Cartographies littéraires du Brésil actuel: Espaces, acteurs et mouvements sociaux (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition) 9782875743596, 9783035266375

Cette cartographie de la production littéraire brésilienne actuelle révèle des dynamiques spatiales originales, en rappo

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Table des matières
Remerciements
Présentation
I. Le Brésil conjugué au présent : faits sociaux et pratiques discursives
Le récit brésilien contemporain : des anthologies et des tendances
Écriture de la mémoire traumatique
Intimité et corrosion : narrateurs et récits d’une mémoire (historique) introjectée
Kaddich pour une disparue sous la dictature : K. de Kucinski
Dictature et mémoire : Soledad no recife et la reconstitution littéraire de l’histoire
Temps mort, quand la dictature n’en finit jamais
La fiction et La fictionniste, de Godofredo de Oliveira Neto
Constructions de portraits de la nation
Chico Buarque et le Brésil
Mémorialisme et fiction au Brésil contemporain
La judéité dans Diario da queda, de Michel Laub : la Shoah, les rites et la transmission
Luanda Beira Bahia : esprit du lieu, mémoire, fiction
Portraits de la nation dans Récit d’un certain Orient et Deux frères de Milton Hatoum
Étude de la dialectique national/universel dans quatre romans brésiliens contemporains
Migrations, identité et discours littéraire dans l’œuvre de Luiz Ruffato
Écriture de soi et histoire
Écriture de soi et histoire dans la littérature contemporaine
Trames et flux de la métafiction de Ana Miranda – Semíramis
« Sou uma mulher do século xix, disfarçada em século xx » : canon et marginalité poétique chez Ana Cristina Cesar
En suivant le fil de nos ancêtres. La resignification textuelle des écrivaines tisseuses actuelles : Colasanti, Hilst, Leonardos et Prado
Voix et silence dans la poésie de Ferreira Gullar : graphies du moi et de la ville
II. Topologie imaginaire de l’espace brésilien
Historicité de l’espace et identités culturelles
Historicité de l’espace dans l’œuvre de Milton Hatoum
Du Relato de um certo Oriente aux Orfãos do Eldorado : traversée à rebours dans l’identité territoriale brésilienne
Un centaure brésilien dans le paysage de São Paulo
Amérindiens et Noirs dans l’espace de la représentation
Entre forêt et ville : le roman contemporain brésilien et le non-lieu des Amérindiens
La ville ou la perte de l’oikos dans Cinzas do Norte de Milton Hatoum et Habitante irreal de Paulo Scott
Quel avenir pour la poésie noire au Brésil. « Cadernos Negros », entre reproduction mimétique et renouvellement esthétique : pour une intertextualité afro-luso-brésilienne
Mémoire et stratégies du biopouvoir dans les transformations sociales : repositionnement du discours littéraire au Brésil
Formes symboliques de l’urbain
Littérature brésilienne contemporaine : isolement et exclusion dans la favela
La représentation du milieu urbain dans Ninguém é inocente em São Paulo de Ferréz
Analyse de l’écriture carcérale brésilienne contemporaine
Rap, littérature marginale et mouvements sociaux dans le Brésil actuel : la rue comme espace médiateur de conflits
Violence dans l’espace urbain : le vol à main armée en tant que fracture des relations intersubjectives
Du roman noir au roman autobiographique : variations de la représentation de l’urbain dans la fiction de Rubem Fonseca
Goiânia imaginaire : la ville, ses tons, ses temps à la croisée du paysage et de la littérature
Cartographie subjective et langage dans Os cordeiros do abismo
La Caruaru de Nelson Barbalho : nouvelles symboliques de l’urbain au XXe siècle
Lieux emblématiques de l’espace brésilien : sertão, frontières, Amazonie
Le sertão et la ville dans la fiction contemporaine
Campagne et roman au Brésil : entre le locus amoenus et le locus terribilis
Le sertão : espace social et poétique chez Guimarães Rosa
Le sertão, une réinvention poétique chez Ariano Suassuna
Littérature des frontières et frontière des littératures : Aldyr Garcia Schlee
Aux frontières du Mato Grosso : les traces de la langue dans les scènes de violence
Entre les remous de l’imaginaire et les houles du réel : Un regard sur la littérature amazonienne brésilienne dans la contemporanéité
Déambulations et regards internes et externes dans la poésie de l’Amazonie brésilienne : Vicente Franz Cecim versus Raul Bopp (Ligia Chiappini)
Notes sur les auteurs
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Cartographies littéraires du Brésil actuel: Espaces, acteurs et mouvements sociaux (Trans-Atlántico / Trans-Atlantique) (French Edition)
 9782875743596, 9783035266375

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Centrée sur les rapports entre faits sociaux et pratiques discursives d’une part et l’imaginaire de l’espace brésilien d’autre part, cette cartographie littéraire du Brésil offre ainsi au public de langue française un témoignage de la diversité et du bouillonnement qui caractérisent aussi bien le domaine de la création que celui de la critique littéraire brésilienne.

Rita Olivieri-Godet est professeur de littérature brésilienne à l’Université Rennes 2, membre de l’équipe de Recherche ERIMIT et membre senior de l’Institut Universitaire de France. Elle a publié entre autres : L’altérité amérindienne dans la fiction contemporaine des Amériques (Presses de l’Université Laval, 2015) ; João Ubaldo Ribeiro : littérature brésilienne et constructions identitaires (PUR, 2005) ; La littérature brésilienne contemporaine (codirection avec Andrea Hossne, PUR, 2007). ISBN 978-2-87574-359-6

P.I.E. Peter Lang Bruxelles

Cartographies littéraires du Brésil actuel Rita Olivieri-Godet (dir.)

Les différentes études visent à préciser les mutations thématiques et formelles qui inaugurent de nouveaux enjeux esthétiques et repositionnent le discours littéraire dans ses façons de voir, d’évoquer et d’interpréter des espaces, des acteurs et des mouvements sociaux. De quel(s) Brésil(s) cette production parle-t-elle ? Quelles images du Brésil saisit-elle et engendret-elle ? Quels paysages réels et imaginaires privilégie-t-elle du Brésil ? A quelles modalités thématiques et formelles a-t-elle recours pour dire et (re)signifier le présent ? De quelles stratégies particulières la littérature brésilienne dispose-t-elle pour intervenir dans le discours social de son temps (inscription, dialogue, transgression de la convention sociale) ?

Cartographies littéraires du Brésil actuel Espaces, acteurs et mouvements sociaux

Trans-Atlántico Literaturas

P.I.E. Peter Lang

Cette cartographie de la production littéraire brésilienne actuelle révèle des dynamiques spatiales originales, en rapport avec l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements sociaux, et donne une vision panoramique des tendances de cette production tout en scrutant chacun des éléments qui participent à la définition de ses contours.

Rita Olivieri-Godet (dir.)

P.I.E. Peter Lang www.peterlang.com

P.I.E. Peter Lang

Centrée sur les rapports entre faits sociaux et pratiques discursives d’une part et l’imaginaire de l’espace brésilien d’autre part, cette cartographie littéraire du Brésil offre ainsi au public de langue française un témoignage de la diversité et du bouillonnement qui caractérisent aussi bien le domaine de la création que celui de la critique littéraire brésilienne.

Rita Olivieri-Godet est professeur de littérature brésilienne à l’Université Rennes 2, membre de l’équipe de Recherche ERIMIT et membre senior de l’Institut Universitaire de France. Elle a publié entre autres : L’altérité amérindienne dans la fiction contemporaine des Amériques (Presses de l’Université Laval, 2015) ; João Ubaldo Ribeiro : littérature brésilienne et constructions identitaires (PUR, 2005) ; La littérature brésilienne contemporaine (codirection avec Andrea Hossne, PUR, 2007).

P.I.E. Peter Lang Bruxelles

Cartographies littéraires du Brésil actuel Rita Olivieri-Godet (dir.)

Les différentes études visent à préciser les mutations thématiques et formelles qui inaugurent de nouveaux enjeux esthétiques et repositionnent le discours littéraire dans ses façons de voir, d’évoquer et d’interpréter des espaces, des acteurs et des mouvements sociaux. De quel(s) Brésil(s) cette production parle-t-elle ? Quelles images du Brésil saisit-elle et engendret-elle ? Quels paysages réels et imaginaires privilégie-t-elle du Brésil ? A quelles modalités thématiques et formelles a-t-elle recours pour dire et (re)signifier le présent ? De quelles stratégies particulières la littérature brésilienne dispose-t-elle pour intervenir dans le discours social de son temps (inscription, dialogue, transgression de la convention sociale) ?

Cartographies littéraires du Brésil actuel Espaces, acteurs et mouvements sociaux

Trans-Atlántico Literaturas

P.I.E. Peter Lang

Cette cartographie de la production littéraire brésilienne actuelle révèle des dynamiques spatiales originales, en rapport avec l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements sociaux, et donne une vision panoramique des tendances de cette production tout en scrutant chacun des éléments qui participent à la définition de ses contours.

Rita Olivieri-Godet (dir.)

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P.I.E. Peter Lang

Cartographies littéraires du Brésil actuel Espaces, acteurs et mouvements sociaux

P.I.E. Peter Lang Bruxelles Bern Berlin Frankfurt am Main New York Oxford Wien 











Rita Olivieri-Godet (dir.)

Cartographies littéraires du Brésil actuel Espaces, acteurs et mouvements sociaux

Trans-Atlántico Literaturas Vol. 14

Ce livre a reçu le soutien de l’Institut universitaire de France et de l’ERIMIT – Équipe de Recherches Interlangues « Mémoires, Identités, Territoires » –, de l’Université Rennes 2, grâce auquel cette publication a été rendue possible.

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite. Tous droits réservés.

© P.I.E. Peter Lang s.a. éditions scientifiques internationales

Bruxelles, 2016 1 avenue Maurice, B-1050 Bruxelles, Belgique www.peterlang.com ; [email protected]

ISSN 2033-6861 ISBN 978-2-87574-359-6 eISBN 978-3-0352-6637-5 D/2016/5678/56 Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Bibliothek » « Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche Nationalbibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site .

Table des matières Remerciements...................................................................................... 11 Présentation........................................................................................... 13 Rita Olivieri-­Godet

I. Le Brésil conjugué au présent : faits sociaux et pratiques discursives Le récit brésilien contemporain : des anthologies et des tendances..................................................................................... 25 Ivete Lara Camargos Walty

Écriture de la mémoire traumatique Intimité et corrosion : narrateurs et récits d’une mémoire (historique) introjectée......................................................................... 43 Andrea Saad Hossne Kaddich pour une disparue sous la dictature : K. de Kucinski....................................................................................... 59 Eurídice Figueiredo Dictature et mémoire : Soledad no recife et la reconstitution littéraire de l’histoire............................................................................ 71 José Antonio Spinelli Temps mort, quand la dictature n’en finit jamais.............................. 85 Priscila Matsunaga La fiction et La fictionniste, de Godofredo de Oliveira Neto............. 99 José Luís Jobim

Constructions de portraits de la nation Chico Buarque et le Brésil.................................................................. 107 Ana Maria Clark Peres Mémorialisme et fiction au Brésil contemporain............................. 117 Maria Elizabeth Chaves de Mello La judéité dans Diario da queda, de Michel Laub : la Shoah, les rites et la transmission.................................................. 123 Ilana Heineberg 7

Luanda Beira Bahia : esprit du lieu, mémoire, fiction..................... 133 Reheniglei Rehem Portraits de la nation dans Récit d’un certain Orient et Deux frères de Milton Hatoum...................................................... 139 Sandra Assunção Étude de la dialectique national/universel  dans quatre romans brésiliens contemporains................................. 155 Gisele Novaes Frighetto Migrations, identité et discours littéraire dans l’œuvre de Luiz Ruffato.................................................................................... 171 Dominique Stoenesco

Écriture de soi et histoire Écriture de soi et histoire dans la littérature contemporaine......... 187 Cleudemar Alves Fernandes Trames et flux de la métafiction de Ana Miranda – Semíramis...... 201 Rubens Edson Alves Pereira et Elvya Shirley Ribeiro Pereira « Sou uma mulher do século xix, disfarçada em século xx » : canon et marginalité poétique chez Ana Cristina Cesar................. 217 Giulia Manera En suivant le fil de nos ancêtres. La resignification textuelle des écrivaines tisseuses actuelles : Colasanti, Hilst, Leonardos et Prado................................................................................................ 229 Luciana Eleonora de F. Calado Deplagne Voix et silence dans la poésie de Ferreira Gullar : graphies du moi et de la ville.............................................................. 243 Ilca Vieira de Oliveira

II. Topologie imaginaire de l’espace brésilien Historicité de l’espace et identités culturelles Historicité de l’espace dans l’œuvre de Milton Hatoum................. 265 Mireille Garcia Du Relato de um certo Oriente aux Orfãos do Eldorado : traversée à rebours dans l’identité territoriale brésilienne............. 275 Antoine Kauffer

8

Un centaure brésilien dans le paysage de São Paulo....................... 289 Ana Maria Chiarini

Amérindiens et Noirs dans l’espace de la représentation Entre forêt et ville : le roman contemporain brésilien et le non-­lieu des Amérindiens........................................................... 299 Rita Olivieri-­Godet La ville ou la perte de l’oikos dans Cinzas do Norte de Milton Hatoum et Habitante irreal de Paulo Scott...................... 313 Cécile Sidery-­Jacquey Quel avenir pour la poésie noire au Brésil. « Cadernos Negros », entre reproduction mimétique et renouvellement esthétique : pour une intertextualité afro-­luso-brésilienne............. 325 Soraya Lani Mémoire et stratégies du biopouvoir dans les transformations sociales : repositionnement du discours littéraire au Brésil............ 341 Antônio Fernandes Júnior et Kátia Menezes de Sousa

Formes symboliques de l’urbain Littérature brésilienne contemporaine : isolement et exclusion dans la favela................................................................... 357 Rogério Santana La représentation du milieu urbain dans Ninguém é inocente em São Paulo de Ferréz..................................................... 365 Suely Leite Analyse de l’écriture carcérale brésilienne contemporaine............ 379 Maria Rita Sigaud Soares Palmeira Rap, littérature marginale et mouvements sociaux dans le Brésil actuel : la rue comme espace médiateur de conflits.............. 385 Volnei José Righi Violence dans l’espace urbain : le vol à main armée en tant que fracture des relations intersubjectives....................................... 395 Valeria Aparecida de Souza Machado Du roman noir au roman autobiographique : variations de la représentation de l’urbain dans la fiction de Rubem Fonseca........ 407 Marina Silveira De Melo Goiânia imaginaire : la ville, ses tons, ses temps à la croisée du paysage et de la littérature........................................ 421 Valéria Cristina Pereira da Silva

9

Cartographie subjective et langage dans Os cordeiros do abismo........................................................................ 439 Júlio César Suzuki et Angelita Pereira de Lima La Caruaru de Nelson Barbalho : nouvelles symboliques de l’urbain au XXe siècle.................................................................... 453 Eliana Calado

Lieux emblématiques de l’espace brésilien : sertão, frontières, Amazonie Le sertão et la ville dans la fiction contemporaine........................... 469 Analice de Oliveira Martins Campagne et roman au Brésil : entre le locus amœnus et le locus terribilis............................................................................... 479 Gustavo Arnt Le sertão : espace social et poétique chez Guimarães Rosa............ 487 Telma Borges et Rayanne Cardoso Le sertão, une réinvention poétique chez Ariano Suassuna............ 503 Roseli Bodnar Littérature des frontières et frontière des littératures : Aldyr Garcia Schlee............................................................................ 513 Jean-­Yves Mérian Aux frontières du Mato Grosso : les traces de la langue dans les scènes de violence.................................................................. 527 Rosana Cristina Zanelatto Santos Entre les remous de l’imaginaire et les houles du réel : Un regard sur la littérature amazonienne brésilienne dans la contemporanéité................................................. 537 Itamar Rodrigues Paulino Déambulations et regards internes et externes dans la poésie de l’Amazonie brésilienne : Vicente Franz Cecim versus Raul Bopp............................................ 553 Ligia Chiappini Notes sur les auteurs........................................................................... 571

10

Remerciements Ce livre a reçu le soutien de l’Institut universitaire de France et de l’ERIMIT – Équipe de Recherches Interlangues « Mémoires, Identités, Territoires » –, de l’Université Rennes 2, grâce auquel cette publication a été rendue possible. J’adresse mes plus vifs remerciements : à tous les collègues qui ont collaboré à cet ouvrage collectif ; à Janine Houard, Pascal Reuillard et Dominique Stoenesco pour leur travail de traduction et de révision ; à Orianne Guy pour son travail de relecture et de mise en page du manuscrit ; à Yann Aubin, responsable de la Cellule Recherche de l’UFR Langues de l’Université Rennes 2, pour sa participation efficace aux démarches administratives.

11

Présentation Rita Olivieri-­Godet Établir une cartographie de la production littéraire brésilienne actuelle, tout en mettant en évidence des dynamiques spatiales originales en rapport avec l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements sociaux, constitue l’objectif principal de cet ouvrage. Il est issu d’une sélection de communications présentées dans le cadre du colloque homonyme Cartographies littéraires du Brésil actuel : espaces, acteurs et mouvements sociaux, organisé par l’Équipe de Recherches Interlangues « Mémoires, Identités, Territoires » – ERIMIT (E.A. 4327) de l’Université européenne de Bretagne – Rennes 2, en novembre 2014, avec le soutien de l’Institut universitaire de France, de l’Institut des Amériques de Rennes, de Rennes Métropole et de la Région Bretagne. Colloque et ouvrage s’inscrivent dans le prolongement d’une féconde collaboration entre des universités françaises et brésiliennes qui a donné lieu, depuis une quinzaine d’années, à plusieurs publications en français dans le domaine de la critique littéraire, parmi lesquelles La littérature brésilienne contemporaine1, premier ouvrage publié en France consacré à l’analyse d’un corpus littéraire brésilien actuel. La constitution d’une telle cartographie permet d’une part d’avoir une ample vision des tendances de cette production et d’autre part de scruter chacun des éléments qui participent à la définition de ses contours. Elle témoigne, toutefois, de la diversité et du bouillonnement qui caractérisent aussi bien le domaine de la création que celui de la critique littéraire, tout en constituant un apport non négligeable pour le lecteur qui s’intéresse aux scénarios complexes et multiples du système littéraire brésilien. Élaborée à partir d’un fil conducteur précis qui confère une cohérence à l’ensemble, cette cartographie littéraire du Brésil actuel n’a pas la prétention d’être exhaustive, et pour cause. Dans un pays aux dimensions continentales, avec des inégalités régionales criantes, y compris dans le domaine culturel, le plus honnête est d’assumer l’incomplétude d’une telle représentation cartographique et d’envisager ce recueil d’articles comme autant de pistes fournies par des chercheurs confirmés et de jeunes chercheurs appartenant à des horizons culturels divers, rattachés à plus d’une vingtaine d’universités,

1

La littérature brésilienne contemporaine : de 1970 à nos jours, sous la direction de Rita Olivieri-­Godet et Andrea Hossne, Presses universitaires de Rennes, 2007.

13

Cartographies littéraires du Brésil actuel

en France, en Allemagne et au Brésil. En ce qui concerne le Brésil, cette diversité institutionnelle est représentative de l’ensemble de ses régions. Quant à la diversité culturelle, elle est certainement le garant du croisement de points de vue multiples, essentiel à la constitution d’une cartographie littéraire. Elle se manifeste également dans le choix des genres littéraires qui comprennent aussi bien des textes romanesques, poétiques, dramatiques, que des contes, des nouvelles, des chroniques, des récits de voyages, ou encore des paroles de chansons de la MPB (Musique populaire brésilienne) et du rap. Une majorité des analyses est consacrée aux textes romanesques. D’une certaine façon, ce choix correspond à l’engouement que le public lecteur, les maisons d’édition, les événements littéraires et la critique universitaire manifestent à l’égard de la fiction, malgré l’existence d’une tradition poétique de qualité et l’émergence, au niveau local, de nouvelles voix poétiques. Les contributions ici regroupées esquissent un profil de la production littéraire brésilienne au cours des cinquante dernières années. Cette période charnière, du point de vue des transformations historiques, sociales et politiques, recouvre des phénomènes complexes et contradictoires : aussi bien la dictature militaire que le processus de redémocratisation du pays ; l’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs et les bouleversements engendrés par le nouvel ordre global du capitalisme ; de graves convulsions sociales et l’émergence du Brésil sur la scène internationale en tant que puissance économique. Le choix de cette période ouvre la possibilité de mettre en perspective la production actuelle de la littérature brésilienne confrontée à de nouvelles facettes politiques et sociétales du pays et à de nouveaux projets, en tenant compte de son passé récent. Les différentes études réunies dans cet ouvrage cherchent à préciser les mutations thématiques et formelles qui inaugurent de nouveaux enjeux esthétiques et repositionnent le discours littéraire. L’examen de la production littéraire brésilienne privilégie ses façons de voir, d’évoquer et d’interpréter des espaces, des acteurs et des mouvements sociaux. De quel(s) Brésil(s) cette production parle-­t-elle ? Quelles images du Brésil saisit-­elle et engendre-­t-elle ? Quels paysages réels et imaginaires privilégie-­t-elle du Brésil ? À quelles modalités thématiques et formelles a-­t-elle recours pour dire et (re)signifier le présent ? De quelles stratégies particulières la littérature brésilienne dispose-­t-elle pour intervenir dans le discours social de son temps (inscription, dialogue, transgression de la convention sociale) ? Ces questions traversent les articles et confortent une certaine perspective qui envisage le texte littéraire en tant qu’espace dialogique, carrefour où se croisent et coexistent des échos de la vaste rumeur du monde. Elles exigent une approche critique ouverte au dialogue avec les sciences humaines et sociales en tenant compte des rapports entre faits sociaux, pratiques discursives et représentations littéraires. 14

Présentation

Pour structurer le débat autour de ces questions et contribuer à élaborer un large éventail susceptible d’éclairer les enjeux de la production littéraire brésilienne récente, l’ouvrage privilégie deux grands axes de réflexion autour desquels les contributions s’articulent.

Le Brésil conjugué au présent : faits sociaux et pratiques discursives Un premier axe, centré sur les rapports entre faits sociaux et pratiques discursives, porte sur l’examen de l’inscription dans le récit des mutations sociétales, mémorielles et identitaires de l’histoire récente du Brésil. L’article d’Ivete WALTY qui inaugure cet ouvrage poursuit cet objectif lorsqu’il se consacre à ébaucher, à travers l’analyse de trois anthologies – Littérature marginale, talents de l’écriture périphérique, de Ferréz (2005), Granta : les meilleurs jeunes écrivains brésiliens, de Roberto Feith et Marcelo Ferroni (2012), et Génération sous zéro : 20 auteurs congelés par la critique, mais adorés par les lecteurs, de Felipe Pena (2012)2 –, les tendances du récit brésilien contemporain en rapport avec les critères de valeur qui les sous-­tendent. Plusieurs contributions s’attachent à examiner l’écriture de la mémoire traumatique de la dictature militaire en se penchant sur une génération d’écrivains « qui porte en elle les marques indélébiles de l’écrasement orchestré par cette dictature » (José Antônio SPINELLI) et relève le défi d’écrire sur ce traumatisme, en établissant, parfois, comme le démontre Eurídice FIGUEIREDO dans son analyse de K. de Kucinski, la relation entre la Shoah et la dictature militaire brésilienne. La mémoire de la Shoah est également évoquée dans l’analyse d’Ilana HEINEBERG sur Diário da queda de Michel Laub. Au-­delà de leur valeur de témoignage, les chercheurs soulignent les procédés esthétiques auxquels les écrivains font appel pour écrire le trauma et pour dévoiler la persistance des marques d’autoritarisme dans les relations sociales et politiques (Priscila MATSUNAGA). Ce sont d’ailleurs ces « traces repérables au sein même du domaine du langage ou de la construction de la phrase », qui attirent l’attention d’Andrea HOSSNE lorsqu’elle se penche sur les récits de F. Bonassi, B. Kucinski et J. R. Terron, auteurs « nés aux alentours du coup d’État civil et militaire de 1964, [qui] ont eu leur formation contaminée par les traces de la dictature à un niveau plus quotidien, plus habituel, et apparemment moins traumatisant, légèrement en dessous de la ligne visible qui les distingue des récits, 2



FERRÉZ (org.), Literatura marginal : talentos da escrita periférica, Rio de Janeiro : Agir, 2005 ; FEITH, R., FERRONI, M., Granta, Os melhores jovens escritores brasileiros, Rio de Janeiro : Alfaguara, n° 9, 2012 ; PENA, F. (org.), Geração subzero : 20 autores congelados pela crítica mas adorados pelos leitores, São Paulo : Record, 2012.

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Cartographies littéraires du Brésil actuel

des témoignages et de la fiction autobiographique des torturés, prisonniers politiques, militants et ex-­militants, familles de disparus » (HOSSNE). Les récits de la mémoire récente de la nation brésilienne, analysés dans cet ouvrage – de la dictature militaire à l’évocation des mouvements sociaux qui ont traversé le Brésil pendant la dernière décennie – partagent pour la plupart leur adhésion au caractère métadiscursif et autoréférentiel du discours fictionnel. Cela est aussi vrai pour le roman A ficcionista [La fictionniste], de Godofredo de Oliveira Neto dont le protagoniste Nikki « exprime ce malaise diffus du statu quo présent dans les manifestations de 2013 au Brésil » (JOBIM). D’autres portraits de la nation brésilienne se profilent dans des œuvres qui interrogent les processus de construction nationale et de construction des identités culturelles en tissant des liens entre mémoire collective et individuelle, mobilités sociales, histoire et fiction que l’on peut observer dans les travaux suivants : Maria Elizabeth CHAVES DE MELO sur la mémoire dans le roman Leite derramado [Quand je sortirai d’ici] de Chico Buarque de Hollanda ; Ana Maria CLARK PERES sur la « brésilianité » dans l’œuvre du compositeur et du romancier Chico Buarque de Hollanda ; Sandra ASSUNÇÃO sur la figure de l’immigré libanais au centre d’une représentation identitaire de la nation dans Relato de um certo Oriente [Récit d’un certain Orient] et Dois irmãos [Deux frères] de Milton Hatoum ; Reheniglei REHEM sur la perception sensible des espaces et l’imagination créatrice sur des villes dans le roman Luanda Beira Bahia d’Adonias Filho. La réflexion sur les flux migratoires et le développement national inégal est au centre des œuvres de Milton Hatoum et Luiz Ruffato, comme le démontre Gisele FRIGHETTO dans son étude qui comprend également des romans de Michel Laub et Bernardo Carvalho en faisant ressortir les procédés propres à chaque écrivain. Dans sa lecture de l’œuvre de Luiz Ruffato, Dominique STOENESCO s’attache aux mobilités sociales, mémorielles et identitaires en mettant en avant la représentation du rôle central de pôle d’attraction dans le processus de migration, exercé par la ville de São Paulo, à travers l’analyse « de la série de cinq volumes intitulée “L’Enfer provisoire” [dont le projet] était de réaliser une vaste fresque sur les classes ouvrières brésiliennes, depuis les années 1950-60 jusqu’au début du XXIe siècle » et de la référence incontournable au roman Eles eram muitos cavalos [Tant et tant de chevaux]. Par la représentation des flux migratoires d’individus isolés ou de groupes d’individus, ces récits de migration entremêlent mémoire, histoire et constructions d’identités culturelles. Centrés sur la confrontation avec l’altérité et sur le phénomène de déterritorialisation du sujet, ils mettent à nu les mutations qui s’opèrent chez l’individu au niveau du sentiment d’appartenance dû à l’expérience, souvent douloureuse, de la « terre promise ». 16

Présentation

Parmi les travaux qui proposent de traiter les rapports entre écriture de soi et histoire, celui de Cleudemar A. FERNANDES est dédié aux chroniques Nas trilhas do tempo [Sur les sentiers du temps] de Braz José Coelho qui « révèlent l’inscription du sujet dans des espaces d’énonciation et dans des domaines de mémoire – l’écriture de soi signifiant l’inscription du sujet dans l’historique et son reflet ». L’article de Rubens E. A. PEREIRA et Elvya S. R. PEREIRA dévoile, dans sa première partie, les liens entre l’histoire littéraire et la mémoire culturelle dans l’univers singulier d’Anna Miranda, marqué par l’inscription des poétiques de l’Autre, « des trames et des poétiques perçues comme un devenir de soi-­même, de sa propre écriture » (PEREIRA) avant de se consacrer, dans une deuxième partie, à une lecture de son roman Semíramis. Giulia MANERA choisit de présenter une autre voix féminine singulière, celle d’Ana Cristina César, en levant le voile sur les éléments qui participent à sa diction poétique personnelle, sans perdre de vue les contextes artistique et politique dans lesquels elle émerge, celui de la poesia marginal et de la dictature militaire. Le travail de Luciana CALADO s’attache à examiner quatre écrivaines contemporaines, Hilda Hilst, Stella Leonardos, Marina Colasanti et Adélia Prado, dont les œuvres entrelacent subjectivité créatrice et mémoire collective. La tension entre poésie et silence se révèle de façon inattendue dans le recueil Muitas vozes [Plusieurs voix] de Ferreira Gullar. Cette œuvre témoigne d’une transformation dans son écriture, comme le démontre Ilca VIEIRA DE OLIVEIRA pour qui cette inflexion consiste, fondamentalement, à épurer la matière politique en faveur d’une « poésie réflexive et méditative du poète, dont le thème du silence se transforme en matière poétique ».

Topologie imaginaire de l’espace brésilien Le deuxième axe qui se dégage de cet ouvrage s’organise, prioritairement, autour d’une topologie imaginaire de l’espace brésilien, l’espace littéraire étant ici envisagé dans le sens de la représentation (espace perçu) et de la production de sens, tout en tenant compte des enjeux mémoriaux, historiques et identitaires. Deux études consacrées à l’œuvre de Milton Hatoum ouvrent le débat autour de l’historicité de l’espace et de la représentation de référents culturels qui façonnent un espace identitaire. Mireille GARCIA interroge l’historicité de l’espace dans les trois premiers romans de Milton Hatoum qui couvrent une large période de l’histoire amazonienne allant « de la “Belle Époque” de faste du caoutchouc aux échos de la Première Guerre mondiale, en passant par la dictature militaire, jusqu’à la modernisation de la région et l’expansion du capitalisme ». Antoine KAUFFER propose « un questionnement d’une certaine identité géo-­culturelle brésilienne » dans le premier et le dernier roman en date de l’auteur, respectivement Relato 17

Cartographies littéraires du Brésil actuel

de um certo Oriente [Récit d’un certain Orient] et Orfãos do Eldorado [Orphelins de l’Eldorado], en pointant leurs différences au regard des modalités de représentation de l’identité culturelle brésilienne en lien avec l’espace géographique. Aussi, dans O centauro no jardin [Le centaure dans le jardin] de Moacyr Scliar, il est question de représentation des identités culturelles, comme le démontre l’étude d’Ana Maria CHIARINI sur l’allégorie de l’ambivalence identitaire du protagoniste Guedali, créature mi-­homme, mi-­cheval, fils de juifs russes né dans le sud du Brésil, dont le parcours tisse des liens avec la vie d’immigrants juifs et de leurs descendants dans la ville de São Paulo. Un ensemble assez représentatif des études ici rassemblées questionne l’espace d’énonciation dans le système littéraire brésilien. Ces travaux s’intéressent au bouleversement et au déplacement du texte national en rapport avec l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements sociaux, qui se manifestent par l’inclusion, dans le système littéraire brésilien, de nouvelles voix issues de la périphérie de grandes métropoles ; de textualités ethniques ; de figurations de personnages subalternes, en marge de l’histoire et de la société. Ces éléments engendrent une nouvelle dynamique symbolique qui renouvelle les lettres brésiliennes tout en exposant ses contradictions, en élargissant le marché littéraire conventionnel et en rendant plus complexe et multiple l’imaginaire sur la nation. Bien que la circulation des textualités amérindiennes dans l’espace littéraire brésilien en soit encore à ses débuts, la figure de l’Amérindien en tant qu’instance d’altérité apparaît dans plusieurs récits, de façon récurrente, depuis la décennie 1990 ; en la ramenant vers notre contemporanéité, elle détonne avec la tradition littéraire romantique qui la refoule dans le passé. L’émergence de l’Amérindien comme acteur social dans l’histoire récente du pays engendre une réflexion sur les problèmes posés par la cohabitation entre les sociétés amérindiennes et brésilienne, comme dans le roman de Paulo Scott, Habitante irreal [Habitant irréel], auquel Rita OLIVIERI-­GODET consacre son article. Elle souligne le choix fait par le roman d’exposer le non-­lieu des Amérindiens, dans l’espace national brésilien, qui se manifeste dans les conditions précaires d’habitabilité territoriale et psychique qui leur sont imposées. L’étude de Cécile SIDERY-­ JACQUEY interroge, par le biais d’une analyse centrée sur une perspective comparatiste entre les parcours identitaires de deux personnages métis d’origine amérindienne – Donato dans Habitante irreal et Mundo dans Cinzas do Norte [Cendres d’Amazonie] de Milton Hatoum –, les relations interculturelles et interethniques en rapport avec le cadre spatial des villes dans lesquels les personnages évoluent. Soraya LANI s’intéresse aux rapports entre le mouvement noir au Brésil et la production littéraire à l’initiative d’écrivains issus de cette minorité 18

Présentation

ethnique, en brossant tout d’abord un large portrait sur le sujet avant de se pencher sur l’analyse de la célèbre anthologie Cadernos Negros [Cahiers noirs]. Cette anthologie est à l’origine d’un mouvement qui rompt « le rythme irrégulier des productions éparses et individuelles, inaugurant le cycle des projets collectifs de longue durée dans lequel littérature et mouvement noir seront intimement et explicitement liés » (LANI). C’est dans un contexte récent d’essor de la littérature afro-­brésilienne que surgit, en 2010, une polémique assez vive autour de l’ouvrage Caçadas de Pedrinho [Les chasses de Petit Pierre] de Monteiro Lobato, publié en 1933, accusé d’être un ouvrage raciste par certains représentants du mouvement noir. L’examen de cet incident, qui a fait monter au créneau les spécialistes de Lobato, est le sujet de la contribution d’Antônio FERNANDES JÚNIOR et Kátia M. DE SOUSA. Plusieurs études s’intéressent aux nouvelles formes symboliques de l’urbain et s’attachent à l’analyse des dynamiques des métropoles et de leurs espaces d’hybridation et d’exclusion, au rapport du sujet à l’espace public ainsi qu’aux tensions entre l’espace de la ville et l’espace national. Rogério SANTANA, dans son travail, soutient la thèse selon laquelle « des valeurs de la dynamique culturelle du régionalisme rural font partie d’une littérature de favela » ; Suely LEITE problématise la représentation de la violence urbaine et des espaces dits marginaux au travers de la lecture de Ninguém é inocente em São Paulo [Personne n’est innocent à São Paulo] de Ferréz ; Maria Rita S. S. PALMEIRA s’attache à établir les spécificités de l’écriture carcérale, « des livres écrits par des Brésiliens emprisonnés ou récemment sortis de prison » ; Volnei José RIGHI développe les liens entre « la littérature marginale » et le rap en mettant l’accent sur les sociolectes des banlieues des métropoles brésiliennes ; Valéria Aparecida S. MACHADO se penche sur les dimensions intersubjectives de la violence du vol à main armée dans deux nouvelles, Pequenas distrações [Petites distractions], de Grégório Bacic et J.C.J. de Marcelino Freire ; tandis que Marina SILVEIRA DE MELO rappelle le rôle central des thèmes de la marginalité et de la violence urbaine au sein de l’œuvre de Rubem Fonseca. Au-­delà des espaces des mégalopoles brésiliennes, d’autres études ici réunies envisagent de traiter la diversité des formes d’organisation du milieu urbain. Ces études adoptent une perspective qui explore les rapports entre géographie, littérature et imaginaire. Deux articles s’arrêtent sur la représentation de l’espace urbain de la ville de Goiânia et décortiquent le rapport symbolique de la ville à son histoire. Celui de Valéria C. PEREIRA DA SILVA rappelle l’histoire de la ville planifiée de Goiânia dont le décret de fondation a été publié en 1933, en parcourant plusieurs textes littéraires sur la ville « afin de dresser la carte des sens et des significations qui nous aident à mieux comprendre » une ville qui en un court laps de temps est passé de cinquante mille habitants à un million et demi d’habitants. 19

Cartographies littéraires du Brésil actuel

Tandis que la contribution de V.C. PEREIRA DA SILVA essaie de « dessiner la cartographie littéraire en corrélation avec cette transformation de l’espace », celle de Júlio C. SUZUKI et Angelita P. DE LIMA s’intéresse à « l’espace transformé par l’écriture » dans le roman Os Cordeiros do Abismo [Les agneaux de l’abîme] de Maria Luísa Ribeiro, en présentant la carte complète de la structure narrative du texte romanesque en rapport avec la spatialisation littéraire réalisée à partir du code géographique de la ville de Goiânia. Eliana CALADO a choisi d’explorer l’espace urbain brésilien non métropolitain, celui de la ville moyenne de Caruaru, situé dans la zone rurale de l’État du Pernambuco, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de Nelson Barbalho, écrivain qui nous invite à « réfléchir sur Caruaru en relation avec sa campagne, avec les autres zones urbaines, son arrière-­pays physique », tout en érigeant des représentations symboliques de la ville. La croissance démographique liée aux flux migratoires a métamorphosé des villes moyennes en pôles régionaux et des capitales d’États en métropoles, ce qui a fait du Brésil, en très peu de temps, un pays majoritairement urbain. Les bouleversements imposés par le nouvel ordre urbain et post-­moderne sur le milieu rural constituent une source d’inspiration originale pour certains écrivains dont Ronaldo Correia de Brito qui déplace la représentation traditionnelle du sertão, un des lieux emblématiques de l’espace brésilien. La lecture qu’Analice DE OLIVEIRA MARTINS présente du Galileia met l’accent sur les tensions entre le localisme et le cosmopolitisme qui traversent son univers fictionnel. Elle s’arrête sur la façon particulière dont l’écrivain incorpore la géographie du sertão, qu’il considère davantage comme une inspiration qu’un lieu d’identité essentielle, contrairement à la tradition régionaliste. L’écrivain travaille la superposition de temporalités et d’espaces pour explorer « les dialogues tendus entre le milieu du sertão et la sphère urbaine, entre tradition et modernité », en projetant un univers mobile et hybride entre le sertão et la ville, refusant toute opposition dichotomique. Contrastant avec la visée post-­moderne du récit de Ronaldo Correia de Brito, les trois articles suivants s’occupent des éléments de construction d’un imaginaire du sertão consacré par la tradition littéraire brésilienne. Gustavo ARNT examine le mode de représentation du sertão et de la campagne dans différents ouvrages du canon littéraire brésilien pour conclure que « d’un point de vue historique, le mode de représentation du sertão et de la campagne oscille entre deux pôles qui peuvent être esthétiquement envisagés comme le locus amœnus et le locus terribilis ». Telma BORGES rappelle l’étymologie controversée du mot sertão et ses significations géographiques et sociohistoriques dans des textes de la littérature des voyageurs de l’époque coloniale pour mieux faire apparaître la pluralité sémantique et la dimension insaisissable du sertão inventé par João Guimarães Rosa, dans Grande sertão : veredas [Diadorim]. Un autre 20

Présentation

créateur d’images du sertão, Ariano Suassuna, chef de file du Mouvement Armorial, retient l’attention de Roseli BODNAR qui étudie sa dramaturgie « intrinsèquement liée à la tradition populaire nordestine » et rappelle son importance dans le renouvellement du théâtre brésilien moderne. Elle précise le processus de création de l’écrivain qui s’inspire à la fois d’éléments érudits et populaires, comme la tradition épique et la littérature de colportage du Nordeste, sources privilégiées de son inspiration poétique. L’ébauche d’une cartographie imaginaire du Brésil se poursuit dans des travaux portant sur des œuvres qui proposent une découverte et une interprétation des espaces frontaliers – qui sont aussi des espaces du « sertão » dans le sens d’arrière-­pays – éloignés des villes et de la côte. Avec l’article de Jean-­Yves MÉRIAN, l’effort de caractérisation d’un imaginaire culturel sur l’espace de la frontière se fait à partir de l’œuvre de l’écrivain gaúcho Aldyr Garcia Schlee. J.-Y. MÉRIAN rappelle, dans une première partie, « quelques aspects de l’histoire de la formation du Brésil pour comprendre l’absence d’intérêt pour les régions périphériques », en évoquant plus particulièrement l’histoire et la mémoire collective des luttes de la vaste région qui s’étend du Rio Grande jusqu’au Rio de la Plata, mémoire partagée par les habitants de la Banda Oriental del Uruguai et par ceux de la pampa du Rio Grande do Sul. Une deuxième partie cerne les lignes de l’ancrage de l’œuvre d’Aldyr Garcia Schlee dans l’imaginaire culturel de cette région frontalière. L’écrivain la projette comme un lieu mouvant et hybride, en mettant l’accent sur des référents culturels communs, parmi lesquels les emprunts linguistiques d’une langue composite qui participent à la construction symbolique du sentiment d’appartenance des habitants des deux côtés de cet espace frontalier. Les emprunts linguistiques (entre le guarani, le portugais et l’espagnol) se manifestent également dans un autre texte sur l’espace frontalier, Nas fronteiras de Matto Grosso. Terra abandonada… [Aux frontières du Matto Grosso. Terre abandonnée…] d’Umberto Puiggari, que Rosana C. ZANELATTO SANTOS nous fait découvrir. Selon l’auteur, la suppression de l’expression « Terre abandonnée » dans l’édition de 2013 se justifie par une volonté d’intégrer le Mato Grosso do Sul, cette région « abandonnée », dans la nouvelle carte du Brésil. Du récit élaboré par Puiggari, imprégné d’oralité, se dégage une vision de cette région frontalière marquée par une extrême violence, ce qui contraste avec l’édification d’un paysage pittoresque. R. C. ZANELATTO repère les éléments qui participent à la construction fictionnelle de l’image de la frontière, des histoires présentées par l’écrivain comme des récits de faits réels. Les deux derniers articles de l’ouvrage évoquent les représentations littéraires de l’Amazonie brésilienne. Itamar PAULINO s’intéresse au rôle actif que des écrivains originaires de la ville d’Obidos, petite ville située à l’intérieur de l’État du Pará, exercent dans la production d’un imaginaire 21

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culturel sur l’Amazonie, en rappelant l’importance de deux écrivains du XIXe siècle, Inglês de Souza et José Veríssimo, dans le processus de fondation d’une littérature amazonienne. Il nous propose ensuite de découvrir les écrits de deux écrivains contemporains, Idaliana de Azevedo et Edithe Vieira, auteurs de Puxirum (2002) et d’Amazônia : contos, lendas, ritos e mitos [Amazonie : nouvelles, légendes, rites et mythes] (2010), respectivement. L’auteur met en valeur la diversité des formes de manifestations littéraires du Nord brésilien qui, selon lui, « cherchent à exprimer le regard que porte l’Amazonie sur elle-­même et sur le monde ». C’est d’ailleurs une réflexion perspicace sur le présupposé selon lequel le « point de vue interne » serait plus légitime qu’un « point de vue externe » sur l’Amazonie que nous offre l’étude de Lígia CHIAPPINI LEITE. Cette contribution, qui clôt notre ouvrage, aborde la poésie de Vicente Franz Cecim, Viagem a Andara, o livro invisível (1988) [Voyage à Andara, le livre invisible] et Cobra Norato (1933) de Raul Bopp, le premier originaire de Belém, le second du Rio Grande do Sul. Son but est moins de réaliser une lecture comparée des deux ouvrages que de proposer « de relever les éléments qui supposent que l’œuvre de Bopp serait moins “authentique” parce qu’il n’est pas originaire d’Amazonie ». Pour ce faire, l’auteur introduit quelques éléments sur le cadre général de la représentation littéraire de l’Amazonie, fait allusion aux contextes littéraires et socio-­politiques dans lesquels les deux œuvres évoluent, passe en revue la critique littéraire sur les deux auteurs tout en envisageant de cerner la vision de la forêt qui à la fois rapproche et différencie Bopp et Cecim. Cet ouvrage offre au public de langue française un large éventail d’analyses susceptible d’éclairer les enjeux de la production littéraire brésilienne récente qui concernent les modalités de représentation de l’identité culturelle brésilienne en lien avec l’espace géographique. Il établit les lignes directrices d’une cartographie littéraire du Brésil actuel qui met en évidence des dynamiques spatiales originales en rapport avec l’émergence de nouveaux acteurs et mouvements sociaux. La profusion d’études qu’il rassemble reflète différents aspects, complexes et multiples, de l’imaginaire culturel brésilien et invite le lecteur à prendre le large.

