Construire la Guinée après Sékou Touré 2738407609, 9782738407603

Luxuriante Guinée, « perle » de l'AOF coloniale! Le « NON » à De Gaulle résonne encore dans nos mémoires! Mais Séko

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French Pages 209 [203] Year 1990

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Construire la Guinée après Sékou Touré
 2738407609, 9782738407603

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Construire la Guinée après Sékou Touré

LA GUINÉE-CONAKRY À L'HARMATTAN

BA Ardo Ousmane: Camp Boiro-sinistre geôle de Sékou Touré, coll. «Mémoires Africaines», 276 p. GOERG Odile: Commerce et colonisation en Guinée, coll. «Racines du Présent», 430 p. SEIGNARD Jean: Un week end à Conakry, roman, coll. «Encres Noires», 192 p. TOURE Kindo: Guinée L'unique survivant du «complot Kaman Fodeba», coll. «Mémoires Africaines», 192 p. -



Etc.

-

MAHMOUD BAH

CONSTRUIRE LA GUINÉE APRÈS SÉKOU TOURÉ

L'Harmattan 5-7 rue de 1'Ecole Polytechnique 75005 - Paris

L'Auteur

Mahmoud Bah est né en 1940 à Labé, ville du centre-nord de la Guinée. Il acquiert une formation scientifique (chimie) à la faculté des Sciences de Lille, puis de Reims (France) et se spécialise dans l'industrie alimentaire. Comme enseignant et technicien de l'alimentation, il s'intéresse aux problèmes du développement économique et socio-culturel. Au cours d'un voyage en Guinée en août 1979, il est arrêté par les miliciens de Sékou Touré, jeté dans la prison politique du Camp Boiro. L'intervention de la Ligue française des Droits de l'Homme ainsi que d'Amnesty International le sauvent d'une mort certaine. Il ne sortira de Camp Boiro qu'en avril 1984, après la mort du tyran et la prise du pouvoir par l'armée guinéenne.

En couverture 1: Le Tambour de Guinée.

© L'Harmattan 1990 ISBN: 2-7384-0760-9

Tambour de Guinée Tambour, tam-tam, tabala Sur la côte ou en montagne En savane ou dans la forêt Sa voix est un appel pressant Au travail, à la communion des fidèles Ou à la réjouissance générale. Mahmoud Bah

Carte de la Guinée

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MIRÉE :

15•N Superficie : 245 857 km2 Population(I890): 6 millions Taux d'analphabétisme : 70 à 75 % PNB / h : 200 à 300 $ . Un des 25 paya les moins avancés du monde .

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A ma Mère: Sa foi profonde, l'aumône et les bénédictions qu'elle dispense, nous protègent. A ma Femme: Notre amour, si pur, si simple, M'a permis, au bord du précipice, De m'accrocher, d'espérer, de survivre. A Sffikou Oumar Sy Savané: Au-delà des dures épreuves, Face aux défis lancés à l'Afrique Tu restes une référence De sincérité, de don de soi, Pour les Guinéens qui luttent. A mes compagnons d'arrestation et de détention au Camp Boiro, dont Karamoko Diallo mo Nouroukô. Victimes d'un cruel despotisme. Paix à leur âme!

Adunaaru nduu dhaynirdhu en mbeleedhe mu'un, e tooke, tooke mo lellata. Anden no Thierno Aliou Bhoûbha Ndian (1850-1927) (in Waadyagol fii Aduna: Gimi Pular, p.75) Traduction:

Ce monde qui nous grise par ses tentations, Sachons qu'il y règne du poison, un poison permanent.

AVANT-PROPOS

J'appartiens à cette génération de Guinéens qui assistent successivement: — à l'éveil de la Guinée dans le monde de la production, de la consommation et de la communication modernes; — à l'entrée de ce pays dans le concert des Etats indépendants; — à une dégradation alarmante des valeurs humaines et économiques de la Guinée. La joie de vivre et l'entrain qui caractérisaient le Guinéen dans les années 50 font place, à partir des années 60, au désenchantement et à l'amertume. Comment cela est-il arrivé? Comment les valeurs guinéennes ont-elles été broyées par une machine infernale mise au point par les Guinéens eux-mêmes? Comment, à l'heure de la communication de masse, dans un pays qui s'ouvre à l'indépendance nationale, une poignée d'hommes ont-ils réussi à tuer des milliers de Guinéens, à affamer, isoler et terroriser des millions d'autres, à réduire ceux qui ont pu s'exiler à la discorde, à la division ou à l'indifférence? A ces questions, chaque Guinéen ou Guinéenne, que ce soit comme témoin, acteur, victime ou bourreau repenti, doit apporter sa part de réponse. A défaut de tribunal national où chaque citoyen apporterait librement et sincèrement sa vérité matérielle et morale, à défaut d'enregistrements en direct, de films, de notes rédigées en toute conscience au fil des années sombres, bref, à défaut d'accumulation des preuves palpables, tangibles, que tout observateur pourrait examiner tranquillement aujourd'hui et demain, il importe plus que jamais d'interroger la mémoire, la conscience, l'esprit et le coeur de tous ceux qui ont vécu ces années de décadence. Pour cela, les Guinéens doivent écrire. Parce que l'écrit est l'un des meilleurs outils de la communication et le meilleur support de la mémoire collective. Il faut mentionner les faits, tous les faits, toutes les attitudes, tous les comportements qui ont conduit la Guinée à cette situation d'enfant presque moribond. 9

A l'ombre et au grand jour, les forces du mal continuent de miner la société guinéenne, de mettre les Guinéens dos-à-dos. Cela fait aujourd'hui cinq à six décennies que les Guinéens se cherchent et ne se retrouvent que pour se détruire ou se diviser à nouveau. Chacun doit se convaincre qu'un face-à-face réfléchi, communicatif, ouvert et cordial doit se substituer au stérile dos-à-dos, si l'on veut servir la cause de la communauté guinéenne, sortir de la confusion et de l'immobilisme. Plus le temps passe, plus nos problèmes socio-économiques se compliquent, plus il devient difficile de leur trouver des solutions qui entraînent l'adhésion et la ferveur communes. Dans tous les domaines, les dossiers guinéens sont à ouvrir, à clarifier, à approfondir. Sans une contribution sérieuse de tous ceux qui se sentent attachés à la communauté guinéenne, nos problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels resteront suspendus dans un vague microcosme, à la merci des aléas de l'Histoire. Inutile alors de se lamenter et de s'apitoyer sur le sort d'un pays dont les habitants ne se donnent aucun objectif, ne font aucun effort de mise en valeur de ses potentialités. Je viens donc vous livrer ma part de témoignage, mes observations, mon expérience et mes épreuves en milieu guinéen au cours de cette période où le PDG-Sékou Touré (entendez le Parti Démocratique de Guinée et son Chef) ont régné sur la scène politique guinéenne. Ce n'est bien sûr qu'un témoignage de plus! Qui vient après une série d'autres témoignages sur la Guinée de ces 40 dernières années. Tout en soulignant le précieux apport de leurs auteurs à l'évolution de la société guinéenne, je remarque que les ouvrages déjà publiés sont loin d'avoir épuisé le sujet. Je souhaite donc que des dizaines de Guinéens, par leurs écrits, leurs images et toutes les formes de représentation que leurs sens peuvent réaliser, versent dans ce lourd dossier tous les témoignages qu'ils détiennent avant que ces témoignages ne soient emportés par les vents de l'oubli et de l'ignorance. Je me propose de rendre compte de quelques aspects de l'évolution d'un régime politique bien particulier et des conséquences sur le niveau de vie moral et matériel de la Guinée aujourd'hui. Je fais état, en priorité, de ce que j'ai vu, vécu et entendu de plusieurs bouches. Je ne détiens aucune vérité absolue dans aucun domaine et reste conscient de la relativité de toute idée et de toute action dans notre monde. Mon objectif est, essentiellement, de contribuer à un ac10

croissement, à une clarification des données guinéennes, à l'ouverture d'un débat national constructif dont la Guinée a plus que jamais besoin pour sortir du trou, pour se développer, pour s'épanouir. Car, en fait de développement et d'épanouissement, la Guinée, naufragée de la dictature, est encore toute en questions: — Comment reconstruire l'intérêt général, base de l'union et de l'unité des Guinéens? — Comment relancer une vie nationale qui ne soit pas que clivages, spéculations, parasitisme, irresponsabilité, coups fourrés et cancans démobilisateurs? Trop longtemps, nous avons placé notre espoir dans des chimères: l'homme providentiel, les engagements et déclarations (sans lendemain), les organisations (inefficaces)... Nous avons cru chaque fois que cela allait résoudre nos problèmes à notre place, sans sans que nous-mêmes levions le petit doigt, sans que nousmêmes participions. Durant de longues années, les Guinéens n'ont connu que l'arbitraire, la prison, la famine, l'exil,... La dictature de vingt-six ans, dont on cherche vainement les aspects positifs, a conduit à une dégradation des valeurs morales de notre Société; elle a fait du pouvoir politique un ennemi du Savoir, du Travail créateur et des Droits de l'Homme. Ces dures épreuves ont cruellement désillusionné les Guinéens. Nous sommes d'autant plus amers que notre acquis national, nos points d'appui politiques et socio-économiques sont très faibles, très fragiles. Aujourd'hui, il faut enterrer cette désillusion, sortir du repli sur soi, du scepticisme, du cynisme. Il faut s'armer d'une nouvelle volonté de réussir la construction, l'intégration de notre pays, et conjuguer nos idées et nos énergies jusque-là écrasées par un troupeau ravageur. Que le peuple guinéen se ressaisisse, réveille son génie créateur et il sortira du bourbier! Lui seul, à travers ses dignes représentants et tous ceux qui lui veulent du Bien, peut asseoir des institutions efficaces, conformes à ses valeurs, établir des objectifs clairs ayant l'adhésion de la majorité et s'attacher rigoureusement à leur application et réalisation. Tous les espoirs restent permis. La Guinée va se doter d'une Constitution? Tant mieux, si c'est pour se donner une base d'action et d'évolution harmonieuse de 11

notre société, si c'est pour en faire la règle de conduite d'un développement qui intègre toutes les valeurs du pays, depuis les paysans détenteurs du savoir-produire, jusqu'aux techniciens de haut niveau de formation détenteurs du savoir-faire. Tant mieux, si c'est pour asseoir des institutions qui soutiennent et protègent ceux qui travaillent et vivent de leurs efforts quotidiens, des institutions qui neutralisent ceux qui vivent de parasitisme et de spéculations nocives. Chacun de nous appelle de ses voeux la démocratie! Souhaitons qu'elle s'instaure vite dans notre société. Rappelons aussi que la démocratie est un art, un art subtil qui doit faire que chacun de nous donne le meilleur de lui-même à la communauté en éliminant ce qu'il a de mauvais en lui. Mahmoud Bah Avril 1990

N.B.: L'ouvrage comprend six parties relativement distinctes, mais qui toutes illustrent le fond et les formes du mal guinéen. Le dernier chapitre insiste sur quelques idées pour s'engager sur une voie de progrès économique et social. Ce travail est fait pour être critiqué, corrigé et amélioré. Toute observation portant sur le fond, la forme, le contenu, et pouvant apporter un complément de connaissances sur la Guinée, est vivement souhaitée, sincèrement recevable.

J'adresse mes vifs remerciements à tous ceux qui m'ont encouragé à faire ce modeste travail.

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INTRODUCTION

Comme entité territoriale spécifique, autonome, la Guinée a à peine 100 ans d'existence. C'est en 1891 que le gouvernement français crée la «Guinée Française et Dépendances»; jusque-là, on parlait plutôt des «Rivières du Sud», zone située au sud du Sénégal. La résistance des populations à l'occupation française se poursuivra jusqu'en 1912 sur l'ensemble des régions du pays. A cette date, les principales forces d'opposition sont anéanties: — Bokar Biro Barry, Almamy du Fouta Djalon, est vaincu en novembre 1896 à Timbo et meurt assassiné quelques jours après. — Alfa Yaya Diallo, Roi du Labé, est arrêté en 1905 et déporté au Dahomey. Il est ramené en Guinée en 1911, puis déporté à nouveau, mais cette fois en Mauritanie où il mourut. — l'Almamy Samory Touré, Chef d'un immense Empire à l'Est du fleuve Niger, résista pendant plus de quinze ans aux attaques des forces années françaises. Il est arrêté en 1898, déporté au Gabon où il meurt en 1900; — le Wali de Gomba, Chef religieux et militaire au nord-ouest de Kindia, refuse de se rendre aux Français; il est arrêté en 1911; — les résistances toma et guerzé, au sud de la Guinée, sont écrasées en 1911-1912. De même, au nord, les Coniagui-Bassari dans la région de Youkounkoun (1907-1910). Ainsi, les frontières actuelles de la Guinée ne datent que de 1912. La Guinée est donc un très jeune Etat, une Nation en formation. L'histoire du Peuple guinéen en tant que tel ne fait que commencer. Les Français regroupent quatre zones géographiquement distinctes: la plaine côtière, longue de 300 kilomètres et large de 50 à 70 kilomètres; la montagne dont l'altitude oscille entre 700 et 1500 mètres; la savane arbustive et la zone forestière subéquatoriale. Ils en font un pays de taille moyenne: 245.800 km 2 environ. Dès la fin du 19e siècle, les Français commencent la construction de routes, chemin de fer, port, écoles... en instituant un système de «travail forcé» et «d' indigénat». Les hommes étaient arrachés à leurs familles et à leurs activités sur ordre de l'administration coloniale. Ils étaient envoyés manu13

militari dans des chantiers pour une durée déterminée. Beaucoup y mouraient ou revenaient mourants. Un de ces chantiers, appelé Kâkoulimâ, était particulièrement redouté dans tout le pays pour la cruauté du régime que les forçats y subissaient. — Yo Allah dandan Kâkoulimâ! (Que Dieu me préserve de Kâkoulimâ) chantaient les chroniqueurs-troubadours de l'époque. Le travail forcé donna à la Guinée les principaux axes routiers qu'elle possède aujourd'hui, au prix de beaucoup de sueur et de sang. Durant les deux guerres mondiales, des milliers de Guinéens furent recrutés dans toutes les régions et enrôlés dans l'année française. L'administration coloniale mit la Guinée à rude épreuve en exigeant des populations la fourniture obligatoire de denrées de toutes sortes: caoutchouc, bois, minerai, palmistes, café, peaux, etc. Entre 1940 et 1950, la Guinée fut ainsi un grand producteur d'essence d'orange pour le compte de l'industrie française. Le transport des produits et des administrateurs d'un village à l'autre était assuré jusqu'en 1955 par des porteurs enrôlés de force. Après la deuxième guerre mondiale, le système de l'indigénat et du travail forcé fut aboli officiellement. La loi dite «LamineGuèye» — du nom du député Sénégalais qui l'introduisit — crée la citoyenneté de l'Union Française. Deux types de citoyens: ceux de droit personnel (citoyens français) et ceux de droit coutumier, entendez ceux anciens sujets français. En bref, les «évolués» qui sont plus ou moins intégrés — et les «coutumiers». Le pays est divisé en cercles administratifs dirigés par des commandants de cercle. Ecoles, dispensaires, services postaux, administration, travaux publics, marchés et magasins de commerce commencent à voir le jour dans chaque cercle. Une intense activité socio-économique règne en Guinée dans les années 50. L'agriculture moderne s'implante dans le pays. Français, Libano-Syriens, Africains, créent de nombreuses plantations qui fournissent bananes, café, agrumes, ananas, mangues, avocats, pour la consommation locale et surtout pour l'exportation. En 1955, le triangle bananier Benty-Mamoun-Boffa, avec Kindia comme centre de gravité, est l'une des plus grandes zones bananières du monde, produit 98.000 tonnes de bananes et assure plus du tiers de la consommation française. En 1956, la production de café exportable, réalisée à 80% par des planteurs africains, est l'une des plus fortes de l'Afrique avec 12.000 tonnes. —

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Les cultures vivrières, maïs, riz, fonio, mil, tubercules, arachides... sont florissantes, se développent et assurent à toutes les régions du pays une alimentation abondante et variée. L'élevage bovin, ovin, caprin, porcin, est pratiqué dans beaucoup de régions et connaît un réel essor. Des centres de recherches et d'expérimentation de haut niveau sont implantés à Kindia (agronomie, arboriculture), à Sérédou (quinquina, bois), à Ditinn (boviculture), à Labé (miel, parfums). L'exploitation minière est lancée dans les années 1948-1950 pour la bauxite et le minerai de fer. De grandes sociétés de droit français, mais à capitaux multiples, s'implantent en Guinée. A mesure que les techniques de prospection mettent en évidence les richesses minières de la Guinée, le capitalisme occidental s'intéresse à ce pays: bauxite, minerai de fer, diamant, or, granit, ardoise... peuvent être exploités de manière très rentable. Roland Pré, gouverneur de la Guinée de 1948 à 1951, dit de ce pays: «Ses incroyables richesses naturelles: mines, énergie hydroélectrique, lui permettent de mettre sur pied, immédiatement, des exploitations minières et ultérieurement une grande industrie lourde, base de toute activité moderne. Remarquons à cette occasion le caractère exceptionnel des gisements guinéens, à proximité de la mer, le profil et le régime d'étiage de ses rivières faciles à équiper à peu de frais en centrales au fil de l'eau» .0) Ainsi, en agriculture comme en industrie minière, la Guinée

s'affirmait, dans les années cinquante, comme un pôle de développement parmi les autres territoires. Le pays avait réellement pris un élan en matière d'agriculture. La colonisation, phénomène historique et universel, a ses méfaits et ses bienfaits depuis que les hommes ont pris l'habitude de s'affronter et d'imposer leur domination aux «faibles». La Guinée des années 50 était une colonie qui s'ouvrait résolument au monde de l'économie moderne. Elle prenait un élan qui ne demandait qu'à être soutenu et amplifié. L'activité intense et la poussée urbaine de Conakry dans les années cinquante confirment cet élan et cette volonté des Guinéens d'entrer dans le monde de la production, de la consommation et de la communication. Conakry était alors la perle de l'Afrique Occi(1) Roland Pré:

Notes et études documentaires,

n°1291.

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dentale, une coquette ville tropicale qui ne manquait ni d'eau courante, ni d'électricité, et dont les marchés regorgeaient de céréales, fruits, légumes et divers produits du pays. L'enseignement technique et professionnel se développe. Des centaines de Guinéens tiennent avec compétence et efficacité de nombreux postes dans les entreprises qui se créent à un rythme rapide. Les premières générations de cadres guinéens formés à l'université et dans les grandes écoles, arrivent dans les services publics et privés: ingénieurs, médecins, professeurs, juristes, économistes, pharmaciens, artistes... Le mouvement syndical et associatif, les activités culturelles et sportives, se développent dans tout le pays et entretiennent une grande ferveur parmi les populations, urbaines en particulier. A l'instar de Conakry, les villes de l'intérieur s'activent. En 1955, Labé, ma ville natale, possède son château d'eau, sa centrale électrique, ses associations de jeunes, son hôtel de tourisme... La création de l'Union Française donne droit au Territoire de la Guinée à une représentation parlementaire: — députés à l'Assemblée Nationale française (Palais Bourbon); — sénateurs au Sénat français (Palais du Luxembourg); — Grands Conseillers au Grand Conseil de l'Afrique Occidentale Française, Dakar; — Conseillers à l'Assemblée Territoriale guinéenne (Conakry). Le premier député guinéen au Palais Bourbon fut Yacine Diallo, né vers 1900 dans un village des environs de Labé. C'était un instituteur très volontaire. Voulant à tout prix apprendre le latin pour mieux maîtriser la langue française, il se fit convertir au catholicisme (c'était une condition pour apprendre le latin) et se fit prénommer Louis-Yacine. Il s'affirma comme un brillant interlocuteur dans le milieu «évolué» guinéen. Il fut le premier directeur d'école du corps enseignant guinéen. Yacine Diallo fut élu député par le collège des citoyens de droit personnel (les «évolués»), les autres Guinéens n'ayant pas le droit de vote à l'époque. Il s'affilia au Parti Socialiste S.F.I.O. (Section française de l'Internationale Ouvrière) dont les principaux dirigeants étaient Guy Mollet et Gaston Defferre. En Guinée même, Yacine crée un parti politique, l'Union Franco-Guinéenne, d'obédience socialiste. Il publie un journal ayant pour titre: Honneur et Patrie. 16

Son principal partenaire politique à partir de 1950 fut Mamba Sano(2), dissident du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) en 1948. Mamba Sano reprochait au RDA d'être trop proche des communistes à cette époque (1946-1950). Sous le mandat de Yacine Diallo, furent votées plusieurs lois qui desserraient l'emprise du système colonial sur les populations et ouvraient l'Afrique Noire au monde industriel et commercial avec tout ce que cela comporte de sujétions, d'injustices, mais aussi de bienfaits. Yacine Diallo meurt en avril 1954, après une courte maladie, une embolie selon son neveu Alpha-Abdoullaye Diallo( 3). A son enterrement, à Conakry, assistent des représentants des milieux politiques, économiques, et sociaux de la Guinée. Parmi ceux-ci, un syndicaliste d'une trentaine d'années, Sékou Touré, qui prononcera l'un des discours funèbres. La campagne électorale et les tractations politiques pour pourvoir au remplacement de Yacine Diallo vont ouvrir une nouvelle ère en Guinée. Ere que nous conviendrons d'appeler «PDG-Sékou Touré».

(2) Mamba Sano meurt en 1986, après avoir échappé à toutes les purges de Sékou Touré mais sans avoir rien écrit ou en tout cas publié sur l'évolution de la Guinée comme le lui demandaient beaucoup de ses compatriotes. (3) La Vérité du Ministre, par Alpha-Abdoulaye Diallo, Editions CalmannLévy, Paris, 1985, p.203, in fine.

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Quelques chiffres: Guinée 1985

— Superficie de la Guinée: 245 857 km 2 — Latitude, longitude: 7° à 13° Nord et 8° à 14° Ouest — Fuseau horaire: Greenwich Middle Time ou Temps Universel (TU) — Capitale: Conakry: 800 000 habitants environ — Villes principales: Kankan: 70 000 habitants; Kindia: 50 000; Labé: 50 000; N'Zérékoré: 40 000 — Monnaie: Franc Guinéen: 1 FG = 0,02 FF en 1985 1 FG = 0,01 FF en 1990 (d'où: forte dévaluation du Franc guinéen) — Chef de l'Etat: Général Lansana Conté depuis le 3/4/84 — Nature de l'Etat: République — Assemblées: néant — Partis politiques: néant — Nature du régime: militaire — Pouvoir législatif: Comité Militaire de Redressement National (CMRN) — Population: 6 millions — Densité moyenne: 24 hts/km2 — Croissance annuelle: 2,5% — Natalité: 185 0/00 — Indice de fécondité: 6 enfants — Mortalité infantile: 160 0/00 — Espérance de vie: 45 ans Groupes d'âges: • 0 à 15 ans: 45% • 16 à 30 ans: 27% • 31 à 60 ans: 21% • plus de 60 ans: 7% — Analphabétisme: 75% environ — Nombre de médecins: 0,1 0/00 19

— Scolarisation moyenne: taux: 22% dont • 6 à 11 ans: 30% • 12 à 17 ans: 22% • 3. degré: 5% — Technique et Professionnelle: 5% — Postes télévision: 1,4 0/00 à Conakry. Rien à l'intérieur — Téléphone: 0,2 0/00 — Nombre de livres publiés par des Guinéens: environ 3 par an — Nombre de journaux publiés en Guinée: 1 (Horoya) Défense:

• Marine: 800 hommes environ • Aviation: 800 hommes environ • Armée de terre: 8500 hommes environ • Gendarmerie, Police, Sécurité: 9500 hommes environ Economie:

— Produit intérieur brut 1984: 900 millions dollars US environ ‘‘ — Produit national brut 1984: 1500 " — Par habitant: 150 dollars US par an. La Guinée est l'un des 28 pays les moins avancés du Monde. — Croissance annuelle: à peine 1% entre 1970 et 1984 — Dette extérieure: 1,216 milliard de dollars US en 1984. L'Etat doit rembourser 150 millions de dollars par an. — Production d'Energie électrique: très faible — Production minière: – Bauxite: 12 986 000 tonnes: 15% du total mondial – Diamant: ? – Or: ? tt

— Production agricole: – Bananes – Ananas } Pas de chiffres – Mangues – Oranges — Situation alimentaire: déficitaire, notamment la viande et les produits laitiers — Exportations: 465 millions $ (bauxite, alumine principalement) 20

- Rentrées fiscales: faibles, 88% des taxes douanières, lorsqu'elles sont prélevées, sont détournées au profit de particuliers. — Importations: 370 millions $ (produits alimentaires et industriels) — Principaux fournisseurs et clients: France, USA, RFA, URSS, Chine, Sénégal, Côte d'Ivoire.

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PREMIÈRE PARTIE LES ANNÉES DE RAVAGE 1958-1984 «La fin du bien est un mal; la fin du mal est un bien. Il faut demeurer d'accord, à l'honneur de la vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les crimes.» La Rochefoucauld (Maximes)

Chapitre I

A L'ASSAUT DU POUVOIR (1950-1958)

Les années 50 voient l'irruption d'un homme sur la scène politique guinéenne. Cet homme s'appelle Sékou Touré. Son verbe percutant sensibilise le coeur des opprimés, mais le discours tonitruant cache une soif pathologique de pouvoir. Son comportement social relève plus du théâtre et de l'égocentrisme que de l'honnêteté intellectuelle, de la grandeur d'âme et de l'amour de la Patrie... *

**

1953: c'est l'année où j'entre au «Collège moderne» de Conakry-Donka. Je découvre cette ville de Conakry où la chaleur vous tient nuit et jour, ce qui me fait regretter d'avoir quitté Labé où les nuits sont plutôt fraîches. La plaine de Donka s'étend sur quelques deux cents hectares. Elle n'est occupée, à cette époque, que par les bâtiments du collège moderne et technique. Nous disposons de beaucoup d'espace et, plusieurs fois dans la semaine, nous finissons l'après-midi sur la plage voisine. L'activité de Conakry se note par l'important trafic routier et ferroviaire devant les façades nord et sud du collège. De même on observe, lorsqu'on quitte l'internat le week-end, une grande animation dans le centre de Conakry où fonctionnaires, ouvriers, commerçants, s'adonnent, après le travail, à des activités politiques, syndicales, sportives, artistiques... L'affaire dont on entend le plus parler à cette rentrée scolaire de 1953, c'est la grève du syndicat guinéen. Au cours des derniers mois de cette année, le syndicalisme va s'affirmer en organisant et en réussissant une longue grève. Du 21 septembre au 25 novembre, les travailleurs du chemin de fer, des travaux publics et de différents services publics et privés 25

arrêtent le travail. Ils exigent l'application correcte, à la lettre, du code du travail outre-mer. Les menaces du pouvoir colonial ne les ébranlent ni ne les arrêtent. Les syndicalistes popularisent leurs revendications, obtiennent un puissant soutien moral et matériel de la population. Le pouvoir cède et accède à leurs revendications. A la tête de cette grève et du mouvement syndical, un homme de trente-trois ans: Sékou Touré. Un esprit très volontaire studieux et organisateur

Sékou Touré est un des nombreux commis formés par le pouvoir colonial depuis le début du 20ème siècle. La formation traditionnelle à l'école publique ne lui réussit pas. Le système de notation, de classement, de sélection, d'orientation... ne lui convient pas. II quitte l'école secondaire vers l'âge de dix-huit ans, et s'engage comme commis dans l'administration. Le corps des employés, techniciens et ouvriers est de plus en plus important à Conakry. Sékou Touré s'y fait des amis et organise avec eux des cercles d'étude dont il va tirer grand profit. Il reçoit des cours de géographie, d'histoire, de philosophie et acquiert vite une bonne culture générale. Il sait se former au contact des gens et tirer de chacun le meilleur profit pour les objectifs qu'il vise. Il étudie la littérature politique et sociale universelle et s'intéresse aux écrits de quelques grandes figures de l'histoire comme Abraham Lincoln, Karl Marx, Mao Zédong... Il travaille beaucoup son expression orale et devient vite un grand orateur. Les méthodes hitlériennes et staliniennes d'action politique de masse et de gouvernement trouvent en lui un grand adepte. Sans jamais épouser l'idéal marxiste, il maîtrise le style et la méthode marxistes d'analyse des faits et des rapports sociaux. Il en fait l'un des piliers de son discours. Dans l'action syndicale et politique, il s'appuie avant tout sur la forme dans laquelle il faut envelopper tel phénomène, tel événement, tel individu; le fond du problème vient bien après la forme. Car Sékou Touré est d'abord un agitateur. Tantôt acteur, tantôt metteur en scène, il excelle dans le théâtre politique. Une fois qu'il a monté et présenté sa pièce, il regarde, écoute et compte ceux qui l'applaudissent. Gare à ceux qui n'applaudissent pas! Sa rancune est tenace et meurtrière! 26

Il a le comportement de l'homme sans identité précise, sans idéal profond, sans attaches solides et qui cherche à s'affirmer dans son environnement. L'égocentrisme est le propre de ce genre d'homme. Il m'est arrivé de lire, de relire, de réciter certains de ses discours entre 1957 et 1960, de noter ses déclarations et attitudes en public et en privé. J'en déduis que les Guinéens ont à faire à un agité et un agitateur qui affiche un humanisme de façade, un humanisme ambigu et électoral. Son parti politique, le Parti Démocratique de Guinée (PDG), est créé depuis 1947 comme section guinéenne du Rassemblement Démocratique Africain (RDA). Jusqu'en 1953, le PDG s'est manifesté par la diffusion d'un journal pamphlétaire dont le titre est Coup de Bambou. Un soir, à Labé, alors que je reviens de l'école, je vois, juste devant l'entrée de la gendarmerie toute proche de l'école de Kouroula, un papier avec un gros titre en haut de la page: «Coup de Bambou». Je le ramasse et le lis de bout en bout. On y dénonce des actes d'injustice commis par les agents de l'administration, les commandants de cercle, les chefs de canton, sur des ressortissants guinéens. Quand Yacine Diallo meurt en 1954, le PDG a commencé à s'implanter dans les villes et les villages avec des mots d'ordre assez frappants, souvent très opportuns, et conformes aux désirs des gens. Le PDG se présente comme le Parti justicier, le défenseur des opprimés. La Guinée est encore sous le joug colonial, mais aucun mot d'ordre, dans les discours ou les écrits du PDG, n'appelle les Guinéens à se libérer du joug colonial. Par contre, le but électoral est manifeste et réaffirmé à tout moment: «Votez Syli! Votez pour Eléphant». L'éléphant, syli en langue soussou, est le symbole du PDG. Les humoristes et concurrents ne se lassent pas de signaler que Syli a de grosses pattes, un gros ventre et pas assez de tête, avant de lancer un avertissement: — Ne laissez pas Syli entrer dans votre concession! Il va tout écraser! Le PDG riposte en créant des sections «d'assaut» et des «groupes de choc» chargés, non pas de diffuser des discours raffinés, mais d'utiliser des moyens physiques et psychologiques (bagarres, menaces, visites impromptues et tapageuses dans les quartiers...) pour amener les gens dans ses rangs. 27

Malgré une campagne hardie et musclée, Sékou Touré, candidat du PDG aux élections de 1954, est battu. Par Diawadou Barry. Le vainqueur de Sékou est un agent comptable de l'administration. Diawadou a environ quarante-cinq ans en 1954. Ses méthodes d'action politique sont diamétralement opposées à celles du PDG. Lui travaille plutôt en coulisses, en petits cercles et ne pratique pas l'action de masse. Son parti, le Bloc Africain de Guinée (BAG), ne mène pas une action aussi vive que le PDG. Les commentaires vont bon train à Conakry après ces élections de 1954. Nombres d'observateurs affirment que le résultat n'est pas surprenant car Diawadou a la faveur du pouvoir colonial. L'administration avait certes ses favoris parmi les candidats à la députation. En 1954, ni Diawadou ni Sékou ne mettaient en cause la présence française en Guinée. Sékou semblait plus enclin à bousculer certaines pratiques coloniales injustes. Aussi, le pouvoir se méfiait-il de lui à ce moment-là. En remplacement de Yacine Diallo, Diawadou Ban-y fut donc élu député guinéen au Palais Bourbon (Paris). Sékou Touré analysa profondément son échec. Il passa en revue tous les facteurs internes et externes pouvant influer sur sa marche vers le pouvoir politique. — Facteur psycho-politique: comment, en dehors des discours, faire adhérer des millions d'hommes et de femmes illettrés et ignorants à un parti politique moderne? Facteur ethnique: quel est le mot d'ordre qui peut rallier toutes les ethnies autour du PDG? Comment combattre les Partis concurrents? Comment gagner le Fouta dont les structures sociales, les règles morales et spirituelles sont fortement ancrées dans les esprits? Comment battre un adversaire peul (Diawadou) dont l'ethnie est numériquement dominante? — Facteur colonial: l'administration du territoire ayant «soutenu» Diawadou Barry, aux dernières élections, comment renverser ce soutien et l'obtenir pour soi-même aux prochaines élections? — Facteur international: comment tirer profit des luttes de libération qui secouent l'empire colonial européen, français en particulier? Soucieux avant tout de la forme que doit prendre et revêtir chaque action à mener en Guinée, Sékou Touré se donne une réponse précise à chacune de ces questions. Il a deux atouts majeurs: c'est un excellent orateur qui ne s'embarrasse pas d'idéologie précise, mais qui sait puiser dans la littérature politique mondiale des 28

formules-choc qui frappent ses auditeurs; c'est aussi un grand organisateur, au réflexe politique rapide, très porté vers l'action minutieusement programmée. Fort de sa brillante expérience syndicale, de son pouvoir de communication avec tous les milieux sociaux, de sa connaissance de la société guinéenne en pleine évolution, il va mettre au point une habile stratégie et une vigoureuse tactique. Désormais, il va s'attacher intensément à la réalisation de ses ambitions. Il lutte exclusivement pour la conquête du pouvoir politique. La Victoire passe par la Violence! Après la validation de l'élection de Diawadou, des incidents éclatent à Conakry et dans les environs. Affrontements sanglants, bagarres, incendies, massacres, armes à feu, armes blanches... tout y passe. A Tondon, environs de Dubréka, une jeune femme enceinte, M'Balia Camara, est éventrée au cours d'un affrontement. M'Balia est militante du PDG; son agresseur est membre du BAG. M'Balia Camara restera l'héroïne du PDG.0) Le PDG dispose maintenant de plusieurs sections «d'assaut» à travers tout le pays. De véritables commandos de choc sont lancés dans les villes et les villages. De 1954 à 1958, les affrontements et coups de main ne cesseront pas, en particulier en Basse-Guinée et au Fouta. De la plaine de Donka, les élèves pouvaient observer les incendies à Dixinn, Madina, Coléah. Les commandos reçoivent des ordres précis: briser tous ceux qui ne se déclarent pas militants du PDG et ne présentent pas leur carte de membre. Leur mission est permanente. Ils sèment la violence et la peur partout où ils passent. Ils agiront ainsi jusqu'en 1958. Momo Joe, un de leurs chefs, est particulièrement connu et redouté pour sa cruauté et ses actes de flibustier. (1) J'ai rencontré un de ses fils, alors adjudant de gendarmerie (en 1980). J'étais prisonnier politique au Camp Boiro et lui commandait le groupe de gendarmes chargés de la garde des prisonniers. Apprenant que j'étais professeur, il me demanda de lui donner des cours de français et de calcul. Ce que j'acceptai volontiers. Je lui demandai un soir quels souvenirs il avait gardés de sa mère: — Pas grand'chose, me dit-il. J'avais trois ou quatre ans à sa mort!

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Pour les commandos, tout membre du parti de Diawadou Barry est anti-PDG. Diawadou appartenant à l'ethnie peule, beaucoup de commandos vont assimiler les Peuls aux anti-PDG. Au point que les affrontements apparaîtront souvent comme des oppositions entre groupes ethniques. D'autant que ces commandos sont recrutés dans la masse des chômeurs et déracinés de Conakry, donc des éléments marginaux de la société, des gens sans instruction, quelquefois sans foi ni loi. Cette terreur instaurée par le PDG s'apparente sur beaucoup de points à celle utilisée par les nazis allemands pour des objectifs analogues: la conquête du pouvoir. Suivant le milieu sur lequel ils agissent, les agents du PDG utilisent tantôt l'affrontement physique, tantôt les insultes grossières, tantôt le chantage, tantôt l'humiliation. Par cette attitude constante de ses hommes de main, le PDG se révèle une organisation de nature nazie (national-socialiste), plus que social-marxiste. Aucune déclaration d'apaisement, même hypocrite, n'est faite par Sékou Touré, et pour cause: il est le chef d'orchestre, le metteur en scène de cette tragédie! Il applique un plan politique mûrement arrêté et entrante la Guinée dans les filets qu'il a tissés. L'administration coloniale suivra de près ces événements, mais ne fera pratiquement rien pour arrêter les affrontements. La raison en est donnée par un des pionniers du PDG, Deen Oumar Camara, qui dira: «Le directeur de la Sûreté était un Eurasien, M. Imbert. C'était un progressiste. Il était en contact permanent avec le PDG-RDA. Il nous laissait les mains libres. Nous bénéficiions de la complicité de l'administration.»(2) Ainsi, Sékou Touré avait trouvé des bras droits dans l'administration coloniale. Son plan mûrissait bien et son parti s'implantait chaque jour plus fortement dans le pays.

La Victoire passe par les Femmes En Guinée, pourtant fortement marquée par l'islam (90% de musulmans), l'ignorance (90% d'analphabètes à l'époque), les clivages ethniques, les différences socio-culturelles..., la vie moder(2) Sékou Touré, le héros et le tyran, par I. Baba Kaké, Ed. Jeune AfriqueLivres, 1987, Paris, pp.56-5'7.

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ne s'implante à une bonne allure. Le mouvement des personnes devient très important; les Guinéens commencent à se familiariser avec la voiture, le train, l'avion, le bateau, le téléphone. Une nouvelle vie publique apparaît, exhibitionniste, théâtrale. Elle attire par cela même les femmes oisives des villes. Sékou Touré, mesurant la force politique que représente le corps électoral féminin à l'heure où le droit de vote est accordé à tous les citoyens d'outre-mer, va saisir cette nouvelle vague et faire de l'électorat féminin le moteur de sa marche vers le pouvoir. Pour briser le patriarcat, libérer la femme de l'emprise du mari et la sortir du foyer, Sékou Touré lance le célèbre mot d'ordre: «Chaque matin, chaque midi, chaque soir, les femmes doivent inciter leurs maris à adhérer au PDG-RDA. S'ils ne veulent pas, elles n'ont qu'à se refuser à eux; le lendemain, ils seront obligés d'adhérer au RDA! >>(3)

Ce mot d'ordre est massivement suivi par les femmes Dès 1955, plusieurs ménages connaissent beaucoup d'ennuis car les femmes violent le devoir conjugal et quittent la maison quand bon leur semble. Beaucoup de familles furent ainsi disloquées. Le PDG lance beaucoup d'activités animées par des femmes. Ces activités contribuent à créer une atmosphère de libération physique et sociale de la femme dans tout le pays. Dans ses causeries avec des proches, Sékou Touré avouera très souvent qu'il se fait un devoir d'avoir des rapports intimes avec les femmes qui «dynamisent» la vie du Parti, car, selon lui, ces femmes le considèrent comme leur mari! Et jusqu'en 1970, il passera pour «l'homme des femmes guinéennes»... Certains observateurs voient là un courant d'émancipation de la femme, qui ne peut être que bénéfique pour le pays. Pour d'autres, il n'y avait dans ces attitudes que dévergondage, inconduite et vices nuisibles à la société guinéenne. Toujours est-il que ce courant balaye tout le pays. Tous les responsables et agents du PDG suivent l'exemple du chef, chacun considérant que toutes les femmes de son secteur lui appartiennent! Les enfants naturels naissent à une cadence folle dans toutes les familles, même les plus rigoureuses. Voilà l'une des formes d'humiliation qu'ont subi beaucoup de chefs de famille respectueux des prescriptions morales et religieuses. (3)

Mutations Sociales en Guinée, par Claude Rivière, Ed. Marcel Rivière, Paris, p.105.

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Emancipation? Libération? Intégration de la Femme? Ce qui est certain, c'est que, par une tactique audacieuse, Sékou Touré a réussi à mettre la femme guinéenne de son côté pour la conquête du pouvoir. Va-t-il en faire une citoyenne responsable et engagée pour développer ce pays? Va-t-il en faire un objet de propagande, une «potiche» ou une «boniche»? L'affirmation de l'égalité des droits et des chances est nette au sein du mouvement politique. On assiste même à la formation, sous l'égide du PDG, d'un groupe féminin de pression. Claude Rivière pense que, «bien encadrées et enthousiastes, les femmes resteraient un des atouts majeurs du progrès social en Guinée, si le Parti lui-même ne se laissait pas désagréger par les multiples luttes d'intérêts qui couvent en son sein».( 4) En fait, le PDG n'est pas guidé par une volonté de progrès social et économique pour la Guinée, mais uniquement par l'accaparement à tous prix du pouvoir politique.

La Victoire passe par le louvoiement et l'entente avec les patrons du pouvoir colonial Pour mettre toutes les chances de son côté, lors des prochaines élections, Sékou entreprend de rassurer l'administration coloniale. Il déclare à tous les hauts fonctionnaires qu'il n'est pas communiste et ne le sera jamais. Il désaffilie le syndicat guinéen du syndicat français CGT (Confédération générale du Travail) pour marquer ses distances vis-à-vis du PCF (Parti Communiste Français). Son éloquence, son charme, le chaleureux accueil qu'il est capable de manifester font le reste. Il possède un charisme réel. Il est populaire et sait sympathiser avec tout le monde, en particulier avec les simples gens. Bernard Cornut-Gentille, Gouverneur général de l'AOF, en fait son protégé et aide Sékou à obtenir de nombreux soutiens et sympathies dans l'administration et les milieux politiques français. La gauche et l'extrême gauche soutiendront constamment Sékou Touré dont le langage est proche du leur.

(4)

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Ibid, p.157.

Ainsi, la violence, la femme et le louvoiement permettent au PDG de devenir un puissant parti politique dans le concert guinéen, africain et francophone, et à son Secrétaire général de se hisser au rang des grands leaders politiques d'Afrique Noire. Entre 1954 et 1958, il y eut comme un raz-de-marée PDG en Guinée. Aux élections législatives du 2 janvier 1956, nette victoire du PDG sur le BAG. Trois sièges de députés étaient à pourvoir au suffrage universel. Le PDG en obtient 2 (Sékou Touré et Saïfoulaye Diallo) et le BAG 1 (Diawadou Barry). Mais Sékou estime sa victoire incomplète. Il maintient sa pression sur les autres partis et sur la population. Il organise des attaques systématiques contre ceux qui n'ont pas adhéré à son parti. Dans tous les milieux, on ne parle que du PDG-RDA, en bien ou en mal. El hadj Chailchou Baldé(5), instituteur de la première génération d'enseignants guinéens, écrit dans ses «Notes sur l'évolution»: «Les Foulbé peuvent croire en ce RDA dont la vie légendaire annonça le réveil de l'Afrique. Mais les Foulbé ne verront en Sékou Touré qu'un monstre sanguinaire, armé de yatagan, surgissant de l'ombre.»

Ces mots, écrits en 1957, s'avèreront vrais non seulement pour les Foulbé (Peuls), mais aussi pour tous les autres Guinéens. En politique comme dans toute entreprise, c'est le résultat qui compte. De gré ou de force, les masses guinéennes voteront PDG. Aux élections du 3 mars 1957, le Parti de Sékou remporte une victoire écrasante et obtient 57 sièges sur 60 à l'Assemblée territoriale. Ainsi, par des mots d'ordre qui correspondaient souvent aux aspirations immédiates des masses, par des actions violentes bien orchestrées, par une mobilisation forcée à partir d'idées plutôt vagues, mais avec une mise en scène impeccable, par la passion verbale où l'on confond liberté et libertinage, démocratie et défoulement, violence et violation..., un peuple tout entier met son destin aux pieds d'un éléphant. Un éléphant qui, sur les grandes lignes — indépendance, développement, société — n'a jamais exposé ses idées. En a-t-il d'ailleurs? (5) Mon oncle est décédé le 17 juillet 1972, à l'âge de 66 ans, après avoir été instituteur principal, professeur de collège court, directeur de l'enseignement du premier degré, directeur du Centre National de la Recherche et de la Documentation. Il avait été très affecté et très affaibli par les arrestations de ses fils, frère et neveux entre 1961 et 1971, ainsi que par la mort d'un de ses fils, Thiemo Alillou, dans des conditions non éclaircies.

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La Loi-Cadre de 1956

L'Empire colonial français se rétrécit d'année en année et le peuple de France se lasse de ces guerres coloniales qui n'en finissent pas. En Algérie, les combats font rage et le gouvernement français éprouve de sérieuses difficultés politiques, économiques et sociales. Manifestement, cette Union Française lui pèse lourd sur les épaules. Il décide de lâcher du lest du côté de l'Afrique Noire en donnant aux colonies de cette région une semi-autonomie de gestion. Ce fut la loi-cadre ou loi Gaston Defferre, votée le 23 juin 1956. Par cette loi, un gouvernement du territoire guinéen est formé et comprend: — un Président du Conseil de gouvernement (l'ancien gouverneur français); — un Vice-Président de ce même Conseil (le chef du Parti majoritaire); — des ministres, des députés. Les observateurs reprocheront à cette loi de consacrer la division de l'Afrique Noire en micro-Etats peu viables. Sékou Touré forme donc un gouvernement de semi-autonomie (affaires intérieures). Ce gouvernement prend quelques décisions concrètes: redécoupage administratif, relèvement du salaire minimum (SMIC)... La décision la plus importante est la suppression de la chefferie coutumière dans tout le pays. Auparavant, les chefs de canton étaient nommés par l'administration coloniale et exécutaient les ordres des commandants de cercles concernant les impôts, travaux publics, campagnes sanitaires, recrutements... Beaucoup de chefs de canton ne cachaient pas leur opposition au PDG. En supprimant la chefferie et en la remplaçant par des agents (commandants d'arrondissements) nommés par le nouveau gouvernement, le PDG achevait sa mainmise sur l'ensemble du territoire. Le Putsch d'Alger

1958: rien ne va plus dans les milieux politiques en France! Les gouvernements se succèdent à une cadence folle tandis que les embuscades se multiplient dans le djebel algérien où la guerre fait chaque jour de nombreuses victimes. Cette déconfiture politique 34

rejaillit sur l'armée. Le 13 mai 1958, un Comité de Salut public où siègent des officiers supérieurs est formé à Alger. Le gouvernement français, à Paris, est pris de cours et n'a pas les moyens nécessaires pour se faire obéir. C'est alors que René Coty, Président de la République, décide de faire appel «au plus illustre des Français»: le général De Gaulle. Il lui demande de prendre en mains les affaires du pays et d'épargner à la France «le chaos» qui la menace. De Gaulle accepte et propose de doter la France d'une nouvelle Constitution qui remettra de l'ordre dans la vie politique française. Cette Constitution envisage de nouveaux types de rapports entre la France et les Territoires d'outre-mer. Un référendum sur cette Constitution est fixé au 28 septembre 1958. Pour un Oui ou pour un Non Un grand débat national, libre et ouvert, a lieu en Guinée à l'occasion de la campagne pour le Référendum de 1958. C'est d'abord au sein du mouvement étudiant guinéen que les idées et les positions les plus claires sont avancées. Les associations régionales d'élèves et d'étudiants sont devenues très influentes dans toutes les régions du pays entre 1954 et 1958. Durant les vacances scolaires, de juillet à octobre, ces associations mènent une intense activité culturelle et sociale: cours de vacances, alphabétisation, conférences, théâtre, rencontres de jeunes, visites de sites historiques et touristiques. L'Association des élèves et étudiants de Labé groupe, en 1957, plus de 100 membres actifs: collégiens, lycéens, normaliens, étudiants des universités et des écoles supérieures. Le patriotisme et le nationalisme des étudiants s'affirment nettement à chacune de leurs manifestations. De nombreuses conférences-débats traitent de l'émancipation des masses, de l'indépendance nationale, du développement économique et social. Ces conférences connaissent une forte affluence dans les villes; elles sont faites en français et en langues nationales: soussou, peul, malinké, kissi,... Elles familiarisent le Guinéen avec le débat politique et culturel. Intellectuels, fonctionnaires, commerçants, travailleurs salariés, prennent conscience de la notion de «pays colonisé», de «pays dépendant et indépendant», de «pays développé», etc. 35

L'action des étudiants entre 1955 et 1958 avait permis de populariser l'idée d'indépendance en Guinée. Aussi, lorsque la campagne pour le référendum est lancée, les étudiants n'ont-ils aucune difficulté à démontrer que la Guinée peut et doit prendre son indépendance. Le référendum annoncé pouvant conduire à l'indépendance en cas de victoire du NON, les étudiants, par des affiches, des publications, des conférences, des contacts individuels, s'engagent à fond pour la victoire du NON. Mais les étudiants ne forment pas un parti politique. En 1957, il y a trois partis politiques en Guinée: — le PDG-RDA dont le Secrétaire général est Sékou Touré et le Secrétaire politique Saïfoulaye Diallo; — le BAG (Bloc Africain de Guinée) ayant à sa tête Diawadou Barry et Karim Bangoura; — la DSG (Démocratie Socialiste de Guinée) avec Ibrahima Barry III, Chaikhou Baldé et Alata Jean-Paul comme principaux responsables. A côté de ces partis politiques, il y a une foule d'associations socio-culturelles à caractère régional ou ethnique: Union du Mandingue, Amicale Gilbert-Vieillard, Union des Métis, Comité de la Basse-Guinée, Union Forestière, etc. En 1958, le BAG et la DSG fusionnent et forment la Section guinéenne du Parti du Regroupement Africain (PRA) (qui est un ensemble panafricain comme son nom l'indique): le RDA et le PRA deviennent ainsi les deux grands partis politiques de la Fédération de l'Afrique Occidentale Française. Réunis en congrès à Cotonou, les membres du PRA décident de faire campagne pour le NON, affirmant ainsi leur option pour l'indépendance immédiate des colonies. Ainsi, en ce mois de juillet 1958, le mouvement étudiant et le PRA engagent les Guinéens à voter NON au référendum. Reste le PDG. Jusque-là, pas de référence à l'indépendance ou à un quelconque mode de développement économique dans les déclarations des responsables du PDG. Ils parlent bien de «liberté» et leur journal a d'ailleurs pour titre Liberté. Mais il s'agit de toute évidence d'une liberté de l'individu dans le cadre de l'Union Française. L'arrivée du Général De Gaulle à Conakry, le 25 août 1958, les multiples tractations au sommet, le choc de personnalités aux mentalités socio-politiques différentes..., vont conduire Sékou Touré à adopter la même position que les étudiants guinéens et le PRA-Guinée. 36

Un tribun de classe Tout Conakry est rassemblé ce jour-là dans le quartier administratif, à l'arrivée du Général De Gaulle. En ajoutant les milliers d'hommes et de femmes venus de l'intérieur, cela fait quelque cent mille personnes qui veulent voir et écouter les politiciens et leurs politiques. Après le bref discours de bienvenue de Saïfoulaye Diallo, Président de l'Assemblée Territoriale, Secrétaire politique du PDG, Sékou Touré, Vice-Président du Conseil de Gouvernement, Secrétaire Général du PDG, prend la parole. Son accent est percutant; son verbe résonne comme un marteau sur l'enclume. Sa voix, mi-grave à l'époque, déclame des revendications assez générales sur la dignité humaine. Sa dialectique s'inspire directement et nettement de la littérature marxiste et des grandes idées de quelques hommes politiques de l'histoire universelle. Le discours est bien rédigé et l'orateur l'interprète en excellent acteur qu'il est. Devant lui, Charles De Gaulle, un militaire de classe qui a résisté, combattu et vaincu l'envahisseur nazi, mais aussi un homme d'expérience, de bon sens et de réflexion, qui représente la France, la puissance coloniale. Sékou Touré parle: «Nous avons, quant à nous, un premier et indispensable besoin: celui de notre dignité. Or il n'y a pas de dignité sans liberté... »(6) Ces mots vont droit au coeur et à l'esprit des colonisés et autres opprimés; ils expriment les sentiments et ressentiments de chacun. Le ton se fait de plus en plus saisissant à mesure que l'orateur sent la communion entre la foule et lui. Il continue:

«...Toute contraine imposée et subie dégrade celui sur qui elle pèse, lui retire une part de sa qualité d'homme et en fait arbitrairement un être inférieur. Nous préférons la liberté dans la pauvreté à l'opulence dans l'esclavage.» c7) La foule applaudit puissamment et l'atmosphère monte en chaleur et en pression. Ce discours, retransmis à la radio, fera rapidement le tour de la Guinée et du monde francophone. Sékou Touré vient de faire une entrée éblouissante sur la scène politique internationale. Son discours, rédigé sur fond anticolonialiste et présenté (6)

Sékou Touré: Œuvres, Tome I, p.55.

