Christianisme: héritage et destins 2253943185, 9782253943181

Cet ouvrage rassemble les interventions des participants du colloque qui se tint il y a peu, à la Sorbonne, sur l'a

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French Pages [418] Year 2002

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Christianisme: héritage et destins
 2253943185, 9782253943181

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CHRISTIANISME

HÉRITAGES ET DESTINS

Collection dirigée par Jean-Pau/ Entlwven

OUVRAGE COLLECTIF

SOUS LA DIRECTION DE CYRILLE MICHON

Christianisme : héritages et destins

LE LIVRE DE POCHE

Cyrille Michon est maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) et membre de l'Institut universitaire de France.

© Librairie Générale Française, 2002.

SOMMAIRE

Introduction : L'agonie du christianisme? (O. Boulnois et C. Michon) ......................... :........

À l'ombre des Lumières (G. Steiner) ..................

La chronologie chrétienne, un temps dans le temps? (H. Maier) ............................................... Mémoire et responsabilité (A. Finkielkraut)

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Les raisons que la raison ne connaît pas (G. Vattimo) ......................................................... 97 La raison formelle de l'infini (J.-L. Marion) ...... 109

Alter ego : remarques sur les figures contemporaines de l'identité (A. Renaut) ........................... 133 Les anti-Lumières immanentes (Ch. Taylor) ....... 155

Des madones aux nus : une représentation de la beauté féminine (J. �steva) ............................... 185 Quelle musique sacrée pour l'an 2000 ? (P. Brunel) ... :...................................... .................. 225 L'art et le christianisme (A. Besançon) ............... 249

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La vérité comme multiplicité : l'expérience de l'histoire (K. Flasch) ............................................ 277 La vérité selon le christianisme (M. Henry) ....... 293 Vérité du christianisme? (Card. J. Ratzinger) .... 303 2000 et le mythe d'une ère post-chrétienne (R. Girard) ............................................................ 325 Les conditions d'un avenir (R. Brague) .............. 337 L'avenir du christianisme (J. Baechler) ............... 353

Pour une nouvelle identité chrétienne (É. Fuchs) 377 « J'ai dit : vous êtes des dieux» (M. Balmary) ..... 393 Table des illustrations

.......................................... 415

LE COLLECTIF Jean BAECHLER est professeur de sociologie à l'uni­ versité de Paris-Sorbonne (Paris-IV), membre de l'Ins­ titut. Marie BALMARY est psychanalyste et écrivain.

Alain BESANÇON est ancien directeur de recherches à l'École des hautes études en sdences sociales, membre de l'Institut.

Olivier BoULNOIS est directeur de recherches à l'École pratique des hautes études (EPHE yc Section).

. Rémi BRAGUE est professeur de philosophie arabe à l'université de Panthéon-Sorbonne (Paris-!).

Pierre BRUNEL est professeur de littérature française à l'université de Paris-Sorbonne (Paris-IV).

Alain FINKIELKRAUT est philosophe et écrivain, pro­ fesseur à l'École polytechnique.

Kurt FLASCH est professeur émérite d'histoire de la philosophie médiévale à l'université de Bochum.

Éric FucHs est pasteur, professeur de théologie à l'université de Genève.

René GIRARD est professeur émérite de littérature française à l'université Johns Hopkins.

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Michel HENRY est philosophe, professeur émérite à l'université de Montpellier.

Julia KRISTEVA est écrivain, psychanalyste et profes­ seur de littérature à l'université de Paris-VIII. Hans MAIER est professeur de sciences politiques à l'université de Munich, directeur du Romano-Guar­ dini-Lehrstuhls für christlische Weltanschauung, Reli­ gions-und Kulturtheorie. Jean-Luc MARION est professeur de métaphysique à l'université de Paris-Sorbonne (Paris-IV), et à l'univer­ sité de Chicago.

Le cardinal Joseph RATZINGER est préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Alain RENAUT est professeur de philosophie morale et politique à l'université de Paris-Sorbonne (Paris-IV).

George STEINER est professeur de littérature à l'uni­ versité de Cambridge et à l'université de Genève.

Charles TAYLOR est philosophe, professeur émérite à l'université de Montréal.

Gianni VATTIMO est professeur de philosophie à l'université de Turin, et député européen.

Les contributions du présent ouvrage sont le fruit du colloque « 2000 ans après quoi? », organisé par Cyrille Michon, Olivier Boulnois, Rémi Brague, Pierre Manent et Pierre Bouretz. Ils remercient ceux qui les avaient aidés pour sa présentation et son animation : Jean Baubérot, Monique Canto-Sperber, Marc Fuma­ roli et Georges Molinié. Ils remercient également les institutions qui ont permis son organisation matérielle : l'université de Paris-Sorbonne, l'Institut universitaire de France,le Rectorat de Paris et l'entreprise Scolarest.

L'AGONIE DU CHRISTIANISME? par Olivier Boulnois et Cyrille Michon

Le christianisme va-t-il mourir? La question mérite­ t-elle seulement d'être posée? N'est-il pas déjà mort avec l'avènement des temps modernes ? Mort de Dieu, proclamée par Nietzsche, dans l'ordre de la pensée, mort du christianisme, dans l'ordre sociologique : tel semble être le destin, programmé par la même logique inexorable, d'une figure de l'humanité qui a professé elle-même la première de ces morts - la modernité. Un consensus sur l'analyse intellectuelle du phéno­ mène chrétien semble aujourd'hui acquis. Dire que le christianisme est mort ou sur le point de l'être, ce serait simplement passer d'une vérité intellectuelle à sa réali­ sation dans l'histoire. Une vérité qui s'approche à pas de colombe, encore cachée du plus grand nombre, mais dont la signification ne peut manquer d'apparaître pro­ gressivement. Sans nul doute, il y a encore, de par le monde, des adeptes de la doctrine du Christ, et les diverses églises chrétiennes comptent plus de fidèles qu'aucune époque antérieure. Mais, si la tête est atteinte, le reste du corps suivra, ou, de • toute façon, ne compte gu ère plus que la survie (artificielle) d'un organisme dont on a décelé la mort cérébrale. Avec les Lumières des temps modernes, le jour s'est progressi­ vement levé, qui a révélé la vacuité du ciel, et le retrait de Dieu que tout un chacun peut constater dans la réa-

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lité de nos démocraties occidentales. Cette nouvelle ère marque la fin du « théologico-politique». L'individua­ lisme moderne, qui peut encore s'accommoder, dans les consciences individuelles, d'une adhésion de foi à l'ancienne (mais est-ce vraiment la même?), a produit une société sécularisée, voire athée, dans ses principes, et qui ne cesse de l'être chaque jour davantage dans ses règles et son fonctionnement. • Il faut aussitôt remarquer que cette sécularisation est elle-même le plus pur produit du christianisme. L'uni­ versalisme de la prédication du Christ, tel que Paul de Tarse l'a enseigné et répandu au-delà des limites d'Is­ raël, apparaît bien comme le foyer de la modernité en même temps que le fossoyeur de la religion - y compris de celle qu'il a instituée depuis vingt siècles. Cet universalisme est celui d'une Révélation adressée à tous les hommes, sans exception, source d'une entre­ prise missionnaire sans précédent. C'est aussi la pro­ clamation d'une identique dignité de tous, d'une égalité fondamentale entre les « enfants de Dieu », pourvus de la même liberté et associés par la même fraternité. Dieu ne fait pas acception des personnes « il n'y a plus ni juif, ni païen, ni esclave, ni homme libre...» Enfin, commence à se faire jour l'autonomie de l'individu, dont plusieurs éléments appartiennent à l'Ancienne Alliance, mais que le Nouveau Testament radicalise : l'appel à la conscience pour juger de ses propres actes, et plus profondément des intentions du cœur; la présentation d'un Dieu incarné, qui élève l'humanité à une hauteur jamais rêvée, et la dit capable de comprendre les desseins de Dieu (voire de connaître dans le Christ ce qu'il est) ; la séparation proclamée et programmée des ordres temporel et spirituel (« rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu»). Si l'histoire nous montre des formes de chris­ tianisme bien éloignées de cette prédication, il n'en demeure pas moins qu'il semble avoir finalement ter-

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miné sa « période d'incubation», et peu à peu accom­ pli son essence. Le paradoxe est que cet accomplissement, la victoire du message originel sur ses réceptions abusives ou déformantes, serait la dissolution du christianisme lui­ même. Celui-ci se présente alors moins comme le som­ met de l'aventure religieuse de l'humanité (ce qu'il croit être) que comme la fin du parcours de la religion (ce qu'il est effectivement). Pour reprendre une for­ mule devenue fameuse, il aura été la « religion de la sortie de la religion 1 ». Car une étape restait à franchir dans le parcours qui conduit jusqu'à nous. L'universa­ lisme chrétien maintenait encore, sur de nombreux plans, une scissio,n 2 : celle des croyants et des non­ croyants, ou de l'Eglise et du reste de l'humanité, celle de la nature et de la grâce, de notre monde et de l'autre, et finalement de l'homme et de Dieu, que le dogme de l'Incarnation (deux natures réunies sans confusion en une seule personne 3), loin de l'éliminer, avait portée à son paroxysme. L'éloignement absolu de Dieu, du Dieu caché, qu'a professé le christianisme, justement en donnant à voir et à entendre le Fils incarné venu révéler le Père, a pu finalement aboutir à l'élimination de Dieu, de l'au-delà, de la grâce, et de l'ultime divi­ sion entre les hommes. Il ne manquait qu'une chiquenaude à la physique théiste du XVIIe siècle (lois de la nature découlant de la sagesse de Dieu, espace et temps conçus comme abso­ lus, etc.) pour qu'elle élimine Dieu du système et devienne représentation et science d'une nature auto­ nome, ou soumise aux seules lois de l'entendement humain. Et c'est un même renversement qui a permis de soustraire la société des hommes à une Providence 1. Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Une histoire . politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985. 2. Voir plus loin les remarques d'A. Renaut p. 133. 3. Selon la formule du concile de Chalcédoine au vc siècle.

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devenue omniprésente, mais également progressive­ ment déréalisée ou sécularisée (devenue ruse de la rai­ son, « main invisible» ou loi du marché). L'Église elle-même, qui avait inventé le suffrage démocratique au sein des ordres religieux, pouvait-elle maintenir un principe d'autorité au sein d'une société qui ne recon­ naîtrait bientôt plus que l'issue des urnes ou de la discus­ sion rationnelle pour conclusion valable et provisoire de ses débats théoriques et pratiques? Selon cette analyse, le christianisme doit se dissoudre dans ce mouvement irrésistible, et s'il ne s'y conforme pas, il apparaît comme une figure révolue de l'esprit à conserver dans le formol de la mémoire, ou sous les noms hygiéniques, pluralistes et polis, de « valeur» et de « culture». La référence à une vérité venue d'ailleurs, et tenant le dernier mot sur le salut du monde et sur la vie des hommes apparaît dépassée. C'est ainsi que le chris­ tianisme, sans le savoir, et comme on le dit parfois à pro­ pos de l'Église catholique, serait entré dans une· ambiance de fin de règne. S'il a vraisemblablement encore de longs jours devant lui, et s'il est encore fort répandu de par le monde, ce n'est plus là (et depuis long­ temps déjà) que se décide le sort des hommes. Son emprise sur les individus qui se reconnaissent encore en lui ne cesse de diminuer, voire est réduite à la portion congrue, tant est forte l'autre emprise, celle des « va­ leurs» des sociétés modernes. La religion de demain sera-t-elle une religion sans église et sans prêtre, selon le mot qu'on prête à Witt­ genstein? Pourra-t-on parler encore de religion? Certes, la fin du théologico-politique, celle de la reli­ gion ou du religieux comme principe de l'organisation sociale, n'exclut pas la foi, le cortège de crainte et de tremblement, de joie d'être et de douleur d'exister qui constitue la religion entendue comme « ce que fait cha­ cun de sa solitude» (Rorty). Mais un tel souci n'est pas intrinsèquement lié à un Dieu vivant, et l'on voit

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souvent dans le succès contemporain des spiritualités orientales (sans divinité) le signe de ce détachement entre foi et dogme, voire entre religiosité et Dieu 1• La quête de sens devenue plus vive, et confinant à l'an­ goisse chez les Modernes, est également une quête reli­ gieuse, en ceci qu'elle est quête d'un lien, de soi à plus grand (plus beau, plus aimable) que soi. Si la religion qui relie (suivant l'étymologie religio-religare) répond à un besoin constitutif de l'espèce humaine (tandis que la religion doctrinale et cultuelle serait un avatar histo­ rique), c'est peut-être le lien entre les hommes qu'elle contribue désomais à instituer. Là encore, le christianisme, religion de l'Incarna­ tion, du Dieu-homme, et religion de l'amour comme principe suprême, aurait, dans sa dissolution, donné les fondements de la vision et de l'organisation modernes du monde et des hommes. Au-delà de l'idéologie des droits de l'homme, qui a pu servir d'idéal religieux, et qui le peut encore, de manière sporadique, quand il s'agit de se battre pour les défendre, nous éprouvons le besoin d'une transcendance, mais d'une transcen­ dance qui ne saurait se manifester d'en haut : il nous faut une « transcendance dans l'immanence». Ce que la phénoménologie a pensé de l'ouverture de la conscience au monde, il faut l'appliquer à la question du « sens de la vie» - à trouver désormais ici-bas, s'il est à trouver, et qu'on peut même renoncer à chercher. Religion de l'homme divinisé, ou, devant l'inaccep­ table prétention de notre finitude à l'absolu, religion de l'humanité comme idéal, porté par l'amour d'amitié qui dépasse les simples procédures démocratiques et touche les cœurs des individus, des familles et des communautés diverses : telle serait la réponse aux aspi­ rations les plus profondes de l'homme contemporain. 1. Le rien, le vide recherché dans ces expériences toujours dites «religieuses» aurait d'ailleurs ses antécédents au sein même de la tradition chrétienne, avec la naissance de la dévotion intime d'Eck­ hart à Jean de la Croix puis Thérèse de Lisieux.