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I. Le Brésil conjugué au présent : faits sociaux et pratiques discursives

Le récit brésilien contemporain Des anthologies et des tendances Ivete Lara Camargos Walty PUC Minas/CNPq/Fapemig

Dans cet article, nous analysons les anthologies Littérature marginale, talents de l’écriture périphérique, de Ferréz (2005), Granta : les meilleurs jeunes écrivains brésiliens, de Roberto Feith et Marcelo Ferroni (2012), et Génération sous zéro : 20 auteurs congelés par la critique, mais adorés par les lecteurs, de Felipe Pena (2012)1. Notre objectif est d’ébaucher les tendances du récit brésilien contemporain, en discutant les critères de valeur qui les soutiennent. Dans les trois anthologies citées ci-­dessus, on peut observer trois cartes dessinées à des échelles différentes. Dans la première, publiée en 2005, un auteur originaire de la favela Capão Redondo, qui avait déjà publié les romans Fortaleza da desilusão [Forteresse de la désillusion] (1997), Capão pecado [Capão péché] (2000) et Manual prático do ódio [Manuel pratique de la haine] (2003)2, réunit des textes d’auteurs dont l’énonciation est marquée par le lieu de l’exclusion sociale. La deuxième porte le sceau de l’internationalité et de la tradition, en s’attri­buant le statut de l’Université de Cambridge et de son origine traditionnelle en 1889. Et la troisième, se démarquant de la critique littéraire, revendique le droit de porter l’étiquette du divertissement.

FERRÉZ (org.), Literatura marginal : talentos da escrita periférica, Rio de Janeiro : Agir, 2005 ; FEITH, R., FERRONI, M., Granta, Os melhores jovens escritores brasileiros, Rio de Janeiro : Alfaguara, n° 9, 2012 ; PENA, F. (org.), Geração subzero : 20 autores congelados pela crítica mas adorados pelos leitores, São Paulo : Record, 2012. 2 FERRÉZ, Fortaleza da desilusão, São Paulo : Brachura, 1997. FERRÉZ, Capão pecado, São Paulo : Labortexto editorial, 2000. FERRÉZ, Manual prático do ódio, São Paulo : Planeta, 2003. 1



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Dans la préface intitulée « Terrorisme littéraire », l’organisateur de la première anthologie, Ferréz, évoque la « capoeira »3, une activité réservée aux noirs, esclaves ou affranchis, interdite à ses pratiquants par le gouvernement de l’époque. Il propose d’utiliser comme nouvelle arme la parole d’un certain segment de la population dont la place a peu changé dans la société contemporaine. En utilisant donc une série d’adverbes de négation, il marque sa place d’énonciation du signe de la résistance : La « capoeira » ne vient plus. Maintenant nous réagissons par les mots, parce que peu de choses ont changé, notamment pour nous. Nous ne sommes pas un mouvement, nous ne sommes pas les nouveaux, nous ne sommes rien, pas même des pauvres, parce que le pauvre, selon les poètes de la rue, c’est celui qui n’a pas de choses4.

Une identité énonciative se construit par l’emploi du pronom nous, qui porte les marques d’un groupe, d’un temps/espace et d’une histoire. La contraposition entre cet énonciateur et ses énonciataires fait partie de cette stratégie qui consiste à attaquer pour se défendre. Un dialogue au sens strict s’intercale : Tais-­toi, le noir et le pauvre n’ont pas de place ici ! Tais-­toi ! Va te faire foutre ! Maintenant on parle, on chante, maintenant sans problèmes, maintenant on écrit5.

L’emploi de l’impératif reproduit des scènes d’intimidation où les places de l’oppresseur et de l’opprimé sont bien définies, tandis que l’emploi de la forme « a gente », en portugais (on/nous, en français), renforce l’espace d’un sujet collectif en construction. Ce sujet pluriel s’accorde le droit à la parole orale ou écrite, en essayant de sortir de son statut d’objet : « Nous ne sommes pas le portrait, bien au contraire, nous avons changé de cible et nous prenons nous-­mêmes notre photo »6. Par l’avènement de la parole littéraire, on cherche une place dans la polis, en déclarant l’opposition à une force politico-­idéologique. L’emploi du non est réitéré par le refus de ce qui serait la reproduction du système d’esclavage de l’autre, commun au capitalisme :

La capoeira est un art martial brésilien qui puise ses racines dans les méthodes de combat et les danses des peuples africains du temps de l’esclavage au Brésil. 4 FERRÉZ (org.), Literatura marginal : talentos da escrita periférica, Rio de Janeiro : Agir, 2005, p. 9. C’est nous qui soulignons. L’ensemble des citations issues d’ouvrages en langue étrangère ont été traduites par nous. 5 Idem. 6 Idem. 3

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Le rêve n’est pas de suivre la norme, ce n’est pas le fait que l’employé est devenu le patron, non, ce n’est pas ça, ici personne ne veut humilier, pas même penser à payer des miettes, nous savons la douleur de les recevoir7.

Le rythme syncopé du rap et la rime en -ão renforcent l’aspect « capoeira » du texte dans son hybridisme performant : art, danse, musique, lutte. Cette lutte détermine l’adversaire : « Nous sommes contre ton opinion, nous ne vivrons pas ou nous mourrons si nous n’avons pas le sceau de l’acceptation »8. L’opposition entre « bonne littérature/faite avec un stylo en or et mauvaise littérature/écrite avec du charbon » se réfère à des auteurs dont on refuse maintenant l’aval. Remarquons que la question de la valeur et du canon, dans leur rapport avec les concepts d’esthétique, d’éthique et de politique, outre l’univers du marché, s’y installe de manière acharnée. La rue veut envahir les espaces consacrés, non seulement à l’art, mais aussi à la loi ; on questionne les voix qui proclament les « droits égaux » et la croyance que « tous sont libres » tandis que les relations de pouvoir maintiennent les places établies depuis l’époque des maîtres et des esclaves. Une autre contraposition s’établit quand l’énonciateur rejette les pratiques criminelles par lesquelles on vise à obtenir ce que l’autre possède : le vol, le trafic, l’assassinat. L’allusion à l’empire de la consommation incité par la publicité est aussi faite par l’emploi de l’impératif dans la reproduction de la voix de l’autre : Le jeu est objectif, achète, exhibe et jouit de minutes de bonheur, vise le meilleur ; utilise ce qu’il utilise. Mais nous n’en avons pas besoin, cela nous apporte la mort, la prison, les mères sans leurs enfants, trop de larmes dans le fleuve de sang de la périphérie9.

L’univers du « nous » contient, même dans son refus, le germe de la violence qui est celle de ses agents physiques, mais aussi de la société comme un tout. L’art viendrait comme une issue possible au cercle de la violence. En ce sens, il est important de rappeler Hannah Arendt, quand elle montre la parole comme une clé de la vie en société, déjà dans la polis grecque. C’est alors que liant action politique et parole, elle affirme : « seulement la pure violence est muette »10. Le texte de Ferréz, par son jeu de contrapositions, fait appel à un auditeur et le repousse : « Nous n’avons pas besoin de votre légitimisation, parce que nous ne frappons pas à la porte pour que quelqu’un nous ouvre ; Idem. Idem. Ibidem, p. 10. 10 ARENDT, H., A condição humana (trad. Roberto Raposo), Rio de Janeiro : Forense-­ universitária, 2005, p. 35. Il y la version française : Condition de l’homme moderne (trad. G. Fradier), Paris : Calmann-­Lévy, 1983. 9 7 8

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nous enfonçons la porte et nous entrons »11. La parole incorpore en quelque sorte la violence, comme on peut déjà le remarquer dans le titre, par l’emploi du terme « terrorisme ». Ce terrorisme verbal se construit comme un manifeste. Il est bon de souligner que le genre du manifeste devient, par excellence, le lieu de la parole en action, comme on peut le constater dans son étymologie : Le premier sens que le mot « manifeste » évoque présente l’idée de « chose ou de déclaration de raisons rendues publiques », impliquant un programme politique, esthétique ou religieux. Étymologiquement, le vocable vient du latin manifestus : manus signifiant mis à portée de main, pris en flagrant délit (Cf. TORRINHA, 1942), plus l’adjectif festus dans le sens de gai, festif, mais ayant aussi le sens de public12.

Se manifester signifie aussi devenir visible et le moyen par lequel cela se concrétise en milieu adverse est, selon Ferréz, de nier la négation : Nous sommes dans la rue, « loco », nous sommes dans la favela, sur le terrain, dans le bar, sur les viaducs, et nous sommes des marginaux, mais avant tout nous sommes littérature, et cela vous pouvez le nier, vous pouvez fermer les yeux, tourner le dos, mais, comme je l’ai dit, nous continuerons ici, tel le mur social invisible qui divise ce pays13.

Qui s’abrite sous le pronom vous (vocês) ? Ceux qui appartiennent aux classes dominantes ? Ceux qui ne veulent pas voir les problèmes sociaux ? Ceux qui refusent aux énonciateurs le droit à dire « je » (eu) ? Parmi eux se trouvent certainement ceux qui refusent aussi la classification de littérature à des textes comme ceux rassemblés dans l’anthologie en question. Le « je » qui parle au nom du « nous », comme cela semble évident dans la phrase « comme je l’ai dit », se place dans une tranchée de guerre et évoque ses adversaires en s’opposant à leurs valeurs et à leurs normes. En s’opposant ? Nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette bataille se livre sans mélanger modèles et normes, y compris l’affirmation de l’authenticité, l’importance de publier sous forme de livre et de s’attribuer un statut, le fait de recevoir des prix. Après avoir expliqué les raisons d’un livre et en avoir raconté l’origine dans trois numéros de la revue Caros amigos [Chers amis], consacrés à la littérature marginale, Ferréz proclame : « Nous avons même gagné des prix comme celui de l’Apca (Académie “paulista” des critiques d’art) », « meilleur projet spécial de l’année »14. FERRÉZ (org.), op. cit., p. 10. CURY, M. Z., WALTY, I., « O intelectual e o espaço público », in Revista da Anpoll, n° 26, jul/dez. 2009, p. 225. 13 FERRÉZ (org.), op. cit., p. 10. 14 Ibidem, p. 12. 11

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Le récit brésilien contemporain

Ce que l’on peut constater, c’est que le choc serait aussi rhétorique, car la tranchée construite ici est plus hybride et complexe que ce que l’on déclare, et ce, parce qu’on ne bat pas les mots comme on bat le maïs, car les premiers s’organisent en réseaux, en faisant se croiser trajectoires et histoires. Voyons, par exemple, la référence à l’essai Kafka : pour une littérature mineure, de Deleuze et Guatari (1975)15, qui finit par introduire d’autres lignes dans le texte : la référence à d’autres cultures et à d’autres langues, des relations de pouvoir et des tentatives d’affirmation de lieux d’énonciation méprisés, entre autres. L’opposition majeur versus mineur, majorité versus minorités, à laquelle se réfère Ferréz se reproduit sur le marché de l’art, dans la critique culturelle, dans les congrès universitaires. L’auteur prévoit une critique à la dichotomie proposée dans sa préface quand il dit : J’en ai assez d’entendre : – Mais ce que vous faites, vous séparez la littérature, celle du ghetto et celle du centre. – Le truc est déjà séparé depuis longtemps, seulement de ce côté-­ci personne n’a rouspété, personne ne s’est manisfesté, on a fait un tas de thèses et d’études de l’autre côté et de ce côté-­ci, on a tout juste terminé l’enseignement primaire16.

En un mouvement d’affirmation par la négation, comme dans les premiers mouvements féministes, la disposition à la confrontation est inévitable, ce qui n’empêche pas le lecteur de percevoir les contradictions entre l’éloignement et l’appel. La préface établit donc des différences entre ses lecteurs possibles : « Bonne lecture et beaucoup de paix si tu la mérites, autrement, bienvenue à la guerre »17. Dans le « monde des études » où sont inclus les auteurs d’articles comme celui-­ci, la polémique est féroce et suscite des questions refusant que des livres comme celui de Ferréz soient l’objet d’études académiques : selon quels critères doit-­on juger des textes sans qualité esthétique ? Si la littérature se distingue par la qualité, comment utiliser ce genre de texte en classe ? Et le langage cultivé si malmené ? Ces questions et bien d’autres posées dans le milieu académique et culturel pointent la nécessité de vérifier s’il n’y a pas deux poids et deux mesures. Antonio Candido montrait déjà qu’un des éléments les plus importants à considérer au moment de la formation de la littérature brésilienne est justement le grand contingent d’analphabètes parmi le public DELEUZE, G., GUATARI, F., Kafka : pour une littérature mineure, Paris : Éditions de Minuit, 1975. 16 FERRÉZ (org.), op. cit., p. 13. 17 Idem. 15

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récepteur des œuvres, qui ne serait donc pas nécessairement un public lecteur18. Candido considère que ce type d’auditeur a fini par interférer dans le style de l’écriture des œuvres publiées qui visaient à atteindre, par des moyens rhétoriques, ceux qui ne lisaient pas. Par la suite, en mettant en évidence le changement du rapport entre le public, en voie de développement à l’époque du modernisme, et l’écrivain, alors plus à même de publier son texte, Candido attire l’attention sur le fait que ce public nouveau « était peu à peu conquis par le fort développement des nouveaux moyens de communication »19. Et l’auteur continue : On a alors vu que, au moment où la littérature brésilienne réussissait à forger une certaine tradition littéraire, à créer un certain système expressif qui la rattachait au passé et ouvrait des voies vers l’avenir, – à ce moment-­là les traditions littéraires cessaient de fonctionner comme un stimulant. En effet, les formes d’expression écrite entraient dans une crise relative, face à la concurrence de nouveaux moyens d’expression, ou pour nous récemment ré-­ équipés, – tels que la radio, le cinéma, le théâtre actuel, les bandes dessinées20.

Dans l’essai « Littérature et sous-­développement »21, le même critique aborde encore le sujet et prend la défense de l’alphabétisation phonétique qu’il juge fort menacée par la culture de masse. Silviano Santiago, commentant cette attitude, préconise l’élargissement des concepts d’alphabétisation et de lecture, pour qu’ils puissent accueillir la réception d’autres formes culturelles. Santiago dit : Autrement dit  : aujourd’hui un homme de bonne volonté, un citoyen, même analphabète, a une quantité d’information qui dépasse de beaucoup l’information qu’avait un homme de bonne volonté, un citoyen, même analphabète, il y a un demi-­siècle. Le grave problème est de savoir comment transformer la quantité d’information en connaissance, comment conduire un citoyen à l’incorporer qualitativement afin qu’il puisse l’utiliser pour sa compréhension de la société et du monde dans lesquels il vit. Nous savons déjà que cela ne se fera pas, dans les pays périphériques, par la simple et épineuse alphabétisation phonétique22.

En 1890, au Brésil, les analphabètes étaient de l’ordre de 84 % ; en 1920, ils étaient 75 % ; en 1940, 57 %. CANDIDO, A., Literatura e sociedade, São Paulo : Nacional, 1976, p. 137. La version pour le français a été faite par Consuelo Fortes Santiago. 19 Ibidem, p. 137. 20 Idem. 21 CANDIDO, A., « Literatura e subdesenvolvimento », in MORENO, C. F. (org.), América latina em sua literatura, São Paulo  : Perspectiva, 1979, pp.  343-362 ; CANDIDO, A., « Literatura e subdesenvolvimento », in Educação pela noite e outros ensaios, São Paulo : Ática, 1987. 22 SANTIAGO, S., O cosmopolitismo do pobre, Belo Horizonte : UFMG, 2004, p. 129. 18

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La situation évoquée par les deux écrivains met en évidence des mouvements entre des groupes sociaux, entre les différents médias et entre différentes expressions culturelles, et pour cette raison même implique le concept d’espace public, pris comme un lieu d’intersection entre l’État et la société civile. Si l’on considère, comme Habermas, le rôle de la littérature dans la formation de l’espace public bourgeois, on peut constater l’exclusion des non-­ lettrés de cet espace23. Si cela avait déjà eu lieu en France, en Angleterre et en Allemagne, pays utilisés par l’auteur pour imager ce concept encore au XVIIIe siècle, on peut déduire qu’au Brésil les difficultés sociales compliquent la situation. On a vu que le problème posé par le rédacteur de la préface/organisateur de l’œuvre Littérature marginale n’est pas nouveau, de même que les relations de pouvoir qu’il décrit. Le nouvel élément de cette équation serait la disposition de ce segment social, jusqu’alors exclu, à s’introduire sur le marché éditorial ainsi que la réponse de quelques maisons d’édition à cette demande. Nous ne discuterons pas ici les innombrables raisons de cette relation de production, circulation et consommation ; nous voudrions plutôt signaler un processus multiculturel qui s’impose, ce qui vient confirmer l’affirmation de Ferréz : « Mais nous sommes dans la place, et nous sommes déjà plusieurs »24. Même en relativisant les concepts de vérité et d’authenticité d’un groupe et d’une littérature, qui finissent eux aussi par exclure, de forme simpliste, d’autres segments de l’ensemble, il faut considérer ces langages en quête d’identité et d’affirmation. Non pas de forme isolée, mais en dialogue avec d’autres, y compris celui qui est attaqué en tant que langage « des ennemis ». Si la rue est l’espace public par excellence, elle peut accueillir la multiciplicité, en rendant l’échange et l’interaction possibles. Percevoir la littérature des coins et des banlieues n’implique pas l’isoler dans des ghettos, en reproduisant le mouvement qu’on veut extirper. Il faut d’abord ébaucher de nouveaux parcours et des configurations des cartes en mouvement. Dans une des constellations possibles, insérons dans cette réflexion une autre anthologie sans empreinte politico-­idéologique apparente, la Granta, en portugais. Comme on l’a déjà dit, dans l’introduction écrite par Roberto Feith et Marcelo Ferroni, on attribue à la publication une teneur de consécration internationale étendue aux vingt jeunes auteurs sélectionnés, « qui contribuent par leur travail à changer le panorama des lettres dans

HABERMAS, J., L’espace public (trad. Marc de Launay), Paris : Payot, 1990. FERRÉZ (org.), op. cit., p. 11.

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le pays »25. En outre, ils assurent que les textes des auteurs cités comme « les meilleurs jeunes écrivains brésiliens » seront aussi divulgués par la Granta en anglais et en espagnol, ce qui garantira un public de « quatre-­ vingt mille amateurs de littérature en Amérique latine, Espagne, États-­Unis et Royaume-­Uni, une portée inédite pour ces jeunes Brésiliens »26. Un autre aval de la publication et de ses auteurs consiste autant dans les prix reçus jusqu’à présent par certains d’entre eux, comme Michel Laub, Tatiana Salem Levy et Daniel Galera que dans leur point commun qui ne se limite pas aux thèmes, mais à « la vigueur et à la qualité stylistique – l’exactitude des détails, la recherche d’un langage cohérent, le développement soigneux des personnages »27. Après avoir établi une liste et résumé leurs contes, ils réitèrent l’importance de la revue pour l’établissement de canons nationaux et internationaux, en mouvement circulaire ; la revue avance des noms qui vont être incorporés à la scène littéraire ; leur appartenance antérieure à cette scène leur ouvre également la voie pour être sélectionnés. Citer les noms est un autre mécanisme de consécration et des écrivains et de la revue qui véhicule leurs textes ainsi que les noms des membres du jury qui ont sélectionné les vingt meilleurs sur les deux cent quarante-­sept inscrits. Nous vérifions par les noms de Beatriz Bracher, Cristovão Tezza, Samuel Titan, Manuel da Costa Pinto et Ítalo Moriconi, outre le Nord-­Américain Benjamin Moser, l’aval de professionnels reconnus ; n’importe quel lecteur qui s’intéresse à la littérature et qui lit éventuellement les journaux Folha de São Paulo ou Estado de São Paulo reconnaîtra la plupart des auteurs nommés. On voit dans les mécanismes décrits des critères de « canonisation » des écrivains et on se rend compte de la place que la littérature brésilienne conquiert peu à peu sur la scène mondiale. Les auteurs disent : Le Brésil vit un moment spécial en littérature. Au cours des dernières décennies, peu d’auteurs ont été publiés et reconnus hors du pays. Les raisons étaient variées : allant d’une littérature soi-­disant difficile aux barrières de la langue28.

L’insertion progressive de la littérature brésilienne sur le marché se fait grâce à un réseau de traducteurs, d’agents éditoriaux, ainsi qu’à leur présence dans des foires internationales comme celle de Francfort qui a choisi de rendre hommage à ce pays pour son édition de 2013. Remarquons que le processus d’entrée sur la scène internationale ne diffère pas beaucoup FEITH, R., FERRONI, M., Granta, Os melhores jovens escritores brasileiros, Rio de Janeiro : Alfaguara, n° 9, 2012, p. 5. Toutes les citations de la revue Granta ont été traduites en français par Santiago Fortes Santiago. 26 Idem. 27 Ibidem, p. 6. 28 Ibidem, p. 9. 25

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de celui qui marque l’entrée de ladite littérature marginale sur la scène brésilienne. D’une façon ou d’une autre, c’est toujours la question de la marginalisation qui détermine les lieux et/ou les déplacements. Ce qui change, ce sont les agents impliqués, soit en tant que jugés, soit en tant que juges. Finalement, la barrière de la langue portugaise dans l’espace mondial ne correspondrait-­elle pas, dans une certaine mesure, à la norme cultivée qui empêcherait l’insertion d’auteurs comme ceux de l’anthologie de Ferréz dans l’espace culturel brésilien ? Remarquez, par exemple, dans le Cahier « Ilustrada » de l’édition du 16 juillet 2012 de la Folha de S. Paulo, que l’article intitulé « Les élus », comprenant des photos de la plupart des auteurs, soulève le « débat sur les critères et les marques visant à définir des générations littéraires »29. On trouve dans ce débat un autre ingrédient qui complique la procédure des statuts de la littérature, il a trait au média et au divertissement. Comme le montre l’article, « l’écrivain Felipe Pena a lancé à la FLIP sa Geração subzero [Génération sous zéro] […] dont le rabat critique la sélection de la revue britannique »30 : La [revue] Granta a eu la prétention de présenter les 20 meilleurs auteurs. Mais quels sont les critères qui définissent les meilleurs ? Des sujets portant le sceau des « médias spécialisés » et sélectionnés par les petits comités littéraires prennent le dessus31.

Dans sa critique, Filipe Pena cite ironiquement un autre critère de valorisation : La [revue] Granta se prend trop au sérieux. Quand un éditeur a dit que ces auteurs-­là vont dessiner la carte de la littérature brésilienne, j’ai dit à mon neveu de 5 ans : « Il vaut mieux commencer à tous les lire ; ces gars vont être au programme du bac ! »32

L’université, comme un espace de « canonisation », réaffirme l’ancien sens du terme classique, c’est-­à-dire celui qui est lu en classe et, en plus, on sait que quatorze sur les vingt sélectionnés « ont participé aux ateliers littéraires ou bien ils font des études à l’université », ce qui mène l’article à conclure que « le dévouement au métier distingue cette génération de celles qui l’ont précédée, pleines de fonctionnaires ou de professionnels libéraux »33. Un autre facteur mentionné est la plus grande facilité de publier dans des maisons d’édition artisanales voire dans les groupes éditoriaux. 31 32 33 29 30

« Os eleitos », in Folha de S. Paulo, 16 de julho de 2012. (Ilustrada, p. 1). Idem. Idem. Idem. Idem.

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Des voix dissonantes de critiques brésiliens pointent aussi des aspects négatifs ou positifs de la publication, comme Alcir Pécora qui la voit comme un simple produit de marché, ou Nelson de Oliveira qui souligne l’importance de publier des anthologies. Il est intéressant de rappeler qu’il a été lui-­même la cible des critiques, lors de la publication des anthologies Geração noventa : manuscritos de computador [Génération quatre-­ vingt-dix : manuscrits d’ordinateur], Geração noventa : os transgressores [Génération quatre-­vingt-dix : les transgresseurs] et Geração zero, zero [Génération zéro, zéro]34, qui sont d’ailleurs citées dans un autre article du même journal, cette fois dans le Cahier Ilustríssima du 2 septembre 2012, où les critiques essaient, d’une manière plus analytique, de débattre de la thématique et du style des contes, ainsi que du lieu social des auteurs de la revue Granta. Établissant un parallèle entre Granta et deux autres anthologies – Os cem melhores contos brasileiros do século [Les cent meilleurs contes brésiliens du siècle]35 –, et Geração 90 – manuscritos de computador [Génération 90 – manuscrits d’ordinateur]36, Luís Augusto Fisher constate que le Groupe des écrivains de « Granta » est le plus métropolitain, 90 % d’entre eux sont nés dans des capitales, tandis que ceux de « Génération 90 » sont originaires de province (41 %). En outre, malgré une distribution raisonnable sur les états de la fédération, la plupart est établie dans les régions sud et sud-­est. Et plus encore, l’auteur de l’article observe que les sélectionnés de Granta « sont nés dans les classes aisées et vivent comme écrivains, éditeurs, chroniqueurs, critiques, traducteurs, scénaristes – bref, des gens du milieu lettré dans la plupart des cas »37. Un autre trait qu’il faut mettre en relief, souligné auparavant par Marcelo Coelho, c’est également le changement de la scène socio-­culturelle des personnages. L’auteur dit, en commentant la grande répercussion du lancement de la Granta : Ici, dans la Folha, en un coup d’œil Marcelo Coelho a perçu du nouveau : les pauvres et les inadaptés sont sortis de scène ainsi que la prose régionale pleine de vices, cédant la place à des personnages raffinés, qui vivent des expériences en Europe38. OLIVEIRA, N. de, Geração 90 : manuscritos de computador, São Paulo : Boitempo, 2001 ; OLIVEIRA, N. de, Geração 90 : os transgressores, São Paulo : Boitempo, 2003  ; OLIVEIRA, N. de, Geração zero, zero : fricções em rede, Rio de Janeiro : Língua geral, 2011. 35 Nous considérons ici la section « Années 90 : étrangers et intrus », MORICONI, I., Os cem melhores contos do século, Rio de Janeiro : Objetiva, 2000. 36 OLIVEIRA, N. de, Geração 90 : manuscritos de computador, São Paulo : Boitempo, 2001. 37 FISCHER, L. A., « Letras em números : o que as estatísticas dizem sobre “Granta” », in Folha de S. Paulo, 2 de setembro de 2012 (Ilustríssima, p. 6). 38 Idem. 34

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En raison de ce changement, le monde des rues et des favelas cède la place à l’internationalisation de la scène, marquée tant par la circulation des personnages et des auteurs que par le registre cultivé de la langue et des références livresques : Mais « Granta » s’écarte d’une autre courbe régulière : 90 % des personnages importants s’y trouvent dans les classes aisées (classe moyenne et plus ; sans soucis significatifs dans la vie). Dans l’anthologie de Moriconi, la division était tout autre : 59 % de gens aisés ; dans l’anthologie de Nelson de Oliveira, à peine 35 %, la plupart appartenant aux classes défavorisées39.

Il est donc intéressant de se demander si ce changement de scène se ferait selon une logique de substitution ou d’interaction de tendances. Finalement, serait-­ce à ce propos que Silviano Santiago écrit dans son essai « Uma literatura anfíbia » ? [Une littérature amphibie ?]. L’auteur y discourt sur le vide thématique concernant « la pauvre dramatisation dans la littérature des problèmes dominants de la classe moyenne, coincée entre les deux extrêmes de la société »40. Considérant les critères de sélection de lecture de l’étranger, Santiago déclare que ce genre de lecteur n’accepterait pas le caractère « amphibie » d’une littérature qui mélange art et politique. C’est alors qu’il justifie la permanence de ce type d’art : La contamination est avant tout la forme littéraire par laquelle la lucidité du créateur s’affirme doublement. La forme littéraire amphibie exige la lucidité du créateur ainsi que celle du lecteur, tous deux imprégnés de la condition précaire de citoyens dans une nation dominée par l’injustice41.

La question ici posée englobe esthétique, politique et éthique. Compte tenu de cela, on peut se demander si la sélection de Granta, en s’ouvrant sur d’autres pays, ne laisserait pas de côté ce stade de contamination à la recherche de nouveaux lecteurs. Non sans souligner auparavant que c’est là une tendance liée au mouvement de mondialisation et de barrage de la conquête du marché éditorial brésilien. Au lieu du mouvement considéré comme l’ « esthétique de la faim »42, voire « cosmétique de la faim »43, marqué par l’exotisme qui traverserait l’histoire de la culture brésilienne, un courant épuré des maux sociaux du pays serait-­il en train de surgir ? Serait-­ce là le modèle où la littérature crée son propre référent, en se retournant sur elle-­même ? Idem. SANTIAGO, S., op. cit., p. 67. Ibidem, p. 69. ROCHA, G., « A estética da fome », in Revista Civilização Brasileira, n° 3, julho de 1965. 43 BENTES, I., « Da estética à cosmética da fome », in Jornal do Brasil, Rio de Janeiro, 08/07/2001, pp. 1-4. (Caderno B). 41 42 39 40

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La réponse affirmative à ces questions accuserait une vision d’exclusion qui accorde à la notion de réseau un degré de positivité qui pourrait mener à une autre forme d’ethnocentrisme. En ce sens, il vaut la peine de faire appel à Doreen Massey quand elle voit la modernité comme un mouvement nivelateur où une histoire ou une temporalité veulent s’imposer sur toutes les autres. L’auteur affirme : Autrement dit, ce qui s’est développé au sein du projet de modernité, c’est l’établissement et la (tentative d’) universalisation d’une façon d’imaginer l’espace (et la relation société/espace) qui a affirmé l’embarras matériel de certaines formes d’organiser l’espace et la relation entre société et espace. Et qui demeure encore de nos jours44.

« Et qui demeure encore de nos jours ». Cette phrase nous intéresse dans la mesure où la logique de substitution d’une anthologie, par ses critères de sélection, par son modèle esthétique, en efface d’autres ou les invalide : c’est fragmenter l’espace en fermant la circulation à des auteurs et à des personnages. On revient à l’analogie avec la colonisation : le Brésil et les forces externes ; les groupes marginalisés et les forces internes. Pour emmêler encore plus les nœuds de ce réseau, il est important d’analyser la proposition de la troisième anthologie, objet de notre réflexion : Geração subzero [Génération sous zéro]. Dans le sous-­titre, « 20 autores congelados pela crítica, mas adorados pelos leitores » [20 auteurs congelés par la critique, mais adorés par les lecteurs], un antagonisme s’installe, marqué par la conjonction « mais ». Dans le début de son’introduction écrite l’organisateur Felipe Pena reprend ses propres mots utilisés dans une entrevue à un journal de Rio, en 2008 : Une bonne partie de la littérature brésilienne contemporaine rend un mauvais service à la lecture. Les auteurs ne se préoccupent pas de leurs lecteurs, mais plutôt de satisfaire leur vanité intellectuelle. Ils écrivent pour eux-­mêmes et pour une minorité lettrée soi-­disant érudite, en basant les récits sur des jeux de langage qui ont pour but de montrer leur prétendue génialité personnelle. Ils se prennent pour la réincarnation de James Joyce, faisant partie d’une lignée illuminée. Par conséquent, ils considèrent un manque de respect à leur propre curriculum le fait d’élaborer des récits agiles, écrits avec simplicité et aisance45.

S’excusant d’avoir été « injuste et discourtois » envers des auteurs brésiliens qui ne méritaient pas une telle critique, l’auteur révèle que ses mots étaient une stratégie pour entamer ou alimenter une discussion sur MASSEY, D., Pelo espaço : uma nova política da espacialidade (trad. Hilda Pareto Maciel et Rogério Haesbaert), Rio de Janeiro : Bertrand Brasil, 2008, p. 103. 45 PENA, F. (org.), Geração subzero : 20 autores congelados pela crítica mas adorados pelos leitores, São Paulo : Record, 2012, p. 9. 44

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les critères utilisés par la critique académique, qu’il considère anachroniques car attachés « aux formalistes russes du début du siècle passé »46. Sans manquer de s’inclure dans l’ensemble, il critique « les docteurs universitaires » qui nuisent à la formation d’un public lecteur. Il profite des mots de João Ximenes Braga, en réponse à une critique de la professeure Beatriz Rezende, pour réitérer l’idée qu’on n’accepte pas la diversité dans le monde littéraire et qu’on élit un seul canon, comme une camisole de force à laquelle la production littéraire doit s’assujettir. Défendant la narration d’histoires au détriment de l’expérimentation linguistique et accordant à la critique académique la défense du texte hermétique de lecture difficile, Pena postule le concept de divertissement comme une partie de son engagement narratif : « […] séduction par le mot écrit. C’est la capacité d’engager le lecteur, de lui faire tourner la page, de l’émouvoir, de le transformer »47. Il établit aussi un rapport entre la phrase d’Oswald de Andrade sur le gâteau fin et la pâte avec celle attribuée à Marie-­Antoinette, qui suggère que le peuple mange des brioches s’il n’a pas de pain, pour mettre alors en évidence le caractère d’exclusion de la culture. Et il finit en complétant la référence à la Révolution française : « Mais la guillotine est déjà arrivée »48. Pour consolider ses arguments, Pena profite des connaissances de son domaine de formation, et cite, entre autres, Todorov, en défense d’un plus grand lien entre littérature et vie et Émile Faguet, quand il se réfère ironiquement au public des « écrivains obscurs ». L’organisateur cherche à s’exempter de la responsabilité du choix, en expliquant qu’il n’a fait qu’examiner les œuvres les plus citées dans des blogs et réseaux sociaux, salles de classe et groupes de discussion. Il est important de signaler que ces réseaux, en dépit d’une prétendue pluralité, n’éliminent pas la subjectivité construite entre les membres d’un ou de plusieurs groupes. Un autre critère divulgué serait celui des écrits appartenant à des genres « traditionnellement méprisés par la critique littéraire, tels que la fantaisie, la terreur, la fable, l’espionnage, le folklore et la fiction scientifique, entre autres »49. Même sans discuter les étiquettes attribuées, puisque l’auteur lui-­même montre la difficulté à classer par genres, citant le philosophe Platon et le linguiste Maingueneau, il faut observer le caractère hybride de la liste qui englobe forme et thème, ce qui renforce l’intention de penser à une bibliothèque comme à un magasin de vidéos, divisé en sections, ou à des listes des livres les plus vendus divulguées dans les journaux. 48 49 46 47

Ibidem, p. 10. Ibidem, p. 11. Ibidem, p. 12. Ibidem, p. 14.

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Le mot « manifeste », déjà discuté dans ce texte par rapport à l’œuvre de Ferréz, revient explicitement dans la reprise du « Manifesto silvestre », transcrit en dix articles comme dans les Tables de la Loi. Il est intéressant d’évoquer le manifeste « J’accuse », de Zola, pour mettre en valeur la fonction de l’intellectuel et sa réflexion sur la place publique dans la défense d’une cause. Dans ce qui est ici nommé « sylvestre », on peut souligner la force de séduction de la parole, en méprisant des académismes, des jeux de langage et des expérimentalismes, afin d’atteindre un public beaucoup plus large. De plus, on parie sur le rôle de former des lecteurs en divulguant ce genre d’œuvre plus accessible, en déclarant le rejet du manichéisme qui sépare le difficile du facile, le populaire de l’érudit, « le pseudo-­moderne du superficiel ». Tandis que critiques et intellectuels, tel Antonio Candido, s’achemi­ naient vers l’élaboration esthétique par le biais de la formation d’un public lettré, le mouvement présent cherche à faire le chemin inverse ou, du moins, offre une proposition différente, dans la mesure où l’on veut atteindre le lecteur, considéré comme méprisé, par un texte plus facile et plus accessible. Paradoxalement, le texte qui suit dans l’article allégorique « L’invention du canon » est plein de références concernant un groupe culturel très privilégié aux goûts raffinés. Il est clair qu’il s’agit là d’une ironie vis-­à-vis des mécanismes d’élection des classiques, faits justement par un segment social de l’élite. Mais à qui ce texte s’adresse-­t-il ? Au lecteur commun qui chercherait le livre en question parce que de lecture facile ou justement à ses pairs qui « congèlent les auteurs adorés par les lecteurs ? » N’y aurait-­il pas dans la publication de cette anthologie, qui veut affronter Granta et ses critères critiques, un désir légitime de formation de canons ? Comme Ferréz, qui partage les lecteurs entre ceux qui méritent la paix et ceux à qui l’on déclare la guerre, dans le texte du rabat du livre de Felipe Pena, il est affirmé que « les écrivains de la Geração subzero [Génération sous zéro] mettent le nez à la fenêtre et restent dans l’attente de pierres et de fleurs. Beaucoup plus de pierres que de fleurs ». Le ton est donc à la guerre, aussi bien dans l’une que dans l’autre anthologie « marginale ». La guerre n’est-­elle pas une forme de gagner du terrain, de conquérir des territoires ? Comme nous l’avons vu, différentes armes sont utilisées pour vaincre les batailles livrées. Des stratégies mercantiles ou tactiques de pénétration sur un terrain interdit suscitent des parcours croisés à la conquête de la « polis », au droit de dire « je fais face à l’autre qui peut même le renier, mais il est constitué »50. Dans cette direction, il y a analogie entre les anthologies et les villes, vues comme des constellations de Cf. CERTEAU, M., L’invention du quotidien, arts de faire, Paris : Gallimard, 1990.

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grandes trajectoires, intenses et hétérogènes, exigeant une négociation complexe entre les individus et les groupes51. Marginale ou consacrée, périphérique ou centrale, la production littéraire compose, plus que des anthologies, des constellations mobiles, marquées par la recherche de la qualité esthétique, par la lutte politique, par les droits éthiques. On peut scruter dans ces constellations la « Survie des signes ou des images, quand la survie des protagonistes eux-­mêmes se trouve affectée »52.

Références bibliographiques ARENDT, H., Condition de l’homme moderne (trad. G. Fradier), Paris : Calmann-­ Lévy, 1983. ARENDT, H., A condição humana (trad. Roberto Raposo), Rio de Janeiro  : Forense-­universitária, 2005. BENTES, I., « Da estética à cosmética da fome », in Jornal do Brasil, Rio de Janeiro, 08/07/2001. pp. 1-4. (Caderno B) CANDIDO, A., Literatura e sociedade, São Paulo : Nacional, 1976. CANDIDO, A., « Literatura e subdesenvolvimento », in MORENO, C. F. (org.), América latina em sua literatura, São Paulo : Perspectiva, 1979. pp. 343-362. CANDIDO, A., Formação da literatura brasileira, Belo Horizonte  : Itatiaia, 1981. CANDIDO, A., « Literatura e subdesenvolvimento », in Educação pela noite e outros ensaios, São Paulo : Ática, 1987. CERTEAU, M., L’invention du quotidien, arts de faire, Paris : Gallimard, 1990. CURY, M. Z., WALTY, I., « O intelectual e o espaço público », in Revista da Anpoll, n° 26, jul/dez. 2009. pp. 219-232. DELEUZE, G., GUATARI, F., Kafka : pour une littérature mineure, Paris  : Éditions de Minuit, 1975. DIDI-­HUBERMAN, G., Survivance des lucioles, Paris  : Éditions de Minuit, 2009. FEITH, R., FERRONI, M., Granta, Os melhores jovens escritores brasileiros, Rio de Janeiro : Alfaguara, n° 9, 2012. FERRÉZ, Fortaleza da desilusão, São Paulo : Brachura, 1997. FERRÉZ, Capão pecado, São Paulo : Labortexto editorial, 2000. FERRÉZ, Manual prático do ódio, São Paulo : Planeta, 2003. FERRÉZ (org.), Literatura marginal : talentos da escrita periférica, Rio de Janeiro : Agir, 2005. MASSEY, D., op. cit., p. 226. DIDI-­HUBERMAN, G., Survivance des lucioles, Paris  : Éditions de Minuit, 2009, p. 150.

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FERRÉZ, Manuel pratique de la haine (trad. Paula Anacaona), Paris : Éditions Anacaona, 2009. FISCHER, L.  A., «  Letras em números  : o que as estatísticas dizem sobre “Granta” », in Folha de S. Paulo, 2 de setembro de 2012. (Ilustríssima, pp. 6-7) HABERMAS, J., L’espace public (trad. Marc de Launay), Paris : Payot, 1990. MASSEY, D., Pelo espaço : uma nova política da espacialidade (trad. Hilda Pareto Maciel et Rogério Haesbaert), Rio de Janeiro : Bertrand Brasil, 2008. MORICONI, I., Os cem melhores contos do século, Rio de Janeiro : Objetiva, 2000. OLIVEIRA, N. de, Geração 90 : manuscritos de computador, São Paulo  : Boitempo, 2001. OLIVEIRA, N. de, Geração 90 : os transgressores, São Paulo : Boitempo, 2003. OLIVEIRA, N. de, Geração zero, zero : fricções em rede, Rio de Janeiro : Língua geral, 2011. « Os eleitos », in Folha de S. Paulo, 16 de julho de 2012. (Ilustrada, p. 1) PENA, F. (org.), Geração subzero : 20 autores congelados pela crítica mas adorados pelos leitores, São Paulo : Record, 2012. ROCHA, G., « A estética da fome », in Revista Civilização Brasileira, n° 3, julho de 1965. SANTIAGO, S., O cosmopolitismo do pobre, Belo Horizonte : UFMG, 2004.

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Écriture de la mémoire traumatique

Intimité et corrosion Narrateurs et récits d’une mémoire (historique) introjectée Andrea Saad Hossne* Université de São Paulo

Dans son livre Tiempo pasado. Cultura de la memoria y giro subjetivo. Una discusión, publié en 2005, et traduit au Brésil en 2007, Beatriz Sarlo, affirme d’emblée : « Le retour du passé n’est pas toujours un moment libérateur du souvenir, mais un avènement, une préhension du présent »1. Cette opinion me semble confirmer ce que, à travers mon expérience comme lectrice de la littérature brésilienne actuelle, je crois discerner dans quelques ouvrages d’auteurs qui, nés aux alentours du Coup d’État civil et militaire de 1964, ont eu leur formation contaminée par les traces de la dictature à un niveau plus quotidien, plus habituel, et apparemment moins traumatisant, légèrement en dessous de la ligne visible qui les distingue des récits, des témoignages et de la fiction autobiographique des torturés, prisonniers politiques, militants et ex-­militants, familles de disparus. Des traces encore présentes à travers les rapports humains, les structures d’éducation institutionnelle ou à travers les interactions sociales quotidiennes, et moins dans les casernes, les DOPS (Département de l’ordre politique et social), les « appareils », etc., mais qui, pour autant, ne sont pas moins importantes. Au sein même du domaine du langage ou de la construction de la phrase, ces traces sont repérables. Nous citerons, comme exemple, le texte numéro 55 du livre 100 Histórias colhidas na rua (100 histoires recueillies * 1





Traduction de Dominique Stoenesco. SARLO, B., Tempo passado. Cultura da memória e guinada subjetiva, São Paulo/Belo Horizonte : Companhia das Letras/UFMG, 2007, p. 9. Citation traduite par Dominique Stoenesco. Une version légèrement modifiée de ce texte a été publiée en portugais dans la revue Antares : letras e humanidades, de l’Université de Caxias do Sul (vol. 7, n° 13, janvier 2015).

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dans la rue), publié en 1996, de Fernando Bonassi, un auteur né en 1962. S’agissant d’un micro-­récit, nous citons intégralement le texte : 55 Aujourd’hui ça fait un an que mamie est morte et je me trouve à la 349e division du cimetière de Vila Formosa. « Le plus grand d’Amérique latine » – me dit ma mère dans le bus. Pas loin de sa sépulture, dans un secteur où toutes les tombes sont bien aménagées, avec des fleurs et avec des pierres tombales en ciment, ce qui attire mon attention est une tombe où la terre avait été remuée – manifestement pas aussi propre et aussi bien alignée que les autres. Je m’approche de ce tas de terre où les fourmis font la fête. La croix en bois qui était tombée à la moitié d’un bras enfoncé dans la terre. J’essaie de lire : gella, quella, ghella… Je pense à l’aubergine – berinjela – à la sauce tomate et au fromage. C’est une époque où le dessin des lettres m’émerveille, ainsi que le son et le sens des mots. Je souris. Un tourbillon de poussière se lève. Je sens une main qui me tire violemment en arrière. C’est mon père. Il continue à me tirer en arrière tout en regardant, d’un air inquiet, vers les collines et les cases funéraires qui entourent le lieu. Il m’ordonne de ne plus jamais m’approcher de cette tombe. Il dit que c’est la tombe d’un terroriste ; que la police surveille peut-­être. J’ai mis du temps à comprendre l’intérêt de la police à surveiller les morts de cette époque. Pour moi, depuis ce jour-­là, le mot « terroriste » venait de « terre », cette terre souple et remplie de fourmis du plus grand cimetière d’Amérique latine2.

