 , le problème essentiel de l'Islam — religion et nation à la fois — est celui de parvenir à justifier (sur un plan autre que 'Dont le Tunisien Hichem Djaït in «La personnalité et le devenir arabo-islamique», Paris, Seuil, 1974.
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celui des «intérêts divergents» des groupements humains) d'une part la compatibilité d'une seule «communauté-nation» musulmane, avec une pluralité d'États-nation musulmans, et d'autre part la compatibilité des préceptes d'une «religion théocratique» avec les exigences actuelles d'un État agnostique sinon laïc. 9. Où s'insèrent, dans cette problématique, la mère de Chénier et la mère d'Artaud ? Grécisées oui (dans la langue et dans les mœurs), appelées «grecques» en Occident, mais ni grecques ni hellènes face à la Communauté internationale (l'Etat grec n'existait pas du temps des Chénier) ou par rapport à elles-mêmes (la mère de Chénier et la mère d'Artaud ne furent et ne se sentirent jamais grecques-orthodoxes), elles étaient tout simplement «latines», c'est-àdire membres d'une des quatre «nations» non-musulmanes (les nations grecque, arménienne, latine et juive) de l'Empire ottoman. Les voyageurs européens en Orient rencontrent, au XIX e siècle, des représentants de la nation latine ottomane, comme ils rencontrent des Grecs, des Arméniens, des Juifs et, évidemment, des Turcs, des Arabes, des Kurdes, souvent confondus sous le terme général d'Ottomans (appliqué erronément aux seuls musulmans et à tous les musulmans, indépendamment de leur origine ethnique, élément indifférent aux yeux de qui ne se sent lié aux autres que par les liens de la foi islamique et ignore la nationalisation laïcisatrice issue de la Révolution française). 10. En un certain sens, sur le plan politico-religieux, il y a analogie entre le phénomène «latin» de la mère de Chénier et d'Artaud d'une part, et le phénomène «musulman» de peuples aussi disparates que les Turcs, les Arabes ou les Kurdes. En effet, l'origine ethnique de la mère de Chénier est, ou peut être, différente de celle de la mère d'Artaud ; mais — sur le territoire ottoman — elles ont fusionné au sein d'une communauté sociologiquement et juridiquement déterminée, la «nation latine ottomane», reconnue et ressentie en tant que telle tant par l'État exerçant la souveraineté sur les territoires qu'elle habite, que par l'Église catholique romaine, héritière ou symbole aux yeux de l'État ottoman, d'une Europe politiquement et religieusement indivise. 11. Or, de même que la «communauté musulmane ottomane» s'insère dans le courant des «nationalités» lancé par la Révolution française, en se scindant, ou en essayant de se scinder en autant d'États qu'elle contient de peuples, les «Latins» ottomans essayent de s'insérer dans une «nationalité» chrétienne, fidèles, en cela, soit à leurs origines ethniques européennes soit à
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la civilisation européenne qu'ils ont eu conscience de représenter pendant des siècles, au sein de l'Empire ottoman, en tant qu'émanation spirituelle, sinon ethnique, du Christianisme occidental. Mais cela ne s'opère que très progressivement et constitue un phénomène dont la portée n'est pas immédiatement saisissable aux yeux des observateurs. En effet, si le passage de la nationalité-religion à la nationalitéEtat se perçoit aisément chez les grecs-orthodoxes devenus Hellènes, Yougoslaves, Bulgares ou Roumains, chez les musulmans devenant Égyptiens, Turcs, Syriens, etc., le Latin, quelle que soit son origine ethnique, se confond — par les mœurs et par la culture — avec tous les catholiques romains (et même avec les protestants) de l'Empire ottoman, qu'ils soient Ottomans (donc membres de la «nation latine ottomane») ou étrangers (donc membres de ce qu'on appelle les «colonies» étrangères établies dans les Échelles du Levant). En d'autres mots, le paramètre «religion», qui a été, pendant des siècles, l'élément attributif de la nationalité au sein de l'Empire ottoman, oblige le Latin ottoman, qui fait partie de la communauté chrétienne européenne, à se redéfinir en fonction d'une nouvelle notion de «nationalité» issue de la Révolution française, laquelle fait abstraction du paramètre «religion». C'est pourquoi le Latin se retrouvera, au hasard des circonstances, «Français», «Anglais», «Autrichien», «Suédois», «Italien», «Hellène» (et non pas Grec), toutes «nationalités» équivalentes, à ses yeux, puisque ne constituant que des versions superficiellement divergentes d'une seule et unique réalité : la civilisation chrétienne européenne. 12. Ce n'est donc qu'en fonction de ces éléments qu'on peut situer avec précision la «nationalité» de la mère de Chénier et de la mère d'Artaud et qu'on peut comprendre les différentes allusions faites par les voyageurs européens en Orient du XIX e siècle, aux divers «étrangers» rencontrés à Constantinople, à Salonique, à Smyrne, à Alexandrie, à Jérusalem, à Beyrouth, etc., sous des appellations différentes telles que «Francs», «Européens», «Latins», «Levantins», etc., mais ne couvrant qu'une seule et même entité ethnique, politique, religieuse et juridique : la «nation latine d'Orient».
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Bibliographie essentielle : M. A. Belin, «Histoire de la Latinité de Constantinople», Paris, Picard, 1894 A.D. van den Brincken, «Die Nationes Christianorum Orientalium im Verstaendnis der lateinischen Historiographie von der Mitte des 12. bis in die zweite Haelfte des 14. Jahrhunderts», Cologne—Vienne, Bochlau 1973. E. Turczynski, «Konfession und Nation — Zur Fruechgeschichte der serbischen und rumaenischen Nationsbildung», Duesseldorf, Schwann 1976.
LA NATION LATINE EN TERRITOIRE OTTOMAN1
I. Les
Précédents
1. Lors du XX e Deutscher Orientaiistentag qui s'est tenu à Erlangen en 1977, j'ai fait une courte communication intitulée «Introduction à l'histoire de la latinité ottomane» qui a été publiée dans les Actes de ce congrès (pp. 400402, Suppl. à la revue de la Deutsche Morgenlaendische Gesellschaft, Steiner Verlag, Wiesbaden). Depuis j'ai publié au moins trois ouvrages portant sur certains aspects de la latinité ottomane, à savoir 2 : —
Le statut inter-national d'une famille de Smyrne depuis Mahmud 1er (Introduction à l'histoire de la législation ottomane en matière de nationalité) ;
—
Introduction aux Chénier (Notes généalogiques et bibliographiques portant sur certains aspects des relations entre étrangers et Latins ottomans : les mariages du type ChénierLomaca) ;
—
Les «Mémoires» de Georges de Chirico ou la fin d'une Nation (avec, en appendice, un catalogue de ma bibliothèque latine ottomane) 3 .
II. Les définitions et l'approche 2. Comme on le voit, ce qui me préoccupe — en tant qu'Italien né à Smyrne (en turc Izmir), mais appartenant à une famille qui depuis mille ans ^Revue d'histoire maghrébine (B.P. 50, 1118 Zaghoman, Tunisie) n cs . 37-38, 1985, p. 157-160. T O U S ces ouvrages ont paru à Bruxelles, chez Dembla, en 1980, 1981 et 1984 respectivement. 3 Certains seront — peut-être — contre l'emploi du terme «ottoman» associé au terme «latin». D'une part je les renverrai aux explications contenues dans mes publications précitées, d'autre part je leur rappellerai l'article 8 de la Constitution ottomane de 1876 : «Tous les sujets de l'Empire sont indistinctement appelés Ottomans, quelle que soit la religion qu'ils professent». 2
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habite en terre l'Islam et qui, depuis toujours se réclame de la Chrétienté, et notamment de la chrétienté catholique romaine dans son expression latine — c'est d'essayer d'aborder moi-même le phénomène islamique qui m'est historiquement le plus proche (à savoir le phénomène ottoman) et, ensuite d'essayer de l'expliquer aux autres en commençant par le monde savant. D'où mes réflexions sur la réalité ottomane à la fois politique, ou plutôt politico-religieuse, juridique et économique. Et je commence, évidemment, par me déshabiller des catégories mentales actuelles, par oublier les formes sous lesquelles se présentent actuellement les phénomènes politiques, religieux, juridiques et économiques de l'État et de la Communauté internationale, de manière à pénétrer pur — et sans préjugés — la réalité ottomane. 3. J'ai dit "État" et "Communauté internationale". L'État ottoman n'a rien de comparable aux États-nation actuels ; la Communauté internationale, dans laquelle il se situe (tout au moins géographiquement), a — vis-à-vis de cet État — une attitude qui est différente de l'attitude qui caractérise aujourd'hui, l'un vis-à-vis de l'autre, les États formant la Communauté internationale. En effet, il n'existe pas un droit international unique (comparable à celui qui régit, par exemple, aujourd'hui l'Organisation des Nations Unies et leurs membres entre eux), mais au moins deux droits internationaux : celui des «Nations chrétiennes» d'une part, et le droit international musulman («siyar») d'autre part. L'Empire ottoman et les «Puissances chrétiennes» règlent pendant des siècles leurs rapports juridiques par des actes (de nature controversée) appelés «Capitulations» et ce n'est qu'en vertu de l'article 7 du Traité de Paris de 1856 que l'Empire ottoman est accepté en tant que membre du «Concert européen» (donc «chrétien») des Nations. Les «Capitulations» quant à elles continueront de faire l'objet de contestations malgré cette acceptation et ce n'est qu'en 1923, en vertu de l'article 28 du Traité de Lausanne, qu'elles seront abolies. 4. Quant à l'État, tant les finalités que les structures de l'État ottoman diffèrent des finalités et des structures des États actuels. Elles sont aussi (en très grande partie) différentes des finalités et des structures des autres États contemporains.
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Abstraction faite des réformes introduites depuis le Tanzimat 1 on peut dire que l'objectif de l'État ottoman est la conquête territoriale et que ses structures sont marquées, à l'opposé de ce qui s'est passé en Europe depuis 1648, non pas par le principe «cujus status ejus religio», mais plutôt par une situation contraire — que je définirais par l'emploi de l'expression «cujus religio ejus status» — où les relations entre sujets de l'Empire sont fonction de l'appartenance religieuse de ceux-ci. En plus, il n'existe pas en droit ottoman (comme il n'existe pas en droit musulman) la notion de «minorité» et il est inquiétant qu'un orientaliste de renom, tel que B. Lewis, dans une de ses études — pourtant remarquables — sur l'Empire ottoman, ait affirmé que «la structure du millet a été la solution ottomane du problème des minorités». Il y a, par contre, des étrangers dont le statut est défini à la fois en fonction du droit international musulman (pour ce qui est de leur situation vue par l'Empire ottoman) et en fonction du droit international des nations chrétiennes (en vertu des « Capitulations») (pour ce qui est de leur situation vue respectivement par les États dont ils sont les ressortissants). D'où — comme déjà relevé — la nature controversée des Capitulations (actes de droit international — chrétien ou musulman ?? — ou actes de droit interne ottoman ??). 5. Où donc situer les sujets du Sultan qui — comme par exemple ceux de l'île de Scio 2 — ne sont ni musulmans ni «Romains» (c'est-à-dire exbyzantins orthodoxes), ni «Arméniens» (c'est-à-dire ne se rattachant ni au pape de Rome ni au patriarche «romain» de Constantinople) ni juifs, mais reconnaissent la juridiction exclusive et directe du pape de Rome, c'est-à-dire les «Latins» ? 3 Et bien ces Latins, appelés aussi, en langue ottomane, «Frenk», constituaient une «nation» à part au même titre que les autres «nations» ou millet ottomans.
' La langue turque emploie ce collectif arabe au singulier. l'écris Scio pour Chio ou Chios suivant l'orthographe consacrée par l'histoire depuis un millénaire. 2
Romain comme
équivalant de
Romain d'Orient (Ihüßaios- en grec et Rum et turc).
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Les textes juridiques en notre possession (comme par exemple la «Capitulation de Galata» octroyant aux Génois de Galata la sujétion ottomane et énumérant les droits et obligations liés à cette concession, ou les bérats octroyés aux évêques latins ottomans ou les firmans accordés pour la reconstruction ou la réparation d'églises latines ottomanes ou étrangères), permettent d'affirmer que les Latins de l'Empire avaient un statut propre et que, malgré les affinités qu'ils avaient avec les Latins étrangers (dont le statut était défini, comme déjà dit, par des «Capitulations» au sens propre du mot et non pas dans le sens de la «Capitulation de Galata» qui fut plutôt un acte de droit interne ottoman dans toute la plénitude de cette expression), leur histoire doit être examinée d'une manière autonome, et séparée des autres, bien que dans le contexte général de l'histoire ottomane. III. Les inconvénients historiques et les perspectives
à venir
6. Je dirai que dans la mesure où les affinités entre Latins ottomans et Latins étrangers (auxquels on doit assimiler, d'un point de vue du droit ottoman, tout au moins jusqu'à la reconnaissance d'une communauté protestante ottomane dans la première moitié du siècle dernier, les protestants étrangers) ont assimilé les uns aux autres d'un point de vue démographique et sociologique (comment différencier, par exemple, les Giustiniani ottomans — dont il est question dans Charrière — des Giustiniani restés ou devenus étrangers alors que tous les deux étaient «Latins», donc catholiques romains, vivaient dans le même Empire, parlaient les mêmes langues «chrétiennes» et se considéraient finalement comme appartenant à un même monde, une même civilisation ?) l'histoire de la nation latine ottomane a été ignorée sinon occultée au cours des siècles. Cela a été facilité aussi par l'éparpillement géographique de cette nation sur l'immensité du territoire ottoman ainsi que par l'absence de la création d'une entité politique souveraine qui (comme les entités politiques issues de l'ancienne nation ottomane «romaine» exbyzantine) ait pu revendiquer rétroactivement une histoire propre. 7. Certes, on ne saurait pas dire, par exemple, qu'il n'y a pas eu de réflexion historique sur les institutions catholiques dans l'Empire ottoman. Mais cette réflexion a été hypothéquée par une vision partielle de la réalité soit catholique soit ottomane, les uns pensant à «l'Église latine d'Orient» (par opposition aux autres Églises et en faisant abstraction de l'enracinement territorial ottoman de l'Église latine) 1 , les autres parlant des «minorités nonmusulmanes» de l'Empire.
1 Cf. à ce sujet mes critiques aux trois volumes du Prof. G. Fedalto (de l'Université de Venise) consacrés à «La Chiesa latina in Oriente», et se posant, tout au plus, des questions sur les liens existant entre cette Église et la Sérénissime République. — Ces critiques ont été publiées dans la Rivista araldica italiana, Rome.
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Il serait souhaitable que, dans l'intérêt de la recherche historique — et surtout de son honnêteté —, on finisse par aborder le problème des Latins d'Orient ou Latins ottomans, ou de la «Latinité orientale», sous sa vraie identité politique, juridique, religieuse et économique, celle de la «Nation latine ottomane» ou de «Nation latine en territoire ottoman».
ÉMIGRATION ET IMMIGRATION: L'EXEMPLE OTTOMAN PAR RAPPORT À LA FRANCE ET LA COMMUNAUTÉ LATINE DE SMYRNE 1
I - L'État ottoman et ses sujets (les définitions et leur difficulté') — supra- et infra-citoyennetés ottomanes Il existe un État ottoman avec un chef (le Sultan) et ses sujets. Le lien juridique qui lie les deux parties s'appelle «sujétion», équivalant approximatif de citoyenneté dans la mesure où tout musulman (sujet ou étranger) fait partie de la grande nation musulmane, quel que soit le nombre des entités politiques ou États entre lesquels cette grande nation musulmane se trouve, en pratique, répartie. Il existe donc une espèce de supra-citoyenneté musulmane liant entre eux tous les musulmans, même si seuls les musulmans ottomans peuvent se prévaloir stricto sensu de la sujétion impériale ottomane. À cette supra-citoyenneté musulmane fait pendant, par analogie, en termes de droit à la fois ottoman et musulman, une infra-citoyenneté chrétienne ottomane dans la mesure où les chrétiens ottomans sont à la fois sujets du Sultan et sujets d'un autre souverain, à savoir le Pape de Rome qui n'entretient pas de relations diplomatiques avec le Sultan, mais qui est représenté à Constantinople par l'ambassadeur de France. C'est comme si la profession de foi islamique ajoute quelque chose à l'identitc ottomane et comme si la profession d'une foi non-islamique en retire quelque chose. D'où une supra-citoyenneté musulmane ottomane et une infra-citoyenneté nonmusulmane ottomane. L'étranger musulman est, sur le territoire ottoman, moins étranger qu'un sujet non-musulman. D'où la facilité d'intégration entre musulmans ottomans et non-ottomans d'une part et la facilité d'intégration entre sujets chrétiens ottomans et étrangers non-musulmans, quel que soit le régime juridique régissant les uns et les autres. Pour les chrétiens ottomans ce sont les Capitulations de Galata de 1453 et pour les étrangers les Capitulations nationales françaises, anglaises, etc. accordées à partir de 1535. 1 Actes du XXIe Congrès international des sciences généalogique J.-C. Muller, Redange-sur-Attert), Vol. II, 1999, p. 560-574.
et héraldique, 1994 (A.L.G.H.,
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Les deux nations 'de base' de l'empire ottoman et le phénomène 'protection étrangère du droit ottoman
de la
La facilité d'intégration entre non-musulmans chrétiens se trouve confortée par une institution juridique, reconnue tant par l'État ottoman que par les États étrangers concernés, qui s'appelle «protection étrangère». Elle compense, sur le plan interne, les «inconvénients» de l'infra-citoyenneté ottomane. Une telle protection est par ailleurs à l'origine d'un accroissement des populations intégrables dans la mesure où étrangers et ottomans nonmusulmans tendent sociologiquement à se rapprocher sinon à s'assimiler. C'est ainsi que, si l'on excepte l'évolution survenue au Proche-Orient depuis la Révolution française, la vraie histoire globale ottomane se présente, en fait, comme l'histoire de deux nations (ou groupes de nations) : la nation musulmane et la nation non-musulmane. La nation non-musulmane uniquement se laisse décomposer en quatre nations distinctes dont trois chrétiennes (l'orthodoxe, l'arménienne et la catholico-protestante dite latine) et une nation juive. Émigration et immigration sur place ne sauraient être conçues que par référence à ces nations et à l'intérieur de chacune d'elles. Le passage de la nation non-musulmane à la nation musulmane est le seul permis (et souhaité) par la législation musulmane et ottomane. Le passage contraire est interdit et puni par la peine capitale. La conversion entre sujets (et étrangers) nonmusulmans passant d'une religion non-musulmane à une autre religion nonmusulmane n'intéresse l'État que dans la mesure où elle trouble (ou peut troubler) l'ordre public. Il s'agit d'une res inter alios acta. C'est ainsi que par la synthèse de populations locales proche-orientales non-musulmanes, en contact avec l'Occident, avec des populations européennes établies au Proche-Orient pour des raisons commerciales ou militaires depuis des siècles, s'est formé ce que j'appelle la nation latine (ou millet latin) de l'Empire ottoman. Qu'il s'agisse de ma propre famille, ou de la famille de l'ancien Premier Ministre français, Édouard Balladur, ou des ancêtres maternels du poète et dramaturge Antonin Artaud (la famille Nalpas), des Collaro (bien connus de la télévision française), des Filipacchi (des éditions françaises du même nom) ou des Langlois (fondateurs de la Cinémathèque française), c'est dans le cadre de
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l'histoire de la nation latine ottomane et des migrations entre l'Europe et l'Islam, que la généalogie nous invite à aborder le passé et à réfléchir à l'avenir1.
II - Les sources Si l'on exclut la célèbre publiée par Belin en 1894 ainsi Zolotas sur l'île de Chio (Scio), permettant de saisir l'importance
Histoire de la Latinité de Constantinople que certains livres des historiens Argenti et il n'existe pas, à l'heure actuelle, d'ouvrages de la nation latine ottomane.
La recherche relative à l'histoire de cette nation est extrêmement complexe puisqu'il s'agit non seulement de se débarrasser de la vision des histoires coloniales des États européens, mais de procéder aux travaux suivants parmi les sources publiées : a) retrouver des séries, autant que possible complètes, de journaux en langues européennes publiés depuis plus de deux siècles sur le territoire ottoman. La liste qu'en a publiée l'Institut français d'Istanbul est hélas fort incomplète ; b) consulter les séries des rapports consulaires publiés par les ministères des Affaires étrangères des différents pays concernés et dont il n'existe, souvent, qu'une seule collection complète ; c) repérer des ouvrages relatifs à l'histoire des missions chrétiennes publiés souvent, et séparément, par chacun des ordres religieux catholiques (ou par les missions protestantes) ayant œuvré dans le Levant ; d) connaître les ouvrages consacrés aux relations entre chaque pays européen et l'Empire ottoman depuis l'octroi des premières Capitulations à chacun d'entre eux ; e) cerner les principaux chapitres de l'histoire de chacune des sciences, des arts, de la littérature, de l'archéologie, etc., liés à l'Empire ottoman dans ses relations avec l'Europe et où la présence latine ottomane a été déterminante (cf. l'introduction en Europe de l'inoculation antivariolique par le Dr. Emmanuel Timoni de Chio ou la scène turque du Bourgeois gentilhomme de Molière). 1 Rappelons que c'est en 1996 que l'on commémora en France le centenaire de la naissance d'Antonin Artaud dont le souvenir familial est encore vivant auprès des Latins de Smyrne.
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Quant aux sources inédites, la recherche est encore plus difficile et coûteuse : il s'agit de séparer d'abord les sources civiles des sources ecclésiastiques et, ensuite, de vérifier chaque fois chacune de ces sources sur place (consulats et paroisses) et au centre (les capitales et Rome). Sans oublier les archives ottomanes (aujourd'hui turques, syriennes, grecques, libanaises, cypriotes, égyptiennes, etc.) dont l'accès n'est pas toujours facile non plus 1 . La photocopie de registres de catholicité de certains diocèses est en cours aux frais de personnes intéressées et grâce à l'amabilité des autorités ecclésiastiques locales qui ont permis, par exemple, la photocopie des registres de toutes les paroisses latines de Constantinople par les Mormons.
III - Le rattachement géographique et culturel des émigrés Comment avancer sur le chemin inextricable des noms mentionnés dans les registres ecclésiastiques et ne correspondant pas toujours à la version retenue par les registres ou les listes des représentation diplomatiques ou consulaires ? Comment avancer dans la recherche des villes, des nations ou des langues d'origine dans un monde où ce qui importait était, pour le chrétien, le rattachement à la Croix et son maintien ? Quel sens donner à des migrations réalisées finalement non pas entre différents États, comme de nos jours, mais entre deux cultures ou deux civilisations — la chrétienne représentée par l'Europe et l'islamique représentée par l'Empire ottoman ? Ce dernier ne connaissait que le droit international musulman d'après lequel le monde entier est divisé en deux : la terre de l'Islam et la terre de la Guerre. On comprend aujourd'hui que, face aux nouvelles structures du monde et aux nouvelles notions et terminologies définissant les rapports entre États et nations, individus et nations s'interrogent sur leurs liens respectifs avec l'État sur le territoire duquel ils sont établis. La réponse est d'autant plus difficile qu'elle comporte des références à une histoire fondée sur des façons de penser et de parler, des valeurs et des structures autres que celles dont on se sert aujourd'hui. Et cela même si l'Empire ottoman a été remplacé par des Étatsnation depuis le siècle dernier en vertu d'un processus qui ne semble pas encore près de se terminer. 'Quant aux archives privées, l'Institut orientaliste de l'Université de Tubingen en Allemagne vient de commencer l'inventaire de la correspondance commerciale des familles Giustiniani et Marcopoli d'Alep (1/2 million de pièces inventoriées au 15.02.1996) (Communication du professeur Klein, Alep).
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IV - Les implications juridiques et politiques de l'émigration des familles catholiques de Turquie vers la France avant et après 1923 Quelle différence entre assimilation et intégration d'après la terminologie actuelle et assimilation et intégration d'après l'expérience ottomane ! Les deux premières n'ont de sens que par rapport à l'État moderne, les deux dernières que par rapport à l'une des nations de l'État ottoman, multinational et multiculturel. Pour l'Empire ottoman l'État-nation est une aberration puisque l'existence physique d'une nation ne se conçoit pas par la prise en charge internationale d'elle-même par elle-même, mais par la soumission à un chef qui en représente internationalement plusieurs, situées à l'intérieur d'un seul et même État. Les membres de chacune des nations constituant cet État s'assimilent et s'intègrent chacun à l'intérieur des liens de sang et de foi qui se transmettent, par nation, tels quels, de génération en génération. Les États chrétiens connaissent, vis-à-vis des étrangers, les Lettres de Naturalisation accordées par le souverain, alors que l'Empire ottoman n'accorde, par acte souverain — le firman —, que certains droits assimilables au droit de résidence, seule la conversion à l'Islam pouvant faire bénéficier le converti des droits de la pleine sujétion (ou supracitoyenneté) ottomane. Au siècle dernier il y eut un contentieux entre l'Europe et l'Empire ottoman sur l'identification de la nationalité (citoyenneté) de centaines de milliers de non-musulmans suite à l'émanation de législations nationales européennes sur la nationalité. Il ne fut réglé qu'après le Traité de Lausanne par l'adoption de lois nationales (dont la foi française de 1925) accordant la possibilité d'une pleine nationalité aux anciens protégés étrangers de l'Empire ottoman, ainsi que par une nouvelle loi turque républicaine sur la nationalité. Dans quelle mesure des notions de laïcité ou d'affinités culturelles (surtout religieuses) auront permis le règlement définitif d'un tel contentieux ? Dans quelle mesure la migration définitive des intéressés vers le vieux ou le nouveau pays géographique d'adoption aura facilité l'adaptation aux nouvelles situations politiques et juridiques ? Dans quelle mesure cette adaptation aura pu se réaliser sans que l'on puisse évoquer le spectre d'une purification ethnique ante litteram (volontaire ou forcée), conséquence inévitable de l'application sans exceptions des principes de la Révolution française 7 Seul un examen détaillé et impartial de l'histoire de chacun des États issus de l'Empire ottoman depuis le XIX e siècle pourra nous donner la réponse.
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V - Le status social de certaines familles latines de l'empire ottoman Par analogie avec l'existence d'une aristocratie pour chacune des nations ottomanes (aristocraties musulmane, orthodoxe, arménienne et juive), il existe aussi une aristocratie latine. La base juridique d'une telle aristocratie peut, dans certains cas, et d'après les familles concernées, remonter au-delà de la période ottomane, mais ce qui compte c'est avant tout une donnée de fait : l'illustration ou le rôle joué par certaines familles au sein de l'Empire ottoman lui-même, en fonction des critères suivants :
1) Le critère économique Le droit et l'obligation de défendre et d'élargir le territoire de l'État étant réservés aux musulmans, c'est l'exercice du grand commerce international (d'importation et d'exportation) qui fut réservé aux principales familles nonmusulmanes auxquelles revint, si l'on peut dire, la charge de la sustentation économique de l'État. C'est ce qu'on appelle la division du travail ratione religionis au sein de l'Empire ottoman 1 .
2) Le critère diplomatique Basé sur le principe de la séparation existant entre langues sacrées musulmanes et langues non-musulmanes, le rôle d'intermédiaire linguistique entre l'Europe et l'Islam se transmet de génération en génération à l'intérieur de certaines familles non-musulmanes. C'est ce qu'on appelle la fonction de drogman ou d'alter ego des ambassadeurs et consuls étrangers dans l'Empire ottoman 2 . Une fonction comparable est celle de représentant auprès de la Porte Ottomane que peuvent exercer les membres de certaines familles nonmusulmanes mandataires de leurs communautés locales, notamment insulaires.
1 Cf. à ce sujet mes différentes études publiées dans les Actes des Journées orientalistes 2
belges.
C f . à ce sujet ma contribution au Colloque sur le drogmanat, organisé en mai 1995 par l'Institut français d'études anatoliennes à Istanbul.
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3) Le critère ecclésiastique Le statut de dignitaire ecclésiastique comportant aussi des responsabilités civiles, c'est à l'intérieur de certaines familles non-musulmanes qu'interviennent les sacres épiscopaux. Ces trois critères convergent généralement dans chacune des principales familles latines d'Orient1. En comparaison avec l'aristocratie occidentale, ce n'est pas la possession d'un titre de noblesse qui fonde la qualification de noble, mais la possession d'état, même si l'accès officiel à certaines fonctions peut être lié à un titre impérial (firman, iradé ou bérat). La possession de terres n'est pas nécessairement liée à la possession d'état, toutes les terres appartenant au Sultan. Mihaïl Sturdza, dans son Dictionnaire des grandes familles de Constantinople, de Grèce et d'Albanie, en évoquant le cas de l'aristocratie latine de Constantinople (dite «pérote», car habitant les hauteurs de Péra), parle d'une «noblesse inclassable» 2 . Une telle aristocratie ne répondrait pas, en effet, aux critères traditionnels de définition et d'obtention du statut nobiliaire en Chrétienté. Un travail analogue, sous forme de Dictionnaire, n'a malheureusement pas encore été fait pour les autres familles latines des principales villes ottomanes. Mon Epitaphier des grandes familles latines de Smyrne, précédé de l'Epitaphier de Kemer-Smyrne, constitue un premier inventaire illustré et commenté de ce qui pourrait devenir un jour un Dictionnaire de ces familles, accompagné d'épitaphiers (toujours inédits) de grandes familles latines de Salonique, d'Alep, de Damas, d'Alexandrie, de Crète et, naturellement, de Constantinople où dorment, dans l'attente de la Résurrection, les ancêtres de tant d'émigrés latins d'Orient dont l'importance et le rôle ne sauraient être compris sans l'éclairage de l'histoire d'un empire dont le sort pèse encore sur l'avenir de l'humanité.
Missir de Lusignan, Livio : «Persistance familiale dans la vie professionnelle (Modèle ottoman)», in : Archivum. 27 (1992),. 203-212 2 Mikhail St ^Mikhail Sturdza: Dictionnaire des grandes familles de Constantinople, de Grèce et d'Albanie. Paris, 1983.
