À la croisée de l'histoire de l'URSS et de la République populaire et révolutionnaire de Guinée 2343252114, 9782343252117

La singularité de ce livre réside dans le fait que c'est la première fois qu'un ancien étudiant guinéen en URS

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French Pages 318 [304] Year 2022

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À la croisée de l'histoire de l'URSS et de la République populaire et révolutionnaire de Guinée
 2343252114, 9782343252117

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La singularité du présent essai réside dans le fait que c’est la première fois qu’un ancien étudiant guinéen en URSS, essaie de partager ses souvenirs, en offrant au lecteur, un autre regard de l’histoire de ce pays souvent dépeint, pour les besoins de la cause, sous les traits d’un communisme pur et dur. Mais, Docteur Cissé y a vu autre chose d’intéressant qu’il vous invite à découvrir dans ce livre. Il a réussi avec brio à pénétrer cet univers quasi fermé, formation de policier oblige. Il montre avec la pertinence de chercheur avisé, les permanences et les ruptures d’un système pas toujours bien compris par le commun des observateurs. Mieux, il analyse sans complaisance, l’influence internationale du pays des Soviets sur les peuples du tiers-monde dont celui de son propre pays, la Guinée dont le chemin a croisé à une époque donnée, celui de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) dans un contexte historique bien particulier.

Bakonko Maramany Cissé Ph(D) Es-sciences juridiques est contrôleur général de Police et juriste criminologue. Il a été par deux fois Ministre de la Sécurité et de la Protection Civile, puis de 2013 à 2021, il a été Ministre conseiller à la Présidence de la République de Guinée chargé de la réforme du Secteur de la Sécurité. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à l’écriture, chose du reste, très rare chez les cadres de son niveau. Il est membre du Bureau exécutif de l’Association des écrivains de Guinée.

Illustration de couverture de l’auteur. Montage image de fond : Jalka Studio - 123rf.com

ISBN : 978-2343-25211-7

30 €

9 782343 252117

Bakonko Maramany Cissé

ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS

Bakonko Maramany Cissé

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS

ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE

À la croisée de l’histoire de l’URSS et de la République populaire et révolutionnaire de Guinée

Du même auteur Tombe interdite, L’harmattan Guinée 2014 Soliba, L’Harmattan Guinée 2014 Émigrer à tout prix, L’Harmattan Guinée, 2014

Bakonko Maramany CISSÉ

À la croisée de l’histoire de l’URSS et de la République populaire et révolutionnaire de Guinée

© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2343-25211-7 EAN : 9782343252117

Mots de remerciements de l’auteur Mes mots de remerciements vont à mon épouse Cissé Séré Touré, à nos enfants Mohamed Lamine, Ben Daouda, Fatoumata, Toumany et Mariama pour leur soutien moral qui est ma source d’inspiration. J’exprime ma profonde gratitude à mes confrères écrivains Ibrahima Kalil Kéïta, Aly Gilbert Iffono, Djibril Kassomba Camara, Jean-Marie Touré, Nènè Moussa Camara, pour leur contribution à la mise en forme de ce livre. J’exprime ma reconnaissance à ma mère Fatouma Traoré, mon père Lamine, mon oncle Toumany, mon frère Sako, mon cousin Issa Sangaré pour l’éducation qu’ils m’ont donnée. Je rends hommage à mes maîtres d’école Gabriel Sidibé, Alpha Kabiné Traoré, Fodé Ousmane Sylla Zito, Filanimoudou Condé Bob, Amar Baldé, Gérard Aribot, Louis M’bémba Soumah, Dr.Madiou Sow, Professeur Peter Feotistovitch Grichanyne pour leur contribution à ma formation. À tous et à toutes, ma profonde gratitude et ma respectueuse reconnaissance.

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Préface Pour sa cinquième publication, Bakonko Maramany Cissé ouvre à la production littéraire guinéenne un nouveau champ d’investigation que nous vous invitons à découvrir dans les pages qui vont suivre. Nous sommes certes habitués à la littérature soviétique, mais jamais, sinon rarement, un ancien étudiant ou stagiaire rentrant du pays de Lénine n’a cherché à partager avec ses compatriotes et les lecteurs, ses souvenirs de la Russie communiste post-tsariste. Les succès de ses premiers essais, romans, recueils, contes et légendes ont motivé docteur Cissé à entreprendre un voyage mémoriel au cœur de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) d’antan, un pays dont les images restent encore vivaces dans les mémoires de millions de gens à travers le monde. Pour y avoir vécu en tant qu’étudiant, chercheur ou diplomate, pour l’avoir visité en tant que touriste ou responsable politique à l’occasion de missions officielles, il signe un texte singulier. L’auteur a séjourné à deux reprises, pour des études universitaires et postuniversitaires, à l’Académie de police du Ministère de l’Intérieur de Moscou, au terme de son séjour, il est revenu en Guinée avec un doctorat en droit pénal et en criminologie. Après un bref, mais précis rappel des péripéties de son premier voyage Conakry-Moscou via Dakar et Budapest, Dr Cissé entreprend la restitution de ce qu’il a vu, entendu et appris au pays de Lénine et des soviets, restitution qu’il réussit avec une précision de métronome. Lors de sa première escale à Dakar, il écrit : « Dans les librairies de l’aéroport, il y avait des magazines comme Jeune Afrique, des journaux français comme Le Canard enchaîné, Libération, Le Point, Le Figaro ainsi que des livres comme la 25ème Heure et la Seconde chance, qui étaient tous interdits sous la Révolution en Guinée. Redoutant les Services secrets (SS) guinéens, chacun se contenta d’un simple regard sans daigner en payer ni même y toucher ». À Moscou, Maramany est séduit par l’accueil et surtout le « Vivre ensemble » des Soviétiques. Cependant, il ne manque pas de constater qu’autant il était précautionneux, autant l’étaient ses hôtes, c’est-à-dire le contrôle de soi et le respect de la discipline communiste à tous égards. Malgré tout, l’auteur s’en tirait à bon compte parce que prévenu depuis Conakry par le centre culturel soviétique qui l’a préparé 9

à ce voyage ou par les conseils d’anciens étudiants ou stagiaires en Union soviétique. À la Faculté spéciale de l’Académie de police de Moscou, son établissement d’accueil, il va se heurter très tôt à un gros handicap qu’il ne pouvait ni contourner ni enjamber, en l’occurrence les cours d’athéisme scientifique. Musulman pratiquant de son État, il devait les assumer la mort dans l’âme sans jamais laisser transparaître ses convictions, au risque de s’attirer des ennuis. Monsieur Cissé l’avoue sans fausse pudeur et témoigne : « L’examen en athéisme nous causait en vérité de réels soucis. Nous savions que toute réponse s’éloignant de la position du marxisme pouvait entraîner d’office l’exclusion de l’intéressé de l’Académie et son renvoi dans son pays avec des risques de poursuite une fois là-bas ». Maramany va aussi se rendre compte qu’au pays du KGB, chacun avait ses soucis à gérer. Il rapporte à cet effet, le cas d’un de ses professeurs qui dut avoir recours à tous ses réflexes pour limiter les dégâts auxquels l’exposait une question : « Pourquoi, lui demanda un étudiant, dans les pays socialistes, il y a toujours unanimité sur toutes les questions, qu’elles soient d’ordre national, international, politique, économique, social, culturel ou scientifique ? N’est-ce pas là un paradoxe » ? Le professeur réagit : « Attendez, camarade ! Je crois que vous parlez un peu trop fort et vous savez que chez nous, même les murs ont des oreilles. Vous avez intérêt à terminer vos études à l’Académie et moi j’ai intérêt à bien terminer le peu de temps qui me reste dans la fonction et dans la vie. Votre remarque est pertinente, mais qu’est-ce que je peux y faire ? Je ne peux enseigner que ce qu’on me dit d’enseigner, ce pour quoi je suis payé. » Par ces exemples, Dr Maramany met en évidence la triste réalité des systèmes totalitaires dont les conséquences produisent des stéréotypes humains qui, pour des raisons de survie, sont obligés d’afficher une fausse copie de leur identité. C’est une réalité que l’auteur connaissait déjà dans son propre pays, la République populaire et révolutionnaire de Guinée engagée aussi dans l’édification du socialisme. L’individu y est si instrumentalisé, qu’il a même peur de sa propre ombre. Avec une mémoire phénoménale et dans un style digne des narrateurs du Manding médiéval, Cissé nous dispense un véritable cours d’histoire de l’Union soviétique, de sa naissance à la Perestroïka. Bien plus, en observateur avisé, il nous explique dans les moindres détails le processus politique conduisant au Kremlin et le mode de succession de ses 10

locataires, depuis Lénine jusqu’à Gorbatchev, le grand réformateur qui inventa la Perestroïka. L’ouvrage fait une analyse exhaustive de cette réforme ainsi que de son retentissement planétaire. Mais pour l’auteur, si la Perestroïka a été unanimement saluée par l’Occident, elle a cependant laissé orphelins et humiliés des centaines de millions de militants dont les réflexes ont été façonnés, des décennies durant, par l’idéologie communiste. S’intéressant également au modèle chinois de réforme économique, Dr Maramany Cissé trouve cette dernière plus respectueuse des réalités locales contrairement à la fameuse Perestroïka, toutes choses qui expliquent l’ascension fulgurante de la République Populaire de Chine parmi les premières économies du monde. Partant du titre de son ouvrage, Dr Maramany Cissé retrace l’histoire politique de son propre pays, la Guinée, dont les relations avec l’URSS remontent aux premières heures de son indépendance. Ces relations, qui sont venues limiter les conséquences des représailles françaises à l’encontre du nouvel État guinéen, ne sont pas le fait du hasard. Elles sont la résultante d’un choix délibéré et assumé de la Guinée sous la conduite du président Ahmed Sékou Touré. S’inspirant du modèle soviétique, celui-ci conçoit pour son pays, la voie non capitaliste puis celle socialiste du développement dont il deviendra un grand théoricien. Malheureusement, la Révolution qu’il a mise en œuvre et animée n’aura été qu’une succession d’échecs et de contrariétés. À sa mort, les nouvelles autorités du pays furent tentées par le libéralisme qui, lui non plus, ne répondit pas aux multiples et diverses attentes. De nombreux facteurs ont vérolé le système et favorisé une pauvreté endémique : la corruption, la mal gouvernance économique, le népotisme, l’insécurité, les violations des droits de l’homme, les entraves à la liberté de la presse et à une justice équitable. L’auteur constate, non sans regret, que nulle part dans les pays du Sud la société libérale multipartite n’a encore répondu aux préoccupations des populations. L’analyse qu’il en fait est pertinente et invite à la réflexion.

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Ce livre se lit comme un roman. Il laisse tout naturellement au lecteur le soin de se faire sa propre opinion sur la Perestroïka et la Russie postsoviétiques.

Professeur Aly Gilbert IFFONO Maître de conférences en histoire Écrivain, ancien Ministre, Président de L’Association des historiens de Guinée.

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PARTIE I Voyage de découverte en l’Union des Républiques socialistes soviétiques [URSS] en septembre 1979 Longtemps, je me suis assigné le devoir et le plaisir de consacrer un écrit à l’histoire des relations entre la République populaire et révolutionnaire de Guinée et l’Union soviétique. Deux pays qui furent liés pendant vingt-six bonnes années par une communauté de destin. La Guinée arracha son indépendance dans un contexte historique particulier : celui de la Guerre froide. En effet, le choix politique et idéologique fait par la Guinée après son indépendance, celui du développement non capitaliste, puis socialiste, continue de susciter plus de 60 années après la fin de cette aventure, d’interminables débats et polémiques entre Guinéens, mais aussi à l’extérieur du pays. Pour certains Guinéens, bien que leur pays n’ait pas adhéré à la communauté que la France proposa en 1958 à l’ensemble de ses colonies d’Afrique Noire, elle ne devrait pas, pour des raisons à la fois historiques et culturelles, emprunter une autre voie que celle de la France, c’est-àdire le libéralisme entendu comme le capitalisme. Pour d’autres en revanche, le président Ahmed Sékou Touré, leader de la principale formation politique, le PDG-RDA qui a conduit la lutte pour l’indépendance nationale, avait un contentieux personnel avec la France qu’il a soldé lorsque l’occasion s’est présentée à lui. Ce contentieux n’était rien d’autre que l’humiliation faite par le colonialisme français aux martyrs africains au nombre desquels figuraient ses deux grandspères : l’Almamy Samory Touré et Bakary Touré. L’un déporté en 1889 sur l’île de Ndjolé au Gabon, et l’autre à Madagascar. Ils moururent tous deux en exil sans jamais revoir leur patrie. Pour un troisième groupe, l’option prise par le président Ahmed Sékou Touré fut plutôt la conséquence du refus de la France de coopérer avec la Guinée indépendante qu’elle considérait comme la colonie rebelle dont le « NON » au projet de constitution de la Vème République Française en 1958 a ouvert la voie à la décolonisation en Afrique. 13

Il convient de rappeler que dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde devint bipolaire et partagé entre deux blocs, deux idéologies, deux systèmes de valeurs opposées. D’un côté, le bloc capitaliste et de l’autre, le bloc communiste. La Guinée, ce pays de 245,857 km 2, berceau de grands empires ouest-africains devenu indépendant dans ce contexte, sera marquée par le nouvel ordre mondial instauré après la guerre de 1939-1945 à laquelle elle prit part au côté de la France. C’est ainsi que pendant 26 ans, la Guinée alliée du bloc de l’Est servit de vitrine du socialisme en Afrique. Elle le fit au grand dam de la France avec laquelle elle avait pourtant une longue histoire. Les traits communs entre l’Union soviétique et la Guinée furent entre autres la Révolution socialiste, l’idéologie marxiste-léniniste, le collectivisme, l’enseignement de masse, l’armée populaire, la milice populaire, la démocratie populaire, l’économie de planification, le système de parti unique. Pur produit de la Révolution guinéenne, il m’est donc venu, un jour de mai 2008, l’idée d’évoquer dans un écrit cette page de l’histoire des relations de la Guinée avec l’URSS. Ce pays qui, pour y avoir vécu et étudié pendant dix ans dans la langue d’Alexandre Sergueïevitch Pouchkine1, est devenu ma troisième patrie après la France et la Guinée. Certains lecteurs se demanderont pourquoi la France d’abord et non la Guinée ? Ça, c’est la petite histoire dans la grande histoire. La France d’abord parce qu’au moment où je suis né, en 1954, la Guinée était sous domination française. C’était sous la IVème République dont le Président était René Coty (1882-1962). L’indépendance de la Guinée n’interviendra que quatre années plus tard, en 1958. Sans prendre une position personnelle dans le débat sur le choix de la Guinée de 1958, il en ressort tout de même que si la France et la Guinée avaient cheminé ensemble, il va sans dire que cet écrit n’aurait pas existé. L’envie de découvrir l’Union soviétique a été pour moi et pour nombre de camarades de ma génération, sinon une obsession, du moins un souhait que le destin m’a permis de réaliser. Le 17 septembre 2019 a marqué le 40ème anniversaire de mon premier voyage à Moscou, capitale fédérale de l’Union soviétique que mes collègues et moi avons célébrée à l’Hôtel-Kaloum à Conakry. Des souvenirs ont afflué, tandis que d’autres, que le temps n’a pas effacés, demeuraient vifs et le resteront. J’évoque dans ce livre un vaste pays, un État-continent, tel qu’il se présentait dans les années de gloire du communisme. Au cours de mon [1] Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799-1837) : Fut un poète russe ayant une origine africaine. Il est reconnu comme le père de la littérature moderne russe.

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séjour, mes collègues et moi avons connu quatre secrétaires généraux du parti communiste de l’Union soviétique : Léonid Ilitch Brejnev, Youri Vladimirovitch Andropov, Konstantin Oustinovitch Tchernenko et Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. À l’exception de Mikhaïl Gorbatchev, tous les trois autres, qui appartenaient à la vieille génération du parti communiste, sont décédés durant notre présence. D’autres personnages légendaires, qui ont marqué la Russie, remontent aussi à notre mémoire : Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov (1711-1765) l’un des fondateurs de l’Université d’État de Moscou en 1755, acteur de la découverte de la loi de la conservation et de la transformation de l’énergie. Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799-1837) poète russe d’origine africaine connu et reconnu comme le père de la littérature russe moderne. Dimitri Ivanovitch Mendeleïev (1834-1907) auteur de la classification périodique des éléments chimiques universels et père du célèbre « Tableau Mendeleïev » qui ne fut complété qu’en 2018. Vladimir Ilitch Oulianov Lénine (1870-1924) leader de la Révolution bolchevique en 1917 et fondateur du premier État socialiste au monde, Joseph Vassarionovitch Djougachvili Staline (18791953), homme d’État Soviétique, successeur de Lénine à la tête de l’URSS, contemporain d’Adolf Hitler, fossoyeur de masses, initiateur de la conférence de Yalta en 1945 après la Seconde Guerre mondiale. Youri Alekseïevitch Gagarine (1934-1968) pilote militaire et cosmonaute soviétique, premier homme qui effectua le premier vol spatial habité autour de la terre en 1961. Mikhaïl Timofeïevitch Kalachnikov (19192013) ingénieur, inventeur du fusil d’assaut AK-74 Kalachnikov. Andreï Dmitrievitch Sakharov (1921-1989) physicien nucléaire et prix Nobel de la paix (1975), militant pour les droits de la personne et des libertés fondamentales, Lev Yachine (1929-1990) meilleur gardien de but du monde en son temps et ballon d’or européen en 1963. À cette liste, il convient d’ajouter deux personnages de renom, je songe à l’Allemand Karl Heinrich Marx (1818-1883), plus connu sous le nom de Karl Marx, architecte du socialisme scientifique dont la doctrine est fondée sur trois principes : le matérialisme dialectique, le matérialisme historique et le matérialisme philosophique. Karl Marx est connu aussi et surtout grâce à son célèbre ouvrage « LE CAPITAL », achevé et publié après sa mort par cette autre figure révolutionnaire allemande, Frederick Engels (1820-1895), coauteur de l’essai politicophilosophique « Le manifeste du Parti communiste », publié en 1848. Quant à Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, pur produit de cette Révolution, diplômé de l’Université d’État Lomonossov de Moscou, il 15

nous a marqués, car voulant réformer la doctrine marxiste, il la conduisit au contraire à sa faillite. Avant mon arrivée en URSS en septembre 1979 avec des collègues, je disposais de beaucoup d’informations sur ce pays à travers les cours d’histoire, d’économie, de géographie et d’idéologie. Dans la Guinée de mon enfance et de mon adolescence, nous magnifions la Révolution. Nous en parlions du matin au soir. Nous déjeunions et soupions en parlant de la Révolution. Nous dînions et rêvions même de la Révolution. Notre mot incontournable était la Révolution. Notre mal comme notre remède avait un mot aux syllabes interminables : « Ré-vo-lu-ti-on ! » Il était le début et la fin. Il existait même un slogan : « Prêt pour la Révolution », par lequel tous les discours publics, oraux comme écrits, se concluaient. Toutes les correspondances officielles se terminaient par cette formule obligatoire. Lorsque quelqu’un disait prêt pour la Révolution, l’autorité à laquelle il rendait ainsi les honneurs ou le public auquel il s’adressait répondait : « Elle est exigence », en formule abrégée. Sinon on disait : « Elle est exigence, globale et multiforme. » Il y eut un automatisme chez tous les Guinéens scolarisés qui les obligeait à prononcer cette formule comme on récite un mantra. En 1979, l’État guinéen, qui venait de signer avec le ministère de l’Intérieur de l’URSS un accord portant sur la formation de cadres de la police nationale guinéenne, m’octroya une bourse à l’issue d’un concours. Je fus du nombre des dix étudiants de la faculté des sciences administratives et juridiques sélectionnés pour intégrer l’Académie de police de Moscou. Les résultats nous parvinrent durant les vacances, mais nous fûmes obligés d’accourir à Conakry dans les délais prescrits. Je me présentai, un lundi matin, en compagnie de mes camarades dont les noms avaient retenti dans le transistor, au ministère de l’Éducation où un conseiller, Ibrahima Sory Kaba, nous reçut. On l’appelait Elhadj. Après les salutations d’usage, celui-ci nous ordonna de nous rendre au ministère de l’Intérieur pour rencontrer le chef du personnel Baba Camara. Comme ce département était redouté à l’époque de la Révolution, en raison de supposés complots permanents et de la 5ème Colonne, il constata une certaine angoisse sur nos visages. Il nous dit en souriant : — Camarades, ne vous inquiétez pas. Allez au Ministère de l’Intérieur et demandez monsieur Baba Camara qui vous fournira de plus amples informations.

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Nous nous y rendîmes en grelottant, malgré la chaleur accablante qui inondait les fronts de sueur. Le porte-parole de circonstance du groupe, Fodé Shapo Touré s’adressa à un lieutenant de police : — Bonjour, camarade lieutenant ! — Bonjour camarades ! Que puis-je faire pour vous ? — Nous désirons rencontrer le camarade Baba Camara. — Vous voulez parler du chef du personnel ? — Oui, c’est bien lui qu’on nous a dit de venir voir. — Veuillez me suivre, son bureau se trouve de l’autre côté du bâtiment. Je ne sais pas par contre s’il est en place, car il est souvent appelé par le ministre ou par le chef de cabinet. — Comment vous vous appelez, camarade ? — Je suis Idrissa Camara. Je suis lieutenant de police. — Enchanté, camarade lieutenant ! À l’entrée du bureau du chef du personnel, le sergent qui était assis sur une chaise s’est mis au garde-à-vous pour le lieutenant qui lui dit : — Repos, camarade sergent ! Camarade sergent ! — Présent, camarade lieutenant ! — Le chef du personnel est-il en place ? — Oui, il vient à peine d’arriver. — Veuillez l’informer que des camarades étudiants désirent le rencontrer. — À vos ordres camarade lieutenant ! — Bon ! Permettez que je vous laisse avec le sergent qui va vous introduire chez le chef du personnel dès qu’il sera libre. Je vous souhaite camarades, une bonne journée. — À vous de même, camarade lieutenant ! Nous sommes reconnaissants à votre amabilité et à votre bonté révolutionnaire ! — De rien, c’est mon devoir. Nous sommes là pour vous servir. Lorsque le sergent qui faisait office de planton entra dans le bureau du chef du personnel pour nous annoncer, un collègue dit à son absence : — Comme il est courtois ce lieutenant de police ! Moi je connais de ces policiers qui n’ont d’égards que pour leurs chefs hiérarchiques uniquement. — Oui ! En effet, avons-nous tous répondu ? Lorsqu’il est sorti, le planton nous a annoncé que le chef du personnel allait nous recevoir d’un moment à l’autre. En attendant, il mit à notre disposition des revues du Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA) et le dernier numéro du journal officiel « Hôrôya » dans lequel, il y avait un article spécial, un récent discours du Responsable suprême de la 17

Révolution sur la théorie et la pratique révolutionnaire qui nous intéressa en tant qu’étudiants. Un instant plus tard, la sonnerie retentit dans son bureau. Il nous invitait à y entrer. À notre apparition, le chef du personnel se leva de son fauteuil pour venir serrer nos mains à moitié tendues. Il nous fit signe de nous asseoir, et, nous fixant d’un air d’abord sévère, puis souriant, il dit : — Camarades ! Vous donnez l’impression d’être inquiets. — Vous êtes un véritable psychologue qui lit dans les cœurs. C’est bien vrai, nous sommes très inquiets. Nous étions en vacances, loin de Conakry quand un communiqué sur les ondes de la radio nationale nous a demandé d’être à Conakry dans les 72 heures sans d’autres précisions. — Vous avez obtempéré ! C’est très bien ! — Nos mamans sont mortes de trouille ! — Je comprends bien votre inquiétude, camarades, ainsi que celles des mamans. Mais, n’ayez pas peur. Il n’y a rien de grave. J’ai plutôt une bonne nouvelle à vous annoncer. — Al-hamoudou Lila ! « Dieu merci », pardon, vive la Révolution ! — Vous êtes recrutés pour servir à la police. En plus, vous bénéficiez d’une bourse d’études pour cinq ans à l’Académie de police de Moscou en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Oui, la Révolution n’oublie personne. Elle est bienveillante à l’égard de tout le monde. C’est pour cette raison que vos vacances ont été interrompues pour vous permettre de rejoindre vite votre nouveau pays d’études, l’URSS. La bourse dont vous venez de bénéficier s’inscrit dans le cadre d’un accord qui existe entre l’URSS et l’État guinéen pour la formation de haut niveau de policiers guinéens. Sachez que vous êtes déjà en retard d’une semaine. Alors, entamez vos démarches pour rejoindre le plus vite possible Moscou ! — Camarade, chef du personnel, ça veut dire que nous sommes désormais des policiers ? demanda un camarade dont les genoux tremblaient encore. — Bien entendu ! Je sais que vous vous apprêtiez à devenir dans deux ans des juges, des avocats et des experts-comptables. Mais voilà, la Révolution a besoin de vous sur un autre front, où vous devez aller la défendre. Nous nous sommes levés d’un bloc pour hurler : — Prêts pour la Révolution ! — Prêts pour la Production ! — Vive le Camarade Ahmed Sékou Touré ! — Vive la Révolution ! 18

Après ce slogan, le chef du personnel a dit : — Jeunes camarades, ce qu’on attend est simple : « un engagement ferme, total et inconditionnel à servir la Révolution partout où le besoin se manifeste. Veuillez vous asseoir. Tenez, voici le décret d’attribution de votre bourse N° 365/79/PRG, signé par le Responsable suprême de la Révolution le 3 septembre 1979. » Maintenant, je vous invite à retourner au ministère de l’Éducation pour voir Sékou Mara, le directeur du service national des bourses extérieures. Il vous indiquera la marche à suivre ainsi que les formalités à remplir à leur niveau pour votre départ. — Quant à moi, je vous donne rendez-vous ici demain matin pour vous présenter au directeur général des services de police. Et ça tombe bien, le conseiller de l’Ambassade de l’URSS à Conakry, le colonel Tishlènko, qui est chargé de l’organisation de votre voyage à Moscou, sera là et vous pourrez le rencontrer. En vertu de l’accord signé avec les autorités de l’URSS, vous effectuerez ce premier voyage par la compagnie AEROFLOT, aux frais de l’Académie qui doit vous recevoir. Avez-vous encore des inquiétudes ? — Non ! Vous nous avez complètement rassurés. Seulement, nous sommes surpris par cette bourse, car c’est la première fois qu’un groupe d’étudiants en magistrature bénéficie de bourses d’études à l’étranger. — Il y a un commencement à tout ! Rendons grâce à la Révolution, que diable ! Connaissez-vous le directeur général des services de police ? — Nous ne l’avons jamais rencontré. Nous le voyons à la télévision. — D’accord, il s’appelle Ibrahima Sory Diaby. — Il est de la première promotion des policiers que la Guinée a envoyés en formation en Tchécoslovaquie après l’indépendance. C’est lui qui vous présentera au camarade Ministre de l’Intérieur, Sékou Chérif. Comprenez que c’est lui et son homologue de l’éducation, le camarade Mamadi Keïta, qui a proposé au camarade responsable suprême de la Révolution d’attribuer cette bourse à de jeunes étudiants. Alors, le destin a fait que vous en soyez les bénéficiaires. Je vous en félicite. Mais vous devriez tout faire pour mériter cette confiance, hein ? — Vive la Révolution ! Longue vie au Camarade responsable suprême de la Révolution ! Le lendemain matin, lors de notre rencontre avec le chef du personnel, il nous indiqua tout ce que nous devrions faire dans le cadre de nos démarches pour le départ à Moscou. Avant de nous quitter, il nous demanda de revenir deux jours plus tard. Nous le fîmes et il nous conduisit chez le directeur général, Ibrahima Sory Diaby à qui il dit : 19

— Camarade, directeur général, voici les jeunes étudiants en magistrature, finance et économie qui sont désormais boursiers pour l’Académie de police de Moscou. — Ils sont arrivés enfin ! — Oui, camarade directeur ! — Ils sont combien ? — Sur le décret ils sont dix, dont une fille. — Mais, je ne vois que huit ici. Et les deux autres ? — En fait, la seule fille du groupe Bintou Dansoko est fiancée. Elle doit bientôt être accompagnée chez son mari. Alors, ses parents ne souhaitent pas son départ pour une durée de 5 ans qui leur parait longue. Quant au garçon Mamadou Oury Diallo qui est absent, il a un handicap physique qui l’empêche de poursuivre ses études dans cette filière à Moscou. Donc celui-ci ne pourra pas aussi faire le voyage. Les huit autres ici présents sont : Maramany Cissé, Mouctar Kokouma Diallo, Lamine Diallo, Djoumè Kourouma, Mahim Diakité, Mamadou Beau Kéïta, Fodé Shapo Touré et Abdoulaye Barry. Ils ont déjà commencé leurs démarches. J’ai demandé au directeur de la police de l’air et des frontières d’établir leurs passeports et leurs cartes spéciales de la police, afin qu’ils aient leurs matricules avant le départ. — Comment ça se passe au niveau de l’Ambassade de Moscou ? — Ça tombe bien que le colonel Tishlènko en charge de leur dossier au niveau de leur Ambassade soit là. Il m’a informé que les visas seront prêts dans deux jours et que les intéressés pourraient passer les retirer au consulat. — Merci, camarade chef du personnel, pour les efforts que vous avez déjà fournis. Je finis de m’entretenir avec eux et après, ils reviendront vous voir. — Entendu, camarade directeur ! — Bonjour, camarades jeunes ! — Bonjour, camarade directeur ! — Le chef du personnel vous a dit l’objet de votre convocation. Je félicite la Révolution et son Guide suprême pour la confiance placée en vous. Sachez que vous n’avez pas choisi d’être policiers. C’est le destin qui vous impose désormais ce noble métier. Et comme dit bien un adage, n’est pas policier qui le veut. Vous ne disposez plus de temps pour la méditation, donc continuez vos démarches. Je vous présente le conseiller de l’Ambassade de l’URSS en Guinée, le colonel Tishlènko. C’est lui qui est chargé d’organiser votre départ au niveau de l’Ambassade. Vous

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pouvez disposer. Je vous reverrais dans quelques jours pour vous présenter au ministre de l’Intérieur, le camarade Sékou Chérif. Après le mot de bienvenue du directeur général, un volontaire parmi nous, Fodé Shapo Touré, le remercia au nom du groupe. Il le rassura de notre engagement et de notre détermination à mériter la confiance du responsable suprême de la Révolution, le camarade Ahmed Sékou Touré. Le jour où nous avons rencontré le ministre de l’Intérieur, Sékou Chérif en présence de son secrétaire particulier Ibrahima Sory Condé dit « Tout blanc », il a déclaré : — Chers enfants et camarades ! La Révolution compte sur vous. C’est vous qui allez assurer notre relève. Allez étudier avec la force de votre jeunesse. Soyez solidaires entre vous. Sachez que tout comportement de votre part contraire à l’idéologie du PDG-RDA, à la morale de notre société, aux exigences de la Révolution et aux enseignements du responsable suprême de la Révolution, le camarade Ahmed Sékou Touré sera sanctionné de la manière la plus exemplaire. En signe d’allégeance, nous nous sommes levés aussitôt pour hurler le slogan fétiche : — Prêts pour la Révolution ! — Prêts pour la production ! — Vive le camarade Ahmed Sékou Touré ! À la suite de cette déclaration qui était un serment républicain à l’époque, le ministre poursuivit et dit : — Merci camarades ! Vous pouvez vous rassoir. Je n’ai aucun doute quant à votre engagement à servir la Révolution même à 10 000 km de Conakry. Soyez rassurés. À Moscou, vous trouverez l’ambassadeur Sékou Kaba et l’attaché culturel Salim Bah. — Ils vous assisteront auprès des autorités soviétiques pour toutes démarches liées à vos études et à votre séjour là-bas. Quant au suivi de votre contrat d’études, il sera assuré par les Ministères de l’Intérieur russe et guinéen. Camarade directeur général ! — Présent camarade ministre ! — Faites tout afin que les jeunes rejoignent le plus vite possible Moscou. D’après la lettre qui m’a été adressée par le Ministère de l’Intérieur de l’URSS, les cours devraient débuter le 1er septembre. — Ordre reçu camarade ministre ! Je puis vous assurer que les préparatifs sont bien avancés. Ils ont obtenu leurs passeports, leurs cartes professionnelles de police, les visas d’entrée en Union soviétique, ainsi que les carnets de vaccination. Il ne reste plus que les billets qu’ils devront retirer aujourd’hui à la compagnie Aeroflot. 21

— Disons donc qu’ils sont pratiquement prêts pour le voyage ? — Tout à fait, camarade ministre ! — Alors, au nom du responsable suprême de la Révolution, le camarade Ahmed Sékou Touré, et en mon nom personnel, je vous souhaite bon voyage et bonne chance dans vos études. — Merci, merci camarade ministre ! Nous appliquerons à la lettre toutes vos recommandations et celles du directeur général des Services de police. L’ambassadeur et l’attaché culturel vous informeront sur notre conduite à l’Académie. — Cela ne va sans dire ! Le jour du départ pour Moscou, le lundi 17 septembre 1979, nous nous sommes présentés le matin au ministère de l’Éducation puis à celui de l’Intérieur pour les dernières consignes de voyage. Après, chacun retourna dans sa famille pour attendre l’heure de la convocation à l’aéroport, fixé à 18 heures. À 16 heures pile, pendant que j’étais entouré d’amis et de parents dans le quartier Coronthie, dans la commune de Kaloum, un appareil de la compagnie soviétique apparu audessus de Conakry. L’émotion en moi était grande. Mon ami Kaba Sako dit Ringo et mon cousin, Cheik Oumar Sangaré dit Sanga, m’interpelle : — BMC ! BMC ! Votre avion est là ! Aeroflot, le voilà ! Peu de temps après, j’arrivais à l’aéroport international GbessiaConakry en même temps que mes collègues. De nombreux parents et amis nous entouraient. Les mères et les tantes larmoyaient, les pères jouaient les durs et étranglaient dans les gorges des sanglots. Mais on voyait les gosiers qui montaient et descendaient. Un signe qui trahissait l’émotion des mâles. Dans cette ambiance, des photographes, peu nombreux, rôdaient autour de nous et nous sollicitaient pour prendre des photos. À l’époque, les appareils Polaroid encore peu propagés permettaient de faire des photos instantanées en couleurs. Ceci impressionnait les gens, surtout ceux qui voyaient pour la première fois ce genre de machine qui crachait la lumière puis les images sur papier glacé. Quelques instants plus tard, le chef du personnel, Baba Camara, Charles De Stephen et d’autres personnalités du Ministère de l’Intérieur et de la police sont arrivés à leur tour à l’aéroport presque au même moment que le conseiller de l’Ambassade de l’URSS, le colonel Tishlènko. Partagés entre la joie d’aller poursuivre nos études à l’étranger et la tristesse de quitter parents et amis, nous nous efforcions de ménager ces deux sentiments. Ayant remarqué ce contraste, le colonel Tishlènko s’adressa à nous et dit : 22

— Alors les Moscovites ! C’est enfin le départ ! — Oui camarade colonel, c’est le grand jour ! — Atlichna (très bien) ! Je vous informe que l’Académie a mis en place un comité d’accueil qui vous recevra à votre arrivée demain matin à l’aéroport Vnoukovo à Moscou. Veuillez prendre soin de vos documents de voyage pour ne pas les perdre. À la fin des formalités de police et de douanes, une hôtesse annonça : — À l’attention des passagers d’Aeroflot à destination de Dakar, Budapest et Moscou ! Embarquement immédiat, porte N° 2. À 20 heures locales (GMT), l’avion décollait effectivement de Conakry et nous mîmes le cap vers des horizons nouveaux. Pour certains d’entre nous, et surtout pour moi, ce fut le baptême de l’air. Monter à bord d’un avion la première fois vous procure un sentiment de petite frayeur et de grande satisfaction. L’émotion fut à son comble, le stress et l’angoisse aussi au moment du décollage. Ce fut ensuite dans une ambiance bon-enfant que l’avion qui nous transportait atterrit après une heure de vol à l’aéroport international de Dakar-Yoff. La capitale du Sénégal fut ainsi la première escale de ce voyage de découverte du pays des Soviets. Ici, les produits artisanaux symboles d’un savoir-faire sénégalais abondaient dans l’ensemble du hall. Dans ce pays carrefour en Afrique de l’Ouest connu pour son hospitalité, on entendait à gauche et à droite, les gens dire : Nankhadeffe, in chââ Allâh (salut, s’il plaît à Dieu). Des salutations, des expressions, utiles à la négociation et en usage pour délivrer des bénédictions, pleuvaient à notre passage. Dans les librairies de cet aéroport, il y avait des magazines comme Jeune Afrique, des journaux français tels Le Monde, Le Canard enchainé, Libération, Le Point, Le Figaro, ainsi que des livres comme « la 25ème Heure et la Seconde chance » qui étaient tous interdits sous la Révolution en Guinée. Alors, redoutant les services secrets guinéens, chacun se contenta du simple regard sans daigner en payer ni même en palper aucun. À l’époque, les Guinéens, où qu’ils se trouvassent, avaient le sentiment d’être surveillés. Chacun était sur sa garde et faisait attention à ce qu’il disait ou regardait même dans un pays voisin. Après Dakar, nous survolâmes le Danube puis ce fut Budapest, capitale de la Hongrie, le premier pays d’Europe où nous mîmes pied à terre, cette fois dans une forme d’hébétude indescriptible. Il faisait froid et nous claquions les dents sous l’émotion et le choc thermique, car, en ce mois de septembre 1979, l’hiver était déjà présent dans cette partie de l’Europe orientale. Il s’était annoncé plus tôt que les années précédentes, 23

avons-nous appris. Le contraste était grand. Nous avions quitté les 30 °C de température à Conakry et à Dakar pour nous heurter au thermomètre de Budapest qui indiquait une température en dessous de zéro. Il faisait froid et la neige que nous voyions pour la première fois de nos yeux tombait sans arrêt. Elle recouvrait de son manteau blanc le ciel et la terre. Un phénomène inédit se déroulait sous nos yeux écarquillés et nous réjouissait. À l’aéroport de Budapest, nous fûmes aussi impressionnés par le nombre d’avions en stationnement, qui atterrissaient et qui décollaient à chaque instant. Le ballet des autobus qui transportaient les passagers du tarmac vers les terminaux de départ, d’arrivée et vers les salles de transit fut un spectacle en décalage avec le morne aéroport de Conakry que nous avions quitté quelques heures plus tôt. Le mouvement était en Europe et l’immobilité en Afrique. Telle était la sensation première. La langue hongroise qui ne dérive pas du latin était incompréhensible pour nous. Lorsque les gens parlaient, nous ne comprenions aucun mot. L’escale ici dura une heure. Après Budapest, l’avion décolla pour Moscou, notre destination finale où il atterrit à 8 heures locales. Ici, il faisait encore plus froid qu’en Hongrie. Mais heureusement, avant notre départ de Conakry chacun avait acheté des vêtements d’hiver sur recommandation d’anciens étudiants en URSS. Pour les formalités d’entrée en URSS, chacun a rempli une déclaration de douanes dans laquelle il a indiqué la nature de devises étrangères (Dollars, Franc français ou Livre sterling) ou d’autres qu’il possédait en inscrivant les montants en lettres et en chiffres. Après cette formalité, un colonel douanier s’adressa à nous et demanda : — Camarades ! Est-ce votre première visite en URSS ? — Oui ! C’est notre toute première fois. — Alors, veuillez bien conserver vos déclarations de devises. Elles vous seront demandées à votre prochaine sortie du territoire soviétique, quelle que soit la frontière (air, mer, terre) par laquelle vous quitterez le pays. Les montants que vous aurez ce jour-là en espèces ou en « traveller » chèque doivent correspondre à ce qui est mentionné dans ces déclarations ou moins. Tout montant excédentaire injustifié sera au mieux confisqué par la douane et au pire le détenteur sera poursuivi pour trafic de devises. Sachez que le trafic de devises est une infraction prévue et punie par la législation pénale de chacune des quinze Républiques fédérées de l’URSS.