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Voilà retracée, à très gros traits, la vulgate. On en rectifie certains éléments, on fait varier les accents, mais, dans l'ensemble, elle paraît incontestable. Le fait est là, l'histoire a tranché, et il ne s'agit que de la comprendre. Même les chrétiens, bon gré, mal gré, se résolvent à cette conclusion 1• Mais, quitte à se limiter à la compréhension de l'his­ toire, on pourrait néanmoins s'interroger sur la nature et les critères du diagnostic. Qui est le plus lucide : celui qui reprend l'analyse des Lumières, constatant seulement que les perspectives sont devenues réalité, ou celui qui prend acte de leur échec à prévoir les cala­ mités de ce siècle 2 ? Ici, il est vain d'invoquer les faits qui résistent à la théorie. Par exemple, l'écroulement du communisme. Ce fait ne suffit absolument pas, à lui seul, à renverser un jugement portant sur la (très) longue durée. (Ainsi, la catholique Pologne a-t-elle rapidement adhéré aux valeurs des démocraties sécula­ risées 3.) Ou encore, la diffusion galopante du pentecô­ tisme, dans les pays du tiers-monde notamment. (Il suffira de l'assimiler, sous le nom de fondamentalisme, aux différentes formes d'intégrisme des religions tradi­ tionnelles, donc à des réactions contre l'esprit du temps vouées à l'échec.) La vulgate ne s'écroule pas d'un 1. Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution; III, 2 (éd. des

OC, t. II, p. 207) : «Ceux qui niaient le christianisme élevant la

voix et ceux qui y croyaient encore faisant silence, il arriva ce qui s'est vu si souvent depuis panni nous, non seulement en fait de religion mais en toute autre matière. Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent d'être les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus l'isolement que l'erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui n'était encore que le sentiment d'une partie de la nation parut ainsi l'opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de ceux qui lui donnaient cette fausse apparence. » 2. Voir la contribution de G. Steiner p. 29. 3. Comme le prévoyait Gauchet au début de l'ouvrage cité, quelques années avant la chute du régime.

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coup. D'abord, parce qu'elle éclaire des faits que nul ne songe à contester. Ensuite, parce que les autres faits, qui ne seraient pas aussi bien fondés, ou ne seraient pas évidents pour tous, sont résorbés par la théorie qui se raffine et se dote d'épicycles explicatifs pour se pré­ munir contre les objections·. Reste qu'un doute peut être émis, qui appelle ces explications. Plus généralement le doute porte sur ce qu'il convient de prendre en compte pour juger de la vivacité, voire de la vie même, puisqu'il est question de vie ou de mort, d'une religion ou d'un phénomène spirituel. Est-ce une question de capacité à s'adapter aux temps nouveaux ou, au contraire, une question de fidélité à son sens originaire? L'esprit critique se doit d'évaluer toute idée reçue, et c'en est une, aujourd'hui, que celle de la mort du christianisme, vaincu par sa victoire, par la démocratie, les droits de l'homme, et le rationalisme moderne. Or, si notre « vulgate» condense et simplifie une analyse que l'on trouvera chez les socio­ logues philosophes (Max Weber, Marcel Gauchet) comme chez les théologiens (Ernst Troeltsch, Gogarten), cette interprétation politique de la religion doit son noyau conceptuel à la pensée de Hegel. Arrêtons-nous un instant sur cette matrice commune. Selon Hegel, la logique et l'être doivent s'accomplir en Dieu, rationalité absolue et être suprême des philo­ sophes, selon une structure que Heidegger nommera plus tard onto-théo-logique 1 . Si Dieu se manifeste tota­ lement identique à lui-même (sans reste) dans le savoir absolu de l'absolu, il se manifeste pour nous comme Esprit dans l'histoire. Ainsi, la nécessité de la logique, la nature et l'histoire sont les instruments de la révéla­ tion de l'Esprit, qui s'accomplit dans l'État moderne. Dans ce système, la re�igion constitue la base de la moralité sociale et de l'Etat. « Le contenu en soi de la 1 . La « Phénoménologie de /'Esprit » de Hegel, Gesamtaus­ gabe, 30/3 1 , § 10, p. 141 ; trad. fr. E. Martineau, 198S, p. 157.

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religion est l'Esprit absolu 1 » (la liberté rationnelle et politique) - présenté encore comme une représenta­ tion abstraite dans la religion. Prétendre que Dieu est une chose extérieure à l'adoration religieuse, qu'il se réalise par autre chose que par la communion sociale, c'est pour la religion maintenir son point de vue sub­ jectif, et en rester à un stade insuffisant de son propre accomplissement. Bref, la religion a pour destin de se dissoudre dans la société moderne. La révélation doit s'épuiser dans la rationalité : la religion révélée s'iden­ tifie à la religion manifeste, parce que « la nature divine est identique [dasselbe] à la nature humaine », et que « cette unité .même est ce qu'il faut considé­ rer 2 ». Le divin se révèle comme identique à l'humain parce qu'il était au commencement acte de pensée (représentation). L'appellation d'Esprit (Geist) révèle cette vérité dissimulée : le concept de Dieu n'est rien d'autre qu'une pensée des hommes - il est esprit comme objet de pensée parce qu'il est subjectivement de même nature que notre pensée. Dieu doit se dis­ soudre en l'homme comme l'homme s'est projeté en Dieu. L'Esprit de Dieu se confond avec !'Esprit du monde. Or, de nombreuses analyses de la société contempo­ raine se caractérisent par la réduction du christianisme à son message moral ou à sa dimension politique. Elles ont en commun de s'attacher aux valeurs du christia­ nisme sans directement aborder la question de son sens. On a rappelé la reconnaissance de dette des Modernes à l'égard de la tradition chrétienne, recon­ naissance limitée puisque ce qui fut le vecteur de l'uni­ versalisme moral aurait fini par être l'un de ses principaux obstacles, depuis l'éveil de la conscience 1 . Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, § 552 (trad. J. Gibelin, Paris, 1978, p. 295). 2. Phénoménologie de / 'Esprit (éd. Hoffineister, Phiinomenolo­ gie des Geistes, p. 529, trad. fr. Hyppolite corrigée, Il, p. 167).

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démocratique et autonome. On dégage même souvent l'enseignement du Christ, ce « saint de l'Évangile >> dont Kant dit qu'il est comme un idéal de la soumis­ sion parfaite à la loi morale, de la prédication doctri­ nale et doctrinaire de Paul. Le Christ prêcherait, sous couvert de référence au Père, une véritable autonomie des consciences et le seul amour comme principe absolu de la conduite (« aime et fais ce que tu veux » d'Augustin). Paul réintroduirait l'hétéronomie de la soumissiop à la loi et à la hiérarchie de l'Église nais­ sante. L'Eglise figurerait ainsi la dernière institution religieuse et la dernière forme de la religion avant que le sens de la doctrine chrétienne soit entièrement repris par l'idéologie démocratique 1 • Quoi qu'il en soit, l'accent mis sur la nature morale de la prédication évangélique va de pair avec une lec­ ture des textes limitée au sens que les éxégètes quali­ fient également de « moral ». Les faits comptent peu, ou plutôt doivent être réinterprétés. La « fable » de la résurrection est le symbole de la victoire « morale » de la vie selon l'esprit et l'amour, malgré des apparences contraires. Jésus est bien « cet homme admirable » dont parlait Renan, et il ne faut pas voir, dans le titre de « Fils de Dieu » qu'il se donne, la revendication d'un statut proprement inhumain parce que divin. Une lecture positive reste prisonnière d'une forme de super­ stition idolâtre, dont le Christ lui-même a voulu déli­ vrer ses disciples. Depuis les lectures démythifiantes de Reimarus au xvnc siècle,jusqu'à celles d'E. Drewer­ mann, cette interprétation morale de l'Évangile a eu ses combats, ses heures de gloire et ses échecs. Elle va de pair avec l'idée que l'attitude religieuse est indépen1. Tocqueville rejette la conception politique de la religion, et défend même l'idée que c'est seulement en tant qu'« institution politique» que le christianisme a pu être attaqué par la Révolution et tenu pour ennemi de la démocratie, et non comme doctrine reli­ gieuse. Voir L 'Ancien Régime et la Révolution, l, 2.

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dante du lien à une doctrine particulière, mais consiste fondamentalement en une manière de voir le monde. Elle argue du « primat de la charité», pour soutenir, par exemple, que la nouveauté chrétienne, lente à se faire jour, aura été de détrôner la vérité de son piédestal pour la soumettre à l'amour, ou de penser la vérité comme amitié et non plus comme adéquation et • raison. Dans cette harmonieuse synthèse, la divinisation de l'humain a pour corrélat l'humanisation du divin. Il faut partir d'une problématique humaniste, c'est-à-dire croire en un homme qui serait Dieu pour que notre vie ait un sens, mais qui ne serait ni admis par soumission à un sens préconstitué, à des autorités préalables, ni démontré philosophiquement. Disons-le en un mot, déjà très kantien : Dieu serait une valeur. Je dois choi­ sir librement de croire en elle, sans qu'elle s'impose à moi. « Le mouvement va désormais de l'homme à Dieu, et non plus à l'inverse. C'est l'autonomie qui doit conduire à !'hétéronomie, non cette dernière qui vient, en s'imposant à l'individu, contredire la premiè­ re 1 • » C'est dans l'immanence que l'homme moderne se représente des valeurs transcendantes et consent à s'y sacrifier. Cette représentation de l'absolu conduit tout droit à son évanescence. Comme le disait Nietzsche : « Ils ont créé leur Dieu à partir du néant : quoi d'étonnant s'il leur est maintenant devenu néant 2? » Autrement dit : la métaphysique de la sécularisation (l'absorption du christianisme dans l'histoire) a sa vérité conceptuelle dans la doctrine de la mort de Dieu : « Nous l'avons tué, vous et moi. C'est nous, nous tous qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer 3 ?» Bref, la 1. Luc Ferry, L 'Homme-Dieu, Paris, 1996, p. 62. 2. Dithyrambes de Dionysos, automne 88, p. 194. 3. Le Gai savoir, § 125 (trad. fr. par A. Vialatte, Paris, 1950, p. 170).

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construction d'un Dieu moral et la projection d'un être suprême par l'homme ont pour conséquence la dispari­ tion de Dieu dans son extériorité, sa résorption dans la communauté humaine qui l'a produit. « Non d'avoir brisé l'idole, mais d'avoir brisé l'idolâtre en toi, c'est cela qui fut ton courage 1 •» Cessons de projeter dans un au-delà des valeurs ou un être que nous avons nous­ mêmes forgés. Mais si le Dieu du christianisme était d'une tout autre nature que l' Absolu hégélien et l'idole nietzschéenne? S'il n'était pas simplement un système de valeurs? S'il n'était pas (ou pas seulement) politique? Si la trans­ cendance qu'il entend manifester ne se résorbait pas dans l'immanence? Il se pourrait alors que la « sécula­ risation» soit simplement l'échéance de la mort de Dieu dans l'histoire - c'est-à-dire l'achèvement final des virtualités ouvertes par les temps modernes (réduc­ tion de Dieu à un concept rationnel, puis à une valeur morale, et enfin dissolution dans l'histoire, l'économie libérale et l'État). Mais si l'on décidait de considérer le christianisme tel qu'il se donne - au sens qu'il pré­ tend avoir - sans le réduire d'avance à nos construc­ tions rationnelles? Si on le dépouillait de tous les oripeaux, métaphysiques, moraux et politiques, dont l'histoire l'a chargé? Peut-être alors pourrions-nous saisir, sinon sa vérité (elle n'est accessible, éventuelle­ ment, qu'au croyant qui la confesse), mais au moins sa signification. La question du sens est, en effet, préalable à celle de la vérité, et l'interrogation sur le sens du christia­ nisme doit commencer par mettre en cause la version spéculative qu'en a donné la modernité et qui a permis d'y voir une figure de l'esprit, désormais dépassée. Une réflexion sur le sens du christianisme ne peut, en particulier, pas faire l'économie de sa dimension tra­ gique inouïe, telle que Kierkegaard l'a esquissée. 1. Dithyrambes de Dionysos, automne 88, p. 202.