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F A M I L L E S L A T I N E S DE L ' E M P I R E
VI - Quelques réflexions
OTTOMAN
finales
Dans le sens de ce qui précède j'avais fait, il y a quelque temps, une communication traitant des composantes arméniennes de la nation latine ottomane. J'y analysais le cas de certaines familles chrétiennes d'origine noneuropéenne, qui s'étaient intégrées, au cours des siècles, au sein de cette dernière nation. J'avais laissé ouvert le problème de l'évolution du droit de la nationalité de ces familles après la fin de l'Empire ottoman. Dans mon Introduction aux Chénier (Bruxelles, 1979) j'ai examiné, au sein de la nation latine ottomane à laquelle appartenait la mère d'André Chénier, la complexité des allégeances notamment par rapport à la France. Dans mon étude sur Le statut international
d'une famille
de Smyrne
depuis Mahmoud Ier (Bruxelles, 1981) j'ai essayé, à travers l'histoire de la citoyenneté de ma propre famille, d'apporter une contribution à l'histoire générale du droit de la citoyenneté dans le cadre de la latinité orientale ottomane. Il s'avère difficile, et souvent indiscret, de s'occuper de la nationalité (ou citoyenneté) des autres, quitte à en avoir l'autorisation ou à en justifier la nécessité ou l'opportunité historique. C'est en ce sens que j'ai cité, dans les paragraphes précédents, les cinq cas des Balladur (mes propres ancêtres), des Nalpas (alliés aux Missir), des Collaro, des Filipacchi et des Langlois, tous de Smyrne, ma ville d'origine. Qu'il me soit permis de mentionner ici d'autres cas tirés de l'exemple ottoman par rapport à la France et revêtant à mes yeux une importance particulière dans le contexte de l'histoire des relations franco-ottomanes : Pensons aux Apak (ou Apack) et aux Seybaeld, aujourd'hui avocats à Paris et à Nice. Venant des hauts plateaux d'Anatolie les uns ou des Pays-Bas les autres, les ancêtres de ces deux familles se sont trouvés à Smyrne où ils ont rejoint la nation latine ottomane avant de s'établir en France. Les Cocchini — dont l'éminent historien jésuite du célibat des prêtres — et les Vuccino, du monde des affaires, arrivés Smyrne de l'île de Syra ou de Venise, sont entrés dans la latinité orientale ottomane avant de repartir pour Marseille ou pour Paris. N'est-ce pas aussi le cas des Rosolato, connus aujourd'hui de tous ceux qui, en France ou de par le monde, s'occupent de psychanalyse ? Ou des Caporal dont le nom a été consacré à la fois par la diplomatie et l'industrie du tabac françaises ?
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L'origine orientale prime encore chez les Issaverdens, chez les Maggiar, amiraux de France, les Narich, ambassadeurs de France, et les Saman, si présents à Marseille, mais tous passés par une longue période de latinisation ottomane à Smyrne. C'est Smyrne qu'évoque le nom du correspondant bien connu du Monde, Laurent Zecchini, issu de Venise mais lié à une séculaire latinité smyrniote et ottomane, de même que le nom des Courcel (issus des Dracopoli), des Testot-Ferry (issus des de Portu), des Reggio-Paquet, tous liés à la latinité ottomane (d'origine génoise) de l'île de Chio-Scio, sans oublier l'ancien porte-parole du parti socialiste français Jean Glavany (issu des Caro et des Giustiniani de ladite île), les Corsi, qui recevaient à Smyrne le voyageur Lamartine, et l'académicien de France J. P. Rémy, descendant des osmanogénois Vernazza, également de Chio. Mais ce n'est qu'un bouquet dont le parfum serait imparfait si on n'y ajoutait pas les Testa, aussi ambassadeurs de France, et les châtelains Salzani. Ou les Topuz (prononcés Topouz) des Médecins sans frontières...
VII - Un exemple en annexe: l'ascendance de Remo Missir (1905-1990) L'ascendance paternelle et maternelle de mon père, Remo Missir (19051990), dont les ancêtres connus de Smyrne remontent au début du deuxième millénaire, offre un témoignage concret de ces trois critères. Le père de mon père, Amédée Missir (1865-1944), avec deux de ses frères (Léopold et Victor Missir), représentent les intérêts de la marine marchande italienne à Smyrne ; un autre frère, Oscar Missir, est le dernier drogman d'Italie près la Porte Ottomane. Ils furent tous drogmans d'Italie de père en fils depuis l'ouverture du Consulat de Sardaigne à Smyrne. Oncles et cousins Missir se partagent grand négoce et drogmanats entre l'Europe et Empire ottoman. Mgr. Stefano Missir assiste à Rome le pape Pie IX lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception (1854). Son frère, le P. Carlo Missir, préside à la réouverture des missions jésuites au Brésil. La mère de mon père, Lisette Icard (1876-1956), descend d'une vieille famille provençale établie en Turquie depuis le XVII e siècle. Elle est apparentée aux Moellhausen et, par ceux-ci, aux von Humboldt. Cette famille est connue dans le grand négoce euro-ottoman des produits pharmaceutiques ; elle a donné Mgr. Joseph Icard, Vicaire apostolique de Smyrne (t 1789), ainsi
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qu'un inspecteur du commerce du Levant, attaché à l'ambassade de France à Constantinople au début au XVIII e siècle. Son nom est inscrit dans les nobiliaires de Provence. Du coté Missir les ascendance se poursuivent jusqu'aux Croisades, et à la première présence des Sérénissimes Républiques italiennes en Méditerranée orientale, par les Reggio, les de Andria, les de Portu, les Marcopoli, les Corpi et les de Stefani qui se rattachent, d'une part, aux Lusignans de Chypre, d'Arménie et de Jérusalem et, d'autre part, aux Giustiniani, souverains de l'île de Chio-Scio. Les de Portu sont notaires pontificaux et impériaux à Chio-Scio depuis le XIV e siècle et grands négociants. Parmi leurs ecclésiastiques figurent le théologien Jean-Baptiste de Portu et l'historien Don Franck de Portu. Quant aux Reggio, leurs élégantes chapelles funéraires face au sanctuaire de la Vierge de Montenero à Livourne témoignent de leur ancienne présence en Toscane en tant que représentants d'importants intérêts commerciaux entre l'Europe et l'Empire ottoman. Parmi leurs ecclésiastiques figurent Don Francesco Reggio, chanoine de la Cathédrale de Smyrne, Don Antoine Reggio, salésien de Don Bosco et le Père Hubert Reggio, carme de Lille. Les Reggio-Paquet de Marseille ainsi que les Reggio américains de Boston sont leurs proches parents. La petite fille de Mme Bill Giraud, née Reggio, Caroline Giraud, a épousé à Smyrne Mustafa Koç, magnat de l'industrie turque actuelle. Les Marcopoli ont une généalogie qu'il serait difficile de résumer mais qui sera publiée par l'université de Tübingen en même temps que les inventaires des archives de leur branche d'Alep. Une documentation est en préparation sur les de Stefani, dont l'un des évêques, visiteur apostolique au Levant, est largement évoqué par le P. Hofmann dans son étude sur l'Histoire du diocèse de Smyrne. Un de leurs derniers descendants a été Raimondo Giustiniani, de Smyrne, ambassadeur d'Italie aux Pays-Bas et, plus tard, chargé des relations extérieures de l'Ordre de Malte à Rome. Quant aux Corpi et aux de Andria, leurs vastes et extraordinaires généalogies attendent d'être publiées. Je rappellerai seulement que le siège actuel de l'ancienne ambassade (actuellement consulat) des États-Unis
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d'Amérique à Istanbul — un vrai palais au cœur de Péra — est une ancienne propriété Corpi et que, parmi les vieilles 'tours' (pyrghoi) — maisonsforteresses — de l'île de Chio-Scio énumérées et décrites par l'historien Nikos Perris, dans son livre Ó Kdpojoç (Chio-Scio, 1972), figurent celles des de Andria. Hommes d'affaires, ecclésiastiques, diplomates et consuls de plusieurs pays dans l'Empire Ottoman, les de Andria sont encore de nos jours représentés à Smyrne dans différentes branches de l'activité économique internationale. Toujours du côté Missir figurent les Calavassy, accrédités depuis le XVIII siècle auprès de la Porte ottomane en tant que représentants permanents de la communauté catholique latine de leur île, Syra. Ils portaient le titre de Kapoukehaya. Leur nom a été illustré au cours du XX e siècle par Mgr. Georges Calavassy (f 1957), un des évêques promoteurs de l'uniatisme, c'està-dire de l'union des orthodoxes avec Rome avec maintien du rite byzantin. e
Figurent aussi les Micridis, négociants et écrivains d'origine orientale catholique, latinisés, introducteurs notamment de la culture de la vigne en Algérie après 1830. Au début des années cinquante on pouvait encore admirer la très belle villa, précédée d'une allée de cyprès, du Dr. Micridis, au village de Narhkôy, pas loin de Smyrne. *
Du côté Icard, l'ascendance nous mène jusqu'aux souverains des villes de Smyrne et de Phocée — les Zaccaria Castelli — avant même que les Turcs ottomans n'y établissent leur domination définitive (1424 A.D.). Ce furent ces mêmes Castelli, négociants internationaux en lentisque (mastic végétal) de Chio-Scio, qui donnèrent à Gênes un de ses négociateurs avec la Porte ottomane, l'évêque-diplomate Mgr. Vincenzo Castelli, né à Chio-Scio et mort à Urbania, dans les Marches italiennes, au XVIII e siècle. Les Castelli descendent aussi des Caro et des Glavany. Leur nom figure dans les annuaires de la noblesse italienne. Les Icard sont alliés aux Maggiar, catholiques orientaux, latinisés, leurs associés en affaires, créateurs d'industries et banquiers en Egypte moderne, hommes de lettres et membres de l'Association française pour l'encouragement des études grecques. Le Saint-Siège leur a accordé des privilèges nobiliaires.
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Les Séquard figurent parmi les familles marchandes de Smyme du XVIII siècle. L'un d'eux, F. Séquard, est député «de la Nation française» à Smyrne pendant la période 1765-1772 1 . Ils sont alliés aux Edwards, nom retentissant du commerce anglo-levantin, ce qui ne les empêche pas d'être aussi, à Smyrne, des poètes et écrivains de langue française ou d'être présents au cimetière latin de Constantinople avec des monuments rappelant leur rôle auprès du Sultan. e
Par les Icard on retrouve les Corsi (ou Corsy), apparentés au Cardinal Flesch, oncle de Napoléon, promoteurs du journalisme français dans l'Empire ottoman, proches d'Atatiirk pendant la guerre d'indépendance de 1919 à 1922 et encore de nos jours si honorablement partagés entre Paris et Smyrne. Ils ont donné à l'Église plusieurs ecclésiastiques dont le jésuite Emmanuel Corsy (1708-1788) qui, le 22 décembre 1766, prononça à Lille l'oraison funèbre de la princesse Geneviève de Rohan-Guéméné, abbesse de Marquette, un supérieur des Lazaristes en l'île grecque de Santorin, etc. Enfin, et encore, cinq familles smyrniotes d'origine orientale mais latinisées au cours des siècles : les Issaverdens, les Balladur, les Murât, les Mirzan et les Arcas. Par les Issaverdens c'est toute l'histoire d'une grande partie de l'Église actuelle de Smyrne qui vit dans la généalogie ascendante de mon père depuis que le dominicain 'persan', P. Thomas Issaverdens transféra à Smyrne, dans la première moitié du XVIII e siècle, ce qui restait de la Provincia Naxivanensis fondée au XIV e siècle, en Anatolie orientale, par les missionnaires dominicains italiens. C'est aussi l'histoire des relations commerciales et financières entre les États-Unis et l'Empire ottoman d'une part, et de l'ouverture du Canal de Suez d'autre part. Un Issaverdens est proche de Lady Hester Stanhope. Leur nom est gravé indélébilement sur les pierres du cimetière latin de Smyrne et de l'église française Saint-Polycarpe. Il faudrait un livre pour résumer l'histoire des ancêtres Balladur de mon père et de leurs collatéraux. Leur rôle dans le commerce franco-ottoman du XVIII e siècle a été rappelé récemment par la publication de la version français du firman que leur accorda Selim III et par la référence à Dom Emmanuel Balladur, vicaire général de l'archevêché de Smyrne. L'ancêtre direct de mon père Ohannès Jean Balladur, frère de Dom Emmanuel, fut drogman impérial 'Teissicr, O.: Inventaire des Archives historiques Marseille, 1878, p. 132.
de la Chambre de Commerce de
Marseille.
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d'Autriche et ses propres fils se partagèrent entre le drogmanat de Russie et la défense des intérêts de la marine marchande russe à Smyrne. L'un d'eux épousa une Rodocanachi, issue de l'illustre famille grecque orthodoxe de Chio-Scio. Par les Murât (prononcer Mouratte à l'italienne, suivant la tradition des familles orientales latinisées du Levant) c'est encore l'Église — les missionnaires lazaristes —, la culture — les dictionnaires ou grammaires de langue turque — et l'ancienne route de la soie entre l'Orient et l'Occident qu'évoquent les pierres tombales de Saint-Polycarpe ou les vocations religieuses récentes de deux membres de cette famille toujours vivante et agissante à Smyrne. Elle y représenta la Roumanie et leur résidence, sise sur les quais de Smyrne, fut achetée par les princes Borghese avant d'être transformée en consulat d'Italie et, hélas, malheureusement détruite dans les années quatre-vingt du XX e siècle. Les Mirzan précédèrent les Missir en représentant la France en l'île de Samos. Grands négociants en Anatolie, en Egypte et en Italie, ils se lièrent, en ce dernier pays, à celui qui serait devenu plus tard Napoléon III. Écrivains, poètes, musiciens et ecclésiastiques, leur nom a été honoré notamment par deux chanoines Mirzan dont l'un fut ami du prince œucuméniste Max de Saxe. Last but not least, les Arcas, originaires d'Alep — en Syrie — dont l'un des derniers descendants continue de représenter à Smyrne et en Grèce d'importants intérêts européens, ainsi que les Corpi, également présents à Smyrne en 1996 1 .
BIBLIOGRAPHIE2 Argenti, Philip P. : The Religious Minorities
of Chios. Cambridge: Cambridge,
University Press, 1970. Gautier A. et de Testa Marie : «Diverses biographies des principaux drogmans près la Porte Ottomane (Testa, Fonton, Dantan, etc.). In : Bulletin de l'Institut National
des Langues Orientales.
Paris, novembre 1993, p. 5-10 ; avril
1994, p. 45-81; novembre 1995, p. 11-22. Giraud, Edmund : Family Records. London, 1935. Hofmann, G., S. J. : L'Arcivescovado
di Smirne.
Rome: Pontificio Istituto
Orientale, 1935. ^Lcur nom figure parmi les premiers de l'Épitaphier des grandes familles latines de Smyrne et dans l'histoire des Missioni dei Minori Cappuccini du Père Clemente da Terzorio (Rome, 1917). ^La présente bibliographie vient s'ajouter en complément des publications déjà citées dans le texte de la communication.
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FAMILLES
LATINES
Joly Fontanals, Juan : Memorias
DE L ' E M P I R E
de Esmirna (1882-1905)
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Joly de Smyrne]. Barcelona: Terrassa, 1991. Missir de Lusignan, Livio : Un document grec de 1796 de la famille Missir, écrit en caractères
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1969. Missir de Lusignan, Livio : La descendance
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1865). Liège, 1972. Missir de Lusignan, Livio : Le cimetière (1867-1967)
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latin de Kemer
(Smyrne)
In : Mikrasiatikà
Chronikà.
Athènes, 1972, p. 25-122. Missir de Lusignan, Livio : Une famille melkite catholique latinisée de Smyrne, les Pharaon. Liibeck, 1972. Missir de Lusignan, Livio : Appunti Buonaiuti.
familiari:
Smirne,
mio Padre,
Ernesto
Luxembourg, 1974, (suivi de: Lettere a Missir par E. Buonaiuti.
Florence , 1980.) Missir de Lusignan, Livio : Les Constantinople,
Lusignans
de Scio,
de
Smyrne
et
de
dits Mamaky (Mamachi) de Lusignan. Munich, 1974.
Missir de Lusignan, Livio : Una fonte ignorata della storia ottomana: la genealogia delle famiglie latine d'Oriente e in particolare
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Missir de Lusignan, Livio : Le dernier mot sur l'ascendance latine d'Orient
d'André
Chénier : sa grand'mère née Mamaky de Lusignan. Fribourg, 1975. Missir de Lusignan, Livio : l^e livre de raison de Nicorozis de Portu
(1729-1792),
notaire à Scio, drogman, négociant et voyageur. Athènes, 1976. Missir de Lusignan, Livio : Le statut international Mahmoud
1er, (introduction
à l'histoire
d'une famille de Smyrne de la nationalité
depuis
ottomane).
Bruxelles, 1981. de Portu, Franck, abbé : Le Diocèse de Smyrne et le Vicariat apostolique Mineure.
de l'Asie
Smyrne, 1908.
Zolotas, Georgios : Istoria tis Chiou [Histoire langue grecque, 1923-1928.
de Chios]. Athènes, 5 volumes en
III. LES FAMILLES DE LA LATINITÉ OTTOMANE
THE EASTERN LATIN GENEALOGIES SINCE 14531
I — "Raison d'être" of the lecture 1. As I say in the summary of my lecture, there is a "lack of consciousness of the existence of 'Eastern Latin' genealogies, the fall of Constantinople (1453) having been considered as a total destruction (also) of any Latinity of the East". 2. The problem of definitions, specially when referred to Middle Eastern phenomena (let us think for example of "Maronites" or "Chiites" so often mentioned in present day newspapers), is very important and one has to start by defining in order to avoid possible confusions. This problem is still more complicated when definitions valid, or known, for a certain period or in a certain milieu, do not correspond to a present day reality. This is the case, I think, of the expression "Eastern Latin" where, at least for the, or some, specialists, "Eastern Latin" reminds of Europeans who established themselves in the East (better said in the Middle East) during the Crusades and founded the so called "Eastern Latin" (or "Frankish" or "Latin" tout court) Kingdoms of the Levant to which Grousset and Miller with some new historians of the USA universities or of the Hebrew University of Jerusalem, devoted important studies. But this is only let us say a historical particularity which is quite well limited in the course of the centuries and could not be confused with other realities. Even the great Romanian historian Nicolae Jorga, who was certainly aware of the consecrated sense of the expression "Eastern Latin", did create a certain confusion when he applied to his own Nation (the Romanians) the definition of "Eastern Latins" wishing to insist, by this way, on the racial "latinity" of that Nation, which happened (or happens) to be nowadays geographically situated in the Eastern part of the European continent. The parameter of the classic "Eastern Latin" kingdoms (let us say of Jerusalem, of 1
Genealogica
& Heraldica
1984 (T.C. Bergroth, P.O. Box 153, Helsinki), 1986, p. 171-178.
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Edessa, etc.) was their religion (not their race). The}' were "Latin" because they were "Roman Catholic", whereas for Jorga the Romanians are (or might be) "Eastern Latin" because their race is "Latin" (although their religion is Greek-Orthodox) ... Jorga was perhaps right in applying to his Nation the "Eastern Latin" expression since he explained his own parameter, but he was not historically right in using this expression because, as I said, it is a consecrated one and refers to Catholics of European origin, established in the "East". In this sense, I think that I am right in using this expression with regard to genealogies of families of European origin, or assimilated to this origin, which established themselves in the same "East" concerned by the traditional "Eastern" reference of the above expression, and still living there in spite of the events of the centuries. 3. A historian who was perfectly conscious of the true meaning of the adjective "Latin" as used in the above mentioned expression, was Belin, a dragoman of the French embassy at Constantinople who, in the second half of the last century, published a famous book devoted to the history of the Roman Catholic communities and churches of Constantinople, to which he, in a very symbolic and expressive manner, gave the title of "Latinity" (cf. his "Histoire de la Latinité de Constantinople", Paris, 1894, 2nd edition, ill.). And, in fact, Belin's book contains such an amount of data concerning churches, embassies, diplomats, etc. that it can be considered as a good and important contribution to the knowledge of the "Eastern Latin" genealogies after 1453 or, at least, of their let us say "infrastructure". 4. This first part of my lecture would not be complete if I did not admit that the use of the word "Latin" or "Latinity" is obsolete (in any of the present day modern languages) (so far as it refers to the reality described by Belin) and is generally replaced by the word "Levantine" (or, if you want,) "Levantinity". But this word has the disadvantage of an unfortunately pejorative acception, no one (although born in the Levant) wishing to be called "Levantine". The Greeks themselves, who (together with the Armenians, the Jews, etc.) were known as "Levantines" in the European international literature until the beginning of this century, changed officially (?) their name into "Hellenes", to avoid any confusion with the pejorative expression of "Levantine".
THE
EASTERN
LATIN
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So that, in a very funny way, any people of the "East", or of that part of the East which is called "Levant", having changed its name or officially assumed and better promoted and publicised its traditional one (the Greeks getting Hellenes, the Jews getting Israelis, the Maronites eventually Arabs or Lebanese and the Copts Egyptians...) the only "Levantines" left would be the ... "true" ones, i.e. the Roman Catholics of European origin (not the Maronites, also Roman Catholic but not of European origin, for example), still known in the documents of the Roman Catholic Church, or by some legislation of Middle Eastern countries, as "Latins or as "Eastern Latins". And this is why, accepting, the challenge of a word, I spoke, in one of my articles of "Levantines" latu sensu (including any person born in the Levant, according to the traditional definition of the dictionaries) and of "Levantines" stricto sensu, i.e. of "Eastern Latins". To be more precise and to insist on the specificity of the Levantines according to this definition, I prefer to use (against Jorga) the expression "Eastern Latin" and to present myself, as I am, an "Eastern Latin" of Italian citizenship.
II — The published genealogies and their importance 5 . 1 do not do genealogy to do genealogy as the French say (je ne fais pas de la généalogie pour faire de la généalogie). Genealogy has a sense only if it refers to history, to the great history and if it allows to understand better this history. We are more and more confronted with people wishing to make genealogy as a sport or just by curiosity contributing perhaps to the better knowledge of some particular village of the world or of the role which a certain "mass" might have played in achieving "historical" aims. It might be interesting, as I said, by curiosity, but it would not deliver us the key of a major phenomenon in the evolution of the history of mankind. Such a major phenomenon, is, for me, the history of Eastern Latin families who lived, by definition, on the territory of the Ottoman Empire (or, before, on that of the Byzantine Empire) and who played an important role in the political, economical and religious relations between East and West especially after the fall of Constantinople thanks to the legal statute granted to them, better said to their "Latin Nation", by the Conqueror of Constantinople, Mohammed II.
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6. In my two books devoted respectively to the Chénier family ("Introduction aux Chénier — Notes généalogiques et bibliographiques", Brussels, 1979 and 1980; ill.) and to the great Eastern Latin painter, of Italian nationality, de Chirico ("Les Mémoires de Georges de Chineo ou la fin d'une Nation", Brussels, 1984), I analysed the legal, political, and sociological reasons of such a role and observed that if, contrarily to some other Nations of the Ottoman Empire, like the Greeks, the Armenians, and the Jews, the Eastern Latins have not yet reached an international audience, this is very simply due to their being easily confused with any other Roman Catholics, of European origin, (be they established in the East since 1950 or since 1453), education, culture and European consciousness having remained the same as they were before 1950 or before 1453. I say "European" consciousness and not "Italian", "French", "English" or "German" consciousness, since — facing Islam and Islamic environment — Eastern Latins (excepting certain deviations due to the XlXth century and its exaggerations) felt, and still do feel members of a united Europe, or better said of a never divided Europe, neither religiously nor politically. Perhaps a medieval Europe. But what does "medieval" mean ?? Membership in a Europe, or to a Europe which has not yet been contaminated by the Religious division of the XVIth century or by the Political division of Westphaly ... A membership corroborated by the Islamic interpretation of Europe as a united Christian entity called "Frenk diyan" or "Frengistan", the land of the Franks, the "infidel Franks" (gâvur Frenkler) opposed to the faithful Mohammedans (míimin
müslümanlar) ...
7. Besides that, Eastern Latins had the disadvantage to be disseminated in several parts of the Ottoman Empire, to have progressively rediscovered a political identity according to the European national transformations of the X l X t h century (the old Genoese and Venitians becoming "Italian", the "Provençaux" of Southern France becoming "French" and the Bavarians becoming "German") and not to have found a historian who, making abstraction from XlXth century contingencies, might have tried to give a picture of a plurisecular Eastern Latin civilisation be it under the Byzantines or under the Ottomans. Even the already mentioned Belin, drogman of the French Embassy at Constantinople, in writing his history of the Latinity of this own, did not bear in mind the global identity of this "Latinity", but described it as a mosaic made (according to the European image of the XlXth century) by French, Genoese, Venetian, etc. elements.
THE
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LATIN
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8. It is known that Toynbee — in his genious interpretation of history — discovered the importance of the Eastern Latin families (which he rudely calls "Levantines") within the frame of the Ottoman Empire especially because of their role of intermediary between the Mohammedan power of the Ottomans and the Christian power of the Europeans. This is why he says that Levantines played, in mediating between Europeans and Turks, a role similar to that of the Greek-Orthodox families of Constantinople called "Phanariotes" (because living in the "Phanar" part of the town, at the end of the Golden Horn, next to the Patriarchate), families for which important genealogical studies have been already published like those devoted for instance to the Mavrocordatos, to the Mavroghenis, to the Vlastos, to the Rodocanachis, etc. 9. Of course the publication of these last genealogies has been motivated also by the fact that there was let us say an organised social body (the Greek-orthodox one) interested in having them known all over the world. Mavrocordatos and Mavroghenis were great Greeks (before and after the creation of an independent Greek State in the first half of the XlXth century). But what were the Giustinianis or the Lusignans after the fall of Constantinople, the fall of Chios, the fall of Cyprus ? Possible Ottoman "subjects" with varying European "protections" making them "Franks" in front of the Sultan and "Greco-Latins" (!) of French, Genoese, Venetian, etc. origin, in front of the European States which granted to them, in agreement with the Sultan himself, the French, the Genoese or the Venetian protection (protection being not a diplomatic institution but a kind of half-foreign citizenship founded in Mohammedan Law). 10. It is very significant, in this respect, that when Philip Argenti, the British historian (of Greek origin) of the Island of Chios, published his "Libro d'Oro" of Chios, he only included Greek families of the Orthodox faith like the Mavrocodatos, not only forgetting the Giustinianis (who are related to the Mavrocordatos) but devoting to this last family only some pages of one of his books which, in spite of the sovereign rights of this family, reduces the Eastern Latin community of Chios, to a "minority" in the island and in the Ottoman Empire... It is also significant that a Romanian-Orthodox writer, Prince Sturdza, when publishing his last book on Eastern genealogies (Paris, 1983), gives the impression to mix up Greeks and Latins of the Ottoman Empire, without any reference to the different criteria which must be taken into consideration both on the basis of local law and of different nobility laws, including or excluding
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the principle of "possession of status" which should be also examined and born in mind when writing about "noble" families of Byzance and/or of the Ottoman Empire. In other words, it is sad, for an Eastern Latin as myself to need a "foreign" cover (like that given by the Romanian-Orthodox Prince Sturdza) in order to have some of our Eastern Latin genealogies (like those of barons de Testa or barons de Hiibsch, etc.) published and known throughout the world. It gives the impression that Phanariotes, to be what they are, need Eastern Latins, and Eastern Latins need Phanariotes... And all this, perhaps, under the cover of present day nationalities of Christian States which probably, or certainly, do not even recognise the existence of nobility!! 11. I certainly understand the difficulty of differentiating, within the Eastern Latins, those who were (or are) entitled to nobility in a European sense. But this is not a problem which can be resolved only with reference to the existence of an act of concession of nobility, or thanks to analogies with Greek Orthodox families as Prince Sturdza seems to do. The principle of "possession of status" in the course of the centuries should be born in mind and applied case by case and possibly the principles laid down in the Assises de Jérusalem and Assises de Romanie should also be taken into consideration... This is why, devoting entirely myself of the reconstruction of the Eastern Latin past through genealogies, I started gathering published and unpublished material referring to Roman Catholic families, the members of which played a certain role in the Ottoman Empire, especially in Constantinople, in Smyrna and in Chios, and are still partly playing a role in Europe after they left the territories of the old Ottoman Empire. The publication of the genealogy of my own family and the references made to those of Chénier and de Chirico in my two books, which I already mentioned before, might give an idea of the validity of my thesis. The genealogies published by Prince Sturdza are also to be quoted in this place, irrespective of the critics which might be made against the interpretation he gives of their importance and place in the Ottoman history. But what seems to me to be really of an extraordinary importance, is to link these genealogies, and especially the unpublished ones to those which are already known, which concern the sovereign families of the Levant and which follow and complete the genealogies published by C. Hopf in Appendix to this famous "Chroniques gréco-romanes" Berlin, 1874.
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111. — The unpublished genealogies and their international importance 12.1 think that our gratefulness to Carl Hopf, the author of about one hundred genealogical trees published in Appendix to these Chroniques grécoromanes, should be immense. In his Introduction to these trees he says that many of them have been completed by himself thanks to documents delivered by representatives of the interested families like the de Cigallas and Delendas of Santorini, the Grimaldis of Naxos, etc. He even says that he has been obliged to correct and rectify some trees which proved to be erroneous even if published by some known genealogists like Count Litta, whose genealogy of the Adorno underwent some corrections on Hopf's side (cf. p. XLVI. of the above mentioned Introduction). We do not know if Hopf's notes and papers do still exist. He wrote in "Koenigsberg en Prusse" in July 1873 (cf. p. XLVIII). On the other side, who knows whether the descendants of those who sent him family papers do still exist? Fortunately Mr. Delenda and the Delenda family preserve their precious documents and Mr. Delenda is the president of the Greek genealogical society which was present at the last Genealogical Congress in Madrid. But what about the Grimaldis of Naxos? 12. As far as Smyrna is concerned, I am trying to gather all family papers of the Eastern Latin community of this town. Most of the old families of this community come from Chios from where they emigrated in 1821 after the famous events painted by Delacroix and poetically immortalised by Victor Hugo in his "Enfant grec". All these families are linked to the Giustinianis, the Adornos, the Castellis and other European families which exerted sovereign rights in the course of centuries on the islands of the Aegean sea. Either on the basis of the Assises de Jérusalem, or on the basis of their own law, or basing themselves on the principles of "possession of status", all these families can claim a status of nobility and have written (or still continue to write) pages of honourable history in our present world. 1 refer to them in my publications on Chénier and de Chirico. They give a new light not only to present day French or Italian or even English, or American history, but allow us to understand the survival of a spirit through the transmission of a tradition, be it through a masculine or a feminine line, the last one being as important as the first.