(7)

Ibid.

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dans un style qui rompt avec le protocole habituel des discours de réception, fait apparaître un homme qui a quelque chose à dire. Aucune allusion, dans ce discours, à «l'homme du 18 juin», expression chère aux admirateurs du général. Bien qu'ayant reçu auparavant une copie du discours de Sékou Touré(8), le général De Gaulle en reste comme souffleté. Sa réponse jaillit claire et nette, réponse d'homme politique hautement avisé de la vie des nations et des peuples: «Je dis, plus haut ici qu'ailleurs: que l'indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre. Elle peut la prendre le 28 septembre en disant NON à la proposition qui lui est faite et, dans ce cas, je garantis que la métropole n'y fera pas obstacle. Elle en tirera bien sûr les conséquences, mais d'obstacle elle n'en fera pas, et votre pays pourra, comme il le voudra, dans les conditions qu'il voudra, suivre la voie qu'il voudra.» o9> Ces mots achèvent de surcharger l'atmosphère. Deux orateurs ont parlé dans un style et sur un ton révélateur de leurs personnalités. Une foule politiquement mobilisée a réagi aux discours comme si elle participait directement au débat. Dès lors, les réactions de Sékou Touré et de De Gaule tiendront davantage compte de l'atmosphère ainsi créée que du contenu réel du discours de Sékou Touré. Dans cette ambiance de choc politique, on a comme l'impression que les deux leaders sont diamétralement opposés dans leurs lignes politiques. C'est certainement le sentiment du Général qui manifestera une certaine nervosité, un agacement. Il partira d'ailleurs sans serrer la main de Sékou Touré, et avouera à Pierre Messmer et Bernard Courut-Gentille: — On ne peut rien faire avec cet homme-là! Pourtant, le PDG n'a pas encore pris de décision officielle concernant le vote au référendum. Les tentatives du Gouverneur pour concilier les attitudes du Général et de Sékou Touré ont échoué. Le PDG demande que la nouvelle Constitution donne plus de garanties en matière d'évolution politique des colonies (droit au divorce franco-africain, droit à l'indépendance et à l'égalité juri(8) Selon J. Lacouture, «Le discours perdu» par Foccart n'a pas été lu par De Gaulle avant la réception à Conakry (cf: Le Monde: 2-3 octobre 1988). (9) Sékou Touré, CEuvres, Tome I, p.88.

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Bique des peuples associés...). Mais pour le Général De Gaulle, la nouvelle Constitution est à prendre ou à laisser. Début septembre 1958, le PDG décide de voter NON au référendum, n'ayant pas obtenu les garanties qu'il demandait.

Une volonté nationale Un élan patriotique Ainsi, à la mi-septembre 1958, toutes les forces politiques guinéennes sont unanimes pour voter NON et accéder à l'indépendance: Mouvement étudiant, Parti du Regroupement Africain de Diawadou Barry et de Ibrahima Barry III, Parti Démocratique de Guinée de Sékou Touré et de Saïfoulaye Diallo, tous engagent la population à voter NON. De Benty à Siguiri, de Boké à N'Zérékoré, une conscience nationale a germé dans les esprits et la volonté d'indépendance devient ardente dans le coeur de l'écrasante majorité des Guinéens. Un vent de liberté et de libération, d'unité et de progrès, balaye les quatre régions du pays. Chacun y a mis du sien: intellectuels, travailleurs, étudiants... A la veille du 28 septembre — c'est d'abord cela que l'Histoire doit enregistrer, s'agissant de l'évolution politique de la Guinée Sékou Touré a certes fait un discours remarquable qui lui donne une autre dimension sur la scène politique nationale et internationale, mais les étudiants guinéens ont, avant lui, largement sensibilisé les populations à l'idée d'indépendance. Quand plus tard la propagande du régime présentera Sékou Touré comme «l'homme du 28 septembre», la vérité historique nuancera et précisera qu'il s'agissait plutôt du «Peuple du 28 septembre». A ceux qui s'inquiètent du fait que la Guinée soit encore dans une situation moyenâgeuse, incapable de fabriquer même une aiguille, les patriotes expliquent que c'est l'indépendance et la volonté qui mènent au savoir-faire national. C'est donc dans un élan patriotique général, avec une conviction politique profonde, que Guinéens et Guinéennes se rendent aux urnes ce dimanche 28 septembre 1958. Je suis désigné comme secrétaire du bureau de vote de Zâwia, au nord-ouest de Labé, bien que n'étant pas civilement majeur à l'époque. C'est que l'administration doit confier le secrétariat des bureaux de vote à des lettrés et, manquant de personnel, elle a fait appel aux étudiants en vacances à cette époque de l'année. 39

Zâwia est un des grands centres religieux du Fauta Djalon, à l'instar de Koula Mawdé, Sagalé, Labé-NDéppéré... Beaucoup de tâtibâbé (étudiants) y apprennent les dogmes de l'islam, les sciences humaines, la langue arabe. Mon oncle Thiemo Mamadou Bah, membre du PRA, m'a remis une lettre pour le chef religieux de Zâwia. Après lecture de la lettre, le derviche, qui mène dans ce village une vie cloîtrée et presque ascétique, me signifie en termes très sobres, laconiques, que le nécessaire sera fait. La journée est très calme, comme le village lui-même. Très peu de femmes sont venues voter car, à Zâwia, les femmes ne sortent pas beaucoup de leur gallè (habitation) et le vent de l'émancipation féminine n'a pas encore soufflé ici. Vers 17 heures, le président du bureau de vote, un ancien combattant de la guerre 1939-45, et moi-même, décidons de fermer, les électeurs ne se présentant plus. Je fais mes comptes: — Nombre d'inscrits: 1870 — Nombre de votants: 910 Je demande au président si nous pouvons faire voter tout le monde. — Comment cela? répond-il. — En mettant nous-mêmes les bulletins dans l'urne! -- Pas normal, rétorque-t-il. Mais je vous fais confiance! Faîtes pour le mieux! Je prends quelques 300 bulletins NON et les jette dans l'urne. Puis je remplis le bordereau. Nous reprenons la route et arrivons à Labé-Ville vers 19h30. Nous déposons le dossier au centre de dépouillement et nous signons le procès-verbal. Ainsi votèrent les Guinéens à travers toute la Guinée. Au dépouillement, les chiffres suivants furent officiellement annoncés: -- 1.134.324 NON — 56.981 OUI Le NON l'emporte avec plus de 95% des votants! Certains esprits passionnés de politique et fermés aux règles de la démocratie et de la liberté de vote, regrettèrent ouvertement qu'il y ait eu «tous ces OUI». Labé et Dalaba, deux villes de Moyenne Guinée qui avaient fourni l'essentiel de ces 56.981 OUI, furent pendant longtemps traitées de «centres des féodaux et des réactionnaires», parce que quelques-uns y avaient osé voter OUI. Les totalitaristes voulaient l'unanimité là où l'on cherche une majorité consciente et engagée pour le développement du pays! L'indépendance de la Guinée est donc proclamée le 2 octobre 40

1958, une indépendance obtenue avec la participation enthousiaste et responsable de tous les Guinéens. Sékou Touré devient Président de la République naissante. Son discours devant le général De Gaulle lui a conféré un grand poids politique, tout en entraînant dans son giron nombre de Guinéens qui lui étaient encore hostiles. Par ce vote historique, un vent de liberté et de progrès souffle vivement sur la Guinée. Un grand pas vient d'être franchi par les Guinéens, en toute concorde. Un nouvel espoir de bien-être emplit et enthousiasme les cœurs et les esprits. On oublie les morts, on oublie les incidents sanglants, les actes de violence physique et politique qui ont secoué le pays depuis 1954 jusqu'en mai 1958.

Fusion sans Conditions Les chefs du PRA (Diawadou Barry et Ibrahima Barry III) décident de dissoudre leur Parti. Ils avouent se plier aux nouvelles exigences d'unité et de développement de la Nation naissante pour fondre leur organisation dans le PDG. Aucune déclaration officielle n'est publiée sur les conditions de la disparition de leur parti de la scène politique guinéenne. De leurs entretiens avec Sékou Touré, rien n'est communiqué au public ou à leurs militants d'hier: ni accord politique, ni plan d'action économique et social! Ce ralliement au PDG sera considéré comme une simple reddition par certains observateurs, comme un repli inopportun par d'autres, comme un geste généreux et sincère en faveur de l'unité et de la cohésion nationale par les plus optimistes. Pour l'heure, on savoure la victoire. Les Guinéens se réjouissent d'être libres et indépendants sans avoir eu à mener une guerre dévastatrice. L'enthousiasme se confond avec la sincérité et la bonne volonté des uns, l'inexpérience et l'inconscience des autres, l'ignorance et l'ignominie d'une troisième catégorie. Les divergences et les contradictions sont remballées dans la valise de l'ère coloniale désormais révolue en Guinée.

L'aube de la Première République A l'extérieur de la Guinée, l'indépendance est saluée comme un acte de courage et de clairvoyance. Le Ghana, l'Egypte, le Maroc, les pays socialistes, sont les premiers à reconnaître la nouvelle République. 41

Les intellectuels du monde francophone sont très sensibles aux déclarations de Sékou Touré devant De Gaulle, le 25 août. De ce jour, nombre de progressistes ont vu en lui un combattant déterminé contre le colonialisme et l'impérialisme. Beaucoup de cadres concrétisent leur sympathie pour la Guinée; ils viennent des quatre coins du monde pour aider les Guinéens à prendre en mains leurs nouvelles responsabilités. A la rentrée scolaire de novembre 1958, la plupart des professeurs français ne sont pas revenus. Mais des dizaines de professeurs du monde francophone, très qualifiés, sont là pour qu'aucune classe ne manque de maître. Ce sont des Antillais (Haïti, Guadeloupe, Martinique), des Belges, des Français, des Vietnamiens, des Ivoiriens, des Maliens, des Sénégalais, des Voltaïques (Burkinabè), des Nigériens... tous expérimentés, mais surtout pleins de bonne volonté et sincèrement engagés. De même, les Guinéens de la diaspora font leurs valises et rentrent en Guinée: hauts fonctionnaires et cadres administratifs et techniques (Diallo Telli, Fofana Karim), hommes d'affaires d'envergure (Baïdy Guèye, Mamadou Touré dit Petit Touré). Tout ce beau et bon monde se met à la disposition du nouveau pouvoir. Sékou Touré forme un gouvernement en s'attachant, dans cette phase de démarrage, à satisfaire chacun des groupes d'intérêts vivant dans le pays. Une Constitution est rédigée, dans laquelle les droits universels et les libertés fondamentales sont reconnus aux Guinéens. La Guinée entre aux Nations Unies avec l'appui de beaucoup de nations du monde socialiste, du monde capitaliste et du tiers-monde. Tous les Guinéens s'accordent de se donner une nouvelle conscience, une nouvelle détermination, de nouveaux objectifs permettant à leur pays d'aller de l'avant. Après le face-à-face De Gaulle-Sékou Touré, les Guinéens croient en la volonté et en l'aptitude de leur Président à conduire la nation sur le chemin du progrès et de la justice. Mais l'Afrique Noire, la Guinée en particulier, en est encore à un stade où on sacralise le chef; on se soumet à lui comme à un sorcier. A l'admiration pour cet homme dont les paroles portent un coup sévère au colonialisme agonisant, s'ajoutent l'adulation, l'allégeance et la mythification propres aux esprits arriérés d'un milieu sous-développé. Paysans, travailleurs salariés, fonctionnaires, intellectuels, bref, les Guinéens, toutes catégories sociales confondues, se donnent et s'abandonnent à Sékou Touré comme un mala42

de du village abandonne son sort au charlatan-guérisseur. L'idéologie de l'Afrique ancestrale est encore à la base du comportement socio-politique du Guinéen. Pourtant, en examinant la suite des événements depuis 1954, en y réfléchissant, il y a déjà de quoi être perplexe. «Toute contrainte imposée et subie dégrade celui sur qui elle pèse», a dit Sékou Touré, le 25 août 1958, devant l'opinion mondiale. Or, sur le terrain socio-politique, ce même orateur a jusqu'ici utilisé ouvertement, délibérément et sans discernement la contrainte et la violence sur les populations guinéennes pour arriver au pouvoir. Le voilà à présent bien installé comme Président de la République. Mais entre ses paroles et ses actes, le fossé est déjà manifeste: bonnes et belles paroles, actes contraires. Ne va-t-il pas dégrader la Guinée et les Guinéens? En cette fut d'année 1958, la Guinée est un nouveau-né qui s'ouvre à la vie et au monde. La plupart des Français sont partis sur ordre de Paris. Fonctionnaires, agriculteurs, industriels, commerçants... ont fait leurs valises. La Guinée est désormais aux Guinéens!

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Chapitre II

CHRONIQUE DES ANNÉES TERRIBLES (1959-1978)

«fis ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés».

La Fontaine Une dictature à visages multiples étouffe la concorde nationale qui a permis d'obtenir l'indépendance, confisque brutalement en quelques mois toutes les libertés fondamentales, enserre les populations dans un vaste réseau de polices occultes et parallèles, arrête, emprisonne et liquide des milliers de paysans, ouvriers, intellectuels et cadres. Finalement, ce régime qui se disait révolutionnaire se révèle particulièrement rétrograde et brise les ressorts de la vie économique et sociale d'un pays où les gens ne demandaient qu'à travailler et à vivre en paix. * **

Janvier 1959: Premières exécutions publiques

Le lycée de Donka s'est agrandi au fil des ans, occupant maintenant les deux tiers de la plaine de Donka. En ces premiers mois d'indépendance, le complexe scolaire groupe une vingtaine de bâtiments. Les élèves sont internes à 90%. Ils sont nourris, logés et habillés correctement. Quelque 2500 élèves suivent les cours du Lycée Technique, du Lycée classique et moderne ainsi que du Centre d'apprentissage. Ce matin de janvier 1959, les élèves du Lycée prennent leur petit-déjeuner dans le grand réfectoire. Arrive un messager qui monte sur une chaise, au milieu de la salle, et demande le silence. — Je vais vous lire un communiqué du Comité PDG de Donka, annonce-t-il. 45

Silence complet. Et l'homme poursuit: — Une exécution publique aura lieu ce matin à Boulbinet. Des hommes indignes de la Nation se sont rendus coupables de vol après avoir été grâciés en octobre dernier par le Président. Les élèves, comme tous les militants de notre Parti, doivent assister au châtiment suprême que le Parti infligera à tous les fauteurs de troubles. L'homme s'en va et les élèves avalent dans un lourd silence la déclaration qu'ils viennent d'entendre. Une heure après, trois cars s'arrêtent devant la salle de permanence du Lycée. Quelque cent cinquante élèves y prennent place, des élèves du second cycle. A Boulbinet, un des quartiers de la presqu'île de Tombô (Conakry), il y a foule: hommes et femmes de tous âges. Un condamné est attaché à un poteau. Ses yeux sont bandés. II fait dos à la mer. J'apprendrai quelques minutes plus tard qu'il s'appelle Chérif Camara. Un peloton d'exécution est là, l'arme au pied. Un homme s'avance, lit une sentence puis le Chef du peloton lance les ordres. Un bruit sec et la tête du condamné tombe sur son épaule. Le Chef du peloton s'avance à quelques pas du condamné, arme son pistolet et donne trois coups de grâce. Le sang coule à flots jusqu'à terre. Les soldats détachent le cadavre, le recouvrent d'un linge et le jettent dans un camion. Le Chef de Peloton déclare: — Mission accomplie. On voit alors des jeunes et des vieux pleurer et perdre connaissance. C'est la première fois qu'ils subissent une telle scène. Un jeune homme crie: — Pourquoi nous oblige-t-on à voir ça? Pas de réponse. Chacun s'en va, hébété, abasourdi. On se disperse dans la tourmente. Renseignements pris, le condamné avait volé des bananes en plein marché de Conakry alors qu'il venait d'être grâcié. Deux autres exécutions pour les mêmes raisons ont eu lieu à Kindia (Samba Diallo fusillé) et à Friguiagbé. L'année 1959 démarre ainsi sous le signe du sang et de la liquidation physique. Pour ceux qui pensent que le décompte des morts s'est arrêté au lendemain du référendum, la désillusion est amère. La peur revient. Par la volonté du Président. Fidèle à ses méthodes d'action de masse, le PDG, devenu Parti Unique de la Guinée, implante partout des Comités de Quartier. 46

Partout on entend, on affiche un mot d'ordre: «Reconversion». Tout est prétexte pour les agents du Parti, à parler de «reconversion», à accuser tel ou tel de ne pas être «reconverti». Cela signifie en fait que tout le monde, sans exception, doit intégrer le Parti et obéir aux ordres du Parti. Dissolution du mouvement étudiant Création de la Jeunesse du Parti

Dès février 1959, le Gouvernement annonce la tenue prochaine d'un important Congrès, le Congrès constitutif de la Jeunesse du Rassemblement Démocratique Africain (JRDA). Ce Congrès devra consacrer l'unification de toutes les Organisations de Jeunes existant dans le Pays, quels que soient leurs buts et leurs activités. Apprenant cela, les étudiants guinéens, organisés au sein de l'Union Générale des Elèves et Etudiants de Guinée (UGEEG), décident de tenir un Congrès pour définir leur place et leur rôle dans la JRDA naissante. A la Délégation de 1'UGEEG venue demander à Saïfoulaye Diallo, Secrétaire politique du PDG, l'autorisation de tenir un Congrès, Saïfoulaye répond: — «Vous pouvez tenir votre Congrès entre ciel et terre si vous voulez, mais pas en Territoire guinéen»... Il est donc clair que les étudiants n'ont plus droit à la parole, eux qui ont été, durant les années 40 et 50, les porte-drapeaux de l'éveil socio-culturel et de la lutte anticoloniale en Guinée. De ce point de vue, force est de constater que le régime colonial tolérait la liberté d'expression alors que le PDG l'interdit purement et simplement. Le coup n'est pas moins dur que les exécutions de janvier. Adieu liberté d'association, de réunion, d'expression! Le 26 mars 1959, avec tout le cérémonial que le Parti est capable de déployer, la JRDA est constituée. Désormais, il n'y a plus d'UGEEG, plus d'Association socio-culturelle régionale ou nationale, plus de club sports-loisirs, mais des Comités JRDA partout, à l'instar des Comités du Parti et des Comités de Femmes. Il est précisé aux étudiants guinéens à l'étranger (Europe, Afrique, Amérique, Asie) que toutes leurs activités doivent être supervisées par le Parti; qu'ils ne doivent pas, par exemple, se ma47

rier à l'extérieur sans le consentement du Parti, faire des déclarations ou des publications sans en référer au Parti... Les étudiants qui avaient une solide tradition de lutte pour les Droits et les Libertés de l'Homme ne peuvent se résigner à un rôle de «béni-oui-oui». Ils entendent participer pleinement à tout ce qui fait la vie du peuple guinéen. C'est alors que commence une longue guerre entre le pouvoir et les étudiants. L'intégration de la Jeunesse au sein du Parti ayant été consommée, l'imagination intarissable de Sékou Touré lance un autre mot d'ordre... «Primauté du politique sur le technique»

Le problème de l'utilisation effective et efficace des cadres et techniciens est suivi de près par tous les Guinéens et par tous les pays et organismes internationaux désireux de coopérer avec la Guinée. Chacun s'attend à être employé au mieux de ses compétences, de sa formation, de son expérience, de son engagement pour le développement général du pays. Mais pour Sékou Touré, le technicien c'est celui qui a prouvé son attachement au Parti, qui s'engage à suivre la ligne du Parti, qui manifeste quotidiennement son allégeance totale à la personne du Président. Celui-là passe avant tout autre. Pour un pays comptant 90% d'analphabètes, une telle décision a de quoi faire frémir. Les responsables du Parti entre 1954 et 1984, ont ainsi souvent été des analphabètes, au mieux des instituteurs à peine du niveau secondaire ou des commis de l'administration coloniale, sans idéal politique, sans engagement pour la Patrie. Dans leur écrasante majorité, les agents du PDG ont été véritablement des créatures médiocres, sans culture, sans capacité professionnelle; ils se sont révélés de simples valets adulateurs et budgétivores. Sékou Touré a joué tout son règne durant avec cette clientèle primaire de petits fonctionnaires coloniaux habitués à plier l'échine devant le Chef, à se montrer arrogants envers leurs subordonnés et les administrés. Le pouvoir du PDG a été le règne de ces petites gens dont l'ouverture sur le Monde, sur les grands problèmes politiques, économiques et sociaux était très faible, voire nulle, tout comme leur esprit d'analyse, de synthèse, de conception, de réalisation. 48

Ces petites gens, dès le départ, dès leur entrée en scène, vont confondre liberté et licence, indépendance et démolition. Ils feront du Parti un engin de répression et de régression. A ma connaissance, le PDG n'a jamais ouvert une Ecole de Formation des Cadres politiques. Dans l'ensemble, ce sont les discours du Président qui tiendront lieu de cours de sciences politiques, économiques et sociales. Les discours se résument toujours à trois mots: PRIMAUTÉ DU PARTI. A partir de cette conception qu'on affiche partout, les dés sont jetés: la Guinée va être dirigée par des ignorants, des irresponsables, de vulgaires aventuriers du pouvoir, de l'argent et du sexe. La primauté du Parti, acceptable par ailleurs, devient un fléau national quand le Parti est aux mains de ce genre d'hommes. Cette décision d'instituer la primauté du politique met au grand jour le dédain de Sékou Touré à l'endroit des intellectuels, des techniciens, des producteurs. Faraban Camara, ministre de l'Enseignement Technique dans le premier gouvernement de Sékou Touré est le premier cadre à mesurer le danger de cette loi et à quitter le pays. Comment expliquer une telle attitude chez Sékou Touré? Ce tribun hors-pair, autodidacte à l'intelligence vive, à la mémoire forte, ne digérait pas ses insuccès scolaires; il accusait et ses maîtres et ses camarades de l'avoir évincé! Sa rancune était tenace, terrible et meurtrière! La primauté du politique sur le technique aura pour conséquence la liquidation ou la mise à l'écart des trois premières générations de cadres et techniciens guinéens. Ce qui a laissé une plaie dont la Guinée est loin de guérir. 1960: Monnaie nouvelle et complot La plupart des techniciens français ayant quitté le pays dès octobre 1958, les activités de production ont subi une baisse générale, en particulier dans l'agriculture, le commerce et les services. Dès 1960, les denrées alimentaires commencent à se faire rares, en particulier les denrées importées (farine, lait, etc.) Le ler mai 1960, la Guinée émet sa propre monnaie. Le franc guinéen remplace le franc CFA et la Guinée quitte la Zone Franc. Cette mesure est considérée comme positive par tous ceux qui espèrent que les Guinéens vont prendre en mains leur économie, 49

mettre en valeur leurs ressources humaines et naturelles et gérer efficacement leur pays. La monnaie guinéenne n'ayant plus cours dans les pays voisins, des difficultés se présentent pour les Guinéens qui, traditionnellement, travaillent au Sénégal et utilisent leurs revenus en Guinée. A la frontière Guinée-Sénégal, des incidents éclatent entre des gendarmes-douaniers et des voyageurs guinéens. Les voyageurs réclament leur argent et accusent les douaniers d'escroquerie. Le Président est informé de ces incidents qui se multiplient. Il ordonne de fermer la frontière et d'arrêter tous ceux qui s'y présentent. Il réunit les responsables du Parti, de l'Armée et de la Sécurité. H leur annonce que la Guinée est victime d'un complot. Mais quel complot? Sékou Touré fait exposer des armes à la permanence du Parti, à Conakry-Gare. Il fait arrêter de nombreuses personnes, non seulement à la frontière, mais aussi à Conakry, Kindia, Labé, etc. Il déclare à la radio que la Guinée est victime d'un complot «contre-révolutionnaire pro-français»; que les complices guinéens sont arrêtés; qu'il connaît les noms des Français impliqués; que les armes saisies peuvent être vues à la permanence. On va à la permanence et on regarde. Il y a là des armes sur une estrade. Pour ceux qui ont fait leur Service Militaire, qui ont manipulé différentes armes, un fait est évident: les armes exposées sont des armes tchèques, celles-là mêmes que la Tchécoslovaquie vient de livrer à la Guinée, après le refus des pays occidentaux à qui le Gouvernement guinéen s'est d'abord adressé. Comment ces armes peuvent-elles servir à un «complot pro français» et se retrouver entre des mains autres que celles des militaires guinéens à la frontière du Sénégal, sans qu'il y ait eu une seule action militaire, un seul coup de fusil tiré? En homme exclusivement politique, jaloux de son pouvoir et prêt à parer à toute éventualité pour conserver son fauteuil, Sékou Touré a en fait réagi à un aveu qu'en toute bonne foi Barry Diawadou lui a fait quelques mois plus tôt. Lorsque les parachutistes français ont reçu l'ordre de quitter leur base de Dalaba, Barry Diawadou, ancien député au Palais-Bourbon, a été contacté. Les Français lui ont demandé s'il voulait prendre le pouvoir. — Non! a répondu Diawadou. J'ai donné ma parole à Sékou Touré et au Gouvernement de la République de Guinée. Je n'entends pas renier mon engagement. Les soldats français et avec eux quelques militaires guinéens qui ont choisi de rester Français, quittent la Guinée sans incident. 50

Diawadou Barry, ministre de l'Education Nationale, informe Sékou Touré de ce contact et souligne au Président son engagement, lui Diawadou devant Dieu et devant ses compatriotes, de ne jamais créer une situation de lutte fratricide entre les Guinéens. Le Président enregistre et le remercie. Un remerciement bien «politique». Dès lors, la préoccupation de Sékou Touré sera de prévenir toute action française en Guinée. Il faut pour cela sortir sans tarder de la Zone Franc, échapper à l'emprise économique française. Ensuite trouver un mobile accusant la France de vouloir renverser son régime. C'est ce qu'il fait rapidement en mars et avril 1960. En même temps qu'il accuse les Français, Sékou Touré va faire arrêter beaucoup de Guinéens toutes catégories sociales confondues. Ainsi, on peut citer: — l'ingénieur des télécommunications Yaya Diallo, dont la femme Madame Yvonne Diallo est professeur de mathématiques au Lycée de Conakry. Yaya Diallo sera incarcéré et torturé au Camp de Camayenne (devenu plus tard Camp BOIRO). Libéré, il quitte la Guinée et mourra peu après en France des suites de la torture. — l'avocat Ibrahima Diallo, un homme qui ne cache pas les insuffisances de Sékou Touré en tant qu'homme politique. Il sera exécuté. — l'imam de Coronthie (quartier de Conakry) sera torturé et exécuté. — le libraire de Kindia, Dâï Baldé, sera incarcéré et torturé pendant quelques mois. Libéré, il va s'exiler. Et bien d'autres dont on ne parlera jamais. Que leur reproche le Président? De dire ce qu'ils pensent, d'avoir une certaine notoriété par leur travail et leurs relations sociales, de vivre en hommes libres et responsables... Quelles sont les réactions dans le Pays? Les agents du Parti sillonnent le pays et racontent à la foule rassemblée les «forfaitures des contre-révolutionnaires». Nul n'ose poser la moindre question sur les faits ou sur les condamnés. Les mêmes agents demandent à la population de mettre en quarantaine les familles des condamnés. Ainsi, le coup du Président lui a parfaitement réussi. Son «complot» lui permet d'asseoir son pouvoir en semant la peur et la suspicion dans les esprits. «Le complot» va être érigé en système de Gouvernement. Désormais, tous les deux ans en moyenne, Sékou Touré fabriquera un 51

«complot» et fera des mises en scène spectaculaires. Son génie inventif ne tarira jamais sur ce point. Les Guinéens vont compter les morts par centaines chaque année. Les Camps militaires (Camp Boiro, Camp Alfa Yaya, Camps de Kindia, Labé, Kankan, N'Zérékoré...) les gendarmeries, les commissariats de police, les frontières (notamment Guinée-Sénégal et Guinée-Côte d'Ivoire) vont devenir des centres d'extermination de citoyens guinéens. Sur ordre de Sékou Touré.

«Créer l'homme nouveau» Au cours de l'année 1960, une destruction massive d'écrits de toutes sortes (livres, journaux, revues, documents administratifs, techniques, juridiques) est ordonnée par Sékou Touré dans tous les Services Publics. Les archives sont vidées, les documents entassés dans un coin et brûlés sous le contrôle d'un agent de la Sécurité. L'importation de livres et de journaux est interdite pour les particuliers. La «Revue de presse», une des émissions les plus écoutées de la radio, est supprimée. Elle est remplacée par la «Causerie du Président» où seul le Président cause! Ainsi, la Guinée entre dans l'ère de la désinformation, de l'obscurantisme, de l'isolement culturel et technique. Nous n'avons plus droit qu'à un seul son de cloche: celui du PDG. La radio devient l'arme politique numéro un du Président. Sékou Touré est un excellent orateur, un rusé politicien, un cynique agitateur. A l'intérieur du pays, son discours justificateur, répétitif et généralement mensonger, finit vite par n'avoir plus aucune prise sur les Guinéens: les populations mesurent l'abîme entre ses paroles et ses actes. Paroles généreuses en apparence. Actes destructeurs en réalité. A l'extérieur du pays, les mêmes discours sont très appréciés par les partisans de la lutte anti-impérialiste et anticolonialiste, ainsi que par beaucoup d'intellectuels qui y voient une marque intéressante du nationalisme africain. Les auditeurs n'étant pas informés ni témoins de la destruction des valeurs humaines et économiques qui a cours en Guinée, resteront longtemps des admirateurs de Sékou Touré, admirateurs aveuglés par une puissante propagande politique. L'instauration de la primauté du politique sur le technique s'ac52

compagne d'un autre mot d'ordre: «Créer un homme nouveau en Guinée.»

Cet homme nouveau, quels en seront les contours physiques, moraux, intellectuels, spirituels et relationnels? La réponse ne tardera pas à venir. L'homme nouveau que laissera Sékou Touré à sa mort en 1984 est un homme dégradé dans ses contours généraux, diminué dans ses valeurs, quand il n'a pas été simplement liquidé... Je quitte la Guinée en septembre 1960 pour aller poursuivre mes études à la Faculté des Sciences de Lille (France). Beaucoup de pays ont offert des bourses au Gouvernement guinéen: USA, Allemagne Fédérale, RDA, URSS, etc. Les étudiants guinéens vont être disséminés dans diverses écoles du monde capitaliste et socialiste. 1961 Le syndicat des enseignants est décapité

Les populations ont répondu massivement à la mobilisation pour «1' investissement humain». Elles ont construit des écoles dans tous les gros villages avec des moyens de fortune. Mais très souvent, le Gouvernement n'a pas tenu sa promesse d'envoyer des enseignants pour les écoles construites. Beaucoup d'écoles tombent en mines avant même d'avoir été utilisées... Durant l'hivernage 1959, les paysans ont fourni un très grand effort et cultivé de très grands champs. En 1960, ces paysans se retrouveront avec leurs récoltes sur les bras, la commercialisation n'ayant pas été organisée. Aussi, les cultures en 1960 sont-elles quasi nulles, les paysans vivant sur leurs réserves du dabbudhé (stockage) précédent. C'est l'origine de la crise de 1961. Les Services Publics commencent à être bloqués, faute d'équipement minimum. Ignorant que ces Services sont avant tout consommateurs de biens matériels et intellectuels, qu'il faut leur fournir constamment des outils de travail et entretenir ces outils, le Gouvernement ou plutôt le Parti laisse la situation se dégrader dans l'Administration. Chaque fois qu'un budget de fonctionnement est présenté au Président, il commence par diviser le montant par deux, trois, quatre..., puis il raye plusieurs paragraphes. C'est ainsi qu'il a 53

toujours refusé que les Services Publics aient un budget d'entretien. Il dit que chaque travailleur doit entretenir lui-même son poste de travail, il ne se préoccupe pas des moyens, des outils d'entretien. Une machine hors d'usage, un mobilier détérioré, un bâtiment délabré et les utilisateurs n'ont plus qu'à croiser les bras! Ainsi, les magnifiques immeubles du Centre de Conakry qui faisaient la fierté de la capitale se détériorent rapidement sous l'effet de la chaleur, de l'humidité, de l'usage et du temps. Ainsi, les écoles secondaires cessent d'offrir un équipement scolaire minimum aux élèves. Les internats, les cantines scolaires seront d'ailleurs supprimés. Ainsi, les hôpitaux commencent à manquer de tout, de même que les bureaux, les Travaux publics, les Eaux-et-Forêts, etc. La population observe et subit en silence. L'expression est déjà ballonnée, mais les commentaires vont bon train dans les coulisses. De bouche à oreille, chacun transmet la pensée du Peuple. «Radio-Banane» multiplie ses émissions: — «Les fous et les soûls se sont battus; les malins en ont profité.» C'est l'expression en vogue dans la chronique populaire: allusion aux événements qui secouaient le pays depuis 1954. Entendez: les Foula et les Soussou se sont battus, les Malinké en ont profité. L'enthousiasme, l'unanimité et la ferveur des derniers mois de 1958 font place de plus en plus à une profonde amertume. C'est dans cette atmosphère de crise sociale et politique que le Syndicat des Enseignants, après avoir tenu officiellement son Congrès en avril 1961, adresse une lettre au Gouvernement à propos d'une revalorisation des salaires longtemps promise et récemment octroyée. La lettre constate, sous forme de mémorandum, l'insuffisance de la revalorisation et demande qu'elle soit reconsidérée, améliorée, tout en affirmant sa soumission à la décision que prendra le Parti. La lettre se termine par ces mots: «Le propre de la Nation, c'est d'être le Bien commun de tous ses fils. »(10) Le 15 novembre 1961, l'UNTG (Union Nationale des Travailleurs Guinéens) tient une conférence des cadres. Cette conférence souhaite trouver un accord de l'ensemble du mouvement syndical sur la revalorisation des salaires. En réaction à cette situation, le Bureau Directeur du Syndicat des Enseignants est «accusé de haute trahison» et pris comme (10) Cf «Guinée 61: L'Ecole et la Dictature», par Koumandian Keïta, Editions Nubia, Paris, 1984.

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bouc émissaire. Ses membres sont traduits devant un Tribunal spécial, accusés de diffusion illégale de documents calomnieux et anti-Parti. Le Tribunal, présidé par Saïfoulaye Diallo, condamne chaque enseignant à sept ans de prison ferme. Ainsi: Koumandian Keïta, Ibrahim Kaba Bah, Mamadou Traoré (Ray Autra), Djibril Tansir Niane, Mamadou Gangue, etc. sont immédiatement mis aux arrêts. Le Syndicat des fonctionnaires proteste contre ces mesures. Plusieurs de ses Responsables sont arrêtés: Mountagha Baldé, Hacimiou Baldé, Kolon Koundou Diallo, Kinda Diallo, etc. En apprenant l'arrestation de leurs maîtres et professeurs, les élèves de Conakry se mettent en grève, bientôt suivis par ceux de l'intérieur. Les jeunes filles quittent leur collège situé en ville pour rejoindre les garçons au Lycée de Donka. Elles sont arrêtées par l'Armée au niveau de l'hôpital de Donka: matraques, gaz lacrymogènes, coups de crosse. Plusieurs sont blessées ou tombent évanouies. L'Armée, sous la direction de Fodéba Keita, ministre de la Défense et de la Sécurité( 11), encercle le Lycée par un cortège de chars et de camions. Après trois jours de siège, on oblige les élèves à sortir un à un, les mains en l'air, pour embarquer dans les camions. Ils sont conduits au Camp Alfa Yaya, près de l'aéroport. A l'intérieur du pays, les élèves se révoltent. Ils sont sauvagement matés et les écoles fermées. A Labé, la répression est particulièrement féroce. L'Année quitte le Camp El Hadj Omar situé à 7km de la ville et investit le centre de Labé. Des tirs de chars sont ordonnés. Un ouvrier peintre qui réalise une affiche pour le Parti à l'entrée de la permanence est tué net. Décembre 1961: toutes les écoles de Guinée sont fermées, les élèves emprisonnés, torturés, avant d'être renvoyés chez leurs parents. Des meetings sont organisés où on oblige des parents à renier leurs enfants. Sékou Touré, dans de violents discours, traite les enseignants et universitaires d'intellectuels tarés. Certains de ces enseignants, croyant naïvement que Sékou Touré était des leurs, n'avaient pas caché au Président leur penchant marxiste. Sékou en profite pour accuser l'URSS de vouloir exporter la Révolution en Guinée et crie: — La Révolution ne s'exporte pas! (11) Le même homme avait fait connaître la Guinée en 1958 à l'étranger, avec ses Ballets d'Afrique Noire justement renommés.

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Il ordonne le départ de l'Ambassadeur soviétique après avoir demandé et obtenu des assurances du Gouvernement des USA, présidé alors par John E Kennedy. Il jouera toujours ce jeu de bascule d'une puissance à une autre, d'une part pour se soustraire à ses engagements, d'autre part, pour être seul maître à bord de l'embarcation guinéenne. Le riz manque dans le pays pour les raisons avancées plus haut. Le Président déclare carrément que ce sont les enseignants qui ont empêché la livraison de riz! H n'explique pas comment, mais ajoute que c'est pour inciter les populations à la révolte. Le PDG tient un Conseil National à Labé. Dans un ton encore plus violent qu'à Conakry, le Président menace d'extermination ceux qu'il appelle «les féodaux, les ennemis du Parti». Il promet «d' étouffer dans l' oeuf tous les comploteurs». Car pour lui, c'est là un nouveau complot ourdi par les enseignants. Le comploteur en fait, est toujours lui. Il va enfoncer le pays dans un bain de terreur psycho-politique et physique, supprimer les droits et libertés qui subsistent. A partir de 1961, les Syndicats sont dirigés par le Parti: le Président de la CNTG est nommé par le Parti; les activités syndicales doivent «suivre la ligne du Parti». Qui aurait cru, en novembre 1953, alors que le Syndicat Guinéen était en grève, que Sékou Touré domestiquerait un jour ce même Syndicat et lui ôterait toute raison d'exister? Le fait est encore une fois que, en matière de droits et libertés de l'individu, le régime colonial a été plus tolérant que le régime du PDG-Sékou Touré. A l'extérieur du Pays, les étudiants guinéens manifestent vivement contre les mesures répressives visant l'Ecole guinéenne. Bien qu'étant intégrés dans le Mouvement JRDA, les étudiants n'hésitent pas à adresser des télégrammes au Gouvernement Guinéen pour condamner ses actes et exiger la libération des détenus et la réouverture des écoles. En France, les étudiants guinéens alertent l'opinion sur les événements en Guinée par de nombreux tracts et réunions d'information. Le Gouvernement exige que les étudiants reviennent sur leurs déclarations. L'Ambassadeur Tibou Tounkara envoie un télégramme à chaque étudiant boursier. Les étudiants ne se laissent pas intimider. Devant le refus de ceux-ci, le Gouvernement coupe leur bourse. H ordonne à l'Ambassadeur de rapatrier en Guinée tous les 56

étudiants pour «explication et réintégration.» La guerre est ouverte entre le PDG et le Mouvement étudiant. A Dakar, l'Ambassadeur de Guinée décide de passer aux actes et entreprend de ramener de force les étudiants en Guinée. C'est l'époque où Siradiou Dialloo 2), menacé d'enlèvement et de liquidation par les agents de Sékou Touré doit quitter l'Université de Dakar pour venir en France. Les étudiants qui sont dans les pays de l'Est (Allemagne de l'Est, Pologne, URSS, etc.) sont ramenés manu-militari à Conakry pour «explication». Après ce coup contre les enseignants et les élèves guinéens, l'insécurité devient plus inquiétante dans le pays. C'est le début de l'exode massif des élèves et des cadres intellectuels. Le cadre et les conditions de vie deviennent de plus en plus insupportables. Les cadres progressistes étrangers venus en masse au lendemain du Référendum pour prêter main-forte à un Gouvernement qu'ils croyaient soucieux du développement social et économique du pays, s'empressent de repartir. Nombre d'entre eux sont ouvertement menacés. L'un deux, Yves Bénot( 13) écrira: «Sékou Touré, c'est Staline moins Manitogorsk». Un seul restera qui s'est rangé du côté de Sékou Touré, qui en a épousé les méthodes et qui le servira inconditionnellement jusqu'à la fin du régime: Louis Béhanzin, originaire du Bénin. 1962 Conférence de Foulaya: Saïfoulaye se rétracte

Le Parti est maintenant implanté dans chaque quartier, chaque village, chaque service. Le principal rôle de ses agents consiste à surveiller les gens, à les dénoncer à la Direction du Parti. En marge du Parti, un vaste réseau de «mouchards» est recruté pour surveiller les familles, les écoles, les bureaux, les marchés, les entreprises, les coins de rue... Désormais, il y a deux catégories de Guinéens: les espions et les espionnés. Entre père et fils, entre frères et soeurs, entre mari et femme, on est comme entre espion et espionné. (12) Aujourd'hui rédacteur en chef de l'hebdomadaire Jeune Afrique. (13) Idéologie des Indépendances Africaines, par Yves Bénot, Maspero, Paris, 1969. -

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Le Parti connaît un profond malaise. Toutes sortes d'individus s'y débattent comme dans un film western. Chacun en vient à se dire que l'essentiel est de tirer son épingle d'un jeu devenu mortel. Les concertations, les conciliabules se multiplient de bouche à oreille, de clan à clan. Avec beaucoup de précautions car chacun se demande s'il ne fera pas partie de la prochaine «expédition», du prochain «voyage» dans la nuit( 14). Le Président détient tous les pouvoirs. Il en use et en abuse chaque jour davantage. Chef du Parti, Chef de l'Etat, Chef de Gouvernement, seul juge en toutes affaires, il dispose de l'homme Guinéen, de la femme Guinéenne comme un fauve dispose de sa proie. Il fait trembler ses ministres et y trouve un sombre plaisir. Avec lui, les idées les plus généreuses sont à réprimer dès lors qu'elles n'épousent pas sa ligne. Toute pensée originale est horsla-loi. De bouche à oreille, des dirigeants du Parti s'entendent sur une réorganisation de la vie politique. Ils veulent utiliser au mieux toutes les énergies et limiter les abus de pouvoir. De sérieuses discussions ont lieu entre membres du Bureau Politique National, Ministres, Gouverneurs. Ils se mettent d'accord dans une large majorité pour une séparation du pouvoir politique et du pouvoir exécutif. Ils veulent un Chef du Parti et un Chef de l'Etat qui ne soient pas la même personne. Saïfoulaye Diallo, Secrétaire Politique du Parti, est très consulté. Beaucoup de Guinéens ont foi en sa probité, son honnêteté morale et intellectuelle. A la question: — Acceptes-tu d'être le Secrétaire Général du Parti, à compter du prochain Congrès? Il répond: — Oui, si je suis démocratiquement élu. Lors de la Conférence préparatoire du 6è Congrès, à Foulaya (Kindia), les conférenciers se prononcent massivement pour l'élection de Saïfoulaye au poste de Secrétaire Général. Mais Saïfoulaye qui préside la séance annonce qu'il n'est pas candidat pour des raisons de santé personnelle et de fidélité à... la ligne du Parti. Un lourd silence de mort plane dans la salle pendant de longues secondes. Puis le même Saïfoulaye annonce que Sékou Touré reste Secrétaire Général du Parti... (14) Les arrestations ont plutôt lieu à la nuit tombante ou dans la nuit.

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On imagine le choc que subissent ceux qui ont voté pour Saïfoulaye. Cette Conférence a fait suffisamment de bruit pour que Sékou Touré, le «sorcier noir», distingue et «classe» ceux qui ont voulu réduire ses pouvoirs... Bengaly Camara, ouvrier de première heure du PDG-RDA, ainsi que Jean Faragué Tounkara et d'autres n'ont pas caché leur désir de libéraliser la vie du pays. Dès ce jour, ils vont être dans le collimateur. Saïfoulaye, très affaibli par une maladie pulmonaire, ou plutôt cardio-pulmonaire, perdra au fil des années tout poids au sein du Parti où le poste de Secrétaire politique sera supprimé. Il aura un portefeuille ministériel de pure forme. A sa mort, en 1981, Sékou Touré saluera sa «fidélité». 1960-63 Echec du plan triennal

Avec le concours d'experts internationaux de la croissance économique et de la planification, le Gouvernement Guinéen établit en 1960 un plan de développement pour trois ans. Ce plan de développement est officiellement destiné à jeter les bases d'un développement intégré tout en satisfaisant les principaux besoins du pays. Le plan soumis au Gouvernement est profondément remanié par le Président qui ne s'est jamais préoccupé de développement économique et social véritable. Il fera tout son règne de vingt-six ans durant, «1' économie de sa politique», selon sa propre expression! Le plan triennal est réduit, sous la plume du Président, à un agrégat de petits projets de type artisanal, sans aucune articulation entre eux. Un trompe-l'œil en somme. Le financement envisagé n'est pas obtenu. On compte utiliser les bénéfices réalisés par le Comptoir Guinéen du Commerce Extérieur (CGCE). De quoi s'agit-il? Dès 1960 (en novembre), l'Etat établit son monopole sur le Commerce extérieur par l'intermédiaire du CGCE. On explique alors cette mesure par les soucis d'une meilleure protection du franc guinéen qui vient d'être mis en circulation le 1er mars de la même année et pour éviter la hausse des prix. Mais ce monopole s'étend assez rapidement au commerce de gros et de détail par la création de magasins d'Etat dans tous les villages et quartiers des 59

villes dont on transfère l'organisation au «Comptoir Guinéen du Commerce Intérieur» (CGCI), créé en mai 1961.0) En fait, dès 1961, le CGCE et le CGCI furent supprimés pour cause de faillite. On compte aussi sur les exportations agricoles pour financer le Plan. Mais ces exportations baissent d'année en année. La préparation et la réalisation du plan sont des plus fantaisistes. Les économistes, techniciens et cadres guinéens ne sont pratiquement pas associés aux travaux. Au cours des réunions de Comités du Parti, on demande aux «militants» ce qu'ils veulent réaliser dans leur région; ils ne savent que dire, vu leur ignorance des problèmes techniques et économiques! Alors, les Responsables du Comité se font rédiger un projet en dehors de toute étude et enquête et le soumettent au Bureau Politique National. Ainsi, ce sont les Responsables politiques qui assurent la réalisation du Plan en vertu du mot d'ordre: «le politique prime le technique»! Les politiciens détournent et les crédits et le matériel mis à leur disposition. On assiste à la formation de vastes réseaux de détournement des biens de l'Etat, réseaux organisés sur le même modèle que la Mafia, avec les mêmes méthodes. Les détourneurs n'hésitent pas en effet à liquider froidement ceux qui entravent ou peuvent entraver leurs vols. Les réseaux de détournements seront à l'origine de plusieurs règlements de comptes qui feront disparaître beaucoup de Guinéens. Sékou Touré laisse faire et l'impunité encourage beaucoup de gens à détourner. Il y a gâchis d'argent et de matériel. La plus grande partie du matériel importé est abandonné le long des artères de Conakry à la merci des intempéries quand les responsables ne peuvent pas l'utiliser pour leur compte personnel. Ainsi, beaucoup de matériel de génie civil se détériorera à Conakry sous l'oeil scandalisé des diplomates. Dans ces conditions, le plan triennal est évidemment un échec. Le secteur productif (agriculture et industrie) ne connaît aucune réalisation sérieuse et importante. Le secteur de propagande politique et de prestige du régime voit la construction de l'imprimerie nationale «Patrice Lumumba», du stade de 25.000 places à Conakry et la création de la compagnie aérienne Air-Guinée. (15) Cf Ansoumane Doré: Economie et Société en République de Guinée, Éditions Bayardère, Paris, p.108.

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Au total, on peut estimer que le plan est réalisé à 30%. Son effet le plus important est d'exacerber la cupidité des agents du Parti et de l'Etat, de créer une nouvelle classe de gens riches, spécialisés dans le détournement du bien public. Encore aujourd'hui, cette classe constitue une des plaies du pays.