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Dépossédé de sa puissance et de sa gloire, le divin pourrait se donner à penser, non dans l'éclat du Dieu des philosophes, mais dans le déchirement de son ago­ nie. La « mort de Dieu» deviendrait alors l'accès au véritable sens du christianisme : quel Dieu meurt dans cette mort? que signifie l'idée d'un Dieu capable de prendre chair et de mourir? Et comment juger de 1'agonie du christianisme si, selon Pascal, « le Christ est en agonie jusqu'à la fin des temps»? Christianisme : héritages et destins

Les pages qui suivent recueillent les actes d'un col­ loque consacré au destin du christianisme à l'aube de l'an 2000, et intitulé : « 2000 ans après quoi?» Ce nombre rond suppose un point de référence ferme, la date traditionnelle de la naissance du Christ. Alors même que 1'an 2000 s'est présenté comme une commémoration planétaire, on s'est rarement interrogé sur ce dont on faisait mémoire 1 . Nous avons voulu, au contraire, engager le débat sur l'apport passé, le bilan actuel et les chances d'avenir d'une religion qui a imprimé sur l'Europe, puis sur le monde entier, une marque décisive 2. Les communications présentées ont suscité un tel intérêt que nous avons souhaité les publier. Il serait vain, bien sûr, d'y chercher une étude exhaustive sur l'héritage et le destin du christianisme. On trouvera plutôt une série de réflexions contrastées, émises par des penseurs divers. Juifs, catholiques, orthodoxes, protestants ou agnostiques, ils ne sont pas intervenus au nom de leurs traditions respectives, mais en vue de l'universel. Parmi une majorité de philo­ sophes de profession figurent aussi historiens, socio­ logues, psychanalystes et théologiens. Le christianisme 1 . Il y a bien des exceptions, comme, par exemple, le livre de J. Duchesne, Vingt siècles, et après ? Paris, P.U.F., 2000. 2. Tel était formulé l'argument du colloque, organisé en Sor­ bonne les 25, 26 et 27 novembre 1 999, conjointement par les deux signataires de la présente introduction, ainsi que par Rémi Brague, Pierre Bouretz et Pierre Manent.

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y est souvent le thème central, mais il le cède parfois à une interrogation sur le siècle écoulé, et sur l'état présent de l'humanité. Il n'a pas semblé que cette dis­ parité dût être réduite, au contraire : elle témoigne du fait que l'appréciation du christianisme reste insépa­ rable de celle de notre présent. · ' Les thèmes retenus n'ont pas non plus vocation à l'exhaustivité. - En retraçant l'établissement du calendrier chrétien, Hans Maier montre comment le repère de la naissance du Christ devint définitif, à la fois pour des raisons pratiques et pour des raisons théo­ logiques, précisément à l'époque des Lumières 1 . Mais on cherchera ailleurs une méditation sur l'histoire du christianisme. Il ne s'agira ici que d'un héritage intel­ lectuel et culturel, dont seule la mémoire peut être la garante 2. Une caractéristique commune à plusieurs contributions recueillies ici est d'ailleurs le déplace­ ment de la critique, de l'héritage du christianisme vers celui des Lumières. Il n'est plus question aujourd'hui d'en faire un vis-à-vis en tout point opposé, mais on comprend qu'une appréciation sur ce second héritage réagisse sur celle du premier. On pourrait parler, à la fin du :xxe siècle, d'un certain « désenchantement de la modernité», de ses promesses et de ses projets. Le christianisme est pris, lui aussi, dans cette désillusion, voire tenu pour le creuset des Lumières et de la vision moderne, rationaliste et technocratique du monde. Nietzsche (et avec lui Heidegger) est ainsi l'un des penseurs les plus souvent pris à témoin dans les pages qui suivent. Il partage ce privilège avec Tocqueville, dont les prévisions d'avenir pour les sociétés démocra­ tiques restent étonnantes, et font parfois cause commune avec celles de Nietzsche. On connaît l'image qui fait de Rome une synthèse d'Athènes et de Jérusalem. - Pierre Manent avait ana1. Voir la contribution de H. Maier p. 47. 2. Voir la contribution d'A. Finkielkraut p. 83.

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lysé les oppositions et les unions qui règnent entre les trois sommets d'un triangle formé par les Anciens, le christianisme et les Modernes 1 • - Charles Taylor propose ici le triangle formé par les Lumières, le christianisme et ce qu'il appelle les « anti-Lumières immanentes», montrant également comment le chris­ tianisme peut se trouver allié tantôt des Lumières, tan­ tôt des anti-Lumières (serait-il une anti-Lumières transcendante?). Ce qui révèle peut-être son irréducti­ bilité, non seulement à une philosophie ou à une idéo­ logie, mais à un âge de l'esprit particulier. - D'où l'intérêt d'une réflexion, menée ici par Jean-Luc Marion, sur la raison après vingt siècles de christia­ nisme, et sur la spécificité qu'a pu apporter à son fonc­ tionnement une religion de la Raison (Logos) incarnée, dont la Bible dit qu'elle présida à la création du monde, que tout fut fait en elle et par elle, et qu'elle est Dieu même dans sa Sagesse. Le corps du présent livre pourrait être présenté comme une série de variations sur les notions que les Médiévaux qualifièrent de « transcendantales» (car transcendant toutes les choses, mais attribuables à cha­ cune) : le Bien, le Beau, le Vrai. Nous avons fait état de la conception « morale >> du christianisme, et de son éventuelle réduction, aujourd'hui, à cette seule dimen­ sion. - Le débat constitué par les deux contributions d'Alain Renaut et de Charles Taylor est représentatif d'une certaine polarisation de la philosophie morale, entre tenants d'une morale rationnelle et « procédura­ le», et partisans d'une approche pluraliste du bien. Pour les premiers, les particularités relevant des diverses formes de communautés auxquelles appartiennent les individus doivent être cantonnées à la sphère privée et soumises à l'évaluation de la discussion démocratique. Les seconds mettent au premier plan des aspirations irréductibles à un simple effet de procédure. 1 . Voir La Cité de l'homme, Fayard, 1988.

L 'agonie du christianisme ?

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En affrontant le défi que pose à la pensée libérale le problème de l'enfance et de l'éducation - qui ne sau­ rait se réduire à une simple entrée dans le débat démo­ cratique où toutes les voix se valent -, A. Renaut met à l'épreuve la tradition de pensée dont il se réclame. Et C. Taylor fait de même avec la sienne, quand il s'interroge sur la « construction» que représente la vision moderne de l'homme et son lien à l'incroyance moderne. Sur un autre plan, la question du Beau permet d'éva­ luer l'héritage et les perspectives d'avenir de l'in­ fluence chrétienne. - Julia Kristeva souligne celle, décisive, des représentations de la Madone sur les conceptions de la beauté féminine et de la féminité à l'époque moderne, même si celle-ci évolue ensuite vers une représentation de la femme « ordinaire», de son corps, et de sa sensualité. - Faut-il pour autant parler de mort ou de « sortie de l'art chrétien» ? À lire les remarques et les perspectives offertes par Pierre Brunel sur la musique sacrée, on peut douter d'un verdict aussi radical. - Mais il convient de s'interroger sur là .. notion même d' « art chrétien», mise en cause par Alain Besançon. Il ne s'agit pas de nier l'influence du_ christianisme sur l'art, ni la réalité de conceptions doc-· trinales de l'art. A. Besançon veut dénoncer la stérilité de ces visions cléricales, manifestes également dans d'autres conceptions « religieuses» de l'art. Et il défend l'idée qu'il n'y a pas d'art chrétien et qu'il ne . doit pas y en avoir. Enfin, le Vrai ferme cette triade des transcendantaux. Ce qui paraît spécifique au christianisme est moins la prétention à « dire la vérité» (commune aux autres grandes religions, voire aux philosophies), que . '. , le statut qui lui est accordé. Dans son Sermon 26, maître Eckhart disait : « La vérité est si noble que si Dieu se détournait de la vérité je m'unirais à la vérité et je laisserais Dieu car Dieu est la vérité.» La Vérité

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est essentielle à Dieu, qui, sans elle, ne serait pas Dieu. Or, dans le christianisme la vérité est une personne (Jean 14, 6). À Pierre qui lui demandait : montre-nous le chemin, la réponse de Jésus, « c'est moi la vérité», identifie la vérité et Dieu. Aussi la théologie chrétienne exprime-t-elle le plus souvent un désir de vérité (Nietzsche) qui explique sa rivalité, la met en concur­ rence, avec la philosophie, et que la philosophie doit méditer. Eckhart encore : « quand un homme est touché par la vérité il lui est aussi impossible de s'en détourner qu'il· est impossible à Dieu de se détourner de la vérité». - La perspective phénoménologique de Michel Henry permet de développer une m�ditation philosophique, autour de quatre phrases de !'Ecriture, sur les présentations bibliques du vrai. - Il convient alors de s'interroger sur le « dogmatisme de la vérité» qu'est censé inspirer la foi au Christ, et qui serait en tout point opposé à la conception faible, multiple, de la vérité, défendue ici par Kurt Flasch dans le sillage de Dilthey. Il y livre un vibrant éloge du doute, à la suite de la grande tradition littéraire européenne, par une belle lecture de Boccace, Montaigne, et Goethe. - Le cardinal Joseph Ratzinger, pour sa part, présente la prise de conscience, par les premiers Pères, de 1'irré­ ductibilité du christianisme aux religions connues, et comme davantage assimilable aux philosophies, voire à la vraie philosophie. Il souligne que le christianisme doit à sa vocation universelle un nouveau statut intel­ lectuel du religieux : Augustin conçoit le christianisme non pas comme une théologie civile (une religion poli­ tique) ni une théologie politique (une mythologie), mais comme une théologie naturelle (spéculative) pré­ tendant à la vérité. Le théologien souligne que le chris� tianisme met au centre de l'existence humaine la question de la vérité, ce qui le distingue d'un système de valeurs et d'une culture - les nouveaux noms de la théologie civile et de la mythologie -, et s'interroge

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sur la désaffection de notre époque pour toute concep­ tion non relativiste de la vérité. Le christianisme a-t-il un avenir? Les contributions qui ont affronté le défi de • 1a prospective s'opposent plus ou moins à la vulgate présentée plus haut. Elles ne reflètent donc pas l'éventail des conceptions pos­ sibles ni même actuelles. Souhaitons que, comme les autres, elles donnent également à penser : c'est le but recherché et avoué par ce recueil. - René Girard dénonce l'illusion de la sortie du christianisme et de l'ère « post-chrétienne». - Rémi Brague pose la question qui s'impose aux habitants d'un monde désenchanté : celle de l'avenir, et des raisons d'y jeter des hommes, de leur transmettre la vie. - Jean Baech­ ler, en sociologue et en théoricien des possibles évolu­ tions de l'humanité (et des grandes religions), évalue, de la manière la plus impartiale possible, les chances d'avenir du christianisme et de ses différentes Églises. On l'a dit, ces pages n'affrontent pas la question de la vérité du christianisme, et se limitent à tenter de comprendre le sens, doctrinal et historique, du phéno­ mène chrétien. La question de la vérité est donc davan­ tage abordée pour la place qu'elle tient dans l'économie du christianisme qu'en elle-même. Il en va de même, et c'est sans doute plus frappant encore, de la personne du Christ. Il n'en est guère question, et il ne pouvait sans doute pas l'être dans ce cadre : l'une et l'autre question débordent l'ordre strictement uni­ versitaire. - Les deux médi1f1tions, théologique et psy­ chanalytique, du pasteur Eric Fuchs et de Marie Balmary tiennent lieu de « point de vue spirituel» sur le christianisme. On remarquera peut-être l'étroite union, souvent soulignée, de la religion de la nouvelle avec celle de l'ancienne alliance. L'évidente fraternité entre judaïsme et christianisme se dégage aujourd'hui des préjugés, des soupçons et des accusations. Et l'on n'oubliera pas qu'elles furent prononcées

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Christianisme : héritages et destins

dans les murs symboliques de la Sorbonne républicaine et laïque, héritière de l'université médiévale, où se côtoyaient les facultés de philosophie et de théologie. Les orateurs y ont traité de l'héritage du christianisme et de son destin : ce ne fut pas seulement, un signe de la paix retrouvée entre la République et l'Eglise ; mais peut-être aussi le rappel d'une victoire commune sur les deux attaques du siècle menées contre elles deux - nazisme et communisme, àu nom du « surhomme» et au nom de l'« homme nouveau». Que le dialogue entretenu depuis deux siècles ait souvent été conflictuel ne l'empêche pas d'être riche de sens 1 • A leur manière, les différentes contributions qu'on va lire voudraient alimenter une réflexion sans parti pris, mais animée par le souci de comprendre.