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If names like those of the Giustinianis seem to have disappeared in Constantinople, Smyrna and Chios in these last years (after six centuries), they are still known in Rome and in Corsica (an old Genoese island of the Mediterranean, like Chios). But Castelli (descendants from the Zaccaria Castelli of Phocea), Vernazza, Badetti, etc. are still names present on the Eastern coasts of the Mediterranean. And born with the same pride with which the ancestors of these families bore them in the past centuries. Of course, preservation of intimate tradition is easier in Islam than in Christian countries like Greece, where — contrarily to the essential Eastern Latin tradition — even the Latin Mass has been, and is being now translated, and re-retranslated to Modern Greek, which creates a horrible confusion not only with respect to the Eastern Latin past but also with respect to the Greek Orthodox past. In fact, what will be the reaction of future generations in front of two "Greek" masses and liturgies, one originating in the first days of Christianity and being the mark of distinction of Eastern Christianity, the other originating in the contradictions of an Ecumenical Council which "nationalises" in Greece Western Christianity by translating its mass into an Eastern language: Greek ?? 14. Parochial registers and documents, once written in Latin or in Italian, or in French, will now be written in Greek and the only difference between Orthodox Greeks and latin Greeks will be perhaps the existence of an official Roman Catholic hierarchy recognised by the Greek State in force of a foreign international agreement creating this State in 1830, at the expense of the Ottoman Empire. What will be the fate of the Eastern Latin genealogies written in Latin languages or in Greek but, at any rate, with Latin letters (to make it clear that they belonged to the Western non-Orthodox world) ? Even family names of Latin families are grecised, the Brindisi becoming Printesis and the Vuccino Voutsinos. Even my own ancestors Timoni, whose memory is bound to Lady Montague as inventors of the small-pox vaccination, are sometimes quoted in the present Greek studies as "Timonis", the final "s" being the mark of Greecisation of the name. Not to speak of my other ancestor, Mgr. Stefano Missir, archbishop under Pius IX, who is presented by the present Greek historiography as "Stephanos Missir" "of Greek origin".
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15. It is thus evident that publication of genealogies should contribute to clarify historical facts, historical identities and consciousness, whatever the political implications might be. To say that present day Eastern Latins in Greece are generally of Genoese or Venetian origin, to remind genealogically and historically that their ancestors did not react towards the Ottoman Empire like the ancestors of the Greek-Orthodox families is not, should not be a shame. They belonged, they possibly still belong, although living in an orthodox Greece, to two different worlds, the Greek and the Latin... Perhaps the same could be said (but I am not a specialist in Arabic problems) for the Maronites and the Copts as "Arabised" Christians. And the Middle East is not a melting pot like the United States where any "isation" might produce a true "American". Jus sanguinis is not a legal principle but also a sociological, a genealogical one. In concomitance with jus soli... 16. As a conclusion I will reproduce a small part of my ascending family tree to give an idea of the link existing between present day Eastern Latin reality and one of the sovereign families of the Levant, the Adornos. An example drawn from Hopfs family tree of the Adornos: from Barisone Adorno (1210)
to Livio Missir de Lusignan (2003) (Hopf, Chroniques gréco-romanes, 1874, p. 521 and follow.)
ADORNO ( 1 2 1 0 - 1 4 9 9 )
Berlin,
Barisone Adorno 1210-1217 Adorno Adorno
I I
Jacopo Adorno (1257—1287) Guglielmo Adorno ép. Caterina di Domenico Gattilusio, seigneur de Lesbos et d'Aenos (Hopf, p. 502) Adornino Adorno 1366 ép. Nicolosia Margherita Adorno 1411 ép. Nicolo' Camponaro
I Battista Camponaro nommé Adorno ép. Maria q. Giovanni de' Carmi Gregorio Adorno 1445 tient 1/3 caratto 1476— 1495 ép. Luchina q. Filippo CampiGiustiniani (1482^ Chiara Adorno (Hopf. p. 513) ép. 1499 Filippo Giustiniani Recanelli 1 4 7 6 - 1 5 1 2 tient 9/16 caratti
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Giustiniani Recanelli (1499-1608)
de PORTU (famille existant encore à Smyrne, à Athènes, à M o n t e c a r l o , à Paris et ailleurs) Cf. mon étude sur "Le livre de raison de Vincent de Portu" in Dheltion Mikrasiatikon Spudhon, Athènes 1980. (1608-ca. 1800)
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Giovanni Giustiniani Recanelli 1539 ép. Nicolosina q. Baldassarre Marin I Paolo Battista Giustiniani Recanelli teste 7 sept. 1599 ép. Brigidina Giustiniani Fornetti I Recanelli t à Stefano Giustiniani Constantinople ép. Catetta Giustiniani Recanelli I Battistina Giustiniani Recanelli ép. à Scio le 3 août 1608 Niccolo' de Portu (erronément "de Portie" in Hopf. p. 513), connu sous le nom de Nicorozis I er de Portu qui suit Giovanni I de Portu ép. à Scio le 31 mars 1636 (cf. registre des mariages de la cathédrale latine actuellement auprès de l'évêché latin de Tinos) Marie Castelli I Nicorozis II de Portu ép. Isabelle Bulla (cf. Livre de raison de V. de I Vincent de Portu, négociant-exportateur et drogman, auteur du Livre de raison conservé à Montecarlo chez M. Albert de Portu (+ 1999) ép. à Scio (Livre de raison) en janvier 1729 Catherine Mamaché de Lusignan + à Smyrne le 10.1.1782 Nicolas III de Portu né le 31.X.1729 (Livre de raison). ép. Scio (registre des Mariages) le 1er. VII 1760 Mariettou de Stefani (1740-1729?) I Marie-Catherine de Portu (1780—?) ép. à Smyrne Pietro Micridis
Micridis 1820)
(ca:
1800 —ca.
de Andria (ca. 1820-1845)
Catherine Micridis ( 1 8 0 2 - 1 8 7 1 ) , ép. vers 1820 Joseph-Marius de Andria (1794-1867) (cf. doc. du Consulat d'Italie à Smyrne et mon étude sur "Le cimetière latin de Kemer-Smyrne - 1867 - 1967", Athènes 1972, ili.) I Marietoula de Andria (sœur du fondateur de l'industrie des tapis de Smyrne, Petrakaki de Andria) ( 1 8 2 8 - 1 9 0 7 ) ép. à Smyrne en 1845
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Missir R.M. de Lusignan (depuis 1845 à nos jours)
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Alessandro Missir Reggio Mamachi de Lusignan, drogman de Sardaigne et d'Italie (1814—1882) Amedeo Missir Reggio Mamachi de Lusignan, agent maritime (1865—1949) ép. à Smyrne en 1903 Lisette Icard ( 1 8 7 6 - 1 9 5 6 ) Remo Missir Reggio Mamachi de Lusignan, administrateur de sociétés (1905—1990) ép. en 1930 Antonietta Scagliarini (1909—1996) Livio Missir Reggio Mamachi de Lusignan auteur de la présente étude, a.s.
LE DERNIER MOT SUR LES ORIGINES LEVANTINES D'ANDRÉ CHÉNIER : SA GRAND'MERE NÉE MAMAKY DE LUSIGNAN 1
Les
précédents
1. Il y a 100 ans, un neveu de Chénier, Gabriel de Chénier, en publiant les Œuvres poétiques d'André de Chénier (Paris, 1874, tome 1, page XLIX), disait que la mère du poète, Élisabeth Santi Lomaca, "descendait par sa mère, de l'illustre Lusignan". Deux ans plus tôt, M. Becque Fouquières, en publiant, pour la première fois, les Œuvres en prose d'André Chénier (Paris, 1872, page IX), avait déjà affirmé que Madame Chénier "appartenait à la famille Santi-l'Homaka, issue de l'illustre de Lusignan". Le dernier biographe de Chénier, Gabriel d'Aubarède, dans son André Chénier (Paris, Hachette, 1970, pages 23), en synthétisant tout ce qui a été écrit depuis sur l'ascendance lusignane du poète, dit : Madame Chénier aurait eu pour lointaine aïeule la "dernière princesse de Lusignan qui avait régné sur l'île de Chypre". Son père, Antoine Lhomaca, aurait épousé en premières noces "une Smyrniote, descendante des Cornaro de Lusignan. 2. Gérard Venzac, le biographe de La jeunesse d'André Chénier (Paris, Gallimard, 1957), en publiant une étude sur le "Retour à l'ascendance grecque d'André Chénier" (in Revue d'Histoire Littérature de la France, 57e. année, N° 2. avril-juin 1957, page 177), écrivait sur ce point : Resterait l'aspect ici très secondaire de la question : la descendance des Lusignans. Bien qu'au premier abord elle paraisse elle aussi invraisemblable, il faut se rappeler que, de Chypre, les descendants des Lusignans vinrent très tôt vivre à Smyrne et à Constantinople. La parenté avec les Lhomaca s'expliquerait sans peine. Mais elle les relierait en ce cas à des Lusignans très déchus, et non pas aux prestigieux rois chrétiens de Jérusalem et de Chypre, à l'illustre maison d'histoire et de légende des Mélisande et des Bohémond. ^Zeitschrifi der D.M.G. Suppl. III, 1, p. 205-218 (Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1977) XIX. D. Orientalistentag 1975, Freiburg im Briesgau.
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Du reste, pour Venzac (La jeunesse etc. op. cit., page 76), "on ne voit vraiment pas ce que (l'ascendance lusignane du poète) expliquerait ni dans le caractère ni dans l'art d'André Chénier". 3. Mais alors, nous demandons-nous, pourquoi cette polémique sur l'ascendance "grecque" ou non-grecque d'André Chénier qui ne cesse d'alimenter l'histoire de la littérature française depuis que Régis Delbœuf, par sa "Conférence sur les Origines d'André Chénier", faite à la Société Littéraire de Constantinople le 26 novembre 1904, et publiée la même année à Constantinople même sous forme de petite brochure, a fait connaître in extenso les actes des registres paroissiaux ainsi que les pierres tombales conservées en l'église St. Pierre de Galata à Constantinople (Senpiyer Kilisesi, Kuledibi 44, Tophane, Istanbul) prouvant qu'Elisabeth Santi Lomaca était catholique romaine de Péra, donc non pas "grecque" mais latine d'Orient ? Ixs études complémentaires publiées par Eugène Dalleggio d'Alessio (notamment "L'ascendance maternelle d'André Chénier à Chio et à Constantinople" in Échos d'Orient, T. XXVI, 1927, pages 321-325) et par Paul Dimoff ("La vie et l'œuvre d'André Chénier jusqu'à la Révolution", Paris, Droz, 1936) auraient dû suffire, si besoin en était, pour clore la polémique. Il n'en a rien été. Le père Venzac, après s'être moqué de la "Tribu levantine" des Lhomaca {La jeunesse, etc. op. cit., page 47 à 58), publie une défense grandiloquente de l'ascendance "grecque" d'André Chénier — à laquelle il prêche le "retour" — et s'efforce, en ayant recours à des hypothèses fondées sur des calculs chronologiques ou sur la beauté de l'archipel de l'Egée, de démontrer que non seulement la mère d'André Chénier est grecque des Cyclades "Enchantement des Cyclades ! En quel pays du monde trouverait-on cette féerie ? la mer et le ciel et les îles nulle part ne se marient avec cette grâce. La brise marine adoucit en ces lieux l'ardeur d'un soleil qui, partout ailleurs en Grèce, incendie l'intérieur des terres..." (op. cit., p. 27), mais que même son ascendance lusignane n'est autre qu'une simple légende. Du reste, ainsi que l'aurait écrit en 1886 un prêtre carcassonnais depuis longtemps fixé à Smyrne, "où vivent les derniers Lusignans", les Lusignans de Smyrne ne constituent-ils pas "une véritable affiliation de bandits et d'escrocs" "dont il n'y a pas gloire actuellement de se recommander"? (Venzac, op. cit., p. 75, note 1).
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4. En 1958 Jean-Marie Gerbault, dans son André Chénier paru dans la collection Écrivains d'hier et d'aujourd'hui chez Pierre Seghers, ignore, il est vrai, l'ascendance lusignane de Chénier. Par contre il est acquis, honnêtement, à son ascendance latine. Voici ce qu'il dit d'Élisabeth Santi Lomaca : "La voici tombée de son piédestal : pas grecque pour deux sous, mais Levantine ! Désordonnée, indolente, dépensière. N'aimant qu'un seul de ses fils, et naturellement pas André, mais le turbulent et vaniteux — vaniteux comme elle ! — Marie-Joseph. Quant au salon, permettez ! un petit logement bien modeste de la rue Culture-Sainte-Catherine, au Marais. Un bric-à-brac hérité du père Lomaca, trafiquant chez les Turcs, quelques tableaux mythologiques, signés Cazes — mais Cazes le fils, peintre sans talent ... Et dans cette ambiance médiocre une petite femme un peu grasse qui s'habille à l'ottomane, turban blanc, aigrette noire, pour danser devant ses invités les danses sensuelles de l'Orient." (ib. page 59). Ascendance latine ? D'accord, mais levantine ! On est loin de la sobriété par laquelle le Grande Dizionario Enciclopedico italien, publié par l'UTET de Turin la même année 1958, affirme à l'article Chénier (peut-être pour des raisons évidentes s'agissant d'un dictionnaire encyclopédique italien) que "Elisabetta Santi-Lomacka (era) non greca d'origine, come il poeta pretendeva, ma latina ; dunque non sangue greco scorreva nelle sue vene, ma soltanto una fede, una volontà di essere greco." 5. Qu'à cela ne tienne. Le dernier biographe de Chénier, Gabriel d'Aubarède, écrit encore, en 1970, que "l'origine hellénique, au moins partielle [d'André ChénierJ, ne nous paraît plus pouvoir aujourd'hui être contestée" (op. cit., page 23). L'escalade est à son comble. L'origine "grecque" d'André Chénier est finalement devenue, avec M. d'Aubarède, "hellénique. De la "grécité" ottomane — sur laquelle nous pourrions marquer notre accord, Elisabeth Santi-Lomaca étant certainement une Latine d'Orient (levantine) grécisée dans la langue et dans les mœurs ainsi que l'étaient tous les Latins d'Orient de Constantinople — dits "Pérotes" —, on est carrément passé à 1'"hellénisme" !
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Le grand théologien dominicain du XVIII e siècle Fr. Thomas-Marie Mamachi (1713-1792) frère d'Arghiri Mamachi de Lusignan (Scio 1715-prob. Scio peu après 1729), prob. première épouse d'Antonio Lomaca, grand-père du poète André Chénier. (portrait peint par Guglielmo Ewing, Rome, galerie des maîtres du Sacré Palais au couvent de Sainte-Marie-sur-Minerve, 1897)
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6. Enfin, dernier hommage à un proverbe levantin voulant que "tout Grec soit orthodoxe" (ou "Tout orthodoxe, Grec"; "Pas orthodhoxos Ellin"), malgré les actes paroissiaux de l'église dominicaine et latine de St. Pierre de Galata, il fallait, pour certains biographes, qu'Elisabeth Santi Lomaca soit non seulement "grecque" ou "hellène", mais également orthodoxe. C'est ainsi que Jean Fabre, dans son André Chénier, l'œuvre (Paris, Hatier-Boivin, 1955, page 8), affirme que
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Elisabeth Chénier (était) grecque au point d'exiger à sa mort une sépulture selon les rites orthodoxes, hors du cimetière commun d'Antony, mais il lui fait grâce de son ascendance lusignane. En effet, quelques lignes plus haut, il écrit : Elisabeth avait perdu très tôt sa mère, une catholique originaire de Raguse, qui prétendait descendre des Cornaro de Lusignan, les prestigieux dynastes de Chypre. 7. Mais laissons de côté les Lomaca, cette famille venue "de Chio au XVII e siècle, d'origine indécise, peut-être catalane, mais de religion catholique — comme l'écrit toujours, en se contredisant, M. Fabre (ib.) — qui avaient fondé à Galata une dynastie d'antiquaires et de joailliers". Nous nous réservons d'établir une généalogie de cette famille, d'origine non pas catalane mais probablement polonaise, qui a donné non seulement des antiquaires-joailliers "trafiquants" au commerce international des XVII e et XVIII e siècles, mais aussi des drogmans à la France, des procureurs de la Magnifica Communità di Pera, des drogmans à la Cour du Sultan, au moins quatre jésuites à l'Église catholique romaine, un chargé d'affaires de Pologne à Constantinople, etc. Et yenons-en aux Lusignans. 8. On trouvera à l'Annexe I le texte de la lettre que Gustave Amie, arrière-petit-fils de la sœur de Mme de Chénier, adressa à Mme veuve Gabriel de Chénier le 10 décembre 1883, telle qu'elle a été publiée aux pages 300 et 301 du livre de M. d'Aubarède.
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C'est à partir de cette lettre, que Venzac a définie "extravagante" (art. cit. page 168), et qui est en tout cas postérieure aux premières références connues à l'ascendance lusignane de Chénier (1872 et 1874), qu'ont été poursuivies les études sur cette question. C'est cette lettre qui apporte quelques lumières sur la tradition lusignane qui aurait toujours existé par les Lomaca, chez les (demi-) cousins germains des Chénier, les Amie, dont est issu l'historien et président de la République française Adolphe Thiers. A l'Annexe II figure le texte des réflexions faites par M. Dimoff (op. cit., pages 26 et 27) sur cette tradition lusignane. 9. Les actes que, depuis, nous avons retrouvés dans les registres paroissiaux de St. Pierre de Galata, nous permettent de ne pas insister sur l'interprétation des données généalogiques contenues dans cette lettre, lesquelles, nous l'admettons bien volontiers puisque celui qui écrit relate de mémoire des faits datant de 100 à 150 ans, ne sont pas extrêmement précises. Quoiqu'il en soit, il en résulte d'une manière irréfutable qu'il existait, chez les Lomaca, une tradition d'après laquelle les Lomaca étaient non seulement apparentés aux Lusignans de Chypre, mais qu'Élisabeth Chénier, née Santi Lomaca, en descendait. L'existence d'une telle tradition est vraie à ce point que : 1 ° Élisabeth Lomaca snobait sa demi-sœur Marie Amie, née Lomaca, grand-mère du futur président de la République française puisqu'elle — Marie Amie — était issue d'une autre mère (Élisabeth Pétri, seconde femme d'Antoine Lomaca, père d'Elisabeth Chénier) (cf. Venzac, op. cit., page 73 "orgueilleuse de son origine ... elle traitait quelquefois sa sœur, Mme Amie ... avec un peu trop de fierté") ; 2° Adolphe Thiers, "étant sous-secrétaire d'État, voulut" (malgré le fait que sa grand-mère ne descendait pas d'une Lusignan)" faire valoir la parenté Lomaca-Lusignan pour changer de nom et prendre celui des Lusignans. Il en fut dissuadé par son intime copain Mignet, car celui de Thiers était déjà célèbre." (cf. lettre de Gustave Amie, reproduite à l'Annexe I.) 10. Malgré nos recherches dans les registres paroissiaux des trois plus anciennes paroisses de Constantinople (Ste. Marie Draperis, St. Pierre et St. Antoine), nous n'avons pas pu retrouver l'acte de baptême d'Élisabeth Santi Lomaca. II n'est pas exclu qu'un tel acte se trouve, peut-être, dans les registres paroissiaux de la cathédrale latine de Scio (Chios, en Grèce) si, comme il est
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dit explicitement dans divers actes paroissiaux de Constantinople, publiés par Dimoff, les Lomaca sont originaires de cette île. Les échanges entre Scio, Smyrne et Constantinople étaient en effet très nombreux et beaucoup de Sciottes (comme les Reggio, les Giustiniani, les Lusignans, les Dapei, les Bavestrelli, les de Portu, les Castelli, les d'Andria, les Corpi, les Timoni, les Tubini, les Raffaelli, etc.) se déplaçaient constamment entre ces trois centres importants de l'Empire ottoman. Les plus anciens registres paroissiaux latins de Smyrne ne datant par ailleurs que de 1799 (ceux de l'église de Ste. Marie Rotonde de Bournabat, en turc Bornova), aucune recherche ne serait possible de ce côté au cas où les registres de Scio ne permettraient pas de retrouver l'acte de baptême d'Elisabeth Santi Lomaca. 11. Pour nous la parenté Lomaca-Lusignan était certaine. Il existait en effet une donnée concrète prouvant que, dans la nécessité, un parent de Scio, vivant à Paris, était intervenu en faveur de son arrière-petitneveu — André Chénier — pour lui permettre d'accéder à un poste de cadetgentilhomme, réservé aux jeunes nobles. Il s'agissait du chevalier Vincent Mamaky de Lusignan, ancien commissaire des galères du roi à Marseille, écuyer de main de la reine Marie Leszinska, chevalier commandeur de l'Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem, etc., dont la noblesse avait été reconnue par Lettres patentes de Louis XV en 1721 et qui vivait alors à Versailles. On trouvera à l'Annexe III le texte du certificat de noblesse délivré le 25 juin 1781 à André Chénier par son arrière-grand-oncle Vincent Mamaky de Lusignan. Vincent Mamaky de Lusignan n'était pas, comme le dit d'Aubarède (op. cit., page 58) "un cousin Lusignan déniché fort à propos et qui voulut bien attester que le postulant était 'noble d'ancienne extraction'". C'était le propre grand-oncle d'Élisabeth Santi Lomaca, ainsi qu'il résulte du tableau généalogique récapitulatif des Mamaky de Lusignan qui figure en annexe. D'après ce tableau, Élisabeth Santi-Lomaca était la petite-fille de Dominique Mamaky de Lusignan, inspecteur de la douane française à Smyrne en 1749, demi-frère (aîné) du chevalier Vincent Mamaky de Lusignan, et la fille d'Arghiri Lomaca, née Mamaky de Lusignan, fille dudit Dominique et nièce du chevalier Vincent, sœur du célèbre théologien dominicain du XVIII e siècle, le père Thomas-Marie Mamachi dont on trouvera la biographie, entre autres, dans la dernière édition de VEnciclopedia Cattolica (cf. Planche).
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Les preuves 12. Une preuve écrite de la parenté Lamaca-Lusignan existait depuis longtemps, mais elle avait échappé à l'attention des historiens. Il s'agit de la référence à "Mr. de Lusignan, mon grand oncle, qui m'a assuré avoir fait ses Études avec vous" faite par Marie-Joseph, le frère d'André Chénier, dans sa lettre de février 1778, adressée à Voltaire (cf. Voltaire, Correspondent, ed. by Théodore Besterman, Genève, 1953-1965, t. XCVIII, page 88 n° 19.888), dont nous joignons le texte à l'Annexe V. 1 N'insistons pas sur "grand oncle" au lieu de "arrière-grand-oncle". Marie-Joseph Biaise de Chénier avait alors 13 ans et André 15. A cet âge il est déjà difficile de faire une différence entre "oncle" et "grand-oncle" et si MarieJoseph l'a faite c'est parce que, entre lui et son "grand-oncle" il y avait exactement 67 ans de différence, le chevalier Vincent Mamaky de Lusignan étant né à Scio le 23 octobre 1697. Il avait donc quatre-vingts ans lorsque Marie-Joseph de Chénier écrivait à Voltaire : un grand bel âge pour qu'il apparût à son arrière-petit-neveu au moins en tant que "grand-oncle". Ensuite, Marie-Joseph dit à Voltaire que son grand-oncle a fait ses études avec lui. C'est évident : Voltaire a étudié, tout comme le jeune Vincent Mamaky de Lusignan, de Scio, au collège Louis-le-Grand à Paris ! Cf. à ce sujet les documents publiés par Charles Galassi in "La maison des Lusignans d'Outre-Mer", Paris, Ed. Laumond, 65 rue Fb. St. Denis, 1974, page 206. Il est regrettable que l'éditeur de la correspondance de Voltaire n'ait rien dit, dans ses commentaires, au sujet du chevalier Vincent "because", ainsi que me l'a écrit Theodore Besterman le 31 Janvier 1975, "a rapid search failed to identify him". 13. Restait à prouver la parenté Lomaca-Mamachi (ou, d'après une graphie plus adaptée à la phonétique française, "Mamaky") sur la base d'actes tirés des registres paroissiaux de St. Pierre de Galata ou d'autres paroisses latines de Constantinople.
^Nous tenons à remercier ici M. Charles Wirz, conservateur de l'Institut et Musée Voltaire de Genève qui a bien voulu nous faire connaître cette référence.
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Quatre actes de baptême figurant aux nos 2, 4, 5 et 7 de l'Annexe VI dont l'original a été établi le 6 avril 1974 par le P. Carotenuto, vicaire-délégué du Vicariat de Constantinople, prouvent la parenté très proche des Lomaca avec les Mamachi (de Lusignan) (sur l'identité Mamachi de Lusignan cf. notre étude "Les Lusignans de Scio, de Smyrne et de Constantinople, dits Mamakys de Lusignan" présentée au 12e Congrès International des Sciences Généalogique et Héraldique, Munich, septembre 1974). En effet des membres de la famille Lomaca sont parrains au baptême des quatre enfants suivants d'André Mamachi, dont — suivant toute probabilité — la sœur Arghiri a épousé en premières noces Antoine Lomaca, père d'Elisabeth Chénier : — Antoine Mamachi dont la marraine est Élisabeth Pétri Lomaca, la seconde femme d'Antoine Lomaca (ou prétendue mère grecque d'André Chénier) ; — Madeleine Mamachi qui a comme parrains deux membres de la famille Lomaca, Antoine (le père d'Elisabeth) et Maria Lomaca la future Madame Amie, âgée alors de 17 ans) ; — Dominique Mamachi qui a comme seul parrain (Jean-) Baptiste Lomaca (frère de Maria Lomaca Amie et demi-frère d'Élisabeth Chénier), le futur drogman du général de Menou en Egypte (Venzac, "La jeunesse" etc., page 54) ; — Ursula Mamachi dont la marraine est, en 1762, encore Maria Lomaca, la future Madame Amie. Son parrain est Jean- (Baptiste) Cokino ou Cocchino. Enfin, au baptême d'un autre enfant d'André Mamachi, Anna Mamachi (là future Madame Reggio, mère de notre trisaïeule), assiste, en 1752, en tant que marraine, Catherine Pétri, probablement sœur ou proche parente d'Élisabeth Pétri, seconde femme d'Antoine lumaca. 14. Quelle est la parenté de ces Lomaca avec les Mamachi et pourquoi le "choix" d'Arghiri Mamachi en tant que première femme d'Antoine Lomaca et mère d'Élisabeth Lomaca ? En effet, au stade actuel de nos recherches, aucun document ne cite expressément le nom d'Arghiri (nom typiquement grec et orthodoxe mais dont on sait que les latins de Scio faisaient usage de même qu'ils employaient le prénom de Pantaléon sous la forme courante grecqueorthodoxe de "Pandeli" ou celui de Dhespina) en tant que femme d'Antoine Lomaca et mère d'Élisabeth Chénier.
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La seule preuve que nous ayons de l'existence d'Arghiri Lomaca est son acte de baptême, du 22 juin 1715, que nous avons retrouvé dans le registre des baptêmes de la cathédrale latine de Scio. Cependant il est l'usage que le rôle de parrain ou de marraine soit réservé, au baptême, à des parents très proches du baptisé : soit les oncles et tantes, soit les grands-parents. Or, toujours au stade actuel de nos recherches à Scio et à Constantinople, André Mamachi, négociant à Constantinople au XVIII e siècle, n'a que deux sœurs : l'une — Marie Mamachi — dont on sait qu'elle est mariée à Jean-Baptiste Cokino (qu'elle a épousé en la cathédrale latine de Scio le 15 septembre 1753 suivant acte conservé dans les registres de cette cathédrale, ce même Jean-Baptiste qui, avec Maria Lomaca, est parrain au baptême de sa nièce par alliance Ursula Mamachi en 1762) et l'autre, Arghiri Mamachi, dont on ne connaît que l'acte de baptême. Des trois frères d'André Mamachi, l'un est religieux dominicain (le père Thomas-Marie) et vit à Rome, les deux autres (Antonio et Michel) vivent à Scio. Pourquoi donc des Lomaca aux baptêmes Mamachi de Constantinople ? L'explication ne peut être que celle que nous avons déjà avancée : Arghiri Mamachi, sœur d'André, a épousé Antoine Lomaca qui, au même titre que Jean-Baptiste Cokino, est parrain au baptême d'une de ses nièces en tant qu'oncle par alliance. En outre, deux enfants de sa seconde femme — Maria et Jean-Baptiste Lomaca — sont parrains au baptême de leurs cousins germains Madeleine et Dominique Mamachi, beaucoup plus jeunes qu'eux. Et si au baptême d'Antoine et d'Anna Mamachi figurent comme marraines deux Pétri (Elisabeth Pétri Lomaca, la seconde femme d'Antoine, et Catherine Pétri) cela ne peut être interprété que comme un témoignage de solidarité et d'affection de la nouvelle parenté Pétri envers les neveux de la première femme disparue d'Antoine Lomaca. 15. Compte tenu de ce qui précède nous pensons devoir exclure un mariage d'Antoine Lomaca avec une sœur du chevalier Vincent de Lusignan, ce qui par contre paraîtrait plus plausible si on donnait à l'expression "grandoncle", employée par Marie-Joseph de Chénier, sa signification propre. Dans ce cas, en effet, Elisabeth Chénier serait la propre nièce du chevalier Vincent et les enfants Chénier seraient les petits-neveux de ce dernier.
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Toutefois ceci supposerait que l'une des six sœurs du chevalier Vincent de Lusignan se soit remariée, ce qui serait plausible, même si on n'en n'a pas la preuve, mais difficile vu leur âge. En effet les trois sœurs aînées du chevalier Vincent (Apollonie, Dhespina et Elisabeth, mariées toutes les trois à des Giustiniani) étaient nées entre 1688 et 1692 et devaient frôler la quarantaine lors de la naissance d'Élisabeth Lomaca en 1729 ; deux autres (Thomasine et Catherine) ne se sont certainement pas remariées puisqu'on sait qu'elles sont mortes en tant que veuves respectivement de Pantaléon Reggio et de Vincent de Portu. La thèse d'un remariage de la dernière sœur du chevalier Vincent, Geronima Mamachi, née à Scio le 19 novembre 1709, dont le mari, Vincent Marcopoli, aurait dû mourir avant qu'elle n'ait 20 ans pour qu'elle pût se remarier avec Antoine Lomaca et avoir de lui en 1729, la future Élisabeth Chénier, serait-elle plus vraisemblable ?
