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Ce volume traite sous plusieurs aspects des rapports entre la domination économique et sociale et l’Antiquité comme période historique ou comme référence.
Jacques Bouineau
Aspects sociaux et économiques
Sous la direction de
Domination et Antiquité
Entre la publication de 2020 sur les aspects politicoéconomiques de la domination et celle qui suivra sur les aspects culturels, un complément est ici apporté sur les aspects sociaux et économiques de la domination.
Ont également contribué à ce volume : Raphaël Nicolle, Charles Guittard, Alheydis Plassmann, Thérence Carvalho, Philippe Sturmel, Éric Gasparini.
Domination et Antiquité
Aspects sociaux et économiques
Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, professeur émérite d’histoire du droit, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris X-Nanterre, La Rochelle, et en délégation au Caire. Directeur du CEIR, il est également président de l’association Méditerranées.
Jacques Bouineau
Aspects sociaux et économiques Domination et Antiquité
Cet ouvrage est notamment issu des communications prononcées durant le cycle de conférences du CEIR ayant eu lieu au cours de l’année 2020-2021.
Sous la direction de
ISBN : 978-2-343-24743-4
23,50 €
MEDITERRANÉES
Méditerranées Collection dirigée par Jacques Bouineau
La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s’intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d’une part la notion de romanité, d’autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l’empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l’ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu’elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L’Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées. Dernières parutions Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Les aspects politico-juridiques de la domination. De l’Antiquité au Moyen Âge, 2020. Ahmed DJELIDA, L’ordre et la diversité. La construction de l'institution royale en Italie normande au XIIe siècle, 2020. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), L’environnement méditerranéen, 2019. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques. Volume II. Communauté et agomet, 2018. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques. Volume I. Pouvoir et persona, 2018. Jacques BOUINEAU (Sous la dir), Hommage à Marie-Luce Pavia, l’homme méditerranéen face à son destin, 2016 Jacques BOUINEAU, Antiquité, arts et politique, 2016.
Sous la direction de
Jacques Bouineau
Domination et Antiquité Aspects sociaux et économiques
Textes préparés et mis en forme par Anthony Crestini
© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-24743-4 EAN : 9782343247434
Comité scientifique Damien AGUT-LABORDERE (chargé de recherches au CNRS, équipe ArScAn - Nanterre) Paolo ALVAZZI DEL FRATE (professeur d’Histoire du droit – Université de Rome-Roma Tre) Jacques BOUINEAU (professeur émérite d’Histoire du droit – Université de La Rochelle) Emmanuelle CHEVREAU (professeur de Droit romain – Université de Paris II Panthéon-Assas) Sophie DÉMARE-LAFONT (professeur d’Histoire du droit – Université Panthéon-Assas, directeur d’études à l’EPHE, PSL) Olivier DESCAMPS (professeur d’Histoire du droit – Université Panthéon-Assas) Athina DIMOPOULOU (professeur d’Histoire du droit Université nationale et capodistrienne d’Athènes) Florent GARNIER (professeur d’Histoire du droit – Université de Toulouse Capitole) Burt KASPARIAN (maître de conférences d’Histoire du droit – en détachement à l’IFAO) Stavroula KEFALLONITIS (maître de conférences de grec ancien – Université de Saint-Étienne) Bernard LEGRAS (professeur d’Histoire grecque Université de Paris I) Cécile MICHEL (directrice de recherches au CNRS – professeure d’Assyriologie – Université de Hambourg) Lahcen OULHAJ (professeur d’Economie – Université Mohamed V de Rabat)
Sommaire Jacques Bouineau Éditorial.............................................................................. 9 Raphaël Nicolle Les dieux de l'Orage et leur domination de l'économie : cas hittite et romain .......................................................... 13 Charles Guittard Quelques aspects de la domination et de son vocabulaire latin dans la Rome antique (Dominatio, Res publica, Potestas, Imperium, Auctoritas) ...................................... 59 Alheydis Plassmann Imaginer les connexions avec Rome. Les récits d'origine du Haut Moyen Âge et la récupération des ancêtres romains. ............................................................................ 77 Thérence Carvalho L'Antiquité dans la pensée des physiocrates .................. 113 Philippe Sturmel D'une domination à l'autre dans le couple francoallemand : petite contribution à une meilleure compréhension du Traité de l'Élysée ............................. 141 Éric Gasparini Un aspect de la domination économique : le travail forcé dans les colonies africaines françaises .................. 167 Jacques Bouineau Citoyen et res publica 2.0 .............................................. 187
Éditorial Libido dominandi. Des Hittites à l’intelligence artificielle, le discours est le même. Licence littéraire, penseront les plus débonnaires, confusion post-moderne grinceront les autres. Au demeurant dès lors qu’on cisèle une notion, ne retombe-t-on pas toujours sur les mêmes mécanismes ? Les quelques contributions qui peuplent ce volume n’ont pas vocation à épuiser un sujet qui comme le Carthago delenda est de Caton pourrait clore chaque débat, résumer toute réflexion, faire écho à bien des apophtegmes. De surcroît, ce détour par l’économie et le social est un graben entre les deux horsts qui l’enserrent : le politico-juridique1 et le culturel2. Une sorte de pas de côté qui, par sa fraternelle altérité rappelle et annonce, confirme en un mot la trajectoire zigzagante de l’activité cérébrale humaine : une complémentarité ballottée entre ambiguïtés et évidences. Les ambiguïtés résultent de l’usage de concepts semblables retaillés sur mesure pour atteindre des objectifs différents. L’Antiquité en soi, d’abord, sur laquelle s’édifie la bonne conscience des hiérarchies sociales. Ce peut être une Antiquité romaine, égyptienne, scandinave ou biblique ; qu’importe dès lors qu’elle incarne ce qui fascine : un ailleurs dans le temps, nécessairement plus proche de la Vérité. La religion 1
Jacques BOUINEAU (dir.), Les aspects politico-juridiques de la domination, Paris, L’Harmattan, 2020, 2 vol. 2 Jacques BOUINEAU (dir.), Les aspects culturels de la domination, Paris, L’Harmattan, 2022, à paraître.
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Jacques Bouineau
ensuite qui fonde et scelle, autorise et canalise toujours vers un résultat identique : l’ordre. Une saine économie est un signe évident de la faveur des dieux. La philosophie souvent, qui justifie toutes les dominations, sous couvert d’émancipations collectives affirmées en échange de respects structurels infrangibles garantissant d’indiscutables profits. Les voiles toujours, qui masquent les indécences incompatibles avec la Vérité, à l’image de ceux qu’Il Braghettone a tendus dans la Sixtine. Les ambiguïtés procèdent aussi d’un glissement dans le regard, induisant un strabisme : en fixant une direction on y découvre ce que d’autres ont rencontré aux antipodes. Ainsi, à des médiévaux qui conservent un silence lumineux autour des réalités économiques, font écho certains modernes qui, tels les physiocrates, découvrent le moteur de la Vérité dans l’économie jaillie de la nature. Et tant qu’on y est, quand la projection verticale ne satisfait plus les esprits lassés des traditions, la quête de l’ailleurs vient la remplacer. Tout aussi lointain que le mythe le modèle exotique semble cependant plus proche, car à portée de longue vue. Et puis, à partir du moment où l’on évacue les hiérarchies de naissance ou célestes, mais qu’on ne souhaite bien sûr à aucun prix s’allonger sur un lit de Procuste, il convient de choisir aux disparités des justifications à la fois plausibles et suffisamment ouvertes pour être attractives et convaincantes. Car quelque modèle que l’on retienne la domination demeure évidente. Dans la contrainte en premier lieu. Il s’agit souvent d’une simple question de vocabulaire permettant de faire coexister ce qui s’impose (au suffixe en -archein) et ce qui révèle des qualités supérieures (au suffixe en -kratein). Le plus souvent 10
Éditorial
du reste, on lit la faveur du ciel à la prospérité, celle des champs dans les temps historiques, celle de la fortune qui accompagne l’innovation, nouvelle idole des hommes connectés. Il suffit dans un second temps de vêtir le succès de quelques mots forts. Celui qui comprend la Vérité du monde apporte la prospérité et rayonne sur ses sujets de la lumière du dieu (dont il est l’interlocuteur favori) ou de la nature (dont il comprend les lois) ou des paris sur le futur (qu’il perçoit avant les autres, en pontifex maximus de l’Innovation). Ne changent véritablement que les modalités de la contrainte. L’alternative est simple : la paix ou la force. Dans le premier cas, la paix suit la guerre et apaise par son baume les horreurs passées. La pax romana n’avait pas d’autre source et chacun répétait que la guerre n’avait pas d’autre objectif que l’avènement de la paix. Si vis pacem, para bellum. La guerre n’est victorieuse que pour le protagoniste qui a combattu au nom de la Vérité (du dieu, du circuit économique ou des lois de l’histoire) et par conséquent, la force est un mal nécessaire d’où sortira la modération qui commande au respect de l’ordre, à la vénération du travail, au rayonnement de la raison universelle. Tout cela se manifestant par la prospérité économique. L’homme souhaite tellement se soumettre que le tyran s’impose facilement, quel que soit le masque porté sur son visage. Les leçons de La Boétie semblent éternelles. Jacques Bouineau
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Les dieux de l'Orage et leur domination de l'économie : cas hittite et romain
Les noms indo-européens sont construits sur des racines qui font sens. Ce qui est valable pour les noms communs l'est également pour les théonymes. Dans le cas des dieux de l'Orage il existe deux groupes majoritaires1. Premièrement ceux qualifiés de « Foudre », dont le nom se fonde sur les trois racines de l'orage indo-européen *terh2, *perh2- *kerh2-. Ces dieux « Foudre » sont aussi accompagnés de « Ciel Diurne », *Dyeu dérivé de *dii, racine de la lumière solaire tournante, que l'on retrouve dans les noms de Zeus ou de Jupiter. Ces derniers sont qualifiés d'orageux par diverses épiclèses qui explicitent leurs pouvoirs sur le monde atmosphérique. Tout un ensemble de vocabulaires, de formulaires et de mythes est commun à ces divinités. Cet ensemble, attaché à la substantifique moelle de la langue, motive la façon dont ces dieux étaient perçus par leurs adorateurs, et donc contribue, au-delà de ce que nous nommons improprement « religion », à former une véritable conception du monde qui structure une culture depuis sa langue jusqu'à la société. Nous nous pencherons ici sur deux divinités séparées dans le temps et l'espace, Tarḫunna, dieu hittite de l'Orage, vénéré en Anatolie dans le Ḫatti au IIe millénaire avant Jésus-Christ, et Jupiter, dieu des cieux tournants romain, 1
Voir la synthèse récente des travaux sur cette question chez Raphaël NICOLLE, Les dieux de l'orage Jupiter et Tarhunna : Essai de religion comparée, Paris, L’Harmattan, 2018, 478 p.
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Raphaël Nicolle
maître de l'Orage italique dont les premières attestations remontent aux origines de Rome. Ces deux divinités indoeuropéennes partagent un tronc de caractères hérités de la parenté protohistorique des Hittites et des Romains. Ces deux peuples sont rattachés aux premières migrations des « peuples des kourganes » en Europe2. Mais aussi, ces peuples vivant sur le pourtour méditerranéen, ont partagé un même environnement écologique et civilisationnel. Ces dieux ne sont donc évidemment pas les mêmes, mais ils proviennent des mêmes matrices, évoluent dans des géographies comparables et dans de véritables États. Dire que le dieu de l'Orage dans le monde antique est nécessaire à l'économie est aussi évident que de rappeler que l'agriculture nécessite de l'eau. On pourrait superficiellement s'en arrêter là et passer à d’autres sujets. Pourtant il faut se méfier de ce type de raccourci lorsque l'on étudie un dieu qui structure toute la société, et ce depuis la protohistoire jusqu'aux peuples historiques que sont les Hittites et les Romains. Que ce soit chez les Hittites ou chez les Romains, le dieu de l'Orage est le cœur même de ce que l'on pourrait appeler l'« économie ». Il constitue le système idéologique particulier de l'économie. La religion en est le socle. Il 2
Sur ce sujet voir Marija GIMBUTAS, « The three waves of Kurgan people in Old Europe, 4500-2500 B.C. », Archives suisses d'anthropologie générale 43/2, 1979, p. 113-137. La validité d’une expansion des peuples indo-européens depuis la steppe eurasiatique reçoit depuis peu le soutien des études paléogénétiques. Voir Wolfgang HAAK et alii, « Massive migration from the steppe is a source of Indo-european languages », Nature, 552, no 7555, 2015, p. 207-211 ; David REICH, « Ancient DNA suggests steppe migrations spread Indo-european languages », Proceedings of the American philosophical society, 162/1, 2018, p. 39-55.
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Les dieux de l’Orage et leur domination de l’économie
participe à la production du grain, de la vigne et protège l'élevage. Ces biens sont ensuite offerts aux dieux. Pour ce qui est des excédents que le dieu a permis par sa bienveillance, là encore, son regard se porte en souverain sacré. Il veille alors à la confiance commerciale. I. L'idéologie de l'économie Hittites et Romains ont des conceptions idéologiques qui peuvent être rapprochées. Dans leurs idéologies économiques, le dieu de l'Orage a une importance centrale dans les questions attachées à la prospérité du peuple. Ce dernier, composé de paysans-soldats, tient sa richesse de deux manières : le butin, et la production agricole3. Ces conceptions prennent leurs racines dans une haute antiquité indo-européenne et se développent sous des formes originales aux époques historiques chez les Hittites et les Romains. A. Le butin de guerre comme moteur de l'économie Durant l'Ancien Royaume hittite, entre sa fondation au XVIIe siècle et le règne du roi Télipinu (circa 1550-1530 av. J.-C.), la prospérité du royaume se réalise
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Harry HOFFNER, « A Hittite Text in Epic Style about Merchants », Journal of Cuneiform Studies 22/2, 1968, p. 34-45 ; Calvert WATKINS, « NAM.RA GUD UDU in Hittite: Indo-European poetic language and the folk taxonomy of wealth », in Erich NEU, Wolfgang MEID (éd.), Hethitisch und Indogermanisch, Innsbruck, Innsbrucker Beitrage zur Sprachwissenschaft, p. 269-288 ; Françoise BADER, « Rhapsodies homériques et irlandaises », dans Raymond BLOCH (éd.), Recherches sur les religions de l’Antiquité Classique, Paris-Genève, DrozChampion, 1980, p. 20-22.
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Raphaël Nicolle
particulièrement par la guerre4. Ainsi les annales royales développent la relation étroite entre le roi hittite et les divinités souveraines que sont le dieu de l'Orage et le dieu Soleil. Ces deux divinités assurent le succès des armes du roi et la prise de butin. Le roi hittite détruit les cités et les pille. Celui-ci partage ensuite le butin avec son peuple. Chacun, des paysans-soldats jusqu’aux temples, reçoit sa part. L'idéologie de l'économie mise en avant est donc une économie de prédation dont le bon rendement est garanti par les divinités souveraines. Parmi elles, le dieu de l'Orage prévaut. En effet, il est le dieu des assauts et préside à la guerre. Il est celui qui assure le pillage. Bien que les sources historiques de la Rome archaïque soient assez pauvres, il semblerait que les Romains se souvenaient que leurs ancêtres étaient de redoutables guerriers qui développaient la croissance économique de Rome par les armes. Ainsi, dans son livre I, Tite-Live5 explique que le but du rapt des Sabines avait pour objet d'assurer la pérennité de la cité alors que celle-ci était puissante et riche grâce aux victoires de Romulus. Le succès économique provenait de la bonne relation entre Romulus et son patron Jupiter. Cette idée transparaît dans sa relation avec Jupiter feretrius. Tite-Live6 et Plutarque7 font de Jupiter feretrius8, le dieu du « combat
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Pour une synthèse complète sur la question, voir Raphaël NICOLLE, « L'idéologie royale de l'Ancien Royaume hittite avant la révolution idéologique de Télipinu », dans Alain MEURANT, Sébastien BARBARA, Michel MAZOYER (éd.), Figures royales des mondes anciens, Paris, l’Harmattan, 2010, p. 155-168. 5 Tite-Live, I, 9. 6 Tite-Live, I, 10. 7 Plutarque, Romulus, XIX.
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Les dieux de l’Orage et leur domination de l’économie
des chefs », la première épiclèse de Jupiter à recevoir un sanctuaire à Rome. Romulus invoqua Jupiter afin qu’il le soutienne dans son combat contre Acron. Romulus consacra9 ensuite au dieu10 les armes du chef ennemi11 : les dépouilles opimes. Selon R. Fears12 les dépouilles opimes seraient porteuses d'une force magique. Le fait que opimes soit un dérivé de ops, « l'abondance », « la richesse », pourrait faire d’elles des talismans ou des instruments d’une certaine prospérité.
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De feretrum, le « brancard ». Bernadette LIOU-GILLE, Une lecture « religieuse » du livre I de Tite-Live, cultes rites croyances de la Rome archaïque, Paris, Klincksieck, 1998, p. 54-55. Étymologie proposée à partir de P. Festus, s.v. feretrius 81 L. ; Varron, De la langue latine. V, 161 ; Servius, Commentaires à l’Enéide, VI, 222. 9 Tite Live, 10, 6 ; Properce, Elegies, IV, 10. 10 Georges DUMÉZIL, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 2000, p. 178-179 ; Gilbert-Charles PICARD, Trophées romains, Paris, de Boccard, 1957, p. 121. Festus, s.v. opima spolia, p. 202-202, L, citant la lex Numae et Servius, Commentaires à l’Enéide, VI, 859, rapportent que c'est à la triade pré-capitoline que les Romains consacraient les dépouilles opimes. Ainsi, ce n'est pas au seul souverain que sont rendus les honneurs, mais à tous les dieux du panthéon. Jupiter reste le dieu décisionnel et les autres divinités exécutent ses volontés. 11 Le modèle des duels dans l'Enéide est comparable dans sa forme à ceux que l'on retrouve dans la geste de Romulus. Le Troyen Acron est tué en duel par Mézence (X, 719-731) qui est ensuite tué à la fin du chant par Enée qui consacre au début du chant XII ses dépouilles à Mars. Cette consécration ressemble à s'y méprendre à celle pratiquée par Romulus. Enée dresse sur un tertre un tronc de chêne sur lequel sont suspendues les armes de Mézence. Le fait que ce soit à Mars et non à Jupiter que sont dédiées les armes de l’Étrusque, laisse à Romulus la paternité du culte férétrien. 12 Rufus FEARS, « The cult of Jupiter and roman Imperial Ideology », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt 17/1, 1981, p. 24-26.
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Raphaël Nicolle
La comparaison hittito-romaine peut sembler en premier lieu fortuite, mais on connaît dans les langues indoeuropéennes deux formulaires communs (ce qui prouve leur caractère archaïque et originel) se rapportant à ce type d'économie héritée fondée sur le modèle de la prédation que nous venons de développer. Le premier correspond à la défense du bétail et de la population : PROTÉGER (*pah2-)-HOMME (*wih2ro)BETAIL (*peku)13. On retrouve ce formulaire sous une forme un peu différente dans le monde italique, où PROTÉGER est remplacé par la périphrase GARDER SAUF. Cependant, sémantiquement parlant, l’idée développée par le poète reste la même. Un second formulaire, celui du butin, est rattaché à ce premier. Le monde indo-européen connaît un formulaire hérité lorsque l'on évoque la prise de butin : *wih2ro*peku-, c'est-à-dire : « bipèdes et quadrupèdes » (ombrien dupursus peturpursus ; védique dvipáde cátuṣpade et sous une forme plus travaillée hittite NAM.RA GU4 UDU, « déporté, bœuf, mouton ». Le butin correspond donc au bétail ainsi qu'aux humains qui servent de force de travail. Cette idée est commune aux Hittites et aux Romains à travers le vocable *swer qui a donné des noms de la « prise » : arménien geri « prisonnier », gallois herw « le raid », le vieil irlandais serb « le vol », latin servus « esclave », hittite šaru « butin14 ». Hittites et Italiques partagent donc des mêmes expressions pour le butin razzié. Cette économie de prédation se comprend comme 13
Calvert WATKINS, « NAM.RA GUD UDU …», op. loc. cit. ; Françoise BADER, op. loc. cit. ; Calvert WATKINS, How to kill a dragon: aspects of indo-european poetics, New York-Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 210-213. 14 Françoise BADER, op. loc. cit.
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Les dieux de l’Orage et leur domination de l’économie
étant l'économie de peuples guerriers et pastoraux. Ce modèle archaïque hérité survivra un certain temps parmi les Hittites et les Romains, malgré la constitution d'un État. B. La bonne gouvernance et la prospérité agricole Il existe de nombreux formulaires communs indoeuropéens sur l'idée de la prospérité, preuve que cette conception remonte à une haute antiquité15. Nous nous intéresserons particulièrement à l’idée du labeur comme vecteur de prospérité. La racine indo-européenne *h3épsignifiant le « travail » comme activité de force ou d’habilité, a une descendance dans le latin opus « travail », « besogne », « ouvrage », ops, « l’abondance16 » et dans le hittite ḫappar « commerce », « prix ». Le travail de l’Homme lui permet de dégager des surplus que l’on peut consommer, donner ou vendre. Dans ce cas, l’individu est donc « riche », ḫappina en hittite, opulentus en latin et a pour lui la « richesse », ḫappinatt- en hittite, opulentia en latin (*h3ep-en-ont-17). Néanmoins, la richesse est conditionnée par le bon vouloir des dieux. Cette idée est particulièrement développée chez les Hittites avec l’égide (KUŠkurša) et à Rome dans la cornucopia, deux symboles religieux débordant des produits de la terre. En effet, le succès de la production est conditionné chez les Hittites et les Romains par le respect des cultes. Le centre de celui-ci
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Dans un cadre hittite, voir également le débat sur l’expression iyata dameta dans Kbo XII 42 rev. col. III 4. 16 Ainsi que cops et ses dérivés, voir plus bas. 17 Alwin KLOEKHORST, Etymological dictionary of the Hittite inherited Lexicon, Leiden-Boston, Brill, 2008, s. v. ḫappina.
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est le « foyer », ḫašša en hittite, asa en vieux latin, ara en latin classique, noms directement parents par *h2éh1s-s-18. L'idéologie royale hittite évolue grandement durant le règne du roi Télipinu. Nous ne développerons pas tous les caractères révolutionnaires de son règne mais nous nous attacherons aux changements que sa politique induit dans l'idéologie de l'économie. À la fin de l'Ancien royaume le roi Télipinu, par un rescrit et la rédaction du Mythe du dieu Télipinu, met en avant et glorifie la lignée royale ainsi que le couple formé du roi et de la reine19. La nouvelle idéologie royale mise en place par Télipinu faisait du roi un administrateur pacifique de son royaume qu'il se devait de faire prospérer par l'agriculture20. Le dieu remet au roi un ensemble de biens politiques et agricoles dans une égide. Cet ensemble forme alors un discours idéologique sur la bonne gouvernance. Le Mythe de Télipinu est le mythe fondateur du royaume et paraît être le prototype des mythes de disparition de divinités chez les Hittites.
18
Ibid., s. v. ḫāšš-. Jacques FREU, Michel MAZOYER, Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l'Ancien royaume hittite, Les Hittites et leur histoire tome 1, Paris, 2007, p. 146-152. 20 Ibid., p. 213-228. 19
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Les dieux de l’Orage et leur domination de l’économie
Ces mythes sont invariablement construits de la même manière : - une divinité est mise en colère et prend la fuite du panthéon ; - ses fonctions ne sont plus assurées ; - l'univers en subit les conséquences ; - les dieux partent à sa recherche ; - la divinité est calmée ; - elle revient dans son temple ; - elle remet aux Hommes un certain nombre d'objets caractérisant ses fonctions. Plusieurs mythes de disparition sont connus pour le dieu de l'Orage, mais nous nous attacherons au Mythe de la Disparition du dieu de l'Orage21 à proprement parler. Ce texte est singulièrement comparable au Mythe de Télipinu22. Sont mis en avant la prospérité agraire, le respect qu'inspire le souverain à ses sujets et la stabilité de sa dynastie. Selon les reconstructions du texte par E. Laroche, les biens qui sont apportés par Tarḫunna sont sensiblement comparables à ceux rapportés par Télipinu. Le dieu de l'Orage agit comme un quasi-double de Télipinu23. Néanmoins, des différences spécifiques aux
21
Emmanuel LAROCHE, Textes mythologiques en transcription, Revue Hittite et Asianique 77, 1965, p. 51-59. 22 Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris, L’Harmattan, 2003, 393 p. 23 Hans Gustav GÜTERBOCK, « Gedanken über das Wesen des Gottes Telipinu », in Richard VON KIENLE, Anton MOORTGAT, Henrich OTTEN (éd.), Festschfrit Johannes Friedrich zum 65. Geburtstag am 27. August 1958 gewidmet, Heidelberg, Carl Winter, 1959, p. 207-211.
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fonctions des divinités se signalent dans la structure même24 du retour des dieux. La première de ces différences repose sur le retour du dieu. À la différence de Télipinu qui revient directement chez les Hommes pour fonder le royaume hittite, Tarḫunna s'installe tout d'abord parmi les dieux (A II), moyen littéraire pour souligner sa stature de dieu du cosmos. Il ramène spécifiquement le « Grain » (Ḫalki), la « Steppe » (Immarni), « l'abondance » (šalḫanti), « la prospérité » (mannitti) et de « la satiété » (išpiyatar). Tout le cosmos bénéficie du retour du dieu, le monde civilisé (Ḫalki) et le monde sauvage (Immarni). Le dieu a donc avant tout un caractère cosmique, puis fondateur comme le suggère son retour, plus tard dans le mythe, parmi les Hommes (A IV). Une fois dans le temple, le culte est réinstitué (l'autel et le foyer sont remis en ordre), le sacrifice est possible et donc la bonne relation entre les Hommes et les dieux, la takšul, est de nouveau effective25. La remise de l'égide pleine des biens nécessaires au royaume scelle cette relation. Selon les restitutions d'Emmanuel Laroche, les biens rapportés à l'intérieur de l'égide dans le Mythe du dieu de l’Orage s’avéreraient être les mêmes que ceux ramenés par Télipinu dans son mythe. Les deux dieux apportent le nécessaire pour la culture céréalière et l'élevage du bétail. Il est à noter que cette suite s'insère fortement dans divers
24
Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage…, op. cit., p. 149161. 25 Celle-ci est régulièrement restaurée, comme le suggère le rituel de fondation CTH 414.
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Les dieux de l’Orage et leur domination de l’économie
formulaires pan-indo-européens de la richesse agricole26. Cependant, du fait de nombreuses cassures27, il est difficile de confirmer la présence de la Racine dans le Mythe de la Disparition du dieu de l’Orage (A IV 18). Il est donc nécessaire d’être prudent car rien ne permet de considérer Tarḫunna comme un agriculteur. Son influence sur l'agriculture est plutôt, comme nous le verrons, en lien avec la pluie. Dans le cas des biens politiques, le contenu de l'égide dans le Mythe de la Disparition du dieu de l'Orage n'est pas tout à fait le même que celui fourni dans le Mythe de Télipinu. Tarḫunna apporte le « Respect » (nut) et la « Gloire » (tumantiya) comme Télipinu, ce qui assure l'obéissance des sujets, mais il insiste particulièrement sur les moyens d'assurer la stabilité dynastique grâce à la génération de successeurs, point central dans la nouvelle idéologie royale instituée par Télipinu. Tarḫunna dieu des pluies fécondantes est également dieu de la semence masculine. Il est donc concerné au premier chef par la lignée royale, en tant que source des orages et source de la souveraineté. La stabilité du royaume hittite passe donc par une royauté stable, apte à assurer la prospérité agricole et l'amitié des dieux. Les Romains comme les Hittites font de la bonne gouvernance et de la bonne relation avec les dieux le préalable nécessaire à la prospérité de la cité.
26
Calvert WATKINS, How to kill a dragon: aspects of indo-european poetics, New York-Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 154 et 239-240. 27 Le don du Grain au roi, présent dans le texte, se voit confirmé par le relief néo-hittite d’Ivriz ou Tarhunt apporte des épis au souverain.
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L’étude de Jupiter optimus maximus est centrale pour cette question. La forme asyndétique optimus maximus relève d'un archaïsme28. D'ailleurs, dans le livre I de TiteLive, Jupiter est invoqué une fois sous ce titre par Romulus29 ce qui caractérise l’idée qu’il est conçu comme rattaché aux origines de Rome. Cependant le culte est institutionnalisé sous les Tarquin avec la construction pour Jupiter optimus maximus du temple capitolin puis sa dédicace sous la république en 509 avant Jésus-Christ. En somme, le culte de Jupiter optimus maximus est un culte de l'État romain. Le premier superlatif est étroitement associé à la prospérité. Optimus se raccorderait à ops « l'abondance », « la richesse ». On peut lui associer également le nom de l'élite romaine, les optimates30. Dans une lecture naturaliste de l’adjectif optimus, Jupiter est donc le « très abondant », « très puissant ». Dieu de l'Orage, il offre les pluies nécessaires à la fécondité du cosmos. On dit d'un champ particulièrement productif, qu'il est optimus ager31. On peut également entendre optimus à travers la langue juridique. L'adjectif exprimerait la plénitude du droit32. Maximus a un sens juridique comparable à optimus puisqu’il se réfère à la 28
Bernadette LIOU-GILLE, Une lecture « religieuse » du livre I de TiteLive, cultes rites croyances de la Rome archaïque, op. cit., p. 403. 29 Tite-Live, I, 12. 30 Gerhard RADKE, « Juppiter Optimus Maximus, dieu libre de toute servitude », RIDA 54, 1986, p. 1-17 ; Bernadette LIOU-GILLE, Une lecture « religieuse » du livre I de Tite-Live, cultes rites croyances de la Rome archaïque, op. cit., p. 404 ; Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 200. 31 Caton, ap. Festus, s.v. prorsus p. 268 L ; Cicéron, De la loi agraire, I, 5. 32 Cicéron, De la loi agraire, II, 29 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 12, 14 ; Gerhard RADKE, « Juppiter Optimus Maximus, dieu libre de toute servitude», op. cit., p. 14, n. 65.
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somme du pouvoir. Jupiter optimus maximus est donc un programme idéologique en lui-même dans lequel Jupiter est à la fois la source et le garant33. La prospérité civile qu'il confère s'insère dans la pax deorum sur laquelle l’État veille. La bonne relation entre les dieux et Rome se voit garantie par Dius Fidius, une hypostase de Jupiter qui patronne la fides34, la « bonne foi jurée ». La concorde entre les dieux et Rome assurait à cette dernière la prospérité, divinisée en Ops35. Son temple capitolin36 est d'ailleurs proche du temple de Fides37, ce qui pour J. Scheid38 vaut pour un discours politique : pas de prospérité sans bon gouvernement, et pas de bon gouvernement sans parole donnée. 33
Dans ces assemblées se transmettait l'imperium, le pouvoir de commandement, aux rois puis aux magistrats, ensuite homologués par Jupiter Optimus Maximus à travers la prise des auspices. Le pouvoir de Jupiter s’inscrit alors selon toute vraisemblance dans les institutions romaines. Dès l’époque archaïque, Jupiter est adoré comme un des protecteurs des curies civiques durant la fête des fordicidia. Bernadette LIOU-GILLE, Une lecture « religieuse » du livre I de Tite-Live, cultes rites croyances de la Rome archaïque, op. cit., p. 75 ; Ovide, Fastes IV, 629-64. 34 Gérard FREYBURGER, Fides, étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 299-318. 35 Michiel DE VAAN, Etymological dictionary of latin and the other italics languages, Leiden-Boston, Brill, 2008, s.v. ops, opis. 36 Pierre POUTHIER, Ops et la conception divine de l'abondance dans la religion romaine jusqu'à la mort d'Auguste, Paris-Rome, École française de Rome, 1981, p. 155-156. 37 Gérard FREYBURGER, Fides, étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 310. Lors de l'occupation du Capitole par les partisans de Tiberius Gracchus, les sénateurs s'installèrent dans celui de Fides. Il y a donc une certaine distance entre les deux, sans doute vers le sud. 38 John SCHEID, Pouvoir et religion à Rome, Paris, Fayard, 2008, p. 103.
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Le lien entre Ops et Jupiter est particulièrement clair39. De déesse associée à Consus et à la Regia, Ops est intégrée sous la République (250 avant Jésus-Christ.) au culte capitolin par A. Atilius Calatinus. Ce rapprochement traduit donc le rapport du dieu de l'Orage romain avec l'agriculture et la richesse en général, l'Opulentia40. Selon Plaute, Jupiter donne l'Opulentia en récompense de la piété et de la fides : « Le maître suprême des dieux et des hommes, Jupiter, nous répartit parmi les différentes nations, pour connaître les faits et gestes des hommes, leurs mœurs, leur piété et leur bonne foi, afin qu'il puisse accorder à chacun les faveurs de la fortune41. » (Traduction Alfred Ernout)
II. La pluie comme vecteur de prospérité A. Les pluies Par leurs pluies, les dieux de l'Orage rendent l'agriculture possible. L'activité pluvieuse des dieux de 39
Pierre POUTHIER, op. cit., p. 152-162. Existe également un duo Saturne-Ops, secondaire selon Pouthier, provenant d'une influence grecque. Il s’agissait de doter Jupiter/Zeus de ses parents Kronos-Gaïa/Saturne-Ops. Elle devient alors la mater deum, celle concrétisant la fécondation de la terre par le ciel jovien. Associée à la première génération des dieux, elle est assimilée à Rhéa, dans la seconde, à Junon et Cybèle. Ibid., p. 155-156 et 266, 305306. 41 Plaute, Câble, Prologue, 9-12. Qui est imperator diuum atque hominum Iuppiter, is nos per gentis aliud alia disparat, qui facta hominum, mores, pietatem et fidem noscamus, ut quemque adiuuet Opulentia. 40
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l'Orage hittite et romain se déclare d'abord par les épiclèses qu'ils portent. Ils sont maîtres des nuages et des diverses précipitations. Tarḫunna peut être dit nepišaš, de nepiš « le ciel », dont le nom est apparenté aux noms latins imber, « la pluie » et nimbus, « le nuage orageux42 ». Sur imber se forme l'épithète imbricitor « qui amène la pluie43 », portée par Jupiter. Les dieux de l'Orage sont donc maîtres des nuées. Ces nuées sont pluvieuses. Tarḫunna est dit alpaš, « des nuages » (KUB XII 2 III 3 ; KBo XII 245 VI 6) ; ḫeuwaš, « de la pluie » (KUB XXV 23) ; ZUNNI, « de la pluie » (KBo XXIII 80 rev. 9 ; KUB VI 45 II 60 ; KUB XXX 39 rev. 3) ; ME-E, « de l'eau » (KUB 69 Rs. 7', 13') ; waršaš, « de la brume » (KUB XVI 37 IV 5 ; Kbo XII 245 VI 6 ; KUB IX 15 II 7 ; KUB V. 1 IV 71-72). Jupiter devient pluvialis, « pluvial44 » pluvius, « pluvieux ». L'importance de ces pluies est fondamentale puisque ces épithètes forment le cadre des conceptions mythologiques. Selon l'Hymne trilingue à Iškur-Adad-Tarḫunna, texte développant la théologie commune des dieux de l'Orage proche-orientaux, les eaux de l'univers proviennent des précipitations : 13-14 Du ciel la fertilité tombe toute entière en pluie 15-17 Alors dans le pays, l'abondance toute tombe entière en pluie45. 42
Michiel De Vaan, op. cit., , s.v. imber, -bris ; s.v. nimbus. Apulée, Du monde, XXXVII. 44 CIL IX, 324 Canusium. 45 Voir Emmanuel LAROCHE, « Un hymne trilingue à Iškur-Adad », Revue d’Assyriologie 8, 1964, p. 72-73. 13-14 nu ne-pi-ša-za i-y[a-ta] hu-u-ma-an hé-ya-u-wa-ni-[iš-ki-it] 15-17 na-aš-ta KUR-e [a]n-d[a] dam-me-e-da hu-u[-ma-an] hé-ya-u43
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À Rome, Tibulle décrit bien l'action pluviale de Jupiter dans ses Élégies : « Grâce à toi (le Nil), le sol que tu arroses ne réclame pas l’eau du ciel, et l’herbe desséchée n’implore pas Jupiter qui distribue les pluies46. » (traduction Max Ponchont)
On le voit dans ces deux exemples, l'élément central attendu des pluies est la prospérité. Ainsi le dieu de l'Orage hittite peut être dit miyannaš « de la croissance » (KUB VI 45 II 72 = 46 III 36-37 ; KUB XII 2). Tarḫunna est donc le dieu de la luxuriance et de la vie végétale sur laquelle il veille selon le Mythe de disparition du dieu de l'Orage. À Rome, le résultat de cette pluie bénéfique se traduit par la luxuriance que Jupiter patronne en tant que frugifer47. Cet ensemble se distingue bien chez un autre dieu Foudre, le Taranis gallo-romain, dont le nom est de même construction que celui de Tarḫunna. L'inscription galloromaine de Lescure (Ariège) évoque le pouvoir du jupitérien celtique dans les cycles atmosphériques : À Jupiter Optimus Maximus, qui génère les justes conditions météorologiques, Valérius Justus48.
Cette expression est à comparer au formulaire gaélique ba hé… conmidhedh na sina & na toirthe49 : « Celui qui wa-ni-iš-ki-iz-[zi] 46 Tibulle, Elegies, I, 7, 26. 47 Apulée, Du monde, XXXVII. 48 I.O.M AVCTORI BONARVM TEMPESTATIVM VAL IVSTVS. CIL XIII, 6.
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mesure (distribue justement) les conditions météorologiques et les récoltes50. ». Cette fonction du dieu est figurée sur une mosaïque du IIIe siècle de Saint Romain-en-Gal décrivant le cycle des saisons, et sur laquelle Jupiter Taranis est représenté recevant le sacrifice de la part de villageois. B. La sécheresse Tout notre développement tend à présenter les dieux de l'Orage comme des divinités philanthropes se souciant de la vie, de la croissance de l'univers et plus spécifiquement soucieux de leur peuple. Cependant rien n'est plus éloigné de la réalité, puisque comme l'orage et la pluie, ces dieux sont totalement imprévisibles. Cette incapacité à planifier leurs actions les rend difficiles à cerner. Plus concrètement, la sécheresse est une preuve de mauvaise humeur divine. Ainsi Tarḫunna apporte aux Hommes les eaux de pluie et les eaux terrestres, mais il ne le fait pas gratuitement, par simple bonté ou philanthropie. Selon la version 1 du Mythe d'Illuyanka, Inara remet l’eau terrestre au roi en échange du culte. De la même manière, la Prière de Muwatalli au dieu de l'Orage concernant le culte de Kummanni51 (rev. 12'-23') présente la pluie comme un contre-don offert aux Hommes à la suite de la bonne réalisation du culte. A contrario, si le dieu est fâché du 49
Tochmharc Eadaoin I 1. Claude STERCKX, Taranis, Sucellos et quelques autres : Le dieu souverain des Celtes, de la Gaule à l’Irlande, Bruxelles, Société Belge d’Études Celtiques, 2005, p. 262. 51 Itamar SINGER, Hittite Prayers, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2002, p. 85. 50
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fait d'une impiété, il peut décider d'abandonner le panthéon, ce qui engendre une grave crise environnementale. À cet égard le Mythe de disparition du dieu de l'Orage (A I 3-21) est très clair : lorsque le dieu est en colère et qu’il fuit, tout le cosmos s'assèche, la soif règne, la reproduction cesse, l'abondance et la prospérité disparaissent. De la même manière, la prospérité octroyée par Jupiter sous ses différentes épithètes agricoles repose en grande partie sur ses capacités orageuses. L'Italie peut connaître des périodes de sécheresse importante dont le caractère nuisible pour l'agriculture est évident. Les Latins tentèrent de les conjurer par divers rituels. Il existe un rituel d’évocation des eaux, aquaelicium52. Un autre type de rituel est la manipulation du lapis manalis53 dans les rues de Rome. Le grondement de la pierre sur le sol forcerait le ciel à dégoutter (manere, « dégoutter » dont provient manalis selon Festus54) ses eaux grâce à ce tonnerre artificiel. Si vraiment rien ne permet de briser la sécheresse, les Romains célébraient les Nudipedalia55. Les magistrats s'humiliaient devant Jupiter et réalisaient des sacrifices. 52
P. Festus, s.v. aquaelicium p. 2, 24 ss L ; 66 ; 115, 7-13 L. La racine *elic- exprime la maîtrise par l'homme de moyens magiques, utilisés ici pour manipuler la météorologie, que ce soit évoquer Jupiter (elicere), ou les eaux (aquaelicum), Georg WISSOWA, Religion und Kultus der Römer, C. H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, München, 1912, p. 121 ; Danielle PORTE, « Jupiter Elicius et la confusion des magies », dans Danielle PORTE et Jean-Pierre NÉRAUDAU (éd.), Hommages à Henri Le Bonniec, Res Sacrae, Bruxelles, Latomus, 1988, p. 352-363. 53 P. Festus, s.v. manalem lapidem, p. 115 L. ; Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 189. 54 P. Festus, s.v. manalem lapidem, p. 115 L. 55 Tertullien, Du Jeûne, ou contre les Psychiques, XVI, 5.
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La valeur exceptionnelle de la sécheresse en fait un dangereux prodige jovien que les Romains cherchaient à expier. On peut mettre en rapport cette sécheresse et ces suppliques avec celles relatées dans le monde hittite lors des mythes de disparition de Télipinu ou du dieu de l'Orage. La sécheresse est le résultat de la fuite du dieu. À Rome, il s'agit du détournement de Jupiter de son peuple, ce qui équivaut par analogie à la même chose. III. Les dieux de l'Orage et les cultures Un des rapports les plus évidents des dieux de l'Orage avec l'économie est l'agriculture. Par leurs pluies, ils assurent la prospérité des champs. Cette fonction peut remonter à une haute antiquité car elle prend ses racines dans l'idéologie indo-européenne des cycles cosmiques que maîtrisent les dieux de l'Orage indo-européens. Ils sont donc nécessaires au paysan avec lequel ils entretiennent des relations privées fondées sur le respect de la religion. A. Le paysan et son dieu de l'Orage : le Ciel et la Terre Le paysan hittite et le paysan romain partagent la même activité agricole qui se fonde sur des termes parents. Tout d'abord faut-il « labourer56 », ḫarš- en hittite et aroen latin, pour « semer », « enfoncer », šai- en hittite, seroen latin57, des graines comme l'« orge58 », karaš en hittite et horeum en latin, que l'on fauche avec la « faucille », 56
Alwin KLOEKHORST, op. cit., s. v. ḫārš. Ibid., s.v šai-/ši-. 58 Ibid., s.v. karaš. 57
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hittite šarpa, probable parent du verbe sarp(i)o« tailler la vigne à la serpe ». La relation entre le paysan et le dieu de l'Orage est intime et équivalente à celle qui existe entre le dieu et l'État : en échange du culte, le paysan obtient la prospérité de son champ. La religion populaire liée à l'agriculture est très mal connue chez les Hittites du fait de la nature étatique et royale de la documentation. Cependant dans son article relatif à Eflatun Pinar, E. Laroche59 rappelle que dans les cultes locaux, deux éléments primaires s'associent : l'eau et la pierre. Cette combinaison fondamentale et irréductible apparaît dans le panthéon d’État où Tarḫunna, sa montagne et ses eaux célestes sont complétées par la déesse solaire d'Arinna et ses eaux de source60. De la même façon, les panthéons locaux se forment régulièrement autour d'un dieu de l'Orage local, sa montagne, auquel s'ajoutent une parèdre et sa rivière. Ces panthéons évoquent les couples Ciel-Terre. Un rituel daté de l'Ancien royaume (KUB XLIII.30 III 5, et ses copies Kbo XI 32 ; Kbo XLIII 75 = CTH 64561) rapporte l’existence d’un couple formé du dieu de l’Orage et d’Annaš Taganzipaš, la « Terre-Mère » littéralement. Ce 59
Emmanuel LAROCHE, « Eflatun Pinar », Anatolia III, 1958, p. 4347. On retrouve également le couple formé du dieu de la montagne Pirwa, et la déesse des eaux Maliya. Étymologiquement Pirwa est à rapprocher de peru-, le rocher, de racine *perh2- utilisée pour constituer les théonymes des dieux de l'Orage d’Europe orientale Perun (Slave), Perkunas (Lithuanien). 60 Cette divinité possède des caractères chthoniens affirmés puisque le nom de la ville d'Arinna, « source » en hittite, est précédé du sumérogramme PÚ, désignant la source. 61 Alwin KLOEKHORST, op. cit., p. 502.
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duo est explicité dans le rituel KUB XLIII.23 Vs 1-2 dans lequel chacun des deux membres apporte la prospérité des vignes depuis le ciel ou depuis la terre. Ces éléments nous permettent donc de mieux comprendre le Premier serment des soldats (XVe siècle62) où deux divinités ressortent de l'ensemble des malédictions formulées dans le serment du paysan-soldat hittite : Išhara et le dieu de l'Orage. L'action de ce dernier se distingue par sa nature typiquement orageuse. En effet, il est chargé de punir le déserteur en brisant sa charrue et en stérilisant son champ63. C’est-à-dire qu'il casse l'outil par son arme d’Orage et cesse de faire pleuvoir. Par polarité, il est donc celui qui favorise la culture du paysan-soldat s'il respecte ses engagements religieux. À Rome, Jupiter préside à la réussite de l'agriculture de la cité. Il est alors le protecteur des cultures des paysanssoldats. Ils l'honorent dans leur famille et dans les institutions civiques. La religion privée romaine repose en partie sur les cultes agraires, dans lesquels Jupiter est particulièrement honoré. Cet attachement du paysan au dieu de l'Orage est exposé dans le De agricultura de Caton qui décrit de façon détaillée les traditions religieuses des agriculteurs. Jupiter dapalis64 était honoré par un « festin », daps, que les paysans lui servaient avant les semailles65. L'agriculteur attendait en échange que Jupiter lui épargne 62
KBo XII 10 ; KUB XL 13 ; KUB XLVIII 75 ; KBo XXVII 12. On trouve ici peut être la mention de soldat-agriculteur, modèle de l'homme libre hittite. 64 Georg, WISSOWA, op. cit., p. 120, 158 ; Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 193. 65 P. Festus, s.v. daps p. 59 L. 63
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la violence de ses orages. Avant de semer le millet, le panis, l'ail et la lentille, le paysan romain offrait à Jupiter un sacrifice : « 1. Un repas sacrificiel doit être fait de la façon suivante : à Jupiter hôte du sacrifice (Jupiter dapalis), fais l'offrande d'une coupe de vin de la taille que tu veux ; ce jour-là ce seront les féries pour les bœufs, les bouviers et ceux qui feront le repas sacrificiel. Lorsqu'il faudra faire l'offrande, tu le feras ainsi : “Jupiter hôte du sacrifice, puisque doit être réservée pour toi, dans ma maison, en présence de mes gens, une coupe de vin comme repas sacrificiel, pour cette raison, sois honoré par l'offrande du repas sacrificiel que voici.” Dans l'intervalle lave-toi les mains, ensuite prends le vin : 2. “Jupiter hôte du sacrifice, sois honoré par le vin présenté.” Donne à Vesta, si tu le veux, le repas sacrificiel pour Jupiter : des provisions de la valeur d'un as, une urne de vin. Fais l'offrande à Jupiter selon la pureté rituelle ; rends-en une partie profane, en la touchant toi-même. Ensuite, une fois le repas sacrificiel fait, sème le mil, le millet, l'ail et les lentilles66. » (traduction R. Goujard) 66
Caton, L'économie rurale, 133. « 1. Dapem hoc modo fieri oportet. Iovi dapali culignam vini quantam vis polluceto. Eo die feriae bubus et bubulcis et qui dapem facient. Cum pollucere oportebit, sic facies: "Iuppiter dapalis, quod tibi fieri oportet in domo familia mea culignam vini dapi, eius rei ergo macte hac illace dape pollucenda esto." Manus interluito, postea vinum sumito: "Iuppiter dapalis, macte istace dape pollucenda esto, macte vino inferio esto." 2. Vestae, si voles, dato. Daps Iovi assaria pecunia urna vini. Iovi caste profanato sua contagione. Postea dape facta serito milium, panicum, alium, lentim. »
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Il s'agit ici, pour le paysan, d'être bien vu de Jupiter avant un travail agricole qui requiert les eaux du dieu. La valeur des sacrifices est éloquente : Par le vin, le père de famille rend grâce à son homologue divin, le dieu père cosmique (Ju-piter, forme vocative d’un italique Dies-pater) souverain67. Cette affinité de Jupiter avec la paysannerie est décrite par Caton68 qui prescrit un sacrifice à Jupiter pour purifier une terre souillée. Il est alors honoré avec Janus par une libation de vin. Puis un suovetaurile est offert à Mars, et si besoin un porc. Le sens de ce rituel est transparent : Jupiter dieu de la pureté par excellence se lie à Mars, le dieu de la défense du territoire, pour rendre pleinement utilisable une terre corrompue. Avant les moissons, le paysan romain offrait en sacrifice à Cérès la truie précidanée, et des gâteaux à Janus, Jupiter et Junon, puis enfin à Cérés : « 1. Avant de faire la moisson, le sacrifice de la truie précidanée doit être fait de la façon suivante : à Cérès on destine la truie précidanée, une femelle du porc, avant la récolte des produits suivants : épeautre, froment, orge, fèves, raves. Avec de l'encens et du vin, invoque pour commencer Janus, Jupiter et Junon, avant d'immoler la femelle du porc ; 2. À Janus présentez un gâteau de la façon suivante : “Janus père, en t'offrant ce gâteau, je te prie par de bonnes prières d'être bienveillant et propice à moi et mes enfants, à ma maison et mes gens.” Offre à Jupiter un gâteau et honore-le de la façon suivante : “Jupiter, en t'offrant ce gâteau, je te 67 68
Pour le rapport du vin à la souveraineté, voir plus bas. Caton, Économie rurale, 141.