I. Tocqueville encore : « Il y a des gens en France qui considè­ rent les institutions républicaines comme l'instrument passager de leur grandeur. Ils mesurent des yeux l'espace immense qui sépare leurs vices et leurs misères de la puissance et des richesses, et ils voudraient entasser des ruines dans cet abîme pour essayer de le combler. C1;:ux-là sont à la liberté ce que les compagnies franches du Moyen Age étaient aux rois ; ils font la guerre pour leur propre compte, alors même qu'ils portent ses couleurs : la République vivra toujours assez longtemps pour les tirer de leur bassesse pré­ sente. Ce n'est pas à eux que je parle ; mais il en est d'autres qui voient dans la République un état permanent et tranquille, un but nécessaire vers lequel les idées et les mœurs entraînent chaque jour les sociétés modernes, et qui voudraient sincèrement préparer les hommes à être libres. Quand ceux-là attaquent les croyances reli­ gieuses, ils suivent leurs passions et non leurs intérêts. C'est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la République qu'ils pré­ conisent, que dans la monarchie qu'ils attaquent, et dans les répu• bliques démocratiques que dans toutes les autres. Comment la société pourrait-elle manquer de périr si, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? et que faire d'un peuple maître de lui-même, s'il n'est.pas soumis à Dieu ?» (De la Démocratie en Amérique, 1, 9, éd. Garnier-Flammarion, t. I, p. 400401).

À L'OMBRE DES LUMIÈRES

par George Steiner

Ce colloque se situe près du minuit de ce siècle de minuit. Le plus atroce, nous disent les historiens, de tous ceux dont nous avons un témoignage- fiable. Les experts estiment à quelque 150 millions le n9mbre de victimes des guerres, des déportations, des famines (très souvent provoquées), des camps de concentration et de mort, entre août 19 14 et la toute récente guerre des Balkans - 150 millions de Madrid à Kiev, de Naarvik à Messine. Tout cela sans compter les mas­ sacres en Afrique, l'annihilation de quelque 12 à 20 millions d'hommes pendant le démentiel « grand bond en avant» de la Chine maoïste. Et tandis que je parle, les massacres continuent - en Tchétchénie, en Afrique orientale (une guerre homicide qui dure depuis dix ans), en plusieurs lieux de l'Amérique centrale. D'après Amnesty International, la torture, plus ou moins officiellement autorisée, sévit en 1 11 pays. L'Office international du travail de nous dire que plu­ sieurs millions d'enfants à partir de l'âge de cinq ans, travaillent dans des manufactures et ateliers, souvent au rythme de dix heures par jour et dans des conditions inhumaines. L'esclavage fleurit sous maintes formes. C'est après l'affaire Calas que Voltaire proclame que la torture judiciaire ne reviendra plus jamais en Europe. Quelques années plus tard, Thom_as Jefferson, lors de l'inauguration de la magnifique University

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Library en Virginie, promet que « plus jamais une société civilisée ne brûlera de livres». Pour Dickens, pour Stuart Mill, le travail forcé de l'enfant a pris fin. Un seul, peut-être, parmi les esprits des Lumières a vu absolument juste. Pourquoi cette immense méprise ? Les Lumières ont-elles plus aveuglé qu'éclairé? Pourquoi cette erreur catastrophique? .Des jugements formés par des hommes nullement naïfs, des hommes ironiques, admi­ rablement renseignés et qui ont vu totalement faux. Pourquoi? Christianisme : héritages et destins

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On sait bien que sont nombreuses les tentatives de réfutation des Lumières, qui ont voulu en démonter le caractère illusoire et le danger. D'abord, les grandes critiques des idéologies de la droite européen ne. L'expression est beaucoup trop vague car les nuances sont complexes : il est un sens dans lequel tout étatisme classique (la pensée de Carl Schmitt, très à la mode aujourd'hui), tout monarchisme au sens large (la pensée de Maurras), toute pensée théocratique fondamentale (Soljenitsyne) tout fas­ cisme, quels que soient ses fondements philosophiques (Sorel, Unamuno, Gentile) constituent une critique de base des Lumières. C'est en réaction contre les Lumières que se définissent, chacune à sa façon, ces contre-idéologies, ces critiques. Non moins violente est la polémique « de gauche», avec son caractère paradoxal. Depuis Babœuf jusqu'à Marx, depuis Marx jusqu'à l'École de Francfort, une certaine gauche dénonce l'insuffisance, voire l'hyp o­ crisie stratégique d'une bourgeoisie et d'un capitalisme sur la défensive, qui serait celle des Lumières. Les Lumières, avec les réformes et révolutions qu'elles ins-

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pirent, n'auraient libéré ni la femme, ni le Noir, ni le Juif ! . Les Lumières auraient légitimé l'exploitation systématique du prolétariat par une bourgeoisie maî­ tresse de la banque, du commerce et de l'industrie. Devant la menace, obscurément sentie, des grandes révolutions prolétariennes à venir et du communisme, les philosophes, les économistes, les technologuijs des Lumières proclament l'idéal de la propriété, de la liberté juridique mais seulement formelle. Comme le démontre à chaque pas la pensée d'un Voltaire ou d'un Jefferson, l'idéal de la libre expression et de la tolé­ rance masque une mécanique formidablement efficace (la « tolérance répressive» qu'analysera Marcuse). Tout comme le supplice de Babœuf, les massacres commis lors de la suppression de la Commune repré­ sentent une mise en pratique de la technocratie du pou­ voir préparée par, fondée sur les Lumières. De toute ces critiques, de gauche au sens large du mot, celle d'Horkheimer et d'Adorno, dans la Kritik der Aùfklii.rung, est certainement la plus subtile, et la plus vive. Pour ces penseurs, les Lumières constituent l'aboutissement logique d'un processus de rationalisa­ tion qui remonte aux raisonneurs de la Grèce antique et dont Bacon fournirait les données essentielles : - analyse du monde phénoménal d'après des sché­ mas finalement mathématiques ; - analyses au moyen d'expériences contrôlées : la nature mise au supplice, « stretched on the rack », selon la fameuse formule de F. Bacon, pour qu'elle livre non seulement ses secrets abstraits, mais aussi la puissance économique et commerciale ; - exploitation des résultats obtenus à des fins écono­ miques (planification technologique, agricole, fiscale). 1. En dépit de l'abbé Grégoire, l'émancipation du Juif, très par­ tielle, ne remonte qu'à Napoléon et, paradoxe, la véritable émanci­ pation est celle de l'Allemagne bismarckienne : c'est là que le destin du Juif en Europe a changé.

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Christianisme : héritages et destins

L'homme s'estime être et se rend maître de la pla­ nète, de l'ordre organique maintenant à son service. L'image lévi-straussienne de l'homme quittant son « naturel» et cassant son appartenance à l'ensemble animal quand il apprivoise le feu est imprégn�e de cette critique formulée par Francfort. Déjà dans l'Ecole de Francfort, bien avant Lévi-Strauss, le feu est identi­ fié à l'iconographie des Lumières. Le personnage ambigu et clé de Prométhée sert ainsi de symbole à la révolte des hommes pour saisir le feu qui les rendra maîtres de la nature totale. Immensité, nous dit-on, des pertes correspondantes : l'aliénation, le refus des catégories de sagesse et d'har­ monie. D'où la lecture, merveilleusement fausse mais c'est l'erreur qui crée -, d'Homère dans l'École de Francfort : en refusant d'entendre le chant des sirènes, Ulysse « rate» la possibilité que lui offrent la Nature, le mythe. Par l'instauration d'une concurrence meurtrière dans la saisie des ressources naturelles, Ulysse est le premier grand technocrate bourgeois, ou comme dira Blanchot, dans un jeu de mots lourd de sens, c'est lorsqu'il refuse le chant des sirènes que l'ode devient épisode. ldéologisation de la pensée humaine par un volontarisme rationaliste - là où, selon ces diagnosticiens de Francfort, de tout autres modes d'entendement, d'écoute, d'harmonie auraient été concevables. Cette critique rejoint, à sa manière, celle de Heideg­ ger, dont la Lettre sur l'humanisme ( 1947) incorpore le rejet le plus radical des Lumières. Fausse primauté de l'homme, fatal renvoi, exil de ce que Heidegger appelle les « dieux», oubli de l'Être. N'oublions jamais que le cri d'alarme sur les ravages de la planète - ce qu'on appelle maintenant l'écologie -, le meurtre systématique de la faune et de la flore, ce cri est poussé déjà en 1921 par le jeune Heidegger. C'est là que débute cette dialectique, une sorte de panique

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devant la destruction de notre monde au nom de la raison scientifique et technologique. 2

Ces critiques ne doivent pas faire oublier que le mouvement des Lumières fut en lui-même dialectique. Il en surgit déjà, au moment même de sa floraison, des contre-courants et des « nocturnes». À l'herméneu­ tique peut-être trop innocente de !'École de Genève, avec son rationalisme optimiste, s'oppose par exemple la lecture de Rousseau que propose Alexis Philonenko, une lecture noire. Il a su montrer à quel point !'Émile aboutit à la défaite et dans quelle mesure La Nouvelle Héloïse s'oriente vers une phénoménologie du mal­ heur. Y a-t-il en philosophie, et en « plein centre» d'un rationalisme émancipateur, une saisie plus intense du mal incarné, d'un principe actif du mal, que celle de Kant, qui rejette le alpha privativum d'Aristote, pour qui le mal est seulement une absence du bien? Non, dit Kant, en certains moments qu'on oserait qualifier de manichéens, il y a un mal incarné. Je cite trois voix en qualité de témoins de ces contre­ courants. C'est un lieu commun que de rattacher Sade à la phénoménologie des Lumières. De par sa lutte contre toute censure, de par son culte, jusqu'à l'ironie, de la raison et de ! 'utilitarisme, de par sa vision explicite­ ment « industrielle et technologique» - diraient Adorno et Horkheimer - du corps humain. Il en fait l'objet, jusque dans la torture et le viol, des principes de la division du travail et de l'exploitation scienti­ fique, caractéristiques des pulsions matérialistes de son époque. Sade est un « fermier général», un agronome de cette pâture qu'est la chair humaine. Mais voici que surgit du fin fond de son athéisme déclamatoire un

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credo manichéen ou, plutôt, satanique au sens strict. C'est celui que professe Saint Fond (ces noms !) dans la Juliette de 1796 : il est un Dieu, créateur tout-puis­ sant, une main créatrice de notre univers, « mais elle ne l'a créé que pour le mal, elle ne se plaît que dans le mal, le mal est son essence [...]. C'est dans le mal qu'il a créé le monde ; c'est par le mal qu'il le sou­ tient ; c'est par le mal qu'il le perpétue ; c'est impré­ gnée de mal que la créature doit exister ; c'est dans le sein du mal qu'elle retourne après . son .existence». Dieu est suprême en malignité et le mal serait la « ma­ tière première de la composition du monde». Je dois à un article de Mario Andrea Rigoni le rap­ prochement de ces textes et de ceux des Zibaldone de Leopardi. Matérialiste stoïque, Leopardi en vient à voir un monde inéluctablement déchu. « Tutto è male. L 'esistenzia è un male e ordinata al male ; il fine de/l 'universo è il male. » Ce ne sont pas, comme le voudrait Rousseau, les institutions sociales, les lois, les mœurs qui amènent le mal. C'est bien « l'andamento naturale de/l 'universo » dont le telos n'est rien d'autre « que le mal». Ce texte date de 1826, mais comme le montre Rigoni, la polémique contre Rousseau s'aiguise en 1829. « Invidia e odio » gouvernent les rapports humains. Le mal, la souffrance, la cruauté ne sont ni simple absence du bien, comme chez Aristote, ni acci­ dent comme chez Leibniz et ses successeurs. Ce n'est pas que la nature soit une « opera imperfetta » ou sujette au désordre contingent. Non. « Che sperare quando il male è ordinario ? dico, in un ordine dove il male è essentiale ? » Nihilisme, si l'on veut, ontolo­ gique qui, s'il est avéré, éteint les Lumières.