Conclusion 16. En l'absence de l'acte de naissance d'Élisabeth Santi Lomaca, en l'absence de son acte de mort (l'acte de mort que l'on retrouve à la Commune d'Antony n'est qu'un acte de translation et d'inhumation qui doit avoir été précédé par un acte de décès en bonne et due forme, mais qu'il n'a pas été possible de retrouver jusqu'à présent, de même qu'il n'a pas été possible de retrouver son acte de décès religieux malgré des recherches effectuées en la paroisse St. Roch de Paris) et en l'absence de toute référence nominale à Arghiri Mamachi en tant que première femme d'Antoine Lomaca, nous reconnaissons qu'il n'est pas possible d'affirmer définitivement que c'est précisément elle — et non pas une autre, sœur ou nièce, du chevalier Vincent Mamachi de Lusignan — qui a été la mère d'Élisabeth Chénier. Toutefois, l'affirmation de Marie-Joseph Biaise de Chénier à Voltaire, corroborée par les actes de baptême cités, délivrés par la paroisse latine de St. Pierre de Galata, prouvent, d'une manière définitive, non seulement la parenté Lomaca-Mamachi (de Lusignan) — donc le bien-fondé de la tradition d'après laquelle les Lomaca descendraient des Lusignans de Chypre —, mais aussi le fait qu'André Chénier était, par sa mère, le petit-neveu ou l'arrière-petit-neveu du chevalier Mamaky de Lusignan.
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P. S. 1. Après le Congrès nous avons eu l'occasion de consulter à Athènes, chez l'historien Dalleggio, le guide de l'exposition Chénier organisée en 1963 en la capitale grecque, par l'Institut Français à l'occasion du bicentenaire de la naissance du poète. On ne sera pas étonné de constater que ce guide (intitulé "André Chénier et la Grèce"), par ailleurs fort intéressant, a été construit sur la présomption avouée de la grécité de la "grand-mère" d'André Chénier, Élisabeth Lomaca, née Pétri qui, par contre, n'a été que la seconde femme d'Antonio Lomaca. 2. Toujours après le Congrès, nous avons pu nous rendre à Scio du 10 au 12 octobre 1975 afin d'y consulter les registres paroissiaux de la cathédrale latine de l'île. Malheureusement on n'y trouve ni l'acte de baptême d'Élisabeth Lomaca (mère de Chénier) qui, d'après l'inscription tombale figurant au PèreLachaise (concession n° 361 P 1821) serait née en 1729, ni l'acte de baptême de son frère Jean-Baptiste, drogman de France, que nous supposons également issu du premier mariage d'Antonio Lomaca, ni l'acte de mariage LomacaMamachi. En effet, il n'existe pas de registre des baptêmes pour la période 1728 à 1735 et le premier registre des mariages (Liber I Matrimoniorum) allant de 1605 à 1770 comporte une lacune pour la période allant du 24 avril 1719 au 16 mai 1741. Tout espoir de retrouver l'acte de naissance d'Élisabeth Lomaca n'est toutefois pas perdu si, comme il est dit sur la pierre tombale au Père-Lachaise, elle est née effectivement à Constantinople. Il faudra approfondir les recherches à Ste. Marie Draperis et à St. Antoine de Constantinople dont les registres des baptêmes existent respectivement depuis 1662 et 1721. A moins que là aussi il n'y ait des lacunes. 3. Nos recherches à Scio ont toutefois prouvé que les Lomaca ont résidé dans cette île au moins depuis le début du XVIII e siècle. Dans le Liber I Matr. (1605-1770) il existe un mariage Lomaca, celui de Pantaleone Lomaca (dont on ne mentionne ni le père ni la mère) avec Lucrezia Alessi, fille d'André Alessi, que Pantaleone Lomaca épouse le 23 juin 1628. Comme témoins figurent Jacobus Garo et Nicolaus Cunela (acte en latin comme tous les actes de mariage). Pantaleone Lomaca doit être le grandpère ou l'arrière grand-père d'Antonio Lomaca.
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Dans le même Liber I Matr., figurent deux mariages Alessi : 1) Alexandre Alessi qui épouse le 17 janvier 1623 (page 37, n° 447) Marie, fille de Pantaleone Vouriclà ("Testes in archivio" dit le célébrant) et 2) Alexiu Alessi qui épouse ("in casaccia") le 17 septembre 1638 (page 66, n° 854) Despina, fille de feu Vincent Ottaviani ("Testes in actis"). Dans les registres des baptêmes on trouve des Lomaca dans le Liber I Baptisatorum (1580-1652). Il s'agit de deux fils et d'une fille issus du mariage Lomaca-Alessi, à savoir : 1) Leonardo Lomaca (probablement le futur jésuite), fils de "Pandeli Lomaca", baptisé le 28 septembre 1629. "Compare Manoli Alessi e Comare Mariettu' moglie di Alessandro Alessi" (page 150, n° 3153) ; 2) Giovanni Lomaca, baptisé le 8 février 1632: "Fu compare Stefano, d a v a n o et Comare Puludia, figlia di Andrea Alessi" (n° 3399, page 162). Il y avait donc d'autres Alessi qui vivaient à Scio à cette époque et des Glavano, ancêtres du ministre français Jean Glavany ; 3) Catterni Lomaca, baptisée le 7 juin 1636 : "Fu compare Starnati Casanova e Comare Caterni, moglie di Michele Barbiero Maltese" (page 186, n° 3883). 4. Enfin, en ce qui concerne la famille Santi, j'ai pu constater qu'il existait des Santi à Scio. C'est probablement à cette famille que se rattache (ou entendait se rattacher Elisabeth "Santi"-Lomaca, même si je n'ai pas pu découvrir la raison de cette jonction des deux noms), les Santi figurant dans les registres de Scio uniquement comme "Santi" et non pas comme "SantiLomaca", Par exemple le 5 février 1789 est baptisé Pietro Mattia Santi, fils du "Dr. Constantino Santi qd. Pétri e de Plumù seu Apolloniae qd. medico Ignazio Timoni. Compare Nicolo' Timoni e Comare la signora Laura Santi." De même le 6 octobre 1794 a lieu le baptême de Catherine Santi, fille du Dr. Costantino Santi et de Plumu Timoni.
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Le 30 septembre 1794 a lieu le baptême de Vincenzo Decampi fils d'Antonio Decampi et de Maria Santi : "Compare Dr. Domenico Santi e Comare Zorzù Santi".
ANNEXEI Tiré de G. d'Aubarède, "André Chénier", Paris, Hachette, 1970. p. 25 : III. — D'une lettre de Gustave Amie, arrière-petit-fils de la sœur de Mme de Chénier, à Mme veuve Gabriel de Chénier, en date 10 décembre 1883 : "Voici quelques détails que vous me demandez dans votre dernière lettre au sujet du nom patronymique de notre famille d'Orient, de Lusignan. M. le Marquis de Chénier (sic) et M. Clauche Amie, attachés à l'ambassade de France à Constantinople (Claude Amie n'exerça en aucun moment ces fonctions), épousèrent en cette ville les deux sœurs, les demoiselles SantiL'Homaca, dont le père, de Smyrne, avait épousé sa cousine en cette ville, sa cousine Santi-L'Hommaca, dont la mère était une de Lusignan, descendante de l'illustre maison des de Lusignan, rois de Chypre. Cette union valut à M. Santi-L'Homaca l'honneur d'être attaché à la cour du Sultan, à la Corne de Péra. Ainsi donc : la grand-mère (pour la mère) de Mme de Chénier, née Elisabeth Santi-L'Homaca (?) et de Mme Claude Amie, née Marie Magdalena (partout ailleurs, cette dernière est prénommée simplement Marie) Santi l'Homaca, descendait des de Lusignan. Ma bisaïeule Amie, ainsi que sa fille Claudine (Mme Thiers qui s'appelait en réalité Madeleine), parlent souvent dans leurs lettres, qu'elles adressaient à mon grand-père M. Jean-Antoine Amie à l'île de France, d'un de Lusignan qu'on surnommait le cousin de Smyrne. Grand-père Amie l'avait beaucoup connu lors de son séjour en cette ville ... Il est venu en France en 1819 et y a perdu sa femme lors de son passage à Paris (Il s'agit en réalité d'un beau-frère de Mme Louis de Chénier, Jean-Baptiste Lhomaca. Il ne put venir en France en 1819 puisqu'il mourut en 1814 et il était célibataire.) Il est un fait des lettres que je possède que T., dont je ne cite pas le nom et que vous connaissez très bien (il s'agit d'Adolphe Thiers), étant sous-secrétaire d'État... voulut changer de nom et prendre celui de Lusignan, et en fut dissuader par son intime copain Mignet, car celui de T. était déjà célèbre..."
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Ne peut-on se demander avec Géraud Venzac, qui publia cette lettre alors inédite dans la Revue littéraire de la France d'avril - juin 1957, où son auteur, Gustave Amie, était "allé chercher ces histoires"?.
ANNEXE« La tradition lusignane conservée chez les Amie (tiré de P. Dimoff, "La vie et l'œuvre d'André Chénier jusqu'à la Révolution" Paris, Droz, 1936). "D'après cette tradition, la première femme d'Antoine Lomaca aurait été une Smyrniote, sa cousine, descendante des Cornaro de Lusignan, auxquels les Lomaca étaient alliés depuis plusieurs générations d é j à 1 . Il n'y a malheureusement aucun moyen de contrôler d'une manière indiscutable une telle tradition dont on est en droit de se demander si elle ne serait pas due simplement au désir de se créer quelques attaches avec une maison illustre, qui avait régné sur l'île de Chypre. Les généalogies des diverses branches de la maison Cornaro de Lusignan sont trop incertaines pour qu'on puisse en tirer parti 2 . Quant à retrouver la trace des alliances des Lomaca avec les Cornaro de Lusignan à Chio, à Smyrne ou à Chypre, du XVI e siècle au début du XVIII e , il n'y faut pas songer. Un seul fait, de peu d'importance sans doute, mais curieux, pourrait dans une certaine mesure être invoqué à l'appui de cette tradition invérifiable. Lorsqu'en 1780 et 1781, Louis Chénier dut établir, pardevant notaire, que ses fils, Louis Sauveur, Marie-Joseph et André, remplissaient les conditions exigées par les ordonnances du roi pour être admis comme élèves officiers dans ses armées, l'un des répondants, dont le témoignage écrit fut invoqué pour les trois frères, fut Vincent de Lusignan, Chevalier commandeur de l'ordre de Saint-Lazare 3 : n'y a-t-il pas là une indication que des descendants plus ou moins directs et authentiques des Lusignan étaient encore à la fin du XVIII e siècle en relations assez suivies avec les descendants des Lomaca, puisqu'ils ne refusaient pas à l'occasion de
' j e tire cette indication d'une généalogie des Chénier envoyée à Régis Delbeuf par des représentants de la famille Amie, et que j'ai trouvée dans ses papiers. ^Voir Mas-Latrie, Histoire de l'île de Chypre sous des princes de la maison de Lusignan, Paris, 1855, t. III, pp. 814-822. L'incertitude même des généalogies officielles a permis à diverses personnes de revendiquer, jusqu'au XIX e siècle, des droits à porter le nom de Lusignan. (Voir Ant. Padula, Marie de Lusignan et la maison royale de Chypre et d'Arménie, notice historique, Gênes, 1884, et Le pseudo-prince de Lusignan, recueil de pièces relatives à Mme Gui Calfa, soi-disant Marie de Nar, princesse de Lusignan, in-f°, Bibliothèque nationale, Fol. L. n° 27 54.686). 3 Archives de M e Flamand-Duval, notaire à Paris, successeur médiat de Mc Dupré. Voir ciaprès, 1.1, ch. III, p. 74, notes, et Appendice IV. Manuscripts : I. Holograph (private collection; photocopy Th. B.). Commentary : Chénier was born 11 February 1764.
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prêter à leurs prétentions nobiliaires l'appui de leur autorité, et plutôt qu'un simple hasard, dans le choix d'un Lusignan, comme répondant de cette noblesse douteuse, ne faut-il pas voir une présomption de parenté possible, aussi lointaine d'ailleurs qu'on voudra ? Quoi qu'il en soit, et se refusât-on à considérer comme probable qu'Antoine Lomaca ait épousé en premières noces une Cornaro de Lusignan, il reste qu'André Chénier n'a pas été le petit-fils d'Élisabeth Pétri, et comme, de ce que la seconde femme de son grand-père était une Grecque, on ne saurait se permettre de conclure que la première en était aussi une, la filiation grecque du poète doit être tenue, sinon pour sûrement imaginaire, du moins pour très sérieusement suspecte. Mais il avait une excellente excuse pour revendiquer et proclamer cette filiation comme il l'a fait ; c'est que sa mère elle-même s'employa toute sa vie à se faire passer pour grecque aux yeux de ses enfants comme aux yeux des étrangers."
ANNEXE III Tiré de P. Dimoff, "La vie et l'œuvre d'André Chénier jusqu'à la Révolution" Paris Droz, 1936, p. 585. "Certificats de noblesse des fils de Louis Chénier déposés en l'étude de M e J. B. Dupré, notaire à Paris Le 12 juin 1780, Louis Sauver de Chénier, "chevalier", se présente luimême devant M e Dupré pour déposer entre ses mains : 1° son extrait baptistaire, envoyé de Constantinople et légalisé par l'ambassade de France ; 2° un certificat de noblesse signé par le Chevalier Vincent de Lusignan, Charles Bruno Banal de Laban, le Baron de Haysne et le Comte de Violaine, et scellé des sceaux de ces quatre personnages. Le 30 septembre 1780, Marie Joseph de Chénier, "chevalier", se présente lui-même pour déposer dans les mêmes formes son extrait baptistaire. Le 24 octobre 1780, il dépose un certificat de noblesse signé par le Comte de Violaine, le Comte de Monet, le Comte de Laborie et le Chevalier de Lusignan, et scellé de leur sceau.
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Le 25 juin 1781, le sieur Nicolas François Richer, bourgeois de Paris, demeurant rue Saint-Louis, paroisse de Saint-Germain l'Auxerrois, se présente pour déposer un extrait baptistaire d'André Chénier, et un certificat de noblesse le concernant, dont voici le texte : Je soussigné, Vincent de Lusignan, chevalier commandeur de l'ordre de Saint-Lazare, certifie que messire André Marie de Chénier est noble, d'ancienne extraction, que ses ancêtres ont servi dans les troupes de Sa Majesté en qualité de Capitaine, et qu'il se trouve dans le cas des ordonnances du Roi pour être admis dans les troupes du Roi en qualité d'officier. En foi de quoi j'ai signé le présent certificat à Versailles, le onzième juin mil sept cent quatre-vingt-un, auquel j'ai apposé le sceau de mes armes. (Signature et sceau.) Je certifie comme ci-dessus. C t e de Violaine, commandant, pour le Roi au fort de Mardick. Le Ch r Pelletier de Villemont, officier d'artillerie. (Sceaux)" ANNEXEV Tiré de "Voltaire's Correspondence" ed. by Th. Besterman, Genève 1935-1965, T. XCVIII. 19888 Marie Joseph Biaise Chénier to Voltaire (February 1778) Epitre a monsieur de Voltaire par un jeune homme de 13 ans Quoy verrai-je en effet, verrai-je dans ces lieux, Celui qui fit la Henriade, Ce grand homme de qui le pinceau vigoureux Egala l'antique Illiade ! Verrai-je cet auteur de qui mille rivaux N'ont fait qu'illustrer la Carrière,
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Cet auteur, qui du goût aidant tous les travaux Lui sçavait ouvrir la barrière ! Ce célèbre Voltaire aimé par la valeur, Qui la chantait avec tant de génie, Des Calas opprimés ce zélé défenseur, Qui voulut leur sauver la vie; Des beaux arts gémissant ce digne Protecteur, Dont l'éclat sçut vaincre l'Envie ; Ce Poëte fécond toujours sûr du succès , Et fait à donner des merveilles, Qui conserva le sang du Sophocle françois, Et le retraça dans ses veilles ! Je le verrai lui-même, et je n'en doute pas : Je verrai cet homme admirable. Vers sa chère Patrie, il a porté ses pas. Je verrai cet auteur aimable, Cet auteur l'ornement de notre siècle heureux, Cet auteur vrayment adorable, Qui sçut tout célébrer, les Combats et les jeux, Et qu'une troupe méprisable Jura dequis longtemps de poursuivre en tous lieux, Troupe il est vrai peu formidable Mais dont le Caractère ignoble et ténébreux Est de trouver tout détestable Excepté leurs Ecrits et tout ce qui vient d'eux. Dans leur audace abominable, L'objet qui leur parait brillant et glorieux, Ils décident qu'il est blâmable, Et veulent faire croire un objet radieux Ce qui leur parait condamnable. Voltaire, il est donc vrai, voicy les jours heureux Qui le font revoir à la France ; Tu reviens donc enfin vaincre ces envieux, Et punir leur impertinence. Ah, pour fermer la bouche à leurs troupeaux nombreux, Il ne leur faut que ta présence. Ce n'est pas d'aujourd'huy qu'ils nous sont odieux Que nous raisons de leur constance, A donner contre toi leurs écrits ennuyeux, C'est pour ne pas faire abstinence,
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Qu'ils te lancent toujours leurs traits audacieux. Ixur ligne pleine d'insolence, Voudrait anéantir tes chants harmonieux, Mais vains efforts, leur impuissance Fait voir que leurs desseins sont trop ambitieux. En vain par maint belle sentence, Par maint raisonnement frivole ou captieux, Leur satirique extravagance Te portes mille coups sous un front spécieux ; On punit leur persévérance, Et comme à ces Titans adversaires des Dieux On leur fait faire pénitence. Tu seras étonné si tu sais qu'à treize ans Et dans la faiblesse de l'âge, Imprudent que je suis, je t'offre mon encens Dans ce méchant petit ouvrage, Mais excuse mes vers et vois les sentimens Qui me dictèrent cet hommage. 1 Vous vous souviendrez peut être Monsieur que vous écrivit 2 en sept. 1777 un certain M r de Courmenay, ou il vous exhortait à venir triompher à Paris en dépit des ignorants, des Bigots, et des envieux ; que je serais glorieux, Monsieur, si j'avais servi tant soit peu à donner à ma patrie l'honneur de voir son plus grand ornement ! Je m'abandonnai pendant quelque tems à cette flatteuse idée, lors que j'appris votre arrivée en cette ville. Cette nouvelle me fit un plaisir incroyable, et me dicta ces vers que vous trouverez sans doute assez mauvais, mais qui n'en sont pas moins sincères. Ce n'est pas moy, cependant, Monsieur, qui avais conçu le dessein de vous écrire, sachant combien j'avais besoin d'indulgence. Je me taisai, et je vous admirai, tout bas ; mais à cette novelle de votre arrivée, Mad e de Chénier, 3 ma mère, que je ne pourrais trop louer, si elle ne l'étoit pas, Mr de Lusignan, mon grand oncle, qui m'a assuré avoir fait ses Etudes avec vous, et plusieurs autres personnes qui ont la bonté de s'intéresser au très-médiocre talent que je fais paraître pour la poésie m'en ont pressé plusieurs fois, et je me suis hâté de faire pour vous cette Epitre ; si elle vous déchire les oreilles, comme un bon chrétien vous me le pardonnerez, Je l'espère, Monsieur, et puis d'ailleurs, si je fais mal des vers, je le reconnais, et je sçai admirer les vôtres ; mais ce n'est pas là tout, Monsieur ; Si vous vouliez de votre main M'Ecrire un mot, un seul mot, ah ! peut être D'un tel honneur je serai vain Mais aussi comment ne pas l'être ?
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Voyez ce que vous avez à faire ladessus : s'il vous prend envie de m'écrire quelque chose, voicy mon adresse, à m r De Chenier de Courmenay, rue Culture S t e Catherine à Paris La lettre que vous aurez la bonté de m'écrire sera pour moy une Relique prétieuse, et me rappellera tant que je vivray le plus grand homme qu'ait eu le Dixhuitiême siècle ; mais quelque party que vous preniez soyez persuadé, Monsieur, des sentimens de respects avec les quels Je suis. Votre très humble et très obéissant serviteur, et plus sincère de vos admirateurs Dechenier de Courmenay ' The lines prefixed to this letter must not be confused with Chénier's famous Epître à Voltaire (Paris 1806), which is in a different metre, and runs to several hundred lines. 2The letter has not come down to us. ^Elisabeth Santi Lomaca Chénier.
ANNEXE VI Actes tirés du Livre I des Baptêmes de St. Pierre de Galata, Istanbul. Ex Libro 1° Baptizatorum SS. AA. Petri et Pauli, Galatae. 1) Anno Domini 1749, die 29 Junii, ego Fr. Petrus M. De Stefani o.p. Parochus SS.AA. Petri et Pauli, Galatae, baptizavi infantem natum eodem die, ex D° Andrea Mamachi, Chio et Da Maria Vitali, leg. Con.; Infanti impositum est nomen Jacobus. Patrini fuerunt Andreas Justinians Chius et Dudu Vitali armena Constantin, (pag. II) 2) A.D. 1751, die 20. Januarii, ego fr. Hyacinthus Justinianus o.p., Parochus baptizavi infantem natum die 17 Jan. ex Andrea Mamachio et Maria Vitali, leg. Con, Infanti imposui nomen Antonius. Patrini Antonius Vegetti et Elisabeth Petri Lomaca. (pag. 15) 3) A. D. 1752, die II februarii, ego P. Hyac. Justinianus. Parochus ... ... baptizavi infantem natam die 9 eiusdem mensis, ex Andrea Mamachi et Maria Vitali l.c.l Infanti nomen Anna. Patrini Franciscus Timone et Catharina Petri, (pag. 17)
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4) A. D. 1757, die 13 Febr., ego P. Marianus Timoni o.p. Parochus ecc. baptizavi Magdalenam, filiam Andreae Mamachi Chii et Maria Vitali, leg. Coniugibus. Patrini Antonius Lomaca et Maria Lomaca. (pag. 22) 5) A. D. 1759, die 16 Augusti, ego Fr. Angelus D.D'Andria, parochus ecc. baptizavi Dominicum, filium Andreae Mamachi et Mariae Vitali, leg. con., Patrinus fuit Baptista Lomaca. (pag. 24) 6) A. D. 1760, die 3 octobris, ego P. Marianus Timoni o. p. Parochus ecc., baptizavi Nicolaum, filium Andreae Mamachi et Mariae Spilioti, leg. Con., Patrinus fuit Jacobus Mamachi. (pag. 25) 7) A. D. 1762, die 26 decembris, ego P.M. Timoni baptizavi Ursulam, filiam Andreae Mamachi et Mariae Spilioti, leg. C. ; Patrini Joannes Cochino et Maria Lomaca. (pag. 27) 8) A. D. 1783, die 17 septembis, ego P. Vincentius Calomati o.p. Parochus ecc. Baptizavi in pago Candilli, Elisabeth, octo dierum puerula, filiam Jacobi Mamachi et Mariae Deorcu, leg. Con., Patrini Angelus Mainard gallus et Rosa Juglav. (pag. 31)
LES CARDONA DE LUSIGNAN1
Ayant déjà publié dans les Actes du 12e Congrès International de Généalogie (Munich, 1974) ( K o n g r e s s b e r i c h t , Deutsche Arbeitsgemeinschaft genealogischer Verbaende, Band G. Stuttgart 1978) une étude intitulée Les Lusignans de Scio et de Smyrne, suivie, plus tard, d'une seconde étude portant comme titre "Le dernier mot sur les origines levantines d'André Chénier : sa grand'mère née Mamaky de Lusignan" {Zeitschrift der deutschen Morgenlaendischen Gesellschaft, Suppl. III, 1, XIX, Deutscher Orientalistentag, Freiburg im Breisgau 1975, Steiner Verlag, Wiesbaden, 1977, pp. 205-218 avec tableau généalogique hors-texte), nous voulons aujourd'hui nous borner à la descendance Cardona de Lusignan. Cette descendance figure déjà, en partie, dans le tableau généalogique. Il s'agira ici de mieux la préciser et de faire part au monde savant des découvertes, que, depuis 1974, nous avons effectuées tant auprès du Patrimonio Nacional de Madrid que de VArchivo de Indias de Simancas. Nous dirons d'abord deux mots sur l'ancêtre problématique des deux branches Mamachi et Cardona de Lusignan ; nous constaterons, ensuite, la parenté Mamachi et Cardona au XVII e siècle et nous clôturerons, enfin, par quelques remarques sur les Cardona, Maîtres de la Chambre du Roi d'Espagne au XVI e siècle.
LAncêtre commun aux Mamachi et aux Cardona Dans notre communication au Congrès de Munich nous disions : "Le rattachement des Mamachi de Lusignan aux Lusignan de Chypre se fait, d'après les documents (...), par la filiation mâle de Phébus de Lusignan, Sire de Sidon, Maréchal d'Arménie et frère d'Anne de Savoie (n° 65 de la Généalogie des Lusignans par Mas-Latries)".
1Aparte de las Communicaciones del XV Congreso Heráldica, 1982 (Madrid, C.S.I.C., p. 143-152).
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"Phébus de Lusignan aurait eu un fils, Nicolas de Lusignan, qui se serait marié, aurait eu des enfants (dont précisément les Mamachi de Lusignan) et, sa femme étant morte, il aurait été nommé (vers 1550 ?) évêque de Famagouste où il serait mort, en tant qu'évêque de ladite ville, vers 1571 lors de l'occupation ottomane de l'île de Chypre. Cet évêque aurait pris le nom de Mamachi et ce nom, en tant que "paratsoukli" (surnom), aurait caractérisé tous ses descendants jusqu'à la reprise officielle du nom de Lusignan par le chevalier Vincent Mamachi au XVIII e siècle et par tous les Mamachi de Lusignan de Smyrne depuis le début du siècle dernier". Et nous ajoutions : "Mais pourquoi le premier historien de la dernière Chypre vénitienne et le premier généalogiste des Lusignans, le dominicain Père Etienne de Lusignan, ne mentionne pas l'évêque-veuf de Famagouste ? Pourquoi n'attribue-t-il à Phébus qu'une descendance féminine ?" "Il ne nous a malheureusement pas été possible d'approfondir cette question étant d'avis que mieux valait sauver de l'oubli ce qui risquait d'être perdu à jamais (les liens entre eux, des différents Mamachi de la période ottomane) plutôt que d'entamer des recherches difficiles et problématiques, auprès des Archives du Vatican et de Venise. Ces archives devraient nous offrir un jour le clé du mystère". Enfin nous remarquions : "Ce qui est frappant, en tout cas, c'est la persistance d'une tradition, chez tous les Mamachi, qui fait d'eux les descendants des Lusignans de Chypre". Les documents que, depuis, nous avons eu la chance de retrouver dans les archives espagnoles ainsi qu'à la Bibliothèque Nationale de Paris, nous permettent d'ajouter de nouveaux éléments à l'appui de cette tradition, même si l'énigme de l'ancêtre-évêque n'a pas pu, pour autant, être encore éclaircie.
La parenté mamachi et Cardona Nous savions déjà que les Mamachi étaient apparentés aux Cardona, un des leurs "ayant été adopté" par les Cardona d'Espagne.
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Malgré nos recherches visant à retrouver, en Espagne, un recueil d'actes d'adoption du XVI e (ou du XVII e ) siècle parmi lesquels pourrait figurer l'acte d'adoption d'un Mamachi par un Cardona, il ne nous a pas été donné de progresser dans ce domaine. Par contre, les découvertes que nous avons effectuées aux archives madrilènes du Patrimonio Nacional ainsi qu'aux archives de Simancas, nous ont réservé l'agréable surprise de constater qu'en effet : — le nom des Cardona de Lusignan a été porté au début du XVII e siècle ; — qu'entre 1550 et 1650 environ il a existé au moins deux frères Cardona de Lusignan, le "Capitán Tomás de Cardona" et son frère "don Zacarías de Cardona" ; — que ces deux frères ont eu une succession Cardona de Lusignan ; — qu'au moins deux, sinon trois, membres de cette famille (don Tomás de Cardona ainsi que ses fils et neveu homonymes Nicolás de Cardona) ont été "maestros de la Cámara" du Roi d'Espagne. Par ailleurs, à la Bibliothèque Nationale de Paris, nous avons eu la chance de retrouver un exemplaire de l'ouvrage de Micheli y Márquez, José, intitulé Tesoro militar de cavalleria Antiguo y moderno modo de armar cavalleros y prof essor ... (Madrid, 1642) où, au verso du feuillet 87, on trouve, sous le titre "Tesoro militar — Collar de la Orden militar de los Reyes de Chipre", une description minutieuse de cet ordre de chevalerie se terminant par la phrase : "Tuvo por sus grandes Maestros ocho Reyes de aquel Reino [de Chipre), como he visto en una breve relación de la Casa Lusigniana, q. tiene don Nicolas de Cardona Lusigniano, descendiente legítimo de los Reyes, autorizada y legalizada. Passando el Reino de Chipre en manos del Turco se perdió este santo Instituto, y noble Cavalleria". Autores Estephano Lusigniano in sua genealogía, Mennen, fol. 68. Ce livre de 1642 prouve donc non seulement l'emploi du nom "Cardona Lusigniano" mais aussi l'existence, à cette époque, d'un membre de cette famille — don Nicolas de Cardona Lusigniano — détenteur d'une "breve relación de la Casa Lusigniana" "autorizada y legalizada" sur laquelle il serait beau de pouvoir mettre un jour la main dessus.
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Cela dit, où est la parenté Mamachi-Cardona ? Il est à noter que nulle part, pour l'instant, nous n'avons trouvé dans les archives espagnoles le patronyme "Mamachi", alors que, sur la base des documents Mamachi publiés au siècle dernier par M. Roux de Lusignan, de Smyrne, il est clair que le frère du "capitán don Tomás de Cardona", appelé don Zacarías de Cardona, est l'ancêtre des Mamachi de Lusignan de Scio, de Constantinople et de Smyrne, même s'il ne porte, dans les archives espagnoles, que le nom de "don Zacarías de Cardona". Pourquoi ? Parce que les documents reproduits au XIXe siècle par M. Roux de Lusignan se trouvent confirmés par les archives d'État espagnoles et par la publication de José Micheli y Marquez.
Les Cardona de Lusignan On trouvera, dans les généalogies ci-jointes, une esquisse de la généalogie Cardona de Lusignan, en parallèle avec celle des Mamachi de Lusignan, que nous estimons utiles de résumer ici, par générations, comme suit :
PREMIÈRE GÉNÉRATION
Les deux frères Tomás et Zacharie Cardona. Les documents disponibles ne permettent pas de savoir lequel, parmi ces deux frères, était l'aîné. Nous récoltons, toutefois, les éléments suivants : Carrière : les deux frères ont eu une carrière publique. Celle de l'ancêtre des Mamachi, don Zacarías de Cardona, remonte même à la bataille de Lépante puisque les documents espagnols disent "Sirvió a Su Majestad en la batalla nabal cerca de la persona de don Juan de Cardona, general de las galeras de Sicilia", ce qui s'accorde très bien avec les documents reproduits par Roux de Lusignan d'après lequel Zacharie Mamachi appelé "Magnificus Zacharia", "fit sa résidence à Scio" (p. 36 "où il était communément estimé et regardé comme un gentilhomme riche et personnage noble de la dite famille et maison de Lusignan, noble de ladite ville de Famagouste" (docs. 1 et 5).