La Loi Cadre du 8 novembre 1964 -

Les nouveaux riches tiennent l'appareil du Parti et de l'Etat. Ils entendent affirmer leur puissance face à la classe commerçante d'avant l'indépendance. Cette classe a une bonne expérience des affaires, mais toutes les mesures prises jusqu'ici tendent à l'en écarter. Ainsi est préparée et présentée solennellement la Loi-Cadre du 8 novembre avec toute la mise en scène entourant les décisions du PDG. Cette loi supprime le commerce privé à la quasi-totalité des commerçants traditionnels en leur retirant autorisation et patente. Elle laisse cependant une petite porte à ceux qui peuvent fournir des «preuves d' aptitude professionnelle et de moralité». La LoiCadre s'attaque aussi, mais tout à fait théoriquement, aux nouveaux riches quand elle annonce la «confiscation des biens mal acquis». La loi interdit l'élection des commerçants à des postes de responsabilité politique. Enfin, elle est présentée comme une nouvelle orientation du Parti qui cesse d'être «un parti de masse» pour devenir «un parti d' élite». En fait, c'est beaucoup de bruit pour rien: le coup du tonneau vide. Le Guinéen est toujours obligé de payer sa carte du Parti, autrement il n'a droit à rien. Au sein même du Parti, nous assistons à une lutte de clans très confuse et singulière. Aucun clan ne défend une ligne politique précise ou un programme de développement national. Le souci de chacun, c'est de pouvoir mettre la main sur les quelques biens matériels et financiers du pays. Ce qui explique que les protagonistes retournent leur veste et leur langue à tout moment, dès qu'ils obtiennent une petite faveur ou une position rentable. Ce qui explique aussi que l'application de la Loi-Cadre s'avère nulle. Les alliances d'un moment et les combines, les conspirations, les coups fourrés... sont monnaie courante, pour quelques kilos de sucre ou quelques mètres de percale. L'entourage du Président ressemble de plus en plus à une Cour 61

Royale où chacun épie et espionne pour son compte personnel et pour le compte du Roi. Sékou Touré utilise habilement les rivalités entre clans pour affaiblir ou écarter ceux qui ont des ambitions politiques. Le Président peut tolérer les détournements les malveillances, les liquidations et autres méfaits perpétrés par les agents du Parti; il fenne souvent l'oeil là-dessus. Mais si quelqu'un se hasarde à avancer des idées ou à poser des actes politiques sans en avoir reçu l'ordre du Chef, celui-là est immédiatement mis aux arrêts. La famille du Président est toute-puissante. C'est autour de ses membres que les clans vont se former, ce qui assure une certaine sécurité. On note ainsi: 1. le clan Amara Touré, frère aîné du Président. Amara règne à Faranah comme un Roi du Moyen-Age. 2. le clan Ismaël Touré, frère cadet du Président: Ismaël est l'homme du diamant, de l'or et des dollars. 3. le clan Madame Andrée Touré, femme du Président, avec les demi-frères de «Madame»: Mamady Keita et Seydou Keita. 4. le clan Nounkoumba, soeur du Président, mariée à Sékou Chérif. 5. le clan Siaka Touré, neveu du Président. Ces personnes sont le Centre de toutes les combines en Guinée. Elles peuvent tout se permettre en matière d'affaires et de relations. Seules les affaires politiques sont du domaine exclusif de Sékou Touré.

1965 Le Parti frappe les commerçants La Loi-Cadre du 8 novembre, bien que très faiblement appliquée, va créer un clivage dans le monde guinéen des affaires. Nombre de commerçants privés préfèrent s'entendre avec les dirigeants du PDG et les hauts fonctionnaires pour faire marcher leurs affaires. Mais quelques grands commerçants estiment qu'au train où vont les échanges commerciaux en Guinée, la vie dans le pays va bientôt devenir très difficile. Le chef de file de ces grands commerçants est Mamadou Touré, dit «Petit Touré». Il n'est pas membre de la famille du Président, bien que portant le même nom. H a commencé ses affaires en Côte d'Ivoire et ambitionne d'investir en Guinée, son pays natal. 62

Petit Touré et ses amis analysent l'évolution de la Guinée depuis septembre 1958. Ils lisent et relisent la Constitution. Le droit d'association y est mentionné en toutes lettres. Le Groupe de Petit Touré est partisan d'une politique économique libérale. Il dénonce le caractère rétrograde et totalitaire de la politique de Sékou Touré. Petit Touré et ses amis créent un Parti politique, comme les y autorise la Constitution (en principe). Ils affirment que Sékou Touré est juste capable de «hurler comme un chien enragé» et qu'il n'est pas homme à construire le pays. Le Parti créé s'appelle «Parti de l'Unité Nationale Guinéenne (PUNG)». Dès l'annonce de la création du PUNG, Sékou Touré va orchestrer le même scénario qu'en novembre 1961 contre les enseignants. Il fait fabriquer toute une série de documents établissant des correspondances, des contacts, des opérations financières effectuées par les hommes qu'il veut arrêter. Pour donner une dimension internationale à l'affaire et frapper politiquement le pays qu'il juge dangereux pour son régime, il accuse nommément le ministre français de la Coopération et Foccart, le Conseiller de 1'Elysée aux Affaires Africaines. Il s'ensuit une rupture des relations diplomatiques avec le France (septembre 1965). Sékou Touré fait arrêter tous les membres avoués et supposés du PUNG. De même que deux hauts responsables du Parti et de l'Etat: Jean Faragué Tounkara et Bangaly Camara, ouvriers de la première heure du Parti et membres du Gouvernement. Après quelques jours d'interrogatoire, et de tortures, Petit Touré est mis à la diète noire au Camp de Camayenne (Camp Boiro). Enfermé dans sa cellule, il restera privé d'eau et de nourriture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le fondateur du parti de l'Unité Nationale Guinéenne est donc le premier à subir cette terrible méthode d'assassinat politique: LA DIÈTE NOIRE. Bangaly Camara sera également liquidé, mais Jean Faragué sera libéré quelques années plus tard, incarcéré de nouveau avec sa femme puis libéré une deuxième fois. Dans un discours de feu, Sékou Touré annonce que les comploteurs sont partout, qu'ils ont pris d'assaut les instances du Parti et du Gouvernement. — Nous les étoufferons dans rceuf! clame-t-il. C'est sa formule passe-partout. Une nouvelle chasse à l'homme est déclenchée dans les villes et les villages. Une Commission d'Enquête, composée de tous les 63

sbires du Président est mise sur pied. Des centaines d'arrestations sont opérées dans tous les milieux. Quand Sékou Touré en veut à une personne, il en veut aux parents, aux amis, aux relations de cette personne. Un «coupable» entraîne dix «suspects», lesquels entraînent cent perquisitions et inscriptions sur la liste noire. Pour mieux opposer des parents d'une même famille, ou des amis très intimes, le Président nommera souvent l'un à un haut poste de l'Administration tout en incarcérant l'autre, le premier étant en fait en sursis. La répression à travers tout le pays est à la mesure du profond malaise qui règne dans tous les secteurs. Personne n'ose lever le petit doigt de peur d'être taxé de «contre-révolutionnaire» et jeté en prison. Dans l'équipe gouvernementale, un ministre ne cache pas à Sékou Touré que de telles méthodes conduisent le pays à la ruine. C'est Fodéba Keïta, poète, musicien, directeur-créateur des célèbres Ballets Africains — comme nous l'avons souligné — il a tout abandonné en 1957 pour se mettre à la disposition de la Guinée. Fodéba Keïta a-t-il noté que le Président n'admet pas la critique? Huit ans de collaboration avec Sékou Touré lui ont-ils donné suffisamment d'assurance pour prendre enfin ses responsabilités? Le ministre de la Défense et de la Sécurité s'est montré un grand organisateur et beaucoup de fonctionnaires louent ses compétences. Cette petite popularité n'est pas pour plaire au Président qui classe Fodéba parmi ceux qui ont des ambitions politiques. Par ailleurs, Fodéba a été très critiqué par les élèves et étudiants guinéens après la violente répression contre l'école guinéenne. Après les récentes arrestations et liquidations, le ministre estime-t-il que la coupe est pleine, que l'irrémédiable est atteint? Dans l'intimité, il ne cache pas son pessimisme, disant au Docteur Sy Savané: — Partez d'ici! La Guinée est foutue! Ainsi, le «malaise guinéen» a-t-il envahi Fodéba et il ne le cache pas à Sékou Touré. Le Président, homme essentiellement politique, ne tarde pas à agir. Fodéba est démis bientôt de ses fonctions de ministre de la Défense. Pour l'avoir toujours à portée de main, Sékou Touré le nomme ministre du Développement Rural. C'est un sursis qu'il lui accorde. Pour éliminer toute influence de Fodéba sur l'Armée et la Sécurité, le Président annonce un complot des militaires et s'empresse de remanier de fond en comble la Défense. Le ministère est dislo64

qué. A sa place, il crée trois Corps dépendant directement de lui: la Police, la Gendarmerie, l'Année. Tous ceux qui ne jurent pas fidélité et obéissance au Président, sont indexés, listés ou écartés. Ainsi, en cette année 1965, le Maître de la Guinée a réalisé deux complots en un: contre les commerçants et contre les militaires. Incontestablement, il est un stratège de la répression et du terrorisme politique.

1966 Encore une police politique: la milice populaire Ces interminables arrestations et liquidations ne suffisent pas pour rassurer Sékou Touré. Mesurant la désaffection des masses vis-à-vis du Parti, les coups fourrés que toutes sortes de mafias et de réseaux de malfaiteurs organisent dans son entourage avec la complicité des dirigeants du Parti et de l'Etat, Sékou Touré crée une police supplétive dépendant directement de lui: la MILICE POPULAIRE. Recrutés au sein de la JRDA, les miliciens reçoivent une formation militaire et politique faisant d'eux des sbires patentés du Président. La milice constitue la garde personnelle de Sékou Touré, doublée à ses débuts par des militaires cubains. Tous les gradés de la milice ont été formés à Cuba. A partir de 1966, la milice est la première force de Sécurité lointaine et rapprochée. Elle joue le rôle d'interface entre le peuple et Sékou Touré, d'une part, entre l'Armée et le Président, d'autre part. Parce que le Président en est arrivé à se méfier du peuple, de l'Armée et de l'étranger (Européens en particulier). Frappant inconsidérément dans toutes les directions, il ne voit plus que des ennemis autour de lui. Le mot d'ordre le plus propagé est: VIGILANCE. De 1966 à 1974, il ne quittera pratiquement pas Conakry, hanté par ses victimes et par les coups d'Etat dans les pays voisins et amis: Mali, Ghana... et par sa propre machine à tuer les Guinéens. Les miliciens du Président sont formés à l'intoxication, à la filature, à l'arrestation des gens en ville comme en campagne. Les grades sont les mêmes que dans l'Armée: sergent, adjudant, lieutenant, capitaine...

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Barrages

Atteint de «complotite» au plus haut degré, Sékou Touré, dont l'imagination ne tarit donc jamais en matière de terrorisme politique et de répression, va mettre au point une technique qui réduit presque à néant le mouvement des personnes et des biens à travers le pays: il fait fermer toutes les frontières. Toutes les routes sont barrées à intervalles réguliers par un tronc d'arbre ou une barre de fer entre deux pieux. Personne, rien ne passe avant l'ouverture de la barrière. A chaque barrage, les passagers, les Images, le véhicule sont fouillés longuement par chacun des cinq (!) services politico-militaires: la milice, la police, la gendarmerie, la douane et l'année. Le mot d'ordre est d'identifier systématiquement toute personne arrivant dans une localité. L'attente au barrage est toujours longue et insupportable. Les «contrôleurs» des barrages travaillent eux-mêmes dans des conditions très dures, leur nourriture n'étant pas assurée. Les transporteurs ne tardent pas à trouver une faille dans le système et un moyen de franchir les barrages. Il leur suffit de corrompre les agents de contrôle avec de l'argent ou des aliments! Arrivé au barrage, le chauffeur descend et va serrer la main du Chef de Poste avec une somme d'argent dans la paume de la main ou un colis dans la main gauche. Et l'obstacle est levé... Ravitaillement, trafic et marché noir

La production vivrière tombe si bas qu'on ne trouve plus rien sur les marchés traditionnels. On en vient à manquer des produits les plus élémentaires: sel, oignons, huile, riz, viande... sans parler des produits importés: tissus, chaussures, ustensiles... Pour le Guinéen moyen, la Révolution s'identifie à une affreuse régression économique et sociale. Ce qui préoccupe le Président, c'est comment tenir la population entre ses griffes et parer à toute révolte. La formule qu'il met en application est bien connue dans les pays où la guerre ou un fléau naturel a sévi: Sékou Touré instaure le système de ravitaillement dans tout le pays. Chaque famille dépose une liste complète de ses membres chez le Président du Comité du Parti. Le Comité reçoit du Bureau Fédéral différents produits dont il fixe le prix. Les produits sont vendus à chaque famille au prorata de ses membres. Mais il se trouve que la quantité n'est jamais suffisante pour tous les habitants dépendant du 66

Comité. Par exemple, il est courant d'avoir un lot de dix paquets de sucre, dix kilos de sel, dix litres d'huile et cent mètres de tissu pour un village ou quartier de deux cents habitants et pour un mois! Dans ces conditions, seuls les plus proches politiquement et familialement seront ravitaillés. Tous les autres se contenteront des discours et se feront vendre les mêmes produits au marché noir donc très chers. A Conakry, les entreprises d'Etat ont le monopole de l'importexport. Ces entreprises répartissent les marchandises au moyen de «BONS», délivrés aux responsables du Parti. Le trafic des «BONS D'ACHAT» devient alors un moyen d'enrichissement spontané des notables du Parti, un moyen de fidélisation des militants et surtout des militantes. Pour une femme, il s'agit de jouer de tous ses charmes pour se faire délivrer un bon d'achat dans un commerce d'Etat (tissus, essence, denrées alimentaires, ustensiles de cuisine...). Elle vend ce bon à un commerçant (qu'on appelle ici «trafiquant») quatre à cinq fois plus cher que sa valeur officielle. La femme empoche la différence entre la valeur nominale de son bon d'achat et la valeur de cession au trafiquant. Celui-ci va payer la marchandise et la revend au public avec un bénéfice important. C'est là le point de départ des «nouveaux riches». Le Président et les Responsables principaux du Parti et de l'Etat sont de grands distributeurs de bons d'achat, ce qui leur permet d'avoir nombre de femmes à leur disposition... Exil Les vexations, humiliations, arrestations et liquidations s'amplifient d'année en année. S'y ajoutent la pénurie des biens de première nécessité et ses conséquences: famines et maladies, qui font des milliers de victimes. Paysans, écoliers, hommes et femmes de toutes conditions quittent le pays en empruntant les pistes de brousse. Ils s'en vont vers des cieux plus cléments où ils espèrent trouver un peu de sécurité, de formation, de travail, de bien-être. De 1962 à 1984, la Guinée perdra ainsi deux millions de ses ressources humaines. Les pays voisins (Sénégal, Côte d'Ivoire, Sierra-Léone, Libéria, Mali) ainsi que la France, le Gabon, les EtatsUnis, le Canada... vont accueillir des centaines de milliers de Guinéens qui ne peuvent plus vivre en Guinée. 67

1967 Bouche ouverte

Autant le Pouvoir refuse et réprime toute critique, même constructive, de la part des citoyens, autant les citoyens s'ingénient à faire circuler des critiques très salées de bouche à oreille, dans tous les coins et recoins de la société guinéenne. — Ô Independan Ko andé pandi! (Cette Indépendance, c'est trop de soucis!) répète-t-on en milieu peul. Depuis 1958, les Guinéens vont de misère en misère. Lors d'une réception du Président à Kissidougou, un paysan demande la parole et dit: — Cette Indépendance, quand finira-t-elle? Le Président, très décontracté, répond: — Je ne sais pas! Mais ni toi, ni moi n'en verrons la fin, c'est sûr! Saïfoulaye Diallo, en voyage à Labé, sa région natale, rencontre un ancien farba (griot, attaché de presse, porte-parole) de son père et dit: -- Salut à toi, Farba! Ainsi, tu es entré au Parti, toi aussi? Et le farba de rétorquer: — Ah! Moussé Saïfoulaye, tu sais bien, nous on n'est pas entré au Parti, c'est le Parti qui nous est entré dedans! Ainsi, la chronique populaire ne mâche pas ses mots. Chacun communique tout et entend tout. La «presse» du peuple ne peut pas être muselée totalement. Le Président, toujours «à l'écoute du peuple», lance un mot d'ordre: «Préparer un Congrès de la bouche ouverte!». Il s'agit du huitième Congrès programmé pour le mois de septembre 1967. Comment celui qui a fermé la bouche aux étudiants, aux enseignants, aux commerçants, peut-il demander d'ouvrir la bouche? Qui et que vise-t-il maintenant? Dans la lutte d'influence à laquelle se livrent les divers clans du pouvoir, un homme ouvre la bouche: Magassouba Moriba, alors ministre de l'Education Nationale. Est-ce le simple désir de prendre le Président au mot, ou bien un calcul politique? Magassouba fait publier des articles virulents dans le journal Horoya, organe du Parti. Il y dénonce le mensonge, la cupidité, la gabegie... Il demande à tous les militants d'ouvrir la bouche, d'ouvrir leur intelligence pour servir le pays. Le style est passionné, à l'image des discours du Président. 68

La Guinée est entrée dans une ère de surenchère verbale. Les politiciens parlent pour accroître la «tension révolutionnaire». Ils ragent, ils menacent, ils vilipendent. Concrètement, ils ne créent rien, ne construisent rien. Les valeurs éthiques, civiques, spirituelles, culturelles, collectives, nationales sont foulées aux pieds ou noyées dans une phraséologie fumeuse. Magassouba parle longuement. Cela fait quelque bruit à Conakry. Après le troisième article, il est convoqué par le BPN (Bureau Politique National). Le ministre fait son auto-critique, reconnaît ses erreurs et dénonce les erreurs des autres responsables du Parti et de l'Etat. Il demande que chacun soit plus conséquent, plus responsable, plus efficace. Manifestement, il a trop parlé. Comme Keïta F'odéba, il a éveillé la suspicion du Président et signé ainsi sa condamnation...

1968 Révolution culturelle socialiste Toujours en mal de mots d'ordre pour tenir la population en haleine, Sékou Touré lance la «Révolution Culturelle Socialiste». Cela rappelle les manifestations maoïstes qui ont cours en Chine à la même époque. Le Président guinéen y trouve un puissant moyen de contrôler les populations. Il demande aux Fédérations du Parti de construire des «Cités socialistes» où jeunes gens et jeunes filles vont apprendre à vivre en «révolutionnaires purs et durs». Sous la Direction du Bureau Fédéral du Parti, chaque région érige deux ou trois cités «socialistes» dans une bruyante improvisation. Mal conçues, mal construites, sans aucun équipement, ces cités tombent en ruines dès les premières pluies et ne seront jamais utilisées! La Révolution Culturelle «socialiste» apporte une nouvelle modification dans le programme d'enseignement. Le français cesse d'être la langue d'enseignement. Dans chaque zone linguistique, c'est la langue dominante qui sera utilisée à l'école primaire. Ainsi, l'écolier guinéen étudie-t-il en soussou en Guinée maritime, en peul au Fouta-Djalon, maninka en Haute-Guinée, kissi, toma, guerzé en Guinée forestière... Le jeune Guinéen va subir la dure expérience de l'utilisation des langues nationales dans l'enseignement général. Ces langues, à 69

l'exception du peul( 16) (il existe une riche littérature en langue peule), ont jusqu'ici très peu servi dans la communication écrite et la transcription de concepts culturels, scientifiques, techniques et philosophiques y est à créer. Les enseignants guinéens mettront du coeur à l'ouvrage et leurs efforts permettront une réelle germination de nos langues nationales. De nombreuses publications sont réalisées par les enseignants et les étudiants, ce qui donne un grand essor aux langues locales(17). Mais l'effet le plus frappant de cette «révolution culturelle» est d'accroître l'isolement des régions et de baisser le niveau de formation intellectuelle des jeunes Guinéens. Pour faire face à la scolarisation d'une nombreuse jeunesse (les moins de vingt ans constituent 53% de la population), le Gouvernement institue «l'enseignement de masse» (!): — une même classe comporte deux cents élèves et plus; — les travaux champêtres archaïques et l'idéologie absorbent les trois quarts du temps. — les élèves sont notés collectivement (note de groupe); il n'y a pas de redoublement. — la salle de classe ne dispose d'aucun équipement; chaque élève doit apporter lui-même son siège. En réalité, beaucoup d'enfants abandonnent l'école. Nombre de parents dans les campagnes reconceront à envoyer leurs enfants à l'école. Ils préféreront les faire travailler aux champs. La propagande du Parti annonça un taux officiel de scolarisation de 40%. En réalité, ce taux oscille autour de 20%. Autre conséquence de cette prétendue «Révolution Culturelle Socialiste»: elle a rendu odieux à nombre de Guinéens le concept et la pratique «socialistes».L'efficacité recherchée (peut-être) par ses initiateurs a été en tout cas pervertie par les agents du Parti. Le mécontentement est général! Mais les multiples services de surveillance et de répression veillent. Pourtant, un homme va agir... (16) La femme, la vache, la foi d'Alpha Ibrahima Sow et cf. les nombreux ouvrages en peul publiés par ce linguiste-écrivain. (17) Notons entre autres travaux, la traduction intégrale du Discours de la méthode de René Descartes par le Professeur Bah Ibrahima Kaba et la publication par ce même auteur d'un ouvrage de chimie-physique entièrement en langue peule: Nâtirde Kîmîyu.

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Keïta Tidiane L'attentat contre Sékou Touré Chaque manifestation du Parti est une sorte de carnaval où le folklore bon enfant et le tapage psycho-politique assurent une ambiance de «fête» mais dégagent une atmosphère de misère et d'insécurité. Dans ce décor, arrive en visite officielle le Président zambien Kenneth Kaunda, l'homme du «Socialisme humaniste». Le cortège s'avance vers le Palais présidentiel. Sékou Touré, tout souriant, agite son célèbre mouchoir blanc, imité par son hôte, le sympathique Président Kaunda. La foule habillée en uniformes aux vives couleurs, chante, danse, applaudit. Soudain, un homme bondit, fonce comme un fauve sur la voiture présidentielle qui roule à l'allure protocolaire. L'homme saisit Sékou Touré à la taille, le tire et l'entraîne au sol. Corps à corps de quelques secondes. Les gardes du corps interviennent, maîtrisent l'agresseur et remettent le Président dans la voiture. — Tuez-le! ordonne Sékou Touré. Une rafale de pistolet-mitrailleur foudroie l'homme. Pendant que deux militaires portent le cadavre de l'assaillant dans une «jeep», le cortège présidentiel continue sa route. La scène a duré quelque deux minutes. La foule n'a eu d'autre réaction qu'un silence lourd de signification. Qui était cet agresseur? Il s'appelait Keïta Tidiane. Il n'était connu ni dans le milieu politique, ni dans le milieu socio-professionnel: un commun des mortels guinéens. Quel était son mobile? A-t-il agi par pure audace, par pure folie ou par un «beau désespoir»? A-t-il des complices? Questions sans réponses. Le lendemain de l'attentat, la concession où habitait Keïta Tidiane est rasée au bulldozer, après l'arrestation de tous ceux qui y habitent...

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1969 L'armée décapitée Les coups d'Etat militaires se succèdent sans relâche en Afrique. Sékou Touré, en homme politique très avisé, surveille de près l'Armée guinéenne. Il a avoué à plusieurs reprises que la Révolution ne sera jamais prise au dépourvu! Entendez qu'on ne le surprendra jamais, lui! Il est aux aguets depuis 1965. A la radio, dans les journaux, il rappelle à tout moment qu'il est le Commandant en Chef des Armées, que «1' Impérialisme et ses valets-mercenaires s'apprêtent à envahir la Guinée». Les jeunes officiers supérieurs de l'Armée guinéenne sont particulièrement surveillés. Quelques-uns d'entre eux sont en tournée à l'intérieur du pays quand le Président ordonne de les arrêter. Un avion est affrété et l'Inspecteur de Police Mamadou Boiro est chargé de ramener les «comploteurs» à Conakry. Une fois dans l'avion, une brève explication a lieu entre les officiers et l'inspecteur Boiro. Les militaires comprennent qu'ils sont en état d'arrestation et qu'on les conduit au poteau d'exécution. Ils réussissent à maîtriser leurs gardiens. Ils jettent l'Inspecteur Boiro dans le vide, ordonnent au pilote de changer de cap et de rejoindre le Mali, pays le plus proche. Le pilote obéit, fait demi-tour et va atterrir (de gré ou de force?) sur une plaine, à côté d'un village guinéen du nord-ouest de la ville de Siguiri, à quelque 50km de la frontière malienne. Les habitants du village accourent en se demandant s'il ne s'agit pas d'envahisseurs étrangers. Le pilote prend alors les devants et leur déclare qu'il est attaqué par des «mercenaires». Les officiers ont leurs armes individuelles, mais pas de munitions. Les miliciens du village se ruent sur eux, les ligotent et les livrent aux agents locaux du Parti. Informé de cet événement, Sékou Touré s'empresse d'annoncer à la radio qu'un «complot» vient d'être déjoué. Il nomme une Commission d'Enquête. Les listes sont déjà faites. Les arrestations reprennent leur cadence hallucinante: -- Les deux tiers des officiers supérieurs sont arrêtés. Tous ceux qui possédaient une ouverture sur les problèmes nationaux, ou une formation professionnelle et humaine dont ils ont prouvé la solidité, tous ceux que Sékou Touré juge susceptibles de s'opposer à lui ou tout simplement de lui porter ombrage du fait de leur notoriété, 72

tous ceux qui appartiennent à une famille considérée comme non soumise inconditionnellement au Président et au Parti, tous ceux là seront torturés, exécutés: le fleuron de l'Armée Guinéenne dont Kaman Diaby, Thierno Diallo, Cheik Keita, etc. — De nombreux cadres sont éliminés. Tous cettx qui avaient des liens de parenté, d'amitié ou d'affaires avec les officiers sont arrêtés: ingénieurs, médecins, vétérinaires, techniciens, hommes d'affaires, notables... Dont: Agibou Barry, Hamidou Diallo, Docteur Sabitou Bah, etc. — Keita Fodeba est exécuté. C'en est fait du musicien, de l'écrivain, de l'artiste à la sensibilité profonde dont le génie artistique a rayonné à travers le monde. Il s'était donné corps et âme à la nation naissante, mettant ses biens, sa troupe internationale de danse à la disposition de la Guinée. Ministre de la Défense, il avait organisé l'Armée et les Services de Sécurité. Après le coup porté aux enseignants et élèves, il comprit que la Guinée était aux mains d'un démon. Ce démon, après avoir utilisé les talents et le patriotisme de Fodéba, avait décidé en fait depuis 1965 de l'éliminer. Comme nombre de Guinéens au lendemain du 28 septembre 1958, Fodéba pensait servir la Guinée en se mettant à la disposition du Gouvernement guinéen. Mais comment servir la Guinée quand elle est tombée entre les griffes d'un insatiable et génial assassin? — Barry Diawadou est exécuté. Député de la Guinée à l'Assemblée Nationale française de 1954 à 1958, il a rallié Sékou Touré sans condition au lendemain du 28 septembre 1958. Nommé ministre de l'Education dans le premier Gouvernement de la République, il est ensuite Ambassadeur de la Guinée au Caire. Il revient en Guinée et est nommé Directeur de l'Imprimerie «Patrice Lumumba». Du jour où il a rallié le PDG jusqu'à sa mort en 1969, il a manifesté un loyalisme et une sincérité sans limites à Sékou Touré. Il rendait compte régulièrement au Président de tout ce qu'il trouvait menaçant pour le pays, venant quelques fois à l'improviste dire à Sékou: — Ne fais pas ceci, c'est un piège! Diawadou Barry est resté le modèle de l'homme loyal, respectueux de ses engagements et de l'ordre établi (que cet ordre fut colonial ou PDG). Mais ne confondait-il pas, lui aussi, le peuple guinéen avec son Chef d'Etat? A partir de 1965, il s'était replié dans la foi religieuse. Prière et méditation lui prenaient de longues heures, comme les Almamy du Fouta-Djalon dont il était un descendant direct. 73

Baïdy Guèye est exécuté. Négociant exceptionnellement doué pour les affaires, Baïdy Guèye avait acquis une fortune en Côte d'Ivoire. Il décide de revenir en Guinée au lendemain de l'Indépendance. Lui aussi met sa fortune et ses compétences à la disposition du Président, pensant sans doute les mettre à la disposition de la Guinée. Il est nommé Président de la Chambre de Commerce de Conakry. Il investit beaucoup dans la région de Conakry: boulangerie industrielle, pâtes alimentaires, constructions immobilières... Mais Sékou Touré n'aime pas ceux qui réussissent. Comme Petit Touré en 1965, Baïdy Guèye sera éliminé parce qu'il brillait dans les affaires et voulait que les Guinéens en profitent. En cette fin d'année 1969, la plupart des familles guinéennes sont de nouveau précipitées dans le deuil et la tourmente.

1970-71 Après le débarquement portugais, le carnage: pendaisons et exécutions de masse

Chaque jour qui passe rend l'absolutisme du Président plus nuisible à l'espèce guinéenne. Nommé «Responsable Suprême de la Révolution» depuis le Congrès de septembre 1967, il affirme incarner le Peuple, l'Etat, le Parti. Il laisse de plus en plus entendre, à travers ses interminables discours, que cette incarnation vient de Dieu. Bref, il est l'envoyé de Dieu «en terre africaine de Guinée». Il a perfectionné le système répressif au point d'enserrer chaque village, chaque famille, chaque individu dans un réseau tentaculaire omniprésent. Il a fait de la radiodiffusion un puissant outil de propagande. Il dirige lui-même les émissions et intègre judicieusement son discours dans la musique et le folklore traditionnels. Ses déclarations passionnées mystifient toute l'Afrique et confortent l'obscurantisme parmi les masses guinéennes. Les discours creux sur la liberté, le peuple, la voie non capitaliste, la dignité africaine... donnent satisfaction aux lointains auditeurs en mal d'idéologie et plongent les Guinéens dans un vide moral et matériel. Combien d'intellectuels africains, à la seule audition ou lecture des paroles de Sékou Touré, ont pris le Président Guinéen pour un nationaliste-patriote, un sauveur des opprimés, un combattant de 74

l'impérialisme alors qu'il se manifestait à travers toute la Guinée comme l'un des plus grands criminels que l'Afrique ait enfantés! De vrais et courageux patriotes sont en train de se battre en Guinée-Bissau pour libérer leur pays de l'occupation coloniale portugaise. A leur tête: Amilcar Cabral. Des prisonniers portugais, capturés par les maquisards de Cabral, sont gardés dans la région de Conakry où le Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée et des Iles du Cap-Vert (PAIGC) dispose d'une base politico-militaire. Parmi ces prisonniers se trouve le fils d'un général portugais. Les Portugais envoient une mission secrète pour demander à Sékou Touré d'user de son influence sur Cabral afin que ce dernier accepte un échange de prisonniers. Informé de la demande portugaise, Cabral oppose une fin de non-recevoir et reproche à Sékou Touré d'avoir donné un espoir aux Portugais. Les Portugais reviennent à la charge quelques semaines plus tard. Ils veulent échanger les prisonniers de Guinée-Bissau qu'ils détiennent contre les prisonniers portugais détenus par le PAIGC. Ils font plusieurs propositions à Sékou Touré et ne lui cachent pas l'éventualité d'une intervention militaire pour libérer leurs hommes. Sur quoi se mettent-ils d'accord? Ce qui est certain, c'est que Cabral est de plus en plus persuadé que Sékou Touré l'a trahi. Il s'en confie à des proches. Ce qui est certain, c'est que Sékou Touré a avoué à plusieurs reprises que les Portugais vont envahir la Guinée. Il est vrai qu'il parle sans cesse d'«invasion de la Guinée par l'impérialisme», mais il a précisé cette fois à son entourage que les Portugais se préparent à opérer en Guinée... Ce qui est certain et... troublant, c'est que début novembre 1970, les prisonniers portugais (Blancs) sont séparés de leurs codétenus (Noirs) et transférés dans une maison de la proche banlieue de Conakry dont l'accès depuis la mer est particulièrement aisé... Les événements se précipitent. Le 22 novembre 1970, à l'aube, des navires portugais accostent à Conakry. Des hommes bien armés débarquent et attaquent divers points de la capitale guinéenne. Les prisonniers portugais sont très vite libérés. Dès qu'ils sont tous montés à bord des navires, ceux-ci prennent le large et disparaissent sans que la marine guinéenne ou l'aviation n'interviennent... Un des groupes débarqués a attaqué le Camp de Camayenne (devenu «Camp Boiro» depuis les événements de 1969) et libéré 75

les prisonniers politiques qui s'y trouvaient. Un autre groupe a investi le Centre Distributeur de l'Energie Electrique, plongeant la ville dans le noir. Au lever du soleil, ce 22 novembre, les navires portugais sont déjà loin. Chose curieure, la plupart des hommes (Noirs) qui ont débarqué n'ont pas reçu l'ordre de réembarquer. Ils ont été abandonnés! Seuls les Blancs ont repris la mer. Les autres envahisseurs sont donc contraints de se battre jusqu'à la dernière cartouche avant de se suicider ou de se rendre. Sékou Touré qui a beaucoup parlé de cette invasion portugaise, ne mobilisera les Forces Armées qu'après le départ des Portugais! En début de matinée, il annonce à la radio que la Guinée est victimé d'une agression militaire portugaise. Il appelle à la mobilisation générale et à l'aide internationale. Cette fois, le «complot» est une cuisante réalité. Débarquement militaire réalisé de nuit pour un objectif précis: libérer des prisonniers portugais. L'opération est identique à celle réalisée par les Belges sept ans plus tôt à Stanleyville (Kisangani) pour libérer des citoyens belges détenus par les maquisards; identique aussi à celle menée par les Israéliens à l'aéroport d'Entebé (Ouganda) pour délivrer des otages israéliens. Une différence: les Portugais ont recruté, en plus de leurs soldats, des exilés guinéens en assurant à ces derniers qu'il s'agissait de renverser le régime guinéen. Ce qui leur permettra de faire des actions de diversion en divers points de Conakry pendant qu'eux-mêmes libèrent leurs prisonniers. Les exilés qui débarquèrent se battront durement, mais presque tous y laisseront leur peau. Les prisonniers politiques qui ont été libérés lors de l'attaque du Camp Boiro seront repris le lendemain et beaucoup seront fusillés. Un seul réussira à s'échapper: le Capitaine Abou Soumah. Les jours qui suivent ce débarquement vont être les plus atroces que les Guinéens aient vécus. Sékou Touré aiguise de nouveau sa langue et déverse sur l'opinion mondiale sa verve pseudo-révolutionnaire. La terreur et la mort planent sur la tête de chaque Guinéen. Le Président, assuré de la reprise en main de la situation par l'Armée, sort de sa cachette. Il nomme Ismaël Touré (son frère), Chef de la nouvelle Commission d'Enquête. Il crée un Tribunal Populaire Spécial et lance à la radio (qui émet 24h sur 24) le mot d'ordre qui stupéfie le monde entier: — «Tuez, égorgez, dépecez! Vous rendrez compte par la suite!» 76

Un affreux carnage ensanglante alors tout le pays, de Boké à N'zérékoré, de Benty à Siguiri, de Conakry à Mandiana. L'exemple est donné à Conakry par la pendaison de quatre hauts fonctionnaires: Magassouba Moriba, Kara Keita, Ousmane Baldet, Ibrahima Barry III, et l'exécution de Madame Camara Loffo. Sékou Touré a rédigé un «poème»: «Adieu traîtres». Il choisit le pont Tumbo, à l'entrée de la presqu'île de Conakry, comme poteau d'exécution. Là, les suppliciés restèrent pendus pendant deux jours et la population fut sommée de venir «cracher sur les mercenaires de l' impérialisme».

Le «Tribunal Spécial» prononcera 92 condamnations à mort. Des exécutions et pendaisons seront organisées dans chaque cheflieu de région. — Magassouba Moriba sera pendu pour avoir «ouvert la bouche» trois ans plus tôt. Ce n'était pas un mercenaire, ni même un opposant de Sékou Touré! — Keita Kara fut pendu parce qu'il était Directeur de l'Energie Electrique au moment de l'agression. — Baldet Ousmane fut pendu parce qu'il était un bon technicien des finances et en savait long sur les méthodes par lesquelles le Clan Touré s'était approprié le trésor du pays. — Camara Loffo, une des femmes à avoir soutenu le PDG dès les années cinquante, fut exécutée pour avoir gardé des attaches familiales avec la famille de David Tondon, l'homme qui fit poignarder Mbalia Camara. — Ibrahima Barry avait été un adversaire, un concurrent politique de Sékou Touré durant la période coloniale. Il avait été le premier secrétaire de la DSG (Démocratie Socialiste de Guinée). Après le référendum, il rallia Sékou Touré sans conditions. Ministre du Plan, il resta loyal et ne manifesta aucune opposition au Président. Il fut pendu parce que Sékou Touré avait décidé depuis longtemps d'éliminer de la scène ses rivaux politiques d'avant 1958. Sékou Touré affirme que si la Guinée compte 90% de mercenaires contre-révolutionnaires et 10% de «révolutionnaires» attachés à la «révolution», il est prêt à liquider ces 90% et à «faire la révolution» avec les autres. Dans cette atmosphère, les hommes du régime s'en prennent, non seulement aux Guinéens, mais aussi aux étrangers résidant en Guinée: Sénégalais, Maliens, Ivoiriens, Camerounais, Français, 77

Allemands, Tchèques, Libanais, Syriens, vont connaître les horreurs des prisons guinéennes.( 18) Les hommes du régime endossent la tenue militaire et déclenchent le plus grand génocide que des Guinéens ont pu jusque-là infliger à des Guinéens. Des citoyens de toutes conditions, jeunes et vieux, hommes et femmes sont arrachés de nuit à leurs familles et jetés dans les prisons de Conakry, Kindia, Boké, Labé, Kankan, N'zérékoré, etc. Les prisons ne pouvant contenir tous ceux qu'on arrête, des exécutions massives sont organisées( 19). Des dizaines de personnes sont entassées dans des camions, transportées dans la brousse, fusillées et jetées dans des fosses communes. Au pied du Mont Kâkoulimâ, non loin de Conakry, ces fosses engloutiront des centaines de Guinéens. Les membres du BPN (Bureau Politique National) dirigent les exécutions et donnent le coup de grâce. Mamadi Keita a avoué sans sourciller qu'à force de «mitrailler ces mercenaires» ses «mains étaient devenues calleuses». Janvier 1971: La Guinée est devenue un tombeau, non pas «de l' impérialisme» comme le clamait Sékou Touré, mais des Guinéens les plus attachés à leur terre. L'horreur de la répression dépasse l'imagination. Les agents du PDG obligent les populations à danser autour des cadavres, les femmes à condamner leurs maris, les enfants à renier leur père. Chaque quartier, village, école, entreprise est transformé en «Comité Militaire» avec obligation pour tout le monde de devenir soldat et de s'entraîner au maniement des armes. Les barrages sur les routes sont triplés. Pour aller du Centre de Conakry au kilomètre 36, il faut en franchir plus de vingt! Combien de personnes furent arrêtées? Combien moururent exécutées sur le champ? Combien succombèrent parce que ligotées à mort? Combien périrent par simple règlement de compte, par délation, par lâcheté? Chaque famille guinéenne peut établir la liste de ses victimes. Ainsi, dans ma famille, en tenant compte uniquement de mes très

(18) Ainsi le Sénégalais Ardo Ousmane Bâ qui a relaté sa détention dans Camp Boiro, L'Harmattan, Paris, 1986. (19) Alpha Abdoulaye Diallo: La Vérité du Ministre, Calmann-Lévy, Paris, pp.128-131.

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proches (oncles, frères, cousins germains) il y eut plus de douze arrestations dont: Thiemo Mamadou Bah, fonctionnaire retraité; il disparaît en prison en 1971. — Mamadou Bano Bah: Secrétaire d'Etat au Budget, fils de Thiemo Mamadou Bah. - Mamadou Sow, Secrétaire d'Etat au Plan et sa femme Nima Sow. — Abbasse Bah: technicien hydrologue. — Tahirou Bah: Commissaire de Police. - Mamadou Hâdy: directeur de Cabinet. — Mariama Pôréko, commerçante. — Mamadou Bah: libraire. — Siradiou Baldé: gouverneur. — Amadou Laria Diallo: fonctionnaire retraité. En comptant les morts, les disparus, les handicapés qui sortent des prisons, on comprend pourquoi les événements de 1970-71 ont détruit la Société guinéenne plus que les événements antérieurs et fait de la Guinée un pays ravagé, profondément mutilé. Question: Le débarquement portugais est-il à lui seul le motif de l'arrestation et de la liquidation de milliers de Guinéens? Réponse: Sékou Touré était avisé de l'éventualité d'une attaque portugaise pour libérer les prisonniers portugais. L'attaque a eu lieu. Les prisonniers ont été libérés. Ceux des assaillants qui n'ont pu reprendre la mer ont été liquidés. Le Président, assisté de son frère Ismaël Touré, ne s'en est pas tenu là. Homme assoiffé de pouvoir, il a saisi cette occasion pour faire le vide en réalisant une purge d'une rare cruauté, sans précédent en Afrique. Bref, les Portugais ont donné à un tueur l'occasion de tuer.

1972 Une nouvelle monnaie: le Syli

Pour la troisième fois depuis 1960, Sékou Touré fait changer tous les billets et pièces du marché monétaire guinéen. Cette réforme monétaire ne repose pas sur les données réelles de l'économie guinéenne. Le Gouvernement du PDG fait «1' économie de sa politique». Comprenez qu'il s'agit toujours de la primauté du «poli79

tique sur le technique». L'objectif essentiel est de déposséder ceux qui ont pu acquérir une petite fortune. La nouvelle monnaie s'appelle Syli: l'éléphant. Le franc guinéen disparaît donc en 1972. L'apparition du syli et les spoliations qui en résultent ne changent rien aux pratiques courantes; le marché noir, le détournement des biens publics vont reprendre de plus belle. Un Premier ministre... pour la parade Les Guinéens apprennent soudain que Lansana Béavogui est nommé Premier Ministre. Cela signifie-t-il que Sékou Touré veut enfin partager le pouvoir? Quelques semaines de pratique vont donner la réponse. Dans ses interventions, au début de sa nomination, Lansana Béavogui se présente à deux ou trois reprises comme le Chef du Gouvernement. Il est vite rappelé à l'ordre par le Président qui lui notifie que le Premier Ministre n'est pas Chef du Gouvernement, mais une sorte de Ministre d'Etat. Le Chef de l'Etat est le Chef du Gouvernement, du Parti, de l'Année, etc. Avec Sékou Touré, c'est la potence et l'omnipotence. Cela devrait être clair pour Béavogui. Le Premier Ministre pourra cependant effectuer les voyages que le Président n'ose pas faire depuis 1964. Et on verra Béavogui (dont l'un des surnoms était «Béa») dans diverses instances internationales.

L'homme en blanc. Le chef religieux La vie quotidienne en Guinée est toute axée sur les activités du Parti et de son chef. Tout tourne autour du PDG et de Sékou Touré. Le Président disait lui-même: «Si le PDG représente le corps de la Guinée, le Secrétaire Général en est l'esprit». Rien d'étonnant, dans ces conditions, que la Fête Nationale soit fixée au 14 mai, date anniversire de la création du PDG. Le 22 novembre sera aussi un jour de Fête Nationale. Mais le 28 septembre, le 2 octobre (proclamation de l'Indépendance), le ler mai (Fête Internationale du Travail), seront jetés aux oubliettes. 80

On voit Sékou Touré adopter une nouvelle tenue. Blanc, de la tête aux pieds: bonnet blanc, demi-boubou blanc, pantalon blanc. Désormais, il ne se montre qu'en blanc, sept jours sur sept. D'où lui vient cette nouvelle formule? Lui seul le sait. Mais la chronique populaire raconte que les marabouts du Président ont prescrit à leur client le port du blanc pour éloigner le péché, obtenir l'absolution, pour retarder la vengeance poursuivant le crime! Ainsi, Sékou Touré chercherait à «se purifier», mesurant (peut-être) l'étendue de ses crimes. Comme il se doit, tous les courtisans se mettent aussi au blanc: cadres du Parti et de l'Etat, femmes du Protocole, etc. Tous en blanc lors des cérémonies officielles et des réceptions. Il arrive souvent qu'un ministre se fasse renvoyer d'une réunion s'il n'est pas en blanc, ou si le Président trouve que sa tenue ne correspond pas à la norme «révolutionnaire»! Pour beaucop de Guinéens, le port du blanc a rendu Sékou Touré moins féroce, moins violent, moins tueur. En même temps qu'il épouse la tenue blanche, le Président se décrète «Grand Maître de la Foi Islamique». Il est présent à toutes les grandes prières, celles du Vendredi en particulier. Il n'est pas l'Imam, mais il est côte à côte avec l'Imam. Il fait réciter la Fatiha et exige des croyants de prier pour la santé du Président et la pérennité du Parti. Il crée un «Ministère des Affaires Islamiques». Il fait prôner l'idée que Dieu l'a mandaté pour guider la Révolution en Guinée. Sacrée Révolution! Pourquoi cette attitude contrastant si fort avec le Sékou Touré des année cinquante et soixante? Pour s'attirer le soutien et l'amitié des pays arabes, riches en pétrodollars! Pour confisquer à son profit la liberté religieuse, l'une des rares valeurs dont les Guinéens jouissaient encore librement! A présent, l'omnipotence est au niveau le plus haut: l'Etat, le Parti, le Gouvernement, l'Armée, la Religion sont entre les mains du tyran. 1973 Assassinat de Cabral à Conakry

En 1972, le PAIGC a libéré une grande partie de la Guinée-Bissau et son leader, Amilcar Cabral, est accueilli dans beaucoup de 81

milieux politiques internationaux comme un homme d'Etat. C'est dans cette situation que des tueurs réussissent à s'infiltrer dans la chambre de Cabral et l'assassinent. Le Quartier Général du PAIGC est situé dans la banlieue nord-est de Conakry. La Sécurité a été renforcée après l'attaque portugaise du 22 novembre 1970. C'est donc avec une réelle stupeur que l'opinion mondiale acquise aux Droits de l'Homme, apprend l'assassinat de ce combattant de la liberté. Quel rôle a joué Sékou Touré dans cet assassinat? Le Président pouvait souhaiter la disparition de Cabral pour au moins trois raisons: 1. — Cabral, chef de guérilla et homme de science, n'a jamais accepté de transiger sur les principes qui guident son action. Il est reconnaissant à Sékou Touré d'accueillir et de soutenir politiquement le PAIGC, mais n'accepte aucun diktat et pas davantage venant de Sékou Touré. 2. — Cabral est sur le point de devenir un Chef d'Etat à part entière. Personne ne doute plus que l'Indépendance de la GuinéeBissau est pour bientôt: on ne parle plus que de l'ouverture des négociations avec le Portugal. Sékou Touré aurait même proposé à Cabral de fédérer la Guinée-Conakry et la Guinée-Bissau. Sékou Touré ne veut pas d'un Cabral président de la Guinée-Bissau. 3. — Cabral, pour avoir longtemps vécu dans l'entourage du président guinéen à Conakry, connaît le vrai visage de Sékou Touré et la véritable nature du régime du PDG. C'est donc un témoin gênant pour Sékou Touré. Ces raisons font penser que Sékou Touré a été sinon un acteur, du moins un complice de l'assassinat de Cabral. 1974 Parodie d'élections

En lisant la Constitution guinéenne, on se rend compte que Sékou Touré ne l'a jamais appliquée. Liberté d'expression, d'association, de mouvement, droit d'être jugé... ne sont pas reconnus aux Guinéens. La Constitution stipule que le Président est élu pour sept ans. Mais gare à celui qui parle de candidature ou d'élections, même au sein du Parti. Il disparaîtra de la circulation dans les jours qui suivent, sur ordre de Sékou Touré qui a dit et redit: 82

— Les Guinéens ne parleront jamais de moi en disant: Voici l'ancien Président. Autrement dit, il se considère comme un Président à vie. Aussi se fera-t-il élire pour la troisième fois Président de la République, en décembre 1974. Le système est simple: le BPN (Bureau Politique National) établit une liste de «candidats» aux postes de députés à l'Assemblée Nationale. Cette liste est accompagnée d'une déclaration annonçant la candidature unique de Sékou Touré à la Présidence de la République. Un seul «vote» a lieu. Les noms sont détenus par les présidents de Comités. Les «militants» viennent prendre l'unique liste et la mettent dans l'urne. Nul besoin d'isoloir. Le président du Comité vote pour les supposés absents. Au dépouillement: 99,09% des inscrits ont voté, et 99,09% ont élu les députés et le Président! La dernière «réélection» de Sékou Touré aura lieu huit ans après, au printemps 1982. A peine réintronisé en décembre 1974, Sékou Touré, «Responsable Suprême de la Révolution», lance «la guerre contre Cheytane». Qui est Cheytane? C'est le démon, dans le Coran! Le Président guinéen assimile les commerçants à ce démon qu'on appelle aussi «trafiquant». La formule a pour but de réduire à néant le mouvement des personnes et des biens à l'intérieur du pays. Désormais, plus de magasins privés vendant des marchandises importées ou produites sur place. Ce qui revient à interdire sur le marché les vêtements, chaussures, ustensiles et pacotille de consommation courante. Seul, un «commerce populaire» est autorisé. L'Etat va ouvrir des «magasins populaires» dans chaque quartier. Ces magasins seront généralement vides. C'est alors que les Guinéens créent un système très spécial de marché noir. Le vendeur annonce sa marchandise de bouche à oreille, à l'abri des mouchards, en choisissant bien l'oreille réceptrice. S'il trouve des gens désireux d'acheter, il s'assure que ceuxci ne vont pas le dénoncer en menaçant lui-même de... les dénoncer! Puis il montre un échantillon. L'acheteur paye l'échantillon et le vendeur lui donne un rendez-vous précis (de nuit) et là lui remet la marchandise complète dans le plus grand secret. C'est ainsi qu'on achète une paire de chaussures en trois phases: l'annonce, la première chaussure, la deuxième chaussure! 83

Les gens prennent l'habitude d'égorger boeuf, moutons, poulets... à la tombée de la nuit pour vendre la viande la nuit et en faire disparaître toute trace avant l'aube. Le mouvement des véhicules étant pratiquement interdit, les Guinéens remettent les pistes de brousse en activité. On marche de nuit (gendarmes et miliciens montent sur les arbres pour surveiller) et on transporte ainsi des marchandises sur des centaines de kilomètres. Un véritables corps de passeurs se crée pour éviter les zones trop surveillées par la milice, l'Armée, la Gendarmerie, la Douane et surtout la «Police économique», créée spécialement pour mener la «guerre contre Cheytane». La misère du peuple a atteint un niveau difficile à imaginer, car jamais connu jusque-là dans l'histoire de la Guinée. On manque de riz, de sel, d'oignons, de vêtements, de chaussures... Les cordonniers récupèrent de vieux pneus d'automobiles et y taillent des chaussures. Dans les villes, on donne un nom évocateur et chargé d'espoir à ces chaussures: «En attendant le bateau»! De 1970 à 1977, les Guinéens vont mener une existence infernale: affamés, déguenillés, sans même un savon pour se laver ni un morceau de percale pour ensevelir leurs morts... Cette horrible réalité, jointe à celle des prisons où règnent la torture, l'agonie et la mort, restera ignorée du monde extérieur. Dans cette atmosphère de privation totale des droits humains les plus élémentaires, les agents du PDG vont commettre un autre crime sans précédent...