Mais je voudrais en venir au troisième de nos témoins, à celui qui a vu clair, sans ambages et sans compromis. Le critique le plus rigoureux et le plus conséquent . dans le procès contre les Lumières, et qui met le doigt, avec une foudroyante immédiateté, sur le

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nœud du différend. Il a compris que les Lumières sont la principale tentative d'annuler le concept du péché originel, que l'herméneutique en profondeur des Lumières est un refus de la chute de l'homme dans une dis-grâce (ainsi écrite pour rendre au mot toute sa puissance théologique) qui durera jusqu'au Jugement dernier. Toute critique en profondeur des Lumières est une tentative de restituer le statut explicatif, analytique, du concept de cette chute première. Je me tourne bien sûr vers la pensée de Joseph de Maistre, dont la clair­ voyance en détail reste comme ahurissante. Maistre, qui sera suivi en cela par des lecteurs de la dimension de Baudelaire et de Dostoïevski, conçoit l'histoire humaine comme un châtiment. L'histoire est châtiment, la condition historiale et humaine est celle de l'expiation d'un crime originaire que répètent à leur échelle les guerres, les tortures, les homicides, les injustices, les famines, les faux espoirs qui font la trame, fût-elle millénaire ou quotidienne, de notre expérience vécue. Les doctrines réformatrices et libératrices des philo­ sophes, la Révolution française qui en découle, s'insè­ rent dans la logique de l'errance humaine, dans un désir vain et puéril d'échapper au destin propre à l'homme. La Terreur, le bonapartisme en font l'élo­ quente démonstration. Avec une âpre violence qui dépasse celle de Burke, autre grand maître du rejet des Lumières - mais sur bien des points, tels que l'aboli­ tion de l'esclavage, partisan des philosophes -, Maistre juge ridicule et vouée à de sanglants échecs l'entreprise réformatrice du xvmc siècle. Réformer les institutions est une triste absurdité étant donné l'état « pénitentiaire» de la condition humaine. Grâce à leur ancienneté et à leur évolution organique (« l'arbre» de Burke), la monarchie, l'Église, la hiérarchie des classes sociales, peuvent permettre à l'homme une existence au moins supportable, précisément, en ce qu'elles

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incarnent cette part d'injustice, d'arbitraire, qui découle du péché originel. Une structure sociale digne, authentique et juridique, est bel et bien celle qui pré­ pare l'homme et la femme au Jugement dernier. Ce n'est pas seulement le mot de Montaigne, « l'apprentis­ sage de la mort », passage que Maistre cite et connaît admirablement, c'est l'apprentissage de notre heure devant le tribunal du Jugement de Dieu. On peut rejeter cette analyse, la trouver inacceptable, reste la ques­ tion : pourquoi a-t-il vu si clair? Nous avons le mot « clairvoyant ». Il nous manque celui qui désigne le voyant - clair - de l'obscur. La notion de prophétie, si elle est sécularisée, offre une épistémologie impénétrable : que signifie « être pro­ phète »? Ce mot, nous le verrons, conviendrait émi­ nemment à Joseph de Maistre. 3 Face aux promesses des Lumières - fin de la cen­ sure, abolition de la torture, de l'esclavage, de la condamnation à mort, paix universelle, éradication de toute violence -, Maistre voit venir dans les siècles qui suivront le sien des guerres planétaires. C'est une idée saisissante, car les grandes guerres classiques étaient nationales, essentiellement professionnelles, menées par des armées formées souvent de merce­ naires - elles n'étaient pas totales ni, bien sûr, plané­ taires 1• Maistre prévoit les guerres planétaires, la 1 . L'histoire a ses ironies : c'est comme jeune officier que von Moltke, qui sera le génie du plan de l'attaque contre la France et la Belgique en 19 14, est attaché militaire allemand auprès du général Scherman pendant la campagne en Géorgie, durant la guerre civile américaine. Scherman avait dit : il ne restera pas une plume sur un oiseau là où je serai passé avec mon arme. On coupe tous les arbres, on brûle chaque maison, on essaie de détruire chaque champ, et Moltke écrit à sa jeune fiancée en Allemagne : «J'aurai une tâche dans ma vie, empêcher qu'une telle horreur se produise jamais en

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torture, juridique, à tous les niveaux ; il prévoit ce que nous appelons après lui « l'idéologie» : ce qu'on ne peut négocier. On peut négocier un territoire, une dynastie, un intérêt économique, mais pas l'absolu de l'idéologie. Et tandis que Leibniz et Kant formulent la promesse d'une paix universelle, cet homme· profondé­ ment désagréable voit venir notre siècle. Tandis que Beccaria et les encyclopédistes prédisent un système carcéral et judiciaire à l'échelle d'un certain huma­ nisme, cet homme voit venir, dans un écrit presque insupportable de noire clarté, le rôle du bourreau, tel que le connaîtra notre époque. Le siècle aura connu ses plus grands cataclysmes non pas sur les terres d'une Asie barbare, d'une Afrique tribale, mais sur les hauts lieux de la soi-disant civilisation européenne. Monde de l'horreur systéma­ tique qui s'étend de Madrid jusqu'à Moscou, d'Oslo jusqu'à Palerme. Sans précédent authentique, le géno­ cide déferle sur l'Europe de Mozart et de Kant, de Vol­ taire et de Goethe. Actuellement, dans ce que je crois être l'épilogue de l'histoire européenne, l'éclipse du messianique, nous vivons à l'époque de la torture sys­ tématique. La course aux armements, le commerce . d'armes atteignent des volumes démentiels et semblent être l'ultime ressource d'un capitalisme décadent. Je n'ai rien à vous dire que vous ne sachiez déjà sur l'obs­ cénité de la coexistence de stocks débordants de nour­ riture dans les greniers du Marché commun et des États-Unis avec les famines qui touchent maintenant quelque 800 millions de victimes sur notre petite pla­ nète. Peut-être plus hallucinant encore le fait que nos luttes fratricides à la fin de ce x.xe siècle - en Bosnie, en Irlande, dans le Moyen-Orient, en Indonésie - sont • des luttes d'ordre religieux et racial. On abat le voisin à cause de sa croyance, de la couleur de sa peau. C'est À l'ombre des Lumières

Europe.» C'est effectivement la guerre de Sécession qui inaugure la guerre totale, en abolissant la distinction entre civils et militaires.

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dans notre siècle qu'on scinde en deux, physiquement, d'anciennes universités, comme celle de Louvain, pour que Flamand et Wallon ne dussent entendre la langue de l'autre, et qu'on divise en deux la bibliothèque uni­ versitaire d'après le poids des livres. Cela n'aurait étonné en rien Joseph de Maistre. Partout les barbelés reviennent, et dans la patrie de la Déclaration des droits de l'homme, manifeste même du programme des Lumières, l'immigrant est traqué et ses enfants brimés dans les rues. S'impose, tout sim­ plement, la terrible définition d'Adorno : « das unsii­ glich Seiende, die Welt » « l'être-étant indicible, le monde». Pourquoi ? Per ché, grands dieux ? Christianisme : héritages et destins

Offrir l'ébauche même sommaire d'une réponse dépasse entièrement mes moyens. Certaines hypo­ thèses scintillent comme des étincelles en marge d'un grand sinistre. Il y a le phénomène que Carnot, un des esprits straté­ giques les plus puissants de tous les temps, n'a pas vraiment compris : le phénomène de la levée en masse. Goethe, dans son rapport sur la bataille de Valmy, évoque la possibilité pour l'humanité de l'entrée dans une ère nouvelle : la levée en masse des armées révolu­ tionnaires ne constitue pas une nouvelle technologie, une nouvelle tactique : c'est le déchaînement de la tota­ lité des moyens homicides de l'homme, et là aussi Goethe commence à le voir, seront abolies les distinc­ tions entre le combattant et le civil. Goethe donne cette image saisissante : on est assis dans son jardin - Vol­ taire, bien sûr - et on voit au-dessus passer les baïon­ nettes. C'est l'image d'une métamorphose totale dans la vie dite quotidienne et protégée. La révolution industrielle, la rationalisation des manufactures rêvées par l'Encyclopédie et Adam Smith déconstruisent certaines données classiques, cer-

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taines constantes dans l'individu humain, dans l'ancien mystère - d'origine théologique - de sa particularité. La distance qui sépare le discours funéraire de Périclès, avec son image de l'excel�ence humaine et singulière, de sa reprise par Pic de La Mirandole est beaucoup plus courte - un bref millénaire - que celle qui sépare la virtu de Pic du spectacle des masses uni­ formes, sans visage, · collectivement brutalisées qu'en­ trevoit Engels à la sortie des fabriques de Manchester (« ce sont des armées sans visage »). Le travailleur épuisé est devenu le fantassin condamné d'armées sans visage. Il est un sens dans lequel, comme 1'a compris le Piranèse des Carcere, la torture est devenue « indus­ trielle ». Et Piranèse semble le deviner dans l'identifi­ cation mystérieuse de l'espace industriel et de la prison. Il y aurait beaucoup à dire sur la violence, au sens le plus élémentaire du terme, qui s'installe dans la pensée même. La théorie en Occident développe des violences qui lui sont propres. Violence « totalisante » qui va croissant depuis la doctrine de la fin de l'histoire chez Hegel jusqu'à la violence, profonde et lyrique, de l'apocalypse de Nietzsche. Cette haine intellectuelle, cette soif de vengeance qui sévit dans l'utopie de Marx - la vengeance des prophètes (tout Marx est dans la menace du prophète Amos : « nous viendrons raser vos villes ») - ou dans le racisme de Gobineau. Même aux sommets de l'abstraction et de l'analyse qui se voudrait au-dessus de toute mêlée l'on entend le cri lointain mais perçant de Théophile Gautier : « Plutôt la barbarie que l'ennui ! » Mais il est trop facile d'être sage après l'événement. Le post factum est la vanité de l'historien et du polito­ logue. C'est pourquoi je reviens à Maistre. C'est lui qui a vu parfaitement clair, qui a vu venir ce que les Philosoph�s, les réformateurs, les amis de l'humanité n'auraient pu concevoir. C'est dans le sombre éclat des

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Soirées de Saint-Pétersbourg que se profilent, avec Christianisme : héritages et destins

exactitude, notre siècle inhumain, ses massacres et ses supplices : « Ainsi s'accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu'à l'homme, la grande loi de la destruction violente des êtres vivants. La terre entière, continuelle­ ment imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé, sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la. consommation des choses, jus­ qu'à la mort de la mort. » Le langage ici n'est pas un geste rhétorique. Il reprend, presque à la lettre, celui de l 'Ecclésiaste, de Jérémie et de l'Apocalypse. Mais la prévoyance reste un avertissement très profond. L'absolue prévoyance de Joseph de Maistre est fondée, nous l'avons vu, sur une théologie concrète de l'hlstoire, sur une projection dans l'immanent de la métaphore active du péché ori­ ginel. Maistre « y voit clair » parce qu'il évalue les faits dans ce contexte du transcendant, de l'insertion toujours paradoxale du temps dans l'éternité, rejetés par le déisme plus ou moins feint ou par l'athéisme franc des Philosophes, de� encyclopédistes et des publicistes des Lumières. A la question posée par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse - Qui est-ce qui ose assigner des bornes précises à la nature, et dire : Voilà jusqu'où l'homme peut aller? - Maistre répond par un rire amère et féroce. Il a compris, lui, que dans l'histoire moderne, « la détestable humanité se fait un enfer préparatoire » (le constat est celui de son dis­ ciple, Baudelaire). 4

Y a-t-il, ou y avait-il, une immense surestimation de l'homme chez les Lumières, dans le rationalisme et le positivisme d'Auguste Comte, dans le messianisme séculier du socialisme et du marxisme, deux de ces

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grandes hérésies hébraïques? (Tout socialisme, comme tout marxisme, est un messianisme hébraïque en partie hérétique, mais seulement en partie.) La terrible neutralité morale et l'évolution exponen­ tielle des sciences et de la technologie pèsent sur nous. Le prix versé pour tenter de réaliser les utopies idéolo­ giques - fascisme, nazisme, communisme, fondamen­ talisme en islam -, ce prix, nous le savons a été infiniment trop élevé. Il est fondé, dans certains cas, sur la surestimation absurde de l'humanité - une surestimation qui, à sa manière, a également fait hon­ neur à l'homme : croire que l'homme normal, sensuel, soit capable de l'altruisme total que présupposent un socialisme utopique et un marxisme pur, c'est nous faire infiniment d'honneur. Kant répondait en 1784, à l'enquête : Was ist Aufklii­ rung ?, que les Lumières disent à l'homme : « Deviens adulte. Aie le courage de savoir (Aude sapere).» Et ce qui importe plus encore : « Aie l'audace d'adopter envers ce savoir et envers tout savoir une attitude, un éthos critique. » Dans cet opuscule ( commenté par Foucault dans un texte posthume), Kant loue l'usage libre de la raison pour donner à la critique - le mot clé chez Kant - son impératif. Non pas nécessaire­ ment rejet de l'autorité ni de la tradition (Kant reste sur bien des points un conservateur), mais soumission de cette autorité à l'examen critique. Et comme le sou­ ligne Foucault, l'acte de la raison critique, l'exercice public et en plein jour de la raison, devient une poli­ tique. Ce n'est qu'en étant conforme à la raison univer­ selle, que la raison de l'individu a le droit, voire le devoir, d'obéir aux lois et aux principes politiques. Avec l'Aufklarung, l'homme est deyenu majeur par son usage de la raison critique. A quoi Foucault ajoute : « Je ne sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de choses dans notre expérience nous convainquent que l'événement historique de

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l'Aufklarung ne nous a pas rendus majeurs.» J'ai, dans ses remarques sommaires, cherché à montrer que ce n'est pas dans une minorité, dans l'innocence de l'im­ maturité que nous sommes retombés, mais dans la bes­ tialité si lucidement prévue par Maistre et analysée avec une si sombre résignation par Freud. Les Lumières ont profondément surestimé l'homme et le potentiel éthique de la nature humaine dans sa grande moyenne. Elles ont tenu pour quasi automa­ tique le processus du progrès humain vers la phi­ lanthropie et la justice, progrès qui devait être rendu inévitable par celui de l'éducation et de la culture scientifique. Tel est le principe à l' œuvre chez les Encyclopédistes, de Jefferson jusqu'à Stuart Mill et Auguste Comte. Les Lumières - c'est à mon sens leur fatalité - ont été d'une arrogance aveuglante, d'une superbe illusoire devant les constantes de l'inconnu, de l'incalculable dans le destin humain et dans le Da-sein, comme dirait Heidegger, du monde et de l'être. Leur psychologie nous désole par son orgueilleuse superfi­ cialité. Comme elle s'avère fragile face à la lecture du tragique de la conscience humaine d'un Pascal, d'un Kierkegaard ou d'un Dostoïevski. À quel point sonne faux et kitsch l'optimisme rédempteur de la finale de la seconde partie du Faust de Goethe - finale qui est avec la rete de la Raison de Robespierre le grand spec­ tacle emblématique des Lumières - à côté de l'affron­ tement sans compromis, sans mensonges, de la damnation et de la véritable condition humaine dans le Faust de Marlowe. Et pourtant. Ce fut un grand midi : d'énergie philo­ sophique et politique, de recherches scientifiques et médicales, de prose littéraire. Dans une certaine mesure, les acquis de la critique, telle que l'entend Kant, restent les nôtres. « Extase», comme le proclame Wordsworth, que celle d'avoir vécu « that dawn », cette aube de si forts espoirs. Si l'on juge manquées