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En plus, ces rapports entre Scio et les Cardona trouvent une confirmation dans la quatrième lettre de Ghislain de Busbecq (1522-1592), ambassadeur impérial à Constantinople entre 1554 et 1562, qui raconte précisément la victoire, dans les eaux de Tunis, de l'amiral ottoman Piyale Pacha sur les flottes sicilienne et napolitaine, l'emprisonnement de leurs commandants respectifs don Berenguer de Requesens et don Sancho de Leyva, ainsi que don Alvaro de Sandé, de don Gaston, fils de duc de Medina et de don Juan de Cardona, beau-fils de don Berenguer de Requesens, de même que les tentatives (malheureusement échouées) de ce dernier d'obtenir la libération de don Gaston de Medina en corrompant Piyale Pacha pour qu'il accepte, contre versement d'une grosse somme d'argent, de le remettre aux Giustiniani de Scio (cf. A. H. Huussen, Het leven van Ogier Ghislain de Busbecq en het verhaal van zijn avonturen als keizerlijk Gezant in Turkije, Leyde, Sijthoff, 1949, p. 207 et suiv.). La carrière du frère de don Zacarías de Cardona (Mamachi), le "capitán Tomás de Cardona", semble plus récente même si elle remonte à 1587 (quelques trois lustres après Lépante) puisque, dans les documents espagnols de 1637, on lit "sirvió a Vuestra Majestad por espacio de más de cincuenta años en mar y tierra". Mais, contrairement à Zacarías, dont on perd finalement toute trace dans les documents espagnols plus récents, don Tomás de Cardona revêt, pendant 14 ans, la charge de maître de la chambre du roi Philippe IV d'Espagne, et ce, depuis 1623 jusqu'à sa mort survenue en 1637. Alliances : la seule mention, trouvée jusqu'à présent dans les archives espagnoles au sujet des alliances de ces Cardona, est celle du capitaine don Tomás qui épouse Beatriz de Mendoza "vecina de la ciudad de Sevilla". Il ne nous a malheureusement pas été donné de trouver mention du nom de la femme de don Zacarías de Cardona (Mamachi), ni du nom de leurs parents (père et mère). Beatriz de Mendoza appartenait-elle aux Mendoza bien connus de l'histoire d'Espagne 7 Nous n'avons pas eu l'occasion de vérifier cette hy pothèse de façon à répondre à cette question. En ce qui concerne, par contre, les Cardona, il apparaîtrait que la généalogie de cette famille, publiée à Barcelone en 1665 par Fernando José Llovet, ne mentionne pas les personnages qui nous occupent.
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SECONDE GÉNÉRATION
On y trouve deux cousins germains, homonymes et tous les deux capitaines : don Nicolás de Cardona, le premier étant toutefois le fils du capitán don Tomás de Cardona et le second le fils de don Zacarías de Cardona (Mamachi). Bien que ce dernier soit le frère de Jacques Mamachi (1600 7-1680 ?) qui habite Scio et qui y épouse Tomasine Timoni, la fille du célèbre médecin Vincent Timoni, lié à la controverse qui opposa la Papauté au patriarche "protestant" Cyril Lucaris, il ne nous est pas donné de trouver, dans les archives espagnoles, aucune mention relative à cette parenté. Par ailleurs, la mention de don Nicolas Cardona de Lusigniano, figurant dans le livre de José Micheli y Márquez, ne permet pas de savoir auquel des deux cousins homonymes elle se réfère précisément puisque à la date de sa publication (1642) tous les deux étaient encore en vie. Carrière : Ce qui est intéressant c'est que ces deux cousins germains ont aussi, tous les deux, une carrière publique, le premier prenant la succession de son père en tant que "maestro de la Cámara del Rey" en 1637, et ce pendant environ six ans, c'est-à-dire jusqu'à sa mort survenue en 1643, et le second se présentant comme candidat à ce poste dès la mort de son cousin germain (sans que pour autant les documents consultés nous permettent de savoir si cette candidature fut retenue). En dehors de la carrière de Maître de la Chambre de Roi d'Espagne, les deux cousins ont recouvert des charges apparemment importantes le premier sur terre, le second à la fois sur terre et en mer. En effet, don Nicolas fils de Tomás, fait partie de la suite du roi d'Espagne lors de ses visites en Allemagne et dans les royaumes de la Couronne d'Aragon ("sirvió [al rey] en la tornada a Alemania (...) y en la última tornada a los Reynos de la Corona de Aragon") et a même été trésorier général de La Reine de Hongrie ("sirvió a la Sra. Reyna de Ungria en el oficio de su tesorero gral."). Don Nicolás, fils de don Zacarías (de Cardona Mamachi), semble avoir eu une carrière plus brillante : "Carrera de Indias en la Mar del Sur, en el descubrimiento de la California" où il aurait dépensé tous ses avoirs ("gastó allá todo su patrimonio"). Il fut "capitán de infantería, almirante y cabo" et "sirvió a S.M. en la tornada que hizo al Andaluzia, Aragon y Cataluña".
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Alliances : Il n'apparaît pas que don Nicolás, fils de don Zacarías, ait contracté d'alliance (légitime ou illégitime), alors que les documents espagnols font était d'une union illégitime (pas davantage spécifiée) de don Nicolás, fils du capitán Tomás de Cardona.
TROISIÈME ET QUATRIÈME GÉNÉRATIONS
En Espagne elles ne sont représentées que par la descendance illégitime du capitán Nicolás de Cardona, fils de Tomás : à savoir don Francisco Cardona Lusiniano et la fille (légitime ou illégitime ?) de ce dernier : doña Josepha Cardona. A Scio, c'est la descendance du neveu du capitán Nicolás Cardona, fils de Zacharie de Cardona (Mamachi), à savoir Zacharie II Mamachi (qui porte le nom de son grand-père) et les enfants de ce dernier dont le chevalier Vincent Mamachi de Lusignan, commandant des galères sous Louis XV et écuyer de main de la reine Marie I^eczinska. Alors que la branche de Scio continue en Orient sa carrière en s'adaptant aux nouvelles circonstances créées par l'Empire Ottoman, la branche espagnole semble disparaître dans l'anonymat, don Francisco de Cardona Lusigniano abandonnant finalement la Cour malgré "los méritos, la calidad y la sangre" de ses ancêtres, ses moyens ne lui permettant plus de sauvegarder le décor requis (fue "obligado a retirarse de la Corte por no poder mantenerse en elle con la dezenza que corresponde a su calidad"). C'est ainsi que le voile descendra peut-être à jamais sur cette branche et que personne peut-être ne saura rompre le mystère de la vie de celle qui fut probablement la dernière porteuse du nom des Cardona Lusigniano, doña Josepha de Cardona Lusigniano.
LA DESCENDANCE INTERNATIONALE D'ABRAHAM TOPUZ (t 1865), NÉGOCIANT EXPORTATEUR À SMYRNE, ET DE SA FEMME GRAZIA MISSIR (1793-1881)1
Raison et objectifs de la communication La présente communication voudrait contribuer à éclaircir certains aspects de l'histoire ottomane en mettant en lumière le rôle que jouèrent certaines familles chrétiennes — tantôt latines et catholiques romaines, tantôt arméniennes catholiques, tantôt protestantes — jouissant, à l'intérieur de l'Empire ottoman, soit de la citoyenneté ottomane, soit de la citoyenneté ou protection étrangère (française, allemande, néerlandaise, anglaise ou italienne). L'importance de ce rôle découle non seulement des activités qu'exercèrent ces familles, mais aussi et surtout de ce que ces familles représentèrent par rapport aux structures caractéristiques de l'État théocratique ottoman fondé, en droit interne, sur le principe de la pluralité des nations ou «millet» et, en droit international, sur le droit international musulman ou «siyar». La présente communication s'insère ainsi dans la ligne de notre ouvrage consacré à L'arbre généalogique de la famille Missir (1671-1969), Bruxelles, 1969, par lequel nous avons essayé de montrer, par des exemples concrets tirés de la généalogie de cette famille de Smyrne, quel était le statut des communautés chrétiennes ottomanes d'une part, étrangères ou protégées étrangères d'autre part, à l'intérieur de l'Empire ottoman, ce que ces communautés représentaient dans une problématique de rapports entre l'Église et l'État et, enfin, ce que ces communautés furent pour l'histoire diplomatique ou économique de l'Empire ottoman dont elles conditionnèrent l'évolution. Cette communication sera, de par sa nature, brève et, plutôt que de tracer telle ou telle biographie, visera à cueillir l'essentiel de la période examinée par des descriptions d'ensemble, famille par famille. Elle s'efforcera d'être complète en suivant, sur un plan plus strictement généalogique, le passage des familles en cause de la réalité ottomane à la réalité actuelle.
1Recueil du XIe Congrès international des sciences généalogique (Bruxelles, O. G. et H. de Belgique, T. XXI, p. 379-387).
et héraldique, Liège, 1972.
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Les Topuz (pron. Topuz) Les Topuz sont des arméniens catholiques vivant à Ankara, au cœur de l'Anatolie. Ils y exercent le commerce et sont en relations d'affaires avec des négociants étrangers, notamment hollandais (les van Lennep), qui depuis le XVII e siècle se sont établis en Asie Mineure dont ils exportent les principaux produits — coton et opium en particulier — vers les Pays-Bas, l'Angleterre et la France. Un membre de cette famille, Joseph Topuz, s'installe à Smyrne vers 1770 et c'est là qu'il a sept enfants dont le troisième, Abraham, épousera Grazia Missir. C'est sur la descendance de celui-ci que porte la présente communication. Des autres, l'aîné, Pierre Topuz, et le second, Paul, fondent deux branches de cette famille connues, la première, pour avoir donné à l'Église de Rome une fille de la Charité, Sœur Catherine Topuz, et à la France un fils, André Topuz, mort à la guerre de Crimée, ainsi que pour s'être alliée aux Avolio, famille de musiciens italiens dont le nom est lié aux réformes réalisées dans l'armée ottomane au cours du XIX e siècle ; et la seconde pour s'être alliée aux Lomellini, illustre famille génoise installée dans le Levant depuis des siècles, aux Papasian, famille de banquiers et hauts fonctionnaires ottomans de nation arménienne, et aux Tancoigne, famille française dont l'un des membres s'illustra en tant que drogman lors de la mission du général Gardane en Perse et comme auteur d'un Voyage à Smyrne paru à Paris en 1822. Tant l'une que l'autre de ces deux branches de la famille Topuz sont alliées à la famille arméno-persane des Issaverdens, bien connue des historiens de la diaspora arménienne catholique et dont une branche fait partie de la noblesse française. Sur les autres enfants de Joseph Topuz on ne dispose que d'assez peu de renseignements : Isaac, le quatrième, épouse une demoiselle Binson (anciennement Binoglou), d'origine également arméno-catholique, et meurt probablement sans descendance ; Jean, le sixième, est prêtre et, sous le nom de Grégoire Topuz, sera abbé mitré du Mont-Liban. Restent deux filles dont l'une, Joséphine Topuz, se marie à un Cotteck et dont on ne sait pas non plus si elle eut une descendance, et l'autre, Marie Topuz, meurt célibataire. *
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Abraham Topuz naît, comme probablement tous ses frères, à Smyrne. On ne connaît pas le nom de sa mère dont on peut supposer, comme dans d'autres cas analogues, qu'elle était catholique soit arménienne comme son mari, soit latine de Smyrne ou des îles de l'Archipel grec, soit étrangère. D'après le registre des nationaux et protégés néerlandais du Consulat des PaysBas à Smyrne, Abraham Topuz, citoyen ottoman, jouit de la protection hollandaise en même temps que ses enfants. Il la doit vraisemblablement aux nombreux liens d'affaires qui, d'après le témoignage des archives du Royaume des Pays-Bas, l'attachent aux van Lennep d'une part et à l'État néerlandais d'autre part. Il est en effet drogman honoraire du Consulat Général des PaysBas à Smyrne et la protection néerlandaise lui a été reconnue en 1826 par le gouvernement ottoman «avec la permission» du baron de Zuylen de Nyevelt, ambassadeur néerlandais à Constantinople. Il négocie en divers produits de sol d'Asie Mineure qu'il exporte en son propre nom ou pour compte des van Lennep et ses rapports avec les autorités turques ne sont pas toujours faciles. En effet vers 1840 il a des démêlés avec un bey d'Ankara (Selim-bey) qui lui confisque un lot de marchandises (des sangsues). Plusieurs documents de source tant néerlandaise que turque concernant cette affaire, ainsi que d'autres, sont conservées aux archives du Royaume des Pays-Bas parmi les papiers de la Légation néerlandaise à Constantinople. Abraham Topuz meurt à Bournabat, l'un des faubourgs historiques de la ville de Smyrne, le 5 septembre 1865 et sa pierre tombale, en style gothique, encastrée dans la paroi extérieure de l'église catholique latine de Bournabat, dont elle domine la cour, rappelle encore le souvenir de cet homme. *
Abraham Topuz a épousé, entre 1810 et 1816, la fille d'un drogman de France à Smyrne dont la mère est alliée aux Giustiniani, dynastes de Scio. Il s'agit de Grazia Missir. Grazia est la seconde de dix enfants. Elle a trois frères qui laisseront une descendance : Paul Missir (1808-1875), fournisseur de la marine française à Smyrne et, suivant l'exemple de son père, attaché au Consulat de France de cette ville. C'est de lui que descend Raymonde Missir, épouse d'un ministre plénipotentiaire de France, M. Jean-Louis Toffin ; c'est avec son arrière petitfils, Nicolao Aliotti, que c'est récemment éteinte la branche comtale de cette
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famille de la noblesse italienne ; Emmanuel Missir, dont la fille Léontine (1844-1935) épouse Jean-Baptiste Corpi, fils de l'envoyé extraordinaire d'Italie près le pacha turc de Crète et Alexandre Missir (1812-1890) qui se marie à Christine Sapet (1826-1907) dont le grand-père, le négociant Lazare Sapet, s'était réfugié dans le Levant suite à la Révolution française. Parmi les soeurs de Grazia, l'aînée, Marguerite Missir, épouse un Pharaon de la famille melkite de Damas qu'illustre encore de nos jours M. Henri Pharaon, ancien ministre des Affaires Étrangères de la République Libanaise ; ses descendants s'allieront aux Franceschi, nobles italiens représentant les Bourbons-Sicile à Smyrne depuis avant 1776, et aux Perrossier, issus d'un des généraux de Napoléon ; c'est de Marguerite Missir que descend, en outre, Jolanda Bioni, épouse d'un ambassadeur d'Italie à Bucarest, Nicolò Moscato 1 . Une autre sœur de Grazia, Marie Missir (1797-1896), épouse un négociant arméno-persan, Jean Copri, dont la fille Marguerite s'alliera aux comtes français de Saint-André en se mariant, à Smyrne, à Etienne Abrial de Saint-André, fils d'un autre réfugié français dans le Levant suite à la Révolution de 1789. Enfin Elisabeth Missir, dite Babé, dernière parmi les sœurs de Grazia, épousera Dario-Jacob Graffini, Italien originaire de Livourne établi à Smyrne pendant le Risorgimento. Grazia Missir, sujette ottomane mais protégée néerlandaise, est née à Smyrne en 1793 ; elle est morte à Bournabat, presque nonagénaire, en 1881. Elle a laissé d'elle le souvenir d'une grande dame, très attachée à son mari et à sa famille. Les alliances contractées par ses enfants illustreront, mieux que toute description, le milieu dans lequel vécurent Grazia Missir et son mari, Abraham Topuz.
Les douze enfants d'Abraham Topuz et de Grazia Missir Ces enfants sont répartis en nombres égaux : six garçons et six filles. Des six garçons seulement trois auront une descendance : il s'agit d'Isaac et de Jacob Topuz qui, encore de nos jours, assurent la continuité de la famille par les mâles, tandis que Joseph ne verra sa descendance assurée que par les filles. Un autre garçon, Alexandre Topuz, se marie et a un fils, mais on ne lui connaît pas des succession ; de Pierre Topuz on ignore s'il contracta mariage alors qu'on sait que Jean Topuz mourut jeune. ' Leur fils Giuseppe Moscato a été ambassadeur d'Italie à Cuba.
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Parmi les filles, Rosine Topuz est la seule qui mourut sans alliance. Des cinq autres, une seule resta dans le milieu arméno-persan en épousant Isaac Zipcy, de Bournabat : il s'agit de Marie Topuz dite Marghitsa. Deux autres épousèrent des Italiens, d'ancienne souche génoise de Scio le premier (Paul Datodi) d'Ancóne, le second Fabrizi : il s'agit respectivement d'Anne et de Catherine Topuz. Enfin, deux filles d'Abraham Topuz et de Grazia Missir s'allient à deux familles anglaises du Levant, les Llewellyn, négociants et consuls chargés des intérêts des États-Unis d'Amérique à Salonique et à Smyrne dès le début du XIX e siècle, et les Borrell, issus d'un négociantarchéologue et numismate britannique dans le Levant qui compte parmi ses descendants actuels les princes Borghése : il s'agit respectivement d'Elisabeth et d'Hélène Topuz.
La descendance d'Isaac Topuz
(1816-1901)
Isaac Topuz fils aîné d'Abraham, exerce, comme son père, le négoce. Il se transfère pendant quelque temps à Constantinople et c'est là qu'il représente la maison van Lennep de Smyrne tout en étant attaché à l'ambassade des PaysBas près la Porte Ottomane, qui continue de lui accorder sa protection. Il épouse Marie Kurdian, appartenant comme lui à une famille arménienne catholique originaire d'Ankara. Ils ont neuf enfants dont le plus connu est Marie Topuz qui épouse son cousin germain, le philosophe Jean Mahar (1840-1925), arménien-catholique originaire d'Ankara, auteur d'un ouvrage intitulé Le fondement de la philosophie (Paris, Téqui, 1925) par lequel il se proposa de poser les bases d'une nouvelle philosophie «intermédiaire entre les deux grands systèmes, le sensualisme et l'idéalisme, qui remplissent toute l'histoire de la pensée philosophique» en soumettant, comme l'écrit La Croix du 12 avril 1925, à un examen critique la doctrine des principaux philosophes. Les Mahar n'eurent pis de descendance. Par contre une autre fille d'Isaac Topuz, Amélie, qui épousa un fonctionnaire de la première compagnie française de chemins de fer d'Anatolie, dite «de Smyrne-Cassaba et Prolongement», eut une descendance représentée aujourd'hui à Brighton et à Londres : il s'agit d'Auguste Giudici, issu d'une ancienne famille génoise de Scio, dont les enfants et petits-enfants ont en Angleterre une place honorable dans l'industrie et le cinéma.
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Des deux fils d'Isaac Topuz assurant une descendance Topuz, Joseph, directeur d'une exploitation de tabacs de la Régie de Smyrne à Manisa (Magnésie du Sipyle en Asie Mineure), épouse une grecque-orthodoxe et a un fils qui se transfère à Athènes. C'est là qu'il vit actuellement avec ses enfants ; l'autre, Adolphe Topuz, est le fondateur d'une famille fort nombreuse représentée aujourd'hui à Paris et à Nice et alliée aux Diacono, banquiers d'origine maltaise qui se sont illustrés à Constantinople et à Alger, ainsi qu'aux Balladur, famille de négociants et drogmans d'origine arméno-persane dont l'un des membres est Edouard Balladur. Adolphe Topuz a épousé une nièce de son oncle par alliance, François Datodi, agent d'assurances, éditeurpropriétaire d'un hebdomadaire commercial de langue française paraissant à Smyrne (Les Affiches Smyrnéennes), chevalier de la Couronne d'Italie, dont la femme, Uranie Calafati, est la nièce de Paul Mêlas, homme d'État grec.
La descendance
de Jacob Topuz
Jacob Topuz est le second fils d'Abraham. Sujet ottoman et protégé néerlandais, il est propriétaire de biens immobiliers à Smyrne et en Crimée où il s'allie à une famille italienne d'origine génoise, les Vernazza, qui exploitent une marbrerie à Odessa. C'est ici que se consolideront les liens, bien que malheureux, de la famille Topuz avec la Russie : un des fils de Jacob, Arthur Topuz (1853-1925), épousera sa cousine germaine Vera Markakojf-Vernetta, fille du commandant russe Alexis Markakoff, mais mourra sans descendance à Héliopolis en Egypte ; un autre, Henry Topuz (1865-?), marié également à Odessa, verra ses deux enfants, Armando et Livia Topuz, disparaître à la Révolution d'Octobre. Des autres fils de Jacob Topuz, deux seuls ont laissé une descendance établie actuellement en Corse, à Marseille, en Espagne et à Rome : il s'agit d'Hercule Topuz, marié à une grecque-orthodoxe, et de François Topuz qui épouse sa cousine par les Vernetta, Laura Sougiolly (1868-1936), issue d'une famille arméno-persane. Les enfants d'Hercule, contracteront des alliances avec leurs cousins Llewellyn, Datodi et Zipcy ; parmi les descendants de François Topuz, Evelyne épousera à Bournabat en 1909 le prince Armand-Stéphane Dédéyan, d'origine arménienne, cousin de prince Charles Dédéyan, actuellement professeur de littérature à la Sorbonne, et Arthur Topuz parviendra à une position très honorable dans l'industrie alimentaire italienne.
LA
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Le Chanoine Dom Alphonse Marie Vallery (Smyrne 3.2.1850-6.2.1936). Docteur in utroque jure\ citoyen autrichien originaire de Raguse, fondateur de nombreuses institutions françaises à Cordélio (Smyrne), chevalier de la Légion d'Honneur. (carte postale imprimée à Smyrne, archives L. A. Missir, Bruxelles).
Un des fils d'Abraham Topuz et de Grazia Missir, Joseph Topuz, (Smyrne, avant 1823 vers 1898), rentier, citoyen ottoman protégé néerlandais, en tenue de l'époque. Ancêtre d'une des branches Kromayer allemandes. C'est à son beau-père i. G. Uhlich que H. Scherer dédia Eine Oster-Reise ins heilige Land (Francfort-1860), un ouvrage connu de la littérature allemande du XIX e siècle. (photographie Rubellin, Smyrne, archives Dr. E. Kromayer, Ueberlingen).
L'écrivain Alphonse Datodi (Smyrne 11.4.1845-1.3.1917), citoyen italien originaire de Scio, professeur de langues et secrétaire de la Chambre de Commerce Italienne de Smyrne dont il éditait le Bollettino et le Notiziario. Petit-fils d'Abraham Topuz, il épousa une fille de Don Policarpo Manuk, vice-consul gérant du Consulat d'Espagne à Smyrne. (photographie réalisée par un artistephotographe de Smyrne, archives Giuganino, Rome).
William B. Llewellyn, Consul des États-Unis d'Amérique à Salonique (Empire Ottoman) entre 1835 et 1840; négociant et écrivain d'origine galloise dont descendent les banquiers Llewellyn établis à Paris. (toile de 75x63 cm non signée, due probablement à un peintre de Smyrne de l'époque de Lord Byron, propriété de M. Gérard Llewellyn, Paris).
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Une des filles d'Abraham Topuz et de Grazia Missir, Elisabeth Topuz (Smyrne 1836-24.3.1903), épouse de John M. Llewellyn (Smyrne 20.2.1830 — Constantinople 3.2.1881), négociant anglais, fils du Consul des États-Unis d'Amérique à Salonique. (toile de 70x55 cm non signée, due à un peintre de Smyrne, propriété de Mme Jean Ferrari, Paris).
Par les filles de Jacob Topuz on retrouve encore la parenté Datodi et Llewellyn dont Julia et Marie Topuz assurent respectivement la descendance. On en parlera dans les chapitres consacrés à ces deux familles. Par contre Nelly Topuz, la fille aînée de Jacob, a épousé François Vallery, un pharmacien smyrniote d'origine dalmate, dont la mère est une Copri, fille d'une sœur de Grazia Missir. C'est là l'origine d'une des branches de la famille Vallery, illustrée à Smyrne notamment par le chanoine Alphonse-Marie Vallery (1850-1936), chevalier de la Légion d'Honneur, fondateur de nombreuses œuvres françaises (dont les écoles des Frères des Écoles Chrétiennes et des Sœurs de Saint-Joseph de l'Apparition et l'église paroissiale catholique latine à Cordélio) (Smyrne), ainsi que par une alliance avec la famille de Davout Pacha, ancêtre d'une famille belge (les Ryckman de Betz) par les Glavany. Les descendants des trois fils de Nelly Topuz vivent actuellement en Italie répartis entre Turin, Milan, Livourne, Reggio Emilia, Vicence, Savone et Bari. Ils sont soit dans l'industrie, soit au service de l'État en tant que fonctionnaires, soit dans la banque. L'un d'eux, Armand Vallery, a épousé en 1932 Maria Consolata Sani di Navarra, fille du comte Ugo Sani di Navarra, général de Corps d'Armée et sénateur du Royaume d'Italie, et d'Eugènie née comtesse di Carpeneto. Par contre la fille de Nelly, Marie Vallery, s'établit à
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Athènes après avoir épouse le descendant d'une famille anglicisée attachée à la direction des Chemins de Fer Ottomans, Henry Crooson. C'est en Grèce que vivent aujourd'hui encore ses descendants. Ils exercent une activité touristique.
La descendance de Joseph Topuz Troisième fils d'Abraham, Joseph Topuz, sujet ottoman, protégé néerlandais, exerça également une activité commerciale. Il épousa la fille d'un grand exportateur protestant allemand, établi à Smyrne depuis environ 1820, Johann-Gotthold Uhlich, originaire de Bautzen, mais dont la femme appartenait à une ancienne et noble famille de l'île de Tinos, les Perpignani. Seule sa fille Henriette eut une descendance par son mariage avec l'éminent romaniste allemand Johannes Kromayer (1859-1934), geheimer Hofrat, professeur à l'université de Leipzig et auteur de nombreux ouvrages scientifiques. Son petit-fils Ernst Kromayer, docteur en médecine, établi à Ueberlingen, sur le lac de Constance, a épousé la sœur d'Ermanno Armao, diplomate, bibliographe et historien italien, originaire de Smyrne. Ses enfants vivent à Fribourg-en-Brisgau et à Munich.
La descendance Topuz par les Datodi Il s'agit des descendants d'Anne Topuz, fille d'Abraham Topuz et de Grazia Missir, qui épouse Paul Datodi, sujet sarde, négociant originaire de Scio, mais né à Smyrne en 1817. Cette branche s'illustre dans l'enseignement, deux fils d'Anne Topuz, à savoir Alphonse (1845-1916) et Charles Datodi (1855-1925), étant respectivement professeurs de français et d'anglais dans les écoles étrangères de Smyrne. Bien que souvent alliés à des familles grecques orthodoxes, les membres de cette famille Datodi s'installent, après l'incendie de Smyrne (1922), notamment à Marseille et à Gênes. Les descendants d'une petite-fille d'Alphonse Datodi se trouvent par contre à Rome. Ils se sont alliés à une famille de militaires italiens, les Giuganino, sans pour autant oublier les sources smyrnéennes de la famille Datodi : un Giuganino a en effet épousé une Mainetti, d'ascendance smyrnéenne et de Scio bien connue.
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F A M I L L E S L A T I N E S DE L ' E M P I R E
La descendance
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Topuz par les Zipcy
Une autre fille d'Abraham Topuz, Marie dite Marghitsa, épouse Isaac Zipcy, appartenant à la famille arméno-persane du même nom, établie à Bournabat où elle possède des villas au style caractéristique de la Smyrne du XVIII e siècle. Dans une propriété de campagne de cette famille, le koula des Zipcy, a lieu, au cours du XIX e s., un drame sanglant dû à l'insubordination d'un kavass (majordome) monténégrin. Une fille de Marghitsa Topuz épouse un Velasti, appartenant à une famille catholique latine de Scio illustrée, entre autres, par des religieux jésuites au XVIII e siècle. Son fils. Pierre Zipcy, se marie à une grecqueorthodoxe. D'autres mariages ont lieu avec des cousins Topuz. Aujourd'hui les descendants Zipcy de cette branche vivent dans les Alpes Maritimes.
La descendance
Topuz par les Fabrizi
Sur cette branche on ne dispose pas de renseignements. On sait seulement, par les registres des citoyens français du Consulat Général de France à Smyrne, que la famille Fabrizi, originaire de Sanseverino-Marche (Ancóne), jouissait de la citoyenneté pontificale et, comme telle, était inscrite aux registres de ce Consulat qui assurait la protection des citoyens des Puissances non représentées auprès de la Porte Ottomane (dont les États pontificaux). C'est par devant le Consul de France à Smyrne que Hyacinthe Fabrizi, médecin chirurgien, probablement beau-père de Catherine Topuz, épouse en 1804 Madeleine Perpignani. Cependant il n'a pas été possible de retrouver l'acte de mariage de Catherine Topuz avec le fils d'Hyacinthe Fabrizi, ni de recueillir des informations supplémentaires sur leurs descendants éventuels.
La descendance
Topuz par les
Llewellyn
Une des filles d'Abraham Topuz et de Grazia Missir, Elisabeth, est à l'origine d'une famille galloise, établie dans le Levant depuis la fin du XVIII e siècle pour des raisons commerciales et dont l'ancêtre, William Bonine Llewellyn, se trouve mêlée aux négociations turco-américaines qui
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conduisirent, en 1830, à la concession par la Porte Ottomane des premières Capitulations américaines, avant d'être nommé, le 3 mars 1835, Consul des États-Unis à Salonique, poste qu'il garda jusqu'à la suppression de ce consulat le 1 e r septembre 1840. William B. Llewellyn était probablement déjà veuf d'une Perpignani de Tinos lorsqu'il épouse une grecque orthodoxe de Smyrne, Françoise Pletas, qui était à son tour veuve d'un négociant français de Smyrne, Alexandre Giraud, petit-fils de la comtesse de Capodistria par les Cortazzi. C'est leur fils, John Llewellyn (1830-1881), également négociant anglais dans le Levant, qu'Élisabeth Topuz épouse à Smyrne le 19 novembre 1853. De ce mariage sont issus onze enfants, dont sept morts jeunes ou sans alliances. Les six autres ont laissé une descendance qui s'est illustrée par sa réussite dans la vie professionnelle et par ses alliances : il s'agit de quatre fils et de deux filles. Les fils, nés tous à Smyrne à l'exception du dernier qui a vu le jour à Constantinople, et leurs descendants, accèdent à des postes de haute responsabilité au Comptoir National d'Escompte et, plus tard, à la Banque Nationale de Paris, à la Westminster Bank, à la Morgan Bank et à la Banque de Saint-Domingue tant en France qu'à l'étranger, notamment à Londres, en Egypte et au Brésil. L'aîné, William Llewellyn, dit Bill, épouse successivement deux sœurs austro-italiennes, Lavinia et Irma Radeglia, issues d'une famille d'agents maritimes et d'armateurs établis à Constantinople, et sa propre nièce, Raymonde Aliotti. De ces unions descendent un colonel français, Edwin Laopuyt, établi à Metz, ainsi qu'un des collaborateurs londoniens de la maison Roger & Gai 1 et. Le second fils d'Élisabeth Topuz, Charles Llewellyn (1859-1931), épouse sa cousine germaine Marie Topuz. La dernière survivante, parmi leurs enfants, qui n'ont pas eu de succession, est Fanny Llewellyn, veuve d'un Reggio de Smyrne, descendant des Lusignans de Scio, qui vit à Sèvres.