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Nous prîmes bonne note de cet avertissement qui nous parut tout de même bizarre. Comme le colonel Tishlènko l’avait indiqué à Conakry, un comité d’accueil nous attendait à l’aéroport de Vounoukovo. Au moment où nous sortions de la zone internationale, un colonel vint vers nous et demanda si nous étions les auditeurs venus du ministère de l’Intérieur de la Guinée pour l’Académie de police de Moscou. Nous hochâmes tous la tête avec de larges sourires et il dit : « Je suis le colonel Evguévny Maskovskyne, chef de cours à l’Académie. Bienvenue en URSS ! » Il présenta les autres membres du comité d’accueil à savoir : Madame Galina Nikolaïèvna interprète, madame Hélène du service des ressources humaines, les photographes Sergueï et Valodia du service de communication, ainsi que deux chauffeurs de la milice. Chacun d’entre nous déclina son identité. Puis il y eut une séance de photos pour immortaliser notre arrivée. C’est dans cette ambiance décontractée que nous avons pris le départ pour la ville, sous escorte de la milice, à bord d’un bus. Le colonel nous annonça que nous devions compter environ une heure pour arriver à l’Académie en raison de la densité du trafic routier les matins entre l’aéroport et le centre de Moscou. Alors que le chauffeur roulait à vive allure sur l’autoroute, le colonel remarqua que nous étions impressionnés par le décor blanc que la neige avait composé. Il nous demanda si c’était notre première fois de la toucher. Nous lui avons répondu par oui ! Un collègue dira que la neige est jolie et qu’on glisse facilement dessus. C’est alors que le colonel lui répondit : — Ne vous en faites pas, camarades. D’ici la fin de l’hiver, vous allez vous habituer. C’est vrai que pour la première fois, la neige doit vous impressionner. C’était exact ! Un autre camarade guinéen renchérit en disant qu’il voulait devenir un champion de ski sur glace, un sport qui l’avait séduit à travers le cinéma. Réagissant à cette déclaration, le colonel répondit : — Pourquoi pas ! À cœur vaillant, il n’y a rien d’impossible, surtout à votre âge, tous les exploits sont permis. Progressant vers la ville, nous aperçûmes des colonnes de barricades en fer fortifié qui attirèrent notre attention. Nous comprîmes qu’il s’agissait certainement d’un lieu historique. Le colonel qui nous observait demanda au chauffeur du bus de s’arrêter. La voiture d’escorte de la milice qui se trouvait loin devant a dû faire marche arrière pour nous rejoindre. Le colonel s’adressa à nous et dit :

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— Camarades ! J’ai remarqué que ces barricades attirent votre attention. C’est ici, entre 1941 et 1942, pendant la Seconde Guerre mondiale, que l’armée rouge a bloqué les troupes allemandes lors de leur assaut contre Moscou. Il s’agit de la bataille de Moscou « Bitva pôd Moskovèï » ou en allemand « Schlacht um Moskau ». Commentant cette bataille, le colonel rappela aussi la même punition infligée en 1812 à l’empereur Napoléon Bonaparte dont l’armée fut vaincue dans les mêmes circonstances par l’armée russe. Sur le volet de la Seconde Guerre mondiale, il évoqua le cas des millions de personnes qui y ont laissé leurs vies, dont des tirailleurs sénégalais d’Afrique et certainement originaires en partie de la Guinée. Il ajouta que ce fut une tragédie pour le monde entier. Au moment de tourner cette page, Lamine Diallo, un collègue rappela ce que le douanier nous avait dit à propos des déclarations de devises que nous venions de faire. À ce sujet, le colonel indiqua : — Camarades ! Veuillez bien conserver vos déclarations de douanes. Ne les perdez pas, car à votre prochaine sortie du territoire de l’Union soviétique elles vous seront demandées sans faute. Je ne sais pas comment ça se passe chez vous. Alors, le montant mentionné sur ces déclarations doit être égal ou inférieur à la somme en liquide que vous aurez en votre possession lors de ce contrôle à la sortie. — Exactement le même montant ? demanda quelqu’un. — Tout à fait camarades ! Sinon, il faudrait justifier l’origine légale du montant excédentaire. Si ça provient par exemple de votre pays ou de votre ambassade, une attestation devrait le prouver. Dans tous les cas, le service du personnel vous donnera d’amples détails sur les conditions de vie, de séjour et d’études dans notre pays. — Camarade colonel, pourquoi de telles mesures si contraignantes ? demanda le même collègue. — Camarades, la raison est simple. Nous sommes un pays socialiste où chacun doit vivre du fruit de son travail comme l’a indiqué le camarade Lénine. De ce fait, l’enrichissement illicite est un délit chez nous selon la législation fédérale et celles des Républiques fédérées qui sont au nombre de quinze. En ce qui concerne par exemple les étudiants expatriés, votre principale source de revenus durant vos études sur notre territoire est constituée par les bourses que l’État soviétique vous donne comme frais d’entretien. Ces bourses sont données sur la base des accords bilatéraux signés avec les autorités de vos États respectifs. Notre législation ne permet pas aux étrangers de travailler sous peine de poursuite. Vous n’êtes pas sans savoir aussi que le commerce privé et 26

toutes autres activités lucratives dont le but est de faire des profits sont interdits dans notre pays. Chez eux, au pays des Soviets sous le socialisme, le commerce relevait du monopole de l’État. Chacun devait vivre à partir de revenus précis : salaire, pension, bourses et éventuellement des legs hérités des parents ou grands-parents. Nous ne fûmes pas surpris, car notre propre pays, la République populaire et révolutionnaire de Guinée, était un pays à orientation socialiste. Le système politique, économique et social était de la même inspiration. Il existait des similitudes entre les deux pays quant aux restrictions des droits naturels des citoyens en raison de la nature des régimes. Au fur et à mesure que nous traversions la ville de Moscou, le colonel et l’interprète nous montraient des monuments et expliquaient leur histoire. Ils parlaient des époques historiques, des personnages et les évènements ayant marqué ces temps. Arrivée au centre-ville, le cortège passa à proximité d’une grande muraille construite en briques cuites dans un style impérial très remarquable. C’était en fait les murs du Kremlin, siège du Gouvernement fédéral de l’URSS qui fut jadis la résidence officielle des rois de Russie appelés « Tsars » avant la Révolution socialiste et bolchevique de 1917. Ce complexe gigantesque jouxte une grande esplanade, la Place Rouge, un autre témoin et symbole de l’histoire de la Russie tsariste et de l’URSS. À l’extrémité de cette place se dresse un monument fait en marbre : le Mausolée Lénine où repose son corps depuis le 21 janvier 1924 date de sa mort. À la question du colonel de savoir si nous avions déjà entendu parler de Lénine dans notre pays, nous faillîmes pouffer de rire ou répondre : « Nous n’avons fait que ça ! » Enfin, quoi ! Le marxisme-léninisme était notre bol de lait, notre bol de soupe, notre bol d’air national et même international depuis que notre Guide nous avait affiliés à l’internationale soviétique ! Nous nous contentâmes de répondre que le marxisme-léninisme était enseigné jusque dans les villages les plus reculés de la Guinée comme il l’était dans les universités occidentales. Et nous ajoutâmes que beaucoup de citoyens soviétiques ignoraient peut-être à quel point Lénine était vénéré en dehors de l’URSS. Nous lui avons fait savoir que partout dans notre pays, des Guinéens portaient avec une grande fierté le nom de Lénine comme pseudonyme. Aussi, des cercles d’études et des promotions d’université prenaient souvent Lénine comme un nom de baptême.

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Le brave colonel manqua suffoquer de bonheur, quand nous nous évoquâmes l’épouse de Lénine Nadièjda Kroupskaïya (1869-1939), mentionnant sa bravoure et sa combativité, son rôle et le soutien qu’elle apporta à Lénine à l’époque où ce dernier était la cible de la bourgeoisie russe qui cherchait à l’abattre par tous les moyens. Un camarade rappela d’ailleurs une déclaration de Lénine lorsqu’il dit en plaisantant qu’il avait épousé Nadièjda Kroupskaïya parce qu’elle était la seule à mieux comprendre Karl Marx et à jouer aux échecs. C’est alors que le colonel dit à l’interprète Galina Nikolaïevna : — Voyez-vous, Galina, à quel point ces jeunes Guinéens connaissent l’histoire de notre pays ? On a l’impression qu’ils y sont nés et y ont étudié auparavant. Décidément, la Guinée est un vrai pays ami et frère de l’URSS. Je suis davantage convaincu de l’inéluctabilité du triomphe du prolétariat et de la victoire du socialisme sur le capitalisme. Bravo les enfants (Malatsi Ribiata). — Mais, mon colonel ! Que cela ne vous étonne pas, réagit à son tour l’interprète. N’oubliez pas qu’ils sont aussi les produits d’une autre Révolution socialiste. La Révolution guinéenne a aussi eu lieu un mois d’octobre, mais en 1958. — C’est absolument vrai (Eta absalioutna pravda), s’enthousiasma le colonel au bord des larmes. Poursuivant notre route, nous arrivâmes à une station de métro qui s’appelait à l’époque Noguina. Elle était située dans la vieille ville de Moscou. Le colonel nous raconta que cette station portait le nom d’un grand militant bolchevique Victor Pavlovitch Noguine2. Elle sera rebaptisée après la Perestroïka dans les années 1990 pour s’appeler désormais Kitaï-Gorod en souvenir d’un quartier historique de Moscou. Tout autour de cette station se dressaient des bâtiments datant des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, symboles du passé orthodoxe de la Russie tsariste. Une nouvelle curiosité fut pour nous le fait de voir des foules nombreuses entrer et sortir du sous-sol. Comme c’était notre première fois que nous assistions à un tel phénomène, un camarade demanda au colonel : — Mon colonel ! Qu’est-ce que c’est tout ce monde pressé qui sort et qui entre sous la terre ? Y a-t-il des maisons là-bas ? Ou bien c’est pour se mettre à l’abri ?

[2] Victor Pavlovitch Noguine (1878-1924) Militant bolchevique qui fut le maire de Moscou en 1917.

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— Non camarades, ils vont et sortent du Métro, le réseau de transport ferroviaire souterrain qui couvre la presque totalité de la superficie de Moscou. Vous imaginez une grande métropole comme Moscou avec ses neuf millions d’habitants sans ce mode de transport ? Comment les gens pourraient-ils facilement se déplacer ? — C’est incroyable ! Nous sommes encore loin d’atteindre ce niveau de développement en Afrique. — La Révolution le fera ! À quelques mètres de la station Noguina, le cortège emprunta une ruelle baptisée Malyï Ivanovsky, Péréoulok 2 qui aboutissait à la faculté spéciale N° 4 de l’Académie de police, notre futur centre d’études. Arrivés à destination, nous stoppâmes devant la guérite tenue par des sentinelles. C’était un poste de contrôle des personnes entrant et sortant du site. Le portail automatique s’ouvrit et le bus entra dans la cour. À l’intérieur se trouvait un grand bâtiment datant de l’ère tsariste. Nous apprendrons plus tard que ce bâtiment a servi de prison après la Révolution bolchevique avant de revenir au Ministère de l’Intérieur qui y a installé la faculté spéciale réservée aux auditeurs étrangers. Au milieu de la cour se dressait une stèle sur laquelle était inscrit en lettres capitales dorées : [Académie de police du ministère de l’Intérieur de l’URSS, faculté spéciale N° 4]. En descendant du bus, l’intendance de la faculté nous entraîna vers quatre chambres au premier étage de l’immeuble où nous devions loger. Comme nous étions au nombre de huit, le partage ne posa aucun problème. La répartition des binômes fut la suivante : Lamine Diallo et Mamadou Beau Kéita, Abdoulaye Barry et Fodé Shapo Touré, Mouctar Kokouma Diallo et Maramany Cissé en chambre (333), puis Mahim Diakité et Djoumè Kourouma. À peine installé, le colonel ne nous laissa que trois heures de repos avant de nous retrouver vers 17 heures avec l’interprète et le photographe. Aussitôt, il nous proposa une promenade pédestre au centre de Moscou pour profiter du reste de cette soirée. Nous ne fîmes aucune objection à cette proposition. Nous étions pressés de découvrir Moscou, notre nouvelle ville. Ce jour-là, le temps était clément. En cette période intermédiaire entre l’automne et l’hiver, les rues et les terrasses des bars et des restaurants étaient remplies de monde. À cette époque brejnévienne, les Noirs suscitaient encore une grande curiosité en URSS où les peuples soviétiques avaient eu peu de contact avec l’Afrique à la différence par exemple des pays colonisateurs d’Europe comme la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal, 29

l’Allemagne, les Pays-Bas. Contrairement à l’Occident où on appelle les Noirs « Nègres » ou gens de couleur, en Union soviétique on les désigne par le nom « Tchiorni ». Les Soviétiques trouvaient cette appellation moins péjorative que nègre. À gauche et à droite, on entendait certains dire : « voici des Noirs ! Voici des Noirs, comme ils sont tout noirs ! D’où viennent-ils ? » Demandaient d’autres. « Les voilà ! » (Vôte tchiorni, vôte tchiorni ! Kak agni savsème tchiorni ! Guidiè agni ? Vôte agni). Comme nous ne comprenions pas encore le russe, nous n’avions pas mal pris cette curiosité des gens qui voulaient coûte que coûte nous serrer la main, d’autant plus que nous étions accompagnés du colonel qui était habillé en uniforme. À cette époque en Union soviétique, le principe Droujba narodof (amitié des peuples) était très cher au Parti communiste et à ses dirigeants. C’est pourquoi il n’était pas permis de faire du tort à un étranger. Le fait pour les États d’envoyer leurs étudiants en URSS était une marque d’amitié hautement appréciée par les autorités du pays. Cette promenade nous a menés jusque sur la Place Rouge où nous avons aperçu des hommes, des femmes, des jeunes, des adultes, des blancs et des noirs alignés en file indienne dans un ordre et une discipline impeccable. Impressionnés par cette foule silencieuse, nous avons demandé au colonel ce qui se passait ? Quel était ce rassemblement ? Il nous répondit que tout ce monde venait voir le corps momifié du camarade Lénine. Il ajouta que ce spectacle a lieu tous les jours de l’ouverture à la fermeture du mausolée. Il dira que la visite du mausolée Lénine est un passage obligé pour tous ceux qui séjournent à Moscou, à cette époque du communisme bien entendu. Il s’agissait de l’une des plus grandes attractions de la capitale fédérale de l’Union soviétique. Tout cela témoignait du fait que le camarade Lénine restait une figure emblématique même après sa mort. Par la suite, le colonel nous dit : — Le bâtiment que vous apercevez là-bas derrière le mausolée, c’est le Kremlin. Souvenez-vous, je vous l’ai montré lorsque nous arrivions de l’aéroport ce matin. En fait, c’est le lieu de travail du camarade Leonid Ilitch Brejnev, le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique. Je crois bien qu’il a visité votre pays la Guinée dans les années 1960. Mais, vous devriez certainement être encore très jeunes à cette époque. Sachez qu’après la mort du camarade Lénine en 1924 des suites d’une longue maladie, l’histoire a voulu que ce soit le camarade Joseph Vassarionovitch Djougachvili plus connu sous le nom de (Staline) 30

qui fut désigné pour lui succéder à la tête du parti. Il faut rappeler que le camarade Lénine mourut dans un contexte historique qui rendit difficile sa succession dont les tractations avaient commencé de son vivant en raison notamment des luttes internes entre les potentiels prétendants à son remplacement. Les deux favoris de cette bataille de coulisse étaient les camarades Joseph Staline et Trotsky. — Enfin ! Vous aurez l’occasion de voir tout ça en détail dans les cours avec les plus grands historiens, idéologues, philosophes, propagandistes et agitateurs du parti. Après la mort du camarade Staline en 1953, son corps s’allongea aussi dans ce mausolée à côté du camarade Lénine. — Mais par la suite, il en fut dégagé sur décision du présidium du Soviet suprême pour des raisons de politique intérieure pour l’envoyer au cimetière commun, auprès d’autres dirigeants de l’État et du parti. Ce sont ces colonnes de tombes que vous apercevez là-bas, au pied du mur du Kremlin. C’est alors le camarade Nikita Khrouchtchev (18941971) qui lui succéda au moment où notre pays et le reste de l’Europe étaient en train de se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale. — Après le camarade Nikita Khrouchtchev, c’est le camarade Léonid Ilitch Brejnev qui vint aux affaires. C’est lui qui est là aujourd’hui. Depuis le camarade Lénine jusqu’à présent, tous ceux qui ont dirigé l’URSS ont été des secrétaires généraux du PCUS. Ce qui atteste de la prééminence du parti sur l’État. À la question d’un camarade guinéen de savoir si nous aurons un jour l’occasion de visiter le Kremlin et de rencontrer le camarade Léonid Ilitch Brejnev, le colonel nous répondit : — Visiter le complexe du Kremlin, oui ! c’est même prévu pour tous les auditeurs qui arrivent à l’Académie. Ne vous en faites pas pour ça. Dans les semaines et mois à venir, vous aurez cette opportunité. En revanche, rencontrer le camarade Léonid Ilitch Brejnev, je ne sais pas et je ne vous le garantis pas. À la rigueur, vous pourrez rencontrer le ministre de l’Intérieur en tant que groupe national d’un pays ami, mais même pour ça ce n’est pas une tradition à l’Académie et je ne vous promets rien. En fait, avec le temps vous visiterez tous les lieux et monuments historiques de Moscou et de ses environs. Parmi ces lieux, il y a le village Gorky. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler de Gorky ? — Pas vraiment, camarade colonel ! répondit un collègue. — Bon ! C’est là-bas où le camarade Lénine passa les dernières années de sa vie étant déjà malade. C’est à Gorky également où il 31

mourut. C’est pourquoi ce lieu représente tout un symbole pour notre peuple et pour le prolétariat international. En fait, le village de Gorky est aussi visité que le mausolée Lénine, la Place Rouge, le Bolchoï Théâtre, le Kremlin, les 7 merveilles de Moscou, le complexe sportif Lénine, le centre d’exposition des réalisations agro-culturelles et industrielles des peuples de l’URSS, etc. Curieux et surtout désireux de tout savoir, nous avons demandé au colonel si c’est le camarade Lénine qui a construit le Kremlin. — Niet ! La construction du Kremlin date du temps de la Russie tsariste. Il a servi de résidence et de chancellerie des tsars de Russie dont le dernier fut Nikolaï Alexandrovitch Romanov (1894-1917) qui fut fusillé après la Révolution bolchevique d’octobre 1917. Nous verrons tout ça en détail dans les cours d’histoire de la Russie et de l’Union soviétique. Après avoir visité la Place Rouge, le colonel demanda à l’interprète Galina Nikolaïèvna s’il ne fallait pas nous amener à l’Hôtel Rassia. Celleci répondit que c’était une bonne idée, mais à condition de ne pas faire d’achats là-bas. En fait, cet hôtel et les magasins de luxe qu’il abritait étaient réservés aux touristes et aux diplomates. Les Soviétiques ordinaires qui ne pouvaient pas utiliser les devises étrangères et le rouble soviétique n’y avaient accès que pour de simples promenades. Le colonel précisa : — L’hôtel Rassia est le bâtiment blanc que vous apercevez là-bas. Le plus grand centre hôtelier de toute l’Europe qui peut accueillir jusqu’à 10.000 personnes. — Ah bon ? Aussi grand que ça ! — Oui ! Oui ! Effectivement, l’intérieur était un vrai labyrinthe où on pouvait se perdre dans d’interminables couloirs. Au rez-de-chaussée, nous découvrîmes un décor inhabituel qui contrastait nettement avec la réalité communiste de l’époque. Nous avons eu l’impression d’être dans un pays capitaliste, car il n’y avait que des articles de luxe aux goûts des Occidentaux. Pendant que nous contemplions les séries de boutiques situées au rez-de-chaussée, le groupe se dispersa malgré la vigilance du colonel et de l’interprète. Au niveau du rayon des instruments de musique, le collègue Djoumè Kourouma, musicien de renom, membre de l’orchestre fédéral de Guéckédou en Guinée, fut attiré par une guitare qu’il n’hésita pas à payer à dix dollars (10 $ US) américains et pensait avoir fait une bonne affaire.

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Lorsqu’il rejoignit le groupe avec en main cette guitare, le colonel et l’interprète n’ont apparemment rien remarqué, en raison de l’ambiance qui régnait en cette fin de journée d’automne. Cette promenade se prolongea sur les rives du fleuve Volga qui coule derrière le complexe du Kremlin. Les nombreux ponts, construits sur ce fleuve et qui rivalisent d’ingéniosité architecturale, ont été pour nous une autre source d’attraction tout comme les bateaux de plaisance qui naviguaient paisiblement sur ces eaux. Sur les berges du fleuve, un célèbre slogan de Lénine inscrit sur une enseigne lumineuse grandeur nature attirait l’attention de tous ceux qui passaient par là : « Le Communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le Pays » (Коммунизм есть cоветская bласть плюс электрификация bсей страны). Ce slogan faisait partie du décor panoramique et touristique de Moscou, mais aussi de la propagande communiste à l’époque pour montrer et vanter les capacités énergétiques de l’URSS. À la fin de cette promenade, nous retournâmes au foyer après une soirée bien remplie. Arrivés avec deux semaines et quatre jours de retard, il n’y avait plus de temps à perdre. Dès le lendemain, nous avons entamé les cours. Deux jours plus tard, le Service d’immigration nous délivra nos titres de séjour et nos cartes spéciales d’identification (Yдостоверение личности). En accord avec le règlement intérieur de l’Académie et le statut des auditeurs étrangers, nos passeports nationaux avaient été récupérés par l’administration qui devait les garder. Dorénavant, ils ne pouvaient être remis aux titulaires qu’à l’occasion d’un voyage à l’étranger ou pour des démarches au niveau de leurs Ambassades. Cette règle commune pour les auditeurs étrangers des Académies militaires et de police ne s’appliquait pas aux étudiants des instituts civils. Dans le contexte de la guerre froide, on justifiait cette mesure par la crainte d’infiltration des systèmes de défense et de sécurité de l’URSS par les services secrets occidentaux à travers des taupes. En 1979, la faculté spéciale N° 4 de l’Académie de police de Moscou comptait des auditeurs venus de douze différents pays à savoir : La Tchécoslovaquie, la Pologne, la Bulgarie, l’Allemagne de l’Est (RDA), la Hongrie, la Mongolie, l’Afghanistan, Cuba, le Yémen, le Vietnam, la Corée du Nord et la Guinée. Les autres facultés N° 1, 2 et 3 étaient réservées aux citoyens soviétiques, officiers supérieurs et officiers venant des 15 Républiques fédérées que comptait l’Union soviétique. Durant les deux semaines qui ont suivi notre arrivée, nous n’avons rencontré aucun Guinéen, qu’il soit étudiant, chercheur ou diplomate. Et pourtant on 33

comptait à l’époque de nombreux étudiants et chercheurs guinéens à travers toute l’Union soviétique. Dans la capitale fédérale Moscou, les principaux centres où il y avait une forte présence des Guinéens étaient : l’Académie d’agronomie Timiriyazev, l’Académie vétérinaire, l’Institut de mécanisation, l’Université Lomonossov, l’Université Patrice Lumumba, l’Institut de cartographie, l’Institut hydraulique, l’Académie militaire Frounzé, l’Institut de médecine de Péragovskaïya, l’Institut d’économie Plekhanov, l’Institut de transport, l’Institut cinématographique, etc. C’est seulement à la fin de la troisième semaine que nous avons enfin reçu notre premier visiteur en la personne de Souleymane Diakité qui étudiait à l’Institut de cartographie. Il était le frère aîné de notre condisciple Mahim Diakité. Vivant à Moscou depuis des années, il nous a prodigué d’utiles conseils comment vivre et se comporter en Union soviétique, notamment dans les lieux estudiantins qu’il connaissait bien. Il nous recommanda surtout de nous protéger contre le froid. Il nous rassura qu’avec le temps nous allions nous habituer au régime alimentaire qui est différent de celui de la Guinée. Il nous mit en garde contre des comportements qui pourraient nous créer des problèmes. Il parla de la milice (police) et du KGB comme étant des services redoutables auxquels il fallait faire très attention. — En URSS, tout le monde est placé sous une surveillance permanente et discrète. Les espaces aérien, maritime, terrestre et fluvial sont inviolables. Même une mouche ne peut y pénétrer et en sortir sans être repérée par les radars et les satellites qui tournent continuellement au-dessus de nos têtes. Des missiles et des avions de chasse de l’armée, indétectables et invisibles à l’œil nu, sont prépositionnés partout et prêts à intervenir dès que nécessaires… — Bigre, il faut raser les murs ! — C’est cela même : raser les murs et « sparadrer » sa bouche ! Ces conseils et mises en garde sont allés dans le même sens que ceux que le ministre de l’Intérieur et le directeur général des services de police de la Guinée nous avaient prodigués peu avant notre départ de Conakry pour Moscou. De notre côté, nous lui donnâmes des nouvelles de la Guinée où il ne s’était pas rendu depuis un an. Il était surtout content que son jeune frère Mahim Diakité fasse partie du groupe. Avant de fermer ce chapitre il aperçut la guitare à l’angle de la pièce et il fit : — Elle est à qui cette guitare ? — Elle est à moi ! répondit notre collègue Djoumè Kourouma. 34

— Tu es venu avec du pays où tu l’as achetée ici ? — Je l’ai achetée ici, le jour même de notre arrivée. — Dans quel magasin ? — Au centre commercial près de la Place Rouge. — L’hôtel Rassia donc ? — Oui, c’est bien là-bas. Ho ! Comme c’est merveilleux. Il y a toutes sortes d’instruments de musique. — Tu l’as eue à combien ? — À dix dollars seulement ! — Dix dollars, mon Dieu ! Tu aurais dû attendre. Vous venez à peine d’arriver de la Guinée, vous ne connaissez pas encore la ville. Sachez que les pécules que l’État soviétique paie aux étudiants étrangers constituent leur principale source de revenus. Aussi, chaque État qui le peut donner des compléments de bourses à ses étudiants et chercheurs via l’Ambassade. Toute autre façon de gagner de l’argent est prohibée par la loi et est punie. En plus, vous ne pouvez pas ouvrir de compte bancaire, sans avoir une source officielle de revenus. Concernant les magasins se trouvant dans cet hôtel, ils sont réservés aux diplomates et aux touristes étrangers. Vous ne verrez aucun citoyen ordinaire soviétique payer quelque chose là-bas, car les monnaies de paiement ici ne lui sont pas accessibles. Tous les articles sont en devises étrangères ou en rouble lourd. — Si tu avais changé les 10 $ US en roubles légers, tu pouvais acheter 10 guitares du même genre dans les magasins ordinaires. Évitez pour l’instant les dépenses inutiles au risque de vous trouver dans des difficultés. Nous sommes d’accord ? — Oui, nous avons compris. Djoumè Kourouma le propriétaire de la guitare prit sa tête entre ses mains : — Oh, merde ! Nous avons pourtant été prévenus ! — Oublie ça maintenant, jeune frère. Mais, avant de bien connaître la ville, consultez toujours les anciens. Ils seront de bons conseils pour les nouveaux étudiants. C’est pourquoi vous avez besoin d’un temps d’adaptation comme tout le monde. C’est le conseil fraternel que je vous donne. Interpellant Souleymane Diakité, Lamine Diallo dit : — Grand frère, vous avez parlé tout à l’heure, si j’ai bien entendu, de roubles légers et de roubles lourds. Quelle est la différence entre les deux ? C’est le poids ou la valeur monétaire ?

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— En fait, il existe en Union soviétique deux valeurs monétaires. Il y a le rouble non convertible appelé « Rouble léger » qui est utilisé par tout le monde dans les magasins populaires et le rouble convertible appelé « Rouble lourd ». Le rouble lourd sert de moyen de paiement de l’État soviétique sur le marché international. Tout comme les devises étrangères, il ne peut pas être utilisé dans les magasins populaires. De même, le rouble léger ne peut être utilisé dans les magasins spécialisés comme ceux qui sont dans l’Hôtel Rassia ou dans les Beryozka. Les Beryozka constituent une chaîne de magasins, destinée aux touristes étrangers, aux diplomates, aux hauts fonctionnaires où se vendent des biens contre des devises fortes. C’est ça en fait leur différence. C’est cela le contraste de l’Union soviétique. Un pays avec deux valeurs monétaires dans un système d’économie planifiée, et ça marche. Bon ! Ce n’est pas à nous de reformer l’URSS. Occupons-nous de ce qui nous regarde, des études pour lesquelles l’État guinéen nous a envoyés ici. Je suis venu vous saluer et en même temps vous inviter dans notre foyer. Je suis à l’Institut de cartographie avec d’autres étudiants guinéens et africains. Nous ne sommes pas loin de vous. On prend le métro ici à Noguina sans changement jusqu’à la station Stoudièntchèskaïya qui est juste à l’entrée de notre foyer. Pour vous faire plaisir, j’ai préparé du riz à la sauce d’arachide ; je sais que tout début est compliqué et notamment le vôtre, ici, sur le plan alimentaire. Mais, ne vous en faites pas, dans peu de temps, vous allez vous habituer. Chacun de nous est passé par cette phase. Pour répondre à cette invitation, nous sommes partis avec le frère Souleymane Diakité en direction de son foyer où ses amis nous attendaient. Ils nous ont chaleureusement accueillis. Il y avait de la joie, de la gaité et une ambiance de fête.

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PARTIE II Les premiers contacts avec les étudiants guinéens et la visite des lieux historiques de Moscou C’est dans ce foyer que nous fûmes présentés aux étudiants guinéens et africains ainsi qu’à leurs petites amies soviétiques. En attendant de passer à table, il nous fut servi du thé (Чай), une tradition russe bien respectée sans doute à cause aussi du froid. Au menu musical de cette rencontre, il y avait les albums des plus célèbres chanteurs afroaméricains d’alors, dont des Africains : Salif Keïta du Mali, Mory Kanté de Guinée, Papa Wemba du Zaïre, Manu Dibango du Cameroun. Nous eûmes aussi droit aux chansons de Boney-M, du Groupe Kassav et de Bob Marley. Bien entendu, la musique russe fut aussi à l’honneur avec “Alla Pougatcheva” sans doute la chanteuse russe la plus populaire à l’époque. À l’heure du repas, nous nous sommes servis à volonté. Sur la grande table, il y avait abondance de riz, de viande, de poulet rôti, de pain, toutes sortes de boisson y compris du champagne et de la vodka pour ceux qui buvaient de l’alcool. Pendant le repas, l’animation musicale ne fut pas interrompue. Nous, les nouveaux venus, nous nous sentions comme revenus en Afrique et la fête se poursuivit jusqu’à 21 heures, l’heure à laquelle nous rejoignîmes notre foyer. Pendant que le frère Souleymane Diakité nous raccompagnait à la station de métro, il continua à nous donner des conseils, nous invitant à rester unis et à adopter un bon comportement dans notre Académie. Après cette première sortie, la nouvelle de notre arrivée parvint dans tous les foyers à Moscou où il y avait des étudiants guinéens. Les gens cherchaient à savoir qui étaient ces futurs policiers et où ils étudiaient. Le samedi qui suivit, nous avons été invités par des étudiants de l’Académie vétérinaire de Moscou (MVA) dans laquelle Souleymane Traoré, Moussa Kandé, Noumori Kanté (Gaspard), Moussa Condé (Capo), Aboubacar Sidiki Yattara, Souro Kourouma et Mamady Souaré étaient inscrits.

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Ces compatriotes avaient pris ce jour-là toutes les dispositions pour nous accueillir. Fraîchement arrivés de la Guinée avec nos convictions religieuses, on appréciait mal les bouteilles de vodka, de champagne, de cognac et de bière (Piva) sur les tables. Si notre religion l’Islam interdisait ces boissons, pour le communisme, tel n’était pas le cas. Il considérait que la religion était l’opium du peuple. Au cours de la soirée, nous avons mangé et dansé dans une ambiance festive jusqu’à 22 heures. C’était la première fois pour nous de danser avec des filles blanches. Quel événement ! À l’époque, en Union soviétique, toutes les activités culturelles, artistiques comme sportives, tout regroupement de masse s’arrêtait en semaine comme en week-end au plus tard à 23 heures. Quant aux visites privées dans les foyers d’étudiants, elles étaient autorisées jusqu’à 22 ou 23 heures selon le régime des instituts. Il nous fallait donc rejoindre en vitesse notre foyer où le contrôle était rigoureux. C’est un bus express qui nous amena à la station de métro Kouzminky d’où le train partait directement jusqu’à la station Plochade Noguina sans changement. Après avoir embarqué à Kouzminky à cette heure un peu tardive, un homme âgé d’une quarantaine d’années en état d’ivresse manifeste commença aussitôt à nous taquiner. Il nous proférait des injures et nous disait : — « Nègres » ! Allez-vous-en. Rentrez chez vous en Afrique, ou je ne sais où. Vous n’avez pas votre place ici. Adolf Hitler aurait dû vous exterminer tous, sans exception. Ainsi, on aurait eu la paix aujourd’hui. Nos rues, nos parcs et nos métros ne seraient pas encombrés comme maintenant de Noirs qui se donnent même le plaisir de se promener bras dessus, bras dessous avec des femmes blanches. Depuis quand, ça ! Paniyatna (est-ce que c’est bien compris ?). Face à cette menace, nous nous sommes souvenus du frère Souleymane Diakité qui nous avait dit d’éviter toutes les situations qui pouvaient nous compromettre. C’est pourquoi aucun d’entre nous ne lui a répondu. Chacun a gardé son sang-froid alors qu’il continuait de nous abreuver d’éructations et de crachats. Il rôdait autour de nous en gesticulant et se faisant de plus en plus menaçant. D’autres passagers qui suivaient la scène avaient l’air d’être agacés en voyant l’un des leurs se comporter de la sorte vis-à-vis des étrangers. Aussitôt arrivés à la station de métro Noguina qui n’était pas loin de notre foyer, nous nous sommes précipités hors du wagon à grandes enjambées et pour remonter en surface non pas par les tapis roulants, mais par les escaliers, de peur qu’il

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ne nous rattrape. Il descendit lui aussi et nous suivit dans la rue en continuant à nous insulter, à nous traiter de sales nègres et d’indésirables. Dès ce moment, la panique s’empara de nous. Comme si ces injures ne suffisaient pas, il vint carrément nous barrer la route qui menait à notre foyer. Nous venions d’arriver, nous ne connaissions pas d’autres accès qui y menaient. Chacun chercha alors à se sauver comme il le pouvait. Dans ce sauve-qui-peut et en ce temps enneigé, je suis tombé sur le dos après avoir glissé sur au moins dix mètres. Il m’a fallu plusieurs tentatives avant de pouvoir me relever. Chacun implorait Dieu et ses grands-parents pour lui venir en aide, pour ne pas être victime d’un alcoolique deux semaines seulement après notre arrivée. Djoumè Kourouma, qui disait avoir une ceinture noire deuxième dan en karaté a pris le risque de se battre contre lui. Mais l’adversaire plus habile et plus coriace malgré son état d’ivresse le balaya et le renversa d’un coup. Chaque fois qu’il tentait de se relever, il lui donnait des coups de pied et il tombait sur le verglas. Notre salut est venu finalement d’une patrouille de la milice qui a neutralisé l’agresseur. Il fut menotté et embarqué dans la Jeep de la milice. Puisque la station de métro n’était pas très loin du foyer, chacun s’est débrouillé pour rentrer en maugréant. Arrivés essoufflés, nos premières réactions ont été de commenter à chaud l’incident qui venait de se produire. Sous le coup de l’émotion, j’ai dit : — Camarades ! Merci à nos grands-parents. Ce sont leurs bénédictions qui nous ont sauvés aujourd’hui, sinon l’homme que j’ai vu là voulait réellement nous faire du mal. Il nous faut faire un sacrifice. Mes camarades se sont tous mis à rire après cette déclaration qui est restée dans les annales de notre séjour à Moscou, tout comme la déroute de Djoumè Kourouma dans son duel contre notre agresseur. Mais, plus drôle fut la fuite de Lamine Diallo qui était physiquement le plus gros parmi nous et qui arriva le premier au foyer par quel chemin ? Nous l’ignorions. La peur donne les ailes et une souplesse inattendue sur la glace ! Lorsque l’écho de cet incident est parvenu au frère Souleymane Diakité et aux étudiants de MVA, ils nous ont dit que de tels cas faisaient partie du quotidien des étrangers et du sport national dans notre fraternelle URSS. Le lundi matin, informé de notre mésaventure, notre chef de cours, le colonel Evguévny Maskovskyne, exprima ses vifs regrets et salua les efforts de la milice venue au bon moment à notre secours. Il formula des excuses et nous supplia de ne pas prendre cet incident en considération. 39

« Il s’agit d’un acte isolé commis sous l’effet de l’alcool. » Il ajouta que l’Académie allait prendre contact avec l’équipe de patrouille du Commissariat du quartier pour exiger des sanctions sévères et appropriées contre cet homme identifié et déjà connu des services de la milice. Première alerte, première leçon ! Après cet incident, nous avons décidé d’être prudents. Au fil du temps, nous avons découvert petit à petit Moscou et son train de vie communiste. Quelques semaines plus tard, notre souhait s’est réalisé. Nous avons visité dans un premier temps le Palais impérial du Kremlin, le Mausolée Lénine, l’Université Lomonossov, l’Université Patrice Lumumba, le Bolchoï Théâtre, la Bibliothèque Lénine, le Magasin Universel d’État, le Centre d’exposition des réalisations agro-industrielles de Moscou et le village Gorky. Dans un second temps, nous avons pu découvrir d’autres lieux symboliques comme les monuments d’Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, de Maïakovski, de Youri Gagarine, la Tour de télévision Ostankino, etc. Parmi tous ces lieux, la visite du village de Gorky a été particulière. Situé près de Moscou, c’est ici que Lénine se retira vers la fin de sa vie en raison de son état de santé. Ce jour-là, la conservatrice des lieux, une dame d’une quarantaine d’années, nous souhaita la bienvenue. Le groupe qu’elle recevait était composé des auditeurs de plusieurs nationalités. Après les présentations d’usage, elle fit l’historique du village depuis sa fondation. Elle expliqua pourquoi Lénine avait choisi ce lieu durant ses années de maladie comme résidence et lieu de travail sans toutefois abandonner le Kremlin et Moscou. Après cet exposé, elle organisa pour nous une visite guidée dans les bâtiments où Lénine habitait et travaillait chaque jour. Elle nous montra la voiture personnelle qu’il utilisait en l’hiver pour se rendre au Kremlin quand cela était nécessaire. Nous sommes rentrés dans sa chambre à coucher où le lit demeurait recouvert de draps. Cette chambre jouxtait son bureau qui lui servait de salle de lecture où l’horloge s’est arrêtée le lundi 21 janvier 1924, le jour de sa mort. Son calendrier en papier existe encore là-bas. Ici se trouvait tout ce qu’il possédait comme effets vestimentaires : les manteaux, chaussures et chapeaux d’hiver, écharpes et gans. Il y avait aussi les matériels de bureau comme encrier, plumes, porteplumes, crayons, bics, stylos, buvards, calendrier. L’état de conservation de ses effets personnels en disait assez sur ce que Lénine représentait 56 ans après sa disparition. 40

À la fin de la visite, la dame se prêta à nos questions. Les réponses qu’elle donna furent un véritable cours d’histoire. Chacun a eu l’impression que Lénine était un prophète, eu égard au mythe qui entourait son personnage, son nom, ses œuvres et son action révolutionnaire. L’amour, l’estime, le respect du peuple soviétique et du prolétariat international de l’époque pour Lénine étaient dus aussi au fait qu’il n’avait pas eu d’enfant. Alors, toute son action révolutionnaire, il l’avait consacrée et dédiée au peuple, aux ouvriers, aux paysans, aux artisans et à d’autres catégories sociales. Cette visite s’est achevée par un repas de groupe dans le restaurant du site aux frais de l’Académie. Pour l’année préparatoire qui venait de débuter, le programme était concentré sur la langue russe qui était la langue des études. Le groupe guinéen composé de huit auditeurs fut divisé en deux sections A et B. Dans la première section, il y avait Mouctar Kokouma Diallo, Lamine Diallo, Mamadou Beau Keïta et l’auteur Maramany Cissé qui avaient comme enseignante de langue russe Tatiana Vrodislavovna. La seconde section comptait Fodé Shapo Touré, Abdoulaye Barry, Djoumè Kourouma et Mahim Diakité dont l’enseignante s’appelait Vallériya Pavlovna. Dans chaque communauté humaine, des faits peuvent s’inscrire dans la mémoire collective et constituer des souvenirs inoubliables pour ses membres. Ce fut le cas d’un vif échange qui eut lieu un jour entre Mahim Diakité et Vallériya Pavlovna. En effet, comme Mahim était épileptique, il se montrait souvent nerveux et n’aimait pas être contrarié par qui que ce soit. Un jour donc, pendant le cours de russe, la dame lui posa une question à laquelle il n’a pas répondu comme elle souhaitait. Celle-ci lui demanda de reformuler la phrase, mais vexé, il refusa de lui répondre malgré l’insistance de la dame. Il se tourna alors vers ses collègues de classe et leur dit avec un ton nonchalant : « Camarades, s’il vous plaît, dites à Vallériya Pavlovna de me laisser construire ma propre phrase ». Lorsque leurs collègues de la section (A) ont appris cette histoire, ils ont tous essayé de sensibiliser Mahim qui était encore remonté contre sa professeure de langue. Depuis, il nous arrive d’invoquer cette anecdote pour nous souvenir de Mahim Diakité décédé en 1992 en Guinée. C’est en raison de cette maladie qu’il n’a pas pu poursuivre ses études avec nous à l’Académie. Rentré en Guinée, il terminera son parcours d’enseignement à l’Université Gamal Abdel Nasser de Conakry, toujours à la faculté de droit. Au moment de son décès, il exerçait dans les tribunaux. Dès notre arrivée à Moscou, Fodé Shapo Touré et l’auteur ont été désignés l’un comme chef de groupe et l’autre comme secrétaire du Parti. 41

Le siège principal de l’Académie se situait dans la Commune qui s’appelle Voïkovskaïya sur la route des aéroports internationaux Vnoukovo et Cheremetièvo. Cette Académie constituait un centre fédéral et international de hautes études de Police. Il était dirigé à l’époque par le général Barodyne, un cacique du Parti communiste et du ministère de l’Intérieur. La quatrième faculté était réservée aux auditeurs des pays socialistes d’Europe de l’Est, d’Asie et de Cuba, ainsi qu’à ceux des pays à orientation socialiste. Au moment où nous arrivions à Moscou en septembre 1979, cette faculté spéciale était dirigée par le général Kariatchkyne qui avait quatre adjoints. Parmi ces adjoints, il y en avait un qui faisait beaucoup parler de lui. Il s’agissait du colonel Khamarov, chargé du travail d’éducation politique (Politoko vaspitatelnaïya rabota). Il était connu au sein de la faculté comme le représentant du KGB3. À cette époque en Union soviétique, il s’agissait d’une haute fonction au sein des forces armées, du KGB, des organes de la milice (Police), de la garde pénitentiaire, de la douane, des Académies militaires et de la police, des Universités et Instituts civils, des Instituts de recherches et de l’administration générale. C’est donc le colonel Khamarov qui était reconnu où supposé être le monsieur KGB à la faculté spéciale N° 4 de l’Académie de police. Il était grand, peu bavard, ne riait jamais ou presque, et avait un regard perçant et curieux. Il était redouté au sein de la faculté, mais surtout par les gens du cercle de commandement à commencer par le premier responsable lui-même, le général Kariatchkyne. À l’époque, l’URSS tenait à renforcer ses relations d’amitié avec les pays qui envoyaient leurs étudiants et chercheurs dans ses institutions d’enseignement civil et militaire. C’est pourquoi il était prévu dans l’annuaire de l’Académie une date déclarée fériée pour chaque groupe national. À cette occasion, une cérémonie officielle était organisée suivie d’activités culturelles ou sportives en signe de solidarité avec ce groupe. Mais, sous les régimes communistes, les fêtes religieuses chrétiennes, orthodoxes, musulmanes ou juives n’étaient pas célébrées pour des raisons idéologiques. En lieu et place donc, on célébrait les dates liées à l’histoire de l’URSS, à la Révolution bolchevique, à la première

[3] KGB : Le Comité de la Sécurité d’État fut le principal service de renseignement de l’URSS poststalinien. Il a créé en 1954 et fonctionna jusqu’en novembre 1991 date à laquelle il fut dissout après le putsch manqué de Moscou contre Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Il est remplacé par le Service fédéral de Sécurité (FSB).

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et à deuxième guerre mondiale, à la Grande Guerre nationale soviétique (Otèchestviennaïya vaïna), au Nouvel An grégorien.

Moscou 2 octobre 1979, 21ème anniversaire de l’indépendance de la Guinée célébré dans l’amphithéâtre de l’Académie à 16 jours de l’arrivée du groupe guinéen. On reconnait les auditeurs guinéens de la droite à la gauche : Mouctar Kokouma Diallo, Djoumè Kourouma, Abdoulaye Barry, Maramany Cissé, Lamine Diallo, Mamadou Beau Kéïta et Mahim Diakité

Le huitième collègue Fodé Shapo Touré, le chef de groupe absent sur cette photo était à assis à la tribune officielle. Dans le cadre de ces échanges culturels, les auditeurs étrangers prenaient de temps en temps part à des rencontres organisées par des comités d’entreprises. Ce fut notre cas, quand à peine arrivés de la Guinée en décembre 1979, nous avons été invités à participer à un concert organisé par des ouvriers d’un complexe industriel de Moscou. C’est l’animatrice de la section culturelle de la faculté qui fut à l’origine de cette invitation. À une semaine de la date, le groupe a enchainé les séances de répétitions. Au programme, il y avait un récital à déclamer en russe, des chansons russes en tandem avec des filles de l’Académie, des chansons guinéennes et des danses folkloriques.