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Raphaël Nicolle prie par de bonnes prières d'être bienveillant et propice à moi et mes enfants, à ma maison et mes gens, honoré par ce gâteau.” 3. Ensuite à Janus donne le vin de la façon suivante : “Janus père, tout comme en t'offrant le gâteau je t'ai bien prié avec de bonnes prières, pour la même raison sois honoré par le vin présenté.” Puis Jupiter de la façon suivante : “Jupiter, sois honoré par ce gâteau, sois honoré par le vin présenté.” Ensuite immole la truie précidanée. 4. Quand les entrailles auront été découpées, à Janus offre un gâteau et honore-le de la même façon que tu as fait l'offrande précédente ; à Jupiter offre un gâteau et honore-le de la même façon que tu l'as fait précédemment ; de la même façon à Janus donne du vin et à Jupiter donne du vin comme tu en as donné précédemment en offrant le gâteau et en présentant l'autre gâteau. Ensuite à Cérès donne les entrailles et du vin69. » (traduction R. Goujard) 69
Ibid., 134. « 1. Priusquam messim facies, porcam praecidaneam hoc modo fieri oportet. Cereri porca praecidanea porco femina, priusquam hasce fruges condas, far, triticum, hordeum, fabam, semen rapicium. Ture vino Iano Iovi Iunoni praefato, priusquam porcum feminam inmolabis. 2. Iano struem ommoveto sic: "Iane pater, te hac strue ommovenda bonas preces precor, uti sies volens propitius mihi liberisque meis domo familiaeque meae." Fertum Iovi ommoveto et mactato sic: "Iuppiter, te hoc ferto obmovendo bonas preces precor, uti sies volens propitius mihi liberisque meis domo familiaeque meae mactus hoc ferto." 3. Postea Iano vinum dato sic: "Iane pater, uti te strue ommovenda bonas preces bene precatus sum, eiusdem rei ergo macte vino inferio esto." Postea Iovi sic: "Iuppiter macte isto ferto esto, macte vino inferio esto." Postea porcam praecidaneam inmolato.
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Cette prière d'un père de famille pour la prospérité de sa maisonnée est éloquente : le paysan redoute la destruction de ses récoltes. Durant l’été, celles-ci sont particulièrement vulnérables à la sécheresse et aux maladies charriées par l’humidité. Dans le sacrifice rapporté par Caton, Jupiter se fait le protecteur, avec Junon, du père de famille laborieux. Cérès, la déesse du grain, semble ici remplacer Tellus à travers un jeu de miroirs calendaire : Tellus est honorée lors de la fête des semailles70 et Cérès avant la moisson durant ses fêtes. Jupiter et Cérès formeraient alors un duo rituel Ciel-Terre, que Varron lui-même sous-entend lorsqu’il affirme que Jupiter et Tellus sont les divinités principales du paysan71. Jupiter est le protecteur de la prospérité agraire des familles romaines, mais également de toute la cité comme le révèle la fête des fordicidia célébrée dans les curies le 15 avril72. Ces festivités avaient pour but de renouveler la fécondité de la terre par le sacrifice de vaches pleines (forda73). On fait remonter les fordicidia au règne de Numa74 qui, cherchant un moyen de conjurer les mauvaises 4. Ubi exta prosecta erunt, Iano struem ommoveto mactatoque item, uti prius obmoveris. Iovi fertum obmoveto mactatoque item, uti prius feceris. Item Iano vinum dato et Iovi vinum dato, item uti prius datum ob struem obmovendam et fertum libandum. Postea Cereri exta et vinum dato. » 70 Varron, De l'économie rurale, I, 2, 1. 71 Ibid., I.1.5. 72 Georg WISSOWA, op. cit., p. 192 ; CIL, I (2), p. 315. 73 Fordicidia, de forda, la vache pleine. Varron, De la langue latine, VI, 15 ; Ovide, Fastes, IV, 631 ; P. Festus, s.v. fordicidis, 91 L. 74 Ovide, Fastes, IV, 621-672.
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récoltes et les avortements à répétition des bêtes, demanda conseil à Faunus. Le dieu de la nature sauvage lui répondit que seule une vache pleine était capable de contenter la faim de Tellus. Ce sacrifice peut se comprendre comme une exaltation du couple Ciel-Terre. On sait que la seule chose qui puisse rassasier la terre est l'eau de Jupiter, avec qui la déesse forme un couple rituel. Les bovidés sont régulièrement des symboles du couple procréateur universel Ciel-Terre. La vache gravide est l'expression de la Terre grosse des œuvres du taureau orageux75. La présence de Jupiter est assurée durant les fordicidia puisque les curies dans lesquelles les sacrifices sont réalisés, sont situées sur la colline du dieu, le Capitole. Cette lecture que nous proposons n'est pas en opposition avec la conception traditionnelle romaine qui voyait dans ce sacrifice un moyen d'apporter la prospérité à Rome76. Le nom même de fordicidia, de forda77, « femelle pleine », pouvait être écrit hordicidia78 ou hordicalia79 de horda, « femelle pleine ». L'hésitation apparente f-/hest la même que celle de fordeum80/hordeum, « orge », qui pourrait expliquer la nature agricole de la fête par association d'idées. En effet, les Fordicidia forment avec les Cerealia du 19 avril81, célébrant l'épiaison des céréales, 75
Varron, De l'économie rurale, II, 5. De plus, les bovidés ont une importance telle dans les travaux des champs qu’ils sont, selon Varron, des serviteurs de Cérès. 76 P. Festus, p. 246 L1 = 326 L². 77 Danielle PORTE, « La “boucherie sacrée” du 15 avril », Latomus 62, 2003, p. 784. 78 P. Festus, s.v. hordiarum, p. 91 L. 79 Varron, De l'économie rurale, II, 5. 80 Quintilien, Institution oratoire, I, 4. 81 Henri LE BONNIEC, Le culte de Cérès à Rome des origines à la fin de la république, Paris, Klincksieck, 1958, p. 108-140.
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un complexe religieux dont le but était de hâter la manifestation de la prospérité céréalière dans Rome. B. Les travaux d'irrigation Les conceptions autour de l'importance des dieux de l'Orage dans l'agriculture ne s'arrêtent pas à des héritages indo-européens ou des habitudes paysannes. Ces structures forment une architecture solide et comprise aux époques historiques puisque les Hittites et les Romains ont donné à leur dieu de l'Orage, de façon parallèle, chacun de leur côté, le caractère de gestionnaire de l'irrigation des champs. Il gère la masse humaine et le travail commun. Les travaux d'irrigation se font sous sa supervision afin de guider les eaux terrestres vers les champs. Selon le Mythe d'Illuyanka, Tarḫunna est le généreux donateur des eaux terrestres que le paysan utilise pour les travaux des champs. Après avoir tué Illuyanka, Tarḫunna prend possession de la terre, ce qui permet à Inara de remettre les eaux souterraines et la rivière (ḫunḫuwanassa I7 dans A II 16’ et 20’) aux Hommes dans le but de faire fructifier leurs champs. Ce don mythique est reflété par des épithètes. Le dieu de l'Orage peut être dit A.ŠÀ A.GÀR « des champs et de la campagne » (KUB LVII 106 Vs. II 12) ; gišKÁtúlḫilaš « de l'écluse de la source Ḫilaš » (KUB LVII 106 Vs. II 18). Cette supervision de la gestion des eaux terrestres vouées à l’agriculture est entre les mains du dieu agraire mésopotamien Enkimdu identifié à Enbilulu, une forme d'Adad, le dieu de l'Orage mésopotamien82. L'importance de ces canaux s'explique 82
Jeremy Allen BLACK, Anthony GREEN, Gods, Demons, and Symbols of Ancient Mesopotamia, London, University of Texas Press, 1992, p. 76.
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par les méthodes utilisées par les agriculteurs mésopotamiens qui, pour arroser leurs champs, détournaient les eaux des rivières. Les canaux d’irrigation sont donc un des édifices sur lesquels repose l’économie. Aussi, ils sont alors particulièrement surveillés par les gouverneurs locaux (šāpirum) qui, dès l'époque paléobabylonienne (BM 12820) sont responsables devant le roi du bon entretien des infrastructures agricoles83. La réparation des canaux acheminant l'eau aux champs se montre dès lors cruciale pour l'agriculture et relève donc du pouvoir souverain. Tarḫunna, en tant que souverain, pourvoyeur des eaux et maître de la prospérité, se fait l’administrateur des flux dans les canaux d'irrigation hittites84. De la même manière à Rome, les pluies ne sont pas suffisantes pour assurer un approvisionnement des champs en eau. À cet égard, le prodige du lac Albain pourrait être un mythe étiologique de l'utilisation des techniques d'irrigation au bénéfice de l'agriculture latine. Tite-Live85 rapporte qu’en 398 avant Jésus-Christ, peu de temps après les premiers combats contre Véies, le lac Albain déborda sans explication. Sur les conseils d’un haruspice et de l'oracle de Delphes, les Romains apprirent à maîtriser les eaux du lac et les canalisèrent pour irriguer les champs. 83
Voir la thèse soutenue par Baptiste Fiette (et dirigée par le professeur Dominique Charpin) portant sur les archives de Šamašhazir (responsable du domaine agricole de Hammurabi à Larsa, circa 1763-1750). 84 Henri HOFFNER, Alimenta Hethaeorum: Food Production in Hittite Asia Minor, American Oriental Series 55, New Haven, American Oriental Society, 1974, p. 22-24. 85 Tite Live, V, 15-17.
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Le mépris des consuls pour les féries latines célébrées sur le mont Albain, serait la raison de ce prodige dont l’attribution à un dieu doit être éclaircie. G. Dumézil86, calquant le motif indo-européen du feu dans l’eau, voyait dans Neptune le coupable de ce débordement inexpliqué. Néanmoins, nous pensons, à la suite de C. Guittard87, que Jupiter latiaris doit être tenu pour seul responsable de ces écoulements inhabituels pour plusieurs raisons : - ils sont consécutifs au mépris des célébrations de Jupiter par les consuls. - aussi, nous savons que la montagne est un auxiliaire du dieu de l’Orage. - enfin, le mont Albain est un lieu qu’affectionne Jupiter pour y exprimer sa mauvaise humeur. Déjà sous le règne de Tullus Hostilius, il poussa des cris dans les bois sacrés et les bombarda de pierres suite au sac d’Albe. IV. Les dieux de l’Orage et la viticulture Les champs, mais également les vignes, prospèrent grâce aux bons soins des dieux de l'Orage. La viticulture, du fait de l'importance du vin dans le sacrifice, est sous l'autorité des dieux souverains. Ainsi, par la protection qu'ils assurent à la vigne, ils donnent à l'Homme les moyens de rendre le culte.
86
Georges DUMÉZIL, Fêtes romaines d'été et d'automne, Paris, Gallimard, 1975, p. 25-31. 87 Charles GUITTARD, « Le prodige du lac d'Albe dans le conflit entre Rome et Veiès (397-396 av. J.-C.) : action des dieux ou débordement des eaux ? », dans Sydney AUFRÈRE, Michel MAZOYER (éd.), Au confluent des cultures : enjeux et maîtrise de l'eau, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 151-161.
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A. Les dieux de l'Orage et la croissance de la vigne Comme pour le reste de l'agriculture, les dieux de l'Orage apportent les eaux et le climat nécessaires à la bonne santé de la vigne. Tarḫunna est un dieu veillant sur la viticulture. Sous l’épiclèse de dieu de l'Orage des vignes vertes (ḫuelpinaš giš KIRI6-aš GEŠTIN), dans un rituel aux influences louvites (KUB XLIII.23 Vs 1-288), les Hittites demandent à Tarḫunna que « d'en haut » (šer), c’est-à-dire par la pluie, il donne la vie, l'arme victorieuse, et fasse croître la vigne avec l'aide de la déesse solaire de la terre, et la Terre « bien fixée » (šuḫmiliš Taganzipaš89), mais aussi aux divinités de la fondation : le dieu Soleil, Kamrušepa, Télipinu et Maliya des jardins, mère du grain et de la vigne (gišKIRI6 dmaliya GEŠTIN-aš ḫalki AMAni). De la même manière Jupiter est honoré par les viticulteurs pour ne pas altérer les grappes. Virgile dans ses Géorgiques le décrit comme un dieu dangereux pour la viticulture : « Et Jupiter, redoutable aux grappes déjà mûres90. »
88
Volkert HAAS, Geschischte der hethitischen Religion, Leiden-New York-Köln, Brill, 1994, p. 327-328. 89 Jean CATSANICOS, « À propos des adjectifs hitt. su-hmili- et véd. Súmāya », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 81, 1986, p. 121-180. 90 et iam maturis metuendus Juppiter uuis. Virgile, Géorgiques, II, 419.
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La grêle, les tempêtes et les pluies sont dangereuses pour la maturité du raisin. Elles cassent les grappes, et favorisent le développement de champignons et autres parasites qui empêchent toute possibilité de consommation. B. Vin souverain – Vin humain Le vin n'est pas une boisson ordinaire dans le monde indo-européen, puisqu'il est l'outil du sacrifice. Il est remarquable que le hittite wiyana et le latin vinum, « le vin », sont tous deux parents et proviennent probablement de la racine *wen- « désirer91 », que l'on retrouve en hittite dans le verbe wen- « copuler » mais aussi dans le latin venerari « adorer » ou dans le théonyme Venus, déesse de l'amour récréatif. Ce caractère sacré et profane de cette racine se comprend par le pouvoir qu'elle sous-entend. Fort de son alcool, le vin est un attribut de Vénus, la séductrice dont l'enivrant pouvoir fait ployer la raison. Cette utilisation de l'ivresse apparaît dans la version 1 du Mythe d'Illuyanka et dans le Chant d'Hedammu, où l'alcool est utilisé par Inara et IŠTAR de façon récréative comme outil pour réduire à l'impuissance l'ennemi du dieu de l'Orage. Ce pouvoir fait qu'il était particulièrement destiné à séduire et contenter les dieux92. Ainsi n'est-il pas surprenant que les Hittites aient divinisé le vin93 et l’utilisent durant le sacrifice. Il 91
Michiel DE VAAN, op. cit., s.v. venēnum, venia et vēnor ainsi que venus. 92 Robert SCHILLING, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu'au temps d'Auguste, Paris, De Boccard, 1954, p. 134-137 et 142. 93 KUB XXV 37 III 17, 19.
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est par excellence l'outil du culte. Or, comme nous l'avons fait remarquer plus haut, le culte est l'élément central de la réussite économique. En tant que dieu souverain, Tarḫunna préside au sacrifice du vin nécessaire au culte. Dans le Mythe de disparition du dieu de l'Orage (A IV 18 sans doute confirmé par B I 16), après avoir restauré son culte, Tarḫunna remet au roi le vin, un des outils nécessaires à la bonne relation entre les Hommes et les dieux. Cette supervision est visible sur le vase d'Inandik. Le dieu de l'Orage, sous la forme de son idole taurine, est présent à une fête religieuse durant laquelle des amphores (de vins ?) sont figurées et où un personnage, sans doute princier, a une relation charnelle avec une femme. Cette pratique n’est pas sans rappeler l’ambivalence même des origines étymologiques du vin et de son utilisation chez les Hittites et les Romains. Pour autant, conclure à une valorisation de l’ivrognerie dans le culte serait une erreur. La prise raisonnée de vin est présidée par le dieu de l’Orage qui boit sobrement dans le cadre de son culte. Sur un relief d'Alaca Höyük, le dieu est ainsi présenté assis sur un trône consommant dignement la boisson versée dans sa coupe à la différence d'un Illuyanka, son ennemi, archétype de l'ivrogne dans la mythologie. Le rapport étroit qui existe entre le dieu de l’Orage, le vin, les Hommes et le culte est particulièrement développé à Rome. Dieu souverain, Jupiter veille sur le vin dont la valeur est éminemment religieuse. À l'époque archaïque, cette boisson ne semblait pas être un bien de consommation, mais plutôt une boisson réservée à la religion, sacrifiée aux dieux par le père de famille, le 44
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prêtre du culte privé94. Dans son utilisation sacrée, le vin prend le nom de calpar95 et est considéré comme un substitut au sang, le liquide du sacrifice par excellence96. Le vin, « le sang de la terre » pour Pline97, remplace ou se mélange avec le sang des bêtes sacrifiées pour former l'assaratum98. De leur côté, les Romains buvaient la piquette et le vin déclaré impropre au culte (spurcum vinum). Puisque le vin est objet de sacrifice, Jupiter, en tant que souverain, se voit être son gardien. Dans l’histoire romaine archaïque, le vin est un produit religieux protégé par Jupiter99 comme le suggère la présence du flamen dialis100 durant les fêtes des Vinalia (Priora 23 avril, Rustica, 19 août, Meditrinalia, 11 octobre). Durant les Vinalia Priora, célébrées le 23 avril, le vin était servi en libation à Jupiter101. Cette fête remontait au vœu prononcé par un roi de Rome qui plaça les vendanges sous le patronage de Jupiter en cas de victoire sur les Étrusques. Ensuite, les Vinalia Rustica, célébrées les 9 et 10 août, étaient l'inauguration des vendanges. On immolait une agnelle à Jupiter avant que le flamen dialis ne coupe les 94
Pline, Histoire naturelle, XIV, 33. P. Festus, s.v. calpar, p. 57 L ; Pline, Histoire naturelle, XVIII, 287. 96 Francesca PRESCENDI, Décrire et comprendre le sacrifice : Les réflexions des Romains sur leur propre religion à partir de la littérature antiquaire, Stuttgart, Steiner Verlag, 2007, p. 88-89. 97 Pline, Histoire naturelle, XIV, 58. 98 P. Festus, s.v. assaratum, p. 15 L. 99 Ovide, Fastes, IV, 899-900 ; Georg WISSOWA, op. cit., p. 115. 100 Georges Dumézil, Fêtes romaines…, op. cit., p. 87-97 ; Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 194-196. 101 Olivier DE CAZANOVE, « Jupiter, Liber et le vin latin », Revue d’Histoire des Religions 25/3, 1988, p. 249. 95
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premières grappes102, certainement afin d'assurer une bonne cuvée. Enfin, les Meditrinalia, célébrées le 11 octobre, fêtaient la consommation des fûts de vin jeune dont les vertus curatives103 sont encore reconnues actuellement. Le nom même de la fête désigne le don de la santé par la racine *med104, qui exprime originellement la « mesure », mais qui dans le monde latin prend le sens de « soigner105 ». Un épisode hittite rapporté dans le document KBo III 34 vs. II 33-35 développerait également le thème du vin fortifiant. Le roi passe en revue les jeunes combattants de chars totalement nus qui font démonstration de leurs nouveaux talents. Les jeunes combattants adroits gagnent le droit de boire du vin, les maladroits sont obligés d’avaler une coupe amère. La consommation d’alcool entre dans le cadre de la formation militaire pendant laquelle les jeunes aristocrates deviennent des hommes accomplis. C’est donc, comme à Rome, grâce au dieu de l’Orage, que les Hommes assurent la pérennité de leur vie et donc du sacrifice en échange. Les offrandes annuelles du vin sacrificiel à Jupiter assurent un renouvellement régulier des relations entre le dieu et Rome106. Étudié par G. Dumézil107, ce patronage 102
Varron, De la langue latine, VI, 16. Pline, Histoire naturelle, XIV, 18-19, 22 ; Varron, De la langue latine, VI, 21 et P. Festus, s.v. Meditrinalia, p. 110, 21-23 L. font du vin jeune un moyen de repousser la maladie ; Caton, De l'économie rurale, 114-115 et 122-123 fait du vin le remède pour divers maux, dont les douleurs d'estomac. 104 Michiel DE VAAN, op. cit., s.v. medeor. 105 D’où notre « médecin ». 106 Robert SCHILLING, op. cit., p. 142. 103
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ne fait cependant pas de Jupiter un dieu de la viticulture108, mais souligne plutôt son pouvoir de dieu souverain, surveillant toutes les étapes de la transformation du raisin en vin apte à être utilisé pour le culte109. Jupiter offre alors le vin aux Romains, non pas pour qu'ils l'utilisent dans une optique récréative, mais pour maintenir la pax deorum, préalable indispensable à la sauvegarde de la puissance romaine. Symbole de la souveraineté, le vin est l'objet d'un combat pour sa possession et sa jouissance. Autour de la fête des Meditrinalia (11 octobre) se construit un récit étiologique de la consécration du vin jeune à Jupiter racontant qu'au cours d'une bataille contre les Étrusques, il fut offert au dieu par un roi latin110 en échange de la victoire. C’est cette promesse du vin à Jupiter qui permit aux ancêtres des Romains de vaincre les Étrusques. Cet épisode de l'histoire romaine est rapproché par G. Dumézil111 de la mythologie des « Para-indiens » du Kafiristan où Inthr, dieu comparable à Indra, le dieu de l'Orage indien, lutte pour la jouissance du vin. La mythologie d’Inthr est aussi fortement marquée par 107
Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 196. Le fait que Jupiter patronne le vin plutôt qu'un autre dieu agraire a été remarqué et discuté : Georg WISSOWA, op. cit., p. 114-115 ; Robert SCHILLING, op. cit., p. 97-115 ; Pline, Histoire naturelle, XVIII, 284. 109 Olivier DE CAZANOVE, op. cit., p. 249-253. 110 Macrobe, Saturnales, III, 5, 10 (vœu de l'ensemble des Latins) ; Pline, Histoire naturelle, XIV, 14, 88 (Romulus) ; Ovide, Fastes, IV, 877 (Enée) Denys d'Halicarnasse, I, 65, 5 (Enée). Voir également le siège d'Aquilonia opposant les Samnites et les Romains pendant lequel le consul Papirius promit de sacrifier du vin aux dieux en échange de la victoire. Tite Live X, 38, 9-11. 111 Georges DUMÉZIL, Fêtes romaines op. cit., p. 89-91. 108
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l’amour du vin que celle d'Indra pour le soma, une boisson enivrante. Indra/Inthr habituellement dieu guerrier, est renversé chez les Kafirs par Giwis, et devient alors essentiellement un dieu du vin. Lors d'un combat entre Inthr et Giwis, le premier fut vaincu et dut payer au second un tribut en vin. À la lumière de ce mythe, G. Dumézil a construit un mythologème commun : - Jupiter comme Inthr assurent la production du vin. - Le vin comme produit fini est l'objet d'un combat dans les deux cultures dont le vainqueur s’octroie la jouissance. À Rome, Jupiter combat Mézence par le truchement d'un roi latin ; chez les Kafirs, Giwis arrache à Inthr sa boisson favorite. Il est notable que dans le monde hittite, à la différence du monde romain ou para-indien, rien ne semble priver le dieu de l’Orage de la consommation du vin. Il jouit de cette boisson avec les autres dieux sans qu'aucun combat ne soit, à ma connaissance, le fruit de ce monopole. V. Les dieux de l'Orage et l'élevage Comme nous l'avons vu précédemment, l'idéologie indo-europénne du butin repose en partie sur le bétail qui a pu être pris à l'ennemi. Parmi le bétail, deux espèces sont comptées. Premièrement, les « ovins112 », UDU en sumérogramme, mais surtout ḫawi en hittite et en louvite, parent du latin ovis. Deuxièmement, les « bovins113 », GU4 en sumérogramme, un hypothétique 112 113
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Alwin KLOEKHORST, op. cit., s.v. ḫawiIbid., s.v. *kuwāu-
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*kuwau- en hittite, wawa en louvite, parent du bos latin. On mène alors ces animaux en « pâture114 », weši en hittite, parent de vescor, en latin « nourrir ». Le latin pastor, « pâtre », se charge de protéger son troupeau, action que l'on trouve dans le verbe hittite de même racine pahš-115 « protéger », « observer116 ». Une fois en âge d'être sacrifié, on offre au dieu le « sang », ešhar117 en hittite, parent de sanguen latin, et l’on prend la chair pour la « manger118 », ed- en hittite, edo- en latin. Selon le rituel de fondation CTH 414 (KUB XXIX 1 2834119) Tarḫunna agit comme protecteur du bétail. Sur sa montagne le dieu règne au milieu des prédateurs et des troupeaux qui vivent en parfaite harmonie. Ce texte aux accents mythologiques repose en partie sur les réalités de la vie quotidienne des Hittites qui, durant la 114
Ibid., s.v. wešiIbid., s.v. paḫš116 Voir notre premier point sur l’idéologie de la razzia et l’importance de la racine *pah2- dans ce contexte. Le pâtre protège le troupeau des bêtes sauvages, mais aussi des maraudeurs. Cette fonction a donc un caractère martiale sous-jacent que l’on retrouve par exemple dans la jeunesse de Romulus ou dans le comportement militaire de Télipinu. 117 Alwin KLOEKHORST, op. cit., s.v. ešḫar. 118 Michiel DE VAAN, op. cit., s.v. edō119 Galina KELLERMAN, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse de Troisième Cycle de l'Université Paris 1, Paris, 1980, p. 11-12 et 26. 28 ne-pí-ša-aš kat-ta-an ú-li-li-iš-ki-id-du-ma-at UR.MAH-aš 28 kat-ta-an še-eš-ki-it UG.TUR-aš-ma-aš kat-ta-an še-eš-ki-it hartág-ga-aš-ma-aš-ma-aš 30 ša-ra-a ar-ki-iš-ki-it-ta nu-uš-ma-aš-za dU ad-da-aš-mi-iš 31 pa-ra-a i-da-a-lu zi-ik-ki-it 32 [GU]4hi.a-uš-ma-aš-ma-aš kat-ta-an ú-e-ši-it-ta-at UDUhi.a-ušma-aš 33 kat-ta-an ú-e-še-ya-at-ta… 115
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transhumance annuelle120, faisaient paître les bêtes dans les montagnes. Ils confiaient ainsi leurs troupeaux au dieu de l'Orage. Par ailleurs, le pouvoir qu’il a sur la vie des végétaux faisait de lui le protecteur du bétail qui les consomme selon l'Hymne trilingue : « 10-12 Tu crées la verdure et l'herbe de la prairie pour la pâture des bêtes121. »
Le passage met clairement en évidence le rapport du dieu aux troupeaux. Tarḫunna n'est pas un dieu berger tel Ḫapantaliya, mais plutôt un fourrageur soucieux du bienêtre des bêtes. Cette fonction paraît représentative du dieu. Dans le rituel de devotio (KUB VII 60 III 20-24 = CTH 423) Tarḫunna est prié de raser une cité ennemie et d'y faire paître ses taureaux. C'est donc sans surprise que la documentation hittite mentionne de multiples épithètes désignant le rapport du dieu à la vie des animaux domestiques et des troupeaux : gimraš / LÍL-aš « de la steppe » (KUB VII 14 Vs. 2 ; KUB XXV 37 IV 13 ; KUB VII 14 Vs. 2 ; KUB VIII 41 II 12 ; KUB VIII 41 II 12' ; KUB LI 7 Vs. 12 ; KUB LVII 106 Vs. II 44 ; Kbo XXII 137 III 6').
120
Gary BECKMAN, « Herding and Herdsmens in Hittite culture », in Erich Neu, Christel Rüster (éd.), Documentum Asiae minoris antiquae. Festschrift für Heinrich Otten zum 75. Geburtstag, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1988, p. 33-44. 121 Voir Emmanuel LAROCHE, « Un hymne trilingue à Iškur-Adad », Revue d’Assyriologie 8, 1964, p 72-73. 10-12 ú-li-li-ya-aš-ma ki-ik-la(?)-an LÍL-aš hu![it-na-aš] a-da-anna e-eš-ša-[at-ti]
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Ú.SAL-li /welluwaš« de la prairie/ de la pâture » (KUB XXV 3 I 34 et suiv. ; KUB LX 31 IV 11 ; Kbo XXV 227 Rs. 5 ; HT 14.18 ; H.G. No 3 III 9). É.GU4 « de l'étable » (253/s II 18) Le dieu de l'Orage de l'étable nous intéressera particulièrement. Le Mythe de disparition du dieu de l'Orage (KUB XXXIII 34 recto 13-15) explicite sa relation avec ce bâtiment. Le retour du dieu dans son temple donne lieu à une remise en ordre de l'étable et des animaux destinés à ses sacrifices. Tarḫunna, en tant que souverain, s'assure par la protection du bétail que le roi a les moyens de remplir ses fonctions de prêtre. Le dieu ne fait pas que restaurer les institutions religieuses, il rapporte également l'égide du monde sauvage afin de refonder le royaume, et ainsi lui assurer l'éternité. De la même manière, selon le rituel CTH 414 (KUB XXIX 1, II 47-54), le monde sauvage est une réserve inépuisable de vitalité dans laquelle les dieux puisent pour rajeunir le roi et lui donner une puissance bestiale. À Rome, avant que la cité ne soit fondée, Jupiter avait également ses caractères de protecteur des bergers et des troupeaux. Jupiter régnait sur le Capitole, qui selon Properce122, était un pâturage gardé par le dieu. De même, Tite-Live rapporte que les bergers y avaient un chêne sacré dédié à Jupiter :
122
Properce, Elégies, I, 4.
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Raphaël Nicolle « Il (Romulus) monta au Capitole et les déposa (les dépouilles opimes) au pied du chêne sacré des bergers123. »
Le dieu protégeait sans doute les troupeaux qui venaient paître au pied de son arbre. De la même façon, sur le mont albain, Jupiter latiaris protégeait les troupeaux qui lui étaient destinés124. Le lien qui existe entre Jupiter et les bergers explique sans doute sa proximité avec le dieu sauvage Faunus. Ce dieu apparaît aux origines de Rome comme un familier de Jupiter. En effet, sans le savoir de Faunus, Numa n’aurait jamais pu connaître la formule d’évocation pour attirer Jupiter elicius et ainsi conjurer ses orages destructeurs125. C'est également lui qui est à l'origine de la fête agraire des Fordicidia pendant lesquelles les Romains sacrifiaient une vache pleine sur le Capitole de Jupiter. Une fois le sacrifice effectué, les cendres des fœtus provenant des ventres des fordae sacrifiées lors de cette fête étaient récupérées et confiées au temple de Vesta. Elles servaient ensuite à la purification du peuple et des troupeaux lors des Parilia célébrées en l'honneur de Palès, la divinité du bétail126. La présence de Vesta, le feu sacré de la cité, souligne que Rome entière, en tant
123
Tite Live,I, 10 ; in Capitolium escendit ibique ea cum ad quercum pastoribus sacram deposuisset. 124 Orose, V, 18, 27 ; Alain GRANDAZZI, Alba Longa, Histoire d’une légende, Rome, École Française de Rome, 2008, p. 588. 125 Permettant ainsi d'intégrer Jupiter à la cité de Rome. Ce monde sauvage en connexion avec le monde civilisé apparaît dans le cadre des fondations de cités où le fondateur, comme Romulus, est un étranger élevé loin de la cité. 126 Georg WISSOWA, op. cit., p. 200 ; Georges DUMÉZIL, Idées Romaines, Paris, Gallimard, 1969, p. 273-287.
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que fondation éternelle, s’impliquait pendant cette célébration déterminante pour sa prospérité. La proximité qui existe entre Jupiter et Faunus se remarque également lors des Lupercales. L'origine de cette fête127 remonte à Romulus qui les institua sur ordre de Junon pour conjurer la stérilité des Sabines enlevées par les Romains. Afin de restaurer leur fécondité, les luperques, voués à Faunus128, flagellaient les matrones avec des lanières en peau de bouc. La cérémonie était réalisée sous la supervision129 du flamen dialis, le prêtre de Jupiter. De la même manière que chez les Hittites, le monde sauvage servait ici à renforcer, par sa vitalité, une fondation vieillissante. VI. Les dieux de l'Orage et le commerce Dieux protecteurs du secteur primaire, les dieux de l'Orage sont également favorables au commerce des excédents vendus sur les marchés locaux ou internationaux. Comme pour leur protection de l'irrigation, ces caractères tardifs s'inscrivent en réalité dans une continuité conceptuelle des structures. Nous connaissons des formes hittite et latine communes pour désigner l’échange commercial. Nous avons vu plus haut la parenté de ḫappar « commerce », « affaire », « prix » avec le latin opus. Aussi, le verbe hittite waš-, « acheter », ušniie-, « vendre », sont parents de vēnus, « la vente », que l’on trouve dans la loi des Douze Tables et de veneo « vendre » (*vēnum īre), ainsi que divers mots attachés au commerce
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Ovide, Fastes, II, 425-452 ; Georg WISSOWA, op. cit., p. 209-210. Georg WISSOWA, op. cit., p. 208-213. 129 Ovide, Fastes II, 82. 128
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dans le monde indo-européen130. La notion même de commerce a donc des racines communes. Les dieux de l’Orage y participent d’une façon tout à fait spécifique. Tarḫunna est un protecteur du commerce. Durant la période proto-hittite, les relations contractuelles des marchands assyriens en Cappadoce avec les autochtones étaient sanctionnées par diverses divinités, dont le dieu de l’Orage. Ces rapports reposent sur un concept hittite, la takšul131, qui est, en quelque sorte, la convention d’amitié passée entre deux partis. À la takšul, de racine de l’unification *téks-, s’oppose « hostilité », kurur. Le dieu de l'Orage est connu sous l'épithète de takšulas (KUB II 13 I 62 ; KUB LV 39 IV 22 ; KUB LVI 45 II 21 ; KUB LVIII 35 v 3 ; KUB LVI 45 II 28 ; KUB LV 32 r.col. 9) ce qui fait donc de lui le témoin des conventions. Il est donc possible de penser que son regard est également posé sur les contrats commerciaux comme à l’époque des comptoirs paléo-assyriens. La relation entre un acheteur et un vendeur repose sur la confiance et une relation pacifiée. Il veillerait alors à la mise en œuvre du takšeššar, l’ « accord », les « dispositions », le « tarif ». Cette idée est d’autant plus visible si l’on prend en compte l’épithète de KI.LAM « portail », et par extension « marché » que porte le dieu de l’Orage132.
130
Alwin KLOEKHORST, op. cit., s.v. ušniie/azi- ; Michiel DE VAAN, op. cit., s.v. vēnus/m. 131 Alwin KLOEKHORST, op. cit., s.v. takšzi- et takšul. 132 KBo V 3 Vs. I 44 ; KBo XIX 58 20 ; KBo XIX 72 13 ; KBo XXVI 196 Rs. 3 ; KUB XX 2 Rs. III 14, 17 ; KUB XX 90 Vs. III 6, 16 ; KUB XXI 1 Rs. IV 4 ; KUB XXVII 1 Vs. I 50 ; KUB XL 53 3 ; KUB XLVIII 105 + Rs. 16.
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Le KI.LAM ou ḫilammar133 est le propylée devant un temple ou un palais. Son utilité dans notre contexte peut se comprendre grâce aux Annales de Tutḫaliya (KUB XXIII 12 rs. III 1-8) où le portail du dieu servait à une prestation de serment politique. Le KI.LAM du dieu protège donc physiquement le marché des intempéries mais aussi moralement puisqu’il est probable que la parole des marchands y était sanctionnée. À Rome, Jupiter présidait les marchés qu'étaient les nundinae134. Macrobe135 les associe à la monarchie, ce que semble confirmer le sacrifice d'un bélier offert par la flaminica dans la Regia. Mais plus largement, ce contrôle des marchés se retrouve dans la personnalité de Dius Fidius, hypostase jovienne du contrat. Dius Fidius patronne le commerce romain avec Hercule et Mercure. Sa fonction est avant tout de présider à la confiance économique et commerciale. C’est par le respect de la parole jurée que les Romains font des affaires. Les marchands prêtaient serment devant l’Ara Maxima d’Hercule, le protecteur des commerçants136. Dius Fidius est le dieu de la foi que l'on met dans la parole de quelqu'un, mais également dans celle de la fiabilité de ses activités économiques. À Rome, le Capitole de Jupiter est en particulier le lieu sur lequel l'idéologie de l'économie romaine se manifeste. C’est sur la colline que sont 133
Ian RUTHERFORD, « Gods of the market place Merchants, Economics and Religious Innovation », in Manfred HUTTER et Sylvia BRAUNSAR-HUTTER (éds.), Economy of Religions in Anatolia and Northern Syria. Ugarit Verlag, Münster, 2019, p. 83-91. 134 Georges DUMÉZIL, La religion…, op. cit., p. 184 et 190. 135 Macrobe, Saturnales, I, 13. 136 Denys d'Halicarnasse, I, 40, 6 ; Georg WISSOWA, op. cit., p. 280281.
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construits les sanctuaires de Fides « Bonne Foi », Ops « Opulence » et Spes « Espérance137 ». Du respect de la parole provient la richesse et la confiance en l'avenir. Comme le souligne G. Freyburger138, Fides, aspect de Dius Fidius, et Ops sont étroitement associées dans la société romaine dans le cas du remboursement des créances personnelles et publiques. Conclusion Les dieux de l'Orage forment le cadre même de ce que nous pouvons appeler une idéologie économique. En tant que souverains ils donnent les règles qui régissent l'univers et donc les moyens de subsistance. Un point remarquable est l'existence de deux systèmes économiques hérités qui se complètent. L'un de ces systèmes est une économie de guerre en dehors des frontières dont l'objectif est de razzier bipèdes et quadrupèdes. L'autre consiste à assurer, par la bonne gouvernance et la piété, une agriculture productive et excédentaire à l’intérieur des frontières. Dans ce cas, Tarḫunna et Jupiter gratifient les Hommes de leur pluie et les aident à domestiquer la géographie de leur environnement. La pluie est nécessaire à l’État, mais aussi au simple paysan qui honore les dieux du Ciel et de la Terre pour leur rendre grâce et se les propitier. Le rapport des dieux de l'Orage à l'agriculture forme un cycle. Ils 137
Pierre POUTHIER, op. cit., p. 144-145 et 155-156. Gérard FREYBURGER, Fides, étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque augustéenne, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 301-304. Voir également Pierre POUTHIER, op.cit., p. 155156. 138
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donnent la pluie pour les cultures, et en échange en reçoivent une partie dans le cadre du culte. Le cas du vin est particulièrement éloquent. Il est le produit de culte par excellence, il est le symbole de la souveraineté. De la même manière, les dieux de l’Orage assurent la prospérité des troupeaux, dont ils reçoivent une part durant les sacrifices sanglants. Ces rapports très simples avec l'économie des Hommes se fondent donc sur un rapport religieux de don / contre-don. La richesse étant la forme physique de la faveur divine, les échanges commerciaux se font donc sous leur supervision puisque les dieux de l'Orage semblent également y avoir un intérêt en tant que témoin, du fait de leur nature souveraine. Ils garantissent ainsi ce que nous appelons « la confiance » dans le langage commercial. Raphael NICOLLE Chargé d’enseignement de hittite Sorbonne Université
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Quelques aspects de la domination et de son vocabulaire latin dans la Rome antique (Dominatio, Res publica, Potestas, Imperium, Auctoritas)
La langue latine est omniprésente dans le vocabulaire politique, social, juridique et religieux des langues romanes ou indo-européennes en général. Les noms du peuple (populus ou plebs), de la ville (urbs), de la religion (religio) n’ont d’ailleurs pas d’étymologie établie, d’où la tentation, pour urbs, en particulier de recourir à l’étrusque, obscurum per obscurius… Au fondement de la démocratie, on retrouve des éléments issus de la Grèce et de Rome. De plus, les Romains ont établi leur pouvoir sur les peuples soumis, donc une forme de domination. Aucune problématique ne saurait les oublier. Ils ont été l’un des grands empires de l’Antiquité, après les Assyriens, Babyloniens, les Macédoniens1. Comment se traduit cette notion de domination ? La notion de pouvoir peut s’exprimer de nombreuses façons en latin. Des vers célèbres de Virgile ont exprimé avec force la forme qu’a prise cette domination du peuple romain sur les autres peuples. Virgile lui donne son expression, conforme à la volonté du nouveau régime mis en place par Auguste, qui 1
Arnaldo MOMIGLIANO, « The Origin of Universal History », ANSP III, XII, 1982, p. 533-560 ; Doron MENDELS, « The Five Empires: a note on a propagandistic topos », AJPh, CII, 1981, p. 330-337 ; David FLUSSER, « The four empires in the fourth Sibyl and in the Book of Daniel », Isr. Or. St. (Tel Aviv Univ.) I, 1972, p. 148-175.
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renouvelle cette idée de pouvoir, de domination, de souveraineté. « Toi, Romain, souviens-toi de gouverner les peuples, en les soumettant à ton imperium, telle sera ta politique, impose leur la pratique de la paix, épargne les peuples qui se sont soumis et dompte les rebelles, les orgueilleux2. » Aux autres nations, les Grecs en particulier, il revient de cultiver les arts et les sciences, aux Romains d’imposer leur domination, la pax Romana. Dans la vie politique on sait qu’il existe deux formes de pouvoir, dans le cadre des magistratures, définies par les deux termes de potestas et d’imperium. Mais il existe une notion plus large, celle d’auctoritas dans l’exercice du pouvoir. Enfin, on ne saurait oublier qu’il existe bien un mot latin, un bon ami, pour définir la domination, c’est le nom féminin dominatio. L’idée de domination est dans le mot « démocratie », democratia : ce régime politique est la souveraineté du peuple. La première question que peut se poser le latiniste, d‘une manière générale, est la suivante : comment traduire « domination » en latin ? Il se trouve que c’est, comme on dit, « un bon ami » : le français domination dérive en droite ligne du latin dominatio, qui se rattache à dominus et à domus, les noms de la maison et du maître de maison. Le mot est présent dans les langues romanes, en italien, 2
VIRGILE, Énéide, 6, v. 851-853 : « tu regere imperio populos, Romane, memento/Haec tibi erunt artes, pacisque imponere morem/parcere subiectis et debellare superbos. »
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Quelques aspects de la domination et de son vocabulaire latin
en espagnol, et même en anglais. On laissera l’allemand de côté. Pour être exact, il faut mentionner le substantif masculin de la quatrième déclinaison, dominatus, dont les emplois sont voisins. De domus, sont dérivés dominatio, dominatus, le verbe dominor. Le verbe a une forme médio-passive, soit déponente, dominor, dominari (une forme tardive dominare est attestée), il est intransitif, il marque la prépondérance, une prépondérance qui s’exerce sur quelque chose ou sur quelqu’un : dominari in aliquid, dominari in aliquem. Il existe donc deux formes : dominatus et dominatio, à partir de deux suffixes que Benveniste3 a tenté de distinguer, en leur donnant des valeurs différentes en indoeuropéen : le suffixe indo-européen. *-ti-, qui a donné lat. -tiō avec un renforcement, dénoterait, selon Émile Benveniste, le procès de la base avec une valeur de potentialité, alors que l’indo-européen *-tu-, qui a donné lat. -tus, correspondrait à un procès occasionnel. Il oppose en latin les substantifs faits sur la même base avec respectivement les deux suffixes : actio vs actus, motio vs motus, satio vs satus, secessio vs secessus, etc. En outre, le suffixe indo-européen *-ti- (lat. -tio), serait couplé avec les noms d’agent indo-européens en *-ter à vocalisme e, tandis que le second suffixe, indo-européen *-tu- (lat. -tus), serait couplé avec les noms d’agent indoeuropéens en *-tor à vocalisme o, représentés par les noms 3
Émile BENVENISTE, Noms d’agent et noms d’action en indoeuropéen, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1948, 176 p. Cf. Michèle FRUYT, « Les principes méthodologiques d’Émile Benveniste dans Noms d’agent et noms d’action en indo-européen », LINX 26, 1992, 1, p. 159-171, et « Les noms de procès en latin archaïque : les substantifs en -tio, -tus, -tura », dans Pol DEFOSSE (éd.), Hommages à Carl Deroux, Collection Latomus, volume 267, Éditions Latomus, Bruxelles, 2002.