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FAMILLES
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Le troisième fils d'Élisabeth Topuz est Pierre Llewellyn (1869-1931) qui a fait sa carrière de banquier entre autres dans l'Empire britannique et dont les descendants sont pratiquement les seuls, parmi les Llewellyn de Smyrne, à avoir partiellement regagné l'Angleterre. Ils vivent à Londres, à Paris et à Lille. Ils sont encore dans la banque ou ont opté pour l'informatique. Une petite-fille de Pierre, Bessy Llewellyn, a été religieuse de clôture. Enfin, le dernier fils d'Élisabeth Topuz, Edgar Llewellyn (1874-1933), épouse la descendante d'un aide-de-camp de Murât dont la famille s'est établie à Smyrne vers 1850 et dont les membres ont été ingénieurs des chemins de fer en Turquie. Il s'agit de Marcelle Amat. Leurs enfants et petits-enfants s'allient à la noblesse française, dont les familles comtales de la Touanne et Augier de Moussac. Et par cette dernière, aux t' Kint de Roodenbeke. Un fils se consacre à l'Église de Rome et est missionnaire au Canada. C'est l'abbé Robert Llewellyn. Quant aux deux filles d'Élisabeth Topuz, l'aînée, Marie Llewellyn (1867-1951), épouse un négociant italien de Smyrne, cousin de l'ambassadeur Carlo des barons Aliotti. Il s'agit d'Ange Aliotti (1865-1949) dont le nom est resté lié à la publication d'une étude importante sur le statut des biens immobiliers étrangers dans l'Empire ottoman. Une de leurs filles, Paulette Aliotti, née en 1890 et vivante à Paris, épouse le journaliste français Jean Schlicklin, auteur d'un livre connu sur les événements qui accompagnèrent l'effondrement de l'Empire ottoman en 1918/1922, dont est issue Marie-Ange Schlicklin, artiste et décoratrice également établie à Paris. Une autre fille, Marie-Ange Aliotti (1893-1949), épouse Mario Lascaris (1874-1954), descendant des empereurs de Byzance du même nom, dont la sœur Anastasie épousa le marquis Niccolô Giustiniani de Smyrne. C'est le fils de Mario Lascaris et de Marie-Ange Aliotti, André, qui a épousé Dhespina Venizelos, la petite-fille de l'homme d'État grec. Les Lascaris, après avoir vécu longtemps à Smyrne et à Alexandrie, se sont établis récemment à Athènes. Enfin, la dernière fille d'Élisabeth Topuz, Henriette Llewellyn (18711962), épouse le descendant d'une famille de négociants et consuls originaire de Chypre, Antoine Farkoa. Leurs enfants et petits-enfants, établis en France, s'allieront, notamment à travers Jacques et Chantai Farkoa, respectivement aux comtes de Baudus et aux barons d'Utruy, de la noblesse française et, à travers Christine Farkoa, aux Oznobichine, de la noblesse russe.
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La descendance Topuz par les Borrell Une des filles cadettes d'Abraham Topuz et de Grazia Missir, Hélène, épouse le fils du négociant et numismate anglais, Henry Perigall Borrell, établi à Smyrne peu avant la Révolution grecque de 1821. La biographie de cet homme exceptionnel que fut Henry Borrell figure dans le Dictionary of National Biography. Ses études sur les anciennes monnaies grecques d'Asie Mineure et de Chypre ont été publiées, par la «Revue Numismatique» ainsi que dans son ouvrage intitulé Notice sur quelques médailles grecques des rois de Chypre, Paris, 1936. Parmi les enfants d'Hélène Topuz une seule, Corinne Borrell, se marie. Elle épouse un journaliste de langue française, de Smyrne, Frédéric Murât, propriétaire du Journal de Smyrne. Son fils, Emile Murât, est également journaliste et, en même temps, drogman du Consulat Général de Roumanie à Smyrne au début du XX e siècle. A ce titre Émile Murât figure parmi les plus proches collaborateurs d'Alfred-A. Keun, Consul Général de Roumanie à Smyrne et père de la princesse Livio Borghèse, née Valérie Keun. Après l'incendie de Smyrne en 1922, Émile Murât et sa sœur Hélène se transfèrent en Égypte et c'est à Alexandrie qu'ils passent le restant de leur vie. Avec eux s'éteint probablement la descendance Topuz par les Borrell.
Conclusions Peut-on tirer des conclusions d'un texte généalogique ? Nous pensons que oui, pourvu que l'on tienne compte des données et des caractéristiques particulières, souvent limitées, de la généalogie. D'abord sur le plan de la recherche matérielle. On connaît la difficulté de suivre l'histoire d'une famille lorsqu'il s'agit de bouger non seulement dans le temps, mais également dans l'espace. Ces difficultés sont accrues, du fait de la disparition des sources qui, en Orient, sont déjà peu nombreuses (registres paroissiaux datant, dans de très rares cas, de la fin du XVI e siècle, mais avec plusieurs lacunes dues à des incendies, des tremblements de terre, des guerres, etc. et registres consulaires remontant quelque-fois à la fin du XVIII e siècle). Cependant la recherche est possible surtout si l'on parvient à obtenir des compléments d'information dans les archives nationales ou des ministères des affaires étrangères de pays européens dont les chrétiens résidant en Orient avaient soit la citoyenneté soit la protection.
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En suite, quant au fond, les données généalogiques offrent une image tangible de la réalité sociologique fort complexe des principaux centres ou villes commerçants du Proche-Orient : la distinction, sinon l'opposition, entre l'Islam et le non-Islam persiste ; l'élément caractéristique de la nationalité est plutôt un élément religieux qu'un élément politique : les Topuz, même s'ils sont sujets ottomans, sont beaucoup plus proches des étrangers chrétiens résidant sur le territoire de l'Empire ottoman que de leurs co-nationaux ottomans de religion musulmane ; la citoyenneté est un élément extérieur dont les contours ne s'affirment avec précision qu'assez tardivement, d'où le flou politico-religieux du phénomène de la protection qui vise à soustraire les chrétiens ottomans au statut malaisé que leur reconnaît l'état théocratique ottoman en vertu du droit islamique ; le négoce est exercé en général par les non-musulmans en vertu du principe caractéristique de la répartition des tâches, qui est propre de l'Empire ottoman (les croyants ont l'obligation de défendre l'État alors que les non-croyants, qui sont exempts de cette obligation, se consacrent à une activité commerciale dont le bénéfice se répercute sur l'ensemble des populations de l'État ; il est difficile, à ce point de vue, de faire une distinction entre le rôle des non-croyants ottomans et des non-croyants étrangers) ; chaque peuple ou nation, ottomane ou étrangère, habitant sur le territoire de l'Empire, a un statut particulier qui lui permet de conserver ses coutumes, sa langue, sa religion ; cependant l'influence latino-romaine est prépondérante en milieu catholique, ce qui explique l'oubli total par beaucoup de familles arméniennes-catholiques comme les Topuz, de leurs mœurs ancestrales et même de la langue arménienne qu'elles ne parlent plus à Smyrne ; avec l'influence latino-romaine s'infiltre celle de la France, et même si les familles catholiques ou latinisées adoptent petit à petit la langue des chrétiens qui sont en majorité, c'est-à-dire le grec moderne, le français s'impose qu'on parle au même titre que la langue commerciale traditionnelle (l'italien) ou le turc que l'on est forcé d'apprendre ou de connaître dans les relations, par ailleurs généralement fort rares, avec les autorités ottomanes. Et cela finit par valoir non seulement pour les catholiques ou les latinisés, mais également pour des chrétiens, ottomans ou étrangers, non-catholiques ou passés du protestantisme au catholicisme. Ainsi, quelles que soient leurs origines et leurs différences culturelles, politiques, religieuses ou raciales au départ, des Arméno-Persans d'Angora comme les Topuz et les Zipcy, des Anglais comme les Llewellyn et les Borrell, des Italiens de très ancienne date comme les Datodi ou récemment arrivés comme les Fabrizi, des Allemands comme les Uhlich, des Néerlandais comme les Keun se présentent devant nous comme appartenant à une seule et même civilisation — la civilisation levantine 1 — que les événements politiques qui se sont succédé depuis la première guerre mondiale feront disparaître. 'Ou latine d'Orient.
UNE FAMILLE MELKITE CATHOLIQUE DE SMYRNE : LES PHARAON ET LEUR DESCENDANCE INTERNATIONALE1
Raisons et cadre de l'étude Ce qui nous préoccupe n'est pas tellement l'aspect généalogique d'une telle étude — qui semblerait par ailleurs mal cadrer avec un congrès orientaliste —, mais l'importance que peut avoir l'histoire des familles chrétiennes, et notamment latines ou «levantines» 2 (c'est-à-dire européennes mais établies depuis des siècles dans le Levant, ou bien d'origine orientale mais latinisées ou «occidentalisées»), pour une meilleure compréhension de l'histoire de l'Empire ottoman ainsi que des relations entre cet Empire et les Puissances occidentales. Nous disposons en effet de quelques études sur le rôle de certaines familles ottomanes chrétiennes tels que les Mavrocordato3 et les Mavrogheni4. Mais il s'agit en général de familles grecque et phanariotes ; des études sur des familles arméniennes existent aussi, mais elles sont moins connues. Par contre des études sur des familles latines ou levantines de l'Empire ottoman n'existent presque pas. Et si quelques rares savants occidentaux tels que MasLatris5 ou Hopf se sont occupés de quelques familles latines c'est plutôt les i Zeitschrift der D.M.G. Suppl. II, p. 87-95 (Franz Steiner Verlag, Wiesbaden, 1974) XVIII. D. Orientalistentag 1972, Liibeck. 2 Quel que soit le sens attribué par les dictionnaires à l'adjectif «levantin», nous ne l'employons que dans le sens littéral et étymologique que lui donne le Larousse, à savoir «natif des pays du Levant». -Î
Les Mavrocordato ont donné, entre autres, un ambassadeur ottoman, le prince Alexandre Mavrocordato (1641-1709) ainsi que son homonyme Alexandre Mavrocordato (1791-1865), un des chefs de l'insurrection grecque en 1821. Sur cette famille on pourra consulter notamment trois ouvrages : Emile Legrand, Généalogie des Maurocordato de Constantinople, Paris 1886 et 1900, Alexandre Stourdza, L'Europe orientale et le rôle historique des Maurocordato (16601830), Paris 1914 et Philip P. Argenti, Libro d'Oro de la Noblesse de Chio, 2 vol., Londres 1955. Aussi N. Camariano, Le grand drogman, Salonique 1970. ^Sur les Mavrogheni on verra l'article y relatif dans le Larousse grec (Gheniki Pangosmios Enghyklopaidhia Papyros-Larous, Athènes 1964). Ce Larousse consacre un long article également aux Mavrocordato. Cf. aussi Th. Blancard, Les Mavroyéni, Paris 1909. ^Nous pensons notamment à la «Généalogie de Rois de Chypre de la famille de Lusignan» (Extrait de l'Archivio Veneto, Venise 1881), à «La vérité sur la famille Lusignan du Levant», Paris s.d. par M. Roux de Lusignan ainsi qu'à l'ouvrage définitif, en langue grecque, sui les Giustiniani de Chios (I Ioustiniani tis Chiou) publié par Rodocanaki à Hermoupolis (Syra) en 1900. On verra aussi Charles-Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues publiées avec notes et tables généalogiques, Berlin 1873.
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Lusignans de Chypre et les Giustiniani de Scio qui les ont intéressés, soit des familles dont l'éclat se situe en général avant la conquête turque de Constantinople ou s'étend tout au plus jusqu'aux dernières décennies du XVI e siècle. C'est pourquoi, tout en limitant notre recherche à la ville de Smyrne, nous nous efforçons, depuis quelque temps, de mettre en lumière le rôle de quelques familles latines ou latinisées dont les membres se sont illustrés dans la vie publique ou privée de la cité ottomane, et par là même nous essayons d'attirer l'attention du monde savant sur une des composantes essentielles de l'histoire ottomane caractérisée, comme on le sait, par une confluence de cultures, de mœurs et de statuts juridiques différents 1 . Ainsi, après avoir publié «L'arbre généalogique de la famille Missir (1671-1969)», Bruxelles 1969 — où figure, à YIntroduction, un exposé sur le statut juridique des communautés ou nations non-musulmanes à l'intérieur de l'Empire ottoman —, nous avons parlé, au Congrès Internationalo des Sciences Généalogique et Héraldique de Liège (30 mai-2 juin 1972), de «La descendance internationale d'Abraham Topuz ( t 1865), grand négociant de Smyrne, et de sa femme Grazia Missir (1793-1881)» 2 . Aujourd'hui nous nous proposons de parler des Pharaon.
La famille Pharaon (Faraone) en général Les Pharaon, originaires de Damas, sont connus en Europe notamment depuis que l'un d'eux, Elias Pharaon3, fut drogman de l'armée de Napoléon en Afrique, consul de la République Septinsulaire à Marseille entre 1804 et 1805 et, enfin, comte d'Empire en France.
' Cf. à ce sujet une publication magistrale, bien que politiquement engagée, de Georges G. Corm, Contribution à l'étude des sociétés multiconfessionnelles (Effets socio-juridiques et politiques du pluralisme religieux), Paris 1971. 2Le texte de notre communication à ce congrès a été publié parmi les Actes du congrès en question par l'Office Généalogique et Héraldique de Belgique (Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles). ^Sur le comte Elias Pharaon on verra Charles L. Féraud, Les interprètes de l'Armée d'Afrique, Alger 1876, G. Douin, La Méditerranée de 1803 à 1805, Paris 1917, Révérend et Villeroy, Armoriai du Premier Empire, Paris 1911, Georges Spillmann, Napoléon et l'Islam, Paris 1969.
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Toujours en Europe deux membres de la famille Pharaon sont à l'origine respectivement d'une famille autrichienne résidant actuellement à Vienne et portant le nom de Cassis-Faraone, et d'une famille italienne résidant à Rome et portant tout simplement le nom de Cassis, bien qu'à l'origine elle ait porté le double patronyme de Cassis-Faraone. A Smyrne les Pharaon n'existent plus ; ils existent par contre au Liban, pays dont l'un des ministres des Affaires étrangères, M. Henri Pharaon 1 , a eu entre autres la lourde tâche de faire face à la crise politique libanaise de 1958.
Les Pharaon de Smyrne Déjà la présence elle-même, à Smyrne, d'une famille de Damas — de race arabe, mais appartenant à la nation melkite 2 , c'est-à-dire grecque-orthodoxe (ou grecque-catholique) relavant de la juridiction du patriarche d'Antioche —, pose le problème de l'éparpillement, dans les principales villes commerçantes de l'Empire ottoman, de familles originaires d'une seule et même région. Dans ce cas spécifique il s'agit de l'éparpillement des familles melkites grecques-catholiques formant des «colonies» à Constantinople, à Smyrne et dans d'autres villes ottomanes, ainsi que l'écrit l'historien catholique Père Cyrille Karalevski dans son «Histoire des Patriarcats Melkites» 3 . En plus, ces familles melkites finissent par se détacher de leur patriarcat (uniate) originaire en se latinisant. D'où la création d'une communauté dite ale'pine ou «halepli» (par rapport à Alep, ou Halep en grec et en turc, considérée comme ville Né à Beyrouth en 1900, Henri Pharaon est député depuis 1927 et a été ministre des Affaires étrangères, de la justice et des Libanais d'Outre-Mer, de même que ministre d'État chargé des élections législatives au sein du Cabinet El Yafi en 1968. Depuis 1969 il est vice-président du Conseil communautaire libanais grec-catholique (melkite). Président et administrateur de nombreuses sociétés financières et immobilières, président du Conseil d'Administration de la Compagnie d'Exploitation du Port de Beyrouth ainsi que de la Banque Pharaon et Chiha. 2 S u r les Melkites on verra notre étude intitulée «Le giurisdizioni delle Chiese cristiane sul territorio della Repubblica Turca" dans la revue II diritto ecclesiastico, N" 3-4, Milan 1967. Il s'agit de chrétiens de rite byzantin (orthodoxes, ou catholiques-romains) — presque entièrement de race arabe ou arabisés —, dépendant du patriarcat orthodoxe d'Antioche ou du patriarcat uniate (c'est-à-dire uni à Rome) d'Antioche. D'après Oriente Cattolico (Città del Vaticano, 1962), ils sont respectivement environ 600 000 et 400 000, soit presque un million au total. 3 L e Père Karalevsky parle des «colonies melkites de Smyrne, Constantinople» etc. à la page 183 du Tome II de sa monumentale Histoire (Rome 1910) à l'occasion des tentatives effectuées par le patriarche melkite catholique Mazloûm en vue d'étendre sa juridiction également sur ces colonies. Il y a dans ces tentative une preuve du glissement vers l'Eglise latine — donc vers la latinisation — des colonies melkites catholiques résidant dans les principales villes de l'Empire ottoman. Ces colonies finissent par devenir ce qu'on appelle la communauté alépine de l'Empire ottoman.
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principale de Syrie), communauté à laquelle se réfère le comte van den Steen de Jehay dans son livre sur «Les sujets ottomans non-musulmans», Bruxelles 1910 1 . Cette communauté est assimilée à la communauté latine (dite des Lâtin Rayasi), bien que ses membres soient d'origine arabe ou orientale. Pourquoi les Pharaon à Smyrne ? Comme d'autres familles alcpines bien connues — les Arachtingi, les Sébah, les Mussabini (ex-Mouchablis), les Areas, les Khoury, les Homsy, les Azar 2 —, les Pharaon disposent d'un comptoir commercial à Smyrne où ils jouent un rôle dans la vie économique du pays.
1 D'après von den Steen de Jehay «le petit groupe de fidèles désigné autrefois sous le nom à'Alépins, provenait de quelques centaines de Syriens catholiques et Grecs melkites qui se faisaient passer pour «Latins» et avaient adopté le rite latin, afin de bénéficier des avantages de cette situation. Les Alépins n'acceptèrent pas en 1831 la juridiction du Patriarche arménien-catholique et demandèrent de continuer à être assimilés aux rai'as latins. Satisfaction leur fut donnée par la communication (...) adressée par la Sublime-Porte au Patriarche arménien catholique le 16 zilkadé 1256 (9 janvier 1841). La petite communauté dont nous venons de parler n'a pas tardé à se noyer dans les Latins, et de nos jours le nom d'Alépins se donne souvent aux Melkites». 2 L e s Arachtingi se sont illustrés à Smyrne en tant que propriétaires fonciers, banquiers, assureurs et agents de navigation. Leur ancêtre Hanna Arachtingi — fils du drogman de France à Alep — s'établit à Smyrne au début du siècle dernier et y acquit la protection française. Il était chevalier des Ordres du St. Sépulcre et de l'Eperon d'Or. Un de ses descendants, John Arachtingi ( | 1929) épousa la comtesse Jeanne de Hochepied (1873-1912), issue de la famille consulaire néerlandaise de Smyrne bien connue des historiens du Levant ; une autre, Grâce Arachtingi, iriorte récemment à Paris, épousa Georges Colomiès, Ministre plénipotentiaire de France. Les Sébah étaient également banquiers à Smyrne. Les Mussabini (qui s'appelaient à l'origine Mouchablï) ont donné un évêque à l'Eglise de Smyrne en la personne de Monseigneur Mussabini (1805-1861). Celui-ci se distingua en tant que visiteur apostolique des Grecs-Unis en Calabre, pro-délégué apostolique au Liban et vicaire apostolique à Alep. Il était comte romain, et décoré de plusieurs ordres même ottomans. Cf. sa biographie in Franck de Portu, Le Diocèse de Smyrne — Le Vicariat Apostolique de l'Asie Mineure, Smyrne, 1908. Les Arcas ont encore de nos jours une position importante à Smyrne et à Athènes en tant qu'agents de navigation, de tourisme et négociants-importateurs. Les Homsy se sont distingués à Smyrne jusqu'à environ 1934 en tant que négociantsimportateurs de matériaux de construction. Les Azar étaient d'importants négociants de charbon. Ils n'ont pas laissé de descendance mâle.
LES
PHARAON
Sœur Joséphine, des Filles de la Charité, née Mélanie Pharaon (Smyrne 1828 - Naples 1906) (Carlo Fratacci, Fotografo italiano, Napoli, vers 1880) Archives Raymond Pagy, Smyrne
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Madame Charles Pagy, née Doudou Pharaon, dont descendent, entre autres, l'ambassadrice d'Italie Jolanda Moscato, la veuve du général italien Enrico Rovere, née Marcella Aliotti, les Dutilh, consuls des Pays-Bas à Smyrne, les Denotovich, agents maritimes et consuls du Pakistan à Gênes, Sœurs Stéphanie Pagy et Ernestine Dutilh des Dames de Sion ainsi que les titulaires actuels de la grande maison française d'exportation à izmir P. Pagy et Fils. (Antoine Zilposche, Photographe artiste, Smyrne, avant 1900) Archives Raymond Pagy, Smyrne
LES
La première
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génération
Les archives des églises catholiques latines de Smyrne ne nous permettent pas de reconstituer les actes des premiers Pharaon arrivés en cette ville vers la fin du XVIII e siècle. Ceux-ci devaient dépendre de la paroisse franciscaine (vénéto-autrichienne) de Sainte-Marie-de-Chocolants dont les registres ont entièrement brûlé lors de l'incendie de 1922. N'étant pas mentionnés dans les registres de l'église française Saint-Polycarpe de Smyrne, qui débutent en 1804, il nous faut conclure que les Pharaon ne bénéficièrent pas de la protection française ni lors de leur arrivée à Smyrne, ni plus tard. Les deux premiers Pharaon sont deux frères (ou deux cousins germains ?) appelés respectivement Gabriel et Antoine Pharaon. Tous les deux épousent des demoiselles Missir, cousines germaines entre elles. La descendance de Gabriel Pharaon semble éteinte aujourd'hui, alors que celle d'Antoine, si elle semble éteinte dans les mâles (tout au moins à Smyrne), est fort nombreuse par les femmes. Mais examinons chaque branche séparément. La descendance de Gabriel Pharaon Gabriel Pharaon est à Smyrne ou moins depuis 1797, date à laquelle sa signature figure au bas d'un acte de mariage dont une collection privée (celle des registres du père mékhitariste Jacques Issaverdens) 1 nous a laissé trace. Sa femme, Sarah Missir, est la fille d'un négociant exportateur travaillant notamment avec le marché anglais. Elle compte une sœur, Ursule Missir, également mariée à un alépin (Gabriel, fils d'Abd-ul-Aziz Azar), d'autres sœurs mariées à des membres de familles latines de Scio 2 — comme les Braggiotti 3 , les Pasquali (?) et les d'Andria — , ou à des arméno-catholiques persans comme elle, tels que les Copri et les Alberti, ainsi que plusieurs frères. Elle est la tante de deux évêques catholiques romains : Monseigneur Stefano Missir 4 , ' Le père mékhitariste de Venise Jacques Issaverdens (1834-1902) nous à laissé trois cahiers manuscrits où sont recopiés des actes de baptême, de mariage et de mort des membres de sa famille et des familles alliées, tirés des registres paroissiaux de Smyrne. Ces cahiers sont une véritable mine d'informations, surtout compte tenu de fait que la plupart de ces registres a disparu lors de l'incendie de 1922. Le père Issaverdens est l'auteur de nombreux ouvrages historiques sur l'Arménie et l'Eglise arménienne, publiés en différentes langues par l'Imprimerie des Pères Mékhitaristes de Venise. Il fut lié d'amitié avec de nombreux personnages de son époque, dont le chef du parti carliste, don Carlos d'Espagne (1848-1909). 2 S u r l'histoire et l'importance économico-politique des Latins de Scio (Chios) — qui se rattachent à la domination génoise (1346-1566) de cette île de la Mer Egée — on verra le dernier ouvrage de Philip P. Argenti, The Religious Minorities of Chios, Londres 1970. ^Les Braggiotti se sont distingués, entre autres, au service des Pays-Bas à Constantinople: l'un d'eux était chargé d'affaires de l'ambassade néerlandaise de cette ville en 1789. 4
L'évêque Stefano Missir (1806-1863) a laissé son nom lié à la réouverture, en 1835, du Collège Grec de Rome qui avait été fermé suite aux troubles napoléoniens. Il est un exemple typique de la politique unioniste du Saint-Siège vis-à-vis de l'Orthodoxie grecque. Obligé par le pape Grégoire XVI à abandonner le rite latin, pour lequel avaient opté depuis des siècles ses ancêtres, il consacra toute sa vie à des essais de latinisation de la liturgie grecque. Il fut conseiller du Saint-Siège pour les affaires orientales et assista Pie IX lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception.
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recteur du Collège Grec de Rome, et Monseigneur Joseph Alberti 1 , évêque de Syra et délégué apostolique en Grèce. Nous n'avons pas de documents sur l'activité économique de Gabriel Pharaon. Nous savons par contre que son fils (unique ?) Emmanuel Pharaon — qui, vers la moitié du siècle dernier, acquit la protection, sinon la pleine nationalité italienne — fut un des fondateurs et directeurs des agences de la Société des Phares 2 de l'Empire Ottoman à Smyrne et à Volos (en Grèce). C'est en cette dernière ville, en effet, que naquirent ses deux filles Marie et Louise Pharaon mariées, la première, avec Charles-Edouard Badetti, issu de la famille bien connue de négociants-consuls qui se sont illustrés en particulier au service de l'Italie à Andrinople et dans d'autres villes de la Thrace, et la seconde avec Oscar Vedova, descendant de la famille anglaise, d'origine vénitienne, également bien connue à Smyrne et en Grèce où ses membres se sont illustrés en tant qu'hommes de lettres (un Vedova a été professeur à l'École Évangélique grecque de Smyrne) et consuls (le dernier des Vedova vivant en Grèce a pris sa retraite à Athènes en tant qu'ancien consul de Sa Majesté Britannique à Salonique). Un des fils de Louise Pharaon, Lionel Vedova, mourut sur le champ d'honneur au cours de la première guerre mondiale, lors de la campagne des Flandres. Ni lui, ni ses frères et sœur, n'ont laissé de descendance. La descendance d'Antoine Pharaon Antoine Pharaon est, comme déjà dit, à l'origine d'une nombreuse progéniture. Il a épousé Marguerite Missir, fille d'un drogman de France à Smyrne et sœur, entre autres, de Grazia Topuz (cf. notre exposé au Congrès de Liège) ainsi que de Paul Missir, dont la femme est la sœur du marquis Edmondo Giustiniani. Des deux fils d'Antoine Pharaon l'un part pour les États-Unis d'Amérique et c'est là qu'il s'établit et atteint une position honorable dans la banque, à New York. On manque de ses nouvelles depuis plusieurs dizaines 1 Joseph-Marie Alberti (1809-1880) descendait d'une famille arméno-persane catholique de Smyrne qui, comme les Mussabini, latinisa son patronyme originaire «di Bertos» en Alberti. Nommé d'abord évêque de Syra, dans l'archipel grec, et en suite délégué apostolique en Grèce, il joua un rôle important dans la consolidation du catholicisme dans le nouveau Royaume de Grèce. Il fut l'un des deux seuls délégués apostoliques officiellement reconnus comme tels par le gouvernement grec (l'autre délégué apostolique étant Mgr. Marangò). C'est à lui qu'on doit, en grande partie, l'érection de la cathédrale latine St.-Denis d'Athènes. 2 L a Société des Phares fut constituée en 1860. Sa création s'insère dans le cadre des investissements étrangers dans l'Empire ottoman auxquels le Dr. Turgut Tan, de la Faculté des Sciences Politiques de l'Université d'Ankara, a dédié une étude d'ensemble intitulée «Osmanli Împaratorlugunda Yabancilara Verilmi§ Kamu Hizmeti Imtiyazlan» (Les concessions octroyées par l'Empire ottoman à des étrangers en matière de services publics) in Ankara Ùniversitesi Siyasal Bilgiler Fakiiltesi Dergisi (Revue de la Faculté des Sciences Politiques de l'Université d'Ankara), No. 1, mars 1967. Elle n'a été dissoute qu'en 1937. Parmi ses principaux actionnaires figurent les Baudouy, famille franco-levantine de Constantinople.