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Moscou, décembre 1979, les auditeurs guinéens au concert organisé par le collectif d’un complexe industriel. On reconnait de la droite à la gauche : Maramany Cissé, Lamine Diallo, Fodé Shapo Touré, Abdoulaye Barry et Mamadou Beau Kéïta.

Empêchés ce jour-là, les amis Kokouma Diallo, Djoumè Kourouma et Mahim Diakité n’ont pas participé à ce spectacle à leur grand regret. Pour la partie guinéenne, j’y étais en compagnie de Lamine Diallo, de Fodé Shapo Touré, d’Abdoulaye Barry et de Mamadou Beau Kéïta. Les filles choisies pour la rencontre travaillaient toutes à la bibliothèque de la faculté : Liouda, Marina, Larissa, Léna et Svetlana. L’avant-veille déjà, la nouvelle de la participation d’un groupe de Noirs au spectacle fut annoncée à l’Académie. L’écho se propagea dans tout le quartier. La directrice du service culturel était si heureuse, qu’elle invita des amies personnelles. Parmi les personnes venues de l’Académie, il y avait le colonel Evguéni Maskovskyne, chef de cours, Galina Nikolaïèvna l’interprète, Valoria Povlovna et Tatiana Vrodislavovna les enseignantes de russe, Léna du service du personnel, Valodia du service de communication de la faculté et des auditeurs des pays représentés à l’Académie. C’était un soir d’hiver. Arrivés au lieu du spectacle, nous avons été accueillis par un public enthousiaste, mais surtout curieux de découvrir de jeunes noirs sur scène. À cette époque, dite de la Révolution culturelle en Guinée, les chansons révolutionnaires avaient pris le dessus sur les chansons traditionnelles. Mais, ce jour-là, le groupe préféra interpréter en playback un morceau du célèbre et légendaire orchestre national Bembéya Jazz de Guinée. 44

Ce morceau s’appelle « Regard sur le passé » composé à la gloire d’Almamy Samory Touré, héros et résistant anticolonialiste. Les chanteurs amateurs firent trembler la salle. Par la suite, ce fut la célèbre chanson traditionnelle soviétique « Katioucha4 ». — Une chanson qui raconte « … Qu’à la fin de l’hiver, quand les combats reprennent, une jeune fille adresse une prière à son amant parti au front, en réponse aux lettres qu’elle a reçues de lui. Katioucha monte alors sur la berge fleurie au-dessus des rapides en débâcle et confie à l’aigle sa prière, que celui qu’elle aime protège la terre natale et sauve ainsi leur amour… ». Après cette chanson vint la séquence du récital pour lequel nous avions appris des vers des grands poètes russes et soviétiques comme Pouchkine. Les déclamations bien articulées en russe de ces « Jeunes poètes noirs de circonstance » furent longuement applaudies par l’auditoire. L’ambiance électrique qui y régnait, s’expliquait aussi par le fait que bon nombre parmi les spectateurs voyaient pour la première fois des Noirs de si près. Alors, la curiosité et le contraste étaient à leur comble. Tous les regards étaient braqués sur nous. Dans ce brouhaha, on a entendu un enfant dire à sa maman : — Maman ! Regarde ! Ils sont presque comme nous, sauf que leur peau est noire « Tchiorni ». Sais-tu d’où ils viennent, ces gens-là ? — On les a présentés qu’ils viennent de la Guinée en Afrique. Ce sont des Africains. Ils viennent de très loin, derrière l’Océan. — a-t-il des Soviétiques aussi chez eux ? — Bien entendu ! Ils sont des ressortissants d’un pays ami à l’URSS. C’est pourquoi ils sont là. — Panyiatna, anyi nyi douraki (j’ai compris, ils ne sont pas bêtes). À la fin du spectacle, la scène était inondée de bouquets de fleurs. Valodiya, le photographe du laboratoire de police scientifique de l’Académie, qui était de la partie, fut sollicité par tout le monde pour faire des poses avec nous. Les gens demandaient : — Mojna foto svami (peut-on faire des photos avec vous ?) — Kanièchna soudavolstvième (bien sûr avec plaisir !).

[4] Chanson Katioucha : Est une chanson soviétique devenue traditionnelle dont les paroles furent écrites en 1938 par Mikhaïl Issakovski, la musique jouée par Matveï Blanter. Elle fut interprétée pour la première fois par Vera Krassovitskaïa, Gueorgui Vinogradov et Vsevolod Tioutiounnik avec l’orchestre dirigé par Viktor Knouchevitski le 28 novembre 1938. Katioucha est un diminutif affectueux du prénom russe Iékaterina ou Catherine en français.

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Le lendemain matin, les commentaires allèrent bon train dans la presse de la commune et à la faculté. Partout dans les couloirs, les gens félicitaient les Guinéens. On entendait de gauche à droite : comme ils chantent bien ces jeunes guinéens, bravo, les gars ! (Kak anyi xarasho payout, èti ribiata iz Guivinyéï, malatsi). L’écho de cette soirée parvint jusqu’à l’Ambassade de Guinée qui y était représentée à l’occasion par l’attaché culturel, monsieur Salim Bah. Le programme de formation à l’Académie prévoyait des plages horaires consacrées aux activités sportives comme le football, le volleyball, le handball, le judo, le karaté, la self-défense, la boxe. Chaque groupe national participait aux rencontres organisées dans ces différentes disciplines. Le directeur sportif, Anatoly, jouissait d’une grande notoriété parmi les auditeurs parce qu’il aimait son travail. Les notes obtenues dans les disciplines sportives étaient prises en compte dans la moyenne annuelle.

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PARTIE III Les congés d’hiver 1980 dans le contexte de l’attente des Jeux olympiques d’été de Moscou Après quatre mois de cours intensifs de russe de septembre à décembre, arrivèrent enfin nos premiers congés d’hiver en janvier 1980. Cette année-là, l’Académie décida d’envoyer certains nouveaux auditeurs à Kiev, capitale de la République fédérée d’Ukraine où le Ministère de l’Intérieur de l’URSS avait un camp de repos. Le départ eut lieu un soir à 18 heures à partir de la gare de Kiev (Kièvsky vagzal) sous un froid glacial. Pour ce voyage, c’est tout un collège de professeurs de russe et moniteurs de sport qui accompagna à Kiev les auditeurs guinéens, afghans, yéménites et cubains. Chacun emporta de la documentation dans ses bagages pour pouvoir réviser les cours de russe. Le parcours dura toute la nuit, mais qu’importe ! Le confort des trains à couchette nous offrit un voyage reposant et paisible. Arrivés à la gare de Moscou à Kiev au petit matin, nous avons trouvé un comité d’accueil sur place, envoyé par le ministère de l’Intérieur de la République fédérée d’Ukraine. Après le cérémonial d’accueil, nous avons entamé une visite guidée dans l’enceinte de la gare et puis à travers la ville. Partout, nous avons remarqué que le décor architectural était presque le même qu’à Moscou. Des monuments grandeur nature des figures révolutionnaires comme Vladimir Ilitch Lénine, Karl Marx, Frederick Engels, des poètes et écrivains russes et soviétiques émérites comme Alexandre Pouchkine, Fiodor Dostoïevskien, Léon Tolstoï, des figures de l’Armée rouge comme le Maréchal Gueorgui Joukov se dressaient à chaque carrefour et sur les places publiques. Des cathédrales orthodoxes aux couleurs dorées, peu fréquentées à l’époque du communisme, étaient visibles. Des ponts et des échangeurs sur les fleuves qui traversent la ville, de larges avenues et des parcs d’attractions venaient compléter ce décor pittoresque.

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Malgré le froid, il y avait un flux ininterrompu de touristes venus des Républiques fédérées de l’URSS, des pays socialistes étrangers et quelques Occidentaux qui se distinguaient par leurs habillements. Vêtus de manteaux d’hiver fourrés, nos visages étaient à peine visibles sous les chapeaux qui tombaient sur nos oreilles. Nous, appelés ici Tchiornis, faisions l’objet d’une grande curiosité teintée parfois d’un joyeux folklore. On nous invitait pour des photos et des autographes. Après des heures de promenade, nous avons été conduits sous escorte de la milice dans le camp de repos qui devait nous accueillir pour ces congés. Aussitôt installés dans nos chambres, nous fûmes conviés au petit déjeuner, dans le restaurant du centre, qui fut suivi d’une sieste de quelques heures. Dans l’après-midi, une réunion d’information s’est tenue dans la salle de conférence avec l’ensemble des encadreurs et des auditeurs. Au cours de cette rencontre, l’équipe pédagogique nous a présenté le programme du séjour. Il prévoyait des activités sportives, artistiques, de loisirs et plusieurs heures de cours de russe par jour. Le lendemain de notre arrivée dans ce camp de repos, ce fut notre baptême de feu dans les stations de ski sur les hauteurs des collines qui surplombaient le centre. Ce premier jour fut très rude pour nous à cause de notre inexpérience et du froid. Durant le séjour, nous assistions les soirs à des concerts et des danses artistiques. Nous partions aussi au cirque et au cinéma selon nos désirs. Avec notre vocabulaire russe encore rudimentaire, nous nous efforcions tout de même à débiter des contes et des légendes de nos pays respectifs. Chaque jour, nous consacrions deux heures aux cours de langue russe. Dans ce camp, l’ambiance était bon enfant entre nous les auditeurs venant de différents horizons (Guinée, Yémen, Afghanistan, Cuba). Les repas et les dîners étaient pour nous les seuls moments de détente. Dans le domaine culinaire, le maître du restaurant tenait à nous montrer le savoir-faire slave de l’Ukraine. Au menu de chaque repas et dîner, il y avait de la soupe à base de betterave très savoureuse que nous aimions depuis Moscou. Le collègue Mamadou Beau Keïta, en fit d’ailleurs son plat préféré. Ainsi, à chaque repas, après le premier service, il hélait la jeune servante : « Nina ! Ichorass ». Il redemandait de la soupe. Avant la fin de notre séjour dans le camp, nous l’avons surnommé « Encore Ichorass ». De retour à Moscou à la fin de ces congés d’hiver à la mi-janvier 1980, les cours de russe ont repris à un rythme accéléré à cause des Jeux olympiques qui étaient attendus en été en URSS. Parallèlement, nous étudions les lexiques des matières de spécialité pour l’année à venir 48

comme le droit pénal, la procédure pénale, la criminalistique, la criminologie, le droit administratif, le droit pénitentiaire, le droit du travail, l’économie, la théorie de l’État et du droit. Dans les années 1980, il me revient qu’en URSS et dans le reste du monde, le socialisme vivait sans le savoir sa dernière décennie de gloire avant la chute du mur de Berlin. La menace communiste occupait les esprits, avant que la Perestroïka ne vienne lézarder, à partir de 1985, la muraille de la méfiance et dégeler la Guerre froide. Cette rivalité qui opposait le bloc de l’Est à celui de l’Ouest et leurs satellites respectifs, demeurait en place au début des années 1980. La concurrence entre les deux systèmes, l’émulation technologique, les manœuvres de chaque camp battaient leur plein. La propagande, les actes de sabotage et de subversion de part et d’autre ne connaissaient pas de répit. Pour ce faire, la rivalité était aussi sur le terrain de la communication et les stations de radios à l’Est comme à l’Ouest se livraient bataille 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Ces émissions étaient destinées à présenter les mauvais côtés de l’adversaire ou plutôt de l’ennemi. Dans ce contexte, l’espionnage avait créé un climat de méfiance, de suspicion, de haine et de psychose sans précédent dans le monde. Chaque évènement, grand ou petit qui survenait, était récupéré par les uns et par les autres pour afficher leur différence et jauger leurs forces. La diplomatie mondiale était alors devenue un dialogue de sourds où chacun cherchait à tromper ou à ruser. Les principes généraux du droit international n’avaient plus les mêmes significations pour tous. L’Organisation des Nations unies affichait de plus en plus son impuissance face aux velléités guerrières des puissances nucléaires. C’est dans cette atmosphère de confrontation sur fond de course à l’armement et de menace de guerre nucléaire que Moscou s’apprêta pour la première fois de son histoire à accueillir les jeux de la 22ème olympiade de l’ère moderne du 19 juillet au 3 août 1980. Cet évènement était attendu par Moscou dans la crainte d’un boycott de la part des pays occidentaux avec à leur tête les États-Unis d’Amérique. Sur le plan économique, l’URSS n’attendait pas grand-chose de cette olympiade, du moins c’est ce qu’on pouvait en imaginer. Et cela en raison du fait qu’il n’existait pas d’investissements privés dans le pays. L’État communiste ne commerçait qu’avec les États et non pas avec des particuliers. En revanche, les enjeux idéologiques et politiques de ces jeux étaient de taille. L’objectif affiché était de montrer au monde les acquis de soixante-trois années de communisme et de socialisme à travers 49

les transformations opérées dans divers domaines, des plus simples aux plus complexes. Dans cette perspective, le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), ses organes dirigeants et l’État mirent tout en œuvre, en vue de faire des Jeux de la 22ème olympiade, la vitrine du socialisme moderne, le symbole du triomphe du modèle social, économique, culturel et scientifique de la nouvelle société socialiste. C’est pourquoi des chantiers pharaoniques furent engagés à travers cet immense payscontinent couvrant 22,4 millions de km2 avec 11 fuseaux horaires, peuplé de deux cent quatre-vingts millions d’habitants, composés de plus de 100 nations. Parmi ces chantiers figurait le projet de modernisation du réseau du métro de Moscou, bien que celui-ci fût considéré à l’époque comme le meilleur au monde. Il y avait en outre la construction d’un nouvel aéroport international Cheremetièvo 2. La construction d’un village olympique et des piscines olympiques, d’un hôtel de haut standing, Cosmos, la rénovation du centre d’exposition des réalisations de l’économie du peuple (VDNX), la rénovation et l’extension du stade central Lénine de Moscou à Loujniki, la modernisation du réseau de transport urbain des villes concernées, la formation de chauffeurs, d’interprètes, d’hôtesses, de corps d’élite de la milice, l’assainissement des villes de l’intérieur, la modernisation du réseau ferroviaire. Dans les missions diplomatiques et consulaires soviétiques à travers le monde, les efforts ne faiblirent pas. Il fallait battre campagne pour une participation massive des pays pour contrer la menace de boycott des États-Unis et de leurs alliés occidentaux. Dans cette épreuve, l’URSS pouvait compter sur la solidarité des autres pays frères socialistes qui firent leurs ce combat pour l’affirmation de leur identité idéologique commune. Une façon de défendre leur droit à l’existence. C’était déjà beaucoup, mais sans doute pas suffisant pour mieux présenter l’image des droits de l’homme et des libertés en URSS diabolisée à l’époque par l’Occident qui la qualifiait de rideau de fer et d’empire du mal. Pour tous les peuples de l’Union soviétique, de l’Oural à la Caucasie, pour les politiques, les élus locaux, les forces de défense et de sécurité, pour les scientifiques, ainsi que pour le citoyen ordinaire, ces jeux devinrent une obsession dont le sujet dominait toutes les conversations officielles comme privées. Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais un événement n’avait autant uni les citoyens soviétiques et marqué leur conscience. La même ferveur se remarquait dans tous les pays socialistes d’Europe, d’Asie et à Cuba, de même que dans les pays à orientation socialiste de l’époque à travers le monde. L’Union soviétique qu’on 50

qualifiait en Occident d’empire du mal était prête, pour la circonstance, à lever son rideau de fer et à accueillir la jeunesse, les médias et la communauté sportive du monde entier. Il ne faisait aucun doute que les services secrets occidentaux seraient eux aussi de la partie. C’est pourquoi le KGB, cet État dans l’État, devait s’organiser en conséquence. La milice populaire (police) du pays se dota elle aussi d’une mission de réorganisation, de mobilisation et de motivation de ses effectifs. Les mêmes dispositions furent prises au niveau des gardes communaux, les (Droujnyikis). Dans cette atmosphère où le sentiment nationaliste était à fleur de peau, lorsqu’un citoyen soviétique rencontrait un étudiant, un diplomate ou un touriste étranger, le premier réflexe après l’avoir salué était de lui poser la question suivante : — Tavarich (Camarade) ! Que pensez-vous des prochains Jeux olympiques de Moscou ? Croyez-vous vraiment que les Américains y prendront part ? Répondez-moi sincèrement. — Moi, je n’y crois pas trop. Non ! Il ne faut pas se faire d’illusion. Ils ne nous aiment pas du tout, ces impérialistes ! En réponse, son interlocuteur étranger voyant son état d’angoisse disait : — « Il n’est pas exclu que les Occidentaux reconsidèrent leur position. Donc, j’estime que ces jeux vont bien se passer. Et, le cas échéant, il y a le reste du monde. Il n’y a pas que les Occidentaux dans le monde à ce que je sache. » Répondait-on souvent pour faire plaisir au citoyen soviétique toujours content d’entendre des mots flatteurs pour l’URSS et diffamatoires pour l’Occident et les USA. Alors, ravi d’entendre ce qu’il souhaitait, c’est-à-dire un réquisitoire contre l’Occident, le Soviétique disait : — Bravo (Maladiètze) ! Voilà un ami, un vrai ami ! C’est même impressionnant, son raisonnement ! Vous-mêmes, d’où venez-vous (At kouda vouyi samouï ?). Si l’étranger disait par exemple qu’il était issu d’un pays socialiste comme la Hongrie, la Yougoslavie, la Bulgarie, Cuba ou d’un pays à vocation socialiste comme le Congo, l’Angola, la Guinée, l’Éthiopie, le Mozambique, le Laos, le Soviétique était davantage épanoui et il ajoutait : — Kak ou nass (comment vous sentez-vous chez nous) ? Le sens de cette question était de connaître le sentiment des étrangers sur l’Occident en général et les États-Unis d’Amérique en particulier.

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À cette question si l’étranger répondait que la vie était meilleure ici qu’aux États-Unis d’Amérique, le Soviétique ne résistait pas à ce compliment. Il se jetait aussitôt dans les bras de son interlocuteur et lui lançait : — Camarade, si vous êtes là pour des études, votre pays a eu raison de vous envoyer ici. Vous avez la tête bien faite, vous comprenez bien les choses. Lénine a bien fait de libérer les prolétaires du monde. Ainsi, la conversation se terminait sur une bonne note et chacun poursuivait sa route. En revanche, si la réponse de l’étranger ne donnait pas satisfaction au Soviétique, si d’une manière ou d’une autre il affichait sa préférence pour les États-Unis d’Amérique, le Soviétique rougissait d’un trait. Un sentiment qui témoignait sans doute à quel point, les Soviétiques étaient allergiques à l’Amérique et au monde capitaliste en général. Lorsque de telles discussions se prolongeaient au point de dégénérer, un intellectuel communiste, un membre des forces de l’ordre ou quelqu’un de la société civile intervenait et disait à son compatriote : — Tavarich, xouvatite ! Maltchitièn ! (Camarade, ça suffit ! Taisezvous). Il ou elle se tournait ensuite vers l’étranger et lui disait : — Tavarich (Camarade), ne lui prêtez pas attention. Il a pris peutêtre un verre de trop. Veuillez l’excuser pour un tel comportement inamical. Nous comprenons que c’est par amour de notre pays que vous êtes là, sinon vous seriez aux États-Unis, en Angleterre ou en France. Notre politique, c’est l’amitié des peuples (Droujba narodof). C’est ce que le camarade Lénine nous a enseigné et c’est ça la ligne de conduite tracée par le Parti communiste de notre pays et des Partis communistes frères. Avez-vous compris ? — Ça y est, j’ai compris, nous avons la même inspiration. Alors pour ces jeux, le peuple, le parti communiste et l’État soviétique avaient mis tout en œuvre pour défendre l’honneur de la Patrie (Dastoïnstva rodini). En vue de prévenir tout dérapage à l’occasion de cet évènement, il fut décidé, en complément des grands investissements matériels réalisés pour la cause, de réduire au minimum la démographie de Moscou et des autres villes devant accueillir des disciplines olympiques. L’une des mesures envisagées à cet effet fut le rapatriement de tous les étudiants étrangers dans leurs pays d’origine pour une période de trois mois, de juin à août 1980. Une opération d’envergure bien délicate et sans doute coûteuse vu le nombre d’étudiants étrangers dans les établissements d’enseignement soviétiques à l’époque. 52

Mais aux grands maux, les grands remèdes. L’honneur et l’image du pays de Lénine n’étaient pas négociables. La mesure d’évacuation et d’assainissement de Moscou et des autres villes concernées ne touchait pas que les étrangers. Elle s’étendait aussi aux milieux susceptibles de semer des troubles et de créer la mauvaise surprise aux yeux des millions de visiteurs foulant peut-être pour la première fois le territoire de l’Union soviétique. Il s’agissait de gens déjà condamnés par la Justice, fichés par la milice (police) pour alcoolisme, contrebande, escroquerie, mœurs légères, ou suspectés par le KGB de mener des activités contrerévolutionnaires. Bien qu’il n’existât pas de maisons closes reconnues dans les pays socialistes, la mesure de précaution concerna également les proxénètes. Toutes ces mesures suffisaient-elles à dissuader l’Amérique et ses alliés partisans du boycott ? Rien n’était moins sûr, car ils continuaient à brandir l’arme des droits de l’homme et des libertés. L’enjeu était plus politique, idéologique qu’économique et sportif.

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PARTIE IV Les grandes vacances d’été 1980 Au mois de mai, pour permettre le départ des étudiants étrangers dans leurs pays, les examens de fin d’année furent organisés par anticipation dans toute l’Union soviétique. Dans cette perspective, une réunion d’information fut organisée à notre Académie. Au cours de cette rencontre, le chef adjoint chargé des études le colonel Soulyme déclara : Chers camarades, auditeurs des pays frères et amis ! Vous devez retourner dans vos pays respectifs pour une durée de trois mois, en raison des Jeux olympiques attendus dans quelques mois dans notre pays. Vous comprenez sans doute comme nous l’enjeu de cet évènement. Vos billets allés et retour et vos visas sont déjà prêts. C’est l’Académie qui les prend en charge. Le moment venu, vous pouvez les retirer auprès d’Hélène du service immigration. Pour ceux d’entre vous qui ont des achats à faire qu’ils les fassent maintenant. Je vous informe aussi qu’en plus des billets, l’Académie accorde à chacun de vous 150 kg de fret maritime convertible en fret aérien pour ceux qui le désirent. C’est une contribution du chef de la faculté spéciale, le camarade général Kariatchkyne. Je tiens à vous rappeler que conformément aux accords signés avec les autorités de vos pays respectifs, vous n’avez pas le droit d’aller dans un pays tiers à l’aller comme au retour, surtout pas dans un pays capitaliste. Et ce, durant tout votre cycle d’études. C’est pourquoi les frontières de sortie et d’entrée par train ou par avion sont indiquées sur les visas. Il en sera ainsi chaque fois que vous sortirez du territoire de l’Union soviétique. Ceux qui ont des devises étrangères, qu’ils n’oublient pas de prendre avec eux les déclarations délivrées par les services de douanes à leur dernière arrivée en URSS. Dans le cas contraire, la douane risque de confisquer leurs devises. Pour la rentrée scolaire, essayez d’être là avant le 1er septembre. Si vous avez des questions, je suis à votre écoute. Ah ! Je vois un bras levé là-bas. Oui ! Camarade Fodé Shapo Touré de Guinée.

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— Camarade colonel ! Quand vous dites que les frontières sont indiquées sur les visas, cela voudrait-il dire qu’on ne peut pas sortir et entrer par un pays de son choix ? N’y a-t-il pas de dérogation possible à cette règle ? — Niet (non, camarade Touré) ! Il n’est pas question sous peine de refoulement. Il s’agirait là d’une grave violation de la loi sur l’immigration et sur les conditions de vie et de séjour des étrangers sur notre territoire. Retenez que la loi, c’est la loi, il n’est pas permis de la violer (Zapomnyitièn chto, zakone èta zakone. Ivo narouchate nyilziya). Vous étudiez dans une Académie de police et non dans un institut civil. N’oubliez pas cela. Nous vous formons pour vos pays et non contre nous. Je vous invite au respect de ces consignes, car nous répondons de vous pendant votre séjour sur notre territoire. Les termes des accords passés avec les autorités de vos pays respectifs sont très clairs. Moi, colonel de mon État, je ne veux pas avoir à répondre de quoi que ce soit devant le camarade général Kariatchkyne, chef de la faculté spéciale, ou devant le ministre de l’Intérieur. Je pense qu’il en est de même pour vous devant vos autorités nationales. C’est à vous de choisir. — Merci, camarade colonel, pour cette précision. Mais autre chose ! Je voudrais enfin savoir s’il y a une date précise déjà fixée pour nous les Guinéens. — Oui, camarade Touré ! Nous avons fait la réservation pour tous les groupes nationaux. J’espère que d’ici là les examens auront pris fin et vous aurez achevé vos achats. Le départ du groupe guinéen est prévu pour le lundi 2 juin 1980 par la compagnie Aeroflot à partir de l’aéroport international Cheremetièvo 2. Pour tous les groupes, je recommande de prendre de la documentation pour ne pas consacrer toutes vos vacances aux plaisirs et oublier le russe que vous avez déjà appris. Si besoin est, vous avez des centres culturels soviétiques dans vos pays respectifs auxquels vous pouvez vous adresser pour tout problème de documents de langue russe. Il y a aussi la possibilité sur place, dans vos pays, de suivre éventuellement des cours de vacances qui sont gratuits pour vous. Pour ceux qui veulent une recommandation dans ce sens, la chaire de langue la leur délivrera. — C’est entendu, nous respecterons vos instructions, répondit Fodé Shapo Touré. En fait, Fodé Shapo Touré avait son frère aîné Amara Touré installé en France à Paris depuis longtemps à qui il voulait rendre visite à son retour de la Guinée vu que les vacances étaient de trois mois. Ces mesures

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l’empêchaient d’aller en France à cette occasion. Il avait cependant un plan « B » pour contourner cette interdiction qu’il mit en exécution. — Qui d’autre veut parler ? Camarade Chirine d’Afghanistan ! — Camarade colonel ! En ce qui concerne nous les auditeurs afghans, nous ne pouvons pas retourner chez nous, car la guerre fait toujours des ravages là-bas. Certains d’entre nous ne savent même pas où se trouvent leurs parents. Sont-ils vivants ou morts ? Nous n’avons aucun contact avec eux. Les régions d’où nous venons sont sous le contrôle de la rébellion dirigée par le commandant Ahmad Shah Massoud. Alors, nous voulons savoir s’il y a des dispositions spécifiques prises pour nous pour les trois mois de vacances qui sont longs quand même pour ne rien faire. — Camarade Chirine, c’est avec compassion que je m’adresse à vous. Nous sommes très sensibles à votre situation. J’allais en venir à cette question. Mais, comme vous m’avez devancé, je me fais le devoir de vous répondre maintenant. Le général Kariatchkyne, chef de la faculté, me charge de vous dire que l’Académie vous prend en charge durant ces vacances et vous envoie dans une région de l’URSS, à Samarkand en Ouzbékistan. Selon le programme qui est établi, votre départ sera pour le mercredi 4 juin 1980 dans l’après-midi par train. Un colonel est désigné pour être votre guide. Nous ne pouvons pas prendre bien entendu le risque de vous renvoyer en Afghanistan sachant qu’il y a la guerre làbas. Samarkand est une région très touristique que vous allez admirer. Puisque vous ne pouvez pas faire de fret, l’Académie vous donnera la contre-valeur des 150 kg en rouble. Vous voudriez bien vous adresser au service personnel quand vous le voulez. Y a-t-il d’autres questions ? Oui, camarade Rigoberto de Cuba ! — Camarade colonel ! Je veux savoir à quelle date le groupe cubain doit voyager et par quelle compagnie ? — En ce qui vous concerne les camarades cubains, votre Ambassade nous a informés qu’un vol charter sera organisé pour vous avec des étudiants d’autres instituts. Nous attendons qu’on nous communique une date. Dès à présent, veuillez prendre contact avec Hélène du service immigration pour mener ensemble cette démarche au niveau de votre Ambassade. Pour les camarades du Yémen, je crois bien que tout est prêt aussi pour eux. N’est-ce pas, camarade Moxsène Almachgari ? — Oui camarade colonel, tout est prêt pour nous. Nous n’attendons plus que la fin des examens pour partir. Je profite de l’occasion que vous m’offrez pour remercier au nom des différents groupes nationaux (Guinée, Afghanistan, Yémen, Cuba et Vietnam) les autorités de 57

l’Académie et plus particulièrement le camarade général Kariatchkyne, chef de la faculté spéciale N° 4 pour toutes les dispositions prises en notre faveur durant notre première année d’études dans cette Académie et à l’occasion de ces vacances. Nous sommes surtout ravis pour les 150 kilos de fret accordés à chacun d’entre nous. Cela nous permettra d’envoyer des souvenirs de l’URSS à nos familles que nous avons quittées, il y a neuf mois déjà. — Je transmettrai votre message au camarade général. Dans tous les cas, si jamais vous aviez des soucis avant votre départ contactez Hélène ou votre chef de cours, le colonel Evguévnyi Maskovskyne, ou le lieutenant-colonel Faïbichènko. Y a-t-il encore des questions ? Apparemment non ! Laadna (D’accord) ! Alors, bonne chance pour les examens et bons préparatifs pour le voyage, la séance est levée. À l’époque, il y avait à la faculté spéciale un groupe de Vietnamiens dont il faut rappeler et saluer l’esprit patriotique. Pendant que tous les auditeurs avaient du mal à vivre avec les 60 roubles que l’État soviétique leur payait chaque mois, eux ils prélevaient chacun un pourcentage sur ce modeste montant pour donner à leur gouvernement. Malgré les difficultés qu’ils éprouvaient dans le domaine des études en raison de la langue russe qu’ils avaient du mal à parler, ces Vietnamiens faisaient montre d’un courage inaccessible au découragement. Avec leur tempérament asiatique, ils étaient moins bavards et passaient inaperçus. En fait, tout le monde les admirait, mais surtout les professeurs de langue russe se montraient attentifs à leur égard. À cette époque au Vietnam, Ho-Chi Min était vénéré même après sa mort comme d’autres leaders révolutionnaires, dont Vladimir Ilitch Lénine en URSS, Mao Tsé-Toung en Chine, Josip Broz Tito en Yougoslavie, Kim Il Sung en Corée du Nord, Fidèle Castro à Cuba ou Ahmed Sékou Touré en République populaire et révolutionnaire de Guinée. Comme prévu, le groupe guinéen quitta Moscou le lundi 2 juin 1980 pour Conakry par un vol régulier de la compagnie Aeroflot avec le même itinéraire comme à l’aller en septembre 1979. Le camarade Fodé Shapo Touré qui ne pouvait se rendre en France chez son frère Amara n’arrivera pas cependant avec nous à Conakry. Il a profité de notre escale à l’aéroport de Dakar au Sénégal pour descendre avec les passagers qui débarquaient ici. Il s’y était préparé et avait décidé de ne pas prendre de bagages encombrants avec lui. À l’époque, il n’y avait pas encore de libre circulation des personnes et des biens dans l’espace de la zone Afrique de l’Ouest. Donc, il s’était arrangé bien avant la fin des examens de fin 58

d’année pour prendre un visa d’entrée et de séjour au Sénégal, à son Ambassade à Moscou. Il est ainsi entré légalement dans ce pays. À la fin du temps d’escale, les hôtesses de l’air invitèrent les passagers à l’embarquement pour Conakry. Nous étions tous en place, à l’exception de notre camarade déserteur. Après le décompte, le personnel navigant commercial (PNC) l’appela nommément sans obtenir de réponse. Après plusieurs minutes d’attente, l’avion qui ne pouvait plus retarder davantage s’envola pour Conakry sans le passager Touré. Parmi nous, une seule personne connaissait son plan, mais ne l’ébruita pas. Après quelques jours à Dakar, il s’embarqua dans un train à destination de Bamako au Mali où il avait de la famille. Il revint au Sénégal à l’approche de la date de notre retour à Moscou. Pour nous qui avons poursuivi le vol jusqu’à Conakry, c’est avec joie que nous avons retrouvé nos parents et nos amis. Après les formalités de douanes et de police, chacun regagna sa famille pour entamer ses vacances. La semaine qui suivit notre arrivée, certains quittèrent Conakry pour l’intérieur du pays auprès de leurs parents. Pour ma part, je me suis rendu à Kérouané, Beyla, Siguiri et Norassoba. Onze mois s’étaient écoulés après la mort de ma mère survenue le vendredi 17 août 1979, à Norassoba. Lorsque je suis arrivé un matin à Norassoba et que j’ai franchi la porte de la concession familiale sans être accueilli avec de l’eau comme à l’accoutumée, je n’ai pu retenir mes larmes. Son image restait encore vivace en moi. Dans sa case en paillotte que personne n’avait encore occupée, tout était en place, la jarre en terre brûlée, le silo en banco où elle gardait des vivres, la corbeille suspendue à la charpente. Dans l’arrière-cour, le goyavier qu’elle avait planté avait fait de bons fruits cette année-là. Comme objet de souvenirs de la maman, il ne reste plus que ce silo qui date des années 1970 soigneusement gardé après sa mort, par sa fille aînée Tènèn qui décéda le lundi 21 juillet 2021 à Norassoba. À Norassoba, comme partout où je suis passé pendant ces vacances d’été 1980, on me posait des questions sur le climat en URSS, la neige, le régime alimentaire, les religions et les loisirs des Soviétiques. D’autres, me demandaient à propos des Kolkhozes et des Sovkhozes. Alors, je montrais des photos prises sur la neige, sur les lits des cours d’eau gelés devenus des espaces de jeux et de loisirs. J’offrais des cartes postales, expression de l’histoire, de la géographie et de la culture russe et soviétique. J’expliquais comment dans le pays des Soviets, le peuple

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menait la construction du socialisme et comment le Parti communiste exerçait sa suprématie sur l’État. Vers la mi-août, ceux qui s’étaient rendus à l’intérieur du pays ont tous regagné Conakry en prévision du retour à Moscou qui était maintenant proche. Le directeur du service national des bourses extérieures, Sékou Mara, avait déjà fait la programmation pour le retour des étudiants guinéens dans les différents pays de l’Est que la compagnie nationale Air Guinée devrait assurer. Mais, nous qui avions bénéficié de billets aller et retour de nos écoles devrions retourner par la compagnie Aeroflot. À l’approche de l’ouverture des classes le 1er septembre 1980, nous avons quitté Conakry pour Moscou avec deux escales prévues à Dakar et à Budapest. C’est au moment de l’embarquement à Dakar, que Fodé Shapo Touré, le passager disparu trois mois auparavant sur le trajet Moscou-Dakar-Budapest-Conakry se présenta au comptoir avec ses documents de voyage au complet (Passeport et visa). Aussitôt, les hôtesses alertèrent le chef d’escale d’Aeroflot à Dakar qui lui reprocha son forfait. Sa chance fut que la compagnie n’a pas voulu en faire un problème. Elle pouvait par exemple alerter les autorités du pays de départ, l’URSS, du pays d’origine, la Guinée, et du pays de transit, le Sénégal, où il a disparu. Nous étions pressés de revoir Moscou, la capitale des tsars russes devenue la capitale olympique mondiale pour quatre ans. De l’aéroport à notre foyer situé en centre-ville de Moscou, les symboles des Jeux olympiques étaient encore visibles partout et étincelaient dans la ville.

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PARTIE V La vie et les études à l’académie de police de Moscou dans les années du communisme Les personnes qui avaient été déplacées de Moscou à cause de l’événement sportif commencèrent à se réinstaller. L’anxiété des citoyens soviétiques avant les jeux s’était transformée en fierté nationale (Natsionnalnaïya gordoste). D’une façon quasi unanime, tous les Soviétiques exprimaient le même sentiment de satisfaction aussi bien pour les 189 médailles, dont 80 en or, remportées par leurs athlètes que pour avoir surtout défié le boycott des pays ayant refusé de prendre part à ces jeux avec à leur tête les États-Unis d’Amérique. Dans cette ferveur olympique, l’Académie organisa pour nous une excursion à travers Moscou et ses proches banlieues pendant toute une journée. À cette occasion, nous avons visité plusieurs sites dont le village olympique, le stade Lénine, les nouvelles piscines construites à l’occasion des olympiades, le nouvel hôtel cosmos, la tour de télévision, ostankino, haute de 540 m, réalisée dans les années 1960 avec un restaurant tournant situé au 7ème étage, le Centre d’exposition des réalisations de l’économie nationale. Au lendemain de cette excursion, le colonel Soulyme, chef adjoint chargé des études, convoqua une réunion d’information dans l’amphithéâtre de la faculté spéciale au cours de laquelle il dit : — Bonjour, chers camarades ! Au nom du camarade général Kariatchkine, chef de la faculté spéciale, je vous souhaite une cordiale bienvenue à Moscou. Nous sommes heureux de vous accueillir à nouveau dans les locaux de l’Académie. Vous venez de passer de longues vacances dans vos pays respectifs en Afrique, en Europe, en Asie et en Amérique latine. Pour nos camarades afghans qui n’ont pas pu aller dans leurs pays en raison de la situation de guerre qui prévaut là-bas, ils ont eu droit aussi à un bon repos à Samarkand en Ouzbékistan. J’espère que cela vous a fait du bien. Quant à nous, nous nous remettons petit à

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petit de la fatigue des Jeux olympiques dont vous avez laissé les préparatifs en cours ici. — Hier, vous avez eu une journée para-olympique bien remplie et qui vous a permis de découvrir le nouveau visage de notre capitale fédérale. Maintenant, la priorité revient aux études qui débuteront au courant de cette semaine. Je viens donc vous communiquer le programme des cours que vous aurez durant tout votre cycle de formation à l’Académie, de la première en quatrième année. Ce programme est accompagné du tableau de répartition des salles de classe entre les groupes nationaux et de la liste des professeurs pour chaque matière. Comme le stipulent vos contrats d’études, le cycle sera de cinq ans dont une année de langue que vous avez déjà terminée et quatre années d’études générales et de spécialisation. À la fin des études supérieures, ceux qui le souhaitent pourront, sous réserve de l’accord de l’Académie et de leurs autorités nationales, postuler pour le doctorat 3ème cycle. — Je m’en vais vous communiquer la liste des matières de tout votre cycle et les nombres d’heures que les plus grands spécialistes des sciences policière, juridique, philosophique et économique auront à vous enseigner. Il s’agit de : Socialisme scientifique (80 h). Histoire de la société soviétique (170 h). Économie politique du socialisme et du capitalisme (250 h). Philosophie (140 h). Éthique (30 h). Esthétique (30 h). Athéisme scientifique (24 h). Travail idéologique au sein des organes de l’intérieur (120 h). Logique (40 h). Théorie de l’État et du droit (110 h). Histoire de l’État et du droit (120 h). Droit constitutionnel de l’URSS et des pays socialistes (110 h). Droit constitutionnel et système de droit des pays bourgeois et des pays en voie de développement (50 h). Organisation de l’activité des organes de l’intérieur des pays étrangers (30 h). Droit financier (30 h). Droit pénal général et spécial (230 h). Procédure pénale (170 h). Prévention des infractions (80 h). Droit civil et de la famille (150 h). Procédure civile (40 h). Droit du travail (40 h). Droit international (30 h). Droit administratif (90 h). Protection de l’Ordre public (90 h). Administration des organes de l’intérieur de villes et de districts (130 h). Criminalistique (250 h). Criminologie (180 h). Psychologie d’administration (140 h). Matières spéciales (160 h). Techniques spéciales et leur utilisation (120 h). Droit pénitentiaire (60 h). Théorie générale de l’administration dans le domaine de l’Ordre légal (100 h). Médecine légale (30 h). Psychiatrie judiciaire (30 h). Langue russe (690 h). Cours spéciaux (134 h). Instruction de Service militaire (150 h). Culture physique (140 h).