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les promesses des Lumières, c'est en sachant que ce rendez-vous avec l'avenir qui n'a pas eu lieu, implique non pas seulement les Philosophes, les réformateurs du xvmc siècle, mais qu'elle nous implique aussi. Comme . l'enseigne la parabole de l'Arbre du bien et du mal, il faut toujours être deux pour manquer à une promesse. Je termine par un exemple : la radio, la télévision nous ont révélé les champs de la mort de Pol Pot. On estime à 100 000 êtres humains ceux qui furent enterrés vivants. Est-il une langue humaine qui sur­ vive, qui ait le droit de survivre à une telle phrase? Pour Auschwitz, très peu savaient ( ou un certain nombre, n'entrons pas dans ce débat tragique), pour Pol Pot nous savions, on nous le disait. Si ce matin-là la Russie et l'Amérique avaient dit : Nous ne compre­ nons rien à ce « panier de crabes» effroyablement tri­ bal et complexe... Mais on ne peut pas se raser devant le miroir le matin, ni se maquiller, et se dire un être humain, en sachant qu'on enterre vivants 100 000 hommes. Ce pauvre petit pays tragique qu'est Israël aurait pu lancer un cri énorme d'alarme, d'horreur, de terreur... Rien. Et ma belle petite Angleterre, par cer­ tains côtés la grande maîtresse des silences suaves, continue à vendre des armes aux Khmers rouges, en ce moment même. Alors que dire aujourd'hui? Comment persister, comment enseigner, au sens large du mot - je quitte le cœur brisé un demi-siècle d'enseignement, tout mon bonheur -, sans l'erreur de l'espoir, sans ce que Bloch appelle le « Prinzip Hojfnung »? Un professeur doit être un homme ou une femme malade d'espoir. Jadis cette maladie était contagieuse, l'est-elle encore? Comment faire croire aux jeunes que la réussite maté­ rielle, le confort technocratique et les mass media ne sont pas le but de l'homme? que la Californie n'est pas l'Éden? Quelle idéologie est actuellement assez

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éhontée pour offrir à nos jeunes ce que magnifique­ ment la théologie appelait lafelix culpa, l'« erreur heu­ reuse», le risque transcendant d'une authentique croyance? C'est là que je m'adresse, avec infiniment de précau­ tions, à la question qui sous-tend ce colloque, du rôle du christianisme. C'est de la rhétorique à bon marché que de souligner la part des Églises dans la haine, les massacres, l'intolérance, de voir dans une pensée comme celle de Maistre presque la noire caricature de l'orthodoxie chrétienne. Mais ne m'en voulez pas. Après 1945, la chrétienté aurait pu affronter honnête­ ment, humainement son rôle dans l'horreur de notre histoire moderne. Elle aurait pu essayer de penser la continuité qui remonte aux massacres du xm et du XIV siècle en Rhénanie - on tue hommes, femmes et enfants juifs au cri de « Peuple de Judas, assassins de Dieu», et ce cri ne s'est jamais éteint. L'Église n'a rien fait, hormis les cas individuels, pour repenser ses racines dans le judaïsme, et l'accusation capitale du crime impardonnable de déicide. Il ne s'agit pas de problèmes diplomatiques, du rôle du Vatican pendant la Shoah, mais il s'agit d'essayer de repenser la per­ sonne juive du Christ, le mystère très complexe du refus du messianique par certains Juifs - le petit peuple qui survit en dépit de tout -, ainsi que l'explo­ sion, également antichrétienne, de !'Holocauste. Une Église, une foi, une théologie avec de magnifiques exceptions, je le répète : des individus, des penseurs, des martyrs qui en témoignent merveilleusement. Mais j'ai eu encore au lycée, à New York, le redoutable pri­ vilège d'entendre Maritain expliquer de sa voix douce et humaine ce qu'il affichera dans le Paysan de la Garonne, son dernier livre : le Juif tient l'humanité en otage - pensée profondément claudelienne aussi en refusant le Messie, Jésus de Nazareth, le Juif condamne l'humanité à la souffrance et à l'histoire. Il c

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y a pour cela des fondements importants dans !'Épître aux Romains. C'est une position qui se défend sur une base textuelle, théologique. Si elle est vraie, alors l'es­ poir est très lointain. Si on me demande : le christia­ nisme sera-t-il une grande force créatrice dans l'avenir �i diffic�le que nous affrontons? j'ose au moins dire Je ne sais pas.

Au minuit de ce siècle, la décence voudrait sans doute imposer un certain silence. Peut-être est-ce là que réside la véritable crise dans une maison comme cette Sorbonne, et partout où l'on enseigne les litterae humaniores, ce mot orgueilleux des lettres humaines, car c'est ici que nous devrions rencontrer le silence que les sciences ne se permettent pas. En attendant que revienne, que naisse, ce que Paul Celan, poète des poètes, appelait « une langue au nord de l'avenir».

LA CHRONOLOGIE CHRÉTIENNE, UN TEMPS DANS LE TEMPS ?

par Hans Maier

La chronologie chrétienne introduit un temps dans le temps. Elle a comme point de départ non pas un début, mais un milieu. Une vie, la vie du Christ, divise le cours de l'histoire en deux parties, un avant et un après, et de fait nous avons l'habitude de dater les années et les siècles avant et après Jésus-Christ. À Rome, les premiers à pratiquer ce genre de data­ tion furent, aux VC et vie siècles, les moines Victorius d'Aquitaine et Denis le Petit : le premier prit comme référence la Passion, le second la naissance du Christ. Au cours des siècles qui suivirent, l'habitude de dater le temps après Jésus-Christ devint prédominante et finit par l'emporter définitivement, au début des temps modernes, sur la chronologie qui prenait pour point de départ « la création du monde». La chronologie datant les années après Jésus-Christ - qu'on appellera plus tard la chronologie prospective - se développa beau­ coup plus rapidement que la chronologie rétrospective, laquelle date les aI1I1ées avant Jésus-Christ. Apparue dès le haut Moyen Age, elle ne devient cependant cou• rante qu'au siècle des Lumières. De sorte que la chro­ nologie chrétienne, telle que nous la connaissons, c'est­ à-dire avec ses deux manières de recenser les années, n'existe que depuis le xvme siècle. Elle se généralise alors sans rencontrer d'obstacle et finit par devenir au

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XIXe et au XXC siècle une chronologie courante et uni­ versellement reconnue. Notons que même dans les pays et religions où d'autres systèmes chronologiques ont cours, comme la Chine, le judaïsme et l'islam, la chronologie chrétienne sert de référence pour l'histo­ riographie, le transport et le commerce. Je vous présenterai tout d'abord les origines de la chronologie chrétienne, puis son détachement progres­ sif, à partir du ve siècle, des systèmes chronologiques judaïque et romain. Je poursuivrai ensuite par un bref aperçu des débuts du calendrier chrétien, pour terminer par les anti-chronologies et les anti-calendriers qui furent élaborés en grand nombre depuis la Révolution française. Ces derniers ne connurent jamais de véri­ table succès, mais leur existence montre que la chrono­ logie chrétienne a sans cesse été contestée, et que « le pouvoir sur le temps » lui a souvent été disputé. La naissance de la chronologie chrétienne

On observe que la manière de dater les années « après Jésus-Christ » apparaît relativement tard. En effet, l'Église primitive et les chrétiens des premiers siècles n'avaient pas encore envisagé de mesurer le temps quotidien en prenant comme référence l'année de naissance ou celle de la mort du Christ. Encore peu développée, la sensibilité qui fait de l'œuvre du Christ une échelle de mesure relative à l'ensemble des événe­ ments du monde n'en était qu'à ses débuts. Les chré­ tiens, composant à l'époque une faible minorité, . ne ressentirent pas le besoin ni même n'avaient la possibi­ lité d'introduire une chronologie chrétienne radicale­ ment nouvelle. Il� adoptèrent ainsi sans réticences non seulement l'ère biblique du judaïsme, « depuis la créa­ tion du monde », mais aussi les autres chronologies ayant cours à l'époque : l'ère romaine ab urbe condita,

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les années consulaires, les années de règne des diffé­ rents empereurs, et même l'ère dioclétienne, alors qu'elle rappelait l'auteur et l'époque des plus terribles persécutions 1 • Ce n'est que très progressivement qu'une conscience proprement chrétienne du temps se fit jour, comme conscience de l'originalité et de la singulière significa­ tion de l'événement christique. L'idée centrale était que le Christ régnait à la fois sur le temps et sur l'es­ pace. L'élévation du Christ « par-dessus toute chose », son règne sur le ciel et sur la terre (Philippiens 2, 9-11 ), la figure du Kyrios Christus « par lequel tout existe et par qui nous sommes » (1 Corinthiens 8, 6), l'image du « fils de Dieu comme héritier de l'univers » (Hébreux l, 2-5), tous ces éléments étaient radicalement nou­ veaux s'agissant de la perception du temps. Ils permi­ rent ainsi d'intégrer l'ensemble de l'histoire mondiale, depuis la création du monde et l'élection du peuple d'Israël, l'incamati9n et la passion du Christ, en pas­ sant par l'ère de l'Eglise, jusqu'à à la fin des temps et 1� création nouvelle, dans un ordre christocentrique 2. A l'époque des persécutions notamment, la référence au règne christique contribua beaucoup à restreindre les prétentions des puissances terrestres et libéra les chrétiens du poids des contingences politiques. Roi éternel, le Christ fut alors opposé aux rois terrestres. Bien évidemment, de telles considérations ne pou­ vaient qu'avoir des répercussions sur la perception chrétienne du temps. On peut en noter l'influence croissante dans les data­ tions des martyrologes à partir de la seconde moitié du ue siècle. On y découvre en effet, à côté des chronolo1. H. Kaletsch offre un aperçu commode sur la question dans son article «Zeitrechnung», Lexikon der Alren Welt, 1965 (nou­ velle éd. : 1990), p. 3307 sq. Pour la suite : H. Maier, Die christ­ liche Zeitreclmung, Fribourg, 1999. 2. Cullmann Oscar, Christus und die Zeit. Die urchristliche Zeit­ und Geschic/1ts-Aujfassung, 1946.

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gies traditionnelles fondées sur les années de règne des différents empereurs, des datations se rapportant direc­ tement au Christ. On peut lire ainsi, dans le récit du martyre de saint Polycarpe, que « le bienheureux Poly­ carpe souffrit le martyre le 2 du mois de Xantique, le 23 février, le jour du grand sabbat, vers la huitième heure. Il fut arrêté par Hérodes, à l'époque du grand prêtre Philippe de Tralles, sous le proconsulat de Sta­ tius Quadratus, sous le règne éternel de notre Seigneur Jésus-Christ. Que sa gloire, sa majesté et sa royauté éternelle soient faites pour les siècles et les siècles. Amen 1 ». Le récit du martyre de saint Appolonius se termine quant à lui par la datation suivante : « Le trois fois bienheureux Appolonius, l'ascète, souffrit le mar­ tyre onze jours avant les calendes de mai, d'après la chronologie romaine, au huitième mois d'après la chro­ nologie asiatique, et d'après la nôtre sous le règne de Jésus..:Christ, qu'il soit honoré pour l'éternité 2• » On découvre des datations semblables dans les actes de saint Pionius et de ses compagnons 3, ainsi que dans les actes proconsulaires de saint Cyprien 4 ; dans ces deux textes, on retrouve, après la chronologie fondée sur les années de règne des empereurs, la formule désormais consacrée : « sous le règne de notre Seigneur Jésus­ Christ 5 ». Certes, ce renvoi au règne du Christ ne constitue pas encore en lui-même une chronologie

1. Knopf/Kriiger, «Martyrium Polykarps» in Ausgewiihlte Miirtyrerakten, 1929. 7 ; trad. par Rauschen Gerhard, Echte a/te Miirtyrerakten, Bibliothek der Kirchenvater, vol. XIV, 1913, p. 307 sq. 2. Knopf/Kriiger (op. cit.), 35, «Akten des Apollonius», trad. par Rauschen G. (op. cit.), 328. 3. Knopf/Kriiger (op. cit.), 57, «Martyrium des Pionius »: · 4. Ibid., 64, «Akten Cyprians». • 5. Il est impossible de vérifier dans les nouvelles éditions le renvoi fait par Ehrhardt (Ehrhardt Arnold A.T., Politische Meta­ physik von Solon bis Augustin, vol. Il, 1 959) à la formule « war [..] Kaiser, wie wir bekennen, unser Herr Jesus Christus... », qui se trouve dans les actes des martyrS scylitaniques.