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d’agent en -tor en latin. Le suffixe -tus (-tūs) a donné lieu en latin à un groupement de mots où il changea de fonction et devint dé-substantival pour former des noms de fonctions et de magistratures en -ātus (-ātūs) du type : consul « consul » –> consul-ātus « consulat, fonction de consul ». La domination, c’est en premier lieu le pouvoir du maître de maison, dominus. Dominatio définit en fait le pouvoir du pater familias qui a le pouvoir sur sa famille au sens large et sur les esclaves bien sûr, le sens premier de familia. Les domestici sont les membres de la maisonnée. Domesticus qualifie ce qui concerne la maison, dominicus ce qui concerne le maître de maison, ce qui appartient au maître, la famille, le foyer. Le nom de la maison domus est très ancien : il remonte à une étymologie indo-européenne (*dom-) qui désignait la famille sur deux générations, et tire son origine de la racine –dem-, « construire ». La domus est donc la maison familiale romaine, dont le chef de famille porte le nom de dominus. Le nom de la maison présente un certain nombre d’irrégularités et emprunte des formes à la deuxième et à la quatrième déclinaison. La puissance du dominus se traduit par un rôle religieux, il est chargé du culte domestique, du culte des ancêtres, et en particulier il a la charge de veiller sur les Lares et les Pénates, qui sont chargés de protéger le territoire de la maison, d’écarter les dangers et d’assurer son approvisionnement. On voit se définir une domination qui se traduit par l’espace, par un territoire, des limites, des bornes, des cippes. Le pater familias détenait la patria potestas, la vitae necisque potestas, un pouvoir de vie et de mort sur ses enfants, sa femme, et ses esclaves, qui étaient de ce fait
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sous sa main, sub manu4. Le mot peut s’appliquer au « maître du peuple, c’est-à-dire le tyran, le despote (grec despotes5). C’est l’idée d’un pouvoir absolu6. Toutefois, le mot ne fait pas partie du vocabulaire politique, où l’on trouvera la notion d’imperium. La démocratie est à Rome la souveraineté du peuple. Democratia est un mot né en Grèce. L’invention du concept revient à la Grèce. La République, res publica, c’est le pouvoir du peuple, res populi. La démocratie est le pouvoir du dêmos. L’invention de la démocratie est attribuée à Clisthène, qui, de 507 à 501, a proposé à l’assemblée du peuple athénien l’une des réformes les plus profondément originales que l’histoire ait connues : c’est sur elle que repose la démocratie des Ve et IVe siècles. L’invention de Clisthène est inséparable des progrès de la raison philosophique : la réforme repose sur une ordonnance et sur l’harmonie du rationnel : l’espace et le temps politique sont soumis à la loi des chiffres. C’est dans cet esprit que Clisthène, selon Aristote, « remit l’état 4
Yan THOMAS, « Droit domestique et droit politique à Rome. [Remarques sur le pécule et les honores des fils de famille] », Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, vol. 94, no 2, 1982, p. 527-580 ; IDEM, « Vitae necisque potestas. Le père, la cité, la mort », Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique. Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Publications de l'École française de Rome, vol. 79, no 1, 1984, p. 499-548 ; Jean-Christian DUMONT, « L'imperium du pater familias », Parenté et stratégies familiales dans l'Antiquité romaine. Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986, Publications de l’École française de Rome, vol. 129, no 1, 1990, p. 475-495. 5 CICÉRON, République, 2, 26 : uidesne ut de rege (scil. Tarquinius) dominus exstiterit ? Hic est enim dominus populi, quem Graeci tyrannum uocant. 6 IDEM, Philippiques, 3, 34 ; République, 1, 48 ; Verrines. 5, 175.
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(politeia) dans les mains du peuple (plethos, “la masse des citoyens”) ». Toutefois, la pensée politique athénienne, à la fin du VIe siècle, ignore encore le concept de démocratie. L’idée n’apparaîtra que dans la première moitié du Ve siècle, dans une tragédie d’Eschyle, Les Suppliantes, au vers 604 : dans cette tragédie qui met en scène les Danaïdes trouvant refuge à Argos, il est question de « la main du peuple (cheir dêmou) qui exerce son pouvoir (kratousa) où prévaut la majorité (notion de plêthos). La main souveraine du peuple est l’expression poétique du pouvoir souverain de voter la loi, en levant la main. Ce n’est pas en copiant mon-archia, ou olig-archia, mots déjà en usage, que démocratia a été formé. Archein, archê expriment le pouvoir de commandement sur un autre, sur un sujet, une domination. On élimine la dém-archia : kratein, kratos ouvraient un champ sémantique plus riche où l’on retrouve l’idée d’un pouvoir qui a sa source en soi-même, d’un pouvoir que l’on détient, que l’on tire de soi. Démocratia exprime donc l’idée d’un pouvoir souverain, mais résidant dans le peuple, d’une volonté générale mais issue de l’individu, de la personne, du citoyen. La démocratie émane du citoyen. Dans le mot démocratie, on retrouve l’idée de force et de domination, dans le terme kratos, bien analysé par Émile Benvéniste7. Kratos ne signifie ni « force physique », ni même « force d’âme », mais « supériorité », « prévalence » en quelque sorte, d’où domination. On retrouve la même opposition avec le couple aristocratieoligarchie. Il est difficile de définir avec précision ce que l’on entend par démocratie. Selon une analyse devenue 7
Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, II, p. 71-83.
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classique, Aristote distingue trois formes de gouvernement, comme le fera Cicéron à sa suite : la monarchie, l’aristocratie et la politeia, Aristote n’est pas un admirateur convaincu de la démocratie, il en reconnait les limites et les défauts. Dans ce qui constitue son grand ouvrage de science morale et politique, en 8 livres, La Politique, qui contient une partie générale sur les types de gouvernement et une théorie du gouvernement parfait, Aristote définit trois types de constitutions sur lesquels il porte un jugement, trois types de gouvernement : la monarchie, l’aristocratie, la politeia (la constitution par excellence), que l’on traduit par république ou res publica. Ce sont les types normaux, dans lesquels domine l’intérêt général, mais qui évoluent en se dégradant : la monarchie peut devenir une tyrannie, l’aristocratie évolue en oligarchie et la république se transforme en démocratie. La tyrannie est la pire des formes dégénérées, mais la démocratie la plus supportable des mauvais gouvernements. Aristote revient souvent sur la notion de démocratie, qui signifie que le pouvoir est exercé par la masse du peuple, au détriment des riches, sous l'impulsion des démagogues. Le terme grec δημοκρατία / democratia est parfois alors traduit par « démagogie » ou « régime populaire ». Elle est considérée comme une forme déviante du régime constitutionnel correct qu'est la république, et qu'Aristote appelle πολιτεία, mélange d’oligarchie et de démocratie. Le nom democratia est pratiquement absent en latin classique8, c’est un mot grec. La démocratie est rendue par le terme res publica, mais précisé par l’adjectif libera, qui souligne le lien avec la libertas. En fait c’est la libera res publica qui définit le mieux la démocratie. À la suite 8
SERVIUS, Commentaire à l’Énéide, 1, 21.
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d’Aristote, mais dans une perspective romaine, Cicéron définit les trois types de gouvernement : le regnum, la république des optimates (par opposition aux populares) et la civitas popularis, où le populus détient le pouvoir. « Ce pouvoir doit être attribué à un seul ou à quelques personnes choisies ou il doit être assumé par la masse, la totalité du peuple. Quand donc toutes les affaires publiques sont à la discrétion d’un seul on nomme roi celui qui a le pouvoir et cette forme de gouvernement est dite royauté. Quand l’autorité appartient à quelques personnes choisies, on dit que la cité est gouvernée par l’élite ; le gouvernement populaire enfin, c’est ainsi qu’on l’appelle, est celui où tout le pouvoir est au peuple. Chacune de ces trois formes, pourvu qu’elle maintienne le lien qui, dans le principe, a rattaché les hommes de façon à constituer une société politique, n’est à la vérité point parfaite, ni à mon avis la meilleure, elle est toutefois supportable et telle que chacune d’elle puisse être jugée préférable. Car un roi juste et sage, des citoyens choisis et tenant le premier rang le peuple même, bien que ce dernier soit le moins digne d’approbation, semblent pouvoir maintenir une certaine stabilité, si des ambitions et des injustices ne viennent pas se mettre à la traverse9. » 9
CICÉRON., République. 1, 42 : Deinde aut uni tribuendum est, aut delectis quibusdam, aut suscipiendum est multitudini atque omnibus. Quare cum penes unum est omnium summa rerum, regem illum unum vocamus, et regnum eius rei publicae statum. Cum autem est penes delectos, tum illa civitas optimatium arbitrio regi dicitur. illa autem est civitas popularis - sic enim appellant -, in qua in populo sunt omnia. atque horum trium generum quodvis, si teneat illud vinculum quod primum homines inter se rei publicae societate devinxit, non perfectum illud quidem neque mea sententia optimum, sed tolerabile tamen, et aliud alio possit esse praestantius. Nam vel rex aequus ac sapiens, vel delecti ac principes cives, vel ipse populus, quamquam
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La démocratie étant une forme de gouvernement fondée sur la souveraineté du peuple, populus, la démocratie sera donc une civitas popularis, une res publica popularis. On peut avoir recours à des périphrases ou à des circonlocutions pour traduire democratia : « établir une démocratie » se dira rem publicam populari ratione constituere, une démocratie sera un état où le peuple exerce le pouvoir, ciuitas in qua omnia per populum geruntur, res publica in qua populus plurimum potest omniaque eius arbitrio geruntur. Plus que chez Cicéron, pour définir la démocratie comme le régime où le populus exerce le pouvoir (potentia popularis, imperium populare), on peut se référer à la Préface du livre II de l’Ab Vrbe condita de Tite-Live où l’historien, saluant la chute des Tarquins et l’instauration de la République, définit le nouveau régime comme libera res publica, un régime caractérisé par la libertas, un régime où le pouvoir des lois est supérieur au pouvoir des hommes, où les magistrats sont soumis à la règle de la collégialité et de l’annualité10. La libertas est le fondement de la république, de ses institutions. En ce qui concerne le vocabulaire politique, on sait qu’il existe deux formes de pouvoir à Rome ; la potestas et l’imperium. L’idée de puissance se retrouve dans le nom des magistrats, magistratus, qui désigne à la fois l’homme et la fonction. Magistratus, au sens propre magistratus populi, « la maîtrise du peuple », désigne à la fois la fonction, la charge et la personne de celui qui l’exerce. Le id est minime probandum, tamen nullis interiectis iniquitatibus aut cupiditatibus posse videtur aliquo esse non incerto statu. 10 TITE-LIVE, Histoire romaine, 2, 1 : Liberi iam hinc populi Romani res pace belloque gestas, annuos magistratus, imperiaque legum potentiora quam hominum peragam. Quae libertas ut laetior esset proximi regis superbia fecerat.
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génitif est subjectif : le peuple est le maître (magister), c’est la source du pouvoir. La potestas est le pouvoir des magistrats inférieurs, questeurs ou édiles, tandis que les magistrats dotés de l’imperium sont les préteurs et les consuls. Tous les magistrats disposent du droit de prendre des décisions (ius edicendi), qui leur est conféré lors de leurs élections. Cette potestas se traduit par l'émission d'édits, l'intervention dans certaines juridictions et un pouvoir de contrainte (coercitio). Les tribuns de la plèbe ne disposent pas de l'imperium, mais leur pouvoir repose sur une forme de potestas qui diffère à l'origine de celle des magistrats inférieurs. La capacité de bloquer les actions des autres magistrats (intercessio) leur donne une influence considérable sur la politique romaine. Sur l’adjectif potens est formé le substantif potentia, pour définir un pouvoir hors des cadres politiques, mais le mot peut aussi s’employer pour désigner un pouvoir politique, une autorité, une influence. La potestas des magistrats est inséparable de la reconnaissance par les dieux et le pouvoir religieux. Leur potestas étant conçue comme « imparfaite », les magistrats étaient en effet contraints de solliciter, au moyen des auspices, une légitimation de leurs actes publics par l’auctoritas de Jupiter. Encadrée par les détenteurs d’auctoritas, augures et sénateurs, la prise d’auspices se trouvait ainsi au cœur des mécanismes d’autocontrôle de l’aristocratie romaine. Le plus important des pouvoirs des magistrats est l'imperium, un pouvoir très fort qui s'applique dans les domaines civils, militaires, juridictionnels, avec le droit de prendre les auspices (auspicia). Il est conféré par le peuple par le biais d'une loi (lex de imperio) aux consuls et aux préteurs. Dans les faits, l'imperium est souvent associé à l’autorité nécessaire conférée à un magistrat pour 68
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commander une force militaire. Le mot imperium est polysémique et peut revêtir de nombreux sens : commandement, ordre, pouvoir d’un roi ou d’un magistrat, domination du peuple sur un autre, hégémonie, empire, espace géographique, tyrannie, pouvoir injuste. À côté de la potestas et de l’imperium, une troisième notion définit le pouvoir. Auctoritas est une notion importante pour définir une influence politique entre pouvoir et religion, entre autorité personnelle et politique. La notion d’auctoritas trouve son origine à l'époque républicaine, où, en vertu de l’auctoritas patrum, le Sénat a le pouvoir de confirmation des lois. Le concept d’auctoritas explique le rôle du Sénat dans les institutions romaines de la République. La notion est dérivée la racine aug- que l’on va retrouver dans augustus et auguria, pour souligner l’influence du religieux sur le politique. L’augure accroît l’autorité d’un acte en lui accordant une reconnaissance de la part des dieux qui donnent ainsi leur accord11. Le Sénat a le pouvoir d’augmenter, de renforcer la portée d’un acte en lui donnant un accord, qu’il s’agisse de donner un avis favorable à un projet de loi, à une liste de candidats en vue d’une élection, à une levée militaire, ou à l’établissement d’un impôt. Le sénatus-consulte est le support de l’auctoritas. L’opinion, l’avis des sénateurs
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Joseph HELLEGOUARC’H, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la république, Paris Les Belles Lettres, 1963, p. 295-320 ; Yann BERTHELET, Gouverner avec les dieux. Autorité, auspices et pouvoir sous la République romaine et sous Auguste, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 435 p. Cf. L’auctoritas à Rome. Une notion constitutive de la culture politique, Textes édités par JeanMichel DAVID et Frédéric HURLET, Actes du colloque de Nanterre (10-12 septembre 2018), Ausonius Editions, collection « Scripta Antique », 136, Bordeaux, 2020, 422 p.
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réunis par un magistrat n’est en fait qu’un conseil. Rien n’oblige le magistrat à suivre l’avis du Sénat. Une source essentielle de la notion se trouve dans le portrait que fait Cicéron du princeps rei publicae dans le De republica : ses vertus, ses qualités personnelles fondent son auctoritas. L’auctoritas du princeps repose sur une supériorité morale presque surnaturelle. Mais elle est ellemême d'essence politique et non morale. L’auctoritas principis complète l’imperium et la potestas, qui représentent son pouvoir judiciaire, militaire et administratif. Cette notion va trouver une nouvelle force sous le Principat établi sous Auguste. Dans ses Res gestae, Auguste rappelle que le titre d’Augustus lui a été décerné par le Sénat, en même temps qu'un certain nombre d'honneurs exceptionnels, en raison de ses mérites personnels (pro merito meo) ; comme chez Cicéron, l’auctoritas est liée aux vertus et au mérite de la personne. Il souligne l'importance de cette notion au fondement de son pouvoir : « À partir de ce moment, je l'ai emporté sur tous par l’auctoritas ; en revanche, je n'ai aucunement eu plus de potestas que tous ceux qui ont été mes collègues dans chaque magistrature12 ». Progressivement, l’auctoritas principis va devenir la source d'un pouvoir législatif entre les mains de l'empereur. Au départ, les avis d'Auguste (quod principi placuit) n'avaient que le poids que leur donnait sa place dans l’ordre politique nouvellement institué, sans force juridique obligatoire. Ensuite, les résolutions de l'empereur, prises dans le cadre de son conseil, finirent par avoir la même valeur que si le Sénat tout entier les avait 12
AUGUSTE, Res gestae, 34 : Post id tempus auctoritate omnibus praestiti, potestatis autem nihilo amplius habui quam ceteri qui mihi quoque in magistratu conlegae fuerunt.
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adoptées. Ce pouvoir fut ensuite renouvelé pour chaque empereur dans sa loi d'investiture. D’autres notions sont à prendre en compte, elles ont, comme l’auctoritas, une valeur morale, voire philosophique, il s’agit de la moderatio et de la prudentia. Ces notions impliquent un pouvoir sur soi, une maîtrise de soi13. Les virtutes de l’homme d’État sont issues de la philosophie stoïcienne. À côté du concept de domination, il faudrait faire une place à la notion de souveraineté ou de suzeraineté. Qu’en est-il de la notion de souveraineté ? Paradoxalement, le mot de souveraineté est un tard venu, dans le vocabulaire politique du moins. Le mot repose bien sur une racine latine, mais la notion n’apparaît qu’au Moyen Âge. Il existe en latin un adjectif, qui exprime la supériorité, qui signifie « supérieur », « celui ou ce qui est au-dessus » ; c’est l’adjectif superus (comp. superior ; superl. supremus) qui deviendra superanus d’où dérive le nom abstrait superanitas, la souveraineté. Le verbe superare est classique au sens de « dominer », le participe adjectif superans est attesté chez Lucrèce14. Supero est le dénominatif de superus, absolu et transitif. L’adjectif superus est lui aussi classique, les di superi sont les dieux d’en haut, ouraniens, par opposition aux di inferi, les divinités infernales. Le concept de souverain, « celui qui est au-dessus », « celui qui domine, qui détient le pouvoir », apparaît au Moyen Âge pour définir la dignité de la personne 13
Joseph HELLEGOUARC’H, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la république, op. cit., p. 254-274. 14 LUCRÈCE, De la nature, 5, 394 (sous la forme comparative superantior).
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du roi, située en haut de la pyramide féodale. Dans le système féodal existe un principe voisin : la suzeraineté, qui est formée sur le même principe de supériorité (sus, « au-dessus », comme supra, « au-dessus »). Le suzerain est un seigneur qui est au-dessus des autres ou qui a concédé un fief à un vassal. Il y a les suzerains et il y a les vassaux. Le souverain est au-dessus des autres et son pouvoir n’est limité par aucun autre. C’est le chef d’un État monarchique. La souveraineté, au sens où nous l’entendons, sera redéfinie à la Renaissance. La souveraineté va se dégager d'un rapport de force militaire (celui des condottieri) ou symbolique (celui des institutions religieuses), pour émaner d'une représentation rationnelle du pouvoir étatique. L'essor de la notion de raison d’État à la Renaissance correspond à cette mutation. On en trouverait déjà des éléments chez Machiavel, mais le concept de souveraineté au sens moderne apparaît essentiellement chez Jean Bodin dans Les Six livres de la République parus en 1576. Dans le contexte d’une réinterprétation du droit latin, cette émergence annonce en fait les conceptions étatiques modernes. Jean Bodin s’éloigne des conceptions romaines de la législation : en effet, ni l'imperium, qui désigne une simple « puissance de commandement militaire », ni la summa potestas, qui se rapporte à un « pouvoir absolu, sans limite », ne définissent ce concept. Jean Bodin a inspiré les travaux des juristes et théoriciens de l'État moderne, notamment Grotius, Pufendorf, Hobbes et Locke. La notion de souveraineté est au centre de sa réflexion. Bodin élabore le concept clé de l’État moderne dont l’existence se définit par la souveraineté, et dont l’attribut principal est « la puissance de donner et casser la loi ». En fait, la notion de 72
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souveraineté populaire trouvera toute son expression dans la philosophie des Lumières qui conduira à la Révolution. C’est Rousseau qui lui donnera sa véritable définition d’abord dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, en 1755, et surtout, en 1762, dans Le Contrat social, où le philosophe affirme que la souveraineté est l'exercice de la volonté générale, chaque citoyen détenant une part de souveraineté. Ainsi, c'est une souveraineté dont le titulaire est le peuple, comme l’affirmaient Aristote et Cicéron : le peuple est considéré comme la totalité concrète des citoyens détenant chacun une fraction de cette souveraineté. Chez Rousseau, « souverain » doit s’entendre au sens de « État souverain » ou « peuple souverain ». La souveraineté populaire repose sur le peuple, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens actuels d'un pays. La souveraineté populaire implique le suffrage universel (bien que Rousseau ne soit pas contre l'usage du tirage au sort en démocratie), puisque chaque individu détient une part de souveraineté. La faculté d'élire est donc un droit. De même le droit au référendum découle de la doctrine de la souveraineté populaire. Le peuple, puisqu'il est souverain, peut s'exprimer directement. Si sa taille l'oblige à recourir à des mandataires, il pourra leur donner soit un mandat impératif où le peuple dicte les actions à poser, soit un mandat représentatif où l'élu est toujours censé représenter son électeur mais avec une plus grande marge de manœuvre lors de son travail législatif. Par opposition à d’autres formes de domination ou d’impérialisme, un impérialisme carthaginois ou phénicien, la domination de Rome se traduit sur le terrain : Rome marque son territoire, par le réseau des voies romaines, par des milliaires, par la centuriation. Les frontières seront toujours nettement visibles et définies, 73
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comme cela peut se traduire en Afrique, pour marquer la limite de l’Empire, avec les provinces d’Afrique, de Cyrénaïque, de Maurétanie. Il existe des Lares et des Pénates qui veillent sur la ville de Rome. Comme on le voit à travers la réflexion cicéronienne et la définition du princeps, le débat sur la domination s’inscrit de plus en plus dans un cadre philosophique. Les Romains posent le problème de la domination et des limites de la conquête, surtout après l’élimination de la puissance carthaginoise en Méditerranée. Les Romains étaient soucieux de ne pas faire la guerre aux dieux de leurs ennemis, à travers le rituel de l’evocatio, invitant les dieux à recevoir à Rome un hommage et à quitter la cité ennemie15. Les problèmes de la conquête ont alimenté des discussions passionnées dans l’entourage de Scipion Émilien, discussions dirigées par le philosophe Panétius16, autour du thème de la clementia à mettre en œuvre envers les vaincus : sous la direction du philosophe, Quintus Aelius Tubéron, Lucius Furius Philus, Publius Rutilius Rufus, qui fut l’auteur d’un récit sur la guerre de Numance17 ainsi que d’une biographie de Scipion18, Caius Laelius, le lieutenant de Scipion en 146, Caius Fannius, qui fut l’un des premiers à escalader les murs de Carthage, et qui participera aussi en 15
Vsevolod BASANOFF, Evocatio. Étude d’un rituel militaire romain, Paris, PUF, 1947, VII + 230 p. ; Gabriella GUSTAFSSON, Evocatio deorum; Historical and Mythical interpretations of Ritualised Conquests in the Expansion of Ancient Rome (Acta Universitatis Upsaliensis, Historia Religionum 16), Uppsala, Uppsala University Library, 2000, 167 p. 16 Jean-Louis FERRARY, Philhellénisme et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête romaine du monde hellénistique, BEFAR 271, Rome, École française de Rome, 1988, p. 589-615. 17 APPIEN., Iberica, 88. 18 ISIDORE DE SÉVILLE., Origines, XX, 11, 2.
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142-141 à la guerre de Numance, Spurius Mummius, légat en 146 de son frère Mummius Achaicus, le destructeur de Corinthe, tous ces hommes liés par l’amitié, une amitié immortalisée par le dialogue cicéronien sur le sujet, devaient évoquer leurs souvenirs communs et réfléchir sur leur conduite et sur la politique romaine. C’est dans ce contexte philosophique et politique, au milieu du IIe siècle avant notre ère que s’est transmise la doctrine de l’evocatio et qu’ont reçu leur forme définitive les deux formules du rituel qui, grâce à l’auteur des Saturnales, Macrobe, sont parvenues à notre connaissance19. La mise en forme du rituel marque une étape dans la réflexion romaine face aux limites de la conquête. Entre la destruction de Carthage et la crise des Gracques, une réflexion s’est élaborée dans les cercles philosophiques et dans le cercle des Scipions en particulier. La domination dans le monde romain s’est inscrite dans l’histoire de l’impérialisme et la constitution d’un empire, mais ce n’est qu’un aspect des multiples aspects de la notion, politiques, religieux, sociaux. Toute forme de pouvoir peut être imposée ou acceptée, inscrite dans le temps et l’espace. Ces mots sont présents encore aujourd’hui dans le vocabulaire politique de bien des 19
MACROBE, Saturnales. III, 9, 7-8: si deus, si dea est, cui populus ciuitasque Carthaginiensis est in tutela, teque maxime, ille qui urbis huius populique tutelam recepisti, precor uenerorque ueniamque a uobis peto ut uos populum ciuitatemque Carthaginiensem deseratis, loca templa sacra urbemque eorum relinquatis, absque his abeatis eique populo ciuitati metum, formidinem obliuionem iniciatis, proditique Romam ad me meosque ueniatis, nostraque uobis loca templa sacra urbs acceptior probatiorque sit, mihiqueque populoque Romano militibusque meis praepositi sitis. Si ita feceritis ut sciamus intelligamusque, uoueo uobis templa ludosque facturum. Cf. Charles GUITTARD, éd. de Macrobe, Les Saturnales, Paris, 1997, p. 218-218 et 336-338.
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nations. Ils façonnent notre inconscient. Ils sont inscrits dans une longue histoire. La passion du pouvoir, l’esprit de domination est une composante universelle et, comme l’a souligné Michel Meslin20 dans un brillant essai d’anthropologie, elle fait bien partie du génie romain. Charles GUITTARD Professeur émérite de langue et de civilisation latines Université de Paris Nanterre La Défense
20
Michel MESLIN, L’homme romain, des origines au Ier siècle de notre ère. Essai d’anthropologie, Paris, Hachette, 1978, 296 p.
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Imaginer les connexions avec Rome. Les récits d’origine du Haut Moyen Âge et la récupération des ancêtres romains
I. Problème des sources Je commence avec une citation de Tacite. « Dans de vieux chants, qui constituent chez eux la seule forme de souvenirs et de transmission de l’histoire, ils louent le dieu Tuisto qui fut conçu de la terre. Ils lui attribuent un fils Mannus, le père et fondateur de leur ethnie et à qui ils reconnaissent trois fils qui donneront leurs noms : Ingvaeonen à ceux qui vivent près de la mer ; Hermionen à ceux du milieu et Istaevonen pour les autres1. »
Si nous faisons confiance à Tacite, les peuples germaniques pensaient aux alentours de l’an 100 qu’ils descendaient d’un ancêtre commun et donc qu’ils formaient une communauté du point de vue de la 1
TACITUS, « Germania », éd. MICHAEL WINTERBOTTOM, dans IDEM, ROBERT M. OGILVIE (éd.), Cornelii Taciti Opera Minora, Oxford, Clarendon, Scriptorum Classicorum Bibliotheca Oxoniensis, 1975, p. 35-62, ici p. 38, 2, 2. Traduction : TACITE, La Germanie. L’Origine et le pays des Germains, Paris, Arlea, 2011, ici p. 25. Cet article est la traduction de Alheydis PLASSMANN, « Zu den Herkunfts- und Ursprungsvorstellungen germanischer gentes », Sebastain Brather, Hans Ulrich Nuber, Heiko Steuer, Thomas Zots (éd.), Antike im Mittelalter. Fortleben, Nachwirken, Wahrnehmung. 25 Jahre Forschungsverbund „Archäologie und Geschichte des ersten Jahrtausends in Südwestdeutschland, Sigmaringen, Jan Thorbecke Verlag, Archäologie und Geschichte 21, 2014, IX + 481 p., ici p. 355370.
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descendance et étaient tous apparentés. Toutefois, Tacite et sa conception des Germains ainsi que la reprise de cette idée par la recherche sur l’Antiquité germanique font à juste titre depuis longtemps l’objet de critiques2. Tacite ne relaie pas ce que les Germains pensaient d’eux-mêmes, mais ce que les Romains considéraient comme la conception germanique. Une parenté des tribus germaniques entre elles, un regroupement des peuples parlant une langue germanique sous l’appellation générale de Germains, est, comme démontré depuis longtemps, une conception romaine qui, relayée par Tacite, devint une conception moderne3. Par contre, quelle était, du temps de Tacite, la conception des différentes tribus à propos de leur origine ? Nous ne le savons pas. Ce n’est que bien plus tard que nous aurons des témoignages écrits de narration concernant leurs origines, notamment lorsque des gentes particulières se convertirent au christianisme et qu’alors des historiens s’intéressèrent à l’origine de leur gens respective. Ceci se fit très souvent dans le cadre d’une narration de l’ensemble de l’histoire de leur peuple4. 2
Cf. de façon générale Walter POHL, Die Germanen, München/Wien, Oldenbourg, Enzyklopädie Deutscher Geschichte 57, 2000, X + 160 p., ici p. 1-7 et 45-65, de façon détaillée Stefanie DICK, Der Mythos vom „germanischen“ Königtum. Studien zur Herrschaftsorganisation bei den germanischsprachigen Barbaren bis zum Beginn der Völkerwanderungszeit, Berlin, New York, de Gruyter, Reallexikon der Germanischen Altertumskunde. Ergänzungsband 60, 2008, VIII + 262 p., ici p. 59-65. 3 Cf. de façon générale Walter POHL, Die Germanen, op. cit., p. 1-7 et 45-65, de façon détaillée Stefanie DICK, Der Mythos vom „germanischen“ Königtum, op. cit, p. 59-65. 4 Cf. de façon détaillée l’article Herwig WOLFRAM, « Origo Gentis § 1 Allgemeines », Reallexikon der Germanischen Altertumskunde 22, 2003, p. 174-178 ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis. Identitäts- und
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Imaginer les connexions avec Rome
Ces narrations de type Origo gentis ne reflètent déjà plus une authentique conception gothique, burgonde ou franque – et certainement pas germanique – mais sont marquées par l’influence romaine chrétienne. Un lien avec une transmission orale au sein du peuple avant son contact avec les Romains est tout au plus du domaine du possible. II. Histoire de la recherche Alors que l’historiographie traitant des peuples de l’Antiquité germanique considérait l’Origo gentis et en particulier les narrations concernant leurs origines comme une authentique tradition, par laquelle nous sont transmises des informations importantes sur l’histoire des peuples5, depuis Reinhard Wenskus, l’accent est plutôt mis sur la causa scribendi des narrations sur les Origines6. Wenskus a démasqué l’idée d’une descendance commune comme un moyen de servir certains intérêts. Dans l’ethnogenèse d’un peuple, la conception d’une descendance commune était un instrument important pour trouver son identité et procurait un sentiment d’appartenance à une communauté. La recherche plus
Legitimitätsstiftung in frühund hochmittelalterlichen Herkunftserzählungen, Berlin, Akademie Verlag, Orbis Medievalis. Vorstellungswelten des Mittelalters 7, 2006, 458 p., ici p. 13-27 ; Magali COUMERT, Origines des peuples. Les récits du Haut Moyen Âge occidental (550-850), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps Modernes 42, 2007, 659 p., ici p. 9-29. 5 Cf. note 4 pour l’histoire de la recherche. 6 Reinhard WENSKUS, Stammesbildung und Verfassung. Das Werden der frühmittelalterlichen gentes, Köln, Graz, Böhlau, 1961, X + 656 p.
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récente – je ne nommerai ici que Walter Goffart7 et Magali Coumert8 – va même plus loin en déconnectant les narrations concernant les origines de leur fonction sociale et en ne voyant en elles que des témoignages littéraires. Goffart a attribué une fonction particulière à quatre historiographes majeurs de l’époque : Jordanès, Bède le vénérable, Paul Diacre et Grégoire de Tours. Quant à Magali Coumert, elle a rigoureusement éradiqué la conception d’authentiques traditions gentiles/tribales et retrouvé les motifs des narrations sur l’Origo dans la littérature antique pour ensuite identifier, par exemple, l’origine scandinave comme motif antique9. Toutefois, la preuve de modèles littéraires et la reprise de certains thèmes ne signifient pas forcément que les narrations sur l’Origine ne peuvent en aucun cas servir pour répondre à la question de la conception des peuples germaniques de leurs origines10. La reprise de topiques ne signifie pas que 7
Walter A. GOFFART, The Narrators of Barbarian History (AD 550800). Jordanes, Gregory of Tours, Bede and Paul the Deacon, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1988, XV + 491 p., de même que dans son école de pensée : Andrew GILLET (éd.), On Barbarian Identity. Critical Approaches to Ethnicity in the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, Studies in the Early Middle Ages 4, 2002, XXIV + 265 p. 8 Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit. 9 Ibid., surtout au sujet de l’origine des Goths, p. 33-142. 10 Sont victimes de la même méprise, par exemple Charles R. BOWLUS, « Ethnogenesis. The Tyranny of a Concept », dans Andrew GILLET (éd.), On Barbarian Identity, op. cit., p. 241-256 et IDEM, « Introduction: Ethnicity, History, and Methodology », dans Andrew GILLET (éd.), On Barbarian Identity, op. cit., p. 1-18. Cf. par contre Walter POHL, « Ethnicity, Theory, and Tradition: A Response », dans Andrew GILLET (éd.), On Barbarian Identity, op. cit., p. 221-239 ; voir de façon générale sur ce sujet Herwig WOLFRAM, « Origo et religio: Ethnic traditions and literature in early medieval texts », Early Medieval Europa 3, 1994, p. 19-38.
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ces narrations ne nous sont plus utiles. En effet, même si un auteur se sert de topiques, il a toujours le choix entre plusieurs de ces topiques, ce qui confère une certaine signification à son choix. Il est donc, dans ce cas, approprié de ne pas seulement prendre en considération la narration sur les origines, mais l’ensemble de l’œuvre d’un historiographe particulier, afin d’évaluer la fonction de la narration sur l’Origo dans le contexte global11. À mon avis, il ne faut toutefois pas se limiter à constater les multiples rattachements à des modèles littéraires ou à des conceptions romaines12. Il faudrait certainement tenter de définir la vision particulière des peuples de leurs origines. Celle-ci est, bien sûr, influencée par la vision que les Romains avaient des barbares, reflétée dans la tradition écrite. Mais cela ne signifie pas que chaque peuple n’ait pas également, de façon plus ou moins prononcée, une conception de ses origines individuelle, particulière à luimême et, dans son fondement, absente d’une influence romaine. Ainsi, ce qui importe n’est pas tant la preuve qu’un auteur particulier a utilisé tels ou tels topiques, mais bien comment il les a utilisés. Les auteurs du haut Moyen Âge dépeignent la route de leur peuple de l’Origine jusqu’au regnum (règne) en soi. Cette chaîne d’événements devait avoir un sens pour eux et peut-être aussi pour leur public, donc correspondre à leur conception de leurs origines13. Les éléments de cette 11
Cf. Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 32-35. C’est ce qu’a fait de façon détaillée Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., pour les Goths, les Lombards, les Francs et les Anglo-Saxons. 13 Sur la difficulté d’évaluer les interrelations entre auteur et public et les attentes respectives, Rosamund MCKITTERICK, History and its audiences. An Inaugural Lecture given at the University of Cambridge 15 May 2000, Cambridge, UK, New York, Cambridge Univ. Press, 12
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chaîne pouvaient parfaitement provenir de traditions différentes – peut-être même par transmission orale. Ce qui est crucial pour la fonction de la narration n’est pas l’usage de topiques particuliers, mais l’effet de l’Origo et du reste de l’histoire du peuple dans son ensemble. L’objectif de l’exposé suivant est de catégoriser les différentes conceptions que les peuples du début du Moyen Âge avaient de leurs origines. Dans ce but, quatre aspects seront abordés. D’une part, l’aspect spatial, c’està-dire dans quel espace géographique s’inscrit cette origine. Ensuite, l’aspect temporel, c’est-à-dire à quelle époque ce peuple se situe-t-il ? Puis la question du comment, du mode de l’origine : le peuple est-il autochtone ou bien s’agit-il d’un peuple conquérant ; cette origine est-elle particulière au peuple ou bien fait-elle simplement partie de l’histoire de l’humanité en général ? Et finalement, quelles sont les caractéristiques issues des origines qui sont déterminantes pour la cohésion du peuple, jusqu’où une origine commune ou la relation liée à un « adhésif social » tel que des rois, une assemblée de personnalités remarquables ou autres éléments similaires, peut-elle expliquer la situation sociale du peuple ?
2000, 73 p. ; Rudolf SCHIEFFER, « Zur Dimension der Überlieferung bei der Erforschung narrativer Quellen des Mittelalters », in Johannes LAUDAGE (éd.), Von Fakten und Fiktionen. Mittelalterliche Geschichtsdarstellungen und ihre kritische Aufarbeitung, Köln, Weimar, Wien, Böhlau, Europäische Geschichtsdarstellungen 1, 2003, p. 63-77 ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 371-373.
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III. Vision spatiale Les peuples déduisaient leurs origines de trois espaces différents, qu’ils ne mélangeaient que très rarement. Les récits les plus clairement influencés par la christianisation sont ceux qui recherchent un rattachement biblique et mettent le peuple ou le heros eponymos en relation avec des récits bibliques14. En général, il s’agit de personnages auxquels sont déjà attribués des rôles de patriarches dans l’Ancien Testament, tels qu’Adam, Noé et ses fils et, dans notre cas surtout, Japhet. Si l’on attribue un rôle important à la christianisation dans le processus de création des peuples, si on la considère comme un pivot dans leur devenir, un enracinement dans les mythes chrétiens coule de source. Ceux-ci n’étaient pas nécessairement issus de la Bible, mais pouvaient aussi provenir des légendes dorées sur la vie des saints15. Dans le cas d’une source biblique, la référence spatiale n’est généralement que très vague dans la mesure où la Terre Sainte n’est pas explicitement désignée. L’origine s’explique ici plutôt par la généalogie. Dans le cas d’un rattachement biblique, nous avons généralement affaire à 14
Sur les liens avec la Bible de façon détaillée Arnold ANGENENDT, « Der eine Adam und die vielen Stammväter. Idee und Wirklichkeit der Origo gentis im Mittelalter », dans Peter WUNDERLI (éd.), Herkunft und Ursprung. Historische und mythische Formen der Legitimation, Sigmaringen, Thorbecke, 1994, p. 27-52. 15 Voir, par exemple, le rôle de Saint Germanus (Garman, pas Germanus d’Auxerre) pour le royaume gallois de Powys dans l’Historia Brittonum, « Historia Brittonum cum additamentis Nennie », éd. Theodor MOMMSEN, dans IDEM (éd.), Chronica minora saec. IV. V. VI. VII III, Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi 13, Berlin 1898, p. 111-212, ici chap. 32-35, p. 174-176. De plus Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 102-103.
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un récit sur une lignée, une filiation plutôt qu’une migration. C’est pourquoi les origines bibliques sont généralement limitées aux familles royales. Ceci est, par exemple, le cas pour la famille de Wessex, qui est ramenée aux dieux païens Odin et Gaut, mais qu’Asser met aussi en relation avec Adam16. Dans le cadre de l’Histoire salvifique, ce ne sont parfois pas uniquement les origines d’un individu, mais de toute l’humanité qui sont détaillées. C’est le cas dans le tableau franc des nations (Fränkische Völkertafel), qui veut montrer que les peuples d’Europe descendent de Japhet17. Une autre possibilité est une extension de récits bibliques telle qu’on la trouve dans l’Historia Brittonum. Au récit de la captivité d’Israël en Égypte fut ajouté le personnage d’un Scythe qui, s’indignant sur le sort réservé au Peuple élu, choisit volontairement l’exil et donnera son nom aux Écossais18. Dans ce cas également, la représentation 16
William H. STEVENSON (éd.), Asser’s Life of King Alfred, together with the Annals of Saint Neots erroneously ascribed to Asser, Oxford, Clarendon Press, 1959, CLII + 386 p., ici p. 2-4. Sur Asser cf. Richard ABELS, « Alfred and his biographers: images and imagination », dans David BATES, Julia CRICK, Sarah HAMILTON (éd.), Writing Medieval Biography, 750-1250. Essays in Honour of Professor Frank Barlow, Woodbridge, Boydell Press, 2006, p. 61-75, le soupçon de falsification de Alfred P. SMYTH, King Alfred the Great, Oxford, Oxford Univ. Press, 1995, XXV + 744 p., surtout p. 149-367 n’a pas été repris par la recherche, cf. Janet L. NELSON, « Waiting for Alfred, review article », Early Medieval Europe 7, 1998, p. 115-124. 17 Édition chez Walter A. GOFFART, « The Supposedly ‘Frankish’ Table of Nations. An Edition and Study », Frühmittelalterliche Studien 17, 1983, p. 98-130. 18 « Historia Brittonum », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., chap. 15, p. 156-158. Réinterprété dans la transmission du Haut Moyen Âge comme la fille de pharaon, cf. William MATTHEWS, « The Egyptians in Scotland: The Political History of a Myth », Viator 1, 1970, p. 289306. Sur l’Historia Brittonum, cf. David DUMVILLE, « The Historical
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spatiale est plutôt vague et n’est pas vraiment importante pour la représentation des origines. L’important est surtout que le lieu d’origine se situe hors du pays finalement habité, de façon à ce qu’une migration puisse être intégrée à l’histoire du peuple ou tout au moins à celle de ses rois. Bien plus souvent qu’à une mise en relation avec la Bible, nous assistons à une mise en parallèle du destin d’un peuple et de celui du Peuple élu. À cette époque, tout le monde devait comprendre cette allusion et ainsi, cette comparaison au peuple d’Israël magnifiait et anoblissait le peuple en question qui, en établissant une relation particulière avec Dieu, se trouvait pratiquement en contact direct avec lui. Ainsi, d’après Jordanès, la période sans roi des Goths après Thorismund dura 40 ans19 ; chez Paul Diacre, Alboin, comme Moïse, contemple la Terre promise du haut d’une montagne20, pour ne citer que ces Value of the Historia Brittonum », Arthurian Literature 6, 1986, p. 126 ; David DUMVILLE, « Historia Brittonum. An Insular History from the Carolingian Age », dans Anton SCHARER, Georg SCHEIBELREITER (éd.), Historiographie im frühen Mittelalter, Wien, München, Oldenbourg, Veröffentlichungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung 32, 1994, p. 406-434 ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 85-107 ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 451-470. 19 JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, dans IDEM (éd.), Iordanis Romana et Getica, Berlin, Weidmann, Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi 5. 1, 1882, p. 53-183, ici p. 122. Sur Jordanès, cf. Walter A. GOFFART, The Narrators of Barbarian History, op. cit., p. 20-111 ; Arne S. CHRISTENSEN, Cassiodorus, Jordanes and the History of the Goths. Studies in a Migration Myth, Copenhagen, Museum Tusculanum Press, Univ. of Copenhagen, 2002, XI + 391 p. ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 45-101. 20 Paul DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, Hannover, Impensis bibliopolii
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exemples. Ces mises en parallèle montrent encore plus clairement qu’une association explicite et qu’une localisation dans l’ordre du monde, c’est-à-dire la place du peuple dans l’ordre du salut chrétien, étaient bien plus importantes pour la représentation de ses origines qu’une localisation concrète de son propre passé dans le monde, comme nous le concevons aujourd’hui. Ainsi l’enracinement dans un récit biblique crée un sentiment identitaire magnifié, qui se nourrissait de la certitude et de la preuve d’être élu de Dieu, ce qui renforçait ainsi le peuple comme entité de droit divin. Le mythe de Troie offre la possibilité d’un autre lien spatial. Dans ce cas également, une localisation géographique réelle en Asie Mineure est beaucoup moins importante qu’une connexion avec les Romains établie à l’aide du mythe de Troie21. Typiquement, l’accent est Hahniani, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum 48, 1878, 268 p., ici II, 8, p. 90. Sur Paul Diacre cf. Walter A. GOFFART, The Narrators of Barbarian History, op. cit., p. 329-347 ; Walter POHL, « 1994 Paulus Diaconus und die‚ Historia Langobardum. Text und Tradition », dans Scharer SCHEIBELREITER (éd.), Historiographie im frühen Mittelalter, op. cit., p. 375-405 ; Stefano M. CINGOLANI, Le Storie dei Longobardi. Dall’Origine a Paolo Diacono, Roma, Viella, I libri di Viella 6, 1995, 206 p., ici p. 32-35 ; Rosamund MCKITTERICK, « Paul the Deacon and the Franks », Early Medieval Europe 8, 1999, p. 319-339 ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit, p. 191-201 ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 215-240. 21 Sur la vision troyenne et la légende de Troie, voir Hans-Hubert ANTON, « Trojanersagen § 1 : Kontinent und Britannien », Reallexikon der Germanischen Altertumskunde 31, 2006, p. 265-272 ; Knut GÖRICH, « Troia im Mittelalter. Der Mythos als politische Legitimation », dans Martin ZIMMERMANN (éd.), Der Traum von Troja. Geschichte und Mythos einer ewigen Stadt, München, Beck, 2006, p. 120-134 et Kordula WOLF, Troja. Metamorphosen eines Mythos. Französische, englische und italienische
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également mis sur la migration, c'est-à-dire sur l'arrivée, qui est extrêmement importante. Le lien entre Troie et les Romains peut être explicite, comme dans le mythe de Troie franc de Fredegar22, ou seulement implicite, quand les liens de parenté troyens ne sont que mentionnés, comme dans le Liber Historiae Francorum ou chez les Normands23. Tout comme pour les rattachements Überlieferungen des 12. Jahrhunderts im Vergleich, Berlin, Akademie Verlag, Europa im Mittelalter 13, 2009, 347 p., ici p. 11-39 dans son introduction. 22 FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, dans IDEM (éd.), Fredegarii et aliorum chronica. Vitae sanctorum, Hannover, Impensis Bibliopolii Hahniani, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores Rerum Merovingicarum 2, 1888, p. 1-193, ici II, 4-8, p. 45-47. Sur Fredegar cf. Roger COLLINS, Fredegar, Aldershot, Variorum, Authors of the Middle Ages 4. Historical and Religious Writers of the Latin West 13, 1996, 145 p. ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 147-174 ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 295324. 23 « Liber Historiae Francorum », éd. Bruno KRUSCH, dans IDEM (éd.), Fredegarii et aliorum chronica, op. cit., p. 215-328, ici chap. 1, p. 241, sur le Liber, cf. Richard A. GERBERDING, The Rise of the Carolingians and the Liber Historiae Francorum, Oxford, Clarendon Press, Oxford Historical Monographs, 1987, 209 p. ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 174-188 et Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 325-339 ; DUDON DE SAINTQUENTIN, « De moribus et actis primorum Normanniae ducum », éd. Jules LAIR, Caen, LeBlanc-Hardel, Mémoires de la societé des antiquaires de Normandie 23. Série 3. 2, 1865, 322 p., ici I, 3, p. 130. Sur Dudon, cf. Leah SHOPKOW, History and Community. Norman Historical Writing in the Eleventh and Twelfth Centuries, Washington D.C., Catholic Univ. of America Press, 1997, XV + 327 p., ici p. 181189 ; DUDON DE SAINT-QUENTIN, History of the Normans, éd. Eric CHRISTIANSEN, Woodbridge, Boydell Press, 1998, XXXVII + 260 p., ici introduction ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 242264 ; Benjamin POHL, Dudo of Saint-Quentin’s Historia Normannorum. Tradition, Innovation and Memory, York, York Medieval Press, XII + 313 p.