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d'années. L'autre fils, qui s'appelle Antoine, comme son père, fait aussi une brillante carrière dans la banque et est directeur de la Banque Impériale Ottomane à Manisa (Magnésie du Sipyle), près de Smyrne. 1 Le gouvernement turc lui confère titres et honneurs et son nom, précédé du titre d'Excellence, figure, en même temps que celui de sa femme Marie Pharaon, née Dorsharmet (apparentée aux consuls du Portugal, du même nom, à Smyrne), parmi ceux des bienfaiteurs de l'église Notre-Dame-de-Lourdes de Gôztepe, près de Smyrne. Outre ces deux enfants, Antoine Pharaon a encore six filles dont la première, Alexandrine, mourra très âgée après avoir vécu la mort de son mari (un Balladur appartenant à la famille arméno-persane de Smyrne, du même nom, dont fait partie Edouard Balladur et de ses deux enfants. Une autre, Sœur Joséphine (ex-Sœur Mélanie d'après l'usage de ces religieuses qui changent de nom en changeant de couvent), sera Fille de la Charité à Smyrne et à Naples où elle mourra au début de ce siècle ; une troisième, Hélène Pharaon, épousera un négociant français de Smyrne, François Roboly, dont l'ancêtre fut chargé d'affaires de France à Constantinople au XVII e siècle ; une Marie Pharaon, épousera Antoine Franceschi, descendant du premier consul des Deux-Siciles à Smyrne vers la fin du XVIII e siècle, et la cinquième, Doudou Pharaon, épousera Charles Pagy, un négociant français dont les descendants sont encore parmi les principaux exportateurs de produits du sol de Turquie à Smyrne. Enfin Vittoria, mariée à Parodi. Par les Roboly, les Pharaon s'allieront aux Barry, famille arménopersane ayant acquis la protection anglaise et dont les descendants occupent encore de nos jours une position honorable dans le commerce international tant en Grèce même qu'en Angleterre. Avec les Franceschi, les Pharaon s'allieront non seulement à une famille consulaire du Royaume de Naples, mais également à une famille de diplomates autrichiens (Rudolf von Franceschi a été consul général d'Autriche-Hongrie). Les Franceschi sont aussi à l'origine du journalisme ottoman en dirigeant, parmi les premiers, le Moniteur ottoman. Par les Pagy, les Pharaon seront à l'origine d'une branche de la famille de négociants, industriels et diplomates italiens de Smyrne (les Aliotti), d'une famille d'armateurs de Smyrne, originaires de Raguse (les Denotovich), de la Il n'existe pas encore une étude détaillée et impartiale sur l'histoire de la banque en Turquie, notamment au cours du siècle dernier lorsque de nombreuses banques privées minoritaires ou étrangères (les Arachtingi et les Sébah déjà mentionnés, les Keun, les Aliotti à Smyrne, les Papazian à Constantinople, etc.) précédèrent la création de la première banque nationale de Turquie proprement dite (la Banque Impériale Ottomane) et les autres banques d'Etat. Les archives de la Banque Ottomane, du Crédit Lyonnais, de la Banque de Salonique et même ceJles de quelques banques allemandes (comme la Deutsche Orientbank) qui eurent des intérêts dans le Levant méritéraient d'être exploitées. Le rôle des Pharaon et de leurs alliés, les Franceschi, à la Banque Ottomane serait mis entièrement en lumière.
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famille de négociants et agents maritimes de Smyrne, du patriciat néerlandais, les Dutilh, d'une famille de négociants arméno-persans de Smyrne, les Zipcy, qui s'illustrèrent entre autres en tant que fournisseurs de flechevaux des armées alliées lors de la guerre de Crimée, et d'autres familles encore. 1
Au cours du Congrès de Lübeck, un des participants (le professeur Steppat, de l'Université Libre de Berlin) a bien voulu attirer notre attention sur le volume no. 12 des Beiruter Texte und Studien (Franz Steiner Verlag, Wiesbaden 1971) que Dorothea Duda a consacré à l'étude de l'Innenarchitektur Syrischer Stadthäuser des 16. bis 18. Jahrhunderts — Die Sammlung Henri Pharaon in Beirut où figure, à l'Introduction, un aperçu de l'histoire arabe (pré-smyrnéenne) de la famille Pharaon, dû à la plume du professeur Steppat lui-même et tiré de la monographie (en langue arabe) que le père salvatorien basilien Constantin Al-Bacha a publiée à Harissa en 1932 sur l'histoire de cette famille (Tärih usrat al Fir'aun). Les Pharaon, qui s'appelaient à l'origine Al-Ahmar, sont probablement originaires du Haurân, haut plateau syrien situé au sud de la ville de Damas où ils doivent avoir émigré avec d'autres chrétiens au début du XV e siècle, après l'invasion mogole. C'est à Damas qu'ils écrivent la première page importante de leur histoire en donnant à l'Eglise melkite grecque-orthodoxe un patriarche : Dorothée IV Pharaon (1604-1612) ; c'est à Damas que, déjà avant leur patriarche, les Al-Ahmar se voient affublés par le peuple du surnom «Fir'aun» (Pharaon), qui veut dire «celui qui inspire la crainte», en souvenir d'un ancêtre, le père Mihail ibn Nima Al-Ahmar qui, vers 1550, avait rendu d'éminents services à l'Eglise melkite en la défendant jusqu'à inspirer la crainte aux occupants ottomans et probablement même aux autres chrétiens. Dès la création d'un patriarcat melkite greccatholique en 1724, les Pharaon, sans doute conscients de l'impact économique et social de l'appartenance à une branche uniate de l'Eglise d'Orient, optent pour celui-ci. Un tel choix n'est toutefois pas sans difficultés pour une famille qui a donné un patriarche melkite grecorthodoxe, ce qui explique l'émigration de quelques-uns de ses membres vers d'autres parties de l'Empire ottoman d'abord, vers l'étranger ensuite. Les villes choisies sont parmi les plus commerçantes de l'Empire et permettent aux Pharaon d'écrire d'autres pages de leur intéressante histoire. 11 s'agit du Caire et d'Alexandrie dans un premier temps ; de Trieste, de Vienne, de Livourne, de Rome, de Marseille et de Paris plus tard ; de Smyrne, évidemment, aussi. En Egypte, trois frères Pharaon, fils du prêtre (qassïs) Ibrahim, se voient octroyer par le mamelouk Alibey, à partir de 1769, la ferme générale des droits de douane : Joseph (Youssouf) est fermier des droits de douane du port de Damiette, François (Francis) de ceux de Boulay ; Antoine, en tant que fermier général, dirige l'ensemble des douanes égyptiennes. A ce titre, Antoine Pharaon rend des services au commerce autrichien en Egypte et reçoit de l'empereur Joseph II en même temps que la protection autrichienne, le titre de comte. Ainsi, lors des troubles qui suivirent la mort d'Alibey, Antoine Pharaon put partir pour Trieste, ville autrichienne, et y fonder — en tant que comte Antonio Cassis (qassis) Faraone — la branche autrichienne de la famille dont les descendants vivent aujourd'hui à Vienne. De son côté Joseph Pharaon partit aussi pour l'Europe et, — après s'être partagé entre Livourne et Trieste où il obtint également le titre comtal —, il s'établit à Rome. D'où les Cassis, nobles romains actuels, descendants de Giuseppe Cassis Faraone. Seuls les descendants de François Pharaon reviendront, au début du XIX e siècle, dans le pays de leurs ancêtres. Ils s'établiront à Beyrouth, ville d'avenir ouverte à l'Occident, où ils seront d'abord importateurs de tissus européens et fabricants-exportateurs de soie orientale, ensuite banquiers (la Banque Pharaon et Chiha fêtera son centenaire en 1976) et hommes politiques (membres du Conseil d'Administration — Idare Meclisi — de la provine ottomane de Beyrouth, ministres de la République Libanaise, etc.). C'est de Fransïs b. al-Qassïs Ibrahim Fir'aun qu'est issu précisément Henri Pharaon dont l'hôtel et les collections de famille forment l'objet de l'étude de Madame Dorothea Duda. D'autres cousins Pharaon s'illustrent en Egypte. C'est le cas des deux frères Elie et Joseph fils d'Ananie (Hanâniyâ) Pharaon. Elie Pharaon, né à Damas en 1774, est drogman de Napoléon, de Kléber et de Menou, avec le titre de secrétaire-interprète. Il reçoit le titre de comte de Baalbek et prête service au ministère français des affaires étrangères non seulement sous l'Empire mais également sous Louis XVIII. Son fils Joanny et son petit-fils Florian Pharaon se feront une renommée dans les lettres françaises notamment par la tradution d'importants ouvrages scientifiques arabes. Joseph Pharaon s'affirme par contre dans le mouvement le rénovation de la langue arabe notamment par ses traductions d'ouvrages de médecine vétérinaire européens. On trouvera, enfin, dans l'ouvrage précité de Madame Duda, de nombreuses indications bibliographiques. D'après ce Tarih des Pharaon, les Pharaon de Smyrne seraient de la branche vénitienne et l'un d'eux (prob. Gabriel) aurait péri «égorgé à Damas en 1860 avec feu Jean Anhoury chez qui il résidait». Ses enfants auraient quitté Smyrne au moment de la guerre italoturque de 1911.
LATINITÉ ET TURQUITÉ À SMYRNE 1
Le mot «Latinité», dans le sens où je l'entends, a été employé il y a 101 ans par un diplomate français lors de la publication de son gros livre consacré à l'Histoire de la Latinité' de Constantinople (Paris, 1894). Par ce mot, l'auteur M. A. Belin entendait l'histoire de la présence catholique romaine (notamment églises, mais aussi écoles et cimetières) dans la capitale de l'Empire ottoman. Comment aurait-il pu, du reste, intituler son livre si, honnêtement, il avait voulu rendre compte des principales institutions européennes en cette ville, dépassant donc le cadre national français et englobant une histoire dont les origines remontent aux croisades, sinon à Byzance ? Un temps où, précisément, tous les Européens (Latins et Germains), étaient connus d'un seul nom : «Latins» ou Francs». Pourrait-on, par analogie, employer le terme «turquité» (probablement non enregistré par les dictionnaires de langue française) par référence à l'histoire «turque» (et musulmane) d'une ville — quelle qu'elle soit —, à travers ses principales institutions religieuses (mosquées et cimetières), scolaires et hospitalières ? Peut-être. C'est en tout cas ce que j'entends dire (ou faire) à travers le titre du présent article. Mais procédons par ordre. Le touriste qui débarque à Izmir, principale ville de Turquie sur la mer Egée, ne se préoccupe généralement pas d'y rester. En été, le thermomètre oscille autour des 37 degrés. Il est impossible (depuis la fin des années cinquante) de se baigner dans les eaux de la mer du golfe, et la brise chantée par le Prix Nobel smyrniote Georges Séféris {Yimbat [pron. l'imebattej) ne dure que de 11 à 18 heures environ. Elle ne sera suivie de la fameuse «rosée de la nuit égéenne» qu'à partir de 22 heures et, encore, seulement après le 15 août, fête de la Dormition de la Vierge. Les vieux smyrniotes se retirent «à la campagne» ou «à la mer», notamment à Tchechmé (en turc Çeçme), la plus belle plage de la Méditerranée (pour la nature du sable et l'étendue des bords de mer praticables à pied), face à l'île de Scio (Chios en grec et Sakizadasi en turc) dont les souvenirs génois (1346-1566) et ottomans (1566-1912) sont encore terriblement vivants. 1
Luxemburger
Wort, 14.9.1995.
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Comment donc se préoccuper de la «latinité» de Smyrne ? D'autant que — contrairement à l'exemple de Constantinople — Istanbul — aucune histoire n'a été consacrée à son passé «latin». Alors que son évêque catholique romain (seul archevêque résidentiel d'Anatolie et, pleno jure, de Turquie) n'exerce sa juridiction que sur un nombre très modeste de fidèles, dont seuls 1.230 issus de vieilles familles du terroir. Et qu'il n'a pas de statut officiel dans le contexte du droit républicain turc, sa présence relevant plutôt des règles de la courtoisie dite internationale que de vrais accords internationaux que l'on hésite désormais à évoquer compte tenu de l'évolution des temps. Pourtant, déjà en 1868, un historien néerlandais de Smyrne, Bonaventure F. Slaars, en traduisant du grec moderne l'Étude sur Smyrne de Constantin Iconomos, ajoutait une Notice sur les églises catholiques de Smyrne (pages 148-150 de l'édition Tatikian) rappelant leur ancienneté (avant 1400). Il n'est pas exclu que le courageux éditeur turc Isis d'Istanbul (dont l'administrateur n'est autre que le fils d'un grand diplomate turc, M. Kuneralp) prenne un jour l'initiative de republier cette Notice en la complétant et élargissant avec de nouvelles données. De la même manière, il vient de publier, pour Istanbul, une histoire des institutions juives de cette ville (à l'occasion du V e centenaire de l'arrivée des Sépharades, expulsés d'Espagne en 1492). Le touriste qui, descendu à l'éclatant et majestueux Hilton de Smyrne, ou préférant l'à peine plus modeste mais si confortable Hôtel Efes, bordant la mer, mais agrémenté aussi d'une très belle piscine, souhaiterait connaître quelques monuments de cette «latinité», n'aurait qu'à traverser la rue et se rendre à l'église française (en Turquie les églises ont probablement encore une nationalité) Saint-Polycarpe. Il y rencontrerait soit le chancelier de l'évêché, un dominicain italien pieux, dynamique et cultivé, soit l'archevêque lui-même, un capucin italien, dans la longue tradition des prélats de son ordre, depuis le cardinal Massaia jusqu'à Mgr Cyril. Un registre pour visiteurs y est ouvert, tout près du gros Epitaphier des familles latines de Smyrne (dont les principales, comme les Balladur et les Glavany, comptent encore des ancêtres ensevelis à l'intérieur même de l'église Saint-Polycarpe). On peut consulter ce registre sur place ou le commander à l'auteur.
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Bien que plus récente que l'église des franciscains, l'église en question est encore conservée (au-dessous du niveau des rues de la ville actuelle, rebâtie après l'incendie de 1922) avec les caractéristiques des XVII e et XVIII e siècles. Elle offre, par ses peintures, dues à des artistes italiens et français du siècle dernier, un panorama de l'histoire de l'Église de Smyrne depuis son fondateur (ou re-fondateur), saint Polycarpe (mort vers l'an 155), jusqu'à l'archevêque Timoni (mort en 1904), qui effectua d'importants travaux de restauration durant son épiscopat. C'est dans cette église qu'est conservée une précieuse statue dite de la «Vierge persane» que les catholiques orientaux, chassés par le chah de Perse aux XVII e et XVIII e siècles, emportèrent avec eux lorsqu'ils furent accueillis dans les terres du Sultan ottoman. On la verra régnant sur l'autel de la dernière chapelle de la nef droite, tout près du presbytère. Elle est recouverte d'une couche d'argent décoré de motifs orientaux. Les noms des principales familles donatrices devraient y être inscrits. L'impression qui se dégage de la visite de l'église Saint-Polycarpe, que l'on soit accompagné d'un guide ou pas, est celle d'un lieu extraordinaire où l'Orient rejoint l'Occident. Dans le souvenir des premiers martyrs qui, en ces lieux (ou à quelques pas de là, dans l'amphithéâtre de la colline dite du Mont Pagus qui domine la ville), témoignèrent (comme le nom grec l'indique) de leur fidélité au Christ par le sacrifice de leur vie. De Saint-Polycarpe on passe, deux rues plus loin, à Sainte-Marie des Franciscains. Église plus ancienne par son histoire, mais plus récente dans ses structures rénovées. Église dépositaire des souvenirs vénitiens et, donc, autrichiens depuis Napoléon et, finalement, «italiens» depuis la libération de la Vénétie au siècle dernier. On y trouvera des pierres commémoratives de la présence «impériale» et «royale» à Smyrne et quelques pierres tombales latines ou italiennes qui ont survécu à la destruction de l'ancien parvis de l'église, fruit de l'urbanisme des années trente et, probablement, de l'incurie des responsables ecclésiastiques de l'époque. Les archives et registres de Sainte-Marie ont disparu lors de l'incendie de 1922, alors que ceux de Saint-Polycarpe ont été partiellement conservés. Deux églises plus récentes méritent aussi une visite spéciale. D'une part, la cathédrale de Smyrne, sur la route qui conduit vers l'une des portes d'entrée de la Foire internationale d'ízmir, dont l'usage a été provisoirement accordé par l'archevêché aux responsables ecclésiastiques de l'Otan. D'autre part, ia paroisse italienne d'Alsancak (Alsandjak), l'ancien quartier dit de la Pointe (du golfe), propriété des Pères Dominicains de la province de Turin.
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A l'intérieur de la cathédrale (offerte en partie par le Sultan aux catholiques de Smyrne vers 1874) on admirera les grands tableaux du peintre austro-smyrniote Ambroise von Cramer et, à l'extérieur, les bustes en marbre de deux grands archevêques de Smyrne, Mussabini et Spaccapietra. En l'église Saint-Rosaire des Pères Dominicains (où l'on célèbre, aussi, la messe en langue turque) on vénérera une des plus précieuses reliques de la chrétienté, la pointe de la Sainte Lance également emportée de «Perse» en même temps que la statue de la Vierge Persane conservée à Saint-Polycarpe. D'autres églises seront à visiter dans chacun des principaux faubourgs de Smyrne, tels que Karçiyaka (Carchiyaka, historiquement Cordélio ou village fondé par Richard Cœur-de-Lion) où naquit, en 1929, l'ancien Premier ministre français Édouard Balladur, Bournabat (actuellement Bornova), haut lieu du négoce international anglo-levantin dont les villas mériteraient aussi une présentation comme celle que nous avons faite du village turc de Lord Byron (Boudja), Gôztepe (Gueuztépé) où habita et mourut, il y a quelques dizaines d'années, le dernier parent du grand éditeur français Daniel Filipachi, originaire lui-même de Smyrne, et enfin — Boudja, avec son église et son clocher qui s'est tu depuis la mort de son dernier curé. Les églises seraient-elles les seuls témoignages de la «latinité» ? Les généalogistes ou les armateurs d'histoire de l'art, les héraldistes ou les épi graphistes, ou les touristes tout simplement curieux, se rendent à la recherche de cimetières «latins» (j'aurais dû parler de la si émouvante église protestante néerlandaise de Smyrne et de ses admirables pierres tombales ainsi que des différentes églises anglicanes de Smyrne, en service ou désaffectées, ainsi que de leurs cimetières...) encore existants : le cimetière dit de Karabaglar (sur la route d'Ephèse, désormais commun, semble-t-il, à tous les chrétiens), le cimetière de Karçiyaka (Cordélio) et le cimetière de Bornova (en voie de disparition). Sans oublier les pierres tombales à l'intérieur des églises. Le dernier hôpital «latin» (l'hôpital français) a disparu dans les années soixante-dix, emporté, dit-on, par la crise économique (ou par le manque d'intérêt de la France ?). L'hôpital italien (ex-autrichien), dit de Saint-Antoine, avait déjà disparu dans les années trente, emporté par la discussion sur ses titres de propriété Comment les retrouver ? Restent encore le lycée des Frères des Écoles chrétiennes où tant de religieux français (et même deux Luxembourgeois, dont le Frère Dondelinger) ont formé plusieurs générations de Latins et de Turcs, ainsi que l'École mixte
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primaire italienne où depuis plus d'un siècle les Filles de la Charité piémontaises d'Ivrea éduquent filles et garçons des Latins de Smyrne (l'accès des non-Latins n'étant permis que pour les classes des jardins d'enfants). Serait-ce tout de la latinité de Smyrne ? Ne devrait-on pas parler des Centres culturels (français et italien), d'une ébauche (je crois) de GoetheInstitut, du British Council (?) et de toute la grande présence commerciale et industrielle d'entreprises qui, d'une manière ou d'une autre, se rattachent à la latinité ? Mais ce serait un autre chapitre. De même que celui de la turquité, sur lequel les guides touristiques sont aussi silencieux que sur la latinité (pourtant, quelles splendides mosquées à izmir et combien historiques...) ! De même que celui de lajudéité (admirables synagogues et cimetières juifs sépharades de Smyrne toujours en service). Dans le souvenir d'une arménité et d'une grécité que les dernières initiatives du ministère turc de la Culture commencent à rappeler par des expositions (gravures et cartes postales) que je viens de découvrir à la Fête du Livre (Kitap Bayrami) au début de la rue piétonnière d'Alsancak consacrée aux martyrs cypriotes.
LA GÉNÉALOGIE EN GRÈCE ET EN TURQUIE EN TANT QU'EXPRESSION DE LA POLITIQUE DE L'ÉTAT1
Introduction et motivation 1. Fidèle aux préoccupations qui ont présidé à l'élaboration de mes communications à tous les Congrès des Sciences Généalogique et Héraldique depuis le début des années soixante, je me proposais de présenter au Congrès d'Innsbruck une communication sur l'«Histoire d'une famille arménienne latinisé de Smyrne : les Balladur». Une telle communication m'aurait permis en effet de poursuivre la mise en valeur des généalogies des familles latines (ou latinisées) du Levant — et de l'Empire ottoman en particulier et en même temps, de plonger dans la réalité politique des trois dernières années de la République française, marquées précisément par l'action d'un ministre des finances, de l'économie et des privatisations issu d'une des branches de la famille Balladur. 2. Les organisateurs du Congrès m'ayant fait part de leurs préférences pour un sujet qui, tout en ayant trait à l'Empire ottoman, collerait mieux au thème général du Congrès, à savoir «La généalogie et l'héraldique comme moteurs et expression de la politique des Etats», c'est avec plaisir que j'ai accepté de parler de «La généalogie en Grèce et en Turquie en tant qu'expression de la politique de l'Etat». Et, pour ce faire, j'essayerai de brosser un tableau des deux pays — et de leur éventuelle politique «généalogique» — en tant qu'États ex-ottomans, d'abord à la lumière de l'histoire, ensuite en fonction des réalités actuelles basées sur la nation d'État-nation et sur le principe fondamental de l'égalité de tous les citoyens face à la loi nationale. A noter, d'entrée de jeu, qu'il n'existe pas encore une histoire de l'Empire ottoman comportant, l'étude simultanée et parallèle de toutes les composantes ethno-juridiques de cet Empire, à savoir la communauté (ou nation) musulmane d'une part, et la communauté non-musulmane d'autre part, 1
Sonderdruck XVIII. lntern. 1988, p. 171-175).
Kongress
fur Genealogie
und Heraldik
(Innsbruck, Stadtarchiv,
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subdivisée dans les quatre nations, l'orthodoxe («roum»), l'arménienne et assimilées, la latine d'Orient et la juive. La seule tentative qui a été faite jusqu'à présent, dans une telle direction, est celle de Dimitri Kitsikis, professeur à l'université d'Ottawa, pour la collection «Que sais-je», sous le titre «L'Empire ottoman», Paris P.U.F., 1985, no. 2222. Mais il s'agit d'une tentative partielle puisqu'elle n'envisage l'histoire ottomane que sous l'angle des («Turcs»-) musulmans et des («Grecs»-) orthodoxes ; elle ignore carrément la nation arménienne et assimilées ainsi que la nation juive ottomane et rejette l'idée qu'il ait existé une nation latine d'Orient !
La généalogie en Grèce et en Turquie dans le cadre ottoman 3. La position d'Arnold Toynbee — Si par «généalogie» on entend l'histoire des familles ayant joué un certain rôle dans un certain contexte territorial et au cours d'une certaine période de l'histoire du monde, il est évident que chacune des composantes nationales de l'Empire ottoman ait eu les généalogies de ses classes dirigeantes (Cf., par exemple, les «Tables généalogiques de la dynastie des Ottomans, des Chans de Crimée et de la famille Keuprulu» publiés par de Hammer dans son «Histoire de l'Empire ottoman» (trad. Dochez), 3 tomes, Paris, Béthune, 1844). Mais, ce qui frappe l'observateur politique, c'est que l'historien Toynbee lui-même, ait, dans sa célèbre Histoire des civilisations, consacré deux chapitres spéciaux aux classes dirigeantes de deux nations ottomanes (l'orthodoxe et la latine d'Orient, qu'il appelle «levantine») dont les généalogies sont suffisamment connues ne fût-ce qu'à travers les études de Legrand (pour ce qui est, par exemple, des phanariotes Mavrocordato) et de Hopf (pour ce qui est des Latins d'Orient, ou Levantins, dont les généalogies sont appelées, par cet auteur, «gréco-romanes»). (Cf. éd. italienne d'A. J. Toynbee, Panorami della storia, II, Genesi delle civiltà, Milan, Mondadori, 1955, pp. 344 et 356 suiv.) 4. La politique impériale ottomane en matière de généalogie — Peuton parler vraiment d'une politique impériale ottomane en matière de généalogie ? En d'autres mots, est-ce que des éléments de nature généalogique pouvaient faire partie, ou carrément faisaient partie de la politique impériale ottomane ?
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Sans vouloir prendre position sur un problème très débattu, et sur lequel on n'est probablement pas encore parvenu à des conclusions définitive, à savoir le problème de l'existence, ou de la non-existence d'une «noblesse» ottomane proprement dite, «noblesse» dont la généalogie connue pourrait être une des manifestations patentes, il serait irrationnel de prétendre qu'un État qui a duré plus de six siècles, et qui a laissé son empreinte sur une bonne partie de l'Europe, de l'Asie antérieure et de l'Afrique du Nord, n'ait pas eu une certaine notion de la noblesse en tant qu'ensemble d'hommes liés par le sang et jouant traditionnellement, ne fût-ce que de facto, un certain rôle dans la vie économique et politique de l'État et, surtout, dans certaines régions ou provinces de l'État impérial. Le cas des familles phanariotes telles que les Mavrocordato et les Ghika et celui des Giustiniani de Scio — dont on trouve le nom précédé de l'appellatif (ou titre) ottoman de «beyzadé» — peut être cités en faveur de cette thèse dans la mesure où l'État ottoman s'est servi de membres de ces familles pour la réalisation de l'une ou l'autre de ses finalités. Du reste le mot «asalet» et son dérivé «asilzade» existaient en langue ottomane et correspondent, mutatis mutandis, à «noblesse» et à «fils de noble». En plus, le terme «beyzadé» («fils noble de bey») était appliqué, en langue ottomane, aux titres de noblesse étrangers dont il constituait, pour ainsi dire, la traduction (uniforme ?). Cf. le cas du «vicomte Chateaubriand» appelé «beyzadé» dans le contrat de nolis passé entre lui-même et l'armateur d'un bateau ottoman (Kaptan Dimitri) lors du célèbre «Itinéraire de Paris à Jérusalem» (Cf. texte original en grec moderne annexé aux principales éditions de l'Itinéraire).
La généalogie en Grèce depuis la création de l'État hellénique (1830) 5. Pour ce qui est de la création des deux États ex-ottomans, l'État grec moderne et la République de Turquie, il y a lieu de rappeler un principe fondamental, valable pour ces deux États et les différenciant de l'Empire ottoman dont ils sont issus, à savoir le principe de l'État-nation (opposé au principe de l'État multinational qui était une des caractéristiques de l'Empire ottoman). L'État-nation ne supprime certainement pas l'idée de classe dirigeante (liée, entre autres, au sang, ne fût-ce que de facto), mais au lieu de la reconnaître en fonction de l'identité ethnique et culturelle de chacune des nations composant l'État, l'État-nation limite cette idée à une seule nation, celle qui coïncide avec l'État. L'État est né grâce à l'action, disons carrément à
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la révolution d'une seule nation (fictive ou réelle suivant les différentes interprétations possibles), la nation grecque (et orthodoxe) en ce qui concerne la Grèce moderne et la nation turque (et musulmane) en ce qui concerne la République de Turquie. Et leurs classe dirigeante, leur «noblesse» ne saurait avoir qu'une généalogie grecque (et orthodoxe) ou une généalogie turque (et musulmane). 6. Tant la doctrine que la jurisprudence ainsi que la pratique (sinon carrément la législation) sont unanimes, de part et d'autre, sur ce point. Il y a une seule nation en Grèce (c'est la nation hellénique) et une seule nation en Turquie (la nation turque). Les discriminations sociales sont abolies, de même que les titres de noblesse et non seulement les prénoms mais même les noms de famille doivent être, de facto, sinon pas toujours de jure, conformes à la «langue nationale». Quant aux prénoms, il est fort intéressant de noter que, suite à l'adhésion de la Grèce à la Communauté Européenne, les citoyens grecs qui, avant cette adhésion, avaient la très louable et très humaniste habitude de traduire leurs prénoms dans une des principales langues européennes, se limitent, maintenant, à les translittérer, ce qui fait que les différents Grégoire, Jean, Paul et éventuellement Antoine, sont devenus tous des Grigorios (sinon, plus vulgairement, Grigoris), Ioannis, sinon Ianis ou même Iankos, Pavlos et Petros, et éventuellement Antonios (sinon Andonis...). Et il arrive même que le même personnage ayant signé un acte international en tant que Jean, se trouve maintenant, dans d'autres actes internationaux, réduit à Ioanis (Cf. le cas de Jean-Ioanis Pesmazoglou). 7. Quelque analogie existe en ce qui concerne les noms de famille où la traduction pure et simple étant pratiquement impossible, sauf procédures ad hoc, la grécisation est assurée par l'attribution des terminaisons grecques aux noms d'origine étrangère (Arvanitakis, Ahmetakis, Topouzis, Prelorentsos, Roussos, Kaleghias, Camileris). D'après le témoignage de M. Patriarcheas, écrivain et libraire-antiquaire à Athènes, la simple consultation de l'Annuaire téléphonique d'Athènes constituerait une preuve de la grande variété de cas relevant de l'exemple que nous venons de citer. Serait-ce un exemple, patent ou latent, d'une politique généalogique typique de l'État-nation ? Si la France admet (et exalte) comme citoyens français en 1988 des hommes d'État, des parlementaires, des diplomates dont les généalogies se trouvent chez les Bérégovoy, les Koszciusko, les Rodocanachi ou les Poniatovski, peut-on dire la même chose pour d'autres États et notamment pour des États ex-ottomans ?
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8. On pourrait comprendre, donc, dans ce contexte, l'extrême complexité des tentatives grecques concernant la création de sociétés généalogiques ou la simple publication de généalogies, à moins que l'on n'y décèle — comme semble le faire, par le titre de sa propre communication au présent Congrès, un citoyen grec, M. Socrate (exception à Sokratis !) C. Zervos, de la famille homonyme bien connue — «une expression des conflits entre les couches supérieures de la société grecque». Comment un État, préoccupé par la création ex novo d'une entité étatique où, en principe, nation, religion, langue et territoire devraient coïncider, pourrait-il être insensible à des publications mettant en lumière des aspects démographiques et physiologiques constituant un démenti formel à cette coïncidence souhaitée ? Et comment, par ailleurs, un citoyen d'un tel État pourrait-il rendre publics des éléments généalogiques qui pourraient contribuer à mettre en doute sa nationalité actuelle ? Alors que, comme le rappelait dernièrement Lucie (Loukia !) Droulia, directrice du Centre de Recherches Néohelléniques, «modem Greeks' "national self-awareness" (is) still insufficiently developed» ? (Cf. Modem Greek Studies Yearbook, University of Minnesota, Vol. 3, p. 242, Minneapolis, 1987). Il est évident qu'une généalogie — dans la mesure où elle contribue à augmenter la «conscience nationale» — doit être promue et, dans le cas contraire, proscrite. La Société généalogique et héraldique grecque, fondée à Athènes dans les années soixante-dix et présidée par le représentant d'une des plus anciennes familles latines de Santorin, mais citoyen grec, M. Delenda (récemment reçu au sein de l'Ordre de Malte), saura-t-elle contribuer au dépassement d'une telle situation ? Dans quelle mesure pourra-t-elle dépasser non seulement le conflit entre ancienne classe dirigeante osmano-orthodoxe et classe dirigeante osmanolatine d'origine croisée, mais aussi entre «couches supérieures» de la société grecque actuelle (suivant la définition de M. Zervos) ? Ce n'est que dans ce cas, peut-être, qu'elle pourra servir d'exemple à la constitution d'autres sociétés généalogiques et se transformer, ainsi, en expression indirecte d'une autre politique de l'État.
