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French Pages 757 st [757] Year 2003
LAMBROS (OULOUBARITSIS
Aux origines de la philosophie , europeenne De la pensée archaïque au néoplatonisme 4e édition
~if, de boeck
À Katy pour sa patience
Sommaire Avant-propos
9
Présentation de la quatrième édition
Il
Présentation de la troisième édition
23
Introduction 1 L'historicité de la philosophie européenne 2 La philosophie et son histoire
39 39 45
Chapitre 1 L'homme archaïque et son monde 1 Les facteurs politiques et socio-économiques 2 Le facteur religieux 3 Le facteur mythique
51 51
Chapitre 2 La transmutation du mythe 1 La pensée ionienne et l'unité du fondement 2 Le pythagorisme 3 L'éléatisme
71 71
55
57
90 104
Chapitre 3
Physique du mélange et physique téléologique 1 Une dissidence féconde 2 Les atomistes entre le hasard et la nécessité 3 La nécessité d'un intellect cosmique Conclusion
Chapitre 4 De la sophistique au socratisme 1 La sophistique ou le triomphe de la parole 2 Socrate et la naissance de l'éthique 3 Les écoles socratiques Conclusion
127 128 139
151 164
167 167 190 196 212
Aux
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ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE Et.;ROPÉENNE
Chapitre 5 Le platonisme 1 Platon et le platonisme 2 L'œuvre de jeunesse 3 Les dialogues de transition 4 L'œuvre de la maturité 5 L'œuvre de vieillesse 6 Les héritiers de l'académie platonicienne
215 215 231 250 262 332 380
Chapitre 6 L'aristotélisme 1 Aristote et l'aristotélisme 2 Le platonisme d'Aristote 3 La méthodologie 4 La philosophie de la nature 5 La philosophie première 6 La philosophie pratique 7 Les héritiers de l'école aristotélicienne
387 387 402 419 471
Chapitre 7
La philosophie à l'époque hellénistique et romaine
Introduction 1 Épicure et l'épicurisme 2 Le stoïcisme 3 Le scepticisme
511
546 561 565 565 571 588 623
Chapitre 8 La naissance du néoplatonisme Introduction 1 La formation du néoplatonisme hellénique 2 Philon d'Alexandrie et l'ambivalence du logos 3 La formation du néoplatonisme chrétien 4 Plotin et la fondation métaphysique de l 'Un 5 La christianisation de l'empire romain
629 629 631
Conclusion
719
Bibliographie
725
Table des matières
747
642 647
659 686
Avant-propos Toute réflexion de l'homme sur ses origines est en même temps une réflexion sur son présent, sur ce qu'il est et ce qu'il est devenu, avec, aussi, l'espoir de deviner ce qu'il deviendra. C'est pour expliquer le présent que l'homme crée des mythes d'origine et s'intéresse à sa généalogie et à son histoire, aux origines de l'Univers et à tout ce qu'il contient, comme si ce qu'il est devait se dérober s'il ne maîtrisait pas ses origines et les processus qui ont contribué à réaliser le présent dans lequel il s'insère. C'est en ce sens que la philosophie, depuis ses origines grecques, n'a cessé des 'interroger sur les origines (al"C'hai) des choses (phénomènes et événements), en scrutant leurs principes (archai). Que le même terme archè exprime l'origine et le principe, suffit à faire voir dans quelle ambiguïté s'enracine le discours philosophique et, en même temps, sa profonde proximité avec le mythe-qui ne cesse del 'interpeller. Dès lors, traiter des origines de la philosophie européenne, c'est considérer l 'inévitable intrication du mythe et de la philosophie en laquelle s'enracine l'énigme de notre présent, de ce que nous sommes, de ce que nous sommes devenus et de ce que nous deviendrons. Dans ces conditions, toute recherche des origines est indissociable du présent et d'une forme d'actualité. Ceci explique le fait qu'un travail comme celui-ci, qui concerne notre passé, est intégré dans une collection dont le but principal est de faire Je point sur des questions philosophiques "d'une évidente actualité". Ce livre n'aurait jamais pu paraître si mon collègue del 'Université de Liège, Daniel Giovannangeli, ne m'avait encouragé à donner une nouvelle consistance à ce qui constituait au départ les notes d'un cours à l'Université Libre de Bruxelles. Je tiens ici à le remercier de l'avoir accueilli dans la collection qu'il dirige. Qu'il me soit également permis de remercier vivement Dominique Pirotte, qui n'a pas ménagé son temps pour relire le texte et les épreuves, en m'épargnant de nombreuses erreurs matérielles et imperfections de style.
Présentation de la quatrième édition
Plus de dix ans se sont écoulés depuis la première édition de ce livre. L'accueil dont ce travail a bénéficié au fil des éditions successives me donne l'occasion, une fois encore, d'améliorer sa présentation et son contenu. La complexité de son objet est, on s'en doute, une source permanente d'insatisfaction aussi bien pour moi-même que pour les lecteurs, frustrés dans certaines de leurs attentes. J'espère que pour les lecteurs ce manque est moins dû à l'insuffisance de ce qui est décrit qu'au désir d'en savoir plus, d'aller plus loin dans les multiples chemins de la philosophie, en abordant d'autres textes philosophiques, d'autres histoires de la philosophie, y compris mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, qui complète et prolonge ce travail 1• Si tel était le cas, ce livre aura atteint son objectif pour ceux auxquels il s'adresse principalement, à savoir les étudiants et les hommes cultivés : les initier à l'histoire de la philosophie et leur ouvrir des voies que chacun pourra poursuivre par lui-même, en accédant aux plaisirs dispensés par la philosophie. Je souhaite néanmoins que ce livre soit également lu par les spécialistes, qui pourront y trouver des explicitations de certains points importants concernant des grands thèmes de la pensée : la pratique archaïque et philosophique du mythe, la différence entre eonta et onta, qui n'est pas seulement une nuance philologique entre deux dialectes grecs, mais une différence philosophique fondamentale qui concerne la transformation profonde de la pensée par l'émergence de l'étant stable au détriment de la chose temporellement déterminée ; le rapport entre l'Un et l'Être, avec une prééminence de l'Un, pratiqué de multiples façons; le
1.
Histoire de la philosophie a11cie1111e et médiémle, Paris, Grasset. Paris, 1998.