1975 Un homme enterré vivant

La scène se passe dans la banlieue de Conakry, du côté du marché de Madina. Un homme vient d'être arrêté par la Police. Il est présenté comme «trafiquant» et bandit notoire. Les policiers ont prévenu le Responsable du fameux «Comité Révolutionnaire» chargé des opérations de liquidation physique. Une jeep de la police arrive. Deux agents en descendent armés, en plus de leurs poignards et PMAK (pistolet-mitrailleur), d'une pioche pour l'un, d'une pelle pour l'autre. Ils se mettent à creuser. Puis s'adressant à l'accusé, un des agents déclare: — Dis-nous tes dernières volontés; nous allons t'enterrer! 84

— Vous voulez m'enterrer ici? Mais ce n'est pas un cimetière ici! s'exclame l'accusé. - Les cimetières sont partout. Le tien est celui-ci, ajoute l' agent. — Mais laissez-moi m'expliquer! J'exécute des ordres, moi! Je ne suis pas un bandit! hurle l'accusé. — Pas d'explications! Nous aussi on exécute des ordres! — Alors, tuez-moi d'abord avant de m'enterrer! -- Nous, on ne tue pas, on enterre! Et les agents ligotent le bonhomme, lui bandent les yeux, le jettent dans le trou, le recouvrent de terre, sans prendre garde à ses cris et gémissements. Puis ils se mettent au garde-à-vous et clament en choeur: — Prêt pour la révolution! Leur chef ajoute: — Elle est exigence! Beaucoup de gens ont assisté à la scène. Une fois de plus, ils s'agissait de montrer aux Guinéens ce que le Parti est capable de faire. Afin que nul ne l'oublie! Les milliers de Guinéens qui quittent le pays s'efforcent d'ébranler le mur de silence qui entoure la Guinée. L'opinion mondiale — celle du monde occidental en particulier — commence à être informée de ce qui se passe réellement dans ce pays. Diverses pressions du Gouvernement français et d'organisations internationales obligent Sékou Touré à libérer en 1975 les prisonniers français détenus au Camp Boiro. Tous , à l'exception de deux — Monseigneur Tchidimbo et Edouard Lambin — qui seront libérés en août 1979 et janvier 1980. Mais pour le Guinéen de l'intérieur, l'étau reste plus serré que jamais, ce qui réduit son existence à celle d'une bête parquée. Car les relations proprement humaines faites de coeur, d'esprit, d'intelligence, de communion, ont fait place au repli sur soi. Chacun suspecte et se méfie de l'autre: le mari de sa femme, le père du fils, le voisin de son voisin...

1976: la guerre aux Peuls Le sang versé lors des massacres de 1970-71 n'a pas encore séché que le Président décide d'annoncer un nouveau complot. Fidèle à sa stratégie du vide et à sa tactique de maintien d'une «tension révolutionnaire» (entendez: la terreur) au sein de la popu85

lation guinéenne, il lui faut opérer une nouvelle chasse à l'homme, un nouveau génocide. Après les intellectuels, les commerçants, les militaires, les cadres les plus dévoués à la cause de la patrie, à quelle catégorie de Guinéens peut-il encore s'attaquer? Sékou Touré donne lui-même la réponse en clamant à la radio, en ce mois de juillet 1976: — Je déclare la guerre aux Peuls! Le monde entier entendra cette décharge de la foudre de Sékou Touré contre une fraction vitale du peuple guinéen. Pendant que l'opinion mondiale se demande qui sont bien ces Peuls et pourquoi Sékou Touré leur fait la guerre, les arrestations, emprisonnements, massacres, humiliations... recommencent de plus belle dans tout le pays. Car, si les Peuls traditionnellement occupent principalement les plateaux du massif foutanien, ils sont aujourd'hui présents dans toutes les régions guinéennes. Le tyran a mis au point un scénario de grand maître... Lamarana Diallo, un adolescent de douze ans, est arrêté et jeté au Camp Boiro. Sékou Touré déclare que ce tout jeune homme devait l'assassiner lors d'une visite du Lycée de Donka. Lamarana interné, une odieuse mise en scène est effectuée dans l'enceinte même du Camp. On fait monter le jeune homme au sommet de l'avocatier qui se trouve dans la deuxième cour de la prison. Un soldat grimpe, lui remet un fusil et descend. Un photographe tire plusieurs clichés du jeune homme perché sur l'avocatier. Après quoi, on le fait descendre. Les photos seront diffusées quelques jours plus tard comme «preuve» que Lamarana guettait du haut de l'arbre l'arrivée du Président au Lycée de Donka pour l'assassiner! Si Lamarana, garçon de douze ans, a été le bras du «complot», qui est donc la tête? Diallo Telli! Et tous ceux qui lui sont liés par le sang, les études ou les hasards de la vie. Du moins dans la logique totalitariste du Président. Pour qui le connaît, il n'y a là rien de surprenant. Son plan est arrêté depuis longtemps: tous ses rivaux, adversaires ou opposants, vrais et supposés, d'avant et d'après 1958 doivent disparaître, de même que les cadres administratifs et techniques formés à l'université et dans les Grandes écoles. Ainsi, Diawadou Barry, Ibrahima Barry III, Karim Bangoura, ont-ils été éliminés, tout comme de nombreux ingénieurs, professeurs, médecins, administrateurs, juristes, etc. Le tour de Diallo est donc venu. Telli est revenu en Guinée en 1972, après avoir servi son pays dans les grandes instances internatioanles (ONU, OUA, etc.). 86

Sourd aux conseils de ses nombreux amis et admirateurs qui, voyant l'atmosphère de crime et de terreur qui règne en Guinée, lui recommandent de ne pas se jeter dans la gueule du loup... Boubacar Telli Diallo est donc arrêté en même temps que deux autres ministres: Alioune Dramé et Alpha Oumar Barry. Dans la foulée, des centaines de cadres, notables, commerçants, hommes et femmes de quelque influence dans le milieu peul, sont arrêtés et emprisonnés. La liste s'alourdit des cadres non peuls, dont le Président veut se débarrasser: Sékou Philo Camara, Lamine Kouyaté, etc. Les discours incendiaires pleuvent de nouveau; les arrestations fracassantes opérées de nuit reprennent de plus belle. Sékou Touré essaye d'appliquer à nouveau les pratiques qui lui ont si bien réussi entre 1954 et 1958: provoquer une lutte fratricide entre différents groupes ethniques et en tirer avantage. Mais cette fois, dixhuit ans après, les données ont changé. Les Peuls n'ont pas oublié les pogroms dont ils ont été victimes entre 1954 et 1958; ils sont prêts à vendre chèrement leur vie, et ils l'ont clairement montré, notamment à Conakry. De plus, ils sont économiquement très présents dans la capitale et la milice populaire compte beaucoup de jeunes Peuls. Ils sont donc sur leurs gardes. Mais, par ailleurs, les souffrances et misères imposées à tous les Guinéens par le régime de Sékou Touré, ont créé inconstestablement un sentiment national guinéen. Ce sentiment national va s'affirmer à cette occasion pour refuser toute action fratricide à l'encontre des Peuls. Car il est évident aux yeux de tous — Soussou, Malinké, Peul, Kissi, Toma, Guerzé, etc. — que Sékou Touré n'arrêtera pas sa machine à tuer, et après les Peuls, il s'en prendra à d'autres... Donc, pas de commandos de choc pour envahir les quartiers peuls, massacrer et incendier. Le Président utilise ses polices politiques pour broyer le Peul. Il prend plusieurs mesures qui ne peuvent relever que du racisme — tout comme le fit Hitler auquel Sékou Touré peut s'identifier sur bien des points. — Première mesure: les élèves Peuls ne pourront plus bénéficier d'une bourse d'études à l'extérieur de la Guinée. Le critère d'attribution des bourses cesse de s'appuyer sur les possibilités intellectuelles de l'élève et les besoins socio-économiques du pays. De nombreux pays offrent des bourses d'études à la Guinée: pays de l'Est, de l'Ouest, pays arabes. Le gouvernement y enverra désormais et très souvent des élèves qui sont loin d'avoir le niveau mini87

mum requis pour les études envisagées. Il en résulte un énorme gaspillage dans la formation de cadres et de techniciens guinéens. — Deuxième mesure: concernant l'enceinte de la prison du Camp Boiro où croupissent et meurent des centaines de prisonniers venant de tous les milieux ethniques guinéens, il est décidé que les militaires et gendarmes peuls n'y assureront plus la garde. Les prisonniers peuls ne pourront plus ainsi bénéficier de la moindre complicité avec leurs gardiens, et de la moindre chance de contacter leurs familles par cet intermédiaire. Car les gardiens en tiraient de substantielles ressources. Mais là encore, les militaires non peuls refusent de jouer à la guerre raciale. Ils continuent de traiter à égalité les prisonniers, sans distinction d'origine. — Troisième mesure: un certain nombre de postes «stratégiques» dans l'administration, l'année et la diplomatie, seront fermés aux fonctionnaires peuls. Que peut reprocher Sékou Touré aux Peuls? D'être un peuple debout, décidé à ne pas succomber, à ne pas disparaître sous les coups du tyran sans scrupules qui s'attaque sans relâche aux Guinéens depuis 1954. Aveuglément rivé à son fauteuil, Sékou Touré ne comprend pas qu'il N'EST PAS LA GUINEE. H s'est mis dans la tête que ce pays lui appartient. Il ne réalisera jamais que le coeur, le cerveau, les membres et l'âme de la Guinée, ce sont ces Peul, Soussou, Malinké, Kissi, etc., qu'il unit en fait malgré lui en les martyrisant. Parmi les centaines de citoyens arrêtés, citons: — Telli Diallo: magistrat, ancien Secrétaire général du Grand Conseil de l'AOF (Afrique Occidentale Française), ancien Secrétaire général de l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine), Ministre de la Justice au moment de son arrestation; — Alioune Dramé: Inspecteur des Finances, Ministre des Finances de 1957 à 1963, puis ambassadeur et de nouveau Ministre (du Plan); - Docteur Alpha Oumar Barry: médecin, Ministre du Développement Rural; — Sékou Philo Camara: professeur, ambassadeur; — Lamine Kouyaté: Capitaine de l'Armée guinéenne; — Amadou Diallo: financier-comptable, cadre d'une entreprise d 'Etat; — Hadja Bebo Diallo, soeur de Saïfoulaye Diallo, commerçante; elle sera emprisonnée à deux reprises au Camp Boiro sans que Saïfoulaye puisse s'y opposer. 88

Toutes ces personnes sont jetées dans les cellules du Camp Boiro et soumises au régime de torture physique, politique et psycho-

logique. A la mi-février 1977, Sékou Touré ordonne la mise à la diète noire des trois ministres et du capitaine Kouyaté. Ce dernier, voyant que son arrêt de mort est signé, au troisième jour de diète, clame tout haut son innocence, affirme qu'on veut l'éliminer parce qu'il sait dans quelles conditions Cabral est mort: il gravera sur le mur de sa cellule des mots pathétiques mais confus se terminant ainsi: «Mais, Lamine, Dieu un jour, l'histoire et le peuple lui donneront raison et l' honoreront».

Le ler mars 1977, Diallo Telli, Alioune Dramé, Alpha Oumar Barry sont morts. Morts parce qu'ils étaient Peuls, morts parce qu'ils croyaient servir la Guinée en restant à la disposition de Sékou Touré, le tueur sans scrupules. Avant que les corps des trois victimes ne soient expédiés vers Nongoah, dans la grande banlieue nord-est de Conakry, pour y être jetés dans une fosse commune, Sékou Touré tient à venir en personne au Camp Boiro. Il y arrive quelques heures avant l'aube, s'assure que ses condamnés sont bien morts... Il fait arracher un organe de Diallo Telli — très probablement le coeur ou les poumons — et s'en retourne avec, pour l'offrir en sacrifice. Des prisonniers qui passent la nuit à prier et à égrener leur chapelet, ont observé de leur lucarne cette visite très «spéciale» du Président...

La colère des femmes: 26 27 août 1977 -

La «guerre contre Sheytane» (entendez toujours la répression menée contre les commerçants) bat son plein et fait rage sur les routes et dans les villes. La police économique, la milice, la gendarmerie, la douane, répriment, rançonnent et terrorisent une population sans défense. Le marché de Madina, dans le 5e arrondissement de Conakry, connaît une affluence extraordinaire malgré les rafles et sévices quotidiens. Là, on trouve toute la pacotille domestique apportée par les commerçants qui ont bravé et soudoyé la police des frontières et la police des routes. Beaucoup de femmes y vendent des produits alimentaires locaux: tubercules, huile, légumes, fruits, etc. Madina, c'est à la fois le marché noir et le marché «blanc». 89

Vous pouvez y régler toutes sortes d'affaires. Ce 26 août 1977, le stand alimentaire connaît son animation de tous les jours... Mais voilà qu'un jeune agent de la police économique, bien campé dans sa tenue de gendarme, s'approche de l'étalage d'une femme comme s'il voulait acheter quelque chose. Il questionne la femme nerveusement. Plutôt que de laisser à la marchande le temps de comprendre et d'obtempérer, le gendarme éparpille la marchandise en menaçant d'arrêter la vendeuse. Celle-ci riposte vivement et crie: — Cela ne se passera pas comme ça aujourd'hui! Tu ne jetteras plus une marchandise ici! La marchande ameute tout le marché, toutes les femmes, les centaines de femmes du marché de Madina... En choeur, elles entonnent un cri de guerre qui ébranle tout le quartier. Elles rangent leurs marchandises, s'attroupent, se consultent quelques instants et décident de faire une marche, une marche vers la Présidence, vers Sékou Touré... Elles avancent résolument, la tête haute; elles ont attaché un mouchoir rouge à leur taille. Leurs pas sont rythmés par des slogans traduisant la situation économique et sociale du pays. Ces slogans sont scandés comme lors d'une cérémonie d'initiation. La netteté du rythme, l'audacieuse vérité des mots, la hardiesse et la chaleur du ton ont un puissant effet d'entraînement sur toutes les femmes et sur beaucoup d'hommes présents. Les femmes scandent la trahison du Président: — Ce n'est pas cela que tu avais promis! La route est longue du marché de Madina à la Présidence: près de huit kilomètres. Le groupe grossit à chaque instant. C'est maintenant un cortège de plus de mille personnes, un train qui avance avec assurance; la détermination se lit sur chaque visage. La marée est si forte qu'aucune force de répression (police, milice, gendarmerie, armée) n'ose s'opposer à son avance vers le centre de Conakry. Des agents de renseignements et de sécurité observent et ravalent très vite leurs impressions devant la foule en marche qui dégage puissance et résolution. Et voici le Palais du Président. La place devient noire de monde. Les femmes, dans un choeur qui enflamme tout auditeur, amplifient leur refrain: — Tu nous as trahies! Ce n'est pas cela que tu avais promis! Et voilà le Président qui sort du Palais, rajustant les pans de sa tenue immaculée qu'il ne quitte pas depuis qu'il a décidé de se «blanchir». 90

Les femmes martèlent leur refrain pendant quelques minutes, puis se taisent et s'immobilisent, comme pour dire à Sékou: On t'écoute! Tu sais pourquoi on est là! Mais le Président ne trouve pas un mot à dire. Bien sûr, l'heure n'est pas à l'improvisation d'un discours creux sur les « droits du peuple». La situation est concrète et exige une mesure concrète. Alors, les femmes reprennent la parole. Elles insultent Sékou, l'assimilent à un charognard, à un serpent venimeux toujours à l'affût. Elles énumèrent les crimes et méfaits qu'il a commis et entonnent à une cadence accélérée un autre refrain: — Il ne te reste plus qu'à quitter le pouvoir! Le visage du Président devient terne et glacé; des sueurs froides sillonnent son front; mais il ne sort pas son célèbre mouchoir blanc pour les essuyer. Sékou Touré a été frappé de plein fouet! Désemparé, dépossédé de tout ce qui a fait jusqu'ici son mythe et son charisme, il reste là, figé comme un baudet sur lequel le peuple au féminin crie haro. Manifestement le «Président stragège Ahmed Sékou Touré, Responsable Suprême de la Révolution», est devenu un coquelet complètement déplumé, incapable d'émettre un signe ou un son. C'est alors qu'on voit un de ses proches lui souffler quelque chose. Et le Président lève les bras comme pour demander la parole: — A compter de ce jour, la police économique est dissoute! clame-t-il enfin. Les femmes lui lancent alors qu'elles l'ont déjà dissoute ellesmêmes et que maintenant il faut dissoudre le Parti. Entretemps, les forces militaires et para-militaires ont reçu l'ordre de se mobiliser et d'occuper tous les points stratégiques de la capitale. La place de la présidence est donc encerclée par l'armée. Les femmes, dont le mouvement a été spontané, comprennent que, faute d'avoir une organisation plus solide, elles ne peuvent affronter l'année et la milice aux ordres de Sékou Touré. Elles se dispersent donc en maudissant ce régime maudit. Pour éponger leur colère, elles passent dans les commissariats qu'elles mettent à sac... Le Président, pensant que l'orage est passé, convoque un meeting populaire pour le lendemain, 27 août, au Palais du Peuple. Mal lui en prend. Les femmes y viennent en masse et lui infligent l'une des plus grandes humiliations de sa carrière politique. Sékou Touré ne peut y prononcer un seul mot! Les cris des femmes étouffent ses tentatives. Elles lui lancent tous les méfaits qu'il a 91

déversés sur la Guinée depuis 1958! Sur l'intervention d'un de ses ministres, Fily Dâbo Cissoko, il se retire de la scène... Les femmes ont encore gagné une manche. Mais leur spontanéité courageuse sombre dans le vide politique, économique et social créé à dessein par le PDG-Sékou Touré. La révolte des femmes ne soulèvera pas les masses de Conakry. Paradoxe ou logique de situation? Les manifestantes dispersées, les forces de répression sortent de l'ombre et commencent aussitôt les arrestations... De nouveau, les prisons de Conakry sont surchargées. Des centaines de personnes inscrites sur la «liste noire» sont arrêtées. Entre autres: — Samkoumba Diaby est arrêté parce que, excellent mécanicien, très doué en la matière, il a remis en état de marche de vieux cars abandonnés par le gouvernement. Ces cars rendent d'énormes services dans le transport urbain à Conakry. De ce fait, Sankoumba, au demeurant un modeste homme plein d'humilité et de respect pour tous, est devenu très populaire à Conakry. Ce qui lui attire la foudre du Président, et lui coûtera cinq ans de détention politique. - Sény Camara, dit «Sény-la-Presse», parce qu'il commence par vendre des journaux au temps colonial, est arrêté pour le seul fait qu'il est secrétaire général du nouveau Syndicat des Transporteurs de Conakry; il fera six ans de prison politique. Almamy Fodé Syla(20), est secrétaire général de la section PDG du 5e arrondissement où les événements se sont déclenchés. Il doit payer pour son «manque de vigilance». Il fera quatre ans au Camp Boiro. - Himy Camara, adjudant de gendarmerie, commandait le groupe de gendarmes qui assurait la sécurité du marché de Madina lors de la manifestation. Il restera en prison pendant six ans. Toutes ces personnes vont subir de longs interrogatoires où l'intimidation, le grotesque et les tortures leur feront avouer tout et n'importe quoi.

«Normes» «Normes»! Ce mot est devenu courant dans toutes les langues guinéennes et il signifie: Fourniture obligatoire à l'Etat. A partir (20) Itinéraire sanglant, par Almamy Fodé Sylla, Ed. Erti, Paris, 1985.

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de 1974, Sékou Touré exige que chaque Guinéen paye ses impôts en nature: céréales, tubercules, bétail, huile, etc. Cette «pratique» est très douloureuse pour les populations, aussi douloureuse peuton dire, que les tortures et la diète noire dans les prisons. Les agents chargés de la collecte des «normes» prennent chez le président du comité du parti la liste de tous les membres de chaque famille, y compris les enfants en bas-âge et les vieux sans activité productrice. L'impôt est pour tout le monde: du nouveau-né au vieillard impotent! Si la famille compte X personnes, il faut fournir 50 fois X kilos ou litres de produits. Conséquence: le paysan qui récolte 700 kilos de maïs, riz, arachides, café... et qui a sept personnes à charge, se voit confisquer la moitié de sa récolte... Cette «fourniture» augmente la famine au sein de la population et oblige beaucoup de paysans à traverser la frontière pour s'installer dans les pays voisins. Nombre d'entre eux ne reviendront plus en Guinée. C'est la révolte des femmes en août 1977 qui incitera les Guinéens à refuser de payer les «Normes», et qui mettra fin à cette pratique de l'Occident médiéval.

1978: la victoire du Hafia Football club Pour la troisième fois, le Hafia Football Club devient champion des clubs d'Afrique. Durant les années 70, cette formation a déployé un football de haute qualité. Son jeu est le seul élément de détente de la population de Conakry, à côté des groupes musicaux nationaux. Ses joueurs sont célèbres non seulement en Guinée, mais aussi dans toute l'Afrique: Chérif Souleymane, Petit Sory, Papa Camara, etc. Quand le Hafia FC est couronné «Triple Champion d'Afrique», la joie est grande à Conakry. Fidèle à lui-même, Sékou Touré s'approprie cette victoire et en fait une affaire de propagande politique. Tant mieux, se disent les Guinéens pour une fois. Cet événement heureux — l'un des rares que le pays ait connus depuis longtemps — entraînera d'ailleurs une certaine détente dans l'atmosphère devenue irrespirable. Le Président demande à chaque footballeur ce qu'il désire. Comme s'ils s'étaient concertés, tous les joueurs demandent à Sékou Touré de supprimer les tracasseries politiques et les entraves à la liberté de mouvement des personnes et des biens. Et l'étau se desserre! Libération de prisonniers politiques, autorisation du commerce privé, réduction des barrages sur les routes... 93

Sékou saisira d'ailleurs cette occasion pour redorer son blason à l'extérieur et colmater son pouvoir à l'intérieur. Il participe à une rencontre à Monrovia avec les présidents Houphouët-Boigny et Léopold Sédar Senghor. Il signe avec eux des accords de bon voisinage rétablissant la liberté de mouvement des personnes et des biens entre la Guinée, la Côte-d'Ivoire et le Sénégal. Novembre 1978: le congrès du Parti érige le régime en «PartiEtat». Ainsi la pratique devient institution: le Parti, c'est l'Etat, l'Etat, c'est le Parti. Tout comme le Parti c'est Sékou, l'Etat c'est Touré. En même temps, la Guinée prend une nouvelle dénomination et devient: «République Populaire Révolutionnaire». Car la magie des mots reste le fort du Sorcier Noir. Le Président est une boîte à discours. Il ne se gêne pas pour répéter à ses visiteurs la certitude qu'il a: son régime lui survivra! Fin 1978, il reçoit à Conakry le Président français Valéry Giscard-d'Estaing. Les accords signés resteront sans lendemain et pour cause: les questions de développement n'entrent pas dans les préoccupations du Président guinéen!

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Chapitre III

PRISONNIERS POLITIQUES DANS L'ENFER DU CAMP BOIRO (1979-1984)

Il n'est pas besoin d'être une personnalité politique ou de renom pour se voir jeter dans la prison du Camp Boiro à Camayenne, banlieue-nord de Conakry. Femmes, enfants, vieillards, hommes de diverses conditions, y débarquent au fil des jours. De ce centre de déshumanisation et de liquidation, des milliers de Guinéens et non-Guinéens sortiront morts, mourants ou très diminués. **

1979: mon arrestation, mon interrogatoire. Mourir de la «diète noire» Jusque-là, j'ai vécu, observé et suivi ces douloureux événements qui se déroulent en Guinée en tant qu'homme libre de ses actes et profondément attaché à son pays natal. J'en suis d'autant plus affecté que depuis l'âge de quinze ans, alors que je m'ouvrais au monde dans sa géographie, son histoire et ses activités socioéconomiques, je me suis mis dans la tête, ou plutôt dans le coeur, le sentiment que la Guinée allait devenir un grand havre de prospérité et de bien-être en Afrique; car la diversité de la nature humaine et physique de la Guinée fait la beauté et la richesse de ce pays. Depuis 1959, je note que, d'année en année, la passion de la destruction de la part des hommes du PDG submerge peu à peu mon pays, alors que l'ensemble des Guinéens au lendemain du Référendum, ne demandaient qu'à participer activement et concrètement à une véritable construction nationale. A présent, une certitude me hante: la Guinée va à la dérive et ira à la dérive, à la dégradation continue de ses valeurs, tant que ce régime sera en place. 95

Etudiant, je dénonçais par tous les moyens les méfaits de ce régime. Travailleur, j'ai cherché à militer dans une organisation qui veut combattre ce régime, afin que cessent tant de souffrances et de misères(21). En mai 1979, je prends une décision: me rendre en Guinée, y mettre mon pied et ma tête; voir, sentir, entendre et palper cette atmosphère si «spéciale» qu'a engendrée le PDG. Pourquoi une telle décision, face à tous les risques qu'elle comporte? Pour avoir des informations précises, VRAIES ET ACTUELLES sur la Guinée, car mes amis et moi nous ne pouvons nous contenter d'écouter les récits des voyageurs qui sortent officiellement ou clandestinement du pays. Ces voyageurs nous racontent souvent n'importe quoi. Nous avons bien essayé d'envoyer nos propres observateurs sur place, mais quand j'ai eu la preuve que nos «envoyés spéciaux», pour lesquels nous dépensions pas mal d'argent, nous mentaient autant sinon plus que les voyageurs ordinaires, je me suis dit: Pourquoi n'y vas-tu pas toi-même? Je réfléchis sur différents aspects de la situation intérieure et extérieure guinéenne. J'en conclus que je peux risquer un voyage de redécouverte et de reconnaissance en Guinée, à condition que ce voyage soit strictement clandestin. Je me prépare donc à prendre la route, qui redevient assez fréquentée depuis la signature des accords de Monrovia par la Guinée et le Sénégal en février 1978. Début juin 1979, je suis en Guinée. Je me suis tracé un périple. J'ai adapté mon attitude et mon habillement à ceux du Guinéen moyen de l'intérieur: analphabète et bâna-bâna (petit commerçant ambulant). Je me sens parfaitement chez moi, dans mon milieu, mais je me répète intérieurement et inlassablement: Surtout, ne cause à personne, ne te lie à personne, sinon tu es cuit. Je me confonds parfaitement avec les gens. En me faisant passer pour un marchand de pacotille, je vais de marché en marché, de ville en ville. Je vois, j'entends, je sens et palpe cette emprise du PDG sur chaque Guinéen. Je visite toute le nord et l'ouest de la Guinée. Fin juillet 1979 je reviens à Dakar. Je me dis: c'était tellement simple, il suffisait de vouloir! A qui confier mes impressions de voyage?

(21) Nous parlerons plus loin de l'opposition politique au PDG.

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Ma femme se réjouit de me retrouver sain et sauf, et moi je me réjouis de la retrouver libérée de ses examens de juillet à la faculté de Droit. Je la rassure et elle se rassure. Mais les conditions ne sont pas réunies pour que je parle ouvertement de mon voyage. Je reste donc muet sur ce point. La seule personne à qui j'en parle est mon ami Karamoko Diallo, lequel me déclare qu'il est lui-même prêt à faire un voyage en Guinée. L'idée d'un deuxième périple qui complèterait le premier me vient en tête. Je me dis qu'en réussissant deux voyages en toute liberté en Guinée, je pourrai parler des réalités de ce pays en toute objectivité. Je désire aussi renouer le contact avec celui de nos informateurs qui m'a paru le plus digne de confiance: Manga Moussa. C'est un jeune paysan qui habite Diandian, un petit village des environs de Boké, sur la route de Gaoual. Il cultive un peu et voyage beaucoup. Il vient souvent au Sénégal pour y travailler comme saisonnier, puis il retourne en Guinée... Karamoko me souligne à nouveau sa ferme volonté d'aller au pays. — Pas question de voyager ensemble, ni de se montrer ensemble, lui dis-je, c'est trop dangereux. Pour un rien nous pouvons être arrêtés, même si notre voyage n'a pour but que de respirer l'air du pays après des années d'absence et de voir l'état des lieux. Tout nouveau venu est suspect et doit d'abord se présenter au président du comité du Parti, même s'il vient voir sa mère ou se recueillir sur la tombe de son père. C'est ainsi, à moins que le visiteur s'abstienne de tout contact, comme je viens moi-même de le faire... Nous convenons alors de nous rendre à Conakry, via Boké, mais sans emprunter le même moyen de déplacement. Je quitte le Sénégal le matin du 17 août. Le 19 août, je suis à Diandian où je retrouve Moussa. Le 20 août, à la tombée du jour, Karamoko arrive. Nous devons reprendre la route la nuit même, par la première occasion qui se présentera pour Conakry. Mais qu'arrive-t-il au village? Le soir du 19 août, après m'avoir accueilli chez lui et avisé, comme usuel, le président du comité local du Parti, Manga Moussa, me présente son frère Samba Diouma, surnommé «L'Homme». — C'est un milicien, me dit Moussa, il a étudié à Cuba le métier de milicien. Samba Diouma est accompagné d'un autre milicien, Souleyma97

ne Diallo, dit «Solo». Les deux miliciens me dévisagent quelques instants, puis disparaissent en lançant un laconique «Au revoir». Après ces présentations, j'ai de bonnes raisons de me ronger les sangs, mais je ne le fais pas savoir à Moussa. Je lui pose quelques questions sur ces miliciens et lui indique que je continue le lendemain sur Conakry, via Boké. Lui aussi. Une question me serre la gorge: n'ai-je pas commis l'irréparable en débarquant dans ce village? Le lendemain 20 août, il y a un camion le matin et deux l'aprèsmidi pour Boké, mais aucun ne s'arrête au vu de mon signal. La nuit, un autre véhicule passe mais il ne s'arrête pas non plus. Plusieurs jeunes du village, parents et amis de Moussa, veulent aussi se rendre à Boké et cherchent une occasion ce jour-là. Mais rien ne se présente qui accepte de nous prendre. Le 21 août à 8 heures, le matin, une land-rover s'arrête. Le conducteur descend. — Vous allez tous à Boké? demande-t-il. — Oui! répond-on en choeur. — Vous avez tous vos cartes d'identité et le prix du voyage? — Oui! — Alors montez! Dix hommes,dont un adolescent, montent dans le véhicule. On est très serré, mais Boké n'est pas loin: 25 kilomètres. Après une demi-heure de route cahoteuse, le véhicule entre au poste de Douanes de Boké. Deux militaires s'avancent vers nous l'arme au poing, et nous ordonnent de descendre. Ils nous conduisent dans une pièce vide, prennent nos papiers et notre argent et lancent: — Vous êtes en état d'arrestation! Vous êtes des mercenaires! Et nous voilà déshabillés et ligotés tous les dix. En brisant mes lunettes, un militaire me dit: — Tu viens du Sénégal, toi? Tu vas voir comment la Révolution guinéenne traite les mercenaires! — Tuez-moi, si vous êtes sûr que je suis un mercenaire! — Je suis prêt à te tuer, grogne-t-il. Mais tu expliqueras d'abord ta traîtrise au Responsable Suprême de la Révolution! Je comprends alors que la milice de Boké a câblé à Conakry. Quelques heures après notre arrestation, un avion se pose à Boké. Nous sommes conduits à l'aéroport, ligotés et menottes. Après une demi-heure de vol, nous sommes à l'aéroport de Conakry. Le soldat nous déverse dans un camion militaire et dit à voix basse au chauffeur: 98

— Direction Camp Boiro! Nous nous regardons tous les dix, personne ne semblant comprendre ni croire à ce qui lui arrive. Je murmure: — Ton frère Samba Diouma et son camarade Souleymane nous ont livrés, n'est-ce pas Moussa? — Oui! «L'Homme» nous a livrés et nous n'avons rien fait de mal, me répond Moussa. — Le prochain qui parle, je lui envoie une balle!, lance le soldat. Un lourd mutisme nous assomme Le camion roule une demiheure et entre au Camp Boiro. 21 août 1979, 14 heures: le lourd portail de fer du «Bloc Central» de la prison du Camp Boiro s'ouvre. Le camion entre en marche arrière et s'arrête devant le poste d'admission. Nous sommes «déchargés» et déposés à terre comme des colis. Le chef de poste, Fadama Condé, fait enlever nos cordes et nos menottes. Mes bras sont inanimés, de même que mes pieds. Si le voyage avait duré deux heures, nous serions probablement tous morts, ligotés et menottés comme nous l'avons été. N'est-ce pas de cette façon d'ailleurs qu'aurait disparu Abdoulaye Djibril Barry, le mari de Nadine, suite à son arrestation dans la région forestière, à 800 kilomètres de Conakry?( 22) A gauche, en entrant dans l'enceinte du Bloc, dans la deuxième cour, il y a un bâtiment aux portes métalliques, le plus ancien des six bâtiments cellulaires; les portes sont numérotées de 47 à 62. Nous sommes jetés chacun dans une cellule: 53.— Hâdy Bah; 54. Sékou Diakité; 55.— Mallal Diallo; 56. — Ousmane Camara; 57.—Manga Moussa; 58.—Mamadou Kéïta; 59.—Saliou Diallo; 60. — Mahmoud Bah; 61.— Mamadou MB6yi; 62. — Karamoko Diallo. Les dix prisonniers bouclés, un homme de garde écrit à la craie blanche la lettre D sur chaque porte: D = diète... (22) Grain de sable ou Les Combats d'un femme de disparu, par Nadine Barry, Editions du Centurion, 1983, Paris.

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Vers 20 heures, clic-clac sur les trois barres de fer qui ferment la porte. Ton nom? demande un militaire armé d'un pistoletmitrailleur PMAK. Il prend le nom, le prénom et passe à la cellule suivante. Chaque ouverture et fermeture de ces portes s'accompagnent d'un bruit sourd dont l'écho se répand dans tous les bâtiments du Bloc. Mes bras et jambes sont toujours engourdis, les cordes et menottes ont laissé de larges écorchures, mais mes douleurs se sont atténuées. J'ai retrouvé mes esprits et comprends à présent ce qui s'est passé depuis mon arrivée au village. C'est fou la façon dont je me suis jeté dans les pattes de l'Eléphant! A mon tour d'être broyé par la machine infernale. Et les autres? Karamoko? Moussa? Le jeunes gens qui cherchaient un véhicule pour Boké et dont je connaîtrai les noms un peu plus tard? Je finis par m'affaisser sur le béton caillouteux, rugueux et humide de la cellule, en pensant à ma femme, à ma mère. De nouveau, clic-clac, la porte s'ouvre dans la nuit noire. — Suis-moi! lance une voix. Je m'avance, encadré par deux soldats qui me conduisent au poste d'admission. Là, on me donne une culotte et une chemise; en regardant la montre du chef de poste, je vois qu'il est deux heures du matin. L'aime braquée sur mon dos, on me fait avancer vers le portail qui s'ouvre puis se ferme, tandis que je monte dans une jeep modèle soviétique. C'est ainsi que je suis conduit devant le Comité Révolutionnaire, instance supérieure qui coiffe toutes les polices politiques guinéennes et qui a la haute main sur la gestion de la prison du Camp Boiro. Le Comité siège dans un bâtiment ancien, de style colonial, situé non loin de l'entrée du Camp, à quelque 200 mètres du Bloc. Me voici dans une grande salle. Un gros ventilateur fixé au plafond ronronne. On me fait asseoir sur un trépied. Un soldat me met les bras au dos et les attache. Puis entre un monsieur de bonne corpulence, dans une impeccable tenue blanche, pantalon et veste à trois poches. — Je suis le commandant Siaka! Tu as peut-être entendu parler de moi? Je te connais sur beaucoup de points J'attends que tu me donnes des confirmations; si tu me dis la vérité, au nom du Président, je te libère. Sinon, j'ai ordre de me débarrasser de toi! Le commandant Siaka Touré, patron du Comité Révolutionnaire depuis 1967, parle d'une voix très fluette, nasillarde, froide et insi100

gnifiante, ce qui contraste étrangement avec son titre et aussi avec la lourde atmosphère du lieu. Mon premier problème: comment éviter que mon arrestation n'entraîne celle de mes frères, cousins, oncles et autres proches qui sont encore en Guinée? Mon deuxième problème: comment gagner du temps, retarder ma liquidation et celle de ceux qui sont arrêtés avec moi? Pendant que je rumine ces questions, Siaka a murmuré des consignes au secrétaire général du Comité révolutionnaire, puis il est sorti de la pièce. — Qui es-tu? me lance le secrétaire. — Bah Thierno, dis-je. — Date et lieu de naissance? -- 1940 à Thyaghel Bôri, région de Labé! Il note tout, demande ma filiation, mon niveau d'études, mes activités professionnelles, mais visiblement, il est très fatigué, abattu. A côté de lui, ses camarades somnolent. Ils ont dû en interroger beaucoup d'autres avant moi. Ce premier interrogatoire est plutôt «doux». Le «téléphone de campagne», appareil à décharges électriques, est posé devant moi, mais je n'ai pas été «branché» cette nuit-là. Il m'a fallu répondre à des dizaines de questions sur mes «activités. au Sénégal». D'entrée de jeu, le questionneur m'a fait comprendre que je suis un envoyé de l'opposition pour renverser le gouvernement révolutionnaire guinéen. Toutes ces questions portent sur les activités de l'opposition. Puis, fatigué sans doute de noter sur un papier mes déclarations, il ordonne de me détacher et de me ramener dans ma cellule. Quand le premier interrogatoire des dix prisonniers qui viennent d'être jetés dans le Bloc est terminé, c'est l'aube; il est 5 heures. Le va-et-vient cesse entre la prison et le pavillon des tortionnaires. Le muezzin entonne son appel à la prière de l'aube: — Allâhou Akbar! On l'entend distinctement: il marche en chantant son appel et passe tout près du Bloc, à un moment donné. 22 août: toute la journée, les dix portes sont restées closes. Mais la porte de ma cellule est trouée: un trou de quelque deux centimètres de diamètre fait par une balle, apprendrai-je, lors de l'attaque du Camp Boiro, le 22 novembre 1970. Je regarde à travers ce trou et vois les anciens prisonniers qui vont et viennent entre la première cour et le jardin. Je reconnais, au bout de quelques mi101

nutes d'observation: Yoro Diarra, Edouard Lambin, Sékou Philo Camara, Alpha Abdoullaye Portos, Mamadou Camara MC, El hadj Fofana Mahmoud, etc. Ils sont tous en culotte courte; leur visage est sec et affiche une vague mine, mélange de résignation, de foi en Dieu et d'espoir. Le soir, à partir de 23 heures, reprise de l'interrogatoire qui dure toute la nuit. Je suis conduit devant la commission de la même manière que la veille, vers deux heures du matin. Première question: «L'opposition s'est réunie à Dakar en avril 1979. Qui était présent à cette réunion?» Je respire un bon coup, me disant que c'est là une question facile. Puis je me lance dans une longue énumération de noms guinéens connus, inconnus ou imaginés. Et le secrétaire note laborieusement, n'ayant que son stylo et une liasse de papiers...

23 août: au crépuscule, 19 heures, on ouvre les cellules une à une et les portes restent entrebâillées. Les dix détenus sont conduits un par un aux toilettes situées au fond de la cour; ils passent tous devant moi et mon coeur frémit à voir leur belle et innocente jeunesse. Puis chacun de nous reçoit un gobelet d'eau et une assiette de riz: le premier repas depuis l'arrivée au Bloc. Un quart d'heure après, les assiettes sont ramassées et les cellules bouclées. 23 heures: nouveau cliquetis sur les portes. L'interrogatoire reprend. Le temps qui s'écoule entre deux ouvertures de cellule est plus long que la veille. C'est le signe que la commission s'acharne davantage sur chaque prisonnier. Je n'arrive pas à dormir. Le plat de riz et le gobelet d'eau m'ont redonné des forces. Je marche dans la cellule, je fais de longues inspirations et expirations. Je m'asseois et les pensées m'assaillent: ma femme, ma mère, mes frères, mes amis, dans quelle tourmente vont-ils vivre en apprenant que je suis au Camp Boiro! Je finis par dormir assis. Je suis réveillé par l'ouverture de la porte. Machinalement, je suis les deux hommes armés qui me conduisent devant le Comité révolutionnaire. La commission semble au grand complet ce soir. Je compte douze personnes. - Tu nous mens depuis trois jours! me lance Bembeya, le secrétaire de la commission. Qui es-tu? Nom, prénom, filiation? — J'ai déjà décliné mon identité! dis-je. Un silence de trente secondes, puis Bembeya relit ses notes de l'interrogatoire précédent et, s'adressant à moi: 102

— Tu es né où? — A Thyaghel Bôri, région de Labé. C'est alors qu'intervient un gendarme en tenue de lieutenant: — C'est faux! dit-il. Je t'ai reconnu dès ton entrée dans cette pièce. Regarde-moi bien! Tu es Bah Mahmoud, le frère jumeau de Bah Mamadou, cadre du Parti et directeur de l'Elevage à Labé. Tu es le frère de Abbasse que nous venons de libérer. Tu ne me reconnais pas? Je suis labéen comme toi! J'ai fait l'école coranique avec toi, chez ton oncle. Si tu n'es pas d'accord avec moi, je fais venir ici tes frères Ibrahima Kaba et Mountagha qui sont bien connus à Conakry! — Si je vois un seul de mes frères ici, je me liquiderai la minute d'après! Vous ne pourrez pas m'en empêcher et vous ne tirerez rien de moi! ai-je rétorqué aussitôt en martelant mes mots. Oui, je suis bien Bah Mahmoud. J'ai voulu venir en Guinée, revoir mon pays après dix-huit ans d'absence. Je n'ai jamais fait de mal à mon pays. Je ne suis pas un traître ni un mercenaire. Je suis prêt à répondre sincèrement à vos questions. Mon masque n'a donc tenu que trois jours. Le lieutenant Fofana, membre exécutif du Comité Révolutionnaire, est effectivement un camarade d'enfance. Il n'a pas eu de peine à me reconnaître, alors que moi je ne l'avais pas reconnu! Mon interrogatoire entre dans une deuxième phase. — Où étais-tu depuis que tu as quitté? — J'étais en France. — Quel métier exerces-tu? — Professeur de sciences et technicien de l'industrie alimentaire. — Tu étais professeur en France? — Oui, dans la région parisienne. Quelques secondes de silence, puis un autre gradé, le capitaine Baya, patron de la milice populaire (je l'apprendrai plus tard), intervient: — Eh bien, c'est très intéressant, nous avons un bel hôte de marque: un ressortissant guinéen, professeur dans la région parisienne! Voilà une belle prise, un beau légume pour la Révolution! C'est un envoyé direct des mercenaires ennemis de notre régime populaire. Et Baya de me questionner, de me demander jusqu'à quel degré je maîtrise la balistique. Sa montre indique 4 heures du matin. On enlève la corde qui me ligote les mains au dos. Je suis ramené dans ma cellule. 103

24 août à 7 heures: la porte s'ouvre. Le chef de poste Fadama Condé, accompagné de son adjoint et de deux hommes de garde, observe le détenu, puis la cellule, et ordonne de refermer. Toute la journée, je m'occupe à découvrir ma cellule. Les murs sont riches en inscriptions: un caillou, un bout de métal, et on grave plus ou moins profondément. Je lis d'abord les mots du capitaine Lamine Kouyaté, liquidé trois ans plus tôt. M'étant assis, je vois à la hauteur de mon épaule une inscription: «Oumar Baldé, janvier 1979». S'agirait-il de l'ingénieur Mamadou Oumar Baldé, qui revint en Guinée juste après avoir fini ses études à l'Ecole Centrale de Paris? Oumar «OERS» (il était secrétaire de l'Organisation des Etats Riverains du fleuve Sénégal) serait-il encore vivant en janvier 1979? Je mets mon oeil sur le trou de la porte et observe ceux qui vont et viennent entre le jardin et les six pavillons pénitentiaires. Si Baldé Oumar «OERS» est vivant, je ne tarderai pas à le voir. Je le connais bien, cet homme plein de vie, de gentillesse et de vive intelligence. J'étais de ceux qui lui ont dit de ne pas se presser et de bien étudier le chemin du retour en Guinée. Il y est revenu, et en 1971, il a été arrêté sur ordre de Sékou Touré. Mais je ne vois pas l'homme que je cherche. Je somnole. Le sol est très humide, le trou-urinoir laisse entrer beaucoup d'eau de ruissellement. Le mois d'août est le mois des grosses pluies à Conakry. Je dors assis, adossé au mur. Vers minuit, je suis conduit devant la commission. En entrant, je trouve Moussa étendu à terre, ligoté, les pieds branchés sur l'appareil à décharges électriques. — Connais-tu cet homme? me demande Bembeya. — Oui, je le connais! — Quels sont vos liens? — Liens simples d'amitié, noués au Sénégal, lors d'une rencontre dans une gargotte tenue par un compatriote à Dakar. -- Tu cracheras la vérité tout de suite! coupe un de mes interrogateurs. Pendant qu'on rhabille Moussa et qu'on le ramène dans sa cellule, le commandant Siaka entre. — Bonsoir Mahmoud! me dit-il. - Bonsoir mon commandant! — Nous savons beaucoup de choses sur toi. Nous avons reçu tous les numéros du journal Guinée-Perspectives Nouvelles que tu nous as envoyés quand tu dirigeais ce journal (il en tient un exemplaire à la main). Ton adjoint, Auguste Kourouma, est d'ailleurs à 104

Conakry. Il est en train de plancher sur un rapport, mais lui n'est pas aux arrêts. J'avale tout ça. Le commandant lance: — Quels sont tes complices à l'intérieur de la Guinée? — Je n'ai pas de complices; je suis revenu ici pour servir, pas pour nuire à qui ou quoi que ce soit! — Chauffez-le! coupe sèchement Siaka. J'ai ordre de te liquider, mais je t'accorde une faveur. Ne rate pas ta chance! Le militaire de faction se rue sur moi et me ligote à mort. Mes orteils sont branchés sur l'engin. Un geste sur la manette et une forte décharge électrique me foudroie, me sillonne des pieds à la tête. Je pousse un grand cri en même temps que j'expire profondément et que je crache fortement. Une deuxième décharge. Je réagis de même. — Quels sont tes complices intérieurs? lance à nouveau Siaka Je comprends qu'il faut que je donne des noms, des noms de gens qui vivent en Guinée! Car il faut des noms, des cibles, et je suis pour eux une excellente source. Fidèle au plan que j'ai arrêté, je décide de donner successivement un nom soussou, un nom peul, un nom malinké et un nom «forestier» parmi mes anciens camarades d'école présents au pays. Ces camarades sont des fonctionnaires et peuvent être arrêtés. Mais je suis prêt à leur dire devant la commission que j'ai été forcé, que je n'avais pas le choix. Je donne ainsi quatre noms-prénoms: — Yansané..., Diallo..., Condé..., Tolno... J'allais recommencer mon cycle des quatre grands groupes nationaux, quand le lieutenant Léno me lance d'un ton sec: — C'est faux! Il ment! Il ne donne pas ses parents, il ne cite pas les Peuls! Silence très lourd. Nouvelle décharge, nouveaux cris, nouveaux crachats. Je continue mes dénonciations sans renoncer à mon «plan»: — Sylla..., Bah..., Barry..., Kourouma..., Doré... Cela leur fait déjà une bonne liste. Le commandant Siaka, qui sait certainement à quoi s'en tenir, pose une deuxième question: — Quels sont les ministres que vous deviez attaquer et liquider? Je reste muet quelques secondes, mais une décharge me ramène à l'ordre: il me faut donner des noms. Je change de tactique, tenant compte de la remarque de Léno, et je dis: — Abdoulaye Diâwo Baldé, Mouctar Diallo, Saïfoulaye Diallo, Kâly Barry, Boubacar Diallo. 105

C'est le commandant Siaka qui me coupe cette fois: — C'est faux! Il ne donne que des noms peuls! Il veut qu'on arrête tous les ministres peuls pour créer une nouvelle affaire peule! Détachez-le! Je suis détaché. J'ai affreusement mal aux épaules et aux bras. La corde a déchiré mes biceps. Je suis ramené au Bloc. Le jeune gendarme qui me conduit me murmure à l'oreille: -- Tes camarades t'ont chargé. Ils ont dit que toi seul est mercenaire. J'ai vraiment peur pour toi. Je me demande pourquoi tu as quitté la France pour venir ici. Tâche de sauver ta peau, mais ce sera très dur. Et il boucle ma cellule. Je m'assis, exténué. Rien de ce qui vient de se passer ne me surprend. J'ai lu le livre de Jean-Paul Mata: Prison d' Afrique( 23). Je connaissais les pratiques du Camp Boiro. La douleur m'empêche de dormir; mais mon esprit reste lucide. Je me mets machinalement à réciter Molière: «Les hommes la plupart sont étrangement faits. Dans la juste nature, on ne les voit jamais. La raison a pour eux des bornes trop petites. En chaque caractère, ils passent les limites.»

25 août, 7 heures: inspection des cellules par le chef de poste, puis fermeture. J'ai toujours mal. La soif et la faim s'y ajoutent.