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chrétienne au sens propre du terme, mais il s'agit déjà bien plus que d'un simple sceau théologique apposé à des datations profanes. En effet, la référence à un monde temporel est claire : le règne du Christ roi recouvre des datations établies par rapport aux années de règnes terrestres. En ce sens, il est tout à fait légi­ time de parler d'un « nouveau commencement 1» dans l'histoire de la chronologie. Lentement, le fait que le règne du Christ ait des répercussions « historiques» se fait sentir. Dans ce contexte, un autre élément doit encore être pris en considération. Les récits de la souffrance et de la mort des témoins de la foi étaient lus au sein des communautés chrétiennes aux jours anniversaires des martyres. Ces commémorations sont à l'origine du calendrier des différentes fêtes des saints 2. Ainsi les textes des martyrologes, s'appuyant en partie sur les procès-verbaux dressés par . les tribunaux, fire�t pro­ gressivement leur entrée dans la mémoire de l'Eglise, pour constituer la culture générale . de la chrétienté 3. De fait, la tradition elle-même véhicule une référence permanente au règne du Christ, comme un bien commun à transmettre. On peut penser qu'une telle référence était manifeste chaque fois que l'on commé­ morait les martyres au cours des offices. Dans ·c ette hyp othèse, l'argument dont se servit l'abbé scythe Denis le Petit, pour contester la chronolo1. Pour reprendre les propositions de Ehrhardt (Anm. 7), 71. August Strobel parle d'une « weitreichenden weltchronologischen Umdisponierung » à la fin du uc siècle, Urspnmg und Geschichte des frühchristlichen Osterkalenders, 1977, 400. 2. Reifenberg Hermann, Fundamentalliturgie, vol. II, 1978, p. 270 sq. ; Hennig John, « Kalendar und Martyrologium ais Litera­ tµrfonnen », Archivfiir Liturgiewissenschaft, VII, l , 1961, p. I sq. A trouver aujourd'hui chez J. Hennig, literatur und Existenz, Aus­ geziihlte Aufsiitze, 1980, p. 37 sq., 10 sq., 25 sq. 3. Saint Augustin raconte (Sermo 280-282) que les récits du martyre des saintes Perpétue et Félicité et de leurs compagnons furent lus le jour de leurs anniversaires dans les églises d'Hippone.

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gie fondée sur l'ère dioclétienne, prenait en réalité appui dans la tradition. Celui-ci, chargé par le pape Jean I de recalculer les cycles de Pâques, s'opposa en effet à l'ère dioclétieri.ne, en ce qu'elle ravivait le sou­ venir d'un persécuteur acharné des chrétiens. Il était révoltant, disait-il, de devoir se référer au calendrier d'un tyran pour fixer la date exacte de Pâques. Selon lui, il était préférable de prendre comme mesure des années (« annorum tempora ») l'incarnation du Christ, afin, précisait-il, que « l'origine de notre espoir appa­ raisse encore plus clairement et [que] la source d'un rétablissement du genre humain, à savoir la Passion de notre sauveur, rayonne davantage encore 1 ». Cette idée n'était pas nouvelle. Soixante-quinze ans plus tôt, le mathématicien Victorius d'Aquitaine avait élaboré une table de Pâques contenant une chronologie qui se fon­ dait à la fois sur les consuls et sur la Passion du Christ 2. Visiblement le temps était venu, trois cents ans après les premières datations « après Jésus-Christ», et cent cinquante ans après le tournant dioclétien, d'ins­ taurer une datation radicalement nouvelle du temps. Le christianisme primitif, encore très proche de ses racines juives, s'était longtemps référé dans sa percep­ tion du temps aux traditions bibliques, auxquelles s'ajoutèrent plus tard des références chronologiques grecques et romaines. Puis la référence principale au Christ prit de plus en plus d'importance ; d'abord, au niveau théologique, en contestant l'égocentrisme de Rome et de ses empereurs, par opposition au Christ, seul roi digne de ce nom ; ensuite, au niveau histo­ rique, en annonçant un temps nouveau sous le signe du Christ. 1. Krusch Bruno, Studien zur christlich-mittelalterlichen Chro­ nologie. Die Entstelmng unserer Zeitreclmung (Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschaften Jg. 1937, phil.­ hist. Kl.), Berlin 1938, p. 59 sq. (64). 2. Krusch (op. cit.), p. 4 sq.

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L'histoire de la chronologie chrétienne reflète ainsi une nouvelle attitude des chrétiens face au « monde». Autant ce dernier leur était au départ relativement loin­ tain, étranger, indifférent, autant il acquiert de l'impor­ tance à partir de ce moment où le christianisme s'affirme sur le plan dogmatique, c'est-à-dire au ive siècle, et où naît, tant à l'est qu'à l'ouest de l'Empire romain, une société chrétienne. Le christianisme enva­ hit alors de plus en plus la vie quotidienne des gens. En même temps qu'il accepte de vivre davantage dans le monde, il s'intègre davantage dans le temps. De sorte qu'il cessera bientôt de vivre exclusivement dans le « temps des autres», et créera son propre temps. Plus précisément, la perception du temps 1 qui fut au départ la sienne se détacha progressivement des sché­ mas traditionnels, pour finir par trouver son caractère propre, que ce soit par l'établissement d'une nouvelle chronologie, la réforme du calendrier, ou par la repré­ sentation de l'événement sotériologique, les fêtes des saints comme celles des martyrs. 1. Le mérite de O. Cullmann réside incontestablement dans sa reconstruction si proche des sources des événements. Un grand nombre de ses découvertes, fruit d'une déduction systématique, seront, d'ailleurs, confirmées par les analyses historiques de A. Strobel (cf note 1, p. 51), selon qui les communautés chré­ tiennes opérèrent, dans la compréhension d'elles-mêmes, un chan­ gement à la fin du u• siècle en devenant plus sotériologiques qu'eschatologiques. « Der einstige Primat des Hoflens auf den bereits zum Gericht inthronisierten Menschensohn und Herrn wurde mm unwiderrujlich abgelost vom Primat des Glaubens an den in Verkündigung und Sakrament in der Gemeinde gegenwiirti­ gen Kyrios. Dass es mit der vorgenomme11e11 weltchronologischen Neuorie11tierung auch zugleich zur Erstellung neuer grosserer Kalenderzyklen kam (84j. , 112j., 95j. und J00j.), veranschaulicht das enge unaujlos/iche Wechselverhiiltnis von christ/icher Weltchronologie 1111d l,.irch/icher Ka/enderkomputatio11 » (A. Stro­ bel 402). Ainsi le «Christ du commencement» prend plus d'im­ portance que le « Christ eschatologique», et on insiste davantage sur l'incarnation que sur la mort et le retour si bien que la date de la naissance du Christ put devenir le centre de l'histoire. Un proces­ sus qui se réalisa très lentement et par petites étapes.

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À mesure que le christianisme se propagea dans le monde juif, dans l'Empire romain et au-delà de cet Empire, il se heurta à d'autres systèmes chronolo­ giques (Zeit und Zahlsysteme). Ces systèmes étaient composés, comme tout système de calendrier, d'élé­ ments naturels et d'éléments historiques. Les systèmes chronologiques cycliques se référaient en effet tant au Soleil et à la Lune (le jour, le mois, l'année) qu'à des conventions sociales (la semaine). Simultanément étaient apparus des systèmes chronologiques linéaires comprenant des mesures temporelles plus longues (des ères, des périodes), lesquels donnèrent naissance au fil des années à l'idée d'un cours d'événements irréver­ sibles : l'histoire. Quoique les deux systèmes fussent intimement liés aux anciens calendriers, le christia­ nisme, en les reprenant, les transforma, non sans être modifié à son tour. C'est pourquoi le calendrier chré­ tien contient aujourd'hui encore deux ordres entre­ mêlés, l'ordre naturel et l'ordre historique, et que l'année liturgique crée des liens entre les fêtes reli­ gieuses et les saisons 1 • Les assises de cette conception proprement chré­ tienne se développent d'abord au sein du cycle annuel juif. Juifs et chrétiens divisèrent de la même manière les mois en cycles de sept jours, coutume également attestée dans des civilisations plus anciennes du monde oriental. Un jour par semaine fut fixé comme jour de fête et de repos. La semaine juive, observée plus tard dans les communautés judéo-chrétiennes, passa ensuite dans les communautés pagano-chrétiennes de la Grèce Les débuts du calendrier chrétien

1. Pour l'organisation du temps dans la liturgie : Auf der Mauer Hansjôrg, Feiem im Rhythmus der Zeit I. Herrenfeste in Woche und Jahr (= Gottesdienst der Kirche. Handbuch der Liturgiewis­ senschaft, Teil 5), 1983, p. 18 sq. ; ou bien H. Hennig (op. cit.), p. 45 sq. ; H. Reifenberg (op. cit.), p. 236 sq.

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et de l'Asie Mineure, et de là dans toute l'Europe 1 • Il est étonnant de constater à quel point une mesure de temps telle que la semaine 2, qui se fonde sur des élé­ ments conventionnels et non pas naturels, a constitué une composante durable du calendrier occidental, et est demeurée incontestée jusqu'aux temps modernes. La Révolution française comme plus tard la révolution russe voulurent diviser le mois en décades, sans cepen­ dant y parvenir, puisque le repos du septième jour fai­ sait déjà partie intégrante du monde du travail dans les sociétés civilisées. Il va sans dire que la semaine chrétienne, d'origine juive, allait aussi véhiculer des éléments de culture païenne. En effet, après avoir investi la semaine plané­ taire du monde gréco-romain, la semaine juive en avait aussi adopté 3 les noms des jours. Ces noms prove­ naient en fait des cinq planètes visibles à l'œil nu, les Romains ayant formé leurs noms sur ceux de Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, et sur ceux de la Lune et du Soleil. Il en va de même pour les noms des mois dans le calendrier européen, qui nous viennent des Romains, après l'abandon des mois babyloniens et hébreux, pourtant beaucoup plus anciens. C'est à l'époque des premiers Césars que la série des mois fut complétée par les mois de juillet et d'août, évoquant respectivement les noms de Jules César et d'Octave Auguste 4• Enfin l'année julienne fut créée lors de la réforme du calendrier par Jules César, laquelle fonde toute la chronologie moderne. Il s'agit d'une année solaire de 365 jours un quart, augmentés d'un jour 1 . Zemanek Heinz, Kalender und Chronologie, 1987, p. 17 sq. H. Auf der Mauer, p. 26 sq. ; H. Reifenberg, p. 243 sq. 2. La semaine et le mois se réfèrent certes au quart de lune et à la lunaison, mais il n'y a pas de rapport direct à la lune dans notre calendrier. Voir H. Zemanek, p. 18. • 3. l;I. Auf der Mauer (op. cit.), p. 27 ; H. Zemanek, p. 82. 4. A ce sujet : Borst Arno, Computus. Zeit und Zahl in der Geschichte Europas, 1990, p. 1 8 sq.

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intercalaire tous les 4 ans, répartis sur 12 mois, avec une semaine de 7 jours et le début de l'année· fixé au 1cr janvièr. Au sein de cette organisation du temps, marqué par la semaine juive et le mois et l'année romains, le dimanche devint le centre du calendrier chrétien. Premier jour après le sabbat, le dimanche lui resta au départ intimement lié, notamment à Jérusalem, mais devint par la suite de plus en plus indépendant et finit par entrer peu à peu en concurrence avec l'ordre des fêtes juives 1 . Certes, les théories sur l'origine du premier jour de la semaine varient 2. Une chose pour­ tant est sûre : la fête dominicale s'enracine dans l' évé­ nement pascal, puisque les premières communautés se référaient toujours à l'apparition du Christ le premier jour suivant le sabbat 3• Aussi les premiers chrétiens appelaient-ilsjour du Seigneur, expression évoquant la mort, la résurrection et le retour du Christ, cette assem­ blée où l'on proclamait l'évangile et célébrait l'eucharistie 4• Le fait de fêter régulièrement ce jour de commémoration - les spécialistes de la liturgie par­ lent aujourd'hui d'une « Pâques hebdomadaire 5» -, fut décisif pour la suite, comme celui de l'intégrer dans le rythme annuel, puisqu'il servit de base aux assem­ blées des premières communautés chrétiennes. On vou­ lait fêter et réactualiser périodiquement le jour de la Christianisme : héritages et destins

l. H. Auf der Mauer, p. 26 sq., 36 sq. ; H. Reifenberg. p. 243 sq. 2. Sur l'état actuel des recherches : Rordorf Willy, « Ursprung und ·Bedeutung der Sonntagsfeier im frühen Christentum », Limr­ gisc/1es Jahrbuch 3 1, 1981, p. 145 sq. ; H. Auf der Mauer, p. 35. 3. « Die Sonntagsfeier ist insofern im Ostergeschehen verankert, ais sie spiiter, und zwar in je verschiedenen Gemeinden zu je verschiedenen Zeiten durc/1 die A uferstehung bzw. die Erscheimmg des A uferstandenen am Ers/en Tag motiviert wurde. Eine litur­ gische Kontinuitiit mit dem Geschehen selbst oder auc/1 nur mit der Urgemeinde ist aber nicht nachzuweisen » (H. Auf der Mauer, p. 39). 4. W. Rordorf (Arun. 20), p. 156 sq. 5. H. Reifenberg, p. 244 ; voir aussi Corbon Jean, Liturgie de source, Paris, 1980.