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— Ce programme allait être complété par des stages pratiques que vous aurez à faire dans les tribunaux et services de police en URSS et dans vos pays respectifs pour le recueil de données empiriques. Il est prévu aussi pour certaines matières des travaux d’évaluation (Koursavaïya Rabota) qui sont à écrire et à présenter. Je suis convaincu qu’avec ça, vous aurez une bonne formation professionnelle, théorique, pratique et pédagogique pour être des cadres de conception au service des États qui vous ont envoyés ici à l’Académie. L’administration (Roukavodstva) de l’Académie, le corps professoral et tout le personnel d’encadrement s’emploieront pour atteindre ces objectifs. Vous avez ici, à la faculté spéciale, une bibliothèque générale pour les documents classés « Non secret » et une bibliothèque spéciale pour les documents classés « Secret ». Vous devriez dès maintenant vous inscrire à ces deux bibliothèques. Pour cela, chacun de vous devra donner quatre photos d’identité prises ici à l’Académie au laboratoire de Police scientifique. Se faire enregistrer auprès du responsable de la bibliothèque pour avoir un numéro personnel. Retenez que les cahiers de leçons et de devoirs des matières secrètes sont gardés à la bibliothèque spéciale et ne peuvent sous aucun prétexte sortir de là. — Il ajouta que « ce dispositif exigeait que chaque groupe national désignât quelqu’un responsable du retrait et du dépôt des cahiers et des registres secrets, chaque fois que besoin, avec décharge. En cas d’empêchement, quelqu’un d’autre du groupe serait désigné pour le remplacer. Ces archives secrètes restaient la propriété de l’Académie. Même à la fin de nos études, nous n’aurions pas le droit de les emporter. S’agissant des horaires des cours, nous étions attendus de 9 heures à 16 heures. Après 16 heures, des plages d’études surveillées et de consultations individuelles étaient prévues dans le programme avec les différents professeurs. La journée, pendant la pause-déjeuner d’une heure, nous pouvions nous restaurer sur place, au restaurant (Stalovaïya). Les services généraux avaient reçu l’instruction de nous proposer des menus variés à prix modéré. Les soirs, pour ceux qui souhaitaient cuisiner eux-mêmes leurs repas, il y avait des cuisines équipées à chaque étage. En ville, toutes sortes de commerce de bouffe nous permettaient d’acheter des vivres, de la viande, du poisson, des condiments, des produits laitiers, etc. Après les cours, nous pouvions du reste sortir du campus pour nous promener, rendre visite à des proches, aller au cinéma, au cirque, faire du sport ou aller dans les parcs. » Il y avait d’intéressants cirques, des salles de cinéma, des théâtres, et divers complexes sportifs. Cependant, selon le règlement intérieur nous 63

devions être de retour au foyer au plus tard à 21 heures. Les tapages et autres actes de nuisance dans l’enceinte du foyer étaient proscrits et « soviétiquement », durement réprimés. Les visites de personnes étrangères à l’Académie n’étaient autorisées que sur demande préalable, écrite par celui qui invitait. Cette demande devait être visée par le chef de groupe, le chef de cours et le chef de la sécurité. S’il manquait un seul visa, la demande était nulle. Tout visiteur non muni de pièces d’identité ne pouvait accéder aux locaux de l’Académie. Les visites étaient autorisées les jours ouvrés que de 18 heures à 22 heures. Pour les weekends, elles l’étaient de 10 heures du matin à 22 heures. Dans tous les cas, à 22 heures, tous les visiteurs devaient quitter les locaux sous peine de sanction disciplinaire à l’encontre de la force invitante. L’abus d’alcool était interdit à l’Académie. J’ai gardé en tête le règlement qui prévoyait qu’en ville, chacun devait être irréprochable, veiller à son comportement et faire attention aux milieux qu’il fréquentait. En accord avec ces directives du chef de la faculté, chaque chef de cours présentait un rapport hebdomadaire sur le respect de la discipline au niveau du groupe dont il était le coordonnateur. Sur le plan des études, le système de notation est de 2 à 5. La mention « très bien » (Otlitchina) correspond à la note 5/5. La mention « bien » (Kharacho) correspond à la note 4/5. La mention « passable » (Troïka) correspond à la note 3/5 et la mention « mauvais » (Douvoïka) correspond à la note 2/5. Chaque examen raté devenait une dette académique. L’étudiant était tenu de le reprendre tôt ou tard jusqu’à obtenir au moins la note 3/5. Si jusqu’en fin de cycle il restait redevable de plusieurs examens, il risquait de ne pas obtenir son diplôme. Il pouvait alors être recalé jusqu’à ce qu’il soit en règle, c’est-à-dire avoir la moyenne minimum requise pour les examens ratés. C’était contraignant, mais telle était la règle applicable à tous. Pour chaque matière, l’examen se passait en deux phases. La première phase était l’examen blanc. Il consistait à évaluer l’étudiant sur la partie du programme déjà dispensé. En cas de réussite, le professeur titulaire ou son suppléant écrivait la mention Admis (Zatchëte) dans son livret scolaire. La seconde phase, l’examen réel, avait lieu à la fin du programme. L’étudiant était reçu par une commission dont chaque membre lui attribuait une note. La moyenne générale obtenue constituait sa note dans cette matière. Le jour de l’examen, l’étudiant tirait au sort une enveloppe fermée qui contenait plusieurs questions qui pouvaient être au nombre de quatre et auxquelles il devait répondre. Il disposait de 30 à 40 minutes pour 64

préparer ses réponses. Lorsque son tour arrivait, il prenait place face à la commission et répondait aux questions. Tout membre du jury avait le droit de poser des questions complémentaires s’il estimait que la réponse donnée par l’étudiant à telle ou telle question n’était pas satisfaisante, incorrecte ou insuffisante. Les décisions de la commission d’examen étaient susceptibles de recours. Ce recours est porté devant la direction des études qui est appelée à donner un avis. Il peut arriver qu’un auditeur n’ait pas le niveau requis pour suivre les études à l’Académie. Dans ce cas, s’il n’y avait aucune possibilité de remise à niveau, il était renvoyé dans son pays. — Pour votre information, un auditeur s’est présenté un jour peu de temps avant votre arrivée à l’Académie avec un pantalon Jean de marque Brooklyn Made IN USA. Tenez-vous bien, l’intéressé a été renvoyé dans son pays pour mauvaise conduite. Sachez aussi que toutes sources de propagandes antisoviétiques comme journaux, radios, magazines sont interdites à l’Académie. Donc, prenez-y garde. Nous ne souhaitons pas que de telles mésaventures arrivent à l’un d’entre vous. Vos États ont fait confiance à notre pays en vous envoyant en formation ici. J’espère que vous avez été bien édifiés sur le programme du cycle et sur les règles de discipline en vigueur à l’Académie que nous vous convions à respecter. Je souhaite donc à chacun et à tous bonne chance. Toute l’administration de l’Académie est à votre service pour créer les meilleures conditions de vie et d’études. Ces mesures s’annonçaient déjà comme un guide de conduite à respecter durant notre séjour à l’Académie et en URSS. Comme tous les milieux professionnels, la faculté spéciale N° 4 de l’Académie connaissait elle aussi des luttes de clans entre conservateurs et réformateurs. Dans cette logique, les opposants au général Kariatchkyne ne lui facilitaient pas la vie. En coulisse, ils menaient une lutte de succession sans merci contre lui. À chaque occasion, ils prenaient soin de le photographier et le filmer lorsqu’il se trouvait en état d’ivresse manifeste au point de ne pouvoir se contrôler. Cette méthode classique était souvent utilisée pour compromettre des personnalités de haut rang. C’est ce que les agents du renseignement appellent dans leurs jargons matériels compromettants qui servaient de monnaie d’échange pour obtenir certains services, accéder à des postes ou faire taire des gens. Pour le cas du général Kariatchkyne, tous les soupçons pesaient sur le colonel Kamarov, l’un de ses adjoints, qui était supposé être le chef de l’antenne du KGB à la faculté spéciale N° 4. Vrai ou faux, il finit en tout cas sur la base des 65

preuves à charges accumulées de longue date contre lui par être démis un beau jour de ses fonctions. À sa place fut nommé un haut Magistrat en la personne de Vassilly Vassilévitch Naïdionov, professeur et docteur d’État en droit, ancien procureur général adjoint de l’URSS. Celui-ci venait lui-même d’être évincé de ce poste par des gens de l’entourage de Léonid Ilitch Brejnev contre lesquels il instruisait un dossier sensible de corruption, disait-on. Dès sa prise de fonction, le nouveau chef procéda aussitôt à un recadrage de l’administration de la faculté spéciale. Il écarta ainsi de nombreux proches de son prédécesseur, le général Kariatchkyne, souvent accusés de laxisme et de laisser-aller. Sur les quatre postes d’adjoints qui existaient, il ne maintiendra que deux. Au poste d’adjoint chargé des questions politiques fut nommé le lieutenant-colonel A. I. Pisthassov en remplacement du colonel Kamarov qui retourna au siège du KGB. Au poste d’adjoint chargé de l’administration et du personnel fut nommé le colonel Y. P. Cedikh-Bondérènko. Sous l’autorité de ces deux adjoints furent nommés quatre chefs de cours, dont deux anciens et deux nouveaux. Les deux anciens étaient le colonel E. H. Moskovskyne et le lieutenant-colonel I. C. Jouja. Les deux nouveaux étaient le lieutenant-colonel B. I. Potchelov et le commandant A. A. Prorvitch. Désireux de mettre un terme à la grande liberté qu’on reprochait à son prédécesseur le général Kariatchkyne, Vassilly Vassilévitch Naïdiônôv durcit le régime de discipline à la faculté. C’était le moins qu’on pouvait attendre d’un ancien procureur général de l’URSS. Cette nouvelle réglementation interdit dorénavant la visite des personnes civiles dans les locaux de l’Académie, de même que la consommation d’alcool sur le site. Pour lui, ces mesures de rigueur étaient conformes à la morale communiste (Kommunistitcheskôyè nravstva) et appropriées dans un centre d’études comme l’Académie de Police où le comportement devait être exemplaire. À la faculté spéciale N° 4 il y avait d’éminents professeurs venant du ministère de l’Intérieur ou d’autres institutions, dont l’Université Lomonossov, l’Université Patrice Lumumba. Parmi les professeurs de la Faculté spéciale, je notai la colonelle de police, L. I. Blinova, professeur de droit pénal, le lieutenant-colonel D. E. Sarokyne, professeur d’économie politique, la colonelle Neuilly Pavlovna Maksimènko, professeur de théorie de l’État et du droit, le colonel professeur V. P. Artamanov, professeur de droit pénitentiaire, le colonel H.E.Pavlov, professeur de procédure pénale, le lieutenant-colonel M.D.Doudnik, 66

professeur d’athéisme, le colonel L. F. Litvinov professeur de l’histoire de l’État et du droit, le professeur Zotov, chef de la chaire de philosophie. Comme professeurs venant de la grande Académie, il y avait le professeur Peter Féocktistvitch Grichanyine, chef de chaire de politique pénale, de droit pénal, de procédure pénale et de criminologie. C’est lui qui sera plus tard le consultant de l’auteur en Doktorantoura de 1986 à 1990. Ces hommes et femmes de sciences, doctrinaires et praticiens, ces philosophes et idéologues, ces cadres propagandistes et agitateurs ne ménageaient pas leurs efforts pour vendre l’image du système socialiste en général et de l’enseignement soviétique en particulier. Ils œuvraient à l’apologie du socialisme. C’est après cette rencontre d’information que les cours ont débuté dans une ambiance d’émulation entre auditeurs venus de divers horizons, d’Afrique, d’Europe, d’Asie et d’Amérique latine. Sous le régime socialiste, nous bénéficiâmes de plusieurs types d’enseignement, dont celui sur le socialisme scientifique à l’Académie de police de Moscou. 1. Cours de socialisme scientifique et d’histoire de la société soviétique. Selon le programme, établi par la direction des études, les cours de socialisme scientifique et de l’histoire de la société soviétique qui étaient complémentaires duraient 250 heures. Le jour du cours inaugural, à 8 heures très précises, entra en classe une dame de taille moyenne tirée à quatre épingles dans l’uniforme du Ministère de l’Intérieur. Sur ces épaules, c’était le grade de lieutenant-colonel. Soudain, les auditeurs du groupe multinational composé d’Afghans, de Guinéens et de Yéménites se levèrent pour l’accueillir. Aussitôt, le porte-parole du groupe qui était Fodé Shapo Touré de Guinée déclara : — Camarade professeure ! Nous, auditeurs de Guinée, d’Afghanistan et du Yémen sommes prêts à suivre « les cours de socialisme scientifique et de l’histoire de la société soviétique. » Effectif total : 28 auditeurs, présents : 25, absents : 3 pour raison de maladie, rapporteur Fodé Shapo Touré de la Guinée. — Merci camarades (Spaciba tavarichis) ! Veuillez vous asseoir. Je vous souhaite la bienvenue à l’Académie du ministère de l’Intérieur soviétique. Je m’appelle Anna Markovna. Je suis lieutenant-colonel du ministère de l’Intérieur. Je suis professeure titulaire de socialisme scientifique et de l’histoire de la société soviétique. Pour les deux disciplines, vous aurez droit respectivement à 170 heures et 80 heures de 67

cours. Votre présence ici comme auditeurs de pays amis en voie de développement d’Afrique et d’Asie n’est pas sans signification. Elle est le symbole du triomphe du socialisme dans le monde. Comme l’avait prédit le camarade Lénine, vous devriez savoir que l’enseignement sur le socialisme est indispensable dans notre système scolaire et universitaire. Cela s’explique tout simplement par le fait que c’est bien de cette conception que la société socialiste a tiré son essence. La supériorité de la nouvelle société sur les formations socio-économiques qui l’ont précédée, je veux nommer la communauté primitive, la société féodale, la société esclavagiste et la société capitaliste ne fait aucun doute. Elle enchaîna en vantant le camarade Karl Marx, disant que le socialisme constituait le tremplin vers une société sans doute plus évoluée, la société communiste qui couronnera l’évolution de l’humanité. Avant Karl Marx, asséna-t-elle, il y avait bien eu des théories sur le socialisme certes, mais il ne s’agissait là que de théories inachevées, utopiques pour la plupart. C’est Marx, Engels et Lénine qui ont élaboré une théorie scientifique du socialisme. Par son contenu, le socialisme moderne est le produit des oppositions de classes qui règnent dans la société entre riches et pauvres, bourgeois et salariés. Par sa forme, le socialisme apparaissait comme une poursuite plus conséquente des principes établis par les grands philosophes des lumières dans la France du XVIIIe siècle. Comme toute théorie naissante, le marxisme s’inspira d’abord des idées préexistantes. Par la suite, une conception matérialiste de l’histoire apparut avec Karl Marx. Celle qui a permis d’expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d’expliquer leur être en partant de leur conscience comme on avait fait avant lui. Dès lors, le socialisme ne fut plus comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes engendrées par l’histoire… Sur sa lancée, la professeure expliqua que la tâche de la nouvelle doctrine ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais plutôt à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré ces classes et leur antagonisme. Nous étions subjugués par sa science. Elle nous annonça que nous allions étudier l’histoire de la lutte ouvrière internationale qui fut menée sous la direction des camarades Karl Marx, Frederick Engels et Vladimir Lénine. Une œuvre poursuivie plus tard par d’autres leaders du prolétariat international à travers le monde. Parmi ceux-ci, elle cita les camarades Mao Tsé-Sung de la République Populaire de Chine, Fidel Castro de 68

Cuba, Kim Il Sung de la Corée du Nord, Broz Tito de la République fédérale de Yougoslavie, Ho-Chi Mine du Vietnam, Ahmed Sékou Touré de Guinée, Samora Moïse Machel de Mozambique, Agostino Neto d’Angola, etc. Leur liste était longue. Mais notre Guide Ahmed Sékou Touré avait été cité et cela nous comblait de bonheur. Il faisait partie des références mondiales. Le pays était grand, et son leader Maximum ! — Nous verrons aussi comment est né le socialisme en tant que système universel de gestion économique et politique, sa pratique dans les pays socialistes et ceux à orientation socialiste et dans les pays capitalistes, le processus de transition du socialisme au communisme, le changement progressif des fonctions de l’État qui est appelé à disparaître sous le communisme à une autre forme d’administration plus proche du peuple, de ses aspirations et des besoins fondamentaux des prolétaires. Camarades, en parlant de l’Union soviétique, vous vous souviendrez que l’histoire de la société soviétique a été fondée par la volonté des peuples frères et voisins à la Russie d’unir leur destin et de former un peuple pluriethnique, culturel et linguistique : l’Union des républiques socialistes soviétiques. Elle compte quinze Républiques fédérées qui sont : Fédération de Russie, Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Lettonie, Estonie, Lituanie, Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Géorgie, Tadjikistan, Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizstan, Arménie. La particularité des Républiques d’Asie centrale tient au fait qu’elles sont passées, grâce au système d’entraide socialiste de la féodalité au socialisme en sautant l’étape capitaliste. Ha ! Je vois une main levée làbas, au fond. — Présentez-vous, camarade, je ne connais pas encore tout le monde. Posez votre question ! — Mon nom est Djoumè Kourouma, je suis auditeur guinéen. En fait, comment appréciez-vous l’histoire abrégée des Républiques d’Asie centrale que vous venez de citer et qui ont sauté l’étape de développement capitaliste pour se retrouver directement dans le système socialiste sans bases matérielles ni superstructures adéquates ? — Camarade Djoumè ! Je vous donne d’abord la note 5/5 (excellent) pour cette question intéressante et pertinente. En fait, ce que vous dites peut paraître anormal pour celui qui ne connaît pas bien notre système et son fonctionnement. Mais ça dépend des conditions historiques de l’adhésion de ces pays à l’Union et des programmes adoptés pour leur remise à niveau dans un système d’économie planifiée. Retenez que c’est le même système d’entraide mutuelle (Vouz aïmopomoche) qui existe entre les pays socialistes en général. Si vous avez bien observé notre 69

système, vous constatez aisément que la collectivisation et l’industrialisation sont bel et bien en cours dans chacune des 15 Républiques fédérées de l’Union. N’oubliez pas en chemin la dialectique entre l’agriculture et l’industrie, c’est-à-dire que l’agriculture crée l’industrie et l’industrie développe l’agriculture. Et je crois que ça marche bien dans notre cas. Ces Républiques d’Asie centrale sont en train de s’industrialiser à leur rythme et suivant cette dialectique. D’un autre côté, si vous prenez l’exemple de vos propres pays qui ont opté pour le socialisme, ils sont encore plus agraires que nos Républiques d’Asie centrale, mais qui ne passeront pas forcément par le stade du capitalisme pour accéder au socialisme dont ils ont déjà amorcé le processus. Le saut qualitatif est l’œuvre de l’entraide socialiste par une appropriation juste et collective des moyens de production ! Nous reviendrons sur ces questions dans nos prochains cours. Aujourd’hui, il ne s’agissait que d’un cours introductif. Celui-ci m’a quand même permis de savoir que vos pays sont véritablement sur la voie du socialisme et que vous appréhendez déjà les transformations futures dans le monde et dans vos pays respectifs. — Cela dit, notez que les traits d’union entre les peuples soviétiques sont la langue russe qui est la langue officielle de l’Union, l’armée rouge, la milice populaire, la monnaie nationale qui est le « Rouble ». Vous verrez que chacune des Républiques a sa propre capitale, son drapeau, sa constitution, sa législation pénale, son hymne, sa langue locale et la langue russe, son Parlement, son gouvernement, son Parti communiste et son programme interne de développement socio-économique et culturel et son secrétaire général du Parti communiste… Ha ! Un autre camarade veut parler ! Allez-y. — Je me nomme Maramany Cissé auditeur guinéen. Quelles perspectives voyez-vous, camarade professeure, dans les relations entre l’Est, l’Ouest et le tiers-monde quand on sait que ces blocs s’identifient à des valeurs souvent opposées ? Pourquoi je pose cette question, parce que dans le domaine idéologique, le camarade Lénine disait qu’il ne saurait y avoir de compromis avec l’Occident. Si tel est le cas, la coexistence pacifique entre les deux blocs que le camarade Lénine a mentionnés restera-t-elle ainsi ? — Votre compréhension du marxisme-léninisme dénote déjà du triomphe de notre doctrine dans le monde. En reprenant le camarade Lénine, vous-même vous avez répondu en partie à la question que vous avez posée. Le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) cherche à renforcer ses relations avec tous ceux qui défendent la cause des 70

prolétaires, qu’ils soient ouvriers, paysans, travailleurs des villes et des campagnes. En revanche, il ne saurait être question d’un quelconque rapprochement avec les forces du mal. C’est ce que le camarade Lénine avait appelé approche de non-compromis vis-à-vis du capitalisme et de la bourgeoisie (Bièze pachadini padkhode ci kapitalismom i bourjouaziéi). La colonelle Anna Markhovna dispensait les cours de socialisme scientifique et de l’histoire de la société soviétique en alternance avec un autre professeur émérite du marxisme-léninisme en la personne du colonel B.G.Téréntièv. La particularité de ce dernier était qu’il lui arrivait souvent de verser des larmes lorsqu’il racontait certains épisodes de la vie du camarade Lénine, lorsqu’il pensait aux persécutions dont ce dernier fut souvent victime en Russie et à l’étranger de la part des représentants de la bourgeoisie russe. Dans ses cours, il décrivait les conditions pénibles dans lesquelles Lénine rédigea certains de ses ouvrages et articles dans la plus grande clandestinité avec l’aide de sa femme Nadièjda Kroupskaïya et d’autres compagnons socialistes. Les critiques les plus virulentes du colonel B.G.Téréntièv étaient dirigées pour l’essentiel contre Léon Trostsky. De son vrai nom Lev Davidovitch Bronstein (1879-1940) qui fut un homme politique russo-soviétique. Le colonel nous informa que Léon Trostsky fut le fondateur de l’Armée rouge et l’un des principaux dirigeants de la Révolution bolchevique russe en 1917. Opposé à Joseph Staline bien avant la mort de Lénine, il fut exclu en 1927 du parti communiste après la mort de ce dernier et déporté à Alma-Ata en Kazakhstan. Par la suite, il sera expulsé de l’URSS en 1929. Après son départ en exil, il vivra dans plusieurs pays, dont la Turquie, la France, la Norvège, le Mexique. Au Mexique, il entama en 1937 la publication d’un bulletin mensuel de l’opposition russe en exil. Il publia dans ce mensuel de nombreux ouvrages en russe tout en continuant à organiser l’opposition de gauche contre le pouvoir soviétique. En 1938, il créa la IVe Internationale socialiste dans le but de s’affirmer comme leader communiste sur la scène internationale. Le bras de fer continuant avec Moscou, il fut assassiné en août 1940, dit-on, par un agent de Staline du nom de Jackson Mornard qui lui planta un piolet dans le crâne. La fraternité socialiste ne supportait pas beaucoup la critique. Le colonel B.G.Téréntièv parlait avec une telle fierté de la mort de Léon Trostsky que durant ces passages, il ne pleurait plus, mais jubilait.

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Dans ses cours, il mettait l’accent sur le rôle du marxisme-léninisme dans le processus de libération des pays du tiers-monde. Il citait l’exemple de la Guinée, de l’Afghanistan, du Yémen, d’Angola, d’Algérie et d’autres pays engagés sur la voie du socialisme. Il avait un tel plaisir à enseigner le marxisme-léninisme, qu’il consacrait autant d’heures pour les consultations que pour les cours normaux. Il apparaissait comme un grand propagandiste de la doctrine marxiste dont l’enseignement était sa passion. Un jour, pendant que nous étions en causerie entre nous au foyer, un ami dit : le colonel B. G. Téréntièv a une telle confiance au marxisme-léninisme que s’il croyait en Dieu et qu’il avait le même degré de croyance, il entrerait au paradis sans être jugé. 2. Cours d’Économie politique du socialisme et du capitalisme Les cours portant sur les deux systèmes économiques (250 heures) étaient dispensés par un jeune dynamique et talentueux professeur, le lieutenant-colonel D.E.Sarokyne. Jeune cadre, il était tellement avide d’informations, qu’il lisait assis à table, au restaurant ou lorsqu’il marchait dans les couloirs. Économiste marxiste convaincu qu’il était, D.E.Sarokyne revenait surtout au Capital de Karl Marx. Cependant, il faisait souvent allusion aux économistes anglais du XVIIIe siècle Adam Smith (1723-1790) dont l’une des principales œuvres fut la “Richesse”, publiée en 1776, et David Ricardo (1772-1823) dont l’une des principales œuvres fut les Principes de l’économie politique et de l’impôt, publiée en 1817. D.E.Sarokyne suivait au jour le jour l’évolution économique du monde, même s’il n’était pas libre de comparer les modèles économiques socialiste et capitaliste. Déjà, deux ans auparavant, à la faculté des sciences administratives et juridiques de Conakry en Guinée, nous avions étudié l’économie politique avec Dr Thierno Madjou Sow (1931-2015), lui-même ancien étudiant et chercheur guinéen en URSS. C’est pourquoi nous avions du plaisir à suivre les cours de Sarokyne qui ne portaient plus sur la théorie économique du socialisme, mais sur sa pratique. Dans son cours introductif, D.E.Sarokyne indiqua que le mérite de Karl Marx fut la continuation de l’économie politique classique antérieure née au XVIIIe siècle en Angleterre sous la direction d’Adam Smith et de David Ricardo. À l’époque où l’Angleterre était le pays capitaliste le plus développé d’Europe voire du monde. Il dira que c’est l’étude d’Adam Smith et de David Ricardo qui marqua le début de la théorie de la valeur-travail. Mais, bien que qualifiée de révolutionnaire en son temps, cette théorie manquait cependant de fondement scientifique. Il indiqua que c’est Karl Marx qui lui a donné une base scientifique et l’a développée de façon 72

conséquente. C’est lui qui démontra que la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. D.E.Sarokyne disait que la démarche de Karl Marx ne s’arrêta pas là, qu’elle était allée plus loin. Par exemple, là où les économistes bourgeois d’avant voyaient des “ rapports entre objets”, système de troc, c’est-àdire l’échange de marchandises contre marchandises, Karl Marx découvrit des “rapports entre hommes.” C’est lui qui démontra aussi que si l’échange de marchandises exprimait le lien établi par l’intermédiaire du marché entre producteurs isolés, en revanche l’argent signifiait que ce lien devient de plus en plus étroit, unissant, en un tout indissoluble, toute la vie économique des producteurs isolés. Parlant du capital, que Karl Marx avait démontré qu’il signifiait le développement continu de ce lien, la force de travail de l’homme devenant une marchandise. Le salarié vend alors sa force de travail au propriétaire de la terre, des usines, des instruments de production. L’ouvrier emploie une partie de la journée de travail (le salaire) à couvrir les frais de son entretien et de celui de sa famille et l’autre partie, à travailler gratuitement en créant pour le capitaliste la plus-value, source de profit, source de richesse pour la classe capitaliste. — Chers camarades ! Vous comprenez donc que la théorie de la plusvalue constitue la pierre angulaire de la théorie économique de Karl Marx. C’est lui qui démontra aussi que le capital créé par le travail de l’ouvrier pèse sur lui, ruine les petits patrons et crée en conséquence une armée de chômeurs. C’est pour remédier à cette forme d’exploitation de l’homme par l’homme, que la nouvelle société socialiste créa d’autres rapports de production, un autre système de répartition dans la société, selon le principe de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail5. Cela étant, personne ne sera laissé pour compte et tout le monde vivra dans une relative égalité. Plus tard, sous le communisme, ce principe s’entendra comme suit : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins6. » Mais, il faut comprendre qu’on parviendra à ce stade seulement, lorsqu’il y aura l’autosuffisance dans tous les domaines. C’est peut-être idéaliste, mais c’est ce que les camarades Karl Marx et Lénine ont prédit. Il y a lieu de préciser qu’il s’agit d’une longue lutte engagée entre l’Est et l’Ouest. La victoire finale, dirent Karl Marx

(5) Vladimir Ilitch Oulianov Lénine : L’État et la Révolution 1917 (6) Karl Marx : Critiques du Programme de Gothard Spartacus, P 24

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et Lénine, appartiendra au camp qui vaincra dans le domaine économique, car l’économie est la base matérielle de la société. Si les cours du colonel D. E. Sarokyne nous intéressaient autant, c’est parce que l’économie politique avait un coefficient élevé. Il y avait aussi son talent d’orateur hors pair, la pertinence des exemples qu’il donnait, son niveau d’information sur l’économie mondiale, son sens de la communication. Ce que nous apprécions surtout dans ses cours, c’était les vérités qu’il osait dire hors micro. Bien qu’il eût confiance en la théorie économique de Karl Marx, il ne fut pas moins critique quant à sa mise en œuvre. Il trouvait un grand écart entre les théories économiques socialistes et leur application, mais que personne n’avait le courage d’en parler publiquement, au risque de se retrouver en prison. 3. Cours de Droit pénal général et de Droit pénal spécial Ces cours de 230 heures étaient dispensés par une éminente juriste, L. I. Blinova, colonelle au Ministère de l’Intérieur. Dans son cours introductif, elle indiqua que la politique pénale et le droit pénal socialistes sont différents du droit pénal des pays bourgeois par leurs contenus et par leurs fonctions. Que le droit pénal soviétique, s’inspire de la nature humaniste de la nouvelle société socialiste, dont l’objectif est de créer plus d’harmonie entre les hommes, de normaliser le comportement des individus appelés à vivre en son sein. — Comme l’ont prédit les précurseurs de la doctrine socialiste, le crime est certes inné à toutes les sociétés, y compris la société socialiste. Cependant, contrairement aux penseurs bourgeois, les spécialistes soviétiques de la politique pénale et du droit pénal et leurs homologues des pays frères, socialistes, pensent plutôt que le crime trouve plus son origine dans les déficiences de la société occidentale. Parlant de la peine, retenez que notre système est également différent du système bourgeois. Par exemple, pour le législateur soviétique, l’essentiel n’est pas seulement d’infliger une peine afflictive et infamante à l’individu. Il faut surtout que cette mesure ait un effet sur la personne condamnée qui puisse lui permettre de s’amender et de se reclasser socialement après sa libération, d’être utile à lui-même, à sa famille et à la société. — C’est pour cette raison, que dans notre système pénitentiaire nous avons dès les premières heures de la Révolution rompu avec les prisons types, telles qu’on les connaît en Occident où les pouvoirs publics semblent seulement vouloir se venger du criminel au lieu de chercher à le récupérer. Elle continua en dissertant sur le principe que l’homme est perfectible à l’infini… Elle estimait que dans les Républiques soviétiques, les 74

prisons étaient des colonies de rééducation par le travail dont le but est de transformer des personnes se trouvant sur la pente de la déviance. Cet enseignement léniniste est celui que le législateur et les institutions chargées de l’application de la loi devaient toujours avoir à l’esprit. S’agissant des facteurs criminogènes, ils existaient encore certes dans la société post-capitaliste et léniniste, mais beaucoup plus en Occident. Les spécialistes de la politique pénale, du droit pénal, de la criminologie, de la criminalistique et de la prophylaxie étaient tous d’accord sur un point : « le crime et la criminalité étaient les reflets des inégalités générées par la société au fil de son évolution. » Tous sans exception convergeaient vers Karl Marx, lorsque celui-ci affirmait que “l’homme est le produit de son milieu social.” Ce qui veut dire que les agissements de l’homme sont fonction de ses conditions matérielles d’existence. À la question d’un auditeur du Yémen de savoir si la criminalité et la délinquance comme formes de déviance sociale existeraient longtemps sous le communisme, la colonelle Blinova le renvoya aux écrits de Lénine en répondant : « je crois que non, non parce que le camarade Lénine lui-même avait traité de cette question avec beaucoup d’attention. » Il avait indiqué à ce sujet que sous le communisme, il n’y aurait plus de place pour le crime. Qu’il y aura certes des excès qui pourront à la rigueur se régler à l’amiable, sans l’intervention d’une quelconque autorité publique. Ceci suppose que la machine de la justice pénale telle que nous la connaissons aujourd’hui se serait déjà effondrée. Elle poursuivit en disant : « durant votre cycle, vous vous rendrez compte du caractère social et humaniste du droit pénal soviétique. D’ailleurs, le professeur Arthamanov qui vous donne des cours de droit pénitentiaires organisera à votre intention des visites et des stages pratiques dans des colonies de rééducation par le travail. Alors, vous apprécierez vousmêmes les théories que nous vous enseignons et leur application sur le terrain. » 4. Cours de Techniques spéciales et leur utilisation dans la lutte contre les délits économiques et financiers : Ce cours qui totalisait 120 heures était dispensé par le colonel B.A. Barissov. En URSS, le domaine de la criminalité économique constituait un véritable front de lutte, une préoccupation majeure. Malgré l’arsenal juridique et institutionnel de prévention et de répression qui existait à travers le parquet, la milice, la Douane, le KGB, les services d’inspection de l’État, le taux des crimes et délits économiques et financiers était loin 75

d’être négligeable. C’est pourquoi l’État soviétique s’est engagé dans une croisade contre ces fléaux. Il fallait allier l’exigence révolutionnaire à la morale communiste qui voulait que chaque citoyen vive du fruit de son travail. En 1982, à l’occasion d’un stage pratique dans un Tribunal de quartier (Rayonni Soude) de Moscou, nous avons assisté au procès d’une jeune femme poursuivie pour escroquerie. L’inculpée était mère de deux enfants en bas âge. Elle était vendeuse de produits alimentaires dans un magasin depuis cinq ans. Le fait qui lui était reproché était d’avoir majoré le prix au kilogramme des fruits et légumes qu’elle était en train de vendre dans la rue à proximité d’une station de métro. Un fait prévu et puni par le Code pénal de la Fédération de Russie. Un jour, en été, cette dame organisa une vente à l’étalage à quelques pas de l’Académie de police et du Commissariat de police du Rayon. La pratique était en principe autorisée lorsque les conditions climatiques le permettaient. Ce jour-là, pour des raisons qui lui étaient propres, cette vendeuse se permit de majorer le prix du kilogramme de pomme de quelques centimes (Kopecks) de rouble. Comble d’infortune, parmi ses clients se trouvait un agent de la brigade de répression des délits économiques qui relevait d’une direction départementale des affaires intérieures appelée en russe « Rayonni Oupravléniya Vnoutrennix Del ». Cette institution n’était pas loin de la grande Académie de police. C’est après avoir été servi par la vendeuse que l’agent de la milice qui venait à peine d’entamer sa carrière exhiba sa carte professionnelle et invita la jeune dame à le suivre au Commissariat. Le montant de la somme escroquée s’élevait en tout à 2,50 roubles dont l’équivalent serait aujourd’hui 0,062 € soit 558 francs guinéens (GNF). Au cours de son audition, elle reconnut les faits. Sur les raisons de son acte, elle argua qu’elle avait deux enfants dont l’entretien et l’éducation lui revenaient cher. Qu’elle ne s’en sortait pas. À l’issue de son procès, elle fut condamnée à un an de travaux forcés et à 5 ans d’interdiction de travailler dans la sphère du commerce. À la lecture du verdict, certains parmi nous trouvèrent la sentence sévère par rapport aux préjudices causés aux tiers. Mais en fait, le juge avait sans doute fondé sa décision non pas seulement sur le montant de la somme escroquée, mais plutôt sur le fait que l’inculpée travaillait dans le domaine du commerce depuis cinq ans. Donc par déduction, qu’elle se livrait à la même pratique prohibée. Il fallait comprendre qu’une des missions essentielles de la police économique était de lutter contre la spéculation qui prenait de l’ampleur

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dans tout le pays en raison de la rareté de certaines denrées et de certains objets de luxe dont la demande était tout de même forte. C’est pourquoi personne ne devait se faire servir deux fois en un même point de vente pour le même article. Dans tous les lieux de vente, il fallait aussi respecter l’ordre d’arrivée. Le premier venu était le premier servi. Les catégories de personnes non soumises à ce principe étaient les vétérans des deux guerres mondiales, les invalides de guerre, les mères qui avaient quatre ou plus d’enfants considérées comme des héroïnes, les personnes âgées qui tenaient à peine sur pied, les femmes enceintes ou accompagnées d’enfants mineurs. Le respect du rang devant les magasins et dans tous les lieux de rassemblement public était une norme dont le respect était obligatoire. Il avait presque valeur de loi non écrite. La police économique s’appuyait sur les dénonciations, mais elle ne déclenchait pas ses investigations uniquement à partir des renseignements anonymes. Elle s’appuyait aussi sur les sources ouvertes, comme les documents d’inspection et le livre des plaintes et des suggestions (Kniga Jalôb i Prédlôgenyi) que chaque entreprise commerciale, industrielle, administrative ou de loisir tenait à la disposition de son personnel, des clients, des agents du fisc, de la milice (Police), de la Justice et du KGB. Les diplomates et les étudiants étrangers constituaient eux aussi des cibles potentielles de la police économique et du KGB. On retient que parmi ces catégories de personnes, il y en avait qui se livraient au trafic de devises, d’œuvres d’art et à la contrebande. Ces objets étaient exportés et importés à travers des réseaux mafieux vers les pays de l’Ouest ou en provenance de ces derniers. À l’intérieur de l’URSS, le trafic des produits de première nécessité était courant. Il concernait surtout les vêtements, les appareils audiovisuels, les produits cosmétiques, les boissons et cigarettes de marque étrangère, etc. Bref, tout ce qui était du domaine du bien-être. Il faut noter que la lutte contre ces fléaux à l’échelle d’un payscontinent de plus de 22 millions de km² n’était point chose facile malgré la nature totalitaire du régime, où tout était sous contrôle. Pour ce faire, il existait des unités spéciales de la milice, du KGB et des services d’inspection d’État qui œuvraient à la lutte contre le crime économique et financier. Mais, malgré l’arsenal juridique, institutionnel et opérationnel, ces phénomènes gangrenaient de plus en plus les milieux commerciaux, industriels et administratifs. Dans la lutte contre ces fléaux, tout était permis ou presque au nom de la loi. Il existait donc des équipements spéciaux et des techniques 77

appropriées pour lutter efficacement contre le crime économique et financier, pour la filature par exemple des barons du trafic en tous genres. Dans cette lutte, la police scientifique jouait un grand rôle, grâce notamment à de nouvelles techniques d’identification et d’expertise. Les campus universitaires où vivaient des étudiants étrangers, les abords des résidences diplomatiques, les foyers d’ouvriers avec une forte présence de ressortissants géorgiens (Grouzines), comme on les appelle en russe, étaient particulièrement surveillés par des agents spéciaux. 5. Cours de Langue russe Les cours de langue russe totalisaient le plus grand nombre d’heures, soit 690 heures. Étant donné que l’enseignement se faisait dans cette langue, les étudiants étrangers qui arrivaient en URSS y consacraient une année préparatoire entière (Padgatavitèlni kourse). Mais, ces cours ne se limitaient pas à cette année seulement. Ils se poursuivaient pendant tout le cycle qui était de 4 à 5 ans selon les instituts et les profils. Le russe servait de langue d’études, de langue officielle, mais aussi de moyen de communication dans un immense pays peuplé à l’époque de 280 millions d’habitants avec plus de 100 nations et nationalités partagées entre l’Europe et l’Asie. Dans le reste du monde, le russe était parlé à l’époque par plus de 25 millions de personnes. La promotion de la langue russe faisait partie de la politique de coopération comme instrument de domination de la toute puissante URSS à l’époque à l’échelle de la planète. On comptait des écoles, des centres culturels soviétiques partout où il y avait une représentation diplomatique ou consulaire de l’URSS. Avec la fin du partage du monde entre les blocs communiste et capitaliste ou entre l’Est et l’Ouest, cette domination culturelle se renforçait surtout dans les pays à orientation socialiste. La chaire (Kafédra) de langue russe de la faculté avait à sa tête une élégante dame qui s’appelait P. A. Tchawourina. Pour elle comme pour tous les autres professeurs de russe de la faculté spéciale N° 4 de l’Académie, c’était un grand plaisir de voir que des auditeurs venus d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et d’Europe de l’Est parlaient, lisaient et écrivaient couramment le russe, la langue d’Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, selon l’expression consacrée. Vantant le mérite de la langue russe, P. A. Tchawourina disait, avec certes un excès de fierté, que sa langue russe était la langue scientifique par excellence par rapport à l’anglais considéré comme celle du commerce et au français prise comme l’idiome de la diplomatie. En Guinée, en Afghanistan, au Yémen à Cuba et dans d’autres pays du tiers monde, l’enseignement du russe était vu comme le signe du 78

rayonnement de la politique de coopération de l’URSS. On se souvient que dans de nombreux pays du tiers monde à l’époque, les centres culturels soviétiques cohabitaient avec ses représentations diplomatiques, consulaires et commerciales. Cette volonté affirmée de domination était semblable à celle des autres puissances d’alors : la France, les États-Unis d’Amérique, la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Chine et, dans une moindre mesure, le Portugal qui avait de moins en moins d’influences sur ses anciennes colonies. Il faut rappeler que la domination culturelle arabe n’avait pas la même résonnance que celle des anciens pays colonisateurs de l’Occident, de la Russie et de l’URSS. Dans les cours de russe nous avons étudié les œuvres des grands poètes et écrivains russes dont : Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevsky, Léon Nikalaevitch Tolstoï, Alexandre Sergueïevitch Pouchkine, auteur du roman « En vers Eugène Onéguine », Anton Pavlovitch Tchekhov, l’auteur de « La steppe », Nicolas Gogol et bien d’autres écrivains consacrés. La renommée internationale de ces hommes de lettres russes était une grande fierté pour les Soviétiques. À titre de comparaison, des œuvres d’auteurs étrangers, notamment français étaient aussi étudiées dans les cours de langues. Parmi eux, il y avait Jean de la Fontaine (16211695), Jean Racine (1639-1699), Alphonse de Lamartine (1790-1869), Victor Hugo (1802-1885), Anatole France (1844-1924), Guillaume Apollinaire (1880-1918), Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944), etc. 6. Cours de Protection de l’Ordre Public Ces cours de 90 heures étaient donnés par le bouillant lieutenantcolonel V. A. Pastolnick, un grand communicateur qui avait derrière lui des décennies d’expériences pratiques. En plus des cours qu’il dispensait, il prenait aussi plaisir à parler de lui-même, de son parcours professionnel et de son pays, l’Union soviétique. Un jour, il nous raconta qu’après ses études supérieures, il avait à plusieurs reprises tenté de préparer des thèses de doctorat en maintien de l’ordre public, mais sans y parvenir. En fait, il nous expliqua son malheur : chaque fois qu’il terminait de rédiger un mémoire déboulait un nouveau ministre de l’Intérieur. Ce qui entraînait un changement d’orientation des activités du Ministère lequel l’obligeait à choisir un thème d’actualité. En raison de ses échecs successifs, il finit par renoncer à ce diplôme pour se consacrer à l’enseignement. Le colonel V. A. Pastolnick reconnaissait que le concept d’ordre public était plus restrictif dans les pays de l’Est qu’en Occident. En effet, la discipline socialiste limitait certains droits ou pratiques qui étaient en revanche tolérés en Occident. Par exemple, dans les pays de l’Est 79

soviétique, personne n’avait le droit de jouer de la musique dans la rue en dehors des jours de fêtes populaires pour éviter de déranger la quiétude des gens. Les étrangers de culture orientale ou africaine ne pouvaient pas à l’époque s’habiller dans des tenues nationales traînant par terre et sortir dans la rue. Cela était assimilable à du désordre (Bièzpariadka). Il existait à l’Est un principe de conduite non écrit, selon lequel « Tout ce qui n’est pas expressément autorisé est interdit ». Aux antipodes de ce principe, l’Ouest en posait un autre, selon lequel « Tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé ». Le droit ne pouvant tout régir dans une société et le législateur ne devant pas légiférer sur tout, le domaine de l’interprétation se trouvait ouvert ou limité, de même que celui des libertés fondamentales. Le régime de l’administration totale, ou de la législation maximale aboutissait à la réduction des libertés, à l’augmentation de la peur et à l’inflation des lois. Le totalitarisme était ainsi consubstantiel au soviétisme ou la main totale de l’État sur la vie des gens. Certes, l’idéologie estimait et justifiait cette situation en la magnifiant par la dictature du prolétariat et en en limitant l’horizon lorsque l’abondance de la ressource serait réalisée et que chaque situation verrait ses attentes satisfaites. L’idéologie prétendait alors qu’il n’y aurait plus besoin de l’État, entendu comme la superstructure à vocation coercitive. C’était de la science-fiction, car nombreux vous direz que cet horizon était impossible, que le grand capital veillait aux frontières et voulait la mort de l’URSS ! L’état de guerre idéologique permanent renvoyait donc aux calendes grecques la fin du régime coercitif. Il y avait aussi un grand écart entre les droits proclamés et les droits réels. La constitution de l’URSS et celles des Républiques fédérées prévoyaient des droits qui ne s’appliquaient pas ou presque. C’était le cas du droit de grève et de manifestation qui était reconnu, mais à condition que son exercice ne trouble pas l’ordre public. La question qui se posait était de savoir ce qu’on entendait par ordre public, où commençait-il et où s’achevait-il ? Dans la réalité, toute revendication qui sortait du cadre de l’entreprise pour se transporter dans la rue était considérée comme une opposition au pouvoir et réprimée en tant que telle. Un jour, un étudiant demanda au colonel V. A. Pastolnick pourquoi il n’y avait pas de grèves en URSS et dans les autres pays socialistes alors que ce droit est inscrit noir sur blanc dans leurs constitutions ? — Droit de grève, oui ! Pourquoi pas ! Mais faire la grève quand le pouvoir fait tout n’a pas de sens, à mon avis. Les grèves sont l’expression de malaises des travailleurs et des masses populaires. Or, dans le 80

contexte de notre société socialiste, les facteurs qui engendrent ces malaises n’existent pas ou presque. Et s’ils existent, c’est dans une moindre proportion. Faut-il alors, selon vous, encourager l’anarchie au nom d’un prétendu droit de grève ? Voilà camarades la réalité. Nous n’accepterons pas le désordre à l’Occidental. En clair, les droits du citoyen étaient subordonnés au besoin du maintien de l’ordre public. Le côté positif cependant de cette politique de rigueur fut que le taux de la criminalité de violence et de la délinquance juvénile était moins important. Ce qui faisait d’ailleurs naïvement croire à certains juristes doctrinaires soviétiques que « l’homme nouveau annoncé » sous le socialisme et le communisme était déjà né ou en voie de l’être. Que les causes et les facteurs criminogènes étaient en voie de disparition sous le socialisme. D’où le raisonnement du colonel V. A. Pastolnick qui réfutait le droit de grève à l’Occidental par l’adhésion totale du peuple aux idéaux du régime socialiste. Quant au débat interne, les citoyens pouvaient souvent en coulisses émettre leur avis sur le système. Cependant, dès que la discussion portait sur une comparaison entre l’Est et l’Ouest, entre l’URSS et les États-Unis, chacun se résignait de peur de tomber dans le filet du KGB dont les agents étaient omniprésents dans toutes les couches socioprofessionnelles du pays. 7. Cours d’athéisme scientifique Cette discipline phare de l’enseignement du marxisme-léninisme dans les pays communistes totalisait 24 heures. Le lecteur était le lieutenantcolonel M. D. Doudnick, suppléant au chef de la chaire de philosophie et de marxisme-léninisme de la faculté spéciale N° 4, le colonel V. I. Laktionnov. Dans les apparences comme dans les faits et gestes, le lieutenant-colonel M. D. Doudnick était un marxisme-léninisme pur et dur. Sur le registre des religions, il croyait véritablement à la thèse de l’inexistence d’un “Dieu unique et de tous dieux subséquents.” Comme tous les marxistes, il ne reconnaissait pas les attributs que les religions monothéistes, en l’occurrence l’Islam, donnent à Dieu à savoir : L’Existence, la Prééternité, l’Unicité, la non-Ressemblance à la création, l’Omniscience, l’Omnipotence, la Volonté, la Vue, l’Ouïe, la Parole, la Vie et le non-Besoin. Selon la philosophie marxiste, la matière est à l’origine de sa propre création et de ses transformations. Elle est antérieure à l’idée des idéalistes qui prétendent qu’elle est la donnée première. Une théorie bien élaborée que le lieutenant-colonel M. D. Doudnick tentait de démontrer en y jetant toute la ferveur d’une grande conviction. Mais le paradoxe était que notre groupe se composait d’auditeurs venant de pays musulmans à savoir l’Afghanistan, la Guinée 81

et le Yémen. Tous ces pays sont membres de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Alors, en tant que musulmans pratiquants, nous suivions les cours d’athéisme sans intérêt ni conviction. Avec même une sourde colère pour la prétention et la morgue qu’assénaient les communistes. Mais personne ne donnait libre cours à ce sentiment. Aucun des croyants ne pouvait l’extérioriser de peur d’avoir des ennuis. L’examen en athéisme nous causait en vérité de réels soucis. Chacun craignait de tomber sur la question se rapportant à l’inexistence d’un Dieu qui serait source de la création ou qui parle de la négation des religions, des Écritures saintes et du rôle des Prophètes. Nous savions et nous étions persuadés que toute réponse qui différait de la position marxisme sur une question se rapportant à Dieu pouvait entrainer d’office l’exclusion de l’intéressé de l’Académie et son renvoi dans son pays avec encore le risque d’être poursuivi une fois là-bas. Pour les professeurs de marxisme-léninisme, toute idée qui sortait du cadre de la logique marxiste, du matérialisme dialectique, historique et philosophique était considérée comme utopique, ascientifique, réactionnaire et en conséquence elle était rejetée. Pour les marxistes, Marx, Engels et Lénine n’ont dit que la vérité dans leurs œuvres sur l’évolution de la société humaine et de la nature. Les réserves que nous émettions à l’époque sur cette conception concordaient pourtant avec ce que disait le philosophe et écrivain Roumain Emil Michel Cioran (19111995) à propos des philosophes : « L’orgueil philosophique est le plus stupide de tous. Si un jour, par miracle la tolérance s’instaure parmi les hommes, les philosophes seront les seuls à ne pas en vouloir et à ne pas en bénéficier. C’est qu’une vision du monde ne peut pas s’accorder avec une autre vision ni l’admettre, encore moins la justifier. Être philosophe, c’est croire que vous êtes le seul à l’être, que personne d’autre ne peut avoir cette qualité7 ». À l’époque du communisme en URSS, la fréquentation des lieux de culte (églises, synagogues, mosquées) était l’affaire des Anciens. La jeunesse communiste, pépinière du Parti communiste, y était formellement interdite. En effet, il n’y avait de moyen plus efficace pour le lavage des cerveaux que l’enseignement de l’athéisme qui a fini par remplacer la laïcité qui s’entendait par la simple séparation de la religion des affaires de l’État. 8. Cours de Théorie de l’État et du Droit Ce cours de 110 heures était destiné à mettre un accent particulier sur le rôle et la place de la doctrine marxiste-léniniste et de la nouvelle [7] Émile Michel Cioran, Carnets 1957-1972, 19 juin 1966.