Vers 23 heures, je suis conduit devant la commission. Il n'y a que cinq personnes ce soir. Le lieutenant Léno me dévisage longuement, me conseille d'avouer mes méfaits sans qu'il soit nécessaire de me torturer. II ajoute: Pourquoi les Peuls se font-ils toujours torturer avant d'avouer? C'est vraiment bête! On vient ici pour avouer et ça ne devrait pas traîner! Les questions, cette nuit, portent sur mes complicités à l'extérieur. Il m'est bien plus facile alors de répondre, les Guinéens expatriés étant moins à la portée des foudres du PDG que ceux de l'intérieur. 26 août: 3ème jour saris boire ni manger. La soif commence à envahir la gorge et l'estomac. On entend des coups frappés sur les portes, sans savoir exactement de quelle cellule il s'agit, sauf si elle est contiguë. (23) Jean-Paul Atala, Prison d'Afrique.

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Il fait chaud dans la cellule, bien qu'on soit en pleine saison des pluies. Dès que le soleil brille, la tôle emmagasine beaucoup de chaleur, qu'elle rayonne directement dans la cellule dépourvue de plafond. 27 août: 4e jour de «diète». La soif devient insoutenable; les prisonniers tapent sur leur porte et crient: — Ndian fi Allah (A boire, pour l'amour de Dieu!). L'écho répercute ces mots dans tout le voisinage. Les hommes de garde restent imperturbables. Ils vont, viennent, jouent bruyamment au damier, ricanent, sans se soucier ni rien «entendre» de ce qui se passe derrière ces dix portes damnées. Dans la nuit du 27 au 28 août, une grosse pluie se déverse sur le Camp. Certaines cellules sont inondées. Par les trous qui servent d'urinoir, dans chaque cellule, l'eau entre et se répand dans la cellule. Alors chacun peut boire et étancher sa soif, sans penser aux risques de maladie, la mort étant là en face. Minuit: je suis conduit à l'interrogatoire. Dès mon arrivée, un des membres de la commission me tire par la main et m'entraîne dans la «cabine technique» située tout près. Il y a là tout un arsenal hétéroclite de torture: cordes, fils de fer, pinces, pointes, pneus, chaînes, bougies, cuves pleines d'eau ou d'huile, barres de fer, etc. — Tu vois, me dit mon geôlier, nous avons les moyens de te réduire en loques, mais tous les membres de la commission ont de la sympathie pour toi! Alors, profites-en avant qu'il soit trop tard! Il me ramène dans la grande salle où sont réunis les principaux chefs de la sécurité et du renseignement guinéens. Chacun me pose une question sur ma vie personnelle, sur mes relations avec des compatriotes condamnés par contumace comme Siradiou Ibrahima Baba Kaké, Alpha Ibrahima Sow, etc., sur les moyens d'information de «l'opposition», sur les milieux français hostiles à la Guinée, etc. Sachant que tous ces tortionnaires n'ont pratiquement aucune ouverture sur l'extérieur de la Guinée, que leurs informations sont très fragmentaires et souvent fausses, je réponds à leurs questions par de longues déclarations de ma propre imagination, mais parsemées de détails vrais ou piquants. Je suis en cela leur propre méthode d'accusation. Et ils écoutent et enregistrent mes paroles avec un zèle «révolutionnaire»! 107

Certains d'entre eux commencent enfin à somnoler. Voyant cela et étant lui-même manifestement fatigué, le capitaine Bayo, chef de la milice, déclare: — Cet homme en connaît trop et nous ne pouvons pas nous contenter de l'écouter. Nous allons lui remettre de quoi écrire et il va répondre à toutes les questions qui lui seront posées. Nous le reverrons après sa déposition. Vers 4 heures du matin, je suis amené dans la cellule 60. Il pleut toujours. 28 août: 5ème jour de «diète».

Aujourd'hui, aucun des prisonniers en diète ne donne de coups ni ne demande à boire. Grâce à l'eau tombée du ciel, les suppliciés ont pu boire et éliminer la soif. Le chef de poste a fait sa tournée à 7 heures, et a longuement examiné et les prisonniers et les cellules. Vers 10 heures, Bangaly Camara, secrétaire du Comité révolutionnaire chargé du ravitaillement de la prison, ouvre ma cellule et me tend une chemise contenant une liasse de papiers, puis un stylo à bille, — Voilà les questions auxquelles tu dois répondre. Tu as intérêt à être clair et net. La porte restera entrebâillée jusqu'à cc que tu finisses. Pendant que Bangaly parle, j'essaye de voir si le stylo est en bon état de marche. Bizarre! Mes doigts ne répondent pas aux ordres de mon cerveau. Je suis incapable de manier le stylo! Les cordes qui me ligotent par intermittence depuis une semaine en sont la cause: tendons et ligaments des épaules et des poignets sont hors d'usage. Je dis à Bangaly: -- Je ne peux pas écrire, mes doigts sont inertes! Bangaly va voir Fadama, le chef de poste. Celui-ci arrive, s'arrête au bas de la véranda, crache le tabac qu'il chiquait, regarde mon bras déchiré par la corde et dit: --- On l'a tass-ché trop fort! (entendez: on l'a attaché trop fort). Padma fait venir le docteur Ousmane Kéïta, un prisonnier de la vague de 1970-71, qui assure la «corvée infirmerie», l'une des activités les plus «intéressantes» au Bloc. Dr Kéïta me donne des comprimés et ose, devant les geôliers, m'adresser un furtif: «Courage!». Bangaly reprend ses papiers en se proposant de me les ramener le lendemain. Auparavant, il m'a donné un gobelet d'eau pour que je puisse facilement avaler les comprimés. 108

29 août: 6ème jour de «diète». 7 heures: inspection des cellules et de leurs hôtes par le chef de poste. 9 heures: deux hommes de garde entrent dans la cellule. L'un d'eux tient un seau rempli de béton et une truelle. Il avance jusqu'au trou-urinoir de la cellule, y déverse le béton et bouche le trou en nivelant avec la truelle. Puis la porte est refermée. Pourquoi a-t-il bouché les trous? Pour qu'il n'y ait plus d'eau dans les cellules! Pour que les dix prisonniers ne puissent pas boire, ne puissent rien boire, même l'eau tombée du ciel! En fin d'après-midi, Bangaly arrive et me dit que le chef de poste me remettra le questionnaire le lendemain matin. 30 août: 7ème jour de «diète». Les coups reprennent sur les portes, plus intensément. Ce n'est plus seulement la soif, c'est la faim qui accable les dix détenus. Alors ils cognent et crient encore: — Ndianfi Allah (A boire, pour l'amour de Dieu)! Pas de réaction. Pas de réponse. Les hommes de garde jouent au damier, avec force cris et gros rires. Le chef de poste m'a donné le questionnaire; il m'a apporté un escabeau. Je lis plusieurs fois les questions. Je réfléchis longuement; doisje parler en coupable ou en non coupable? Coupable de quoi? D'être entré en Guinée? De toute façon, je ne suis pas dans un tribunal, ni devant une cour de Sûreté de l'Etat avec des juges, des magistrats, des pièces à conviction. Je suis devant des tortionnaires qui ignorent l'existence des Droits de l'Homme, qui sont là pour fabriquer des accusations et les faire avaler par leurs victimes. Depuis dix jours, ils me torturent et me répètent que je suis venu pour attaquer et détruire des personnes et des biens. Toutes les questions portent sur cela, et devant la commission j'ai déjà beaucoup parlé, sans que mes interrogateurs puissent s'y retrouver (était-ce vrai ment d'ailleurs leur préoccupation?). Je décide donc d'écrire en me fondant sur l'idée et la ligne qui m'ont été imposées. Je suis venu au pays natal porteur d'un complot, d'un plan d'attentat avec des complicités solides. Je citerai plusieurs Etats qui «nous appuient», des hommes politiques qui nous «encouragent». J'ajouterai que l'effet escompté est de «soulever les populations de Conakry», mais sans attenter à la vie du Chef de l'Etat. Je mûris un bon récit d'attentat-fiction parsemé de 109

détails «révélateurs» qui répondent à leurs questions, en espérant fort que ce récit sera lu devant le Conseil National de la Révolution. Mes doigts commencent à répondre. Je me mets donc à écrire. Je ne suis pas pressé... 31 août: 8ème jour de «diète». A 7 heures, heure de relève des hommes de garde après 48 heures de service, le chef de poste contrôle l'état des condamnés. De violents coups pleuvent sur les portes métalliques, suivis de gémissements, et font vibrer tout le Bloc. Les plus stridents sont assénés par mon voisin, à la cellule 59, comme s'il est soudain atteint de délire fou furieux. Pan, pan, pan! Un homme de garde ouvre nerveusement la 59. — T'as fini de gueuler et de cogner sur la porte? — A boire pour l'amour de Dieu! dit l'occupant. — C'est pas moi qui améné toi ici! réplique le garde. Et de refermer avec fracas la lourde porte. Quelques minutes plus tard, les coups pleuvent de nouveau sur la 59. Ils sont répercutés dans le quartier à la vitesse du son. On entend alors le chef de poste: — Taâss-chéé-le! Ça voulait dire: «attachez-le!». Et les geôliers se ruent sur la porte, l'ouvrent violemment, ligotent Saliou, le jettent au fond de la cellule, lancent des menaces et referment la porte métallique. Le silence règne quelques instants, entrecoupé de lourds gémissements. Plus loin de moi, vers la cellule 55, une voix s'élève: - Mamadou, hidha woûri? (Mamadou, es-tu vivant?) Moussa demande à Mamadou Kéita s'il est vivant... Je passe la journée à écrire. Vers dix-huit heures, j'ai rempli dix bonnes pages d'un récit que je veux «intéressant» à lire et à relire par le «Responsable Suprême de la Révolution». Avant de signer, je mentionne la date, mon nom, mon numéro de cellule. Je remets à Fadama Condé qui envoie immédiatement un homme de garde déposer le manuscrit sur le bureau de Siaka. Vers 23 heures, je suis conduit au bureau du Commandant Siaka. Il attend dans la véranda, tout près de son bureau situé à l'opposé de la salle où siège la commission d'enquête, dans le même pavillon. Il me serre la main. Voyant les gerçures qui sillonnent mon avant-bras, il dit: — Tu as la chair de poule? — Peut-être plus que ça! ai-je répondu.

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— Assieds-toi là, à côté. Dans quelques minutes, tu vas avoir le Président au bout du fil. Il vient de lire ta déposition. Je m'assieds et me mets à réfléchir sur ce qu'il faut dire et ne pas dire à Sékou Touré. La pratique du coup de téléphone est longuement décrite dans le livre de Jean-Paul Alata. C'est une technique souvent utilisée par le Président, qui dirige les interrogatoires lui-même par Siaka interposé, et qui intervient directement dans certains cas en parlant lui-même au prisonnier. Un homme sort du bureau de Siaka, un homme portant une tenue de paysan mandingue. Le commandant me fait signe de venir et me présente cet homme - c'est le général Toya Condé, chef d'Etat Major de l'Armée guinéenne. Il ressemble bien plus à un paysan qu'à un général; il me serre la main et disparaît. Me voilà assis en face du Commandant Siaka. — C'est gros ce que tu racontes dans ta déposition! me dit-il. — Vous pouvez tout faire vérifier par vos agents! — Tu ne manques pas d'audace, mais je crois que tu es plutôt habité par un idéalisme naïf, infantile et tu te laisses entraîner dans un jeu de kamikaze. Je connais ta famille et je suis très lié à certains de tes frères, cousins et cousines. Puis il décroche le combiné et tourne le cadran. — Bonsoir Président! Je vous passe Mahmoud! Et il me tend le combiné. — Bonsoir Président! dis-je à Sékou Touré. — Bonsoir! Nous avons été informés de votre tentative... malheureuse. Mais si vous voulez servir la Révolution... Le Président n'achève pas sa phrase. Ou plutôt, il me laisse deviner la suite. — Oui Président! Je suis prêt à répondre à toutes vos questions et à celles de la Commission d'Enquête que dirige le Commandant. — Bonsoir! dit-il. Et il raccroche. J'embarque dans la jeep qui me dépose au Bloc. Il est environ 1 heure du matin; tout dort dans le Bloc. Le militaire qui me conduit me murmure de l'attendre à côté du manguier. Il va prendre un reste de riz et me le donne discrètement. Debout près du manguier, et me confondant avec le tronc, je mange avec avidité ce riz tout en me réjouissant de la bienveillance de cet homme. Puis je rentre dans ma cellule. Avant de la boucler, le sergent me murmure: — Essaye tout pour sauver ta tête! Ici, c'est chacun pour soi! Il ferme la porte derrière moi. En réfléchissant à ces derniers mots, l'angoisse me serre la gorge. Qu'allons-nous devenir, mes 111

compagnons et moi? Depuis trois jours, je n'entends plus les portes s'ouvrir la nuit. Donc, ils ne passent plus notre groupe devant la Commission. Et «la diète» continue. Mon Dieu, sauvenous! 1€, septembre: 9ème jour de «diète». C'est maintenant sûr: notre groupe est soumis à «la diète noire». La visite du chef de poste, le matin à 7 heures, a pour but de voir l'état d'avancement de notre mort. Le mal, la maladie de la soif absolue et de la faim extrême plongent les suppliciés dans une douleur atroce. Si nombre d'entre eux restent calmes et silencieux, certains autres poussent de sourdes lamentations, d'autres encore gémissent. De temps en temps, un sursaut d'énergie, d'espoir ou de désespoir, conduit un des détenus à cogner à la porte, à hurler: — Ndian fi Allah (A boire, pour l'amour de Dieu!). Mais la voix se fait de plus en plus faible, confuse; les mots ne se distinguent plus; le son ne porte plus. Les cordes vocales, desséchées, craquent.

La nuit tombe sur le Camp Boiro, Camp de torture, d'extermination, Une nuit noire, noire de diète. Un chien aboie: cri d'enfer. Un chat miaule: l'odeur de la mort. A l'aube, un muezzin entonne: Allâhou akbar! Allâhou akbar! L'autre monde nous attend. Quand finira l'enfer? J'ai été conduit très tôt, vers 21 heures, dans la salle d'interrogatoires. J'y trouve quatre personnes; l'une d'elles manipule un magnétophone. Elle me fait signe de m'asseoir. Je comprends que ma déposition va être enregistrée. Le monsieur me remet mon manuscrit et met l'appareil en marche. Je lis le texte comme un écolier lirait devant ses camarades un conte des Mille et Une Nuits! Pendant que le technicien range son arsenal et s'en va, Bembeya me remet un autre questionnaire avec du papier. Jusqu'au 30 septembre, je recevrai en moyenne un questionnaire tous les trois jours! Ce soir du ler septembre, je décide de demander à Sékou Touré d'épargner la vie de mes compagnons qui ne sont que de jeunes paysans ne connaissant que leur terre.

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2 septembre: 10ème jour de «diète». A 7 heures, le chef de poste vérifie l'état des condamnés: ils sont tous mourants. Un terrible silence plane sur le Bloc. Chacun des prisonniers, dans les 76 cellules de la prison, suit l'agonie de ces hommes, qu'il le veuille ou non. Il est 10 heures. J'ai encore rempli des pages pour répondre à ces questions qui n'en finissent pas. Mais la page la plus importante pour moi est celle où je demande au Président d'épargner les vies de dix personnes sur le point de mourir:

«Camarade Président, Responsable Suprême de la Révolution, Au nom de la Révolution, dont l'objectif supérieur est la protection et l'épanouissement de l'Homme; Au nom d'Allah, notre créateur, notre Juge impartial, Clément et Miséricordieux; Pour l'Amour de la Patrie, de notre chère Guinée, dont ces jeunes paysans sont la première richesse; Sauvez-les, sauvez-nous. Donnez-nous à boire, à manger, à respirer! Dans quelques heures, il sera trop tard! Prêt pour la Libération!» J'écris ces quatre derniers mots après une longue réflexion. Le rituel en vogue veut que chaque déclaration, quelle que soit sa nature, se termine par: «Prêt pour la Révolution». Me fallait-il écrire cela? Connaissant le cynisme du Président, mais ausi sa sensibilité et son goût des jeux de mots, j'ai pris le risque d'écrire «Libération» à la place de «Révolution», en priant que Sékou Touré me prenne au mot. Je range tous mes écrits dans la chemise. Je les remets à l'homme de garde en faction à côté de moi. A midi, on ouvre ma cellule. L'homme de garde me tend une assiette de riz et un gobelet d'eau, et me dit à l'oreille: — Le Commandant Siaka t'encourage à dire la vérité. Peut-être pourra-t-il te sauver. Aucune autre porte n'est ouverte. Pourquoi ne donne-t-on à manger qu'à moi seul? Seul l'instinct de conservation me fera ingurgiter ce riz insipide. La journée passe, entrecoupée de gémissements, de coups très faibles sur les portes de quelques cellules... 113

3 septembre: llème jour de «diète». Le silence des mourants alourdit l'atmosphère du Bloc. De la cellule 53 à la cellule 62, en excluant la 60 dont l'occupant (l'auteur) a eu à manger la veille, neuf personnes agonisent. Privation d'eau Privation de nourriture Privation de mouvement Isolement total, diète noire Dans une étroite cellule Diète noire dans la nuit noire Pour neuf hommes du commun Sur ordre de Sékou Touré A midi, ma cellule est ouverte, puis la 61 dont l'occupant, Mamadou MBôyi, un adolescent de 16 ans, a cessé depuis trois jours de chanter sa complainte: Fâbolan Allah landho Mi mâyi ka fammêrè Nanan ka nênè an Nanan ka ghésa an

(Au secours, Seigneur Dieu) (Je meurs dans la grotte) (Ramène-moi chez ma mère) (Ramène-moi dans mon champ)

Et voilà qu'un homme de garde amène deux assiettes pleines de riz, me remet l'une, remet l'autre à MBôyi, tandis qu'un ancien prisonnier apporte deux gobelets d'eau. Dieu soit loué! Mais vont-ils donner à manger aux huit autres avant qu'il ne soit trop tard? Rien, rien pour les autres! Mon Dieu, sauve-les, sauve-nous! Fais que tout le monde reçoive à manger! Rien! Toujours rien pour les huit autres! Vers minuit, je suis de nouveau conduit à l'interrogatoire, pour la treizième fois. Le Secrétaire me déclare que le Président est très intéressé par mes écrits. Il me tend une nouvelle liasse de papiers, avec un nouveau questionnaire. Puis il me fait ramener dans ma cellule. 4 septembre: 12ètne jour de «diète». A sept heures, le chef de poste effectue la rituelle inspection des dix cellules. Le silence de mort crée une atmosphère de plomb. Du 4 au 9 septembre, l'agonie s'alourdit dans les huit cellules. Le chef de poste inspecte chaque matin les suppliciés, sans dire un mot. La chaleur moite (35 à 40°C dans la cellule, le jour), la forte humidité, les souris et les rats qui vont et viennent sur la charpente et

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au sommet des murs, les moustiques aux piqûres douloureuses, voilà les témoins de l'agonie et de la mort de mes compagnons de misère. Je passe la journée à écrire. Je passe la nuit à prier, à réciter des versets du Coran ou des poèmes. La mer est tout près, à quelque cent mètres. Le bruit des vagues qui s'écrasent sur les rochers rythme le temps qui passe... 10 septembre: 18ènie jour de «diète». A 7 heures, le chef de poste se fait ouvrir les portes une à une. J'écoute, assis près de la porte, les bras croisés sur mes genoux. L'inspection de la 59 est plus longue ce matin. Les visiteurs échangent quelques mots, puis l'un d'eux crie: — Barrage! Chacun rentre dans sa cellule! Pendant que tous les prisonniers s'engouffrent dans leurs cellules et qu'on entend le clic-clac des barres de fermeture, le chef de poste ordonne: — Amenez un brancard! Un geôlier fonce vers le magasin à côté de l'infirmerie, y prend un brancard et vient le déposer devant la 59. J'observe toute la scène à travers le trou de la porte. Deux gardiens sortent le corps inanimé de Saliou, le déposent sur le brancard. Je vois de près le visage du jeune homme, raidi par une mort atroce. Saliou a été le plus violemment frappé par les différentes phases de «la diète noire»; il a réagi très vivement et s'est affaibli plus vite que les autres. Ses yeux sont ouverts ainsi que sa bouche; son visage crie encore la douleur, et ses doigts forment un poing. Je regarde encore quelques secondes, puis un vertige me prend. Je sanglote pendant que les deux gardiens emmènent le corps dans la salle d'admission, à l'entrée du Bloc... Puis le chef de poste fait ouvrir ma cellule. Je suis en sanglots, tout tremblant. Sans mot dire, il fait refermer la porte et passe aux cellules suivantes. Quelque quinze minutes plus tard, une jeep arrive devant le portail. Le corps de Saliou y est déposé et la jeep s'éloigne. Direction Nongoah, banlieue nord-est de Conakry. C'est là que les morts du Camp Boiro sont jetés sans linceul, sans prières, sans témoins sinon les fossoyeurs et Dieu le Créateur. 11 septembre: 19è=ne jour de «diète». Mon Dieu, quelle horrible routine. De nouveau, «barrage» et bouclage. Un brancard est amené devant la 56. Un deuxième cadavre est évacué par la jeep funèbre.

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J'ai toujours le vertige. Je me sens maintenant tout engourdi dans ma chair et dans mon âme. Tout est vide en moi et autour de moi. 12 septembre: 20èine jour de «diète». C'est la troisième matinée funeste. Les geôliers, eux, sont habitués. J'observe l'évacuation de trois cadavres, ceux des cellules 53, 54 et 57. La même jeep emporte les trois dépouilles vers Nongoah. 13 septembre: 21ème jour de «diète». Les cellules 55 et 58 sont vidées de leur contenu sans vie. Le chef de poste fait ouvrir ma cellule. Mon visage hagard se tourne machinalement vers lui; je le fixe du regard. — Tu es malade? me dit-il. Si tu flanches, c'est tant pis pour toi, hein! Il fait venir le docteur Kéïta, qui me donne quelques comprimés et m'encourage. 14 septembre: 22ème jour de «diète». A 7 heures, inspection des cellules 60, 61 et 62. Le chef de poste ordonne l'évacuation de la 62. C'est Karamoko Diallo, mon ami, mon compagnon depuis Dakar, qui rend l'âme le dernier, dans la nuit du 13 au 14 septembre, après 22 jours de privation totale. Le petit MBôyi, de la cellule 61, me parle à travers la cloison: Ko en dhidho lutti (Il ne reste que nous deux)! Je ne réponds pas. Je me sens comme un naufragé dans une mer en furie. Je pense à ces huit personnes, à leurs femmes et enfants, à leurs parents, à leur vie, à leur mort. Je pense à Karamoko. Sa profonde sensibilité, sa généreuse disponibilité, non seulement pour sa femme et sa fille Diarâye, mais aussi pour ses compatriotes... Ma tête ne contient plus que des petits cailloux qui se frottent les uns contre les autres et me font mal. Mon coeur est lourd, j'ai envie de vomir. J'avale un des comprimés que le docteur Kéïta m'a donné la veille, ce qui a pour effet de m'endormir. Quand je me réveille, c'est toujours ce vide qui m'assaille. Je fais une courte prière de deux rakas. Puis je m'assieds dans le coin le moins humide de la cellule. Les mots de Victor Hugo me reviennent à l'esprit: Vous ne revenez plus les monts, les bois, la terre, Beaux yeux [...] qui n'aviez que vingt ans, Et qui êtes tombés en ce dernier printemps

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Où plus que jamais [...] apparut la lumière. Hélas! Où sont vos corps jeunes, puissants et fous? Où, vos bras et vos mains et les gestes superbes Qu'avec la grande faux vous faisiez dans les herbes? Hélas! La nuit immense est descendue en vous!

Survivre au Camp Boiro Ici, chaque drame en couvre un autre; chaque tragédie en prépare une autre, plus pénible, plus dégradante. Dix jours après notre arrestation, un autre groupe de jeunes gens est amené au Camp. Kanassé, l'un des membres de ce groupe, est mis en «diète noire». Tandis que mes compagnons s'éteignent un à un, Kanassé(2A) entre à son tour dans une phase de folie, marquée par des coups violents assénés sur la porte. Le 15 septembre, on me fait changer de cellule. Fadama m'affecte à la 49, la cellule la plus mortuaire du Bloc. La porte reste cependant entrebâillée, car je reçois toujours des «questions» et je m'occupe à y répondre en essayant de gagner du temps. Le 16 septembre, vers minuit, me voilà de nouveau devant la commission. Un homme est étendu à terre, ligoté et branché sur l'appareil à décharges électriques. Le secrétaire de séance me dit: — Décidément, ton dossier est lourd, Mahmoud. Connais-tu cet homme? — Non! — Pourtant, lui, il te connaît! C'est l'un de tes chargés de mission! Non? — Pas à ma connaissance! — Ligotez-le, chauffez-le, il va dire la vérité! Et me voilà de nouveau dans les cordes déchiquetantes et les fils électrocutants. Je me retrouve à terre avec l'homme que j'y ai trouvé. -- Cet homme est ton complice, avoue-le! — Il n'est pas mon complice! Demandez plutôt à Soumah Kélétigui, cet homme qui est venu à Paris nous raconter qu'il est prêt à recevoir des gens à Conakry et à les aider à commettre des attentats. C'est lui le complice de cet homme! Moi, je suis journalisteamateur et je cherche des informations sur la Guinée. Je ne cache pas ce que j'écris et vous avez reçu tous les numéros de mon jour(24) La Vérité du Ministre, op. cit., p. 177.

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nal! Il m'arrive de questionner des centaines de Guinéens, mais cet homme-là n'est pas de mes informateurs. Confrontez-le plutôt avec Soumah Kélétigui. — Soumah est aux arrêts! dit le secrétaire. Ma déclaration, faite de vive-voix, a porté! Soumah Kélétigui était devenu, après sa libération du Camp Boiro, un agent de renseignements à la solde de Siaka, ce qui lui avait permis d'obtenir une licence d'import-export. C'est lui qui avait attiré Mouctar (mon soi-disant «complice») dans un guet-apens et l'avait fait arrêter quelques minutes après son arrivée au lieu de rendez-vous. Le secrétaire est tout surpris de me savoir au courant de cette affaire, mais il a menti en disant que Kélétigui est aux arrêts. Il décide de mettre de côté mon éventuelle complicité avec Mouctar Diallo. Nous sommes ramenés au Bloc. A ma grande surprise, Mouctar est remis en «diète» à la cellule 54 alors qu'avant mon arrivée au Bloc, il était déjà classé parmi les «anciens prisonniers». Je frémis de nouveau à l'idée que Mouctar va être liquidé. Je rédige une longue déclaration où je démontre que Moctar n'est pas mon complice. Mouctar fera six jours de «diète» et sera réintégré dans le lot des prisonniers. Un mois après, vers la mi-octobre, deux hommes sont amenés au Bloc: El Hadj Gâdirou, le chef religieux du village de Diandian (où j'avais été embarqué le 21 août) et son fils Amadou. Ils sont présentés comme mes complices. Je dois, là encore, faire une longue déclaration écrite pour disculper le religieux et son fils. Ce qui n'empêchera pas Sékou Touré de garder ces deux personnes en prison pendant deux ans. Fin octobre, Siaka me fait venir dans son bureau. Il me signifie qu'il faut faire régulièrement des rapports au Président si je veux obtenir ma libération. Mais il ne me remet pas de questions écrites; de toutes façons, j'en avais assez de ces «questions» politico-policières. Je décide, pour ma prochaine livraison, d'improviser un texte scientifique et technique, sous forme de rapport économique. Je propose donc à Sékou Touré un «Programme National pour l' auto-suffisance alimentaire en Guinée». J'établis un programmeplan de 7 ans qui embrasse tous les grands domaines de l'agroalimentaire et des circuits de traitement et de distribution. Le Président le reçoit, le fait circuler dans son cabinet et charge Siaka de m' «encourager». 118

Maintenant, ma cellule est ouverte toute la journée. Les anciens prisonniers peuvent trouver l'occasion de me parler. Ils sont déjà au courant de l'affaire me concernant, car ils ont des informateurs ou des confidents parmi les hommes de garde: ceux-ci leur racontent tout ce qu'ils ont vu et entendu. Je suis encore à la cellule 49 quand un jeune prisonnier, profitant de l'éloignement des hommes de garde, s'approche à quelques pas de la porte et me dit: — Surtout tiens bon! Ne perds pas le moral! Garde ton courage, sois confiant! Il se peut que le plus dur soit passé. Nous prions tous pour ta survie! Ce prisonnier, c'est Amadou Oury Diallo( 25), arrêté trois ans plus tôt avec Diallo Telli. Il est maigre et sec, mais sur son visage on lit une détermination farouche. Par la suite, je ferai rapidement connaissance avec tous les prisonniers, tous très désireux de parler avec moi. Je leur donne des nouvelles de l'extérieur de la Guinée. Je passe de longs moments de causerie avec les anciens ministres Alassane Diop, Alpha Abdoullaye Portos, Coumbassa Saliou, El Hadj Fofana Mahmoud, ainsi qu'avec beaucoup d'«anciens prisonniers» qui ont soif de savoir comment le monde tourne en dehors du Camp Boiro qu'ils appellent «Le Sixième Continent».

4 novembre 1979: le chef de poste vient devant ma cellule et m'ordonne de le suivre. Il me conduit à la cellule 52, utilisée comme magasin. Il sort une chemise et un pantalon ayant appartenu à un des prisonniers qui ont fini leurs jours ici. — Habille-toi vite! dit-il. J'enfile ces habits très amples pour ma maigre carcasse, en me demandant ce qui va se passer encore. Fadama me dit d'attendre dans la salle d'admission attenant à l'infirmerie. Là, je trouve Alassane Diop, invité quelques minutes plus tôt à venir là et à attendre.... une éventuelle libération après neuf ans de détention! Une jeep arrive: le portail s'ouvre. Le lieutenant Fofana est au volant; il m'appelle et me dit d'embarquer. Il me conduit au siège de la commission, dans la salle où je comparais pour la énième fois. Mais contrairement à mes autres arrivées, cette fois j'y viens en plein jour! Je me retrouve en présence d'un homme d'âge mûr, de type européen, en complet-cravate. Lui tiennent compagnie le Comman(25) La Mort de Diallo Telli, par Amadou Diallo, Editions Karthala, Paris, 1983.

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dant Siaka Touré et l'ambassadeur de Guinée en France, Aboubacar Somparé. Siaka me présente comme étant Bah Mahmoud et omet, sans doute volontairement, de me dire qui est ce monsieur dont la mine et la tenue me sont plutôt rassurantes. Je me fixe rapidement une ligne de conduite. Je me dis que si ce monsieur doit me questionner devant le Commandant Siaka, je ne pourrais que répéter la version qu'on m'a déjà imposée. La rencontre avec un envoyé du «Monde libre» peut être bénéfique pour moi, mais pas dans n'importe quelle condition, car mes bourreaux sont sans foi ni loi. Nous sommes debout tous les quatre, et le visiteur exceptionnel prend la parole: — Avez-vous été torturé? me demande-t-il. — Non! Et je pense à mon bras encore tout couvert de cicatrices. Puis Siaka apporte une vieille valise en carton contenant des armes (grenades, fusils) et déclare au visiteur européen que j'étais détenteur de ces armes... — Vous déteniez effectivement ces armes? me demande le monsieur. — Oui! dis-je en pensant au premier complot fabriqué par Sékou Touré en 1960. — Etes-vous seul dans votre cellule ou à plusieurs? — Actuellement, je suis seul. — Quelle est la situation de vos compagnons d'arrestation? — Je ne sais pas, nous sommes isolés les uns des autres. — Avez-vous pu communiquer avec votre famille? — Oui, par l'intermédiaire du Commandant. La scène a duré cinq minutes. Je suis devenu l'affreux béni-ouioui! Quand le monsieur me demande: — Que puis-je rapporter à votre femme? Je réponds: — Oui. Dites-lui de tenir, de tenir coûte que coûte et de réussir ses études de droit. Nous nous regardons quelques secondes. Siaka me fait signe de rejoindre ma cellule. Je dis à mon visiteur: — Merci! Au revoir, monsieur! J'embarque dans la jeep en me demandant quel nom il faut mettre sur ce bienveillant visiteur et sur l'organisation qu'il représente. C'est le lieutenant Fofana qui me met la puce à l'oreille quand il déclare: — Alors Mahmoud! Tu as la visite des Droits de l'Homme? Fé120

licitations! C'est encourageant ça, pour ton cas! C'est bien la première fois que ça arrive ici, tu sais! — Oui, c'est encourageant pour nous tous! Que Dieu nous aide! dis-je. Je comprends que le Camp Boiro vient de recevoir la visite d'un envoyé de la Ligue des Droits de l'Homme, en la personne de l'avocat parisien Maître Yves Jouffa. Je le connaissais de nom, comme l'ancien Président de la Ligue française, Daniel Mayer, mais je ne le connaissais pas physiquement. Ce qui explique que mes réponses aux questions soient destinées davantage à Siaka Touré qu'au visiteur qui m'a questionné... Je me dis en mon for intérieur: les amis de France et d'Afrique ont fait du très bon travail! Réussir à voir un prisonnier au Camp Boiro, un prisonnier guinéen de surcroît, est un exploit, une grande brèche dans le système carcéral guinéen! C'est cela le plus important dans cette affaire. Revenu au Bloc, je trouve Alassane Diop toujours assis et en attente: il ne sera pas libéré ce jour-là. Il attendra encore deux mois avant de retrouver la liberté. Tous les prisonniers à qui je raconte la visite en sont réconfortés et y trouvent une grande source d'espoir. La vie au Bloc est faite de tortures physiques, morales et psychologiques. La maladie est toujours là, qui vous ronge quelque part. Chaque jour apporte un autre désagrément, une autre rancoeur, une autre tension créée par la direction de la prison. La tension permanente est la règle d'or de la gestion politique du Camp. Les moments de relâche, les périodes sans tension sont rares. Ainsi, il arrive que les prisonniers, s'occupant tranquillement dans la cour, au jardin, au lavoir, aux WC, entendent soudain un ordre: — Rejoignez immédiatement vos cellules! Que l'on soit en train de se laver ou d'éliminer les déchets du tube digestif, il faut arrêter sur-le-champ et gagner son réduit cellulaire. Motif du «bouclage» cette fois: un homme de garde s'est senti offensé par les paroles d'un prisonnier au cours d'une conversation. Ainsi, il faut encaisser, il faut avaler chaque jour l'humiliation et l'arbitraire. On s'en remet à Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Rares sont les prisonniers qui ne prient pas régulièrement, qu'ils soient musulmans ou chrétiens. En même temps, le prisonnier imagine mille astuces, mille combines pour survivre, en obtenant la complicité des gardiens ou en trompant leur vigilance. 121

Dès que j'ai pu prendre contact avec les anciens prisonniers, je rencontre ledit Oumar Baldé(m). Ce n'est pas l'ingénieur de l'Ecole Centrale, mais un jeune lycéen de Labé. Cet Oumar-là a été arrêté au début de l'année pour avoir adressé au Président, en toute bonne foi, un rapport dénonçant les vices et carences de l'enseignement guinéen! Malgré l'ambiance de torture et de défi, il y a une grande volonté d'apprendre, aussi bien chez les prisonniers que chez les hommes de garde d'ailleurs! La géographie, le français, l'anglais et les mathématiqus sont les disciplines les plus demandées. Je reprends dès décembre mon travail de formateur. Mes élèves seront de jeunes gendarmes, des paras-commandos, des prisonniers, tous très désireux de s'instruire...

1980: explosion de grenades au Palais du Peuple Les arrivées sont très régulières au Camp; il ne se passe pas quinze jours sans qu'une personne ou un groupe de personnes ne soient jetées dans l'une des 76 cellules du Bloc, les derniers venus étant toujours enfermés d'abord dans le pavillon des condamnés à mort (cellules 47 à 62). Les libérations, par contre, sont beaucoup plus rares. En gros, elles ont lieu surtout à l'occasion des fêtes du Parti-Etat, c'est-àdire le 14 mai et le 22 novembre de chaque année. Je tiens un petit journal intime où je note l'essentiel de ce qui m'arrive et de ce qui se passe au Bloc: arrivées, départs, morts, grands malades, événements principaux, nombre de prisonniers et leur répartition géographique, sociale, culturelle, professionnelle, etc. Mais le chef de poste a ordre de traquer tous ceux qui établissent des documents sur la vie pénitentiaire. Très régulièrement, il effectue des fouilles à l'improviste. Des fouilles radicales et intempestives. A 6 heures du matin, les geôliers ouvrent la cellule, fouillent le prisonnier, le coïncent à l'angle, vident la cellule de tout son contenu et examinent chaque objet. S'ils trouvent de l'argent et un quelconque écrit, ils mettent le détenu «en diète» pour un ou plusieurs jours.

(26) Voir p. 104.

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A cause de cette pratique, je suis toujours à la recherche d'une cachette, mais il m'est impossible de conserver des notes pendant plus d'un an. Dans cette ambiance arrive le 14 mai, jour anniversaire de la création du PDG, jour de fête nationale. Des défilés et manifestations très colorés sont organisés dans tout le pays, principalement à Conakry. Grand-maître de la propagande politique, Sékou Touré utilise à merveille les techniques de communication de masse et de mouvements d'ensemble au Stade du 28 Septembre. Le soir, à 21 heures, beaucoup d'invités étrangers et tout le corps diplomatique assistent à la soirée artistique au Palais du Peuple. Chants et danses bien rythmés font oublier la lourdeur et la monotonie des discours du Président. Soudain, deux grenades tombent devant la scène, entre les acteurs et la première rangée de spectateurs; elles roulent, puis éclatent, explosent. C'est le branle-bas, le sauve-qui-peut dans le Palais! Le Président, indemne, réussit à sortir sur l'esplanade du Palais. Il regarde les gens fuir, sans savoir lui-même ce qui lui arrive. Quelques minutes plus tard, un groupe de miliciens vient à son secours, le fait embarquer dans une jeep et le ramène à la Présidence. Deux personnes auraient succombé, mais celui qui était visé reste sauf. Le lendemain, Sékou Touré clamera à la radio: — C'est Dieu qui sauve la Révolution! L'enceinte du Camp Boiro est l'endroit où l'on mesure avec une grande précision les événements qui secouent la Guinée. Dès le 15 mai, de nombreuses arrestations ont déjà surchargé les cellules du Bloc. Le lendemain, tout l'Etat-Major de la Milice Nationale ainsi que de nombreux miliciens, des militaires, des gendarmes, des civils, se retrouvent en prison. Parmi les miliciens arrêtés figure Samba Diouma, alias «L'Homme», celui qui m'avait fait arrêter à Diandian! Un matin que je distribue le quinquéliba, je me retrouve nez à nez avec Samba Diouma! Je le fixe quelques secondes; son physique est très facile à reconnaître. Il me fixe aussi comme s'il m'a bien reconnu. Je lui donne du quinquéliba, et je continue mon chemin en me disant que tous les chemins mènent au Camp Boiro. Est là aussi le milicien qui nous avait pris dans la jeep, le matin du 21 août. C'était un sous-lieutenant, membre de l'état-major de la Milice. 123

Samba Diouma cherchera son frère Moussa et ne le trouvera pas, et pour cause. Libéré un mois plus tard, il écrira à la commission que «Mahmoud Bah et El hadj Gâdirou ont cherché à le liquider». La Commission ordonne à Fadama de faire une enquête et de nous interroger. Mais Fadama utilise beaucoup mes services pour rédiger son courrier personnel, et El hadj Gâdirou est devenu son marabout traitant. Je n'ai donc aucune difficulté, lorsque Fadama me convoque, à lui expliquer qu'il faut classer l'affaire car Samba Diouma, voyant que son frère est mort, veut nous faire liquider nous aussi. «L'Homme» propose mais Dieu dispose... Des centaines de gens ont été arrêtés. Certains, comme Alexis Koundouno, reviennent ici pour la deuxième ou troisième fois. D'autres, comme Aziz Hamidou Barry, sont arrêtés à l'aéroport. En juin, un de mes «informateurs» me signale l'arrivée au Bloc de Nassirou Diallo, un économiste-statisticien travaillant au ministère du Plan. L'inquiétude me gagne: Nassirou est mon cousin, et «ils»vont chercher à nous associer dans leurs dossiers et dans leur dessein criminel. Mais surtout, Nassirou est un cadre dont la compétence et le sérieux sont connus de tous les fonctionnaires de Conakry. Pour cette raison, Sékou Touré et son frère Ismaël pourraient le liquider. Je prie toute la nuit pour que la vie de Nassirou soit sauve. Je suis conduit devant la commission trois jours après l'arrestation de Nassirou. Les questions pleuvent à nouveau, mais mes réponses sont brèves et nettes devant Siaka: — Je n'ai aucun lien avec Nassirou. On ne s'est pas vus depuis 1960, donc depuis vingt ans, quand il est allé en URSS pour étudier, et moi en France pour les mêmes raisons. Je ne peux rien vous dire sur ses activités ou ses relations. Siaka me montre un rapport rédigé par Nassirou, puis me fait ramener dans ma cellule en me donnant l'impression qu'il va classer cette «affaire». Nassirou sera libéré un mois après son arrestation. Deux semaines après l'explosion des grenades, je suis conduit devant Siaka. — Tes amis ont fait ce que tu voulais faire. Ils ont lancé des grenades au Palais. Il y a des morts, mais le Président est indemne. — Je n'ai pas d'amis dans ce sens, mon Commandant. Je suis contre la violence! Je suis coupé de tout depuis un an et, du fond de ma cellule, je ne peux influer sur aucun événement! — N'empêche que le Président te soupçonne d'y être pour 124

quelque chose! Alors, envoie-lui un rapport pour dénoncer ceux qui, selon toi, ont pu commettre cet acte. Le commandant Siaka me donne un stylo et du papier. Il est en compagnie de Guichard, un des chefs de la Sûreté. Je rejoins ma cellule. Je creuse ma cervelle et, de nouveau, j'imagine un attentat-fiction, ourdi à Paris-Dakar-Abidjan avec mille complicités... Le Bloc est surchargé de prisonniers, mais les dernières arrestations n'ont pas conduit à des liquidations, comme en août 1979. Parce que Sékou Touré est de plus en plus harcelé par l'opinion mondiale, en particulier par les milieux occidentaux favorables aux Droits de l'Homme: Amnesty International, Ligue des Droits de l'Homme, etc. Je me fais beaucoup d'amis parmi les quelque trois cents prisonniers qui peuplent le Bloc à cette date-là. Kalala, de son vrai nom Mohamed Diaby, est mon meilleur élève et ami. Analphabète en français mais lettré en arabe, il me demande de lui faire un cours complet de géographie politique. Il prendra beaucoup de notes. Au bout d'un mois, il connaît l'ensemble des Etats d'Afrique, d'Asie, d'Amérique, d'Europe et d'Océanie avec leurs capitales respectives et leur régime politique. Kalala me trouve de l'argent qu'il gagne par des combines très «spéciales». Il me proposera plusieurs fois de m'évader avec lui. Nous pouvions nous évader, mais ma mère, mes frères, soeurs et autres parents se trouvant en Guinée auraient pris ma place dans les cellules du Bloc. Dans le système carcéral du PDG, un prisonnier équivaut à une ou plusieurs familles prisonnières. Octobre-novembre 1980: Sékou Touré libère un groupe d'anciens prisonniers dont ceux de 1970-71, ceux de 1976 et une partie de ceux de 1977: El hadj Fofana Mahmoud, Kaba Amiata Mâdy, Alpha Abdoulaye Diallo (Portos), Yoro Diarra, Saliou Coumbassa, El hadj Fofana Sékou, Dr Kéïta Ousmane, Dr Kourouma Baba, Sékou Yansané (devenu aveugle), Abdoulaye Thiam, Amadou Oury Diallo, Almamy Fodé Sylla, Sékou Philo Camara, etc. Cette libération apporte une réelle détente dans l'atmosphère politique du pays.

1981: à chaque jour son lot Un homme que les geôliers présentent comme un fou vient d'être jeté dans une cellule. Cet homme parle beaucoup, mais son 125

langage est très cohérent. H s'appelle Konaté et nous le surnommons «Vieux Konaté». Il connaît dans les petits détails la famille de Sékou Touré: frères, soeurs, tantes, cousins, alliés, etc. Il attend que le maximum de prisonniers et d'hommes de garde soient rassemblés pour démarrer son discours, avec, chaque jour, un thème précis. — Je vais vous dire comment Sékou Touré a partagé la Guinée entre les membres de sa famille, commence-t-il. Et il cite tous les postes politiques, administratifs, militaires, diplomatiques, tenus par le clan. Si un homme de garde s'avise de le faire taire, il se fâche et lui crie: — Tu n'as pas honte, soldat de paille et de lâcheté? On ne vous voit, vous autres, que quand il s'agit de frapper des innocents! Les hommes de Samory et de El hadj Omar Tall étaient autrement plus valeureux que toi. Va te cacher plutôt! Et tout le monde de rigoler, et il peut finir son discours! Un autre jour, on amène au Bloc un jeune gendarme, Lamine Touré, surnommé «Wantankémé». C'est un drogué qui a tiré une balle par mégarde dans l'enceinte de la Présidence. Il tentera par trois fois de s'évader: fait exceptionnel au Bloc. Mais il est trop marqué par la drogue pour réussir, trop faible physiquement et mentalement. Il est roué de coups après chaque tentative, ce qui finit par l'emporter dans l'Au-delà. C'est l'arrestation d'un lycéen, le jeune Charles Camara, qui amènera le plus de monde au Bloc cette année-là. La Sûreté guinéenne était à la recherche des auteurs de l'attentat à la grenade commis le 14 mai 1980. Un jeune homme est arrêté dans la région de N'zérékoré. Conduit au Camp Boiro et soumis à la torture, le jeune Charles passera aux aveux, et dénoncera directement et indirectement une centaine de personnes. Toute une famille: père, mère, frères, soeurs, cousins, neveux..., se retrouvera au Bloc, ainsi que de nombreux commerçants transporteurs (tous Peuls) et des fonctionnaires. Parmi eux, un patriarche de 76 ans, El hadj Alsaïny, et sa femme, aveugle. Novembre 1981: un jeune homme vient d'être jeté dans une cellule. J'apprends que c'est un étudiant venant d'Abidjan, qu'il est originaire de Pita et s'appelle Mouctar Bah. Mouctar est atteint d'une fâcheuse maladie: la «présidentialite». Il se voit futur Président de la Guinée, et n'arrive pas à ôter cela de sa tête: il en parle haut et partout. Sa mère a eu beau essayer de le 126

faire taire, Mouctar se présente comme le futur Président guinéen! La police politique met très vite la main sur lui. On lui demande quelle sera son équipe ministérielle: il cite tous ses camarades d'âge de Pita, lesquels seront tous arrêtés! On lui demande qui est son ministre de la Défense: il cite le capitaine Bah Sidy, le médecin de l'année guinéenne. Et Bah Sidy est incarcéré! Tout ce monde sera affreusement torturé. Dix jours après son arrestation, le capitaine Bah Sidy, sous l'effet de la torture, gît, mourant, dans un coin de cellule. Il reste à l'agonie pendant cinq jours, puis reprend conscience et connaissance. La plupart des militaires lui manifestent discrètement une vive sympathie, ce qui l'aide à remonter la pente. 1:1 sera libéré après près d'un an de détention. L'année 1981 au Bloc vit aussi le départ (affectation) de Fadama Condé, chef de poste en service au Camp Boiro depuis 1965. Fadama, en obéissant aux ordres mais aussi en y mettant son propre zèle, avait pratiqué toutes les formes de torture et de liquidation physique. Il était devenu une véritable machine à broyer, à détruire l'homme. Avec mon camarade de détention, Almamy Fodé Sylla, j'avais vainement essayé de lui apprendre quelques versets du Coran pour qu'il fasse ses prières. Nous n'y réussimes pas, car seul le démon de la destruction habitait Fadama! Il quittera le Bloc comme les bourreaux nazis ont quitté les camps de concentration. Il mourra dans son village, près de Kouroussa, sans qu'il soit question de le juger (après la chute du régime PDG). L'année 1981 restera une année des plus mémorables pour les prisonniers du Camp Boiro. Au mois de décembre, ils reçoivent le plus beau cadeau qu'en pareille situation on peut souhaiter: la visite des défenseurs des Droits de l'Homme...

La visite d'Amnesty International

Après plusieurs tentatives, Amnesty International a réussi à obtenir du Président guinéen l'autorisation de visiter la prison et de parler avec les prisonniers. En préparation de cette visite, les prisonniers reçoivent pour la première fois un pantalon et une chemise, et pour certains une paire de chaussures. L'équipement des cellules est amélioré par l'apport de lits, de matelas et de draps! 127

Un matin, le 23 décembre 1981, les prisonniers voient arriver Siaka en compagnie de deux Européens, les envoyés d'Amnesty à Conakry. Ces visiteurs exceptionnels vont visiter toute la prison, observer les prisonniers assis sous la véranda. Seuls quelque dix détenus seront conduits au bureau central pour s'entretenir avec les envoyés d'Amnesty; j'ai été l'un de ceux-là. Les agents du Comité révolutionnaire tenteront bien évidemment de nous intimider avant les entretiens: — Dites aux visiteurs que vous mangez bien (riz, viande, fruits, salade); que vous recevez de la visite; que vous pouvez écouter la radio et lire les journaux. Sinon, gare à vous après leur départ. Les entretiens ont lieu à huis clos. Les envoyés d'Amnesty, seuls avec le détenu dans la grande salle d'interrogatoires, peuvent poser toutes sortes de questions sans témoins gênants, mais les prisonniers, dans cette atmopshère et dans ce lieu, se méfient des murs qui peuvent écouter et ils parleront peu. Quand je suis introduit dans la salle, je me demande encore qui sont ces deux messieurs, et quelle organisation ou nation ils représentent. Au Camp Boiro, le prisonnier ne doit savoir que ce qui lui tombe sur la tête, si sa tête a le temps d'encaisser. Je suis invité à m'asseoir. Tout de suite, un des visiteurs me tend une carte de visite: Richard Elsner - Amnesty International. Voilà. Je suis fixé et je me sens à l'aise, rassuré. Un sourire heureux éclaire mon visage. — Etiez-vous prévenus de notre arrivée? demande Richard. — Non, pas exactement. Mais quand on nous a distribué une tenue et des chaussures, je me suis dit qu'un événement va se produire. Ici, on ne prévient jamais. — J'ai rencontré votre femme! me dit Richard. — Merci d'avoir réussi une telle démarche. Ça me ressuscite. L'entretien dure un bon quart d'heure, quelque vingt minutes? Le seul fait que des hommes de bien puissent voir cette prison et ces prisonniers, est pour nous une grande victoire des forces de la Liberté contre les forces de la torture et de la liquidation. Après le départ des envoyés d'Amnesty, le chef de poste reçoit l'ordre de faire retirer les matelas apportés trois jours plus tôt. Ce qui sera fait.