La structure de ce livre, organisée à partir de cette cueillette des fleurs du mal dans la rue, sorte d’écho contemporain du flâneur baudelairien, permet aux textes de se relier entre eux au moyen de fils conducteurs souterrains qui les situent dans cette thématique de l’expérience de la violence et de la dégradation de la vie quotidienne à São Paulo, sous des regards divers, allant depuis celui d’une première personne pourvue de ses références personnelles, jusqu’à celui d’une troisième personne, sans se fixer sur une identité unique, faisant donc de ces textes des micro-­récits autonomes. La violence et la dégradation résonnent dans chacun de ces textes, et dans celui qui évoque l’expérience infantile concernant la mort, concernant le mot. Nous pouvons les voir associées à l’histoire récente du pays et à la vie intime et familiale. Lorsque le narrateur agit en tant que première personne, nous faisons deux découvertes qui marquent tout parcours humain : celle de la perte (c’est la première année de la mort de sa grand-­mère, évoquée en même temps dans un discours infantile, familier et imprégné d’oralité, « mamie ») et celle du langage, du dessin des lettres, du son des mots, des relations et des sens que ces dessins et ces mots peuvent évoquer. C’est dans cet univers intime et familial, mais en 2



BONASSI, F., 100 Histórias colhidas na rua, São Paulo : Scritta, 1996, pp. 117-118. Citation traduite par D. Stoenesco.

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même temps jalonné par un événement inaugural – l’entrée dans ce qui est nouveau, dans l’inconnu : la perte, le cimetière, le mot – qu’apparaît la réalité brésilienne du temps de la Dictature. Les supposés yeux qui observent, depuis les collines ou depuis les cases funéraires, impriment à ce texte un ton encore plus menaçant que la présence réelle de la police. L’impression de suspicion, de danger, de risque, crée une ambiance sombre alors qu’il ne s’agissait que d’une simple blague et d’un jeu de mots – un jeune enfant qui associe un nom à un aliment, et qui devine la racine d’un mot là où il n’existe pas. Marighella et berinjela, terroriste et terre, au lieu de terreur. Carlos Marighella, comme on le sait, a été assassiné en 1969. Après avoir lutté contre la dictature de l’Estado Novo, il a organisé la résistance armée face à la dictature suivante (celle qui s’était installée après le coup d’État de 1964), à travers l’Alliance de Libération Nationale (ALN), dont il fut le fondateur. En lisant entre les lignes de ce texte, un lecteur contemporain né après la dernière dictature brésilienne sera donc placé devant un fait historique, si sa curiosité le pousse dans ce sens. Il y découvrira alors un matériel très abondant, des livres, des nouvelles extraites des journaux et des revues de l’époque. Et si sa lecture est plus récente que la date de publication du livre de Bonassi (1996), il y trouvera aussi une biographie de Marighella, publiée en 2012. Mieux encore, si le Hip Hop et le Rap l’intéressent, il établira probablement un lien entre ce texte et la chanson « Mil faces de um homem leal (Marighella) » – Mille visages d’un homme loyal (Marighella) – composée par les Racionais MC’s pour le documentaire « Marighella », de Isa Grinspum Ferraz, produits également en 2012. Le lecteur appartenant à des générations antérieures, jeune ou adulte au moment du coup d’État, reconnaîtra dans ce nom incomplet et à travers ce mot « terroriste », le signe d’une époque qu’il a vécue, quelle qu’eût été sa posture au moment des faits. Le lecteur de la même génération que Bonassi, éventuellement père ou mère d’adolescents ou de jeunes adultes actuellement, aura peut-­être, tout d’abord, cette vague impression d’étrangeté, de peur omniprésente, de suspicion, d’ombres imprécises mais persistantes, du temps de son enfance. Pour la génération antérieure, reste la Mémoire, aussi bien collective qu’individuelle : « où étais-­je le jour où j’ai appris la nouvelle de l’assassinat de Marighella ? » Cette phrase sera, peut-­être, une des phrases de son probable dialogue intérieur face à ce texte 55. Pour les générations venues après, qui sont les enfants des garçons et des filles que le texte 55 évoque, reste l’Histoire, dans ses différentes reconstructions et perspectives. Pour ceux de la même génération que l’enfant du texte, ce sera une mémoire personnelle, intime, nourrie par l’Histoire, où celle-­ci est néanmoins toujours une ombre, une crainte diffuse, un climat de perception peu clair 45

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qui se mêle aux informations qu’ils auront connues postérieurement aux événements et aussi à leurs réactions face à celles-­ci. Ce ne sont pas les mêmes regards. D’autres enfants, à travers les pages de la littérature contemporaine, présentent des formes moins admises et moins attendues d’enterrement, comme dans le texte « De peixes e urubus » (« De poissons et urubus »), du livre Curva do rio sujo (La courbe du fleuve sale), publié en 2003, de Joca Reiners Terron (né en 1968)3. Dans le fleuve, souillé par les corps abandonnés par la dictature, un jeune homme en découvre un qui servait de festin à un urubu. Il appelle son frère qui plongeait dans les eaux sombres et sales du fleuve et, même si cela devait le faire souffrir, il veut lui montrer ce festin sordide. Ensemble, ils récupèrent alors plusieurs corps et commencent à les enterrer. Cette scène de la découverte et de la récupération des cadavres du fleuve-­sépulture est entrecoupée par des voix d’un autre temps : la nouvelle au cours du journal télévisé, quelques années plus tard, de la découverte des lieux où furent abandonnés les cadavres des disparus politiques durant la dictature et la nouvelle des deux frères, à travers une conversation en voix off pendant le journal, permettant ainsi de raccorder des faits éloignés dans le temps. Le thème de la mémoire est central dans ce livre qui associe expérience, personnalité et discours narratif, selon des critères peu conventionnels d’autofiction : un ouvrage qui peut être lu comme une sélection de nouvelles ou bien comme un genre dépassé de roman, dans lequel les différents textes ne sont que les reliquats d’une organisation en chapitres, mais où ils conservent leur autonomie, perturbant ainsi le regard du lecteur, qui ne sait plus s’il a affaire à des textes indépendants ou bien à un corpus cohérent, où les différents éléments ou parties se forment par accumulation, et non pas par enchaînement. Examinons l’épigraphe du livre, un proverbe populaire : « La courbe d’un fleuve sale provoque la “tranqueira” » – (tranqueira = obstacle, problème). L’image du fleuve, sorte de lieu commun qui renvoie au temps, est, ici, présentée péjorativement, s’écartant ainsi du paradigme traditionnel lié à cette image. Par ailleurs, elle se focalise sur la courbe du fleuve, là où le mouvement ondoyant des eaux donne l’idée d’accumulation, de concentration, de rétention, sans aucun ordre rationnel, un amoncellement dû en partie au hasard, comme la structure elle-­même du livre. Et ce qui s’accumule devient tranqueira (obstacle, problème), terme populaire qui peut signifier aussi bien un tas de troncs d’arbre ou de branches sèches qui s’accumulent au milieu de la forêt ou qui obstruent la circulation, qu’une 3



TERRON, J. R., Curva de rio sujo, São Paulo : Planeta, 2003.

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quantité d’objets quelconques hors d’usage, ou bien des petites choses sans importance qui gênent ou qui bloquent un espace. Cette vision de la mémoire, de la traversée de notre propre existence au cours de laquelle on accumule, de manière excessive, ce qui est résiduel, se traduit à travers un petit texte, sorte de préface ou peut-­être d’auto-­épigraphe signée (par l’auteur) et datée (de l’année de publication de l’ouvrage), et où le sujet est l’oubli : J’écris pour oublier. « Oublier est une fonction de la mémoire aussi importante que se souvenir », c’est ce que j’imagine avoir entendu de la bouche d’un ivrogne dans une fête ou dans un de ces bistrots quelconques, je ne m’en souviens pas. À cette époque je tenais à mes souvenirs, au point que leurs racines se confondaient avec mes cheveux. À présent, cependant, lorsque j’approche mon stylo de cette feuille blanche, je me dis que bientôt mes souvenirs l’auront souillée, car ma mémoire est une courbe du fleuve sale. Et alors je ne pense même plus, je ne fais qu’oublier et plus jamais je ne me souviens de rien. Ce n’est plus ce jet ininterrompu dans le néant du même lit asséché d’un fleuve toujours identique à lui-­même. Et alors à bientôt, au revoir, à une prochaine fois, à un de ces jours. Adieu. Joca Reiners Terron, hiver 20034.

La question de la mémoire, qui était déjà contenue dans le titre, présentée comme une chose « sale », mélangée et non épurée, retenue, ou qui retient ce qui n’est peut-­être pas le plus important, est posée à travers cette association titre/proverbe/préface-­auto-épigraphe. L’emploi même d’un proverbe populaire, donc d’auteur anonyme, qui demeure dans la mémoire collective malgré l’écoulement inexorable du temps, est un fait significatif. Placé en exergue, proche de la préface/explication ou auto-­épigraphe, ce proverbe traduit non seulement un rapport au temps, mais aussi une vision du discours narratif et de ce qui est raconté. Habilement, l’auteur/ narrateur affirme et remplit sa fonction d’oublier, puisqu’il commence par dire : « J’écris pour oublier », puis aussitôt il fait une citation sur l’oubli et déclare ne pas se souvenir de l’origine de sa citation. Si la mémoire est la courbe d’un fleuve sale qui accumule la tranqueira, écrire pour oublier signifie désengorger le flux du fleuve et laisser s’écouler ce que l’on ne parvient pas à retenir. La page est le lieu qui sera maculé par les souvenirs. Les souvenirs sont un jet et ce qu’ils rejettent, leur substance, ne contient rien, car le lit du fleuve est asséché, et étant asséché il est, suivant 4



Idem. Citation traduite par D. Stoenesco.

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la pensée anti-­héraclitienne, identique à lui-­même. Ce qui jaillit n’est donc pas ce que l’on a vécu, car le vécu est asséché, c’est le souvenir que l’on a du vécu. Et il est nécessaire de se souvenir pour enfin pouvoir oublier. La séparation entre le vécu, le souvenir et cette vision presque douloureuse de la mémoire, dans un livre considéré comme étant une fiction, mais rempli d’éléments d’auto-­références concernant l’auteur, montrent clairement que l’on est bien loin des configurations des trois formes traditionnelles d’écriture sur soi-­même, inspirées du principe selon lequel il est possible de (re)constituer la subjectivité en racontant son expérience vécue, car celle-­ci pourrait être représentée en elle-­même : la confession, l’anatomie, l’autobiographie. Ce ne sont pas uniquement le discours narratif et la personnalité du narrateur qui se trouvent ainsi questionnés, mais aussi le rapport au temps, sous la forme d’une coexistence de différentes temporalités, où la mémoire individuelle, comme la courbe du fleuve, retient des résidus, des restes submergés par l’Histoire du pays. Et c’est ainsi que dans le texte « De peixes e urubus » (« De poissons et urubus ») nous allons découvrir les deux enfants dans l’eau, non pas celle d’un fleuve quelconque, ni du fleuve Apa, situé dans l’État du Mato Grosso do Sul, au centre-­ouest du Brésil, qui apparaît dans plusieurs textes, mais au barrage de Juru-­Mirim, à Avaré, ville située à l’intérieur de l’État de São Paulo, qui fut, en réalité, comme il a été prouvé quelques années après la Dictature, un lieu de décharge des cadavres de disparus. À Avaré, le jeu de ces enfants qui plongent dans l’eau et qui découvrent les limites de leurs poumons fonctionne simultanément comme une découverte des résidus et des traces indésirables accumulés peu à peu par l’histoire brésilienne. Il s’agit ainsi de la récupération, littérale et métaphorique de ce qui dans la mémoire individuelle était perçu comme un secret né d’un jeu des enfants, mais qui pour l’Histoire était la révélation du fait occulte ou occulté. Le mode d’écriture de cette nouvelle refuse la suprématie d’un temps sur un autre ; les deux temporalités, celle de l’enfance et celle de l’adulte qui entend la nouvelle à la télévision, et les deux dimensions, celle de la mémoire d’enfance et celle de l’Histoire du pays, sont placées dans une relation de proximité et de coexistence, sans hiérarchisation entre elles, et sans mise en séquence des événements. Des oiseaux marins qui se nourrissent de poissons prennent ici cet aspect sombre des urubus qui, eux, s’alimentent de charognes à demi recouvertes par les eaux du fleuve. Il n’y a pas de poissons dans ce texte, mais uniquement des corps et des enfants qui nagent, à moins que ces corps ne soient, métaphoriquement et par métonymie, les poissons.

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Mais, au-­delà de la proximité des temporalités et de la mémoire infantile, ainsi que de l’Histoire, il y a aussi dans ce texte l’exhortation du narrateur, pour qu’on l’entende : Écoutez-­le nager. C’est lui : – T’es idiot ? – Pourquoi ? – Alors, tu m’as pas entendu appeler ? – Non. – Viens avec moi. – Pour quoi faire ? – Viens. Tu vas voir5.

Le narrateur à la première personne est l’un des deux frères, mais on ne sait pas lequel. Est-­ce celui qui essayait d’effectuer la plongée la plus profonde dans l’eau, ou bien celui qui rencontre le premier cadavre en train d’être dévoré par l’urubu et qui admire énormément son frère ? Nous pouvons penser que le narrateur est celui qui plongeait et qui apprend la découverte du cadavre par son frère, qui lui apprendra aussi d’autres choses, telles que faire un lance-­pierre, fumer, etc. De toute façon, c’est le narrateur qui exhorte : « Écoutez-­le nager ». Sorti de sa plongée, l’un des frères montre le cadavre à l’autre. Aussitôt après cette constatation, c’est-­à-dire qu’il s’agissait bien d’un cadavre, apparaît en italique la nouvelle à la télévision : Bonsoir. Les principales nouvelles d’aujourd’hui : après l’ouverture au public des archives du Service National d’Information, le gouvernement accepte de parler des lieux où furent abandonnés les cadavres des prisonniers politiques assassinés pendant la répression6.

Pendant la diffusion de la nouvelle, le texte en italique est interrompu par un coup de téléphone : « Je réponds. Écoutez, c’est lui : […] ». De nouveau, nous, lecteurs, sommes invités à écouter, car il n’y a pas de doute que c’est au lecteur que l’exhortation s’adresse. Nous apprenons alors que la nouvelle était diffusée dans le « Jornal Nacional », qui n’est pas un journal d’information quelconque, mais le premier en termes d’audience dans tout le Brésil, principal canal d’information pour la majorité de la population, appartenant à la Rede Globo, une chaîne de télévision en clair et gratuite, notoirement proche de la Dictature. En plein milieu de l’appel télépho5 6



Ibidem, p. 30. Citation traduite par D. Stoenesco. Ibidem, pp. 30-31. Citation traduite par D. Stoenesco.

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nique, la temporalité infantile vient compléter le tableau de la récupération des corps trouvés dans le barrage, ainsi que de l’enterrement ; des corps dont les marques de torture ne passent pas inaperçues. D’où l’interrogation de l’un des frères : « Et maintenant ? », complétée par celle du narrateur : « La même question, en deux temps »7. Et sur la même ligne du texte, on revient aussitôt à la mémoire du premier corps découvert, sans aucun repère pour indiquer ce recul dans le temps. La question en deux temps, entre les enfants qui découvrent le cadavre et les adultes qui entendent la nouvelle, ne cesse de résonner tandis que dans la mémoire les enterrements commencent ; la séquence des corps découverts est décrite et elle met en évidence celui d’une jeune fille « très belle »8 et « et en très mauvais état ». Le jeu ambigu d’une écriture qui aligne le présent et le passé dans la même phrase se poursuit : « Ensuite notre famille a déménagé vers une autre ville et plus jamais nous n’avons évoqué ce sujet./ Il était temps »9, dira le narrateur au paragraphe suivant. Il était temps de déménager, après avoir passé tout un été en train de pêcher des cadavres dans le fleuve et de les enterrer, ou bien il était temps d’aborder à nouveau le sujet – entre les frères, entre tous les Brésiliens ? Alors, le cercle intime du secret gardé entre les frères, des jeunes gens en période de formation, se précise : – Tu penses encore à cette fille ? – Oui. Mon premier amour… Son rire presque inaudible se contracte, devenant un simple murmure. Puis, c’est le silence. Je raccroche calmement le téléphone, avec sa voix et le bruit de l’eau dans mes oreilles10.

Tous les aspects de cette écoute traversent entièrement le texte, depuis les bruits de la plongée jusqu’à la fin du texte, en passant soit par la nouvelle qu’on finit par apprendre, une dissimulation enfin révélée, soit par les exhortations du narrateur pour qu’on entende un « Il », cet Autre. Ainsi, le narrateur nous demande qu’on entende son complice dans la découverte des corps (lorsqu’ils étaient enfants, et plus tard, au téléphone, déjà adultes et après la nouvelle donnée à la télévision). Comme les dialogues sont présents dans le texte, en réalité nous les « entendons » ; et comme il y a l’enregistrement de la voix à la télévision, nous l’ « entendons » aussi. Il n’y a que ceux qui ont été assassinés que nous ne pouvons pas entendre. Idem. Ibidem, p. 32. Idem. Citation traduite par D. Stoenesco. 10 Idem. Souligné par nous. Citation traduite par D. Stoenesco. 9 7 8

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Ici, dans ce texte, la question du témoignage vient s’ajouter à la dynamique de la mémoire/oubli. Nous sommes invités à entendre ce que les enfants ont dû involontairement voir. Des enfants témoins, mais des témoins silencieux, un secret d’enfants, un secret entre frères. Une fois de plus, la dimension intime et familiale, une fois de plus des enfants en pleine évolution qui découvrent le monde et la vie – ou plutôt la mort – et la parole, ou le silence. La métaphore du fleuve sale (mélangé) ne concerne pas que la mémoire individuelle. Elle symbolise aussi la mémoire collective, immergée dans des eaux troubles, une mémoire qui dans ce texte prend la forme concrète des eaux sombres du barrage de Juru-­Mirim, à Avaré. Et si pour oublier il faut écrire, comme il est dit dans la préface/auto-­épigraphe, alors il faut récupérer dans ce fleuve sale les résidus, les fragments, les restes qui s’y trouvent engloutis, soit : l’histoire récente du pays. Sarlo affirme : « […] la validité du témoignage repose sur la visibilité que “les gens” ont du lieu, non seulement un lieu de proximité et familier, mais aussi de manifestation publique »11. Plus que jamais, cette littérature semble aller dans le sens indiqué par Beatriz Sarlo, que nous avons citée dès le début de la présente étude : « Le retour du passé ne représente pas toujours un moment de délivrance du souvenir, mais plutôt un avènement, une préhension du présent ». Et nous devons considérer aussi comme présent la continuité des ombres et des fantasmagories issues du cadre intime, de la vie familiale, corrodant de l’intérieur les fondements des notions de confiance et de sécurité, imprimant ses marques dans le langage, dans la vie quotidienne, pour se transformer enfin en littérature. Mais ce n’est là qu’une des formes de rapprochement entre intimité et corrosion. Ce sont des textes où la mémoire infantile semble, à travers le tissu de la subjectivité, filtrer l’Histoire, devenant ainsi des textes aux structures fluides, qui nous renvoient soit à la matrice baudelairienne, soit à l’autofiction. Une autre forme apparaît dans des cas qui appartiennent nettement à la fable et à la fiction, sous le signe de l’absence, de la disparition. Pilar Calveiro, scientifique sociale, militante politique qui avait disparu pendant une année et demie dans les camps de la mort en Argentine durant la dictature qui régnait dans ce pays, auteure d’une thèse de doctorat intitulée « Poder e desaparecimento : os campos de concentração na Argentina » (Pouvoir et disparition : les camps de concentration en Argentine), crée l’expression « poder desaparecedor » (pouvoir de faire disparaître), reprise SARLO, B., op. cit., pp. 20-21. Citation traduite par D. Stoenesco.

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dans les analyses de Paulo Arantes sur la dictature civile et militaire brésilienne12 et dans celles de Beatriz Sarlo, dans son œuvre déjà citée ici même. Le « poder desaparecedor » a été tellement actif qu’il a eu une influence même dans la manière avec laquelle on se réfère à ceux qu’il vise, comme dans l’expression « foram desaparecidos » (« ils ont été disparus »), employée dans le livre « K », de Bernardo Kucinski (2011, réédité en 2014), dans lequel celui-­ci parle de « l’agonie de l’incertitude », du « gouffre de personnes » qui ont été la caractéristique des dictatures de cette période13. Les personnes qui « ont été disparues » ne sont même pas le sujet du verbe qui exprime ce qui s’est passé avec elles : elles n’ont pas disparu, elles ont été disparues, dans un même mouvement sémantique et syntaxique, qui fait surgir un autre verbe conjugué à l’époque : les « suicidés ». Ces êtres, qui ne sont plus le sujet d’eux-­mêmes, ni de leur volonté, ni du verbe – catégorie grammaticale et parole – ne parviendront à s’exprimer que s’ils prennent le statut de survivants, que s’ils témoignent ou racontent, ou bien encore s’ils escamotent la première personne, comme le souligne Pilar Calveiro, dans son analyse en tant que scientifique sociale. Ainsi, les disparus qui demeurent figés dans ce statut de disparus ne seront pas entendus. Et c’est durant cette absence, durant ce hiatus ou cette rupture brutale renouvelée quotidiennement, car il n’y a pas de corps pour en faire le deuil, que l’Histoire se construit dans la mémoire de ceux dont ils furent arrachés. L’expression lacunaire, tronquée, n’est pas une simple marque de style, mais elle est l’expression la plus cruciale de l’expérience de cette absence sans limite, sans rémission. Elle est présente de façon remarquable dans la nouvelle « O Céu e o Fundo do Mar » (Le ciel et le fond de la mer), de Fernando Bonassi, publiée en 199914. Une écriture transversale, parsemée de propositions coordonnées, de phrases présentant de nombreuses interruptions, comme si la connexion entre elles était imperceptible, donne l’impression de suivre et de dessiner une ligne hachurée du temps, où les espaces ne traduisent pas seulement une absence, mais les marques de corrosion de ce qui avait déjà été entier ou qui aurait pu l’être. C’est ainsi que la rencontre entre la femme d’un disparu politique et un jeune homme – l’enfant devenu personnage adulte, celui du texte 55 déjà cité, extrait du livre « 100 Histórias colhidas na rua » (100 Histoires recueillies dans la rue), devant le tombeau de Marighella, texte repris intégralement, mais à présent fondu dans la nouvelle – fonctionnaire dans une agence de publicité où sa principale activité consiste à mettre des glaçons ARANTES, P., « 1964 ». O novo tempo do mundo, SP : Boitempo, 2014. KUCINSKI, B., K. Relato de uma busca, SP : Cosac Naify, 2014. 14 BONASSI, F., O céu e o fundo do mar, SP : Geração Editorial, 1999. 12 13

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dans des verres et à servir de la cocaïne à des directeurs, des top-­modèles et des acteurs, a lieu durant les premières années qui ont suivi l’amnistie. C’est lors d’occasions comme celle-­là que les familles des disparus parlent et s’écoutent en silence. Et cette spécificité de l’expression orale apparaît également dans ce texte, qui présente un discours interrompu, puis repris de nombreuses fois, toujours récupéré, où très peu de choses sont dites sous la forme du discours direct : Alors le jeune homme remet la photo dans les mains de la femme, car elle va en parler, et à travers elle des informations remontent. Elle dit que cela s’était passé avant. Avant l’époque où cette photo a été prise. Mais que c’était déjà le début, la première fois. Qu’il y a une fumée noire. – Du gaz lacrymogène. Qu’ils avaient commencé à utiliser ça. Que c’était sa première fois aussi ces bombes. Que cette fumée, que ce mur de fumée est traversé par quelques personnes qui s’enfuient dans la confusion et par des policiers à cheval15.

Cette façon de raconter, où l’emploi de la première personne est presque un chuchotement qui s’échappe par des interstices, avec une suite de phrases qui commencent par « que », dans l’extrait ci-­dessus, servira à reconstituer une autre rencontre, celle de la femme et de celui qui sera son compagnon dans la guérilla, son mari, le père de son fils, et qui « aura été disparu » déjà depuis 8 ans lorsque le narrateur raconte l’histoire – qu’il ne fait que reprendre, sans employer la première personne –, ce que cette femme raconte au jeune homme. Dans le texte, les noms ne sont jamais dévoilés, et bien que les personnages se présentent avec leurs prénoms et leurs noms, ils restent inaccessibles au lecteur. Il s’agit d’une fiction, et non pas d’un récit, ni d’un témoignage de la femme. Ni d’une histoire que le jeune homme raconte à un lecteur, après avoir perdu cette femme à cause de la folie qui l’envahit au fur et à mesure que la douleur de la disparition, de l’absence et du deuil impossible à faire la corrodent de l’intérieur. Le narrateur, intervenant à la troisième personne, tantôt dans les pas de l’un des personnages du couple, tantôt dans ceux de l’autre, tantôt à l’extérieur du couple, mais jamais totalement quelque part, introduit, à travers son propre langage et sa façon de raconter, la détérioration des relations interpersonnelles et sociales, le tissu déchiré de la sociabilité brésilienne au cours de l’histoire récente du pays. Ibidem, p. 104. Citation traduite par D. Stoenesco.

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Le titre et l’épigraphe du livre, tirés du poème « A mulher visita o marido preso » (La femme visite son mari emprisonné), de Ho Chi Minh, publié dans « Diário de prisão » (Journal de prison), traduisent, négativement, les privations que le « poder desaparecedor » instaure : aucune information sur le lieu de réclusion, pas moyen, même sous surveillance, d’avoir une courte rencontre, ce qui est un droit pour les prisonniers de droit commun, et qu’on appelle droit de visite. Mais en même temps, ils identifient le noyau principal du texte : la grille de séparation qui symbolise uniquement une séparation et non pas le statut de celui qui est incarcéré et de celui qui est libre, car tous deux, femme et mari, sont prisonniers ; d’un côté les disparus, de l’autre la société brésilienne. Dans un autre texte qui se présente comme une fiction, mais qui est néanmoins construit avec la matière brute et violentée de l’expérience de celui qui a souffert, sans rémission, les effets du « poder desaparecedor », Bernardo Kucinski associe l’idée de récit à celle d’enquête, idées qui apparaissent déjà dans le sous-­titre de « K. », « Relato de uma busca » (Récit d’une enquête)16. L’indice de concordance avec la réalité biographique ne figure pas uniquement dans le nom patronymique représenté par l’initiale K, – le même que celui de l’auteur du livre et que celui de Ana Rosa Kucinski, professeur universitaire de l’Institut de chimie de l’USP (Université de São Paulo) et militante politique qui « a été disparue » et démise de ses activités par le Conseil de la Faculté pour abandon de poste, après avoir été absente de son travail pendant dix-­neuf mois consécutifs. En réalité, il s’agit là d’un de ces nombreux et lamentables témoignages issus de la connivence, et pas seulement de la résistance, de l’USP face à la Dictature. Cette lettre initiale est aussi celle du nom du journaliste, et professeur universitaire, un écrivain « formé » par la Dictature. Cet indice de concordance avec la réalité est aussi exprimé à travers le langage que l’auteur utilise pour s’adresser au lecteur du texte, dès le début du livre : « Cher lecteur, tout dans ce livre n’est qu’invention, mais presque tout est arrivé »17. Et tout ce qui est invention mais qui est aussi arrivé est une recherche truffée d’impasses, de tentatives de diversion, de fausses informations, d’espoirs provoqués par le « poder desaparecedor » dans le but ultérieur de les faire échouer ; une quête d’un père terrifié et amoindri devant sa double découverte : la double vie de sa fille et sa disparition. Et il s’agit bien là d’un récit car il refait le parcours de sa recherche sans résultat. Il s’agit également d’un récit dans le sens de rapport, étant donné que sa recherche définit, avec précision, l’anatomie du « poder desaparecedor », sa manière d’opérer et de s’organiser, y compris avec ses contradictions, KUCINSKI, B., op. cit. Ibidem, p. 8. Citation traduite par D. Stoenesco.

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comme le constate son vieux père K à travers sa recherche qui lui assure une immunité : Il découvre la muraille mais pas sa fille. […] Lorsque les jours sans nouvelles se transforment en semaines, le père, à la recherche de sa fille crie, comme un fou, il dérange avec son malheur et ses exigences impossibles de justice. Le gouffre des disparus ne cesse de fonctionner, la répression se poursuit dans la cruauté, mais le père qui recherche sa fille a de moins en moins peur. Malheureux mais courageux, il comprend alors l’immense paradoxe de son immunité. N’importe qui peut être avalé par les tourbillons de ce gouffre, ou bien renversé et jeté dans un trou quelconque, sauf lui. La répression n’ose pas s’attaquer à lui, même lorsqu’il crie. S’attaquer à lui reviendrait à avouer, reconnaître. Voyant se refléter dans la vitrine de la plus grande avenue son image, un vieil homme parmi d’autres vieux et d’autres vieilles, brandissant comme un étendard le portrait agrandi de sa fille, se rend compte, stupéfait, de sa transformation. Il n’est plus lui-­même, l’écrivain, le poète, le professeur de yiddish, il n’est plus un individu, il est devenu un symbole, l’icône du père d’une disparue politique18.

Et c’est cette transformation, qui dépouille l’individu de son statut, qui brise la normalité et le cours de son existence, créant une sorte d’enveloppe, un statut négatif résultant de l’absence, signe de portée sociale, qui lui ôte la possibilité de parler à la première personne. Comme dans la nouvelle de Bonassi, ici la voix n’est pas celle du discours direct. Le récit se produit à travers une voix à la troisième personne, qui observe de l’intérieur et de l’extérieur, mais dont le propos est toujours issu de ce que les yeux du père peuvent apercevoir ou voir. La subjectivité, l’identité corrodée n’est même plus quelqu’un dans le récit. La perversité du « poder desaparecedor » apparaît en plein jour : ceux qui « ont été disparus » ont pour revers de la médaille ceux qui ont été « desaparecerizados », si ce néologisme nous était permis, c’est-­à-dire, ceux qui ont souffert du fait d’avoir eu des membres de leurs familles transformés en « desaparecidos » (disparus). Soit, face à ceux qui disparaissent, il reste ceux dont les proches ont disparu : recto et verso du même processus de destruction. Et la transformation devient totale à travers cette image forte présente dans le texte suivant : Encore quelques années et la vie reprendra son cours normal, dont elle n’a jamais dévié. Des vieux meurent, des enfants naissent. Le père qui recherchait sa fille disparue ne recherche plus rien, vaincu par l’épuisement et l’indifférence. Il ne brandit plus sa photo comme un étendard. Il n’est plus une icône. Il n’est plus rien. Il n’est que la souche inutile d’un arbre mort19. Ibidem, pp. 89-90. Citation traduite par D. Stoenesco. Ibidem, p. 90. Citation traduite par D. Stoenesco.

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Mais il y a une troisième transformation, celle qui échappe à la prévision de perversion du « poder desaparecedor » : celle des enfants qui, devant les tombes, sur terre ou sous l’eau, sont devenus des écrivains ; celle des écrivains qui n’ont pas disparu, qui sont restés toujours des écrivains. Ce ne sont pas des écrivains occasionnels, ce ne sont pas des survivants dans le même cas que ceux qui, disparus, emprisonnés, exilés ou torturés ont repris et assument la première personne à travers le témoignage ou la fiction de nature testimoniale ; ce sont des auteurs comme les trois autres qui ont été cités ici : deux qui appartiennent à la génération ayant grandi sous la Dictature, et un autre qui appartient à la génération qui l’a vue surgir. De leur for intérieur le plus intime, ils racontent, dans un style corrodé et corrodant, l’Histoire, entre fiction et mémoire. Et c’est cette matière qui permettra à l’écrivain Kucinski de publier, en 2014, le recueil de nouvelles « Você vai voltar para mim » (Tu reviendras vers moi)20. La nouvelle qui sert de titre au recueil est, dans ce sens, emblématique, aussi bien par la façon dont elle est construite que par la manière dont son titre évoque un réseau de relations. En 2014, à l’occasion des cinquante ans du putsch civil et militaire, il est impossible de rester indifférent face à cette date, rappelée dans la presse, dans le marché éditorial, dans les universités, etc. De nombreux lecteurs n’ignorent plus l’histoire d’Ana Rosa Kucinski et ses liens de parenté avec l’auteur de « K. ». Un ouvrage ayant pour titre « Você vai voltar para mim » (Tu reviendras vers moi) aurait donc pu suggérer, à travers l’idée de retour, une clé de lecture à travers laquelle l’attente ou l’espoir, d’emblée frustrés, comme le lecteur le sait, pourraient concerner l’auteur et sa sœur. Mais tel n’est pas le cas, rien dans le livre va dans ce sens. Toutefois, en tant que stratégie pouvant donner un sens au livre, cela mérite notre attention. Dans un contexte plus banal, hors de l’entrecroisement des liens entre l’auteur, son expérience personnelle avec le « poder desaparecedor », et sa sœur, ce titre évoque le monde de l’intimité amoureuse. Ce pourrait être le titre de n’importe quelle chanson qui raconte, dans les styles les plus variés, un chagrin d’amour. Ce retour résonne alors comme un mélange d’agonie et d’espoir de reconstitution d’un bonheur perdu. Rien de plus inquiétant, cependant, que la disparition de ce sens et la construction d’un autre, dans une phrase n’ayant subi aucune modification, ne deviennent la pire des menaces. L’espoir d’être transférée du DOPS (Département de l’ordre politique et social) vers une prison pour femmes, un lieu privé de liberté mais à l’abri de la torture permanente, s’avère n’être qu’une farce du tribunal complice. KUCINSKI, B., Você vai voltar pra mim, São Paulo : Cosac Naify, 2014.

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Elle aurait pu dire ce qu’on attendait d’elle, procéder à un deuxième faux aveu : le premier concernait une action militante dans la guérilla ; le deuxième aurait pu concerner, après avoir été préparé et répété, l’hébergement occasionnel, désintéressé et presque fortuit d’un militant. De la présomption de faute on passerait à la présomption d’innocence, sans discussion sur la nature criminelle ou non de l’acte, considérée comme certaine. Mais la prisonnière parle, et elle parle d’autres personnes qui, à l’extérieur du DOPS et dans l’espace public, avaient déjà parlé, ce qui, au moins, a pu lui garantir le droit de se présenter au tribunal et au procès. Ce qu’elle dit ne peut pas être répété et ce qu’on lui dit n’est que mensonge. Le lecteur, aussi horrifié que le personnage, la voit retourner au DOPS, dupée, et traînée par les jambes par le bourreau chargé de la torturer et qui avait déjà prévu son retour en prison. Ici oui, le discours direct a lieu, la voix à la première personne aussi, mais l’essentiel de ce qu’elle raconte, et qui la remet entre les mains de son bourreau, apparaît aussi à la troisième personne. À la première personne, il n’y a que la phrase terrible qui, à notre avis, résume la corrosion de l’intimité et la façon sous laquelle elle apparaît dans diverses œuvres brésiliennes contemporaines dont le contenu est moins la libération du souvenir par le retour du passé que le discernement du présent dans la société brésilienne issue du coup d’État de 1964.

Références bibliographiques ARANTES, P., « 1964 ». O novo tempo do mundo, SP : Boitempo, 2014. BONASSI, F., 100 Histórias colhidas na rua, São Paulo : Scritta, 1996. BONASSI, F., O céu e o fundo do mar, SP : Geração Editorial, 1999. KUCINSKI, B., K. Relato de uma busca, São Paulo : Cosac Naify, 2014. KUCINSKI, B., Você vai voltar pra mim, São Paulo : Cosac Naify, 2014. SARLO, B., Tempo passado. Cultura da memória e guinada subjetiva, São Paulo/ Belo Horizonte : Companhia das Letras/UFMG, 2007. TERRON, J. R., Curva de rio sujo, São Paulo : Planeta, 2003.

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Kaddich pour une disparue sous la dictature K. de Kucinski Eurídice Figueiredo* Université fédérale de Fluminense/CNPq

Introduction : les faits Le roman K., de B. Kucinski, initialement publié par une petite maison d’édition – Expressão Popular – en 2011 et en 2012, eut une forte répercussion1 : il fut finaliste des prix São Paulo de Littérature, Union brésilienne des écrivains et Portugal Telecom en 2012, alors il commença à être traduit. En 2014, il fut réédité par Cosac Naify, qui publia également son recueil de nouvelles Você ainda vai voltar pra mim e outros contos [Tu vas revenir vers moi et autres nouvelles]2. Il s’agit de l’histoire de la disparition d’Ana Rosa Kucinski Silva, professeure de chimie de l’USP (Université de São Paulo), et de son mari, Wilson Silva, tous deux militants de l’ALN (Aliança libertadora nacional [Alliance libératrice nationale]), organisation révolutionnaire commandée par Carlos Marighela. Ana Rosa était la sœur de l’auteur, Bernardo Kucinski, et la fille de Meir Kucinski, écrivain juif de langue yiddish, qui était né en Pologne en 1904 et avait émigré au Brésil en 1935 ; il mourut en 1976. D’après les sites Wikipédia et Comissão da Verdade [Commission de la Vérité], les deux jeunes auraient été dénoncés par João Henrique Ferreira de Carvalho. Dans un entretien donné à l’hebdomadaire Veja, en 1993, qui n’a jamais été publié, l’ex-­caporal de l’armée José Henrique Gonçalves aurait révélé que le couple avait été arrêté par le commissaire Sérgio Fleury, le 23 avril 1974, et emmené à la « Casa da Morte » [Maison *

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Traduction Janine Houard. KUCINSKI, B., K., São Paulo : Expressão Popular, 2012. KUCINSKI, B., Você ainda vai voltar pra mim e outros contos, São Paulo  : Cosac Naify, 2014.

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de la Mort] à Petrópolis, où il avait été torturé et exécuté. Le lieutenant et médecin Amílcar Lobo, qui prêtait assistance aux tortionnaires, aurait reconnu la photo de Wilson Silva dans une déclaration à la revue Isto É du 8 avril 19873 ; quant à Ana Kucinski, il n’en était pas sûr. En 2012, l’ex-­ commissaire et tortionnaire assumé Cláudio Guerra a affirmé, dans une déclaration faite aux journalistes Marcelo Netto et Rogério Medeiros pour le livre Memórias de uma guerra suja [Mémoires d’une guerre sale]4, que les deux corps auraient été incinérés dans le four de l’usine Cambahyba, à Rio de Janeiro. Le 4 septembre 1991, la maire de São Paulo, Luíza Erundina, signa le décret qui donnait le nom d’Ana Rosa à une rue du quartier de Jardim Toca, dans la zone sud de la capitale pauliste. En avril 2014, la Congrégation de l’Institut de Chimie annula à l’unanimité la démission d’Ana Rosa de l’USP pour « abandon de fonctions », survenue le 23 octobre 1975 et envoya une lettre d’excuses officielle à la famille. On annonça aussi la construction d’un monument en son hommage dans les jardins de l’Institut de chimie.

Le roman K. À l’exception des événements de 2014, tous les autres apparaissent dans le roman, mais transformés, réinventés, en chapitres courts et concis où règne la perplexité du père d’Ana Rosa, K. Face à un personnage nommé K. le lecteur est amené à évoquer le climat tendu et absurde du roman Le Procès, de Kafka, dans lequel le protagoniste ne comprend pas le pourquoi d’événements incompréhensibles et indéchiffrables et se sent coupable. Le narrateur fait réellement référence à ce roman et à la nouvelle « Le verdict », de Kafka, ainsi qu’au film Le choix de Sophie (1982), de Alan J. Pakula, pour montrer comment la culpabilité est intériorisée par les victimes5. L’unité du roman est donnée par K. dont la trajectoire pleine d’embûches commence au premier chapitre et prend fin à l’avant-­dernier ; l’ordre des chapitres est assez aléatoire, puisque chaque fragment a une vie propre, comme si c’était une nouvelle. Ainsi, le roman dialogue aussi avec Vidas secas [Sécheresse], de Graciliano Ramos, auquel il rend d’ail-

Apud GUERRA, C. em depoimento a Marcelo Netto e Rogério Medeiros, Memórias de uma guerra suja, Rio de Janeiro : Topbooks, 2012. 4 GUERRA, C. em depoimento a Marcelo Netto e Rogério Medeiros, Memórias de uma guerra suja, Rio de Janeiro : Topbooks, 2012. 5 KAFKA, F., O processo (Tradução de Modesto Carone), São Paulo : Companhia das Letras, 1997 ; A metamorfose seguido de O veredicto (Tradução, organização, prefácio e notas de Marcelo Backes), Porto Alegre : L&PM, 2014 ; PAKULA, A. J., A escolha de Sofia [Sophie’s Choice], Roteiro de Alan J. Pakula. Filme com Meryl Streep, 1982. 3



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leurs hommage en nommant la chienne du couple Baleine, comme celle de la famille en exode6. Au début et à la fin, il y a des textes de l’auteur, à la première personne, datés du 31 décembre 2010, en italique. Dans le premier, il place d’emblée le lecteur face à une situation absurde : des lettres de la banque au nom de sa sœur morte continuent d’arriver au domicile de l’auteur, une maison achetée après la mort de sa sœur. Dans le dernier, l’absurde continue : il reçoit un coup de téléphone l’informant que sa sœur est au Canada. L’auteur évite de mentionner les noms propres, même s’il est clair qu’il s’agit de : Sérgio Fleury, Rubens Paiva, Vladimir Herzog, Frei Tito ou Dom Paulo Evaristo Arns. Le caractère instable de la vérité, du savoir ou du non-­savoir, est posé dès la première épigraphe, de Guimarães Rosa : « Je vous raconte ce que je sais et que vous ne savez pas ; mais je veux surtout vous raconter ce que je ne suis pas sûr de savoir, et qu’il se peut que vous sachiez »7. S’il y a une entité qui en sait plus que l’auteur, comme l’indique l’épigraphe, il s’agit des organismes de répression qui ont occulté et continuent de nier les informations sur les morts du régime militaire. Dans le premier chapitre, les principaux éléments du thème sont exposés : perplexité de K. parce que sa fille ne téléphone pas depuis dix jours, nouvelles de disparitions de jeunes, sentiment de culpabilité de K. parce qu’il se consacre trop au yiddish, une langue morte, et ne s’occupe pas assez de sa fille. K. se sent absolument seul. Malgré sa « répulsion atavique » pour le catholicisme, ce sont les réunions à la Curie métropolitaine de São Paulo, organisées par le cardinal Dom Paulo Evaristo Arns, qui lui apportent un sentiment de solidarité et de complicité, car d’autres familles souffrent du même désespoir que lui. À la première réunion, il y avait vingt-­deux cas de « personnes disparues sans laisser de traces. C’est comme si elles s’étaient volatilisées »8. K. est effaré, il pense que même les nazis enregistraient les morts. Dans quelques chapitres, l’auteur fait revivre les personnages de l’histoire en essayant d’imaginer ce qui s’est passé : Ana Rosa et Wilson s’aperçoivent que la guerre est perdue, car l’organisation est très affaiblie. Cela devient plus explicite dans le dernier chapitre – une lettre de Rodriguez à Klemente –, en italique, qui expose la situation dans laquelle se trouvèrent les derniers militants, après l’arrestation et la mort de certains leaders. Il est plausible que ce soit une lettre imaginaire, conçue à partir des informations obtenues par l’auteur sur les conflits qui existaient dans l’organisation, mais elle pourrait aussi bien être authentique. Le jeune couple persiste 6 7

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RAMOS, G., Vidas secas [Sécheresse], Rio de Janeiro : Record, 1995. KUCINSKI, B., K., p. 11. Souligné par moi. Toutes les traductions du roman ont été faites par la traductrice Janine Houard. Ibidem, p. 27.