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bibliques, il existe plusieurs façons de chercher une connexion. Soit à travers un nom connu tel Anténor, comme le font les Normands24, soit par l’invention de Troyens inconnus jusqu’alors tel Frigas, le père de Francio, qui était soi-disant un autre fils de Priam et qu’on trouve dans la légende de Troie franque25. Il s’agit ici, de façon similaire aux références bibliques, de se placer dans l'ordre mondial, non dans un sens religieux cette fois, mais par un lien avec les gouvernants légitimes que l'Antiquité tardive avait à offrir. Ici vient donc s’ajouter à l’élément de formation identitaire celui de la légitimation du règne. Ces éléments apparaissent de la façon la plus flagrante dans les récits qui n’établissent pas seulement une connexion avec le mythe de Troie, mais qui recherchent d’autres liens romains. C’est le cas du Liber Historiae Francorum, dans lequel l’empereur romain Valentinien attribue leur nom aux Francs qui ont vaillamment combattu pour lui. Il leur donne donc leur raison d’être de par la plénitude de ses pouvoirs et les qualifie ainsi à régner26. Comme troisième lieu d’origine possible, nous mentionnerons la Scandinavie. Dès le départ, la recherche a concentré son attention sur les récits scandinaves, parce qu’elle pensait y trouver l’essence d’une origine réelle27. 24
DUDON DE SAINT-QUENTIN, « De moribus », éd. Jules LAIR, op. cit., I, 3, p. 130. 25 FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., II, 4 et 5, p. 45-46. 26 « Liber Historiae Francorum », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., I, 2, p. 243. 27 Cette origine scandinave a, entre temps, été réfutée de façon crédible par plusieurs chercheurs. Cf. sur ce sujet et sur l’histoire de la recherche Walter POHL, « Goten § 11 Herkunft, Wanderung et Ethnogenesen bis 375 », Reallexikon der Germanischen
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Alors que la recherche moderne démasquait facilement les connexions bibliques ou troyennes comme des topiques28, son attitude face à l’origine scandinave est plutôt marquée par la tentative de trouver des « preuves ». Les preuves trouvées étayent la théorie que l’origine nordique des peuples germaniques est restée dans les mémoires à travers une transmission orale et a été ensuite consignée par écrit à une époque ultérieure29. Mais quand on a soupçonné que l’origine scandinave n’était éventuellement qu’un topique supplémentaire30, on a déployé beaucoup d’énergie pour démasquer cette conception. Dans son étude sur les Origines, Magali Coumert explique que l’origine nordique est probablement basée sur une
Altertumskunde 12, 1998, p. 428-431 ; Michael KULIKOWSKI, Rome's Gothic wars. From the Third Century to Alaric, Cambridge, New York, Cambridge Univ. Press, Key conflicts of classical antiquity, 2007, XII + 225 p., ici p. 43-70, “The Search for Gothic Origins” ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 125-139. 28 Cf. Hans-Hubert ANTON, Trojanersagen, op. cit. 29 Voir également Hermann FRÖHLICH, « Zur Herkunft der Langobarden », Quellen und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken 55/56, 1976, p. 1-21, qui, pour l’origine des Lombards, se réfère à Paul Diacre mais qui, toutefois, considère l’origine scandinave de façon sceptique, et Norbert WAGNER, « Zur Herkunft der Franken aus Pannonien », Frühmittelalterliche Studien 11, 1977, p. 18-228. Sur la critique de fond, voir également Johannes FRIED, Der Schleier der Erinnerung. Grundzüge einer historischen Memorik, München, Beck, 2004, 509 p., ici p. 267-291. 30 Déjà Hermann BOLLNOW, « Die Herkunftssagen der germanischen Stämme als Geschichtsquelle », Baltische Studien 54, 1968, p. 14-25 ; Susan REYNOLDS, « Medieval Origines gentium and the Community of the Realm », History. The Journal of the Historical Association 68, 1983, p. 375-390 ; Walter A. GOFFART, « Jordanes's Getica and the Disputed Authenticity of Gothic Origins from Scandinavia », Speculum 80, 2005, p. 379-398.
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tradition littéraire31. Ceci ne veut toutefois pas forcément dire que l’origine nordique est totalement erronée. En ce qui concerne la question de la vision des origines, il serait possible d’étudier en quoi la représentation biblique et la représentation troyenne sont différentes de la représentation scandinave et en quoi celles-ci sont le fruit de conceptions des origines divergentes. Nous remarquons, en effet, que dans les récits nous présentant une origine scandinave, les conceptions géographiques ne sont pas toujours précises. Chez Jordanès, il est d’abord question de l’île de Scandana située quelque part au nord32. Chez Paul Diacre aussi, Scandana se trouve encore dans le nord, vaguement dans les environs de la Germanie33. Toutefois, chez Dudon de Saint-Quentin, qui se servit de Jordanès, Scandana se trouve à côté de la Dacie et de la Scythie34. Ainsi, les mythes troyens et scandinaves sont mélangés. Bien sûr, ces descriptions sont plus précises d’un point de vue géographique que les récits bibliques ou troyens, mais elles correspondent, comme Magali Coumert l’a démontré, aux conceptions des auteurs de l’Antiquité sur la situation des peuples germaniques et découlent des raisons qu’ils donnent pour expliquer une émigration, comme celle très courante de la surpopulation35. Il reste donc à se poser la question de savoir pourquoi les motifs « nordiques » ont été repris. À la fois dans le cas de la Bible et dans celui du mythe troyen, la fonction légitimatrice et identitaire est évidente 31
Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 125-139. JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 57-58. 33 PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., I, 2, p. 52-53. 34 DUDON DE SAINT-QUENTIN, « De moribus », éd. Jules LAIR, op. cit., I, 1, p. 129. 35 Herwig WOLFRAM, « Origo Gentis », op. cit., p. 176. 32
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pour nous, hommes d’aujourd’hui. Par contre, un recours au Nord pouvait être judicieux si l’on souhaitait une localisation hors du contexte romain. Car l’origine « nordique » offrait également la possibilité d’établir un lien avec la représentation biblique, puisque les peuples de Gog et Magog, qu’Isidor assimilait aux Goths, étaient situés au Nord36. Il en résultait toutefois un inconvénient : une relation avec les peuples du Nord mentionnés par les prophètes n’était pas particulièrement flatteuse. Il n’est pas étonnant que les tentatives de présenter les peuples divers comme très différents des Romains sont tout particulièrement courantes en Italie. C’est ainsi qu’on a affirmé l’origine scandinave des Ostrogoths et des Lombards37. Il est possible qu’ici, le besoin de se démarquer des Romains était plus grand qu’en périphérie, en Gaule ou en Britannia. Les auteurs qui insistent sur une origine nordique présentent certainement une vision des origines 36
ISIDORE DE SÉVILLE, « Historia Gothorum Wandalorum Svevorum », éd. Theodor MOMMSEN, dans IDEM (éd.), Chronica minora saec. IV. V. VI. VII II, Berlin, Weidmann, Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi 11, 2, 1894, p. 241-303, ici p. 268 selon Ezechiel, 38 et 39. Sur cette assimilation, Cf. Arno BORST, Der Turmbau von Babel. Geschichte der Meinungen über Ursprung und Vielfalt der Sprachen und Völker II. Ausbau 1, Stuttgart, Hiersemann, 1958, p. 364-615, ici p. 446 et Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 103-110. 37 JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 59-60, PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., I, 2, p. 52-53. Annalisa BRACCIOTTI (éd.), Origo gentis Langobardorum. Introduzione, testo critico, commento, Roma, Biblioteca di cultura Romanobarbarica diretta da Bruno Luiselli 2, 1998, 271 p., ici chap. 1, p. 105. Sur l’Origo gentis Langobardorum cf. CINGOLANI, Le Storie dei Longobardi, op. cit., p. 32-34 ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 153-176.
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un peu plus différenciée que celle que nous observons chez les autres auteurs. En principe, le fait qu’un auteur choisisse cette variante est toujours un aspect révélateur. Dans le cas du motif scandinave, il faudra donc considérer de manière différente la fonction de la localisation du peuple dans le contexte global de la création de l’identité dans le récit des origines. Il faut la voir comme une sorte de positionnement inverse, à l’opposé d’un positionnement issu d’une origine biblique ou troyenne. L’aspect historico-salvifique passe à l’arrière-plan. Là aussi, les raisons peuvent être multiples. La mise en relation avec les fléaux mentionnés dans l’Ancien Testament a apporté comme élément supplémentaire dans le contexte de l’origine, celui de la conversion. Les peuples sauvages de Gog et Magog sont devenus des chrétiens civilisés, tout un peuple de pécheurs s’est converti38. Ici, une mise en parallèle implicite avec le Peuple d’Israël, continuellement rejeté, puni puis accueilli à nouveau, peut jouer un rôle et ainsi permettre également un rattachement biblique pour l’épopée scandinave. La légende anglo-saxonne sur les origines constitue éventuellement une exception au niveau spatial dans l’imaginaire de ce type de récits39. C’est celle-ci qui fut 38
À mon avis, il ne s’agit pas seulement de conférer aux Goths des origines comportant des liens bibliques, comme le pense Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 109-110. 39 GILDAS, « De excidio Britanniae », éd. Michael WINTERBOTTOM, London, Chichester, Phillimore, Arthurian Period Sources 7, 1978, 162 p., ici chap. 23, p. 97 ; BÈDE, « Historia Ecclesiastica gentis Anglorum », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, Oxford, Clarendon Press, Oxford Medieval Texts, 1969, LXXVI + 618 p., ici I, 15, p. 50. « Historia Brittonum », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., chap. 31, p. 170-172. Sur Gildas, cf. Michael LAPIDGE, « Gildas's education and the Latin Culture of sub-Roman Britain », dans Michael LAPIDGE, David DUMVILLE (éd.), Gildas. New
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considérée de tout temps comme la plus vraisemblable. Les Anglo-Saxons sont bien arrivés en Britannia en provenance de Saxe, mais il est assez typique de voir que les origines et la migration ne sont pas contées dans un ordre chronologique « correct » dans toutes les versions écrites de la légende saxonne. Rudolf de Fulda rapporte que les Saxons ont migré de Britannia vers le continent40. Le rapport à la réalité est intéressant dans ce contexte parce que, dans le cas des Anglo-Saxons, il faut parvenir par d’autres façons à une formation identitaire et une légitimation, qui résultent facilement d’un rattachement à la Bible ou à la légende de Troie. Le rattachement à un Roman et à une place au sein de l’Histoire du salut dut se faire a posteriori. Bède atteint ce but en plaçant la christianisation des Anglo-Saxons, qui prend son départ à Rome, au centre de son récit41. Dans tous les cas, l’élaboration précise d’un récit sur les origines n’est pas concevable sans arrière-plan lié à l’Antiquité romaine chrétienne. Il faut toutefois analyser les différences de forme en vue de trouver une explication. Aboutir à une fonction visant à une formation identitaire pouvait se faire de manières différentes à travers le récit Approaches, Woodbridge, Boydell Press, Studies in Celtic History 5, 1984, p. 27-50 ; François KERLOUÉGAN, Le De Excidio Britanniae de Gildas. Les destinées de la culture latine dans l’île de Bretagne au e VI siècle, Paris, Publ. de la Sorbonne, Histoire ancienne et médiévale 4, 1987, LXVIII + 603 p. (+ 225 p. d’illustrations) ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 36-51. 40 Bruno KRUSCH (éd.), « Translatio P. Alexandri », Nachrichten von der Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen. PhilosophischHistorische Klasse, 1933, p. 405-436, ici p. 423. 41 BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., II, 1, p. 132, cf. Également Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 64-72. Pour simplifier les choses, il s’agit là d’exemples issus de la masse de la littérature sur Bède.
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des origines. La question qu’il faut se poser est de savoir dans quelle mesure cette fonction est influencée par le choix des topiques, ou bien si le choix des topiques résulte de conceptions sur les origines différentes. C’est-à-dire le choix est-il influencé par l’objectif de la représentation – pas nécessairement de façon consciente – ou bien est-il le résultat de conceptions divergentes des origines ? On attribuera donc aux Goths et aux Lombards plutôt une position en opposition aux Romains, alors que les Francs, les Burgondes, les Bretons et les Anglo-Saxons seront placés dans une relation avec les Romains. Dans quelle mesure ceci correspond-il à des conceptions spécifiquement gothes ou lombardes et dans quelle mesure ceci correspond-il aux conceptions de l’auteur, sont deux questions auxquelles il n’est pas facile de répondre. Du moins dans le cas des Lombards, l’origine scandinave est rapportée plusieurs fois et donc, Paul Diacre42 par exemple n’avait peut-être plus le choix entre différents topiques. Associer les mythes scandinaves et troyens aurait peut-être été possible, comme l’a fait Dudon pour les Normands43.
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Voir également sur ce point note 39. Ce point de vue est renforcé, par exemple, par l’usage de motifs issus de l’Origo gentis Langobardorum, qui ont toutefois été instrumentalisés différemment par Paul Diacre, Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 204215 ; Magali COUMERT, Origines des peuples, op. cit., p. 237-240 sur l’usage très libre par Paul des motifs déjà disponibles, mais qu’il a néanmoins utilisés. 43 Cf. DUDON DE SAINT-QUENTIN, « De moribus », éd. Jules LAIR, op. cit., I, 1, p. 129 ; voir également PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 248-250.
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IV. Représentation temporelle Un autre aspect de la conception des origines est de les replacer dans un contexte temporel. Cet aspect dépend naturellement de la représentation spatiale. Ainsi les récits bibliques sont placés dans le cadre temporel de l’Ancien Testament, les récits romains dans celui de l’imperium. Dans les deux cas, il semble que le but est d’attester au peuple un âge vénérable44, car l’origine, celle de Scandinavie également, est placée dans le contexte le plus ancien possible. Cet effet est obtenu, par exemple, par la mise en parallèle déjà mentionnée avec le peuple d’Israël et en définissant le cadre temporel de façon à le faire coïncider avec l’Ancient Testament45. Dans le contexte romain-troyen, c’est souvent le lien avec la première période légendaire de l’Histoire romaine qui est recherché. L’impression produite est tout aussi vague que l’impression spatiale. Une détermination précise est moins importante que la position dans le cadre temporel de l’histoire salvifique qui attribuera au peuple sa juste place dans le monde et le placera dans la hiérarchie, par rapport aux autres peuples, dans la position la plus proche possible du peuple élu d’Israël ou la plus proche possible des Romains, l’archétype du peuple de conquérants. Le fait que le temps passé soit souvent exprimé pas en années, mais en générations accentue encore cette impression de vénérabilité due à l’âge46. On énumère, par exemple, 44
Voir Herwig WOLFRAM, « Origo Gentis », op. cit., p. 175. Exemple pertinent dans « Historia Brittonum », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., chap. 11, p. 153 : Britto, le premier souverain britannique a régné au même moment que le grand prêtre Eli en Israël. 46 Exemples : JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 76-77. « Origo gentis Langobardorum », éd. BRACCIOTTI, op. cit., chap. 4, p. 110-112 : les royaumes lethingiens, et chap. 6 et 7, p. 11745
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des listes de rois. Par contre, nous trouvons rarement un ancrage temporel précis, sauf chez Bède, qui situe l’arrivée des Anglo-Saxons exactement en 449 après J.-C.47. Une autre date citée par Bède est celle de l’arrivée de missionnaires sur l’île, donc le début de la christianisation des Anglo-Saxons et la date de la conversion de la dernière enclave qui célébrait une fête de Pâques erronée48. Toutefois, on pourrait objecter que Bède, qui est considéré comme le père de la datation d’après la naissance du Christ49, était logiquement également le premier historiographe à utiliser des dates après J.-C. Le fait qu’il mentionne des dates exactes principalement pour des points-clés de la christianisation 119. Liste des rois en Italie ; PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., le Liber complet I, p. 52-81, dans lequel une liste complète des rois d’Ybor et Aggio se succédant jusqu’à Alboin est présentée, « Historia Brittonum », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., chap. 57-66, p. 202-209, la généalogie des rois ; ASSER, « Vita Alfredi », éd. STEVENSON, op. cit., p. 2-4 ; BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., ici I, 15, p. 50 ; FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., III, 2, p. 93 qui rapporte une interruption de la succession de rois, mais une longue domination de duces, cf. Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 155; Le Liber Historiae Francorum se passe tout à fait de l‘aspect concernant l’âge vénérable, mais de toute manière sa généalogie est un peu confuse en ce qui concerne Aeneas, Antenor et Valentinien, cf. Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 179. 47 BÈDE, « Historia ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., I, 15, p. 48. 48 Ibid., I, 22, p. 68 et V, 22, p. 554. Toutefois, dans les deux cas, il ne s’agit pas d’années après l’incarnation du Christ. 49 Sur l’importance de Bède pour la datation, cf. la préface de Faith Wallis dans la traduction du De temporum ratione, BEDE, The Reckoning of Time, (éd.) Faith WALLIS, Liverpool, Translated Texts for Historians 29, 1999, CI + 479 p., ici p. XV-XVIII.
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est toutefois révélateur. De son coté, Paul Diacre mentionne également une date pour l’arrivée des Lombards en Italie, par contre il n’en indique pas pour la christianisation50. Une datation pouvait donc servir à mettre en relief des étapes importantes de la progression, mais n’était pas absolument indispensable. D’autres méthodes pouvaient être utilisées en vue d’un ancrage dans le temps, comme la mise en parallèle avec d’autres événements importants de l’Histoire du monde. Ainsi, dans la Chronique de Fredegar, Pompée est cité en tant que protagoniste (connu) à un tournant décisif de l’Histoire franque51. Dans le Liber Historiae Francorum, la mention du nom de Valentinien est utilisée au même effet52. La situation spatiale et la situation temporelle concordent et se complètent : les Francs descendent des Troyens et sont mis en relation avec l’Histoire des Romains53. Les Goths viennent de Scandinavie et sont replacés loin dans le passé par l’intermédiaire d’une succession de générations mythiques. C’est le cas également des Lombards54. Les Anglo-Saxons obtiennent leur identité par leur christianisation et sont mis en relation avec la datation salvifique d’après la naissance de JésusChrist55. Manifestement, tous les auteurs avaient à cœur de 50
PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., II, 7, p. 89. 51 FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., II, 6, p. 46. 52 « Liber Historiae Francorum », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., chap. 2, p. 242-243. 53 Cf. Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 188-190. 54 Cf. plus haut note 46. 55 BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., I, 15, p. 48 : Arrivée des Anglo-Saxons en Bretagne ; puis I, 23, p. 68 Grégoire le Grand, qui envoie Augustin en Bretagne et III, 26, p. 308 : datation du synode de Whitby et V, 22,
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prouver l’âge vénérable du peuple, en le justifiant par la mention de noms connus et de dates. Un cadre temporel large signifie qu’on disposait d’un temps suffisant pour la migration et l’implantation. V. Les modes des origines Tout aussi révélateur est le comment des origines du peuple. Nos auteurs du Haut Moyen Âge n’affirment que très rarement une origine autochtone, en tout cas jamais issue du lieu où le peuple s’est établi. Il est intéressant de noter que les stations du peuple avant la création de leur royaume ne sont souvent pas situées dans leur berceau d’origine. La migration longue et souvent pleine de privations est un topique standard56. Dans ce contexte, une mise en parallèle parfois exagérée avec le peuple d’Israël n’est pas vraiment surprenante. Une origine autochtone est affirmée uniquement pour les Bretons, qui sont présentés, du moins chez Gildas, comme le peuple d’origine de l’île57. Déjà Bède modifiera ce thème58 et plus tard, c’est l’origine troyenne du peuple breton qui s’imposera comme Origo59. Le thème de la migration est donc récurrent et est certainement la raison p. 552 : visite du prieur Egbert à l’abbaye d’Iona après sa conversion à la vraie date de Pâques. 56 Cf. Herwig WOLFRAM, « Origo Gentis », op. cit., p. 176 ; Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 360-361. 57 GILDAS, « De Excidio Britanniae », éd. Michael WINTERBOTTOM, op. cit., chap. 4, p. 90 … ex quo inhabitata est… est la seule référence à l’histoire des habitants avant les Romains. Aucune origine hors de Bretagne n’est mentionnée et Gildas commence sa partie historique par la description de l’île (chap. 3, p. 89-90). 58 BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., I, 1, p. 16. 59 Op. loc cit.
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pour laquelle la recherche sur l’Antiquité germanique s’est servie des récits sur les origines comme témoignages et preuves de migrations ayant réellement eu lieu. Personne ne contredira le fait que les peuples différents n’étaient pas autochtones, mais constituaient une élite guerrière venant de l’extérieur. Par contre, il n’est pas évident de répondre à la question de savoir comment leur identité et leur cohésion se sont établies au cours de la migration ou si les peuples différents ressentaient déjà un sentiment identitaire avant leur contact avec les Romains60. Par contre, une identité durable, le fait de résister aux épreuves dans l’adversité et souvent d’établir des structures statiques sous un roi à partir d’un certain tournant de l’histoire du peuple, font partie intégrale de la conception des origines61. Une origine non-autochtone implique par nature l’action de s’approprier un territoire et de refouler les indigènes, la plupart du temps en conquérants, rarement en tant qu’alliés, même temporaires62. Dans ce contexte, la 60
Sur le sujet de l’identité des gentes initiée par Rome, cf. par exemple le recueil de Hans-Werner GOETZ, Jörg JARNUT, Walter POHL, Regna and Gentes. The Relationship between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation of the Roman World, Leiden, Boston, Köln, Brill, The Transformation of the Roman World 13, 2003, IX + 704 p. 61 Cf. sur cela Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 360377. 62 Ainsi chez Widukind, les Thuringeois et les Saxons sont du moins temporairement alliés, cf. WIDUKIND DE CORVEY, « Rerum gestarum Saxonicarum libri tres », éd. Hans-Eberhard LOHMANN, Paul HIRSCH, Hannover, Hahnsche Buchhandlung, Monumenta Germaniae Historica. Scriptores rerum Germanicarum 60, 1935, LIII + 195 p., ici I, 4 et 5, p. 5-6, sur ce sujet Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 270-271. De même chez Gildas, Bède et dans l’Historia Brittonum, les Saxons sont d’abord alliés des autochtones bretons, cf.
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conquête est souvent à peine enjolivée, l’aspect violent n’est pas embelli. Ce n’est que très rarement que l’on cherche une explication qui tend à excuser le peuple conquérant. Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas de survivre dans un environnement hostile, il n’y a pas provocation de la part des indigènes mais il est déclaré sans ambages que la conquête d’un royaume constitue pour le peuple un moyen de s’enrichir, d’améliorer sa position. Les Lombards arrivent en Italie parce que Narses leur a promis les fruits de ce pays63. Les Anglo-Saxons refoulent les Bretons, parce que ceux-ci n’ont pas les moyens suffisants pour se défendre64. Les Francs, le peuple le plus courageux, résistent aux Romains65. Chez Widukind, les Saxons supplantent les Thuringiens, parce qu’ils sont plus rusés66. Donc, si d’une part la migration représente l’épreuve que le peuple doit surmonter et illustre sa faculté à souffrir et son endurance, la conquête symbolise, d’autre part, la revendication du peuple d’une hégémonie et d’une position particulière dans GILDAS, « De Excidio Britanniae », éd. Michael WINTERBOTTOM, op. cit., chap. 23, p. 97 ; BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., I, 15, p. 50 et « Historia Brittonum », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., chap. 36 et 37, p. 176-179. 63 PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., II, 5, p. 88. 64 BÈDE, « Historia Ecclesiastica », éd. Bertram COLGRAVE, R. A. B. MYNORS, op. cit., I, 15, p. 52. 65 FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., III, 3, p. 93 : les Romains sont repoussés alors qu’ils veulent traverser le Rhin ; dans le « Liber Historiae Francorum », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., chap. 3 et 4, p. 243-244, les Francs refusent de payer un tribut aux Romains, mais sont vaincus par ceux-ci. 66 WIDUKIND DE CORVEY, « Res gestae Saxonicae », éd. HansEberhard LOHMANN, Paul HIRSCH, op. cit., I, 6 et 7, p. 7.
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l’organisation du monde, d’une « place au soleil », si je puis me permettre cette expression anachronique. En considérant les récits sur les origines, nous constatons qu’une conquête par la force, et le droit au territoire en question qui en résulte, semble conférer une légitimation plus grande qu’une origine autochtone. Ceci coïncide tout à fait avec les topiques employés, le peuple d’Israël67 d’une part et les Romains68 de l’autre. Mais l’origine scandinave permet également une référence dans ce domaine, puisque les peuples conquérants de Gog et de Magog doivent d’abord faire des ravages et conquérir leur territoire69, avant d’être soumis à un processus de civilisation. Il est alors intéressant de noter que Gildas, en nous exposant l’origine autochtone de son peuple, ne procède qu’à une identification négative de son peuple vaincu70. Comme il s’agit de placer son propre peuple dans une position privilégiée, on peut comprendre que les réflexions sur les origines se limitent à celle-ci. C’est seulement dans de rares cas – par exemple dans ce qui est connu sous l’appellation du tableau franc des nations (Fränkische Völkertafe71) – que nous ne trouvons pas que des indications sur l’origine du peuple de l’auteur. Ce sont tous les peuples/tribus qui sont organisés dans un tableau généalogique, de façon à ce que chacun trouve sa place déterminée dans le contexte salvifique et que l’ordre du monde y soit expliqué dans son ensemble. En fait, ceci n’est le cas que dans très peu de récits sur les Origo. 67
Voir la conquête d‘Israël dans le Livre de Josué. VIRGILE, « Aeneis », Livre 7-12, la conquête du Latium par Énée. 69 Voir plus haut note 36. 70 Cf. à ce sujet Alheydis PLASSMANN, « Gildas and the negative image of the Cymry », Cambrian Medieval Celtic Studies 41, 2001, p. 1-15. 71 Walter A. GOFFART, Table of Nations, op. cit. 68
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Généralement, ce n’est que l’origine de son propre peuple que l’auteur racontera de façon très détaillée et exhaustive. De temps en temps, nous trouverons des informations sur l’origine des peuples ennemis ou voisins, qui n’ont toutefois de sens que par rapport au peuple conquérant72. Comme exemple typique, nous citerons les constatations récursives sur les Bretons et les Anglo-Saxons chez Bède et dans l’Historia Brittonum73. Nous trouvons quelquefois des commentaires sur des peuples apparentés. Ainsi, d’après Fredegar, les Francs sont apparentés aux Phrygiens et aux Turcs74 en raison de leur ancêtre fondateur commun, les Goths aux Huns par l’intermédiaire de leurs sorcières bannies, les haliurunnae75. Que d’autres peuples trouvent une place dans la représentation d’un peuple ne sert qu’à délimiter les nostri des autres. En tant que contre-exemple, ceux-ci doivent bien être représentés aussi, mais jamais de façon aussi détaillée76. En effet, il ne s’agit pas d’expliquer l’organisation des peuples en soi, mais seulement du sien propre. Nous ne trouvons ainsi que très rarement des textes datant du Haut Moyen Âge qui traitent de l’origine de l’humanité, de l’origine des peuples. On ne cherche pratiquement plus à expliquer l’origine de l’humanité que Tacite voyait encore chez les Germains, et si c’est encore le cas, seul Adam est mentionné77. 72
Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 365-366. Cf. le récapitulatif à ce sujet, dans Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 112-115. 74 FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., II, 4-6, p. 4546, et III, 2, p. 93. 75 JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 89. 76 Chez Fredegar du moins les Lombards ont une Origo, cf. FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., III, 65, p. 110. 77 Arnold ANGENENDT, Adam, op. cit. 73
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Le regard sur les origines est encore plus limité, quand ce ne sont même plus les origines des peuples qui sont au centre de l’intérêt, mais seulement celles de l’ancêtre fondateur, à qui l’on consacre un récit en tant que représentant, en tant que Heros eponymos de son peuple78. La force suggestive d’une communauté ayant les mêmes origines présumées ne s’exprimera jamais de façon plus manifeste que lorsqu’elle se concentre sur l’ancêtre fondateur, car c’est à travers sa création, le récit de sa conception, que s’explique l’existence du peuple. Pour un public moderne, l’exagération mythique opposée à un processus d’ethnogenèse basé sur des faits réels coulait toujours de source. On remarquera que le heros eponymos est assez souvent présent dans le contexte de liens avec des ancêtres bibliques ou troyens, ce qui suffit à rendre le récit suspect. Même dans les récits sur les origines scandinaves, nous trouvons également des stemmata de leurs rois, mais ceux-ci viennent compléter l’histoire du peuple et ne l’expliquent pas79. D’une manière générale on pourrait dire que la tendance des heroi eponymoi est plutôt d’accentuer les liens familiaux, alors que Paul Diacre et Dudon de Saint-Quentin, qui rapportent les origines scandinaves de leur peuple, insistent sur la force intégrative de leur propre peuple, mais déclarent explicitement que d’autres peuples se sont également joints à eux80. Le stemma d’un heros eponymos pouvait 78
Sur le Heros eponymos cf. Hermann REICHERT, « Art. Heros eponymos », Reallexikon der Germanischen Altertumskunde 14, 1999, p. 428-432. 79 Par exemple JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 76-77, PAUL DIACRE, « Historia Langobardorum », éd. Ludwig C. BETHMANN, Georg WAITZ, op. cit., I, p. 52-81. 80 Ibid., II, 26, p. 103, il rapporte le recrutement des Lombards parmi plusieurs gentes, DUDON DE SAINT-QUENTIN, « De moribus », éd.
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également être élargi si le besoin émergeait, par exemple si l’on était confronté à un nouveau peuple et qu’il devenait nécessaire de clarifier la relation : ainsi, à Constantinople, des ambassadeurs francs sont apparemment entrés en contact avec des peuplades turques et ont intégré cette parenté dans le récit sur les origines transmis par Fredegar81. Le Heros eponymos apparaît souvent dans un contexte issu de l’Ancien Testament ou romain, mais pas dans les récits sur les origines scandinaves. Dans le contexte d’un lien avec l’Ancien Testament, le besoin d’établir un arbre généalogique semble évident. Pour ce qui est d’un lien avec les Romains, Virgile a donné l’exemple en nommant Énée comme ancêtre fondateur. Cet exemple n’était toutefois pas obligatoirement suivi, comme nous venons de le voir à travers les listes de rois sans liens bibliques ou troyens. Il faut, de plus, se poser la question de savoir à quel point une telle concentration de l’histoire du peuple sur une famille correspondait bien à la vision que le peuple luimême avait de ses origines et à quel point il a été repris du contexte chrétien romain. Une conception scandinave et un récit sur les origines du peuple dans son ensemble seraient-ils alors plus « germaniques » ? Plutôt non. En fait, la conception des origines était déjà si largement influencée par les sources écrites, le christianisme et l’environnement romain, qu’une telle différenciation n’était plus possible. Nous avons vu que l’origine Jules LAIR, op. cit., II, 6, p. 146, sur le fusionnement des gentes à origines différentes en Normannitas. 81 Eugen EWIG, « Trojamythos und fränkische Frühgeschichte », dans Dieter GEUENICH (éd.), Die Franken und die Alemannen bis zur Schlacht bei Zülpich‘ (496/97), Berlin, New York, de Gruyter, Ergänzungsbände zum Reallexikon der Germanischen Altertumskunde 19, 1998, p. 1-30, ici p. 8 et 27.
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scandinave n’était pas alimentée par les sources écrites de l’Antiquité, mais, au contraire, remplissait des fonctions, qui n’avaient de sens que dans le contexte d’un royaume établi sur un territoire auparavant sous domination romaine. On pourra tout au plus dire que l’effet de démarcation par rapport aux Romains est encore renforcé dans les récits scandinaves par l’absence d’un ancêtre commun. VI. La cohésion de la gens Comme dernier point, il faudra encore se poser la question de savoir jusqu’à quel point la cohésion du peuple est favorisée par les origines et comment expliquer sa situation sociale particulière. Le fait de descendre d’un heros eponymos, souvent assimilé à un roi, focalise le sentiment identitaire sur une figure emblématique, le succès du peuple dépend donc du rôle positif de celle-ci82. Dans ce domaine, la légende franque sur les origines est particulièrement intéressante : en raison de la position de force des puissants dans le royaume franc, il fallait manifestement relativiser la fonction du roi dans le processus de formation identitaire. Ainsi, chez Fredegar et dans le Liber Historiae Francorum les puissants parmi les Francs se voient attribuer des rôles normalement réservés à la royauté. Dans ce cas, ce ne sont donc pas les rois qui assument la fonction intégrative mais les puissants83. 82
Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 363-365 et 367-369. Par exemple FREDEGAR, « Chronik », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., III, 2, p. 93. Les Francs réussissent à repousser d’autres peuplades sous le gouvernement de duces : Multis post temporibus cum ducibus externas dominationes semper negantes Francos transegisse conperimus ; « Liber Historiae Francorum », éd. Bruno KRUSCH, op. cit., chap. 46, p. 319-320 : des maires du palais prennent le pouvoir 83
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Jordanès se concentre davantage sur le roi puisqu’il souligne clairement le rôle de dirigeant des Amales84. Il est intéressant de voir que le peuple goth n’a pas de heros eponymos mais que les rois de la dynastie Amale, présentés comme des personnages exceptionnels, assument pratiquement une fonction similaire et qu’ainsi, la cohésion du peuple dépend d’eux. En conséquence, celle-ci se délite quand il n’y a plus de roi Amale85. La conception d’une royauté constituant une force dirigeante positive devient un élément complémentaire qui vient s’ajouter à la conception d’origines communes. Apparemment, une formation identitaire sans légitimation de l’encadrement du peuple n’est pas concevable, ceci doit toujours s’accomplir de façon parallèle et complémentaire86. Il est donc à peine surprenant de voir que la légitimation du peuple et la forme de son gouvernement sont largement centrées sur sa situation dans un cadre temporel particulier. Nous constaterons ce phénomène dans les différents récits francs sur les origines. Alors que chez Grégoire de Tours, ce sont les évêques qui jouent un rôle particulier, au VIIe siècle, Fredegar souligne, par contre, le rôle des puissants et dans sans participation du roi. Cf. Sur ce sujet Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 188-190. 84 JORDANÈS, « Getica », éd. Theodor MOMMSEN, op. cit., p. 76-77, Concernant la généalogie des Amales, Peter J. HEATHER, « Cassiodorus and the Rise of the Annals. Genealogy and the Goths under Hun Domination », Roman Studies 79, 1989, p. 103-128. 85 Cf. sur ce sujet Herwig WOLFRAM, Die Goten. Von den Anfängen bis zur Mitte des sechsten Jahrhunderts. Entwurf einer historischen Ethnographie, München, Beck, Frühe Völker, 1990, 596 p., ici p. 341360 ; Peter J. HEATHER, The Goths, Oxford, Blackwell, The Peoples of Europe, 1996, XV + 358 p., ici p. 263-271. 86 Cf. à ce sujet Alheydis PLASSMANN, Origo gentis, op. cit., p. 362370.
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le Liber Historiae Francorum, c’est le rôle des Francs de Neustrie qui est mis en avant, ce qui relève plutôt du domaine du souhait que de la réalité87. Conclusion Cet ancrage très net de la formation identitaire pour une fonction dans un cadre temporel précis soulève la question de savoir à quel point la formation identitaire se met au service de la légitimation dans ce cadre temporel. Est-il évident pour un peuple établi sur le sol romain et qui se voit dans une tradition romaine d’avoir des liens généalogiques avec les Romains ? Certains peuples se démarquent-ils par une origine propre rejetant les traditions romaines ? Malheureusement, les corrélations ne sont pas aussi simples et univoques. Ainsi, bien que les Goths et les Lombards installés sur le sol italien présentent tous deux des origines autres que romaines associées à des liens avec une antiquité légendaire, leur attitude face à la royauté est totalement différente. Par contre, on peut constater que les Ostrogoths se sont, en réalité, inspirés des traditions romaines beaucoup plus largement que les Lombards88. Pourtant ce 87
À ce sujet, Ibid., p. 116-190. Sur les rattachements à des traditions romaines chez les Goths, cf. Herwig WOLFRAM, Die Goten, op. cit., p. 284-290 ; John MOORHEAD, Theoderic in Italy, Oxford, Clarendon Press, 1992, 300 p. ; Peter HEATHER, The Historical Culture of Ostrogothic Italy, Teoderico il grande e I Goti d’Italia. Atti del XIII congresso internazionale di studi sull’Alto Medioevo, Spoleto, Centro Italiano di Studi Sull’Alto Medioevo, Atti del Congresso Internazionale di Studi sull’Alto Medioevo 13, 1993, p. 317-353 ; Patrick AMORY, People and Identity in Ostrogothic Italy. 489-554, Cambridge, Cambridge Univ. Press, Cambridge Studies in Medieval Life and Thought. Fourth Series 33, 1997, XXI + 523 p. 88
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fait ne s’est pas répercuté sur les récits sur les origines. On trouve un phénomène similaire chez les Francs dont le récit sur les origines présente une connexion très forte avec les Romains mais qui, au niveau des aspects concernant la légitimation, se distancient fortement des Romains et soulignent leur indépendance tout en adoptant des vestiges de l’administration romaine89. De même, pour ce qui est de la question de la légitimation du pouvoir après la cohésion du peuple, tracer une ligne claire qui différencierait un récit sur les origines des autres n’est pas vraiment possible. Un pouvoir, une royauté réelle basée sur les traditions romaines ne va pas forcément de pair avec des origines romaines-troyennes dans le récit sur les origines. Et une démarcation des Romains dans le récit sur les origines n’implique pas forcément un rejet de tout ce qui est romain dans l’exercice réel du pouvoir. Il n’est malheureusement pas possible non plus de tirer la conclusion inverse. Les Francs sont bien un peuple qui règne sur le sol romain et conserve des traditions romaines, qui s’est attribué des origines romainestroyennes et une dynastie issue d’un heros eponymos, mais leur légitimité, ils la trouvent justement hors de leurs liens avec les Romains. Bien au contraire, ils insistent sur leur autonomie. Les Ostrogoths ont régné sur le sol romain, ont recherché une connexion manifeste avec leurs prédécesseurs romains et pourtant ils rapportent des origines scandinaves, pas de dynastie éponyme, et ne cherchent pas leur légitimité chez les Troyens. La situation singulière de chaque peuple a clairement influencé la conception de leurs origines. En particulier en ce qui 89
Sur la continuité au sein de l’empire franc, cf. Hans-Werner GOETZ, « Gens, Kings and Kingdoms. The Franks », dans IDEM, JARNUT, POHL (éd.), Regna and Gentes, op. cit., p. 305-344.
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concerne la légitimité, les différentes stratégies s’expliquent par l’époque à laquelle vivait l’auteur du récit, mais une situation particulière n’a pas nécessairement entraîné une conception particulière, et une conception particulière, comme par exemple celle de l’autonomie du peuple, ne s’est pas nécessairement exprimée par le même topique. Ceci me semble être un résultat important : Bien sûr, la conception des peuples de leurs origines est fortement marquée par leur milieu chrétien antique mais cela ne signifie pas qu’elle ne pouvait s’exprimer que d’une et même façon. Cela ne signifie pas non plus que la conception de certains peuples sur leurs origines était plus germanique ou barbare que celle des autres. Au contraire, la palette dont disposait un auteur du Haut Moyen Âge est relativement large, et il disposait d’un cadre beaucoup plus large que ce dont nous sommes souvent conscients aujourd’hui, tels des points de références sous forme de sources dans lesquelles il pouvait puiser et de modèles vers lesquels il pouvait s’orienter. Une descendance troyenne représente, d’un point de vue superficiel, un lien étroit avec les Romains mais la façon dont celle-ci était présentée pouvait aussi être l’expression d’une supériorité sur les Romains. Ainsi, on pouvait aboutir au même résultat par des origines scandinaves et des origines romaines-troyennes. Les peuples germaniques n’avaient pas de conceptions communes de leurs origines. Ce que nous pouvons retenir, est le fait que leur cadre de références était similaire. Il s’agissait de définir une relation avec les Romains, de souligner la respectabilité du peuple et le fait d’être un peuple élu, et cela en relation avec Dieu, de légitimer 109
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les conquêtes et le pouvoir dans un royaume propre et de justifier l’ordre social sous un roi. La nécessité de disposer d’une causa scribendi découlait de la situation spécifique durant la transformation du monde romain. Il nous faut toutefois constater que la conception de leurs origines des peuples germaniques était fortement marquée par leur confrontation avec le modèle romain et leur imitation de celui-ci. Derrière cette conception marquée par Rome nous ne pouvons que très vaguement deviner une conception des origines germanique, en tous les cas nous ne pouvons pas la reconstituer. Résumé L’objectif de l’exposé suivant est de catégoriser les différentes conceptions que les gentes du début du Moyen Âge avaient de leurs origines. Nous examinons la vision spatiale, la représentation temporelle, les modes des origines et la cohésion de la gens. Pour l’espace et le temps d’origine les auteurs de l’Antiquité tardive recourent au rattachement biblique, le mythe de Troie et la migration de la Scandinavie. Le choix pour identifier la gens est influencé par l’objectif de la représentation ̶ pas nécessairement de façon consciente – et il est en même temps le résultat de conceptions divergentes des origines. La situation spatiale et la situation temporelle concordent et se complètent, et elles sont liées avec les modes des origines, qui sont fréquemment la migration et la conquête. La cohésion de la gens est favorisée par les origines. Il s’agissait de définir une relation avec les Romains, de souligner la respectabilité de la gens et le fait d’être un peuple élu, et cela en relation avec Dieu, de légitimer les 110
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conquêtes et le pouvoir dans un regnum propre et de justifier l’ordre social sous un roi. Alheydis PLASSMANN Maître de conférences d’histoire médiévale et régionale Université de Bonn
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L’Antiquité dans la pensée des physiocrates
À la mémoire de Marc Fumaroli,
« Rien n’arrête tant le progrès des choses, rien ne borne tant les esprits, que l’admiration excessive des Anciens. Parce qu’on s’était dévoué à l’autorité d’Aristote, et qu’on ne cherchait la vérité que dans ses écrits énigmatiques, et jamais dans la nature, non seulement la philosophie n’avançait en aucune façon, mais elle était tombée dans un abîme de galimatias et d’idées inintelligibles, d’où l’on a eu toutes les peines du monde à la retirer. Aristote n’a jamais fait un vrai philosophe, mais il en a beaucoup étouffé qui le fussent devenus, s’il eût été permis1. »
C’est par ce sévère jugement que Fontenelle prend part à la mémorable querelle des Anciens et des Modernes qui agite la République des Lettres aux XVIIe et e 2 XVIII siècles . Ironie de l’histoire, c’est en 1757, année où Fontenelle s’éteint à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, que naît la physiocratie, doctrine résolument moderne qui
1
Bernard de FONTENELLE, « Digression sur les Anciens et les Modernes » [1688], dans Œuvres complètes, Paris, Belin, 1818, t. II, 1ère partie, p. 364. L’italique est de notre fait. 2 Sur la querelle des Anciens et des Modernes, cf. Anne-Marie LECOQ (éd.), La Querelle des Anciens et des Modernes (XVIIᵉ-XVIIIᵉ siècles), précédé de Les abeilles et les araignées, essai de Marc FUMAROLI, Paris, Gallimard, 2001, 893 p.
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entend justement rechercher la vérité dans la nature, conformément au souhait du grand écrivain. La physiocratie propose, au Siècle des Lumières, un modèle original de réforme de la société d’Ancien Régime. Le mouvement, fondé à la suite de la rencontre entre le docteur François Quesnay et le marquis de Mirabeau, intègre, au cours des années 1760, de nouveaux talents, comme le parlementaire Paul Pierre Lemercier de la Rivière, le publiciste Pierre-Samuel Du Pont de Nemours, l’avocat Guillaume-François Le Trosne ou encore l’abbé Nicolas Baudeau. D’une manière équivalente à la découverte des lois de la physique, le docteur et ses disciples sont convaincus d’avoir mis au jour les lois naturelles qui régissent le fonctionnement des sociétés humaines. Cette découverte les conduit à se regarder comme les fondateurs d’une « science nouvelle » : l’économie politique. La physiocratie est, d’un point de vue économique, une réaction contre le système mercantiliste qui, reposant sur l’accumulation de l’or et des métaux précieux, avait favorisé l’essor des secteurs marchands et manufacturiers au détriment de l’agriculture. Celle-ci constitue en effet un des piliers de la doctrine, qui estime que seule la terre est susceptible de produire des richesses en fournissant chaque année un « produit net ». Et ce, contrairement au commerce et aux manufactures qui, bien qu’étant loin d’être inutiles, sont qualifiés de « classes stériles », au sens qu’elles ne créent pas de valeur3. Toute politique économique doit alors être élaborée en prenant en considération les richesses qui 3
Le commerce et les manufactures ne réalisent qu’une activité de transformation des richesses, qui ne peuvent provenir que de la terre. Considérer ces domaines comme improductifs constitue, d’après Adam Smith, l’erreur capitale du modèle physiocratique.
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L’Antiquité dans la pensée des physiocrates
proviennent de la terre et en plaçant l’agriculture, unique activité productrice, au cœur des préoccupations gouvernementales. Ainsi, il convient d’entreprendre une vaste libéralisation du commerce, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières, de délivrer le travail de toute entrave en abolissant les corporations et les jurandes, et de réformer entièrement le système fiscal. D’un point de vue davantage politique et constitutionnel, la doctrine aspire à régénérer l’absolutisme monarchique dans le cadre du « despotisme légal ». L’activité législative du souverain, dénuée de toute forme de volontarisme, consiste alors à traduire les principes de la loi naturelle en normes positives. La liberté, la propriété et la sûreté sont reconnues comme des droits fondamentaux auxquels tout prince doit se plier pour ne pas tomber dans l’arbitraire4. À ce pouvoir central puissant, les physiocrates tentent de joindre une vaste décentralisation administrative où les intérêts des collectivités locales seraient gérés par des représentants élus par les citoyens propriétaires5. Quelle place occupe l’Antiquité dans la construction de cet édifice doctrinal ? Comment le modèle antique estil utilisé par les physiocrates ? Bien que l’omniprésence de la culture classique au XVIIIe siècle conduise naturellement les disciples de Quesnay à puiser dans cette source intarissable de références et d’illustrations que constitue l’Antiquité, les physiocrates développent une analyse très critique des Anciens. Leurs regards se portent essentiellement vers les civilisations grecques et romaines, 4
Cf. Arnault SKORNICKI, « Liberté, propriété, sûreté. Retour sur une devise physiocratique », Corpus. Revue de philosophie, 2014, p. 1736. 5 Sur la doctrine politique et juridique des physiocrates, cf. Anthony MERGEY, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation, Aixen-Provence, PUAM, 2010, 586 p.
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en tant que composantes premières de la matrice culturelle européenne. De même, leur intérêt pour le modèle antique se concentre sur les aspects politiques, économiques et juridiques. L’Antiquité est regardée avant tout pour ce qu’elle peut apporter au présent. Elle est perçue au e XVIII siècle comme un trésor de propositions à imiter ou à rejeter. Comme l’indique Jacques Bouineau, l’Antiquité apparaît « comme un réservoir de modèles, non seulement parce qu’elle jouit du prestige de l’âge, mais aussi parce qu’elle fut une réalité concrète6 ». L’historiographie dix-huitièmiste affirme généralement que les physiocrates ont rejeté sans concession le modèle antique7. Si cette appréciation ne semble pas foncièrement erronée, la présente étude entend apporter, par une analyse minutieuse et attentive des textes de l’école, une réponse plus nuancée et s’inscrire plus largement dans un courant récent qui tend à redécouvrir les réflexions historiques des physiocrates8. Il s’agit de relever les analyses communes des membres de l’école à l’égard du modèle antique tout en soulignant parfois l’absence de position univoque sur certains sujets. Étudier la place de l’Antiquité dans la 6
Jacques BOUINEAU, Les toges du pouvoir ou la Révolution de droit antique 1789-1799, Toulouse, Association des publications de l’Université de Toulouse-le-Mirail et éditions Éché, 1986, p. 6-7. 7 C’est ce qu’affirme notamment Chantal GRELL dans son important ouvrage Le Dix-huitième Siècle et l’Antiquité en France. 1680-1789, Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 330‑331, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, p. 508. 8 Cf. Arnault SKORNICKI, « The Physiocratic Counter-History of Commerce », in Antonella ALIMENTO, Aris DELLA FONTANA (éd.), Histories of Trade as Histories of Civilization, New York, Palgrave MacMillan, à paraître ; Arnault SKORNICKI, L’économiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS, 2011, p. 188‑202 ; Paul CHENEY, Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 150‑151.