Aux
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rejet de la traduction (anachronique) de l'eidos par "forme" au profit d'"ldée" (pour Platon), "spécificité" et "espèce" pour Platon, Aristote et d'autres; la question de l'instauration des principes chez Aristote par plusieurs méthodes, y compris celle de la division, généralement occultée parles spécialistes 2 ; le statut de l'intellection chez Aristote, où l'intellect agent est interprété à partir de 1'ensemble des intelligibles manifestant les spécificités des étants; l'interprétation du pneuma stoïcien comme matière active et vitale au lieu de "souffle", etc. Leur réaction me sera utile pour l'évaluation et l'élucidation de mes propres interprétations. Comme je l'ai noté dans l'Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, toute histoire de la philosophie propose une forme d'intelligibilité fort partielle du phénomène historique et "dicte au lecteur les données d'une philosophie de l'histoire sous-jacente qui influence sa formation et ses choix"\ Il s'agit là d'une sorte de fatalité inévitable, liée à l'activité philosophique elle-même : elle est due à la distance infranchissable qui sépare la profusion des expériences philosophiques du passé, -qu'il est impossible de maîtriser, non seulement à cause de la finitude del 'historien, mais plus objectivement à cause de la disparition de la plupart des paroles et textes du passé-, et la promotion de certaines seulement d'entre elles. L'histoire accomplit une telle sélection pour des multiples raisons, parmi lesquelles le contexte politico-culturel et les choix des philosophes qui traitent le passé jouent un rôle incommensurable. C'est pourquoi toute histoire de la philosophie ne peut que demeurer en retrait par rapport aux attentes de ses lecteurs, tout en laissant, à son auteur, un espace de liberté qui marque son originalité et fonde l'intelligibilité qu'il souhaite promouvoir pour éclairer notre historialité. Dans mon cas particulier, s'ajoute une difficulté supplémentaire: la tentative de réaliser seul des histoires de la philosophie qui s'étendent sur plusieurs siècles - tâche téméraire et pourtant nécessaire si l'on tient encore aujourd'hui à assurer une intelligibilité plus cohérente de notre pensée, qui compense les multiples subjectivités juxtaposées que l'on rencontre actuellement dans la plupart des histoires de la philosophie.
2. Y compris par M. Crubellier et P. Pellegrin dans leur dernière livraison (Aristole. Le philosophe,,, h•ssavoirs. Seuil. Paris, 2002), dont l'objet se rapporte pourtant à cette question même. Ce manque est paradoxal, si l'on tient compte du premier livre de P. Pellegrin (La c/assijica1io11 des animaux cire:ArislOle,Les Belles Lettres, 1982), qui avait amorcé une ouverture vers cette direction.
3.
Op. cil., p. 9.
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Mais quel que soit le mode sous lequel sont élaborées les histoires de la philosophie à notre époque, ceux qui osent encore s'engager dans cette aventure attendent beaucoup de la critique pour évaluer leur travail et pour réfléchir sur leur démarche, en vue de l'améliorer lorsque l'occasion se présente à eux. Le fait dès lors que l'insatisfaction accompagne nos démarches et rencontre, mais autrement, celle de nos lecteurs, ne nous dispense pas de notre responsabilité d'historien de la philosophie et de philosophe à l'égard de ce que nous devons encore offrir à nos lecteurs. Il est souhaitable, quand l'occasion nous en est donnée, de chercher à surmonter, parmi les écueils, au moins ceux qui sont à notre portée. Aussi cette nouvelle édition m'a-t-elle paru une bonne occasion d'apporter, en plus d'une actualisation raisonnée de la bibliographie (principalement en langue française), quelques précisions conceptuelles et thématiques, sans trahir néanmoins l'inspiration première de mon travail. Tout d'abord, mes propres recherches au cours de ces dernières années m'ont permis de repenser certains problèmes, comme celui du mythe dans le monde archaïque, notamment à partir de la différence entre logos au sens de katalegein / katalogos, qui signifie dire les choses successivement (donc comme récit) et qui requiert le redressement de son sens, et mythos, qui signifie (déjà chez Homère) une façon de parler, ce qui entraîne plusieurs usages, y compris celui de fable ou encore la manière d'articulerles mots. Ce n'est qu'au fil du temps (après Platon et Aristote) que le terme mythos couvrit également la pratique du récit. De plus.j'ai montré que la différence entre ce type de discours catalogique, qui associe le récit et la façon de parler (et quel 'on peut dès lors qualifier de "discours mythique"), diffère du logos au sens de "discours argumentatif', non pas parce que celui-ci aurait mis en question l'idée du récit (au sens d'un déploiement selon une succession), puisque le discours argumentatif étale lui-même une succession d'arguments, mais parce qu'il ne requiert plus de redressement, ouvrant aussitôt à la question de l'orthos logos (d'un discours "dressé", c'est-à-dire droit, correct, voire d'une raison droite). Enfin.j'ai modifié ma position initiale concernant le mythe, -qui m'avait permis d'établir la spécificité du mythe vers les années 80, à travers le lien qui unit le discours catalogique et les diftërents types de généalogie, dévoilant le caractère cognitif de cette pratique-, en incluant en plus, dans le discours catalogique, les systèmes de catalogues (comme le catalogue des bateaux chez Homère, etc.) et les généalogies (fondées sur le schème de parenté), les mythes mettant en jeu
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Aux
ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE Et;ROPÉENNE
les voyages qui sont généralement des quêtes (comme le retour d'Ulysse à Ithaque, les Argonautes et la recherche de la Toison d'Or, le cheminement de Thésée vers Athènes et le cycle crétois, etc.). Cet élargissement fait voir que la rupture entre pensée archaïque et pensée philosophique ne se fait pas, comme je l'avais soutenu à l'époque, par la soumission des mythes généalogiques à une nouvelle pratique du mythe mettant en œuvre le schème du chemin dont Parménide serait l'initiateur, mais par une modification, chez celui-ci, du sens de la quête, en instaurant une quête du savoir- ce qui assure d'une façon plus décisive au schème du chemin (hodos) un usage nouveau, source de la met-hodos. Profitant de cette nouvelle édition, je fais également état, parmi les pratiques généalogiques, de celle des Orphiques à la suite de la découverte du papyrus de Dervéni, et des nouveaux fragments d'Empédocle, découverts par mon collègue del 'Université de Bruxelles, Alain Martin 4 • D'autre part, mes recherches actuelles tentent d'éclairer davantage les multiples pratiques de l'Un et du Multiple, en montrant que les propres qui leur appartiennent et les modes par lesquels ils se manifestent sont fort nombreux, beaucoup plus nombreux que je ne l'avais soupçonné dans les années 80. Jamais jusqu'ici il n'a été fait un quelconque inventaire de ces structures, ne serait-ce que parce que ce domaine de la métaphysique est resté en dehors des préoccupations ontologistes de la philosophie contemporaine, et en grande partie aussi en dehors des philosophies actuelles de la "différence", qui pourtant se meuvent dans les mêmes parages. Sans intégrer ces éléments dans ce travail, j'ai néanmoins ajouté quelques données qui éclairent davantage son cheminement, quand il était nécessaire. C'est ainsi que j'ai indiqué d'une façon plus précise les modes de l'Un, notamment pour Aristote et pour les Stoïciens, en vue de faire voirdavantageencore leur pratique hénologique, encore négligée par la grande majorité des interprètes. Enfin, les nombreux séminaires du Cellfre de Philosophie ancienne del 'Université de Bruxelles, -organisés souvent en collaboration avec 4. Cf. L. BRISSON, "Les théogonies orphiques et le papyrus de Dervéni. Notes critiques", Revue cl'histoire ,les religions, 202, 1985, pp. 389-413 et l'ouvrage collectif, Stucliescmthe Deiwni Papyrus, éd. A. Laks et G. W. Most, Clarendon Press, Oxford, 1997. Pour plus de détails. voir mon Histoirec/ela philosophieancienneet mécliémle. op. cit.•pp. 86--91.En dernier lieu, "L'orphisme et ses écritures", Rel'llecl'histoiredes religions, 219(4 ), 2002. D'autre part, à propos d'Empédocle, voir A. MARTIN et O. PRIMA VESI, L'Empéc/odc•cl,•Strasbourg (P. Strosh.gr. lnv. 1665-1666). Introduction, édition et commentaire. B.N.U.S. et Walter de Gruyter, Strasbourg-Berlin New York, 1999.