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1982: un prisonnier de 117 ans! Le 26 mars, en début d'après-midi, on fait rentrer tous les prisonniers et on boucle toutes les cellules, comme chaque fois qu'il y a une nouvelle arrivée de prisonniers. Je me poste à mon observatoire (la lucarne de la cellule 26) et je regarde. Ils ont amené un vieil homme et une vieille femme. Le vieil homme ne parle pas; il semble résigné et fatigué. Mais la femme se révolte dès que les geôliers essayent de l'entraîner dans la cellule. Elle entre dans une colère sauvage, se débat vivement en engueulant les geôliers. Pendant une heure, le chef de poste cherche une solution pour pouvoir enfermer sa nouvelle pensionnaire. A bout de souffle et de forces, la femme intègre la cellule après avoir reçu l'assurance que ni elle, ni son compagnon ne seront hermétiquement bouclés. Elle n'a cessé de répéter qu'il ne faut pas toucher au vieil homme, et qu'elle est là pour le protéger. Les jours passent et je réussis à aborder le vieil homme. Il me déclare avoir... 117 ans! Oui: cent dix-sept ans! Il s'appelle Marnadou Foula Cissé, originaire de la région de Dabola. Il parle couramment peul, malinké et soussou, mais pas le français. Il a été arrêté pour avoir, au cours d'une cérémonie de quartier, prié Dieu de réduire les misères des populations. Le Camp Boiro venait d'«accueillir» l'un des plus vieux Guinéens, peut-être le plus vieux! La Guinée venait de créer le plus vieux prisonnier du monde! J'ai pu m'entretenir régulièrement avec notre vénérable patriarche. Il avait fait ses études coraniques dans la région de Labé, à Koula Mawdé. Il me cite plusieurs grands Karamokos (chefs spirituels et religieux de l'époque), entre autres mon grand-père paternel, Thiemo Aliou Mbouba Ndian. Après ses études, il s'est consacré au commerce entre le Fouta et la côte. La femme, M'ma Fanta, s'occupe très bien du vieux. Elle a environ 75 ans et est encore très solide. Le vieux Cissé restera en détention aevc M'ma Fanta pendant six mois. C'est en septembre qu'ils seront libérés, très éprouvés, mais toujours très dignes! Quelques jours avant leur libération, nous avons appris la mort de Saïfoulaye Diallo. Les marabouts-prisonniers annoncent que la mort de Sékou Touré est pour bientôt, car, selon eux, Saïfoulaye et Sékou Touré ont la même ligne de vie...

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1983: la terre tremble en Guinée Décembre 1983: un tremblement de terre se déclenche à Koumbia, au nord du pays, entre la ville de Gaoual et la frontière avec la Guinée-Bissau. Le séisme se propage dans tout l'ouest et le sudouest du pays, jusqu'à la mer. Vers deux heures du matin, je suis réveillé par la secousse. Je me lève. Toute la cellule vibre. J'essaye de gagner la porte, mais une sorte de tangage m'empêche d'avancer. Au moment où j'arrive à la porte, la secousse s'arrête. Elle a duré quelque quinze à vingt secondes. Je gagne la cour et, avec les hommes de garde, on se lance dans les commentaires. Dans la journée, nous recevons des informations sur l'étendue de ce tremblement de terre. La surprise est grande, car la croûte et le grand sous-sol guinéens ne sont pas connus comme particulièrement instables. Il n'y a pas eu de morts, mais beaucoup de blessés. Les dégâts matériels sont importants à Koumbia. Là, la montagne qui dominait la ville s'est affaissée. Les maisons sont détruites, des milliers de personnes sont sinistrées. Pour certains Guinéens, c'est le comble de la misère, mais les optimistes et les diseurs de bonne parole annoncent une ère nouvelle... Les secours ne tardent pas à venir du monde entier, dès l'annonce des faits par la radio guinéenne. Le gouvernement reçoit du matériel d'hébergement, des couvertures, habits, médicaments, de la nourriture et d'importantes sommes d'argent. Tous ces dons destinés aux sinistrés seront confisqués par les agents du Parti-Etat. Pratiquement rien n'arrivera à Koumbia, où les victimes du séisme seront abandonnées à leur sort malgré l'importante aide internationale.

1984: et Dieu arrêta le massacre En ce début d'année, un vent d'exaspération souffle sur la Guinée; ce qui met le régime sur les nerfs. Janvier-février: la région de Forécariah-Benty est sujette à un véritable soulèvement de la population. L'année est envoyée sur place. Les affrontements sont sanglants, beaucoup de gens sont arrêtés et le Camp Boiro reçoit de nouveaux pensionnaires, dont plusieurs sont blessés et n'ont reçu aucun soin. 130

La frontière Guinée-Sénégal est bouclée, en violation de l'accord signé en 1978 à Monrovia avec Senghor et Houphouët-Boigny, accord établissant la libre circulation des personnes et des biens entre la Guinée et le Sénégal. Des milliers de Guinéens et de Sénégalais se retrouvent bloqués de part et d'autre du postefrontière pendant plus d'une semaine. L'eau et les vivres manquent, ce qui entraîne la mort de plusieurs personnes: hommes, femmes, enfants. La police et la gendarmerie arrêtent beaucoup de Guinéens venant du Sénégal, et les conduisent au Camp Boiro. Mars: une altercation entre un policier et un jeune homme en défaut de pièce d'identité aboutit à une bagarre. L'assistance s'en mêle, et cela devient une véritable émeute. Plusieurs personnes sont arrêtées et cinq d'entre elles sont condamnées à mort par un tribunal «spécial». Nous sommes à Mamoun, ville située à 300 kilomètres de Conakry, au centre du pays. Les cinq condamnations soulèvent une réprobation générale; L'un des condamés est un riche commerçant; il fait envoyer trois millions de silys (la monnaie guinéenne de l'époque) à Amara Touré, frère du Président, en lui demandant d'intervenir pour que Sékou Touré grâcie les condamnés. Seul le commerçant est grâcié, les autres sont de conditions trop modestes: l'un d'eux est muezzin, un autre infirme. Devant l'évidence de leur innocence, des interventions viennent de partout à travers le pays pour demander au Président de leur laisser la vie sauve. Rien n'y fait. Sékou Touré ordonne que les condamnés soient exécutés. Sur le terrain de football de Mamoun, on dresse un poteau d'exécution. Le chef du peloton demande aux condamnés leurs dernières volontés. — Laissez-nous prier! disent-ils. Et on les laisse prier. Puis ordre est donné de faire feu. Les Mamounais tombent morts: le dernier supplice!

C'était le mercredi 21 mars 1984. Le lendemain, le Président Sékou Touré est victime d'une attaque... cardio-vasculaire. La crise s'aggrave le vendredi et le samedi. Le dimanche 25 mars, le Président est transporté au EtatsUnis d'Amérique, à l'hôpital de Cleveland. Le 26 mars, cinq jours après avoir fait exécuter d'humbles innocents, Sékou Touré mourait sur une table d'opération, loin de la Guinée. Allâhou Akbar!

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On le disait malade, on le disait déréglé, mais Sékou Touré était, jusqu'au 22 mars 1984, en possession de toutes ses facultés et au centre de toutes les activités en Guinée. Il «travaillait» quinze heures par jour, quelquefois dix-huit. Quel travail? Des discours! 11 en faisait tout le temps. Quand il parlait, on sentait son coeur en ébullition et ses nerfs à vif. Fatigué par trente années d'agitation politique et de ravages, le coeur de Syli-l'Eléphant a lâché prise ce jeudi soir, comme une mangue pourrie lâche la branche. Les sorciers, les marabouts, les techniques de pointe de la haute chirurgie cardiaque, rien n'y a pu. Sékou Touré est parti mais la Guinée reste.

27 mars - 3 avril 1984: Les derniers jours du Camp Boiro Ce mardi 27 mars, au matin, je donne un cours de français dans la cellule 10, occupée par Oumar Bah Agro, chef de la «corvée jardin», et Mamadou Kolon, un homme d'affaires qui séjourne dans cette prison pour la deuxième fois Arrive le «Vieux Boucher», ou plus exactement Mawdho Boûssè, un de nos compagnons les plus pittoresques. Il a une forte corpulence, il est très jovial, plein d'humour et excelle dans les combines, le troc, le trafic, les arrangements avec tout le monde, prisonniers comme hommes de garde. C'est donc le prisonnier le mieux renseigné du Bloc. Mawdho Boûssè s'assied à côté de moi, après un discret Salam Aleykoum. Nous échangeons un bref bonjour et je continue mon travail. Quelques instants après, il me touche l'épaule, s'approche de mon oreille et me murmure très distinctement: — Landho on mâyi (Le chef est mort)! Et il disparaît. J'encaisse et avale sa déclaration, mais sans aucune assurance, étant donné toutes les rumeurs qui circulent en prison. Ayant fini mon travail, je prends le risque de communiquer l'information à mes amis Oumar et Kolon. — Méfie-toi! Ça pourrait être un guet-apens! murmure Oumar. Ouvrons les oreilles et fermons la bouche! — On verra bien, la vérité finira par briller comme le soleil! ajoute Kolon. Je rejoins ma cellule. J'étale ma moustiquaire de fortune autour de mon lit et je m'étends un quart d'heure; puis je descends au jardin pour y prendre une douche. 132

Vers midi, le sergent Kéïta entre dans ma cellule. Depuis cinq ans que je croupis dans ces lieux, ce jeune militaire me manifeste beaucoup d'estime et de sympathie. Je lui ai appris quelques rudiments d'anglais et de calcul arithmétique; j'apprécie son dynamisme, son ouverture d'esprit et de coeur. — Bonjour Doyen! me dit-il. Je suis le plus ancien prisonnier du Camp Boiro à cette date-là, et pour cela, beaucoup de gens m'appellent «Doyen». — Bonjour Sergent, comment va ta famille? — Très bien, Monsieur Bah! --- Et les affaires en ville, ça marche? — Oui, ça marche très bien! Nous parlons de chose et d'autre. Puis, prenant un livre reproduisant les discours du Président, (les seules lectures auxquelles j'ai droit), je lis une phrase que Sékou Touré aimait souvent répéter: «Si la vie de l'homme va de 0 à 100, la vie de la nation va de 0 à l' infini». — Comment tu comprends cette phrase, Sergent? — C'est très simple, Doyen. Les hommes meurent, le pays reste. Dieu seul est éternel. — Eh oui! Quelques secondes de silence. Le sergent s'apprête à partir; il me souffle alors que la radio a annoncé ce matin la mort du Président Sékou Touré... Je prends un gros savon que j'ai en réserve; je l'enveloppe dans du papier et le tends au sergent Kéïta: -- Donne ça à ta femme! lui dis-je. — Merci bien, Doyen! Et il s'en va. La prison ne désemplit pas. Le flot d'arrivées est ininterrompu. Il y a en moyenne trois détenus par cellule, ce qui donne quelque 230 prisonniers. Si on y ajoute ceux du poste X, à l'entrée du Camp, et ceux de la «Tête de Mort», on compte environ 260 prisonniers politiques à cette date. Le «groupe du jeune Charles Camara» est le plus nombreux. Toute une famille: Mouctar Barry et parents, Hadja MBirôwo et parents; des commerçants. des fonctionnaires, des étudiants. lls ont été arrêtés en 1980 et 1981. Il y a le «groupe Mouctar Bah»: ce sont des jeunes originaires de Pita. Il y a le groupe des «Libyens», de jeunes para-militaires qui, à 133

leur retour de Libye où ils étaient en formation, auraient revendiqué je ne sais quoi. Il y a Kabassan Kéïta, ancien ministre de Sékou Touré, et tous ceux qui ont été arrêtés dans son sillage en 1982. Et tous les autres, récemment arrivés au Bloc. Ici, nous n'avons pas le droit de savoir, ni celui d'échanger des mots autrement qu'en cachette. Aussi est-ce le mutisme total! Chacun vaque à ses affaires et espère. Après les corvées, nous pouvons nous laver, jouer au cartes, au damier, aux échecs. Ce sont les prisonniers qui préparent leurs repas. Le Bloc dispose de deux grosses cuisinières militaires à gas-oil fournies à l'armée guinéenne par la République Démocratique Allemande. Nous préparons un repas par jour: du riz arrosé d'une pseudo-sauce au poisson... Ce soir du 27 mars, je me couche après une longue prière. Depuis 1982, tenant compte de tout ce qui s'est passé au Camp et autour de mon arrestation, j'ai la conviction que Sékou Touré ne va pas me libérer de lui-même, que seuls les événements pourront me donner une chance de sortir vivant et libre du Bloc. Je suis sûr à présent qu'il est mort; je ne suis plus entre ses mains. Mais que va-t-il se passer maintenant? Le 28 mars, la journée démarre avec la même routine. Vers 10 heures, Mamadouba Camara, alias «M.C.», arrive au Bloc. C'est le nouveau secrétaire du Comité Révolutionnaire. Chacun s'asseoit devant sa cellule, et M.C. effectue sa ronde des prisonniers. C'est ainsi qu'il affirme son autorité deux ou trois fois par semaine. Après cette tournée classique, M.C. fait enfermer tous les détenus dans leurs cellules, et réunit les hommes de garde dans la salle d'admission. De ma lucarne, j'essaye de suivre la réunion. M.C. donne des consignes. Des consignes de rigueur et de «serrez-lavis», sans nul doute. Le 29 mars, mon informateur m'apprend que le Président sera enterré le lendemain 30 mars, et que les délégations étrangères arrivent à Conakry. Le 30 mars en effet, dès 7 heures, nous pouvons observer les avions qui atterrissent. L'aéroport connaît ce matin-là une animation inhabituelle. Je m'amuse à compter le nombre d'avions que je peux voir. D'habitude, Conakry reçoit un ou deux avions par jour à cette époque. 134

J'ai pu apprendre que les funérailles commenceront au Stade du 28 Septembre, pour se terminer à la Grande Mosquée de Camayenne, récemment construite. Après la prière de 13 h 30, nous entendons un coup de canon, puis deux, trois... La Grande Mosquée se trouve à 500 mètres du Camp Boiro. Les coups de canon sont espacés d'environ 30 secondes. Je me suis mis à compter instinctivement, mais pas au début. J'en suis arrivé à 30 coups de canon, mais je n'ai pas compté exactement. Sékou Touré est officiellement mort et enterré. Mais les prisonniers du Camp n'ont pas le droit de le savoir, même si cela crève nos yeux, et surtout nos oreilles qui ont encaissé le bruit du canon. Vers 17 heures, dans le jardin, deux prisonniers perdent leur contrôle et se mettent à commenter de vive voix la mort du Président. Ils sont entendus par un homme de garde qui les conduit devant le chef de poste. Lequel interroge: — Qui vous a appris ce que vous racontez là? — On l'a appris comme ça! - Vous vous foutez de moi? Je vais vous faire ligoter et vous metttre «en diète».! Et le chef de poste ordonne de boucler tout le monde. Ce qui est vite fait. Il reprend son interrogatoire. — Qui vous a appris ça? — Je l'ai appris par le camarade Ali! — Sergent, fais venir Ali! dit le chef de poste. — Mi, qui vous a raconté ce que vous avez raconté? — C'est Bouba, mon adjudant! —- Sergent, fais venir Bouba! - Bouba, qui vous a appris ce que vous avez raconté? — Mais mon adjudant, vous le savez bien! C'est un de vos hommes de garde! Je ne veux pas le dénoncer, je l'ai entendu sans le vouloir car je passais à côté. — Qui a raconté ça? hurle le chef de poste. — C'est le sergent Mamady, mon adjudant! Et le chef de poste fait boucler tout ce monde, le sergent Marnady y compris. Le lendemain 31 mars, la même atmosphère de tristesse et de morosité plane encore dans le Bloc. Et chacun se demande à quelle sauce on va être mangé maintenant, Le let avril, mon informateur me signale que le successeur de 135

Sékou Touré n'est toujours pas officiellement désigné, qu'il y a de sérieuses dissensions et de violentes discussions au sein du Bureau Politique National. Le Roi est mort. Son premier ministre est incapable de s'imposer devant les princes comme Ismaël Touré. Qui va trancher? Le mardi 3 avril à 7 heures, c'est la relève. L'adjudant Yattara, chef de poste-adjoint, entre dans la première cour en disant, comme à son habitude: - Bonjour les survivants! Y'a pas de morts aujourd'hui? Sa façon à lui d'annoncer son arrivée, avec un sourire plutôt bienveillant. Et passant devant ma cellule: -- Comment va le doyen? demande-t-il. — Très bien! Et votre famille, Adjudant-Chef? — Elle va très bien! — Et vos affaires, comment marchent-elles? — Elles marchent très, très, très bien, Dieu merci! Il prononce ces «très» avec une telle profondeur, un tel enthousiasme, que son visage s'en trouve épanoui. Peut-être les choses sont-elles en train de bien évoluer, me dis-je. A 9 heures ce mardi 3 avril, nous sommes à la cuisine, nous commençons l'épluchage du manioc et l'écaillage du poisson, quand soudain, nous entendons des voix à l'entrée du Camp, du côté du poste X, des voix d'hommes qui scandent: — LE PEUPLE GUINEEN EST LIBRE! Deux ou trois minutes après, ces hommes sont à l'entrée du Bloc, devant le portail de la prison, et martèlent plus fort leur refrain: — LE PEUPLE GUINEEN EST LIBRE! Un cliquetis, et le lourd et sinistre portail s'ouvre. C'est un groupe de jeunes militaires. A leur tête, l'adjudant-chef Bagho, beau, fier et triomphant dans sa tenue de para-commando. Bagho brandit son pistolet-mitrailleur PMAK. Il envoie une rafale en l'air. Puis, s'adre-ssant aux prisonniers: — Vous êtes libres! Vous êtes tous libres! Dans une heure, vous sortirez tous d'ici! Préparez-vous! Nous nous sommes tous levés. Je m'avance vers Bagho, je lui tends la main. Voyant que sa déclaration me laisse plutôt sceptique et rêveur, il me secoue les épaules. Il sort son petit pistolet individuel et me dit: — Tu es libre, Bah! C'est vrai! Tiens ça! Tire un bon coup en l'air! 136

Je prends le pistolet et je tire en l'air. Le Coup de la Liberté, pour tous les prisonniers. J'embrasse l'adjudant Bagho en lui rendant le pistolet. Et chaque prisonnier de lever les bras et de crier: Allâhou Akbar! Alhamdou lillâhi rabbi! âlamine! Et tout le monde de saluer les soldats, de les soulever, de les remercier. Plusieurs prisonniers se donnent quelques minutes de prière, sous la direction de Thiemo Ibrahima Ditinn, notre imam du moment. Puis chacun s'affaire. Pour éliminer de sa carcasse cette odeur caractéristique du Camp de la mort et de l'isolement, pour se faire un visage moins hirsute, moins cadavérique, pour porter le haillon le plus décent qu'il a dans sa cellule, pour prendre l'objet qu'il considère comme son souvenir le plus précieux. Hadja Mbirôwo, la seule femme( 27 ) qui est détenue au Bloc à cette époque, emballe toute la pacotille qui traînait dans sa cellule: boîtes de conserves servant de vaisselle, petits escabeaux de fortune, pagnes et vieilles camisoles cent fois rapiécées. Tout cela forme un volumineux fardeau qu'elle s'apprête à mettre sur sa tête. A 10 heures ce 3 avril, une dizaine de véhicules s'arrêtent devant le Bloc. Le chef de poste, le lieutenant de gendarmerie Kaba, homme très pieux, très calme, donne l'ordre d'embarquer.

3 avril 1984: libres! Les infirmes, les paralysés et les vieux ainsi que les malades, sont embarqués les premiers. Les plus gravement malades, tel ce jeune Ivoirien dont le bras est affreusement rongé par la vermine, sont conduits à l'hôpital. Ayant franchi le portail, les nouveaux et derniers rescapés du Camp Boiro se retrouvent devant la cour de l'école du Camp, au milieu des petits écoliers et de leurs parents... Pendant vingt-cinq ans, les propagandistes et agents spéciaux du régime ont raconté à des générations d'enfants que, derrière ces murs hérissés de tessons de bouteilles, se trouvent des «ennemis du peuple», «des agents de la cinquième colonne», «des mercenaires...». Et voilà que ces jeunes et leurs parents viennent prendre (27) D'autres femmes étaient détenues au poste X.

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la main de ceux qui reviennent d'un autre monde. On se congratule, on remercie le Créateur, on hume l'air comme s'il s'était soudain purifié à cent pour cent. Tout le monde ayant embarqué, les véhicules sortent du Camp en liesse et tournent à gauche. Un soldat annonce: — Direction Camp Alpha Yaya! Ainsi sortent les quelque 260 détenus qui croupissaient dans la plus sinistre et la plus meurtrière des prisons politiques. Les véhicules roulent dans des rues désertes. Un soldat nous explique qu'un couvre-feu est en vigueur dans tout le pays. La radio a annoncé la prise du pouvoir par l'Année ce mardi 3 avril aux première heures du jour. Çà et là, à l'entrée des habitations, des jeunes sont attroupés et crient: — Vive l'Armée! Vive la Liberté! Le convoi traverse les carrefours de Donka (Stade du 28 Septembre) et de Madina (marché). Des chars occupent ces carrefours et seuls les véhicules militaires peuvent circuler. De Madina à l'aéroport, le convoi roule à vive allure. Partout, en retrait de la route, des hommes et des femmes scandent: — Vive l'Armée! Vive la Liberté! Après une demi-heure de route, le convoi arrive au camp Alpha Yaya, situé sur une colline qui domine l'aéroport de Conakry. Le camp est très vaste. Beaucoup de militaires y vivent avec leurs familles. Les véhicules s'arrêtent dans la cour d'un grand bâtiment à étages: tout le monde descend. Les soldats font signe d'entrer dans le hall du bâtiment. Chacun des rescapés observe ces lieux avec l'oeil de celui qui sort de l'enfer et qui aperçoit le paradis. Quelques minutes plus tard, des hommes d'âge mûr, en tenue militaire, descendent lentement l'escalier et s'arrêtent à quelques marches du sol, juste pour dominer un peu la foule des nouveaux venus. Devant eux, un homme au visage calme et serein, au regard doux et réfléchi, une cigarette entre les doigts. Cet homme regarde ces hommes, cligne des yeux plusieurs fois, soupire ostensiblement et dit d'une voix très calme: — La première décision du Comité Militaire de Redressement National a été de vous libérer! Nous avons bien des choses à dire et surtout à faire! Pour le moment, vous allez rejoindre vos familles en hommes libres. Nous nous reverrons. 138

Des applaudissements, des cris de joie. Des poignées de mains. Puis tout le monde se retrouve dans la cour du bâtiment. Chacun se demande à présent qui est cet homme qui vient de parler, d'officialiser la libération des prisonniers politiques. Un soldat nous précise: — C'est le colonel Lansana Conté, président du Comité Militaire de Redressement National. Il a tenu, avec les membres du CMRN, à recevoir les derniers rescapés du Camp Boiro! Alors, tout le monde s'empresse autour du colonel pour lui serrer la main, ainsi qu'à ses compagnons, pour remercier l'Armée d'avoir mis fin à l'odieux régime du Parti-Etat de Sékou Touré. Les techniciens de la Radio-Télévision Guinéenne sont là, micros et caméras au poing. Ils filment ces scènes historiques dont les images seront diffusées le soir même à la télévision. Prenant le microphone, j'exprime brièvement ma joie d'être libre, mes vifs remerciements à l'Armée et à ses chefs, ma profonde satisfaction de voir les Guinéens tourner une page si douloureuse de leur histoire. La déclaration qui fera le plus sensation est celle d'Amadou Mouctar Baldé. Il retrouvait la liberté après quatre ans de détention: — Je donne 100 millions et 20 camions au Comité Militaire de Redressement National! dit Baldé. Ces paroles ont traduit d'une part, la joie et l'enthousiasme de Baldé, d'autre part, une déficience mentale due aux souffrances physiques et psychologiques qu'il avait endurées: il n'avait ni millions, ni camions! Jour de fête, jour de liberté retrouvée, ce 3 avril 1984! Tous les quartiers de Conakry sont en liesse. Chants, danses, accolades! Dans l'après-midi, la jeunesse de Conakry commence à détruire les dizaines de portraits de Sékou Touré qui peuplent chaque bâtiment public, ainsi que les pancartes et affiches faisant la propagande du Parti-Etat. Tous les membres du gouvernement de Sékou Touré ont été arrêtés, de même que les principaux responsables politiques et administratifs dans tout le pays. Ainsi disparaissent de la scène politique guinéenne des hommes et des femmes qui ont semé le vent, une tornade dévastatrice, pendant un quart de siècle, sans se soucier que l'Homme a besoin aussi et surtout de beau temps. Voici leurs noms: 139

Ismaël Touré; Siaka Touré; Amara Touré; Damantang Camara; Mamady Kéïta; Seydou Kéïta; Lansana Béavogui; Lansana Diané; Mouctar Diallo; Diâwo Baldé; Boubacar Diallo; Fily Cissoko; Toumâni Sangaré; N'Famara Kéïta; Moussa Diakite; Louis Béhanzin; Mamady Kaba; Jeanne Martin Cissé; -- Marcel Cross; Sikhé Camara; — Dr Abdoullaye Touré. Dans la soirée, le porte-parole du Comité Militaire de Redressement National fait une déclaration radio-télévisée. Il annonce la dissolution du Parti-Etat, la dissolution de tous les organismes d'embrigadement, la suppression des barrages sur les routes... la suspension de la Constitution. Mardi 3 avril 1984: les Guinéens tournent de nouveau une page de leur Histoire et rangent l'ère du Parti Démocratique de GuinéeSékou Touré au registre de l'Histoire.

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Chapitre IV

RÉSISTANCE ET OPPOSITION EN GUINÉE ET AILLEURS

L'enfer guinéen a engendré de bonnes intentions, mais les Guinéens ne sont pas arrivés à cerner l'intérêt général, à définir les objectifs nationaux requis et à s'organiser en conséquence. Leurs actions sont restées dans l'ensemble superficielles et stériles. A l'oppression-répression constamment appliquée par le dictateur, ils n'ont pu opposer ni unité politique, ni unités combattantes. **

Il est évident que le régime du PDG-Sékou Touré a donné à l'ensemble des Guinéens des raisons profondes et immédiates de se révolter, de s'opposer, de se battre contre le mal qui s'abattait sur eux. Beaucoup d'observateurs ont déploré la résignation, l'apathie, la soumission, la non-violence, l'esprit d'«à quoi bon», voire la couardise des Guinéens. Mais qu'en était-il en réalité? Certains compatriotes et amis de la Guinée souhaitent qu'une étude sérieuse et profonde soit faite sur l'opposition au régime du PDG. Ils pensent que ce serait là un apport positif à l'évolution politique et sociale de ce pays. D'autres avancent que le moment n'est pas venu de se pencher sur ce problème, qu'il faut «oublier» l'opposition ou ce qu'il en a été, et laisser ceux qui s'intéressent et veulent participer à l'évolution de leur pays affirmer leurs objectifs et s'attacher à les réaliser. Entre ces diverses positions, que faire? Que dire, que ne pas dire? Le fait est que, du vivant du dictateur, beaucoup de Guinéens n'osaient pas parler, par crainte des représailles contre eux, leurs parents et amis. Mais faut-il garder le silence après l'enterrement de la dictature? 141

Je pense, pour ma part, que tous ceux qui ont quelque chose de sérieux et de constructif à dire sur l'histoire récente de la Guinée, doivent se départir de cette «conspiration du silence» qui a permis à Sékou Touré de pousser ses excès jusqu'à l'inimaginable. Cela contribuerait à sortir la société guinéenne de sa relative misère politique. Si l'on note que ni Yacine Diallo, ni Diawadou Barry, ni Ibrahima Barry III, ni Karim Bangoura, ni Saïfoulaye Diallo, ni Mamba Sano, ni même les grands cadres et commis de l'Etat comme Telli Diallo, Fodéba Kéïta, Magassouba Moriba, Karim Fofana, etc., n'ont laissé un écrit ou document pouvant servir de référence aux Guinéens dans la construction de leur pays, on est en droit d'être déconcerté. L'écrit joue un rôle important dans l'enrichissement de l'Histoire. Force est de reconnaître que notre Histoire, à cet égard, est terriblement pauvre. Parlons donc de l'opposition. C'est un fait que les Guinéens ont résisté et se sont opposés, à leur manière, à l'oppression du PDG. Dès lors qu'ils n'ont pas remporté une victoire décisive, qu'ils ont subi des défaites, ils ne trouvent pas assez d'entrain pour parler de leurs actions. Car, comme le dit le proverbe: «La victoire a cent pères, la défaite est toujours orpheline». Mais il est important de souligner, par ailleurs, que les leçons d'une défaite sont souvent plus décisives et plus constructives que celles d'une victoire...

L'absence de tradition nationale de lutte Le territoire guinéen, en tant qu'entité géopolitique, n'existe que depuis 1912. La Guinée, en tant qu'Etat indépendant, n'existe que depuis 1958. Les Guinéens, ensemble de peuples ayant chacun son histoire, sa sociologie, ses valeurs culturelles, ses particularités, commencent à peine à se connaître, à s'apprécier, à collaborer, à se fondre et confondre dans un creuset national. Les sentiments ethniques sont encore plus vivaces dans les esprits que les sentiments réellement nationalistes. L'intégration nationale est à peine engagée dans le milieu guinéen, avec les hommes de bonne volonté et les moyens modernes de communication et d'ouverture, qu'un contre-courant vient tout bloquer. 142

Il faut alors faire front à ce contre-courant, car Sékou Touré et ses agents patentés frappent dans toutes les directions. Ni les intellectuels, ni les travailleurs des villes, ni les paysans ne peuvent s'organiser et mettre en branle une résistance active. Le Syndicat des enseignants a une forte influence sur la société guinéenne, de même que celui des fonctionnaires. Dès 1961, ces syndicats sont brisés, leurs dirigeants arrêtés et emprisonnés. Le pouvoir transforme les syndicats en simples organes d'enregistrement et d'exécution des décisions du Parti-Etat. Dans ces conditions les intellectuels, traqués, marginalisés, se retrouvent sur les sentiers de la soumission, de la résignation, de l'exil quand ce n'est pas ceux de la collaboration avec les forces du mal guinéen. Les travailleurs, dont bon nombre se sont initiés à la lutte syndicale avant l'indépendance, ont été pour la plupart embrigadés dans l'appareil du Parti: les discours à résonance populiste et révolutionnaire de Sékou Touré leur ont donné au début l'illusion de détenir un pouvoir, ils ne se sont donc attachés à aucune revendication. Même désillusionnés, ils ne prendront pas le chemin de la résistance active. Les paysans ont subi toutes sortes de vexations et d'arbitraires. Leurs conditions de vie sont très dures: travail pénible, récoltes maigres, isolement, ignorance, disettes fréquentes. La nation guinéenne? Ils ne savent pas ce que c'est. Ils se replient sur euxmêmes, comme la tortue dans sa carapace. La résistance passive La plus forte parade que le peuple guinéen tout entier oppose à l'oppression du PDG sera une passivité totale face aux directives du tyran. Obligés d'assister aux réunions quatre ou cinq jours sur sept, d'applaudir ce qu'ils n'approuvent pas, de faire ce qui ne cadre pas avec leurs intérêts, les Guinéens ne s'empressent jamais d'appliquer les décisions du pouvoir. Les travaux collectifs baptisés «investissement humain» seront abandonnés un an après leur lancement. Les populations s'enhardissent à construire des écoles, des dispensaires, des routes..., mais l'Etat ne leur fait venir ni enseignants, ni infirmiers, ni moyens de transport... 143

Les «Cités socialistes», construites par des jeunes, destinées à amplifier la propagande politique du régime et à embrigader la jeunesse, n'ont connu que deux ans de vogue (1968-1969). Les «Brigades mécanisées de production» (BMP) et les «Brigades attelées de production» (BAP) ont mobilisé les jeunes paysans pendant un an, puis se sont évanouies dans les profondeurs de la brousse. Quand le gouvernement demande aux paysans de payer le tracteur que l'Etat leur a fourni (sans demander leur avis!), ces paysans abandonnent aussitôt le tracteur sur le bord de la route en refusant de payer. Ces «Brigades», comme la plupart des entreprises d'Etat, ont été créées dans l'improvisation la plus totale: aucune préparation préalable des villageois, aucune formation appropriée des brigadistes, aucune organisation rationnelle du travail, rien pour donner à ces initiatives une petite chance de succès. Le mot d'ordre arrivait subitement du sommet et les politiciens locaux le répercutaient. Exemple: «Produire pour se suffire». Le genre de formules que Sékou Touré puisait dans la littérature politique internationale et déversait inconsidérement sur le peuple guinéen. Le Président ignorera jusqu'à sa mort qu'on n'improvise pas une production agricole et industrielle comme on improvise un discours politique ou une danse folklorique. Les Fapa (Fermes agro-pastorales d'arrondissement) seront imposées à chaque arrondissement à partir de 1978. L'idée est bonne, mais la réalisation relève, là encore, de l'improvisation et de la propagade politique. Les Guinéens ne tardent pas à montrer qu'ils n'en veulent pas sous cette forme, et déclarent en coulisses: «La Fapa, c'est le faux-pas». C'est sur l'échec des Fapa que disparut d'ailleurs le dictateur. La résistance à l'endoctrinement politique et à l'obscurantisme est très originale chez les Guinéens. Chacun a adopté, quand il lui a fallu parler et se manifester en public, le style, le ton, l'accent et même les tics du Président, comme pour prouver qu'il est acquis au Président et à la Révolution! On parle en termes ronflants et redondants qui laissent l'interlocuteur pantois; mais sitôt dans l'intimité, on retourne son langage. Toutes les décisions du pouvoir sont tournées en dérision. L'opinion communément affirmée est que, dès que Sékou Touré se mêle d'un problème, la solution devient un échec et le problème luimême tombera en déshérence. 144

La résistance estudiantine à Conakry Malgré la violente répression de 1961, les élèves et étudiants guinéens, à l'intérieur du pays, ne croiseront pas les bras et ne fermeront pas la bouche. Par des tracts, des inscriptions murales, des caricatures, etc., ils manifestent régulièrement leur mécontentement. L'Institut Polytechnique de Conakry est ainsi un haut-lieu de la contestation de 1965 à 1984. Les étudiants ne se lassent pas d'écrire, de dénoncer, de caricaturer et d'afficher la nuit durant. La police politique ne se lasse pas d'effacer et de décoller le jour durant...

L'opposition estudiantine à l'extérieur Les étudiants guinéens à l'extérieur du pays sont officiellement sous l'autorité de la JRDA (Jeunesse du Rassemblement Démocratique Africain), c'est-à-dire du Parti. Toute activité non examinée et approuvée par le Parti leur est interdite. Ils n'ont pas le droit de se marier à l'extérieur, ni d'exprimer une opinion qui ne soit celle du Président. Les événements de 1961 vont amener les étudiants expatriés à se libérer de l'emprise du Parti. Sommés de rentrer en Guinée pour exprimer verbalement leur soutien et leur fidélité au régime qui vient d'emprisonner les professeurs et les élèves, beaucoup refusent. Mieux, certains étudiants s'organisent librement et adressent de vives protestations au gouvernement guinéen. Les étudiants guinéens en France sont à l'avant-garde de cette résistance. Ils réorganisent leur mouvement (Association des Etudiants Guinéens en France: AEGF). Ils réintègrent la Fédération des Etudiants d'Afrique Noire (FEANF) dont le PDG les avait désaffiliés. L'AEGF entreprend d'informer librement et objectivement l'opinion sur ce qui se passe réellement en Guinée. De nombreux articles sont diffusés par le journal L'Etudiant Guinéen. Des conférences sont organisées dant toutes les villes universitaires. Des contacts de tous ordres, de tous niveaux se multiplient pour démystifier le régime de Sékou Touré. Ce travail de démystification est mené avec beaucoup de sérieux, au nom de l'idéal patriotique et démocratique qui anime alors un certain nombre d'étudiants guinéens; et ce jusqu'en 1966. 145

Car à partir de décembre 1966, l'unité, l'élan, l'engagement patriotique du mouvement étudiant seront soumis à rudes épreuves: — D'abord la situation politique et idéologique internationale a des incidences sur le mouvement étudiant. Les années 60 sont celles où le maoïsme manifeste ses derniers (mais grands) soubresauts. Au sein de l'AEGF, il y a divers courants idéologiques: marxiste, maoïste, capitaliste, patriotique. La coexistence de ces courants n'est possible que si tous les étudiants conviennent que la tâche impérieuse à ce moment-là — sur le plan théorique comme sur le plan pratique — c'est d'organiser et d'engager avec détermination la lutte contre le PDG-Sékou Touré sous tous les angles, et avant que le despote n'achève de précipiter le pays dans le gouffre. - Ensuite, il faut noter que l'ogre Sékou Touré ne reste pas inactif face aux activités de l'AEGF. L'association compte nombre de membres qui sont là pour le compte du régime guinéen! Le clan Sékou Touré est puissamment représenté en France, en hommes et en moyens. Tous les groupes d'opposition sont ainsi noyautés par les agents du PDG. - En troisième lieu, la naissance d'un mouvement d'opposition au régime guinéen accentue les failles et achève de diviser les étudiants guinéens. Quand est créé en Côte d'Ivoire un «Front de Libération Nationale de la Guinée» (FLNG), et qu'il est question pour l'AEGF de donner son appréciation sur ce mouvement, alors c'est la scission. Dialogue impossible

Réunis en congrès comme chaque année au mois de décembre, les étudiants guinéens passent au crible tous les problèmes guinéens: politiques, économiques, sociaux, culturels. Quand les débats en arrivent à l'appréciation du FLNG, l'animation de la salle double d'intensité: - C'est un mouvement réactionnaire, animé par des valets du colonialisme, soutenu par des chefs d'Etat vendus à l'impérialisme! disent les maoïstes. — C'est une organisation de contre-révolutionnaires tarés, de féodaux revanchards! disent les fidèles du clan Sékou Touré. — Le problème est de savoir si nous combattons ceux qui combattent la dictature du PDG, ou si nous en faisons nos alliés, ou si le FLNG nous laisse indifférents! clament d'autres. 146

- Pas d'alliance avec la réaction! Aucune compromission! Nous devons être des révolutionnaires conséquents, relancent les maoïstes. — Nous combattrons le FLNG plutôt que de combattre le régime guinéen! avouent les pro-PDG. — Les vrais patriotes guinéens doivent combattre résolument le régime de Sékou Touré, par tous les moyens; ce régime est le plus criminel et le plus destructeur des valeurs sociales et économiques que l'Afrique ait engendré. L'important, aujourd'hui, est de débarrasser notre pays de ce fléau, de cette gangrène qu'est le PDG-Sékou Touré! disent les patriotes pragmatiques. — L'ennemi principal c'est l'impérialisme! Sékou Touré, c'est secondaire! Le FLNG, c'est l'impérialisme. Et ainsi de suite... Les étudiants sont incapables de s'entendre sur la manière dont il leur faut accueillir un mouvement d'opposition — fût-il moribond — au régime du PDG. L'AEGF se trouvera divisée. Selon l'idéologie des observateurs, cette division sera concrétisée tantôt en étudiants — «anti-impérialistes», — «pro-impérialistes», «pro-Sékou Touré»,

tantôt en étudiants — «révolutionnaires maoïstes», — «patriotes démocrates», — «Fidèles défenseurs du PDG-Sékou Touré».

Mais les mots n'ont que peu d'importance, tant ils sont loin des réalités et des préoccupations des Guinéens à l'intérieur de la Guinée! Un des méfaits de l'exil est de débrancher les exilés de l'actualité quotidienne de leur pays, et d'en faire des «spectateurs» diversement impliqués. Cette division de l'AEGF en groupuscules sans consistance affiche de fait la misère politique du milieu guinéen de l'extérieur. Le problème de la lutte contre le régime du PDG se trouve posé en termes théoriques (idéologie, stratégie) et pratiques (formes de lutte, tactique), sans qu'un débat sérieux, constructif et engeageant puisse avoir lieu au sein du mouvement étudiant. Un homme assoiffé de pouvoir est en train de tuer des innocents, d'affamer et de terroriser tout un peuple. Faut-il combattre cet homme? Faut-il détruire le système qu'il a mis en place? Fautil dénoncer ses crimes, ses mensonges? 147

En fait, les quelques Guinéens qui semblent s'intéresser à l'évolution de leur pays sont déjà mentalement loin de la Guinée. Ils acceptent de se donner bonne conscience, de se défouler de temps en temps en discutant «de la Guinée». Mais en leur for intérieur, ils ne sont pas prêts à s'engager dans un combat autre que celui pour leur existence personnelle. Ainsi s'effiloche le mouvement étudiant guinéen à l'extérieur. La vitalité qu'il avait eue entre 1961 et 1966 a subi les coups de boutoir du PDG. L'ambassadeur de Guinée, Kéna Seydou, peut aller jusqu'à organiser des attentats contre des Guinéens, à Paris (Alioune Kaké est poignardé par le vigile Momo Joe) et à Grenoble (Sory Taïré reçoit deux balles dans le corps); mais les deux victimes vont survivre à leurs blessures. Un feu de paille: le FLNG

Début 1966, un mouvement d'opposition au régime du PDG est créé à Abidjan. Avec la discrète bénédiction des autorités locales, qui subissent quotidiennement les grossières attaques verbales de Sékou Touré. Ce mouvement prend le nom de «Front de Libération Nationale de la Guinée» (FLNG). Les responsables du FLNG réalisent une émission-radio en direction de la Guinée, à partir de la Radio nationale ivoirienne. Le contenu et la forme des déclarations laissent beaucoup à désirer: des insultes grossières, de confuses improvisations, des informations souvent inexactes: rien qui sensibilise l'esprit et le coeur des Guinéens et les amène à se révolter et à s'organiser. Les quelques fonds dont dispose le mouvement servent aux voyages des dirigeants entre Abidjan, Dakar et Paris. Aucune action concrète n'est engagée. Le manque de sérieux, l'incapacité de s'organiser sont évidents. Le FLNG est décrié, à cause de la légèreté de ses dirigeants. Les étudiants le rangeront dans la catégorie des mouvements fantoches. Début 1967, le feu de paille qu'est le FLNG s'est éteint. Un des rares membres du Front à vouloir organiser une lutte réelle contre le régime de Sékou Touré, décide alors de rentrer en Guinée et d'y lancer un maquis: Barry Yaya. Mas il est filé de très près par les agents du PDG, arrêté dans la région de Kankan et exécuté. A mesure que les exactions du régime se multiplient contre les 148

populations guinéennes, des tentatives de formation de groupes d'opposition ont lieu dans différents pays d'exil des Guinéens. C'est en France que les mouvement d'opposition sont lancés en plus grand nombre. Mais très peu d'organisations tiendront plus d'un an ou deux. Les contradictions ne manquent pas: sociales, familiales, professionnelles, idéologiques, ethniques, géographiques, qui empêchent de se mettre d'accord sur un objectif commun minimum et de s'atteler à la réalisation de cet objectif. Les difficultés que rencontrent les Guinéens pour s'insérer dans le pays d'exil sont si grandes que nombre (l'entre eux ne peuvent s'engager dans un mouvement de lutte contre le régime qu'ils ont fui. A partir de 1968, le nombre d'exilés guinéens dépasse le million(28). Mais ces exilés sont très démunis, abandonnés à euxmêmes. Leur problème: comment survivre? Comment retrouver une vie humaine normale? Ils n'ont ni savoir, ni fortune, ni une expérience riche et engageante de la vie. Parmi ces exilés, quelques intellectuels qui, dans l'ensemble, s'enfermeront chacun dans sa personnalité étroite, ses convictions figées, souvent dépassées ou sans prise sur les réalités guinéennes. La sincérité, l'humilité, l'ouverture, la recherche et la défense de l'intérêt général, la volonté de s'unir et de réaliser ensemble leur ont cruellement fait défaut à l'heure où les Guinéens en avaient bien besoin. Le Regroupement des Guinéens à l'Extérieur: RGE

Le Regroupement des Guinéens à l'Extérieur (RGE) est, du point de vue de la représentativité, de l'engagement, de l'organisation et des réalisations, le mouvement qui ira le plus loin dans la lutte contre le régime du PDG-Sékou Touré. Ce mouvement prit corps progressivement entre 1968 et 1971, grâce à la perspicacité et à l'esprit d'ouverture patriotique de quelques Guinéens engagés, qui renoncent donc au repli sur soi, au scepticisme et décident de combattre les méfaits du PDG-ST. Une importante action de contact et de sensibilisation est réalisée au cours de ces années dans le milieu guinéen expatrié. A partir de 1972, le RGE compte des centaines de Guinéens établis en (28) La Guinée comptait alors environ 4,5 millions (le dernier recensement dé mographique utilisable datant de 1955), soit 1 Guinéen exilé sur 5, à l'époque.

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Europe, en Afrique, aux Etats-Unis et au Canada. Toutes les composantes régionales, sociales et professionnelles de la Guinée y sont représentées. Le RGE, devenu un mouvement national d'opposition, multiplie les activités de communication, d'ouverture et d'information auprès de l'opinion internationale, des organisations de défense des Droits de l'Homme, des Etats opposés à la dictature rétrograde. Un journal est créé: Guinée-Perspectives Nouvelles. Son rôle est de diffuser tout ce qui a trait à la vie quotidienne en Guinée sur les plans politique, économique, social, culturel, diplomatique; de faire des études sérieuses et des propositions concrètes sur l'ensemble de problèmes auxquels les Guinéens sont confrontés. Ce journal est publié mensuellement et diffusé dans toute la diaspora guinéenne. Le RGE s'engage simultanément dans la recherche de moyens pratiques permettant d'entreprendre une lutte effective sur le terrain contre le despote de Conakry. Dans le monde francophone, beaucoup de milieux influents sont sensibles au calvaire guinéen. Le RGE réussit à obtenir, ,quelques moyens permettant de mettre en place, sur le terrain, un groupe d'action. C'est alors, en 1975, que très curieusement, une crise de croissance éclate et secoue sérieusement le RGE. Au cours du congrès du mouvement, le président sortant est violemment attaqué par ses deux principaux collègues du bureau exécutif: le vice-président et le secrétaire général. Un désaccord est apparu entre les trois principaux dirigeants du RGE. Sur quels points? — D'abord, sur le leadership: deux des dirigeants, faisant fi de toute règle démocratique, exigent que le président sortant s'efface et renonce à la direction du mouvement; — Ensuite, sur les finances: le vice-président et le secrétaire général sortant veulent que les finances du mouvement soient gérées non pas par le trésorier et son adjoint, mais par un trio formé sur une base ethnique (Soussou, Peul, Malinké) à peine voilée. Les congressistes ne changent pas la tête du mouvement et reconduisent le président sortant. La gestion de la caisse est confiée à un trio, ce qui exige trois signatures à la banque. Ce trio étant en désaccord, les fonds du mouvement vont se trouver bloqués! Cette crise montrait une fois de plus la faiblesse, la fragilité du mouvement guinéen d'opposition. Cette inconsistance trouve sa cause première dans la misère morale, politique et sociale du milieu guinéen dans son ensemble. 150

Mais quels mobiles animaient ceux qui ont provoqué la crise? Il n'y avait manifestement pas de mobile idéologique comme dans le cas du mouvement étudiant. Le RGE se voulait un mouvement national démocratique de lutte contre l'arbitraire et la tyrannie du PDG. Toutes considérations faites, il apparaît que la cassure du RGE en 1975 relève d'abord de rivalités personnelles, les responsables n'ayant pas compris qu'il faut tabler sur une organisation rigoureuse et des objectifs mûrement réfléchis, seul moyen de contrer le PDG puissamment implanté dans tout le pays. L'argent a été, semble-t-il, une pomme de discorde à laquelle les dirigeants n'ont pas échappé. Enfin, les clivages ethniques non avoués, mais latents à tous les niveaux, n'ont pas été étrangers à cette cassure. Les militants du RGE surmontent malgré tout la crise. Ils relancent l'organisation de la lutte; ils réussissent à entraîner des hommes dans des conditions très difficiles. Beaucoup de jeunes Guinéens sont prêts à s'engager dans un combat qu'une situation d'une gravité historique semble imposer. Mais la réalisation d'actions concrètes à l'intérieur du pays pose beaucoup de problèmes: recrues, matériel, détermination des combattants. Le RGE ne revendique pas l'attentat à la grenade commis le 14 mai 1980 à Conakry, qui laisse Sékou Touré indemne. C'est un «Collectif de l'Opposition basé d Bruxelles» qui annonce que le coup a été réalisé par son «bras armé». Les réalités guinéennes justifiaient cette forme de déclaration. D'autres résistances

D'autres organisations d'opposition sont créées par les Guinéens expatriés. Ainsi, l'«Organisation Unifiée pour la Libération de la Guinée» (OULG), dont les principaux animateurs sont à Abidjan, veut jeter les bases politiques et matérielles d'une action contre la dictature. Mais le caractère plutôt élitiste de ses membres ne permet pas à ce mouvement d'avancer d'un pas vers le terrain de la lutte. Quelques autres groupes éditent des journaux qui, certes, contribuent à la démystification du régime guinéen. Ainsi, Jowlol Jemma (L'Etincelle) est distribué à Paris par le groupe de tendance marxiste-maoïste. Il se penche surtout sur les clivages idéologiques de l'entourage de Sékou Touré tout en dénonçant les crimes et les abus. 151

De même, le journal La Guinée Libre, animé par un groupe de tendance libérale, diffuse pendant un an quelques articles dénonçant les méfaits du PDG. En juin 1975, le gouvernement français interdit la publication de l'organe du RGE, Guinée-Perspectives Nouvelles. C'est l'une des conditions posées par Sékou Touré pour libérer les Français détenus au Camp Boiro, à Conakry. Quelques auteurs guinéens publient des ouvrages qui apportent des éclaircissements sur le système de gouvernent mis en place par le PDG: - Sakho Condé: Guinée: Le Temps des fripouilles - Diakité Cl. Abou: La Guinée enchaînée — Alpha Condé: Guinée: Albanie d'Afrique ou Néocolonie américaine?

— Jean-Paul Alata: Prison d'Afrique — Amadou Diallo: La Mort de Diallo Telli — Nadine Barry: Grain de sable - Koumandian Kéïta: Guinée 61: L'Ecole et la Dictature — Alpha Abdoulaye Diallo: La Vérité du ministre, ou 10 ans dans les geôles de Sékou Touré - Ansoumane Doré: Economie et Société en République de Guinée et Perspectives — Ibrahima B. Kaké: Sékou Touré, le Héros et le Tyran — Almamy Fodé Sylla: L'Itinéraire sanglant(29).