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pensée des physiocrates revient également à s’intéresser à une question fondamentale et peu traitée, à savoir quel rôle a occupé le référent antique dans la naissance de l’économie politique ? L’héritage des Anciens Le vocable « physiocratie » renvoie directement à l’étymologie grecque. Le mot est forgé par Du Pont et employé publiquement pour la première fois par l’abbé Baudeau en mars 1767 pour annoncer la publication du recueil des œuvres de Quesnay, intitulé Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain9. Le terme est créé en associant les mots grecs physis (ϕυσισ) qui signifie « nature » et kratos (κρατοσ) qui fait référence au pouvoir, à la domination, en opposition au logos (λόγος) qui désigne le discours ou la raison. La « physiocratie », qui doit s’entendre lato sensu comme le gouvernement de la nature, s’inscrit donc d’emblée dans la tradition lexicologique antique10. Recourir à la langue grecque contribue à légitimer la doctrine comme une science digne de ce nom et à la hisser au niveau équivalent des modèles politiques antiques que sont la démocratie, l’aristocratie ou la monarchie. Lorsque l’on analyse leur éducation et les ouvrages en leur possession, on constate que les physiocrates sont, comme la plupart des lettrés de leur temps, pétris de culture classique. L’Antiquité est ainsi très présente dans 9
Nicolas BAUDEAU, « Vrais principes du droit naturel », Éphémérides du citoyen, 1767, t. 3, p. 116. 10 Sur la définition du mot « physiocratie », cf. Sung-Zin BAE, Commentaire sur les mots, les chiffres et les idées de François Quesnay, pour servir à une lecture du Tableau économique, Thèse, Sciences économiques, Paris 1, 1998, p. 86-104.
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la bibliothèque du marquis de Mirabeau, dont le catalogue est riche de plus d’une trentaine de titres relatifs à l’histoire grecque et romaine et où les rhéteurs, poètes et historiens grecs et latins figurent en bonne place11. L’imposante bibliothèque du magistrat Le Trosne comprend de nombreux ouvrages de droit romain, de rhétorique et d’histoire romaine12. Ce juriste et physiocrate orléanais se passionne pour les institutions de l’Antiquité, s’exprime couramment en latin et fait référence dans ses écrits à des auteurs tels que Platon, Aristote, Cicéron, Tacite, Horace, Plutarque, Sénèque ou encore Virgile. Qu’il s’agisse de littérature, de philosophie, de morale ou d’histoire, la place occupée par l’Antiquité grecque et romaine dans le catalogue de la bibliothèque du comte de Mirabeau, qui recueillera tardivement l’héritage physiocratique, apparaît aussi considérable13. 11
Catalogue de la bibliothèque de feu M. le Marquis de Mirabeau, s. l., s. n., 1791. En ce qui concerne les œuvres littéraires (p. 13-16), on trouve par exemple, outre les écrits de Cicéron, Virgile, Ovide, Plaute et Térence, les discours de Démosthène et d’Eschine, les fables d’Ésope, la Poétique d’Aristote, l’Iliade et l’Odyssée d’Homère et les Satires de Juvénal. En ce qui concerne l’histoire ancienne (p. 37-39), on remarque des auteurs comme Hérodote, Thucydide, Polybe, Diodore de Sicile et Tite Live. Les Vies des hommes illustres de Plutarque et les Vies des plus illustres philosophes de l’Antiquité de Diogène Laërce sont également mentionnées au catalogue (p. 58). Nous tenons à remercier Arnault Skornicki de nous avoir communiqué ce catalogue. 12 Catalogue des livres qui se sont trouvés après le décès de Messire François Le Trosne, Ecuyer, Conseiller du Roy, Maison couronne de France et de ses finances, dressé le 10 mai 1786 par Couret de Villeneuve et Rouzeau-Monteau, 14 ff°, Médiathèque d’Orléans, no 1751. 13 Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. Mirabeau l’aîné, Député et ex-Président de l’Assemblée Nationale Constituante, Paris, Rozet, Belin, 1791. Sur la pensée du comte de Mirabeau, cf. François
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Les racines antiques de leur réflexion se constatent également de façon manifeste dans de nombreux articles des Éphémérides du citoyen, tribune officielle du mouvement physiocratique14. Cette revue publie même une traduction partielle des Faits et dits mémorables de Valère Maxime15 et un compte rendu élogieux des Pensées de Marc Aurèle, comprenant d’importants extraits traduits16. En tant qu’empereur philosophe, Marc Aurèle préfigure en quelque sorte le « despote légal » que les physiocrates appellent de leurs vœux. Du Pont juge que ce « grand Empereur » est « digne d’être le modèle et le conseil des Rois17 ». La tradition platonicienne du philosophe-roi et le stoïcisme impérial représentent, pour les économistes, d’évidents modèles d’inspiration. En puisant dans une ample réserve classique qu’alimentent leurs lectures, les physiocrates recourent au savoir éprouvé et aux formules inspirantes des Anciens. La Grèce et Rome constituent donc des modèles qui offrent d’indispensables repères et éléments de comparaison. « Les Romains, explique Baudeau, jouent sur la scène de QUASTANA, La pensée politique de Mirabeau (1771-1789) : « républicanisme classique » et régénération de la monarchie française, Aix-en-Provence, PUAM, 2007, p. 449. 14 Sur le périodique de l’école, cf. Bernard HERENCIA, Les Éphémérides du citoyen et les Nouvelles Éphémérides économiques (1765-1788). Documents et table complète, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2014, XXXII + 418 p. 15 « Des exemples anciens et modernes », Éphémérides du citoyen, 1766, t. 4, p. 129-176. 16 « Pensées de l’Empereur Marc-Aurèle-Antonin, ou Leçon de vertu que ce Prince philosophe se faisait à lui-même », Éphémérides du citoyen, 1769, t. 12, p. 169-171 ; 1770, t. 4, p. 137-157 et t. 5, p. 147174. 17 Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, « Avertissement », Éphémérides du citoyen, 1770, t. 1, p. 94.
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notre monde, un rôle trop important, pour n’être pas soumis à l’examen et au jugement de la science morale et politique18 ». Contrairement à une certaine idée reçue, leur intérêt pour l’Antiquité est donc manifeste. S’écarter des Anciens pour bâtir une science nouvelle La physiocratie, loin de se définir comme un simple courant intellectuel, s’affirme comme une « science nouvelle19 ». Du Pont affiche ostensiblement cette prétention dans son fameux ouvrage De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, publié en 1768. Les physiocrates présentent leurs théories non pas comme des croyances ou des opinions subjectives mais comme des raisonnements scientifiques, c’est-à-dire conformes à des exigences d’objectivité et d’exactitude. Dans un siècle qui érige la raison au rang de norme suprême, il s’agit d’un enjeu considérable car seule une démarche scientifique permet de faire reconnaître et accepter ses propositions. D’une manière équivalente à la découverte des lois de la physique, les physiocrates sont convaincus d’avoir mis au jour les lois universelles, immuables et immanentes qui
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Nicolas BAUDEAU, « Essai sur l’histoire du Droit naturel », Éphémérides du citoyen, 1767, t. 1, p. 133. 19 Sur ce sujet, cf. Catherine LARRÈRE, « La physiocratie comme science nouvelle », dans Franck TINLAND (éd.), Nouvelles sciences. Modèles techniques et pensée politique de Bacon à Condorcet, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 126-142 ; Thérence CARVALHO, « L’économiste, conseiller du prince. Réflexions sur les origines de l’ascension d’une “science nouvelle” au cœur du pouvoir », dans Éducation des citoyens, éducation des gouvernants. Actes du XXVIIe colloque international de l’AFHIP, Aix-en-Provence, PUAM, 2021, p. 157-169.
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régissent le fonctionnement des sociétés humaines20. Quesnay serait donc le Newton des affaires politiques. Afin d’expliquer les difficultés auxquelles se heurte la « secte des économistes », Du Pont inscrit la pensée de Quesnay et de ses disciples dans une prestigieuse généalogie de savants incompris et persécutés qu’il fait remonter à l’Antiquité. Pythagore, Démocrite et Socrate sont cités au même titre que le Chinois Confucius et les Modernes Galilée, Descartes et Wolff21. Si l’on adopte une approche compréhensive et subjective, la physiocratie, pour être reconnue comme une science à part entière, doit d’une part s’insérer dans le prestigieux groupe des disciplines intellectuelles classiques – comme la philosophie et les mathématiques –, et d’autre part, s’affranchir du passé en montrant 20
Sur la naissance des lois naturelles dans la pensée économique, cf. Gilles DOSTALER, « Les lois naturelles en économie. Émergence d’un débat », L’Homme & la Société, 2008/4, no 170-171, p. 71-92. 21 Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, De l’origine et des progrès d’une science nouvelle, Londres et Paris, Desaint, 1768, p. 1-2 : « Si, d’une extrémité du monde à l’autre, on promène un œil philosophique sur l’histoire des Sciences les plus sublimes ; si l’on considère comment elles se sont formées, étendues, et perfectionnées ; on remarquera avec surprise que c’est au milieu des obstacles les plus grands, des préventions les plus décidées, des contradictions les plus amères, des oppositions les plus redoutables. On verra Confucius poursuivi et menacé de la mort à la Chine, Pythagore, obligé de couvrir sa doctrine d’un voile mystérieux, et de cacher la vérité aux Peuples pour conserver la liberté de la développer à quelques Adeptes, Démocrite cru fou et traité comme tel par les Abdéritains, Socrate buvant la ciguë, Galilée dans les fers de l’Inquisition, Descartes contraint de chercher une retraite dans le Nord, Wolff banni et sacrifié pendant dix-huit ans aux intrigues des Lange et des Strahler, etc. Tout est dit… tout est connu… prétendrons-nous être plus habiles que nos pères ? ». Notons les absences significatives de Platon et d’Aristote qui ne sont pas érigés en figures tutélaires par Du Pont.
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l’obsolescence et les limites des conclusions tirées des Anciens. Ce n’est qu’en rompant avec une certaine tradition savante qu’il sera possible, selon Du Pont, de fonder une nouvelle « science exacte, dont tous les points sont susceptibles de démonstrations aussi sévères et aussi incontestables que celles de la géométrie et de l’algèbre22 ». Le modèle physiocratique, qui constitue à la fois un nouveau paradigme et un programme complet de réforme de la société, ne peut se construire qu’en s’émancipant des modèles historiques que sont la Grèce et Rome. L’Antiquité n’est donc pas un horizon indépassable mais constitue un héritage encombrant qu’il convient en grande partie de récuser. Des régimes politiques fondés sur la guerre et la conquête La prise de distance vis-à-vis du modèle politique antique se justifie d’abord par l’inadaptation des solutions anciennes aux problématiques modernes. Dans son traité De l’ordre social, Le Trosne considère que le modèle politique romain, bâti avant tout pour la guerre, est peu adapté aux préoccupations pacifiques qui doivent animer les sociétés modernes : « Le gouvernement de Rome était purement militaire. La guerre était l’unique objet vers lequel étaient dirigées les récompenses, les châtiments, toutes les institutions. Les vertus guerrières étaient le chemin des distinctions, des honneurs et des 22
IDEM, « Analyse du Tableau économique » [1766], dans Œuvres économiques et philosophiques de François Quesnay, fondateur du système physiocratique, publiées par August ONCKEN, Paris, Peelman, 1888, p. 442.
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L’Antiquité dans la pensée des physiocrates dignités. Tous les citoyens naissaient soldats, et recevaient de bonne heure une éducation conforme à cette destination. La ville au milieu de la paix offrait une image de la guerre. Les délassements, les exercices étaient des jeux militaires. Le champ de Mars était une école publique où les jeunes gens faisaient leur apprentissage, et se formaient des corps robustes, où tous les citoyens s’entretenaient dans l’exercice et l’habitude de supporter les fatigues et les travaux. Le Romain regardait ses armes comme faisant partie de lui-même et la guerre comme son état, et il savait allier cette profession avec l’agriculture, le barreau et les autres occupations de la paix23. »
L’idée selon laquelle l’agriculture, le commerce et le droit contribuent bien plus au bonheur des nations que l’esprit de conquête tend à rendre désuètes les institutions romaines. Si Le Trosne remarque « de la part du peuple, un fond admirable de respect pour les lois et pour la patrie, et dans le sénat une conduite pleine de modération et de prudence », il reconnaît que « sa constitution était cependant vicieuse » et qu’elle « donna lieu plusieurs fois à des dissensions intestines qui ébranlèrent la république24 ». « Le but principal de cette constitution était moins l’ordre, la justice, le bonheur des citoyens, que l’agrandissement sans bornes de la république25 » et c’est en cela qu’elle ne peut convenir au XVIIIe siècle. D’après Baudeau, ce n’est que sous le règne de Numa, en qui il voit un « monarque philosophe » et le véritable fondateur de la cité, que Rome eut une « existence solide et 23
Guillaume-François LE TROSNE, De l’ordre social, dans Les lois naturelles de l’ordre social, présentation et transcription par Thérence CARVALHO, Genève, Slatkine, 2019, p. 227-228. 24 Ibid., p. 194. 25 Ibid., p. 194-195.
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glorieuse » et que son peuple fut réellement « sage et heureux26 ». Après cette époque, la cité se détourna de l’agriculture au profit de la guerre et ne cessa plus de se corrompre. Seul le règne de Marc Aurèle semble constituer une exception27. Mirabeau estime de son côté que Rome « portait dans son sein le dédain de l’humanité entière28 ». Elle fut « le fléau de l’univers » et « la plus cruelle et la plus désastreuse des républiques29 ». À rebours de Mably et de Rousseau, les physiocrates regardent le régime républicain, qu’il soit démocratique ou aristocratique, comme un régime passéiste et qu’il ne convient en aucun cas d’imiter. Dans L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Lemercier de la Rivière reprend l’argument classique selon lequel la décadence des Romains serait due à leur indomptable soif de conquêtes : « Un gouvernement ne devient conquérant, qu’autant que ses sujets, en général, sont pénétrés de ces sentiments véhéments et audacieux qu’une grande ambition inspire. La violence de cette passion ne connaît point le repos ; c’est un feu dévorant qui ne peut exister sans consumer ; il faut tôt ou tard qu’il détruise ses propres foyers. Voyez 26
Nicolas BAUDEAU, « Essai sur l’histoire du Droit naturel », Éphémérides du citoyen, 1767, t. 1, p. 134. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772), Rousseau considère également Numa comme « le vrai fondateur de Rome » (Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1964, p. 957). 27 IDEM, « Essai sur l’histoire du Droit naturel », op. cit., t. 1, p. 149. 28 Victor Riqueti, marquis de MIRABEAU, Mémoire sur l’agriculture envoyé à la très louable Société d’agriculture de Berne, suivi de l’Extrait des six premiers livres du Corps complet d’économie rustique de feu M. Thomas Hale, publié dans la cinquième partie de l’ami des hommes, s. l., s. n., 1760, p. 75. 29 Ibid., p. 75.
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L’Antiquité dans la pensée des physiocrates ce qu’il en a couté à la République romaine pour avoir établi chez elle le système de se croire permis tout ce que la force lui permettait par rapport aux nations étrangères : ses sujets ont appris de leur gouvernement à ne reconnaître de droits que ceux de la force ; de lois qu’une volonté arbitraire et despotique : de telles opinions, dès qu’elles ne servaient plus à l’accroissement de la grandeur publique, ne pouvaient manquer de se proposer l’accroissement de la grandeur particulière des hommes chez lesquels elles fermentaient, et dont elles avoient formé le caractère30. »
Un tel régime fondé sur la guerre et la corruption des âmes ne peut appartenir qu’au passé. A contrario, Mably, farouche adversaire des physiocrates, n’hésite pas à exalter les modèles romains et spartiates lorsqu’il critique l’ouvrage de Lemercier de la Rivière31. La manière d’appréhender le référent antique devient ainsi un marqueur politique clair qui permet de distinguer les partisans et les adversaires des physiocrates. Ce point n’échappe pas en 1768 au duc de La Vauguyon, nouvelle recrue de l’école, qui interpelle Mably dans les Éphémérides du citoyen : « Mais vous aimez la guerre, Monsieur ; il vous faut des Héros. La passion effrénée des Romains pour les conquêtes, est pour vous une vertu capitale, qui approche le plus le gouvernement démocratique de l’ordre naturel. Ce sont cependant ces Héros 30
Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, présentation et transcription par Bernard HERENCIA avec la contribution de Béatrice PEREZ, Genève, Slatkine, 2017, p. 445. 31 Gabriel Bonnot de MABLY, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, La Haye et Paris, Nyon, 1768, VIII + 316 p.
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Thérence Carvalho romains qui ont mis aux fers leur nation ; c’est cette passion féroce de vos Spartiates, qui retenait les Ilotes dans l’esclavage le plus outrageant. Vous déclamez contre les passions ; et vous exhalez en même temps le triomphe des passions perverses32 ! »
La controverse se poursuit l’année suivante grâce à l’intervention de Jean-François Vauvilliers, professeur de grec au Collège royal et membre éphémère du mouvement physiocratique, qui fait paraître une réponse détaillée à Mably intitulée significativement Examen historique et politique du gouvernement de Sparte33. L’appui de cet helléniste reconnu est un atout indéniable pour l’école. La plupart des physiocrates maitrisent en effet mal le grec ancien et n’ont probablement pas les compétences requises pour croiser le fer de façon si argumentée. Dans cet ouvrage, d’abord publié sous forme d’articles dans les 32
Paul-François de Quelen de LA VAUGUYON, « Les Doutes éclaircis, ou réponse à M. l’abbé de Mably. Première lettre », Éphémérides du citoyen, 1768, t. 7, p. 205. 33 Jean-François VAUVILLIERS, Examen historique et politique du gouvernement de Sparte ou Lettre à un ami sur la législation de Lycurgue, en réponse aux Doutes proposés par M. l’abbé de Mably, contre l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Paris, Desaint, 1769, VIII + 174 p. Sur la polémique opposant Vauvilliers et Mably à propos de Sparte, cf. Nicole DOCKÈS-LALLEMENT, « La réponse de Vauvilliers à l’enthousiasme laconophile de Mably », L’influence de l’antiquité sur la pensée politique européenne, Aix-enProvence, PUAM, 1996, p. 259-268 ; Maxime ROSSO, La renaissance des institutions de Sparte dans la pensée française : XVIe-XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, PUAM, 2005, p. 390‑400 ; Michael WINSTON, « Spartans and Savages: Mirage and Myth in Eighteenth-Century France », dans Sparta in Modern Thought, Politics, History and Culture, Swansea, Classical press of Wales, 2012, p. 133‑140 ; Arnault SKORNICKI, « The Physiocratic Counter-History of Commerce », op. cit., à paraître.
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Éphémérides du citoyen, Vauvilliers démontre avec érudition que Lacédémone fut avant tout une cité-caserne, où toutes les ressources étaient confisquées au profit de la guerre. Infectés par le vice destructeur de l’esprit de conquête, les Spartiates « ne connaissaient d’autres vertus, que la vertu militaire » et ne « savaient pas vivre en paix34 ». Leur gouvernement et leurs lois étaient dès lors inéluctablement condamnés à l’extinction. Sous la plume de presque tous les physiocrates, le caractère belliqueux et conquérant des institutions romaines et spartiates constitue un solide argument permettant de condamner ces régimes politiques. Des régimes ignorant l’ordre naturel et les droits de l’homme L’éviction du modèle antique s’explique également par le fait que les peuples anciens méconnaissaient les lois naturelles de l’ordre social que Quesnay et ses disciples ont découvertes. Baudeau fait preuve à cet égard d’une rigueur inflexible. Il regrette que « les nations modernes » aient emprunté les nombreuses erreurs de « deux petits peuples, que le talent d’écrire des livres élégants a rendu célèbres pour le malheur de l’humanité ; c’est-à-dire, des bourgeois d’Athènes et de Rome, déprédateurs avides et cruels de cent provinces, qu’ils ravagèrent moins par leurs armes quand ils voulurent les conquérir, que par leurs publicains quand ils les eurent usurpées35 ». En prenant 34
Jean-François VAUVILLIERS, Examen historique et politique du gouvernement de Sparte…, op. cit., p. 75. 35 Nicolas BAUDEAU, Première introduction à la philosophie économique, ou analyse des États policés, Paris, Didot l’aîné, 1771, p. 93-94.
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l’exemple de la fiscalité, l’abbé fustigent les Anciens d’avoir profondément ignoré les principes économiques de l’ordre naturel et développé des impôts confiscatoires et injustes. Les cités grecques, « qui ne connurent jamais les lois de l’ordre », « ne nous offrent qu’un spectacle continuel d’attentats affreux contre la paix et le bonheur de l’humanité36 ». Baudeau condamne presque tous les « philosophes et législateurs de la Grèce » pour avoir conçu un « pouvoir législatif arbitraire » pouvant « ordonner même ce qui est mal, et condamner même ce qui est bien de par la nature37 ». Il rejette donc sans ambages ces états mixtes que « les modernes ont emprunté38 ». Son réquisitoire s’applique à l’ensemble des sociétés antiques, aucune ne trouvant grâce à ses yeux. Moins sévère mais tout aussi péremptoire, Le Trosne déplace l’analyse sur le terrain de l’opposition entre nature et civilisation. « C’est chez les nations civilisées que l’ordre a été le plus méconnu et outragé39 », affirme-t-il sans détour. Alors que les Grecs et les Romains étaient écrasés par le despotisme arbitraire ou se perdaient dans l’anarchie et les dissensions internes, « les peuples les moins malheureux » étaient peut-être encore ceux du Nord comme les Gaulois, les Germains et les Scythes40. Ces bons sauvages auraient été plus proches de l’ordre naturel, dont la connaissance s’acquiert simplement par l’évidence, que les Romains trop occupés à s’entredéchirer. Une preuve de leur compréhension des lois de la reproduction pourrait d’ailleurs résider, selon Le Trosne, dans « cette 36
Ibid., p. 432. Ibid., p. 433. 38 Ibid., p. 434. 39 Guillaume-François LE TROSNE, De l’ordre social, op. cit., p. 95. 40 Op. loc. cit. 37
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incroyable population » du Nord, dont le superflu se répandit « comme un torrent sur l’empire romain, l’inonda, et vengea l’espèce humaine des insultes de cette république usurpatrice par principe, et conquérante par sa constitution même41 ». Ce tropisme nordique, inspiré du mythe des Germains construit par Tacite, démontre avant tout un usage idéologique de l’histoire. Le Trosne recherche ici moins la réalité historique que la confirmation de son système doctrinal. Son raisonnement est purement spéculatif : les mœurs primitives des hommes du Nord, assez proches de l’état de nature, devaient probablement être favorables à l’agriculture. Baudeau et Le Trosne sont rejoints par Lemercier de la Rivière qui entend prouver « qu’aucun gouvernement de l’Antiquité n’a conçu la première idée de l’ordre essentiel des sociétés42 ». En effet, leur obsession de la conquête démontre leur ignorance de la loi suprême de propriété. Ce n’est que de façon accidentelle et circonstanciée que « de grandes vertus sociales ont brillé pendant quelques siècles dans Rome, dans Sparte, dans Athènes, dans Carthage, chez les Perses, chez les Égyptiens43 ». Puisque ces vertus n’étaient pas « nourries par l’évidence de l’ordre essentiel des sociétés, elles ne devaient leur existence qu’à l’opinion » et finirent toujours
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Op. loc. cit. Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 445. En ce qui concerne Rome, Lemercier de la Rivière estime que cette civilisation, « faute d’avoir acquis l’évidence de l’ordre essentiel des sociétés, a elle-même ourdi la trame de ses malheurs ; a elle-même produit et armé les tyrans par les mains desquels elle s’est vu déchirée » (ibid., p. 445). 43 Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 444. 42
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par s’éclipser44. Si l’incompatibilité des lois de l’ordre avec le « gouvernement de plusieurs » condamne d’emblée la plupart des républiques antiques, le physiocrate s’arrête sur le cas particulier des régimes perses et égyptiens, gouvernements monarchiques par excellence. À rebours des civilisations européennes, ces régimes orientaux admettent la domination d’un chef unique, conformément aux aspirations absolutistes de Lemercier de la Rivière. Toutefois, ce « despotisme n’y était que personnel et non légal : c’était la volonté personnelle et arbitraire d’un seul qui gouvernait, et non la justice et la nécessité d’un ordre essentiel dont l’évidence doit nécessairement réunir toutes les volontés45 ». Ces empires oscillaient alors entre des princes sages et vertueux et des despotes tyranniques ; entre des périodes prospères et heureuses et des temps de calamité et de malheur. Le vrai despotisme légal se caractérise au contraire par la limitation de la volonté du prince aux lois de la nature et le maintien d’une politique stable et ordonnée. Du Pont approfondit encore davantage cet argument d’une non-conformité au droit naturel. Dans sa recension élogieuse du livre de Vauvilliers, il ne reproche pas uniquement aux Spartiates leur ignorance des principes de l’ordre, il estime que leur constitution est « violatrice de tous les droits de l’homme46 ». Il développe alors un critère jusnaturaliste selon lequel « tout pays où un seul habitant est privé de l’usage de son droit naturel, de la 44
Op. loc. cit. Op. loc. cit. 46 Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, « Recension de l’Examen historique et politique de Sparte par Vauvilliers », Éphémérides du citoyen, 1769, t. 5, p. 208. 45
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liberté de sa personne, de la faculté d’acquérir, du pouvoir et des moyens de conserver, est un pays mal gouverné47 ». Or, Sparte, loin de jouir de ces dispositions, « vivait dans un état perpétuel de privations très contraires aux droits, aux besoins et aux désirs licites de l’espèce humaine48 ». Du Pont juge, par conséquent, qu’elle « était de tous les pays connus jusqu’à ce jour, un des plus mal gouvernés49 ». La création de ce critère de conformité aux droits de l’homme bouleverse complètement la manière d’observer l’histoire. Du Pont se montre incapable de regarder l’Antiquité avec objectivité et en dehors de l’étalon physiocratique. La condamnation de l’économie antique Les physiocrates reprochent vigoureusement aux civilisations antiques d’avoir négligé l’agriculture. Elles n’ont pas su comprendre que la source des richesses se trouvait uniquement dans la terre. Du Pont énonce que Rome, « se croyant propriétaire de l’univers, voulait être nourrie gratuitement » et se mit de façon tyrannique à « dépouiller les campagnes de la Sicile et de l’Égypte pour faire des distributions de grains à ses habitants50 ». Or, se faire nourrir sans travailler constitue, pour les physiocrates, une aberration économique qui ne peut mener qu’à l’oisiveté de la population et in fine à la ruine de l’empire. « Rome a su vaincre et subjuguer beaucoup 47
Ibid., p. 209. Ibid., p. 210. 49 Op. loc. cit. 50 « Lettre de Du Pont à Charles-Louis de Bade, sans date [1773] », dans Correspondance du margrave et du prince héréditaire de Bade avec le marquis de Mirabeau et Du Pont de Nemours, publiée par Carl KNIES, Heidelberg, Winter, 1892, t. 2, p. 131. 48
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de nations, mais elle n’a pas su gouverner. Elle a spolié les richesses de l’agriculture des pays soumis à sa domination51 », tranche Quesnay. Les Romains empêchèrent toute liberté du commerce des grains et inventèrent une police des céréales totalement prohibitive qui, hélas, s’est transmise durant tout le Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle. La liberté du travail leur était également inconnue. Les Romains en recourant pour leurs travaux agricoles aux esclaves, main-d’œuvre beaucoup moins productive que des hommes libres, condamnèrent leurs champs à de faibles rendements. La décadence des élites les conduisit même à dépasser le « faste de subsistance », qui demeure acceptable, pour sombrer dans le « luxe de décoration ». Or, ces dépenses somptuaires ne peuvent se faire qu’au détriment des investissements productifs, provoquant un déclin général de l’économie52. Pour se maintenir au pouvoir, les empereurs furent alors contraints de soudoyer la plèbe en offrant du pain et des jeux, « moyennant quoi on leur laissa verser le sang, dévaster la terre, se plonger dans la débauche, faire des lois, acheter l’empire des soldats, le vendre à des financiers, le piller, le ravager, préparer les victoires et la législation même des
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François QUESNAY, « Analyse de la formule arithmétique du Tableau Économique de la distribution des dépenses annuelles d’une nation agricole », dans Œuvres économiques complètes et autres textes, édités par Christine THÉRÉ, Loïc CHARLES et Jean-Claude PERROT, Paris, INED, 2005, t. 1, p. 536. 52 Sur le luxe dans la pensée des physiocrates, cf. Manuela ALBERTONE, « Luxe et consommation dans la physiocratie. Quesnay, Mirabeau et Baudeau », Revue d’histoire de la pensée économique, 2016, no 1, p. 129-151.
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barbares53 ». Le luxe et le mépris des campagnes ont donc largement contribué à la chute de l’empire. Si l’attention des physiocrates se concentre sur Rome, perçue comme la matrice première des problèmes économiques de l’Europe, leur réprobation s’applique également aux économies grecques. La constitution spartiate fut, d’après Du Pont « oppressive de l’agriculture, destructive du commerce » et conduisit son peuple à « manquer de tout54 ». Le recours à l’esclavage et la pratique presque exclusive de la « petite culture » ont condamné les Anciens à une forte dépendance de la nature et à une faible productivité. Seule la « grande culture » des Modernes est susceptible d’apporter l’abondance et d’offrir une véritable prospérité économique55. Finalement, « dans toutes les institutions grecques et romaines, […] l’esprit de ville et les préjugés citadins qui tenaient à l’origine de républiques, ont prévalu sur l’intérêt agricole qui est le véritable intérêt national56 ». L’économie des Anciens ne trouve donc aucune grâce aux yeux des physiocrates. Au contraire, en accumulant les erreurs, elle constitue un modèle repoussoir.
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« Lettre de Du Pont à Charles-Louis de Bade, sans date [1773] », dans Correspondance du margrave…, op. cit., t. 2, p. 132. 54 Pierre-Samuel DU PONT DE NEMOURS, « Recension de l’Examen historique et politique de Sparte par Vauvilliers », Éphémérides du citoyen, 1769, t. 5, p. 208. 55 Sur l’économie des Anciens et des Modernes, cf. Marco MINERBI, « L’économie politique des Anciens et celle des Modernes dans l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 1992, no 12, p. 25-39. 56 « Lettre de Du Pont à Charles-Louis de Bade, Paris, 15 juillet 1773 », dans Correspondance du margrave…, op. cit., t. 2, p. 117.
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Droit romain et physiocratie Si les physiocrates se révèlent être des contempteurs des modèles politiques et économiques de l’Antiquité, la plupart se montrent aussi très critiques vis-à-vis du droit romain. Il s’agit pour eux d’un empilement de lois prises par des législateurs tyranniques mêlées à des commentaires amphigouriques. Pour Baudeau, la prétendue science des légistes est « vulgaire » et profondément contraire à la vraie science physiocratique57. « Le droit romain érigé en oracle, d’abord par la nécessité, puis par l’ignorance, enfin, par l’habitude et la pusillanimité, n’est aux yeux de la saine philosophie qu’un vrai chaos, où la lumière et les ténèbres, la justice et l’iniquité, le bien et le mal, sont confondus pêle-mêle, sans ordre et sans discernement58 », déclare sans nuance l’abbé. L’importance laissée au droit romain dans l’enseignement et le système juridique du XVIIIe siècle leur paraît complètement absurde. Mirabeau regrette que les Français soient allés chercher ces « lois étrangères » car « il est impossible de rappeler les droits anciens des uns, sans prendre sur les droits récents des autres59 ». Lorsqu’il s’intéresse au régime de la contrainte par corps, Du Pont considère les lois romaines comme archaïques et cruelles. Il regrette qu’elles puissent encore constituer pour les juristes modernes une source d’inspiration. « L’Europe, écrit le physiocrate, s’est échappée aux lances et aux francisques des peuples du Nord que pour retomber sous 57
Nicolas BAUDEAU, « Essai sur l’histoire du Droit naturel », Éphémérides du citoyen, 1767, t. 1, p. 136. 58 Ibid., t. 1, p. 135. 59 Victor Riqueti, marquis de MIRABEAU, « Premier éloge. Sully et Les Économies Royales », Éphémérides du citoyen, 1770, t. 7, p. 19-20.
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les chaînes de plomb de la législation romaine : chaînes moins nobles et plus pesantes que celles du fer60 ». Le modèle juridique romain est pernicieux et très largement opposé aux droits fondamentaux de l’homme. Rien n’est « plus contraire à l’humanité et à la raison éclairée » que « l’esprit des lois romaines61 ». Ce jugement ne fait cependant pas l’unanimité. Contrairement à Baudeau, Mirabeau et Du Pont, Le Trosne et Lemercier de la Rivière sont des juristes de formation et de métier. Le premier, avocat du roi au présidial d’Orléans, estime que « la source la plus pure où l’on puisse puiser » le droit civil et pénal « est la collection qui nous reste des lois romaines. Si l’on en ôte ce qui s’y trouve de particulier aux mœurs de ce peuple, à sa forme de procéder, le surplus est tiré des vraies notions du juste et de l’injuste appliquées aux différentes actions que les hommes peuvent avoir et exercer62 ». Il faut dire que Le Trosne a appris le droit romain directement sous la houlette de Pothier dont il fut le fidèle disciple. Dans sa jeunesse, il aida même l’illustre jurisconsulte à revoir et perfectionner sa nouvelle édition des Pandectes de Justinien63. Le Trosne est l’un des rares physiocrates à réaliser des analyses juridiques approfondies, notamment en matière pénale. Il maîtrise avec finesse l’histoire du droit romain et n’hésite pas à lui reconnaître
60
« Lettre de Du Pont à Charles-Louis de Bade, Paris, 15 janvier 1773 », dans Correspondance du margrave…, op. cit., t. 2, p. 29-30. 61 Ibid., p. 30. 62 Guillaume-François LE TROSNE, De l’ordre social, dans Les lois naturelles de l’ordre social, op. cit., p. 187, n. 81. 63 Il s’agit des Pandectae Justinianeae in novum ordinem digestae. Cette édition est publiée en trois volumes de 1748 à 1752.
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certains défauts64. Le droit romain est donc pour lui un corpus d’une infinie richesse, dans lequel il convient néanmoins de séparer le bon grain de l’ivraie. Lemercier de la Rivière, qui dispose du titre d’avocat et fut conseiller au Parlement de Paris, se montre également beaucoup plus clément à l’égard des principes juridiques romains. On ne trouve sous sa plume aucune condamnation de principe. À l’inverse, il s’appuie sur les lois romaines pour montrer l’ancienneté du droit de propriété en tant que « droit public de la France65 ». Le juriste salue même « la force et la justice » des axiomes du droit romain dont certains renferment de grandes vérités66. Par conséquent, l’opinion des physiocrates au sujet du droit romain apparaît contrastée. Certains s’inscrivent, à l’instar de Voltaire67, Diderot68, Linguet69 ou de certains 64
Le Trosne reproche par exemple à la procédure pénale romaine d’être exclusivement accusatoire et de ne pas prévoir de ministère public (Vues sur la justice criminelle, dans Les lois naturelles de l’ordre social, op. cit., p. 462). 65 Paul Pierre LE MERCIER DE LA RIVIÈRE, L’intérêt général de l’État, ou la liberté du commerce des blés, Amsterdam et Paris, Desaint, 1770, p. 74. 66 C’est notamment le cas en ce qui concerne l’adage Jus constituit necessitas que Lemercier de la Rivière traduit par « la nécessité fait la loi » (L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 113). 67 Cf. François QUASTANA, « Du bon usage du droit romain : Voltaire et la réforme des législations civile et pénale », Les représentations du droit romain en Europe du Moyen Âge aux Lumières, Aix-enProvence, PUAM 2007, p. 203-231. 68 En 1776, Diderot écrit en ce sens : « Notre Faculté de droit est misérable. On n’y lit pas un mot du droit français ; pas plus du droit des gens que s’il n’y en avait point ; rien de notre code ni civil ni criminel ; rien de notre procédure, rien de nos lois, rien de nos coutumes, rien des constitutions de l’État […]. De quoi s’occupe-t-on donc ? On s’occupe du droit romain dans toutes ses branches, droit qui
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révolutionnaires70, dans la longue liste des détracteurs du jus romanum que compte le XVIIIe siècle. En reprenant une tradition juridique que l’on peut faire remonter aux Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier et à l’Antitribonian (1603) de François Hotman, ces physiocrates s’affirment une nouvelle fois comme des Modernes. En revanche, d’autres disciples de Quesnay assument clairement le legs du droit romain et n’hésitent pas à puiser dans la science juridique des Anciens. Conclusion À l’instar du dieu Janus aux deux visages, dont la première face est tournée vers le passé et la seconde vers l’avenir, les physiocrates recueillent, d’un côté, l’héritage des Anciens mais prétendent, d’un autre côté, le dépasser en s’affirmant comme des Modernes. Pour les membres de l’école, c’est toute l’Antiquité qui doit être revue au prisme des règles de la physiocratie. Il s’agit d’une relecture générale et intensément critique. Fils d’un simple n’a presque aucun rapport avec le nôtre ; en sorte que celui qui vient d’être décoré du bonnet de docteur en droit est aussi empêché, si quelqu’un lui corrompt sa fille, lui enlève sa femme ou lui conteste son champ, que le dernier des citoyens » (« Plan d’une Université pour le gouvernement de Russie », Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1875, t. 3, p. 437). Sur la réception du droit romain par les encyclopédistes, cf. Witold WOLODKIEWICZ, Le droit romain et l’Encyclopédie, Naples, Jovene, 1986, XLVII + 185 p. 69 Cf. Stéphane BAUDENS, « Linguet, critique du droit romain : un jurisconsulte iconoclaste au Palais », Les représentations du droit romain en Europe…, op. cit., p. 233-251. 70 Cf. Xavier MARTIN, « Images négatives de la Rome antique et du droit romain (1789-1814) », dans Jacques KRYNEN (éd.), Droit romain, jus civile, et droit français, Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1999, p. 49-66.
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laboureur, Quesnay demeure un penseur autodidacte qui n’a pas de révérence particulière pour la culture classique71. En évoquant l’Antiquité, les physiocrates ne font pas œuvre d’historiens mais convoquent un modèle qui permet aux hommes du présent de réaliser des choix politiques, économiques et juridiques. L’Antiquité apparaît souvent comme un contre-exemple qui permet de justifier la pertinence des conceptions physiocratiques. Lemercier de la Rivière écrit ainsi : « Consultez l’antiquité et parcourez les différentes formes de gouvernement, vous trouverez partout des effets monstrueux à l’autorité72 ». Notons qu’à rebours de l’anglophilie des Lumières, les physiocrates rejettent aussi catégoriquement le modèle politique anglais73. Leurs critiques sont donc loin de porter uniquement sur l’Antiquité. À l’inverse des modèles antiques, les physiocrates mettent en avant des modèles étrangers, lointains et complètement fantasmés comme la Chine ou les Incas du Pérou, pays auxquels Quesnay
71
Sur la remarquable ascension de Quesnay dans la société du e siècle, cf. Jacqueline HECHT, « La vie de François Quesnay », dans Œuvres économiques…, op. cit., t. 2, p. 1331-1420 ; Arnault SKORNICKI, « L’économie politique du paysan parvenu : une socioanalyse de François Quesnay, fils de laboureur, chirurgien, médecin du roi et physiocrate », dans Antonin COHEN, Philippe RIUTORT et Bernard LACROIX (éd.), Les Formes de l’activité politique (XVIIIe-XXe siècles). Éléments d’analyse sociologique, Paris, PUF, 2006, p. 193-210. 72 Paul Pierre LEMERCIER DE LA RIVIÈRE, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, op. cit., p. 210. 73 Cf. Thérence CARVALHO, La physiocratie dans l’Europe des Lumières. Circulation et réception d’un modèle de réforme de l’ordre juridique et social, Paris, Mare & Martin, 2020, p. 577-578. XVIII
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consacre des études spécifiques et emplies d’éloges74. Ces sociétés sont présentées comme des monarchies agricoles où règnent les lois de la nature. La comparaison avec les civilisations antiques est parfois assumée. Quesnay relativise par exemple la taille de l’empire romain en expliquant que « les conquêtes des rois du Pérou furent beaucoup plus rapides et beaucoup plus étendues que celles des Romains75 ». Plutôt que de chercher des exemples à imiter dans l’histoire ancienne de l’Europe, il faut donc se tourner vers l’Orient lointain et le Nouveau Monde. Cette vision très critique de l’Antiquité fera florès chez les économistes de la génération suivante. Quelques décennies après l’âge d’or de la physiocratie, JeanBaptiste Say écrit dans son Traité d’économie politique : « La législation intérieure des Anciens, leurs traités, leur administration des provinces conquises, annoncent la plus complète ignorance des fondements de la richesse des nations76 ». Partant, l’argument physiocratique d’une complète méconnaissance des lois économiques se retrouvent pleinement. Say a d’ailleurs été lecteur des physiocrates et a même correspondu avec Du Pont de Nemours. Au mitan du siècle, Frédéric Bastiat, autre économiste libéral, condamne pareillement l’Antiquité. Il estime « que la société romaine est directement l’opposé 74
François QUESNAY, « Despotisme de la Chine », dans Œuvres économiques…, op. cit., t. 2, p. 1005-1114 ; IDEM, « Analyse du gouvernement des Incas du Pérou », dans ibid., t. 2, p. 999-1003. 75 Ibid., t. 2, p. 1003. 76 Jean-Baptiste SAY, Traité d’économie politique, Paris, Renouard, 1814, p. XXXIV. L’économiste n’est toutefois pas forcément plus indulgent à l’égard des Modernes qui « pendant longtemps n’ont pas été plus avancés, même après être décrassés de la barbarie du Moyen Âge » (ibid., p. XXXIV).
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de ce qu’est ou devrait être notre société. Là, on vivait de guerre ; ici, nous devrions haïr la guerre. Là, on haïssait le travail ; ici, nous devons vivre du travail. Là, on fondait les moyens de subsistance sur l’esclavage et la rapine ; ici, sur l’industrie libre. La société romaine s’était organisée en conséquence de son principe. […] On y devait appeler vertus, ce qu’ici nous appelons vices77 ». D’après Bastiat, les peuples antiques ignoraient la liberté et la sûreté. Jamais sûres vis-à-vis de l’État, leurs propriétés étaient toujours précaires. Par conséquent, l’héritage des Anciens est, aux XVIIIe et XIXe siècles, souvent contesté et déprécié au profit d’une conception qui se veut résolument novatrice. C’est donc en opposition au modèle antique que s’est largement construite la science économique. Thérence CARVALHO Professeur d’histoire du droit Université de Nantes
77
Frédéric BASTIAT, L’État. Maudit argent, Paris, Guillaumin, 1849, p. 63-64.
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D’une domination à l’autre dans le couple franco-allemand : petite contribution à une meilleure compréhension du Traité de l’Élysée
C’est l’histoire d’un couple, d’un vieux couple sans doute puisqu’il a permis à Romain Rolland cette manière d’apophtegme : « La France et l’Allemagne sont les deux ailes de l’Occident. Qui brise l’une empêche l’autre de voler » ; la formule est connue mais elle a le mérite pour l’historien de mettre d’emblée les choses en perspective ; l’Occident n’est pas l’Europe ou ne l’a pas toujours été, et le choix de ce terme par Rolland ancre bien l’histoire de ce couple dans la longue durée, chrétienne de surcroît ; en d’autres termes, l’Allemagne et la France paraissent aujourd’hui, à tort ou à raison, indissolublement liées, et ce, sans doute, pour deux raisons essentielles : tenir aussi loin qu’il est possible le spectre de la guerre à distance et maintenir, peu ou prou, l’Europe à flot1. Ce couple, que les journalistes n’hésitaient plus à fondre en une seule entité (Merkosy), que l’inconscient collectif français semble tantôt considérer avec une 1
« Le partenariat franco-allemand n’a pas été l’expression d’une attraction irrésistible et réciproque spontanée, mais une nécessité et un choix rationnel. La relation franco-allemande repose sur la conscience partagée que, sans une certaine solidité de ce couple, l’Europe n’avancerait plus. En d’autres termes, si l’entente franco-allemande n’est pas suffisante, elle reste toutefois nécessaire. C’est un acquis de la construction européenne. » Stephen MARTENS, cité par Andreas RITTAU, « Pour une étude des symboles franco-allemands », dans Cahier d’Histoire immédiate, no 37-38/2010.
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certaine affection2, tantôt renvoyer dos à dos3, n’est-il pas finalement l’épilogue annoncé d’un processus historique inéluctable commencé il y a bien longtemps ? Au regard de la longue durée en effet, les destins de la France et de l’Allemagne (ou de ce qui deviendra l’Allemagne), ont toujours été fortement liés, en partie sans doute parce que la France, contrairement à ce que ses façades méditerranéennes ou océaniques laissaient présager, n’a jamais été une grande puissance maritime. Dans ces conditions il est naturellement plus facile de passer le Rhin que les Alpes ou les Pyrénées. De surcroît, pour le juriste plus peut-être que pour l’historien, les similitudes, ressemblances ou autres origines communes, sont nombreuses : ainsi et entre autres, le droit français compte-t-il parmi ses géniteurs incontestables Rome, l’Église chrétienne et les Germains4 ; la dénomination gauloise (Gallia) ou germaine (Germania de germanus : voisin) a été imposée dans les deux cas par le conquérant 2
« Dans l’inconscient collectif français s’est imposée la vision d’une relation affective, émotionnelle, mais aussi tumultueuse, au point de confondre la coopération interétatique avec une vie de couple ». Claire DEMESMAY/Julien THOREL, « Au jardin des incertitudes : la mémoire française des relations franco-allemandes » dans Allemagne d’aujourd’hui, no 189, juillet-septembre 2009, p. 252-264. 3 Début décembre 2011 en effet, la presse française, à la suite des propos d’Arnaud Montebourg comparant Angela Merkel à Bismarck, se fait généralement l’écho de la résurgence de la germanophobie. Selon Pascal Perrineau, « la germanophobie est un trait profond de notre culture politique, enraciné depuis le XIXe siècle. Les stéréotypes ne sont qu’assoupis, ils peuvent se réveiller dans un contexte où l’Allemagne est accusée de ne pas jouer collectif en Europe, d’être trop rigide, où on la soupçonne d’avoir des visées impérialistes ». 4 Voir par exemple, Antoine LECA, Les métamorphoses du droit français : histoire d’un système juridique des origines au XXIe siècle, Lexis Nexis, 2011, XVI + 309 p.
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romain, tout comme dans les deux cas, naturellement, les sujets concernés n’avaient aucune conscience collective d’ensemble. De façon plus fine, le droit romain a conçu avec la res publica une personne morale exorbitante du droit commun, laquelle est soumise à un droit spécial, le droit public, qui lui confère d’abord et surtout des privilèges. Le premier de ceux-ci est la faculté d’imposer l’obéissance aux particuliers, le pouvoir d’action unilatérale, qui caractérise en Occident tous les systèmes de droit contemporains imprégnés par le droit romain, et qui ne se retrouve pas ailleurs (en Angleterre, États-Unis ou Scandinavie), où, par voie de conséquence, l’administration est en principe assimilée à une personne privée. De même, la puissance publique à Rome détient seule l’imperium, la puissance absolue de commandement, ce que Bodin nommera au XVIe siècle la souveraineté. Notons dans le cadre ici imparti que la filiation entre l’un et l’autre apparaît dans les symboles que connaissaient les Romains et dont certains subsistent toujours aujourd’hui. Ainsi, l’imperium était symbolisé par un faisceau de licteurs entourant une double hache ceinturée de verges. Cette représentation figurée sera reprise par la Révolution française5 et sera au XXe siècle abandonnée en partie parce que l’Italie fasciste en a fait l’emblème de son régime. En revanche, d’autres marques de la souveraineté ont traversé les siècles : l’aigle, repris par Napoléon Ier et que l’on retrouve dans les armoiries de différents pays (ÉtatsUnis, Allemagne, Autriche, Espagne), le siège curule, récupéré par les papes, la couronne d’or, devenue l’apanage exclusif des monarchies, ou la couleur pourpre, qui est celle du pouvoir, comme en témoignent les tapis 5
Voir Jacques BOUINEAU, Les toges du pouvoir, ou la Révolution de droit antique 1789-1799, Toulouse, Éché, 1986, XLVII + 544 p.