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d'autres Universités et Centres de recherche belges et français-, ont enrichi mes réflexions et contribué à approfondir certaines de mes idées. Ils m'ont permis notamment de préciser la terminologie concernant le pneuma et la krasis chez les Stoïciens. Je tiens d'ailleurs à remercier ici les chercheurs du Centre de philosophie ancienne et toutes les personnes qui ont pris part à nos séminaires pour le travail fait en commun en vue d'éclairer le langage philosophique des Stoïciens. J'associe à ces remerciements également les collègues et chercheurs de la Katholiek Universiteit Leuven et de) 'Université de Lille III qui, lors de nos séminaires communs sur Plutarque, m'ont permis de clarifier de nombreux concepts de la philosophie médioplatonicienne, ainsi que les collègues et chercheurs du Centre d'Études aristotéliciennes de l'Université de Liège qui m'ont donné l'occasion, lors d'une rencontre, d'approfondir mon interprétation de l' eidos selon Aristote, en explicitant davantage les sens qui me paraissent s'y attacher : spécificité, espèce et aspect. Je tiens à ajouter ici que les questions et les critiques de certains de mes étudiants qui ont pris la peine de travailler leur cours à partir de ce livre, m'ont aidé à découvrir de nombreuses imprécisions qui m'avaient échappées jusqu'ici. Que cet ouvrage ait éveillé au questionnement philosophique certains d'entre eux et rendu possible une approche critique, constitue pour moi l'encouragement le plus vif et le plus durable dans mon travail de chercheur et d'enseignant. J'ai appris, tout le long de ma carrière dans l'Université, que s'il est vrai que de bons enseignants forment de bons étudiants, il n'est pas moins vrai que les meilleurs éducateurs des enseignants sont les étudiants et les chercheurs. Je crois que le travail philosophique de ceux qui ont la chance d'enseigner doit beaucoup aux auditeurs auxquels ils s'adressent. Dans les rapports réciproques et permanents entre enseignants et enseignés, se crée une forme de pensée dont la fécondité ne se manifeste jamais d'une façon transparente, car elle s'enracine dans le mode de vie de tous ceux qui ont goûté et apprécié les délices de la philosophie. Je ne voudrais pas achever cette présentation sans insister sur le fait que les critiques ou suggestions, orales ou écrites, de quelques collègues qui ont eu l'occasion de lire ce livre, m'ont permis de corriger certaines erreurs et de clarifier quelques points ambigus\ Profitant de cet effort de 5. Je tiens ici a remercier Bernard POUDERON pour son compte rendu dans la Re\'ue des Études grecques. 114, 2001. pp. 311-314. Sa lecture attentive de la dernière paniede mon livre, m'a permis de corriger quelques erreurs et d'éclairer cenaines idées. Par la
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Aux ORIGINES
DE LA PHILOSOPHIE EUROPÉENNE
clarification, j'ai trouvé l'occasion d'indiquer le moment décisif d'une spiritualisation de la pensée grecque, où l'idée d '"exercice spirituel", pour reprendre l'expression à la mode de Pierre Hadol-, s'est placée au centre de la réflexion antique sur l'idéal du sage. Mais ce moment, dont l'apogée correspondrait à l'époque d'Épictète et de Marc Aurèle•, ne me paraît pas couvrir l'ensemble de l'expérience grecque de la pensée et de l'action, ni ne constitue un modèle pour expliquer toute la philosophie antique. Il s'agit de l'expression d'une époque bien particulière et fort limitée où l'activité de sagesse associait l'exercice théorétique et une sorte de thérapeutique de l'âme. Cette dernière perspective caractérise principalement une tendance importante de la philosophie hellénistique et romaine 7• C'est dire que le mérite du travail remarquable de Pierre Hadol est d'avoir montré que la philosophie antique est parvenue à mettre en œuvre un mode de vie qui permet de cheminer vers un idéal de perfection représenté par la figure du sage. Pierre Hadol est le premier à avoir vraiment élucidé le sens de cette activité particulière, qui vise au bonheur
parla maîtriseou ledépouillementdespassions,sourcesde nos souffrances. Chaque école (hellénistique) "a sa méthode thérapeutique propre, mais toutes lient cette thérapeutique à une transformation profonde de la manière de voir et d'être de l'individu. Les exercices spirituels auraient précisément pour objets la réalisation de cette transformation"". Mais de là supposer que ce mode de vie est commun à toute la philosophie grecque, c'est franchir un pas que, pour ma part, j'estime téméraire. Autrement dit, le problème est de savoir si partant de ce modèle tardif, on peut le généraliser et l'appliquer à l'ensemble de la pensée grecque, ce même occasion je remercie Pierre DESTRÉE qui. par son analyse de mon Histoire de la philosophie ancienne et médiél'ale. dans la Re\'ue philosophique de Loul'ai n. fév. 2002, pp. 242-244. me donne l'occasion d'indiquer ici ce qui me sépare de l'approche de Pierre Hadol, qu'il oppose à la mienne. 6. Je ne développe pas ces deux auteurs dans ce travail ; je les ai abordés dans mon Histoire de la philosophie ancienne et médiél'ale, pp. 544-550. 7. Voir sur cette question M.C. NUSSBAUM (dir.), "The Poetics of Therapy. Hellenistic Ethics in its Rhetorical and Literary Context", Apeircm, 23 (4 ), 1990 et M.C. NUSSBAUM, The Therap_v of Desire. Theory and Practice in Helleiristic Ethics, Princeton Univ. Press, Princeton, 1994,ainsi queJ. BRUNSCHW!Get M. NUSSBAUM, S111diesin H,•/1,•nisticPhilosophyoJMind : Pmœ,•dingsoJFifth Symposium He/1,•nistirnm, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1993. 8. P. HADOT. Exel'Cices spiri111e/set philosophie amique, Préf. d'A. Davidson, Albin Michel. Paris. 2002' ( 1993). pp. 23-24.