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dans la lutte, car il ne veut pas admettre la fin du rêve révolutionnaire ; ils deviennent alors des personnages tragiques, parce qu’ils marchent inexorablement vers la mort. En quittant la maison, ils emportent des capsules de cyanure pour échapper à la torture et au risque de dénoncer leurs camarades. Dans un autre chapitre, dans la « Maison de la Mort » Ana se donne la mort avec le cyanure. Devant une telle tragédie, l’auteur introduit un doux mensonge : il évite d’imaginer toutes les tortures subies par sa sœur et préfère lui donner une capsule de cyanure. Le temps se mesure à partir de la scène initiale de la disparition de la fille : des jours, puis des semaines, puis des mois passent sans que K. n’ait la moindre nouvelle. K. lutte pour obtenir des informations, pourtant tout se révélera inutile. Au cours du roman, tous les contacts qu’il établit sont utilisés par la répression pour exercer du terrorisme psychologique contre lui. Le chapitre « Jacob, une apparition » montre les voyages internationaux de K. dans les villes-­sièges des grandes organisations : Genève (Croix-­Rouge), Londres (Amnistie internationale) et New York (American Jewish Committe). Sa requête auprès de la Commission des droits de l’homme de l’OEA (Organisation des États américains) fut rejetée car, selon le gouvernement brésilien, il n’y avait rien sur sa fille. D’ailleurs, six mois après la divulgation de la liste de vingt-­deux disparus, le ministre de la Justice, Armando Falcão, déclarait officiellement à la radio qu’il n’y avait aucune trace d’Ana Rosa dans les organismes du gouvernement. Des mots, rien que des mots, le ministre n’était en rien tenu de dire la vérité. Dans certains chapitres, le narrateur évoque des scènes de la vie d’Ana Rosa et de Wilson, comme le fait qu’elle n’avait pas averti sa famille de son mariage avec un goï. Peu à peu, le père découvre la vie parallèle que sa fille menait et combien elle s’était éloignée de lui et de la famille. Il rencontre la modeste famille de Wilson, un physicien, qui a laissé comme vestige de son passage sur terre une bibliothèque de livres volés, « petites pierres tombales d’une sépulture jusqu’à présent inexistante »9. Le chapitre « Un inventaire de mémoires », tissé autour des photographies de la fille morte, rappelle l’attitude de Roland Barthes dans La chambre claire, lorsqu’il regarde les photos de sa mère morte10. Seul, K. regarde aussi les photos à la recherche de sa fille ; certaines suggèrent « délicatesse et sensibilité », « semblent capter l’âme de sa fille », ou bien montrent « le même regard plissé de désarroi »11. Dans la terminologie de Barthes, la photo qui révèle l’âme est celle qui a le punctum, le détail poignant, qui touche. Mais qu’est-­ce qui émeut ? Ce n’est pas mesurable, Ibidem, p. 57. BARTHES, R., A câmara clara (Tradução de Júlio Castañon Guimarães), Rio de Janeiro : Nova Fronteira, 1984. 11 KUCINSKI, B., op. cit., pp. 114-115. 9



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il paraît impossible d’évaluer objectivement la raison pour laquelle une photographie révèle ou non l’âme d’une personne. En regardant les photos, sachant que sa fille est morte, K. voit du désarroi parce qu’il est lui-­même désemparé. Le punctum est davantage le fruit de celui qui regarde que de la photo en elle-­même. Dans certains chapitres, les voix narratives sont celles de la répression ou se font l’écho de la répression. « A cadela » [La chienne] a pour voix narrative un agent de la répression qui ne sait pas quoi faire de la chienne Baleine qui ne cesse de pleurer depuis que ses maîtres ont été arrêtés. Le chef n’accepte pas qu’elle soit sacrifiée, ironiquement, lui qui torture et tue hommes et femmes sans compassion : « il m’a traité d’inhumain, de lâche, celui qui maltraite un chien est un lâche ; j’ai failli lui dire : et celui qui tue ces pauvres étudiants, qui ont père et mère, qui sont déjà prisonniers, et qui, de plus, les écartèle, fait disparaître les morceaux, ne laisse plus rien, c’est quoi ? »12. Un chapitre est raconté par l’agent infiltré, en vérité un ex-­militant qui a accepté de collaborer après avoir été torturé, un autre est raconté par une maîtresse de Fleury, une femme qui l’a rencontré pour sauver son frère et qui a fini par tomber amoureuse du commissaire ; dans ce même chapitre, on mentionne Frei Tito prisonnier, avec d’autres moines dominicains, terriblement torturé par Fleury. Après sa sortie de prison, Frei Tito se réfugia dans un couvent du sud de la France, mais finit pourtant par se suicider, parce qu’il continuait d’entendre les ordres du tortionnaire. L’un des chapitres les plus frappants est « La thérapie ». Le personnage, appelé Jesuína Gonzaga, qui a vingt-­deux ans et a travaillé comme femme de ménage dans la « Maison de la Mort » à Petrópolis, va à une séance de thérapie car elle souffre d’hallucinations, de saignements et d’insomnie. C’est une employée de la société Ultragaz qui a été placée là par Sérgio Fleury, après la fermeture de la Maison de la Mort. Jesuína explique à la psychologue que Fleury « était très ami du patron de la société, un étranger, monsieur Alberto. Cet étranger a été tué par les terroristes. Mais Fleury a parlé avec des gens de la direction et ils m’ont embauchée »13. Le président d’Ultragaz était un entrepreneur danois, Henning Albert Boilesen (1916-1971), qui finançait l’appareil de la répression de São Paulo et qui était un ami intime de Sérgio Fleury. D’après des témoignages, il assistait aux séances de torture. Emblème de la collaboration entre grands patrons et répression, il fut « exécuté » par des militants de l’ALN et du MRT (Mouvement révolutionnaire Tiradentes)14. Traumatisée par ce qu’elle a Ibidem, p. 67. Ibidem, p. 122. 14 LITEWSKI, C., Cidadão Boilesen, Documentário de 92 minutos, 2009. Ce documentaire fournit des renseignements détaillés sur le rôle de Boilesen dans le financement du DOI-­CODI par des entrepreneurs brésiliens. 12 13

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vu, Jesuína souffre de troubles nerveux. Dans ce chapitre où apparaît, exceptionnellement, le nom de Fleury, se trouve la scène de la mort d’Ana qui absorbe sa capsule de cyanure après avoir été torturée. « L’ouverture » met en scène la réaction de Sérgio Fleury. Il se met en colère contre les parents qui, par le biais des organisations internationales, ne cessent de faire pression pour avoir des nouvelles de leurs enfants : outre K., il cite la styliste Zuzu Angel15, assassinée en 1976 dans un faux accident de la circulation. Fleury exerce la torture psychologique contre K., en envoyant des informations contradictoires : soit sa fille va arriver du Portugal, soit elle est internée à Juqueri, ou on l’a vue au Canada, ou bien elle est enterrée « à tel endroit »16. Il a l’intention de tuer le « vieux » d’un infarctus et Meir Kucinski décéda réellement en 1976, « amer et souffrant de la disparition de sa fille Ana Rosa »17. Comme l’indique le titre du chapitre, on est au moment d’ouverture politique du gouvernement d’Ernesto Geisel (1974-1978) et Fleury commence à subir des pressions, même des États-­Unis durant la présidence de Jimmy Carter (1977-1981). On exige des explications sur les disparus, mais il n’y a aucune information acceptable, tous ont été tués, enterrés ou incinérés clandestinement. Au chapitre « Les informateurs », la situation brésilienne est mise en parallèle avec celle des juifs en Pologne dans les années 1930. En montant « les marches de marbre blanc taillées en forme de pétales »18 du Club Militaire, K. se souvient de l’escalier de Varsovie, alors qu’il cherchait à savoir où était sa sœur Guita, arrêtée à la réunion du parti Linke Poalei Tzion. Le commissaire de Varsovie tout comme le général brésilien répondent par une accusation machiste : la sœur et la fille se sont certainement enfuies avec un amant. Guita était morte en prison en Pologne, comme la fille était morte au Brésil, près de quarante ans plus tard. La relation entre la Shoah et la mort des militants brésiliens s’impose dans ce cas, puisque les familles de K. et de son épouse furent décimées en Pologne. Eux-­mêmes survécurent parce qu’ils avaient émigré. Après la guerre, en découvrant la mort de tant de parents, ils souffrirent du syndrome du survivant : mélancolie et sentiment de culpabilité. Dans le couple REZENDE, S., Zuzu Angel, Filme com Patrícia Pillar e Paulo Betti, 2006. Ce film reconstitue le combat de la styliste pour recevoir le corps de son fils Stuart Angel Jones, tué par la répression. 16 PAIVA, M. R., Feliz ano velho, São Paulo : Mandarim, 1996. L’auteur raconte, dans ce roman autobiographique, que les agents de la répression firent la même chose avec sa mère, après la mort de son père, le député Rubens Paiva. 17 BEREZIN, R., Prefácio, in KUCINSKI, M., Imigrantes, mascates & doutores (Organização e seleção de Rifka Berezin e Hadassa Cytrynowicz. Ilustrações de Meiri Levin. Tradução de Meiri Levin et al.), São Paulo : Ateliê Editorial, 2002, p. 20. 18 KUCINSKI, B., op. cit., p. 39. 15

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Kucinski, ce fut surtout la femme, Ester, la plus anéantie ; elle mourut d’un cancer peu après avoir donné naissance à sa fille Ana Rosa. Le narrateur assume la voix de l’auteur pour critiquer l’indemnisa­tion des familles et l’interdiction de rechercher la vérité, unique moyen d’éliminer la culpabilité du sein des familles. On retrouve le même sens dans le prologue de Prova contrária [Preuve contraire]19, dans lequel Fernando Bonassi explique que, le 4 décembre 1995, la loi 9140 fut ratifiée. Elle admettait la mort des personnes disparues en raison de leur participation à des activités politiques, durant la période de 1961 à 1979. Cette loi prévoyait l’indemnisation des familles, sans prévoir « d’enquête sur les circonstances des morts, ni l’identification des auteurs de ces actes arbitraires »20. L’indemnisation sans explication ni punition des responsables engendre encore plus de malaise et de culpabilité. Enterrer les cas, sans enterrer les morts, sans ouvrir le champ pour une enquête. Une subtile manœuvre qui tente de rendre chaque famille complice involontaire d’une certaine forme de manipuler l’histoire. Le « totalitarisme institutionnel » exige que la culpabilité, nourrie du doute et de l’opacité des secrets, et renforcée par la réception des indemnisations, reste au fond de chaque survivant comme un drame personnel et familial, au lieu de la tragédie collective que cela fut et continue d’être, un demi-­siècle plus tard21.

Par ailleurs, la disparition du corps représente un grand irrespect, parce que la mort humaine implique la cérémonie d’enterrement ou de crémation ; ne pas livrer le corps à la famille, c’est traiter la personne en animal. Comme Antigone, dans la tragédie grecque, les parents savent qu’ils doivent enterrer leurs morts. La non-­remise du corps rend impossible le rituel de la mort et l’élaboration du deuil. Certains chapitres sont consacrés aux innombrables tentatives de K. d’accomplir un rituel : organiser un petit livre en hommage à sa fille et son gendre, qui serait une pierre tombale sous forme de livre, mais il ne trouve personne qui accepte de l’imprimer. À un autre moment, K. demande au rabbin la pose de la matzevah – pierre tombale placée sur la sépulture un an après l’enterrement –, même sans le corps, ce qui n’est pas accepté en raison de l’absence de corps. Néanmoins, K. fait remarquer qu’il existe au Mémorial de Butantã une grande pierre tombale en mémoire des morts de la Shoah, sans qu’il y ait de corps dessous. Dans ce chapitre, le narrateur rappelle que, quelques mois plus tard, un rabbin plus moderne acceptera d’ « officier dans la messe œcuménique du journaliste juif assassiné par les militaires »22. Le 21 22 19 20

BONASSI, F., Prova contrária, Rio de Janeiro : Objetiva, 2003. Ibidem, p. 5. KUCINSKI, B., op. cit., p. 163. Ibidem, p. 79.

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journaliste juif en question est Vladimir Herzog, assassiné en prison en 1975. Sa mort, déguisée en suicide, provoqua une véritable commotion nationale et suscita l’intervention du président Geisel afin de cesser les tortures à São Paulo. Le culte œcuménique fut réalisé dans la cathédrale da Sé, célébré par le cardinal Dom Paulo Evaristo Arns, le rabbin Henry Sobel et d’autres prêtres. Herzog fut enterré au cimetière israélite, ce qui était un défi à la version du suicide, puisque, en principe, on n’accepte pas d’enterrer les suicidés au cimetière juif. Malgré l’hommage rendu aux disparus attribuant leurs noms à des rues, on remarque un contraste : tandis que les noms de quarante-­cinq disparus furent donnés à des rues dans des lotissements lointains, ceux des militaires et tortionnaires sont répandus partout dans le centre des grandes villes. Une révision a quand même été entamée ces dernières années et on a changé certains noms. La nouvelle « O homem que ensinava a fazer sofrer » [L’homme qui montrait comment faire souffrir], de Frei Betto, est dédiée à Arthur Vianna et Helena Greco, alors conseillers municipaux de Belo Horizonte en 1983, qui proposèrent de changer le nom de la rue Dan Mitrione23 pour l’appeler rue José Carlos Mata Machado, assassiné sous la torture en 197324. La figure du père, vieux et abandonné par ses enfants, présente dans Le Roi Lear de Shakespeare et Le père Goriot de Balzac25, figure devenue un topos canonique de la littérature occidentale, se retrouve ici récupérée et transformée, puisque ce n’est pas la fille qui l’a abandonné, c’est la répression qui a liquidé celle-­ci. Au début, K. est représenté cogitant sur les réunions de groupes de vieux juifs qui, comme lui, lisent et écrivent en yiddish. Il semble être un homme de lettres sans grande valeur, hors de son milieu, hors de son temps. Pourtant, dans la scène où il est à New York, on mentionne le fait qu’il a publié des nouvelles aux États-­Unis26. Il abandonne le yiddish ; comme un legs, il écrit une lettre en hébreu à sa petite-­fille qui vit en Israël. Mais à mesure que le temps passe « il n’est Dan Mitrione fut un agent nord-­américain qui vint au Brésil et en Uruguay pour entraîner les militaires aux techniques de torture modernes. Il fut tué par les Tupamaros en Uruguay en 1970. 24 FREI BETTO, Batismo de sangue. Guerrilha e morte de Carlos Marighella, Rio de Janeiro : Rocco, 2006, p. 158. 25 BALZAC, H. de, Le père Goriot (Introduction d’André Maurois), Paris : Le Livre de Poche, 1972. SHAKESPEARE, W., Rei Lear (Traduction de Millôr Fernandes), texte disponible sur le site de Millôr Fernandes http://www2.uol.com.br/millor/. 26 KUCINSKI, M., Imigrantes, mascates & doutores (Organização e seleção de Rifka Berezin e Hadassa Cytrynowicz. Ilustrações de Meiri Levin. Tradução de Meiri Levin et al.), São Paulo : Ateliê Editorial, 2002. Ce livre est un recueil des nouvelles de Meir Kucinski. 23

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plus lui-­même, l’écrivain, le poète, le professeur de yiddish, il n’est plus un individu, il est devenu un symbole, une icône de père d’une disparue politique »27. Cependant, quelques années plus tard, il ne sera plus une icône, il sera « le tronc inutile d’un arbre sec », « vaincu par l’épuisement et par l’indifférence »28. Le vieux père rend visite à des prisonniers politiques qui ont connu sa fille, leur apporte des cigarettes et des tablettes de chocolat ; c’est cet endroit qui suggère sa fin, sa mort. K. médite sur l’impossibilité de faire une poésie sur la mort de sa fille. « Être fier d’écrire quelque chose de beau sur une chose si laide »29. Si le personnage refuse d’écrire sur la disparition de sa fille, l’auteur a quand même écrit. Il s’agit d’une aporie, c’est-­à-dire l’impos­si­bilité et, à la fois, le besoin d’écrire sur des événements traumatiques. Adorno déclara plusieurs fois qu’il n’était pas possible de faire de la poésie après Auschwitz, tandis que Primo Levi affirma qu’au contraire il fallait faire de la poésie sur Auschwitz, il fallait raconter même si Auschwitz est irreprésentable30. Pour Jacques Rancière, c’est par la confrontation entre la parole proférée, ici et maintenant, sur ce qui est arrivé et la réalité matériellement présente et absente en ce lieu, que la fiction peut se faire31. Renato Lessa reconnaît, dans l’esthétique des fragments de Primo Levi, une manière de ne pas laisser le lecteur s’en sortir indemne, c’est-­à-dire que la lecture d’un livre sur la barbarie n’ait pas un effet apaisant. En utilisant le raisonnement de Lessa, je crois pouvoir dire que K., écrit en fragments, en explorant l’absurdité de plusieurs situations, incite le lecteur non pas à une « compréhension rationnelle », mais plutôt à une « empathie existentielle ». « Les effets générés par l’esthétique des fragments exigent l’adhésion morale de l’observateur pour que les fragments puissent parler – c’est-­à-dire incorporer une dimension transitive – et pour que se produise l’effet d’entrevoir ce qui reste obscur »32. Le livre lui-­même n’est pas linéaire, chaque chapitre explore un aspect ou un personnage différent. Et dans chacun, il y a des petits fragments qui blessent, qui touchent et interpellent le lecteur. En reprenant les chapitres déjà présentés, on relève quelques métonymies : la chienne Baleine qui ne cesse d’aboyer, la femme de ménage qui n’oublie pas le sang qu’elle a nettoyé dans la Maison de la Mort, le cyanure dans la bouche d’Ana KUCINSKI, B., op. cit., p. 90. Ibidem, p. 91. Ibidem, p. 133. LEVI, P., É isto um homem ? (Traduction de Luigi Del Re), Rio de Janeiro : Rocco, 1997, pp. 7-8. 31 RANCIÈRE, J., « Se o irrepresentável existe », in RANCIÈRE, J., O destino das imagens (Tradução de Mônica Costa Netto), Rio de Janeiro : Contraponto, 2012, p. 137. 32 LESSA, R., « O silêncio e sua representação », in SCHWEIDSON, E. (org.), Memória e cinzas. Vozes do silêncio, São Paulo : Perspectiva, 2009, p. 98. 29 30 27 28

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Rosa, les photographies que K. regarde, autant de fragments incisifs qui touchent profondément le lecteur. On remarque que le mot incisif signifie « coupant », tout comme le punctum de Barthes est le point qui perfore, c’est-­à-dire qu’en blessant on pénètre la carapace avec laquelle les hommes se protègent des émotions douloureuses. Dans le livre Você vai voltar pra mim e outros contos, Kucinski poursuit son travail fait de textes courts qui se focalisent sur une situation vécue par un ou plusieurs personnages qui ont eu des activités politiques pendant la dictature militaire et sur la façon dont ils ont souffert des conséquences de leurs actes et des séquelles de la torture. L’ironie crée des situations absurdes, comme dans la nouvelle « Installation », où un pau-­de-arara [sorte de barre qui servait à suspendre les prisonniers pour des séances de torture] sert d’ « œuvre d’art » chez un ancien tortionnaire. Ou encore la nouvelle qui donne son nom au livre, où une phrase utilisée dans les scènes de ménage et disputes entre amoureux acquiert un sens sinistre. L’œuvre littéraire que B. Kucinski a démarré à l’âge mûr, presque dans sa vieillesse, et se remarque dans le panorama de la production brésilienne par sa valeur esthétique, en supplément de sa valeur de témoignage. Si on compare K. à un livre sur un autre disparu, Antes do Passado [Avant le passé], de Liniane Haag Brum, on peut percevoir la différence de traitement esthétique qui affecte le lecteur d’une forme différente33. Le livre de Liniane Haag Brum, nièce de Cilon Cunha Brum, mort et disparu en Araguaia, est un excellent reportage : elle a recueilli des témoignages de la famille, d’amis, s’est rendue en Araguaia, s’est entretenue avec des habitants de l’époque, qui ont connu (ou du moins ont vu) les militants qui y étaient et y sont morts. Elle a reproduit des photos et des reportages de journaux. C’est un livre-­témoignage qui a son importance comme document historique. Le roman de Kucinski, pour sa part, a une valeur durable par sa forme épurée et par sa dimension universelle. Si le père n’a réussi à faire aucun type de rituel pour sa fille, le livre K. en soi peut être interprété comme un kaddich pour la sœur morte. Selon Zuchiwschi, « en tant qu’ensemble ordonné et séquentiel de mots, la prière votive non seulement exprime quelque chose de plus, mais, comme dirait Austin (1975), elle fait aussi que les choses arrivent en leurs temps et lieux » et elle est donc « pensée et action »34. Le kaddich est « récité dans les cérémonies à la mémoire des morts et met un terme à la période de BRUM, L. H., Antes do passado. O silêncio que vem do Araguaia, Porto Alegre  : Arquipélago, 2012. 34 ZUCHIWSCHI, J., « Longe de ti apagar nossas lembranças : as palavras e as preces no luto judaico », in Religião e sociedade (online), vol. 30, n° 1, Rio de Janeiro, julho 2010. www.scielo.br/scielo.php?pid=S0100-85872010000100009&script=sci_arttext, Consulta em 30/03/2014. 33

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deuil » et il a pour but de faire le lien entre les générations et « la continuité du réseau de vie de cet individu-­là qui est mort, en le sauvant de l’oubli et de la totale disparition dans les “ténèbres de la mort” »35. Tout livre ou film – référentiel ou fictionnel –, toute œuvre d’art ou projet muséologique qui contribue à la réflexion sur les années de plomb au Brésil a une immense valeur, car on ne peut oublier ce qui s’y est perpétré ; il faut rendre hommage à ceux qui ont lutté pour l’utopie d’un pays plus juste et plus démocratique. Le sens de ce travail d’élaboration du passé vise à fournir « des instruments d’analyse pour mieux élucider le présent », comme l’écrit Jeanne-­Marie Gagnebin36. En se souvenant des victimes, l’art suscite la réflexion, dans l’espoir que de nouvelles catastrophes ne surviennent plus.

Références bibliographiques BALZAC, H. de, Le père Goriot (Introduction d’André Maurois), Paris  : Le Livre de Poche, 1972. BARTHES, R., A câmara clara (Traduction de Júlio Castañon Guimarães), Rio de Janeiro : Nova Fronteira, 1984. BEREZIN, R., Prefácio, in KUCINSKI, M., Imigrantes, mascates & doutores (Organisation et sélection de Rifka Berezin et Hadassa Cytrynowicz. Illustrations de Meiri Levin. Traduction de Meiri Levin et al.), São Paulo  : Ateliê Editorial, 2002. BONASSI, F., Prova contrária, Rio de Janeiro : Objetiva, 2003. BRUM, L. H., Antes do passado. O silêncio que vem do Araguaia, Porto Alegre : Arquipélago, 2012. FREI BETTO, Batismo de sangue. Guerrilha e morte de Carlos Marighella, Rio de Janeiro : Rocco, 2006. GAGNEBIN, J.-M., Lembrar escrever esquecer, São Paulo : Editora 34, 2006. GUERRA, C. em depoimento a Marcelo Netto e Rogério Medeiros, Memórias de uma guerra suja, Rio de Janeiro : Topbooks, 2012. KAFKA, F., O processo (Traduction de Modesto Carone), São Paulo : Companhia das Letras, 1997. KAFKA, F., A metamorfose seguido de O veredicto (Traduction, organisation, préface et notes de Marcelo Backes), Porto Alegre : L&PM, 2014. KUCINSKI, M., Imigrantes, mascates & doutores (Organisation et sélection de Rifka Berezin et Hadassa Cytrynowicz. Illustrations de Meiri Levin. Traduction de Meiri Levin et al.), São Paulo : Ateliê Editorial, 2002. KUCINSKI, B., K., São Paulo : Editora Expressão Popular, 2012. Idem. GAGNEBIN, J.-M., Lembrar escrever esquecer, São Paulo : Editora 34, 2006, p. 103.

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KUCINSKI, B., Você vai voltar pra mim e outros contos, São Paulo  : Cosac Naify, 2014. LESSA, R., « O silêncio e sua representação », in SCHWEIDSON, E. (org.), Memória e cinzas. Vozes do silêncio, São Paulo : Perspectiva, 2009. pp. 83-101. LEVI, P., É isto um homem ? (Traduction de Luigi Del Re), Rio de Janeiro  : Rocco, 1997. PAIVA, M. R., Feliz ano velho, São Paulo : Mandarim, 1996. RAMOS, G., Vidas secas [Sécheresse], Rio de Janeiro : Record, 1995. RANCIÈRE, J., « Se o irrepresentável existe », in RANCIÈRE, J., O destino das imagens (Traduction de Mônica Costa Netto), Rio de Janeiro : Contraponto, 2012. pp. 119-149. www.pt.wikipedia.org/wiki/Ana_Kucinski www.comissaodaverdade.org.br/caso_integra.php?id=69 SHAKESPEARE, W., Rei Lear (Traduction de Millôr Fernandes), texte disponible sur le site de Millôr Fernades http://www2.uol.com.br/millor/. ZUCHIWSCHI, J., «  Longe de ti apagar nossas lembranças  : as palavras e as preces no luto judaico », in Religião e sociedade (online), vol. 30, n°  1, Rio de Janeiro, julho 2010. www.scielo.br/scielo.php?pid=S010085872010000100009&script=sci_arttext, consulta em 30/03/2014.

Filmographie LITEWSKI, C., Cidadão Boilesen, Documentário de 92 minutos, 2009. PAKULA, A. J., A escolha de Sofia [Sophie’s Choice], Roteiro de Alan J. Pakula. Filme com Meryl Streep, 1982. REZENDE, S., Zuzu Angel, Filme com Patrícia Pillar e Paulo Betti, 2006.

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Dictature et mémoire Soledad no recife et la reconstitution littéraire de l’histoire José Antonio Spinelli* Université fédérale du Rio Grande du Norte

Je sais bien que les auteurs ne pleurent pas. L’auteur doit être dur et froid. MOTA, U.1 Je ne m’en apercevais pas […]. Peut-­être parce que je l’aimais. Peut-­être parce que je confondais la révolution avec la personne de Soledad. MOTA, U.2

Le roman Soledad no Recife [Soledad à Recife], d’Urariano Mota, est un récit dense et concentré sur le destin tragique de la génération 1968 au Brésil ; une génération qui porte en soi les marques indélébiles de l’écrasement orchestré par la dictature militaire brésilienne (1964-1985) alors qu’elle s’éveillait au monde révolutionnaire des années 1960. Cependant, à aucun moment Mota ne se complaît à se présenter ou à présenter ses compagnons comme des victimes passives du régime politique implanté par la force des tanks et des fusils en collaboration avec les élites civiles, qui n’acceptaient pas les orientations réformistes du gouvernement João Goulart (1961-1964). Loin d’être un récit historique ou journalistique, Soledad no Recife est un ouvrage de fiction qui mélange mémoire, histoire et fabulation, ce qui l’inscrit dans le genre dramatique de la nouvelle. Le style s’apparente à

* 1 2



Traduction de Pascal Reuillard. L’ensemble des citations issues d’ouvrages en langue étrangère ont été traduites par nous. MOTA, U., Soledad no Recife, São Paulo : Boitempo, 2009, p. 115. Ibidem, p. 23.

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celui d’un thriller policier. Nerveux, tendu, surprenant, comme si chaque coin de rue était une embuscade. Le ton fictionnel donne la possibilité à l’auteur d’établir des liens entre les faits racontés et d’approfondir l’analyse psychologique des personnages, et ce sans les amarres qu’imposerait un récit sous l’angle de l’histoire ou du journalisme. Ainsi, Soledad et Anselmo/Daniel ne sont pas seulement Soledad Barrett Viedma3 et José Anselmo dos Santos, ils sont aussi des créatures vivantes de l’imagination poétique de l’auteur qui grandit le martyre de Soledad et jette Anselmo dans la fosse commune où vont tous les délateurs, qui fléchissent sous le poids de leur ignominie. Dans sa création, l’auteur compose entre plusieurs sujets et des faits « réels » qu’il a connus, et il y ajoute ce que son imagination considère plausible. Ce type de récit n’est donc pas une reconstitution littérale mais une poétisation du réel, sa transfiguration littéraire dans une intrigue qui mélange des mots, des images, des sentiments, des jugements, des représentations, des intuitions… Ainsi, même une œuvre surréaliste, ou inscrite dans les annales du réalisme fantastique (pour citer en exemple deux styles), possède une vraisemblance avec le réel : que ce soit le réel de l’imagination, du rêve, du délire ou le réel de la vie plate et crue du quotidien. L’ouvrage d’Urariano Mota ne possède une vraisemblance avec le réel que dans ce sens : du réalistique possible et probable, imaginé, rêvé, déliré, insensé. Les personnages de Soledad no Recife n’ont pas besoin et ne doivent pas être des photographies « réalistes » de personnes réelles : il suffit que leurs attitudes, leurs comportements et leurs sentiments soient inscrits dans l’ébauche de la psychologie d’un groupe social. Il est tout à fait légitime que le romancier ou le nouvelliste dédouble ces ébauches dans les tonalités, les variations et les nuances que réclame son désir insatisfait. Il fait ce que « lui dicte son maître » (l’inconscient opérant et productif, le moi incontrôlé libéré des interdictions du surmoi). Toutefois, le cadre du réel qui donne corps à l’ouvrage de Mota est le cadre d’une dictature ; autrement dit, une forme de régime politique qui incarne la violence destructrice de Thanatos. Dictature moderne ou souveraine, dirait Carl Schmitt, c’est-­à-dire une forme d’État qu’aucune limite ne retient, pas plus externe, objective, qu’interne, subjective ou éthique : aussi bien de la tradition que de l’ordre légal-­juridique légitime (relatifs aux droits civils et aux droits de l’homme). Les dictatures n’ont pas la légitimité de la tradition (autocraties limitées) ou du constitutionnalisme juridique (régimes 3



Note de trad. : Soledad Barrett Viedma est une militante d’origine paraguayenne qui vivait au Brésil. Elle a été assassinée en 1973 à Recife après avoir été torturée par les membres de la dictature militaire. Elle a été dénoncée par son propre mari et était enceinte au moment de son arrestation.

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libéraux), ni du consentement populaire (démocraties), pour utiliser la classification classique des formes de domination légitime de Max Weber. Les dictatures militaire-­civiles sont des régimes bureaucratiques légaux sans légitimité dans la mesure où elles ne respectent pas les droits civils et les droits de l’homme. Contrairement à ce que l’on a l’habitude de penser, ce sont des régimes rationnels, d’une rationalité bureaucratique. Institutionnalisée, la torture suit un rite bureaucratique, ordonné, systématique. Elle n’a jamais été hors de contrôle des responsables politiques. La torture était une politique d’État et se cachait derrière la figure kafkaïenne du « système ». Le Père Joseph Comblin se réfère à quelque chose qui se rapproche de la notion de « système ». Selon lui, dans les dictatures latino-­ américaines le pouvoir « […] s’exerce à travers deux secteurs parallèles. L’un d’eux est public : le gouvernement et l’administration ; l’autre est secret : c’est l’ensemble des services d’information […] »4. La dictature militaire-­civile brésilienne moderne était bureaucratique et rationnelle (instrumentale). Une bureaucratie rationnelle-­légale avec sa division du travail apparentée à la division du travail dans les usines et les bureaux (taylorisme), animée par l’esprit de la terreur insufflé et subtilement infiltré dans le corps du régime, du « système », comme une contrebande consentie mais occulte du public, comme ce qui ne se dit pas (parce que c’est interdit), qui n’a pas de mots pour être désigné. C’est la raison pour laquelle le « système » invisible derrière le pouvoir visible n’avait pas de visage ; il était énigmatique et incognoscible, insaisissable pour la théorie scientifique conventionnelle. Cette unité de contraires convenable, cette division du travail inspirée du système capitaliste, apparaît dans la « […] conscience entraînée et pratique »5 d’Anselmo : « Le service est bien distribué, chacun a sa fonction. Tuer, non, ça ne le concerne pas lui »6. Le récit d’Urariano Mota décèle ces deux moments comme unité systématique. Cela lui permet d’opérer une profonde coupure chirurgicale dans la blessure encore ouverte que les « années de plomb » ont laissée en héritage à la société brésilienne. Mais il convient d’observer que Mota n’assume pas une perspective factieuse. La dénonciation – qui est partie du texte et s’en distingue avec beaucoup de légitimité – ne l’épuise pas. Au contraire, le récit de Mota est universel parce qu’il traite de la condition humaine (au sein du circuit inachevé de faire et refaire) dans des situations extrêmes, quand sa nature double et articulée, ponctuée dialectiquement 4



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COMBLIN, J., A ideologia da segurança nacional : o poder militar na América Latina (3e éd.), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1980, pp. 82-83. MOTA, U., op. cit., p. 89. Ibidem, p. 87.

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– symbolisée dans la figure du centaure de Machiavel dans Le prince7 –, se débat et se déchire. Mota débute son récit par une rencontre entre amis intellectuels et militants politiques anti-­dictature dans le bar Aroeira, situé Pátio de São Pedro8. Il a choisi le lieu le plus emblématique et le plus représentatif d’un moment de l’histoire du Brésil et de sa région nord-­est, d’une génération – la génération 68 –, d’un style de vie, d’un certain engagement politique : contestataire ; identifié aux traditions populaires (avec sa belle église São Pedro dos Clérigos et son marché mythique, des lieux de passage et de pèlerinage des pauvres de Recife) ; avec une génération révolutionnaire dans sa façon de concevoir le monde et d’être dans le monde. L’action se passe un « vendredi gras ». Les amis viennent du cinéma d’art Coliseu (dans le quartier populaire Casa Amarela) où ils ont assisté au film « L’ange exterminateur, mal digéré »9 de Buñuel. C’est à ce moment­là que le narrateur et ses amis sont officiellement présentés à Soledad et à Daniel/Anselmo. Il est aussitôt sous le charme de la jeune femme : « Il y avait en elle un mélange d’accent étrange et intime, de matérialité confortable, de terre mère […] »10. Il est déjà possible de percevoir la passion qui marque la fabulation de Mota, bien différente de la perception que le narrateur a de Daniel : il ressent « un malaise en sa présence […]. Il se positionnait comme s’il était plus haut dans une hiérarchie. Sur un autel. Le type de saint à qui on ne pouvait rien reprocher. Le révolutionnaire intrépide »11. Cette perception du narrateur est investie rétrospectivement d’une pointe d’ironie sur la personne d’Anselmo/Daniel ; néanmoins, il ne s’agit pas ici du révolutionnaire déguisé qui se présente aux jeunes militants de 1972. Il s’agit de la manière dont des représentations en vigueur, et dans ce cas celle du révolutionnaire, deviennent prisonnières du travail réductionniste du sens commun : devant le mot magique, l’esprit critique recule et la position révérencieuse adoptée fait disparaître tout sens critique.

MAQUIAVEL, N., « Os Pensadores », in O Príncipe, São Paulo : Abril Cultural, 1979, pp. 1-114. 8 Note de trad. : dans le quartier São José, au centre de la ville de Recife, capitale de l’État du Pernambuco, nord-­est du Brésil. 9 MOTA, U., op. cit., p. 19. 10 Ibidem, p. 20. 11 Idem. 7



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Le coup d’État militaire-­civil de 1964 Un nuage sombre est passé […]. MOTA, U.12

La toile de fond historique du récit de Mota est celle du gouvernement du général Médici (1969-1974), qui a supprimé les derniers vestiges des libertés civiles ayant survécu au coup d’État de 1964. Pour ce faire, il a institutionnalisé la terreur d’État, la censure, la suprématie absolue du pouvoir exécutif et des organismes de sécurité qui opéraient une répression interne contre des personnes et des institutions qui critiquaient ou s’opposaient à la dictature. La meilleure analyse de la trame politique qui a abouti au coup d’État de 1964 est sans aucun doute celle de René Armand Dreifuss dans 1964 : a conquista do Estado [1964 : la conquête de l’État]13. Le nouveau bloc historique14 multinational et dépendant-­associé15 était constitué : de grands industriels, financiers, commerçants et entrepreneurs de l’agriculture globale ; d’institutions militaires des forces de terre, de mer et de l’air ; de classes moyennes libérales ; des médias ; des élites conservatrices de l’Église catholique ; d’intellectuels conservateurs ; et d’autres, donnant ainsi un support à l’occupation du système étatique16 par un bloc de pouvoir17 composé principalement d’hommes d’affaires et de militaires de haut niveau. Le coup d’État a obéi à une articulation complexe de facteurs internes et externes. Sur ce dernier point, la guerre froide laissait le gouvernement national-­réformiste de Goulart dans une situation fragilisée vu que le laboratoire d’idées de l’establishment nord-­américain pensait que les autres pays latino-­américains iraient là où irait le Brésil – c’est-­à-dire vers la

Ibidem, p. 21. DREIFUSS, R. A., 1964 : a conquista do Estado : Ação política, poder e golpe de classe (3e éd.), Petrópolis : Vozes, 1981. 14 La notion de bloc historique a été élaborée par le penseur marxiste italien Antonio Gramsci dans Cadernos do Cárcere pour rendre compte d’un système complexe d’articulation entre des classes et des fractions de classes afin d’obtenir le consentement majoritaire de la population nationale pour ses politiques de développement capitaliste et d’inclusion subordonnée des classes populaires. GRAMSCI, A., Cadernos do Cárcere (v. 3), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 2000. 15 DREIFUSS, op. cit.  ; CARDOSO, F.  H., FALETTO, E., Dependência e desenvolvimento na América Latina : ensaio de interpretação sociológica (3e éd.), Rio de Janeiro : Zahar Editores, 1975. 16 Pour la notion de système étatique, voir MILIBAND, R., O Estado na sociedade capitalista, Rio de Janeiro : Zahar, 1982. 17 Pour la notion de bloc de pouvoir, voir POULANTZAS, N., Poder político e classes sociais, São Paulo : Martins Fontes, 1977. 12 13

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gauche, sous l’orbite du bloc soviétique, cet autre diabolisé de la logique simpliste et perverse de la guerre froide. Cependant, la donnée fondamentale restait la crise organique du bloc historique populiste, incapable de viabiliser un nouveau bloc au pouvoir qui puisse donner suite au processus de développement national avec l’inclusion des classes ouvrières. La nouvelle étape du capitalisme au Brésil, monopolaire et dépendant, impliquait « l’internationalisation des marchés »18 et redéfinissait les rôles des acteurs impliqués dans le réseau de relations économiques, sociales et politiques constitutives du nouveau capitalisme dépendant-­associé. La mobilisation des masses urbaines et rurales questionnait le pacte de pouvoir en vigueur et menaçait la survie du type de domination politique et économique de la bourgeoisie. Cette dernière, inquiète, a cherché une issue quand le conflit politique économique avec les classes subalternes a présenté le versant de l’équilibre catastrophique qui pouvait aboutir à la révolution socialiste : le bonapartisme. Dans ce cas, sous la forme du césarisme militaire.

La trame du récit Je ne savais pas, jouer avec la révolution c’est comme jouer avec l’amour. Le jeu se transforme, devient sérieux. MOTA, U.19

L’histoire de Soledad no Recife s’articule autour de trois personnages principaux  : Soledad/Sol, Anselmo/Daniel et le narrateur/personnage. Aucun des trois n’est purement fictionnel. Soledad/Sol est Soledad Barrett Viedma, révolutionnaire paraguayenne ; Anselmo/Daniel est le caporal de la marine brésilienne, José Anselmo dos Santos, leader d’une révolte de marins en mars 1964 et l’un des « moteurs » du coup d’État ; et le narrateur/personnage n’est autre que l’auteur du livre, Urariano Mota. Ce nonobstant, il faut préciser que le narrateur/personnage et l’auteur ne sont pas identiques : le narrateur/personnage est une création de l’auteur au même titre que les autres personnages. Comme les autres, il a une vie fictionnelle qui lui est propre. Le narrateur est un représentant typique de la génération 68 du Brésil. Comme on l’a vu, son récit est un règlement de comptes avec la conscience collective de cette jeunesse qui est née pendant les « années dorées » et a atteint l’adolescence et la jeunesse dans les années 1960, à l’époque où FALETTO, op. cit. MOTA, U., op. cit., p. 40.

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le féminisme et le militantisme anticapitaliste, dans l’Occident capitaliste développé, étaient à leur apogée. C’est l’époque où s’affirme de manière définitive le féminin dans l’économie, la politique, la culture et même dans le cadre de la vie privée et de l’intimité. La pilule contraceptive, la minijupe et la liberté sexuelle conquise par les femmes sont les marques les plus visibles de la longue bataille pour l’émancipation féminine. Le caporal Anselmo, sous-­officier de la marine de guerre du Brésil, a affronté les hauts rangs des forces armées quand il était à la tête d’un mouvement gréviste de sous-­officiers. À l’époque, les officiers supérieurs ont exigé la punition des grévistes mais le président Goulart les a amnistiés, ce qui a aggravé la crise de confiance du gouvernement auprès des corporations militaires. Avec le coup d’État militaire-­civil, Anselmo est apparemment poursuivi, s’exile à Cuba et rencontre des groupes révolutionnaires qui proposent la lutte armée pour faire tomber la dictature brésilienne. Petite-­fille du fondateur du parti communiste du Paraguay, Soledad est militante de l’un de ces groupes baptisé Vanguarda armada revolucionária (VAR-­Palmares) [Avant-­garde armée révolutionnaire]. Le narrateur/auteur opère deux ajustements dans le registre de la mémoire : celui de la mémoire de la dictature dans la conscience collective de la nation et celui de la mémoire des luttes anti-­dictature dans la conscience collective des jeunes qui ont milité dans ce mouvement. La mémoire de la dictature dans la conscience collective de la nation est trouble en ce qui concerne la manière dont a eu lieu la transition vers le régime démocratique : « par le haut », à travers un accord négocié entre des élites politiques du parti d’opposition modérée consenti par le régime (PMDB) et le leadership militaire engagé dans la transition vers un régime civil. Cette transition qui s’achève avec la promulgation de la Constitution de 1988 établit une démocratie représentative qui reconnaît les droits fondamentaux des personnes humaines et de la collectivité, avec des élections directes, une séparation de pouvoirs et une autonomie relative de chaque sphère, une liberté de pensée et de la presse, un droit de s’organiser en partis, en syndicats, en associations, etc. Toutefois, aucune assemblée constituante exclusive n’est convoquée pour élaborer la nouvelle Grande Charte ; cette noble mission est allouée au congrès ordinaire dont l’élection est contaminée par l’achat de voix, le financement entrepreneurial privé, le personnalisme apartidaire, le clientélisme et les intérêts limités de petits groupes et de factions régionales et/ou locales20. Qui conservait encore la présence d’un tiers de sénateurs nommés directement par les dictateurs de garde, lesquels s’auto-­nommaient tous les quatre ans avec l’accord du congrès qui présentait le simulacre d’une « élection » faisant fi du peuple.