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formation socio-économique, le « Socialisme » comme nouvelle dimension de l’évolution et de la transformation de la société humaine. La lectrice, Neilly Pavlovna Maximènko, était colonelle au Ministère de l’Intérieur. Dans ses cours, elle mettait en relief le rôle du prolétariat et de la paysannerie dans la victoire, disait-elle, totale et irréversible du socialisme sur la bourgeoisie et le capitalisme. Comme ses pairs, professeurs de philosophie, de marxisme-léninisme et de l’histoire de l’Union soviétique, la colonelle N. P. Maximènko était très critique visà-vis des savants bourgeois. Elle les qualifiait tous d’anarchistes. Elle disait que d’après Karl Marx les philosophes avant lui n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, alors que l’essentiel est de le transformer8. Quant à Lénine, qui nous enseigne que l’État dans une société à classes est un instrument politique, une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sur une autre classe9. Un jour, un auditeur lui posa la question suivante : — Camarade colonelle, est-ce que tous les types d’États, y compris l’État socialiste n’ont pas par essence les mêmes fonctions de régulation de la société et par conséquent de répression ? En fait, je fonde ma question sur l’existence sous le capitalisme comme sous le socialisme des mêmes symboles de cette force de l’État à savoir : l’armée, la police (milice), les juridictions, les prisons, les lois répressives, etc. Répondant à cette question, elle déclara : — Camarade, je vous comprends parfaitement. Cependant, raisonner de cette manière serait une erreur de votre part. Il est dit par exemple dans la constitution de l’URSS, que les tâches essentielles de l’économie socialiste consistent à créer la base matérielle et technique du communisme ; à perfectionner les rapports sociaux socialistes et à les transformer en rapports communistes ; à former l’homme de la société communiste ; à élever le niveau de vie et de culture des travailleurs ; à garantir la sécurité du pays ; à contribuer au renforcement de la paix et du développement de la coopération internationale10. À partir de là, vous comprenez par vous-mêmes, camarades, que l’État socialiste est caractérisé par l’abandon graduel des fonctions répressives exercées encore par l’État capitaliste. Faites attention, car vous êtes les futurs [8] Thèses sur Feuerbach, Karl Marx, dans Œuvres, Karl Marx, Maximilien Rubel, Éditions Gallimard, Coll. bibliothèque de la Pléiade, 1982, Vol. III (Philosophie), p. 1033. [9] Vladimir Ilitch Oulianov Lénine, Œuvres, T.29, p. 482. [10] Constitution de l’URSS, Éditions du Progrès, Moscou, 1980, p. 5-6.

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dirigeants de vos pays. Tôt ou tard, vous serez appelés à porter le flambeau du prolétariat. Sommes-nous d’accord ? — Nous sommes d’accord. Une autre question camarade colonelle. — Oui, allez-y, je vous écoute. — Qu’en est-il de la dictature du prolétariat dont le camarade Vladimir Lénine a tant parlé dans ses œuvres, à ce stade de la construction du communisme ? Est-elle compatible avec le caractère humaniste reconnu à l’État socialiste et plus tard à l’État communiste ? Est-ce qu’une forme de dictature est réellement différente d’une autre ? Surprise par cette question, la colonelle mit d’abord un temps d’arrêt avant de dire : — Camarades ! Je tiens à vous dire que la grande mission historique du prolétariat est de substituer au capitalisme une société communiste sans classes. Mais cette transition ne peut pas se faire automatiquement, d’un seul coup. Il faut du temps pour cela, car entre la société capitaliste et la société socialiste se place comme l’ont dit les camarades Marx et Lénine la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celleci. À quoi correspond une période de transition politique durant laquelle, l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat11 ? La dictature du prolétariat, écrit aussi Lénine, signifie que seule une classe déterminée, à savoir les ouvriers des villes et en général les ouvriers des usines, est capable de diriger la masse des travailleurs et des exploités dans la lutte pour renverser le joug du capital. De conserver et consolider la victoire dans l’œuvre de création d’un ordre social nouveau, socialiste, dans la lutte pour supprimer totalement les classes12. La colonelle N. P. Maximènko souligna d’un trait particulier le rôle de Frederick Engels, compagnon de Marx, corédacteur du Manifeste du parti communiste de 1847 à 1848. Marxiste-léniniste convaincue, grande théoricienne, elle mémorisait toutes les œuvres de Marx, d’Engels et de Lénine, ainsi que les publications de la direction politique du parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Parlant de l’État dans le futur, elle citait une théorie angulaire du marxisme, celle du dépérissement de l’État. Mais elle souligna qu’on aura tort d’imaginer le dépérissement de l’État et sa transformation en un système d’autogestion sociale sous le communisme comme un acte subit, se produisant d’un seul coup. Elle précisa que le dépérissement de l’État est plutôt un [11] Karl Marx, Frederick Engels, Œuvres choisies, Tome III, p. 22-23. [12] Vladimir Ilitch Lénine, Œuvres, T.29, p. 42.

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processus graduel, qui s’étendra sur une longue période historique. Qu’il y aura pendant cette époque de cohabitation des approches propres à l’administration d’État et à l’autogestion sociale, jusqu’à ce que la société devienne suffisamment mûre pour s’autogérer sur tous les plans. C’està-dire dans les conditions du communisme développé, où la nécessité de l’État disparaîtra alors. À ce propos justement, Karl Marx avait dit que la société parfaitement communiste dans l’avenir pourrait se passer de l’État. Alors, le Gouvernement des hommes sera remplacé par l’administration des choses. Que l’achèvement du communisme doit donc aller de pair avec un effacement graduel de l’autorité de l’État, telle que nous la connaissons aujourd’hui… non pas que l’idéal soit dans ces conditions l’anarchie, mais l’ordre s’accomplira, à la limite, par la seule force de la raison ! Sur cette même question, Lénine disait : « l’État pourra s’éteindre complètement quand la société aura réalisé le principe de chacun selon ses capacités et ses besoins. » C’est-à-dire, quand les hommes se seront si bien habitués à respecter les règles fondamentales de la vie de la société et que leur travail sera devenu si productif, qu’ils travailleront volontairement selon leurs capacités13. La colonelle N. P. Maximènko abordait la question du dépérissement de l’État avec une telle logique, qu’il n’était pas possible d’imaginer le contraire de ce qu’elle disait. Cependant, il suffisait de prendre quelques paramètres de comparaison pour apercevoir une part de fiction. Pour preuve, les indicateurs économiques, la mentalité du citoyen soviétique, les réalités de la vie de tous les jours semblaient sinon contredire, du moins s’éloigner de cette ligne habilement tracée dans les livres. Mais la machine de propagande et d’agitation qui existait sur le plan politique, idéologique, économique, diplomatique, militaire, social, culturel et scientifique, n’avait pas son égal dans le monde. La colonelle N. P. Maximènko ne fut pas qu’une théoricienne du marxisme-léninisme, mais aussi une femme qui vantait ses propres mérites. Par exemple, elle nous disait chaque fois : — Mes enfants (Ribiyata mayi) ! Qui vous a enseigné la théorie générale de l’État et du droit ? Qui vous a donné la moyenne 5/5 en théorie de l’État et du droit ? C’est moi ! N. P. Maximènko, la première femme colonelle à la faculté spéciale de l’Académie de police du Ministère de l’Intérieur. Regardez ! C’est bien le grade de colonel, non ?

[13] Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Édition Spartacus, p. 24.

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C’est autant dire qu’au-delà des rapports entre professeur et auditeurs, cette femme avait son côté humoristique et romantique. C’est pourquoi nous l’avons surnommée Polkovnik, qui signifie colonelle. À chacun sa façon de faire sa propre promotion, de se faire aimer et de se trouver une meilleure place dans la société. Comme tous les Soviétiques même les plus ordinaires, la simple évocation du nom des États-Unis d’Amérique irritait cette femme colonelle au-delà de l’imaginable. Parmi les auditeurs afghans, il y avait un certain Nouri qui avait étudié auparavant le russe. Ce qui lui donnait un avantage par rapport à ses collègues sur le plan de la langue. Mais sur le plan académique, il n’avait pas un bon niveau de connaissance. Un jour, pendant le cours sur la théorie de l’État et du droit, il ne cessait de qualifier les États-Unis d’Amérique de super puissance (Viliky dèrjaf), sans parler de l’URSS qui en était une aussi. Excédée par ce mot de Viliky dèrjaf, elle frappa sur la table et dit : — Taisez-vous ! Viliky dèrjaf ! Viliky dèrjaf ! Si vous continuez, je vous mets tout de suite à la porte. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous attendez alors ici ? Allez-vous-en là-bas, aux États-Unis d’Amérique ! Cette réaction sans doute démesurée traduisait en vérité l’état d’esprit dans lequel se trouvait la majorité des citoyens soviétiques vis-à-vis de l’Amérique et de l’Occident. Plus de trente années après, les noms de ces personnages icônes du marxisme-léninisme d’une époque révolue sont encore au centre de nos sujets de conversation à chaque rencontre entre d’anciens étudiants en URSS. 9. Cours d’Histoire de l’État et du Droit Ce cours de 120 heures était donné par un professeur de renom, grand théoricien du marxisme, le colonel L.F.Litvinov. L’enseignement de l’histoire de l’État et du droit consistait à démontrer comment l’État en tant que forme d’administration des hommes est apparu et à quel moment avec le droit interne adapté à chaque type d’État que l’humanité a connu jusque-là. Ce qui supposait une étude comparative des différentes formations socio-économiques à savoir la communauté primitive, le féodalisme, l’esclavagisme, le capitalisme et le socialisme. Ces cours ont porté aussi sur les grands foyers de civilisation du monde comme les civilisations grecque, égyptienne, maya, romaine, babylonienne, ottomane, mandingue. Il fut aussi question des Révolutions qui ont changé le cours de l’histoire de l’humanité comme les Révolutions anglaise et française du XVIIIe siècle, la Révolution bolchévique russe de 1917, les Révolutions 86

chinoise, vietnamienne et cubaine. Il fut question aussi des trois grandes religions monothéistes à savoir : « Le judaïsme, le christianisme et l’islam ». D’autres courants de pensée philosophiques dont le bouddhisme et le brahmanisme ont occupé aussi une grande place dans ce programme. Dans ses cours, le colonel L. F. Litvinov parlait de l’État socialiste comme un État de type nouveau s’inspirant de la communauté primitive. Il traita de la théorie du dépérissement de l’État comme Marx l’a envisagé, du processus de son cheminement progressif vers le communisme sous lequel il est appelé à disparaître. Il mettra un accent particulier sur la lutte révolutionnaire des masses ouvrière et paysanne comme forces ayant conduit à la création du premier État socialiste du monde en 1917 en Russie sous la direction du camarade Lénine. Le colonel L. F. Litvinov décrivait comment l’État et le droit sont apparus avec la division de la société en classes, avec la division sociale du travail et l’apparition de la propriété privée. Dans ses cours, il parla de la Révolution industrielle en Europe et plus tard en Amérique du Nord, de l’expansion européenne, des guerres de conquête comme celles menées par les Mongoles, les Tatares, les Ottomans, les Arabes et plus tard par les Européens. Il aborda aussi le registre de la traite négrière et du système colonial. Dans cette rubrique, il parla aussi de la conquête islamique à travers le monde jusqu’à l’apogée de l’Empire ottoman qui fut le dernier grand centre de la civilisation arabo-musulmane sous le calife Ousmane. Le colonel Litvinov avait une parfaite maîtrise des matières qu’il enseignait. Avec sa voix très posée et son approche pédagogique, les auditeurs avaient du plaisir à suivre ses cours. Lorsqu’il faisait son exposé sur l’égyptologie, l’histoire gréco-romaine, babylonienne, sur les Mayas, les Ottomans, nous croyions vivre à ces époques pourtant très éloignées de notre temps. 10. Cours de criminalistique Comme branche de la science criminelle, la criminalistique constituait l’une des disciplines fondamentales du programme de formation à l’Académie de Police. Elle totalisait 250 heures de cours théoriques et pratiques. Son enseignement portait sur les techniques de recherche et d’établissement des preuves matérielles et scientifiques des infractions, d’identification des auteurs par le moyen de diverses sortes d’expertises anthropométrique, médico-légale, toxicologique, balistique, graphologique, dactyloscopique, d’analyse d’ADN, etc. Cette discipline était enseignée par d’éminents savants criminalistes qui avaient des 87

dizaines d’années de pratique du métier derrière eux. Parmi eux, il y avait le colonel-professeur Kolomantsky, chef de chaire de criminalistique à la faculté spéciale, le colonel-professeur Korokhôv, le lieutenant-colonel Larice Guiôrguévitch Aristakéssyane, chargé de cours (Datsènte). En dépit du fait que la criminalistique soit une science technique, les savants soviétiques établissaient cependant une différence entre ce qu’ils appelaient la criminalistique soviétique d’inspiration socialiste et l’occidentale, d’inspiration bourgeoise. Ce qui n’avait rien d’étonnant quand on sait qu’en URSS et dans tous les autres pays socialistes d’alors, le fondement philosophique de toute discipline scientifique était le marxisme-léninisme. Celui qui donnait une orientation socialiste à leur contenu et à leurs méthodes. C’est pourquoi dans le cours introductif de chaque matière, l’enseignant était tenu d’établir le lien entre le marxisme-léninisme et la discipline enseignée. Le colonel Larice Guiorguévitch Aristakéssyane venait de l’Arménie, l’une des 15 Républiques fédérées de l’URSS. Il était un chargé de cours (Datsènte) qui travaillait sous la coordination des professeurs Kolomantsky et Korokhôv. C’est de l’École supérieure de police de Volgograd (Stalingrad) où il enseignait auparavant qu’il est venu en 1982 à la faculté spéciale N° 4 de l’Académie de Police à Moscou quand nous étions déjà en 2e année. Il était un grand amateur du football. À noter qu’à l’époque l’équipe nationale de l’Union soviétique avait un célèbre gardien de but du nom de Dassaïèv qui rappelait Lève Yachine qui fut le meilleur portier du monde en son temps. À la fin de nos études supérieures en 1984, il sera le maître de thèse de Lamine Diallo et de l’auteur Maramany Cissé. Comme tout marxiste-léniniste peu importe le profil, le colonel Larice Guiorguévitch Aristakéssyane souligna le rôle du marxisme-léninisme, comme fondement philosophique de la science criminalistique en URSS. Celui qui éclaire dira-t-il toutes les disciplines scientifiques pour éviter qu’elles ne tombent dans la métaphysique et ne prennent une orientation bourgeoise. Notons qu’à cette époque, le monde se caractérisait par un antagonisme exacerbé qui affectait les relations entre l’Est et l’Ouest et entre les pays satellites des deux blocs. Cette contradiction entre l’Union soviétique et l’Occident ne concernait pas que la politique, l’idéologie, l’économie et l’armée. Elle touchait nombre de domaines scientifiques comme les mathématiques, la physique, la médecine, la criminalistique, la criminologie et la psychiatrie, etc. En URSS, les rapports d’expertises criminalistiques étaient utilisés par les trois structures d’instruction qui 88

existaient dans le cadre des procédures d’enquêtes pénales. Il s’agissait des cabinets d’instruction des Tribunaux relevant du Ministère de la Justice, du Ministère de l’Intérieur et du KGB. Ces cabinets fonctionnaient chacun selon des procédures particulières, mais sous le contrôle du Parquet général. Il faut noter que l’enseignement des autres matières du programme s’est déroulé dans les mêmes conditions avec des professeurs de renom qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes tous confiants à l’époque au triomphe du socialisme. L’URSS faisait tout pour former des cadres qui seraient appelés plus tard à diriger leurs pays ou en tout cas, à être dans le cercle de commandement. En 1984 à la fin de notre cycle d’études, chacun s’est choisi une spécialité et un thème de dissertation qu’il a soutenu. Mais, trois mois auparavant, nous avons effectué notre dernier stage pratique en République socialiste soviétique de Moldavie du 13 mai au 2 juin 1984. C’est le colonel Toumash que l’Académie désigna pour coordonner ce stage. Le départ eut lieu le 13 mai 1984. Arrivés au petit matin à Kichinev, capitale de la Moldavie, par train, le groupe a été accueilli par le Vice-Ministre de l’intérieur de cette République lui-même qui était accompagné par plusieurs hauts fonctionnaires de son département et des officiers supérieurs de la milice. De la gare, nous avons été conduits à l’Hôtel IN-TOURISTE, le plus grand à cette époque, situé au centre de Kichinev, où des chambres étaient réservées pour nous. La chaleur et la particularité de cet accueil tenaient à trois facteurs. Premièrement, nous venions de l’Académie fédérale de police de Moscou que la plupart de ces responsables avaient fréquentée auparavant. Deuxièmement, nous représentions deux pays satellites amis de l’URSS à savoir la Guinée et l’Afghanistan. Troisièmement, c’était la première fois que des Noirs, officiers de police, arrivaient en Moldavie dans le cadre de la sécurité. Le choix de la Moldavie représentait donc tout un symbole pour les autorités de cette République soviétique, pour ses services de sécurité et de justice.

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Après une journée et une nuit de repos, le programme de stage commença le lendemain 14 mai 1984 par la visite de la tombe du Soldat inconnu qui est un passage obligé à l’époque pour tous les missionnaires officiels se rendant à Kichinev.

Photo de recueillement des auditeurs guinéens et afghans sur la tombe du Soldat inconnu à Kichinev en compagnie du Colonel Toumash, coordonnateur du stage et du vice-ministre de l’Intérieur de la République socialiste soviétique de Moldavie

Par la suite, l’équipe a rendu une visite de courtoisie au ministre de l’Intérieur. Dans son message de circonstance, celui-ci a souhaité la bienvenue aux hôtes et s’est réjoui de l’honneur que l’Académie a fait à la République de Moldavie en envoyant des stagiaires. Comme pour observer une tradition soviétique bien respectée, il nous proposa du thé moldave dont il vanta les mérites. Après les salutations d’usage, le ministre a souhaité nous dire quelques mots sur l’histoire de la Moldavie et sa capitale Kichinev. C’est ainsi qu’il dit : — Chers camarades de la Guinée et d’Afghanistan ! Votre venue ici dans notre République, la Moldavie est le témoignage de l’amitié entre l’URSS et vos pays respectifs. Permettez-moi donc de dire quelques mots sur la Moldavie qui est une vieille nation. En fait, sachez que la Moldavie est un mélange de colons romains et de populations locales. L’histoire des Moldaves a été marquée par des occupations, des déportations et des séparations avec la Moldavie d’Étienne Le Grand (1433-1504) dont vous avez certainement entendu le nom. Les origines latines de la Moldavie datent de la période, où les Romains conquirent le royaume peuplé par

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les Daces. Ce royaume s’étendait sur une zone correspondant à peu près à la Roumanie, la Bulgarie et la Serbie actuelle. Ainsi, de l’an 105 à 270, la population se forma avec une culture latine, mélange de colons romains et de populations locales. Après que l’Empire romain et son influence s’étaient affaiblis, les troupes romaines quittant la région vers 271, différents peuples ont traversé le secteur, souvent violemment. Parmi ces peuples, il y avait les Huns14, les Ostrogoths15 et les Avars16. Les Bulgares, les Magyars, les Petchenègues et les Mongols ont eux aussi à un moment donné contrôlé la région. Entre les Xe et XIIIe siècles, les principautés de Valachie et de Moldavie commencèrent à se former. La région passa alors sous la souveraineté hongroise jusqu’à ce qu’une principauté de Moldavie indépendante ait été établie par le prince Bogdan en 1359, s’étendant du versant oriental des Carpates au Dniestr. Les puissants voisins d’alors, hongrois et surtout polonais, dont la souveraineté était reconnue par les princes moldaves aux XIVe et XVe siècles, se livrèrent à une intense lutte d’influence. Pendant la deuxième moitié du XVe siècle, toute l’Europe du Sud-Est sera soumise à la pression croissante de l’Empire ottoman. En dépit des victoires militaires significatives obtenues par Étienne le Grand entre 1457 et 1504, la Moldavie succombera à la puissance ottomane en 1512. Elle restera alors sous domination des Turcs pendant les 300 années qui ont suivi. En 1792, le traité d’Iasi força l’Empire ottoman à céder ses possessions, dont celle qui représente maintenant la Transnistrie à l’Empire russe. Au XVIIIe siècle, le nord de la Moldavie sera incorporé à l’empire autrichien, sous le nom de Bucovine en 1774. À la suite de la guerre russo-turque de 1806 à 1812, le territoire de la Moldavie actuelle, situé entre le Prut et le Nistru appelé plus tard Bessarabie, sera annexé par l’Empire russe. À la fin de la guerre de Crimée, qui dura de 1854 à 1856, et à la suite de la signature du traité de paix de Bucarest en 1856, le reste de la Moldavie et la Valachie reviendront à la Roumanie. Mais, la pression des Russes, notamment par le biais d’une colonisation continue, se poursuivra.

[14] Les Huns : Anciens peules nomades turques originaires de l’Asie centrale [15] Les Ostrogoths : Une des deux fractions des Goths, peuple germanique venu des confins du Baltique et établi au IVe siècle en Ukraine et en Russie. [16] Les Avars : Peuple turc de cavaliers nomades parfois identifiés aux Ruanruans qui menaçaient la Chine au IIIe siècle.

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En 1917, pendant la Première Guerre mondiale et la Révolution bolchevique, les chefs politiques de la Bessarabie créèrent un Conseil national qui déclara la Bessarabie, République démocratique indépendante de Moldavie, fédérée avec la Russie. Mais en février 1918, la nouvelle République déclara son indépendance complète de la Russie. Deux mois plus tard, son union avec la Roumanie irrita fortement Moscou. Cette décision étant entérinée par la conférence de Paris en 1920, la Roumanie réunira alors les trois provinces à savoir la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie. De leur côté, les Russes répliqueront en créant une République socialiste soviétique autonome de Moldavie en 1924 dont Tiraspol devint la capitale en 1929 sur le territoire de la République d’Ukraine et qui correspond à la Transnistrie actuelle. À la suite du protocole secret du pacte germano-soviétique d’août 1939, les Soviétiques envahirent la Bessarabie en juin 1940. Celle-ci sera ensuite reprise entre 1941 et 1944 par les Roumains, devenus alors alliés de l’Allemagne. En 1944, les Soviétiques annexeront la Bessarabie, créant ainsi la République socialiste soviétique de Moldavie (Bessarabie et République socialiste soviétique autonome de Moldavie), reconnue par le Traité de Paris de 1947. Donc, les frontières actuelles de cette République ont été fixées en 1940 par Staline à l’époque à la tête de l’URSS. Le territoire de la Moldavie ne couvre que 32 % de la principauté roumaine moldave médiévale appelée autrefois Bessarabie et Bucovine. Elle se trouve amputée au sud de son accès à la mer Noire et affublée à l’Est d’une bande de terre auparavant ukrainienne qu’on appelait la Transnistrie. Par cette délimitation, Joseph Staline voulut à l’époque empêcher le retour de la province moldave dans le giron roumain. La République socialiste soviétique de Moldavie est au carrefour de trois grandes civilisations (latine, slave et musulmane). Sa proximité de la mer Noire lui offre une ouverture sur le bassin économique de l’Asie centrale qui fut autrefois la route de la soie. Vous avez dû étudier cela dans les cours d’histoire dans vos pays respectifs. Située au sud-est de l’Europe aux confins des Balkan. Elle se trouve au cœur d’une zone géostratégique de premier ordre. Je ne m’étendrais pas plus, car durant votre séjour vous aurez l’occasion de découvrir la République, son histoire, sa géographie, sa culture, sa sociologie, le mode de vie de ses populations. Les conservateurs des musées vous en diront plus que moi. Je vous souhaite, camarades, un agréable séjour en terre moldave et un bon stage au sein

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des organes de la milice, des tribunaux et établissements pénitentiaires de notre République. Après cette rencontre avec le ministre de l’Intérieur, nous nous sommes rendus à la direction générale de police (Milice) à Kichinev. Les jours qui ont suivi, nous avons été reçus successivement à la police judiciaire, à la Sécurité routière, à la Sécurité publique, à la police de l’Air et des Frontières, ainsi que dans les services judiciaires (Tribunaux et administration pénitentiaire). La semaine d’après, le stage s’est poursuivi dans quatre villes de province à savoir : Ribnitsa, Bèndèri, Tiraspol et Ounguéni. Dans ces villes également nous avons reçu un accueil chaleureux au niveau des différents services. Cependant, malgré le climat enthousiaste qui régnait notre stage fut marqué par deux incidents. Le premier est survenu à Kichinev pendant la visite d’une colonie de rééducation par le travail (CRT) qui était un établissement pénitentiaire. Comme enseigné dans les cours de droit pénal et de droit pénitentiaire par les professeurs Blinova et Artamanov, il n’existait pas en URSS de prisons de type occidental. À la place, il y avait plutôt des colonies de rééducation par le travail. Il fallait trouver l’explication en cela dans la nature même du régime. En fait, selon le principe défini par Lénine, chaque individu sans égard pour son statut, prisonnier ou personne libre, devrait travailler pour subvenir à ses besoins. En d’autres termes, chacun était appelé à vivre du fruit de son travail. Pour cela, les centres de rééducation par le travail étaient des prisons érigées en centre de production agropastorale et industrielle dont la population carcérale était constituée de personnes condamnées à des peines privatives de libertés pour des faits criminels graves. Ce jour-là, le programme prévoyait une visite guidée au centre pénitentiaire, qui débuta à 8 h. Le Vice-Ministre de l’intérieur qui était accompagné à cette occasion par plusieurs hauts responsables de la sécurité, tenait à nous montrer les performances du système pénitentiaire soviétique. Un système que les spécialistes de politique pénale, droit pénal, procédure pénale, droit pénitentiaire ne cessaient de vanter le mérite. Pendant que nous marchions à travers l’immense complexe de la colonie, des prisonniers effectuaient au même moment des travaux de maintenance et d’assainissement du site en plein air. C’est à une centaine de mètres qu’ils ont aperçu ce groupe de visiteurs qui comprenait des gens de couleur, c’est-à-dire des noirs. En réaction à cette présence inédite, sans doute mal venue, un prisonnier dessina la croix nazie sur une plaque et inscrivit à côté « Simerte nyègram » qui veut dire « Mort aux Nègres ».

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De passage, lorsque tout le monde a vu cette inscription qui exprimait un sentiment xénophobe et raciste, le Vice-Ministre tout comme le directeur de la colonie et notre guide de stage, le colonel Toumash, n’ont pas eu de mot à dire. Chacun d’eux se sentait très mal à l’aise. Il fallait comprendre cet incident sous les aspects suivants : — Premièrement, l’invocation écrite du “nazisme” en URSS qui n’est pas sans rappeler le triste souvenir des vingt millions de Soviétiques morts dans la Seconde Guerre mondiale. Ce qui correspondait à un crime imprescriptible. — Deuxièmement, le fait d’outrager un étranger dont la présence sur le sol soviétique était le symbole de l’amitié entre l’URSS et son pays d’origine. Encore un fait gravissime à l’époque, qui était puni avec la plus grande sévérité. — Troisièmement, l’identité des victimes qui se trouvaient être des hommes de couleur « Noirs » qu’il ne fallait pas perdre de vue. — Quatrièmement, le statut de prisonniers des présumés auteurs en phase de rééducation qui risquait de compliquer davantage leur situation. Avec cet incident, ils ne pouvaient plus bénéficier de mesures exceptionnelles comme la libération conditionnelle. D’ailleurs, il n’était pas exclu qu’ils soient jugés pour les nouveaux faits. Ce qui allongerait leur séjour en prison. Redoutant l’interprétation de cet incident à Moscou et soucieux de présenter une bonne image de la République de Moldavie, le ministre ordonna au directeur du centre, au chef de la milice et à la cellule du KGB d’identifier par tous les moyens et punir de façon exemplaire les auteurs de cet acte prémédité qu’il qualifia de raciste, d’intolérable et d’inacceptable. Voyant que les autorités étaient embarrassées, nous sommes intervenus pour calmer la situation en qualifiant ce geste d’acte isolé et de non-événement pour nous. Il reviendra d’ailleurs à notre porte-parole, Fodé Shapo Touré, d’exprimer notre reconnaissance aux autorités moldaves pour l’accueil chaleureux qui nous était réservé. Un geste politiquement correct, que l’auteur de ce livre qui était le secrétaire du parti au sein du groupe renchérit à son tour. Le second incident survint quelques jours plus tard après notre retour dans la capitale Kichinev dans une maison d’arrêt où les condamnés à mort attendaient leur exécution. Lorsque le directeur de la prison nous a conduits devant le violon d’un prisonnier condamné à mort dont l’exécution était déjà programmée, celui-ci réagit violemment et dit :

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— Me condamner à mort ne suffit pas, il faut encore m’exhiber au monde, même aux Nègres ! Attendez-moi, j’arrive, espèces de chiens (Sabaka). Ainsi dit ainsi fait, il fonça sur la porte de sa cellule qui était fermée. À la suite de cet incident, la visite se poursuivit dans d’autres pavillons de la prison où il n’y avait pas de condamnés à mort. À Kichinev, Ribnitsa, Bèndèri, Tiraspol et Ounguéni, les services centraux de police (Milice), l’administration pénitentiaire et les tribunaux nous ont ouvert leurs portes. Ils nous ont donné ce qu’ils avaient de mieux dans les domaines ci-après : enquêtes et renseignements criminels, expertises criminologiques et criminalistique, formation policière et judiciaire appliquées, planification stratégique en police, organisation et gestion administrative de la police des villes, recueil, centralisation et analyse des statistiques criminelles, prévention du crime en milieu carcéral, traitement des délinquants primaires, des récidivistes et des criminels dangereux, rééducation des délinquants, réinsertion des anciens prisonniers et prévention routière. Les données empiriques recueillies au cours de ce stage ont été utilisées dans le cadre de nos dissertations. D’autres souvenirs de ce séjour en Moldavie sont ces retrouvailles après des journées de travail bien remplies ou en week-end autour de “Barbecues” avec nos guides. En ces mois de mai et juin, l’été était là avec sa vague de chaleur accablante. En cette période, on trouvait en abondance des pommes, des raisins, des poires. À la place de la bière (Piva), du vin rouge et blanc, du champagne et de la vodka, nous nous contentions des boissons non alcoolisées. Ce que nos hôtes communistes avaient du mal à comprendre. Comme un peu partout en URSS, à Kichinev il y avait des étudiants et chercheurs guinéens dont nous avons eu le plaisir d’en rencontrer certains. Parmi eux, il y avait Mamadi Savané, Abdoulaye Kourouma, Abdoulaye Camara, Daouda Sampou, Mamadou Saïdou Diallo, Pépé Haba, Amadou Diarry Baldé, Maworo Béavogui, Lansana Traoré, Fodé Bassy Camara, Lansana Molota

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Camara de l’Institut agronomique, Koumandjan Doumbouya et Séydouba Bangoura (Kanel) doctorants à l’Université Bènderskaïya.

Moldavie en 1984, photo souvenir des auditeurs guinéens. On reconnait de gauche à droite Fodé Shapo Touré, Lamine Diallo, Mouctar Kokouma Diallo, Maramany Cissé, Abdoulaye Barry et Mamadou Beau Kéïta.

Revenus à Moscou à la fin de ce stage, nous avons entamé les examens de sortie qui se sont déroulés du 6 au 30 juin 1984. Ensuite, nous avons soutenu avec succès nos thèses de dissertation au niveau de nos chairs respectives. Pour couronner les cinq années d’études passées à la faculté spéciale N° 4 de l’Académie de police de Moscou, une cérémonie solennelle de remise des diplômes et de médailles a eu lieu le jeudi 5 juillet 1984 en présence des représentants des Ambassades des pays dont les auditeurs venaient de terminer leurs études. À cette occasion, on notait la présence de messieurs Ibrahima Dieng et Mohammed Lamine Sané, premier secrétaire et attaché culturel de l’Ambassade de Guinée à Moscou. Aussi, de nombreux étudiants guinéens ont honoré cette cérémonie de leur présence.

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Jeudi le 5 juillet 1984 photo de la cérémonie de remise des diplômes d’études à l’Académie de Police de Moscou, de gauche à droite : Feu Mamadou Beau Kéïta, Galiéna Nikalaèvna [interprète], Sona Kéïta [étudiante guinéenne], Abdoulaye Barry, Maramany Cissé, Fodé Shapo Touré, Lamine Diallo et Mouctar Kokouma Diallo.

Malgré la joie qui nous animait ce jour pour avoir décroché chacun un diplôme rouge, il y avait de la tristesse pour nos collègues Mahim Diakité et Djoumè Kourouma qui n’avaient pas terminé leurs études avec nous à l’Académie. Sur nos visages, on lisait aussi un sentiment d’amertume en raison du fait que dans quelques jours, nous dirions adieu à cette Académie où, pendant cinq ans, nous avons côtoyé tant de gens venus de divers horizons. Les souvenirs de ce mélange de cultures et de civilisations africaine, européenne et asiatique, nous n’étions pas prêts à oublier. Que dire de Moscou, cette grande mégapole avec tous ses symboles culturel et historique ? Le mode de vie de cette ville nous avait emportés à tel point que nous n’étions pas prêts à l’oublier. Nos pensées allaient aussi à nos professeurs qui, en cinq ans, nous ont tout donné de leurs savoirs et savoir-faire en matière de police. Nous ne pouvions pas oublier aussi nos petites amies que nous n’espérions plus revoir une fois partis. Mais, l’appel de la patrie était plus fort que tout ça. Donc, il fallait rentrer au pays. Nous savions aussi que le responsable suprême de la Révolution, 97

le camarade Ahmed Sékou Touré, qui a signé le décret qui nous attribua la bourse pour l’Académie et le régime socialiste qu’il incarnait n’était plus. Il était alors urgent de venir faire allégeance aux nouvelles autorités du pays regroupées au sein du Comité militaire de Redressement national (CMRN).

Direction de la Faculté N° 4 de l’Académie de Police de Moscou en 1984.