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dont je doute fort. Bien que Pierre Hadot prenne quelques précautions, en refusant de se prononcer sur la pensée présocratique, il donne néanmoins l'impression qu'il s'agit là d'un modèle constant de la pensée grecque, thématisé au moins à partir de Socrate, mais plus clairement assumé à l'époque hellénistique et romaine. Une analyse attentive de la sagesse depuis la naissance de la philosophie antique révèle qu'on ne peut pas écarter une autre option: celle qui met enjeu les différences de genre entre les différentes activités de )'homme, y compris dans le domaine de la praxis, où l'action politique ne saurait être réduite à un "exercice spirituel", donc aussi à une action quotidiennne qui identifierait la vie à une sorte de perfectionnement personnel incessant. L'idéal du sage étant inaccessible (et Pierre Hadot est le premier à le reconnaître), on doit le considérer comme un mode de vie réalisable par une toute petite minorité de personnes. Ce comportement est du reste analysé différemment par les différents penseurs grecs depuis la naissance de ce que nous appelons abusivement la "philosophie" -terme qui concernait au début (uniquement) les Pythagoriciens, qualifiés de "philosophes" (parce que pour eux seuls les dieux sont "sages") pour se distinguer des "sages"". C'est dire qu'il y a eu différents modèles de sage, et les premiers sages-législateurs du monde archaïque ou encore les sophistes, qui défendirent une forme de sagesse où) 'homme instaure son autonomie propre, se situent bien loin du modèle de) "'exercice spirituel", animé par) 'idée d'une thérapeutique de) 'âme, analogue à celle que les medécins pratiquent pour le corps. Même Socrate, pris comme origine (réelle ou symbolique) d'une telle pratique est avant tout un dialecticien redoutable, et l'ambiguïté de ses paroles recèle une visée définitionnelle et scientifique qui est loin de refléter la seule maîtrise des passions. Quant à Platon, qui, ne l'oublions pas, pratique une philosophie à travers des dialogues où tous les genres rhétoriques et culturels peuvent se déployer, il édifie un système éducatif dont la visée politique et scientifique déborde la seule démarche "psychagogique", telle qu'elle est inscrite dans le Phèdre, selon )'idée d'une émergence de la philo-sophie comme genre nouveau dans le contexte culturel hellénique, et d'après une méthode qui est davantage dialectique que thérapeutiquem. À supposer Voir mon Histoire de la philosophie a11cie1111e et médiémle. déjà ciiée, pp. 15-27 127-217. 10. Voir mon étude "Statut mythique de l"affectivité et dialectique dans la Phèdre.., dans la Voix des phé11omè11es (Mélanges offens à G. Florival), éd. R. Brisan et R. Célis, Fac. Univ. Saint Louis, Bruxelles, 1995, pp. 33-65. 9. el
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même qu'on veuille interpréter celle démarche comme un des modèles de l'exercice spirituel, cela ne nous autorise pas à occulter ce qui fait véritablement l'originalité de la pensée grecque face à beaucoup d'autres cultures sur notre planète où la sagesse pourrait être analysée également comme une sorte d"'exercice siprituel", à savoir qu'elle met en jeu un rapport au monde qui lihère la sagesse de cette seule perspective au profit de l'instauration d'un système politique (pour ce qui est de l'action) et d'une forme de pensée qui est à la base des sciences. Il me semble donc insuffisant de supposer qu'aux yeux de philosophes, tels Socrate, Platon et surtout Aristote, la philosophie ne consiste pas dans l'enseignement d'une théorie abstraite, et encore moins dans une exégèse de textes, mais dans un art de vivre, dans une attitude concrète, dans un style de vie déterminé, qui engage toute l'existence. En réalité, il s'agit des deux à la fois, parfois même uniquement d'une sagesse qui se constitue à travers des enquêtes (historiai) tant dans le domaine des considérations (doxai) des paroles des gens bien considérés (endoxoi), d'observations diverses et d'études circonstanciées (theôriai), grâce auxquelles la pensée grecque a réussi mieux que toute autre forme de pensée à séparer l'étude (théôria) d'une visée purement active et spirituelle, sans quoi la démocratie antique n'aurait jamais eu le succès qu'on lui reconnaît et la science ne serait jamais née. C'est pourquoi Aristote a eu la perspicacité d'établir plusieurs attitudes et aptitudes humaines, au point de distinguer ) 'homme cultivé (pepaideumenos) du savant, donc aussi de ceux qui peuvent réaliser la sagesse pratique (phronèsis) et de ceux qui peuvent atteindre la sagesse théorique (sophia). Les divers régimes démocratiques de cette époque s'étaient constitués à ce prix, alors que leur élimination progressive à l'époque hellénistique permettait plus facilement l'émergence d'une nouvelle forme de sagesse, où la thérapeuttique personnelle par ) "'exercice spirituel" pouvait trouver (également) une place. S'il est donc vrai que l'action est importante dans la philosophie ancienne, comme je J'ai d'ailleurs indiqué aussi bien au début de ce livre que dans mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale (où je place Solon à la source de l'itinéraire des sages), elle n'est pas réductible à ce mode privilégié que serait !"'exercice spirituel". On ne doit jamais sous-estimer que l'apport de la philosophie antique dans la formation de différentes formes de méthodologie et dans la constitution des sciences mathématiques, physiques, de la vie, etc. s'est accompli en dehors de la visée de perfection et du bonheur de ceux qui exercent ces activités.