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Il n’y a donc pas eu de processus pédagogique de la participation populaire dans une élection démocratique, capable de régler des comptes avec la dictature et d’asseoir de nouvelles bases pour un changement significatif de la culture politique pervertie par le régime autoritaire. Finalement, ce sera un épisode de plus de la « révolution passive à la brésilienne »21 sur la logique du « conserver en changeant », de la révolution sans révolution, de la connivence entre élites économiques, politiques et bureaucratiques : la bourgeoisie et ses fractions ; les dirigeants des partis bourgeois conservateurs/libéraux ; les hauts rangs militaires et civils ; les classes moyennes libérales/conservatrices ; les médias conservateurs ; et d’autres intérêts situés entre le marché et l’État, à l’exclusion des classes populaires. Après le mouvement frustré des Diretas Já [littéralement, « Pour des élections directes, tout de suite »] à la fin de l’année 1984, ces classes populaires sont utilisées pour faire croire que le peuple soutient l’ascension du nouveau pouvoir exécutif, composé par les mêmes élites qui ont formé les pseudo-­partis créés par le régime militaire (Arena et MDB, désormais PDS et PMDB), et par les bureaucrates militaires et la technocratie civile. Pendant que se déroulent les épisodes racontés par le narrateur, le régime est à son zénith : « miracle » économique, opposition bâillonnée, paix des cimetières. Inspirée sur le modèle nazi, la propagande gouvernementale fait l’apologie du Brésil-­puissance, de la « sécurité avec développement », de la défaite définitive du « communisme », de la fierté fasciste du « Brésil – aime-­le ou pars » et d’autres slogans calqués sur l’idéologie de la sécurité nationale22 – une couverture idéologique de la violence institutionnalisée dans le dispositif répressif et dans le système de lois d’exception instaurées à l’insu des citoyens à grands coups de bottes militaires. Les partis de gauche vivent le recul de la révolution après les défaites des mouvements libertaires anticapitalistes de mai 1968 dans le monde et au Brésil, et le dévoilement des régimes étatiques-­bureaucratiques de l’Est européen23. Au Brésil, le Parti communiste brésilien (PCB) qui est le plus grand regroupement de gauche perd du terrain au profit des nouvelles tendances qui remettent en question ses schémas d’interprétation, ses stratégies et ses tactiques politiques. VIANNA, L. W., « Caminhos e descaminhos da Revolução Passiva à Brasileira », in Dados, Rio de Janeiro, vol. 39, n° 3, 1996. 22 COMBLIN, J., op. cit. 23 BLACKBURN, R., Depois da Queda : o colapso do comunismo e o futuro do socialismo (2e éd.), Rio de Janeiro : Paz e Terra, 1992 ; KURZ, R., O colapso da modernização : da derrocada do socialismo de caserna à crise da economia mundial (5e éd.), São Paulo : Paz e Terra, 1997 ; CASTELLS, M., Fim de milênio, São Paulo : Paz e Terra, 1999, pp. 29-94. 21

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Les nombreux groupes de gauche qui se sont organisés dans le sillage de la fragmentation du PCB critiquent le schéma de la révolution démocratique et de la transition pacifique. Ils refusent l’alliance avec des secteurs de la bourgeoisie et proposent, comme objectif stratégique immédiat, d’implanter une société socialiste à travers la lutte armée. Très dispersés, ces groupes vont se diviser en dizaines d’organisations. Reis Filho et Sá ont dressé une liste qui n’est probablement pas exhaustive de vingt-­trois organisations fondées entre 1961 et 197024. Seules trois se sont organisées avant le coup d’État de 1964. Beaucoup sont des dissidences du PCB, du PC do B et des propres dissidences. La grande majorité soutient la guérilla urbaine dans les grandes villes du pays, organisée par des petits groupes armés divisés en cellules pour délégitimer le régime, récolter le soutien populaire, faire tomber la dictature et instaurer une société socialiste. Soledad et Anselmo/Daniel sont des militants de l’une de ces organisations, la VAR-­Palmares, composée de différents groupes dissidents du PCB, de l’AP (Action populaire) et d’autres25. Il faut savoir que beaucoup de ces groupes sont pratiquement paralysés malgré la proposition de lutte armée, à cause de l’efficacité de la machine répressive de la dictature, du manque de ressources et du désintérêt de la peur des secteurs populaires, submergés par la propagande gouvernementale massive et la structure puissante de l’État dictatorial. La plupart des cellules révolutionnaires se limitent à survivre, elles n’ont pas les moyens d’agir. Il est d’autant plus difficile d’obtenir le soutien populaire aux actions armées contre la dictature que la population se situe à un moment où elle « consent », bien que passivement, à la domination. Un long travail de conviction et d’organisation serait nécessaire. Proposer la lutte armée, c’est emmener la lutte sur le terrain de l’adversaire. Sur ce point, les dialogues créés pour le narrateur/auteur sont suggestifs. Daniel convoque ses « compagnons » : « Le moment est venu. On doit mettre en relation les cadres entraînés à Cuba avec l’avant-­garde du nord-­ est »26. Il est clair que Daniel ne s’adresse pas à la viabilité de la lutte mais qu’il veut exposer les militants pour pouvoir les livrer à la fureur de la répression. Dans ce sens, « Cuba » résonne comme une musique douce aux oreilles de ces jeunes opposants au régime. Peu importe que les « cadres entraînés » soient un leurre et « l’avant-­garde » du nord-­est pas plus qu’une REIS FILHO, D. A., SÁ, J.  F., Imagens da Revolução : documentos políticos das organizações clandestinas de esquerda dos anos 1961 a 1971, Rio de Janeiro : Marco Zero, 1985. 25 Ibidem, p. 248. 26 MOTA, U., op. cit., p. 46. 24

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illusion réconfortante. Dans le meilleur des cas, les militants pourront mener une lutte défensive pour protéger leurs compagnons et se préparer pour un avenir plus prometteur. Un des hommes pondère : « Je sais pas si on peut mélanger des tendances aussi différentes »27. La réponse de Daniel révèle sa stratégie pour attirer dans le même piège tous ceux qui osent s’opposer à la dictature. Son argument revêt le déguisement du bon sens : « Le mélange est sain, compagnon […]. On est tous sur le même front. La désunion, ça suffit. On ne peut plus continuer comme ça […]. Les guérilleros entraînés à Cuba apportent leur contribution, camarade. Ils se mettent à la disposition du Brésil »28. Júlio lui demande : « Oui, mais où sont ces guérilleros ? »29. Daniel ne répond pas oralement à cette question. Il regarde Soledad et Pauline et sourit. Plus qu’un sourire, il leur fait un clin d’œil. La ville de Recife – capitale de l’État du Pernambuco – est à cette époque un baril de poudre. Fondée par les Portugais en 1537, elle a été modernisée par des juifs hollandais au XVIIe siècle et s’est imposée sur la scène du marché mondial comme un centre commercial et financier de la colonie sud-­américaine. Tout au long de son histoire, Recife a été la « fiancée des révolutions ». Un centre de conspirations, de commerce, de politique, de révolutions culturelles. Dans la ville de Recife des années 1970, il n’est pas un coin de rue, un café, un arrêt de bus, un des nombreux jolis ponts traversant le fleuve Capibaribe, une salle de classe, un cinéma, un événement culturel ou un simple regroupement improvisé de gens discutant entre eux, qui ne soient l’objet du regard lugubre et cynique d’un délateur. La jeunesse cherche à extérioriser ses sentiments de frustration et d’impuissance : dans les projections du Cinéma d’art Coliseu (à Casa Amarela), qui passe de belles productions de la cinématographie mondiale ; sur les planches du Théâtre populaire du nord-­est (TPN, avenida Conde da Boa Vista), qui propose un programme à la fois avant-­gardiste et populaire en jouant Ibsen, Gogol, Ariano Suassuna, Sophocle et d’autres ; dans les allées du Parque 13, au centre-­ville ; dans les présentations de bergères [pastoril] ou les théâtres de mamulengos30 dans des quartiers populaires ; dans les défilés mémorables du carnaval de rue de l’État du Pernambuco. C’est dans ce scénario qu’évoluent les personnages du récit, blessés et trahis par la hardiesse cynique et facile de l’agent infiltré. Un scénario plein d’allusions à l’art populaire et à l’art avant-­gardiste, où le provincial, ou régional, et le métropolitain, permutent. 29 30 27 28

Idem. Ibidem, p. 47. Idem. Marionnettes confectionnées artisanalement et qui représentent des figures humaines typiques du Nord-­Est brésilien.

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Sans défenses La réalité est moche ; exprimer cette réalité, c’est horrible. MOTA, U.31

Il faut souligner un point important du récit : observés avec le regard d’aujourd’hui, certains dialogues et certaines situations peuvent sembler surréels et invraisemblables. Par exemple, la manière dont les personnages se laissent prendre dans la trame du traître infiltré. Rétrospectivement, ils donnent l’impression de se diriger d’eux-­mêmes vers la potence. Un peu comme s’ils étaient incapables de tout discernement, comme s’ils avaient sur les yeux un voile les empêchant de voir une apparence de réel pourtant si fragile et de percevoir qui tirait les ficelles de l’agent de la répression de la dictature. Il est possible qu’une certaine dose d’ingénuité soit présente dans ces attitudes, mais la configuration du temps, les circonstances, la confrontation acharnée, avec et sans effusion de sang entre des forces sociopolitiques inconciliables, constituent les données majeures : dans une dictature aux nuances totalitaires, l’individu perd ses supports et les frontières disparaissent entre le public et le privé-­l’intimité. Nu de corps et d’âme, l’individu seul fait face à la figure kafkaïenne du pouvoir, le « Grand Frère » omniscient et omniprésent. L’auteur traduit cette inquiétude quand il écrit : « Comment avons-­nous pu être aussi incapables de faire tomber son masque avant ses crimes ? […] Maintenant c’est facile de le voir comme l’homme qui copiait la gauche par le cliché, par la caricature »32. Mais pourquoi ce constat a posteriori est une telle source de tourment ? : « Je perçois seulement maintenant la raison, plus palpable que le palpable : ses morts me poursuivent d’une manière qui n’est pas la même que celle dont ils le poursuivent »33. Pourquoi la « virginité de la perception » des jeunes révolutionnaires de 1972 ne leur a-­t-elle pas permis de voir ce qui leur était à la fois montré et occulté ? D’après l’auteur, lui et ses compagnons se trouvaient dans un état de « suspension du public avant un spectacle »34. Ce qui expliquerait « le pourquoi de la réussite des infiltrations dans des organisations politiques »35. Il est probable que cela se soit passé ainsi parce qu’ils étaient dans un état de suspension du sens critique, le bon sens si salutaire. Dans ce cas précis, le militant politique était beaucoup plus isolé que l’homme ordi 33 34 35 31 32

MOTA, U., op. cit., p. 33. Ibidem, p. 64. Ibidem, p. 65. Idem. Idem.

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naire, qui vivait passivement l’enfer astral de la dictature et dans le confort psychologique de l’abstention forcée de vie active dans la sphère publique – une aliénation imposée par la peur et par la manipulation idéologique, en particulier après l’AI-5 et pendant le gouvernement Médici. À ce moment­là, le niveau de violence politique du régime de la dictature a atteint des sommets inimaginables et a intensifié au maximum la propagande fasciste pour installer la peur et faire reculer les adversaires. Un dernier élément est à souligner : la grande fragmentation des partis de gauche, occasionnée par des divergences doctrinaires et politiques sur les stratégies, les tactiques et le type d’organisation révolutionnaire à adopter pour lutter contre la dictature.

Conclusions On ne savait pas, ou on ne voulait pas admettre d’autres désirs que ceux qui ont aussi leur loi […]. Pendant ces années-­là, l’amour était une aliénation. MOTA, U.36

Dans le massacre survenu à Chácara São Bento37, certains traits importants renvoient à ce qu’Hannah Arendt (1989) identifie dans le totalitarisme nazi et stalinien et qui doit être attribué au « modèle » dictatorial en vigueur à l’époque, avec sa diabolisation de l’opposition­nel envisagé comme ennemi interne de la doctrine de la sécurité nationale : […] le terrorisme est devenu une sorte de philosophie exprimant la frustration et la haine aveugle, une sorte d’expressionnisme politique qui s’exprime à coups de bombes, qui observe avec délice la publicité donnée à ses actions tonitruantes […]38.

Le travail de la mémoire marque la re-­rencontre du sujet avec lui-­ même, la réélaboration de soi, le règlement de comptes, le travail de la conscience, l’autocritique, le moment de douleur : « […] 37 ans ont passé avant que je ne comprenne et raconte ce moment »39. Toutes proportions gardées, les dictatures latino-­américaines décrites par beaucoup d’auteurs comme une sorte de régime autoritaire mais non fasciste présentent à des degrés divers des éléments du totalitarisme, même Ibidem, p. 23 et p. 29. Lieu dans la périphérie de Recife où les agents de la dictature ont monté un faux décor pour simuler un conflit armé avec les militants, qui n’a pas eu lieu. 38 ARENDT, H., Origens do Totalitarismo : antissemitismo, imperialismo, totalitarismo, São Paulo : Companhia das Letras, 1989, p. 381. 39 MOTA, U., op. cit., p. 101. 36 37

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si elles ne sont pas simplement totalitaires. Ici, l’argument est l’inexistence du parti unique, de la mobilisation des masses et d’une idéologie totalitaire. Bien qu’il n’y ait pas un parti de masse à l’image du Parti national-­ socialiste (Parti nazi) allemand, l’armée constitue un parti si l’on adopte la conception élargie d’Antônio Gramsci : le parti est un organisme de la société civile ou de l’État politique, qui dirige la bourgeoisie et exerce le rôle d’élite dirigeante du bloc au pouvoir40. Certes, les dictatures militaire-­civiles latino-­américaines (Dreifuss insiste à juste titre sur l’importance de la participation des éléments civils)41 n’ont pas adopté une idéologie mobilisatrice, et la dictature brésilienne en particulier n’avait pas de « César » visible. Le césarisme se corporifiait en une dictature collective : les forces armées comme institution, le « système » impénétrable. De l’avis de Carl Schmitt, repris par Norberto Bobbio, les dictatures modernes sont des dictatures souveraines42. Les dictatures militaires latino-­américaines sont souveraines dans la mesure où elles se justifient par elles-­mêmes dans l’acte de contention et de répression du processus d’empowerment des classes populaires. Elles sont contre-­révolutionnaires par principe et rompent avec l’ordre légal et légitime pour imposer un simulacre de légitimité qui s’impose sur la nation, anti-­humaniste dans son essence, justifiée à l’ombre de supports théoriques en recourant à l’utilisation discrétionnaire des appareils répressifs de l’État43. En outre, il y a dans l’idéologie de sécurité nationale des ingrédients importants du totalitarisme : son effet paralysant sur les consciences et les volontés ; la dépersonnalisation des individus, soumis au chantage constant des agences idéologico-­répressives du régime et à la surveillance permanente44 ; l’identification partielle du citoyen lambda à la figure abjecte du répresseur en acceptant les clichés et les stéréotypes imposés par une propagande abusive et massive (les opposants au régime étaient assimilés à la figure du terroriste) ; et le seuil faible, voire quasi inexistant, de la conscience critique, en acceptant les slogans du régime et l’auto-­éloge déformante de ses actes. GRAMSCI, A., Cadernos do Cárcere (vol. 3), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 2000. 41 DREIFUSS, R. A., op. cit. 42 BOBBIO, N., «  Democracia/Ditadura  », in Enciclopédia Einaudi, Estado-­Guerra, Lisboa : Imprensa Nacional Casa da Moeda, 1989, pp. 191-215. 43 Plus ses concepteurs (à l’exemple du général Golbery do Couto e Silva, principal idéologue du régime et auteur de traités canoniques) essayaient de la systématiser et de la formaliser, plus elle était loin des processus légitimes de l’élaboration scientifique. 44 Le délateur pouvait être « Monsieur tout-­le-monde » : un parent, le voisin, le vendeur de pop-­corn du coin, l’ivrogne provocateur dans le bar, le collègue de travail, le professeur, l’étudiant, le voisin dans l’autobus, le balayeur, le mendiant… Les généraux avaient l’habitude de dire : « le prix de la liberté est la surveillance éternelle ». Quelle liberté ? Le prix de la « liberté » était la trahison, la délation, le liberticide. Quel prix ! 40

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Post-­scriptum Une photo montre Soledad avant d’embarquer pour le Brésil. Elle a l’air beaucoup plus mûre que ce que son âge ne laisse paraître. Elle pense et réfléchit. Les plis sur son visage sont-­ils des signes de fatigue ou de maturité ? Pressentiment du futur proche, de sa fin proche ? Son visage paraît avoir été taillé par un sculpteur, comme un masque, non pas mortuaire mais de vie, vivant et réel comme ces très courts instants lumineux qui précèdent la mort.

Références bibliographiques ARENDT, H., Origens do Totalitarismo : antissemitismo, imperialismo, totalitarismo, São Paulo : Companhia das Letras, 1989. BLACKBURN, R., Depois da Queda : o colapso do comunismo e o futuro do socialismo (2e éd.), Rio de Janeiro : Paz e Terra, 1992. BOBBIO, N., «  Democracia/Ditadura  », in Enciclopédia Einaudi, Estado-­ Guerra, Lisboa : Imprensa Nacional Casa da Moeda, 1989. pp. 191-215. CARDOSO, F. H., FALETTO, E., Dependência e desenvolvimento na América Latina : ensaio de interpretação sociológica (3e éd.), Rio de Janeiro : Zahar Editores, 1975. CASTELLS, M., Fim de milênio, São Paulo : Paz e Terra, 1999. pp. 29-94. COMBLIN, J., A ideologia da segurança nacional : o poder militar na América Latina (3e éd.), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1980. DREIFUSS, R. A., 1964 : a conquista do Estado : Ação política, poder e golpe de classe (3e éd.), Petrópolis : Vozes, 1981. GRAMSCI, A., Cadernos do Cárcere (vol.  3), Rio de Janeiro  : Civilização Brasileira, 2000. KURZ, R., O colapso da modernização : da derrocada do socialismo de caserna à crise da economia mundial (5e éd.), São Paulo : Paz e Terra, 1997. MAQUIAVEL, N., « Os Pensadores », in O Príncipe, São Paulo : Abril Cultural, 1979. pp. 1-114. MILIBAND, R., O Estado na sociedade capitalista, Rio de Janeiro : Zahar, 1982. MOTA, U., Soledad no Recife, São Paulo : Boitempo, 2009. POULANTZAS, N., Poder político e classes sociais, São Paulo : Martins Fontes, 1977. REIS FILHO, D. A., SÁ, J. F., Imagens da Revolução : documentos políticos das organizações clandestinas de esquerda dos anos 1961 a 1971, Rio de Janeiro : Marco Zero, 1985. VIANNA, L. W., « Caminhos e descaminhos da Revolução Passiva à Brasileira », in Dados, Rio de Janeiro, vol. 39, n° 3, 1996.

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Priscila Matsunaga* Université fédérale de Rio de Janeiro

Selon Roberto Schwarz, « en 1964 le régime militaire s’installa au Brésil afin de protéger le capital et le continent contre le socialisme »2. En accentuant l’héritage patriarcal, la dictature laissa de profondes marques d’autoritarisme dans les relations sociales et politiques, de telle manière que, d’après Tales Ab’Sáber, « nous pourrions dire que ce qui nous resta de la dictature militaire fut simplement tout. Tout, sauf la dictature elle-­ même »3. La dictature brésilienne, d’après Ab’Sáber, fut absolument victorieuse dans ses desseins, puisqu’on peut se passer d’elle de nos jours : la force autoritaire traditionnelle est assurée, selon une fausse composition citoyenne, légitimée par l’impunité de classe. Si dans le domaine des sciences sociales la discussion sur ce qui reste de la dictature est notoire, les arts au Brésil, en particulier la littérature et le théâtre, en sont encore à leurs premiers pas. Aussi, quand la Companhia do Latão [Compagnie de théâtre : Compagnie du Cuivre] monta l’Ópera dos vivos [Opéra des Vivants], on eut la possibilité de mettre en perspective les vestiges de la dictature dans les modes de production en art. La pièce récupère les forces sociales et artistiques d’avant le coup d’État militaire pour faire travailler les représentations esthétiques tout en accompa*

Traduction Janine Houard. Toutes les citations des ouvrages référés en portugais ont été traduites par J. Houard. 1 Les idées ici présentées ont été développées dans l’essai « Uma obra inacabada » [Une œuvre inachevée], postface de la publication de la pièce Ópera dos vivos. CARVALHO, S., Ópera dos vivos : estudo teatral em quatro atos da Companhia do Latão, São Paulo : Outras expressões, 2014. 2 SCHWARZ, R., « Cultura e política, 1964-1969 », in O pai de família e outros estudos, São Paulo : Companhia das Letras, 2008, pp. 70-111. 3 AB’SABER, T., «  Brasil, a ausência significante política  » (uma comunicação), in TELES, E. e SAFLATE, V. (orgs.), O que resta da ditadura : a exceção brasileira, São Paulo : Boitempo, 2010, pp. 187-202.

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gnant la situation politique. Avant de prononcer un jugement sur les issues esthétiques, la pièce cherche à rendre représentables les impasses engendrées par une situation d’approfondissement de l’industrie de la culture, au point de rendre superflu le travail artistique en soi. Cet article récupère des impressions sur la pièce et tente de clarifier les méthodes de composition de l’œuvre qui ont trait aux conséquences, à cette époque-­là, sur la culture brésilienne. Le premier acte, la répétition d’un groupe de théâtre, raconte à travers la pièce en construction, le processus d’organisation des travailleurs ruraux pour former les Ligues paysannes, mouvement paysan de grande ampleur au Brésil dans les années 1950. L’organisation politique de cette période, du point de vue de l’histoire du pays et, en particulier, de la lutte des classes, sert de soutien au débat sur l’apprentissage politique nécessaire pour renforcer une demande collective, une manifestation sociale et artistique. La Professeure est un personnage central de la pièce paysanne que le groupe de théâtre répète, pour en démontrer le contenu : à la veillée funèbre du Père, première scène de la pièce, la communiste urbaine de classe moyenne est présentée à la famille de Dona Odete qu’elle invite à aller connaître la Société Mortuaire, genre de mutuelle des travailleurs. La Professeure est aussi chargée de l’alphabétisation des paysans selon la méthode de Paulo Freire. L’action dramatique est interrompue par l’indication que nous sommes devant une répétition d’un groupe qui s’interroge sur la représentation et la politisation du théâtre ; ce groupe utilise des expériences et des thèmes du passé en se demandant à quel point ils sont les siens. D’après Roberto Schwarz dans l’essai « Cultura e Política, 1964-1969 », étudié par la Companhia do Latão dans sa recherche pour monter la pièce, il y avait un principe de synthèse dans la méthode de Paulo Freire dans lequel l’opposition entre les termes archaïsme de la conscience rurale et réflexion spécialisée d’un alphabétiseur n’était pas insoluble. Représenter le moment où cette situation devenait surmontable pour les intellectuels et artistes et son interruption semble être le principe organisateur de l’acte. La scène O trabalho da Professora no método Paulo Freire [Le travail de la Professeure par la méthode Paulo Freire] synthétise le processus d’apprentissage : la présumée détentrice de la connaissance accroît les difficultés du processus, partagées avec le public qui est là aussi en apprenti. Le spectateur, surtout celui qui ignore l’histoire du Teatro de Arena et des Centres populaires de culture, la méthode d’alphabétisation des jeunes et des adultes de Paulo Freire ou les Ligues paysannes – procédé courant dans le théâtre épique, quand les références sont données au-­delà du monde représenté – est inséré dans la trajectoire de ces personnages, acteurs du drame, en tant qu’apprentis et interlocuteurs. Ce sont des subjectivités qui s’objectivent et objectivent le monde en élargissant la perception historique de la lutte politique vouée à l’échec, 86

Temps mort, quand la dictature n’en finit jamais

en l’insérant dans la mémoire collective comme point de départ. La pédagogie esthétique est la démonstration du travail collectif en un récit positivé, dédramatisé, et surtout la possibilité de sa consommation, qui est l’impulsion actuelle. Cet élément est fondamental pour la suite de la pièce et des éléments réflexifs qu’elle met en marche. Enfin, les actes suivants vont se refléter exactement sur le reflux du travail collectif et sur la maîtrise technique, la spécialisation des fonctions et les équipements, comme des constructions sociales de la réalité, et pour cette raison même, par des expédients formels beaucoup plus modernes et avancés qu’une pièce sur le travail paysan ne pourrait proposer. L’acte enseigne quelque chose sur le théâtre épique : c’est un exercice de théâtre épique et, en même temps, la démonstration des limites d’une telle militance culturelle, par son côté agitateur et propagandiste, quand elle n’est pas faite et orientée par des organisations de travailleurs. Souvenons-­nous que, contrairement à la Mère de Brecht, la Mère de Latão n’est pas le personnage principal  ; c’est la Professeure qui donne le point de vue sur le processus de collectivisation. Dans la scène L’Assemblée des Travailleurs, la Professeure n’est plus présente. C’est là que la Mère gagne du relief comme symbole de la lutte, exactement au moment où on sollicite le maximum d’émotion du public par la voie dramatique et la sensibilité de la déroute subie. L’efficacité du théâtre épique, comme chacun le sait, suppose un certain niveau technique et un puissant mouvement social intéressé à discuter les problèmes vitaux. Au premier acte, les recours esthétiques peuvent provoquer une étrangeté thématique et un éloignement critique du drame paysan, en l’intégrant à la mémoire des luttes collectives. Face à une certaine accumulation, comme celle qu’on observe sur la scène théâtrale de São Paulo, de tels recours fonctionnent encore et offrent des modèles à ceux qui formulent l’imaginaire collectif, mais le puissant mouvement social requis apparaît pourtant comme un mirage. Sauf erreur de ma part, Société mortuaire garde un système d’ajustements, harmonisant l’appareil et ses attentes et échappe, pour cette raison, à de la pure idéologie. Il est, tout entier, gestuel. Temps mort, le deuxième acte, va démonter l’apprentissage collectif. Il choisit pour protagoniste un banquier et se propose de démontrer les forces engagées dans la conspiration d’un coup d’État. Il établit une relation avec le premier acte, en interrompant le récit, et modèle une lecture de Terre en transe de Glauber Rocha. Temps mort fait plus encore, il rend la sensibilité du coup d’État présente par la rupture : il y a un changement dans l’espace de la représentation et la texture allégorique du film alors projeté est un recours d’étrangeté et d’incompréhen­sion pour le spectateur. En fonction de quoi, le film est, dans un premier temps, si étrange qu’il refroidit l’expérience théâtrale. 87

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Le film commence par l’image en plan moyen de Júlia, l’actrice politisée du groupe de théâtre du premier acte. Le spectateur garde en référence le souvenir de l’Actrice et Professeure du premier acte. Contrastant avec l’image, et avec la bande-­son beaucoup plus incisive, le personnage du banquier Paulo, les bras levés comme s’il portait quelque chose sur le dos, est devant un écran de travailleurs portant des pioches et des sacs. Le montage est fondamental : Paulo Funis assumera personnellement la tâche de construire la nation. C’est la bourgeoisie nationale et, du point de vue dramaturgique, c’est la revendication du « héros mélodramatique » d’imprimer son ordre sur le destin du pays. La caméra s’approche et se fixe sur le Gouverneur Magano dictant un discours à Barbara, la militante de droite, qui prend note. C’est le discours qui justifiera le coup d’État dans le pays imaginaire, inspiré de la déclaration du 30 mars 1964 du gouverneur de l’État de Minas Gerais, José de Magalhães Pinto, l’un des articulateurs du coup d’État brésilien. Ensuite, dans un flashback qui nous renvoie un an en arrière, Paulo parcourt les couloirs de la banque, la voix off de Magano salue la brise du matin. La voix se connecte à l’image des trois personnages, Paulo, Barbara et Magano – célébrant le poste de vice-­président de Paulo à la banque de son oncle le gouverneur, avec Barbara, sa future épouse. Il n’y a pas la voix off de Paulo qui raconte les événements comme dans Terre en Transe. Les scènes sont montées afin que le spectateur puisse accompagner, dans divers cadres, les forces engagées dans le coup d’État : alliance du pouvoir économique contrôlé par Paulo, des moyens de production médiatique et idéologique, contrôlés par Ribeiro, patron du journal O Todo [Le Tout] en négociations pour former la TV O Todo et du pouvoir politique représenté par Magano, orchestré par les intérêts de l’Ambassadeur Américain, des Industriels et des Militaires. Simultanément, on récupère la tentative de production artistique de gauche et l’image du groupe théâtral du premier acte. Les deux fragments – répétition du groupe et les images de Paulo, en montage alterné – sont temporellement complémentaires et accumulent une lecture sur l’inégalité des forces en lutte. Il est intéressant de noter que l’équivalence du temps de la répétition du groupe dans le film et de la démonstration, de l’autre côté, des arrangements conservateurs entre l’élite économique et politique de Cabedal, le pays imaginaire, met en friction une dialectique temporelle qui porte ses fruits sur la position du spectateur ; finalement, ce n’est pas le temps fictif de l’histoire qui organise sa participation, mais le temps empirique qui prend forme ici aussi. En faisant la fiction d’un moment historique brésilien à partir d’un point de vue ambigu, car bien que le protagoniste soit le banquier il est « ironisé », sans compter l’accumulation des discussions éthiques sur la période qui se sont produites au cours des années, on y démontre le recours 88

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allégorique en opposition à la proposition réaliste du théâtre épique du premier acte. Avec le coup d’État, la force de la collectivisation vaincue et de l’avancée des réformes socialistes est absorbée par la stratégie allégorique. Le recours linguistique allégorique permet de représenter une sensibilité moderne d’indétermination du sujet face à l’histoire. Comme recours, il formalise les tensions et les chocs entre traditions, tradition et modernité, raison et sensibilité, représentation et vérité, identité et altérité. Comme Ismael Xavier le souligne, la notion d’allégorie est très versatile, puisqu’elle change de définition et de valeur en accord avec le contexte culturel. Le concept assume, alors, divers aspects au niveau des conséquences : comme recours narratif qui occulte intentionnellement une signification, il pourra impliquer une complexité de décodification qui n’est donnée qu’aux initiés, protégeant la « vérité » ou encore, ce sera un recours utile pendant les périodes de censure4. Temps mort désajuste pourtant son modèle Terre en transe. Il n’utilise pas l’expédient du discours indirect comme son modèle et tire profit du choc entre deux discours « directs » : celui des images et des sons (narration verticale) et du discours de son protagoniste (narration horizontale). Dans la diégèse du film, cette opération place d’un côté l’ordre du vainqueur, le protagoniste « essentiel » – le coup d’État bourgeois, expression réactive de la subjectivité du protagoniste – rapprochant et interpellant aussi l’instance externe qui est, en dernière analyse, le spectateur. Si le film adopte la texture de la voix allégorique, en supprimant l’instance subjective uniformément identifiée au protagoniste (qui se fait dans Terre en Transe par la voix off de Paulo Martins), la relation entre thème et forme est alors conciliée. En ce sens, Temps mort n’internalise pas formellement le point de vue subjectif du protagoniste et le fait, surtout, par un registre presque documentaire – comme l’a fait le cinema novo – en permettant que la conscience de l’appartenance à une classe, par la stylisation des scènes du bourgeois, ou la caméra à l’épaule des scènes populaires, organise l’histoire en un processus en marche vers un but, finalement, présenté au début du film : le coup d’État au Cabedal. Dans l’évaluation du film, la notation allégorique renforce la circularité de l’histoire. En ce sens, le film présente une thèse qui cherche à comprendre la critique ainsi que sa propre forme esthétique. Le choix de ne pas utiliser la narration off est de l’ordre de l’œuvre qui réussit ses points les plus douteux5. 4



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XAVIER, I., « A alegoria histórica », in RAMOS, F. P. (org.), Teoria contemporânea do cinema (vol. 1) Pós-­estruturalismo e filosofia analítica, São Paulo : Editora Senac São Paulo, 2005, pp. 339-379. Citation de Theodor Adorno faite par Roberto Schwarz dans O pai de família e outros estudos, São Paulo : Companhia das Letras, 2008.

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Schématiquement, Société mortuaire et Temps mort sont narrativement convergents et formellement divergents : ils expriment les forces sociales et des formes représentationnelles qui, engendrées par le passé, ont toujours cours dans la culture et dans la politique brésilienne actuelle ; ils agissent directement sur la perception du spectateur des moyens de production représentationnels donnant des nouvelles de l’unité contradictoire. C’est uniquement dans la relation avec son contraire, causé par l’étrangeté produite par le ton enjoué, que l’affirmation positivée du premier acte trouve tout son sens. La conduite de la pièce met en séquence deux moyens de production culturelle qui ont des modes non équivalents. Le cinéma, au-­delà de l’insertion connue comme marchandise de l’industrie de la culture, accentue le débat qui organisera alors le récit de la pièce, tandis que la production culturelle mobilise idéologiquement l’interprétation de l’artiste et, dans la foulée, le spectateur ; se dénuder est le Privilégio dos mortos [Privilège des morts]. Voyons le procédé de l’acte Privilège des morts : il y a la critique des expédients tropicalistes, mis en scène de forme ironique, qui, contrairement aux résultats historiques, produit de nos jours, au lieu d’une désolidarisation de classe, l’effet contraire6. La caricature tropicale incarne la valeur politique en mettant à jour, par son résultat, la sensibilité de l’époque et du présent. Par le passé, les conditions sociales qui avaient promu les liens entre artistes et travailleurs ayant été interrompues, l’engagement du théâtre devient celui de contester la complaisance bourgeoise du public qui le fréquente. L’agressivité de la dictature est dirigée, dans les mêmes termes, au public bourgeois. En récupérant en partie la signification de cette période, mais en refusant néanmoins cet effet théâtral – de l’agression on passe à la félicitation – Privilège des morts garde la plaisanterie de salon exactement comme les grandes agences nationales ont vendu le Tropicália. La voie la plus accessible pour le public est dirigée par la critique dans l’engrenage idéologique néolibéral et, comme cela s’est passé dans les deux premiers actes, Privilège des morts démontre les contradictions de l’époque pour faire travailler l’idéologie représentationnelle. Elle met en scène l’ambiguïté, sous l’angle du spectateur d’aujourd’hui, d’ « adhérer en critiquant ; de critiquer en adhérant » et du point de vue de la scène, selon les termes de Roberto Schwarz dans Notas sobre vanguarda e conformismo [Notes sur avant-­garde et conformisme], « produire en consommant, consommer en produisant ». Nous sommes là, en tant que spectateurs, à observer le passage de l’aspect « marchandise » du pre

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BROWN, N., « Tropicália, pós-­modernismo e a subsunção real do trabalho sob o capital », in CEVASCO, M. E. e OHATA, M. (org.), Um crítico na periferia do capitalismo : reflexões sobre a obra de Roberto Schwarz, São Paulo : Companhia das Letras, 2007.

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mier plan, qui gouverne le moment de la production. Dans Privilège des morts, la logique de l’industrie de la culture agresse Miranda avec tout ce qu’elle représente et fête les performers ; les performers sont placés dans la situation dramatique, en pleine conscience de leur fonction : « la diversion, c’est notre affaire ». Le discours fortement idéologique des personnages stimule le spectateur et a une forte valeur de mobilisation. Son rire se pare d’un contenu explicitement idéologique et, en se confrontant à son identification, il se rend compte de ce qui lui revient. L’acte le plus idéologiquement provocateur divise le public : d’un côté, le mécontentement des sympathisants du tropicalisme qui identifient un esprit de vengeance ; de l’autre, le goût amer d’un tout collectif qui se borne à l’autocélébration d’une victoire d’environ quarante minutes (dans le cas où on lit la pièce dans un esprit de vengeance !). D’un côté comme de l’autre, c’est la perception de l’inadéquation de Miranda qui importe. Le présentateur, Benzinho, irrésistible canaille, a annoncé que le spectacle était un hommage à l’artiste. Le décor est composé d’un escalier au fond de la scène, de tentures noires et de panneaux de couleurs vives, d’éclairages, de micros, d’amplis, de guitares électriques, de batterie – lumière fluo pour faire ultra moderne – et d’un tourne-­disque à l’avant-­scène – projecteur dans les tons ambre – actionné tout au début de l’acte par la Militante. Miranda porte une robe blanche, les chanteurs du groupe Les Intacts, Lot, Mani et Cao portent des vêtements brillants, Luiz Flávio des chaussures à talons. Pendant le concert des Intacts, Lot et Mani font leur performance revêtus de parangolés7. La composition contrastée cherche à affirmer des temps et contextes divers. Dominant la scène, elle est complètement décalée de ce monde, tout comme ses fans, l’Acteur et la Militante, qui sont dans le public parmi les spectateurs. Le personnage en « transition », Bebelo, ami de Miranda et vieux partenaire de chansons de protestation, porte une chemise de ton pastel, un pantalon de velours, des sandales en cuir et des colliers en verroterie. Lui, l’idéologue du nouveau mouvement culturel dont les Intacts sont le résultat, porte sur son costume la marque de son passé dont Miranda est juste un spectre qui réapparaît avec insistance. Décors et costumes impriment au spectacle une culture de masse électroniquement et industriellement réelle. Les artistes sont le produit de cet engrenage et ont peu de marge de manœuvre. La conscience des personnages – organisés par la narration scénique et même conduits par elle comme dans les deux premiers actes – commencera à se montrer inopérante face à l’engrenage et aux nouvelles relations de production. L’ironie de l’acte, dont la vérité est explicitée par rapport au projet anticapitaliste de l’Opéra des vivants, est programmée et récupère l’inventaire 7



Sorte de cape-­assemblage de tissus multicolores. Note de la traductrice.

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du goût dramatique du public (et avec lui la conscience de l’artiste d’aujourd’hui) ; elle a l’intention de le critiquer, en incorporant son caractère de « marchandise » comme élément essentiel. Si le spectateur se laisse tenter et s’identifie aux personnages, en corrélation historique, en recherchant les traits personnels des musiciens tropicalistes, la reconnaissance et le jugement, du point de vue moral, sur les choix des artistes de gauche de l’après-­coup d’État de 1964 sont assurés. Dans ce cas, l’ « allégorie tropicaliste », un recours qui est devenu une constante dans le domaine des arts au Brésil, est savourée par le spectateur et par son attente dramatique. C’est ainsi que l’usage de l’ironie – qui fut si bien assimilée par l’industrie de la culture comme le remarque Vladimir Saflate8 – envahit l’acte dans la dernière réplique. Les dialogues ouverts par le Privilège des morts sont alors compris par le spectateur qui observe et interagit avec le spectacle, le consomme à son moment explicite de production, en un mouvement d’agréable irresponsabilité. Privilège des morts résonne de la non-­obligation de l’artiste et de la nouvelle liberté apportée par le tropicalisme. S’articulant avec les actes précédents sur le thème de la relation entre les artistes et le peuple, ou des demandes populaires, et sur le rapport tendu entre l’artiste et la politique après la disparition de Júlia, le spectateur vit aussi une nouvelle liberté – certains publics sifflent ou jettent des papiers sur la scène. Tout est permis et, en cela, le public « politiquement engagé », identifié à la critique par rapport aux « personnages tropicalistes », est traité en complice de son échec. En somme, il semble que la pièce exerce la fonction de critique culturelle. Il est courant d’utiliser des styles représentationnels allégoriques tropicaux, festifs ou mélancoliques, sans rendre compte de la forme et du contenu (je ne parle pas d’équilibre, bien au contraire), ou du moins de la consistance interne. Sauf erreur, l’Opéra des vivants, en modulation décalée, impure, est une interprétation dialectique de la réalité brésilienne  : que faire de l’héritage artistique bourgeois qui naît comme la défaite d’un projet émancipateur ? Il s’agirait d’une critique de la version de l’histoire de la culture brésilienne, s’opposant à la « pensée répandue dans l’intelligentsia bourgeoise de gauche, présumée progressiste »9. Les allégories mélancolique et tropicaliste sont les faces d’une même monnaie, le cortège triomphal des vainqueurs. Dans la configuration de l’Opéra des vivants, on procède à divers jugements : l’œuvre du passé, Terre en transe, est mélancolique 8 9



SAFLATE, V., Cinismo e falência da crítica, São Paulo : Boitempo, 2008. BENJAMIN, W., « O Surrealismo. O último instantâneo da inteligência europeia », in Magia e técnica, arte e política, São Paulo : Brasiliense, 1994, p. 32.

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et d’avant-­garde ; l’allégorie tropicaliste d’aujourd’hui est réactionnaire et provocatrice. Le jugement varie, car la critique du deuxième acte renvoie au passé. L’allégorie mélancolique a peu de représentants dans le panorama actuel (Santiago de João Moreira Sales pourrait en être un exemple) et devient un obstacle pour que le spectateur d’aujourd’hui puisse y déchiffrer quelque chose d’ « occulte », car il est sans référents. C’est peut-­être ce pour quoi il parvient à ne pas copier le modèle, à ne pas inclure la subjectivité indirecte libre. Dans cette opération, Terre en transe est la référence historique et « la mélancolie par excellence ». Au troisième acte, sorte d’inventaire du goût du public, la critique se fait au présent. L’allégorie tropicaliste est l’idéologie matérielle, humainement réelle, moins ambiguë et plus opérante. L’ajustement par rapport au modèle du premier acte est historique et esthétique. Celui des deuxième et troisième actes est politique et éthique. Sauf erreur, Opéra des vivants ne nie pas des documents de culture, il inscrit en eux la barbarie. En réglant son compte à notre héritage culturel, il ne reste qu’à Morrer de pé [Mourir debout]. Dans le dernier acte de l’Opéra des vivants, nous assistons au dernier jour de tournage d’un cas spécial, la relation amoureuse entre une étudiante, sœur d’une militante torturée, et un commissaire de police. Ce tournage est entrecoupé de scènes d’autres programmes de télévision. Perene, le Commissaire, propose une modification de la fin de son personnage dans la série ; il y a conflit entre le refus du suicide, le final dramatique, basé sur l’expérience de l’acteur militant pendant la dictature militaire, et l’incompatibilité de changer un scénario pré-­établi. L’incompréhension de l’équipe de tournage ne vient pas d’une option consciente des thèmes mis en scène, la dictature et la possibilité qu’un tortionnaire se repente de ses actes, ce qui dans le cas de la mini-­série télévisée se baserait sur un drame vraisemblable et bien construit. Le collapsus de la modernisation engloutit tout débat créatif, tous restes d’utopie, toutes possibilités de changement. Mourir debout est le spectacle de la catastrophe, de la mutilation, « c’est la vie de ce qui est mort qui bouge en elle-­même ». Mais c’est aussi le « pseudo concret » de l’univers. En paraphrasant Guy Debord, le spectacle caractérise idéologiquement le matérialisme amoureux du monde en tant que représentation et non comme activité, travail idéalisant la matière et transformant les choses de façon autonome en signes de sa propre vie. Paradoxalement, le spectacle est une matérialisation de l’idéologie, de l’activité idéalement transmise par la technique, une concrétisation de la forme « marchandise »10.

DEBORD, G., A sociedade do espetáculo, Rio de Janeiro : Contraponto, 1997, p. 135.

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Le saut du dernier acte se fait à partir du rapprochement avec les actes précédents qui aspirent le spectateur à l’intérieur du montage, car on ne peut pas comparer l’immédiatisme politique qui imprègne la composition artistique et sociale dans les dialogues du premier acte, avec le manque d’objectif du monde actuel. Un exemple : quand toute l’équipe est en place, le Réalisateur de la série télévisée demande : « on y est pour qui ? » La réponse est ouverte, d’un côté si la question est interprétée comme « on attend qui », car finalement la scène s’appelle « En attendant l’acteur Perene ». Perene est la réponse, mais il ne répond pas au téléphone et finit par arriver, en retard. Quand il se présente comme Perene qui arrive finalement pour filmer, c’est la caricature de l’artiste déchu, affublé d’une perruque ridicule qui provoque les rires du public. Mais si l’image n’était pas recomposée par les interrogations de Perene, il ne resterait presque rien du projet théâtral et, par conséquent, du travail des artistes. Le mouvement en spirale supprime l’aspect négatif de l’image d’échec du quatrième acte, même si on reconnaît les limites de ce mouvement, car l’Acteur finira par se suicider. Mais revenons à la conduite de la narration scénique : la question du Réalisateur reste sans réponse immédiate et, dès qu’il la fait, selon l’indication scénique, « les acteurs font des vocalises qui se confondent avec le bruit d’une sirène et accompagnent l’image projetée de la Fille de Cuisine ». La Fille de Cuisine apparaît en projection, sans soutien dramatique, et garde aussi la structure en fonctionnement. L’Assistante se présente au public et dit : « quand quelqu’un demande qui on attend, je pense toujours que c’est moi ». Perene arrive pour filmer. Il reconnaît qu’il n’avait pas lu le scénario et qu’il n’est pas d’accord avec la fin de son personnage, le suicide. Pour lui, on ne doit pas humaniser un tortionnaire. L’Assistante raconte : « il y aura dans cette crise un retournement. Le développement dramatique résulte de l’action immédiatement antérieure et non de l’idée du tout ». Le Réalisateur continue son dialogue avec l’Acteur en disant que la mini-­série est une histoire d’amour, cela parle de gens et pas d’idées. La gauche et la droite sont comme les deux pointes d’un fer à cheval, donc le tortionnaire est montré de la même manière que les guérilleros. L’Acteur demande où est Dora Helena, sa partenaire de scène. Elle est sortie prendre un médicament. La Figurante prévient l’Assistante qu’elle partira à la fin de son horaire de travail. L’Acteur improvise alors, répète son texte avec l’Assistante. Elle est extrêmement irritée et rappelle que tout le monde attend sa décision. L’Assistante refuse la suggestion de l’Acteur de changer la fin de la mini-­série, tout comme le Réalisateur, le Caméraman et le Régisseur. Le Caméraman raconte au public : « les artistes trouvent qu’il faut avoir de l’amour pour les choses. Est-­ce que par hasard une usine a besoin de l’amour 94

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des ouvriers ? » L’Acteur revient. L’Assistante est au centre de la scène. Il y a une certaine étrangeté entre le discours de l’Acteur et celui de l’Assistante. Le dialogue est interrompu par l’apparition de Júlia, la mère d’Anita, l’Assistante. Le projecteur quitte Júlia. La lumière s’éteint, on montre à nouveau une vidéo de la Fille de Cuisine en train de couper de la viande. Tous les acteurs sont en scène. Ils se mettent à faire des gestes sans coordination. Une des actrices parle au micro sur l’utilisation de l’art pour élever des animaux. Le fragment est didactique : l’interruption d’Anita dit comment s’enchaîne un drame classique : les actions limitent la reconnaissance du spectateur dans le monde conformiste. En outre, le Réalisateur annonce comment les personnages sont compris : c’est leur comportement individuel qui intéresse et non les situations et les relations qui leur correspondent. D’un autre côté, on met en scène une représentation « post moderne » : un paysage lyrique formé de comportements décalés, aléatoires, indiquant bien davantage l’état intérieur des personnages qui se révèlent animalisés. La forme dramatique ne soutient pas la réalité actuelle et tend à un expressionnisme subjectiviste. Tous deux, indépendants des styles fixés, parlent des formes représentationnelles qui font alors appel à la sentimentalité ou expriment à travers elle l’inadéquation des sujets. Parmi celles-­ci, le dialogue entre Perene et l’Assistante et l’apparition de Júlia. On sait, par le programme de la pièce, que ce récit fut inspiré d’un passage du livre d’Augusto Boal sur sa détention et sa torture, Milagre no Brasil [Miracle au Brésil]11. Boal y raconte la rencontre avec son assistante, Heleny Guariba, lorsque tous deux furent arrêtés et torturés en 1971. Le récit approfondit la compréhension de la dictature militaire brésilienne, toute la barbarie commise au nom d’un soi-­disant ordre, et éclaire encore davantage le processus aliénant actuel dans lequel la déshumanisation produit juste des figures, comme Anita, qui au lieu de se résigner, se retrouve seule. Le dialogue entre Perene et Anita est dramatique : ils divergent, car il parle du passé, et elle du présent, et ils convergent dans le présent de l’action (temps et lieu) ; la scène est interrompue par une mémoire involontaire – le récit de Júlia : le passé s’introduit alors dans une sphère au-­delà du dialogue intersubjectif, comme interrompant la possibilité de dialogue entre passé et présent. Il n’y a pas qu’Anita qui assiste au passé, le spectateur y assiste aussi, au présent, comme à une réminiscence. Une réminiscence ordonnée par les actes antérieurs, par le projet interrompu qui ne peut être récupéré par le drame, mais revient par l’action des acteurs en convulsion. Deux élaborations dramaturgiques : la première, l’apparition de Júlia, fruit de la répression d’Anita – du BOAL, A., Milagre no Brasil, Rio de Janeiro : Editora Civilização Brasileira, 1979.