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La généalogie en Turquie depuis la création de la République (1923) 9. Il n'existe pas en Turquie, à notre connaissance, de société généalogique proprement dite. Pourtant, chez les Turcs musulmans, le terme turc, d'origine arabe, «§ecere», c'est-à-dire «arbre généalogique», est connu et l'on pourrait dire, avec quelque exagération, que toute famille musulmane ayant quelque prétention, se dit descendre de Fatma, la fille de Mahomet. Des arbres généalogiques de Derviches de Konya sont exposés encore de nos jours dans l'ensemble monumental de Djelal-ed-dine Roumi de Konya. Ils avaient été publiés, du moins en partie, par Mouradgea d'Ohsson, le célèbre drogman de Suède à Constantinople au XVIII e siècle, dans son monumental «Tableau de l'Empire ottomans». Et la généalogie de la Maison impériale d'Osman a été régulièrement publiée dans l'Almanach de Gotha. Certaines généalogies de familles musulmanes connues au niveau régional semblent actuellement en cours de publication (d'après les données qui nous ont été communiquées par une correspondante du journal turc «Hiirriyet» d'Istanbul). Il s'agit notamment de familles de Gaziantep (Turquie du sud-est). 10. Ce qui a été dit pour la Grèce dans les paragraphes précédents est d'autant plus vrai pour la Turquie où non seulement il s'est agi d'éliminer du territoire turc, dans la mesure du possible, toute population non-musulmane au cours de la guerre d'indépendance (1919-1922), mais aussi, et surtout, de créer — presque ex nihilo — une nouvelle nation turque dont le nom luimême était soit inconnu soit limité à certaines couches paysannes et incultes d'Anatolie. D'où la fameuse formule créatrice de la nation turque et attribuée à Mustafa Kemal Atatiirk : «Ne mutlu Tiirküm diyene» «Qu'il est agréable pour un homme que de pouvoir se dire turc!» La création d'une nation peut-elle se concevoir sans l'agglutination — autour d'une idéologie — d'ensembles d'hommes aux passés, aux généalogies, aux traditions les plus différentes telles qu'elles pouvaient coexister dans, un État multinational comme l'État ottoman ? Une généalogie semble donner la priorité aux rapports du sang dans un sens vertical, au détriment de toute autre rapport horizontal et, donc, au détriment du rapport politiquement prioritaire pour le créateur d'une nouvelle nation : le rapport de solidarité nationale immédiate indépendamment de toute influence du passé tel qu'il a existé réellement. Le passé ne compte que dans la mesure où il est reconstruit rétroactivement par le présent et en fonction du présent. D'où l'incompatibilité profonde entre généalogie et politique, le refus de toute généalogie qui ne serve pas à prouver le bien-fondé du présent.
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Serait-ce finalement une constatation de caractère général qui ferait qu'aujourd'hui, en 1988, aucune généalogie ne soit politiquement acceptable ou que seules soient acceptables — et même sollicitées — les généalogies allant dans le sens de la philosophie politique des États concernés ? Comme si la généalogie aussi devait se soumettre aux règles de fer de ce qu'on appelle et qui serait la prétendue rationalité économique dont les paramètres devraient être constants pour tout le monde et pour tous les États nantis d'un seul territoire, d'une seule nation et, autant que possible, d'une seule langue et d'une seule culture ? Il y a, certes, entre la généalogie et les tables dites hématologiques dont parle, très scientifiquement, l'académicien de France et président du Comité national français d'éthique Jean Bernard, dans ses livres «Le sang et l'histoire», Paris, Buchet/Chastel, 1983 et «Et l'âme ? demande Brigitte», Paris, Buchet/Chastel, 1987, des affinités indéniables et il est évident que, dans la mesure où l'hématologie historique est le fruit de certaines constantes exogamiques ou endogamiques, la généalogie se trouve, par le fait même, impliquée dans un paramètre de l'histoire dont l'interprétation et les conclusions peuvent ne pas coïncider avec l'interprétation et les conclusions auxquelles voudrait aboutir le pouvoir en place d'un État. 11. Il est symptomatique que la dernière Constitution turque, approuvée par la loi no. 2709 du 18 octobre 1982, non seulement maintienne la constitutionnalisation précédente des lois réformistes d'Atattirk, parmi lesquelles figure la loi no. 2590 de 1934 portant abrogation des titres tels que Efendi, Bey et Pacha (Art. 174 par. 7), mais insiste, directement ou indirectement, sur l'indivisibilité de la nation turque (Art. 3). Une généalogie, dans la mesure où elle trahit des éléments qui apparaissent irréconciliables avec une telle indivisibilité, n'est-elle pas contraire non seulement à la loi tout court, mais à la loi fondamentale de l'État ? Ce n'est que lorsque les composantes multiethniques de l'État théocratique ottoman auront été suffisamment mises en lumière et acceptées comme telles par l'intelligentsia et, pourquoi pas, par l'opinion publique turque, que la généalogie pourra être politiquement indifférente et, par conséquent, possible.
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En France une généalogie comme celle du général de Gaulle ne gêne personne et personne ne s'émeut de la proche ascendance irlandaise et même allemande du général, telle qu'elle a été publiée encore dernièrement par une importante revue généalogique française. En Italie peu de monde sait qu'un des plus importants premiers ministres italiens du siècle dernier, F. Crispi, était d'origine albanaise et que même les ancêtres de Gramsci, le grand écrivain et philosophe italien, fondateur du Parti Communiste Italien, étaient Albanais de passeport ottoman ! Mais il est fort probable que l'opinion publique italienne ne serait nullement perturbée même si on publiait la généalogie complète de ces deux personnages. Pourrait-on dire la même chose pour la Turquie ? A quand une généalogie détaillée — ne fût-ce que de huit quartiers — de Mustafa Kemal Atatiirk, le fondateur de la République ? Ou de tant d'hommes d'État ottomans (et même turco-républicains) dont on commence à peine à reconnaître l'origine ethnique non-turque, soit-elle arménienne, juive, grecque-orthodoxe, polonaise ou autre ?? Arrivera-t-on un jour à débrancher la généalogie du politique (et de l'économique) ? À en faire une science pour elle-même et par elle-même ? Mais aura-t-elle alors un sens ? Si oui, lequel ? Nous croyons que le cas grec et turc (à étendre certainement à beaucoup d'autres États ex-ottomans, sinon à tous) constitue un banc d'essai.
LES RECHERCHES GÉNÉALOGIQUES EN TURQUIE SONT-ELLES POSSIBLES 71
I - Les
définitions
Quand on parle de "Turquie" on entend la République de Turquie dans le cadre actuel de ses frontières politiques. Aussi tous les intéressés à la généalogie dont les documents ancestraux feraient état de villes ou établissements (civils ou religieux) sis en "Turquie", devraient d'abord s'assurer que ces villes ou établissements soient situés encore de nos jours sur le territoire actuel de la République de Turquie. Dans le cas contraire ils devraient rechercher la position géographique actuelle de l'endroit concerné dans le cadre des États d'Europe sud-orientale, d'Asie occidentale ou d'Afrique du Nord ayant fait partie de la Turquie historique, c'est-à-dire de l'Empire Ottoman (Ex. "Alep, Turquie" se trouve aujourd'hui en Syrie et non pas en Turquie ; tout cela sans préjuger des changements des toponymes, Smyrne se disant en turc izmir, Constantinople-Istanbul, Brousse-Bursa, Angora-Ankara, TrébizondeTrabzon, etc.). Il y a donc, pour le généalogiste, tout un travail culturel d'histoire et de géographie à faire avant d'aborder la recherche généalogique proprement dite.
II - Le cadre
généalogique
Une fois terminé ce travail historique et géographique, il y a lieu de s'assurer de la religion de l'ancêtre car, à l'intérieur de l'Empire ottoman, la population non seulement relevait des autorités religieuses (qui avaient, par ailleurs, de larges pouvoirs, civils), mais était répartie en fonction de la religion. Il y avait deux nations fondamentales : la nation musulmane d'une part et l'ensemble des nations non-musulmanes d'autre part. La nation musulmane était une et, si l'on peut dire, "indivisible" et dépassant même les frontières politiques de l'Empire ottoman ; l'ensemble des nations non-musulmanes se divisait, en principe, en quatre nations dont trois ^Communication présentée au Congrès généalogique de Vichy, 1993.
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chrétiennes et une non-chrétienne (ni-musulmane), la nation juive. Les trois nations chrétiennes étaient la nation orthodoxe, la nation arménienne et la nation latine (rattachée au Pape). Il faudra donc, avant de procéder à une recherche quelconque, s'assurer de l'identité de l'ancêtre recherché (musulman, non-musulman et dans ce dernier cas, orthodoxe, arménien, latin ou juif)
III - Les sources Je ne me suis spécialisé que dans les sources latines. Avant de m'y référer plus en détail je tiens toutefois à rappeler que, malgré le paramètre religieux (recherche de l'appartenance religieuse de l'ancêtre), il y aussi, surtout pour les Latins, le paramètre politique, c'est-à-dire celui de l'appartenance politique de l'ancêtre qui pouvait être ottoman ou avoir la "citoyenneté" de n'importe quel autre État (européen ou non européen). D'où la référence à des sources civiles, diplomatiques ou consulaires. Il faudra donc tout d'abord épuiser la recherche "religieuse" et ensuite, passer, si possible à la "recherche civile".
IV — La recherche des sources religieuses (pour les Latins) Grâce à l'autorisation accordée, à ma demande, par l'ancien vicaire latin de Constantinople, Mgr Dubois (Père Gautier, OFM Capp.), les Mormons ont eu l'amabilité de photocopier (microfilmer) pratiquement tous les registres paroissiaux catholiques romains (latins) de Constantinople, ce qui veut dire que l'on peut directement s'adresser à Sait Lake City, Utah, USA, pour voir copie d'actes contenus dans ces registres. Les registres catholiques d'autres villes de Turquie (dont Smyrne, par exemple) n'ont pas encore été photographiés par les Mormons. J'en détiens des photocopiés partielles dans l'espoir de les photocopier entièrement. Des tables des noms sont en élaboration. Il s'agit là de tout un pan très important de l'histoire non seulement française mais européenne dans le Levant, que l'on est en train de sauver.
LES
RECHERCHES
GÉNÉALOGIQUES
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Naturellement le vicariat latin de Constantinople (Ôlçek sokak n° 83, Pangalti, Istanbul) est en mesure de répondre concernant les archives (registres) de la Cathédrale d'Istanbul, mais pour ce qui est de chacune des paroisses, il faudra (sur la base de l'Annuaire du diocèse, disponible auprès de ladite adresse) se procurer l'indication exacte de manière à s'adresser au curé susceptible de détenir l'acte (par ex. paroisse de Ste Marie Draperis, de St Antoine, de St Louis des Français, des St Pierre et Paul de Galata ou de chacun des "villages" de la ville de Constantinople). Ceci vaut également pour Smyrne (l'évêché a comme adresse le N° de B.P. 267, ízmir) et pour ses différentes paroisses urbaines et rurales.
V - La recherche des sources civiles (pour les Latins) Il faudra, suivant la nationalité ("citoyenneté" c'est-à-dire ce qu'on appelle vulgairement "le passeport"), s'adresser au consulat ou aux archives du ministère des affaires étrangères de l'État concerné qui détiennent les vieux registres des nationaux et, en même temps, des "protégés" (semi-nationaux français, allemands, italiens, britanniques, etc.)
VI - La recherche dans les registres d'étrangers de l'empire ottoman On en connaît l'existence, mais ils n'ont pas encore été suffisamment exploités.
VII - Autres sources
Il ne faudrait pas perdre de vue : — les publications de et sur les familles latines de l'Empire ottoman dont une première collection est envisagée par moi-même (cf. ma plaquette sur "Les mémoires de Georges de Chirico, ou la fin d'une Nation" Bruxelles, 1984, dans laquelle, j'ai reproduit en annexe les titres de certains livres publiés par ou sur des familles ou personnages latins de l'Empire ottoman) ; — les journaux publiés à Constantinople et à Smyrne notamment en français, en italien et même en anglais (ou en ladino pour les Juifs, en grec pour les Orthodoxes, en arménien pour les Arméniens) et contenant des
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données généalogiques non négligeables. Le livre ad hoc publié par Mr Groc, éditions de l'Institut Français d'Études Anatoliennes d'Istanbul, constitue une première contribution à la recherche de cette source absolument extraordinaire des généalogies et de l'histoire de la Latinité ottomane et étrangère (par Latinité étrangère dans l'Empire ottoman j'entends ce que jusqu'à ce jour a été appelé "histoire des colonies étrangères" en Turquie). Les collections de ces journaux sont très dispersées, très pleines de lacunes et souvent introuvables. Elles doivent être complétées par des recherches dans les archives d'État de chaque État concerné et même par des recherches dans les Musées Nationaux de Journaux (par ex. à Aachen - Aix-la-Chapelle, Anvers, etc.) ; — les cimetières latins de Turquie sur lesquels nous avons déjà publié quelques études (dont surtout l'Epitaphier des grandes familles Latines de Smyrne, pendant partiel du Dictionnaire des grandes familles de Constantinople, de Grèce et d'Albanie du prince Sturdza). Les pierres tombales des cimetières latins à l'intérieur ou à l'extérieur des églises latines de Constantinople, de Smyrne et d'autres villes de Turquie, constituent une source éminente de la généalogie de la Latinité ou plutôt des Latins d'Orient, quelle que soit leur origine ou leur nationalité.
ROMAN CATHOLIC CHURCH RECORDS IN TURKEY : HOW TO USE THEM FOR GENEALOGY A N D FAMILY HISTORY i
A. Terminology To avoid any confusion, especially from the American point of view, and because of the extreme complexity of the religious and civil interferences in the Middle Eastern, i.e. Levantine countries, 2 I think it useful to make a very small introduction to my paper by giving some explanation of the meaning of the words I will use. And since the title given to my paper is "Roman Catholic Church Records in Turkey, " let us start by examining the meaning of records.
1. Meaning of "Records" Records is used here not in the large sense of "archive" but in the very specific sense of birth, death, and marriage registers. In the next section, we will see to what extent these registers can be considered as ecclesiastic or civil documents still in force with regard to the Roman Catholic canonical legislation on one hand, and to the respective civil legislation on the other hand. I exclude from the word records any other document (papal Bullae, Ottoman firmans or hodgets or tezkeres which might be preserved in the Roman Catholic archives of Turkey and which might have some interest for genealogical researchers).
' World Conference on Records, 1980, Series 904, 5 p. (USA, Salt Lake City). Levantine refers to any state having been territorially a portion of the old Ottoman Empire, which collapsed in 1923. 2
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2. Meaning of "Church Records" Church records mean here ecclesiastic as opposed to civil records ; church records mean records, i.e. registers, established by a church person, irrespective of their civil value. They are generally called, according to Roman Catholic canon law, libri baptizatorum (registers of baptism), libri mortuorum (registers of death), and libri matrimoniorum (registers of marriage). 1 They are, of course, valid with regard to Roman Catholic canon law, irrespective of the date of their elaboration, whereas they seem to be never accepted by Turkish civil law. On the contrary, Western countries seem to recognise their civil value.
3. Meaning of "Roman Catholic" I mean the Latin, Church bound to the Pope of Rome through bishops and priests having used Latin in their liturgy until the Vatican II Council.
4. Meaning of the Expression "In Turkey" I mean records of the Latin church which are presently to be found and consulted on the territory of the Republic of Turkey, irrespective of the nationality of their owner or possessor. In fact, these records might be Turkish or foreign according to the legal status, i.e., to the citizenship of the institution, foundation, or person to which (or to whom) they belong.
B. Importance of the Roman Catholic Church Records in Turkey According to the Italian genealogist, Count Guelfi Camajani of Florence, the oldest church record in Italy goes back to 1425. In Greece it seems that the oldest Roman Catholic church record goes back to 1580. It is that of the island of Scio (Chios).
'There exist also libri status animarum (records describing the religious state of families), but they are difficult to consult because of the canonical secret. Libri confirmatorum do not generally exist ; confirmation is mentioned in separate lists or in footnote.
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The oldest record in Turkey seems to be that of Santa Maria Draperis, going back to 1666. It is followed by those of Sant'Antonio and of St. Peter and Paul of the Dominicans at Galata. The oldest in Smyrna is that of Santa Maria at Bournabat (1796). Unfortunately, these records are not always complete. Some gaps are to be regretted because of fires, earthquakes, political events which made some of the books (libri) disappear. For instance all the records of Santa Maria of the Chocolants at Smyrna were burned by the fire of September 1922, and the first ten libri of Saint-Polycarpe, of the same town, also perished during that disastrous fire. There are no duplicates elsewhere to help us reconstruct the lost acts.
C. Use of the Records 1. Location If someone knows or thinks that he has Latin ancestors who lived in Turkey, he has, first of all, to locate the town. Did those ancestors live in Istanbul, in Smyrna, or in other Turkish towns ? After the town, the church has to be found. If the church is not known, the authority to consult is the highest Latin (i.e., Roman Catholic) authority according to the official state book of the Vatican which is called Annuario Pontificio. The highest authority is generally a residential bishop or an apostolic vicar or the apostolic nuncio, who will very kindly help the interested party to get in touch with the local Latin hierarchy or parish.
2.
Authorisation
Authorisation has to be obtained from the parish or church concerned. Sometimes the authorisation of the bishop is also necessary in order to consult the records personally. A third authorisation might be also required according to the nationality of the church (the French consul or ambassador for the French church records, the Italian consul or ambassador for the Italian church records, etc.).
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In some cases, if a church has been suppressed (for instance the French Latin church at the Dardanelles) the records might be either at the Latin cathedral of the nearest biggest town (e.g. Istanbul) or at the French consulate and might require the authorisation of both authorities. In some cases, the records might have been sent by the interested parish or order (for instance the Capuchins) to their central office in Europe. Dr. Slot, of the Dutch State Archive, The Hague, relates in one of his books that he found in Paris, at the Capuchins central headquarters in France, the records of the Latin church of Melos (a Greek island formerly Ottoman).
3.
Research
The researcher needs a certain knowledge of religious uses in the Ixvant. Indexes, language, calligraphy, etc., play a big role, and only a scientific approach after photocopying and computerising the records, will allow scholars and researchers to have satisfactory results.
4. Indexes Sometimes the records lack indexes completely so the scholar has to go through the whole book and establish the index himself. (In the case of the first book of Saint-Polycarpe of Smyrna, the index has been made by myself and refers to the period 1807-50.) Sometimes the indexes exist, but they are in alphabetical order by Christian (not the family) names ; and usually in such cases the index does not follow a true alphabetical order, but rather a chronological order, Albert coming after Antony if Albert was born after Antony. Furthermore, indexes to the registers of marriage generally refer to only the bridegroom's Christian name. Only in the second half of the XlXth century were indexes made in true alphabetical order according to the family name.
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5. Languages As previously said, Latin is the main language ; but Italian is also used, especially in the oldest texts and even French, depending on the nationality of the writer. So the researcher should know at least Italian and French, besides Latin. Armenian and Arabic signatures are to be found in some cases (e.g. Saint-Polycarpe).
6. Filling gaps How can one complete missing periods, documents, etc. ? As from the beginning of the nineteenth century for France and a little bit later for Italy, civil records exist either with the interested consulates in loco or with the archives of the respective ministries of foreign affairs (Nantes in France) or the state archive in Italy (for instance, Turin, where I personally found the first Sardinian register of the Sardinian subjects in Smyrna going back to 1842, the present oldest register of the Italian consulate archives going back only to 1870).
LE VILLAGE TURC DE LORD BYRON 1
Je viens de rentrer de Boudja, un «village» près de Smyrne (Turquie). Ce village avait quelque 30,000 habitants jusqu'au début des années 80, il en a, dit-on, maintenant 600,000 ... Et, jusqu'au début des années 60, il suffisait d'atteindre (par train ou en voiture) la localité de Chirinyère (en turc §irinyer), à quelque quatre km de Smyrne, pour parcourir les trois ou quatre km restants au milieu d'immenses étendues de vignes ou de longues allées de pins et d'oliviers, avant de se retrouver dans cette oasis de paix et de joie champêtre qu'était Boudja (en turc Buca). Mais Smyrne n'avait, elle-même, rejoint que les 6 à 700,000 habitants, alors qu'elle en compte, aujourd'hui, près de quatre millions ! Smyrne, la ville turque de l'Apocalypse (par la lettre que lui adressa, avant l'an 100 de notre ère, l'Ange de saint Jean l'Évangéliste), Smyrne la ville d'Homère, de Rome et de Byzance, avant de devenir, en 1344, la ville de mes ancêtres latins et croisés et, enfin, en 1424, la ville définitive des Ottomans. Ceux-ci, par leurs cousins vainqueurs de l'empereur romain Diogène à Mantzikert (près du Lac de Van), l'avaient déjà conquise, une première fois, en 1076. Ne devrais-je pas parler d'elle, de cette ville que le mouvement touristique actuel ne semble connaître que comme «relais» ? Ce relais permet aux millions d'étrangers, assoiffés de dépaysement, d'atteindre l'un ou l'autre des célèbres villages «Med» de Phocée (Foça en turc) — la ville fondatrice de Marseille —, ou de Kouchadassi (en turc Ku§adasi), la vieille ville génoise de Scalanova, ou de se rendre dans l'un ou l'autre des centres archéologiques les plus fameux du monde (pour nos souvenirs européens et chrétiens) tels qu'Ephèse, Pergame, Milet, Sardes ou Halicarnasse.
Un «lieu fleuri» Certes. Mais, pour commencer, je veux parler de mon village, Boudja. J'ai dit «village» et je m'en veux de ne pas trouver un meilleur mot dans la mesure où le Larousse et ma propre sensibilité linguistique évoquent un X
Luxemburger Worl, 20.7.1995.
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FAMILLES
LATINES
DE L ' E M P I R E
OTTOMAN
«assemblage de maisons, moins considérable qu'une ville». Boudja, «un assemblage de maisons», oui, mais surtout (anciennement) de résidences d'été, patriciennes, entourées souvent de beaux parcs ou précédées d'un pavé de pierres dures colorées noires et blanches (opus reticulatum) formant mille dessins dont le hall d'arrivée de la gare ferroviaire, construite par une société anglaise autour de la moitié du siècle dernier, offre encore un exemple saisissant. L'étymologie elle-même de Boudja rappellerait un «lieu fleuri» (dans l'une ou l'autre des langues de l'Orient). C'est là que, depuis le XVIII e siècle et le début du XIX e siècle, se retiraient les «grands négociants» exportateurs de tabac, de coton, de fruits secs, de produits tannants, d'huiles, de minerais, de bois ou de jus de réglisse, soit pour fuir les grandes chaleurs s'étalant de mai à septembre, soit pour jouir de la douceur d'un printemps qui s'annonçait en février ou d'un automne qui pouvait durer, sous un ciel défini par Hérodote comme le plus beau du monde, pratiquement jusqu'à Noël... Que reste-t-il de ces maisons patriciennes échappées tant à l'incurie des hommes qu'à l'usure du temps ? Que reste-t-il de leurs habitants, ces anciens «grands négociants exportateurs» dont parle toute la littérature des voyageurs «en Orient» du XIX e siècle ? Deux maisons anglaises et une belgo-hollandaise attirent encore l'attention : le château Forbes, dominant le village du haut d'une colline boisée, et le château Rees (tout près de la gare), à la fabuleuse salle de bal aux colonnes ioniques. Le premier est en attente urgente de rénovation et le second est transformé en siège de la faculté des lettres modernes de l'université d'izmir (où nous avons pu assister à la représentation d'une pièce d'Ionesco et d'une autre de Queneau, en langue française). Quant au manoir belgo-hollandais de la famille de Jongh, à la très longue véranda en pierre, agrémentée, aussi, de colonnes ioniques, il sert actuellement d'institut pour la formation d'infirmières, après avoir été utilisé comme sanatorium contre la tuberculose dans les années cinquante. Les Forbes et les Rees (apparentés, ces derniers, à la famille royale anglaise) ont lié leur nom à l'histoire des relations commerciales angloottomanes ; les de Jongh aux relations dano- et hollando-ottomanes, un de leurs derniers représentants, Emeric de Jongh, ayant été ambassadeur des PaysBas.
LE
VILLAGE
TURC
DE
LORD
BYRON
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Deux villas ex-anglaises et une villa française peuvent encore être visitées. Il suffit pour cela de s'adresser à leurs propriétaires. Il y a d'une part la villa ex-Blackler, dont l'une des chambres — à colonnes — hébergea en 1894 l'ancienne impératrice Eugénie de Montijo qui, à cette époque, visita Smyrne sans jamais quitter, d'après le témoignage de mon propre grand-père, son long voile noir. Et d'autre part la villa ex-Barff, de la Faculté des sciences économiques et sociales de l'Université du 9 Septembre, d'izmir, construite par la famille Barff qui finança Lord Byron lors de son épopée orientale. La troisième villa (ex-Rossi Giustiniani et, plus tard, Icard Moellhausen) est, à l'entrée du village, le siège d'une institution bancaire turque qui l'a restaurée en respectant formes et couleurs d'origine. La grande villa et son parc de Charles Missir, fondateur du Théâtre de Smyrne (détruit en 1922) et beau-frère d'Ada Balladur, sont — hélas — en état de total abandon, bien que situés en plein cœur du village, dans une situation exceptionnelle. D'autres villas — même historiques — ont disparu entre 1965 et 1990. D'abord, la villa qui abrita, durant ses vacances d'été, l'ambassadeur allemand à Ankara von Papen, au tout début des années quarante. Ensuite, la villa du médecin italien Cesare Aliberti, dont la faculté d'exercer la médecine en Turquie après la chute de l'Empire ottoman fut reconnue par le traité de Lausanne en 1923. Et enfin la villa Bourguet, du nom du dernier représentant-directeur de la Société des eaux de Smyrne, créée probablement au début de ce siècle avec des capitaux belges. Une autre maison Icard, où naquit mon père (et près de laquelle devraient se situer les maisons Issaverdens, des barons du même nom, actuellement résidant en France) sert de principale école primaire du village, alors que l'imposante villa ex-Spartali, dans le haut du village, a été transformée en lycée artistique (Giizel Sanatlar Lisesi). La vaste propriété adjacente, du baron italien Aliotti, n'existe plus que par son parc, désormais ouvert au public.
Une mine de
renseignements
L'historien grec Nikos Kararas a retracé l'histoire du village dans son livre «O Boutzas», publié à Athènes vers la fin des années cinquante. Ce livre est une mine de renseignements pour les anciens habitants de la localité et notamment pour les écoles, églises et cimetières (surtout orthodoxes) disparus depuis 1923. Il permet aussi — par une ironie de l'histoire — de retrouver trace de la plus ancienne inscription ottomane de Boudja, emportée par les rénovations urbaines de septembre 1994.
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FAMILLES
LATINES
DE L ' E M P I R E
OTTOMAN
Une partie de l'école des Filles de la Charité françaises, parties en 1935, a été transformée en lycée, alors que l'entrée principale et l'ancienne chapelle (aux vitraux multicolores) ont disparu pour faire place à la cour de récréation. C'est là que nous avions fait nos premières expériences d'école maternelle et que nous avions pu lire, sur l'une des façades extérieures, l'enseigne «Notre Dame des Anges». Tout près se trouve l'église catholique latine, dont le dernier curé, le Capucin P. Michel de Novellara, vicaire général de l'archevêché de Smyrne, vient de mourir en Italie. Construite en 1840, en vertu d'un firman impérial accordé grâce à l'intercession des banquiers italo-dalmates Franceschi, elle renferme au moins trois belles réalisations d'un peintre italien du XIX e siècle. Elle est dominée par un clocher, très élégant, dont la cloche s'est cependant tue depuis la longue maladie du curé et la diminution du nombre des paroissiens malgré la tristesse de tout l'ancien village qui aimait s'organiser en fonction des trois sons de 8, 12 et 20 heures. L'église était bordée d'un cimetière disparu, avec toutes ses pierres tombales, lors des réfections des années trente, mais dont les noms sont heureusement conservés par les registres de catholicité de la paroisse. Le couvent des Capucins, véritable institution universitaire de l'Église catholique, a été fermé en 1935 aussi, mais son bâtiment sert de siège à un orphelinat féminin. Il avoisine l'ancienne église anglicane (transformée en centre culturel depuis les années soixante) et son cimetière dont les tombes et les inscriptions (que nous espérons publier un jour) constituent un des monuments les plus représentatifs des derniers temps de ce qui restait, au XIX e siècle, des descendants de la Levant Company fondée au XVI e siècle par la reine Élisabeth d'Angleterre. Au bout de l'avenue reliant actuellement l'entrée du centre culturel précité à l'ancien cimetière musulman sis au-delà de la propriété Aliotti, se trouvaient la maison et le grand parc des Gordon, sur le bas de la propriété Barff. C'est là que Lord Byron séjourna lors de son (ou ses) voyages en Orient en tant qu'hôte des anciennes familles anglaises de la Levant Company. C'est là que se trouvait la célèbre allée de cyprès (dont il ne reste que trois arbres) où Lord Byron grava ses initiales à l'exemple de ce qu'il fit sur l'une des colonnes du temple du Cap Sounion en Grèce. Sur le grand parc des Gordon a été construit le nouvel édifice de la Faculté de droit de l'Université du 9 Septembre d'ízmir. Et même les inhumations qui avaient lieu dans le vieux cimetière proche des fameux cyprès ont dû être repoussées beaucoup plus loin, après la fermeture du vieux lieu de sépulture islamique.
LE V I L L A G E
TURC
DE L O R D
BYRON
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Les deux dernières représentantes de la Levant Company, Mlle Barff et Mme Guiffray, née Werry (tante par alliance de l'actrice Magali Noël), sont mortes respectivement dans les années cinquante et soixante-dix. Auraient-elles emporté avec elles le souvenir du Byron turc ? Étrange destinée d'un poète anglais qui s'est plutôt voulu italien (tout au moins par les Guiccioli et les Gamba) ou français (par son drogman Niccolo' Giraud), mais qui a été revendiqué par les Grecs en tant que philhellène (et critique acerbe de Lord Elgin), alors qu'une grande partie de son œuvre (par les évocations, les senteurs, les sons et les dimensions) est ottomane (sinon turque et musulmane). Que les prochains visiteurs turcs et étrangers, qui se rendront désormais à Boudja, viennent finalement se recueillir au fond du campus de son université où entre les trois derniers cyprès, et près de la plante dite d'amour (la ligharia grecque mais «agnus castus» latin), plane éternellement le souvenir de Lord Byron, poète turc aussi.