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Autrement dit, que Je bonheur ait été promu comme fin de l'homme et qu'il soit même identifié, chez Aristote, à l'exercice des vertus (parmi lesquelles figurent surtout les vertus socio-politiques, avec comme mode culminant la justice), ne signifie nullement que les Grecs aient axé toute leur réflexion sur l'action même, et que celle-ci doive être placée au début et au cœur de leur réflexion, comme lieu exclusif de l'existence. Il s'agit d'une étape certes essentielle de la vie, couronnée par la visée du bonheur, non seulement du bonheur individuel mais également celui des proches, qui peut parachever la vie par l'étude philosophique. Et c'est pourquoi l'analyse de l'action doit être située, le plus souvent, au terme de l'étude des penseurs grecs, comme cheminement éthique de la vie et son parachèvement dans l'accomplissement du bonheur, mais qui ne saurait dissimuler l'apport de chacun d'entre eux dans l'élucidation des multiples rapports de l'homme au monde, grâce auxquels la pensée grecque a ouvert la voie de la critique permanente et des multiples explications des phénomènes. Même à l'époque hellénistique, où des penseurs comme les stoïciens hésitent sur la place de l'éthique dans la structure (souvent) tripartite du savoir (logique, physique, éthique), l'éthique parachève le plus souvent le système. Mais il est vrai aussi qu'un tel achèvement peut mettre en jeu un exercice spirituel et une thérapeutique de l'âme, qui trouve une sorte de consécration chez saint Augustin lorsqu'il écarte l'étude de la physique au profit d'une réflexion sur la destinée de l'âme humaine. Du reste, lorsqu'à cette époque il y a soumission de la vie théorique à l'action, le danger de l'idéologisation de la pensée guette la philosophie. Il en va déjà ainsi du stoïcisme ancien et del 'épicurisme, qui, tout en accordant encore à l'étude de la nature une place privilégiée, amorcent cependant une transition vers une nouvelle position où la soumission de la physique à l'idée qu'ils se font de l'action, inféode les données de la démarche scientifique à une forme d"'idéologie", comme cela ne cessera de l'être au cours du Moyen Âge. Or, cette option, à laquelle on pourrait en partie déjà associer Platon, est fort en retrait par rapport aux pensées présocratiques, aux sceptiques, ou encore à la pensée d'Aristote, lequel distingue clairement les objets des sciences théoriques (eux mêmes différents selon le type de science) de ceux de la production et de l'action. Lorsque Aristote soutient que la théôria est une praxis suprême 11, ce n'est pas parce que théôria et praxis ont le même objet, mais 11.
Comme le rappelle P. Destrée, op. cil., p. 243.
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Aux
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parce que la théôria est une activité supérieure qui se constitue par ce qui est divin en l'homme (noûs) et qui concerne des choses divines, au point d'assurer la sagesse (sophia) à l'agent qui l'exerce. Mais cette activité, que l'on pourrait bien, dans certains cas seulement (extérieurs à la constitution d'une science et à la nécessité d'une méthodologie préalable), rapprocher d'un "exercice spirituel", opère néanmoins une rupture avec ) 'homme citoyen, représenté par la figure du phronimos, dont la vertu qui lui est propre est la phronèsis (sagesse pratique). Par conséquent, le fait que le savant (epistèmôn) étudie les étants divins et ceux de la nature, et le fait que le citoyen (politès) participe à la vie active de la cité et l'homme cultivé (pepaideumenos) à toute critique possible, suffit à montrer que, dans les sphères les plus importantes de la la vie philosophique des Grecs, ne domine pas prioritairement un "exercice spirituel", à moins qu'on réduise la méthodologie, l'étude de la science, la critique quotidienne à pareille activité. Bref, l'exercice spirituel est effectif dans certaines pensées importantes, surtout à partir de l'époque romaine. Mais cela ne nous autorise
pas à retirer à la pensée grecquece que l'histoire lui a reconnu: ses réflexions sur les divers régimes politiques et son apport historiai à la modernité scientifique dont le rôle émancipateur ne doit jamais être oblitéré, car c'est la science qui a libéré le savoir d'un ensemble de préjugés. Sous prétexte qu'une telle démarche serait un anachronisme, une vision rétrospective inadéquate à la réalité hellénique, on risque de dissimuler que l'histoire se déploie par les multiples historialités qui caractérisent la philosophie antique. Privilégier une seule perspective, aussi importante soit-elle, comme c'est bien le cas de l'exercice spirituel comme mode de vie essentiel du sage grec, c'est en vérité valoriser autrement un schéma classique de la pratique de )'histoire de la philosophie, où l'historialité est réduite à une perspective unique et privilégiée, comme on l'a fait autrefois avec l'histoire de la raison ou encore avec celle de l'être. Or, c'est cette tendance qui privilégie une seule dimension de la pensée antique que j'ai tenté d'ébranler en 1992, dans ce livre, et que je me suis efforcé de déployer d'une façon plus décisive encore en 1998, dans ma deuxième histoire de la philosophie. Qu'aux fondements de la philosophie antique se tienne une pluralité de problématiques révèle que son intelligibilité ne saurait être ni univoque ni réduite à une dimension unique de l'activité humaine. C'est sa pluralité qui a fait son originalité et sa force, et qui incite également à une multiplicité d'approches. Etc 'est lorsque cette pluralité a été mise en question par des pratiques qui, au nom
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d'un type d'exercice que l'on peut effectivement qualifier d'"exercice spirituel", ont surdéterminé la dimension théologique de cette perspective, qu'elle a perdu l'élan initial qu'avaient amorcé les penseurs du 7' et du 6' siècles avant notre ère, - élan que la modernité a retrouvé progressivement, en déployant de nouvelles formes de pluralités. C'est dans cet esprit que le lecteur doit lire cette histoire de la philosophie, qui cherche à mettre en évidence la pluralité foncière en action à l'origine de la philosophie européenne, mais selon une forme d'intelligibilité, parmi d'autres possibles. Dans cette pluralité, l'option que nous offre) "'exercice spirituel" joue un rôle important, comme l'a montré Pierre Hadol, mais un rôle ni exclusif ni nécessairement le plus éminent Qu 'il me soit permis, pour terminer, de remercier vivement Antonin Mazzù pour son aide précieuse lors de l'établissement de cette quatrième édition.