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glorification de Jésus, princjpe de base de l'ancienne liturgie, étant donné que l'Eglise ne célébrait pas un événement historique, mais la présence tout an-histo­ rique du Ressuscité. « Nous proclamons ta mort, Sei­ gneur, nous célébrons ta résurrection et nous attendons ta venue dans la gloire », dit une· prière de l'Église primitive, prière remise à l'honneur par le concile de Vatican II. La libération de l'Église par Constantin (en 321 ap. J.-C.) provoqua un changement des centres d'inté­ rêt. D'une part, on établit officiellement dans le calen­ drier, au détriment du jour de Saturne romain et du sabbat juif 1 , le jour du dimanche comme jour de fête et de repos. Puis, sous l'impulsion des synodes provin­ ciawc, le devoir dominical s'étendit à toute la chré­ tienté. D'autre part, la fête annuelle de Pâques, organisée de manière différente à l'est et à l'ouest, et souvent célébrée à des moments distincts, passa au pre­ mier plan. Elle occupe désormais une place centrale dans l'année liturgique et le calendrier naturel. S'agis­ sant de cette fête, le concile de Nicée prit dewc déci­ sions importantes : il ratifia, d'une part, la coutume romaine de fêter Pâques le dimanche, et fixa, d'autre part, sa date de commémoration au premier dimanche qui suit la pleine lune de printemps 2• Les principaux éléments du calendrier liturgique sont les suivants : d'abord la semaine juive, dans laquelle, cédant la place au dimanche, le sabbat ne jouait plus de rôle central; l'année romaine ensuite, qui reposait sur le calendrier solaire - même si les débuts d'année n'avaient pas céssé d'être modifiés au cours des siècles ; enfin, faisant un détour par la Pessah juive, la date de Pâques était calculée sur le mouvement lunaire. ·; · À partir de Pâques, on fixa les autres fêtes mobiles 1. A. Borst (op. cit.), p. 20. 2. H. Reifenberg, p. 245 ; H. Zemanek, p. 44 sq.

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de l'année liturgique (le mercredi des Cendres, le dimanche des Rameaux, l'Ascension du Christ et la Pentecôte), auxquelles s'ajoutèrent les différentes fêtes commémoratives des saints, comptant progressivement ceux de toutes les régions de la chrétienté, fêtes qui complétaient ainsi le cycle annuel. On avait donc créé progressivement un calendrier organisant les fêtes et les jours de travail, le temps de travail • et le temps libre. Ce fut surtout à l'ouest que l'idée de l'Incarnation passa au premier plan. Tout comme .Dieu était devenu chair lors de son incarnation, il était aussi entré dans la temporalité des hommes. Aussi chaque célébration eucharistique rappelle-t-elle le Vendredi saint, Pâques, I 'Ascension 1 et les jours du Seigneur, tandis que les fêtes des saints retracent au cours de l'année liturgique les événements saints de l'histoire. Là aussi, l'Église « s'est profondément ancrée dans le temps», permettant ainsi à la pensée d'embrasser des périodes chronologiques de plus en plus longues. Le monde cesse alors d'être pour le Chrétien un lieu né du hasard et de la contingence, où l'on s'exerçait à la vertu, comme encore à l'époque du christianisme eschatologique des temps anciens. Le monde s'intègre à l'histoire du salut, et le christianisme en vient à embrasser à-la fois le monde et la société. La « innerweltlich-heilsgeschichtliche Orientieru�g der abendliindischen Kirche 2 » (« l'époque où l'Eglise d'Occident se tourna vers le monde où se déroulait l'histoire sainte») s'amorça. Ce n'était donc pas un hasard historique que l'ère de l'Incarnation remplaçât au vie siècle en Occident les anciennes ères de la Passion et de l'Ascension qui avaient encore marqué les tables de Pâques établies par 1. J. Hennig, «Der Gescliichtsbegriff der Liturgie», in Schwei­ zer Rundschau 49, 1949, p. 50. 2. A. Strobel, Texte zur Geschichte des frühchristlichen Oster­ kalenders, 1984, p. 153.

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Victorius. On calcule désormais de manière systéma­ tique le cycle de Pâques en fonction de la date de nais­ sance du Christ. Il en va de même pour la nouvelle chronologie chrétienne. Ce faisant, des périodes histo­ riques de plus en plus longues furent appréhendées, phénomène pressenti de longue date et que le travail des computistes permet aisément de confirmer. Leurs calculs comprenaient au me siècle des périodes de 84, 95 et 1 12 années, périodes qui passent au 1VC siècle à 200 années, puis à 500 au yc siècle 1 . Au haut Moyen Âge enfin, le computiste envisageait des périodes encore plus longues pour les datations de Pâques et de l'année liturgique 2, au moyen de calculs astrono­ miques et mathématiques. En devenant responsable du « temps naturel» et du calendrier, l'Église avait finit par exercer les compé­ tences d'un Empire romain alors en déclin. Cela fut aussi le cas pour les différentes réformes du calendrier devenues de plus en plus nécessaires au cours des décennies, puis des siècles, et qui ne s'effectuèrent pas sans susciter de nombreux problèmes. D'une part, les connaissances des mathématiciens et des astronomes n'étaient guère suffisantes pour établir concrètement, à partir des rares indications chronologiques fournies par les Écritures, les dates de naissance et de mort de 1. A. Strobel parle d'une « sehr bedeutsamen zeitchronolo­ gischen Umstel/ung » (Ursprung und Geschichte des frühchristli­ chen Osterkalenders, 1977, p. 452) en faisant allusion à la fin du n• siècle. Il êvoque le rapport entre la computation alexandrine et la chronologie défendue par Hippolyte de Rome et de Jules l 'Afri­ cain, qui datèrent la naissance du Christ en l'an 5500 d'une ère du monde. « Die byzantinische Chronistik, aber auch das mittelalter­ liche Geschichtsdenken, sind ohne sie undenkbar. Letzten Endes isr das abendliindische Bewusstsein bis in die Moderne hinein davon gepriigt worden. Die Weltbedeutung des Christusgeschehens fand damit wohl ihren eindrucksvollsten zahlenmiissigen Niederschlag » (p. 45 �)2. A ce SUJet : A. Borst (op. cit.), passini, et H. Zemanek, p. 35 sq.

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Jésus 1• D'autre part, des difficultés ne tardèrent pas à apparaître s'agissant de coordonner les diverses chro­ nologies, lesquelles différaient en raison des constella­ tions stellaires 2• Non seulement le jour des années 1 . Pour le problème de l'année de naissance et de mort de Jésus, voir A. Strobel (op. cit.), p. 138 sq., et H. Zemanek, p. 84 sq. 2. Ni la durée de l'année résultant du temps mis par Je Soleil pour revenir en un même point sur la voûte céleste, ni le mois résultant du temps mis par la Lune pour revenir en un même point de la voûte céleste ne sont exactement divisibles par le jour, durée mise par la Terre pour tourner autour de son axe. Peter Rück évoque dans son article « Die Dynamik mittelalterlicher Zeitmasse und die mechanische Uhr » (Môbius Hanno/Bems Hôrg Jochen, Die Mechanik in den Kü11ste11. Studien zur iisrlzetischen Bedeutung von Narurwissenschaft und Technologie, 1990, p. 1.7 sq.) les réper­ cussions sur le calendrier liturgique. « Weil die 365 Tage des Jalzres nichr durch 7 teilbar sind, also keine ganze Zahl von Wochen ausmaclzen, sind a/le ragesdatierten Feste um 7 Wochen­ rage verschiebbar. Wo aber ein bestimmter Wochenrag, meist ein Sonntag, fiir die Feier geforderr ist, muss das Damm um 7 Einhei­ ren sclnvanken, und wo zusiitzlich zum Wochentag noch eine bes­ timmte Mondphase gefordert ist, muss das Datum um die Differenz zwischen Mondphasendatum und Sonnenjahrsdatum schwanken. Es gibt deshalb zwei Gntppen von beweglichen Fesren. / 1. Wo nur ein besrimmter Wochenrag in Bezug auf ein fixes Darum gefordert ist, umfassr der Spielraum 7 Tage. So bei den vier Adventsso1111ta­ gen, deren erster zwischen dem 27. November und dem 3. Dezem­ ber liegen kann, je nachdem, ob der 25. Dezember auf einen Sonntag oder einen anderen Wochentagfiillt. Der sog. Weilmachts­ festkreis - inkl. die dreizehn Tage bis Epiphanie - istjünger und weniger ausgreifend ais der Osterfestkreis, der erheblich sriirkere Turbulenzen mit sich bringt. / 2. Da Ostem auf den Sonntag nach dem ersten Fnïhlingsvollmond fiillt, sclnvankt sein Datum nicht b/oss um 7 Woclzentage, sondern zusiitzlich um die Differenz zwisclzen Mond- und Sonnenmonatsdarum. Bei einem fzxen Fnïh­ jalzrsbeginn am 21. Miirz kann der erste Fnïhjalzrsvol/mond zwischen dem 21. Miirz und dem 18. April stattfinden, Ostem aber - der Sonntag danach - auf 35 verschiedene Daren zwischen dem 22. Miirz und dem 25. April fallen. Um diese 35 · Tage verschieben .sich aile an Ostern gekmïpften Termine, die Sonntage der voroster­ lichen, 40riigigen Fastenzeir und die Feste der 50tiigigen, nachos­ terlichen Zeit bis Pfingsten, die Sonntage und die Feste wie Himmelfalzrt, Trinitas und Fronleiclmam. Die kalendarischen Tur­ bulenzen des Osterfestkreises betreffen die Monate Februar bis Juni ; ais lerztes daran gekmïpftes Fest fiillt Fronleichnam - erst im 13. Jahrhundert eingefiilm - spiitesrens auf den 24. Juni (das

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bissextiles était trop long de 11 minutes - il en résul­ tait un décalage d'I jour tous les 128 ans -, mais le cycle lunaire de 19 ans aboutissait lui aussi à marquer 1 jour de trop tous les 3 10 ans. Il en résultait que les dimanches de Pâques ne correspondaient plus aux dates normales fixées par le concile de Nicée. Ce problème devint patent à la fin du xnic siècle 1 , et suscita aussitôt de nombreuses propositions de réforme du calendrier 2• La réforme grégorienne de 1582 opéra, après de nombreuses réticences, une meilleure adapta­ tion à l'année tropicale, en fixant l'équinoxe du prin­ temps au 2 1 mars. On perdit ainsi 10 jours, le vendredi 15 octobre 1582 succédant au jeudi 4 octobre 1582. On modifia en même temps la règle des jours interca­ laires, ceux des années bissextiles, en en prévoyant seulement 97 sur une période de 400 ans, et en suppri­ mant les jours intercalaires des années divisibles par 100, · sauf si leur centaines étaient aussi divisibles par 4. De plus, on améliora la méthode de détermination de la date du dimanche de Pâques 3• L'Europe ayant été entre-temps divisée en deux confessions, cette réforme . �;;./,«,,. -> ...y

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Fig. 8 Rodin, Iris messagère, bronze. Musée Rodin. © ADAGP, Paris 2002.

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Fig. 9 : Picasso, Nu accroupi, 1959. Coll. part. © Succession Picasso, Paris 2002.

QUELLE MUSIQUE SACRÉE POUR L'AN 2000 ? par Pierre Brunel

1 On néglige trop souvent le fait que les Cinq Grandes • Odes de Paul Claudel, commencées en 1900, sont, dans leur titre même, suivies d'un Processionnai pour saluer le siècle nouveau... Ainsi l'avait voulu le poète pour la première édition de 1910, à la Bibliothèque de ! 'Occident : la couverture blanche et or avait été dessi­ née par Zdenka Braunerova, une amie tchèque, et le titre complet s'y déployait. Rien de tel pour l'édition la plus courante aujourd'hui, celle de la collection « Poésie/Gallimard ». Ne figurent sur la couverture, au-dessus du visage de Claudel « nell mezzo del cam­ min di [sua} vita », trois fois reproduit, que le titre abrégé, Cinq Grandes Odes (elles y perdent leur majuscule), et, un peu plus bas, La Cantate à trois voix, comme si cette cantate était inférieure aux odes : Jean Grosjean, dans la Préface du volume, où il veut parler en poète d'un poète, salue un chef-d'œuvre dans les cinq odes, mais ne dit mot du Processionnai. J'ai­ merais • reprendre cette longue théorie de distiques rimés et partir de ce texte au moment où, à sa manière, ce colloque salue le siècle nouveau et s'interroge tant sur les deux millénaires qui ont précédé que sur le mil­ lénaire qui va commencer. L'ode est à l'origine le chant, ôdè en grec, comme

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la cantate est en principe chantée. Fidèle au principe de son maître Mallarmé, Claudel cherche alors à « re­ prendre à la musique son bien». Il le fait d'une autre manière, en choisissant des formes musicales comme l'Ode à sainte Cécile de Haendel ou comme la cantate composée pour chaque dimanche par Jean-Sébastien Bach - deux compositeurs aimés et admirés de lui. Mais curieusement les Cinq Grandes Odes sont « sans rime ni mètre », alors que le Processionnai est formé de longs vers rimés, pour lesquels Claudel lui-même écartait le nom de