Chefs de chaires de la Faculté N° 4 de l’Académie de Police de Moscou en 1984

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Professeurs de la Faculté N° 4 de l’Académie de Police de Moscou en 1984

Groupe N° 431 de la Faculté N° 4 de l’Académie de Police de Moscou en 1984

Avec l’avènement de l’armée au pouvoir, c’était la fin de la Révolution globale et le processus de construction du socialisme comme ambitionné par le président Ahmed Sékou Touré et le Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA) qui s’appelait désormais Parti-État de Guinée. Nous nous apprêtions donc à venir participer à la réforme de la police dans le contexte du nouveau régime et de son orientation politique. À deux semaines de notre départ de Moscou, nous avons expédié par la mer nos effets personnels à Conakry, composés de livres, de meubles, 99

d’ustensiles de cuisine pour l’essentiel. Comme dit un proverbe malinké, « Tant que la part d’eau à boire de quelqu’un dans un lieu n’est pas épuisée, qu’il ne quittera pas ». Après le 5 juillet, nous resterons encore à Moscou pendant trois semaines. Enfin, c’est le samedi 21 juillet 1984 que nous regagnerons Conakry déjà diplômés de la prestigieuse Académie de police de Moscou. Selon les termes des accords signés entre Conakry et Moscou, c’est l’Académie qui offrit le billet de l’aller Conakry-Moscou, en 1979 et le billet du retour définitif MoscouConakry en 1984 par la compagnie Aeroflot qui desservait à l’époque la capitale guinéenne deux fois par semaine. Ce jour-là encore, nos parents et nos amis étaient venus nombreux à l’aéroport de Conakry-Gbessia pour nous accueillir. Comme tous les étudiants diplômés rentrants de l’étranger, nous avons bénéficié d’un congé d’un mois que chacun a passé auprès de ses parents, certains à Conakry et d’autres à l’intérieur du pays. Au retour de ces congés, nous avons été mis à la disposition de la direction de la Sécurité d’État et des voyages officiels (DST-VO) dont le chef était Ibrahima Sory Diaby. Celui-là même qui était le directeur général des services de police en 1979, au moment où nous partions à Moscou. Nous avons appris que c’est à la suite d’un problème, qu’il a été relevé de ses fonctions par le Responsable suprême de la Révolution. Selon une directive du ministère de l’Éducation nationale à l’époque, les étudiants et doctorants diplômés des universités étrangères étaient obligés à leur retour en Guinée à la fin des études, de défendre de nouveau leurs thèses. C’était la condition pour la reconnaissance de leurs diplômes qui n’était pas automatique. Alors, chacun a traduit sa dissertation du russe en français et soumis les copies au bureau d’études du Ministère de l’Intérieur qui était chargé en coordination avec le Ministère de l’Éducation de planifier les soutenances. En ce qui nous concerne, un jury spécial fut mis en place à cet effet, composé de représentants des Ministères de l’Intérieur, de l’Éducation et de la Justice. Pour le compte du Ministère de l’Intérieur, les commissaires de police Ibrahima Sory Diaby, Madifing Diané, Bakary Kéïta, Mohamed Lamine Somparé et Abdoul Baldé [Gabro] feront partie de ce jury. Après cette formalité, nos diplômes furent validés au mois de mai 1985, soit 10 mois après notre retour, par un décret du Président de la République, le général Lansana Conté qui nous intégra dans le cadre unique de la police, corps des commissaires de police stagiaires. Le fait que nous venions d’une Académie de police ne fut pas pris en compte au départ, car il n’y avait pas de précédent au niveau du Ministère de l’Intérieur. 100

Soucieux d’approfondir nos connaissances, nous avons bénéficié de nouvelles bourses à la même Académie à Moscou pour le doctorat du 3ème cycle. C’est Mouctar Kokouma Diallo et moi-même qui partirons les premiers en septembre 1986. Eux qui comme en 1979 avaient partagé ensemble la chambre 333. Une fois arrivés, chacun est allé dans son ancienne chaire, la chaire de gestion des services de police pour Diallo et la chaire de politique pénale, de droit pénal, de procédure pénale et de criminologie pour l’auteur. À la faculté spéciale N° 4, il n’y avait pas eu encore de changements notables. Vladimir Vladimirovitch Naïdionov était toujours à sa tête. Les adjoints et les chefs de cours que nous avions laissés en place en juillet 1984 étaient encore les mêmes. Comme dit un adage qu’on ne change pas une équipe qui gagne. Le changement notable que nous avons trouvé était le renforcement du régime interne pour dire que l’ancien procureur général de l’URSS, le désormais chef de la faculté spéciale, avait fini d’asseoir son autorité. Mais, nous passerons peu de temps avec lui cette fois-ci, car quelques mois après notre arrivée, il décéda à Moscou des suites d’une maladie. Témoins de son arrivée à l’Académie et encore témoins de sa disparition, Mouctar Diallo et moi-même n’en revenions pas. En l’absence de nos collègues qui étaient encore en Guinée, nous avons porté à deux ce deuil au nom du groupe guinéen. Ses funérailles eurent lieu dans un bâtiment contigu au siège du KGB près de la Place Dzerjinsky, du Bolchoï-Théâtre non loin de la Place-Rouge et du Kremlin. Nous fûmes partis de la délégation officielle de l’Académie à cette occasion pour rendre un ultime hommage à ce grand homme pour qui nous avions une grande considération pour avoir contribué à notre formation. Son exemple de courage et son style de commandement devraient nous servir dans nos futures carrières. Après sa mort, l’intérim a été confié à l’un de ses adjoints, qui a continué à expédier les affaires jusqu’à notre départ. En fait, avec les changements intervenus à la faveur de la Perestroïka, l’indépendance des Républiques fédérées de l’Union soviétique et des pays socialistes d’Europe même la politique de coopération d’antan avait changé. Notre pays la Guinée qui avait donné le ton depuis 1984 avec son retour au libéralisme et la fin du parti unique n’avait plus une orientation socialiste. Ce qui n’a pas cependant empêché ceux qui étaient déjà programmés pour le doctorat d’y revenir. En dépit du fait que la Guinée et l’Union soviétique n’étaient plus liées par des liens idéologie, le pont n’était pas cependant coupé entre les deux pays. Les accords antérieurs étaient en vigueur. Pour preuve, l’année qui a suivi en 1987, Fodé Shapo Touré et 101

Mamadou Beau Kéïta sont arrivés à leur tour à l’Académie à Moscou. Ils seront affectés dans leurs chaires respectives. En 1988, avec l’arrivée d’Abdoulaye Barry le groupe comptait maintenant cinq personnes. Comme les autres, il sera aussi affecté dans sa chaire. Le sixième collègue, Lamine Diallo préféra ne pas retourner à Moscou quand bien même il en avait la possibilité. Il continua alors à travailler au sein de la police. Pour les cinq qui sont revenus dans le cadre du doctorat chacun travaillait désormais avec son consultant qui était le maître de thèse. C’était fini les cours de groupe à l’exception des conférences qui étaient souvent organisées. Désormais, nous passions l’essentiel de notre temps dans les bibliothèques pour des recherches. Nous sommes dans les toutes premières années de la Perestroïka 1985, 1986 et 1987 quand rien n’était plus comme avant. La faculté où nous étudions ne faisait pas exception. Alors, chacun se consacra à son travail pour terminer à temps et retourner au pays. Certains effectueront des stages pratiques en Guinée pour collecter des données empiriques. Au bout de trois ans de recherche, l’auteur a soutenu sa thèse de dissertation le jeudi 26 octobre 1989 à la grande Académie sur le thème [Prévention des infractions par les moyens pénaux et juridiques d’après la législation de la République de Guinée]. Étaient présents à cette occasion, le colonel Chérif Diallo Ambassadeur de Guinée à Moscou à l’époque, des membres du conseil d’administration des étudiants guinéens en URSS et des amis personnels du candidat à la candidature.

Photo de la soutenance de Maramany Cissé prise le jeudi 26 octobre 1989 au siège principal de l’Académie de Police de Moscou situé dans le Rayon de Boïkovskaïya.

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Jury de soutenance de Maramany Cissé le jeudi 26 octobre 1989 à Moscou

Le dimanche 24 décembre 1989, je retournai en Guinée avec le grade de docteur en droit. Les années qui suivirent, Mouctar Kokouma Diallo, Fodé Shapo Touré, Mamadou Beau Kéïta et Abdoulaye Barry feront aussi leurs retours en 1990, 1991 et 1992. Parmi ce groupe sont issus des ministres, secrétaires généraux, chefs de cabinet, directeurs généraux, ambassadeur, experts dans des institutions internationales.

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PARTIE VI Le règne du maréchal Leonid Ilitch Brejnev, sa mort et le début du déclin de l’Union soviétique

Maréchal Léonid Ilitch Brejnev (1906-1982) Source : https://www.google.fr/search

Leonid Ilitch Brejnev (1906-1982) fut un homme politique soviétique. Il eut la même durée de règne au pouvoir que son prédécesseur Joseph Vassarionovitch Djougachvili dit Staline (1879-1953). Il gravit tous les échelons politiques, militaires et de l’administration avant de devenir secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique de 1964 à 1982. Il fut président du présidium du Soviet suprême, une fonction honorifique de chef d’État à deux reprises de 1960 à 1964 et de 1977 à 1982. D’après sa biographie, Leonid Ilitch Brejnev est né à Kamenskoïe, actuel Dniprodzerjynsk en Ukraine. Il était le fils d’un métallurgiste russe. Comme de nombreux jeunes prolétaires de son époque, il reçut 105

sous la Révolution une éducation technique en gestion du territoire, puis en métallurgie. Une fois diplômé, il devint ingénieur dans l’industrie métallurgique de l’est de l’Ukraine. En 1923, il intégra l’organisation de la jeunesse du parti communiste (Komsomol). En 1931, il adhéra au parti communiste. De 1935 à 1936, il fit son service militaire obligatoire. Lorsqu’il fut engagé dans le corps des blindés, il suivit des cours sur les chars d’assaut. Il servira plus tard comme commissaire politique, une haute fonction dans la structure du parti. Il deviendra le directeur du collège technique de métallurgie de Dniprodzerjynsk. En 1939, après avoir été transféré au centre régional de Dniepropetrovsk, il devint le secrétaire du parti, en charge des industries militaires de la ville. Il faisait partie de la génération de Soviétiques qui n’ont pas connu la période ayant précédé la Révolution russe de 1917, car il n’avait que 11 ans. Quand il faisait son entrée au parti communiste, huit ans après la mort de Vladimir Ilitch Oulianov Lénine, c’est Joseph Staline qui était le maître incontesté du pays. Comme beaucoup d’autres jeunes communistes, il trouva dans le système stalinien un chemin tout tracé. Les membres du parti qui avaient survécu aux grandes purges de 1937 à 1938 ont obtenu rapidement des promotions. Il fut en fait le modèle même de ces carrières fulgurantes. En juin 1941, lorsque l’Allemagne nazie envahit l’Union soviétique, il participe à l’évacuation des industries de Dniepropetrovsk avant que la ville ne tombe aux mains des Allemands. Comme la plupart des membres du parti de rang moyen, il est enrôlé dans l’armée rouge comme commissaire politique. En effet, l’Armée rouge suivait le principe du double commandement. En fait, toutes les formations militaires étaient sous les ordres d’un officier professionnel et d’un commissaire politique. En octobre 1941, Leonid Ilitch Brejnev devient délégué de l’administration politique pour le front sud, au rang de commissaire de brigade. En 1942, alors que l’Ukraine est occupée par les Allemands, il est envoyé dans le Caucase en qualité de délégué politique. En avril 1943, il devient chef du département politique de la 18ème armée. La même année, cette armée monte au front en Ukraine pour soutenir l’Armée rouge qui venait de prendre l’initiative de foncer à l’Ouest. Le commandant en chef de cette ligne de front était Nikita Khrouchtchev, qui devint son mentor. À la fin de la guerre, Leonid Brejnev occupe le poste de commissaire politique du 4ème front ukrainien qui entre à Prague après la capitulation allemande. En août 1946, il quitte l’Armée rouge avec le grade de major général. 106

Il aura passé ainsi la totalité de la guerre comme commissaire et non comme militaire. Après avoir participé aux projets de reconstruction de l’Ukraine, il devient le premier secrétaire à Dniepropetrovsk. En 1950, il devient délégué au Soviet suprême. Au courant de la même année, il est nommé premier secrétaire du parti en Moldavie. Ce territoire roumain avait été incorporé à l’Union soviétique pour la première fois en 1940. En 1944, Joseph Staline entérina pour de bon ce rattachement. En 1952, Leonid Brejnev devient membre du comité central du parti communiste et candidat membre de second rang du bureau politique. Cette ascension jusqu’au sommet du parti n’aurait pas été possible sans le soutien permanent de Nikita Khrouchtchev qui dominait depuis les années 1930 l’organisation bureaucratique et politique de l’Ukraine. À la mort de Joseph Staline en mars 1953, alors que sa succession est encore incertaine, la taille du Politburo est réduite et Léonid Brejnev n’en fit pas partie. Mais, en compensation, il se verra nommé dans les fonctions de chef du directoire politique de l’armée et de la Marine avec grade de lieutenant-général. Il s’agissait d’une fonction très importante. Il devait surtout cette promotion au nouveau pouvoir de son mentor, Nikita Khrouchtchev qui avait succédé à Joseph Staline comme secrétaire général du parti, donc l’homme fort du pays. Léonid Brejnev ne s’arrêta pas là. En 1955, il occupa un nouveau poste stratégique, celui de premier secrétaire du parti de la République socialiste soviétique du Kazakhstan. En février 1956, il est rappelé à Moscou pour être chargé du contrôle de l’industrie militaire, du programme spatial soviétique, de l’industrie lourde et des grands travaux d’infrastructure. Un domaine qui lui était déjà bien connu. Sa nomination à ce poste fit de lui désormais un personnage clé. En juin 1957, il apporte son soutien à Nikita Khrouchtchev dans sa lutte contre la vieille garde stalinienne menée à l’époque pour la direction du parti par le trio composé de Viatcheslav Molotov (1890-1986), Gueorgui Malenkov (1902-1988) et Lazare Kaganovitch (1893-1991). La défaite de ces derniers lui ouvrit enfin les portes du Politburo. En 1959, Léonid Brejnev devient secrétaire du comité central du PCUC. Le 5 mai 1960, il obtient le titre de président du présidium du Soviet suprême, c’est-à-dire le chef de l’État. Si ce poste ne lui conférait pas de réels pouvoirs, car il était honorifique par rapport à la fonction de secrétaire général du parti, il lui permettait cependant d’aller à l’étranger, de côtoyer d’autres dirigeants du monde. Ce qui dans un contexte de Guerre froide était important. Ayant désormais la possibilité de faire des voyages officiels à l’étranger, cette 107

nouvelle position éveilla chez lui le goût pour les objets de luxe occidentaux. Il faut rappeler que jusque vers 1962, la place de Nikita Khrouchtchev comme chef du parti était encore solide. Mais les performances économiques décevantes, l’échec des réformes de l’éducation et de l’appareil économique et les tirades de plus en plus grandissantes et imprévisibles du secrétaire général commencèrent à inquiéter ses pairs. En apparence, Leonid Brejnev demeurait loyal envers son mentor Nikita Khrouchtchev. Mais à partir de 1963, il prit part à un complot au côté notamment d’Alexeï Kossyguine (1904-1980) et de Nikolaï Podgornyï (1903-1983), avec pour but de remplacer Nikita Khrouchtchev. Cette année-là, il succéda à Frol Kozlovo (1908-1965) au poste de premier secrétaire du comité central du parti. Par ce poste, il devint le successeur officiel de Nikita Khrouchtchev. Le 14 octobre 1964, alors que Nikita Khrouchtchev était en vacances, les conspirateurs convoquèrent le comité central qui les adouba et transmit à Nikita Khrouchtchev l’annonce de sa propre démission à la manière soviétique. À l’époque, Leonid Brejnev était le premier secrétaire du parti tandis qu’Alexeï Kossyguine était lui le Président du Conseil des ministres. Quant à Anastase Mikoïan (1895-1978) qui défendit jusqu’à la dernière minute Nikita Khrouchtchev, il finit par récupérer pour un an la présidence du Soviet suprême avant de céder le poste à Nikolaï Podgornyï. Il est important de noter que pendant les années du pouvoir de Nikita Khrouchtchev, Leonid Brejnev fut de ceux qui avaient approuvé le principe de dénoncer la dictature exercée sous Joseph Staline. De même, il fut en faveur de la réhabilitation des victimes des purges. Une manière sans doute d’ouvrir les archives du régime communiste et de lever le secret-défense sur certains dossiers. Dans le domaine politique, des voix s’élevaient pour une libéralisation limitée de la vie politique et intellectuelle soviétique. Toutes choses qu’on ne pouvait imaginer dans le contexte de l’époque, au risque de perdre la face devant les critiques de l’Occident. Mais, on dit qu’entre le désir et la réalité il y a souvent une grande différence. Et ce fut le cas. Dès que Leonid Brejnev eut pris le pouvoir, tous ces processus annoncés furent interrompus. Sans toutefois retourner aux anciennes méthodes de gouvernement, on assista cependant à une réhabilitation insidieuse de Joseph Staline et pire, à l’étouffement progressif de la liberté d’expression des intellectuels. La question qui se posa alors était de savoir si ces exactions étaient dues à la personne de Joseph Staline ou à la nature même du régime ? 108

Dans un discours tenu en mai 1965 lors de la commémoration du vingtième anniversaire de la défaite de l’Allemagne nazie, Leonid Brejnev mentionna de façon inattendue, le nom de Joseph Staline d’une manière positive pour la première fois. Un an plus tard, en avril 1966, il se hissa à la tête du parti communiste de l’Union soviétique en revenant à l’appellation de Secrétaire général du parti. Titre que Nikita Khrouchtchev avait remplacé par celui de premier secrétaire. À la même année 1966, le procès inédit depuis l’époque stalinienne des écrivains Iouli Daniel (1925-1988) et Andreï Sinyavsky (1925-1997), marqua le retour d’une chape de plomb sur la vie culturelle soviétique. Ce fut la preuve que la libéralisation limitée de la vie politique et intellectuelle soviétique qui avait été envisagée était restée au stade des intentions. Au même moment, la police politique le (KGB) dirigée à l’époque par Youri Vladimirovitch Andropov s’est vu octroyer des pouvoirs de contrôle et de répression contre toute forme de dissidence. Durant les années 1970, Leonid Brejnev consolida sa position dominante au sein des instances dirigeantes du parti. En juin 1977, il obligea Nikolaï Viktorovitch Podgornyï alors Président du présidium du Soviet suprême à prendre sa retraite. Une pratique courante et classique en URSS à l’époque. Avide de pouvoir, c’est lui-même qui lui succéda à ce poste en redevenant nominalement chef de l’État. Alexeï Kossyguine conserva le poste de président du Conseil des ministres jusqu’à sa mort en 1980. Cependant, il n’avait plus une grande notoriété, car le Politburo était de plus en plus dominé par les partisans de Léonid Brejnev qui s’était nommé maréchal de l’Union soviétique en mai 1976 comme Joseph Staline l’avait fait avant lui. Les chefs de l’armée sans être ravis de cette nomination finirent par l’accepter. En contrepartie, leurs privilèges, pouvoirs et prestiges seront plus hauts que jamais. Au moment où Léonid Brejnev arrivait au pouvoir, la puissance soviétique semblait moins solide dans l’arène internationale qu’à la fin de l’époque stalinienne, tant au sein du bloc communiste que dans la confrontation continue avec les États-Unis d’Amérique et le bloc occidental. La crise de Cuba avait marqué les limites de la surenchère nucléaire et les succès initiaux de la course à l’espace furent éclipsés par l’incapacité de l’Union soviétique à envoyer un cosmonaute sur la lune. Vis-à-vis des pays, satellites de l’Europe de l’Est, la position adoptée par les dirigeants soviétiques qui a été très vite surnommée doctrine Brejnev fut sans ambivalence comme en témoigna l’affaire tchécoslovaque. En 1968, la tentative d’Alexandre Dubcek (1921-1992) le dirigeant communiste de la Tchécoslovaquie de libéraliser largement le système 109

politique et économique, suivant le slogan du « Socialisme à visage humain », éveilla vite le scepticisme de Moscou qui craignit de voir se répéter les événements hongrois de 1956. Dès le mois de juillet de cette année 1968, Leonid Brejnev dénonçait le Printemps de Prague en le qualifiant de révisionniste et d’antisoviétique. Le 21 août 1968, après des pressions infructueuses sur Dubcek, il déclencha l’invasion du pays par les forces du Pacte de Varsovie, qui remplacèrent le Gouvernement par des hommes dévoués à l’Union soviétique. Cette intervention brutale marqua pour deux décennies les limites de l’autonomie que Moscou laissait à ses pays satellites. Au-delà de l’Europe, les relations entre l’URSS et la République Populaire de Chine se sont fortement dégradées sous le règne de Léonid Brejnev. En 1969, les tensions allèrent jusqu’à des affrontements frontaliers qui ont fait des victimes que les deux États ont préféré tenir en secret. Il était évident qu’une confrontation ouverte et directe entre les deux plus grands pays communistes aurait accéléré la défaite du socialisme. Le rétablissement des relations sino-américaines au début de 1971 dans ce contexte de graves tensions entre l’URSS et la Chine populaire les deux grands bastions du socialisme marqua une nouvelle phase dans les relations internationales. En 1972, le Président des ÉtatsUnis d’Amérique, Richard Nixon effectua une visite en Chine pour rencontrer son homologue chinois Mao Zedong. Ce rapprochement symbolique entre les USA et la Chine qui fissurait profondément l’unité jusqu’alors proclamée du bloc communiste eut son mérite. Il a convaincu Léonid Brejnev de la nécessité de mener une politique de détente avec l’Occident, afin de prévenir la formation d’une dangereuse alliance antisoviétique. Dans le cadre de cette démarche, Richard Nixon effectua une visite de travail à Moscou en mai 1972. Cette visite fut l’occasion de signer l’accord SALT-I qui porta sur la limitation des arsenaux nucléaires. La signature de l’acte final de cet accord eut lieu à Helsinki en Finlande en 1975. Ce fut là le zénith de la détente entre les USA et l’URSS, d’une part et entre l’URSS et l’ensemble des États européens et nord-américains, d’autre part. Le profit majeur que l’Union soviétique tira de cette visite fut dans la reconnaissance par l’ouest des frontières issues de la Seconde Guerre mondiale. En contrepartie, l’Union soviétique accepta que les États faisant partie de l’alliance soviétique respectent les droits de l’homme et les libertés fondamentales, y compris de conscience de religion. Mais en réalité, ces principes n’ont jamais été appliqués. 110

Cérémonie de signature du Traité (Strategic Arms Limitation Talks-SALT II) par les présidents Jimmy Carter (USA) et Leonid Ilitch Brejnev (URSS) à Vienne en Autriche le 18 juin 1979, après six ans et demi de négociations

Le 18 juin 1979, le président des États-Unis d’Amérique, Jimmy Carter, et Leonid Ilitch Brejnev, secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique, signaient à Vienne en Autriche le Traité de limitation des armes stratégiques SALT. II. Il faut noter que bien avant cette rencontre, il existait des situations de crise entre les USA et l’URSS. Parmi celles-ci, on peut citer la formation à l’étranger d’un mouvement par des dissidents soviétiques. Le célèbre physicien nucléaire Andreï Sakharov fut l’un des cerveaux de ce mouvement. Il y avait également le problème de l’émigration des Juifs soviétiques vers les USA, qui était devenue une source d’irritation croissante. Cette crise n’a pu être atténuée que lors de la rencontre à Vladivostok en URSS en novembre 1974 entre Leonid Brejnev et son homologue américain Gerald Ford. Contrairement au volet politique de leur crise, le dégel économique entre les deux camps (Est et Ouest) fut beaucoup plus rapide que le dégel, notamment entre les pays satellites soviétiques et l’Europe de l’Ouest. Dans le cadre de cette nouvelle ère de coopération, on peut citer deux exemples : la production sous licence à partir de 1966 par le combinat Lada soviétique des automobiles Fiat 124 et la production de boissons sodas par Pepsi-Cola en URSS à partir de 1974. Il faut noter que dans les années 1970, l’Union soviétique atteignit l’apogée de son pouvoir politique et stratégique par rapport au rival américain, bien que déstabilisé par sa défaite au Vietnam et par le scandale du Watergate. Les accords SALT. I de 1972 et SALT. II de 1979 aboutirent à la parité nucléaire entre les deux grandes puissances d’alors. 111

Sous la direction de l’Amiral Sergei Gorchkov (1910-1988), l’Union soviétique devint une puissance navale mondiale pour la première fois. Par le truchement de Cuba, l’URSS intervenait militairement jusqu’en Afrique. En Angola, les militaires soviétiques, cubains et est-allemands protégèrent le régime marxiste allié de José Eduardo Dos Santos, en sécurisant les puits de pétrole exploités par les compagnies occidentales, notamment Exxon. Cependant, la politique soviétique sur le plan international et national dépendait de l’économie de l’Union soviétique. Or, celle-ci devint stagnante à partir de 1965 et montra même de nombreux signes de faiblesses, voire de déclin. Le retard dans le domaine agricole en fut un exemple. Malgré l’industrie lourde, l’URSS n’obtint que des rendements médiocres au point qu’il lui fallut importer du blé. Les énormes dépenses pour les forces armées et dans une moindre mesure pour le programme spatial soviétique faisaient négliger les besoins sociaux de base comme la modernisation du secteur de l’habitat. L’importance grandissante de l’économie informelle et la multiplication des réseaux mafieux entraînèrent une corruption généralisée dans le pays. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Leonid Brejnev se démarqua durant cette période par son goût pour les choses de luxe notamment les voitures, au point d’en devenir collectionneur. De plus, son gendre le général Youri Tchourbanov, Vice-Ministre de l’intérieur dans les années 1980 fut impliqué dans la célèbre affaire du « coton ouzbèke », en même temps que le dirigeant de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan de l’époque, Sharof Rashidov. Cette affaire de détournement par le moyen de falsification des statistiques de récolte de coton fut d’ailleurs avec le dossier concernant l’exportation frauduleuse, l’une des plus importantes fraudes de l’ère soviétique. Avec l’usure du pouvoir, les dernières années du règne de Léonid Brejnev furent marquées par un culte de sa personnalité qui atteindra son sommet vers la fin des années 1970. Cependant, cette propagande qui s’appuyait sur la terreur et la peur avait atteint ses limites. La population ne faisait plus que s’en moquer sous forme de blagues et d’anecdotes à la soviétique. On lui reprochait surtout le fait que les questions internationales l’intéressaient plus que les préoccupations des citoyens soviétiques qu’il laissait à ses subordonnés, parmi lesquels Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev alors en charge du secteur de l’agriculture. En raison de la situation de stagnation du pays, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev était de plus en plus convaincu de la nécessité d’une réforme fondamentale du système socialiste. Mais, le contexte était peu favorable 112

pour une telle réforme à l’époque. Aussi, la santé de Leonid Brejnev devenait mauvaise de jour en jour. C’est dans ces conditions que ce dernier décida en décembre 1979 de faire intervenir l’Armée rouge en Afghanistan, alors que le régime communiste qui était en place à cette époque très impopulaire avait des difficultés à diriger le pays. Cette intervention en Afghanistan dans un contexte de Guerre froide freina l’élan de rapprochement et de détente qui avait timidement commencé entre l’Est et l’Ouest. Pour marquer leur désaccord avec Moscou sur ce dossier, les États-Unis d’Amérique ont décrété un embargo sur l’URSS et décidé de fournir des armes aux rebelles afghans. C’est dans ce climat que le 10 novembre 1982, Léonid Brejnev meurt pendant que la Guerre froide continuait de creuser le fossé entre les deux blocs antagoniques. En raison du climat de psychose et de tension qui régnait dans le monde, la vacance du pouvoir au Kremlin ne pouvait pas s’éterniser, car la sécurité du monde en dépendait. Il fallait accélérer la procédure de succession. Alors, après plusieurs réunions du bureau politique national (BPN) du PCUS, la télévision d’État annonça la nouvelle, confirmant ainsi ce qui circulait déjà dans les milieux officiels, la mort du camarade maréchal Léonid Ilitch Brejnev. À peine, la nouvelle annoncée, les stations de radios, les chaînes de télévision, les journaux nationaux et étrangers se l’approprièrent aussitôt. Le lendemain matin, le chef adjoint chargé des affaires politiques de l’Académie convoqua une réunion d’information dans l’amphithéâtre de la faculté spéciale. Au cours de cette rencontre, il déclara : — Chers camarades auditeurs (Daraguiyè tavarichis slouchatélis), représentants de pays frères et amis, nous avons tous été informés hier par le communiqué du BPN du décès du secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), le président du présidium du Soviet suprême de l’URSS, le camarade maréchal Léonid Ilitch Brejnev des suites d’une maladie. À cette occasion, je vous invite à observer une minute de silence en sa mémoire [Minute de silence]. Merci camarades et veuillez bien vous asseoir. Comme vous le constatez, la mort du secrétaire général est une grande perte non pas seulement pour notre peuple et notre Nation, mais pour tous les pays amis et pour l’internationale socialiste. Nous sommes reconnaissants et remercions les autorités de vos pays respectifs pour leurs témoignages d’amitié et de solidarité qui affluent dans ces moments difficiles vers notre peuple. Depuis l’annonce de cette nouvelle, auditeurs et auditrices de l’Académie, vous avez fait vôtre l’évènement. Nous sommes très attentifs 113

à ce geste de sympathie. Une période de deuil sera décrétée durant laquelle chacun de vous devra faire preuve de sagesse en se comportant à l’image d’un auditeur de l’Académie de police. Nous attendons le programme officiel de cette cérémonie qui se déroulera comme annoncé à la maison Prof-Soyouz (Maison de l’Union Syndicale) où sera exposée sa dépouille. Le chef de la faculté spéciale, le général Kariatchkyne souhaite que chaque groupe national soit représenté dans la délégation de l’Académie qui prendra part aux obsèques. Des autobus seront affectés à cet effet pour assurer le transport aller-retour. Trois jours durant, la maison de l’Union syndicale a connu un ballet incessant de représentants de toutes les couches sociales et professionnelles de l’URSS, les membres du gouvernement fédéral, les délégations des 15 républiques fédérées, des républiques et régions autonomes, des diplomates, des représentants des partis amis, des représentants d’États étrangers, des délégations syndicales de par le monde. Tout cela se déroula dans une atmosphère parfaitement quadrillée et contrôlée par les cadres du parti, par l’Armée rouge, par le ministère de l’Intérieur, par la milice, par les gardes communaux (Droujinikis) et bien entendu par le KGB. À cette occasion, la République populaire et révolutionnaire de Guinée fut représentée par son Premier ministre, Dr Lansana Béavogui, membre du comité central et du bureau politique national du Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA). Mandaté par le président Ahmed Sékou Touré, Responsable suprême de la Révolution, le Premier ministre guinéen vint présenter les condoléances du peuple de Guinée au peuple ami de l’Union soviétique. Il témoigna par la même occasion, les bonnes relations de coopération entre Conakry et Moscou depuis l’accession du pays à l’indépendance il y avait 24 ans. De cette visite du Premier ministre guinéen on retient un souvenir. Parmi les centaines de milliers de personnes venues pour la circonstance, il était le seul à porter une tenue blanche, symbole à l’époque de la Révolution en Guinée, d’un style vestimentaire qui avait un caractère presque obligatoire. Après ces obsèques, tous les regards étaient désormais tournés vers le Kremlin dans l’attente de la désignation de son successeur. Comme on le verra dans les titres qui suivent, la mort de Léonid Ilitch Brejnev constituera le début du déclin de l’Union soviétique. Un processus irréversible qui aboutira trois années plus tard à la chute du communisme dans le monde contre toute attente. À l’issue des tractations au cœur du pouvoir au Kremlin, le destin propulsa au-devant de la scène un homme de l’ombre, Youri 114

Vladimirovitch Andropov. Il devint ainsi dans un contexte toujours tendu des relations américano-soviétiques et entre l’Est et l’Ouest, le numéro un du parti et de l’État soviétique. Son avènement après 15 années à la tête du KGB, cette redoutable machine allait-elle être une chance ou une malchance pour l’URSS et pour le monde entier ? Nous le verrons !

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PARTIE VII L’Union soviétique sous le règne de Youri Vladimirovitch Andropov

Youri Vladimirovich Andropov (1914-1984) Source : https://www.google.fr/search

Dès la fin des obsèques de Leonid Ilitch Brejnev, qui furent à la dimension de l’homme qui régna sur l’URSS pendant vingt et neuf ans, sa succession s’engagea au Kremlin sur fond de cloisonnement sous la direction du bureau politique national du parti. À l’issue des tractations de coulisse, un nom commença à circuler sur les lèvres, celui de Youri Vladimirovitch Andropov, qui était lui-même membre du bureau politique. Celui qui dirigeait depuis 1967 la célèbre Agence de 117

renseignement soviétique, plus connue sous le nom de KGB (Komitète Gassoudarstviennoï Bézapasnosty). De tous les temps, le KGB était reconnu comme le service de renseignement le plus redoutable dans le monde. En raison de la nature du système, il était plus redoutable que la Central intelligence agency « CIA » américaine, que la Secrète intelligence service (SIS) ou le M.I.6 anglais, que le Mossad israélien que la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française. Rien que la branche de contre-espionnage du KGB comptait des centaines de milliers d’agents. Guidés par l’idéologie communiste, l’esprit patriotique et la haine contre l’Occident, ces hommes et ces femmes ne ménageaient aucun effort pour assurer la protection du régime soviétique même au prix de leur vie. Cette influence du KGB créa un certain mythe sur le nouveau maître du Kremlin. C’est pourquoi la nouvelle de la mort de Léonid Ilitch Brejnev fut différemment appréciée à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union soviétique. Pour le citoyen ordinaire non intéressé par une guerre de succession, peu importait qui allait prendre la direction du parti et de l’État et devenir locataire du Kremlin. Pour lui, cela changerait peu de choses, sinon rien, à ses conditions de vie et à la situation générale du pays. En revanche, les dirigeants communistes à tous les niveaux et les cadres du parti avaient eu une tout autre lecture de la situation. Pour eux, le temps était certes venu de redresser le pays. Ils estimaient qu’il fallait donner un nouveau souffle et un nouvel élan au système de gouvernance qui présentait des signes d’essoufflement dans tous les domaines. Parmi les privilégiés du régime de l’époque appelés les apparatchiks, nombreux ne furent pas très enthousiastes pour l’arrivée de Youri Andropov. Leur crainte était fondée sur le fait que celui-ci connaissait bien et même trop bien le paysage sociopolitique du pays et du monde pour avoir dirigé pour longtemps la plus grande agence de renseignement du monde, le KGB qui était un véritable État dans un État. De l’autre côté, dans les pays de l’Ouest, ce fut la même inquiétude et les mêmes divergences de vues à propos de l’après-Leonid Brejnev et de la personnalité de son successeur, Youri Andropov qu’il fallait apprendre à connaître. Quand on sait qu’il était un homme peu bavard, capable de réserver bien des surprises. La grande inconnue donc pour chacun était l’orientation qu’il allait donner à la politique du PCUS une fois hissé à la tête du pays. Comment allait-il se définir par rapport à ses prédécesseurs Vladimir Lénine, Joseph Staline, Nikita Kroutchev et Leonid Brejnev ? Quelle vision des relations internationales allait-il avoir ? À ces questions, personne n’avait une réponse toute faite d’avance. En 118

Occident, les psychologues ont mis du temps à cerner sa personnalité pour savoir quelle approche il fallait avoir vis-à-vis de lui. Qui était donc Youri Vladimirovitch Andropov, l’homme qui intrigua et inquiéta autant les dirigeants occidentaux que la Nomenklatura soviétique elle-même ? Un regard sur son parcours politique et professionnel permet d’affirmer qu’il fut sans nul doute prédisposé à assumer la fonction de dirigeant de l’URSS si cela devait arriver un jour. Youri Vladimirovitch Andropov est né le 2 juin 1914 à Nagouskaïya, dans une région du sud de la Russie, d’un père employé des chemins de fer. Au début des années 1930, il reçut une formation de technicien des transports fluviaux à Rybinsk. Plus tard, il devint secrétaire permanent de la Jeunesse communiste (Komsomol) de sa région. En 1940, il est nommé dans divers postes de responsabilité au sein du Parti communiste de la République carélo-finnoise, grâce à la protection d’Otto Wille Kuusinen (1881-1964)17. Il gravit ainsi les échelons jusqu’à devenir membre du présidium du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique. En République carélo-finnoise, Youri Andropov passa la Seconde Guerre mondiale en organisant la guérilla derrière les lignes allemandes. Reconnu comme un apparatchik modèle au début des années 1950, il intégra le service diplomatique et fut envoyé comme ambassadeur en Hongrie où il apprit le hongrois. Un exemple bien rare à l’époque, car peu de dirigeants soviétiques se donnaient la peine d’apprendre des langues étrangères, notamment celles des pays dépendants de l’URSS. En novembre 1956, il coordonna avec Nikita Khrouchtchev et Gueorgui Konstantinovitch Joukov (1896-1974), la répression de l’insurrection de Budapest qui fit 10.000 morts. Élu par la suite comme secrétaire du Comité central du PCUS en 1957, Youri Andropov est chargé des relations avec les autres pays socialistes d’Europe, d’Asie et Cuba. Après son entrée au Politburo en 1973, il usa de cette promotion pour s’attaquer de front à la corruption à tous les niveaux, jusque dans l’entourage de son prédécesseur, Leonid Ilitch Brejnev. C’est lui qui dans cette croisade mit fin au scandale du caviar qui consistait pour les responsables de l’industrie de la pêche à exporter ce produit de luxe très sollicité en Occident et en encaisser les revenus. Cette action révéla une organisation mafieuse à des échelons très élevés du parti.

[17] Otto Wille Kuusinen : Communiste finlandais, fondateur du Parti communiste (PC) en Finlande, secrétaire du Kominterm, puis président du Soviet suprême de la République de Carélie-Finlande de 1940-1956.

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Conscient de l’affaiblissement du système socialiste à la fin des années 1970, Youri Andropov diligenta une enquête secrète qui permit d’évaluer le produit intérieur brut (PIB) de l’Union soviétique en « Valeur », selon les critères admis en Occident et non en « Volume », c’est-à-dire en nombre d’unités produites sans recherche de valeur ajoutée selon les principes du Gosplan (Plan d’État). Les résultats de cette enquête ont montré que l’économie soviétique était en déclin et qu’elle était dépassée par celles du Japon et de l’Allemagne fédérale. En outre, l’enquête mit en évidence le retard de l’Union soviétique dans de nombreux domaines d’avenir. Elle mit l’accent sur le danger géopolitique que représentait la montée en puissance du Japon et de l’Allemagne fédérale, deux anciens ennemis de l’URSS. Les conclusions pertinentes du rapport ayant sanctionné cette enquête permirent à celui qui l’avait commanditée de bénéficier du soutien du complexe militaro-industriel et de l’armée pour accéder au pouvoir. Ces conclusions seront surtout à l’origine de la grande réforme lancée plus tard au milieu des années 1980 par Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev connue sous le nom de Perestroïka. Déjà, en tant que chef de l’emblématique KGB de 1967 à 1982, Youri Andropov avait bien posé dès cette époque, le principe de la légalité socialiste (Socialistitchèskaïya zakonnôste). Il s’agissait pour lui de donner force à la loi et de rompre définitivement avec les méthodes staliniennes d’une autre époque qu’il jugeait d’arbitraires. Pour mener à bien cette mission, il se basa surtout sur l’article 80 du Code pénal soviétique qui incriminait toutes formes de dissidence ou simple contestation comme activité antisoviétique. Après la fin du dégel mené par Nikita Kroutchev entre 1956 et 1964, il relança à nouveau la répression contre les dissidents. La méthode qui fut privilégiée cette fois-ci fut l’exil par rapport aux procès pour les contestataires. Parmi les victimes de cette répression, il y a eu Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne18, Vladimir Konstantinovitch Boukovsky 19 et Andreï Sakharov qui fut assigné à résidence à Gorky, un village non loin de Moscou. Une autre méthode pratiquée alors par le pouvoir soviétique fut parfois l’internement psychiatrique des personnes qui étaient moins connues à l’étranger ou de l’opinion nationale soviétique. Mais, le but de [18] Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne (1918-2008) écrivain russe, auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch, de l’archipel du Goulag et de la Roue rouge. Il fut un dissident. [19] Vladimir Boukovsky (1942) est ancien dissident soviétique qui passa 12 ans de sa vie emprisonné dans un hôpital psychiatrique.

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Youri Andropov était sans doute de constituer un minimum d’État de droit à l’intérieur du régime, afin d’améliorer l’image ternie de l’Union soviétique sur la scène internationale. Voici en quelques mots, le profil et le parcours abrégés de l’homme qui succéda à Léonid Ilitch Brejnev après la mort de ce dernier en 1982, non sans déplaire à certains. Alors confirmé dans la fonction de secrétaire général du PCUS au cours d’un congrès extraordinaire du parti, au bonheur de certains et au regret d’autres, Youri.V.Andropov commença sa réforme sur fond d’une extrême rigueur et d’une lutte sans merci contre la bureaucratie et la corruption. Un terrain qu’il connaissait bien déjà sous Léonid Brejnev, lorsqu’il était à la tête du KGB. La bureaucratie et la corruption avaient entrainé en URSS une situation d’inertie et de stagnation (Zastoï). C’est pourquoi, conscient de la situation du pays, il fit de la lutte contre ces fléaux un enjeu politique et idéologique majeur. Sa démarche tendait ainsi à redresser un système à court d’inspiration depuis des décennies, même si dans les discours officiels on proclamait haut et fort que le socialisme poursuivait sa modernisation et qu’il se portait bien. En dépit de ce constat pour le moins subjectif, on notait cependant des progrès dans des secteurs primaires comme celui du charbon, de l’acier, des hydrocarbures. Il est à noter que ces progrès concernaient aussi des domaines plus élaborés, comme celui de l’aérospatial, du nucléaire, de l’électricité, des recherches fondamentales, des brevets d’invention en technologies industrielles, de la formation scolaire, de l’accès des masses à l’éducation et à la culture, à la santé publique gratuite pour tous. À l’époque, les avions, les fusées, les armes, les machines et les outils agricoles, les céréales, les livres, les films, les cités scientifiques et les écoles de réputation mondiale en mathématique, physique, agronomie, cinéma n’avaient rien de fictif en URSS, même si ce niveau de qualification n’égalait pas celui de l’Occident. Aussi, un système d’électrification unifié couvrait les besoins de près de 220 millions sur 280 millions habitants que comptait à l’époque l’Union soviétique. Comme disait Lénine, le communisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification de tout le pays (Kommounizme, èta vlaste soviètov plus élèktrifikatsia vséï stranni). Mais dans la pratique, les choses se présentaient autrement, les bilans économiques ne reflétaient pas toujours la réalité. L’URSS accusait un grand retard sur l’occident et même sur des pays émergents du tiersmonde. Dans le domaine de la consommation, s’il y avait tout sur le marché la qualité de certains produits faisait cependant défaut. Mais en 121

l’absence de paramètres de comparaison, personne n’avait le choix. Il fallait se contenter de ce qu’on trouvait dans les rayons des magasins. Et c’est cet exemple-là que l’économiste Sarokyne aimait souvent donner hors micro dans ses cours d’économie politique. Il disait en substance : camarades ! Voyez-vous, en vérité « Pravda gavariya », la théorie économique de Marx fondée sur les travaux des économistes de renom d’avant lui comme David Ricardo et Adam Smith est bonne. Je dirais même, parfaite. Le système économique et financier de type nouveau bâti sur cette théorie fonctionne depuis plus de soixante ans. Mais en vérité, ce système tarde à s’affirmer sur le plan pratique. Rendez-vous dans les magasins, vous verrez des articles qui ont passé plus d’un an sur les étagères sans être déplacés. Et s’ils l’ont été, c’est peut-être pour les dépoussiérer, car personne n’en a besoin en réalité. Ils sont de fabrication nationale « Eta Nashe ». La qualité, l’esthétique et le design qui constituent la marque du marketing en matière de commerce et d’industrie font défaut à la plupart de nos produits nationaux. Je n’invente rien, vous êtes là il y a quelques années donc vous avez dû constater vous-mêmes. Vous comprenez ! Cette situation est due sur le marché intérieur à un facteur, le manque de concurrence. Il n’y a pas de règles de marketing qui font que les entreprises concurrentes se démarquent les unes des autres. Le système de subvention des entreprises par l’État ne permet pas de remédier à une telle situation. S’il y a perte dans un domaine, l’État est obligé de compenser. C’est dire que si la planification se fait sur une fausse base dans un secteur donné, il est évident qu’il n’y aura pas de bons résultats. Une autre réalité est que la “concurrence capitaliste”, facteur de productivité, de modernisation des entreprises et de régulation du marché a été remplacée chez nous par “l’émulation socialiste” entre les entreprises prestataires de services. D’un côté à l’Occident, c’est le marché qui assure sa propre régulation, grâce à la loi de la concurrence, de l’offre et de la demande en alliant critères de quantité et de qualité. De l’autre côté chez nous, dans les pays de l’Est, c’est l’État qui joue à la fois le rôle de planificateur, de producteur et de régulateur du marché. C’est l’État lui-même qui fixe des normes de production aux entreprises, les prix, le taux de subvention, les règles de la commercialisation, le système de répartition, etc. Et c’est à lui encore que revient le rôle de contrôle. De ce fait, l’État devient son propre concurrent. Sur le marché international, les produits soviétiques sont moins compétitifs, à l’exception bien entendu de ceux qui sont liés à l’industrie lourde. Mais ce n’est pas l’industrie lourde dont la ménagère 122

a besoin dans sa marmite, dont l’homme citoyen a besoin pour ses besoins de tous les jours. Comment comprendre ce paradoxe, alors que selon les statistiques officielles de l’UNESCO, sur 10 savants dans le monde 6 sont soviétiques. Cet état de fait devrait avoir un impact plutôt positif pour le pays, ce qui n’est évidemment pas le cas. Une autre difficulté concerne les brevets d’invention. Tout brevet pour être reconnu et mis en valeur, doit remonter du comité d’entreprise de l’auteur, jusqu’au présidium du soviet suprême. Vous vous représentez ce parcours qui peut prendre souvent plusieurs années. Dans nombre de cas, ces brevets sont vendus à l’étranger où ils sont vite mis en valeur. Il faut reconnaître aussi le fait que chez nous, il n’existe pas un système de récompense pour les œuvres intellectuelles, artistiques et scientifiques, alors que le camarade Lénine insista sur l’intéressement matériel sous le socialisme, comme facteur de stimulation pour l’accroissement de la productivité. C’est ce que l’Occident nous reproche : le producteur n’est pas le consommateur. Je ne dirai pas que l’Occident a raison, mais des réformes s’imposent tout de même, si nous voulons rester compétitifs sur le marché international. Il faudrait une vraie politique dans ce domaine de la part du Gosplan. C’est la conclusion que Sarokyne, ce professeur d’économie du socialisme tirait souvent. Ce qui correspondait à une sorte de critique ou d’autocritique à peine voilée du système qui avait visiblement du mal à s’affirmer et à s’imposer. Effectivement, l’URSS vivait dans une telle situation où, contrairement aux discours officiels du parti qui ne collaient plus à la réalité du terrain, le besoin de réformes se faisait sentir dans tous les domaines. D’après des analyses du genre qui se faisaient hors micro, l’URSS avait besoin de corriger les erreurs du passé, de mettre fin au laxisme des cadres dirigeants de l’État et du parti. Il importait aussi de redonner un nouveau souffle à l’économie socialiste et de renforcer l’assise du PCUS, d’épurer ses organes, de mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut. Une autre exigence de cette époque consistait à entretenir le mythe du Pacte de Varsovie face à l’Alliance nord-atlantique (OTAN). Il fallait aussi élargir et renforcer l’influence de l’URSS dans les pays du tiers-monde, redonner de la confiance aux autres pays socialistes tout en poursuivant la course à l’armement dans le but de tenir tête aux USA. C’est ce programme ambitieux qui attendait en fait le flic Youri Vladimirovitch Andropov devenu maître incontesté du Kremlin pour tourner la page des années brejnéviennes qualifiées d’années et de périodes de stagnation.