Présentation de la troisième édition Plus de sept ans se sont écoulés depuis la première édition de cet ouvrage 1• Dans la seconde édition ( 1994), j'avais observé qu'il était encore trop tôt pour m'engager dans une évaluation des critiques qui m'ont été adressées. L'ouvrage a le plus souvent été accueilli avec bienveillance, la plupart des lecteurs ayant mis! 'accent sur son caractère pédagogique et sur l'articulation des thématiques traitées 2• D'autres, dépassant la forme, ont tenté de circonscrire le débat qu'il a voulu susciter). Dans cet 1. Ce livre a obtenu deux distinctions : les prix Gegner de l'Académie des sciences morales et politiques de France (1994) et le prix Duculot de l'Académie royale de Belgique, classe des Lettres (1991-1995). 2. Cf. Supplément de la Bibliothèq111' ,•uropé,•m1t' ,juin, 1993 ; Bernard Dozot dans le quotidienlacité,20mai 1993 ;J.-F.Balaudé,R,•1·u,•desÉrud,•sGrecq11,•s, !07(1), 1994; M. Protopapa, Philosophia ( Annales du Centre de Recherches de la philosophie grecque de l'Académie d'Athènes), 23-24, 1993-1994 ; A. Motte, Kemos, 7, 1994 ; J.M. Zamora Calvo, Perfecit (Publicacios des Est11dio.,Classicos), 1996; M. Nasta, 8111/etinde la Fédération des Professe11rsde Grec et de Latin, 92, mai-juin, 1994). Ces trois derniers auteurs relèvent notamment la mise en question que j'ai amorcée de la thèse du passage du myt/10.,au logos - perspective déjà retenue par Michel Grodent dans le quotidien de Bruxelles, Le Soir du 9 décembre 1992. 3. J. Montenot (Rel'lle philosophiq11e,juin 1994) et J.-F. Duvernoy (Les Études philosophiq11es,octobre-décembre 1997), ont bien cerné la différence que je fais entre philosophie européenne et philosophie occidentale, ainsi que le statut de l'hénologie. Cette différence tient, dit Montenot, dans une tendance importante de cette dernière à se penser comme le produit d'un Sujet constituant et dès lors, oublieuse de l'histoire de ses origines, à occulter sa dépendance par rapport au fond mythique qu'elle rejette dans une altérité radicale, alors que la philosophie européenne prend en considération l'inévitable intrication du mythe et de la philosophie en laquelle s'enracine l'énigme de notre présent, ce qui lui penne!, à travers la pensée grecque, de rélléchir sur les condi lions de son émergence et de tenter de recueillir de façon critique l'ensemble des possibilités
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ensemble, je dois faire une mention particulière à J'analyse critique, fouillée et personnelle, de Louis-André Dorion 4 , sur laquelle je reviendrai à la fin de mon exposé. Entretemps furent notamment publiées la seconde édition de mon étude L'avènement de la science physique. Essai sur la Physique d' Aristotes (1980, 199?2) ainsi qu'une autre histoire de la philosophie qui couvre, non plus seulement la philosophie ancienne, mais également la philosophie médiévale&.Comme je J'ai signalé dans l'Avant-propos de ce nouveau livre, les deux ouvrages sont complémentaires et proposent deux philosophies de l'histoire différentes, visant à établir deux formes différentes d'intelligibilité, parmi d'autres possibles, en histoire de la philosophie.
d"interprélation du rapport de l"homme au monde, bien loin donc de s'affirmer comme la seule forme de pensée aulhentique et suprême. Dans cet ordre d"idée, ce qui caractérise l'approche occidentale de la philosophie. c·est l"oblitération de la question de l"Un. D"autre part, J.-F. Duvemoy, qui discerne que, de mon point de vue, la philosophie telle que nous la pratiquons aujourd'hui est "occidentale" et qu'elle l'est devenue par la planétarisation d'une façon de penser dont l'origine est européenne. et qui reprend mon analyse de la pensée archaïque en fonction de l'idée que le mythe peut dire d'une façon engendrée des choses inengendrées, sans négliger la question de la différence entre hénologie et ontologie, circonscrit également la philosophie de l'histoire que mon ouvrage propose, lorsqu'il indique que "la Grèce philosophe a exploré tous les possibles, comme si elle avait tenu à emprunter distributivement tous les parcours dont son acuité rationnelle lui ouvrait la perspective, et qui était à sa portée'". Une mention particulière doit également être faite à deux analyses, plus courtes mais non moins éclairantes : Dominique Pirotte (Espace de Libertés, 208, tëvrier 1993) met en évidence ma volonté d'unifier sans totaliser et Jean Borel met en relief, à travers une double présentation, l'une dans le Journal Le protestam (5 décembre 1993) et l'autre dans le Mensuel romand du même nom (8-9, août-septembre 1994) l'idée du rapport de l'homme au monde que j'ai retenue, en se demandant s'il ne fallait pas, à propos de la pratique de l'Un. mettre davantage en évidence sa dimension de "disposition intérieure". Cette perspective, qui suppose une autre approche, donc aussi une autre forme d'intelligibilité, a été effectivement mise entre parenthèses dans mon livre. Mais c'est là une dimension qui a été éclairée d'une façon personnelle par Pierre Hadol. 4. Dans la revue Apeiro11, 26 (2), juin. 1993. pp. 109-127 5. Sous le titre La Physique d'Ari.,tote, Ousia, Bruxelles, 1997. Cette nouvelle édition a été modifiée et augmentée. 6. Histoire de la philosophie ancienne et médiévale. Figures illustres, Grasset, Paris, 1998, 1326 p. Prix Montyon de philosophie et de littérature de l'Académie française (1999).