Ces ouvrages, écrits et publiés avant et après la mort de Sékou Touré, en 1984, montrent comment les populations guinéennes se sont du jour au lendemain, en 1958, retrouvées à la merci d'une clique sans foi ni loi, uniquement préoccupée de sa propre jouissance du bien public et de sa protection à travers une oppression forcenée du peuple guinéen. Qu'il y ait eu si peu d'écrits pour dénoncer un régime si meurtrier, démontre peut-être le degré de désengagement ou d'indifférence des intellectuels guinéens concernant le sort de leur peuple. Il est à noter, après la mort de Sékou Touré, que tous les mouvements d'opposition, vrais ou supposés, ont disparu de la scène politique guinéenne, comme si leur existence était liée à celle du PDG (29) Voir aussi, parus après l'effondrement du régime, à L'Harmattan: Ba Ardo Ousmane: Camp Boiro, sinistre geôle de Sékou Touré, 1985; Kindo Touré: Unique survivant du «complot Kcunan-Fodeba», 1989.

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par un cordon ombilical, comme si leurs objectifs étaient atteints du seul fait de la mort du dictateur. Ce qui souligne la faiblesse de ces mouvements, tant sur le plan qualitatif que quantitatif. Pourquoi l'opposition guinéenne n'a-t-elle pas réussi à asseoir une organisation solide capable d'influer sur l'après-PDG? La réponse est partout, en chaque Guinéen: l'impact de la répression et des méthodes de division du PDG, l'état avancé du dénuement de la société guinéenne, le degré de conscience nationale du Guinéen, etc. Tout s'est passé de telle sorte que les Guinéens en sont venus à vivre dans la défiance. Leurs relations, individuelles comme collectives, privées comme publiques, sont marquées par la défiance. Cette situation doit changer. Les journaux commerciaux d'information de masse en France ont contribué à sortir la Guinée du ghetto où voulait l'étouffer Sékou Touré. Le journal Le Monde a publié régulièrement des articles sur la Guinée de l'époque. Mais c'est surtout l'hebdomadaire Jeune Afrique, édité à Paris, qui a joué un rôle significatif pour sortir la Guinée de l'oubli et du silence. Par des articles réguliers, objectifs et précis, ce journal a contribué puissamment à l'information de l'opinion mondiale sur ce qui se passait en Guinée. Au point que Siradiou Diallo, journaliste à Jeune Afrique, était devenu la bête noire de Sékou Touré. Les Guinéens expatriés ne manquèrent jamais de manifester à diverses occasions leur hostilité au régime du PDG. Ainsi, en 1982, lors de la visite officielle de Sékou Touré en France, des centaines de ressortissants guinéens envahissent l'ambassade de Guinée à Paris. De même en Allemagne Fédérale, les Guinéens résidant dans ce pays, appuyés par l'Association Internationale des Droits de l'Homme, exigent la libération des prisonniers politiques et l'arrêt de la répression. En définitive, les Guinéens expatriés se sont opposés à la dictature du PDG-Sékou Touré par les moyens que leurs conditions leur ont permis. Dans ce combat très inégal entre un démon de la politique et des hommes abandonnés à eux-mêmes, les expatriés guinéens comptent des morts, comme Karamoko Diallo et les 38 jeunes Guinéens livrés au gouvernement guinéen par la Gambie, et dont nous reparlerons plus loin.

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Les organisations internationales de défense des droits de l'homme

Ces organisations ont contribué puissamment à sortir la Guinée de l'ombre. A partir de 1971, elles sont toutes saisies du dossier guinéen sur les liquidations physiques et les violations des droits. — Amnesty International s'est préoccupée du sort des prisonniers guinéens dès 1965, en faisant de Koumandian Kéïta, syndicaliste enseignant arrêté en novembre 1961, le prisonnier de l'année. Des rapports précis, détaillés, ont été régulièrement publiés chaque année, faisant état des exactions dont étaient victimes les citoyens guinéens dans leur pays( 30). Jusqu'en 1980, Sékou Touré avait rejeté toutes les demandes d'Amnesty de visiter les prisons guinéennes, allant même jusqu'à qualifier cette organisation si sérieuse d'«ordure». Mais en 1981, acculé par la presse étrangère, l'opinion occidentale et les associations humanitaires, il se trouve dans l'obligation d'autoriser Amnesty à entrer en Guinée et à visiter le Camp Boiro. Ce qui est fait, comme on l'a vu précédemment. — La Ligue Internationale de Droits de l'Homme, dont le siège est à New York, a condamné officiellement les violations des Droits de l'Homme en Guinée. Ce qui plonge le dictateur dans une rage terrible. Pour se justifier, Sékou Touré se met à discourir de long en large sur «la liberté et le droit des peuples»... — L'IGFM (Association Internationale pour les Droits de l'Homme), dont le siège est à Francfort-sur-Main en Allemagne Fédérale, engage de son côté une action vigoureuse pour obtenir la libération des prisonniers politiques et le respect des droits de l'homme en Guinée. Mme Ursula Reimer, déléguée de l'IGFM pour la Guinée, multiplie les interventions en vue de ma propre libération du Camp Boiro, et ne se lassera pas d'engager des actions chaque fois qu'un cas guinéen lui est soumis.

(30) 154

Cf Amnesty International, Guinée: Emprisonnements, «Disparitions» et Assasinats politiques„ éditions francophones d'Amnesty International.

Les gouvernements africains et l'opposition guinéenne Dans l'ensemble, les gouvernements africains sont restés muets et inactifs face au drame guinéen. Même le cas de Diallo Telli, qui fut secrétaire général de l'OUA (Organisation de l' Unité Africaine) pendant de longues années (1963-72), n'a pas ébranlé l'âme et la conscience des dirigeants africains! La défense des droits de l'homme étant par ailleurs inexistante dans les milieux politiques et intellectuels africains, une sorte de conspiration du silence a plané chez eux concernant la Guinée de Sékou Touré. L'opposition guinéenne a pu avoir droit de cité en Côte d'Ivoire et au Sénégal pour deux raisons principales. D'une part, ces deux pays, au moins jusqu'en 1978, ont été sévèrement attaqués et insultés par Sékou Touré qui leur lance des accusations sans fondement auxquels ils sont en droit de répondre; d'autre part, l'émigration guinéenne dans ces deux pays est si forte numériquement qu'il est difficile d'empêcher l'existence de groupes d'agitation ou d'opposition. En réalité, les Etats en général et les pays voisins en particulier, n'entendaient pas soutenir une lutte ouverte contre le régime guinéen. Tout au plus tolèrent-ils une certaine agitation politique de quelques exilés guinéens pour faire contrecoup aux attaques de Sékou Touré. Plus grave encore, certains gouvernements africains se mettent carrément à la disposition du dictateur guinéen! Ils lui livrent des Guinéens exilés chez eux, et autorisent la police guinéenne à venir sur leurs territoires procéder à des arrestations de Guinéens. C'est le cas de la Gambie qui, en 1968, arrête donc 38 jeunes Guinéens installés dans ce pays, les enchaîne et les met dans un avion à destination de Conakry. lls seront fusillés au camp Alfa Yaya, en présence des membres du Bureau Politique National du PDG. C'est le cas de la Guinée-Bissau, où la police de Sékou Touré opère comme en terrain conquis. El hadj Gâdirou, le chef religieux du village où j'ai été arrêté en 1979, était allé à Bafata avec son fils Ahmadou. C'est là, en plein coeur de la Guinée-Bissau, que la police politique guinéenne est venue les cueillir tous deux. Un petit avion les a amenés directement à Conakry (Camp Boiro). Le Libéria lui aussi, livra à la police de Sékou Touré, en 1981, le jeune journaliste Cheik Mohamed Koné et deux de ses amis dont un Libérien, à la suite de la publication par ce journaliste d'un manifeste sur la violation des droits fondamentaux en Guinée. 155

De même, la Côte d'Ivoire a autorisé les policiers guinéens, en 1981, à arrêter en plein territoire ivoirien Mouctar Barry, chauffeur de camion établi dans ce pays. Les policiers ont présenté Mouctar comme un trafiquant de drogue activement recherché par la Sûreté guinéenne. Ce qui était évidemment faux. Quant à la Sierra Leone, son cas est encore plus ahurissant: Sékou Touré donnait des ordres, et le gouvernement sierra-leonais les exécutaitol)! Tout se passait donc comme si les Guinéens étaient partout traqués par les forces de répression du PDG. Le martyre imposé au peuple guinéen n'a pas concerné les régimes africains.

Le gouvernement français et l'opposition guinéenne La France a longtemps espéré que les exilés guinéens allaient mettre en place une organisation sérieuse, responsable, bien déterminée à lutter contre le régime du PDG-Sékou Touré. Très discrètement, les gouvernements du Général De Gaulle et de Georges Pompidou ont observé les activités politiques des Guinéens, et semblaient disposés à soutenir une opposition véritable au tueur de Conakry. Mais les exilés, bien que relativement agités, ne semblaient pas en mesure de créer une force politique capable de faire front. Ne voyant rien venir, les Français décident une autre stratégie. Les services du président Giscard-d'Estaing ouvrent un dossier complet sur la Guinée: politique, économique, social, avec la ferme volonté de rapprocher la France et la Guinée. Après la libération des prisonniers français détenus en Guinée, un véritable atmosphère de coopération s'instaure entre les deux pays. Il s'ensuit même un voyage officiel du président Giscard-d'Estaing en Guinée en 1978, et la mise en place d'une Commission franco-guinéenne. Mais seul Sékou Touré tirera profit de ce rapprochement: un profit politique et fmancier. Le peuple n'y gagnera rien. Beaucoup, côté Français, espéraient que la Guinée allait enfin s'ouvrir et s'engager dans le développement de ses ressources humaines et naturelles. Il n'en fut rien, car Sékou Touré était méfiant.

(31) Voir La Vérité du ministre, op. cit., p. 37.

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En définitive, l'opposition guinéenne en France ne tira pas plus profit des bonnes dispositions qu'elle pouvait trouver auprès des Français.

Les mains libres pour étrangler le pays... Ainsi, l'hitlérion de Guinée, stratège satanique, n'a donné aucune chance aux Guinéens, même militaires, de s'organiser contre son régime. Il a occupé le terrain, liquidé les uns, neutralisé les autres, qu'ils soient adversaires réels, supposés ou potentiels. Sékou Touré avouait lui-même — quelques mois avant sa mort -que sa révolution avait créé «beaucoup de vides» et il présentait cela comme le fait du «destin»! Ce qu'il faut tout d'abord souligner, c'est qu'une dictature de type moderne, utilisant des moyens modernes — service radio axé sur la propagande politique, service de renseignement, de surveillance, d'intoxication, de torture, rassemblements de masse pour accusations publiques, embrigadement de toutes les couches sociales: jeunes, femmes, travailleurs — une dictature menée par un homme doué d'un grand pouvoir oratoire, s'est abattue brusquement sur une nation en gestation, sur un pays qui commençait tout juste à prendre sa destinée en main. Ensuite, il faut noter que dans l'état de sous-développement où s'est retrouvée la Guinée, il n'y a eu aucun contre-pouvoir, qu'il soit politique, économique, intellectuel, spirituel ou médiatique. Bref, aucun groupe d'influence ou de pression. — Les chefs religieux de Guinée n'ont pu songer à inciter leurs fidèles à la révolte. Pour nombre d'entre eux, Sékou Touré était arrivé au pouvoir par la volonté de Dieu! Ils pouvaient tout juste prier en secret pour que cessent tant de malheurs. — Quant à l'«intellectuel engagé», celui par exemple que définit Jean-Paul Sartre, il n'existait à cette époque en Guinée que sous une forme larvée. Les «professionnels» de l'intellect: administrateurs, ingénieurs, médecins, professeurs, juristes, technocrates, étaient davantage des commis au service du pouvoir que des intellectuels attachés à une cause, si criante soit-elle. Convenons que l'intellectuel devient actif quand il prend position, sans nécesairement appartenir à un parti politique. L'intellectuel socialement engagé se donne pour rôle de développer par la parole, l'écrit, l'image... une connaisance et une cri157

tique de la réalité existante, au nom de la liberté de l'esprit, quitte à s'opposer au pouvoir. Ce type d'intellectuel est non seulement un agent du progrès, qui cherche toujours à transcender ses activités, mais surtout un responsable qui, connaissant le passé et ouvert sur le présent, peut projeter l'homme sur l'avenir. Mais l'intellectuel guinéen s'ouvrait à peine sur la société guinéenne, et il a été aussitôt coincé par le dictateur. Isolé, surveillé, démuni de tout et terrorisé, il fut réduit à l'inactivité. — Quant aux hommes d'affaires guinéens, il n'y en avait pas beaucoup. Ceux qui ont voulu participer à l'évolution du pays (Petit Touré, Baïdy Guèye), ont été violemment écartés, comme on l'a vu. — L'armée guinéenne avait vu ses cadres décimés entre 1969 et 1976. La plupart de ceux qui affichaient une compétence et une ouverture pouvant servir le pays ont été écartés. Le corps des militaires guinéens est encore analphabète à 70-80%. Toujours sur le qui-vive, Sékou Touré disait sans cesse que «la contre-révolution ne pourra jamais utiliser l'armée guinéenne pour faire un coup d'Etat contre le Parti-Etat». Mais lui ne se lassait pas d'utiliser cette armée pour torturer et tuer des innocents. Le tyran Sékou Touré a eu donc les mains libres pour étrangler la Guinée. Car aucune force véritablement organisée et efficace n'a pu se constituer pour s'en défendre. Si le Guinéen a résisté à sa manière, il n'a pu empêcher le drame dont son pays a été la victime entre 1958 et 1984.

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DEUXIÈME PARTIE BILAN ET PROPOSITIONS «Il n'est pas laid de souhaiter réussir, si c'est pour réaliser un dessein autre que celui d'être puissant. Le pouvoir doit être un moyen de service et le service ne pas être un moyen de pouvoir. Cela va sans dire, mais va encore mieux en le disant. Dans les affaires humaines, publiques ou privées, le renoncement a toujours été un signe d'authenticité. Qui se prive de ce qu'il désire ou n'y consent pas à n'importe quel prix est un homme digne de respect, à moins d'être un masochiste. Il manifeste la plus haute liberté: celle qu'on exerce à l'égard de soi-même.» Jean Bastaire. (Puissance, Pouvoir et Liberté in Le Monde du 21/04/1988.)

Chapitre V

UN LOURD HÉRITAGE (1958-1984)

Plus on se penche sur l'état de la société guinéenne au lendemain de la disparition du PDG-Sékou Touré, plus on est frappé par l'étendue du gâchis laissé par le régime de dictature. A ce jour, aucun bilan officiel n'a été dressé, mais nul ne doit ignorer que nos valeurs humaines et naturelles ont été profondément dégradées. Au point que les problèmes guinéens les plus essentiels restent à résoudre. * **

Les pertes humaines constituent l'élément le plus douloureux du sous-développement dans lequel le PDG-ST a plongé la Guinée. Ces pertes se traduisent par le nombre de morts au cours des 26 ans de dictature, par le nombre d'exilés, par la mise à l'écart de plusieurs générations de cadres et techniciens guinéens, par la dégradation des valeurs morales et sociales qui font la santé d'un peuple. Combien de morts? Morts au Camp Boiro, dans les camps militaires, dans les prisons régionales, dans les commissariats, les gendarmeries, morts aux frontières, sur les pistes d'exil, morts par famine, par règlements de compte... La mort rôdait partout, et tout le temps. Il est impossible de donner un nombre exact des morts au Camp Boiro, véritable cimetière national. Dès le départ, le tyran, en politicien machiavélique, avait pris des dispositions pour qu'aucune trace ne subsiste de ce qui se passait dans cette prison. Des destructions de documents, des fouilles inopinées étaient effectuées 161

régulièrement au fil des jours. Les causes de décès étaient multiples: torture, «diète noire», maladie... Mais tentons une estimation. De 1959 à 1984, soit 25 ans ou 9 132 jours, la prison n'a pas désempli. Il n'est pas exagéré d'affirmer, pour qui a séjourné pendant plusieurs années au Camp Boiro, qu'au cours de ces 25 ans il y a eu en moyenne un mort tous les deux jours. Ce qui donne environ 4 500 morts. A cela, il faut ajouter les exécutions sommaires opérées en trois vagues en 1971. Ces exécutions se chiffrent environ à 500. Le Camp Boiro a donc pu enregistrer quelque 5.000 morts entre 1959 et 1984. A tous les rescapés d'apprécier! Par ailleurs, la cellule de base du PDG s'appelait PRL («Pouvoir Révolutionnaire Local»). Le pays était divisé en 3 000 PRL, comptant en moyenne 2000 habitants chacun, ce qui correspond à une population d'environ... 6 millions d'habitants! Nous pouvons estimer qu'en 25 ans, ou encore 300 mois, chaque PRL a eu un mort ou disparu tous les deux mois; ce qui donne, pour l'ensemble du pays: 1/2 x 300 x 3 000 = 45 000 morts-«disparus». Ajoutons à cela quelque 500 disparus aux frontières. Au total: 5 500 + 45 000 = 50 500. En conséquence, environ 50 500 Guinéens et Guinéennes ont péri du fait de la dictature de Sékou Touré.

Combien d'exilés? L'autre drame pour la Guinée: elle s'est vidée d'environ 35% de sa population! Si nous considérons la partie vive de cette population, nous notons que ce sont les jeunes de plus de 18 ans et les hommes valides qui ont pris le chemin de l'exil entre 1959 et 1984. Ces exilés se sont intégrés tant bien que mal dans les pays d'accueil. Ils y ont maintenant leur travail, leur famille, leurs relations sociales. Pour nombre d'entre eux, la Guinée n'est plus qu'un souvenir. Retourner au pays natal et s'y réinstaller est difficilement envisageable pour la plupart d'entre eux. Tout au plus peuvent-ils envoyer de l'argent ou quelques biens matériels à leur famille en Guinée, ou lui rendre visite une ou deux fois par an. 162

Comment se répartissent les Guinéens de la diaspora? Une étude faite en 1976 (par l'auteur) et réactualisée en 1985 donne le tableau suivant: Pays

Nombre

Activités

Sénégal

800 000

Eleveurs, cultivateurs, commerçants, artisans, ouvriers, techniciens, cadres scientifiques, techniques et administratifs.

Côte d'Ivoire 800 000

Idem.

Sierre Leone

200 000

Agriculteurs, commerçants, artisans.

Libéria

150 000

Idem.

Mali

50 000

Commerçants, artisans.

Autres pays d'Afrique

10 000

Commerçants, artisans, cadres.

Europe de 15 000 l'Ouest (France, Allemagne...)

Ouvriers, techniciens, cadres, chercheurs.

Etats-Unis, Canada

Techniciens, cadres, chercheurs.

Total

1 000 2 026 000

Tous les corps de métiers. Tous les niveaux professionnels.

Aujourd'hui, la part des exilés, ou plutôt leur apport dans le revenu national guinéen, est très important bien que difficilement chiffrable. Combien de familles, à l'intérieur de la Guinée, vivent peu ou prou de l'apport financier ou matériel d'un des leurs établi à l'extérieur? Quel est le Guinéen expatrié, ayant un revenu si maigre soit-il, qui n'envoie pas régulièrment de l'argent ou des cadeaux à ses parents de l'intérieur? Une des questions qui se posent aujourd'hui: comment établir un pont, une voie large et sûre, qui permette aux Guinéens de l'intérieur et de l'extérieur de travailler ensemble, efficacement, à l'accroissement de la production agricole, industrielle et socioculturelle? 163

La Guinée n'est pas une mère mal-aimée Elle a seulement connu un drame: nombre de ses enfants ont été assassinés ou ont dû se disperser, et ses bases socio-économiques en ont été traumatisées.

Combien de générations sacrifiées? La Guinée n'a pas été en mesure d'utiliser les compétences de ses trois premières générations de cadres et techniciens. — La génération de Diawadou Barry comptait de nombreux commis et techniciens des services sociaux, compétents et intègres. Ils ont tous été écartés des activités socio-économiques. — La génération de Diallo Telli, Karim Fofana, Faraban Camara, etc., mettait à la disposition de la Guinée un corps de cadres de haut niveau, capables d'asseoir les bases de développement du pays. Ils ont tous été écartés. — La génération de Mamadou Oumar Baldet (OERS) donnait à la Guinée un corps de technocrates ouverts sur le monde de la production, de la consommation et de la communication de masse. Ils ont été sacrifiés. Le sacrifice porte aussi sur les centaines de cadres et techniciens, formés à l'extérieur (Europe Est et Ouest, Etats-Unis, Canada, Chine, Pays arabes, Dakar, Abidjan...) entre 1958 et 1984. La plupart de ces cadres et techniciens ne sont pas revenus en Guinée. S'y ajoutent les nombreux agriculteurs, éleveurs, artisans qui ont fui l'insécurité du régime de Sékou Touré. Ainsi, la nation naissante a vu sacrifier, en 26 ans, ses ouvriers de la première et de la deuxième heures. On dit que les nations ne meurent pas, mais une telle saignée a fait de la Guinée un enfant très malade. Cela explique que les jeunes générations — celles qui sont actuellement sur le terrain — soient plutôt désemparées, n'ayant aucun point d'appui, aucune expérience à poursuivre ou à améliorer.

Conséquences de la suppression des droits et libertés Dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme), on note que, pendant 26 ans, ces droits ont été refusés aux Guinéens. (1) Voir en annexe.

164

Il en a résulté une sorte de traumatisme, de dégradation de la société guinéenne tout entière. Les agents du parti-Etat ont donné l'exemple de l'arbitraire, de l'injustice, du laisser-aller, du vandalisme, du vol, de la délinquance. L'insécurité était partout, quotidienne, incontournable. Un Gui néen, pour un rien, pouvait en vouloir à un autre Guinéen et s'attaquer impunément à sa personne et à ses biens. Le droit de l'individu, le respect de la personne humaine et des biens privés et publics, voilà des valeurs qui ont fait défaut à la société guinéenne et qui manquent encore actuellement. Une tâche primordiale incombe aujourd'hui aux chefs de famille, chefs religieux, maîtres d'école: apprendre à leur entourage à respecter les valeurs sociales et morales, sans lesquelles la Guinée ne sera qu'une jungle. La société guinéenne, si elle veut devenir une société de droit, a à mettre en place et à garantir le bon fonctionnement des principaux pouvoirs universels: 1.— Pouvoir législatif: par une assemblée d'élus. 2. -- Pouvoir exécutif: par un gouvernement ayant un programme national de développement économique et social. 3. — Pouvoir judiciaire: une justice indépendante pour tous. 4. — Pouvoir de l'opinion publique: tenir compte de ce que pense l'opinion du pays, la «société civile». Les souffrances endurées par l'ensemble des Guinéens durant ces sombres années sont une source d'unité nationale. Mais la misère sociale a atteint un niveau tel que chacun se replie tout naturellement sur son milieu familial, sur son village, sur ceux qui parlent la même langue. Chacun cherche les siens partout, au travail, dans l'administration, au gouvernement... Mais personne ne trouve «le sien», car le Guinéen n'a rien à offrir, pas même de bonnes paroles. La Guinée n'est pas encore un gâteau, et les Guinéens ne peuvent partager que leurs misères morales et matérielles, en s'attachant à les réduire. Les sentiments ethniques, que l'on croyait dépassés, subsistent donc et traduisent une situation particulière de la société guinéenne. Ces sentiments s'estomperont avec le développement économique et socio culturel du pays. L'unité nationale se construit par des institutions conformes aux besoins de tous les Guinéens, et par des réalisations en matière de production et de communication. La suppression des libertés fondamentales a, par ailleurs, eu 165

pour conséquence que les Guinéens se font une idée «très spéciale» de la vie et de l'action politiques. Car par leur comportement, Sékou Touré et ses acolytes ont présenté la politique comme l'art de prendre le pouvoir pour s'approprier personnes et biens, pour vivre leurs fantasmes sans rien apporter en échange. Pour nombre de Guinéens, sous Sékou Touré, faire de la politique a été le moyen de s'enrichir vite et d'en jouir. Une telle idée de la politique rend les rapports meurtriers et explosifs entre le pouvoir et les citoyens. Il est temps que les Guinéens voient autrement la politique, qu'ils comprennent que la vocation de servir concrètement et correctement l'intérêt général doit être à la base d'un engagement politique honnête. La dictature de Sékou Touré a mis tous les Guinéens dos à dos, jusque dans les familles. Aujourd'hui, l'intérêt général exige que les Guinéens s'ouvrent totalement les uns aux autres, qu'ils conjuguent leurs idées et leurs actes pour mettre en valeur leurs ressources humaines et naturelles. L'idéologie peut proposer des voies théoriques et pratiques pour réaliser le développement. Cette idéologie sera un reflet du génie national guinéen et des valeurs les plus prisées par les Guinéens, ou elle ne sera que verbiages à la Sékou Touré. Les partis politiques ont pour vocation de proposer un idéal de développement général, de demander les suffrages des citoyens sur la base d'un programme conforme aux besoins et réalités du pays, et de réaliser ce programme. La Guinée a besoin de plusieurs organisations politiques ayant des objectifs précis de développement national. L'obscurantisme et le maraboutisme sont un autre aspect de la dégradation des valeurs guinéennes. Nos compatriotes n'avaient pas droit à l'information sous le règne du PDG-ST. Je n'en veux pour preuve que cette discussion avec des gardes, un soir au Camp Boiro. Leur désignant la lune, pleine et très brillante ce soir-là, je dis: — Un Américain a débarqué là-bas en 1969. Il s'appelle Neil Armstrong. — Pas possible, Monsieur Bah, rétorque un des hommes. Ne nous racontez pas cela! — Pourquoi? Mais c'est vrai! On l'a vu descendre sur la Lune, et marcher. Puis il est revenu dans la cabine spatiale qui l'a ramené à terre. La télévision a tout montré. — Eh bien! Nous, on n'avait jamais appris cela! 166

Il était en effet interdit aux Guinéens d'écouter autre chose que la radio nationale, laquelle ne donnait pas d'informations sur l'actualité scientifique, technique, culturelle internationale. Les discours quotidiens du Président tenaient lieu d'«ouverture» sur le monde!

Dégradation de la fonction publique Une lourde bureaucratie où se mêlaient et se confondaient «services publics» et «services politiques» a bloqué toutes les fonctions traditionnelles de l'administration. Le fonctionnaire guinéen ne pouvant faire son travail, se contentait d'une présence justificative symbolique de quelques minutes (à peine 100) par jour. Le reste du temps, il vaquait à ses affaires personnelles. Ainsi, le postier avait cessé de vendre des timbres, et quand il en vendait, il en empochait le prix! Le policier, le gendarme, empochaient de leur côté le montant des contraventions. La règle générale était: «La chèvre broute là où on l'attache». Et chacun s'attachait à brouter là où il était. Même s'il n'y avait pas grand'chose à brouter! Le salaire versé au fonctionnaire était si dérisoire que ce dernier ne pouvait même pas assurer sa nourriture avec ce salaire, à plus forte raison ses autres besoins: logement, habillement, déplacements. Voici quelques salaires mensuels en 1984: — Cadres administratifs et techniques: 350 FF — Agent technique: 250 FF -- Ouvrier, employé: 150 FF Les prix des produits domestiques courants étant pratiquement les mêmes qu'à Dakar et Abidjan, on voit à quels tours de passepasse devaient se livrer les Guinéens pour survivre! Dans ces conditions, chacun s'est «débrouillé» en utilisant toutes sortes d'expédients, moralement et civilement condamnables. Il en a résulté une pourriture des rapports humains au sein de la famille, dans l'entreprise, dans la société. Les services de santé et d'éducation nationale étaient caractérisés par un non-équipement notoire. Matériel de diagnostic, d'analyse médicale, de soins médicaux: tout manquait. Beaucoup de Guinéens, pour trouver un remède à leur mal, se tournaient vers les guérisseurs traditionnels et utilisent la pharmacopée locale. Le manque d'équipement scolaire, la sous-formation des enseignants, la politisation à outrance de l'enseignement par le PDG167

ST, les conditions de misère des enseignants, ont conduit à une forte dégradation de l'enseignement en Guinée, à un obscurantisme déplorable. Le taux d'analphabétisme, en 1984, est l'un des plus élevé du monde: 70 à 80%! Les connaissances universelles de base, l'enseignement technique, la recherche en laboratoire, la formation d'ouvriers et de techniciens, tout cela a fait défaut à la jeunesse guinéenne.

Une gestion faite de falsifications Chefs d'entreprises, services de coordination et ministères de tutelle devaient se livrer à une affolante gymnastique pour confectionner de vrais bilans, à partir de faux chiffres! Les fonctionnaires de la banque délivreront de fausses attestations signées «sur l'honneur». Le port et la douane attesteront, par exemple, la livraison de tonnes de tabac à l'entreprise ENTA, de tonnes de tôles à SOGUIFAB. L'huilerie de Dabola annoncera le traitement de plusieurs tonnes d'arachides. Les responsables de l'économie, au niveau des bureaux fédéraux du Parti, feront état de milliers d'hectares de cultures de riz, café, bananiers, manguiers... Tout cela était faux et tout le monde le savait! Le lendemain de la Conférence économique, ces mêmes entreprises seront bien incapables de mettre un seul produit à la disposition du consommateur! Hélas! La falsification devint une habitude chez nombre de fonctionnaires. Les statistiques guinéennes en subissent encore aujourd'hui les conséquences. Aucune donnée sérieuse et honnête n'a pu être établie officiellement en Guinée entre 1958 et 1984. Sékou Touré réunissait les diplomates et experts en poste à Conakry, et leur disait de s'adresser directement à lui pour toute information qualitative et quantitative sur la Guinée. La statistique, c'était lui! Voilà pourquoi on dispose de très peu de données sur l'économie et la société guinéennes. En outre, la Guinée a été peu ou pas représentée du tout dans les instances internationales. Car ce n'était pas le critère de la compétence ou de l'intérêt national qui primait, mais plutôt les liens personnels noués par les représentations guinéennes. Tout ceci explique que la Guinée reste un point d'interrogation dans nombre de dossiers internationaux. 168

Dilapidation de l'aide internationale Il ne se passait pas une année sans que le gouvernement guinéen ne reçoive une aide financière ou technique d'un pays d'Europe, d'Amérique, d'Asie ou d'Afrique, qu'il s'agisse d'un organisme international public ou privé. Les prêts et dons pour l'adduction d'eau, l'électrification, la construction de routes, l'équipement des hôpitaux, des écoles... arrivaient régulièrement à Conakry. Ces fonds ont été détournés et dilapidés par le clan Sékou Touré. Le président-dictateur gérait personnellement la caisse des devises. Il payait lui-même de main à main ses agents à l'extérieur, et plaçait de l'argent dans différentes banques étrangères, selon ses amitiés du moment. Ismaël Touré détenait, de son côté, une bonne partie des revenus de l'or et du diamant guinéens. En 1984, la dette extérieure a atteint 1,3 milliard de dollars. Son règlement, eu égard au revenu national du pays, est une préoccupation sérieuse du nouveau gouvernement en place depuis avril 1984.

Des énergies en jachère Des communications inexistantes L'aspect le plus patent, le plus amer que laisse le PDG-ST, c'est le non-développement du pays dont il avait la charge. Le niveau de vie du Guinéen moyen, en 1958, était sans conteste plus élevé que celui du Guinéen moyen en 1984. Pour beaucoup, Sékou Touré a maintenu ou aggravé délibérément le sous-développement économique et social pour mieux assouvir sa soif de pouvoir, pour mieux maintenir ses compatriotes dans son étau, à sa merci. On comprend dès lors que les besoins les plus urgents ne soient pas encore satisfaits aujourd'hui. Ainsi: Eau et électricité: La Guinée est le «pays des mille rivières». Tous les écoliers guinéens des années cinquante connaissent «La chanson du Djoliba», écrite par le défunt Fodéba Kéïta: «Coule donc Djoliba, Vénérable Niger! Passe ton chemin et poursuis à travers le monde ta généreuse mission! Tant que tes flots limpides rouleront dans ce pays, les greniers ne seront jamais vides...»(2). (2)

Cf Kéïta Fodéba: Aube africaine, éd. Seghers, 1960.

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Les eaux du Grand Fleuve coulent toujours, mais les greniers sont pratiquement vides! Aucun pays d'Afrique de l'Ouest ne dispose d'un réseau de cours d'eau aussi dense que la Guinée. Voyez la carte hydrographique. Dans chaque région naturelle, il suffit d'aménager deux ou trois fleuves pour satisfaire les besoins en eau domestique (adduction), en eau de culture (irrigation) et en hydroélectricité. L'eau et l'électricité sont les bases de l'activité agricole et industrielle, les deux piliers de l'économie moderne. Le PDG-ST a refusé de mettre en valeur nos immenses ressources dans ce domaine. Parce que ce n'était pas le bien-être de son peuple qui le préoccupait. 1,3 milliards de dollars = la dette extérieure de la Guinée. N'est-ce pas là le coût de l'aménagement de nos fleuves, au moins dans une première phase? Agonie de la production agricole: Embrigadées dans les multiples organismes de mobilisation politique, dans les services de répression et de surveillance, soumises à un impôt en nature (normes) et à une dépossession permanente du peu de biens qu'elles pouvaient créer, les populations ont dû renoncer à une production marchande, se cantonnant dans l'autosubsistance en attendant des jours meilleurs. Riz, tubercules, fruits, ont cessé d'affluer sur les marchés. Faiblesse des moyens de communication: Le réseau routier guinéen, en 1985, est très médiocre, difficilement praticable, au point que la plupart des régions sont enclavées. En 1985. pour parcourir les 430 kilomètres séparant Conakry de Labé, il faut en moyenne 12 heures: soit une vitesse moyenne de 36 km/heure! Les routes sont d'autant plus dangereuses qu'elles ne connaissent ni amélioration, ni entretien, ni réparation. La voie ferrée Conakry-Kankan est si vétuste qu'elle est pratiquement inutilisable. La ligne attend d'être refaite et rééquipée. Les lignes aériennes intérieures sont très irrégulières. Elles desservent principalement Labé, Kankan et N'zérékoré. Le réseau téléphonique dessert quelque 25 000 abonnés à Conakry pour une agglomération de 803 000 âmes. A l'intérieur, Kankan, Kindia, Labé, N'zérékoré, ont de petites installations desservant 500 à 1(11) abonnés dans chaque ville. Le PDG-ST était hostile à tout développement des communications audiovisuelles et à toute diffusion élargie de l'information entre Guinéens. 170

Sékou Touré en personne était rédacteur en chef et du journal et des journaux radiodiffusé et télévisé! Il se voulait et se faisait l'unique voix de la Guinée. La liberté de parole, la liberté d'expression par l'écrit, par l'image et l'art, n'existaient que pour lui seul, et par lui. Voilà pourquoi la presse écrite, la radiodiffusion et la télévision sont encore à l'état embryonnaire dans notre pays, et sont loin de jouer le rôle de force unificatrice et de développement qu'on est en droit d'en attendre. Horoya,

L'économie nationale déchiquetée Je n'ai pas l'intention, dans cet examen des ravages causés à la Guinée par le PDG-ST, de faire une étude détaillée de l'économie guinéenne. Précisons seulement qu'en disparaissant de la scène guinéenne en 1984, le PDG n'a laissé à la Guinée ni moyens de production, ni producteurs aux sens économique et industriel de ces termes. L'agriculteur guinéen a produit tout juste pour son autosubsistance. Il ignore encore aujourd'hui la grande production de marché, celle qui peut lui assurer un revenu notable. Il n'y a pas encore d'entrepreneurs guinéens dans l'agro-alimentaire, ni dans la petite transformation industrielle. Les commerçants sont pour le moment réduits au petit commerce de produits domestiques importés. Ils ignorent le commerce d'exportation et d'équipement. Leurs moyens d'investissement sont faibles; ils ne peuvent pas participer à la création d'activités de production artisanale et industrielle. Le sous-développement guinéen est encore mieux perçu quand on examine la population active. Sur environ 1800000 Guinéens en âge de travailler (30% de la population), on estime à 600 000 (le tiers) ceux qui travaillent: un travail élémentaire de simple survie. Ingénieurs, techniciens, agriculteurs, artisans... restent le plus souvent inactifs, même à des postes de travail. Le PDG-ST a supprimé tous les points d'appui permettant aux Guinéens de s'activer utilement et normalement au sein de la société. Nombre de personnes se sentent comme abandonnées à elles-mêmes dans une jungle inextricable. Pour les jeunes, tous les moyens sont bons pour tuer le temps et lutter contre le désoeuvrement: ils boivent, ils fument, ils se droguent. Les stupéfiants ont fait leur apparittion jusque dans les vil171

lages! Garçons et filles s'y adonnent. Par petits groupes, ils imaginent et expérimentent toutes sortes de recettes de fortune: alcool à brûler + essence + tabac + racines + écorces + ... Résultat: beaucoup en meurent ou en perdent la tête. A Labé, chaque vendredi après la grande prière, l'imam lance un appel pour que la jeunesse se détourne des stupéfiants. Telles sont les dures réalités de la société guinéenne au lendemain de la mort de Sékou Touré.

Vivre à Conakry en 1985 Un site magnifique que celui de Conakry! C'est un cap de quelque 35 kilomètres de long, qui se termine par la pointe de Tumbo, laquelle se prolonge par l'île de Tumbo (Conakry 1), île devenue presqu'île depuis qu'un remblai la relie au continent. Par la masse de gens qui grouillent dans cette agglomération de 900000 âmes (15% de la population du pays), on se sent tout de suite dans une ambiance de «grande ville» tropicale. Celui qui a connu la Conakry des années cinquante, pousse un soupir d'amertume. Car la Conakry de 1985, qu'a laissée le PDGST, est un monceau de vieilles maisons aux toits fatigués et aux murs délabrés: une ville sinistrée. Pour le voyageur qui arrive de l'extérieur, c'est une bourgade sans attrait, où l'homme n'a pas imprimé la marque de son génie constructif, où rien ne retient l'admiration du passant. Ici, pas de «quartiers neufs et modernes», avec des immeubles récents en hauteur, comme en offrent tant de capitales. Pas de grands axes routiers aménagés, permettant un dégagement rapide vers l'intérieur du pays. En 26 ans, le PDG-ST a construit tout au plus une cinquantaine de bâtiments très modestes pour abriter différents services du Parti-Etat. Les besoins de la propagande politique ont conduit à la construction d'un «Palais du Peuple» à l'entrée de Conakry 1. De même, pour accueillir les chefs d'Etat à l'occasion de la Conférene de l'OUA prévue pour juillet 1984 dans la capitale guinéenne, le PDG-ST avait fait construire le «Palais de l'OUA» (dans le quartier sud-ouest de Conakry). Mais l'architecture et la finition de ces 50 villas sont plus adaptées à un climat sec qu'au climat pluvieux et humide de Conakry. D'où le résultat... 172

Le PDG n'a jamais encouragé la construction immobilière par les particuliers. Au contraire, ceux qui construisaient des maisons personnelles en étaient dépossédés chaque fois que la maison était présentable, sauf s'ils étaient membres du clan Touré. Les immeubles modernes laissés par la colonisation n'ont pas été entretenus. Le bâtiment le plus haut de Conakry (une quinzaine d'étages), construit avant l'indépendance, est aujourd'hui inhabitable. Seuls les services du ministère de l'Intérieur en occupent le rez-de-chaussée et le premier étage, et il faudrait des travaux très importants pour rendre cet immeuble habitable. La population de la ville a été multipliée par 10 en 25 ans. La construction immobilière n'a pas suivi, au contraire. Le problème du logement est donc très aigu. Si vous trouvez un logis, il vous faut ensuite affronter le problème de l'eau et de l'électricité. Car 75% des habitations n'ont pas d'équipement sanitaire moderne: évier, douche, w-c avec chasse d'eau. Les canalisations d'adduction d'eau, les égoûts, sont détériorés à maints endroits. Les coupures de courant électrique sont très fréquentes, presque quotidiennes. La plupart des quartiers au-delà de l'aéroport sont sans électricité, sans téléphone. Le service de nettoiement et d'entretien des rues n'existe que de nom. En dehors de la corniche nord et sud, de l'axe de sortie vers l'aéroport et l'intérieur, les rues de Conakry sont des pistes cahoteuses, dégradées, poussiéreuses en saison sèche, boueuses en saison pluvieuse. Se déplacer à Conakry en 1985, est un autre casse-tête guinéen. Si vous avez un véhicule, arrangez-vous pour avoir toujours une bonne réserve d'essence, car les stations-service ne sont pas légion en ville. Si vous allez à l'intérieur du pays, ayez avec vous vos jerricans pleins: il n'y a pas de station entre deux villes! Si vous n'avez pas de véhicule — ce qui est le plus courant — louez un taxi ou prenez l'autobus, mais soyez très patient, et ne craignez pas les bousculades. La promenade peut être intéressante le long de la corniche, mais Conakry ne possède ni jardin public, ni parc touristique. Tout cela était «superflu» sous le régime du PDG-ST. Certes, de nombreux petits restaurants «couleur locale» jalonnent les rues, et boîtes de nuit ou salles de cinéma ne manquent pas. Conakry dispose même de quatre hôtels de classe internationale! A l'hôtel Indépendance Novotel, votre chambre vous coûtera... 80 dollars (US)! 173

Les services socio-culturels font défaut à Conakry. Pas de bibliothèque, cinémathèque, gymnase... Une visite à la fois pittoresque et instructive: le marché de Madina, en banlieue. Ce marché réalise un bon tiers des échanges courants de Conakry. Près de 5000 personnes s'y activent dans une zone de 50 hectares. On vend tout au «petit détail». Les médicaments sont vendus par comprimé, le concentré de tomate à la cuillerée! Vous ne trouverez pas de balance: les boîtes de conserve servent d'unité de mesure. Les prix? Elevés, si l'on tient compte du revenu moyen du Guinéen: environ 200 dollars US par an. Mais en Guinée, le pouvoir d'achat ne se détermine pas à partir du revenu et des prix... Ainsi va Conakry, en 1985. L'ancienne «Perle» de la côte ouestafricaine plie sous la chaleur, les grosses pluies et l'humidité tropicale, mais ne rompt pas. Décidée à faire peau neuve, Kaloum City(3) commence sa renaissance...

(3)

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Kaloum City = Conakry-Ville.

Chapitre VI

SORTIR DU GHETTO

La Guinée possède une nature pittoresque et accueillante, dotée d'énormes potentialités agricoles, minières, hydroélectriques et touristiques. Un pays où il ferait bon vivre, si l'homme guinéen le désire et s'en donne les moyens. Mais valeur potentielle ne veut pas dire valeur intrinsèque! La Guinée abrite une population attachante, ouverte mais profondément meurtrie par les affres de la tyrannie. Les Guinéens se lancent dans la production et cherchent... leurs bâtisseurs.

Combien de temps faudra-t-il Pour que l'affection et la confiance Renaissent et relancent les Guinéens? Combien de temps faudra-t-il Pour aménager le jardin de Guinée Et mener une vie agréable? Certes, il faut du temps! Mais il faut surtout de la Volonté Et une bonne dose d'Amour Pour la patrie meurtrie.

Le purgatoire avant le paradis 50500 morts et 2 millions d'exilés du fait de la dictature! Voilà une plaie qui laissera la Guinée chétive pendant de longues années. Nous sommes tous responsables de cette situation de notre pays. A ceux qui parlent d'un «gâteau mal partagé», précisons que la Guinée n'est pas un «gâteau» pour le moment, mais qu'ensemble, nous pouvons en faire «un gâteau». 175

Le bien-être et l'abondance ne viendront qu'après de sérieux efforts dans nos mentalités et dans nos actes. Nombre de Guinéens ont perdu ou n'ont pas le goût de l'effort. Paradoxalement, ils voudraient tout avoir, tout de suite, et du meilleur! Cela n'est pas possible. On ne peut pas être grand et bon consommateur si on n'est pas un bon producteur! Marginalisé pendant de longues années, le Guinéen ne pourra revenir que progressivement dans le peloton des citoyens du monde. Il lui faut travailler dur et préférer l'utile à l'accessoire. Ayant été privés des droits et libertés fondamentaux pendant de longues années, nombre de Guinéens sont marqués par un égoïsme forcené, un égocentrisme ravageur. Ce qui a pour effet de nous immobiliser, de bloquer notre société qui ne dispose ni de groupes de réflexion, ni de groupes de réalisations, ni de groupes d'influence pour aborder nos très sérieux problèmes. Problèmes posés sur toute la ligne de l'activité nationale. Il nous faut en effet: — établir des plans, des programmes, des projets pour construire, aménager, réaliser dans l'agriculture, l'industrie, les échanges, les services; — concevoir, imaginer des méthodes et des actions permettant aux Guinéens de devenir de vrais producteurs; — assurer la maintenance, l'entretien, la bonne gestion et le suivi de tout ce qui fait la vie du pays; — détruire, abroger, interdire tout ce qui pourrit et bloque notre société. Comment disposer d'équipes compétentes et déterminées pour s'attaquer à ces tâches et les mener à bien? -- H faut d'abord se convaincre que la Guinée ne peut être bâtie que par les Guinéens. L'apport extérieur peut être important, mais il ne sera jamais autre chose qu'un complément à notre propre effort national. Le génie guinéen, écrasé par le système colonial, broyé par le régime «touréen», disséminé dans la diaspora, n'a pas jusqu'ici pu s'affirmer dans la construction de la nation guinéenne. Il est temps que ceux qui éprouvent amour et attachement pour ce pays conjuguent leurs énergies et créent les conditions d'un renouveau. — En deuxième lieu, il nous faut accroître les moyens de communication, de communion, de concertation entre les nationaux. Le pays a besoin de se détendre en s'ouvrant sur lui-même. Que nos langues se délient, que nos écrits inondent le pays, que les 176

ondes radio et télévision arrivent dans tous les villages, que chacun puisse voir, entendre et se faire entendre. L'ouverture sur le monde extérieur est tout aussi importante, mais ne peut être utile et efficace que si nous sommes nous-mêmes ouverts entre nous. — En troisième lieu, il nous faut utiliser au mieux toutes les compétences. Le pays ne manque pas d'hommes et de femmes qualifiés pour exécuter des tâches de tous niveaux de complexité et dans presque tous les domaines. Le gouvernement, les divers services et organismes du pays, doivent envisager diverses formules permettant de confier des tâches précises à des travailleurs éprouvés, que ceux-ci soient au-dedans ou en dehors du pays. En matière de développement socio-culturel et économique, il est néfaste de considérer les Guinéens «du dedans» et ceux «du dehors»: il faut utiliser tous ceux qui sont disponibles et capables. Rappelons, à titre d'exemple historique et géographique, que le gouvernement de la République populaire de Chine a toujours su utiliser les compétences de sa diaspora: des savants et techniciens chinois ainsi que des commerçants d'origine chinoise vivant à l'étranger, sans contraintes ni intimidations, dans le respect strict des droits de chacun. Il faut que ceux de l'intérieur sachent que la préoccupation des nombreux techniciens guinéens expatriés n'est pas de venir occuper des postes de direction en Guinée! Leur désir intime est de participer, dans la mesure de leurs compétences, à une action concertée de tous les Guinéens attachés à la Guinée pour produire plus et mieux dans l'agro-alimentaire, l'artisanat, l'industrie et les services socio-culturels, au profit de tous. Armés de ces trois méthodes d'approche et de travail, il nous faudra aussi, pour trouver rapidement les meilleures solutions aux problèmes de notre société, opérer en notre for intérieur, dans nos coeurs et dans nos esprits, des mutations profondes. Pour un réarmement moral et politique

Que chacun de nous se demande, dans ses relations et activités quotidiennes, combien de fois il triche, vole ou ment, combien de fois il sème la haine et la discorde, combien de fois il met en avant son seul intérêt immédiat et personnel! L'on a assisté à une telle dégradation des valeurs morales et sociales en Guinée, que l'individu, la famille, le monde du travail, le 177

monde politique, bref, toute la société guinéenne en est affectée. Nombre de Guinéens se disent croyants et sont, tout au moins en apparence, très pratiquants. Mais l'enseignement de Dieu ne transparaît pas toujours dans leurs actes. Nous avons la foi sur la langue, mais nous restons souvent sans idéal, sans vertu, sans générosité d'âme vis-à-vis de notre prochain. Faisons de l'amour, de l'honnêteté, du désintéressement et de la pureté de nos sentiments les bases absolues de notre vie en société. Réarmons-nous moralement. Asseoir des institutions et des organismes équilibrés

Les Africains en général et les Guinéens en particulier ressentent actuellement un grand désenchantement à l'encontre de leurs dirigeants et des idéologies. Ils constatent que le sous-développement n'est pas seulement dû aux conditions géographiques, historiques, climatiques, socio-culturelles, mais aussi et surtout aux excès du pouvoir de l'Etat qui écrase et corrompt l'individu. Ils constatent aussi que le dirigeant providentiel ou la solution providentielle n'existe pas. Il faut le générer. «L'homme d'Etat, ce n'est pas un fabricant de décrets qui règle, par ce moyen, une situation immédiate. C'est celui qui réfléchit avec ses contemporains sur l'avenir, sur des solutions qui seront, le cas échéant, définies par un successeur. L'homme d'Etat, c'est l'homme du temps qui vient. Récuser le temps futur pour se concilier le temps présent, ce n'est pas d'un homme d'Etat.» Philippe Boucher, «Un Homme d'Etat?», in Le Monde du 23/04/1988.