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rouges qui accueillent les chefs d’État ou les stars(lettes) de ce monde ! Le droit romain, de plus, n’est pas ou n’était pas un système juridique parmi d’autres. Transformé et admirablement systématisé par plusieurs siècles d’efforts doctrinaux, il s’est voulu l’expression même de la justice, définie comme une volonté constante d’attribuer à chacun son dû : Justicia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuens. En d’autres termes, c’est un ensemble de règles qui ont été conçues pour dépasser la simple réglementation technique, dictée par les contingences de temps et de lieu, et fournir un cadre universel et intemporel, susceptible de servir à tous les hommes en tous les temps ; le plus extraordinaire est que cet idéal audacieux s’est partiellement réalisé. En effet, le droit privé romain n’a pas disparu avec la chute de Rome en 476 ; sans même parler de l’Orient, il est demeuré en vigueur en Occident de longues décennies après cette date. Ainsi, aux VIe et VIIe siècles, les rois barbares ont-ils promulgué une foule de textes reprenant ses règles dont ils garantirent l’application à leurs sujets « romains ». À compter de la découverte par l’Occident dans la seconde moitié du XIIe siècle de la codification de Justinien, entreprise dans la pars orientalis au VIe siècle, le droit romain a accompli un étonnant retour en force, lequel s’intensifia encore au XVIe siècle. Ses qualités techniques inégalées n’ont eu aucune difficulté pour s’imposer dans un très grand nombre de domaines. En France méridionale, ce que l’on appelait le droit écrit par excellence est demeuré en vigueur jusqu’en 1789. Lors de la proclamation de l’empire allemand en 1871, le droit romain est devenu le droit supplétif du nouvel État, jusqu’à sa chute en 1918. Il a donc joué un rôle de premier plan dans la formation de la culture juridique européenne ; citons, entre autres, pour la France et l’Allemagne, l’école 144
D’une domination à l’autre dans le couple franco-allemand
française de Cujas du XVIe siècle qui donne à l’étude du droit romain un tour véritablement scientifique, et au e XIX siècle l’école allemande des pandectistes avec à sa tête Savigny, laquelle mène de front la reconstitution historique des sources et l’exposé systématique des raisonnements adaptés à la pratique6. Là ne fut pas la seule vertu du droit romain ; il a également été en Europe un puissant facteur d’unification politique autour de l’idée d’imperium romanum parce qu’il avait été le droit de l’Empire. Cette notion impériale reparaît pour l’Occident en l’an 800 lors du couronnement de Charlemagne. Désormais l’Occident chrétien retrouve une nouvelle unité autour des deux puissances qui se sont associées en 800, l’Église et l’Empire. Deux autorités qui vont se heurter, entrer en conflit, mais malgré tout, c’est dans l’idée d’imperium romanum, dans le droit romain et dans le facteur d’universalité que ces idées expriment, que les peuples d’Occident trouvent un de leurs instruments les plus efficaces d’unification. Le roi français l’a bien compris qui se proclame empereur en son royaume, argument ô combien utile qui permet de lui appliquer les prérogatives impériales et de bénéficier de toutes les ressources tirées des textes et de la législation antique. À partir de la fin du XVIIIe siècle, le droit romain est peu à peu remplacé par les droits nationaux. Le code civil français de 1804 le supplante totalement ainsi que les coutumes. La diffusion de la législation napoléonienne assurée par les conquêtes explique ainsi la suppression des droits coutumier et romain dans tous les États européens au cours du XIXe siècle. Désormais les lois romaines ne 6
Voir par exemple Philippe STURMEL, « L’École historique française du droit a-t-elle existé ? », Rechtsgeschischte, (anciennement Ius Commune), no 1, 2002, p. 90-121.
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participent plus à la vie juridique. Le fait est acquis en France à partir de 1804 et c’est en Allemagne que le droit romain parvient à résister le plus longtemps, puisqu’il reste jusqu’à la promulgation du BGB en 1900, le droit commun d’une grande partie des États germaniques. On peut voir là, pour les deux nations qui nous concernent, une césure capitale. Il est en effet troublant de constater que c’est finalement à la faveur de ce que l’on pourrait nommer la rupture du droit romain, que ces deux nations empruntent des voies radicalement divergentes, lesquelles vont les mener au chaos du XXe siècle. Il ne s’agit à cet égard que de considérer la trajectoire d’ensemble du e XIX siècle à propos de la France et de l’Allemagne. Celuici s’ouvre en France avec le Code civil, se déroule avec l’École de l’exégèse et se clôture avec la déroute de la même école. L’Allemagne connaît le cheminement inverse : Savigny, sa méthode historique et son refus de la codification s’imposent dès l’abord pour laisser la place en 1900 au BGB ; deux destinées que juridiquement tout oppose et qui sont une éclatante manifestation des bouleversements révolutionnaires et impériaux. La Révolution et l’Empire invitent en effet à penser différemment l’homme et l’histoire. La France et l’Allemagne le font de manière radicalement opposée. Il s’agit pour la première de rechercher des lois universelles ; pour la seconde, à l’inverse, des « critères d’où les peuples tireraient leur individualité7 ». Le paradoxe est étonnant : la Révolution apparaît ici comme un levier ou un aiguillage qui inverse radicalement les perspectives. En France, les Lumières avaient mis au premier plan la philosophie ; la Révolution l’inscrit dans l’histoire. Hegel 7
Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, 1996, p. 122.
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pourra écrire : « depuis que le soleil est au firmament et que les planètes circulent autour de lui, on n’avait pas vu que l’homme se place sur la tête, c’est-à-dire sur la pensée, et bâtisse la réalité selon elle ». Mais très vite, ce mouvement s’assèche ; les temps nouveaux où les luttes intestines le disputent aux guerres napoléoniennes ne sont guère favorables à la production intellectuelle. La France, patrie de la pensée, dont la langue et la culture avaient rayonné dans toute l’Europe8 se rétrécit, s’enferme dans des principes devenus des dogmes. L’Allemagne, jusque-là morcelée, se sert de la Révolution comme d’un tremplin. Elle devient aux dires de Madame de Staël, la « nouvelle patrie de la pensée ». La résistance à l’Empire a un effet unificateur et les « petits groupes dits du second romantisme entre Berlin, Iéna, Marburg et Heidelberg9 » s’intéressent activement à l’histoire, la religion, le Moyen-Âge chrétien et chevaleresque, les antiquités germaniques. Le droit n’échappe pas à ce mouvement de bascule. Savigny en 1804 fait son voyage de France et recopie à Paris les manuscrits de la bibliothèque impériale dans le but de ressusciter le Moyen-Âge allemand. Il se trouve ainsi au « cœur du mouvement tenant pour unique passion d’explorer par toutes les voies possibles une culture alors indécise10 ». Redécouverte d’une culture par opposition à une autre, dont le point d’orgue juridique est le conflit qui met aux prises Thibaut (partisan de la codification en Allemagne) et Savigny et qui incite ce dernier à écrire son 8
Voir Louis REAU, L’Europe française au Siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1951, XVII + 455 p. 9 Louis ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, op. cit., p. 124. 10 Op. loc. cit.
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Vom Beruf11. L’Allemagne entamait ainsi sa domination intellectuelle alors que la France se perdait dans l’exégèse. La métaphysique et l’esprit avaient changé de camp, mais les germes de toutes les atrocités à venir, filles des nationalismes, avaient été déposés. Laissés par les hommes de 1789 ! Les deux siècles qui s’ouvraient, qui allaient alors et seulement alors, faire de l’Allemagne l’ennemi héréditaire, peuvent finalement être considérés comme une parenthèse dans la longue histoire de ces deux pays qui se sont certes combattus, mais qui ont souvent marché de concert et qui ont failli à plusieurs reprises unir leur destinée. François Ier a été candidat à l’Empire, Louis XIV y a songé… De cette longue tradition, on peut naturellement extraire quantité de symboles ; nous retiendrons ici la notion d’Empire, symbolisée par deux hommes, Charlemagne et Napoléon, lesquels vont se fondre, sous la volonté napoléonienne, en une seule entité, ainsi que le Code civil et les représentations qui en sont faites dans l’un et l’autre pays. I. De Napoléon à… Charlemagne « Au début était Napoléon12. » Napoléon comme Deus ex Machina, Napoléon comme créateur de l’Allemagne, à l’origine de toute chose, qui scelle finalement le destin du couple. Pour le nouvel empereur des français, en effet, « l’espace germanique n’est plus seulement l’enjeu, le théâtre ou le champ clos de l’action 11
Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung unr Rechtswissenschaft, véritable pamphlet contre la codification. 12 Formule que l’on doit à l’historien allemand Thomas Nipperdey.
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extérieure de la France, il appartient au vaste empire que les destins lui ont confié, et cela presque au même titre que la France elle-même13 ». Ce que les siècles avaient divisé, Napoléon, à l’instar de Charlemagne, devait à nouveau l’unifier. La terre allemande cependant ne semblait pas prête pour une telle aventure. Dès 1790, un certain nombre d’intellectuels allemands, dont Wieland, estimaient que l’Assemblée nationale française « allait beaucoup trop loin dans ses usurpations, qu’elle se comportait de manière injuste et tyrannique, qu’elle remplaçait par un despotisme démocratique un despotisme aristocratique et monarchique, que, par des décrets précipités et déraisonnables d’une part, et par des menées factieuses de l’autre, elle poussait le peuple aveuglé et grisé par la coupe enivrante de la liberté aux plus effroyables excès14 ».
La mort de Louis XVI en 1793 ne fit que confirmer ces craintes. De surcroît, bien avant 1789, certains auteurs allemands avaient affirmé que le dualisme de l’empereur et des États impériaux représentait un frein spécifiquement allemand à l’autorité de l’État. De sorte qu’au-delà du Rhin, le projet français de « nation une et indivisible » rencontrait finalement assez peu d’écho, car c’était une nouvelle religion que proclamait Paris : le nationalisme comme foi politique. Pourtant, on l’aura compris, le dessein napoléonien vis-à-vis de l’Allemagne, ne semblait pas historiquement farfelu ou mégalomane,
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Michel KERAUTRET, « Les Allemagnes napoléoniennes », dans Napoleonica, Archives napoléoniennes en ligne. 14 Cité par Heinrich A. WINKLER, Histoire de l’Allemagne, XIXe, e XX siècles, le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005, p. 45.
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contrairement peut-être à une de « ses grandes pensées » qui dépassait largement le cadre franco-allemand : « une de mes grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous les révolutions et la politique (…) ; j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de la nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire ! (…) ; il n’y a en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples15. »
Ce qui pouvait sembler utopique à propos de l’Europe entière, paraissait donc fondé historiquement eu égard à l’Allemagne, pour deux raisons que Napoléon va incarner : l’Empire et Charlemagne, héros fondateur. L’Empire était effectivement la patria communis des Allemands. Non pas une terre, mais une mission que la Providence leur avait confiée. Les savants, tel Alexandre de Roes en 1288, l’affirmaient et cherchaient à le démontrer. Les prophéties qui annonçaient l’action purificatrice et réparatrice d’un Endkaiser, d’un empereur de la fin des temps, ouvraient des perspectives immenses au peuple dont ce souverain, investi d’une fonction messianique, serait le fils. Ce qui blessait l’honneur de l’Empire blessait l’honneur des Allemands. L’histoire et la légende exaltaient la fierté d’une nation qui faisait de 15
Conversation du 11 novembre 1816, dans COMTE DE LAS CASAS, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Flammarion, 1951, t. II, p. 544. De façon générale, voir Jean-Claude ALLAIN, Françoise AUTRAND, Lucien Bély (sous la direction de), Histoire de la diplomatie française, t. I, Du Moyen-Âge à l’Empire, Paris, Perrin, 2005, 1050 p.
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Charlemagne et de Barberousse ses héros. Des Allemands rêvaient de les imiter. Idéal inaccessible. L’attachement au Saint-Empire les détournait de la tâche à laquelle, guidés par leurs rois, les Français étaient attelés depuis longtemps, la construction d’un État où la coïncidence est aussi parfaite que possible entre le territoire et la nation. « En Allemagne, le souvenir des gloires passées obstruait la route de l’avenir16. » Napoléon, nouveau Charlemagne, va donner aux Allemands l’Empire ou les y intégrer, et ce faisant être la synthèse des aspirations allemandes. De surcroît, l’Allemagne, agrégat numériquement puissant, mais politiquement divisé, est en raison de sa position géographique un élément essentiel de sa domination continentale : elle éloigne la Prusse du Rhin, et évite les frottements austro-prussiens. Revêtir la tunique de Charlemagne était donc un acte politique fort et un symbole éclatant. Ainsi, honoré d’un projet de statue place Vendôme17, visité symboliquement par le nouvel empereur à Aix-la-Chapelle lors d’un voyage officiel de septembre 180418, le souvenir de 16
Francis RAPP, Les origines médiévales de l’Allemagne moderne, Paris, Aubier, 1989, p. 15. 17 Vendémiaire an XII. 18 Aix-la-Chapelle qui inspira ces mots à Talleyrand : « Il paraitra grand et juste que la ville qui fut longtemps la première des villes impériales, qui a toujours porté le nom spécial de siège et trône royal des empereurs, qui fut la résidence habituelle de Charlemagne, se ressente avec éclat de la présence de Votre Majesté et fasse ressortir la ressemblance des destinées que l’Europe a déjà saisie entre le restaurateur de l’empire romain et le fondateur de l’empire français », dans TALLEYRAND, Mémoires, 1754-1807, Paris, Plon, 1957, p. 378 ; le même Talleyrand à qui on prête cette phrase : « il y avait dans ce titre d’empereur une combinaison de République romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. »
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Charlemagne, ajouté aux références romaines, constituait à lui seul un programme politique dominateur : restauration et unification de l’Empire romain par la création du nouvel Empire « franc » englobant la France et une large partie de l’Allemagne et de l’Italie du Nord. En multipliant publiquement cette référence qui n’était pas qu’historique (« Je suis Charlemagne », écrirait-il bientôt au cardinal Fesch19), Napoléon reprenait à son compte la tradition de l’Ancien Régime – les Capétiens (donc les Bourbons) descendaient des Carolingiens – et rappelait notamment à la maison d’Autriche que les souverains de France n’étaient pas moins impériaux que les Habsbourg, ce qui leur donnait un droit de regard sur les affaires allemandes et italiennes20. De l’autre côté du Rhin, à Francfort, dans le journal éponyme, on trouve en janvier 1810 les mots suivants : « Les aigles que Charlemagne apporta de Rome et qu’il plaça sur les tours de son palais à Aix-laChapelle, ont été rendus aux Romains par Napoléon. Il les rend co-partageans (sic) de son Empire et de sa gloire ; et mille ans après le règne de Charlemagne, on va frapper une nouvelle médaille portant cette inscription mémorable : Renovatio imperii. Lorsque Charlemagne transféra la dignité romaine impériale aux Francs, il établit 19
Ambition qui devient démesurée au lendemain de l’éclatante victoire d’Austerlitz et du traité de Presbourg. Le nouvel empereur se voit désormais plus grand que son illustre prédécesseur, « plus puissant que les plus grands empereurs des siècles passés », dans Fernand MOURRET, Histoire générale de l’Église, tome 7, l’Église et la Révolution, Paris, Bloud et Gay, 1914, p. 358. 20 Sur cette assimilation de Napoléon à Charlemagne, voir Robert MORRISSEY, L’empereur à la barbe fleurie, Charlemagne dans la mythologie et l’histoire de France, Paris, Gallimard, 1997, p. 356 et plus.
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D’une domination à l’autre dans le couple franco-allemand par là un nouvel Empire d’Occident, lequel, après des siècles d’oubli, reparait avec plus de splendeur ; car on doit regarder Napoléon le Grand comme le fondateur d’un nouvel Empire d’Occident. Sous ce rapport, Napoléon doit être regardé comme une providence pour toute l’Europe civilisée21. »
La date est intéressante parce qu’elle permet peut-être de nuancer le constat dressé par Robert Morrissey, à savoir que l’engouement de Napoléon pour Charlemagne perd de son intensité à partir de 180622. Il semble que l’assimilation soit toujours valable, à tout le moins rencontre toujours un écho favorable en Allemagne, ce dont témoigne la frappe d’une nouvelle médaille à l’inscription ô combien symbolique : renovatio imperii, laquelle renvoie non seulement à Charlemagne, mais également au Saint-Empire romain germanique de 962. Ne restait plus finalement qu’à ceindre la couronne impériale. Nul doute que Napoléon y a songé ; l’érection de la Bavière en royaume (traité de Brunn, 10 décembre 1805), le mariage d’Eugène de Beauharnais avec la fille de Maximilien Joseph Ier (14 janvier 1806), les prébendes, duchés et principautés octroyés à ses frères, tout semblait annoncer la reconstitution de l’empire carolingien. Dalberg, archichancelier de l’Empire germanique en était un fervent partisan : « S.M. l’empereur d’Autriche François II serait un particulier respectable par ses qualités personnelles, mais dans le fait le sceptre d’Allemagne lui échappe… Puisse-t-il être empereur d’Orient pour résister aux Russes, et que 21 22
Journal de Francfort, 16 janvier 1810. Op. cit., p. 363.
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Philippe Sturmel l’empire d’Occident renaisse en l’empereur Napoléon, tel qu’il était sous Charlemagne, composé de l’Italie, de la France et de l’Allemagne23. »
L’abandon de la couronne impériale par François II en août 1806 laisse la voie ouverte. Mais Napoléon n’ose franchir le pas. L’essentiel sans doute était acquis : il était législateur, auteur d’un concordat en France, bientôt en Allemagne24. Il était bien le nouveau Charlemagne et investir cette figure mythique était sans doute un moyen d’assurer la cohésion de l’entité franco-germanique « à travers la mobilisation de l’histoire de cette entité25 ». Législateur, il l’était, naturellement ; son Code civil lui a peut-être même ouvert les portes de l’Empire et donc… de l’Allemagne. II. Le Code civil et ses représentations Le Code civil est issu de la volonté sans faille de Bonaparte. Pour quoi faire ? Les raisons sont multiples, à la fois politiques – mettre fin à la Révolution en conservant ses principaux acquis, consolider la réconciliation et la paix civile, renforcer la puissance de 23
Cité par Marcel DUNAN, Napoléon et l’Allemagne. Le système continental et les débuts du royaume de Bavière (1806-1810), Paris, Plon, 1942, p. 23-24. 24 Cette question du concordat germanique n’a pas encore été véritablement étudiée en France. Les pourparlers, dans l’ombre de Bonaparte, débutent en 1804, et en 1806, l’idée n’a pas été encore abandonnée. Nous avons pu consulter lesdits pourparlers au Quai d’Orsay que nous soumettrons prochainement à la publication. 25 Thibaut ROSENZWEIG, Les symboles politiques, voies d’accès à la compréhension des relations franco-allemandes au XXe siècle : réalité potentielle ou paradigme artificiel ? DEA, IEP Paris, 2003, p. 13.
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l’État en soumettant tous les citoyens à une loi unique – et juridiques – réaliser un compromis entre les traditions juridiques de l’ancien droit et les conquêtes de la Révolution. Elles sont également visionnaires : « se parer d’une gloire différente de celles du dirigeant politique et du général vainqueur en se posant, pour la postérité, en grand législateur26. » Il y a plus sans doute ; en voulant le Code civil, Bonaparte s’inscrit dans la tradition monarchique du roi législateur, source, fontaine et débiteur de justice. Napoléon est déjà sous le Consulat dans Bonaparte27. Il a bien compris tout le parti qu’il pouvait tirer d’un tel ouvrage28 ; c’est de surcroît pour lui une nécessité de se différencier des généraux rivaux, tant aux yeux du peuple qu’à ceux de l’armée : « Il ne vous faut point de général dans cette place ; il faut un homme civil. L’armée obéira plutôt au civil qu’au militaire… Un militaire qui n’aurait pas les talents civils ne pourrait être qu’un tyran… Le gouvernement civil peut seul être respecté. Premier Consul, je gouverne : mais ce n’est pas comme militaire, c’est comme magistrat 26
Guy CANIVET, Naissance du Code civil, Paris, Flammarion, 2004, p. XIII. 27 « Thèse » que je développe dans Philippe STURMEL, « Le Journal de Francfort ou une lecture de l’identité allemande », dans Jacques BOUINEAU (dir), Personne et Res Publica, vol. II, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 93-134. 28 Tout ici est histoire de symboles ; ceux de la vieille monarchie française sont utilisés sans vergogne ; ainsi, le 16 août 1802, les Consuls reçoivent tout ce qui compte à Paris. Avait été dressé autour d’un chêne un « autel circulaire posé sur des gradins et portant dans ses douze divisions, en forme de tables de lois, les sénatus-consultes des 14 et 16 thermidor an X, écrits en entier sur transparents ». C’est Saint-Louis ressuscité qui n’aurait sans doute renié aucun des symboles utilisés ici.
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Philippe Sturmel civil. C’est par les qualités civiles que l’on commande29. »
De sorte que la loi est à Bonaparte une béquille qui va lui permettre d’accéder au firmament du pouvoir. Le Code civil n’est qu’un outil, non pas une fin, et la République pour le Consul est sans doute celle d’Auguste, qui en garde les oripeaux pour mieux asseoir son pouvoir. Aux louanges de toutes sortes, il répond par le Code civil, tremplin indispensable ou jugé comme tel pour son élévation. La chronologie des faits à cet égard est édifiante ou… troublante. Au moment même où on débat au Tribunat de l’accession à l’Empire, le ministre de la justice présente à Bonaparte l’édition définitive du Code civil faite par l’imprimerie de la République. Les Tables de la loi… Carnot lui-même, un des rares opposants déclarés à l’accession à l’Empire, a cette phrase : « Je suis loin de vouloir atténuer l’éclat des grandes choses que le Consul a faites. Ne nous eût-il donné que le Code civil, ce seul bienfait doit faire chérir son existence et bénir à jamais sa mémoire30 ». En d’autres termes, il est sans doute présomptueux de dire que le Code a donné l’Empire à Bonaparte ; il l’est peut-être moins de considérer que sans le Code, Bonaparte n’eût pas été empereur. Que retient le peuple du grand homme ? La paix, la religion (il a signé en 1801 le Concordat) et le législateur31. Que retiennent les élites ? La paix et le Code, 29
Roederer, cité par Pierre VILLENEUVE DE JANTI, Bonaparte et le Code civil, Paris, Montchrestien, 1934, p. 22. 30 Jean-Baptiste CAPEFIGUE, L’Europe pendant le Consulat et l’Empire de Napoléon, Tome 5, Bruxelles, 1842, p. 208. 31 Exemple de discours d’un président d’un conseil municipal : « Sire, les siècles qui nous ont précédé nous ont laissé des usages et ne nous offrent point de modèles. La France n’avait pas encore vu monter sur
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l’ordre à l’extérieur et à l’intérieur. Le Code fait de Bonaparte un souverain législateur ; il le ceint d’une certaine légitimité, parce qu’un despote, un tyran ou même un usurpateur ne font pas des lois, ils se contentent d’obéir à leurs caprices. A ce titre donc, il peut se réclamer des plus grands. Ôtons le Code, il ne reste qu’un conquérant… Lacepède d’ailleurs ne s’y trompe pas : lors d’un discours évidemment élogieux dans l’église des Invalides qui rappelle les états de service du futur empereur, il parle bien avant 1807 de « Code Napoléon ». C’est son grand œuvre, ce qui le singularise, peut-être ce qui le fait naître. La suite de l’histoire, ce sont… des symboles. L’œuvre législative mérite une reconnaissance éternelle et c’est bien ainsi que l’entend le Corps législatif qui arrête qu’un buste en marbre blanc de Bonaparte sera placé à l’ouverture de la prochaine session dans ses murs ; il s’agit bien de graver dans le marbre l’œuvre accomplie qui surpasse celle de Charlemagne et même celle de Justinien. Mais c’est bientôt d’une statue dont il est question dans un texte de Denon, laquelle doit « consacrer le bienfait jugé longtemps impossible d’une loi commune pour tous les Français32 », et qui orne a priori la salle des séances du Corps Législatif à partir de janvier 1805 ; Bonaparte y est représenté le Code civil à la main. Ce dernier devient très vite un objet d’idolâtrie dont le trône un héros qui fût en même temps le restaurateur des autels, un sage législateur, un guerrier invincible, un habile et généreux négociateur, en un mot, qui fût couvert de tous les genres de gloire ». Cité par Philippe STURMEL, art. cit., p. 120. 32 De façon générale, voir l’ouvrage éclairant de Jonathan P. RIBNER, Broken Tablets: the Cult of the Law in french Art from David to Delacroix, University of California Press, 1993, dans lequel l’auteur s’intéresse à toutes les formes d’art comme vecteur de la loi.
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s’empare le monde des arts. Mauzaisse (1784-1844), à qui l’on doit différents tableaux de batailles (Valmy, Fleurus, Eylau), peint le Maître écrivant le code, le regard figé par l’extase législatrice ; Flandrin (1809-1864) expose au Salon de 1847 un « Napoléon législateur » ; Jacquand (1804-1878) réalise en 1852 pour le palais de justice de Boulogne-sur-Mer, une fresque intitulée « Napoléon publiant son code » ; Gilbert (1816-1891) et Cavelier (1814-1896), le premier à Marseille, le second au Salon, sculptent un « Napoléon législateur », l’ensemble n’étant naturellement pas exhaustif. La littérature participe également de cette « codicolâtrie » : le Code connaît un certain nombre de versifications au cours du XIXe siècle33. Il est ainsi traité « matériellement comme un livre vu de loin, de l’extérieur, et idéologiquement comme un objet miraculeux, produit de la thaumaturgie intellectuelle consulaire, puis impériale. Ouvert ou fermé, posé ou tenu, le Code est montré de telle sorte que nul spectateur, contemplatif ou pressé, ne puisse manquer le don providentiel d’un nouveau droit au vieux pays par un homme neuf (…) On sera d’autant moins censé ignorer l’existence de la loi qu’on ne saurait ignorer celle de son auteur : l’imagerie, grâce à ce raccourci, confond, le temps d’un regard, question de droit et question de fait34 ».
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Anne TEISSIER-ESMINGER, Re-création de la forme, récréation de la norme : trois versifications du Code civil français au e XIX siècle, Thèse, Montpellier, 1986. 34 Anne TEISSIER-ESMINGER, « Le droit privé en toute privauté : trois illustrateurs du Code civil français », dans Revue de la Recherche juridique, PU d’Aix-Marseille, no 56, 1994.
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Ne restait plus qu’à ériger, à proprement parler, le temple des lois, un écrin digne du Code éternel ; c’est chose faite avec les travaux qui commencent en août 1806 au palais du Corps Législatif. Le discours du président de la Chambre à l’occasion de la pose de la première pierre est une manière de synthèse des propos développés ici : le bâtiment sera majestueux, le nom de l’empereur sera placé sur la façade et « à côté des prodiges de la victoire, ils (les arts) peindront les bienfaits de la puissance législative. La justice et la religion, en montrant le Code civil et le Concordat, diront comment on arrache les empires aux désordres de l’anarchie35 ». La justice et la religion : deux piliers sur lesquels Napoléon vient appuyer son trône. Remarquons enfin que le président parle d’empire et non pas de peuple comme si l’ensemble était lié de toute éternité. Le Code comme porte d’entrée à l’Empire ? Ces images, cette propagande vont naturellement traverser le Rhin et se diffuser en terres impériales. Elles avaient a minima vocation à le faire en raison de la dette, même réduite, du Code à l’égard de la doctrine européenne ; l’influence en effet de Grotius, des Allemands Pufendorf et Wolff, du Suisse Barbeyrac, en d’autres termes, de l’École du droit naturel, est incontestable. Elle est même évidente si l’on considère la notion centrale de droit de l’homme apprécié subjectivement, le triomphe du consensualisme dans le transfert de la propriété et l’avènement d’un principe général de responsabilité pour les dommages causés à autrui.
35
Journal de Francfort, 1er décembre 1807.
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Malgré tout, le Code connaît un accueil mitigé en Allemagne ; on a dit la forte résistance de Savigny et la querelle qui va l’opposer à Thibaut36. Mais les admirateurs existent : Nicolas Friedrich Bauer, rédacteur du Landrecht de Bade, fait paraître entre 1809 et 1812 un commentaire du Code en six volumes. Carl Salomon Zachariae von Lingenthal va plus loin encore. Professeur à Heidelberg, il publie en 1808 un Handbuch des französischen Zivilrechts en deux volumes ; trois ans plus tard, la nouvelle édition compte quatre volumes. Le succès ne se démentira pas puisque la dernière édition est sous presse en 1894 à l’initiative de Karl Crome, professeur à Fribourg37. Quant à l’introduction concrète du Code en Allemagne, Napoléon, en tant que protecteur de la Confédération du Rhin, préconise des « insinuations légères et non écrites ». Cette politique « in mitius » va connaître des fortunes diverses et enregistrer ses plus grands succès dans les terres les plus proches de la France. Ainsi, le royaume de Westphalie, sur lequel règne Jérôme Bonaparte, introduit-il en 1808 une version adaptée du 36
Savigny et Thibaut descendent l’un et l’autre de familles françaises émigrées en Allemagne au XVIIe siècle ; la base de leur querelle tient à deux visions radicalement différentes du droit : pour Thibaut, le Code civil s’appuie sur la raison ; pour Savigny, la source du droit doit être recherchée dans l’histoire. 37 Voir, pour la réception du Code civil hors de France, Jacques BOUINEAU, Jérôme ROUX, 200 ans de Code civil, adpf, 2004. Quant aux traductions, notons par exemple celle de 1808 de Erhard, professeur à Leipzig ou celle de Bachmann (conseiller de justice) et Stickel, professeur de Code napoléon à Wetzlar. Voir Barbara DÖLEMEYER, « C’est toujours le Français qui fait la loi. Originaltext und Übersetzung », dans IDEM, Heinz MONHAUPT, Alessandro SOMMA, Richterliche Anwendung des Code civil in seinen europäischen Geltungsbereichen ausserhalb Frankreichs, F.A.M., Klostermann, 2006.
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Code en traduction allemande. Il est de même introduit par un décret de 1809 et mis en vigueur en 181038 dans le Grand-Duché de Berg, où il est maintenu après l’annexion du Grand-Duché à la Prusse en 1814. Il s’applique à Francfort à partir de 1811, sauf dans les matières qui choquent les convictions locales ; ainsi en va-t-il du divorce. La latitude à l’égard du texte français est plus grande encore dans le Grand-Duché de Bade. Ici est publié un Badisches Landrecht en 1809, version adaptée du Code français avec notes et aménagements, qui demeurera en vigueur jusqu’à la publication du BGB. Dans les États d’Anhalt, de Hesse ou de Nassau, les projets envisagés pour y acclimater le code n’aboutissent pas. En Saxe et en Prusse, une grande partie de l’opinion s’y montre réfractaire, au contraire des juristes, intellectuellement favorables. Enfin, le Code ne sera pas non plus introduit en Bavière ou dans le Wurtemberg. De façon générale, on peut considérer que le Code civil français sera appliqué dans tout l’ouest de l’Allemagne jusqu’en 1900. Au-delà d’être un outil juridique et partant, un vecteur d’intégration ou d’assimilation à l’Empire napoléonien, ce Code va être, en Allemagne comme en France, doté d’une très forte charge symbolique. Lisons encore Dalberg ; en 1808, il observe que « l’opinion générale s’établit de plus en plus sur le besoin d’une législation conforme à l’esprit, aux lumières et aux mœurs du siècle », et le Code Napoléon lui semble être le plus à même de remplir cet objet, notamment parce que ses principes sont issus en 38
Après élaboration par une commission d’un Code Napoléon mit Zusätzen und Handelgesetzen als Landrecht für das Grossherzogtum Baden.
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grande partie des lois romaines « reçues jusqu’ici et presqu’universellement dans toute l’Europe39 ». Ces mêmes lois romaines qui sont l’expression de la raison écrite au nom de laquelle Thibaut défendait l’idée de codification face à Savigny. De sorte que finalement le Code civil se désincarne ; il n’est plus français, mais expression de la raison universelle, et à ce titre sied parfaitement au peuple allemand ou à son génie, lesquels ont toujours accordé à la science une place éminente. La raison universelle… Ce n’est pas là qu’une figure de style. Il est frappant de constater que, dès lors qu’il s’agit de justifier l’adoption du Code civil, les arguments renvoient à un passé glorieux, c’est-à-dire Rome, et aux nombreux orateurs ou hommes de loi qui se sont chargés, depuis cette époque bénie, de clarifier le droit romain. Mais ces grands juristes, là encore, sont désincarnés, ils n’ont pas de nationalité, ils appartiennent au monde romain, et cela suffit aux Allemands pour se les approprier. Rome n’est plus dans Rome, elle est quelque part en Germanie, véritable héritière de l’Antiquité. « Si ces nouvelles institutions étaient traduites dans le style ancien allemand, et les noms des fonctionnaires publics rendus par des noms analogues à nos usages antiques, on serait étonné combien tout paraitrait germain40. » Portalis finalement n’est pas français ; il n’a fait que traduire la raison universelle, cette raison qui fait des Allemands une nation plus sûrement que tous les rois de la terre ; accepter le Code est une manière de devoir, témoignage de la grandeur d’âme du peuple allemand : « les bonnes lois sont les expressions de la raison écrite ; et la raison dans le sens moral, est le sentiment du juste et de l’injuste que le 39 40
Journal de Francfort, 9 juillet 1808. Journal de Francfort, 3 septembre 1808.
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Créateur traça dans le cœur de l’homme en traits ineffaçables… Les principes du juste et du vrai sont indestructibles ». L’Allemagne en réalité doit s’élever à la hauteur de son génie qui transcende les réalités politiques. C’est ainsi que le Code est enseigné dans certaines universités allemandes (Coblence, Wetzlar, etc.) avant même d’avoir été promulgué. Nouvelle preuve de la perte de sa nationalité pour n’en épouser qu’une seule, celle de la raison ? Le Code donc comme un symbole de ce que le SaintEmpire romain germanique n’a jamais réussi à faire, lui qui par nature était universel. Plus peut-être en Allemagne qu’en France, le Code avait vocation à s’appliquer. C’est sans doute la raison pour laquelle on fête à Francfort en 1809 Napoléon le pacificateur de l’Europe41 et que l’on y joue à plusieurs reprises le Jugement de Salomon, notamment lors de son mariage avec Marie-Louise. Tout un symbole… Conclusion Deux symboles seulement ont été ici évoqués dans le cadre historique des relations franco-allemandes. Pourtant, au terme de ces quelques lignes, il n’est peut-être pas présomptueux de paraphraser Nipperdey : au début de la symbolique franco-allemande était Napoléon. C’est avec lui que tout s’achève et que tout commence. Sans doute même le XXe siècle, au regard des relations francoallemandes débute-t-il avec le Premier Empire. Tout dorénavant devient symbolique parce que finalement la terre germanique entre en résistance pour construire son unité et le symbole est toujours plus fort ou actif dans 41
Journal de Francfort, 14 novembre 1809.
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l’adversité que dans l’unité. Napoléon comme divinité ou ange apotropaïque pour l’Allemagne qui la détourne des voies de la dispersion pour la mener vers son unité ; des idées françaises en effet, et notamment de celle selon laquelle le principe de toute souveraineté réside dans la nation est sorti le fameux principe des nationalités. L’idée en a parfaitement été exprimée par le Suisse Bluntschli : « chaque nation est fondée et justifiée à constituer un État… de même que l’humanité est partagée en un grand nombre de nations, le monde doit être partagé en autant d’États. Chaque nation est un État, chaque État une entité nationale. » Bismarck en tirera toutes les conséquences en se faisant l’artisan du regroupement de l’Allemagne dans le sillage des Herder, Fichte ou Arndt, et donc sous l’ombre tutélaire de Napoléon. Celui-ci crée le nationalisme allemand et ce faisant, perturbe pour les deux siècles à venir l’équilibre européen. La fin de la Seconde Guerre mondiale sonne comme la fin de cette folle parenthèse et la lecture du traité de l’Elysée résonne étrangement lorsque l’on considère les avatars de l’épopée napoléonienne, à savoir le congrès de Vienne et surtout ce que l’on a qualifié de Concert européen42, c’est-à-dire l’habitude prise de s’asseoir autour d’une table pour régler les problèmes du continent plutôt que de s’en remettre à un dialogue bilatéral, de gouvernement à gouvernement, nécessairement plus long et plus compliqué. Ce sont ainsi sept congrès, réunions solennelles de souverains et de ministres qui se tiennent entre 1814 et 1878 et une vingtaine de conférences regroupant les ministres et les ambassadeurs, ou simplement les ambassadeurs, de 42
Terme a priori forgé par Metternich vers 1830 ; Voir Jacques-Alain SEDOUY, Le concert européen : aux origines de l’Europe, 18141914, Paris, Fayard, 2009, 483 p.
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manière tantôt formelle, tantôt informelle, qui jalonnent le siècle jusqu’en 1914. C’est exactement le principe du traité de l’Elysée de 1963 qui prévoit des « rencontres régulières » de chefs d’États, de ministres ou d’ambassadeurs, comme si, symboliquement, l’Europe s’était réduite à ce couple franco-allemand. Les deux ailes de l’Occident… Philippe STURMEL Maître de conférences en histoire du droit La Rochelle Université
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Un aspect de la domination économique : Le travail forcé dans les colonies africaines françaises
En mai 2017, Mme Cécile Duflot, députée de Paris et ancienne ministre, a déposé devant l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à reconnaître le travail forcé « comme un crime contre l’humanité1 ». Les élections présidentielles et législatives qui ont suivi ont renvoyé son examen sine die. Mais en avril 2019, dans une tribune du journal Le Monde, Olivier Le Cour Grandmaison, politologue français, et Aminata Traoré, ancienne ministre et essayiste malienne, demandent à nouveau à ce que « le travail forcé colonial dans l’Empire français soit reconnu comme un crime contre l’humanité2 ». Selon eux, « cette obligation concernait les populations civiles de l’empire dont les membres étaient “sujets indigènes”, soit l’écrasante majorité des individus3 ». En effet, le travail forcé a, sous différentes formes, été pratiqué dans la plupart des possessions françaises jusqu’à son abolition tardive le 11 avril 1946. Cette étude s’attachera cependant principalement aux colonies africaines de la France. 1
Article 1er de la proposition de loi : « La République française reconnaît que le travail forcé, perpétré aux XIXe et XXe siècles par les puissances européennes contre les populations colonisées, constitue un crime contre l’humanité » (https://www.assembleenationale.fr/14/propositions/pion4640.asp). 2 https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/10/ le-travail-forcecolonial-dans-l-empire-francais-doit-etre-reconnu-comme-un-crimecontre-l-humanite_5448136_3232.html. 3 Ibid.
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Éric Gasparini
La notion même de travail forcé est floue et fluctuante, dans la mesure où elle a recoupé diverses définitions et donné lieu à différentes pratiques. Le fond du problème est, après l’abolition de l’esclavage en 1848, le souci récurrent du colonisateur français de trouver une maind’œuvre à des fins de mise en valeur et d’exploitation économique des territoires ultramarins4. Jusqu’en 1848, une grande partie de la main-d’œuvre coloniale a été fournie par l’esclavage. Mais son abolition oblige le colonisateur français à privilégier d’autres formes, telle l’engagisme. Le système est utilisé par les Français, mais aussi les Anglais, qui parlent de contrat d’indenture ou encore de coolie trade5. Les engagés sont des travailleurs étrangers libres qui moyennant un salaire s’expatrient. Les conditions dans lesquelles est organisé l’engagisme le font vite ressembler à une traite déguisée6, en tous les cas pour certaines catégories de travailleurs étrangers. C’est le cas de l’engagisme africain dans l’océan Indien7.
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Impératif mis en exergue par Albert Sarraut dans un livre de 1923, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot. Selon l’administrateur colonial Camille Guy qui en dresse un compte rendu dans les Annales de Géographie, l’auteur « a dressé un programme complet de travaux publics à exécuter. Pour chaque colonie, il a classé ces travaux par ordre d’urgence », même « s’il n’a pas étudié le problème de la main-d’œuvre » (Annales de Géographie, no 177, Année 1923, p. 268). 5 Voir Alessandro STANZIANI, « Travail, droits et immigration. Une comparaison entre l’Ile Maurice et l’île de la Réunion, années 18401880 », Le Mouvement Social, no 214, Année 2012, p. 47-64. 6 Ibid. 7 Faranirina V. RAJAONAH, Samuel F. SANCHEZ, « De l’engagisme au salariat dans le Sud-Ouest de l’Océan Indien. La colonie de plantation de Nosy Be, Madagascar (1840-1960), halshs-01530906, p. 8.
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Le travail forcé dans les colonies africaines françaises
L’appel à la main-d’œuvre pénitentiaire et pénale constitue une autre forme du travail contraint. Par maind’œuvre pénitentiaire, on considère la population des bagnes, or force est de constater qu’il s’agit d’un moyen assez limité, prévu par la loi du 30 mai 1854 sur l’exécution de la peine des travaux forcés. L’article 2 de la loi précise en effet que « les condamnés seront employés aux travaux les plus pénibles de la colonisation et à tous autres travaux d’utilité publique8 ». Toutefois, les « travaux forcés » ne fournissent pas une maind’œuvre suffisante et ensuite, il n’y a pas de bagne dans toutes les colonies. Par contre, par le biais de la maind’œuvre dite pénale9, et plus précisément celle fournie par les indigènes condamnés à des sanctions administratives dans le cadre du régime de l’indigénat, le colonisateur français va trouver un nouveau moyen d’obtenir des bras pour la mise en valeur des territoires coloniaux. Mais comme le précisent Olivier Le Cour Grandmaison et Aminata Traoré dans leur tribune précitée, le travail forcé a également concerné des indigènes non condamnés, par le biais de la réquisition, de la corvée et de bien d’autres pratiques10.
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Voir le texte de la loi du 30 mai 1854 sur le site internet « criminocorpus.org ». 9 Voir par exemple Bénédicte BRUNET-LA-RUCHE, « Le corps au cœur de la prison coloniale au Dahomey (1894-1945) », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 22 | 2016 : « Un des objectifs essentiels de la prison reste de fournir la main-d’œuvre indispensable aux chantiers du territoire ». 10 https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/04/10/, op. cit.
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I. Le travail forcé : Un ensemble de pratiques arbitraires et discriminatoires. A. La justification et les formes du travail forcé. L’imposition du travail forcé devait répondre dans les colonies aux impératifs d’une politique de mise en valeur économique ainsi qu’aux problèmes rencontrés dans le recrutement de la main-d’œuvre. Mais il était également le produit d’une philosophie européenne du travail imposée dans les territoires colonisés. Tout au long du XIXe siècle, le travail est considéré en Europe comme une obligation morale et sociale. Dans le discours colonial, la contrainte apparaît alors comme nécessaire pour inculquer aux indigènes le culte européen du travail11. La mise au travail forcé est justifiée dans l’intérêt même des populations indigènes. Pour Jules Ninine, auteur d’une thèse en 1932 sur la question de la main-d’œuvre coloniale, « l’indigène doit être amené au travail », comme l’enfant doit être éveillé à l’apprentissage de l’écriture, malgré lui12. Pour René Mercier, auteur lui d’une thèse sur le travail obligatoire dans les colonies en 1933, « une politique coloniale bien comprise, poursuit aussi la mise en valeur humaine du territoire, il s’agit d’une action civilisatrice vis-à-vis des races sous tutelle13 ». Mais, cette rhétorique emprunte largement des accents racistes ou racialisants. Selon Ninine, « les indigènes sont apathiques, 11
Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, Rennes, PUR, 2019, p. 22. 12 Jean-Pierre LE CROM, Philippe AUVERGNON, Katia BARRAGAN, et al., Histoire du droit du travail dans les colonies françaises (18481960). [Rapport de recherche] Mission de recherche Droit et Justice. 2017. halshs-01592836Justice. 2017. halshs-01592836, p. 39. 13 Ibid., p. 40.
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incapables d’aucun effort, d’aucun travail régulier et continu ». Et selon Mercier : « Les populations locales sont indolentes14 ». En 1900, Antonio d’Almada Negreiros, n’écrivait-il pas : « Il faut […] compléter la grande œuvre d’abolition de l’esclavage en faisant aimer au nègre le travail qu’il déteste et qui cependant nous est indispensable15 ». En 1930, sous l’effet d’un mouvement international de réprobation du travail contraint, l’Organisation Internationale du Travail distinguera cinq formes de travail forcé : la réquisition, la prestation, la deuxième portion du contingent militaire, la main-d’œuvre pénale et l’obligation de cultiver16. Et la convention de Genève du 29 juin 1930 définira le travail forcé comme « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque ou pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré17 ». Pratique ancienne de l'administration coloniale, la réquisition est alors utilisée dans le cadre de différents travaux publics, comme la construction du réseau ferré, et du réseau télégraphique. Cette forme de mobilisation de la main-d'œuvre est caractérisée par la violence du mode de recrutement, l'organisation quasi-militaire du travail, et exige une collaboration entre l'administration et la
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Ibid., p. 39. Antonio D’ALMADA NEGREIROS, La Main-d'œuvre en Afrique, mémoire présenté au congrès colonial international de1900, à Paris, à la séance du 3 août, Paris, 1900, p. 10. 16 Babacar FALL, « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », Civilisations [En ligne], 41 | 1993, p. 2. 17 Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, op. cit., p. 28. 15
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chefferie indigène18. À titre d’exemple, le portage est parmi l’une des formes de réquisition les plus répandues. Il est réglementé en 1905 pour l’Afrique19 : les porteurs sont réquisitionnés pour 2 à 3 jours et effectuent des étapes de 25 à 30 kms par jour20. Les conséquences politiques, démographiques et économiques sur les populations soumises au portage sont extrêmement négatives : instabilité politique, révoltes et répressions, dépeuplement et déclin des cultures vivrières21. La prestation consiste à réclamer aux contribuables, en sus du versement des impôts, un nombre défini de jours de travail au profit des chantiers publics22. Appelée « l’impôt de sueur23 », elle est payée en nature, et se montre comparable à la corvée d’Ancien Régime. Le système des prestations est imposé à tous les hommes indigènes valides, ce qui renforce le maintien de ces derniers dans leur condition de sujet24. Il n’y a pas de réglementation coloniale générale, et la nature du 18
Babacar FALL, « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », op. cit., p. 3 : « Les chefs indigènes fournissent les effectifs nécessaires. » 19 Jean-Pierre LE CROM, Philippe AUVERGNON, Katia BARRAGAN, et al., Histoire du droit du travail dans les colonies françaises (18481960), op. cit., p. 43. 20 Ibid. 21 Pierre MOLLION, « Le portage en Oubangui-Chari, 1890-1930 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, no 33-4, Année 1986, p. 568. 22 Babacar FALL, « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », op. cit., p. 3. 23 Jean-Pierre LE CROM, Philippe AUVERGNON, Katia BARRAGAN, et al., Histoire du droit du travail dans les colonies françaises (18481960), op. cit., p. 44. 24 Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, op. cit., p. 46.