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temps présent – emplit la restitution infinie de positions antagoniques, en imposant sa présence révélatrice et gênante ; mémoire vivante de ceux qui ont directement souffert de la répression militaire. La deuxième, scène d’action convulsive, est un acte, une répétition où on montre la tentative désespérée des artistes d’avoir une « expérience intense », mais qui tourne à vide, par l’absurde de sa ritualisation et tombe dans l’animalisation. Bien qu’équivalents dans la dramaturgie, l’apparition de Júlia ainsi que son récit modifient précisément et brutalement l’expérience théâtrale. La fantasmagorie invalide l’idéologie, elle présentifie, refuse toute valeur de culte à la marchandise : c’est la « dissolution pratique du spectacle, c’est la disparition du contresens qui bloque l’accès à la vie historique »12. La dernière scène de la pièce est l’image projetée sur l’écran de Perene, Dora Helena et le Garçon de Cuisine au lieu de la jeune employée, car la Figurante est partie une fois son horaire terminé. Élia, la cuisinière, qui pourrait interpréter l’employée, a refusé d’entrer en scène. La question du Réalisateur revient : « on attend qui ? » On entend un coup de feu et non pas sa représentation. Mourir debout, d’une part, c’est un acte qui affirme apparemment l’impossibilité de sortir des conditions actuelles, de l’autre, il éclate le système de conciliations, car il utilise l’éloignement entre la scène et le public par un courant horizontal fortement négatif. C’est ainsi que la pratique de la critique anticapitaliste faite à travers la conceptualisation du fétichisme de la marchandise est, elle aussi, une forme qui tend à la néo-­naturalisation du capital, quand il fait coïncider ses dédoublements critiques avec la situation empirique elle-­même. C’est la force de sa critique, de sa permanence comme point culminant de la lucidité. En dernière analyse, les formes de vie mises en scène s’opposent à la critique des idéologues de la fin de la lutte des classes.

Références bibliographiques AB’SABER, T., « Brasil, a ausência significante política » (uma comunicação), in TELES, E. e SAFLATE, V. (orgs.), O que resta da ditadura : a exceção brasileira, São Paulo : Boitempo, 2010. BENJAMIN, W., « O Surrealismo. O último instantâneo da inteligência euro­ peia », in Magia e técnica, arte e política, São Paulo : Brasiliense, 1994. BOAL, A., Milagre no Brasil, Rio de Janeiro  : Editora Civilização Brasileira, 1979. BROWN, N., « Tropicália, pós-­modernismo e a subsunção real do trabalho sob o capital », in CEVASCO, M. E. e OHATA, M. (org.), Um crítico na periferia DEBORD, G., op. cit., p. 136.

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do capitalismo  : reflexões sobre a obra de Roberto Schwarz, São Paulo  : Companhia das Letras, 2007. CARVALHO, S., Ópera dos vivos : estudo teatral em quatro atos da Companhia do Latão, São Paulo : Outras expressões, 2014. DEBORD, G., A sociedade do espetáculo, Rio de Janeiro : Contraponto, 1997. JAMESON, F., O método Brecht (Tradução : Maria Silvia Betti ; revisão técnica : Iná Camargo Costa), Petrópolis, Rio de Janeiro : Vozes, 1999. MARX, K., Critica da filosofia do direito de Hegel (Tradução : Rubens Enderle e Leonardo de Deus, supervisão e notas Marcelo Backes), São Paulo : Boitempo, 2010. SAFLATE, V., Cinismo e falência da crítica, São Paulo : Boitempo, 2008. SCHWARZ, R., « Cultura e política, 1964-1969 », in O pai de família e outros estudos, São Paulo : Companhia das Letras, 2008. pp. 70-111. XAVIER, I., « A alegoria histórica », in RAMOS, F. P. (org.), Teoria contemporânea do cinema (vol. 1) Pós-­estruturalismo e filosofia analítica, São Paulo : Editora Senac São Paulo, 2005.

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La fiction et La fictionniste, de Godofredo de Oliveira Neto José Luís Jobim* Université fédérale de Fluminense

Dans ce texte, je parlerai surtout du dernier roman de Godofredo de Oliveira Neto, intitulé A ficcionista [La fictionniste]1, mais j’y introduirai le fait que ce roman démontre, même inconsciemment, un certain malaise par rapport à la structure sociale et aux liens entre la politique en vigueur et la population au Brésil. Ce malaise est également présent dans deux autres de ses romans, O Bruxo do Contestado et Amores Exilados2. Godofredo de Oliveira Neto est connu comme un romancier extrêmement attentif à l’art de raconter des histoires. Cette nouvelle œuvre, qui a été lancée en format e-­book, confirme cette caractéristique en nous offrant un texte élégant et accessible, marqué par la rencontre de deux personnages. L’un est un écrivain en quête de sujet pour un nouveau livre et il embauche une jeune femme, Nikki, chargée de lui raconter sa vie en dix séances d’enregistrement rémunérées. Lectrice vorace de romans et espèce de philosophe gourou à la vie rocambolesque, elle est la fictionniste du titre ; elle a d’ailleurs déjà publié aux États-­Unis d’Amérique sous un pseudonyme. Nikki a été recommandée à l’écrivain par un prisonnier, en raison de son expérience de vie « de roman » où elle a été mêlée à des histoires de drogues et de prostitution, et a même été chef de bandes qui distribuaient à la population des biens résultant de hold-­up. Ses actions incluent, entre autres, des épisodes où elle a joué des rôles messianiques et incorporé des traits classiques de personnages du genre, tels que des visions et des guéri*

Traduction Janine Houard. OLIVEIRA NETO, G. de, A ficcionista, Rio de Janeiro : Imã Editorial, 2012 (Kindle Édition). 2 OLIVEIRA NETO, G. de, O bruxo do Contestado, Rio de Janeiro  : Record, 2012 A (Kindle Édition) et OLIVEIRA NETO, G. de, Amores exilados, Rio de Janeiro  : Record, 2011. 1



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sons. Le récit se divise en dix séances d’enregistrement et se présente sous forme de dialogues, où Nikki raconte son histoire et discute avec l’écrivain. Lorsqu’il déclare qu’il va améliorer des passages de l’histoire et même changer des paysages et des décors, elle demande : « Tu vas inventer des passages de ma propre vie ? » Ce à quoi l’écrivain répond : « S’il le faut, oui, c’est moi l’écrivain »3. Ainsi, le livre se déroule sur deux plans. Au premier plan, nous accompagnons les péripéties de la protagoniste : sa naissance et son enfance dans une famille normale de Santa Catarina ; la perte précoce de ses parents, son changement radical au cours de sa vie d’étudiante ; sa relation avec un camionneur délinquant ; la prostitution ; le séjour dans une favela d’où elle s’enfuit à cause d’une dette envers un trafiquant de drogue ; les visions et la prise de stupéfiants ; le prophétisme et le commandement de la bande armée qui « expropriait » des biens, distribués ensuite aux populations dans le besoin ; la radicalisation du messianisme. Au second plan, nous trouvons les interrogations sur ce que signifie produire un récit. C’est-­à-dire qu’il s’agit non seulement des actions du personnage, ou des circonstances de sa rencontre avec le narrateur/personnage, mais aussi de la manière dont ces actions et cette rencontre s’élaborent en forme de récit. Le résultat final est un roman synthétique, sans adjectifs ni paillettes verbales, léger, bien écrit, qui retient l’attention du lecteur par l’histoire de ses personnages, et aussi par la réflexion sur ce que signifie raconter cette histoire. Il est intéressant de signaler également que ce roman dialogue avec deux précédents romans de l’auteur : O bruxo do Contestado et Amores exilados. Comment ? Il y a dans la configuration de Nikki des traits d’un certain messianisme que nous pourrions qualifier de religieux, au sens large, qui apparaît aussi dans le Bruxo do Contestado. En Amérique du Sud, le messianisme religieux est un thème à grand succès, au moins depuis Os Sertões [Hautes Terres : la guerre de Canudos], de Euclides da Cunha4. En effet, quand Mario Vargas Llosa a repris ce classique euclidien dans La Guerre de la fin du monde, il a attiré l’attention sur ce fait, tout en ajoutant ce qui l’accompagnait : l’état de carence extrême (économique, éducationnelle, etc.) qui touchait Antônio Conselheiro et ses adeptes notamment5. Ce que tous ont en commun dans ces groupes messianiques, c’est une espèce d’ « égalité dans le manque ». Et ce que 3



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OLIVEIRA NETO, G. de, A ficcionista, Rio de Janeiro : Imã Editorial, 2012, posição 58. Traduction Janine Houard (Tous les extraits des ouvrages écrits en langue étrangère sont traduits par J. H.). CUNHA, E. da, Os Sertões (Edição Crítica e estabelecimento do texto por Walnice Nogueira Galvão), São Paulo : Ática, 1997. VARGAS LLOSA, M., A guerra do fim do mundo, Rio de Janeiro : Francisco Alves, 1980.

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le chef a de différent sur les membres du groupe, c’est sa capacité à les contrôler à partir d’une manipulation du discours où se mélangent des croyances ancestrales localement enracinées, des peurs et une précarité partagées, ainsi qu’une espèce de communautarisme du manque. Le « moine » José Maria est présenté dans O bruxo do Contestado comme quelqu’un d’habile à dominer son groupe, d’après le personnage Victor : « Avec lui, les fanatiques avaient des choses immédiates, telles que de la nourriture, un endroit pour dormir, la justice »6. Bien qu’il y ait des similitudes dans la caractérisation des chefs du Contestado et de Canudos, dans les œuvres de Godofredo de Oliveira Neto et de Mario Vargas Llosa, il existe néanmoins des différences importantes dans le sens attribué aux communautés dirigées par Antônio Conselheiro et José Maria. Entre autres, Conselheiro et ses adeptes sont accusés de contester la République (1889) récemment instaurée au Brésil, tandis que José Maria et les siens sont accusés d’introduire ce qui sera nommé plus tard les « idéologies étrangères », sous la dictature militaire, dans les années 1960 à 1980 du siècle dernier : « Mais on dit que des gens des syndicats d’Angleterre et de Russie sont venus enseigner à nos hommes de main comment prendre le pouvoir. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est ce qu’on dit »7. Si l’aspect régional et national du conflit dominait à Canudos (1896-1897), dans le Contestado (1912-1916) le conflit s’est nettement inséré dans un cadre plus ample, où l’enjeu était les intérêts du capitalisme international. Contrastant avec Antônio Conselheiro et José Maria, l’action de Nikki ne représente pas une menace comparable à celle des précédents, parce qu’elle n’atteint pas la même échelle sociale que les autres ont atteinte, ni l’ampleur de la répercussion de leurs actions. En outre, chez Nikki le messianisme ne concerne qu’un aspect de ses actions, au lieu d’en être le centre comme chez les personnages cités ci-­dessus de O bruxo do Contestado et de La Guerre de la fin du monde. Dans l’œuvre de Godofredo de Oliveira Neto, on pourrait dire que, d’un côté, Nikki présente des traits qui rappellent José Maria, mais peut, par ailleurs, attirer l’attention du lecteur sur d’autres aspects. Par exemple, il y a chez Nikki les marques d’une liberté sexuelle, dérivée en quelque sorte des années 1960, déjà présente dans Amores exilados, un livre où des personnages militants de gauche se confrontent à une morale sexuelle restrictive, professée par d’autres compagnons militants avec lesquels ils cohabitent, ce qui crée des conflits dans la communauté brésilienne des exilés de gauche en France. 6



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OLIVEIRA NETO, G. de, O bruxo do Contestado, Rio de Janeiro : Record, 2012 A, posição 1477. Idem.

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Chez Nikki, le prophétisme s’allie au commandement d’un groupe armé, et nous savons que l’idée d’ « expropriation » de biens, dans le but de les distribuer aux populations démunies, était bien connue des « avant-­gardes » extrémistes de gauche, des années 1960 au milieu des années 1970. La différence de base avec ces « avant-­gardes » extrémistes, c’est que le groupe armé de Nikki n’agit pas selon des convictions issues d’idées politiques préalablement élaborées. Il n’y a pas non plus de fondement théorique articulé justifiant les actions de la protagoniste quant à sa sexualité ; c’est-­à-dire qu’elle n’évoque aucune des thèses en rapport avec l’amour libre ou avec la libération de la femme qui ont proliféré dans les années 1960 et 1970. Il s’agit, donc, d’actions qui aspirent à une certaine spontanéité, comme surgies de décisions de l’instant de Nikki, sans fondements plus élaborés et sans racines profondes. Autrement dit : des actions dont on suppose qu’elles sont le résultat d’impulsions personnelles, sans aucun souci analytique ou critique réfléchi. Pourtant, contrairement à cette prétendue spontanéité, on pourrait aussi établir un lien entre ces actions soi-­disant non motivées par des raisons préalables de Nikki et un certain stimmung, un certain climat de l’époque où prédomine un sentiment de mécontentement au sujet d’une série de questions et de problèmes hérités du passé qui ont créé et créent encore des sentiments d’impatience et de frustration, par leur persistance et l’absence de solutions à court terme. Nikki ne cherche pas de nouvelles réponses à des questions anciennes, parce qu’en fait elle n’a même pas incorporé consciemment les vieilles questions ni le besoin de nouvelles réponses, mais on peut dire qu’elle exprime ce malaise diffus du statu quo également présent dans des mouvements comme Occupy Wall Street ou les manifestations de 2013, au Brésil, qui ont commencé par les revendications précises du Movimento Passe Livre8 pour devenir ensuite autre chose, aux contours plus flous. Le nouveau mode d’organisation de ces mouvements (sur les réseaux sociaux) ou l’absence d’une liste claire de revendications (entre autres) peuvent être vus comme une différence notable par rapport aux époques précédentes où on organisait des mouvements de masse à partir de listes clairement établies, qui pouvaient souvent s’énoncer en slogans tels que le célèbre diretas já !9 Nikki agit à un moment où il existe un défi aux modes selon 8



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Mouvement social qui réclamait la baisse des tarifs des transports publics et a été le déclencheur des grandes manifestions de rue en 2013 au Brésil. Slogan de la campagne politique pour le retour de la démocratie au Brésil dans les années 1980, qui réclamait des élections au suffrage universel pour la présidence de la République au lieu du système instauré par la dictature militaire qui prévoyait des élections indirectes.

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lesquels la structure politique s’est organisée, en bénéficiant des groupes d’intérêt qui ont exclu des parties importantes de la population. On en a vu récemment un résultat, quand les mécontents sont descendus dans la rue, sans énoncer clairement les raisons de cet acte, ou sans savoir exactement pourquoi ils le faisaient. Nous savons qu’il y a, aujourd’hui encore, une série de questions latentes qui créent une atmosphère d’impatience croissante et de frustration face à l’insuffisance de solutions proches, et dans le cas brésilien on a récemment assisté, en 2013, à une série de manifestations regroupant des gens qui investissaient les rues avec des revendications différentes, ou même sans revendications claires. Si, par le passé, il était d’usage de tenter d’expliciter aux manifestants les raisons pour lesquelles ils allaient manifester, y compris par des slogans résumant les revendications en jeu (comme le « diretas já ! » déjà cité), nous nous trouvons, de nos jours, face à des manifestations qui ne sont plus organisées suivant un mot d’ordre commun. Par conséquent, parfois on ne sait pas exactement pour quoi ou contre quoi les manifestants prennent position ; ou, alors, bien qu’occupant un espace unifié dans les rues, ils allèguent des raisons différentes d’être là. On ne s’étonnera donc pas qu’il n’ait surgi des récentes manifestations créées par le Movimento Passe Livre aucun ensemble significatif d’idées formulées par les manifestants sur l’ambiance politique en général10. Peut-­être la majorité des manifestants n’était-­elle pas capable de verbaliser ce qui était resté latent durant les années précédentes et a fini par émerger dans les manifestations, même si nombre d’entre eux portaient des pancartes qu’on pourrait considérer comme des revendications (à bas la corruption ! casse-­toi Cabral ! [gouverneur de l’État de Rio de Janeiro en 2013] etc.). Cependant, les revendications plus précises se mélangeaient à un très grand nombre d’autres bien différentes et, parfois, s’excluaient mutuellement. Et qu’est-­ce que tout cela a à voir avec notre personnage Nikki ? Il s’agit d’un personnage qui n’a aucun contrôle ni aucune compréhension des actes qu’elle pratique ou des raisons de les pratiquer, mais elle les pratique quand même. Peut-­être ne comprend-­elle pas de façon réfléchie les circonstances dans lesquelles elle évolue, à l’intérieur du système social dans lequel elle s’insère, mais elles sont néanmoins présentes, en toile de fond latente, et interfèrent même sur ce qu’elle imagine être le noyau le plus personnel de sa subjectivité.

En 2013, quand certains politiciens de gauche ont voulu mettre une réforme politique à l’ordre du jour, un député connu de Rio de Janeiro a déclaré qu’il avait même vu dans les manifestations une pancarte annonçant la vente d’une Dodge Dart d’occasion, mais aucune pancarte demandant une réforme politique…

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Par conséquent, si, à première vue, Nikki peut être interprétée comme un personnage radicalement immergé dans une orientation subjective et narcissique de vivre – sa spontanéité ne reflétant que les désirs circonstanciels qui ont marqué les divers moments de sa trajectoire existentielle – nous pouvons néanmoins la considérer sous un autre angle. Finalement, la présumée subjectivité de Nikki ne peut être dissociée d’un certain moment du système capitaliste où s’inscrit une notion de sujet singulier, unique, autoréférent, et cette notion n’est pas subjective, pour ainsi dire, mais historique et sociale. Il serait donc plus productif, au lieu de considérer Nikki comme un cas unique qui ne se répète pas, de réfléchir sur le cheminement de sa vie, le contexte dans lequel elle a fait ses pas. Surtout, parce que toute l’œuvre antérieure de Godofredo de Oliveira Neto est loin d’être un tribut au soi-­disant subjectivisme personnalisé de ses personnages, mais consiste, au contraire, en un effort élaboré de mettre en scène le cadre plus général dans lequel tous évoluent.

Références bibliographiques CUNHA, E. da, Os Sertões (Edição Crítica e estabelecimento do texto por Walnice Nogueira Galvão), São Paulo : Ática, 1997. VARGAS LLOSA, M., A guerra do fim do mundo, Rio da Janeiro : Francisco Alves, 1980. OLIVEIRA NETO, G. de, Amores exilados, Rio de Janeiro : Record, 2011. OLIVEIRA NETO, G. de, A ficcionista, Rio de Janeiro  : Imã Editorial, 2012 (Kindle Édition). OLIVEIRA NETO, G. de, O bruxo do Contestado, Rio de Janeiro : Record, 2012 A (Kindle Édition).

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Constructions de portraits de la nation

Chico Buarque et le Brésil Ana Maria Clark Peres* Université fédérale de Minas Gerais

La brésilianité1 de Chico Buarque est constamment soulignée par ceux qui étudient son œuvre. Fabiane Batista Pinto, par exemple, déclare que sa chanson Paratodos [Pourtous] est une « attestation d’authenticité de sa condition brésilienne […] un ravissement pour sa nation »2. Graziela Salomão (2004) rappelle que le compositeur « a déjà été considéré “unanimité nationale” […] et “la voix des exilés brésiliens”. Aujourd’hui, il est “seulement” une référence obligatoire dans toute citation de la musique brésilienne à partir des années 1960 et a été élu […] musicien brésilien du siècle »3. Fernando de Barros et Silva (2004) le résume ainsi : « Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance de Chico Buarque pour la culture brésilienne. […] Il est peut-­être le seul compositeur ou écrivain contemporain dont on peut dire que l’histoire du Brésil, de 1964 à aujourd’hui, traverse son œuvre »4. Au début de sa carrière, tout indique que Chico Buarque était en quête d’une identité nationale (du moins c’est ce que pensent beaucoup de ceux qui se penchent sur son œuvre). À titre d’exemple, la chanson A banda *

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Traduction de Pascal Reuillard. Caractéristique ou particularité de ce qui ou de qui est Brésilien. PINTO, F. B., « Os brasileiros de Chico Buarque », in M. G. C. SOUZA (dir.), Diálogo entre literatura e outras artes, João Pessoa : Editora da UFPB, 2009, pp. 203-216. L’ensemble des citations issues d’ouvrages en langue étrangère ont été traduites par nous. SALOMÃO, G., « A vida de Chico Buarque de Hollanda  », disponible sur le site http://www.chicobuarque.com.br/texto/artigos/mestre.asp?pg=artigo_epoca1_0604. htm, consulté le 3 juin 2010. SILVA, F. B. E., Chico Buarque, São Paulo : Publifolha, Col. Folha Explica, 2004, p. 8. Sur ce point, il faut ajouter qu’il a déjà été surnommé « Chico Buarque do Brasil » en remplacement de son nom véritable, Chico Buarque de Hollanda. Cf. le recueil d’essais organisé par Rinaldo Fernandes : Chico Buarque do Brasil. Textos sobre as canções, o teatro e a ficção de um artista brasileiro, ouvrage qui réunit des travaux de chercheurs de renommée sur le compositeur et écrivain (Fernandes, 2004).

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[La fanfare] (1966), saluée de la manière suivante par le poète Carlos Drummond de Andrade : Pour le moment, la solution c’est de voir la fanfare passer, chanter des chansons d’amour. Parce que d’amour nous avons tous besoin, à une dose qui nous rend heureux, nous humanise à nouveau, nous corrige, nous donne la patience et l’espérance, la force, la capacité de comprendre, de pardonner, d’aller de l’avant. […] Le bonheur général qui a reçu cette fanfare si simple, si brésilienne et si ancienne dans sa tradition lyrique, qu’un jeune homme d’un peu plus de 20 ans a lancé et qui a ému les jeunes comme les vieux, montre bien combien nous avions besoin d’amour. […] Et si ce qui était doux s’est terminé quand la fanfare est passée, que vienne une autre fanfare, Chico, et que jamais une fanfare comme celle-­là ne cesse de musicaliser l’âme des gens.

Peut-­on toutefois parler d’une chanson purement brésilienne ? Dans une interview5 accordée au Musée de l’Image et du Son en 1966, Chico Buarque déclare lui-­même : [Quelqu’un a dit] que je ne pouvais pas avoir écrit A banda parce que je suis né dans une grande ville et que je n’ai jamais vu de fanfare. […] J’en ai vu, je ne me souviens d’aucune en spéciale qui m’a amené à écrire A banda, mais j’en ai vu une. […] Quand j’ai étudié à Cataguases, il y avait des fanfares. Quand je suis allé en Europe, j’ai vu la fanfare des Écossais, la relève de la garde, qui m’a d’ailleurs beaucoup marqué […] Quand je suis revenu d’Europe, j’ai eu envie de produire des choses, et c’est là que j’ai composé une série de chansons, dont A banda.

Si le témoignage du compositeur indique l’absence d’un national « pur », authentique, intègre (c’est-­à-dire entier) et la possibilité d’influences étrangères dans la création de A banda, il ne faut pas oublier que le jeune Chico Buarque rêvait d’une nation pacifique et fraternelle. C’est en tout cas ce que révèle la chanson Marcha para um dia de sol [Marche pour un jour ensoleillé] (sans doute composée quand il était encore lycéen au Colégio Santa Cruz de São Paulo). Dans cette chanson, le je lyrique souhaite « voir un jour / Dans une seule chanson / Le pauvre et le riche / Marchant main dans la main / Que rien ne manque / Que rien ne reste / Le pain du riche / Et le pain du pauvre »6. Les vers « Que rien ne manque » et « Que rien ne reste » montrent qu’à ce moment-­là, il n’est pas fait allusion à ce qui fait défaut : le désir d’intégralité prévaut. Quand il débute sa carrière de compositeur (le premier disque est de 1965), il retrace des types de Brésiliens. L’exemple paradigmatique est celui du musicien ou interprète 5 6



Interview en langue portugaise. Paroles originales des chansons en notes de bas de page : ver um dia / Numa só canção / O pobre e rico / Andando mão e mão / Que nada falte / Que nada sobre / O pão do rico / E o pão do pobre.

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de samba, avec lequel le je lyrique cherche à s’identifier. Par exemple : « Parle de notre baraque / Dis que c’est un trou / Qu’ils ne voudraient même pas voir / Dis que ma samba est faible / Et que je ne lâche pas la queue [de billard] / Même pas pour discuter avec toi »7 (Paroles de Fica [Reste], 1965) ; « Je suis né sans la chance / J’habite dans une baraque / Mais mon Saint est fort / Et la samba est mon faible »8 (paroles de Meu refrão [Mon refrain], 1965) ; « Aujourd’hui, je veux / Faire mon carnaval / Si le temps a passé, j’espère / Que personne ne le prendra mal / Mais si la samba veut que je continue / Je ne la contrarie pas, non / Avec la samba je ne me dispute pas / À la samba je ne renonce pas »9 (paroles de Amanha ninguem sabe [Demain personne ne le sait], 1966). Dans Desenho mágico : poesia e política em Chico Buarque [Dessin magique : poésie et politique chez Chico Buarque], Adélia Bezerra de Meneses observe que si « les toutes premières chansons de Chico Buarque portent la marque d’une époque où prédominaient les préoccupations sociales […], ce type de thématique cède rapidement la place au lyrisme nostalgique qui devient la caractéristique dominante de sa production des années 1960 »10. Dans la réalité toutefois, le coup d’État militaire de 1964 est suivi du décret AI-5 en 1968. Chico Buarque revoit ses textes et adopte un ton nettement autobiographique. Dans Agora falando sério [Maintenant parlons sérieusement] (1969), il déclare : « Un coup dans le lyrisme / Un coup de pied au chien / Et un tir dans le merle / Je renvoie le violon / Fais ma valise et cours / Pour ne pas voir la fanfare passer »11. De 1969 à 1970, il part en exil volontaire en Italie pour une durée de 15 mois. À son retour, il compose Apesar de você [Malgré toi] et s’implique chaque fois davantage dans les problèmes nationaux – la dictature militaire a encore durci le ton dans le pays. Dans certaines compositions plus représentatives du Brésil, il s’attache à dépeindre une nation assiégée par la violence politique et sociale : Construção et Deus lhe pague (1971) ; Partido Alto et Quando o carnaval chegar (1972) ; Vence na vida quem diz sim et Calice (1973), issues de la pièce Calabar (1972-1973) ; Milagre brasileiro (1975), chanson présentée Fale do nosso barraco / Diga que é um buraco / Que nem queiram ver / Diga que o meu samba é fraco / E que eu não largo o taco / Nem pra conversar com você. 8 Eu nasci sem sorte / Moro num barraco / Mas meu santo é forte / E o samba é meu fraco. 9 Hoje, eu quero / Fazer o meu carnaval / Se o tempo passou, espero / Que ninguém me leve a mal / Mas se o samba quer que eu prossiga / Eu não contrario não / Com o samba eu não compro briga / Do samba eu não abro mão. 10 MENESES, A. B. de, Desenho mágico. Poesia e política em Chico Buarque (3e éd.), São Paulo : Ateliê Editorial, 2002, p. 20. 11 Dou um chute no lirismo / Um pega no cachorro / E um tiro no sabiá / Dou um fora no violino / Faço a mala e corro / Pra não ver banda passar. 7



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sous le pseudonyme de Julinho da Adelaide ; Corrente, Meu caro amigo et O que será – À flor da terra (1976) ; Angélica et Maninha (1977) ; Pivete (1978), entre autres. Dans ces textes, toute trace de « bonheur » de la nation brésilienne a disparu – un bonheur auparavant jugé facile à atteindre, comme dans Tem mais samba [Il y a plus de samba] (1964) (« Si tout le monde se mettait à la samba / La vie serait tellement plus facile »)12 – Chico Buarque considère lui-­même cette chanson comme étant le point de départ de sa carrière. Dans Construção [Construction], le maçon, autrefois confiant, de la chanson Pedro Pedreiro [Pedro le maçon] (1965) tombe d’un échafaudage et devient un corps mort, un déchet, un encombrement qui « dérange la circulation ». Ce qui reste commence à apparaître au cours de ces années 1970, notamment dans Partido Alto [Haut parti] où le je lyrique affirme être « moins que rien ». L’un des vers de cette chanson (« Dans le ventre de la misère / Je suis né Brésilien »)13 a d’ailleurs été interdit par la censure du gouvernement militaire, ce qui a conduit son auteur à changer « Brésilien » par « joueur de tam-­tam ». Pour Wagner Homem, la décision du censeur n’en reste pas moins curieuse : « Si pour l’auteur être né au Brésil est bizarre ou un manque de chance, ce pays où il vit et où il rencontre ce peuple généreux qui le fait vivre en achetant ses disques et en payant royalement ses concerts, j’affirme qu’il se moque de nous »14. En 1974, Chico Buarque publie la nouvelle Fazenda modelo [Ferme modèle], une allégorie du Brésil sous la dictature et des prétendues « merveilles » du « miracle économique ». En 1979, il s’aventure dans la littérature infantile et publie Chapeuzinho Amarelo [Le petit chaperon jaune], une parodie du conte classique qui présente aussi, sous le masque d’une histoire « innocente » pour enfants, un grand engagement face à la situation brésilienne à travers une critique voilée du système politique en vigueur, qui rendait (encore) les citoyens brésiliens « jaunes de peur ». Toujours en 1979, il crée la chanson Bye Bye Brasil pour le film homonyme de Cacá Diegues. Wisnik explique que : [Dans cette chanson] quelqu’un appelle chez lui et donne de ses nouvelles, pas seulement de lui mais aussi, sans le vouloir, d’un pays qui s’est transformé sans que personne ne s’en aperçoive, sous le masque pharaonique de ladite « modernisation conservatrice ». Cette vision pleine d’indices épars, aquarelle du Brésil devenue un puzzle, pend par le fil du dernier jeton téléphonique d’un appel qui va se terminer. […] Données d’un pays changé, fragments de confessions ou de déclarations d’amour, péripéties et obstacles, petites et grandes attentes inégales, nouvelles quotidiennes, restes et promesses de Se todo mundo sambasse / Seria tão fácil viver. Na barriga da miséria, eu nasci brasileiro. 14 HOMEM, W., História de canções. Chico Buarque, São Paulo : Leya, 2009, p. 109. 12 13

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désirs, tout est mélangé. […] Quel Brésil disparaît ? Celui du populisme, celui de la culture aux bases nationales, celui du projet de modernisation dirigé par des intellectuels progressistes ? De tous, d’une certaine manière, même si ces expressions sont plus biaisées que l’âme brésilienne et le peuple, qui sont aussi en jeu ici, d’une manière tendue et diffuse entre la culture, la politique et les changements socioéconomiques. […] [Mais] le sentiment fort et diffus de quelque chose qui se perd, dans Bye Bye Brasil, ne se confond pas […] avec la nostalgie du passé ou la paralysie nostalgique15.

Il aborde par ailleurs le paternalisme populiste dans la chanson Dr Getúlio16 : « Ouvrez le passage, Gégé va passer / Voyez l’évolution de l’histoire / Ouvrez le passage pour laisser défiler Gégé / Dans la mémoire populaire »17. Le Brésil a changé mais il continue d’être violent et injuste. Chico Buarque aborde cette violence dans O meu guri (1981), Brejo da Cruz (1984), Hino da repressão (1985) et Uma menina (1987). Si plusieurs chansons des années 1970 et 1980 ont au départ été composées pour des pièces de théâtre et des films, elles ont fini par s’imposer en dehors de leur contexte d’origine. À ce stade de son œuvre, il montre que les Brésiliens réagissent déjà aux problèmes nationaux – par exemple, dans Pelas tabelas et Vai passar (1984). Malgré tout, le Brésil insolvable des années 1980 persiste, comme dans Bancarrota blues (1985). De l’avis d’Heloísa Starling, [d]ans ce Brésil où tout a été mis en vente, tout peut être négocié, tout dépend de combien nous sommes disposés à payer, la pratique de la corruption est loin de se réduire à l’appropriation privée de la chose publique ou au comportement déviant d’individus. Au contraire : elle ronge les affects, déchire le sentiment d’appartenance à un territoire et à une culture commune et menace de faire tomber les frontières qui séparent le monde public de la vie privée : « Ce que j’ai / Je le dois à Dieu / Mon sol, mon ciel, ma mer / Les yeux de ma tendre / Et mes enfants / Si quelqu’un pense pouvoir le prendre / Je peux vendre / Combien il va payer ? »18

À cette époque, Chico Buarque fait également la lumière sur un pays qui se mondialise, comme dans Baticum, en 1989. Dans les années 1990, une chanson se distingue en matière de thématique nationale : Paratodos (1993), titre de la chanson et du CD qui la contient. Comme on l’a vu, certaines paroles mettent l’accent sur la brasi WISNIK, J. M. et WISNIK, G., « O artista e o tempo », in J. M. WISNIK, Sem receita. Ensaios e canções, São Paulo : Publifolha, 2004, pp. 245-247. 16 Surnom de l’ancien président Getúlio Vargas. 17 Abram alas que Gegê vai passar / Olha a evolução da história / Abram alas pra Gegê desfilar / Na memória popular. 18 STARLING, H. M., Carta Capital, 21/10/2011. Disponible sur le site http://www. cartacapital.com.br/sociedade/a-­patria-distraida. 15

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lité du compositeur, avec laquelle s’identifie son je lyrique (« Je suis sur la route depuis plusieurs années / je suis un artiste brésilien »)19. Cependant, Chico Buarque ne cherche plus à chanter une identité nationale ou d’autres très spécifiques et cohérentes, à l’image de l’interprète heureux de samba des années 1960. Il s’agit désormais d’une nation marquée par la diversité, par l’hétérogénéité. Sur le même CD se trouve Piano na Mangueira20 [Piano dans la Mangueira] (1993) qui rend hommage à l’une des icônes d’une conception donnée de la brasilité : l’école de samba. La même Mangueira est à nouveau mise à l’honneur dans Chão de esmeraldas [Sol d’émeraudes] (1997) de l’album As cidades [Les villes] (1998). Dans cet album, Chico Buarque continue de dépeindre les problèmes sociaux du Brésil, parmi lesquels la situation des sans-­terre dans Assentamento (1997). Cette dernière côtoie la chanson Carioca (1998) qui présente la ville de Rio de Janeiro divisée entre ses merveilles et ses maux (trafic de drogues, prostitution, etc.). Enfin, Iracema Voou [Iracema s’est envolée] (1998) évoque la routine des Brésiliens qui ont quitté leur pays dans l’espoir d’une vie meilleure. José Miguel et Guilherme Wisnik commentent cette chanson dans O artista e o tempo [L’artiste et le temps] : […] l’émigrante de l’État brésilien du Ceara aux États-­Unis, qui accompagne la masse de sous-­employés brésiliens tentant leur chance dans le monde, équilibre sa condition précaire avec de petits espoirs et du provisoire, une certaine fierté entre résignée et rusée, et l’innocence inconsciente que son nom (inventé par José de Alencar pour la mère-­indienne de la douleur du Brésil) contient le chiffre secret d’une anagramme qu’elle dit au téléphone sans le savoir : « – C’est Iracema d’Amérique ». […] Si nous pensons qu’Iracema est ici le nom singulier d’une personne-­persona et en même temps le nom collectif et singulier créé par un écrivain (Alencar)21 engagé dans la formation de la littérature brésilienne et dans la formation symbolique du Brésil, […] nous voyons que la chanson tire sur un fil ténu mais très puissant, non pas sans ironie mais avec une légèreté incroyable, en unissant le fortuit, l’histoire sociale, la poésie et la culture sans perdre à aucun moment la naturalité informelle. Ainsi, Iracema voou condense la transe ambivalente où le Brésil, dans l’œuvre de Chico Buarque, se dissipe et ne se dissipe pas, insiste comme mémoire, projet, présence ou résidu, là même où il semble disparaître une fois pour toutes22.

Vou na estrada há muitos anos / sou um artista brasileiro. Note de traduction : Mangueira est le nom de l’une des plus célèbres écoles de samba de Rio de Janeiro. 21 Note de trad. : Iracema est le titre d’un livre classique de José de Alencar sur une jeune femme originaire de l’État du Ceará. 22 WISNIK, J. M. et WISNIK, G., op. cit., pp. 251-252. 19 20

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Chico Buarque et le Brésil

Nous reviendrons sur ce « résidu de Brésil » avec le roman Quand je sortirai d’ici. Mais avant de clôre sur les compositions musicales de Chico Buarque, il est important de mentionner Suburbio [Banlieue] (2006) de l’album Carioca. Si Rio de Janeiro est l’image stéréotypée et la carte postale du Brésil par excellence, le compositeur remplit à l’excès la chanson de voix de la banlieue (« Parle, Penha, Irajá, Olaria, Acari, Vigário Geral, Piedade », etc.). En faisant cela, il met précisément à mal l’intégrité de ce stéréotype, c’est-­à-dire la totalité de la « ville merveilleuse, pleine de mille attractions »23. Le désir de complétude a laissé la place à des trous, des restes. Et plus encore : si dans Carioca de 1998 Rio était déjà démystifiée mais que ses merveilles24 continuaient d’enchanter le compositeur, dans Subúrbio la beauté idyllique devient radicalement une problématisation (« Là il n’y a pas de brise / Il n’y a pas de bleu verdâtre »)25. En ce qui concerne les romans, Wisnik affirme que Chico Buarque atteint avec Embrouille26 (1991) l’extrême du processus de désagrégation qui est inclus dans les « transformations sociales culturelles et psychologiques du monde populaire »27. Dans Budapest28 (2003), le récit met clairement en évidence des « fractures identitaires » de la nation, et ce, dans la division constante entre la Hongrie et le Brésil qui traverse le narrateur-­personnage principal29. Mais il y a aussi « un reste » qui fait en sorte de se faire remarquer. Dès le début de l’histoire, le narrateur pense qu’il existe un problème avec le mot « presque » quand il dit en hongrois « je presque arrive » ; ce terme dépasse le contexte initial du récit et montre une erreur syntaxique dans l’ordre des mots dans les phrases dites en hongrois. En dernier lieu, il renvoie à un trou. Malgré beaucoup d’efforts, le narrateur de Budapest finit par écrire « presque » parfaitement en hongrois. Nous pensons que cela apparaît dans un extrait paradigmatique quand le nègre José Costa écoute sa compagne, professeur de hongrois, parler des vers qu’il a écrits à la place du poète Kocsis Ferenc et qui apportent à celui-­ci la reconnaissance

Souligné par nous. cidade maravilhosa, cheia de encantos mil. 25 Lá não tem brisa/Não tem verde-­azuis. 26 Titre original : Estorvo. 27 WISNIK, J. M. et WISNIK, G., op. cit., p. 247. 28 Titre original : Budapeste. 29 Cf. l’essai de Sônia Ramalho de Farias sur le troisième roman de Chico Buarque, Budapeste  : as fraturas identitárias da ficção (FARIAS, S.  L.  R., «  Budapeste  : as fraturas identitárias da ficção », in FERNANDES, R. (dir.), Chico Buarque do Brasil. Textos sobre as canções, o teatro e a ficção de um artista brasileiro, Rio de Janeiro : Garamon, 2004, pp. 387-408). 23 24

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publique que lui-­même n’a plus. Elle lui dit : « C’est comme si c’était écrit avec un accent étranger »30. Il semble que ce soit dans son roman Quand je sortirai d’ici31 (2009) que le « résidu » national mentionné par Wisnik pour la chanson Iracema voou est mis sur le devant de la scène, à travers la fiction. Dans la « mémoire trouée »32 du narrateur centenaire Eulálio d’Assumpção, nous sommes face à une histoire « ruinée » qui s’accompagne d’une série de valeurs nationales également en ruines. Quand il se penche sur Boitempo de Carlos Drummond de Andrade dans A nãçao como margem [La nation en tant que marge], Wander Melo Miranda évoque l’acte de remémorer de la manière suivante : « En singularisant l’espace de la nation à travers la perspective personnelle, les mémoires s’opposent au pouvoir généralisateur implicite dans la métaphore génératrice de la solidité et de la cohésion nationales, ouvrant une brèche narrative pour d’autres possibilités d’articulation identitaire »33. Dans Quand je sortirai d’ici, ces fissures finissent par nous montrer des échos, des fragments d’un Brésil intègre (c’est-­à-dire complet) et heureux que Chico Buarque a lui-­même si souvent recherché. Et même si elle donne à voir des ruines nationales, la fiction de Chico Buarque n’en est pas moins un élan encourageant, comme le dit José Castello : Quand je sortirai d’ici déverse sur le lecteur, c’est vrai, une tristesse profonde. Mais c’est une tristesse féconde, qui nous aide à nuancer les grands actes de l’histoire. Une déception qui, à la fin, se change en légèreté. C’est là que Chico Buarque devient un grand écrivain. La voix vacillante d’Eulálio Montenegro d’Assumpção double cette voix intérieure qui fait de nous des hommes. Nous racontons tous des histoires secrètes qui nous font tenir debout. La fiction est notre colonne vertébrale. Quant à l’histoire officielle, elle n’est rien qu’une poignée de restes auxquels, seulement par détresse, nous nous rattachons34.

En guise de conclusion, il est intéressant de rappeler la question qui traverse ce travail : quel(s) Brésil (ou Brésils) est (sont) en question dans la production vaste et diversifiée de Chico Buarque ? Si l’on observe son parcours de compositeur et de romancier, il est possible d’affirmer que BUARQUE, C., Leite derramado, São Paulo : Companhia das Letras, 2009, p. 141. Titre original : Leite derramado. Expression de Leyla Perrone-­Moisés, sur le rabat du livre. MIRANDA, W. M., « A nação como margem », in MARGATO, M. et GOMES, R.C. (dir.), O papel do intelectual hoje, Belo Horizonte : UFMG, 2004, p. 162. 34 CASTELLO, J., « Vazio que define o mundo », in O Globo, 28/03/09. Disponible sur le site www.chicobuarque.com.br/critica/mestre.asp?pg=leite_critica.htm, consulté le 13 avril 2014. 32 33 30 31

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d’une nation pacifique, avec une identité et des genres qui présentent bien ont subsisté des fractures, des fissures, des restes et des ruines. Mais des restes qui engendrent son œuvre et notre désir incessant de l’aborder.

Références bibliographiques ANDRADE, C. D. de, « Notas sobre A Banda », disponible sur le site www. chicobuarque.com.br/construcao/mestre.asp, consulté le 10 avril 2014. BUARQUE, C., Leite derramado, São Paulo : Companhia das Letras, 2009. CASTELLO, J., «  Vazio que define o mundo  », in O Globo, 28/03/09. Disponible sur le site www.chicobuarque.com.br/critica/mestre.asp?pg=leite_ critica.htm, consulté le 13 avril 2014. FARIAS, S. L. R., « Budapeste  : as fraturas identitárias da ficção  », in FERNANDES R. (dir.), Chico Buarque do Brasil. Textos sobre as canções, o teatro e a ficção de um artista brasileiro, Rio de Janeiro : Garamon, 2004, pp. 387-408. FERNANDES, R. (dir.), Chico Buarque do Brasil. Textos sobre as canções, o teatro e a ficção de um artista brasileiro, Rio de Janeiro : Garamon, 2004. HOMEM, W., História de canções. Chico Buarque, São Paulo : Leya, 2009. MENESES, A. B. de, Desenho mágico. Poesia e política em Chico Buarque (3e éd.), São Paulo : Ateliê Editorial, 2002. MIRANDA, W. M., « A nação como margem », in MARGATO, M. et GOMES, R. C. (dir.), O papel do intelectual hoje, Belo Horizonte : Editora UFMG, 2004, pp. 161-171. MUSEU DA IMAGEM E DO SOM, BUARQUE C., MIS 11/11/66. Disponible sur le site http://www.chicobuarque.com.br/texto/mestre.asp?pg=entrevistas/ entre_11_11_66.htm. PERRONE-­MOISÉS, L. [rabat du livre], BUARQUE, C., Leite derramado, São Paulo : Companhia das Letras, 2009. PINTO, F. B., « Os brasileiros de Chico Buarque », in SOUZA, M. G. C. (dir.), Diálogo entre literatura e outras artes, João Pessoa : Editora da UFPB, 2009. SALOMÃO, G., « A vida de Chico Buarque de Hollanda », disponible sur le site http:// www.chicobuarque.com.br/texto/artigos/mestre.asp?pg=artigo_epoca1_0604. htm, consulté le 3 juin 2010. SILVA, F. B. E., Chico Buarque, São Paulo  : Publifolha, Col. Folha Explica, 2004. STARLING, H. M., Carta Capital, 21/10/2011. Disponible sur le site http:// www.cartacapital.com.br/sociedade/a-­patria-distraida. WISNIK, J. M. et WISNIK, G., « O artista e o tempo », in WISNIK, J. M., Sem receita. Ensaios e canções, São Paulo : Publifolha, 2004, pp. 241-259.