Donner à chacun sa chance de s'épanouir dans la société en mettant en place des institutions adaptées à nos besoins et de solides garanties de fonctionnement de ces institutions. De nouveau, nous le soulignons: — Pouvoir exécutif : Un gouvernment composé de personnes dévouées à la cause nationale doit appliquer un programme de développement général du pays. — Pouvoir législatif : Des représentants régulièrement élus doivent adopter des lois applicables à tous. — Pouvoir judiciaire : Une justice indépendante et applicable à tous. Les Guinéens ont soif de justice. Ils ont un impérieux besoin 178

de vrais tribunaux, de vrais juges compétents et conscients, de vrais jugements et procès menés selon les règles universelles des Droits de l'Homme — Ces trois pouvoirs doivent être contrôlés, appréciés, critiqués à tout moment par l'ensemble des citoyens qu'ils régissent. Ceci est possible si l'opinion du public est prise en considération. Il faut donc inciter, favoriser la diffusion de l'opinion publique en garantissant les libertés fondamentales: presse, association, mouvement. Ce quatrième pouvoir, celui de l'opinion publique clairement exprimée — la société civile —, permettra de dénoncer et de corriger l'insuffisance des uns et les excès des autres. Tant que le pouvoir politique et le pouvoir économique sont confisqués par de petits clans sans compétence ni ouverture, les Guinéens vivront à la petite semaine en pratiquant le système D (la débrouille). Le développement dans ces conditions ne sera qu'un attrape-nigaud, une musique d'accompagnement, un rêve. Notre développement exige la mise en place de ces 4 pouvoirs. Lesquels doivent tout mettre en oeuvre pour que les Guinéens disposent dans les meilleurs délais du minimum de bien-être social: — l'eau dans les villes, les villages, les champs, les plantations; — l'électricité; — les routes et les ponts. La création d'entreprises de toutes dimensions dans l'agro-alimentaire, l'industrie, le commerce, n'en seront alors que plus faciles, surtout si l'Etat guinéen, qui devrait être le moteur de l'économie, propose des formules concrètes et efficaces favorisant le crédit pour la création d'entreprises. Evidemment, la santé et l'éducation seront le fait d'une politique planifiée pour créer d'une part des dispensaires de brousse, des hôpitaux publics et des cliniques privées, et d'autre part, des écoles primaires, des collèges et lycées secondaires et des établissements d'enseignement supérieur. En l'an 2000, la Guinée comptera environ 9 millions d'habitants. Conakry aura une population de 1C00000 d'âmes, sinon plus. Kankan comptera près de 1Œb 000 habitants, de même Labé, Kindia... Combien d'entreprises agricoles et industrielles, combien de centres de formation et de soins auront créé les Guinéens d'ici là? Que chacun s'arme d'optimisme et de bonne volonté! Volonté de construire, de produire, pour réussir à mieux vivre. 179

«L'afro-pessimisme»...

Lorsqu'on lit les diverses publications mondiales relatives à la crise économique et sociale qui secoue actuellement notre planète, lorsqu'on entend parler d'excédents ou de déficits des balances commerciales, lorsqu'on suit les manifestations syndicales ou populaires revendicatives à travers le monde, on est frappé par la gravité et la spécificité des problèmes posés à l'Afrique Noire de cette fin de siècle. La faim, la maladie, l'ignorance, l'inactivité, l'insécurité: voilà les traits dominants du continent africain. Les chiffres, les indices statistiques, les images saisissantes des situations tragiques que vivent des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, traduisent l'abîme qui sépare actuellement les pays développés des pays sous-développés. Nombre d'observateurs de l'Afrique se demandent comment ce continent va s'en sortir, et affichent un «afro-pessimisme» non voilé. La Guinée d'aujourd'hui présente les principales manifestations du non-développement de l'Afrique. Peu d'ouvrages traitent de la société guinéenne actuelle. Par ailleurs, le débat sur le présent et l'avenir de la Guinée ne mobilise que très peu de Guinéens pensants. Pourtant, si on descend sur le terrain, en ville et dans la brousse, on observe des situations, des attitudes, des comportements, des réactions significatifs de l'état de la société guinéenne... Réduire les clivages. Détruire les égoïsmes

Les gens se confient volontiers et ce qu'on note tout de suite, c'est cette atmosphère de désenchantement, de mésentente qui plane partout dans les familles et dans tous les milieux sociaux et professionnels. Les valeurs traditionnelles domestiques donnaient une place et une conduite à chacun. La concertation, la solidarité, le respect des hommes et des biens, le règlement amiable des conflits et divergences suivant la coutume, tout cela permettait de mener une vie relativement paisible dans tous les milieux. L'irruption du Parti unique dans la société guinéenne a modifié de fond en comble l'équilibre socio-culturel traditionnel. Le noyau familial a été cassé, et chaque individu — homme, femme, enfant — a été branché de gré ou de force sur le Parti politique unique. 180

Tous les pouvoirs détenus par la famille: éducation, mariage, activités professionnelles, etc., ont été transférés au Parti. Culturellement et socialement, le Parti n'était pas armé pour se substituer à la famille. On a assisté alors à un écrasement des valeurs traditionnelles les plus fortes, les plus attachantes. A leur place sont apparus un individualisme et un égoïsme sans précédent dans le pays. L'ethnocentrisme, que les Guinéens avaient relégué à l'arrièreplan au profit du nationalisme, a repris du poil de la bête et a accentué les clivages, Nous avons vu que Sékou Touré est allé jusqu'à «déclarer la guerre aux Peuls»! Les tracasseries policières, l'omniprésence de la police secrète, les pénuries chroniques en biens de première nécessité, ont obligé le Guinéen à se replier sur lui-même et à chercher une solution personnelle à ses problèmes. Le chacunpour-soi règne aujourd'hui sur la société guinéenne comme un microbe pathogène règne sur l'organisme. Cela conduit à des blocages dans toutes les relations sociales et dans les activités économiques nationales et internationales. C'est une perte sur toute la ligne. — On voit des frères amasser des fonds, acheter un véhicule et en confier la gestion à l'un d'eux. Le gestionnaire jure de respecter ses engagements, de rentabilser au mieux le bien commun. En fait, il utilise le véhicule pour son compte personnel. Quand le véhicule est hors d'usage, il réunit ses frères et leur demande d'apporter de l'argent pour les réparations, en jurant de nouveau que ce qui est arrivé n'est pas de sa faute. C'est la fatalité! — Des amis se réunissent, se concertent et décident de créer une entreprise. Un compte bancaire est ouvert et la gestion de ce compte confiée à l'un d'eux. Au bout de quelques mois, alors que le projet va entrer dans une phase de réalisation, le trésorier crée un incident, sème la discorde entre les amis et fait tout capoter. Et l'argent est perdu. Ce sont là des situations courantes en milieu guinéen. Les exemples ne finissent pas où la parole donnée est foulée aux pieds, le bien commun détourné et confisqué par ceux qui inspiraient confiance mais expiraient en fait mensonge et escroquerie. Combien de millions, de milliards de francs ont été ainsi dilapidés sans donner lieu à aucune réalisation sérieuse et féconde? Combien de biens matériels: véhicules, matériel agricole, outillages divers, ont été abandonnés sans entretien, sans utilisation normale et efficace? On dit que «Bien mal acquis ne profite jamais». 11 est temps que les Guinéens apprennent à bien acquérir argent et équipement. 181

A Conakry, chacun veut sa voiture, sa télévision, sa chaîne hi-fi, sa vidéo et même son groupe électrogène! Ne demandez pas à chacun quelles sont ses ressources? comment il travaille? comment il est logé et nourri? comment il épargne? Ce serait l'offenser, et il vous le ferait comprendre sans détours. Nous sommes dans l'un des pays du tiers-monde où le revenu moyen est des plus faibles, mais où les gens veulent mener un train de vie de riches! Il est évident que l'argent facile (donné, emprunté ou volé), la débrouillardise érigée en mode de vie, la spéculation effrénée, cela n'a jamais contribué à développer réellement une société, mais plutôt à la gangréner.

Rôle moteur de la famille Le milieu familial reste en Guinée la cellule de base de la société. Des querelles intestines, des rivalités entre co-épouses, entre frères et sœurs, des extravagances nocives, empêchent la famille d'utiliser pleinement et efficacement toutes ses ressources intellectuelles, financières et matérielles pour assurer un mieux-être de tous. Il est pourtant simple de s'asseoir autour d'une table ou au pied d'un arbre pour réfléchir ensemble sur un projet, discuter sérieusement, examiner le problème sous tous ses angles, prendre une décision claire, en préciser les conditions d'application, le rôle de chacun, les sanctions en cas de fautes. La famille peut devenir un noyau du développement si elle réussit à discipliner ses membres autour d'objectifs mûrement étudiés, voulus par la majorité et soutenus par l'unanimité. C'est souvent la situation contraire qu'on observe actuellement, quand les uns sabotent, dénigrent et détruisent le travail des autres par simple étroitesse d'esprit. La femme joue un rôle central dans la famille. Souvent, son égocentrisme, son goût immodéré de la coquetterie ne permettent pas une saine gestion des ressources familiales, ce qui entraîne des déséquilibres fâcheux. Une telle famille gagnerait à initier chacun de ses membres à l'économie domestique pour éviter tout gaspillage. Produire des biens, dépenser judicieusement, entretenir les biens communs, assister moralement et matériellement ceux qui sont nécessiteux, tout cela obéit à des règles classiques à arrêter tous ensemble. Chacun de nous doit être un producteur, un consommateur sobre et un homme de communication. 182

Nous devons abandonner l'improvisation, source de gaspillages, au profit de l'organisation et de la prévision, sources d'efficacité et d'économies. Rôle moteur des intellectuels

Dispersion et individualisme ont à ce point envahi le milieu guinéen que même les camarades d'école, ceux qui se sont frottés ensemble pendant des années au lycée ou à l'université, vivent chacun dans leur coin, sans chercher à unir leurs réflexions et à établir un projet commun pour leur pays. Au point que la classe intellectuelle guinéenne est comme absente de la scène socio-économique et culturelle nationale. Elle est plus branchée sur le monde extérieur que sur la société guinéenne elle-même. Sur bien des points, elle se présente comme un milieu acculturé et acquis à l'assimilation. Cela crée un fossé entre ceux qui sont censés être une «élite» et les masses populaires guinéennes. Le comportement de nos intellectuels conduit à une extraversion économique qui se double d'une extraversion socio-culturelle, toutes situations qui empêchent les Guinéens de prendre en mains leurs propres affaires et de les conduire efficacement. L'argent: comment stopper corruption, fraude, détournement? «Plus que la peste et le sida aujourd'hui, la corruption tue. Pour parler clair, en détournant à leur profit l'argent public, en méprisant, au-delà de toute décence l'intérêt général, de nombreuses élites du tiers-monde doivent être tenues pour responsables, au moins partiellement, de la misère dans laquelle croupissent au moins deux milliards d'êtres humains. Par enchaînement pervers et souvent mécanique, la corruption est devenue l'un des facteurs essentiels du sous-développement»( 4). Le Guinéen des villes, plus que celui du monde rural, vit grâce à l'argent. Nourriture, logement, déplacements, loisirs..., tout équi-

vaut à dépenses d'argent. Observez un fonctionnaire de la ville dans son service, dans son domicile, dans ses relations. Plus que le (4)

L'Argent Noir par P. Péan, édit. Fayard, Paris, 1988.

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commerçant, plus que l'artisan, plus que l'agriculteur, le fonctionnaire vit de recettes de fortune. Son salaire ne lui permet pas d'assurer l'essentiel de ses besoins. Alors il pratique le système D et trouve des combinaisons à chaque situation. Si vous comparez son train de vie à son salaire, vous vous posez tout de suite la question: «Mais où donc trouve-t-il de l'argent pour avoir tous ces biens?». L'argent, il le trouve souvent dans ou à travers le service auquel il est affecté. Toute opération qui passe par lui et qui peut rapporter quelque chose, directement ou indirectement, doit être exploitée au maximum. Au fil des années, dès les premiers mois de l'indépendance, à mesure que la situation socio-économique s'aggravait, la corruption a gagné divers secteurs de la fonction publique dans toute l'Afrique. Au cours des années 1965-75, le népotisme et le favoritisme se sont installés à tous les niveaux des services publics. La règle dans les affaires d'Etat dit que «un bon piston vaut mieux que cent ans d'études». Et chaque fonctionnaire de «pistonner» ou de se faire «pistonner»! H. Sarassoro écrit: «Le manque d'intégrité des fonctionnaires publics empêche l'application d'une saine politique économique. Toute idée de rendement ou de conscience professionnelle devient vaine, tant est grande la fuite devant l'effort au travail»(5). L'habitude s'installe chez le fonctionnaire de s'approprier les biens de tout un peuple. Au point que, dans chaque pays africain, quelque 75000 à 200000 agents de l'Etat se partagent l'essentiel des finances du pays. En Guinée, de véritables bandes se sont organisées pour le détournement et la corruption. Ces bandes avaient jadis la protection des principaux tenants de l'appareil du Parti-Etat. Les révélations d'une intermédiaire dans le trafic d'or, de diamants et de devises pour le compte du clan Touré, se passent de commentaires: — Je dis un billion! Un milliard de dollars! précisera-t-elle à un journaliste(6) qui lui demandait le montant de l'argent détourné par le clan au pouvoir jusqu'en 1984.

(5)

Cf: La Corruption des fonctionnaires en Afrique, par H. Sarassoro, éd. Eco-

nomica, 1980. (6) Monique Goubet à Jeune Afrique.

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La corruption continue de sévir dans les services publics guinéens. Dans certains ministères, c'est à peine si l'huissier de service ne vous fait pas payer un droit d'entrée. C'est la course effrénée vers les pots-de-vin. Ces actes de détournement-fraude-corruption permettent à une poignée de gens de mener un grand train de vie, tandis que l'écrasante majorité de la population croupit encore dans la misère la plus noire. L'argent des détournements et pots-de-vin est utilisé à l'extérieur, quand il n'est pas versé dans des banques occidentales. Ainsi, alors que chaque année apporte son cortège de difficultés nationales et continentales — sécheresse, famine, épidémie, dettes à rembourser... —, des irresponsables, des coquins, des flibustiers, couverts par des gens obscurs et des intérêts égoïstes, sapent les fondements de notre société et compromettent gravement l'avenir du pays. «On fait tout avec de l'argent, excepté des hommes», dit un proverbe. Plus nos agents se font acheter, plus l'Afrique s'enlise et s'avilit aux yeux des peuples du monde. Les Guinéens doivent se débarrasser de cette mentalité d'assistés et organiser leur service public de manière à mettre les corrupteurs et les corrompus au banc de la nation, hors d'état de nuire. «L'Afrique en panne»( 7) se morfond dans les combines les plus détestables. La dernière trouvaille des corrupteurs consiste à obtenir des hauts fonctionnaires corrompus des autorisations de déverser en Afrique des mégatonnes de déchets toxiques industriels! Pour quelques dollars la tonne! La Guinée n'a pas échappé à l'appât empoisonné. La merveilleuse beauté des îles de Loos, au large de Conakry, a commencé à faire place à une laideur cadavérique. Mais face à une dénonciation vigoureuse de cet horrible trafic, les corrupteurs et les corrompus ont dû reculer. La fonction publique africaine s'est révélée si malsaine qu'elle est condamnée dans les instances internationales et dans les milieux qui se préoccupent du développepment du tiers-monde. Un rapport de l'ONU constate: «Le peuple se règle sur les

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classes dirigeantes: si les dirigeants sont réactionnaires, égoïstes et corrompus, le peuple est découragé et semble manquer d'initiatives». (7)

L'Afrique en panne de J. Giri, édit. Karthala, Paris, 1985.

185

On comprend dès lors pourquoi le patriotisme est mort, pourquoi beaucoup d'Africains se désintéressent du sort de leur peuple, renoncent à travailler dans leur pays pour fuir la corruption, l'arbitraire, la gabegie. On comprend pourquoi un sentiment d'impuissance gagne toutes les bonnes volontés, plongeant les uns dans l'inactivité, entraînant les autres dans le sauve-qui-peut, la fuite des cerveaux, l'accentuation du chacun-pour-soi. La corruption a détruit le crédit de confiance et de sympathie dont jouissait l'Afrique dans les années soixante. Les flux financiers tournent le dos à l'Afrique. Là où le temps ne compte pas, là où le travail organisé est relégué à l'arrière-plan, là où la production de masse et la consommation de masse sont presque inexistantes et le marché réduit à un petit trafic spéculatif et corrupteur, le monde contemporain renonce à déverser de l'argent. Désormais, il faut remettre les pendules à l'heure. L'heure de ceux qui conçoivent, produisent, vendent et investissent. Face à la carence de la fonction publique africaine, des hommes des pays développés qui tiennent coûte que coûte à participer au développement de l'Afrique, ont créé des Organisations non gouvernementales (ONG) qui se mettent directement en contact avec le milieu physique et humain au développement duquel ils veulent contribuer. Façon subtile d'éviter les milieux corrompus des villes. Il reste que l'Afrique doit trouver en elle-même ses propres remèdes à ce terrible mal. Cela est d'autant plus urgent que la fonction publique est encore appelée à tenir pendant longtemps les rênes de l'évolution sociale et économique de l'Afrique. Les systèmes ultra-dirigistes (économie administrée par l'Etat et le parti politique unique) et ultra-libéral (économie entièrement aux mains du privé) ayant révélé de profonds inconvénients, c'est vers l'économie mixte que tout le monde semble s'orienter. Un équilibre doit s'établir dans ce cas entre pouvoirs publics, pouvoirs privés et pouvoirs syndicaux. Cet équilibre ne peut être atteint que progressivement, en unissant les bonnes consciences et les compétences, en travaillant dur, en réalisant une révolution scientifique et technique en Afrique Noire.

Unir pour construire Les blocages et les difficultés que connaît la Guinée ont pour cause principale la division, la dispersion, les particularismes dans 186

lesquels se débat la société guinéenne. Des intérêts étroits surgissent partout, à tout moment et étranglent les tentatives d'action commune, en mettant les gens dos à dos, en accentuant les désarticulations des structures et de l'économie nationale. Il y a désunion dans les coeurs et dans les esprits parce que la volonté d'aller vers l'autre est faible. Combien de personnes se considèrent comme des ennemis irréductibles, sans avoir jamais cherché à se rencontrer, à s'écouter, à mettre en balance leurs opinions et leurs actions. Les hommes politiques guinéens, de Yacine Diallo à Sékou Touré, n'ont pas réussi à jeter les bases de l'unité du peuple guinéen. L'action du Parti Démocratique de Guinée sur la société guinéenne s'identifie à une battue, une chasse à l'homme Le Parti unique, contrairement aux espoirs des Guinéens, a entravé l'intégration nationale et a conduit à maintenir les sentiments ethniques au-dessus des sentiments patriotiques. Ainsi, la Guinée connaît la division entre les familles, entre les ethnies, entre le secteur moderne de la population et le secteur traditionnel. Combien d'hommes «politiques», membres du gouvernement ou non, combien de «cadres», d'hommes d'affaires, de penseurs, d'hommes de foi et de culture qui, dans ce pays, s'inquiètent de cette situation et lancent des cris d'alarme? Cherchez-les partout, en ville ou en brousse, à l'intérieur comme à l'extérieur. Ils sont absents ou muets. L'histoire et la sociologie guinéennes ne manquent pourtant pas d'hommes de foi, de droit, de culture, d'unité. Des générations de grands penseurs nous invitent, par leurs écrits, à vivre d'amour, d'union et de travail. Lisez Thiemo Mamma Samba Mombéya, lisez Thiemo Aliou MBoûba NDian. Ces grands humanistes croient autant en Dieu qu'en l'Homme. Mais leurs oeuvres, comme celles des grands chefs spirituels des diverses régions du pays, sont généralement inconnues du Guinéen. Une certitude demeure: rien de solide et d'utile ne réussira en Guinée, sans une concorde, une unité de pensée et d'action des Guinéens sur l'essentiel de leurs problèmes politiques et socioéconomiques. Un projet qui ne vise pas à motiver, à impliquer le gros des Guinéens dans une même activité créatrice, est voué à 1 ' échec. Le développement de la Guinée, c'est d'abord la rencontre et la communion des esprits et des coeurs. Si cette communion n'existe 187

pas, les uns passeront leur temps à défaire ce que les autres tentent de faire. Les échanges d'idées, d'informations, la formation intellectuelle et professionnelle, l'action culturelle et sociale sont avant tout des face-à-face entre les corps, les esprits et les coeurs. Une des grandes règles des relations humaines aujourd'hui veut qu'on communique pour entreprendre. Penser ensemble pour agir ensemble et inversement, c'est s'enrichir mutuellement en créant un climat de travail, de confiance et de respect. Les paysans forment actuellement la plus grande composante de la société guinéenne. Ils sont analphabètes pour la plupart. Ils travaillent suivant des méthodes archaïques, peu rentables. Jusqu'ici, ils ont été des laissés-pour-compte. Construire le pays, c'est partir des besoins les plus ressentis par les paysans en réalisant une unité physique et politique de l'espace guinéen. Les travailleurs de la fonction publique (70 à 80 000 personnes) constituent un groupe qui a la haute main sur l'ensemble des activités et des ressources du pays. Leur comportement est à la base de la faiblesse de l'Etat. L'unité et la construction du pays passe nécessairement par eux. Compétence et intégrité doivent être leurs qualités maîtresses. Les artisans, commerçants et professions libérales jouent un rôle de plus en plus important dans l'échiquier guinéen. Ils sont, avec les paysans, les tenants de la production et de la distribution. Ils ont besoin de structures démocratiques qui ne les obligent pas à chercher à contourner la loi. Unir les Guinéens, c'est créer les conditions morales et matérielles théoriques et pratiques pour que toutes les composantes de la société guinéenne soient en interaction dynamique et harmonieuse, à travers des actions de production et d'échanges matériels et intellectuels. Le milieu paysan étant le plus défavorisé, c'est vers lui que les autres doivent aller. Le monde rural est riche de ses valeurs traditionnelles d'hospitalité et de solidarité, ainsi que de sa noble humilité. En intégrant le monde rural, nous assimilons ces valeurs tout en apportant au paysan le savoir et le savoir-faire qui permettront de mettre en valeur ses énormes potentialités. Car le Guinéen moyen, en cette fin de siècle, est un homme de la brousse qui vient en ville de temps en temps. Il a soif de connaissances théoriques et pratiques lui permettant d'améliorer ses conditions de travail. Il 188

peut donner beaucoup; il doit recevoir beaucoup de tous ceux qui sont attachés au progrès. L'unité guinéenne passe par l'intégration du monde rural dans la vie de la nation. Cette intégration, ce retour à la terre, peuvent-ils être impulsés par des organisations professionnelles, syndicales, politiques et culturelles? Oui, et c'est à cela que nous devons nous atteler. Ces organisations n'existent pas, ou peu, en Guinée à l'heure actuelle. Il faut donc les créer et leur garantir un fonctionnement efficace. Une organisation est une unité en soi. Si les membres de cette unité ont des objectifs bien définis s'appuyant sur un idéal hautement humain, ils contribueront efficacement à l'unité et au développement de la nation guinéenne. Travailler dur

«Le travail éloigne de nous troi, grands maux: l' ennui, le vice et le besoin».

Quand on sait à quel point les Guinéens sont dans le besoin en de nombreux domaines essentiels; quand on sait les vices qui gangrènent la société guinéenne actuelle; quand on sait que, malgré nos fortes potentialités, nous importons une grande partie de nos produits alimentaires, on déplore le manque de travail en Guinée. Nous pouvons déterminer la quantité et la qualité de travail fournies annuellement par le planteur, le maraîcher, le pêcheur, l'éleveur, l'ingénieur, l'ouvrier, le fonctionnaire, etc. Il suffit de quelques observations, à défaut d'indices statistiques pour se rendre compte que les gens ne sont pas durs à la tâche dans ce pays. Les causes de ce manque d'entrain pour le travail sont multiples. L'homme est d'autant plus disponible et enthousiaste au travail qu'il est plus libre, plus responsable et plus à même de jouir pleinement et immédiatement des fruits de son travail. La traite des Noirs, la colonisation, le despotisme tyrannique du Parti Démocratique de Guinée, n'ont accordé ni jouissance, ni liberté au travailleur d'ici. Le Guinéen voit autour de lui beaucoup de compatriotes mener une vie apparemment aisée en jouant de combines, de spéculations, de tricheries. Autant de facteurs qui ne l'incitent pas à s'acharner au travail. Tout progrès repose sur un travail dur, acharné, quotidien. Toutes les idéologies, capitaliste, marxiste, religieuse, etc., sont d'accord sur ce point. 189

L'histoire du développement de la société humaine, depuis l'âge de la pierre taillée jusqu'à l'ère spatiale, est une suite de grandes réalisations que la foi, la détermination, la sueur et le sang ont permis d'accumuler. Pourquoi l'Afrique Noire ne brille-t-elle pas par ses réalisations? Pourquoi les traces du génie africain à travers les siècles sont-elles si peu visibles? Les rigueurs du climat et de la nature tropicale? L'exploitation et la domination pluri-séculaire dont nous sommes l'objet? L'inaptitude de l'Africain à mobiliser les cerveaux, les coeurs et les énergies pour de grands travaux? L'esprit d'à-quoi-bon et l'aversion pour l'effort continu?... Il faut absolument que l'Afrique Noire se réveille, sorte de sa léthargie et prenne ses réalités en mains. En unissant et en disciplinant leurs forces, les Africains peuvent déplacer leurs rivières, rapprocher leurs montagnes, bâtir des sanctuaires. Après avoir été conquise par les Européens et intégrée dans un monde où les problèmes sont chaque jour plus complexes et plus difficiles à résoudre, l'Afrique Noire est devenue un objet de charité, si ce n'est de mépris. Il est temps qu'elle décharge ses batteries, qu'elle s'engage dans la course des peuples vers le bien-être, et qu'elle trouve en elle-même les ressorts de son avenir. Pour cela, il faut que l'Africain accepte de vivre à la sueur de son front, à l'aune de l'énergie que son cerveau et ses muscles sont capables de déployer. Il est consternant, quand on se promène à travers la Guinée, de voir qu'il y a tant de choses à faire à peu de frais, et qu'on ne fait rien. La paresse et l'oisiveté nous rendent misérables. Les temps sont durs pour nous, plus que pour beaucoup d'autres pays. Ils peuvent être plus durs encore si l'Africain en général et le Guinéen en particulier ne se mettent pas à l'ouvrage, avec une farouche volonté de s'en sortir.

Pour une révolution scientique et technique L'Afrique Noire est-elle condamnée à se traîner derrière les peuples en marche? Ses hommes sont-ils incapables de se familiariser avec la science et la technique, et de réaliser des machines pouvant remplacer leurs muscles et multiplier leurs forces de production? 190

Ces questions se posent avec d'autant plus de gravité que l'Afrique Noire semble se résigner à mendier l'aide internationale pour surmonter ses terribles difficultés en matière de conception, de réalisation et d'échanges. Depuis les années 1775 jusqu'à ce jour, la science et la technique tiennent les rênes du progrès avec une accélération exponentielle. Au point qu'actuellement, chaque jour apporte une nouvelle invention, une nouvelle découverte, une nouvelle technique, une nouvelle connaissance. Parti d'Europe, le progrès scientifique et technique a maintenant fait le tour du monde. Différents pays du monde ont réalisé de grands ensembles agricoles industriels, socio-culturels, pour la plus grande satisfaction de leurs besoins. Ces dernières années, la «Révolution Verte» a enregistré des réalisations(8) en Amérique Latine (Brésil, Argentine, Mexique), au Moyen-Orient, en Inde, en Asie du Sud-Est (Thailande, Malaisie, Indonésie...). Parce que dans ces pays, les ingénieurs, économistes et techniciens locaux ont conjugué leur savoir-faire avec celui des paysans pour accroître la production en quantité et en qualité. Au point que ces pays sont en train de supplanter les pays d'Afrique Noire pour l'exportation d'huile de palme, de bois et d'autres produits agricoles. La transmission des connaissances d'un pays à un autre, d'un individu à un autre, la coopération culturelle, scientifique et technique entre les nations, sont aujourd'hui la forme d'échange la plus universellement admise, celle qui souffre le moins de discriminations. Acquérir le savoir scientifique et technique est une question de volonté, de choix. Quand les Japonais ont décidé de s'ouvrir ait monde industriel et commercial, il leur a suffi de quelques trois décennies pour devenir l'une des grandes puissances économiques du monde. Quand les Bolchéviks prirent le pouvoir en 1917 en Russie, leur premier mot d'ordre fut d'exiger l'électricité et les soviets pour l'ensemble de leurs peuples. C'étaient là les deux éléments de base du développement de l'URSS. C'est par un transfert continu et une adaptation aux conditions du milieu physique et humain, que la science et la technique se sont répandues à travers le monde. (8) Il y aurait, par ailleurs, beaucoup à redire sur les conséquences socio-économiques de la Révolution Verte.

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Où en sont les pays d'Afrique en matière de développement scientifique et technique? L'Afrique est en arrière, très en arrière, pour ne pas dire loin, à la traîne. Le peloton des pays industriels grossit de décennie en décennie, mais force est de constater que l'Afrique Noire traîne mollement les pieds( 9). Les dirigeants africains en général n'ont pas favorisé une véritable éclosion de l'esprit scientifique et créatif au sein des masses africaines. Plutôt que de programmer une mobilisation générale pour l'alphabétisation, la scolarisation, la diffusion des techniques permettant de maîtriser l'eau pour l'alimentation et l'agriculture, de produire l'électricité..., les dirigeants africains ont parlé d'«authenticité», de «reconversion», d'«africanisation», de «socialisme humaniste», etc.: autant de mots d'ordre vagues, sans contenu palpable, sans effet sur le développement scientifique et technique. Plus grave: alors qu'ailleurs dans le monde, ingénieurs et chercheurs sont sollicités et utilisés au mieux de leurs compétences, en Afrique Noire, on a plutôt assisté à une mise à l'écart des hommes de science et de technique! Quand nombre de chefs d'Etats en Asie, Amérique, Europe, Océanie, s'entourent d'équipes pluridisciplinaires de chercheurs et d'experts, en Afrique Noire, il est courant que les plus proches conseillers du chef de l'Etat soient des marabouts, des charlatans ou de vulgaires aventuriers, dont l'esprit n'a jamais été effleuré par un idéal de progrès. Quand, ailleurs, les gouvernements prennent des décisions sur la base d'informations minutieusement contrôlées et portant sur tous les aspects du problème considéré, en Afrique, les décisions gouvernementales relèvent souvent de l'improvisation et du diktat. On espérait que l'indépendance amènerait tout au moins un despotisme éclairé. Dans l'ensemble, l'Afrique n'a eu droit qu'à des despotes obscurantistes et tâtonnants, hostiles à la rigueur scientifique et à l'esprit de création. Ceci explique en partie pourquoi les ingénieurs, médecins, pharmaciens, scientifiques et économistes africains formés depuis le début du siècle dans les grandes écoles, n'ont pas imprimé en Afrique la marque de leur compétence. Examinons par exemple le cas des agronomes africains. Combien d'entre eux trouve-t-on sur le terrain, là où on expérimente, là où on implante des ensembles agro-industriels? Très souvent, nos agronomes sont des bureaucrates qui dissertent sur «l'état» de (9)

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L'Afrique aux pieds nus par I. Gasc, éditions Berger-Levrault, Paris.

l'agriculture. Quels moyens se donnent-ils pour améliorer le travail du sol et aménager des domaines de culture pour différentes spéculations? Le cas de la Guinée est particulièrement significatif quand on pense à la modernisation de l'agriculture. Les possibilités d'implanter de grands domaines agro-industriels existent pour plusieurs produits: bananes, agrumes, mangues, ananas, avocats, maïs, tubercules, café, cacao, arachide, palmier, cocotier, etc. La Guinée était l'un des grands producteurs mondiaux de bananes avant l'indépendance. Pourquoi aujourd'hui la production agro-alimentaire est-elle si faible en quantité et en qualité? Une des raisons essentielles est l'absence d'équipes guinéennes résolument engagées et déterminées à produire sur des bases scientifiques et techniques, en intégrant le milieu rural; la Guinée ne dispose pas de groupes de professionnels du développement agricole, soutenus par les pouvoirs politique et socio-culturel, s'appuyant sur la paysannerie. L'agriculture, comme les autres domaines d'activité, doit avoir la science et la technique comme support. Le paysan, au milieu des ingénieurs et techniciens, peut apprendre très vite et devenir le pilier de la grande production agricole. Pour que le paysan puisse s'intégrer efficacement dans les circuits de production moderne, il faut que tous les organismes, toutes les institutions, tous les hommes de foi et de savoir, toutes les familles s'engagent résolument dans l'étude et l'application des sciences et techniques et en fassent un outil principal dans la vie quotidienne du paysan et du citadin. Les Africains ne maîtriseront jamais aucun de leurs problèmes de développement s'ils ne se familiarisent pas avec les méthodes scientifiques et techniques d'étude, de production et de distribution. Les problèmes de l'agriculture, de la domestication de l'eau, de la préparation des aliments, de la production d'énergie électrique, mécanique, éolienne, solaire, de la fabrication de machines adaptées au milieu, de l'organisation des échanges commerciaux intérieur et extérieur, sont des problèmes de savoir, de science et de technique. La Guinée a un potentiel agricole, industriel et touristique très élevé. Seuls les Guinéens peuvent transformer cet énorme potentiel en richesse réelle disponible pour tous les Guinéens. Pour ce faire, il faut et il suffit qu'ils se mettent résolument au travail. En 193

s'appuyant sur les données scientifiques et techniques disponibles, en expérimentant tout sous tous les angles, en implantant partout des outils de mesure et d'observation, en établissant des fichiers pour chaque sujet étudié. Sans faire fi des techniques qu'on peut apprendre sur place ou à l'extérieur. Beaucoup d'observateurs déplorent la fuite des cerveaux africains vers l'Europe et l'Amérique du Nord. Chercheurs, ingénieurs, médecins, etc., doivent être engagés sur des bases solides pour semer la science et la technique en terre africaine. Le développement économique et social de l'Afrique, la mise en valeur de ses richesses naturelles, exigent que les Africains deviennent des hommes de terrain, des praticiens, des réalisateurs, des inventeurs, des vulgarisateurs au service du progrès. Nous devons sortir des discours sans lendemain, des polémiques abstraites, des idéologies débridées et cesser de mépriser tout ce qui existe sur le terrain. Descendons dans l'arène de la production matérielle et intellectuelle, et battons-nous en suivant les règles de l'art. L'Afrique Noire compte aujourd'hui 26 des 37 pays les moins avancés de notre planète. Ce non-développement est dû, entre autres facteurs, à l'arriération des méthodes de production. En Malaisie, Indonésie, l'agriculteur produit environ une tonne de café ou de cacao marchand à l'hectare, et les nouvelles plantations fourniront, en 1990, deux tonnes à l'hectare. En Afrique, le cacaoculteur et le caféiculteur stagnent à 0,3 tonne/hectare depuis 20 ans. Pourquoi un tel écart de productivité? C'est que la recherche agronomique est efficacement utilisée par les producteurs asiatiques, alors qu'elle reste éloignée du paysan africain. En terme de revenu net, le rapport entre le producteur asiatique et africain est de 10 à 1... L'Afrique se plaint partout et tout le temps de «la détérioration des termes de l' échange». Certes, elle souffre de ce mal plus que tous les autres pays du tiers monde. Pour redresser ces termes en sa faveur, il est nécessaire que les Africains maîtrisent eux-mêmes les techniques de production et cessent d'être de simples fournisseurs de matières premières brutes. On ne peut imposer les lois du marché que pour les produits dont on maîtrise totalement l'élaboration. S'agissant de la Guinée, une révolution scientifique et technique peut rendre les Guinéens aptes à réaliser toutes la chaîne de pro194

duction, de traitement, de conditionnement et de commercialisation de nos produits. C'est vrai pour les produits agricoles et c'est urgent. C'est aussi vrai pour la bauxite, le minerai de fer, l'or, le diamant, etc. Si l'Afrique Noire accepte de s'engager dans la révolution scientifique et technique, il sera aisé de créer des instituts continentaux de recherche-développement et des usines communes pour plusieurs produits industriels (électrotechnique, verrerie, etc.). Le salut de l'Afrique, zone la moins développée du globe, réside donc dans une révolution scientifique et technique. C'est dans cette voie que doivent s'engager tous ceux qui sont attachés à cette partie du monde. Car, comme l'a dit U Thant, ancien secrétaire général de l'ONU: «L'essentiel n'est pas la production, mais plutôt la capacité de produire qui est inhérente à l'individu».

Pour une nation ouverte, libre et laborieuse Nous sommes à la croisée des chemins. Les Guinéens doivent choisir: — prendre conscience de la gravité de la situation, s'attaquer à leurs problèmes ou abandonner leur sort à une sombre fatalité; — devenir des producteurs de biens matériels et intellectuels ou tendre la main pour une aide qui existera de moins en moins ou sera «liée» par des conditions où l'intérêt national a peu à voir; — travailler dur ou sombrer dans la misère; -- renoncer aux solutions de facilité ou continuer de céder «aux joujoux et aux sucettes». Nous sommes à la croisée des siècles. Le XXbne cède la place au XXIème. Le génie inventif de l'homme a multiplié les outils et perfectionné les méthodes d'investigation pour vaincre l'espace, le temps, la maladie, la faim... L'ordinateur, l'informatique, le vaisseau spatial, la transplantation d'organes chez l'homme, la fécondation in vitro..., permettent aujourd'hui de réaliser une intégration mondiale des nations, d'imprimer un seul rythme à la marche du monde. Dans ce melting-pot, ce creuset, où l'avance des uns contraste avec le retard des autres, tout au moins dans le domaine scientifique et technique, où une information étourdissante et continue balaye le monde à la vitesse de la lumière, décrivant la détresse 195

des uns et les prouesses des autres, dans cet ensemble à la fois uniforme et divers, l'Afrique fait encore figure d'enfant arriéré, malade, malade d'un côté, riche de l'autre. Pour que ce continent soit à même de suivre le rythme du monde, il faut que ses habitants se décident à sortir des ténèbres, à entrer dans la lumière, à vivre un humanisme vrai et dynamique, où le savoir, le savoir-faire, la communication, sont la base de la vie quotidienne. C'est dans ce cadre et dans cet esprit que le peuple guinéen doit créer les conditions et consolider les moyens de son épanouissement, de son mieux-être. La première mesure à prendre est d'assurer une totale ouverture entre tous les Guinéens, où qu'ils soient, qui qu'ils soient. Cela consiste d'abord à garantir à chacun, à tous, une totale liberté d'expression. L'expression pouvant prendre toutes les formes, pourvu qu'elle respecte les droits de chacun. En faisant de la liberté d'expression un élément vivant de la vie quotidienne, les Guinéens vont réaliser l'ouverture des coeurs et des esprits. C'est là le premier pas vers la communion entre tous les éléments de la société, la base de l'unité nationale dans la diversité des individus et des groupes. Permettre à l'autre de s'exprimer, être prêt et savoir l'écouter, comprendre les sentiments — bons ou mauvais — de l'autre, c'est manifester un amour, un altruisme hautement constructifs. Car, dès qu'on commence à se comprendre, les préjugés et la haine disparaissent et font place à une atmosphère sereine. Par ailleurs, l'expression écrite, orale, filmée, sonore ou autre, représente la première forme de transmission de la connaissance. Pour cette raison aussi, nous devons la cultiver, l'entretenir avec soin, pour mieux rapprocher les hommes de ce pays. Les outils de l'expression sont multiples. Utilisons-les au maximum de nos moyens. Livres, journaux, radio, télévision, correspondance, etc., doivent être à la disposition de tous ceux qui veulent s'exprimer, entendre, se faire entendre. La Guinée doit sortir de l'improvisation et des slogans stéréotypés que le régime pseudo-révolutionnaire du PDG lui a imposés pendant longtemps. Pour rapprocher les Guinéens entre eux, il faut créer des structures de concertation, de conception et de décision à divers niveaux. L'ouverture passe aussi par l'affirmation des idées politiques pouvant favoriser une évolution harmonieuse du pays. La question 196

qui est de savoir si la Guinée, actuellement sans partis politiques, doit rester un Etat sans partis politiques ou devenir un Etat abritant un ou plusieurs partis politiques, demeure posée à tous les Guinéens. Elle doit être librement débattue en tenant compte des problèmes que nous avons à résoudre. Quel que soit l'avenir des partis politiques en Guinée, la liberté d'association doit être garantie à tous les citoyens. Les associations socio-culturelles et professionnelles en particulier doivent être multipliées et encouragées pour dynamiser la nécessaire révolution scientifique, technique et industrielle que l'Afrique doit réaliser. L'ouverture de la Guinée exige par ailleurs que les différentes régions du pays soient désenclavées et reliées par des axes routiers, ferroviaires et aériens assurant un mouvement rapide et sûr des personnes et des biens. Ainsi, le chemin de fer et la route Conakry-Kankan, axe central du pays, doivent être remis en excellent état, soigneusement et régulièrement entretenus. De même, l'axe Koundara-Mamou-NZérékoré, reliant une zone arachidière à une zone forestière fertile à travers la zone des agrumes, et l'axe côtier Benty-Boké doivent permettre une ouverture physique des régions guinéennes entre elles. Les capitales provinciales: Kindia, Labé, Kankan, NZérékoré, doivent devenir des pôles de développement économique et socioculturel. Ces villes doivent être aménagées de manière à équilibrer les activités agricoles, industrielles, commerciales, culturelles et touristiques. Une réelle ouverture nécessite aussi une coopération étroite avec les six pays voisins: Côte d'Ivoire, Libéria, Sierra Leone, GuinéeBissau, Sénégal, Mali. Pour que cette coopération ne se réduise pas à de simples rencontres protocolaires, les Guinéens doivent établir de solides dossiers et avancer des propositions concrètes sur le développement de l'Afrique de l'Ouest. Soulignons une fois de plus que sans un consensus national, sans une profonde unité morale et politique, sans une ferme volonté de faire aboutir leurs propositions, les Guinéens ne pourront pas coopérer efficacement et réellement avec les six pays voisins. Un préjugé défavorable existe dans les milieux politiques de ces pays, qui fait qu'on écoute les Guinéens sans les prendre au sérieux. Une politique d'ouverture est celle qui crée et maintient un débat permanent au sein de la société guinéenne. La libre expression des idées, des sentiments éprouvés devant les événements, la cri197

tique publique des actions et des comportements des dirigeants, la dénonciation des abus, doivent être des manifestations naturelles et libres. Nous devons libérer totalement la parole pour sortir le Guinéen de son maquis. Il vaut mieux pour les Guinéens faire parler les murs, que s'enfermer dans un mur de silence. Le débat doit permettre de lever les contradictions qui divisent les Guinéens et donner lieu à des publications fécondes sur tous les sujets intéressant la vie du pays. La littérature guinéenne est actuellement l'une des plus pauvres d'Afrique et pour cause. La transparence dans les actions des uns et des autres au sein de notre société doit devenir une pratique quotidienne dans les milieux politiques, économiques, administratifs, sociaux. La liberté d'expression est le premier contre-pouvoir dont dispose le citoyen. Et un pouvoir sans contre-pouvoir est comme une maison où on entre sans pouvoir en sortir. Le débat démocratique doit s'instaurer en Guinée, et permettre à chacun de défendre sa vérité morale et matérielle. Le choc des arguments conduit à une synthèse, à un consensus par lequel la minorité doit suivre la majorité en gardant toute sa liberté. La démocratie n'existe pas en Guinée, et nombre de Guinéens y aspirent. En s'ouvrant sur elle-même physiquement et socialement, la Guinée pourra s'engager efficacement dans la construction nationale. L'Etat guinéen doit d'abord se doter d'une Fonction publique saine, responsable, compétente, au service exclusif de l'unité nationale et du développement. Les quelque 70000 agents actuels doivent être des techniciens honnêtes, humbles et accueillants. Un code de la fonction publique doit permettre de mettre chacun à sa place et de sanctionner avec vigueur et rigueur toute faute préjudiciable à l'intérêt du pays. Cinq services fondamentaux doivent être minutieusement structurés, correctement équipés, confiés à des Guinéens hautement qualifiés, sous serment, expérimentés et étroitement contrôlés: --- la Banque Centrale; -- le Trésor Public; -- le Service des Douanes; — les Postes et Télécommunications; l'Energie Electrique. Rien ne fonctionnera correctement dans le pays si ces cinq services sont boiteux et abandonnés aux corrupteurs et aux corrompus. L'Etat guinéen sera fort s'il réussit un bon fonctionnement de 198

ces organismes, qui doivent dynamiser le reste de la fonction publique et impulser des actions nationales de développement. L'enseignement en Guinée doit être profondément repensé. Nous devons inventer, à l'usage du Guinéen, de nouvelles techniques d'éducation socio-culturelle et professionnelle. Pour entrer et nous implanter dans le monde du savoir et de la technique, il nous fait agir sur le comportement, l'esprit et la sensibilité des paysans. Depuis des millénaires, ces hommes sont fermés sur euxmêmes, dominés par le fatalisme et l'irrationnel. La revalorisation du travail manuel et agricole reste un impératif. C'est en tenant compte des besoins minimaux des plus pauvres (les paysans) que nous pourrons éliminer progressivement malnutrition, maladies, analphabétisme, inactivité et inégalités. En se fixant pour objectif principal l'emploi, c'est-à-dire l'affectation de chaque personne en âge de travailler à une occupation précise, socialement utile, les Guinéens pourront accroître simultanément la production et la distribution en répartissant l'effort technique et fmancier sur plusieurs secteurs de l'économie et non sur un seul. Les institutions guinéennes doivent, comme les Guinéens, se tourner vers le monde rural, se rapprocher des plus démunis et donner à chaque Guinéen une égale chance et une réelle possibilité de vivre mieux. La Constitution et toutes les institutions guinéennes doivent permettre aux hommes de ce pays d'évoluer vers une réelle démocratie économique et sociale. Il faut pour cela se battre quotidiennement au niveau de l'individu, de l'entreprise et des organisations politiques et sociales, pour que la Guinée soit régie par des lois écrites et votées et pour que ces lois ne restent pas des lettres mortes et des idées pieuses. Prenons donc la ferme décision de mettre fm à notre état d'arriérés, de sous-développés. Nous pouvons remonter la pente en travaillant dur, en activant mieux nos sens, nos muscles et notre intelligence, en mettant en avant le dynamisme créateur, la compétence professionnelle, l'honnêteté et la solidarité.

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POSTFACE L'homme est loin de la sainteté, cependant, la personnalité humaine doit être sacrée en lui. Dans la création, on peut traiter comme simple moyen tout ce qu'on veut, sauf l'homme. Emmanuel Kant (1724-1804)

Dans notre société, l'homme fait constamment le mal en honorant le bien. Cette dualité bien/mal est la source des contradictions sociales, des inégalités, des conflits, mais aussi des règles de bonne conduite. Les Droits de l'Homme, comme les doctrines morales et religieuses, se donnent pour objectif de mettre l'homme, être essentiellement social, dans la voie du bien universel, de l'utile et de l'agréable, en utilisant les moyens que l'esprit, le coeur, les sens et les diverses facultés humaines peuvent mettre en action. Tout homme, tout groupe humain, toute entreprise humaine, tout Etat, doit être jugé sur ses mérites et démérites propres. Jugé par son entourage, par son environnement, par tous ceux qui interagissent avec lui, de près ou de loin. Ce jugement se manifeste par le droit de critiquer, de dénoncer, de combattre tout ce que nous estimons opposé au bien universel. La connaissance et la défense des Droits de l'Homme doivent permettre à la société guinéenne de réduire ses clivages, ses inégalités, ses incohérences, ses différenciations ethniques, ses faiblesses économiques. Le développement harmonieux du pays passe par le respect des droits de chacun et de tous, dans tous les domaines de la vie quotidienne. Lisons donc attentivement la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (qui suit en annexe) adoptée le 10 décembre 1948 par l'Assemblée Générale des Nations-Unies. Faisons-en notre guide moral et social dans nos relations. Communiquons son contenu à 200

tous les Guinéens de tous âges, de toutes conditions. Nous n'en agirons que mieux.

Que chaque Guinéen et Guinéenne lisent ou se fassent lire le texte ci-après. Si le maximum d'entre nous saisissent et épousent le contenu de cette Déclaration, nos rapports sociaux deviendront plus harmonieux et plus constructifs...

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ANNEXE

DÉCLARATION UNIVERSELLE des DROITS DE L'HOMME

LE 10 DÉCEMBRE 1948. l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté et proclamé la Déclaration universelle des droits de l'homme dont nous publions le texte. Après cet acte historique, l'Assemblée générale a recommandé aux Etats Membres de ne négliger aucun des moyens en leur pouvoir pour publier solennellement le texte de la Déclaration et «pour faire en sorte qu'il soit distribué, affiché, lu et commenté principalement dans les écoles et autres établissements d'enseignement, sans distinction fondée sur le statut politique des pays ou des territoires ».

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Considérant que les Etats Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l'Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Considérant qu'une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement. proclame L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE la présente Déclaration universelle des droits de l'homme comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'applications universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. Article premier

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits, Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Article 2

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. "De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays DU du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté. Article 3

Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. Article 4 Nul ne sera tenu esclavage ni en servitude : l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. Article 5

Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Article 6

Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique. Article 7

Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.

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Article 8 Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi. Article 9 Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé. Article 10 Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Article 11 (1) Toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. (2) Nul ne sera condamné pour des raisons ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pâs un acte délictueux d'après le droit national ou international. De même il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'acte délictueux a été commis. Article 12 Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa fainille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne à di -oit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. Article 13 (1) Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. (2) Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Article 14 (1) Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays. (2) Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Article 15 (1) Tout individu a droit à une nationalité. (2) Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité. Article 16 (I) A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se

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marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. (2) Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux. (3) La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État. Article 17

(1) Toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité, a droit à la propriété. (2) Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. Article 18

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites. Article 19

Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. Article 20

(I) Toute personne a droit à la liberté de réunion et d'association paCifiques. (2) Nul ne peut être obligé de faire partie d'une association. Article 21

(1) Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédaire de représentants librement choisis. (2) Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques de son pays. (3) La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant fine procédure équivalente assurant la liberté du vote. Article 22

Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays. Article 23 (1) Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail,

à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.

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(2) Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. (3) Quiconque travaille a droit à une rémimération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. (4) Toute personne a le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. Article 24

Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques. Article 25

(1) Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. (2) La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu'ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale. Article 26

(1) Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignement élémentaire et fondamental. L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé : l'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. (2) L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. (3) Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants. Article 27

(1) Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. (2) Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur. Article 28

Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.

206

Article 29

(1) L'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible. (2) Dans l'exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n'est soumis qu'aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. (3) Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s'exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies. Article 30

Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés.

207

TABLE Avant-propos

9

Introduction

13

Quelques chiffres: Guinée 1985

19

PREMIÈRE PARTIE LES ANNÉES DE RAVAGE (1958-1984)

Chapitre I: A l'assaut du pouvoir (1950-1958)

25

Chapitre II: Chronique des années terribles (1959-1978)

45

Chapitre III: Prisonniers politiques dans l'enfer du Camp Boiro (1979-1984)

95

Chapitre IV: Résistance et opposition en Guinée et ailleurs

141

DEUXIÈME PARTIE BILAN ET PROPOSITIONS

Chapitre V: Un lourd héritage (1958-1984)

161

Chapitre VI: Sortir du ghetto

175

Postface Annexe: Déclaration Universelle des Droits de l'Homme

201 203

ACHEVE D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE SZIKRA. 90200 GIROMAGNY EN DECEMBRE 1990