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travail demandée peut également varier d’un territoire à l’autre, de même que la durée de la prestation. Le cas du Togo est intéressant, car depuis 1922 il s’agit d’un mandat de la SDN confié à l’administration française. Dans un rapport de 1929 adressé par les autorités françaises à la commission des mandats de la SDN, il est indiqué que « le travail forcé ou obligatoire n’existe pas au Togo25 ». Ce qui est faux car au moins deux formes de travail forcé ont cours dans le territoire. D’une part les autorités françaises recourent à la maind’œuvre pénale, d’autre part elles utilisent le système de la prestation encadré par un arrêté de 192226. Ce texte rappelle que les prestations sont nécessaires pour l’entretien des voies de communication, qu’elles n’excèdent pas quatre jours par an et que leur rachat est possible27. Il est à noter que l’autre mandat africain confié à la France au lendemain de la Première Guerre mondiale, le Cameroun, est doté d’un régime de prestations par un arrêté du Commissaire de la République du 1er juillet 192128. Les prestations portent uniquement sur les travaux de vicinalité, elles sont fixées à dix jours par an et sont rachetables29. Une des caractéristiques de la prestation est en effet la possibilité de rachat, avec des variations là encore selon 25
Rapport 1929, ANOM 2300 col 39-42, p. 382. Éric GASPARINI, « Le mandat français sur le Togo durant l’Entredeux-guerres : une nouvelle méthode d’administration coloniale à l’ombre de l’arbitrage international ? », Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre, Toulouse et Aix, Epitoge, tome 2, 2020, p. 94. 27 Ibid. 28 DARESTE, Recueil de législation et de jurisprudence coloniales, Paris, avril-juin 1922, p. 403. 29 Ibid. 26
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les colonies30. Une autre caractéristique est que les prestataires ne travaillent pas seulement sur des chantiers publics, mais aussi pour des entreprises privées, concessionnaires ou pas de travaux publics. Ce qui conduit inévitablement à des abus31. L’utilisation de la deuxième portion du contingent militaire comme main-d’œuvre, et l’obligation de cultiver, font également partie des pratiques de travail forcé. Concernant la première, les conscrits, au lieu de servir dans les unités militaires, travaillent sur des chantiers publics. Ils sont appelés « les tirailleurs-la-pelle32 ». Quant à la seconde, liée aux préjugés raciaux de l’époque sur la nécessaire imposition du travail aux indigènes, elle doit permettre la mise en valeur agricole des colonies. On peut donner en exemple le développement imposé de la culture du cacao en Côte d’Ivoire à partir de 1908. B. La place centrale du système de l’indigénat. Le régime juridique que l'on appelle « code de l'indigénat » a d’abord concerné l’Algérie que les Français estimaient alors en voie de « pacification ». Pensé comme exceptionnel et transitoire, il a été installé par deux décrets en 1874 et une loi en 1881. À partir de cette date, le régime se généralisera33, de façon contrastée, dans toutes 30
Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, op. cit., p. 49. 31 Voir par exemple IDEM, « Le squelette fragile du pouvoir colonial : travail forcé et réseau routier en Basse-Casamance dans l’entre-deuxguerres », Afrika Zamani, no 25, 2017, p. 69-86. 32 Babacar FALL, « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », op. cit., p. 3. 33 Cette vision d’un régime de l’Indigénat diffusé dans l’Empire colonial à partir de la matrice algérienne a été remise en cause par
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les colonies françaises, au point que l’on puisse se demander s’il y eut un ou des régimes de l’indigénat34. Ensemble de textes disparates plutôt que véritable « code », « l'indigénat » est un régime juridique spécifiquement mis en place pour répondre à un problème colonial35. Il assujettit les sujets indigènes à une série de règles et de mesures répressives discriminatoires, évolutives d’un territoire à l’autre, et qui peuvent sanctionner certains actes ou attitudes comme l’inobservation des ordres de l’administration, les propos contre la France tenus en public, un retard injustifié dans le paiement des impôts, ou encore la détérioration de bornes placées par l’administration. Il se traduit par la mise en place d’une justice « spéciale », située en dehors des règles communes, pour réprimer les infractions commises par les indigènes, infractions qui ne sont ni prévues ni réprimées par la loi française. Il s’agit donc de créer un espace juridique nouveau, spécifique aux indigènes, en soumettant ceux-ci à des peines qui peuvent être individuelles ou collectives. Cette justice répressive et spéciale est entre les mains de l’administration, au mépris de la séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, qui est d’ailleurs non usitée aux colonies. Exercé par les administrateurs de différents niveaux, le régime de l’indigénat est un moyen de police36. Il témoigne ainsi de Sylvie Thenault qui voit dans le système appliqué en Cochinchine un possible deuxième modèle (« L’Indigénat dans l’Empire français : Algérie, Cochinchine, une double matrice », Monde(s), no 12, 2017, p. 21-40. 34 Martine FABRE, « L’Indigénat : des petites polices discriminatoires et dérogatoires », dans Bernard DURAND, Martine FABRE, Mamadou BADJI (dir.), Le Juge et l’Outre-Mer, tome 5, Lille, CHJ, 2020, p. 309. 35 Ibid., p. 276. 36 Ibid.
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la volonté coloniale de surveiller tous les domaines de la vie quotidienne. Nous sommes ici en présence d’une domination « totale37 », tous azimuts. Le régime est discriminatoire car les autorités coloniales peuvent décider d’en exempter certaines catégories de sujets38. Il est également l’objet de mutations et d’évolutions comme en témoigne le décret du ministre des colonies du 15 novembre 1924 applicable à l’Afrique française. Comme l’explique le ministre, Édouard Daladier, dans son rapport au Président de la République, le régime relatif à la répression par voie administrative des infractions commises par les indigènes remonte « à une époque où, la période de conquête à peine close, les autorités locales se trouvaient dans l’obligation de réprimer vite et sommairement certaines atteintes portées à l’ordre public39 ». Prenant acte des progrès de la société indigène, le ministre estime que le moment est venu de rapprocher « l’action toute exceptionnelle de l’autorité administrative du régime normal, celui d’une intervention judiciaire généralisée40 ». Le décret de 1924 étend, entre autres choses, le champ des sujets exemptés des sanctions disciplinaires, tend à limiter l’arbitraire dans l’imposition des amendes et à encadrer la contrainte par corps, réduit le taux des peines d’emprisonnement et généralise le 37
Isabelle MERLE, « De la légalisation de la violence en contexte colonial : le régime de l’indigénat en question », Politix, no 66, 2004, p. 148. 38 Comme les anciens combattants ou les sujets qui se sont signalés par leur instruction (Arrêté du gouverneur général de Madagascar du 14 mars 1921, DARESTE, Recueil de législation et de jurisprudence coloniales, Paris, octobre-décembre 1922, p. 907). 39 DARESTE, Recueil de législation et de jurisprudence coloniales, Paris, janvier-mars 1925, p. 10. 40 Ibid.
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contrôle par les échelons supérieurs de l’administration. Pour autant, l’impact de cette réforme s’avère assez faible et le régime spécial de l’indigénat est maintenu41. Pierre angulaire du contrôle et de la soumission des indigènes, l’indigénat va être en effet un excellent système pourvoyeur de main-d’œuvre, dans la mesure où la peine peut donner lieu à une prestation en nature. C’est la loi du 22 décembre 1897, destinée tout d’abord à l’Algérie mais étendue rapidement aux autres colonies, qui consacre la pratique de la transformation de la peine en journées de travail. En effet, son article 2 prévoit que si l’administration le juge utile, ou si le contrevenant le demande, « l’amende ou l’emprisonnement peuvent être remplacés par des prestations en nature imposées au condamné et devant consister en travaux d’entretien ou d’amélioration des voies de communication, fontaines ou puits d’usage public42 ». Le texte précise même que « chaque journée de travail sera considérée comme équivalant à un jour d’emprisonnement43 ». La substitution du travail forcé aux peines du régime de l’Indigénat semble favorisée par les autorités coloniales44. Le décret 41
Bénédicte BRUNET-LA RUCHE et Laurent MANIERE, « De “l’exception” au “droit commun” en situation coloniale : l’impossible transition du code de l’indigénat vers la justice indigène en AOF », dans Berengère PIRET (dir.), Droit et justice en Afrique coloniale. Traditions, productions et réformes, Bruxelles, Presses de l’université de Saint-Louis, 2014, p. 117-141. 42 Journal Officiel de la République Française, Année 1897, no 347, 22 décembre 1897, p. 7167. 43 Ibid. 44 « On sait qu’une des innovations les plus heureuses de la loi du 22 décembre 1897 a été la possibilité, tant pour l’administrateur que pour le condamné, de convertir la peine infligée en journées de prestation (…) nous irions volontiers jusqu’à demander que toutes les infractions du Code de l’Indigénat soient punies par des journées de
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du 15 novembre 1924, qui modifie le régime de l’Indigénat en Afrique, maintient cette disposition dans son article 7 : « Les indigènes punis de prison à titre disciplinaire peuvent subir toute ou partie de leur peine sur un chantier de travaux d’utilité publique45. » II. De la condamnation du travail forcé à son abolition. A. La condamnation du travail forcé et la convention de l’OIT de 1930. C’est le régime de l’indigénat qui suscite les premières critiques, concomitantes d’ailleurs à sa généralisation. Ainsi lors d’un débat parlementaire en 1888 (il s’agit d’implanter le régime de l’indigénat en Nouvelle-Calédonie), le sénateur Le Breton parle de « monstruosité juridique » qui « accorde à des administrateurs des pouvoirs judiciaires en fait à peu près illimités, presque indéfinis46 ». En 1888, le sénateur Isaac propose de confier au seul juge de paix le droit de juger et de punir les infractions spéciales à l’indigénat47. Reprenant l’accusation de « monstruosité juridique », l’universitaire Émile Larcher condamne, dans son Traité élémentaire de droit algérien en 1903, l’Indigénat comme
prestation » (La Quinzaine coloniale, tome XV, janvier-juin 1904, p. 134). 45 DARESTE, Recueil de législation et de jurisprudence coloniale, janvier-mars 1925, op. cit., p. 14. 46 Cité par Isabelle MERLE, « De la légalisation de la violence en contexte colonial : le régime de l’indigénat en question », op. cit., p. 148. 47 Ibid., p. 150.
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un « résidu » des pouvoirs militaires issus de la conquête48. Les autres formes du travail forcé sont fortement critiquées à partir des années 20, par les élites africaines, mais également par de nombreux auteurs49. Côté français plusieurs intellectuels dénoncent le scandale que constitue le travail forcé, parmi lesquels notamment André Gide et Albert Londres. En 1927 et 1928, Gide publie dans la Nouvelle Revue Française deux textes, Voyage au Congo et Retour du Tchad. Il témoigne du régime « abominable imposé aux indigènes par les grandes compagnies concessionnaires50 ». Mais également de l’arbitraire des réquisitions et des amendes qui frappent ces mêmes indigènes51. Ces propos suscitent de vives polémiques, et auront un écho à la Chambre des députés où le député socialiste du Cantal Henry Fontanier, à l’occasion de la discussion du budget des colonies le 23 novembre 1927, cite l’auteur de Voyage au Congo, en effet « M. André Gide parle d’actes de répression qu’on lui a racontés et qui ont eu lieu dans une partie du Moyen–Congo52 ». Le député emprunte au récit de l’écrivain afin de dénoncer le travail forcé qui touche également les femmes : « M. Gide a vu un jour des femmes qui travaillaient à la construction 48
Ibid., p. 147. James P. DAUGHTON, « Témoignages sur la violence coloniale : la campagne internationale menée dans l’entre-deux-guerres contre le travail forcé », Revue d’Histoire de la Shoah, no 189, 2008, p. 199212. 50 André GIDE, Voyage au Congo, carnets de route, Paris, Gallimard, 1927, p. 78. 51 IDEM, Le Retour du Tchad, carnets de route, Paris, Gallimard, édition de 1948, p. 32 et p. 236. 52 Journal Officiel de la République française, Débats parlementaires, Année 1927, no 95, p. 3178. 49
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d’une route (…) Ce pauvre bétail ruisselait sous l’averse ; nombre de femmes allaitaient en travaillant53 ». Henry Fontanier utilise également le témoignage de Félicien Challaye, auteur en 1906 d’un reportage sur le Congo français publié dans les Cahiers de la Quinzaine : « À la fin de son ouvrage, M. Challaye déclare que la vision qu’il a eue du Congo français en 1905 lui a laissé une impression lourde de tristesse, et il se demande si véritablement la colonisation n’a pas fait une faillite morale54 ». Albert Londres publie quant à lui Terre d’ébène en 1929, livre au sous-titre évocateur La traite des Noirs, dans lequel il dénonce les conditions dramatiques de la construction du chemin de fer CongoOcéan, qui aurait causé plusieurs milliers de morts55. Faits confirmés par le ministre des colonies, André Maginot, dans une allocution devant une commission parlementaire en 1928, faisant état de 17 000 morts pour la construction des 140 premiers kilomètres de ce même chemin de fer56. À cette époque, la condamnation du travail forcé devient un problème international, dont la caisse de résonnance se trouve être la Société des Nations devant laquelle affluent les dénonciations en tout genre57. On peut d’ailleurs ici faire état de l’émoi suscité en 1928 par 53
Ibid., p. 3179. Ibid., p. 3179. Il est à noter que Félicien Challaye publiera en 1935 un réquisitoire contre la colonisation sous le titre Un livre noir du colonialisme : souvenirs sur la colonisation. 55 Gilles SAUTTER, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahiers d’Études Africaines, no 26, 1967, p. 267. 56 Olivier LE COUR GRANDMAISON, « travail forcé et exploitation coloniale : souvenons-nous ! », Médiapart, 11 avril 2016. 57 Voir à ce sujet Véronique DIMIER, « L’internationalisation du débat colonial : rivalités autour de la commission permanente des mandats », Revue Outre-Mers, vol. 89, no 336, 2002, p. 333-360. 54
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la publication par l’américain Raymond Leslie Buell du livre The native problem in Africa, dans lequel l’auteur affirme que dans les colonies françaises un indigène pouvait être condamné sans procès, et qui obligera les autorités françaises à se justifier devant la Commission des mandats de la SDN58. Cette campagne internationale aboutit au vote par la conférence générale de l’OIT de la convention sur le travail forcé en 193059. Si l’objectif est la suppression totale du travail obligatoire60, certaines catégories ne sont pas concernées par la convention comme le travail exigé en cas de force majeure (guerres, sinistres, épidémies), tout travail requis comme obligations civiques normales, ou tout travail ordonné par une condamnation pénale et sous la surveillance d’une autorité publique61. Si la Grande-Bretagne ou encore les Pays-Bas ratifient la convention respectivement en 1931 et 193362, ce n’est pas le cas de la France. Ce n’est que sous le Front populaire, 58
Eric GASPARINI, « Le mandat français sur le Togo durant l’Entredeux-guerres : une nouvelle méthode d’administration coloniale à l’ombre de l’arbitrage international ? », op. cit., p. 93. 59 L’idée d’une convention sur le travail forcé date de 1926 et de la volonté de la Société des Nations de se conformer à l’article 23 de sa charte dont l’engagement était « assurer et maintenir des conditions de travail dignes et humaines pour tous les hommes, femmes et enfants » (James P. DAUGHTON, « Témoignages sur la violence coloniale : la campagne internationale menée dans l’entre-deux-guerres contre le travail forcé », op. cit., p. 200). 60 Article 1 de la Convention no 29 sur le travail forcé : « Tout Membre de l'Organisation internationale du Travail qui ratifie la présente convention s'engage à supprimer l'emploi du travail forcé ou obligatoire sous toutes ses formes dans le plus bref délai possible ». 61 Voir la liste des exceptions prévues par l’article 2. 62 Voir pour l’ensemble des ratifications le site internet : https://www.ilo.org/.
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en 1937, que le gouvernement français la ratifie tout en émettant des réserves sur certaines questions concernant les prestations et la deuxième portion du contingent militaire63. B. L’abolition difficile et progressive du travail forcé. Comme on le sait, l’issue de la Seconde Guerre mondiale change la donne quant aux questions coloniales. Un des moments clefs de cette période est la conférence organisée par le général de Gaulle à Brazzaville en 1944. Le travail forcé y est certes dénoncé et la conférence constitue une « tribune » permettant d’en dévoiler les méfaits, sa suppression fait même l’objet d’une recommandation64. En fait, l’abolition du travail forcé est à mettre au crédit de la première Assemblée nationale constituante élue en 1945. Elle est l’œuvre de la loi du 11 avril 1946, dont l’inspirateur est Félix Houphouet-Boigny, alors député de la Côte d’Ivoire, et qui s’est illustré dans la dénonciation de l’Indigénat et du travail forcé65.
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Journal Officiel de la République Française, Année 1937, no 191, 19 août 1937, p. 9346. 64 Romain TIQUET, Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, op. cit., p. 30-31. L’auteur signale que la Conférence de Brazzaville s’est positionnée pour la suppression du travail forcé mais en proposant un délai de cinq ans pour la rendre effective. 65 « En Côte d'Ivoire, une poignée de colons européens disposent de plantations considérables. [...] Le rôle de l'administration consiste à les pourvoir d'esclaves à 3,50 F par jour. Ce salaire n'incite pas les gens à travailler, et pour obtenir un rendement normal, disait un planteur, il faut bien employer la chicote.[...] Ce qui se produit pour les violences se produit également pour la nourriture régulièrement insuffisante, pour les soins médicaux non assurés, pour les femmes dont les
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L’article premier de la loi précise : « Le travail forcé ou obligatoire est interdit de façon absolue dans les territoires d’Outre-Mer66 ». L’article 3 précise lui que tous les décrets ou règlements antérieurs sur la réquisition de la main-d’œuvre dans les colonies sont abolis67. Il est intéressant de constater que la loi dite Houphouet-Boigny ne définit pas le travail forcé. Le texte est extrêmement général et court (3 articles) et ne précise aucunement quelles pourraient être les sanctions en cas de maintien des pratiques du travail forcé. Comme le signale Jean-Pierre Le Crom, la question qui se pose est celle de la réalité de la mise en œuvre de la loi de 1946, mal accueillie dans les territoires coloniaux par les administrateurs et les entrepreneurs privés68. Il est fait état des résistances à l’application de la loi, et du maintien de certaines pratiques telles que celle de la deuxième portion du contingent militaire69. Jean-Pierre Le Crom cite notamment un mémorandum de la CGT adressé en 1949 au président Vincent Auriol qui dénonce le maintien du travail forcé dans certains territoires ultramarins70. En réalité, il faut sans doute attendre la fin des années cinquante pour assister à la disparition, au moins théorique, du travail forcé dans l’Empire colonial français. Il est d’ailleurs éclairant que le Code du travail de l’Outresurveillants abusent, etc. » Félix HOUPHOUET-BOIGNY, Anthologie des discours – 1946 1978, Abidjan, CEDA, vol. 1, 1978, p. 29. 66 Journal Officiel de la République Française, Année 1946, no 87, 12 avril 1946, p. 3063. 67 Ibid. 68 Jean-Pierre LE CROM, Philippe AUVERGNON, Katia BARRAGAN, et al., Histoire du droit du travail dans les colonies françaises (18481960), op. cit., p. 145-148. 69 Ibid., p. 148. 70 Ibid., p. 149.
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Mer, promulgué en 1952, revienne sur la question. L’article 2 de la loi du 15 décembre 1952 instituant ce monument juridique rappelle en effet : « Le travail forcé ou obligatoire est interdit de façon absolue. Le terme travail forcé ou obligatoire désigne tout travail ou service exigé d'un individu sous la menace d'une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s'est pas offert de plein gré71 ». L’article 228 prévoit en outre des sanctions à l’encontre des contrevenants aux dispositions de l’article 2 concernant l’interdiction du travail forcé72. Le régime de l’indigénat appliqué en Afrique a quant à lui été démantelé en plusieurs étapes par les décrets du 22 décembre 194573 et du 20 février 194674, et la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 qui accorde la qualité de citoyen français à tous les ressortissants des territoires d’outre-mer75. Les indépendances ont officiellement sonné le glas en Afrique du travail forcé de type colonial qui demeure l’un des aspects les plus controversés de la colonisation. Pour autant, les pratiques de travail contraint se maintiennent de par le monde, y compris sur la terre africaine, comme le 71
Journal Officiel de la République française, Année 1952, no 298, 15 et 16 décembre 1952, p. 11541. 72 Ibid., p. 11559. 73 Journal Officiel de la République Française, Année 1945, n°365, 26 décembre 1945, p. 8583 : Comme le précise le rapport du ministre des colonies de l’époque, Jacques Soustelle, au président du gouvernement provisoire, le régime de l’indigénat est le symbole « d’un état désormais dépassé de notre politique coloniale et retarde l’établissement d’un régime normal où l’intervention judiciaire doit être de règle ». 74 Journal Officiel de la République française, Année 1946, n° 45, 22 février 1946, p. 1581. 75 Journal Officiel de la République française, Année 1946, n° n°107, 8 mai 1946, p. 3888.
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Le travail forcé dans les colonies africaines françaises
dénonce régulièrement l’Organisation Internationale du Travail76. Dans un rapport publié en 2017 à Genève, cette dernière fait état de plus de quarante millions de personnes soumises dans le monde à un « esclavage moderne » dont 24,9 millions d’êtres humains concernés par le travail forcé, parmi lesquels 18% d’enfants77. Au-delà des incantations de principe, il est peut-être temps de faire notre profit de cette sentence fameuse de Tocqueville : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les Ténèbres. » Éric GASPARINI Professeur d’histoire du droit Aix-Marseille Université
76
Voir le Protocole de 2014 relatif à la convention sur le travail forcé. Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé, Bureau international du travail, Genève, 2017, p. 10.
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Plusieurs expériences ont déjà été faites, le plus souvent de manière ludique – à ma connaissance du moins –, qui ont toutes donné le même résultat : si on cherche à plusieurs le même mot sur Internet, on n’obtient pas les mêmes résultats. L’idée m’est donc venue après d’autres, mais en adoptant le regard de l’historien du droit, d’essayer de comprendre un peu le phénomène. J’ai d’abord déterminé la requête : les termes « Thémis » et « Dikè ». J’ai ensuite constitué une équipe de quatre participants1, répartis en sept points de récolte des données2. Les dates des consultations ne sont pas 1
Jacques Bouineau (ci-après JB), Ahmed Djelida (ci-après AD, maître de conférences en histoire du droit à l’université de ReimsChampagne-Ardenne, auteur d’une thèse soutenue en 2017 sous ma direction et publiée sous le titre L’ordre et la diversité. La construction de l’institution royale en Italie normande au XIIesiècle, Paris, L’Harmattan, 2020, 520 p.), Anthony Crestini (ci-après AC, enseignant-chercheur contractuel en histoire du droit à La Rochelle université, auteur d’une thèse soutenue en 2021 sous ma direction sous le titre La géométrie et le mythe. Étude d’histoire européenne des institutions sur une convergence entre art et droit à la Renaissance. Les exemples de Florence et Mantoue) et Mohamed Nabout Abd ElFatah Mohamed (ci-après MN, doctorant en philosophie du droit sous ma direction sur le sujet suivant : Dieu et droit chez Spinoza : héritage d’une pensée rationnelle antique). Je n’ai pas consulté Benjamin Galeran (L’Antiquité dans l’histoire de l’idée européenne) et Kevin Henocq (L’Antiquité dans la pensée contre-révolutionnaire – 17891799), qui se trouvaient comme moi en Charente-Maritime au moment où j’ai lancé la requête. 2 JB a fait quatre recherches (une à Royan – cité balnéaire de Charente-Maritime –, deux à Rétaud – village de Charente-Maritime – et une au Caire) ; AD une depuis Périgueux (chef-lieu de la
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exactement les mêmes3, exception faite des deux requêtes de JB à Rétaud à partir de deux ordinateurs différents, le but étant de voir si le « profil » de la machine4 induit une différence perceptible et dans l’affirmative de quel type. Le tableau récapitulatif peut donc être dressé ainsi qu’il suit : - JB5 – (portable) – 24 VII 19 (Royan). - JB6 – (fixe7) – 9 VIII 19 (Rétaud). - JB8 – (fac9) – 9 VIII 19 (Rétaud). - JB10 – (fac) – 1 III 20 (Le Caire). - AD11 – 17 VIII 19 (Périgueux). - AC12 – 28 VIII 19 (Buc). - MN13 – 20 VIII 19 (Marsa Matruh).
Dordogne) ; AC une depuis Buc (village du Territoire de Belfort) ; MN une depuis Marsa Matruh (port méditerranéen d’Égypte). 3 JB : 24 VII 19, deux le 9 VIII 19 et 1 III 20 ; AD : 17 VIII 19 ; AC : 28 VIII 19 ; MN : 20 VIII 19. 4 JB a en fait utilisé trois ordinateurs différents : à Royan un ordinateur portable personnel de type Macintosh (ci-après portable) ; à Rétaud, dans un cas il s’agit d’un ordinateur fixe personnel de type Macintosh (ci-après fixe), dans l’autre d’un ordinateur portable professionnel de type Macintosh également (ci-après fac) ; au Caire, il s’agit de l’ordinateur fac. 5 A partir des moteurs de recherche Google et Bing. 6 Google et Bing. 7 Identique à la fac pour Dikè – mais pas pour Thémis – sur Google, et mêmes références dans le désordre pour Bing. 8 Google et Bing. 9 Identique au fixe pour Dikè – mais pas pour Thémis – sur Google, et mêmes références dans le désordre pour Bing. 10 Bing seul. 11 Google et Qwant. 12 Google et Ecosia. 13 Google et Ask.
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Cinq moteurs de recherche ont été utilisés aussi bien pour Dikè que pour Thémis : - Google, moteur de recherche américain, utilisé par les quatre participants, car on estime que 95% des Français s’en servent pour leurs recherches sur Internet, et que « plus qu’un moteur de recherche, Google s’avère être un moteur de réponse14 ». Il n’est pas seul dans son cas, mais si les autres moteurs utilisés possèdent aussi évidemment une logique particulière, on verra que d’autres critères jouent également. - Bing (JB), moteur de recherche américain, qui est le deuxième moteur de recherche en France et qui représente 3,4% de part de marché15. Contrairement à Google16, il prend en compte ce qui constitue à ses yeux à la fois la quantité et la qualité, ainsi va-t-il privilégier les liens émanant de sites officiels comme .gouv, .edu, .org17. - Qwant (AD), moteur de recherche français qui prend l’engagement de respecter la vie privée des internautes,
14
https://testavis.fr/comprendre-moteur-recherche-google/ (consulté le 5 III 20) ; et plus encore : Sergey BRIN et Lawrence PAGE , « The anatomy of a large-scale hypertextual Web search engine », Computer Networks and ISDN Systems 30 (1998), p. 107-117. 15 https://www.oscar-referencement.com/differences-seo-entre-lesmoteurs-de-recherche/ (consulté le 5 III 20). 16 Sur les différences de consignes données par Google et Bing à leurs webmestres, v. Brigitte SIMONNOT, « Place des moteurs de recherche dans l’éditorialisation du web », Communication et langage, 2016/2 no 188, p. 45-59 (https://www.cairn.info/revue-communication-etlangages1-2016-2-page-45.htm) (consulté le 14 I 21). 17 En vertu du SEO (Search Engine Optimization), en français « optimisation des moteurs de recherche » https://www.oscarreferencement.com/differences-seo-entre-les-moteurs-de-recherche/ (consulté le 5 III 20).
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classé dernier des moteurs de recherche français avec 0,63% de part de marché au début 201918. - Ecosia (AC), moteur de recherche allemand écologique. - Ask (MN), moteur de recherche américain. Pour toutes les recherches, je n’ai exploité que les résultats de la première page, car en vertu de la « pertinence », qualifiée par les techniciens de relevance ranking, les résultats sont classés par les moteurs de recherche en fonction de ce que ces derniers estiment être le plus pertinent. Leur but est d’afficher dans les 10 à 20 premières réponses, « les documents qui en principe répondent à la question19 », dans la mesure où 95% des internautes se contentent des résultats de la première page, laquelle comprend souvent 10 réponses, justement. Mais comment le choix est-il opéré par le moteur de recherche ? En effet, si les réponses étaient toujours les mêmes, on devrait en avoir 10 pour « Thémis » et 10 aussi pour « Dikè », puisque les quatre membres de l’équipe ont cherché les 10 premières occurrences de chacun des deux mots sur leurs moteurs de recherche respectifs. Or, si l’on ajoute les résultats trouvés20 pour « Thémis », on arrive à 4621 et à 4822 pour « Dikè » ; c’est-à-dire que si la 18
https://www.oscar-referencement.com/differences-seo-entre-lesmoteurs-de-recherche/ (consulté le 5 III 20). 19 https://www.sites.univ-rennes2.fr/urfist/ressources/moteurs-derecherche-principes-de-fonctionnement/la-presentation-des-resultatsdes-requet (consulté le 5 III 20). 20 Les chiffres qui suivent rendent compte des résultats trouvés par l’ensemble des participants, à partir des sept points de collecte, ce qui aurait pu donner au maximum 490 résultats pour « Thémis » et 490 aussi pour « Dikè », si aucun des sept points de collecte n’avait eu un résultat commun (10 résultats différents par personne, soit 10 x 7 = 70) en 7 points de collecte (soit 70 x 7 = 490). 21 Les chiffres qui suivent doivent se lire de la manière suivante : chacun d’entre eux désigne le nombre d’occurrences de la notion en
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moyenne mathématique était respectée, chaque occurrence devrait se retrouver entre 4 et 5 fois, mais dans les faits, la moitié d’entre elles23 n’apparaissent qu’une fois. Dès cette étape-là, la seule statistique ne suffit donc pas à expliquer les chiffres que nous avons au terme de l’enquête. Le principal moteur de recherche américain (Google), programmé en américain, rend-il compte d’un universalisme mondialisé ou d’une domination à l’échelle planétaire ? Est-ce que les autres moteurs de recherche américains utilisés dans cette enquête (Bing et Ask) donnent des résultats identiques à ceux obtenus par Google ? Ceux issus des recherches sur Qwant (français) ou Ecosia (allemand) donnent-ils de leur côté des résultats fondamentalement différents ? Est-ce que la localisation géographique modifie les résultats de manière significative ? Pour essayer d’affiner les résultats tels qu’ils apparaissent dans la méthode exposée ci-dessus, je prendrai quelques termes de comparaison, dans trois directions : tout d’abord je rapprocherai les résultats que fonction de son rang. Ainsi le « 6 » qui inaugure la série veut dire que « Dikè » est citée sous six entrées (« Thémis – Wikipédia », « Mythologie grecque : Thémis – Le Grenier de Clio », « Justice|Portail|Les symboles de la Justice – Ministère de la Justice », « Thémis (mythologie) », Thémis-Vikidia, l’encyclopédie des 8-13 ans » et « THÉMIS – Encyclopædia Universalis ») et que chaque entrée se retrouve sept fois dans l’ensemble des relevés des enquêteurs (= chiffre entre parenthèses) : 6(7) + 5(6) + 4(5) + 2(4) + 3(3) + 2(2) + 24(1) = 46. 22 Les chiffres qui suivent doivent se lire de la manière suivante : chacun d’entre eux désigne le nombre d’occurrences de la notion en fonction de son rang. Ainsi le premier « 1 » veut dire que « Dikè » est citée sous une seule entrée (ici « Dicé – Wikipédia ») huit fois (= chiffre entre parenthèses) ; 1(8) + 5(7) + 3(6) + 5(5)+ 3(4) + 1(3) + 4(2) + 26(1) = 48. 23 Très exactement 24 pour « Thémis » et 26 pour « Dikè ».
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j’ai obtenus en faisant la recherche24 sur Quant, Ask et Ecosia depuis Le Caire25 des résultats obtenus par mes élèves qui ont accepté de participer à l’expérience et qui sont mentionnés plus haut ; ensuite je me référerai de temps à autre à un moteur de recherche, Isidore26, qui se présente comme « Votre assistant de recherche en SHS27 » ; enfin je ferai un test à partir de l’ordinateur fixe de Rétaud, et uniquement sur Google, plusieurs mois après la première requête28. À l’issue de cela, je tenterai de réfléchir sur ce que la liberté absolue (I) qui semble régner sur le net peut signifier pour un universitaire, avant de m’interroger sur la contrainte insidieuse (II) qui s’exerce à mon sens sur les internautes. I. Liberté absolue Si l’on parcourt les différentes réponses, on se trouve en présence d’entrées aussi diverses que « Justice | Portail | Les symboles de la Justice – Ministère de la Justice29 », « Thémis Banque, la banque du rebond dédiée aux entreprises » ou « Dike Chaussure - Dike Chaussure à prix réduit. - Idealo.fr ». C’est dire que tout côtoie n’importe quoi, et que l’on se trouve très loin de la logique des rubriques du Littré, pour prendre une référence académique. Littré hiérarchise (A) et ne conserve que ce qui présente un intérêt pour son sujet, alors que le moteur 24
À partir de l’ordinateur fac. Ci-après la référence sera : JB – Qwant – 6 III 20 ; JB – Ask – 6 III 20 ; JB – Ecosia – 6 III 20. 26 Ci-après la référence sera : JB – Isidore – 7 III 20. 27 https://isidore.science (consulté le 7 III 20). 28 Ci-après la référence sera : JB – Fixe2 – 6 XI 20. 29 Les noms des sites comportent l’orthographe et la ponctuation exactes qu’ils offrent sur Internet. 25
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de recherche envoie de multiples informations tous azimuts (B), mais quelques différences existent déjà entre l’édition papier30 du Littré et ce qui se trouve sur http://littre.reverso.net/dictionnaire-francais/31 vo « Thémis » et « Dikè » : Littré reprend la logique de présentation qui figurait déjà dans le célèbre Dictionnaire de la conversation32, relayé par le Grand Larousse du 30
Voici ce qu’il dit à « Thémis » : « 1°Terme du polythéisme. Déesse de la justice. Bientôt ils défendront de peindre la Prudence, De donner à Thémis ni bandeau ni balance, BOIL. Art p. III. 2°Poétiquement. La justice même. Les arrêts de Thémis Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux, BOIL Épît. VI. Vous aussi, de Thémis généreux nourrissons [les étudiants en droit], C. DELAV. Disc. d’ouverture de l’Odéon. 3°Un des noms de la constellation de la Vierge. 4°Planète télescopique découverte en 1853. - ÉTYM. Θεμισ, déesse de la justice, et aussi loi, usage, de θη, radical qui est dans τιθημι. Et à « Dikè » (ou « Dicé ») : rien. 31 « Thémis » : 1. Terme du polythéisme. Déesse de la justice. Bientôt ils défendront de peindre la Prudence, De donner à Thémis ni bandeau ni balance. [Boileau, L'art poétique] 2. Poétiquement. La justice même. Les arrêts de Thémis Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux. [Boileau, Epîtres] 3. Un des noms de la constellation de la Vierge. 4. Planète télescopique découverte en 1853. « Dikè » : « La 99e planète télescopique, découverte en 1868 par M. Borrelly. » [Littré a été publié en 1863]. 32 En page de titre, on lit : Répertoire des connaissances usuelles, mais l’ouvrage, dirigé par William DUCKETT, qui était un journaliste français, portait pour titre complet : Dictionnaire de la conversation et de la lecture. Il a été publié de plusieurs manières : on lit traditionnellement que la première édition a été faite entre 1832 et 1851 en 34 volumes comprenant 68 tomes, chez Belin-Mandar à Paris. Il existe cependant une édition complète publiée de 1831 à 1839, qui ne figure pas au catalogue général de la BnF, et qui comprend 52 tomes regroupés en 26 volumes ; « Thémis » se trouve
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siècle33, et qu’on retrouvera aussi bien dans l’Encyclopædia universalis34 que dans un manuel XIX
au tome 51-52, p. 53-54, et Pierre-Jacques-René DENNE-BARON en est l’auteur. Il présente Thémis comme l’amante de Jupiter (sic, et non pas de Zeus), mère de Dikè (entre autres), déesse de la Civilisation qui a donné aux hommes les premières leçons d’astronomie. Il n’y a pas d’entrée pour « Dikè ». Il n’est par ailleurs pas sans intérêt de noter que les entrées « Thémis » et « Dikè » ne figurent pas dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 33 Il existe deux articles pour « Thémis ». Le premier concerne l’astronomie : « Un des noms de la Vierge – Nom de la planète télescopique, no 24, découverte par de Gasparis, en 1853. » Le second vise la mythologie grecque : « Divinité grecque, personnification de la justice. Elle était fille d’Ouranos et de Gæa. Suivant Hésiode, elle épousa Zeus, fut mère des Heures et des Moires. Sur l’Olympe, elle siégeait près de Zeus ; elle présidait à l’ordre universel, aux serments, à la justice. – Passé dans la langue pour désigner la Justice personnifiée. // Temple de Thémis, Palais de justice. // Ministres, prêtres de Thémis, Juges, magistrats. // Arrêts de Thémis, Jugements. // Balances de Thémis, Bandeau de Thémis, Attributs que l’on prête à la justice. – Occul[tisme]. Nom du huitième arcane de la magie, représenté par une femme qui tient à la main une balance, ce qui symbolise l’équilibre des choses ou des événements. » Et il existe pareillement deux articles pour « Dikè ». - « Dikè » : « Planète télescopique no 99, découverte, en 1868, par Borrelly. » - « Dicé » : « Personnification de la Justice chez les Grecs. Elle était la fille de Zeus et de Thémis. – D’après Homère et Hésiode, c’était une des Heures. (Elle fut plus tard assimilée à Astrée.) 34 L’entrée à « Thémis » se situe certes seulement dans le Thesaurus (vol. 20, p. 1889 a), où il n’est plus question de l’invention de l’astronomie ; de plus, un renvoi est fait à Hésiode (vol. 8, p. 377 a), où elle « représente la stabilité, la continuité, l’ordre régulier ». Quant à « Dikè », elle n’est que citée, également dans Thesaurus, vol. 18, p. 539 a, avec un renvoi à Hésiode, vol. 8, p. 377 b, où elle figure
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d’histoire des institutions de l’Antiquité comme celui de Michel Humbert35. A/ Disparition du sacré Repartons de nos sources : une entrée est citée 8 fois dans les sept points de capture – tout simplement parce que, dans l’un d’entre eux, elle a été citée deux fois –, il s’agit de « Dicé – Wikipédia », qui se retrouve chez tout le monde sur Google, mais chez JB – (portable) – 24 VII 19 (Royan), elle figure au 1er et au 3e rang, alors qu’elle est au 2e36 ou au 1er37 chez les autres. C’est-à-dire en position de choix. Si, maintenant, nous prenons toutes les références qui, de près ou de loin, relèvent de Wiki- quelque chose38, on obtient une moisson puisque 12 mentions sont concernées : « Thémis – Wikipédia39 », « dikè – Wiktionnaire40 », « Dikè – Wiktionnaire -
comme déesse de la Justice et se trouve associée à la royauté juste, opposée à l’hybris, liée à la royauté inique. 35 Il la définit comme ce qui est « licite, [le] droit objectif proclamé par le roi », né de l’écoute de la dikè, la « solution juste » proclamée par les Anciens. 36 Chez JB – (fixe) – 9 VIII 19 (Rétaud), JB – (fac) – 9 VIII 19 (Rétaud), AC – 28 VIII 19 (Buc), AD – 17 VIII 19 (Périgueux). 37 Chez MN – 20 VIII 19 (Marsa Matruh) et JB – (fac) – 1 III 20 (Le Caire). 38 « Dicé – Wikipédia » excepté, naturellement. 39 Première occurrence pour les sept points de capture sur Google (mais pas sur les autres moteurs de recherche), et qui se retrouve 6 fois sur 7 avec les autres serveurs (elle n’existe pas chez MN). 40 Qui se retrouve également dans les sept points de capture Google, mais à des rangs variables.
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fr.wiktionary.org41 », « Themis – Wiktionnaire42 », « Thémis – Wiktionnaire43 », « δικν – Wiktionnaire44 », « Thémis | Wiki Demi-Dieux | ANDOM powered by Wikia45 », « Themis – Wikipedia46 » à quoi il faut ajouter des mentions que je qualifierai de périphériques : « Thémis (centrale solaire) – Wikipédia », « Dike (mythology) – Wikipedia », « Hybris – Wikipédia » et « Thémis - Vikidia, l’encyclopédie des 8-13 ans ». 1347 mentions sur 9448, cela fait 12,22%, ce qui n’est atteint par aucun autre bouquet d’entrées. Ce n’est donc pas qu’il n’y a plus de sacré pour les moteurs de recherche. Il s’est simplement déplacé et transformé : il est devenu humain49, et l’on est passé de la religion révélée à la religion créée à l’image des hommes, comme le faisaient les hommes de l’Antiquité. Pour parodier le barde d’Astérix, je serais tenté d’écrire : soyons modernes, soyons antiques ! Pour approfondir et pour être plus sérieux, je dirai que tout est cité sur le même plan, puisque nous en sommes à 47 occurrences qui renvoient de près ou de loin à la mythologie et donc à 47 qui renvoient à autre chose. Peut41
Qu’on ne trouve pas sur Google et qui manque chez MN et chez JB – (fac) – 1 III 20 (Le Caire) ; deux captures effectuées en Égypte. 42 Qui apparaît 4 fois sur 7. 43 Trois fois seulement. 44 Sur Qwant pour AD ou chez JB – (fac) – 1 III 20 (Le Caire), mais la mention n’apparaît pas chez JB – Qwant – 6 III 20. 45 Chez le seul MN sur Google. 46 Chez le seul JB – (fac) Google – 1 III 20 (Le Caire). 47 Il faut évidemment rajouter « Dicé – Wikipédia ». 48 46 pour « Thémis » et 48 pour « Dikè », cf. supra. 49 Wiki- est l’encyclopédie en ligne, faite par tous et pour tous, qui ne présente aucune garantie de sérieux, mais face à laquelle tout le monde a le sentiment d’être démiurge. Mais ce point sera approfondi et nuancé plus bas.
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on tenter un rapprochement avec la technique de l’Encyclopédie ? Les moteurs de recherche auraient-ils remplacé Diderot et d’Alembert, en cherchant à nourrir l’esprit et à le détacher de l’asservissement idéologique de la religion ? Ce serait une erreur à mon sens : d’une part parce que si l’on en croit Hannah Arendt, ce n’est pas en se regardant soi-même que l’on s’élève50, mais surtout d’autre part parce que dans les 47 occurrences qui ne se réfèrent pas à l’Antiquité, si deux concernent une institution publique51, une un site universitaire52, une autre une association d’accès au droit pour les enfants et une autre encore la lutte contre le harcèlement, trois font en fait de la publicité pour un livre53, et tout le reste vise la « Friterie & Bowling Themis - Place de la justice à Mouscron », « Le Thémis à Paris 17ème (ClichyBatignolles) | Bureaux | Références … », « Thémis Conseil - ITS Group » et tant d’autres de même nature. La toile obéit en fait à une nouvelle idéologie : celle du néolibéralisme, qui exprime sa notion du sacré : vendre, vendre et vendre54. Alors non, le sacré n’est pas mort55. 50
Je pense ici à ce passage où, dans la Crise de la culture, elle écrit qu’il n’y a rien de plus totalitaire qu’un groupe d’adolescents, animé par le souci du conformisme. 51 Le ministère de la Justice, l’autre le « patrouilleur Thémis innove | Ministère de la Transition écologique … » 52 « archimède - HAL-SHS ». 53 « Dikè ou l’archiviste - Jérôme Bonneau - Livre - France Loisirs », cité 5 fois, le dictionnaire grec français de Lexilogos, « L’art de juger | Louis LeBel | Dikè - pulaval.com ». 54 Pierre de BUYL, « Algorithmes et données », La revue nouvelle, 2020/5 no 5, p. 94-98 (https://www.cairn.info/revue-revue-nouvelle2020-5-page-94.htm) (consulté le 14 I 21). 55 Les évolutions qu’on note entre mars et novembre 2020 chez JB sur Google tiennent au contexte : on voit en novembre la référence à un article de Sophie Trierweiler, « La conception et l’expression d’un
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En revanche, à terme, c’est la dimension sacrée de l’individu qui disparaît derrière sa marchandisation, car il est devenu homo connecticus. La logique néolibérale applique en effet le système dit du « référencement naturel56 », c’est-à-dire « le mécanisme qui permet aux moteurs de recherche de trier les résultats de recherche sur une requête. Ainsi, si vous cherchez “Tourisme” dans un moteur de recherche, celui-ci va évaluer l’ensemble des sites internet qui pourraient vous intéresser et les classer afin de vous proposer les résultats qu’il considère les plus pertinents pour vous57. »
C’est donc exactement l’exercice auquel nous nous sommes livrés et je dirai que si la nature triomphe du sacré, cette nature n’a en fait rien de naturel. Et la confusion est d’autant plus grande que d’une part ce droit structuré dans la société homérique à travers les notions de themis et dikê », installé apparemment le 12 II 20 sur HAL, mais pas en tête de gondole au mois de mars ; on note également une entrée pour « PFF Themis », qui est une banque, que l’on n’avait pas en mars. La présentation de cette dernière est intéressante : en mars, ce qui apparaît sur la page est : « Thémis Banque, banque du rebond, accompagne les entreprises en difficulté dans leurs procédures de prévention et collectives afin de les aider à rebondir » ; c’est devenu en novembre : « Mot de passe oublié ? x. Indiquez votre email de connexion : Annuler.© 2020 Themis Banque|Contact support technique|Conditions générales d’utilisation ». Il est vrai que parler de rebondir en novembre 2020… 56 Olivier DUFFEZ, « Google : les algorithmes à connaître pour un bon référencement », WebRankInfo, 7 XII 2020, https://www.webrankinfo.com/dossiers/conseils/algos-google (consulté le 14 I 21). 57 https://blog.neocamino.com/quest-ce-que-le-referencement-naturel/ (consulté le 5 III 20).
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« référencement naturel » côtoie sans que l’internaute puisse savoir comment et dans quelle proportion, le « référencement payant », dont la différence avec le premier consiste dans le fait que d’une part le référencement payant paie pour voir ses pages remonter dans les résultats, et que d’autre part « les critères de référencement naturel des moteurs de recherche sont tenus secrets. Ils ne publient que des bonnes pratiques qui sont comme des règles de bonnes conduites pour internet. En effet, les moteurs de recherche ne souhaitent pas que le référencement naturel soit manipulé, et qu’il reste… naturel. Ces critères sont aussi en constante évolution58. »
Alors que dire ? Est-il vraiment si naturel que cela que je tombe59 sur la « Cafétéria Thémis - Crous de Poitiers » ou sur la « Themis FM entreprise de construction », dont on me dit qu’elle sévit à Vivonne60, ou encore sur « Themis - Magasin de reprographie », qui œuvre paraît-il à Bordeaux ? Aurait-on repéré que mon village de Saintonge se trouve englobé, par suite des découpages décidés à Paris, dans une nouvelle grande, très grande et paraît-il nouvelle Aquitaine ? On jurerait qu’on a compris que j’avais un lien avec l’université, que je faisais reproduire des travaux de temps à autre – ce qui me rajeunit –, mais me suggérerait-on, pour me reconvertir à la retraite, de me lancer dans la construction immobilière ? 58
https://blog.neocamino.com/quest-ce-que-le-referencement-naturel/ (consulté le 5 III 20). 59 JB – (fac) – 9 VIII 19 (Rétaud). 60 C’est-à-dire dans la Vienne, non loin de Poitiers.