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Pour une puissance comme l’URSS à l’époque dans le contexte de la Guerre froide qui chaque jour prenait une nouvelle forme, la stagnation n’était pas permise. Elle n’était pas permise dans la mesure où dans le camp adverse, l’alliance ne faiblissait pas. Mais, la question que chacun se posait était comment réformer un système monolithique dans un contexte où toute forme de critique à l’encontre du régime était assimilée à de la dissidence et de la subversion ? Pour autant, Youri Andropov n’eut d’autre choix que de s’engager sur la voie de la réforme avec d’ailleurs plus de fermeté. C’est pourquoi à l’intérieur du pays, la réforme qu’il initia toucha sans exclusion toutes les sphères d’activités de la société soviétique. Ainsi, en raison de son ampleur et de sa rigueur, elle fera des victimes, y compris au sein même de l’appareil dirigeant de l’État et du parti. Rappelons ici le cas du président de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan, Sharof Rashidov (1917-1983) et d’autres hauts dignitaires du régime qui furent impliqués dans un dossier de faux record de production de coton. À l’époque, le développement intensif de la culture du coton fut un phénomène qui façonna l’histoire de l’URSS des années 1960 jusqu’aux années 1980. Pour la République d’Ouzbékistan qui était spécialisée dans ce domaine, l’objectif des planificateurs de l’État était de produire 6 millions de tonnes de coton par an. Cette culture effrénée du coton avec une course aux rendements dans les conditions du déficit des terres irriguées disponibles a eu un impact très négatif sur l’écologie de la région. De même, l’usage démesuré d’engrais chimique empoisonna les sols et les eaux, tandis que le drainage des eaux des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria à des fins d’irrigation eut pour conséquence l’assèchement de la mer d’Aral qui vit sa surface diminuer de moitié en 40 ans. Ainsi, sous la pression de Moscou pour produire encore plus de coton, les dirigeants ouzbeks déclaraient des taux de production qui n’existaient pas dans la réalité. Sharof Rashidov, alors premier secrétaire du parti communiste d’Ouzbékistan de l’époque et des gens de son entourage, comme Youri Tchourbanov, gendre de Léonid Brejnev, s’approprièrent ce marché de coton qui leur rapportait d’énormes profits. C’est ainsi qu’à la fin de l’année 1983, éclata la plus vaste histoire de fraude de l’Union soviétique. Alors, Youri Andropov qui menait une croisade contre la corruption, la bureaucratie, l’escroquerie et les faux rapports, décida un beau matin de se rendre en personne en Ouzbékistan pour, dit-il, constater les faits et s’assurer de la performance du secteur coton. Il voulut s’assurer que les tonnes de coton déclarées existent et sont 124

disponibles. Mais, le maître du Kremlin manquera sa rencontre avec son hôte, le dirigeant de la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan, Sharof Rashidov. Car, par miracle ou concours de circonstances, ce dernier décéda peu de temps avant son arrivée. Plusieurs hypothèses sur sa mort ont été avancées. On parla de mort par crise cardiaque, par suicide et par accident de la route. En tout état de cause, aucune autre conclusion n’est venue contredire la thèse officielle de sa mort avancée par le Kremlin, celle de l’accident de la route. Dans le cadre de cette même croisade, le ministre de l’Intérieur, le général Cholokhov, un proche de Leonid Brejnev, fut lui aussi impliqué dans une affaire de détournement de deniers publics qui lui fit perdre son poste. Cette affaire se solda par sa mort en prison par suicide, a-t-on appris de source gouvernementale. Il faut noter dans tous les cas que cette affaire et ce suicide ne furent jamais élucidés. Alors, auditeurs à l’Académie à l’époque, ces dossiers étaient souvent évoqués par des professeurs, mais sans trop de détails. En 1982, il ne se faisait plus de doute que le système soviétique était essoufflé et que plusieurs de ses organes vitaux ne fonctionnaient plus comme avant. Ce que Youri Andropov avait compris depuis un certain temps, lorsqu’il était à la tête du KGB. En dépit de ce tableau sombre, il restait cependant l’un des derniers hommes d’État et des dirigeants politiques du pays à croire encore en la vitalité du système soviétique et en la possibilité de le sauver, mais à quels prix ? D’après lui, le prix pour cela, c’était une réforme radicale du système qui devait commencer par la rééducation des élites du parti et de l’État, la restauration de la discipline. C’est ainsi que sur les lieux de travail, beaucoup de privilèges spéciaux autrefois accordés à certaines catégories de personnes, les apparatchiks seront supprimés. Ces privilèges concernaient surtout la possibilité d’avoir des maisons de campagne (Datchas), des biens de luxe et autres traitements de faveur. Dans le même ordre d’idée, Youri Andropov dénonça en août 1983, à la veille des élections des organes du parti, le manque de débats sérieux et francs lors des assemblées électorales. Selon lui, les scénarios étaient établis d’avance. C’est pourquoi il s’engagea à bannir dorénavant des pratiques du genre dans la vie politique et dans l’administration. Cette mise en garde faite aux cadres du parti et de l’État habitués au formalisme créa une situation absolument inédite pour toute la couche dirigeante. En raison de son intransigeance dans la conduite de sa politique oppressive de réforme, il fut l’objet de critiques, mais pas seulement. Plusieurs attentats seront dirigés contre lui de la part de gens mécontents et victimes de sa méthode. Souffrant d’une maladie du rein incurable, son règne fut 125

de courte durée, vingt mois à peine à la tête de l’URSS. Le 9 février 1984, l’homme qui voulut réformer le pays mourut sans parvenir à son objectif tel qu’il le souhaitait et tel que la situation politique et économique du pays le recommandait. Mais sans doute, son mérite aura été de poser un diagnostic clair de la situation du pays, d’indiquer les secteurs qui méritaient une attention particulière, si toutefois le régime voulait se maintenir et tenir encore la concurrence face à l’Occident. Ce bloc qui avait accueilli sans grand enthousiasme son arrivée à la tête de l’URSS salua sa mémoire dans le respect des règles du protocole international. Pour l’heure, les regards du monde entier se tournèrent encore vers Moscou comme à la mort de Leonid Brejnev en 1982. Chacun s’interrogeait et attendait de savoir qui serait le prochain maître du Kremlin et donc l’interlocuteur des dirigeants des pays de l’Ouest, mais surtout de l’Alliance nord-atlantique (OTAN). Dans tous les cas, la mort d’un dirigeant soviétique dans le contexte de la Guerre froide était un séisme politique à l’échelle mondiale qu’il fallait circonscrire par tous les moyens, afin de préserver le fragile équilibre qui existait entre l’Est et l’Ouest. Le peuple soviétique en deuil, le bloc communiste inquiet, les pays satellites de l’URSS à travers le monde dans l’incertitude et dans la crainte, les dirigeants occidentaux préoccupés à adopter une position commune face à l’évènement, le PCUS ne tarda pas à trouver le successeur au patron du KGB devenu maître du Kremlin, Youri Andropov, continuité de l’État oblige. Il ne fallait pas se tromper, son successeur providentiel ne pouvait venir que de la vieille garde du parti. Comme un principe pourtant non écrit, pour être dirigeant à la tête de l’URSS à l’époque, il fallait être d’un certain âge et avoir une maturité politique pour diriger le pays. Il en était de même que pour tous les grands pays du monde comme la France, les États-Unis d’Amérique, la Chine ou l’Allemagne, etc. De cette nouvelle guerre de succession au cœur du Kremlin émergea un homme du nom de Konstantin Oustinovitch Tchernenko, un vétéran du PCUS qui n’était pas inconnu sur la scène politique intérieure soviétique. Le monde attendait de savoir quelle orientation il allait donner à la politique intérieure et extérieure de l’URSS au regard du contexte national et international. En disant adieu (Prachaï) à Youri Vladimirovitch Andropov et bienvenue (Welcome) à Konstantin Oustinovitch Tchernenko, le peuple et la classe politique qui ne se sentaient pas vaincus se lancèrent à la conquête de l’opinion en Union soviétique et à l’étranger.

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PARTIE VIII L’Union soviétique sous le règne de Konstantin Oustinovitch Tchernenko

Konstantin Oustinovitch Tchernenko (1911-1985) Source : https://www.google.fr/search

Comme après la mort de Vladimir Lénine, de Joseph Staline, de Nikita Kroutchev et de Leonid Brejnev, la bataille pour la succession de Youri Vladimirovitch Andropov fut aussitôt engagée dans les coulisses du Kremlin dès la constatation de la vacance du pouvoir. À l’époque de la Guerre froide, la mort du dirigeant de l’URSS était un événement planétaire. Comme il fallait s’y attendre, son successeur vint sans aucune surprise du cercle des anciens du Parti communiste, représentant la vieille 127

garde. La personne choisie pour des raisons et sur des critères qui ne furent pas rendus publics a été le camarade Konstantin Oustinovitch Tchernenko (1911-1985). Il s’agissait de l’un des ténors de la politique soviétique de l’époque. D’après sa biographie, il naquit à Bolchaïa Tes, le 24 septembre 1911 dans l’empire de Russie. Homme politique soviétique, il fut secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique et donc principal dirigeant de l’URSS de 1984 à 1985. Il cumula cette fonction avec celle de président du présidium du Soviet suprême, une fonction honorifique de chef de l’État. Son élection combla le vide créé par la mort de Youri Andropov et redonna de la confiance à la direction du Parti, à l’État, au peuple, à la Nation et à l’Internationale socialiste. Mais au-delà de cette satisfaction, on se demandait pour combien de temps, car âgé de 83 ans, son état de santé ne lui donnait que peu de chance de durer au pouvoir. La situation économique et sociale de l’Union qui n’inspirait pas d’espoir plus que l’état de santé de son nouveau dirigeant préoccupait au plus haut sommet du Parti et de l’État. À la différence de Youri Andropov, Konstantin Tchernenko avait eu une autre vision pour la gestion du pays dont il venait d’hériter. Il ne progressa pas dans le sens de la libéralisation du système économique comme amorcé par son prédécesseur. Ce qui apparaissait pourtant comme une exigence. Il envisagea plutôt un retour au communisme orthodoxe des années brejnéviennes. On se demanda s’il agissait par réalisme, par conviction personnelle ou pour la défense de la vieille école du Parti. Il faut comprendre ça comme l’affirmation sans doute de l’affinité qu’il avait nouée avec Leonid Brejnev depuis de longues dates. En fait, c’est avant la Seconde Guerre mondiale que Konstantin Tchernenko débuta sa carrière comme fonctionnaire régional. En 1950, son chemin croisa celui de Léonid Brejnev en Moldavie qui le prit aussitôt comme son secrétaire personnel. À partir de 1956, ils travailleront ensemble au Comité central du Parti, puis au Soviet suprême en 1960 où il finit par prendre la tête du département général en 1965. À partir de 1976, il devient secrétaire du Comité central et membre suppléant du bureau politique en 1977 avant qu’il n’en soit un membre titulaire en 1978. Passant ainsi du rôle de simple exécutant à celui d’acteur politique majeur, son amitié avec Leonid Brejnev lui vaudra l’honneur d’être désigné par ce dernier comme son dauphin. Mais, l’histoire en décida autrement. Après la mort de Leonid Brejnev en novembre 1982, c’est plutôt Youri Andropov qui fut choisi comme premier secrétaire du Parti. Pour dire que son heure n’avait

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pas encore sonné ! Konstantin Oustinovitch Tchernenko attendra la mort du président Youri Andropov en 1984 pour accéder enfin au pouvoir. Mais son règne sera de courte durée. Le 10 mars 1985, il décéda à Moscou à l’âge de 74 ans après avoir passé 12 mois et 26 jours à la tête du parti et de l’État soviétique. Dans l’ombre de Iouri Andropov et en raison de son état de santé, il n’a pas engagé de réformes conséquentes comme la situation du pays et le contexte international le commandaient à l’époque. Son élection fut comme une sorte de récompense politique qui n’a pourtant pas été du goût de tout le monde, compte tenu de son état de santé précaire qui suscitait bien des inquiétudes. Déjà, à l’occasion des funérailles de Youri Andropov sur l’esplanade de la Place Rouge, il a eu des difficultés à lire l’éloge funèbre. Il parlait vite, avalait ses mots et ne cessait de tousser. Chacun a dû faire des efforts pour saisir le sens de ce qu’il disait. Au cours de son intervention, il s’est arrêté plusieurs fois pour reprendre du souffle. C’est à l’aide d’un escalier mécanique qu’il monta sur les hauteurs du Mausolée Lénine, d’où il prononça son discours d’adieu à Youri Vladimirovitch Andropov. Pour descendre, il fut porté par des gardes du corps. En ce qui concerne le bilan de son court règne, il n’y a pas grande chose à dire. Quelques actions sont cependant à retenir à son actif. Il s’agit de son appui aux syndicats pour la réforme de l’éducation, la négociation d’un accord commercial avec la République populaire de Chine, la reprise au début de l’année 1985 des discussions avec les États-Unis d’Amérique sur le contrôle des armements. À cette liste, il faut ajouter ses rencontres avec le chef du Parti travailliste de Grande-Bretagne, Neil Kinnock en novembre 1984 et avec le président français, François Mitterrand en juillet 1984. Ces rencontres s’inscrivaient dans le cadre du réchauffement des relations bilatérales avec la Grande-Bretagne et la France. Jusque-là, la bipolarisation du monde était une réalité, la concurrence entre les deux systèmes politique et idéologique, entre les deux blocs militaires se poursuivait sans qu’on ne sache qu’elle serait l’issue. Sur le plan intérieur, les actions engagées par Youri Andropov, notamment la lutte contre la corruption et la bureaucratie n’étaient plus suivies. C’est dans ce contexte de stagnation (Zastoï) qu’il décéda à Moscou le 10 mars 1985. Sa mort fera moins d’échos que celles de Leonid Brejnev et de Youri Andropov, car chacun s’y attendait d’un moment à l’autre. Mais, en raison de la fonction qu’il occupait et du contexte de Guerre froide, ça ne pouvait pas passer inaperçu.

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À sa mort, le président français François Mitterrand se rendit à Moscou et prit part à ses obsèques. Un geste qu’il s’était refusé à faire lorsque Leonid Brejnev et Youri Andropov moururent en 1982 et 1984. Il faut comprendre que les contextes n’étaient pas les mêmes et que cela faisait partie de la nouvelle stratégie de la France et de l’Occident pour approcher le régime communiste de l’URSS afin de mieux le combattre. Il y avait aussi ce besoin de détente sur un plan bilatéral avec ce grand pays, l’URSS qui outre son statut de membre permanent des Nations Unies, faisant partie du club fermé des puissances nucléaires, demeurait quand même une partie de l’Europe comme un grand foyer de civilisation et de culture de ce continent, que les Européens aiment appeler vieux continent. À l’annonce de la mort de Konstantin Oustinovitch Tchernenko qui ouvrit une nouvelle page de l’histoire de l’Union soviétique, chacun se demandait qui d’entre les membres du bureau politique ou du Comité central du Parti communiste inscrirait son nom sur la page de garde du nouveau registre de l’histoire du pays de Lénine qui venait de s’ouvrir. Comme l’histoire réserve souvent des surprises, le successeur de Konstantin Oustinovitch Tchernenko viendra cette fois-ci non pas de l’aile conservatrice du parti tenue par les anciens, mais plutôt du côté des jeunes réformateurs, ceux qui voyaient l’avenir du monde et de l’URSS autrement. Cette dérogation s’installera comme une tradition, car rien n’en fut plus en URSS et après en Russie comme avant. L’homme providentiel qui émergea de cette lutte de génération et de succession dans les coulisses du pouvoir soviétique non sans suspense, s’appellera Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Comme pour défier une vieille tradition qui voulait que le secrétaire général du PCUS soit toujours un ancien du Parti, un homme âgé. Ce changement de posture du Parti communiste de l’Union soviétique qui avait valeur de Révolution était-il porteur de bonheur pour le pays, pour l’Europe et pour le reste du monde ? L’avenir du pays se réservait la réponse à cette question.

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PARTIE IX L’Union soviétique sous le règne de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, l’initiateur de la perestroïka

Mikhaïl Serguevitch Gorbatchev, dernier président de L’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) Source : https://www.google.fr/search

À tout grand homme de l’histoire, une grande œuvre. En 1901 avant la Révolution bolchevique, Vladimir Ilitch Oulianov Lénine écrivait un traité politique qu’il intitula « Que faire ? » sous-titré « Questions brûlantes de notre mouvement », publié en 1902. Ce titre choisi par Lénine s’inspirait du roman « Que faire » écrit en 1863 par un révolutionnaire russe, Nikolaï Tchernychevski et qui avait marqué toute la génération révolutionnaire de la fin du XIXe siècle.

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Dans « Que faire ? » Lénine fait valoir que la classe ouvrière ne deviendra pas spontanément révolutionnaire par des luttes économiques pour les salaires ou pour la réduction du temps de travail. Pour convertir la classe ouvrière au marxisme, insiste Lénine, les marxistes doivent former un Parti politique ou une « Avant-garde », des révolutionnaires dévoués à diffuser les idées marxistes parmi les travailleurs. La brochure précipite la scission du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) entre les bolcheviks et les mencheviks20. En 1904, Léon Trotsky, qui s’alliera par la suite à Lénine, parle dans « Nos tâches politiques » d’une pitoyable caricature du jacobinisme qui aboutirait à la domination d’un dictateur21. La disparition successive de trois secrétaires généraux du Parti communiste de l’Union soviétique à savoir Leonid Ilitch Brejnev, Youri Vladimirovitch Andropov et Konstantin Oustinovitch Tchernenko souleva au plan intérieur la question « Qui choisir » ? Pour la future direction du Parti communiste et de l’État soviétique. Il faut noter qu’à cette époque la Guerre froide était toujours d’actualité donc la stabilité politique était la préoccupation de premier ordre. Au sein du peuple et même dans le rang des réformateurs, des voies s’élevèrent en faveur d’un changement plus profond, mais surtout d’un rajeunissement de la tête du parti. Mais, il y avait qui pour faire cette proposition quand la vieille garde tenait le parti d’une main de fer ? À l’époque, on estimait que pour diriger l’URSS, il fallait un homme d’expérience, âgé, capable de contrarier et d’influencer les dirigeants occidentaux, de maintenir l’unité et la discipline au sein du bloc socialiste. En dépit de cette position, le vent de la réforme ne s’arrêta pas et ne faiblit pas. Le conflit générationnel devenait une évidence. Au sein du bureau politique national, il ne manquait pas de personnalités pour succéder à Konstantin Tchernenko. Parmi les hommes influents de l’époque en URSS produits du système et capables d’assurer la direction du parti et de l’État, il y avait :

[20] Paul Le Blanc : Révolution, Democracy, Socialism : Selected Writings of Lenin (Pluto Press, London : 2008), 9, 128 (en) Martin Malia, The Soviet Tragedy : À History of Socialism in Russia, 1917–1991, New York, The Free Press, 1994 (ISBN. 978-0-02-919795-0) Lénine, Vladimir Iliitch (1870-1924), et Normandie roto impr), La lutte décisive, Que faire ? /Vladimir Ilitch Lénine, Éd. Science marxiste, impr. 2004 (ISBN 2912639131 et 9782912639134, OCLC 492.919.842, lire en ligne [archive], pp. 73, 76. [21] Jean-Marie Chauvie : Le monde diplomatique/juin 2005, p. 18-19.

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1. Gueïdar Aliev (1923-2003) un musulman de confession à l’époque secrétaire général du Parti communiste de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Il rejoint la section azerbaïdjanaise du KGB en 1944 dont il gravit les échelons jusqu’à en devenir le vice-président en 1964, puis le président en 1967. En 1969, alors que Léonid Brejnev est premier secrétaire du parti communiste de l’Union soviétique, il est nommé au poste de Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste d’Azerbaïdjan. En 1976, il devient membre sans droit de vote du Politburo du Parti communiste de l’Union soviétique, poste qu’il occupera jusqu’en décembre 1982, quand Iouri Andropov le promut à celui de vice-Premier ministre de l’URSS. Il devient du coup le premier musulman membre de plein droit du bureau politique et prend en charge la responsabilité des transports et des services sociaux. 2. Édouard Chevardnadze, secrétaire général du Parti communiste de la République socialiste soviétique de Géorgie (1928-2014). Il adhère au parti communiste de l’Union soviétique en 1948. En 1959, il obtient un diplôme d’historien-politologue à l’institut pédagogique de Koutaïssi. De 1965 à 1968, il est ministre de l’Ordre public de la République socialiste soviétique de Géorgie, puis de 1968 à 1972, ministre de l’Intérieur de la Géorgie. En 1972, il est nommé Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste géorgien, poste qu’il occupe jusqu’en 1985. C’est à ce titre qu’il fait arrêter en 1977 les dissidents Merab Kostava et Zviad Gamsakhourdia. De 1976 à 1991, il connut une nouvelle ascension au sein du PCUS en devenant membre du Comité central. Et en 1978, il entre au Politburo sous Léonid Brejnev. 3. Andreï Andréïvitch Gromyko (1909-1989), homme politique et diplomate soviétique qui fut ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique, puis président du présidium du Soviet suprême. Il est né dans une famille de paysans biélorusses. Il étudia à l’Institut technique agricole de Minsk jusqu’en 1932, puis étudia l’économie à Moscou entre 1936 et 1939. Il profita des places laissées vacantes par les grandes purges et entra en 1939 au Commissariat du peuple aux affaires étrangères comme chef du département Amérique. Ensuite, il commença à gravir les échelons. Il devint conseiller à l’Ambassade de l’Union soviétique aux États-Unis d’Amérique de 1939 à 1943, puis ambassadeur dans ce même pays de 1943-1946. Ayant participé à la plupart des conférences internationales de 1944 à 1975, il se révéla un très habile négociateur et prouva qu’il avait du talent pour

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défendre la politique étrangère de l’URSS. En 1946, il devint ambassadeur de l’URSS au Conseil de sécurité des Nations Unies. De 1952 à 1953, il fut ambassadeur à Londres. Il devient membre du Comité central du PCUS en 1956 avant de faire son entrée au Politburo en 1973. Il fut ministre des Affaires étrangères sans discontinuité pendant 28 ans de 1957 à 1985. Sa carrière culmina en 1975 au moment de la conférence d’Helsinki où l’Union soviétique obtint la reconnaissance de toutes ses conquêtes en Europe de l’Est depuis 1945. Entre 1979 et 1983, pendant la crise des euromissiles, il défendit la position soviétique avec intransigeance. En 1983, il est promu Premier vice-président du Gouvernement. Dans le cadre du rapprochement entre l’Est et l’Ouest et sur l’épineux dossier du désarmement, il fut l’artisan de beaucoup d’accords américano-soviétiques sur la limitation de la course à l’armement. Ces candidats potentiels à la course pour le Kremlin et au poste de secrétaire général du PCUS appartenaient tous à la même vieille garde de l’époque brejnévienne. Or, dans les coulisses, on pensait désormais à quelqu’un dont l’âge lui permettrait de mener de grandes réformes dont le pays avait besoin. Qui était censé durer au pouvoir puisqu’à l’époque dans la pratique c’était une fonction à vie. Mais, outre la difficulté de choisir un jeune à la tête du parti et de l’État, la chance d’avoir un secrétaire général qui ne soit pas un Russe après Joseph Vissarionovich Djougatchvili (Staline) était mince même si aucune loi n’interdisait cela. C’est dans cette atmosphère d’hésitation qu’un membre du BPN proposa le camarade Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev qui était lui-même membre du BPN pour succéder à Konstantin Oustinovitch Tchernenko. À l’époque, il était âgé de 54 ans. Ce qui allait inverser la pyramide de la gérontocratie en vigueur depuis en URSS. Très vites, les rapports de force au sein du Polit-Bureau tournèrent vite en faveur de cette proposition de candidature de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev qui fut alors approuvée. Celui que certains appelaient (Gorba ou Gorbi) fut aussitôt pressenti comme l’espoir du renouveau. De bouche à oreille, cette rumeur de son arrivée au-devant de la scène politique soviétique qui circulait dans les milieux informels et officiels se propagea et finit par devenir réalité. Ce qui défia le schéma classique habituel du choix du chef du parti dans le contexte du centralisme démocratique. Comme dit un adage, aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. Qui était donc Gorbatchev ? D’après sa biographie,

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il est né le 2 mars 1931 à Privolnoïe, dans la région de Stavropol dans la Fédération de Russie. Il est le fils de Serguei Andréyevich Gorbatchev, un apparatchik membre du Parti communiste et de Maria Pantéléyèvna Gorbatcheva. Il fit ses études supérieures à la faculté de droit de la prestigieuse Université d’État Lomonossov de Moscou dont le bâtiment actuel fait partie des sept (7) merveilles de Moscou classées par l’UNESCO au patrimoine culturel mondial.

Université d’État Lomonossov de Moscou fondée le 25 janvier 1755 par Ivan Ivanovitch Chouvalov (1727-1797) et Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov (1711-1765) où Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev fit ses études universitaires. Source : https://www.google.fr/search

Au sein de cette université, Mikhaïl Gorbatchev fut le responsable de la jeunesse communiste de sa faculté. Son intégrité, son sens de responsabilité, son dévouement, son dynamisme et son talent de meneur d’hommes, lui valurent à l’époque une notoriété au sein de sa génération d’âge et plus tard, une grande admiration au sein de la classe politique. Il évolua notamment sous la protection de Mikhaïl Andreïevitch Souslôv (1902-1982), grand idéologue du parti communiste en son temps. À la fin de ses études universitaires, Mikhaïl Gorbatchev débuta sa carrière politique comme cadre du parti communiste dans sa province natale à Stavropol. Représentatif d’une jeunesse communiste résolument dévouée au régime, il fit preuve de compétences et de loyauté à ce poste. En 1984, 135

l’URSS se trouva confrontée à de graves difficultés économiques, malgré sa puissance militaire, ses repères historiques et culturels et ses références scientifiques. Le pays vivait une sorte d’instabilité politique due à la mort de trois secrétaires généraux du parti et sans doute aussi à l’essoufflement du régime. Alors, pour un grand nombre de cadres du parti, Mikhaïl Gorbatchev semblait être celui qui pouvait incarner l’idée du changement et sortir l’Union soviétique de sa situation paradoxale. Celle de super puissance militaire, pionnière avec les États-Unis d’Amérique dans la conquête cosmique. Mais, une puissance qui était distancée par plusieurs pays, même du tiers monde, dans le domaine de l’industrie légère. L’une des préoccupations de l’époque et non des moindres était le maintien de l’Union soviétique et l’unité du bloc socialiste. Il faut rappeler que l’Union soviétique était composée de la toute puissante fédération de Russie, d’autres pays européens et des pays d’Asie centrale. Malgré l’espoir que suscitait déjà son arrivée, un certain nombre de questions se posait tout de même, auxquelles personne n’avait de réponse. Est-ce que le programme ambitieux que les gens lui attribuèrent par anticipation correspondait à sa vision ? Est-ce qu’il disposait des moyens pour le réaliser ? Comment allait-il s’y prendre avec un système socialiste déjà affaibli et en perte de vitesse ? Aussitôt propulsé au-devant de la scène politique, Mikhaïl Gorbatchev annonça une réforme en profondeur en URSS, convaincu que c’était l’unique moyen pour la puissance soviétique de se maintenir et de s’affirmer dans un contexte de Guerre froide entre l’Est et l’Ouest. Il faut rappeler que c’est à partir de 1968, sous le règne de Leonid Ilitch Brejnev, que le régime socialiste soviétique commença à s’enfoncer davantage dans le conservatisme, la corruption, l’aventurisme militaire, la bureaucratie et l’expansionnisme politique. Après la parenthèse de Youri Andropov et de Konstantin Tchernenko avec des résultats minimas en termes de réformes, le feu vert pour une réforme radicale du système de gestion socialiste fut donné. C’était d’abord au Plénum du Comité central du PCUC tenu en avril 1985, ensuite au XXVIIe congrès du parti, tenu en février-mars 1986. Dès l’annonce de cette réforme, écrivains, cinéastes, poètes, chanteurs et journalistes lui apportèrent leur soutien. À l’intérieur du pays, dans les médias et au sein de la population, les langues commencèrent à se délier. On osait de plus en plus dénoncer des choses et à dire des vérités jusquelà considérées comme tabous et interdites. Dans cette ambiance, des centaines de dissidents détenus furent libérés. 136

Dans les discours officiels, on véhiculait des valeurs alternatives socialistes, humanistes et écologistes. Toutes initiatives qui rejoignaient l’idée du président tchécoslovaque qui parla un jour de socialisme à visage humain. Une prise de position qui justifia en 1968 le coup de force de l’Alliance du Pacte de Varsovie, pour, a-t-on indiqué, rétablir l’ordre socialiste dans ce pays. Mais face à la nouvelle situation créée en URSS et au-delà, rien ne semblait plus contrecarrer l’élan de la mutation dont le processus était amorcé. Ce changement qui avait des acteurs intérieurs et extérieurs apparaissait comme l’aboutissement pacifique du combat que le monde occidental menait depuis toujours contre le communisme dans le monde. Parmi les principaux acteurs de cette croisade, il y a eu le président américain Ronald Reagan (1911-2004). Celui qui lança en 1983 une initiative inédite de défense stratégique (IDS) contre l’URSS, qu’il qualifiait d’empire du mal. Son objectif visait à affaiblir la puissance soviétique tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. Dans cette perspective, le département d’État américain, la centrale intelligence agency (CIA), le Congrès américain, la Radio-Free Europe (Europe Libre), la Radio-Svoboda (Liberté) et toute l’Europe occidentale se vouèrent à la lutte sans répit contre le communisme dans le monde. Dans le cadre de cette croisade, les USA apportèrent un soutien moral, matériel et financier aux dissidents des pays de l’Est présents sur son sol et ailleurs. Parmi ces mouvements dissidents, il y avait la fédération syndicale polonaise Solidarnoste fondée le 31 août 1980 et dirigée à l’origine par Lech Walesa. La résistance afghane contre l’URSS et ses réseaux islamistes bénéficieront également du même soutien. À l’époque, aucune étude stratégique ne s’était penchée sur ce qui allait arriver des années plus tard dans ce monde arabo-musulman. Il faut aussi souligner le rôle des multiples fondations occidentales dans cette lutte contre le communisme. De son côté, l’Église catholique sous la direction du pape polonais Jean Paul II menait une grande offensive contre le communisme dans le monde qui était l’antithèse des religions. L’attentat perpétré contre lui le 13 mai 1981 sur la place Saint-Pierre à Rome devant une foule de près de 20 000 fidèles sera attribué aux extrémistes communistes. Dans le prolongement de ces faits, il faut ajouter les actions menées par les nationalistes baltes et ukrainiens qui avaient émigré en Europe, en Amérique et en Asie. On ne peut aussi ignorer le rôle des médias occidentaux, les grandes chaînes de télévision, les grands journaux qui furent mobilisés à cet effet. Toutes ces actions ont permis de diaboliser davantage l’URSS et son 137

système communiste. Dans le cadre de son programme de réforme, Mikhaïl Gorbatchev eut d’abord le soutien d’une haute personnalité de l’époque, un grand idéologue du Parti communiste, Alexandre Nikolaïevitch Yakovlev (1923-2005) qui était favorable pour le principe d’une certaine ouverture du système. Il souhaitait par exemple une certaine liberté de la presse, la libéralisation de la société soviétique, la dénonciation des crimes commis sous les Gouvernements passés, la restauration de l’économie de marché, la réforme du système bancaire, l’instauration d’un marché des capitaux et la fin du monopole du parti sur l’État22. Toutes ces idées étaient contenues dans un Mémorandum qu’il adressa à Mikhaïl Gorbatchev au début de son règne. Alors, fort de ces recommandations, prenant en compte les chantiers déjà initiés par Youri Andropov et partant de sa propre vision des problèmes du pays, Mikhaïl Gorbatchev prononça un discours-programme, axé sur la réforme globale des institutions. Les grandes orientations qu’il donna à cette réforme firent écho dans le monde. Pour les dirigeants des pays socialistes, ce fut l’incompréhension pour ne pas dire la panique, car les mesures annoncées étaient de nature à mettre en cause tout le fondement des régimes communistes. Chacun attendait alors de voir la vraie direction du vent. En revanche, dans les capitales occidentales Washington, Londres, Paris, Bonn, Madrid, Bruxelles, Lisbonne, Tokyo, Séoul, les réactions officielles ne se sont pas fait attendre. Le premier leader occidental qui confia ses sentiments sur le changement annoncé en URSS fut Margaret Hilda Thatcher, Première ministre britannique. Selon ses propres termes, elle trouvait en Mikhaïl Gorbatchev un possible interlocuteur. Par ce qualificatif « Possible », on comprendrait que Mikhaïl Gorbatchev était pressenti pour être celui qui serait prédisposé à un vrai dialogue qui ne soit pas un dialogue de sourds comme il fut jusque-là avec ses prédécesseurs. Un aspect non moins important fut le fait que son avènement coïncida avec la réélection pour un second mandat de quatre principaux dirigeants occidentaux à savoir François Mitterrand de France, Helmut Kohl d’Allemagne Fédérale, Ronald Reagan des États-Unis d’Amérique et Margaret Hilda Thatcher de Grande-Bretagne. Forts de leur légitimité et de l’instabilité dans le camp adverse à l’Est, ces dirigeants de l’Ouest ne relâchèrent pas la pression sur le bloc communiste.

[22] Jean-Marie Chauvier : Le monde diplomatique/juin 2005/Pages 18-19.

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Pour eux, sans doute l’occasion rêvée était créée et l’homme providentiel attendu en URSS était enfin arrivé. Partout à travers le monde une sorte de Gorbatchevmania s’empara aussitôt des réformateurs contre les conservateurs. Les chancelleries occidentales multipliaient les contacts à travers leurs services diplomatiques et leurs réseaux de renseignements qui se sont activés. À l’étranger, les médias ont commencé à dire que Mikhaïl Gorbatchev est le plus intelligent chef d’État que l’Union soviétique ait eu après Vladimir Lénine. Cette affirmation était un camouflet pour ses prédécesseurs Joseph Staline, Nikita Kroutchev, Leonid Brejnev, Youri Andropov et Constantin Tchernenko. Comme on le sait, la propagande, l’agitation, la subversion aux fins de déstabilisation demeuraient des armes redoutables dans la guerre qui opposait l’Est et l’Ouest. En attendant que Mikhaïl Gorbatchev ne passe des intentions aux actes, l’Occident qui se sentait proche de ses objectifs accentua la pression et exigea davantage de garanties pour les réformes annoncées comme conditions de son aide. Dans cette circonstance difficile, Mikhaïl Gorbatchev eut en plus d’Alexandre Nikolaïevitch Yakovlev, un autre soutien de taille qui est venu cette fois-ci de son épouse, Raïssa Maximovna Gorbatcheva (19321999), celle qui fut sa condisciple à l’Université. Comme dit un adage, derrière tout grand homme il y a sans doute une grande dame. Mikhaïl Gorbatchev doit à Raïssa Gorbatcheva ce que Vladimir Lénine devait à Nadièjda Konstantinovna Kroupskaïya. Selon un principe de la théorie de l’État et du droit, tout régime politique naît avec ses contradictions internes et externes. L’avènement au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en tant que président de l’URSS fut marqué par un fait qui prit la tournure d’une crise au sein de la société soviétique et de la classe politique. Une crise qui impliquait justement son épouse. Le motif c’était tout simplement le fait de se faire accompagner par son épouse Raïssa Gorbatcheva lors de sa toute première visite officielle à l’étranger. Ce qui n’était pas dans la tradition des dirigeants soviétiques et ne fut pas du goût de tout le monde. Il faut comprendre qu’en URSS il n’existait pas de statut de première dame comme en Occident. Ce mot d’ailleurs était absent du vocabulaire officiel en raison de la nature du régime qui n’acceptait pas le culte de la personnalité, contraire à l’éthique communiste et que la philosophie des partis marxistes réfutait. En URSS, tout ce que Vladimir Lénine n’avait pas dit, fait ou recommandé était sinon interdit, du moins pas accepté dans les mœurs. Pour les cadres du parti, les fonctionnaires de l’État et pour le citoyen ordinaire, Vladimir Lénine était, non pas un simple modèle, mais le 139

modèle et l’exemple à suivre. Alors, pour s’être ainsi démarqué de ses prédécesseurs en voyageant avec son épouse lors d’une mission officielle d’État à l’étranger, Mikhaïl Gorbatchev essuya assez de critiques. Le sujet fut à la une dans tous les médias, dans les milieux formels comme informels. Ces critiques émanaient surtout des gens qui voyaient en cela une violation d’une loi, mais laquelle ? En réalité, une telle loi n’existait pas. Mais dans ce pays, tout ce qui n’était pas expressément autorisé était interdit comme nous le confirma un jour notre professeur de protection de l’ordre public, le colonel V. A. Pastolnick. L’accusation a eu une telle résonnance, que l’accusé a dû se défendre par voie de presse à la télévision, à la radio et dans la presse écrite. Pour taire cette polémique qui prenait de l’ampleur, il demanda au cours d’une intervention publique télévisée, que quelqu’un lui montre un seul tome du camarade Vladimir Lénine où il est écrit qu’un chef d’État soviétique ne devait pas voyager avec son épouse à l’étranger lors de ses déplacements officiels. Naturellement, personne ne put donner la moindre preuve de l’allégation portée contre lui, autres temps autres réalités. Malgré ce conflit et ses répercussions sur l’opinion nationale, le changement amorcé qui semblait irréversible se poursuivait. À noter que les apparitions de Raïssa Maximovna Gorbatcheva aux côtés de son mari ont constitué un véritable événement dans les rapports entre le pouvoir politique et l’opinion publique en Union soviétique d’une part et entre l’URSS et l’Occident, d’autre part. Que retenir de Raïssa Maximovna Gorbatcheva ? D’après sa biographie, elle naquit en Sibérie le 5 janvier 1932 à Roubtsovsk, sous le nom de Raïssa Maximovna Titarenko. Son père était un employé des chemins de fer. Elle fréquenta l’Université Lomonossov de Moscou avec Mikhaïl Gorbatchev où elle fit des études de philosophie et de sociologie. En 1953, elle épousa Mikhaïl Gorbatchev et le couple s’installa à Stavropol dans la région natale du mari située à 1230 km de Moscou. Ici, elle poursuivra ses études et donnera naissance en 1957 à leur unique fille Irina23. Partie à Moscou en 1978, elle délaisse son travail d’enseignante en philosophie. Elle devient membre du présidium du fonds soviétique de la culture en 1986. Elle reçoit en 1992 le prix international « Donna-Citta di Roma » pour son livre « J’espère24 ». Raïssa Gorbatcheva fut celle qui brisa l’image traditionnelle de l’épouse présidentielle en URSS. Elle s’est [23] Mikhaïl Gorbatchev : Mémoire, Éditions du Rocher, 1997, p. 94. [24] Raïssa Maximovna Gorbatcheva : Archives sur Russie.net.