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Je rappelle que dans Je présent ouvrage, dont c'est ici la troisième édition.j'ai tenté de dégager les questions posées à chaque époque par Je rapport de l'homme au monde qui J'entoure de toutes parts, et selon la perspective générale des principes que les hommes se sont donnés pour expliquer l'origine de toutes choses. En explicitant cette perspective, j'y délimite une historicité qui n'est ni linéaire ni circulaire, mais qui se donne pour ainsi dire d'une façon multiplement "hélicoïdale", dans la mesure où chaque philosophe est envisagé selon une démarche critique tant à l'égard de ses prédécesseurs et des penseurs qui lui sont proches, qu'à J'égard de courants opposés, comme s'il devait contribuer à épuiser les solutions possibles, en couvrant partiellement ou entièrement une thématique donnée. Dans la mesure où cette approche pourrait être appliquée également à la philosophie médiévale, je compte l'illustrer bientôt dans un travail qui traitera de la Formation de la philosophie européenne. Il est peut-être utile d'indiquer ici que dans ce travail se dessinent déjà des régions qui conduisent à cette suite pour ainsi dire naturelle. Par exemple,on peutdécelerune premièrestructureà traversl'instauration des notions d'essence et d'idée, chez Platon, aussitôt transformées en élance, spécificité, espèce et forme chez Aristote, peu avant d'être critiquées, les unes et les autres, par les stoïciens, au bénéfice d'une philosophie de l'individu et de la raison séminale. Grâce au moyen platonisme, qui associe stoïcisme et platonisme, et qui prépare le néoplatonisme, apparaissent les notions d'archétype, de forme native, etc., qui déboucheront progressivement sur la querelle des universaux au Moyen Âge, où les possibilités d'envisager l'essence s'épuisent. Mais à côté de cette structure philosophique, apparaît déjà dans le présent travail une autre structure, plus théologique, qui concerne le problème de la Trinité. Celle-ci est envisagée, d'abord, à partir des conflits christologiques qui épuisent presque toutes les possibilités de considérer la double nature du Christ (prééminence de la nature divine, unité des deux natures, séparation des deux natures, temporalisation des deux natures par un passage de la nature humaine à la nature divine, par adoption ou par résurrection, prédominance de la nature humaine, etc.). Mais rapidement s'ajoute la question du Saint Esprit, qui s'impose définitivement à partir du milieu du 4° siècle mais se déploie conflictuellement plus tard. Au 9" siècle, les oppositions se marquent davantage, au point de créer un premier schisme important entre les Églises latines et celles de Byzance, séparation dont les conséquences à la fois théologiques et politiques
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seront incommensurables 7. Sans oublier qu'entretemps, la naissance de la religion islamique a introduit un monothéisme absolu couvert par l'idée métaphysique que de l'Un provient l'Un, qui amorce de nouvelles formes de spiritualité opposant les sunnites et les shî'ites. Mais il faut aller plus loin, et relever aussi le fait que dans ce premier travail se déploie la question de l'Un - dont l'ampleur ne cesse de se marquer dans mes recherches-, ne serait-ce que parce qu'elle coïncide avec l'origine de la philosophie (voire la précède). L'Un, en effet, s'y manifeste déjà dans plusieurs pratiques, et pas seulement dans celle que la tradition philosophique, d'ailleurs récente, persiste à signaler, à savoir l 'hénologie plotinienne. Si le Parménide de Platon nous apprend, avec une perspicacité admirable, que le philosophe doit, par une analyse dialectique, circonscrire les divers sens d'une notion, ce qui lui permet d'établir au moins neuf possibilités de dire et d'utiliser l'Un (neuf hypothèses de travail), l'histoire de la philosophie nous aide à en découvrir d'autres, selon le type d'usage que chaque philosophe fait de l'Un et du Multiple. C'est dire que bien avant Plotin, les Grecs avaient déjà proposé des pratiques de l'Un fort subtiles, dont les modèles les plus spectaculaires se trouvent dans les multiples manifestations de la pensée présocratique, et la forme la plus équilibrée chez Aristote. Grâce à) 'idée que l'Un est "la mesure de toutes choses" et comporte quatre modes, à savoir le continu, le tout, l'universel et le numériquement un, Aristote réussit à introduire des mesures qui rendent possibles, à travers diverses applications de l'Un et du Multiple, l'organisation des étants. Dans le stoïcisme, une autre pratique de l'Un s'impose à travers l'unité du Logos et les quatre niveaux d'unité que sont l'hexis (cohésion), la physis, la psychè et le /ogikon, tandis que dans les formes variées du moyen platonisme qui prolongent le stoïcisme par la transcendance divine, y compris celle des essences d'origine platonicienne, se côtoient une théorie d'un monde éternel (avec un Logos suprême et des unités archétypales) et une théorie opposée de la création, inspirées d'une lecture littérale du Timée ou encore de la Genèse biblique, qui multiplient et diversifient la présence et l'action de l'Un.
7. On peul déjà trouver une analyse de celle question dans ma contribution (sous le titre "La tradition chrétienne: des Évangiles à saint Thomas d'Aquin", aux volumes collectifs sur la Philosophi,• politiq,œ coordonnés par Alain Renaut, Calmann-Lévy, Paris. 1999, T. 1, pp. 399-459.
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L'ouvrage consacré à )'Histoire de la philosophie ancienne et médiévale fait voir davantage encore cette présence de l'Unjusqu 'à la fin du Moyen Âge, tout en insistant sur l'émergence de la problématique de l'Être depuis saint Augustin, Boèce et Abélard, avant sa confirmation historique et sa thématisation définitive chez saint Thomas d'Aquin. Mais il reste encore à analyser et à organiser les multiples pratiques de l'Un selon les divers possibles, pour discerner en quoi elles épuisent différentes solutions, ce qui pourrait expliquer pourquoi l'ontologisme de saint Thomas d'Aquin a pu surgir et s'imposer, avant sa mise en question, d'abord à la Renaissance, ensuite à l'époque contemporaine, au profit d'autres approches, parmi lesquelles celles qui, accentuant le multiple au moyen de la différence, semblent se répandre de plus en plus à notre époque, tant dans la philosophie dite continentale (Nietzsche, Heidegger, Derrida, Deleuze, etc.) que dans la philosophie analytique (Wittgenstein). Bref, ce qui est en jeu, dans cette question, c'est désormais l'élucidation des nombreuses pratiques, non plus seulement de l'Un mais également du Multiple, laquelle permettrait de circonscrire le champ d'extension et de déploiement de la métaphysique, plutôt que de se contenter d'une position de retrait qui aborde différentes pratiques ontologiques en vue d'un dépassement de l'ontologie traditionnelle à travers différentes pratiques de la différence, que l'on peut rassembler sous le terme "diaphorologie", et une nouvelle problématique: celle du jeu du Monde (Nietzsche, Heidegger, Fink, Axelos, Derrida, Deleuze) ou encore des jeux du langage (Wittgenstein). À ceux qui me reprochent de "plotiniser" la pensée grecque (sans doute aussi la pensée médiévale), sous prétexte que le terme "hénologie" est récent et n'aurait été proposé que pour la pensée de Plotin, je dois rappeler que le terme "ontologie" lui-même est postérieur à la pensée ancienne et médiévale, et trouve son origine chez Goclenius ( 16 I 3) pour expliciter la notion d 'abstractio - qui appartient à la tradition thomiste, déjà fort critiquée par Duns Scot, Guillaume d'Occam et les penseurs de la Renaissance. Toutefois, personne ne réduit l'ontologie à la seule pensée de saint Thomas d'Aquin, qui est pourtant le véritable inventeur d'une pensée globale de )'Être et le promoteur de la thèse de la convertibilité entre )'Être et les autres transcendantaux, et moins encore à celle de Goclenius, inconnu pour la plupart des philosophes. Au contraire, nos histoires de la philosophie et nos études de philosophie reconnaissent une multiplicité de pratiques de l'Être et donc de l'ontologie, et admettent la différence entre une ontologie husserlienne ou heideggerienne et une