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B/ Ouverture à tout En fait, n’importe quoi peut être trouvé, mais dans l’ordre voulu par le référencement, naturel ou pas, non par l’intuition du chercheur. « Chaque marque peut ainsi être présentée à l’internaute à condition de payer le moteur de recherche Google. Il n’y a donc aucune question de pertinence du résultat pour l’internaute mais simplement un système d’enchères qui valorisera la marque la plus généreuse financièrement…61 »
Ah, ce sera donc cela : on ne me proposait aucune reconversion, et on ne s’est même peut-être pas aperçu que j’étais universitaire, mais après tout, le big data ne ferait-il pas autre chose que simplement reprendre le raisonnement d’Ouvrard, dont on sait qu’il bâtit sa fortune au moment de la Révolution française en spéculant sur la hausse du prix du papier, parce qu’il avait bien compris que tous ces gens qui refaisaient le monde auraient besoin de papier – et de beaucoup de papier – pour immortaliser leur génie et que lui, Ouvrard, qui ne savait peut-être pas bien écrire, mais qui savait compter, pourrait les aider à satisfaire leur désir ? Mais en dehors même de l’aspect financier, qui consiste à payer pour avoir un bon référencement, le système même de classement par les moteurs de recherche met sur le même pied le tout et le n’importe quoi. Comment le classement est-il opéré ? Par trois moyens : l’indice de pertinence, l’indice de popularité et la classification
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https://testavis.fr/comprendre-moteur-recherche-google/ (consulté le 5 III 20).
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automatique. L’indice de pertinence62 est ainsi défini : « Affichage des résultats de la requête selon un ordre qui est déterminé par le calcul d’un score pour chaque réponse63 », le « score » en question dépendant de la fréquence d’occurrence du mot dans la base de données, de sa position dans le texte, de sa « densité64 ». L’indice de popularité, dit en américain « PageRank65 » accorde la primeur aux pages vers lesquelles aboutissent de nombreux liens. Donc plus une page sera connectée avec les réseaux dits sociaux, plus sa « popularité » augmentera. On recherche les « indices de clic66 », ce qui est certes scientifiquement discutable, mais est économiquement judicieux si l’on veut faire du chiffre. Avec la classification automatique, dite aussi « tri par calcul dynamique de catégories », on entre dans un autre monde. Cette méthode, appelée clustering en américain67,
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Qui trouve son origine dans les travaux de Robertson et Sparckjones et qui a été implémenté dans le logiciel d’indexation Wals à la fin des années 80. 63 https://www.sites.univ-rennes2.fr/urfist/ressources/moteurs-derecherche-principes-de-fonctionnement/la-presentation-des-resultatsdes-requet (consulté le 6 III 20). 64 C’est-à-dire de ce que le mot représente par rapport au texte dans lequel il se situe, donc plus le texte sera long, plus le mot doit y être répété pour avoir une « densité » forte. 65 Du nom d’un des fondateurs de Google, Larry Page ; v. Dominique CARDON, « Dans l’esprit du Pagerank. Une enquête sur l’algorithme de Google », Réseaux, 2013/1, no 177, p. 63-95 (spéc. 88-91) (https://www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-63.htm) (consulté le 14 I 21). 66 https://www.sites.univ-rennes2.fr/urfist/ressources/moteurs-derecherche-principes-de-fonctionnement/la-presentation-des-resultatsdes-requet (consulté le 6 III 20). 67 Dont l’inventeur dans les années 80 est un certain Northern Light. Quand on sait l’utilisation qui est faite du mot « cluster » (foyer
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regroupe les mots en catégories prédéfinies, qui sont repérées automatiquement par le moteur de recherche. Le choix est donc opéré par la sélection faite par le moteur de recherche d’un cluster et par l’exploitation des propositions issues de requêtes des autres internautes. C’est-à-dire que les choix antérieurs ou habituels de l’internaute qui effectue la recherche comptent moins que ceux qui sont effectués par la masse des utilisateurs. Et c’est ainsi qu’on tombe sur les hôtels quand on cherche Thémis ! Car je sais bien que quand je demandais « Thémis » sur Bing, je ne voulais pas un hôtel. Et pourtant, à deux reprises68, le « classement naturel » m’a proposé sans hésiter « Themis Hotel Paralia Katerinis Réserver maintenant » en première occurrence et la troisième fois69 « Themis Hotel », tandis que quand j’ai fait la recherche depuis Le Caire sur Bing, c’est « Thémis – Wikipédia » qui est venue en premier, et que dans la recherche complémentaire du 6 XI 20, on ne me propose plus d’hôtel Thémis où que ce soit. Cela semble en tout cas suggérer – car d’un exemple on ne saurait évidemment tirer une loi générale – que ni la simultanéité de date, ni l’historique des recherches sur un appareil ne conditionnent le classement naturel, qui vient bien de l’extérieur, c’est-à-dire d’un choix d’homines economici, qui nourrissent les débouchés éventuels, et donc les profits de ceux qui ont intérêt à les rechercher. À titre d’exemple, comparons les résultats pour « Dikè » sur Qwant, Ask et Ecosia en comparant AD à d’infection) durant l’épidémie, on est glacé devant l’invention de ce Northern Light au nom si boréal. 68 JB – Bing (portable) – 24 VII 19 (Royan) et JB – Bing (fac) – 9 VIII (Rétaud). 69 JB – Bing (fixe) – 9 VIII 19 (Rétaud).
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Périgueux70, MN à Marsa Matruh71, AC à Buc72 et JB au Caire73. 70
Voici, dans l’ordre, ses 10 premières réponses, suivies entre parenthèses de celles de JB sur Qwant : Dicé – Wikipédia (Dicé – Wikipédia) Dikè – Wiktionnaire - fr.wiktionary.org (Chaussures de Sécurité en ligne | Dike) Dikè ou l’archiviste - Jérôme Bonneau - Livre - France Loisirs (Dicé – Wikipédia) Dikè - Presse universitaire - pulaval.com (Firma Digitale e Marche Temporali - InfoCert) DIKÈ - Encyclopædia Universalis (Dike & Son - Home) L’art de juger | Louis LeBel | Dikè - pulaval.com (Safety Shoes and Work Clothes Online | Dike) Dike (mythology) – Wikipedia (Dike Contacts | Dike) Hybris – Wikipédia (Ordinanza di Ungiunzione nei confronti di Dike Giuridica s.r.l. - 30…) Dictionnaire grec français, Traduction en ligne – LEXILOGOS (Dike 6 software InfoCert per utilizzare, gestire e rinnovare la tua Firma Digitale - InfoCert) δικν – Wiktionnaire (Dike - Profile avec news, statistiques de carrières et historique - Soccerway) 71 Voici, dans l’ordre, ses 10 premières réponses, suivies entre parenthèses de celles de JB sur Ask : Dikè ou l’archiviste - Jérôme Bonneau - Livre - France Loisirs (δικν (dike) - Strong 1349 - Lueur) Justice - Encyclopédie Larousse en ligne (DIKE - Greek Goddess Hora of Justice (Roman Justicia) Jean-François Mattéi - La Revue Critique des Idées et des Livres (Dikè - CTHDIP - UT1) Strong’s Greek: 1349. dikn (dikè) - right (as self-evident), justice (the … (Technè technique), dike (justice) - Mucem) Zahradni centrum Prisovice, Zahradnictvi, Okrasné skolky, Okrasné … (THIERRY ALMON dans Dikè, le rêve du fou | Théo Théâtre) Cahuzac : l’homme sans « vergogne » | Le Club de Mediapart (Philia et Dikè. Aspects du lien social et politique en Grèce…) Le sens de la démesure : Hubris et Dikè : Amazon.fr : JeanFrançois… (Philia et Dikè. Aspects du lien socia [sic] – Classiques
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Au moins sept interrogations surgissent de cette confrontation. Tout d’abord, Chez MN, tous les résultats (sauf la première mention) sont des hapax74. Un Égyptien et un Français qui appellent sur Internet le même mot depuis l’Égypte n’obtiennent pas les mêmes réponses ! Ce ne Garnier) [en fait c’est la même URL que la référence précédente de JB]. Dike GoSign, software InfoCert per utilizzare, gestire e rinnovare la tua … (Carcassonne. « Dikè », un ange passe à Jean-Alary…) Le mythe d’autochtonie chez Hésiode et Platon | Cairn.info (Chaussures de sécurité DIKE – Carl Stahl EPI). Dike - the Greek Mythological Goddess of Justice - Greek Boston (Dike in Archaic Greek Thought - jstor). 72 Voici, dans l’ordre, ses 10 premières réponses, suivies entre parenthèses de celles de JB sur Ecosia : Dicé – Wikipédia (Dicé – Wikipédia) Dikè – Wiktionnaire - fr.wiktionary.org (Dikè – Wiktionnaire), même URL pour AC et JB. Dikè - Presse universitaire - pulaval.com (Dike (mythology) Wikipedia). DIKÈ - Encyclopædia Universalis (DIKÈ - Encyclopædia Universalis). La dikè selon Hésiode, « Les travaux et les jours… » (DIKE - Greek Goddess Hora of Justice (Roman Justicia). Philia et Dikè. Aspects du lien social et politique en… (Dikè - Presse universitaire), même URL que chez AC, malgré l’absence de pulaval. L’art de juger | Louis LeBel | Dikè - pulaval.com (Dike o Dikè (Δικν & Iustitia) oppure Diche e varianti…) Dike (mythology) – Wikipedia (Eddy El Opache Dikè | Facebook). Hybris – Wikipédia (Dikè-philopol). Dictionnaire grec français, Traduction en ligne – LEXILOGOS (DUK | Duke Energy Corp. Stock Price & News - WSJ). 73 Ses 10 premières réponses se trouvent derrière celles d’AD, MN et AC dans les notes 68, 69 et 70. 74 Pour toutes les déductions qui vont suivre, il faudra donc toujours se souvenir qu’elles ne sont pas valables pour les résultats de Mohamed à Marsa Matruh.
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serait donc pas le pays qui serait visé, mais l’utilisateur ? Si cette hypothèse devait se confirmer, elle mériterait d’être prise en considération. L’ordre des réponses n’est pas du tout le même : hormis Wikipédia qui se hisse régulièrement en tête des réponses, on peut avoir (chez AD) en milieu de classement des encyclopédies, et en fin des dictionnaires, ce qui se retrouve à peu près chez AC, mais pas vraiment chez JB ni sur Qwant, ni sur Ecosia. Tant que l’on en est à considérer Wikipédia, il convient de noter la répétition de (Dicé – Wikipédia) sous des formes diverses et néanmoins insistantes, disséminées tout au long de la liste, mais monopolisant la première place, sauf sur Ask. Seul de son espèce, JB (Qwant) triomphe avec les chaussures Dikè ! Comme il s’agit de moi, je peux affirmer que d’une part je ne savais pas qu’il y eût des chaussures de cette marque, et d’autre part que je n’ai jamais acheté une seule paire de Nike (enfin de Nikè)… et du reste Ecosia l’a bien compris, qui ne me propose pas de tels produits, tandis qu’Ask a tenté timidement une allusion en fin de liste. Les réponses en langue étrangère (italien ou anglais la plupart du temps) n’interviennent ni dans les mêmes proportions, ni aux mêmes endroits dans les résultats en fonction des chercheurs et des lieux. MN a même eu la chance d’une entrée en tchèque, langue qu’à ma connaissance il ne pratique pas, alors que moi, même depuis l’Égypte, je n’y ai pas eu droit. Le lieu de la requête est-il donc si important ? La comparaison entre les résultats de MN et de JB porterait à croire que tel n’est pas le cas. Les différences que l’on peut noter entre AC et JB et AD et JB tiendraient donc sans doute plus aux personnes qu’aux lieux. Et 205
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pourtant, l’irruption intempestive de la chaussure Dikè avec un (pratiquement) seul moteur de recherche chez JB porterait à croire qu’il existe aussi une politique intrinsèque liée à la machine : le fameux « référencement naturel ». En tout cas, le fait que tous les volontaires à cette expérience soient des historiens du droit ne semble pas influer sur les résultats. Nous ne sommes plus dans une société d’ordres, ni même de status. En revanche, une seule entrée à Facebook, dans la recherche de JB sur Ecosia, alors qu’il est le seul des quatre à ne pas avoir de compte sur ce réseau dit social ! Il est difficile, avec aussi peu de données, de déduire autre chose que des hypothèses, mais néanmoins, il me semble bien voir se glisser au milieu de ce grand n’importe quoi apparent quelque contrainte insidieuse. II. Contrainte insidieuse Si, d’apparence, comme je l’ai indiqué dans la première partie, tout vaut tout, tout le monde a accès à tout et chacun peut se servir dans le grand supermarché mondial et globalisé du net, la réalité n’est pas celle-ci. D’abord, et nous allons continuer de le voir, le net n’envoie pas les mêmes informations à chacun, mais il agit avec la même logique : orienter et diriger les choix, d’une part, en fonction de ce qu’il sait de l’utilisateur, dont les informations à travers les objets connectés et l’offre – pour les plus naïfs – perpétrée par la livraison clefs en main de leurs données personnelles via les réseaux présentés comme « sociaux » et qui ne sont en fait que publicitaires, répétons-le – dont les informations, donc, sont réactualisées en permanence par les algorithmes du
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big data75. Et si on veut pousser le cynisme au bout, on peut même prétendre que l’opération est faite pour « satisfaire » les attentes de l’utilisateur (A). Mais en fait, derrière ce placage de sacré – la satisfaction du nouveau dieu, c’est-à-dire soi-même – une gigantesque entreprise commerciale est à l’œuvre dont le but est de vendre, vendre et vendre encore76 de manière à la fois globalisée et individualisée, grâce à une captation de clientèle universelle (B). A/ Valeurs promues Désireux de vérifier si mes hypothèses développées dans la première partie étaient solides, j’ai voulu compléter mes sources en recourant non plus au net, mais au catalogue général de la Bibliothèque nationale de France77 et j’ai dû me rendre à l’évidence : la loi de Procuste (a) est à l’œuvre, ad majorem vituli aurei gloriam (b). a) Loi de Procuste Elle se vérifie à deux niveaux : tout d’abord en raison de l’item de référence, ensuite parce qu’elle s’applique à tout domaine. Dans l’expérience présentée en première partie, Wikipédia est systématiquement la première réponse envoyée. C’est vendeur : l’encyclopédie du peuple, par 75
Dominique CARDON, Pouvoirs, 2018/1 no 164, p. 63-73 (https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2018-1-page-63.htm) (consulté le 14 I 21). 76 Comme je le disais plus haut. 77 Ci-après BnF.
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le peuple, pour le peuple est devenue l’instrument de référence du peuple. Mais le peuple s’y perd, car il y a là une fausse égalité. D’une part personne ne sait comment le « peuple » peut entrer dans le système. À titre anecdotique, l’ami avec lequel j’ai déjà publié plusieurs travaux vient d’éditer un fort volume d’une source absolument unique : la correspondance – émanant de sa femme et de sa sœur – à un émigré au moment de la Révolution française, dans une collection fort savante78 avec une multitude de notes, toutes vérifiées avec le plus grand soin. Il a tenté de corriger, sur Wikipédia, les innombrables erreurs concernant la notice du destinataire de la correspondance ; il lui a été répondu qu’il ne « possédait pas les titres requis » pour ce faire. D’autre part cette hégémonie de Wikipédia rabaisse à un rang subalterne toute la production réellement scientifique, car non seulement aucun titre sérieux ne figure en première occurrence, mais encore les études l’ont montré79 : la plupart des utilisateurs du net se contentent des réponses de la première page qui s’affiche sous leurs yeux émerveillés. Or, n’en déplaise au big data, les algorithmes ne mettront pas en tête la production scientifique, parce qu’ils ne sont pas conçus pour cela80 et qu’avec les modifications induites par les fulgurants progrès du deep learning (nom globalisé de l’intelligence artificielle) il n’y a aucune chance qu’ils soient ainsi propulsés en tête de 78
Didier COLUS, Lettres à l’émigré. Correspondance adressée du 6 décembre 1791 au 31 décembre 1796 à Pierre de Bremond d’Ars, député aux États généraux et à la Constituante, émigré de 1791 à 1800, par Élisabeth, sa femme, Sophie, sa sœur, et quelques contemporains, Saintes, Société des Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis, vol. LXX, 2020, 509 p. 79 Cf. supra, introduction. 80 En vertu du « référencement naturel » ; cf. supra I/.
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gondole, et au demeurant, sur quels critères le seraientils ? La vitrine « égalitaire » mettant sur le même plan le lecteur et l’installateur de l’information, en vertu de l’idée selon laquelle chacun est tout à la fois, est donc mensongère : il ne s’agit pas d’égalité, ou alors d’une égalité à la Procuste pour les utilisateurs qui acceptent de se soumettre à la logique du marché. Mais il y a plus grave à mon sens que l’eutrophisation du net par l’entreprise Wikipédia. Après avoir saisi « Thémis » sur le catalogue général de la BnF, j’ai obtenu 155 pages de références, à raison de 10 références par page, soit 1550 entrées. J’ai demandé un tri par ordre décroissant de date81. Les deux premiers titres renvoient à un roman82, avec ou sans CD joint, dont l’héroïne se prénomme « Thémis » ; les quatre suivants correspondent à quatre manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis, en 2020 ; le septième (2020 toujours) renvoie aux actes d’un colloque (2018) intitulé « Thémis outre-mer » ; le huitième (2020 encore) renvoie aux origines du black metal et de l’underground, qui fait allusion aux légendes grecques ; les dix suivants (2020 et 2019) concernent dix manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis ; le suivant (2019) est un CD de jazz, blues et gospel, dans lequel la violoncelliste se prénomme « Themis » ; le suivant est de nouveau un manuel publié aux PUF, dans la collection Thémis, en 2019 ; dans le vingt-et-unième titre Thémis figure dans le titre Sous le bandeau de Thémis : panser et repenser la justice camerounaise (2019) ; le 81
Recherche effectuée le 19 XI 20. 1°Victoria HISLOP, Ceux qu’on aime, Paris, Audiolib|Hachette livre, 2020, 2CD MP3, 2°Victoria HISLOP, Ceux qu’on aime, Paris, Le livre de poche, 2020 (trad.), 192 p. 82
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vingt-deuxième est un ouvrage publié dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2019) ; le vingttroisième renvoie à un travail collectif en anglais, où l’une des contributrices se prénomme « Themis » (2018) ; le vingt-quatrième correspond à un ouvrage publié dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2018) ; les neuf suivants sont neuf manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis, en 2018 ; le trente-quatrième désigne un ouvrage publié dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2018) ; le trente-cinquième n’est autre que Le guide intergalactique des prénoms geek (2018), où « Themis » figure parmi « les petites perles insoupçonnées, originales et élégantes, que l’on surprendrait à vouloir donner à son enfant », aux côtés d’Arwen, Jaina, Lynel et Zia ; dans les deux suivants, l’autrice se prénomme « Thémis » ; le trente-septième, qui date de 2018, indique les actes d’un colloque (2016) intitulé « Les justices d’exception dans les colonies, XVIee XX siècle : la balance déséquilibrée de Thémis ultramarine » ; les deux suivants racontent les aventures de Lucius et Thémis (2018) ; les deux d’après sont deux manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis, en 2018 ; pour le quarante-deuxième, il s’agit d’un ouvrage publié dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2018) ; le quarante-troisième (2018) renvoie aux actes d’un colloque (2017) organisé par le Themis-UM de l’Université du Mans ; le suivant n’est autre qu’un manuel publié aux PUF, dans la collection Thémis, en 2018 ; alors que les deux suivants sont des ouvrages publiés dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2018) ; les dix d’après correspondent à dix manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis, en 2017 ; en cinquanteseptième position figure un ouvrage publié dans une série intitulée « Les dossiers Thémis » (2017) ; les deux 210
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suivants sont de nouveau deux manuels publiés aux PUF, dans la collection Thémis, en 2017. Et enfin, immédiatement à la soixantième place, nous rencontrons un ouvrage collectif qui inclut une communication de Marina McCoy, « Metis, Themis, and the practice of epic speech » ! On peut évidemment penser que cela vient du fait que le tri réalisé dépend de l’ordre qui lui a été donné : ordre décroissant de date. Après tout, si personne depuis 2017 n’a écrit sur le sujet, il n’est pas possible d’avoir la réponse souhaitée. Et c’est là que se trouve évidemment l’erreur : d’une part le fait de tout mettre au même niveau – sujet, titre, prénom d’un personnage, maison d’édition… – ne correspond à rien d’autre qu’au référencement83 et surtout pas à la méthode scientifique : si je cherche un ouvrage sur Thémis, il m’indiffère parfaitement de savoir ce que les PUF ont publié dans la collection Thémis. Qui a décidé de traiter de manière équivalente, dans le catalogue de la BnF, une réalité commerciale et une réalité scientifique ? En effet, rien n’empêcherait, si l’on veut tout mélanger, qu’au moins en arrivant en 2017, au lieu de débuter l’année par les dix manuels des PUF, qui sont certainement excellents, de commencer par celui qu’il vous a fallu attendre de découvrir à la soixantième place. D’autre part, si je cherche84 sans demander d’ordre particulier, voici ce à quoi j’aboutis pour les titres de la première page : le premier titre (1975) renvoie à un ouvrage écrit par Thémis Siapkaras-Pisillidès ; le deuxième est consacré au Journal Themis banque (20032007) ; le troisième (1952) est la première édition du premier ; le quatrième (1983) en est la version grecque ; le 83 84
« Naturel » ou « payant » ? Recherche effectuée le 1 XII 20.
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cinquième est le même que le troisième ; le sixième (sans date) concerne la loge « Thémis » à l’Orient de Paris ; les septième (1818) et huitième (1818) la loge « Thémis » à l’Orient de Cambrai ; les neuvième (1912) et dixième (1862) la loge « Thémis » à l’Orient de Caen. Et « Dikè », alors ? Le catalogue général de la BnF contient 19 pages de références, qui se présentent de la manière suivante si on les classe par ordre décroissant de date : la première renvoie à une série (qui s’est arrêtée en 1981, et qui est donc en tête des rubriques, sans date) éditée par K. Onwuka Dike ; la deuxième à une série (qui s’est arrêtée en 1976, et qui est donc elle aussi en tête des rubriques, sans date) publiée par l’université de Salzbourg, sous le titre « Dike, Schriften zu Recht und Politik » ; la troisième concerne un ouvrage de vulcanologie (2020), dont l’un des chapitres s’intitule « Magma movement through the crust: dike paths » ; en 2019 Dike est un titre donné à un volume de Mélanges ; la cinquième entrée renvoie aux dikes de pegmatite (2019) ; le sixième ouvrage a été écrit par un auteur prénommé Mark Dike (2019) ; tandis que le suivant est édité par Dike giuridica à Rome (2018) ; la 8e référence renvoie au séminaire (20082010) « Philia et Dikè… » (édité en 2018), que l’on a trouvé sur le net une fois85. Si je ne demande pas d’ordre décroissant de date86 je rencontre un éditeur en première place, deux fois le prénom d’un auteur (1950 et 1965), la collection de l’université de Salzbourg, déjà vue dans le paragraphe 85
- AC – Ecosia – 28 VIII 19 (Buc), qui y vient en sixième place après : Dicé – Wikipédia ; Dikè – Wiktionnaire - fr.wiktionary.org ; Dikè - Presse universitaire - pulaval.com ; DIKÈ - Encyclopædia Universalis ; La dikè selon Hésiode, “Les travaux et les jours…” 86 Recherche effectuée le 1 XII 20.
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précédent, la collection de l’université de Milan, deux entrées à l’œuvre d’un graveur américain du nom de Dike et une autre pour l’ouvrage de Catherine Dike (1982) et enfin un ouvrage (1980) sur la littérature indienne du e XX siècle sans que la notice de présentation n’indique en quoi il pourrait y avoir un rapport quelconque avec « Dikè ». Le résultat est donc pire que la première fois, puisqu’aucune référence à la notion grecque de dikè ne peut être trouvée sur la première page. La loi de Procuste est donc en réalité la manifestation visible d’une arachnéenne entreprise commerciale mondialisée, car le dieu nouveau, qui arrive à toute saison, est le Veau d’or (vitelus aureus). b) Le Veau d’Or « Google est une entreprise sans cesse en quête de croissance et par conséquent de bénéfices financiers. Google utilise son moteur de recherche pour s’enrichir. Google gagne de l’argent en plaçant des annonces publicitaires qui correspondent à la requête recherchée par l’internaute directement dans son moteur de recherche87. » L’ensemble des collectes faites convergent donc vers un point de fuite évident : l’œuvre est bâtie pour vendre, encore et toujours, si ce n’est de manière directe, du moins de façon suggérée. Peut-on trouver une logique dans les quelques données mises en lumière ? Il ne semble pas, et 87
https://testavis.fr/comprendre-moteur-recherche-google/ (consulté le 5 III 20).
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cela d’autant moins que les réponses sur le net changent en fonction de la « géolocalisation » dont les moteurs du net sont très friands. Mais à défaut de logique, on peut isoler une constante : l’offre d’achat que le big data « pense » la plus idoine pour chacun. On sait que le deep learning n’arrête pas de connecter, de mettre en relations, en statistiques. Mais on sait aussi que plus personne ne sait ce qu’il y a dans le big data, qui change tout le temps au demeurant à une allure de plus en plus vertigineuse. Il n’y a donc pas de complot ; il y a eu simplement une programmation initiale qui s’amplifie sur les données de départ. Toutes les données de départ, à partir de rapprochements que nul n’avait sans doute imaginés. La gestation du Minautore, par comparaison, a débouché sur un enfantement moins monstrueux que celui qui fermente dans les armoires du net. Pourquoi, lorsque j’ai appelé « Dikè » sur Bing le er 1 mars à 17h.52 m’a-t-on envoyé d’abord : « Chaussures de sécurité Dike – Fabrication 100% italienne » ? Et comment se fait-il qu’on répète, en bas de la première fenêtre, la même annonce… sans les prix ? Au-delà de l’anecdote, j’y trouve quelque chose d’inquiétant. À la fin du mois, le 29 exactement à 14h.58, depuis la France, on attend la fin de la fenêtre pour m’envoyer, une rafale, de trois mentions : 1°« Chaussure Dike – Chaussures Dike pas cher », 2°« Chaussure Dike – Chaussure Dike à prix réduit » et 3°« Dike Chaussure – Tu peux la trouver ici ». Je goûte surtout la troisième formulation, qui m’accompagne de manière intime et qui précise, en-dessous du titre : « Dike chaussure Vois plus sur fr.shopping.net Trouve Dike chaussure ici ». Comment la relevance ranking a-t-elle procédé ? Il faudrait brasser des milliers de données pour dégager une loi, j’en suis parfaitement conscient, mais je 214
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me prends à rêver que la géolocalisation de mon ordinateur a pu me faire passer au Caire pour un touriste de luxe88, susceptible d’être séduit par la qualité italienne… que je pouvais peut-être trouver dans la boutique de l’hôtel (je n’ai pas pensé à y aller voir). Mais cela ne m’explique pas pourquoi, en France, la chaussure me poursuit avec une telle insistance alors que je ne cherche qu’à parfaire ma connaissance de la divinité grecque de la justice ! Au-delà de la boutade, et si je ne me trompe pas dans mes hypothèses89, la main invisible du marché est bien devenue omniprésente. B/ Captation de clientèle En captant de la sorte un chaland potentiel, le net de façon visible et plus généralement le big data – à l’œuvre dans tous les objets connectés et tout classement informatisé semble-t-il si la piste ouverte par le catalogue général de la BnF devait se confirmer –, le big data donc fait disparaître la res publica en deux temps, en forgeant une néo-morale obscurantiste car gouvernée par le seul impératif de transformer le citoyen en homo consummator et l’homo consummator en zombie (a), sans prendre garde au déchaînement de l’hybris qui risque de s’ensuivre (b).
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J’étais invité par un collègue égyptien, qui m’avait logé dans un hôtel haut de gamme. 89 Évidemment déduites des articles spécialisés consultés pour la première partie.
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a) Il Braghettone globalisé Il est tout d’abord étonnant de constater le caractère profilé des réponses fournies par le net : elles sont commandées par le big data, dans un sens pour l’heure relativement inoffensif, car il ne s’agit somme toute que d’amplifier un état de fait : l’omniprésence des circuits de vente dans une mondialisation globalisée. Toutefois certains signes ont de quoi inquiéter. Tout d’abord le fait que ces offres sont modulées en fonction d’un profil-type, ou supposé tel, identifié par le big data en fonction de paramètres de géolocalisation et d’habitudes du connecté. Ensuite le fait que les offres soient dans un registre proche : hormis l’affaire Cahuzac offerte à l’un des volontaires90, aucune information de caractère potentiellement scandaleux, nulle proposition vraiment scientifique. Ce n’est pas un hasard, puisque tout est orienté par le big data. Dès lors, qu’est-ce qui s’opposerait à ce que le deep learning, par évolutions successives, en vienne à profiler selon d’autres critères ? Comment seraitil possible de s’y opposer ? On a souvent connu des périodes dans lesquelles des évolutions insidieuses dénaturent le talent initial et surtout l’esprit d’une œuvre. Chacun se souvient, par exemple, de l’intervention de Daniele da Volterra (dit Il Braghettone) sur les fresques de Michel-Ange à la Sixtine. Sur ordre de Charles Borromée91, qui n’était pas de la même trempe que Jules II92, et surtout qui n’avait pas la même vision du monde – le cardinal a été un des membres les plus actifs du Concile de Trente et on lui 90
MN, 20 VIII 19 (Marsa Matruh). Archevêque de Milan, neveu de Pie IV. 92 Qui avait commandé les fresques à Michel-Ange. 91
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doit le catéchisme, alors que Jules II était un pur produit de la Renaissance, esthète et raffiné – Volterra a fabriqué des petites culottes de décence pour masquer les sexes dont Michel-Ange avait avantageusement pourvu ses représentations. Sans donner à notre époque autant de talent qu’à celle de Michel-Ange, nous sommes à la merci de risques de même nature. L’ubuesque projet de loi français intitulé « sécurité globale », et surtout son kaléïdoscopique93 art. 24, nous enseigne que le pire est toujours à craindre. Il Braghettone a masqué les sexes, le big data menace de nous masquer les consciences. Car nous sommes aujourd’hui entrés dans l’ère de la globalité : le code mondialisé est devenu commercial. Quelle que soit l’idéologie dominante (américaine, chinoise, européenne, musulmane…) tous se retrouvent sur la nécessité de vendre et de pousser l’homo consummator à son paroxysme ; les adaptations selon les aires culturelles ne sont que des variantes superficielles du substrat universellement partagé dans le dialecte d’outreAtlantique. Un double problème surgit néanmoins. Tout d’abord, on ne peut pas sérieusement comparer l’Amérique du Nord et l’Europe avec la Chine et les dictatures islamiques sur un point : celui du citoyen. Le fameux Règlement général de protection des données personnelles (RGPD) européen est à l’heure où ces lignes sont écrites la plus sérieuse garantie à l’échelle planétaire contre les intrusions du net dans nos vies. Or pour qu’existe un citoyen, il doit exister aussi un espace public défini et protégé au sein duquel le citoyen est lui-même défini et protégé. L’Europe a connu des dictatures et 93
Rédigé trois fois en une semaine avant le vote de la loi.
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l’Amérique des régimes qui s’en approchaient, mais heureusement pour l’heure toute cette peste brune a été tenue en lisière. Or sous d’autres couleurs, la même peste gangrène bien des pays dans lesquels le citoyen est encore un mythe. Ensuite, la culture européenne est plurielle : à une Europe du Nord dont les communautarismes peuvent se rapprocher de ceux des États-Unis, répond une Europe du Sud qui définit l’espace public de manière plus juridique94 ; et singulièrement une France dans laquelle le concept de laïcité libère le citoyen de toute entrave, en dehors de celles qu’il choisit de se forger95. Or, malgré ces disparités, la globalisation se fait dans la langue, selon les us et coutumes, et en vertu de la philosophie économique des États-Unis. Osera-t-on l’écrire : la Sixtine a connu Il Braghettone, le monde entier possède aujourd’hui la Silicon Valley ? b) L’homme d’argent L’âge d’argent dépeint par Hésiode96 ne nous renvoie-t-il pas une image impitoyable de notre état ? 94
Jacques BOUINEAU, « Personne et res publica en Europe dans les régimes absolus de l’époque moderne », in Jacques BOUINEAU (dir.), Personne et res publica, Paris, L’Harmattan « collection Méditerranées », 2008, vol. II, p. 9-51. 95 IDEM, « Laïcité et espace public », in Ali SEDJARI (dir.), La modernité inégale. Pouvoirs, avoirs et savoirs dans la construction d’une démocratie généralisée, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 61-79. 96 Hésiode, Les travaux et les jours, 9-10, que l’on peut trouver numérisés sur le net : « Ensuite les habitants de l'Olympe produisirent une seconde race bien inférieure à la première, l'âge d'argent qui ne ressemblait à l'âge d'or ni pour la force du corps ni pour l'intelligence. Nourri par les
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L’analyse de Marcel Détienne dans l’Encyclopædia universalis tire une substance de ce passage d’Hésiode qui trouve chez nous un écho singulier : « Les hommes d’argent… représentent la souveraineté inique, la royauté de l’hybris, ils refusent de sacrifier aux puissances de l’Olympe et ne peuvent s’abstenir entre eux d’une folle démesure97 ». Royauté de l’hybris (big data), fausses idoles (vitelus aureus), et « folle démesure » qui nous précipitent dans un monde soumis à un magma d’algorithmes en fusion que nul ne peut plus contrôler… Peut-on faire un arrêt sur image ? Le big data n’est pas sorti de rien. Il a été programmé par des programmateurs en américain à l’intérieur de schémas mentaux anglo-saxons, qui reposent sur le communautarisme98, comme nous le relevions à l’instant, soins de sa mère, l'enfant, toujours inepte, croissait, durant cent ans, dans la maison natale. Parvenu au terme de la puberté et de l'adolescence, il ne vivait qu'un petit nombre d'années, accablé de ces douleurs, triste fruit de sa stupidité, car alors les hommes ne pouvaient s'abstenir de l'injustice ; ils ne voulaient pas adorer les dieux ni leur offrir des sacrifices sur leurs pieux autels, comme doivent le faire les mortels divisés par tribus. Bientôt Jupiter, fils de Saturne, les anéantit, courroucé de ce qu'ils refusaient leurs hommages aux dieux habitants de l'Olympe. Quand la terre eut dans son sein renfermé leurs dépouilles, on les nomma les mortels bienheureux ; ces génies terrestres n'occupent que le second rang, mais le respect accompagne aussi leur mémoire. » (http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/travaux.htm), (consulté le 2 XII 20). 97 Encyclopædia universalis, vol. 8, p. 377 b. 98 V. Jacques BOUINEAU, « Antiquité et territoires connectés », dans le cadre de la rencontre des Académies de l’Ouest (La Rochelle, 15 juin
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dans une société qui se veut ludique et qui infantilise ses membres. Nulle surprise dès lors à ce que la « Thémis » autrice équivaille à la « Thémis » collection, qui vaut le prénom geek, qui ne se différencie pas de la source scientifique qui va nous expliquer qui était Thémis. Tout cela se fait au demeurant dans la bonne humeur et le rire permanent ; un peu à l’image du monde des Schtroumpfs et l’on rencontre donc Schtroumpf-autrice, schtroumpfcollection, schtroumpf-geek, Schtroumpf-source… Et comme en Amérique, la divinité est à la fois omniprésente99 par la publicité qui s’infiltre plus sûrement que le vent dans les huisseries anciennes et qui gangrène tout ce que l’on télécharge, et la divinité est aussi totalement invisible car nul ne connaît le big data. Seraitce blasphémer que de le caricaturer ? De ce cocktail initial naît l’homme d’argent d’aujourd’hui. Chez Hésiode, Zeus les a anéantis. Le big data peut-il nous mener à notre perte ? Le deep learning semble déjà hors de contrôle et l’on ne voit guère comment lui résister. Cela d’autant moins que les hommes sont « couards » comme disait La Boétie et se doteront toujours d’un tyran. Prêts à se soumettre à lui, pourvu qu’il les protège, rajoutait Hobbes au siècle suivant. Nous savons tous cela et le confinement dû à cette pandémie nous montre à quel point, exception faite de quelques opposants extravertis, chacun est entré dans le rang. La peur fait peur. La peur d’être contaminé, alors que nous sommes déjà malades de notre propre veulerie. 2019) sous le titre : « Les Académies dans la ville, nouvelles orientations, nouveaux publics » https://www.youtube.com/watch?v=eG75-sbb4fU, Annales de l’Académie, t. 22 (nouv. série), 2020, p. 59-76. 99 In God we trust, proclament fièrement les billets de banque.
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Mais le clamer ne règle rien : comment faire face ? Il faudrait tout d’abord créer une armada de chercheurs capables de concevoir une logique et donc une riposte au big data. Mais d’après ce que j’ai appris – en tant que directeur-adjoint de l’école doctorale de droit à La Rochelle – d’un étudiant qui fait sa thèse sur la relation entre la protection des données personnelles et les objets connectés100, nul ne maîtrise plus le processus. Il convient donc d’avoir des solutions alternatives à l’esprit, en attendant de voir quel modus operandi permettrait de les rendre opérationnelles. Cela peut s’envisager de deux manières : quitter autant que faire se peut le monde des GAFAM. Qwant, par exemple, que m’a fait découvrir un membre – Ahmed Djelida – de mon équipe lorsque je l’ai sollicité pour cette recherche collective se présente comme « le moteur de recherche qui respecte la vie privée ». Or 95% des recherches s’effectuent sur Google. Mais, même en effectuant ce changement, que change-t-on ? Qwant installe des icônes sur sa page d’accueil, qui changent à un rythme qui semble aléatoire, et qui au demeurant obéit à la même logique que celle de tout ce monde connecté et que je raille sous l’étiquette de monde des Schtroumpfs101. 100
Charly LACOUR, Protection des données personnelles et respect de la vie privée à l’heure de l’Internet des objets, que je remercie sincèrement pour ses conseils et la relecture qu’il a effectuée de ce travail. 101 À titre d’exemple, voici les icônes qui ornent la fenêtre d’accueil de Qwant le 2 XII 20 à 17h.17 : À la une. « Royaume-Uni : la campagne de vaccination débutera la semaine prochaine » ; L’ACTUALITÉ française et internationale. « Coronavirus : où les Français pourront-ils partir à Noël ? » ; Je me protège, je protège les autres. « Respectueuse de la vie privée, conçue pour retracer les chaînes de… [il s’agit de l’application “TousAntiCovid”] » ; « Covid1 : l’Assemblée pointe “un pilotage défaillant de la crise” » ; « “Les Impatientes” de Djaïli Amadou Amal Goncourt des Lycéens, un choix
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La seconde issue réside dans la mort du dieu invisible, qui ne pourrait se faire qu’au prix d’une conflagration. Hésiode avait raison : l’hybris est inséparable de cet âge. Mais après sa disparition, on entre dans l’âge de bronze, où c’est un peu plus grave, car le monde ressemble au Walhalla, à sa guerre éternelle et où il n’était en rien question de citoyen ou de res publica. Mais n’étaitce pas le paradis des anciens Scandinaves ? Jacques BOUINEAU Professeur émérite d’histoire du droit CEIR – La Rochelle Université
engagé » ; « Répression. Trois jeunes démocrates hongkongais condamnés à de la prison » ; « Dissolution du CCIF par le Conseil des ministres ». Et pour comparer, en date du 18 XII 20 à 11h.26 : À la une. « Star Wars : décès de Jeremy Bulloch, l’inoubliable chasseur de primes Boba Fett » ; L’ACTUALITÉ française et internationale. « Brexit : en cas de “no deal”, ce sont les Britanniques qui ont beaucoup plus à perdre ». Bon Plan Qwant: HMA fête de Noël avec -77 % de promo « Masquez votre adresse IP pour devenir anonyme en ligne ; « Le jeu vidéo Cuberpunk 2077 retiré du PlayStation Store à cause des bugs » ; « Cyclone Yasa : des villages des îles Fidji dévastés, au moins deux morts » ; « À 13h. ce vendredi, Jean-Pierre Pernaud présentera son dernier JT sur TF 1 » ; Nigéria : au moins 300 élèves enlevés par Boko Haram ont été libérés ».
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Méditerranées Conseil d’administration
ABD EL-HAMID Hassan (professeur d’Histoire et de Philosophie du Droit – Université du Caire-Aïn Shams) AIMERITO Francesco (professeur d’Histoire du Droit Université du Piémont oriental – Turin) ALVAZZI del FRATE Paolo (professeur d’Histoire du Droit – Université de Rome-Roma Tre) ANDRAULT Claude (professeur émérite d’Histoire de l’Art – Université de Poitiers) BILIARSKY Ivan (professeur d’Histoire du Droit – Université de Varna) BOUINEAU Jacques (professeur émérite d’Histoire du Droit – Université de La Rochelle) CHEVREAU Emmanuelle (professeur de Droit romain – Université de Paris II Panthéon-Assas) COPPOLA Raffaele (professeur de Droit ecclésiastique – Université de Bari) CROS Nathalie (professeur de Langues anciennes en classes préparatoires – Lycée Descartes de Tours) DEBAT Olivier (professeur de Droit privé – Université de Toulouse I) DEMARE-LAFONT Sophie (professeur d’Histoire du Droit – Université de Paris II Panthéon-Assas) DESCAMPS Olivier (Professeur d’Histoire du droit – Université Panthéon-Assas Paris II) DI DONATO Francesco (professeur d’Histoire du Droit – Université de Naples) FARRUGIA Edward (professeur ordinaire de Dogme et de Patrologie orientale – Pontificium Institutum Orientalium Studiorum – Rome)
FERRE-ANDRE Sylvie (professeur de Droit privé – Université de Lyon III) FIORAVANTI Marco (chercheur en Histoire du Droit médiéval et moderne – Université de Rome « Tor Vergata ») GANZIN Michel (professeur émérite d’Histoire du Droit – Université d’Aix-Marseille) GARCIA MARIN José Maria (professeur émérite d’Histoire du Droit – Université Pablo de Olavide – Séville) GARNIER Florent (professeur d’Histoire du Droit – Université de Toulouse) GAZZANIGA Jean-Louis (professeur honoraire d’Histoire du Droit, ecclésiastique) GRIMAL Nicolas, membre de l’Institut (professeur émérite d’Égyptologie – Collège de France) HAROUEL Jean-Louis (professeur émérite d’Histoire du Droit – Université de Paris II-Panthéon-Assas) HECKETSWEILER Laurent (maître de conférences d’Histoire du Droit – Université de Montpellier I) HELMIS Andréas (professeur d’Histoire du Droit – Université d’Athènes) HOCQUELLET Jean-Pierre (inspecteur pédagogique régional de Lettres – Académie de Bordeaux) JAULIN Arnaud (maître de conférences d’Histoire du Droit – Université de Brest) KAIROUANI Ali (professeur assistant à la FSJES de Rabat) KASPARIAN Burt (maître de conférences d’Histoire du Droit – Université de La Rochelle) LOBRANO Giovanni (directeur du département de Sciences juridiques – Université de Sassari) MAZOYER Michel (professeur de Langues anciennes – Université de Paris I Sorbonne)
Méditerranées – Conseil d’administration
MEHDI Rostane (professeur de droit public – Université d’Aix-Marseille et Collègue européen de Gand) MICHEL Cécile (directeur de recherches au CNRS) MORIN Michel (professeur de Droit civil - Université de Montréal) OULAJ Lahcen (professeur d’Économie – Université Mohamed V de Rabat) PERICART Jacques (professeur d’Histoire du Droit – Université de Limoges) PREVOST Xavier (professeur d’Histoire du Droit – Université de Bordeaux) PROTOPAPAS Maria (directeur de recherche au centre de recherche sur la philosophie grecque – Académie d’Athènes) QUENET Maurice (Conseiller d’État honoraire) SAADE Leila (professeur de Droit privé – Université libanaise) SEDJARI Ali (professeur de Droit public – Université Mohamed V de Rabat) STURMEL Philippe (maître de conférences d’Histoire du Droit – Université de La Rochelle) TANEV Constantin (professeur d’Histoire du Droit – Université de Sofia) TZITZIS Stamatios (directeur de recherches au CNRS) YOUNI Maria (doyenne de la faculté de Droit – Université de Komotini)
Bureau de l’association
Président : Jacques BOUINEAU (Professeur émérite d’Histoire du Droit – CEIR – La Rochelle Université) Vice-président : Hassan ABD EL-HAMID (Professeur d’Histoire et de Philosophie du Droit Université « Aïn Shams » - Le Caire) Secrétaire : Ahmed DJELIDA (Maître de conférences d’Histoire du Droit – Université de Reims-Champagne-Ardenne) Secrétaire-adjoint : Mohamed NABOUT (doctorant en Philosophie du Droit – La Rochelle Université) Trésorier : Philippe STURMEL (Maître de conférences d’Histoire du Droit - La Rochelle Université) Trésorier-adjoint : Benjamin GALERAN (Doctorant en Histoire du Droit –La Rochelle Université) Chargé de communication : Kevin HENOCQ (Doctorant en Histoire du Droit – La Rochelle Université) Chargé de la publication : Anthony CRESTINI (Enseignant-chercheur contractuel d’Histoire du Droit – La Rochelle Université)
Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]
L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]
L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]
L’Harmattan Congo 67, boulevard Denis-Sassou-N’Guesso BP 2874 Brazzaville [email protected] L’Harmattan Mali ACI 2000 - Immeuble Mgr Jean Marie Cisse Bureau 10 BP 145 Bamako-Mali [email protected] L’Harmattan Togo Djidjole – Lomé Maison Amela face EPP BATOME [email protected] L’Harmattan Côte d’Ivoire Résidence Karl – Cité des Arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan [email protected]
Nos librairies en France Librairie internationale 16, rue des Écoles 75005 Paris [email protected] 01 40 46 79 11 www.librairieharmattan.com
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Ce volume traite sous plusieurs aspects des rapports entre la domination économique et sociale et l’Antiquité comme période historique ou comme référence.
Jacques Bouineau
Aspects sociaux et économiques
Sous la direction de
Domination et Antiquité
Entre la publication de 2020 sur les aspects politicoéconomiques de la domination et celle qui suivra sur les aspects culturels, un complément est ici apporté sur les aspects sociaux et économiques de la domination.
Ont également contribué à ce volume : Raphaël Nicolle, Charles Guittard, Alheydis Plassmann, Thérence Carvalho, Philippe Sturmel, Éric Gasparini.
Domination et Antiquité
Aspects sociaux et économiques
Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, professeur émérite d’histoire du droit, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris X-Nanterre, La Rochelle, et en délégation au Caire. Directeur du CEIR, il est également président de l’association Méditerranées.
Jacques Bouineau
Aspects sociaux et économiques Domination et Antiquité
Cet ouvrage est notamment issu des communications prononcées durant le cycle de conférences du CEIR ayant eu lieu au cours de l’année 2020-2021.
Sous la direction de
ISBN : 978-2-343-24743-4
23,50 €
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