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Mémorialisme et fiction au Brésil contemporain Maria Elizabeth Chaves de Mello UFF/CNPq/FAPERJ

À quoi sert la littérature ? L’une des premières réponses est : à se rappeler. À ne rien laisser échapper. À éviter la menace de l’incontournable oubli qui retombe sur toutes les formes d’expérience humaine non enregistrée. L’histoire, les images filmées ou photographiées ne suffisent pas à ce que seule la littérature peut procurer : le goût de la mémoire réinventée. Le concept de mémorialisme peut s’appliquer à plusieurs genres littéraires (autobiographie, journal intime, correspondance, littérature de voyage, poésie lyrique, etc.) dont les principaux traits seraient la subjectivité et la confession, entre réel et fictif. Dans l’impossibilité de faire des études panoramiques pour analyser le parcours des œuvres mémorialistes au Brésil depuis les Mémoires posthumes de Brás Cubas, nous proposons, dans ce travail, de nous interroger à partir de l’étude d’un cas. En 2009, les Brésiliens ont l’occasion de lire un roman qui suscite d’importantes réflexions théoriques sur ce qu’est la littérature, le roman, le récit, le mémorialisme, les rapports entre le réel et le fictif, entre l’Histoire et la Littérature : Leite derramado, de Chico Buarque de Holanda, traduit en français par Quand je sortirai d’ici. Je serais tentée de faire une remarque sur la traduction du titre, qui modifie tout à fait le sens de l’original. Leite derramado connote la perte de quelque chose d’irréparable, la mélancolie de l’échec. Quand je sortirai d’ici reprend la première phrase du livre, mais traduit un certain espoir, parle de l’avenir… C’est contre l’esprit du roman, même si celui-­ci commence par cette phrase. Prisonnier de son lit d’hôpital et de ses fantômes familiaux, un homme centenaire raconte l’histoire de sa vie à son infirmière, à sa fille ou à sa mère décédée. Son esprit vogue et dérive d’une époque à l’autre. Ses souvenirs se bousculent et s’entremêlent dans les strates de sa mémoire. Conscient de son délire, il explique : « La mémoire est un chaos, mais tout est là, son propriétaire est en mesure d’y retrouver tout »1. L’écriture 1



BUARQUE, C., Quand je sortirai d’ici, Paris : Gallimard, 2009, p. 38.

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Cartographies littéraires du Brésil actuel

limpide de Buarque nous fait voir et sentir. À certains moments, on a l’impression d’être sur la plage ensoleillée de Copacabana. Et c’est l’histoire du Brésil qui se révèle à travers les différentes générations de la dynastie familiale. De l’exploitation des esclaves noirs à leur libération, de l’enrichissement de la bourgeoisie à sa faillite, en passant par la religion et le boom immobilier de Rio de Janeiro, le panorama historique s’étend sur deux siècles. Du point de vue stylistique, la prose de Chico Buarque évoque des caractéristiques du récit machadien (Mémoires posthumes de Brás Cubas), comme l’a bien remarqué le critique Roberto Schwarz. Mais il ne s’agit plus d’un auteur défunt, c’est plutôt ici un vieil homme sur son lit de mort, dans un hôpital. Aux infirmières qui le soignent et à tous ceux qui viennent le voir, il raconte, de façon délirante et confuse, l’histoire de sa vie et de sa famille, de ses ancêtres portugais à son arrière-­petit-fils, un jeune homme carioca d’aujourd’hui. Le roman présente au lecteur une vision extrêmement négative de la société brésilienne, tant de la seconde moitié du XXe siècle que d’aujourd’hui : le népotisme, les préjugés de classe et de race, le machisme, l’opportunisme, la corruption, la destruction de la nature. Plus d’un siècle après Machado de Assis, on retrouve la même société hiérarchisée, raciste et classiste, décrite ici par Chico Buarque, de façon angoissante et inquiétante. Le tableau de la haute bourgeoisie brésilienne n’est pas glorieux : préjugés de classe, de race, machisme, inculture généralisée, corruption, clientélisme, collusion de l’Église, de l’État, de la classe politique et de la finance, fascination pour l’Europe, assaisonnée de mépris, et nul souci du bien public. D’une plume rythmée et colorée, le texte nous plonge dans les méandres d’un esprit hanté par ses fantômes familiaux. Au seuil de la mort, les figures se confondent dans une ronde angoissée et nous conduisent à interroger le mouvement de l’histoire. Quand je sortirai d’ici est un texte intense qui scrute la mémoire d’un homme écrasé par sa généalogie et par celle de toute la nation brésilienne. Mais c’est aussi un roman de la perte de la mémoire, dans la mesure où il s’agit d’un vieillard qui oublie tout, obligeant le lecteur à reconstruire son histoire, à essayer de la comprendre. […] nous pourrions vivre à Botafogo, dans la grande demeure construite par mon père. Il y a là-­bas des chambres immenses, des salles de bains en marbre avec des bidets, plusieurs salons avec des miroirs vénitiens, des statues, une hauteur sous plafond monumentale et des tuiles d’ardoise importées de France. Il y a des palmiers, des avocatiers et des badamiers dans le jardin qui est devenu un parking depuis que l’ambassade du Danemark a été transférée à Brasilia. Les Danois m’ont acheté la grande demeure pour des cacahuètes, à cause des arnaques de mon gendre. Mais si je vendais demain la ferme qui a deux cents arpents de terres cultivables et de pâturages traversés par 118

Mémorialisme et fiction au Brésil contemporain

une rivière d’eau potable, peut-­être pourrais-­je récupérer la grande demeure de Botafogo et restaurer les meubles en acajou et faire accorder le piano Pleyel de ma mère. J’aurais de quoi m’occuper pendant des années et, au cas où tu souhaiterais continuer à exercer ta profession, tu pourrais aller au travail à pied, car le quartier foisonne d’hôpitaux et de cabinets médicaux. D’ailleurs, en surplomb de notre terrain, on a édifié un centre médical de dix-­huit étages, et, du coup, je viens de me souvenir que la grande demeure n’existe plus2.

Il y a là plusieurs thèmes à analyser. Tout d’abord, celui des transformations et des changements : le luxe dont jouit la haute bourgeoisie au Brésil, mais aussi la décadence des anciennes grandes familles ; les transformations de la ville (la grande demeure qui devient l’ambassade du Danemark, puis un parking). Pour correspondre à ces thèmes du changement, des transformations, du mouvement, enfin, le récit avance et recule, nie et affirme, est tout à fait fragmenté, comme il sied au discours d’un vieillard moribond. Leyla Perrone-­Moisés remarque deux caractéristiques du livre, également présentes chez Machado de Assis. La première serait la concision. En 200 pages, Chico Buarque nous offre toute la saga d’une famille, avec une critique corrosive de la société brésilienne du XXe siècle. Dans les Mémoires posthumes, 127 pages suffisent à Machado pour faire un panorama du XIXe siècle au Brésil. Une autre remarque intéressante, c’est la structure narrative du récit. L’ordre logique et chronologique habituel du genre est bouleversé, correspondant tout à fait à la mémoire d’un vieillard atteint du mal d’Alzheimer, qui s’éteint, fait des lapsus, se répète, se contredit. Le discours inachevé du vieillard a pour fonction d’accorder une certaine vraisemblance au récit, de susciter des doutes et créer du suspense, ce qui déroute le lecteur et l’oblige à travailler pour construire sa propre lecture du livre. Face au manque de linéarité, c’est à lui, lecteur, de reconstruire le texte dans son imaginaire. Le discours du personnage a un air de spontanéité, riche en libres associations, en erreurs, en faussetés, en non-­dits, ce qui oblige le lecteur à lire entre les lignes du texte, à reconstruire le récit, récupérant les souvenirs qui révèlent des subtilités idéologiques et psychiques. Certains de ces souvenirs contiennent des éléments fortement plastiques, à travers la création d’images parfois troublantes. Mais, en même temps, le texte est concis et précis. Il n’y a aucun élément superflu, tout se tient, comme dans un puzzle. Selon Leyla Perrone, à propos des innombrables demeures où le protagoniste a vécu : Il y a aussi un jeu des espaces où se passent les événements racontés. Les innombrables maisons où a vécu le narrateur, tout comme les décennies accumulées dans sa mémoire, se superposent et s’alternent. Les remettre dans 2



Ibidem, p. 7.

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l’ordre signifie être le spectateur d’une décadence personnelle et collective : le chalet de Copacabana, « espace sableux et lointain » des années 20, est remplacé par un appartement dans un immeuble construit derrière sa cour ; cet appartement en devient un autre, plus petit, à Tijuca ; le manoir familial de Botafogo, vendu, devient le parking d’une ambassade ; la ferme de l’enfance, au « pied de la montagne », est transformée en favela ; un temple évangélique et bruyant prend la place de la vieille église jadis consacrée par l’évêque. En contrebas de la dernière demeure du narrateur, à cette « adresse de gens pas-­ comme-il-­faut », se trouve l’ancien cimetière, où gît son grand-­père3.

Ainsi, par le biais de ses constants changements de domicile, le narrateur nous fournit des pistes qui nous permettent de suivre sa décadence sociale. Mais cela se passe de façon non linéaire. C’est au lecteur d’ordonner le récit, de reconstruire l’ordre des domiciles du narrateur, en analysant, à travers les déménagements, la décadence de la famille. Mais le noyau du roman c’est, en fait, l’amour du narrateur pour une femme, sentiment qui parcourt tout le roman. Il a, en réalité, un rapport très problématique avec Matilde qui représente l’éternel féminin dans le roman, son regard ambigu, ses robes sensuelles et provocantes, ses danses. Ces éléments sont, à la fois, la source de la passion du mari et la cause du malheur du couple. Les préjugés et la jalousie maladive de l’homme empêchent le plein épanouissement de la femme et la mènent à une triste fin qui, par le fait de n’avoir ni la certitude, ni la théâtralité des dénouements d’une Emma Bovary ou d’une Anna Karénine, a la force d’une catastrophe. Bien qu’entrevue dans de brefs flashes, Matilde devient, pour le lecteur aussi, inoubliable…4

On peut en conclure que Chico Buarque exacerbe, à l’aube du XXIe siècle, ce que Machado avait inauguré dans la littérature brésilienne. Par son texte fragmenté, disséminé, plein de blancs et de négations, il oblige le lecteur à travailler, à devenir co-­auteur de l’œuvre en reconstruisant l’histoire, en joignant les morceaux, en suivant des pistes et de fausses pistes, à travers lesquelles il se perd et se retrouve dans le récit. Alors, il réserve aux happy few, lecteurs capables de réfléchir aux questions abordées dans son œuvre, la responsabilité d’y penser. Chico Buarque ne croit peut-­être pas possible de changer l’homme et la société par le biais de l’art qui n’atteint qu’une petite minorité intellectuelle, au pouvoir d’action réduit. Mais ce serait là matière à une autre étude…

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PERRONE-­MOISÉS, L., http://www.leitederramado.com.br/wordpress/ consulté le 24/11/2015. La version en français est de ma responsabilité. Idem.

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Mémorialisme et fiction au Brésil contemporain

Références bibliographiques BOOTH, W., A retórica da ficção, Lisboa : Editora Arcádia, 1980. BUARQUE, C., Leite derramado, São Paulo : Companhia das Letras, 2009. BUARQUE, C., Quand je sortirai d’ici, Paris : Gallimard, 2009. COSTA LIMA, L., Dispersa Demanda, Rio de Janeiro : Francisco Alves, 1981. COSTA LIMA, L., O controle do imaginário, São Paulo : Editora Brasiliense, 1984. ISER, W., The act of reading, Baltimore & London : The John Hopkins University Press, 1974. JAUSS, H. R., Pour une esthétique de la réception, Paris : Gallimard, 1978. PERRONE-­MOISÉS, L., http://www.leitederramado.com.br/wordpress/, consulté le 24/11/2015. La version de la citation en français est de ma responsabilité.

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La judéité dans Diario da queda, de Michel Laub La Shoah, les rites et la transmission Ilana Heineberg Université Bordeaux Montaigne

Dans son cinquième roman, Diário da queda (Journal de la chute)1, Michel Laub aborde pour la première fois la judaïté. Petit-­fils d’un Juif émigré d’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale, son narrateur appartient, tout comme lui, à une famille installée au Brésil depuis trois générations. Cette génération a été élevée par des parents brésiliens, qui n’ont plus aucune trace d’accent allemand ou yiddish, majoritairement diplômés de l’université et qui, en règle générale, mènent une vie aisée et confortable, bien différente, donc, de celle de leurs aïeuls. Comment le narrateur s’approprie-­t-il la culture et l’Histoire juives ashkénazim2 ? Michel Laub explique son choix de la manière suivante : « Jusqu’à il y a quelques années, je pensais que jamais je n’écrirai sur ce sujet. Dans ma vie personnelle, c’est un thème peu présent. À un moment donné, j’ai dû me rendre compte que, sans que cela émerge clairement, c’était quelque chose d’essentiel pour moi »3. C’est justement sur la représentation de cette Tout au long de l’article, nous utilisons la traduction en français : LAUB, M., Journal de la chute (traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec), Paris  : Buchet-­ Chastel, 2014. 2 Il s’agit des Juifs issus d’Europe occidentale, centrale et orientale, qui sont d’origine et de langue germaniques par opposition aux sefaradim, originaires d’Espagne. Il est admis que le judaïsme ashkénaze s’est formé au XIe siècle. Cf. NAHON, G., « ASHKÉNAZE », in Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 février 2015. URL : http://www.universalis-­edu.com/encyclopedie/ashkenaze/. 3 « Até uns anos atrás, achava que nunca escreveria sobre isso. Na minha vida pessoal, esse é um tema muito pouco presente. Em algum ponto devo ter percebido que, mesmo sem aparecer na superfície, era algo essencial », in LAUB, M., in COSER, R., « Na quinta incursão em romance, Michel Laub volta o olhar para o judaísmo », in O Estado de São Paulo, le 15 mars 2011 [en ligne]. Consulté le 24 février 2015. URL : http:// blogs.estadao.com.br/a-­biblioteca-de-­raquel/2011/03/15/ao-­encontro-da-­identidade/. 1



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Cartographies littéraires du Brésil actuel

identité culturelle essentielle malgré (ou dans) sa discrétion apparente que nous nous pencherons. Diário da queda ne traite pas directement de la question identitaire juive. À l’instar du nom du protagoniste qui « ne se finit pas par man ou berg ou un de ces suffixes immédiatement reconnaissables »4, elle n’est pas ostensible. Comme dans les romans précédents de Michel Laub, nous sommes face à un narrateur autodiégétique qui revient sur un événement douloureux de son adolescence et qui a marqué son passage à l’âge adulte. Revenir sur ce moment signifie pour les narrateurs de cet auteur comprendre ce qu’ils sont, comment ils se sont construits et ce qui les fait souffrir au moment même de l’écriture, mais également prendre une décision qui pourra à nouveau changer leur vie. Dans le roman en question, l’événement initiatique qui fait écho au présent est la chute de João, acte de malveillance de ses camarades de classe, âgés de treize ans, auquel le narrateur a participé dans les années 1980. João est pauvre et goy – non juif – dans une école juive huppée de Porto Alegre où la plupart des garçons fêtent leur bar-­mitsvah – la majorité religieuse – de façon grandiose. Le sentiment de culpabilité du narrateur envers son camarade constitue le point de départ du bilan dressé par ce quadragénaire sur sa propre chute dans l’alcoolisme. Ce cheminement introspectif, raconté par des fragments numérotés, est complété par une quête des événements passés sous silence ; d’une part, par son grand-­père suicidaire, survivant d’Auschwitz qui n’a jamais évoqué son expérience des camps, et, d’autre part, par son père, à qui l’on a diagnostiqué la maladie d’Alzheimer depuis deux ans. Ainsi, entre oublis volontaires et involontaires, l’identité juive s’impose au narrateur plus qu’il ne la cherche et ne la désire. Cette identité est contrainte par la Shoah, comme nous le verrons dans un premier temps, ainsi que par toute une série de rites banalisés vécus par le narrateur lors de son enfance et de son adolescence, auxquels je consacrerai mon étude.

La Shoah Le narrateur ouvre son récit par une allusion aux camps de concentration : Mon grand-­père n’aimait pas parler du passé. Ce qui n’a rien d’étonnant, du moins s’agissant de ce qui compte vraiment : le fait qu’il était juif, qu’il ait débarqué au Brésil à bord d’un de ces bateaux où les gens s’entassaient […] et ne reste plus ensuite qu’une sorte de souvenir qui va et vient et peut devenir une prison pire encore que celle par où tu es passé5. 4 5



LAUB, M., Journal de la chute, Paris : Buchet-­Chastel, 2014, p. 81. Ibidem, p. 11.

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La judéité dans Diario da queda, de Michel Laub

Tout en associant d’emblée la judéité à la Shoah, le narrateur pose une question récurrente chez les survivants : l’impossibilité à la fois de dire et d’oublier ces souvenirs douloureux. Le narrateur transite, par la suite, sur deux plans : celui de la mémoire collective et celui de la mémoire individuelle. Sur le plan collectif, il rappelle la grande quantité de livres, films, témoignages et documents visant à accomplir le « devoir de mémoire ». Le risque d’usure de ces discours collectifs se manifeste par l’hésitation du narrateur à rajouter le sien : « Moi non plus je ne tiens pas à parler de tout cela. S’il y a bien une chose dont le monde peut se passer, c’est d’entendre mes considérations sur la question »6. Évoquer la Shoah, pour lui, ne prend du sens que dans une perspective individuelle : « […] je n’envisagerais pas une seconde de répéter ces idées si elles n’étaient pas, d’une certaine façon, essentielles pour que je puisse aussi parler de mon grand-­père, et par conséquent de mon père, et par conséquent de moi »7. Les conséquences individuelles de cette catastrophe collective traversent trois générations : le suicide et le silence du grand-­père compensés par l’attachement du père à l’identité juive et finalement son propre alcoolisme que le narrateur examine en détail revenant également sur la chute de João. Transmis de père en fils, les traumatismes de cette appartenance occupent la place de l’identité. La Shoah colle à la peau du grand-­père à la manière du numéro qu’on lui avait tatoué sur le bras. Il est Juif car on l’enferma en tant que tel à Auschwitz, même s’il n’en parlait jamais et que, même dans ses cahiers, il « n’a jamais rien écrit sur le judaïsme »8. Le père comble ce silence par un mariage traditionnel avec une femme juive et l’adoption d’un discours identitaire fondé sur la persécution que le narrateur interprète de la manière suivante : Il est tentant d’affirmer que la réaction de mon père à la lecture des cahiers a influencé sa façon d’appréhender non seulement le judaïsme mais aussi tout le reste : le souvenir de mon grand-­père, le mariage avec ma mère, ses relations avec moi à la maison, et comme je ne l’ai jamais connu autrement, vu qu’il ne s’est jamais montré à moi autrement, il est évident que cette histoire a fini par m’emporter moi aussi9.

Dans l’édition en langue originale10, le narrateur emploie le mot « arrastar », « entraîner » plus fort qu’ « emporter » dans le sens où on y rajoute la notion d’un déplacement fait par la force et non simplement de façon Ibidem, p. 12. Idem. Ibidem, p. 38. Ibidem, pp. 41-42. 10 LAUB, M., Diário da queda, São Paulo : Companhia das Letras, 2011, p. 33. 8 9 6 7

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involontaire. Cela laisse transparaître le caractère inéluctable de cette identité, comme si elle subsistait malgré lui. On y reconnaît l’affirmation de Lévinas de l’irrémissibilité de l’être juif11 après le nazisme, propos repris par Benny Lévy12. L’impossibilité de se départir de cette identité transmise par la mère est présente également dans la loi rabbinique. Selon la Halakha13, la judéité est inaltérable. Il n’est pas inutile de rappeler que les lois de Nuremberg, adoptées par Hitler en 1935 visant à la « protection du sang allemand », considérait comme Juif « celui qui descend d’au moins trois grands-­parents qui sont racialement des Juifs intégraux »14, qu’il se reconnaisse ou non comme tel. Dans l’histoire familiale du narrateur, il n’est pas anodin que le grand-­ père se marie avec une non-­Juive de famille germanophile qui se convertit au judaïsme presque malgré lui : La conversion n’est pas une démarche aisée car le judaïsme ne fait guère d’efforts pour attirer de nouveaux adeptes, il faut se soumettre à tout un programme de lectures et de rencontres avec la communauté, de discussions avec un rabbin, et le jour de sa conversion la femme reçoit un prénom hébraïque après son immersion dans un bassin où l’on a recueilli de l’eau de pluie spécialement à cette fin […]15.

Ramenant la famille vers sa judaïté par le difficile processus de la conversion, c’est elle le passeur de l’identité juive et de l’histoire familiale à son fils et ainsi à son petit-­fils. Lévinas affirme : « Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition – pour beaucoup cela a été comme un vertige. Situation humaine, certes – et par là, l’âme humaine est peut-­être naturellement juive », in LÉVINAS, E., « Être Juif », in Cahiers d’études lévinassiennes, n° 1, Institut d’Études lévinassiennes, 2002, p. 99. Cité par LÉVY, B., Être Juif, étude lévinassienne, Paris  : Verdier, 2003, Col. Le Livre de Poche, pp. 36-37. 12 Dans Être Juif, étude lévinassienne, Benny Lévy, ancien secrétaire de Sartre, part de la constatation de Lévinas pour refuser toute conversion philosophique (telle que la conçoit Lévinas). Il critique de façon radicale le juif moderne et son « a-­théologie » qui croit à la « mort de Dieu » après Auschwitz en proposant un retour à la source première, la Torah. Cf. LÉVY, B., op. cit. 13 De l’hébreux « halakh », « marcher ». Il s’agit, en effet, du système de lois qui prévoit la voie que doit suivre le peuple juif. C’est la branche de la littérature rabbinique qui traite des obligations religieuses auxquelles doivent se soumettre les Juifs, aussi bien dans leurs relations avec leur prochain que dans leur rapport à Dieu. Elle englobe le commerce, l’éthique et la théologie. Cf. WIGODER, G. (dir.), Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, Cerf : Robert Laffont, 1996, p. 412. 14 « Premier décret d’application de la loi sur la citoyenneté du Reich du 14 novembre 1935 », § 5.1 [en ligne]. Consulté le 24 février 2015. URL : www.enseigner-­histoireshoah.org/getMedia.aspx?ID =299&D. 15 LAUB, M., op. cit., p. 37. 11

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Rites banalisés Fils d’un fils unique, le narrateur constitue le seul héritier de cette histoire, d’autant plus qu’il était également le seul petit-­fils du côté maternel et que son grand-­père était l’unique survivant de sa famille. Cela ne fait qu’accroître l’angoisse et, sans doute, la pression exercée par son père quant à la transmission. Ainsi, élevé dans un milieu où la judéité est omniprésente, sans pour autant être orthodoxe, le narrateur vit cette identité culturelle et religieuse jusqu’à ses treize ans sans se poser de questions. L’école juive – où ont lieu la plupart des actions de la jeunesse du narrateur – partage deux caractéristiques avec d’autres écoles privées brésiliennes : la fréquentation d’une couche très aisée de la population (« certains arrivaient en voiture avec chauffeur »)16 et les agressions subies par certains enfants. Selon le narrateur : La différence, c’est que tu passes ton enfance à parler d’antisémitisme : il y a des enseignants qui se consacrent exclusivement à cela, à expliquer les atrocités commises par les nazis, lesquelles renvoient aux atrocités commises par les Polonais, qui font écho aux atrocités commises par les Russes, et à ce décompte tu pourras ajouter les Arabes, les musulmans, les chrétiens et tous ceux que tu voudras, une spirale de haine nourrie par la jalousie qu’inspirent l’intelligence et la force de caractère des Juifs, la culture et la richesse qu’ils ont su créer en dépit de toutes ces adversités17.

L’école rejoint par-­là le discours du père, tant par son contenu – la persécution historique des Juifs – que par la place occupée par ce sujet : « […] il est possible que plus de la moitié des discussions qu’il a eues avec moi aient tourné autour de ce thème »18. À force d’être répété, ce discours finit par s’user : Enfant, je rêvais de toutes ces histoires, les swastikas ou les torches des cosaques de l’autre côté de la fenêtre, comme si le premier venu dans la rue avait été prêt à me faire revêtir un pyjama avec une étoile et à m’expédier vers les fours à bord d’un train, mais ça a changé au fil des années. […]. Quelque chose change quand tu entends ton père se lancer dans le même récit une fois, deux fois, cinq cents fois, quand soudain tu n’arrives plus à le suivre, à te sentir aussi affecté par ces choses-­là […]19.

À l’adolescence, lorsque les récits sur les atrocités contre les Juifs n’ont plus aucun effet sur le narrateur, il en vient à considérer les non-­Juifs de son école comme des « privilégiés ». Ils sont dispensés des cours de 18 19 16 17

Ibidem, p. 15. Idem. Ibidem, p. 45. Ibidem, pp. 45-46.

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langue et de culture hébraïque ainsi que « d’apprendre les chansons traditionnelles, et de faire les prières, de danser et de prendre part au shabbat, de se rendre à la synagogue et au foyer de personnes âgées, de décorer le berceau de Moïse au son de l’hymne d’Israël […] »20. Pleine d’humour, cette accumulation de verbes à l’infinitif employés pour décrire les obligations des élèves juifs, mais qui renvoient, paradoxalement, à des actions plutôt ludiques (« danser, décorer »), contribue à accentuer la lassitude du narrateur envers la pratique des traditions. À cette même période, le narrateur prépare la bar-­mitsvah, c’est-­àdire le rite de passage qui marque l’entrée du garçon de treize ans dans la communauté, affirmant ainsi publiquement son changement de statut21. Il devient ainsi « fils du commandement », selon la traduction littérale des mots en hébreux. Une fois que le narrateur s’est désintéressé du discours du père et de l’école, il va de soi que cet apprentissage est également perçu comme rébarbatif : Dans les mois qui ont précédé mon treizième anniversaire j’ai suivi des cours pour préparer ma bar-­mitsva. Deux fois par semaine j’allais chez un rabbin. Nous étions six ou sept élèves, et chacun rapportait chez soi une cassette avec un enregistrement de passages de la Torah chantés par lui. Pour le cours suivant, il fallait qu’on sache tout par cœur, et aujourd’hui encore je suis capable d’entonner ce mantra long de quinze ou vingt minutes dont je ne comprends pas un traître mot22.

Le narrateur apprend la parachah (section hebdomadaire du Pentateuque) et l’haphtara (section des Prophètes) par cœur, sans la comprendre et probablement sans vouloir la comprendre. Malgré tout, on déduit que ce passage chanté ne lui est pas complètement dépourvu de sens sacré, puisque, ce que le narrateur qualifie de « mantra », avec une certaine dose d’ironie certes, peut être encore récité trente ans après ; ceci n’est pas anodin. Le rituel religieux vécu par le narrateur semble comporter les trois éléments rituels qui signent, concrètement, selon Gilbert23, le passage de l’enfance à la majorité religieuse, la bar-­mitsvah : le port de phylactères, le port du châle de prières et la participation active à la lec Ibidem, p. 23. Selon la définition de Van Gennep, un rite de passage est, d’un point de vue anthropologique, un ensemble cérémoniel qui entoure un changement d’état (biologique, social ou professionnel). Cf. VAN GUENNEP, A., Les Rites de passage : étude systématique des rites, Paris : Picard, 1981. 22 LAUB, M., op. cit., pp. 12-13. 23 GILBERT, M., «  L’adolescent juif face à la loi transcendante  : enjeux anthropologiques et psychanalytiques du rite de la bar-­mitsvah », in Adolescence, 2010/3 n° 73, pp. 602-603. 20 21

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ture publique de la Torah. Malgré la présence des éléments essentiels du rite, celui-­ci ne semble revêtir aucun caractère sacré. Le narrateur laisse apercevoir le caractère itératif et consensuel de la bar-­mitsvah dans son milieu : Pratiquement tous mes camarades de classe faisaient leur bar-­mitsva. La cérémonie avait lieu le samedi matin. Le garçon revêtait le talit et était appelé à venir prier aux côtés des adultes. Ensuite, il y avait un déjeuner ou un dîner, généralement dans un hôtel de luxe, et parmi les choses que mes camarades aimaient bien faire alors, il y en avait une qui consistait à enduire de cirage les poignées de portes des chambres24.

L’usage de l’imparfait et des adverbes « pratiquement » et « généralement » marquent la répétition. Décrit en très peu de mots, le rituel est relégué au même statut que le repas de fête, et l’un et l’autre s’effacent en faveur des mauvaises plaisanteries de ses camarades. Ces dernières avaient déjà été mentionnées concernant le rabbin (la « blague » consistait à lui proposer du thé en y mettant du sucre à la place de l’édulcorant alors qu’il était diabétique) et la chute de João en constitue le summum. Comme la description du narrateur ne manque pas de le révéler, les gestes rituels accomplis restent des répétitions à la façon d’une mise en scène et, par-­là, ils se banalisent. En outre, le rite de passage perd son rôle initiatique, de « transmission d’une expérience et d’une connaissance nouvelle, permettant l’accès au mystère et au sacré »25, car sans l’adhésion du protagoniste cette transmission est rompue.

Entre quête individuelle et transmission Si la cérémonie religieuse contribue plutôt à faire ressortir l’immaturité du narrateur et de ses camarades de classe, c’est dans cette période qu’aura lieu la transformation du jeune protagoniste. En effet, l’ensemble d’événements qui suivent la bar-­mitsvah – de la chute de João, en passant par l’altercation physique avec son père, la lecture des cahiers du grand-­père et les insultes antisémites proférées contre le narrateur dans sa nouvelle école qui le font passer du statut de bourreau à victime – marquent le passage du narrateur à l’âge adulte et sa chute dans l’alcoolisme. L’initiation strictement religieuse du protagoniste est ratée, étant donné qu’il ne prend pas une place active dans les rites et, de surcroît, car il finit par quitter l’école juive et par s’éloigner de ses amis après la chute de João. Cette démarche va à l’encontre de l’idée de judaïsme comme « un collectif humain soumis

LAUB, M., op. cit., p. 14. WOLF, H., « Bar-­mitsvah, rite initiatique et formation de la personnalité judaïque », in Cahiers du CEP, n° 7, p. 179.

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à une Loi révélée »26, c’est-­à-dire d’une religion dont les rites sont toujours pratiqués de façon collective. Cependant, les prises de distance religieuse et communautaire permettent au narrateur d’accéder à une initiation identitaire. La lecture des cahiers du grand-­père lui révèle l’impact de l’Histoire sur l’individu et sur sa propre histoire familiale. Les seize cahiers sans aucun mot faisant la moindre allusion à Auschwitz lui donnent accès à l’impossibilité de dire ce que son grand-­père avait enduré, avant la désacralisation de la parole. Le père du narrateur, quant à lui, à l’âge de quatorze ans, fait face non seulement à la mort brutale de son père, mais il doit devenir adulte sur-­lechamp : diriger les affaires, s’occuper de sa mère, étudier. Diário da queda met en miroir ces différents moments de passage, sans oublier celui du grand-­père, qui, dans cette même tranche d’âge, subissait l’antisémitisme en Allemagne. Ainsi, l’initiation identitaire du narrateur consiste-­t-elle en un processus solitaire. Comme, systématiquement, dans la littérature de Michel Laub, cette quête du narrateur a lieu au fond de soi. Peut-­il, malgré son introspection, se lier à ce peuple, uni par une Alliance et dont les rites sont, par définition, communautaires ? Si nous considérons, avec Lévinas, la judéité comme irrémissible, le narrateur se lie aux siens par la tradition écrite. Le judaïsme confère aux textes sacrés une position centrale et structurante. La lecture, l’interprétation et l’écriture publiques rendent possible l’actualisation de cette identité tout au long des différentes étapes de l’Histoire ainsi que la transmission du judaïsme. Le héros de Diário da queda, ainsi que ses aïeux sont des maillons dans cette chaîne, chacun laissant à ses descendants un texte, à la hauteur de ses possibilités, à la fois pour combler ses failles et pour laisser une trace de son existence. Le grand-­père crée un monde étrangement parfait qui révèle en creux son passage par les camps ; le père rédige ses souvenirs pour lutter contre l’Alzheimer, faisant ainsi une place au passé dans le futur. Quant au journal que nous sommes en train de lire, il reflète, par sa structure en abyme, cette identité millénaire dans laquelle lecture, écriture et exégèse sont à la base de la transmission.

Références bibliographiques COSER, R., « Na quinta incursão em romance, Michel Laub volta o olhar para o judaísmo », in O Estado de São Paulo, le 15 mars 2011 [en ligne]. EHRENFREUND, J., « Allocution d’ouverture au colloque Autour d’une souveraineté juive », Université de Lausanne, 25-26 novembre 2008, cité par GILBERT, M., « L’adolescent juif face à la loi transcendante : enjeux anthropologiques et psychanalytiques du rite de la bar-­mitsvah », in Adolescence, 2010/3, n° 73, p. 599.

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Consulté le 24 février 2015. URL : http://blogs.estadao.com.br/a-­biblioteca-de-­ raquel/2011/03/15/ao-­encontro-da-­identidade/. GILBERT, M., «  L’adolescent juif face à la loi transcendante  : enjeux anthropologiques et psychanalytiques du rite de la bar-­mitsvah », in Adolescence, 2010/3 n° 73, pp. 597-616. LAUB, M., Diário da queda, São Paulo : Companhia das Letras, 2011. LAUB, M., Journal de la chute (traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec), Paris : Buchet-­Chastel, 2014. LÉVY, B., Être Juif, étude lévinassienne, Paris : Verdier, 2003, Col. Le Livre de Poche. NAHON, G., « ASHKÉNAZE », in Encyclopædia Universalis [en ligne]. Consulté le 24 février 2015. URL  : http://www.universalis-­edu.com/encyclopedie/ ashkenaze/. « Premier décret d’application de la loi sur la citoyenneté du Reich du 14 novembre 1935 », § 5.1 [en ligne]. Consulté le 24 février 2015. URL : www.enseigner-­ histoire-shoah.org/getMedia.aspx?ID=299&D… VAN GUENNEP, A., Les Rites de passage : étude systématique des rites, Paris : Picard, 1981. WIGODER, G. (dir.), Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris  : Cerf/ Robert Laffont, 1996. WOLF, H., « Bar-­ mitsvah, rite initiatique et formation de la personnalité judaïque », in Cahiers du CEP, n° 7, pp. 179-186.

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Luanda Beira Bahia Esprit du lieu, mémoire, fiction Reheniglei Rehem* Université d’État de Santa Cruz-­Bahia

Introduction Que peut-­il nous suggérer ce thème ? Et la présente étude sur le roman Luanda Beira Bahia, d’Adonias Filho, publié il y a plus de quarante ans, nous permettra-­t-elle d’approcher cette idée ? Pour répondre à cette question, il sera sans doute nécessaire d’évoquer les passages décrivant les relations humaines et culturelles ; de parler des choses qui, n’étant pas palpables, n’étant pas visibles, présentent les lieux et les personnes tels qu’ils sont. Dire aussi comment Adonias Filho décrit les paysages, terrestres et maritimes, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique méridionale, en nous montrant l’image physique de continents et de villes que nous gardons dans notre mémoire sensorielle, cette image qui nous apporte l’odeur de la mer parfois très lointaine, au petit matin, avec l’humidité des embruns qui nous collent à la peau et la chaleur qui se réverbère dans les ports et sur les façades des maisons à la tombée de la nuit, en été, à Ilhéus, par exemple. Seraient-­elles, ces sensations spatiales, plus imaginaires que concrètes ? Peut-­être, mais elles ne sont pas moins caractéristiques d’une ville ou de tout autre lieu lointain que chacun de nous porte en soi, comme une mémoire ou bien comme une fiction. Composé de deux chapitres, dont le premier contient six épisodes et le second un (l’épilogue), le roman Luanda Beira Bahia1 nous fait découvrir les liens communs existant entre le Portugal, le Brésil, l’Angola et le Mozambique, résultant du processus historique marqué par la colonisation portugaise, présents à travers la langue et la culture, mais également la * 1





Traduction de Dominique Stoenesco. FILHO, A., Luanda Beira Bahia (3e éd.), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1977. Dorénavant nous utiliserons les initiales LBB pour nous référer à cette œuvre.

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géographie, si nous comparons, par exemple, les topographies des villes de Salvador (capitale de l’État de Bahia, au Brésil) et Luanda (capitale de l’Angola, en Afrique). Le récit met en scène un héros né au Brésil, dans la baie de Pontal (quartier de la ville d’Ilhéus, dans le sud de l’État de Bahia), fruit de l’union de Morena (mulâtre) et de João Joanes (descendant de Portugais). Lorsque l’enfant Caúla fêta ses deux ans, son père disparut en s’aventurant dans d’autres mers, comme les premiers navigateurs portugais du XVIe siècle. Caúla grandit en assistant à toutes les souffrances de sa mère et en espérant le retour de son père. Mais, avec la mort de sa mère, plus rien ne le retenait à sa terre natale. Désormais, il pouvait suivre le même destin que son père en réalisant un long voyage maritime vers l’Afrique. Alors, à partir de ce moment, chaque épisode est constitué de passages descriptifs et de dialogues entre des personnages qui surgissent et qui sont différents d’un endroit à l’autre, et où, à des moments propices, ont lieu des conversations entre le protagoniste-­voyageur, Caúla, et ses interlocuteurs des différentes escales, de tous lieux, villes et ports. Une fois résumée l’histoire de LBB, nous pouvons voir comment les épisodes peuvent nous servir comme éléments-­clés pour des discussions littéraires sur ce qui est raconté et sur ce que l’on apprend à travers des récits chargés d’imagination. Ce livre décrit les villes en les classant dans différentes catégories : les villes d’Ilhéus et de Salvador de Bahia (Brésil), la ville de Luanda (Angola) et celle de Beira (Mozambique). Ce sont des lieux réels, mais aussi imaginaires, des lieux de différents pays, avec des noms toujours féminins : Luanda, Beira et Bahia. En effet, Adonias Filho parvient à réaliser des descriptions de villes réelles qui nous obligent toujours à penser et à imaginer nos rapports avec tout ce qui nous entoure. Des villes qui se font écho, qui se ressemblent topographiquement et qui ont des origines et une histoire identiques, avec des communautés humaines constituées d’une race commune, la noire, afro-­ descendante. Chacune de ces villes nous suggère une idée, une image, à travers lesquelles Adonias Filho parvient à montrer clairement que, bien qu’éloignées les unes des autres, ces villes coexistent à travers l’histoire, la mémoire et, surtout, à travers l’imagination de chacun de ses personnages. Dans les descriptions présentées en première partie, nous avons la cartographie de microcosmes et de macrocosmes, de villes, de lieux et de continents : Des nuages bas et épais cachaient Ilhéus, face à la mer immense et libre. Derrière, très loin derrière, la barre et le phare sur la colline de Pontal s’éloignaient avec les mouettes […]. La ligne qui se formait à partir des lointaines montagnes et de leurs sommets pointant vers le ciel ne s’arrêtait qu’à Salvador […]. Et cet océan infini, comblé de soleil, paraissait encore plus

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beau aux yeux de Caúla. Maître Vitorino, indiquant la distance avec sa main, dit : – C’est là-­bas l’Afrique2.

En nous appuyant sur cette citation et sur l’étymologie du mot « utopie », qui vient du grec topos (lieu), ce terme peut être compris comme la contraction de ou et de topos, lequel peut aussi signifier « nulle part ». Par ailleurs, nous pourrions également observer que la contraction du mot eu avec topos nous permet d’obtenir le concept de « lieu heureux », soit le sens plein du terme « utopie ». Face à ce paradoxe, nous pourrions dire, par anticipation, que dans le présent roman, un lieu heureux équivaut à tout lieu, Ilhéus, Luanda, Brésil, Afrique, ou encore à un lieu quelque part. Dans LBB, Adonias Filho donne préférence aux paysages concrets des villes qui ne dissimulent pas qu’elles sont faites de papier et d’encre. C’est la cartographie, la carte en tant que métaphore de la connaissance – les ruines circulaires et la bibliothèque de Babel de Borges, les villes de Cortázar, de Umberto Eco ou d’Italo Calvino, par exemple. Et il réunit dans ce roman des paysages immatériels du Brésil et d’Afrique qui reposent quelque part au fond des livres, avec leurs utopies et leurs cauchemars, comme s’il inventait des règles spécifiques à son livre : un peu d’enfer, beaucoup de paradis, et beaucoup de voyages. Alors, évidemment, « celui qui voyage a beaucoup à raconter ». Dans ce sens, Walter Benjamin, dans son fameux texte sur la disparition de l’art du récit, renvoie à ce dicton populaire afin de, précisément, présenter le modèle archétypal du narrateur qui voyage3. En réalité, le narrateur, pour Walter Benjamin, est celui qui a une expérience à transmettre : soit l’image sédentaire du paysan qui est né et qui a toujours vécu dans son village et, mieux que quiconque, connaît les histoires et les traditions de sa culture ; soit le marin commerçant, connaisseur d’autres lieux. Cependant, c’est le retour du voyageur chez lui, ou bien son départ vers d’autres lieux qui permettent la transmission des expériences vécues. Ce lien entre l’archétype du narrateur-­ voyageur, tel que Marco Polo, Ulysse ou tant d’autres exemples de l’Histoire et de la Littérature, et les autres voyageurs qui font le récit de leurs voyages, comme Caúla, mérite une réflexion et devient d’une plus grande complexité si nous le plaçons dans le contexte narration-­histoire-personnage. Ainsi, dans une relation de méta-­récit, le dialogue entre le narrateur et son auditeur, en l’occurrence, entre Caúla et le personnage-­auditeur, construit la narration à travers un système de combinaisons où intervient l’imaginaire. Le récit de voyage et d’aventures n’est plus un simple processus de transmission d’expériences, mais il est aussi la construction de celles-­ci à travers l’interaction entre le narrateur et le lecteur. Le voyage 2 3



Ibidem, p. 33. Les italiques sont de nous. Traduction de Dominique Stoenesco. BENJAMIN, W., Magia e técnica, arte e política : textos escolhidos (Trad. Sérgio Paulo Rouanet), São Paulo : Brasiliense, 1994.

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se confond alors avec le discours lui-­même. Le voyage-­discours de Caúla le situe par rapport à lui-­même et par rapport à l’autre, son paradigme. Dans le livre Luanda Beira Bahia, la relation entre ce qui est raconté, d’une part, et le réel et la fiction, d’autre part, n’est pas dichotomique, mais présentée dans sa complexité. Ainsi, dans le cadre du projet d’écriture d’Adonias Filho, voyager dans le passé et explorer la tradition, la préservant de l’oubli, signifie ressusciter l’ « esprit du lieu ». Ce mode de narration équivaut à voyager à travers le territoire de la Littérature, par des sentiers battus, où toutes les histoires ont déjà été racontées jusqu’aux limites de la saturation, et que l’on ne peut que recenser et revisiter. Par conséquent, ces itinéraires s’inscrivent dans une perspective qui légitime et qui fait de leur écriture un voyage littéraire : des itinéraires qui se transforment au moment où nous les parcourons, au moment où nous décidons des activités de connexion d’une ville écrite vers une autre ville racontée, où presque tout se déroule dans le réel, mais dans des espaces fictifs et des apparences illusoires. C’est à ce moment que la mémoire intervient ; car, bien qu’il ne s’agisse pas d’un texte mémorialiste, le récit de Caúla se construit à partir de réminiscences. Comme dans ce passage, où il évoque le jindiba, cet arbre centenaire que l’on retrouve au début, au milieu et à la fin de la narration : D’un âge impossible à savoir, peut-­être cent ou deux cents ans, il a probablement connu la plage encore sauvage, le Pontal avec ses trois paillottes et Ilhéus sans son port. Des canots, des rames dans les mains des esclaves et des Indiens, la mer calme comme un lac. Les lampions de l’autre côté, le phare n’existait pas encore, les forêts recouvraient encore les collines. Les cloches qui appelaient pour la prière des curés, juste avant la tombée de la nuit. Qui a apporté cet arbre, une simple bouture dans un bambou, et l’a planté si près de la plage, on ne le saura jamais4.

Et le jindiba fait partie du temps narratif, sa présence fonctionne comme le fil conducteur qui s’insinue dans les réminiscences du discours. Sur le plan narratif, le jindiba oriente le jeu combinatoire entre le temps et l’espace créé par l’imaginaire de l’auteur et les mémoires du protagoniste Caúla. L’option d’Adonias Filho pour un modèle narratif traditionnel, avec un début, un milieu et une fin, mais inachevé, ouvert, présente une relation intrinsèque avec ce jeu de combinaisons. Les villes décrites dans ce roman – leur ordonnancement en même temps différent et semblable entre elles, ainsi que la manière dont elles sont présentées dans la narration – soulignent la combinaison d’éléments comme méthode de construction par le biais d’un fil discursif qui oriente le récit comme un ensemble de références qui se croisent et qui nous indiquent que les aventures de voyage de Caúla et son histoire d’amour avec Iuta renvoient en même temps à l’aventure du langage narratif. 4



FILHO, A., op. cit., p. 8. Traduction de D. Stoenesco.