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ontologie anglo-saxonne comme celle qui a été proposée par Quine, par exemple, à travers la pratique de l'assomption ontologique. Bien plus, l'histoire de la philosophie de la Renaissance et de la philosophie moderne nous apprend que ce n'est plus tellement la question de l'Être qui domine au cours de cette période, mais plutôt celle de la substance, envisagée en dehors de la plurivocité de l'Être, qui constitue la forme canonique de l'ontologie traditionnelle, telle qu'Aristote l'instaura, en multipliant les modalités de) 'Être, et qui entraîna aussitôt la nécessité de penser leur unité. C'est ce qui m'a permis de relever, dans quelques études consacrées à Aristote, que chez lui la convertibilité de l 'Être et de l'Un est très limitée, et qu'il défend au contraire une problématique de leur complémentarité, sans laquelle )'Être serait confus, alors que l'Un comme mesure risquerait de demeurer vide. L 'Un chez Aristote ne constitue aucune réalité particulière, mais se donne Je plus souvent comme une mesure des différentes réalités et des différents processus et activités". Toutes ces questions, et d'autres encore, qui tissent le présent ouvrage, et qui conduisent à une clarification toujours plus poussée des possibles que la pensée permet de mettre en valeur, n'épuise pas la démarche philosophique dans son histoire ; elles lui assurent surtout une intelligibilité accrue. Ce qui reste en suspens, c'est la question de l'historicité en tant que telle. En revanche, dans l'Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, je crois avoir établi la difficulté de circonscrire tous les possibles et leur épuisement tout Je long de J'histoire de la philosophie, du fait qu'une partie importante des démarches philosophiques émergeant dans leur profusion a disparu au fil du temps, de sorte que nous avons seulement hérité d'un nombre limité de ces expériences. Plus concrètement, j'ai constaté qu'en tenant compte de la profusion des multiples expériences humaines, non seulement nous sommes impuissants à les circonscrire, mais en outre nous sommes contraints de nous contenter d'un nombre extrêmement limité d'options, parce que, en plus des phénomènes politiques (destructions de textes, de bibliothèques, etc.) ou techniques (modification de matériaux et des moyens de reproduction des textes), la pratique de l'historicité en philosophie écarte ou élimine
8. Voir mon étude "Le statut de l'Un dans la Métaphysique", Reme philosophique de Louvain. 90, 1992, pp. 497-522. Pour une illustration pratique de cette perspective, voir mon livre La Physique ,/"Aristote, déjà cité.
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par définition un nombre considérable de sources. En faisant en quelque sorte la promotion de quelques pensées, parmi beaucoup d'autres qui sont écartées, l'historicité limite et délimite ses orientations en fonction, d'une part, de nécessités historiques objectives, et, dans une autre mesure, grâce à une activité qui est tributaire de la liberté humaine, s'accordant à une temporalité particulière, qui est celle du temps propice (kairos). Ainsi, à travers ces deux histoires de la philosophie, j'ai tenté d'élaborer deux philosophies del 'histoire susceptibles de rendre sensible la question del 'historicité à un public composé aussi bien de spécialistes que de non spécialistes Qu'on le veuille ou non, cette question demeure à l'horizon de notre pensée comme ce qui définit notre rapport tant avec le passé qu'avec l'avenir. Depuis la parution de la première édition de ce travail, de nombreux collègues et amis m'ont interrogé sur telle ou telle question, me faisant parfois part de leur perplexité ou de leur réserve devant tel problème particulier. Ces observations rejoignent par certains points l'analyse critique de L.-A. Dorion déjà citée. Il m'a donc semblé utile de répondre plus longuement à ce dernier, m'adressant par la même occasion à tous ceux qui rencontrent des difficultés analogues. Même s'il ne semble pas accorder la même importance que moi à la question de l'historicité telle que je viens d'en rappeler les enjeux pour une philosophie de) 'histoire, L.-A. Dorion (de) 'Université de Montréal) a néanmoins bien discerné l'importance que j'accorde à l'hénologie en l'étendant jusqu'au cœur de la pensée d'Aristote, montrant ainsi sa présence active dans l'ensemble de la philosophie antique. Ses prises de positions sur cette question, consistant à défendre )'idée d'une présence exclusive de) 'ontologie, me semblent à cet égard fort éloignées du détail de mes analyses - que je m'efforce précisément d'approfondir dans les travaux ultérieurs mentionnés plus haut. Je laisserai donc cette question provisoirement ouverte, pour rencontrer une question plus cruciale à ses yeux: la distinction que j'établis entre philosophies européenne et occidentale pour justifier le titre de mon ouvrage. L.-A. Dorion tient cette distinction comme "non seulement offensante pour les occidentaux non européens", que j'aurais exclus de "l 'européanité", mais elle serait, écrit-il, "surtout fausse sur les plans tant historique que philosophique", car du strict point de vue historique, "ce n'est pas la catégorie 'occidental' qui a succédé à la catégorie 'européen', mais bien l'inverse", au point qu'il faille considérer mon travail, non pas
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comme une étude sur les origines de la philosophie européenne, mais comme une histoire européenne de la philosophie grecque. Il fonde son argumentation sur la constatation que l'Occident est apparu à la mort de Théodose, par la séparation de l'empire romain, et que celle division s'est produite à une époque où l'on ne parlait pas encore d"'Europe", sinon au sens géographique du terme. Se référant à un article de J.B. Duroselle 9 (auteur de plusieurs études qui situent l'origine de l'Europe à une époque assez tardive), il affirme que "l'Europe et l'Occident, c'est tout un" et qu"'historiquement parlant, c'est un contresens de présenter la philosophie occidentale comme un avatar, ivre de domination et d'exclusion, de la philosophie européenne". Sur le plan philosophique, je serais à l'en croire "pour le moins incohérent" en affirmant que c'est Thomas d'Aquin qui est partisan de la subordination del 'Un à) 'Être, alors que je considère par ailleurs (dans l'introduction) que l'Occident s'impose avec la conquête du nouveau monde, l'émergence de la science, etc. Ma position, conclut l'auteur, repose "sur des considérations politiques", puisque j'aurais fait état "des espoirs que suscite la perspective de l'unification européenne". En réalité, je n'ai jamais considéré "la philosophie occidentale comme un avatar, ivre de domination et d'exclusion, de la philosophie européenne". J'ai indiqué tout simplement, et sans aucun jugement de valeur, qu'il y a (n'en déplaise aux spécialistes de la philosophie antique) une différence irréductible entre la philosophie ancienne et médiévale, d'une part, et la philosophie moderne et contemporaine, d'autre part. Et je constate que c'est l'avènement de l'Europe comme entité politique autonome aujourd'hui qui nous permet - que nous soyons européens, américains, canadiens, africains ou asiatiques, peu importe -de prendre conscience, mieux qu'auparavant, de celte distinction, dans la mesure où notre contemporanéité occidentale est tributaire des bouleversements produits dans le monde à partir du 16