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Luanda Beira Bahia

Par conséquent, Caúla est le narrateur-­voyageur muni de ses bagages et ayant un lieu de destination prévu. Il intervient dans une narration non seulement linéaire, mais aussi circulaire, car il accomplit un itinéraire jalonné de souvenirs de son enfance à Ilhéus – au village de pêcheurs de Pontal – ou de récits de ses voyages. Lors de ses périples, les faits apparaissent et disparaissent de manière épisodique, fragmentaire, composant une mosaïque dont les éléments sont unis par un lien fragile qui ne parvient pas à constituer une unité sous la forme d’un itinéraire, bien que, en apparence, c’est ce qu’il semble réaliser. De concert, vie et voyage nous font découvrir un univers où aucun mot ne fige définitivement le moment final ; aucun voyage ne fait du narrateur le voyageur qui a beaucoup de choses à voir, mais pas tout à raconter. À ce propos, nous pouvons affirmer que son voyage se réalise avec des cartes imaginaires mais dont les lieux sont réels : Ilhéus, Salvador, Luanda et Beira. Il devient un acteur qui joue des rôles éphémères, subordonnés aux exigences d’une situation donnée. Son identité, jamais dissimulée, lui permet d’établir une relation avec l’espace ou avec l’autre, cependant le contact est bref, nécessaire, et n’entraîne pas l’établissement de liens durables. Ce personnage, qui a un nom et un passé, croit à l’existence probable d’une identité qui se rattache au lieu, car pour lui les espaces se présentent comme des signes et des repères passagers. Ce personnage qui voyage, étant donné son besoin de se déplacer constamment, n’a pas d’expériences à noter, ni de descriptions ou d’observations à faire, car son voyage est, en lui-­même, ce déplacement qui le libère, temporairement, de son identité / sa non-­identité qui est en même temps la sienne et celle des espaces qu’il traverse. Le résultat est un livre extraordinaire. Dans aucun autre de ses ouvrages, Adonias Filho a porté si loin les valeurs qu’il considérait comme fondamentales pour la survie de la Littérature. Le lecteur constatera certainement qu’il est impossible de ne pas se perdre dans ces villes, comme il est également impossible ne pas s’égarer dans cette multitude de mots. Des villes qui échappent à la volonté humaine, au regard investigateur et rationnel de l’homme, et qui offrent constamment des surprises de toutes sortes. Leurs rues et leurs ruelles ne peuvent jamais être fixées sur le papier. La meilleure solution est de les parcourir non pas physiquement, mais par la pensée, car cette traversée n’est pas physique mais intérieure. La ville cesse d’être un concept géographique, pour devenir le symbole complexe et infini de l’existence humaine, et ce roman devient une référence à la « multiplicité » des possibles, produisant ainsi des convergences entre les processus narratifs de cette œuvre et le texte en mouvement. Toutes ces villes sont décrites sous la forme de narrations, sur un ton poétique, avec des aspects qui nous rappellent des villes que nous connaissons déjà, ou bien qui nous interpellent et qui nous obligent à nous demander si ces lieux que nous ne connaissons pas ressemblent vraiment à leurs 137

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descriptions. Ainsi, nous abandonnons ici le concept d’immutabilité, de même que les connaissances acquises du monde et nous ouvrons une porte, nous créons une entrée dans le domaine de la « déterritorialisation », en découvrant des villes avec des parcours différents, mais qui néanmoins coexistent, avec des moments de plénitude, mais aussi de conflits.

Conclusions Dès lors, imaginer la ville et aller au-­delà de son concept géographique a été le grand projet d’Adonias Filho à travers son œuvre : la transformer en un élément fédérateur des expériences et des sentiments humains, et en une source de réflexion inépuisable en constante transformation. Permettre une création personnelle et collective, au moyen d’éléments qui sont en même temps descriptifs et imaginaires, faisant ou non partie du monde réel, et qui se réfèrent au monde des rêves et du faire-­semblant, des lieux où tout est possible. Une invitation à sentir et à comprendre sans hâte, à analyser chaque détail comme si c’était un chef-­d’œuvre. Un espace qui puisse permettre le dialogue non seulement dans le domaine du langage, mais aussi du regard, de la création, de la réalisation, du partage et de la compréhension. Le passage vers une nouvelle forme d’interaction, où les échanges se produisent librement et indépendamment des grands flux, renversant les barrières spatio-­temporelles. « Et, toutes voiles dehors, ils allaient faire de nouveau le voyage à Luanda Beira et Bahia »5. Ilhéus, Salvador, Luanda (et Beira) s’unissent en une géographie indolore, dans le sang, la tragédie et les ruines. L’imagination créatrice de villes chez Adonias Filho – qui nous semble constituer la force organisatrice de son processus de création – n’est jamais dépourvue de méthode car lorsqu’il les décrit il réinvente des paysages, des coutumes ou bien des topographies. Ainsi, nous assistons, dans ce récit, à la fusion du processus de création et du processus discursif, ainsi qu’à l’idée sous-­jacente du passé réalisée dans un futur tragique, pluriel et circulaire.

Références bibliographiques BENJAMIN, W., Magia e técnica, arte e política : textos escolhidos (Trad. Sérgio Paulo Rouanet), São Paulo : Brasiliense, 1994. BRITO, M.  S., «  Brasil e África em romance  », in FILHO, A., Luanda Beira Bahia (3e éd.), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1977. FILHO, A., Luanda Beira Bahia (3e éd.), Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 1977. PLATÃO, A República (Trad. Leonel Vallandro), Rio de Janeiro : Ediouro, 1996. POLO, M., As viagens de Marco Polo (Trad. Ana Osório de Castro), Lisboa : Assírio & Alvim, 2006. 5



Ibidem, p. 139.

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Portraits de la nation dans Récit d’un certain Orient et Deux frères de Milton Hatoum Sandra Assunção Université Paris Ouest Nanterre – La Défense

Apparue dans la première moitié du XIXe siècle, la notion d’État-­nation voit le jour au Brésil à partir du Romantisme, terrain de discussion des symboles représentatifs d’une identité nationale. Si l’Indien acquiert le statut de héros national après l’indépendance du pays en 1822, le Noir ne deviendra un acteur social visible que dans les années 1930, moment d’une valorisation du métissage ethnique et culturel. Renouvelée par l’arrivée massive d’immigrés de différentes origines à la fin du XIXe et première moitié du XXe siècle, cette quête identitaire – au service d’une élite et de son objectif de garder l’unité du pays1 – est placée au centre du discours littéraire qui, fondateur d’une nation inventée, incorpore sa diversité ethnique par le biais de personnages-­icônes. L’Indien, le Noir, l’immigré sortent de leur anonymat et deviennent des personnages à part entière, dans une représentation qui va de la caricature à l’idéalisation. Parmi eux, nous retrouvons le Brésilien d’origine syro-­libanaise. L’immigré syro-­libanais apparaît, véritablement, comme un personnage de fiction dans l’œuvre de l’écrivain Jorge Amado2. Partie intégrante d’un éventail de personnages types de l’œuvre amadienne, le personnage d’origine syro-­libanaise est dépeint par des clichés les plus divers et est emblématique d’un projet d’assimilation estadonovista, pour lequel l’adoption d’une culture nationale métisse est la condition sine qua non 1



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Voir ZARUR, G. de Cerqueira Leite, « O ethos da elite : ensaio sobre a unidade nacional brasileira », in Região e nação na América Latina, Brasília : UNB, 2000. pp. 45-61. Cecílio J. Carneiro, dans son roman A fogueira (1942), est le seul écrivain, à notre connaissance, qui a représenté l’immigré d’origine syro-­libanaise avant Jorge Amado. De plus, Emil Farhat remporte le prix Jabuti pour son livre autobiographique Dinheiro na estrada : uma saga de imigrantes, en 1988, un an avant la publication du premier roman de Milton Hatoum.

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pour l’intégration de l’immigré à la nation. Ainsi, dans Gabriela, girofle et cannelle3 (1958), le personnage Nacib – appelé fréquemment par ses amis « l’Arabe » ou « le Turc » – est décrit par des stéréotypes dont l’étranger, récemment arrivé au Brésil, est la cible. Néanmoins, ses origines syriennes n’intéressent que dans la mesure où elles potentialisent son appartenance à la nation brésilienne. Ainsi, ce « bon Brésilien né en Syrie », comme tous les étrangers venus s’installer à Bahia, n’est qu’une fusion entre l’homme et les coutumes locales, car « ils se sentaient fils du pays au même titre que les descendants des vieilles familles »4. Trois décennies après la parution de Gabriela, girofle et cannelle, l’immigré libanais est à nouveau au centre d’une représentation identitaire réalisée, cette fois-­ci, par l’écrivain issu lui-­même du processus migratoire. Dans cette nouvelle optique, l’immigré est perçu par sa spécificité culturelle et à travers le processus de négociation continue avec la terre d’accueil. Milton Hatoum5 fait partie des nouvelles voix littéraires qui ont représenté le mouvement d’immigration au Brésil et a peint, dans ses deux premiers romans, Récit d’un certain Orient6 (1989) et Deux frères7 (2000), le portrait de deux familles libanaises immigrées à Manaus. L’intervalle qui sépare la publication de ces deux récits est visible dans la construction identitaire de leurs personnages qui deviennent, d’un roman à l’autre, plus « brésiliens » et moins utopiques. Inscrits dans une perspective interculturelle nouvelle, ces romans reflètent néanmoins l’organisation sociale hiérarchique de la société brésilienne selon un modèle conservateur ancien. Malgré le caractère novateur de cette auto-­représentation de l’immigré et de son univers culturel, ces deux romans peuvent être lus comme un nouveau récit (fondateur) de la nation. La quête identitaire du narrateur-­témoin, commune aux deux romans, s’inscrit, de manière incontournable, dans la saga des immigrés libanais à Manaus et leur processus d’adaptation à la terre d’accueil. Dans Récit d’un certain Orient, la matriarche Emilie et son mari, immigrés dans les années 1910 et 1920, sont propriétaires d’un magasin (« La Parisienne ») à Manaus où ils vivent avec leurs quatre enfants nés au Brésil (Hakim, Samara Délia et les « innommables »). Par le point de vue de différents AMADO, J., Gabriela, girofle et cannelle, Paris : Stock, 1997. Ibidem, p. 47. Pour toute citation de la traduction de l’œuvre de Milton Hatoum en langue française, nous indiquerons, en note, la page correspondante à l’original en langue portugaise. 6 HATOUM, M., Récit d’un certain Orient (traduit du portugais (Brésil) par Claude Fages et Gabriel Iaculli), Paris  : Seuil, 1993  ; HATOUM, M., Relato de um certo Oriente, São Paulo : Companhia das Letras, 1989. 7 HATOUM, M., Deux frères (traduit du portugais (Brésil) par Cécile Tricoire), Paris : Seuil, 2003 ; HATOUM, M., Dois irmãos, São Paulo : Companhia das Letras, 2000. 5

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Portraits de la nation dans Récit d’un certain Orient et Deux frères

personnages, nous observons les conflits à l’intérieur du clan familial, ainsi que la relation entretenue entre celui-­ci et les habitants hors communauté libanaise (immigrés ou habitants locaux). Parmi eux, leur domestique indienne Anastácia Socorro est le meilleur exemple de l’existence d’une relation hiérarchique entre les différents habitants de la ville. Au-­delà du paysage amazonien comme toile de fond, le récit est avant tout une mise en œuvre des procédés littéraires complexes de représentation de la mémoire et de ses failles. Ce même scénario réapparaît dans son deuxième roman, Deux frères. Zana et son père Galib migrent du Liban au début du XXe siècle à Manaus où ils tiennent un restaurant. Mariée avec Halim, elle aura trois enfants, Rânia et les jumeaux Yakub et Omar. Propriétaires d’un magasin, la famille libanaise cohabite avec une population locale et ce de manière intime, car leur servante Domingas habite avec son fils Naël, le narrateur de l’histoire, dans les dépendances de la maison. En quête de l’identité paternelle, Naël nous dévoile, au long du récit, les relations complexes entre parents et enfants, et leurs employés, mêlant haine, amour, violence et inceste.

L’hybride comme idéal identitaire (un nouveau visage pour la nation) Milton Hatoum avoue, au cours d’interviews, avoir exprimé dans ses romans cette capacité que le Brésilien a d’intégrer d’autres cultures sans les stigmatiser8. Selon lui, son univers et ses personnages n’ont rien d’exotique ni de régional et son principal objectif était de rendre plus visibles leurs origines. Inspiré par l’histoire de ses parents9, à savoir, la rencontre non conflictuelle entre une chrétienne et un musulman, l’auteur souligne que son œuvre est la mise en scène de rencontres culturelles « sans frontières rigides », au bénéfice de la création d’une identité nouvelle, hétérogène et non communautariste, à l’exemple du Brésilien lui-­même. La reconstruction de l’îlot libanais au cœur de l’Amazonie, au-­delà d’un travail remarquable sur la mémoire et les limites de sa représentation, nous parle d’un idéal d’intégration de l’immigré libanais au sein de la société dite multiraciale. La nation métisse de Gilberto Freyre et Jorge Amado devient une nation hybride et l’immigré libanais un Brésilien capable de préserver ses particularités culturelles, ajoutées au melting-­pot national. 8



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HATOUM, M., « O arquiteto da memória », interview de Milton Hatoum à Soraia Vilela, 11/10/2004. Disponible sur  : , consulté le 12/01/2015. HATOUM, M., « A pátria sem fronteiras », in Jornal da Unicamp, interview réalisée par Álvaro Kassar, Campinas, juin 2001 – ANO XV – n° 163. Disponible sur : , consulté le 02/05/2012.

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L’idéal de l’hybride, dans son premier roman, est représenté par la rupture des frontières entre le Liban et l’Amazonie, et la création d’un univers hétéroclite libano-­amazonien ou d’une identité « en trait d’union »10. Ce sont des transferts culturels capables de déplacer des paysages et des objets d’un Orient à l’autre, l’espace décrit n’étant que la preuve d’une rencontre. Selon l’auteur, les deux univers éveillent un exotisme endormi dans l’imaginaire du lecteur, l’Amazonie et l’Orient, mis en évidence par une certaine couleur locale. Des mots, des aliments et des rituels caractéristiques du pays d’origine cohabitent avec des termes et des produits locaux : tantôt pour décrire le quotidien de la famille libanaise, tantôt pour décrire ce qui est spécifique de la culture amazonienne. Les mots, selon l’écrivain, sont avant tout une porte d’accès à la mémoire mais, aussi, à une certaine identité11. D’ailleurs, la cohabitation linguistique et culturelle entre les deux segments sociaux est visible par l’intermédiaire d’un lexique hybride qui nous dépeint un mélange quotidien – entre l’Amazonie et le Liban, le tupi et l’arabe – à la fois présent et absent. Proximité qui feint une certaine harmonie, mais qui à la fin nous permet de comprendre que les mots et les objets ne disent rien sur l’acceptation de l’autre, car les deux univers existent de manière parallèle. À cet égard, la table est un exemple intéressant, comme nous pouvons le constater dans Récit d’un certain Orient. Malgré la présence de mets des deux cultures dans le quotidien de la famille libanaise (« […] des mets raffinés, mélange de plats orientaux et amazoniens »)12, ils ne sont partagés qu’avec leurs compatriotes et d’autres étrangers. Jamais aucun habitant local n’est invité à leurs fêtes ; d’ailleurs les employées caboclas n’ont le droit ni de goûter aux mets libanais ni de s’asseoir à table avec leurs patrons. De la même manière, l’usage récurrent de termes en tupi dans l’œuvre est toujours lié à des aliments ou à des toponymes et ne dit rien sur cet autre avec lequel l’immigré libanais cohabite. Dans Récit d’un certain Orient, le fils aîné Hakim, l’un des narrateurs de cette fausse polyphonie narrative est le personnage qui incarne le mieux l’idée de l’hybride dans l’œuvre. Situé entre deux cultures, la libanaise et la brésilienne-­amazonienne, entre deux langues, le portugais – enrichi par un lexique en tupi – et l’arabe, ce personnage ne nie aucun de ces héritages. Depuis son enfance, il est d’ailleurs curieux de connaître l’origine de ses parents. Ce désir s’intensifie lorsque, pour la première fois, il voit LESSER, J., « O hífen oculto », in A negociação da identidade nacional : imigrantes, minorias e a luta pela etnicidade no Brasil, São Paulo  : editora da UNESP, 2000, pp. 17-35. 11 HATOUM, M., « Amazonas – Capital Manaus », in NUNES, B., Crônica de duas cidades, Belém : Secult, 2006, p. 52. 12 HATOUM, M., op. cit., 1993, p. 121 ; HATOUM, M., op. cit., 1989, p. 99. 10

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sa mère griffonner trois lignes en arabe, adressées à son père le dernier jour du jeûne du ramadan (« […] mouvant lentement sa main dans le sens de la course du soleil, semant sur le papier quadrillé des caractères dansants, aussi énigmatiques que les hiéroglyphes »)13. Après ce premier contact bouleversant, la langue des adultes et du secret familial, la langue étrangère, deviendra celle d’une initiation aux secrets de ses origines et d’une double appartenance (« J’ai vécu très tôt avec la langue de l’école et des rues de la ville, et avec celle de la Parisienne. Et j’avais parfois l’impression de vivre deux vies différentes »)14. Grâce à l’enseignement quotidien et dévoué de sa mère, au long de nombreuses années, Hakim – seul parmi ses frères et sœurs à recevoir ce legs culturel – va vite maîtriser la langue écrite et parlée, pouvant ainsi lire la correspondance d’Emilie, à son insu, et en découvrir plus sur son passé. À travers l’apprentissage de la langue arabe, Hakim pourra naviguer entre deux univers, initié à la culture qu’il a côtoyée depuis sa naissance et qui devient, enfin, aussi la sienne. Par cette cohabitation, Hakim semble être situé dans un entre-­lieu harmonieux. Néanmoins, son désir d’apprendre l’arabe se heurte au processus historique d’assimilation de l’immigré à la nouvelle nation. Conséquence des mesures prises par le gouvernement Getúlio Vargas dans les années 1930, la politique inflexible d’assimilation de l’immigré à une nation dite multiraciale a nié ainsi toute expression d’un particularisme culturel, comme nous le voyons chez les personnages amadiens. Ainsi, pendant la dictature Vargas, toute expression et tout enseignement en langue étrangère ont été interdits15. À l’étranger désireux de reconstruire sa vie au Brésil, il fallait à tout prix se fondre dans une masse métisse. Face aux mesures d’assimilation coercitives, les immigrés, notamment ceux considérés indésirables (arabes, juifs, japonais), se sont efforcés à être perçus comme des Brésiliens à part entière, même si de lourds stigmates continuaient à exister16. Comme nous pouvons le remarquer dans Deux frères, Zana a adapté son prénom en arrivant au Brésil (auparavant Zeina) et, dans les deux romans, la pratique religieuse des deux matriarches est, sans aucun doute, un atout pour une migration réussie, car toutes les deux sont maronites. Dans Deux Frères, nous constatons quelques changements importants qui ont trait à la représentation de l’hybride. Elle n’est restreinte qu’à quelques descriptions sur le quotidien des immigrés et fait allusion à un HATOUM, M., Ibidem, p. 59 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 48. HATOUM, M., Ibidem, p. 63 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 52. 15 SEYFERTH, G., « Identidade nacional, diferenças regionais, integração étnica e a questão imigratória no Brasil », in Região e nação na América Latina, Brasília : UNB, 2000. pp. 80-109. 16 LESSER, J., op. cit., pp. 97-101. 13

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mélange linguistique et culinaire, ainsi qu’à la diversité culturelle et religieuse à Manaus. Le pittoresque est moins présent, mais nous sommes de temps à autre rappelés à l’ordre par les odeurs caractéristiques des plantes et essences de l’Amazonie, par les fruits et les mets typiques, la qualité médicinale de sa flore, la diversité des poissons amazoniens : On n’a jamais si bien mangé. Les poissons les plus variés, d’une saveur peu commune, recouvraient la table : tambaqui à la braise, tucunaré frit, pescada jaune farcie de farofa. Pacu, matrinxa, curimatá, des tranches épaisses et tendres de surubim. Jusqu’aux piranhas en cocotte, aux cajus, la rouge et la noire, relevées au piment, qui arrivaient tout fumants sur la table […] des boulettes de pirarucu au persil et à l’oignon17.

Malgré la volonté de mettre en valeur les particularismes culturels locaux, les références au tupi sont moins nombreuses, souvent liées à des toponymes, mais enveloppées de pittoresque lorsque, par exemple, femme et enfant autochtones sont, très souvent, désignés par les termes d’origine tupi « cunhantã » (femme/femme indienne) et « curumim » (enfant), ce qui n’est pas le cas des femmes et enfants d’origine libanaise. Néanmoins, le nheengatu, langue maternelle de Domingas, n’est évoqué qu’une seule fois. Par ailleurs, la langue arabe perdra sa dimension presque mystique, présente dans Récit d’un certain Orient, et deviendra très marginale, puisqu’utilisée dans de rares occasions par les immigrés, le plus souvent par le couple Zana et Halim dans leur vieillesse pour remémorer leur passé. En dépit des points communs entre les deux récits, la construction des personnages pointe vers une différence substantielle. Malgré la présence d’une couleur locale indéniable, les traits pittoresques des cultures libanaise et amazonienne perdent en importance, du premier au deuxième roman, pour laisser la place à des relations humaines plus complexes. Familiales ou interethniques, elles nous semblent moins idéalisées dans Deux frères que dans Récit d’un certain Orient. Dans celui-­ci, le lecteur voit surgir une cohabitation paisible entre les segments sociaux dont les origines les plus différentes ont une valeur positive. Au contraire, dans Deux frères, les particularismes de la culture immigrée et locale sont mis de côté en faveur d’une autre représentation sociale. Ainsi, le mythe de l’hybride se construit et se déconstruit au cours de deux récits, processus mis en exergue par la place occupée par les différentes origines (l’Indien, l’immigré) au sein de la nation. L’idéal multiculturel s’adapte mal au Brésil et ce d’autant plus qu’un certain regard « folklorique » cache l’existence d’une spécificité culturelle. Comme les personnages de Milton Hatoum nous le montrent bien, le rapport à l’autre s’impose par son exclusion et exploitation (l’Indien, le Noir) ou son assimi HATOUM, M., op. cit., 2003, p. 164 ; HATOUM, M., op. cit., 2000, p. 122.

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lation (l’immigré libanais), mais jamais par l’acceptation de son mode de vie et son apport culturel. Au contraire, l’intégration à la toute jeune nation exige une capacité d’adoption des valeurs ancrées depuis la colonisation, à savoir, celles de la classe dominante, politiquement, économiquement et culturellement.

L’ethos de l’élite et la société relationnelle (l’ancien visage de la nation) Tolérance religieuse, métissage culinaire, hybridisme linguistique : des éléments qui placent l’étranger chez Milton Hatoum dans une frontière interculturelle idéalisée, mais qui ne cachent pas, pour autant, le caractère conservateur de cette même société. Si nous pouvons parler d’intégration, elle n’est pas le résultat d’une ouverture envers l’autre – contrairement à ce que laisse penser le mythe bien ancré d’un Brésilien « cordial » –, mais d’une adaptation à une hiérarchie socioculturelle bien établie où chacun connaît « sa place ». Ainsi, du premier au deuxième roman, l’idée d’une rencontre culturelle harmonieuse s’affaiblit pour faire place à une autre vision des relations sociales où l’acceptation d’un compromis par l’immigré libanais est la condition indispensable pour son intégration. Adopter l’idéal de vie d’une élite pour se faire accepter, au détriment de ses spécificités culturelles, n’est qu’une première étape d’un processus d’ascension sociale18 qui opposera l’immigré à ceux qui ont toujours occupé une place marginale dans cette même société : le Noir ou, dans les deux romans, l’Indien ou le caboclo. Une fois quittée la place d’exclusion pour accéder à la place privilégiée, toute identification entre l’immigré et le « nègre du pays »19 est à exclure et à remplacer par une pratique relationnelle ancienne qui concilie exploitation et affectivité. L’immigré ne refuse pas le projet de la nation qui veut que chacun soit à sa place, mais la place qu’il aimerait occuper est, de loin, celle de l’élite20. C’est donc par la rencontre entre l’immigré et l’Indien, que nous voyons s’esquisser les relations archaïques propres à la société brésilienne. À l’échelle amazonienne, chacun assume un rôle historiquement connu : l’Indien remplace le Noir, l’immigré, le patron blanc et catholique, et les relations socio-­raciales hiérarchisées sont à nouveau jouées.

À propos de l’ascension sociale des immigrés d’origine syro-­libanaise au Brésil, voir : TRUZZI, O., « De mascates a empresários », in Patrícios : sírios e libaneses em São Paulo, São Paulo : Hucitec, 1997. pp. 39-66. 19 La désignation « negro da terra » faisait référence, au XVIe siècle, à tout Indien n’habitant pas dans un aldeamento (village indien créé par les autorités civiles et religieuses). À ce propos, voir : MONTEIRO, J., Negros da Terra. Índios e Bandeirantes na Formação de São Paulo, São Paulo : Companhia das Letras, 1994. pp. 165-170. 20 LESSER, J., op. cit., p. 21. 18

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C’est précisément dans la relation privée entre la patronne et son employée (pour ne pas dire entre la maîtresse et son esclave) ou entre la femme immigrée et la femme indienne, que nous constatons la disparition d’une société multiculturelle rêvée au profit d’une société de classes. Emilie et Anastácia, dans Récit d’un certain Orient, Zana et Domingas, dans Deux frères, en sont la preuve et semblent incarner, toutes proportions gardées, certains personnages machadiens, comme Brás Cubas et Prudêncio ou Sinhá Rita et Lucrécia21. Si un siècle sépare leurs créations, les personnages de Milton Hatoum semblent montrer que la société relationnelle et de classes représentée par Machado de Assis est toujours d’actualité au Brésil.

Raconter pour exister Loin de l’idée d’exotisme qui caractérise l’espace amazonien et ses populations autochtones, la relation entre la femme immigrée et la femme indienne attire notre attention sur une opposition moins culturelle que sociale, à la fois paroxysmique et métonymique d’une cohabitation, au sens large, entre les deux segments de la société. Les personnages Emilie et Anastácia Socorro en sont la preuve. Par une relation qui alterne l’intérêt pour l’autre et l’exploitation de son travail, la proximité entre ces deux femmes est ambiguë car équidistante entre l’abus de pouvoir et l’ « amitié », selon un code social implicite qui régit les relations entre patrons et employés au Brésil. Leur cohabitation quotidienne ne cache pas l’ignorance de la femme immigrée par rapport à l’espace amazonien et la culture de ses habitants, et ne fait que dévoiler un fossé social au Brésil. Maîtresse de maison, Emilie est entourée d’employées indiennes ou caboclas, à son service toute la journée. Au-­delà de l’exploitation de leur travail, le traitement inégal concerne aussi l’impunité des viols commis par ses enfants sur ses employées et la non-­reconnaissance des enfants qui en résultent. Mal rémunérées ou sans aucune rémunération, les caboclas sont, pour la matriarche, des femmes de sous-­catégorie, responsables des violences sexuelles subies. Lorsque celles-­ci viennent réclamer la reconnaissance de la paternité de leurs enfants, Emilie laisse affleurer son racisme le plus enfoui : « Ce sont des dévergondées, des drôlesses qui se frottent à tout ce qui bouge dans la forêt, puis viennent en courant mendier du lait et de l’argent »22. Aussi, les employées n’avaient droit à aucun mets typiquement libanais (fruits, fruits secs et sucreries) qui encombraient le réfrigérateur ni de manger à table – pratique encore très courante au Brésil. Exploitées, humiliées, violées, ces femmes ont un statut antinomique par rapport à la femme Il s’agit, respectivement, des personnages du roman « Memórias Póstumas de Brás Cubas » (1881) et du conte « O caso da vara » (1899), in Páginas Recolhidas. 22 HATOUM, M., op. cit., 1993, p. 107 ; HATOUM, M., op. cit., 1989, p. 87. 21

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immigrée. L’Indienne ou la cabocla est, dans les faits, « l’immigrée » dans son propre pays. Seule exception est faite à la relation très ambiguë avec Anastácia. Toute générosité d’Emilie à l’égard de son employée, et de ses enfants, n’est qu’une façade derrière laquelle se cachent l’humiliation et l’exploitation. Comme les autres domestiques d’Emilie, Anastácia travaille gratuitement en échange de nourriture, une pratique habituelle au nord du Brésil, selon Hakim. Souvent rappelée à sa condition de bonne et, comme les autres, marginalisée au sein de la famille, elle tient néanmoins compagnie à Emilie durant les après-­midi où, assises côte à côte dans le salon, elles cousent, brodent et racontent leurs histoires passées comme de vieilles amies. Toutefois, la lavandière exploitée a des répits dans son travail. Ces moments de repos physique se doivent, principalement, à son talent de conteuse par lequel elle comble d’exotisme et de divertissement les après-­ midi de sa patronne et de son fils Hakim, plongés dans l’imaginaire amazonien. Émigrée au Brésil depuis plusieurs années, Emilie était envoûtée par les histoires qu’Anastácia lui racontait sur l’intérieur des terres amazoniennes, territoire étranger à la matriarche cloîtrée dans un îlot libanais à Manaus. À travers la « Shéhérazade amazonienne », Emilie découvrait un univers proche et, à la fois, distant : Anastácia parlait des heures d’affilée, gesticulant sans arrêt dans ses tentatives d’imiter avec les doigts, les mains, tout son corps, l’élan d’un animal, un félin prêt à bondir, un poisson jaillissant hors de l’eau pour gober une proie, le vol délicat d’un oiseau. Lorsque je songe aujourd’hui à ce tourbillon de paroles et de gestes qui occupaient des après-­midi entiers, je comprends que, par ce discours mêlant expérience et imagination, Anastácia cherchait le repos, une interruption du difficile labeur auquel elle était astreinte. Pendant qu’elle racontait des histoires, son sort faisait halte et sa voix faisait naître en moi, en Emilie, de la villa toute entière, des visions d’un monde étrange qui n’était pas tout à fait celui de la forêt, mais plutôt celui de l’imagination d’une femme qui parlait pour s’accorder du répit, qui inventait pour échapper à l’effort quotidien, comme si le langage avait le pouvoir de suspendre pour un temps le martyre23.

Face à une femme attirée par les mystères d’une Amazonie qu’elle ne connaît guère, Anastácia a le pouvoir d’hypnotiser son auditrice des heures durant. C’est ainsi que cette « Shéhérazade amazonienne » échappe, momentanément, à un labeur épuisant. Comme son prénom l’indique, elle renaît par la parole et donne vie à une identité annihilée, capable d’éveiller l’intérêt de sa patronne. Seule sa capacité à conter peut lui restituer sa dignité et une place, éphémère certes, au même niveau qu’Emilie. Elle HATOUM, M., Ibidem, pp. 111-113 ; HATOUM, M., Ibidem, pp. 90-92.

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aussi est une conteuse d’autres paysages, « une Shéhérazade du Liban », et réussit, par ses histoires, à garder vivante la jeune femme libanaise qu’elle a été, avant l’immigrée. Anastácia écoute avec curiosité ses histoires sur le Liban, cet univers lointain, inconnu et si différent de l’Amazonie. Conter est ainsi, dans les deux cas, une manière d’échapper à la disparition socioculturelle propre à un processus acculturateur. Toutefois, cette proximité n’est qu’un intervalle dans l’opposition des classes sociales qui revient vite, une fois les histoires terminées ; c’est d’ailleurs une stratégie efficace pour maintenir la relation d’exploitation de l’immigrée envers l’Indienne, une pratique classée par le photographe allemand Dorner comme : « une étrange forme d’esclavage » où « l’humiliation et la menace ont remplacé le fouet, la pitance et l’appartenance illusoire à la famille du maître en sont les chaînes et les carcans »24. Par cette relation ambivalente, nous constatons qu’Emilie a sûrement compris quelle place les propriétaires au Brésil, ne serait-­ce que d’un magasin ou d’une maison, occupent dans l’échelle sociale et qu’il fallait, ainsi, vite trouver sa place du « bon » côté. Point d’égalité entre les deux femmes, comme nous le prouve leur relation qui ménage, paradoxalement, exploitation et affection – une pratique déjà très ancrée dans une société partagée, auparavant, entre maîtres et esclaves. Par là, l’idée d’un personnage hybride conciliant en lui-­même les deux univers culturels se défait aussitôt. La cohabitation culturelle n’est pas la preuve d’une place égalitaire dans la société brésilienne. Au contraire, les minorités culturelles vont, elles aussi, se placer dans une hiérarchie, à l’exemple d’une hiérarchie déjà existante dans la société « des trois races ».

Zana et Domingas : la matriarche et l’esclave Dix ans plus tard, Hatoum met à nouveau en scène, dans Deux frères, le binôme patronne/employée semi-­libre dans la peau de la matriarche Zana et de l’Indienne Domingas. « Ombre servile et esclave fidèle »25 de Zana, comme l’affirme le narrateur, Domingas – au contraire de ce que prédit son prénom – ne se repose jamais. La Félicité26 amazonienne a une histoire de vie qui en dit long sur le processus d’annihilation de ses ancêtres : orpheline, elle est arrachée de sa terre et envoyée chez les sœurs où elle est alphabétisée, catéchisée et, surtout, exploitée. Lorsqu’elle est vendue HATOUM, M., Ibidem, pp. 107 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 88. HATOUM, M., op. cit., 2003, p. 32-33 ; HATOUM, M., op. cit., 2000, pp. 27-28. «  Sombra servil » et « Escrava fiel ». 26 Nous faisons référence au personnage homonyme de Gustave Flaubert du conte « Un cœur simple », in Trois contes, Paris : Gallimard, 1982. 24 25

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par les religieuses à Zana, Domingas ne fait que rejoindre une cohorte de jeunes filles indiennes dans la même situation : Elle me l’a dit un jour, épuisée, n’en pouvant plus, enchaînée au destin de cette famille, comme les autres servantes du voisinage, elles aussi alphabétisées et éduquées par les religieuses des missions. Toutes vivaient dans les dépendances, au fond de jardins entourés de clôtures ou de murs, et s’endormaient avec leurs rêves de liberté27.

Elle devient bonne à tout faire, nourrice et semi-­esclave, car sans aucune rémunération pour son travail, à l’exception du logement et de la nourriture – mais jamais à table, car ni Domingas ni son fils Naël n’ont le droit de manger en compagnie de la famille. Une seule concession sera faite à Naël et, dans Récit d’un certain Orient, à Anastácia, mais vite oubliée car leur présence à table devient gênante. L’exclusion de Domingas est aussi visible par la place occupée, avec son fils, dans la maison : « […] une jolie petite Indienne appelée Domingas. On l’installa dans les dépendances au fond du jardin, deux petites pièces séparées de la maison par des buissons et des palmiers »28. Échangée contre des chaises et une somme d’argent, Domingas est encore une enfant lorsqu’elle arrive chez Zana. D’une prison à l’autre, elle servira comme bonne mais, aussi et paradoxalement, comme une compagne de prière : « […] Zana s’est vite attachée à elle. Elles s’agenouillaient côte à côte, récitaient des prières que l’une avait apprises à Byblos et l’autre à l’orphelinat des sœurs, ici à Manaus »29. La religion est, en effet, le seul élément qui les relie, car Zana ne sait rien sur le passé de Domingas, à la différence d’Emilie, émerveillée par les histoires racontées sur l’Amazonie par Anastácia. Aliénée par une religion et une culture qui lui ont été imposées, Domingas a un rapport ambigu avec sa patronne. Égale à Zana au vu de leur pratique religieuse, elle occupe toutefois dans la famille la place silencieuse et marginale d’une esclave sur qui reposent toutes les tâches ménagères – les prières représentant les seuls moments de repos dans la journée. À l’exemple du binôme Emilie/Anastácia, la relation est ici aussi duale. La proximité sur le plan culturel ou religieux (ou vaudrait-­il mieux dire le regard exotique sur l’autre et son aliénation) ne fait qu’accentuer le rapport d’inégalité entre les deux femmes, car la relation amicale entre patronne et employée semble être un moyen efficace d’exploiter davantage cette dernière, comme l’affirme Naël : HATOUM, M., op. cit., 2003, p. 65 ; HATOUM, M., op. cit., 2000, p. 50. HATOUM, M., Ibidem, p. 62 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 48. 29 HATOUM, M., Ibidem, p. 63 ; HATOUM, M., Idem. 27 28

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Un vrai petit miracle, Domingas ! Une bénédiction pour une famille pendant plusieurs générations, pensais-­je en moi-­même. Et Domingas a bien servi, jusqu’au jour où je l’ai vue mourir, presqu’aussi maigrichonne qu’à son arrivée dans cette maison et, sans doute, dans cette vie30.

Critique réitérée dans l’œuvre comme l’écho d’un processus ancien d’acculturation de l’Indien. Égales lors des prières, les deux femmes ont pourtant une place bien délimitée dans la société. Zana a bien incorporé son rôle de patronne à la manière brésilienne. Disons qu’elle a tout compris sur la société relationnelle : on exploite tout en gardant une certaine intimité, une dose de complicité, elle-­même imposée. Lorsqu’un lien est créé, de façon à ce que l’employée semi-­libre se sente, en quelque sorte, membre de la famille, on peut plus facilement en tirer parti. Domingas connaît, d’ailleurs, de près l’intimité de la maison et de ses habitants dont elle est la cuisinière, la bonne, la nourrice, la compagne, la victime sexuelle. Exploitée jusqu’à sa mort (« Toute la force et l’élan de ma mère avaient été mis au service des autres »)31, elle voit son identité effacée, à l’image de l’esclave africaine, car tout lui a été volé dans la vie : ses parents, sa maison à l’intérieur des terres, sa langue, sa culture, sa liberté. D’ailleurs, Zana et Halim l’appellent, de par sa condition d’orpheline, « enfant de personne », stigmate qui en rajoute encore à sa perte d’humanité. La non-­reconnaissance comme un être de droit, par un travail non rémunéré et une place marginale dans la maison – son lieu d’habitation en est révélateur – ne fait que s’aggraver après le silence approbateur de la famille sur le viol commis par Omar, en la réifiant davantage. Son talent à sculpter dans le bois des animaux amazoniens est le seul moyen de restituer un peu de sa dignité et de chérir son rêve ancien de retour au village, au bord du fleuve. Symbole d’une liberté avortée, brisée par les religieuses et par Zana dans son enfance, ces sculptures représentent une forme de résistance à l’aliénation totale de Domingas. Par la répétition du geste accompli par son père, Domingas se réconcilie avec ses origines spoliées par une religion imposée et l’exploitation de sa force de travail.

Naël : l’enfant de la maison Parallèlement à la saga de deux familles d’immigrés libanais, les deux romans se dessinent comme une quête des origines par leurs narrateurs. Au milieu d’un tourbillon de relations violentes et incestueuses, reflet d’une société encore patriarcale, l’identité du père occupe une place à part entière dans Deux frères. Par la voix de Naël, et son désir de connaître l’identité paternelle toute sa vie durant, l’auteur met en scène une problématique HATOUM, M., Idem ; HATOUM, M., Idem. HATOUM, M., Ibidem, p. 244 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 182.

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caractéristique de la société brésilienne : la place des enfants illégitimes au sein de la famille (« Je ne savais rien de moi, j’ignorais comment j’étais venu au monde, d’où je venais… L’origine, mon passé. De la vie qui avait palpité dans le sang de mes ancêtres, on ne m’avait rien dit. Pas un mot pendant toute mon enfance »)32. Reconnu de manière non officielle par son grand-­père paternel Halim, Naël ne sait toujours pas qui est son père, dont l’identité reste néanmoins préservée par toute la famille. De ce fait, la reconnaissance par le grand-­ père ressemble plutôt à une forme de tolérance envers l’enfant illégitime, donc d’exclusion encore plus marquée, comme en atteste son quotidien : J’habitais les dépendances, mais la maison m’était ouverte, je pouvais y entrer à tout instant. S’il était rare que je prenne mes repas avec les patrons, je pouvais manger les mêmes plats, boire comme eux, et m’asseoir sur le sofa gris ou sur l’une des chaises paillées du salon, ils ne s’en formalisaient pas33.

Calqué sur la bonne tradition machadienne, Naël est l’expression d’une société fondée, entre autres, sur des relations de dépendance et de faveur. Accueillis au sein de la famille de Zana et Halim, Domingas, l’orpheline, et Naël, l’enfant illégitime, jouent un rôle social essentiel pour le maintien d’un statu quo et d’un mode de vie chers à la société issue de trois siècles et demi d’esclavage. Passé esclavagiste à l’appui, le travail n’a toujours pas de valeur et celui qui l’exécute ne mérite aucune reconnaissance financière. Par ailleurs, son labeur n’a pas de répit, car il doit aussi servir le voisinage, comme les rapports cordiaux l’imposent. Exploité par Zana et ses voisins, il n’a droit qu’aux miettes laissées par son père et/ou son oncle : Je partageais avec Domingas les dépendances au fond du jardin […]. Ce départ de Yakub fut pour moi une aubaine. Outre ses livres, il avait laissé de vieux vêtements : trois pantalons, plusieurs polos, deux chemises au col élimé, deux paires de chaussures fatiguées34.

Sa part de l’héritage est, d’ailleurs, très symptomatique de sa place dans la famille. Une fois la maison vendue, il devient propriétaire des dépendances, espace en marge de la maison et de la famille, où il a habité toute sa vie en compagnie de sa mère. À l’origine du métissage, mythe fondateur du peuple brésilien, nous retrouvons ce viol ancestral mis en scène par Hatoum qui, jusqu’à la fin, nous laissera sans réponse : Naël est-­il issu du viol ou de la relation intime entre Domingas et le jeune adolescent Yakub, dont elle a été nourrice et mère de substitution ? Ce doute ronge le narrateur et est révélateur d’un HATOUM, M., Ibidem, p. 71 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 54. HATOUM, M., Ibidem, p. 80 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 60. 34 HATOUM, M., Ibidem, pp. 27-28 et p. 36 ; HATOUM, M., Ibidem, p. 24 et p. 30. 32 33

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malaise historique sur la place des métis dans la société. Par un rapport de forces et une impunité qui en découle, Naël est la preuve la plus flagrante que l’immigré occupe, en effet, la place d’une élite privilégiée. Le silence mensonger autour de l’identité du père, car il est finalement le seul à ne pas la connaître, renvoie à une problématique présente dans toute la littérature brésilienne. Après le binôme patronne libanaise/employée indienne, l’enfant illégitime nous apporte les derniers éléments pour reconstituer cet ancien visage de la nation. « Enfant de la maison », selon le grand-­père Halim, ou « fils de ma bonne », comme l’appelle Omar, Naël nous dévoile les relations sociales par un point de vue inhabituel, celui de l’enfant illégitime issu soit d’un viol, soit d’une relation, en quelque sorte, incestueuse, mais dans tous les cas, jamais reconnu par la famille. Le doute laissé par l’auteur autour de l’identité paternelle est, en réalité, assez emblématique. Sans savoir qui est le père et qui est l’oncle, Naël semble confirmer l’identité apposée sur lui par Halim et Omar : il serait le fruit de la relation entre Domingas – l’Indienne, l’orpheline et l’esclave – et la maison, espace de leur exclusion où est jouée l’antinomie sociale. Par la place réservée à Naël et à sa mère au sein de la famille libanaise, et occupée par celle-­ci dans la société brésilienne, l’auteur, encore une fois, met en question le mythe d’une nation multiculturelle et non conflictuelle. Dans ce sens, la quête identitaire du narrateur semble être celle de la nation elle-­même. La saga de la famille libanaise immigrée au Brésil semble dessiner, d’emblée, la rencontre entre deux altérités, le Liban et l’Amazonie, point de départ pour la création du terrain de l’interculturel, dans les deux premiers romans de Milton Hatoum. Si, au détriment d’une fusion ethnique, rencontre culturelle il y a, celle-­ci a subi une transformation indéniable d’une œuvre à l’autre et soulève, en tout état de cause, des questions importantes sur l’identité de l’immigré au Brésil. À travers la relation entre Emilie et Anastácia, Zana et Domingas, de même que par la place occupée par Naël au sein de la famille libanaise, notre analyse nous mène à penser que le personnage hybride n’est qu’un idéal que le récit engendre – utopie d’une nation brésilienne moderne et plurielle –, mais que les relations sociales qui y sont représentées tâchent d’effacer et de remplacer, au profit de l’ethos de l’élite, par une traditionnelle et fondatrice antinomie de classes.

Références bibliographiques AMADO, J., Gabriela, girofle et cannelle, Paris : Stock, 1997. HATOUM, M., Relato de um certo Oriente, São Paulo : Companhia das Letras, 1989. HATOUM, M., Récit d’un certain Orient (traduit du portugais (Brésil) par Claude Fages et Gabriel Iaculli), Paris : Seuil, 1993. 152

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HATOUM, M., Dois irmãos, São Paulo : Companhia das Letras, 2000. HATOUM, M., « A pátria sem fronteiras », in Jornal da Unicamp, interview réalisée par Álvaro Kassar, Campinas, juin 2001 – ANO XV – n°  163. Disponible sur  :