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battue pour démontrer que la femme d’un dirigeant communiste peut jouer un rôle public évident et visible. C’est elle qui mit fin à l’image du statut et au rôle fictif de First Lady (Première Dame) soviétique dont le rôle consistait à servir de simple décor, quasi muet lors des voyages officiels de son mari lorsque sa présence était imposée par le protocole. Décidée à briser ce tabou et à changer cette perception, celle qu’on dénommait la Tsarine de l’URSS commença par améliorer d’abord son mode vestimentaire. Son désir d’ouverture l’amena à participer à des défilés de mode organisés par les grands stylistes français Pierre-Cardin et Yves Saint-Laurent. C’est elle qui ouvrit devant ces icônes de la mode, l’accès au public et au marché de Moscou dont ils ne savaient comment y pénétrer et le conquérir. Prétentieuse, Raïssa Gorbatcheva jouera un grand rôle dans l’offensive de charme de son époux en direction de l’Ouest. Une démarche qui fut peu appréciée au départ par certaines catégories de Soviétiques qui lui reprochaient notamment ses goûts du luxe et son omniprésence devant les médias. Pour autant, personne ne peut nier l’identité et la culture européenne de la Russie. Les penseurs russes et soviétiques qu’ils soient scientifiques, poètes, écrivains, dramaturges, artistes ou sportifs ont apporté autant à la culture et à la civilisation européenne et même universelle que n’importe quel autre peuple d’Europe. Mais en vérité, la Russie a toujours souffert et continue de souffrir de ses atouts naturels à savoir son statut de pays-continent avec plus de 11 fuseaux horaires, sa puissance militaire, sa position à cheval entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique, son passé impérial, ses immenses richesses, l’image de certaines personnalités emblématiques de son histoire. Ces critères constituent quelque part les raisons de son isolement et de la difficulté pour elle, aujourd’hui encore, de trouver sa place en Europe et dans l’Europe. Toutes ces contradictions apparaissaient déjà comme le signe d’un changement inéluctable qui s’annonçait en URSS, même si ce chemin était encore long et difficile. Certes, le dogmatisme n’était plus du goût de tout le monde et l’époque brejnévienne était bel et bien en train d’appartenir à l’histoire. C’est pourquoi, d’autres voix s’élevèrent au sein de la population et dans la classe politique même pour dire que le camarade Mikhaïl Gorbatchev était dans ses droits, s’il le voulait de se faire accompagner de son épouse lors des déplacements officiels. Afin de le dédouaner, les gens allèrent plus loin pour dire qu’il n’est écrit nulle part qu’un chef d’État soviétique ne peut pas voyager avec son épouse à l’étranger. Que si ses prédécesseurs avaient voulu, rien ne les en aurait empêchés. Qu’ailleurs, dans les pays où le statut de Première Dame est reconnu, les 141

chefs d’État se déplacent avec leurs femmes, à moins qu’elles ne soient empêchées. Que l’URSS ne peut pas constituer un monde à part. Qu’il y a des valeurs universelles qu’elle devait partager avec les autres peuples et nations du monde. Le soutien que Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev reçut dans cette crise interne sans fondement légal fut sa première victoire du premier feuilleton d’une longue bataille qui ne faisait pourtant que commencer. Dans les milieux estudiantins et diplomatiques étrangers loin du terrain politique interne de l’URSS, cette polémique fut également au centre des discussions. Chacun avait le sentiment qu’un vent nouveau soufflait désormais sur le Kremlin et dans le pays, mais sans se faire trop d’illusions prématurées. À l’intérieur même de l’URSS, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev représentait pour une catégorie de gens l’espoir de changement auquel chacun rêvait depuis longtemps et dont la « Perestroïka » apparaissait à leurs yeux comme la voie pour y parvenir.

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PARTIE X Des réalités socio-économiques de l’URSS avant l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Serguevitch Gorbatchev L’Union soviétique fut un État fédéral dont la capitale était Moscou. Elle comptait quinze Républiques fédérées, des Républiques et des régions autonomes. Elle fut formée le 30 décembre 1922 sous le règne de Vladimir Oulianov Ilitch Lénine lors du premier congrès des Soviets. Elle fonctionna jusqu’au 26 décembre 1991, date à laquelle elle fut dissoute après l’échec de la Perestroïka. Elle constitua à l’époque le plus vaste État du monde qui occupait un sixième des terres émergées, soit 22,4 millions de 2 km et s’étendait sur 11 fuseaux horaires. Sa population était environ de 280 millions d’habitants constituée de plus de 100 nations et nationalités et d’autant de langues et de dialectes parlés. Sur le plan historique, géographique, culturel et sociologique, elle était partagée entre l’Europe et l’Asie. Avant la Révolution socialiste d’octobre 1917 et la formation de l’Union en 1922, la religion d’État était le christianisme orthodoxe pratiqué dans toute la partie slave de l’Europe. Après la Révolution, l’idéologie marxiste-léniniste récusa toutes les religions qui deviennent dès lors des affaires privées certes reconnues en tant que telles par l’État socialiste, mais ni encouragées ni soutenues, au contraire, combattues. L’URSS fut un brassage ethnique et culturel très complexe. La République fédérée de Russie était la plus importante sur le plan géographique. Son territoire couvrait une superficie de 17.075.400 km2 et comptait cent quarante millions d’habitants à l’époque. Sur le plan linguistique, la langue russe était la plus dominante, la langue officielle et la langue d’étude du pays que tout le monde avait l’obligation de parler. Il faut noter qu’avant la Révolution bolchevique d’octobre 1917, la Russie tsariste était un pays capitaliste moins développé que l’Allemagne, l’Angleterre ou la France. Les Républiques fédérées d’Asie centrale ont adhéré à l’URSS directement de la féodalité au socialisme 143

sans passer par l’étape du développement capitaliste. Au moment où nous arrivions en URSS en 1979, le régime des soviets avait 62 ans. Du tsarisme et du passé chrétien orthodoxe, il ne restait plus que quelques édifices historiques qui avaient échappé à la rage du communisme et qui étaient maintenant utilisés à d’autres fins par la Révolution. Il en était de même que pour la partie orientale constituée de pays musulmans pour la plupart qui avait subi le même sort. De l’étape capitaliste de la Russie, il ne restait plus rien aussi ou presque de visible en tout cas aux yeux d’un étranger. Chaque personne arrivant pour la première fois en URSS était d’abord frappée par les symboles du régime communiste. Au premier plan, par les imposants monuments de Vladimir Lénine qui rivalisaient de gigantisme et de talents de leurs concepteurs. Bâtis sur les places publiques, ces monuments étaient des lieux d’adoration. Vladimir Lénine lui seul avait remplacé les tsars qui disparurent avec la Révolution bolchevique en 1917 et la mort de Nicolas II (1894-1917), le dernier tsar de toutes les Russies.

De l’Empire à la Fédération, quelques grandes figures historiques de la Russie et de l’Union soviétique. Ici, on reconnait : Nicola II, Lénine, Staline, Khrouschtcchov

Il était difficile de voir le bas des monuments de Vladimir Lénine à cause des gerbes de fleurs que des centaines et des milliers d’admirateurs y déposaient à longueur de journée. Leader du prolétariat mondial comme on le qualifiait, toute attitude bonne ou mauvaise, vis-à-vis de Vladimir Lénine et de tout ce qui le symbolisait avait son prix. Le simple fait d’évoquer son nom plaisait aux oreilles de chaque Soviétique surtout quand cela venait d’un étranger. Vladimir Lénine fut en son temps pour 144

les communistes soviétiques, ce que les prophètes furent et demeurent pour les juifs, les chrétiens et les musulmans. Toute situation qui embarrassait un Soviétique, il renvoyait la réponse aux œuvres de Lénine où la réponse était censée se trouver. C’est pourquoi on entendait souvent « Lénine a dit comme ça, Lénine a fait comme ça, selon Lénine, d’après Lénine ». Cela était valable pour les intellectuels, les cadres du parti, les gens du peuple que pour les étrangers. Citons par exemple le cas intéressant d’un étudiant étranger en URSS dans les années 1970. L’intéressé avait des difficultés sur le plan scolaire. Une fois, il s’était mal préparé pour son examen en marxisme-léninisme. L’enjeu était grand. Il lui fallait coûte que coûte avoir la moyenne dans cette matière, au moins 3/5, conformément aux normes académiques, au risque d’être recalé. Ce qui l’obligerait à redoubler de classe l’année prochaine. Durant l’année scolaire, il fut un étudiant assidu et ponctuel bien qu’il fût peu brillant dans les cours. Cette attitude que le professeur de marxisme-léninisme appréciait en lui pouvait jouer en sa faveur lors de l’examen. Mais voilà, par un malheureux concours de circonstances, le professeur titulaire fut absent le jour de l’examen. Il était en mission. Le matin, l’étudiant se présenta dans la salle d’examen comme tous ses camarades, mais visiblement peu confiant en lui-même. Après avoir salué les membres de la commission d’examen, il tira au sort selon la règle une enveloppe qui contenait les questions auxquelles il devait répondre. Il s’assit à table, ouvrit l’enveloppe, prit connaissance des questions et se mit à préparer ses réponses. En plus du fait qu’il était peu intelligent, il bégayait encore. Lorsque son tour arriva, il prit place face aux membres de la commission et marqua un temps de pause sans dire mot. C’est alors que le président de la commission s’adressa à lui et dit : — Nous vous écoutons, camarade, si toutefois vous êtes prêt. Aussitôt, les larmes de l’étudiant ont commencé à couler comme s’il était pris d’un malaise. Paniqués, le président et les autres membres de la commission se précipitèrent sur lui et tentèrent de le faire relever. Le président lui demanda : — Camarade ! Qu’est-ce que vous avez eu ? Un malaise ? Une mauvaise nouvelle du pays, de votre famille ? — Non, camarade président, je n’ai pas de malaise physique, mais un grand malaise moral. — Bogé moïye (oh mon Dieu !) Qu’est-ce qui ne va pas ? — Quand je pense au rôle que le camarade Vladimir Illich Oulianov Lénine, guide du prolétariat international, a joué de son vivant pour la 145

libération des peuples opprimés du monde, je ne peux pas retenir mes larmes. Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Comprenezmoi, je ne peux pas me retenir de pleurer. — Imaginez que l’école que je fréquentais avant de venir en URSS porte le nom Lénine, le groupe d’étude dont j’étais membre porte le nom Lénine, mon pseudonyme c’est Lénine, l’une des questions auxquelles je dois répondre devant vous porte sur une remarquable œuvre de Lénine « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme25 ». — J’ai promis que si j’ai un garçon dans ma vie de lui donner le nom Lénine. Un Lénine « Noir » ! Quoi de plus normal que ça, camarades ! Non, ne riez pas ! Je suis sérieux. Voyez-vous combien de fois et combien de Lénine moi seul j’incarne ? — Décidément ! Votre état d’âme est compréhensible. Veuillez vous calmer. Prenez un verre d’eau, c’est important. — Merci ! Merci ! Camarde Président et membres du jury. — Nous vous comprenons. En fait, le sentiment que vous exprimez est partagé par des millions d’hommes et de femmes, d’ouvriers, de paysans et d’intellectuels à travers la planète. Le phénomène Lénine dépasse toute imagination humaine. Vous êtes un léniniste convaincu, cela se voit, dit le président de la commission. Il revint à un membre de la commission d’ajouter : — Un vrai léniniste ! Bravo jeune homme, bravo ! Mais qu’allonsnous faire maintenant, étant donné que le camarade est sous le coup de l’émotion ? demanda-t-il. — Qu’est-ce que nous pouvons de plus exiger de lui en marxismeléninisme plus que sa conviction sur laquelle il n’y a pas de doute ? — Rien ! Rien ! répondirent les autres membres de la commission tous émus. À l’unanimité donc, la commission décida de lui donner la plus haute note requise 5/5 « Otlitchino ». L’étudiant s’est vu ainsi récompensé d’une note qu’il n’avait vraiment pas méritée. Certes, le dogme et le formalisme communiste avaient force de loi. Et comme dit un adage français, tous les moyens sont bons pour réussir. Dans un tout autre domaine, le domaine foncier, il faut faire remarquer que la terre était depuis la Révolution d’octobre 1917 la propriété exclusive de l’État, régie par un droit foncier de type nouveau. En accord avec le principe du collectivisme, il n’y avait ni agriculteurs, ni planteurs, ni éleveurs privés. À leur place, il y avait les [25] V I Lénine : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme écrit en 1916 et publié en 1917.

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fermes d’État appelées Sovkhozes et les coopératives des paysans et des éleveurs appelées Kolkhozes. L’économie agricole reposait sur ces deux formes de collectivisation que l’État secourait en cas de faillite. Concernant le domaine de l’habitat, le principe était le même. Un individu ne pouvait à lui seul disposer d’une maison entière comme sa propriété privée à l’époque de la Révolution. En revanche, il était possible dans certaines conditions d’acquérir un appartement de ville ou une Datcha [petite maison de campagne]. C’est l’État qui logeait tous les citoyens sans égard à leurs revenus ou leurs statuts sociaux (Ouvriers, paysans, artisans, bureaucrates). En accord avec ce principe, il n’y avait pas à l’époque de sans domiciles fixes (SDF) dans ce pays de 280 millions d’habitants. Cependant, le principe d’égalité ne fut pas absolu, car les logements de haut standing n’étaient pas attribués à tout le monde. Comme dans toutes les sociétés, la société soviétique avait elle aussi ses privilégiés, les hauts cadres et dirigeants du parti et de l’État. Rappelons par exemple que Staline est mort le 5 mars 1953 dans sa datcha de Kountsëvo dans la banlieue de Moscou. Le régime soviétique avait pris sa politique de logement comme un acquis du socialisme et en fit un élément de propagande vis-à-vis de l’Occident où l’inégalité dans ce domaine était admise comme principe. Dans le domaine de la téléphonie, le réseau s’est développé très lentement en raison sans doute du principe de planification. Ainsi, dans certaines agglomérations, l’installation d’une ligne téléphonique pouvait prendre plusieurs années. Lorsqu’on demandait à quelqu’un pourquoi il n’a pas de téléphone à domicile, il répondait : — Ma demande a peu de chance d’être examinée avant plusieurs années. Comme il y a le réseau public qui couvre largement la ville, ça ne sert à rien de se casser la tête, vraiment ! Il faut dire qu’avec le coût modéré dans les cabines publiques, juste deux centimes de rouble pour un appel illimité dans le temps, le luxe d’avoir un téléphone à domicile n’est pas en vérité un objectif pour moi. Quant au secteur du transport, il fut sous le régime soviétique l’un des mieux organisés qui était en constante modernisation. Le pays disposait d’une compagnie aérienne Аэрофлот qui desservait son immense territoire grand comme un continent et le reste du monde. Une ligne régulière était ouverte entre Moscou et Conakry avec un vol par semaine. Après l’éclatement de l’Union dans les années 1990, cette liaison sera interrompue en même temps que la réduction du nombre d’étudiants guinéens dans ce pays. Des mesures qui résultaient du désengagement de

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la nouvelle Russie, héritière de l’Union soviétique dans plusieurs domaines sur la scène internationale. Le transport fluvial quant à lui était assuré par la compagnie « Mo рфлот » qui était en pleine expansion. Le réseau ferroviaire n’avait rien à envier à ceux des pays occidentaux. Vu l’immensité du territoire, il fallait créer plus de confort à l’intérieur des trains de transport des personnes, car il fallait tout une semaine, voire plus pour atteindre certaines destinations. Ainsi, pour les trains long-courriers, il y avait des cabines avec des lits superposés. À bord, il y avait des restaurants, des bars, des boutiques, des coins pour les fumeurs. Les journaux et des revues comme Pravda, Izvestia, Moskovskiè Novostis, Komsomoleste étaient fournis gratuitement aux passagers à bord. Le réseau métropolitain existait dans toutes les capitales des Républiques fédérées. Celui de Moscou était considéré comme le meilleur au monde de par son étendue et ses architectures qui faisaient de chaque station un chef-d’œuvre unique en son genre. Chacune était construite dans un style qui rappelait l’histoire du pays, la Révolution socialiste ou la vie des grands hommes russes et soviétiques. Le transport urbain par métro, autobus, trolleybus et tramways était moins cher. Le ticket pour un aller simple coûtait cinq centimes de rouble (5kopeks), quels que soient la distance et l’itinéraire ; 100 kopeks font 1 rouble. La validité du ticket de transport n’était pas limitée dans le temps. Par exemple, lorsqu’un passager prenait un ticket de métro à 5 heures du matin à l’ouverture du réseau, il pouvait circuler toute la journée à l’intérieur avec la possibilité de changer de lignes. Ce ticket restait valable jusqu’à la fermeture à 23 heures à condition que le passager ne sorte pas du métro. À titre de comparaison, un ouvrier qui n’avait qu’un trajet aller-retour par jour de son domicile à son lieu de travail dépensait 10 kopeks par jour. Ce qui lui revenait à trois 3 roubles par mois et à 36 roubles par an. Ce calcul c’est comme si l’intéressé travaillait 7 jours/7 durant l’année. Mais, lorsqu’on déduit les week-ends, les jours fériés, les jours de congés et de maladie, le coût du transport devenait insignifiant. L’abonnement mensuel, bimensuel, trimestriel, semestriel ou annuel permettait encore de réduire le coût du transport. Après la désintégration de l’URSS et avec la dévaluation continue du rouble, le ticket pour les transports publics qui coûtait 5 kopeks dans les années 1970 et 1980 coûte 30 roubles en 2021. De ce fait, le prix d’un ticket de transport public en 2021 pour un seul voyage aurait permis dans les années du communisme de voyager 600 fois. Cette comparaison est aussi valable pour tous les produits de consommation et de bien-être. 148

Comme autres facilités, il faut noter que le logement et la santé étaient gratuits pour tous les citoyens. Dans le domaine de l’éthique, le citoyen soviétique se distinguait par son éducation et sa morale communiste, son patriotisme exacerbé, sa résignation face à son destin, par la peur de la loi, de la milice et du KGB. La discipline et le respect de l’autre étaient la règle d’or dans la société soviétique. Autre fois en Union soviétique, les gens se vouvoyaient en signe de respect sans distinction de statut, de grade ou d’âge. Lorsque nous venions d’arriver à Moscou en 1979, nous ne comprenions pas qu’un général puisse vouvoyer un subordonné, et encore moins un auditeur. Mais, c’était ça une particularité du Soviétique. En réalité, il n’y avait rien d’étonnant en cela quand chacun appelait l’autre camarade. Le civisme ou la discipline du Soviétique se remarquait encore plus dans les transports publics où chacun se plongeait dans sa lecture pour ne pas déranger l’entourage. Quand des gens parlaient entre eux, ils prenaient toujours soin de ne pas élever la voix. Au cas contraire, ils se faisaient rappeler aussitôt à l’ordre. Quelqu’un leur demandait courtoisement de baisser la voix en disant : — Jeunes gens, du silence s’il vous plait ! (Ribiyata pa tishé pajalouista). S’il s’agissait des gens d’un certain âge, emportés par l’ambiance on disait également : — Camarades du silence ! (Tavarichis pa tishé). Ce simple rappel suffisait pour les amener à se taire. Cette éducation communiste était ancrée dans les consciences à un tel niveau que le citoyen soviétique passait pour une personne sans ambition. Dans le domaine du bien-être, avoir par exemple une voiture à l’époque ne fut pas une passion ou une nécessité pour un grand nombre de citoyens même ayant les moyens. Comme cela peut paraître bizarre, il y avait en fait trois raisons possibles en cela. D’abord, parce que le transport public était développé de sorte que ça ne valait pas la peine de se compliquer autrement la vie. Quand on sait qu’avoir une voiture nécessitait un parking, d’aller chaque fois chez le mécanicien et à la pompe pour mettre du carburant. Aussi, ce n’était pas tout citoyen qui pouvait s’offrir le luxe de payer une voiture dans le salaire qu’il percevait pour sa subsistance et celle de sa famille s’il en avait. Enfin, après 62 ans d’éducation communiste, de lutte contre le capitalisme et l’embourgeoisement, nombreux étaient ceux qui préféraient vivre dans la simplicité et mener une vie modeste. Un jour, un collègue auditeur rencontra un éminent professeur de droit constitutionnel en train de marcher et le salua. Après, il lui demanda 149

pourquoi il n’achète pas de voiture en sa qualité de grand scientifique (savant) pour faciliter ses déplacements et pour son loisir personnel. En réponse, le professeur sourit et lui dit : — Camarade ! Vous avez vu comment le transport est développé dans notre pays. Je vais où je veux, quand je le veux et à un coût moins cher. Je loge à proximité d’une station de métro qui est le terminus de plusieurs lignes de bus, de tramways et de trolleybus. Chaque matin, j’ai le choix d’emprunter l’un ou l’autre moyen jusqu’à mon lieu de travail. De même, à la fin de chaque journée de travail, je n’ai aucune difficulté à regagner mon domicile ou faire des courses si j’en ai. — Comment faites-vous lorsque vous recevez un visiteur étranger ? — Mais, cela ne pose aucun problème, il fait comme moi. C’est aussi simple que ça, camarade. Alors, qu’est-ce que j’ai à faire avec une voiture ? Professeur, oui, je le suis, et après ? Un professeur est avant tout un citoyen, un communiste. Je suis professeur à l’école, mais pas dans mon mode de vie. Souvenez-vous que le camarade Vladimir Lénine dont tout le monde parle aujourd’hui a mené une vie simple. Il était un homme humble, sans ambition. Avant lui, il en fut de même pour Karl Marx et Frederick Engels qui étaient pourtant issus comme Lénine en Russie, de la haute bourgeoisie allemande de leurs époques. Tandis que moi je ne suis qu’un fils de prolétaire sans passé glorieux. C’est grâce à la Révolution que je suis devenu un citadin et aujourd’hui, professeur, sinon je vivrais aujourd’hui en campagne. N’avez-vous pas appris que la plupart des enfants de Karl Marx sont morts de faim ? Comprenezvous ? Ce témoignage d’un représentant de l’intelligentsia fut la preuve que l’instruction n’était pas forcément un critère de richesse dans les pays communistes. Les scientifiques étaient d’ailleurs des gens qui menaient des trains de vie modestes. Ils étaient pour la plupart sans complexe et sans prétention. Un autre exemple qui parle de la simplicité des intellectuels soviétiques. Les professeurs et enseignants appelaient leurs sacs de travail science et vie (Nawouka i giznyi). Pourquoi science ? Parce que ces sacs servaient à transporter des livres, des revues scientifiques et des cahiers de préparation. Et pourquoi vie ? Parce que les mêmes sacs étaient utilisés après le travail pour transporter à la maison des denrées alimentaires. Avec le temps et à force de transporter tous les jours des charges, ces sacs se déformaient. Alors, pour éviter qu’ils ne s’ouvrent à chaque instant et déverser leurs contenus, il fallait appuyer le doigt sur le crochet. Cette habitude créa chez beaucoup de Soviétiques un réflexe, celui de 150

maintenir l’index sur le crochet du sac même si celui-ci était neuf. Il n’était pas donné à un étranger de remarquer ce genre de comportement devenu instinctif pour les Soviétiques. Pour les mêmes raisons, on ne pouvait pas voir un Soviétique, homme ou femme, qui ne portait pas un sac à main, même en plastique. C’est le colonel Nikityne qui nous donnait des cours de topographie militaire qui nous raconta un jour cette réalité sous forme d’anecdote comme pour dire combien les Soviétiques étaient simples dans leurs modes de vie. Alors pour moi, rappeler tout ça aujourd’hui après 42 ans est une façon de rendre hommage à ce peuple, à sa culture et à son génie créateur. À l’époque en URSS, il y avait des mots qui n’existaient pas dans le vocabulaire comme chômeur, sans emploi ou sans domicile. Le principe défini par Lénine de chacun selon sa capacité, à chacun selon son travail était bien appliqué, même aux prisonniers. Avec ce principe, il n’existait pas, sous le socialisme d’exclusion flagrante ni d’égalité absolue. Autre domaine non moins important de la vie des Soviétiques, fut celui des loisirs, des arts et des sports. Malgré le manque d’ouverture du pays, l’URSS avait peu de choses à envier à l’Occident dans ces domaines. La seule différence tenait au fait que le sportif, l’artiste, le créateur soviétique travaillait pour l’honneur de la patrie et de la collectivité dont il émanait. Il se contentait dans la plupart des cas d’un simple certificat que lui délivrait la direction de son entreprise ou de simples compliments. À l’inverse, le sportif, l’artiste ou le créateur occidental défendait d’abord son intérêt personnel, venait ensuite l’honneur de son pays. En Union soviétique à l’époque, le sport fut sinon une obligation pour tous, du moins une nécessité pour maintenir la meilleure forme physique et morale de travail. Le sport faisait alors partie des critères d’éducation communiste. C’est pourquoi il existait une émission radio télévisée appelée réveil musculaire (Outréniaya Zaridka). Elle passait chaque matin à la radio et à la télévision pour permettre aux gens d’être en forme avant de se rendre sur leurs lieux de travail. Cet engouement populaire pour le sport explique sans doute aussi les palmarès des athlètes soviétiques lors des compétitions sportives au niveau européen et mondial. La richesse culturelle de l’URSS avec plus de cent nations et nationalités se réclamant de l’Europe et de l’Asie, fut un atout fort pour créer à l’intérieur de l’Union un climat qui devrait faire oublier aux citoyens qu’ils étaient enfermés. Ils n’avaient pas le droit d’aller à l’étranger, à l’exception des pays socialistes ou lorsqu’ils étaient en mission officielle. Un manque à gagner qu’il fallait compenser à 151

l’intérieur de l’Union. C’est pourquoi chaque année, on organisait à Moscou un rendez-vous des peuples de l’Union pour l’exposition des réalisations agro-industrielles et culturelles des quinze Républiques fédérées. Les voyages à l’étranger constituaient un domaine réservé aux missions officielles, de sécurité ou de coopération. Les visites privées à l’étranger étaient en grande partie des visites familiales préparées de longue date et soumises à beaucoup de conditions. Une mesure destinée à prévenir l’exil et la dissidence des nostalgiques et de tous ceux qui en avaient assez de vivre en vase clos. Concernant les documents de voyage, il existait en URSS trois types de passeports, le passeport ordinaire délivré à chaque citoyen dès l’âge de 16 ans, le passeport destiné aux voyages à l’étranger et le passeport diplomatique. Tous ceux qui sortaient du pays, pour quelle que raison que ce fut, en mission officielle ou à titre privé, savaient qu’ils étaient dans le collimateur du KGB dont chaque citoyen, par devoir patriotique était membre connu ou anonyme. Du moins, ce qu’on croyait et ce qui se disait à l’étranger. Dans la sociologie de la société soviétique d’antan, les personnes du troisième âge occupaient une place importante. Ces anciens ouvriers, fonctionnaires, paysans, vétérans de guerres, artistes nostalgiques de leurs temps formaient un grand réseau de renseignement au compte du KGB, de la milice et du parti. C’est en fait, le type d’urbanisation qui facilitait la mission d’observation de cette nébuleuse. Les devantures des habitations leur servaient de lieu de repos, de causerie et d’observation. Une sorte de jardin aménagé qu’il fallait traverser pour accéder à l’ascenseur ou aux escaliers des immeubles. De sorte que personne ne pouvait entrer ni sortir d’un immeuble communautaire, d’un foyer d’étudiants ou d’ouvriers sans être vu par ces personnes qui dans l’indifférence observaient et rapportaient tout. Les gens de couleur, comme on les appelle, en Occident, c’est-à-dire les Noirs, étaient les plus exposés surtout au printemps, en été et en automne où on ne porte pas les vêtements d’hiver qui cachent le corps. Ce système de contrôle faisait que peu de crimes restaient impunis et non élucidés. En URSS à l’époque, si une enquête policière n’aboutissait pas, c’est parce que la milice, le KGB, le parquet et le pouvoir politique ne le voulaient pas. Sinon dans les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, le ou les auteurs étaient appréhendés même si l’infraction a été commise dans les conditions d’absence de témoignages. Il en était de même dans les pays à orientation socialiste comme la République populaire et révolutionnaire de Guinée, où chaque individu constituait un maillon de la chaîne sécuritaire et de renseignement. C’est surtout la peur 152

du régime qui justifiait cet engagement citoyen et militant. En ce qui concerne le KGB, disons que cette institution était reconnue par toutes les agences de renseignement du monde comme un service redoutable. Ses méthodes d’action qui pouvaient paraître souvent simplistes et rudimentaires étaient pourtant très efficaces. Le service de contreespionnage soviétique comptait plus de personnes que ses homologues américain, français, anglais, allemand, espagnol, chinois, yougoslave ou israélien. Sur le plan morphologique, beaucoup de gens pensaient que les Soviétiques étaient tous des gens de constitution physique robuste. Un tel jugement était fondé sur le fait que les citoyens soviétiques qui avaient le privilège de partir à l’étranger dans le cadre de la diplomatie, de la coopération ou des visites familiales étaient pour la plupart des gens d’un certain âge. En raison du fait que tout le monde n’avait pas la chance de se rendre en URSS, beaucoup finissaient par croire en cette idée. Lorsque nous étions enfants en Guinée, nous avions la même perception des diplomates, professeurs et coopérants soviétiques. On les appelait tous Russes. L’appellation soviétique n’était que dans les documents officiels. C’est lorsque nous sommes arrivés à Moscou en 1979, que nous avons constaté que les nations de l’Union soviétique étaient diverses. Aussi, en URSS, la méfiance et la haine vis-à-vis de l’Occident étaient telles que même les conducteurs de train qui se rendaient dans les capitales occidentales comme Berlin, Rome, Paris, Bruxelles restaient dans l’enceinte des gares. S’ils avaient besoin des articles pour euxmêmes ou pour leurs familles, ils remettaient discrètement l’argent à quelqu’un qui les chercherait en ville si ces objets ne se trouvaient pas dans les boutiques de la gare. On mettait tout en œuvre pour protéger les citoyens soviétiques de l’influence de l’idéologie occidentale capitaliste. C’est pourquoi les gens étaient précautionneux et évitaient de prendre des risques. Le régime alimentaire en Union soviétique était très varié et les produits étaient accessibles pour tout le monde. On trouvait un peu de tout dans les magasins. Mais, le seul problème était que la quantité par personne était limitée en raison du principe socialiste de répartition défini par Lénine. Ce principe ne voulait privilégier personne ni priver personne. Chacun devait être servi dans les limites des stocks disponibles. Ce rationnement obligeait les gens à sillonner les magasins dans l’espoir de tomber sur des articles et des produits de luxe locaux ou importés. Plusieurs pays de l’Europe de l’Est dont la République démocratique allemande (RDA), la 153

Bulgarie, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Yougoslavie, la Roumanie et même la Chine avaient ouvert des magasins spécialisés à Moscou et dans d’autres villes de l’Union dans le cadre de la coopération économique entre pays socialistes. Ces magasins étaient surtout fréquentés par ceux qui n’avaient pas l’opportunité de se rendre à l’étranger. La raison en cela était aussi le fait que les Soviétiques accordaient peu d’importance à tout ce qui était produit chez eux. La majorité d’entre eux adorait et préférait ce qui venait d’ailleurs, qui était produit ailleurs ou qui portait une étiquette étrangère. Il suffisait donc de coller l’insigne d’une marque étrangère connue sur un article même produit en URSS pour qu’il attire les gens. Une naïveté devenue culturelle à l’époque chez le citoyen soviétique que les groupes et les réseaux mafieux n’ont pas manqué d’exploiter. Alors, pour satisfaire aux besoins des diplomates et des touristes étrangers, il existait à Moscou et dans certaines autres villes, des magasins spécialisés appelés « Beryozka ». On trouvait dans ces magasins toutes sortes de produits et d’articles locaux et importés de qualité comme la viande, le poisson, le fromage, le vin, le beurre, la cigarette, les produits laitiers, les fruits exotiques, les appareils audiovisuels, les objets de toilette et les vêtements, etc. La monnaie utilisée dans les bériozkas pour les achats était le rouble lourd que le Soviétique ordinaire n’avait pas le droit de posséder. Au moment où la police économique luttait contre la contrebande et la spéculation, ce double système monétaire et commercial avait entraîné la formation de groupes mafieux à travers le pays. Les produits de luxe payés dans les bériozkas faisaient l’objet de spéculation. Cela a favorisé également le trafic de devises étrangères et du rouble lourd. À l’époque, le citoyen soviétique avait tellement envie de découvrir les réalités d’ailleurs qu’il prenait pour meilleur tout ce qui provenait de l’étranger ou qu’on disait provenir de l’étranger. En conséquence, les gens étaient prêts à acquérir à n’importe quel prix de tels articles. En revanche, les articles « Made in URSS » attiraient moins, sinon pas grand monde, quand bien même le pays avait réalisé des progrès dans certains domaines en améliorant la qualité des produits. Les produits qui faisaient la renommée de l’URSS à l’époque étaient la vodka, le champagne, le réfrigérateur Mockba, nom de Moscou en russe, et le caviar, etc. Qu’en était-il des conditions de séjour et de vie des étudiants étrangers en URSS dans les années communistes ? Il faut rappeler que dans le cadre de son programme d’assistance aux pays en voie de développement, l’Union soviétique offrait chaque année des milliers de 154

bourses aux étudiants et chercheurs étrangers. Dans les contrats conclus avec les différents pays, l’URSS prenait en charge le premier et le dernier voyage, les frais d’hébergement, la couverture médicale, les fournitures scolaires, les indemnités d’expatriation, les frais de stages durant le cycle. De leur côté, les États tiers payaient selon leurs moyens des compléments de bourses à leurs étudiants et chercheurs à travers leurs représentations diplomatiques. Chaque année, les États qui en avaient les moyens organisaient des vols charters pour transporter leurs étudiants à l’aller et au retour pendant les vacances scolaires. À défaut, ils leur payaient des billets d’avion ou organisaient à leur intention des colonies de vacances en URSS. En ce qui concernait les étudiants et auditeurs guinéens sous la première République, c’est la compagnie nationale Air Guinée qui assurait leur transport à la charge de l’État. Il arrivait aussi de faire endosser les billets par la compagnie soviétique Aeroflot. En raison de la modestie des indemnités que l’État soviétique payait aux étudiants étrangers et des difficultés que leurs propres États avaient pour les entretenir, certains se voyaient contraints de passer par le système (D), c’est-à-dire se débrouiller. Mais comment se débrouiller dans un pays où l’étranger n’avait pas le droit de travailler ? Où toutes activités lucratives étaient interdites aux particuliers ? Et pourtant, ni la vigilance du KGB ni celle de la milice ou des services de douanes n’ont pu empêcher l’économie parallèle de se former et se développer dans le pays au fil des ans. Pour rappeler ce paradoxe, en URSS il y avait tout, mais on préférait tout ce qui venait de l’étranger, des objets de luxe aux articles les plus ordinaires, comme les jeans, pull-overs, chaussures, chemises, chewinggums, vins, disques-platines, appareils photo, journaux de mode, cassettes audiovisuelles, montres et même les sacs plastiques qui servaient ailleurs d’emballage, etc. Dans la vie quotidienne, les actes ostentatoires de discrimination envers les étrangers n’étaient pas chose courante. Par le nombre des étrangers noirs, asiatiques, latino-américains ou européens de l’Est, on voyait en cela le signe de la puissance de l’URSS, l’efficacité de sa politique de coopération. Les auteurs d’actes de discrimination envers les étrangers étaient sévèrement punis au nom de l’amitié des peuples et de la morale socialiste. D’une façon générale, le citoyen soviétique, les membres du Parti communiste et les représentants de l’État, mais surtout les intellectuels, étaient soucieux de préserver l’image du pays aux yeux des autorités des pays amis qui y envoyaient leurs étudiants et leurs chercheurs. Cependant, du fait 155

qu’aucune société n’est parfaite, on notait de temps en temps des actes isolés d’agression ou de provocation à connotation raciste et xénophobe. Les auteurs de ces faits étaient le plus souvent des alcooliques ou des éléments néonazis. Mais, quel que soit l’état d’ivresse d’un Soviétique, lorsque la personne agressée déclarait qu’elle venait d’un pays socialiste ou à orientation socialiste, il le laissait en paix ou changeait de ton à son égard. Il l’appelait désormais ami (Drougue) ou parent (Zimiliyake). Les personnes qui se montraient attentives envers les étrangers étaient les personnes âgées. En période hivernale, elles se demandaient comment les gens des pays tropicaux supportaient l’hiver rude. Lorsqu’elles rencontraient un étranger, elles le taquinaient en disant : » alors camarade, comment c’est l’hiver ? Pour vaincre l’hiver, il faut bien manger et s’habiller chaudement, car le froid peut avoir des conséquences postérieures. Ne vous comparez pas à nous qui sommes nés ici. Quant à vous, vous venez de pays tropicaux où il fait chaud, n’estce pas (Pravda) ? » Soucieux de l’image du pays et du régime soviétique, les intellectuels posaient souvent des questions aux étrangers pour requérir leurs sentiments, pour savoir surtout quel jugement ils portaient sur le socialisme. Quel était leur choix entre le socialisme et le capitalisme, entre les USA et l’URSS ? Qu’est-ce qui leur plaisait ou déplaisait en URSS ? Cette pratique de sondage d’opinion informelle était courante en Union soviétique. Elle permettait aux cadres dirigeants du parti et aux services de renseignement, déguisés en simples citoyens, de prendre des mesures, afin de corriger autant que possible l’image du pays. Cependant, le citoyen soviétique se méfiait assez des étrangers. Une méfiance basée sur la peur d’être accusé d’intelligence avec l’étranger ou d’activités illicites comme la contrebande, la spéculation, les trafics de tous genres, passibles de poursuites. C’est en raison de cela qu’il régnait à l’époque un climat de psychose au point que tout étranger en URSS était supposé être au service de la CIA américaine, de la DST française, du M.I.6 britannique ou des services secrets d’autres pays occidentaux. Afin de ne pas s’attirer des ennuis, les gens étaient obligés de cacher leurs relations personnelles, qu’elles soient d’ordre sentimental ou amical. De même, tout Soviétique et tout étranger résidant ou en provenance de l’URSS étaient par stéréotype traité de la même façon en Occident comme s’il était un agent du KGB. Lorsque quelqu’un devait faire un cadeau à un citoyen soviétique, quelles que fussent sa valeur et sa nature, le généreux donateur ne pouvait pas le faire en présence d’une 156

tierce personne. Si c’était le cas, l’offre était rejetée sans ménagement par le bénéficiaire qui tenait ici à prouver son intégrité et sa bonne moralité communiste. Il devait donner l’illusion qu’il ne s’agissait pas d’un acte de corruption passive. Quand bien même l’offre se faisait sans témoin, la première réponse était toujours non, comme s’il se sentait surveillé par des caméras invisibles. Cependant, si le donateur insistait trop, le bénéficiaire disait enfin : — Bon d’accord, grand merci ! Seulement, ne le dis à personne. Que ça reste entre nous. Personne d’autre ne doit le savoir. — Mais, pour qui tu me prends donc ! On ne peut pas faire de plaisir à un ami ? C’est quoi ça ? répliquait l’interlocuteur. — Mon cher ! Comprends-moi bien. C’est notre société qui est ainsi. Tu ne peux rien y changer, et moi, encore moins. Il y avait autrefois en URSS d’un côté le militant communiste lié par l’idéologie, l’éthique et les principes d’intégrité morale de la société socialiste. De l’autre côté, l’homme tout court, le citoyen dans sa conception naturelle, attirés par le bien-être, qui avait besoin de tisser des relations humaines normales avec des gens d’autres horizons. Qui voulait s’affirmer dans son être social, relationnel et universel. Qui n’entendait pas se soumettre à des restrictions, quant à sa vision du monde et à ses ambitions d’homme libre. Les représentants de l’administration à tous les niveaux mettaient tout en œuvre afin que le séjour des étrangers diplomates, étudiants ou touristes se passe dans de bonnes conditions. Mais le jour où un étudiant obtenait son diplôme ou quand la mission d’un diplomate arrivait à son terme, tout changeait ce jour-là pour lui. Les représentants de l’administration adoptaient dans bien des cas une autre attitude envers lui. Il fallait qu’il s’en aille vite, au risque de vivre dans l’illégalité et dans la clandestinité avec tous les risques que cela comportait. Sans statut légal, il n’y avait pas de ressources légales. Sans ressources légales, l’individu s’exposait à des poursuites pénales ou administratives. Malgré l’étendue de sa sphère de coopération, l’URSS n’avait pas une politique de suivi et d’accompagnement des cadres formés dans ses écoles dans leur vie future, une fois rentrés dans leurs pays. C’est pourquoi de nombreux étudiants et chercheurs ne manquent pas de critiquer l’URSS et son système malgré l’instruction qu’ils y ont reçue. Aux yeux de celui qui ne connaît pas l’URSS, cela peut paraître curieux. Mais lorsqu’on regarde de près les choses, on se rend compte que cela résultait de la façon dont l’administration officielle se débarrassait des gens en fin d’études ou de missions diplomatiques. Or, dans les relations 157

humaines, le premier contact et les derniers sentiments d’un étranger sont déterminants pour juger un pays, une communauté, une administration. À propos, il existait une opinion qui disait que pour former des capitalistes, il fallait les envoyer étudier dans les pays socialistes et pour former des socialistes, il fallait les envoyer étudier en Occident. C’est pourquoi l’URSS n’est jamais parvenue à imposer son système dans les pays pour lesquels elle a pourtant formé des centaines de milliers d’étudiants et de chercheurs, de cadres politiques, de syndicalistes, de membres des forces de défense et de sécurité. Les restrictions et les privations qui existaient sous le socialisme incitaient plutôt au capitalisme les étudiants étrangers qui se voyaient obligés de se livrer à des activités prohibées par la loi pour améliorer leur condition de vie. En conséquence, beaucoup d’élèves étrangers se faisaient arrêter et condamner pour spéculation, contrebande et trafics de tous genres. De l’autre côté du rideau en Occident, l’inégalité et la discrimination institutionnalisées inspirent un esprit révolutionnaire aux étudiants et chercheurs étrangers qui peinent à se trouver une place dans cette société où l’argent « Roi » fait toujours la loi. La société libérale étant fondée sur les différences et les inégalités entre les couches sociales. Alors, tous ceux qui viennent dans les pays capitalistes avec l’espoir d’y trouver le mieux-être sont le plus souvent déçus. Si les étrangers ne pouvaient travailler en URSS en raison de la nature du régime, cette possibilité existait en occident en revanche. Mais, là aussi pour du travail subalterne, nettoyage ou gardiennage. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’étranger ne pouvait prétendre qu’à un statut de second rang. En Occident pour accéder à certains niveaux de responsabilité, il ne faut pas être de n’importe quelle origine et ne pas avoir n’importe quelle référence académique. Dans le domaine de la croyance, l’avènement du régime communiste eut raison en URSS des traditions chrétiennes, orthodoxes, juives et musulmanes et autres des divers peuples et nations d’Europe et d’Asie qui la composaient. On se souvient que dès la victoire de la Révolution bolchevique, en 1917, la conception matérialiste du monde mise au point par Karl Marx, Frederick Engels et Vladimir Lénine se révéla incompatible avec la religion qui à la base, est fondée sur des principes idéalistes, tandis que le marxisme accorde la primauté à la matérialité du monde. Alors que le vieux système capitaliste s’inspirait de la religion et l’utilisait pour asseoir certaines bases sociales et politiques, en dépit du principe de laïcité, c’est-à-dire la séparation entre l’État et la religion. En

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revanche, les régimes socialistes et leurs idéologues considéraient la religion comme une erreur de l’histoire. Les Prophètes leur apparaissaient comme de simples philosophes de leurs temps avec certes des qualités d’orateurs et de meneurs d’hommes. À propos justement de la religion, voilà ce que Karl Marx écrivait : — « … nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en genre la critique de la vallée des larmes dont la religion est l’auréole. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple…26 » Dans le même ordre d’idées, Vladimir Lénine écrivait aussi à propos de la religion : — « … Le Prolétariat révolutionnaire finira par imposer que la religion devienne pour l’État une affaire vraiment privée. Et dans ce régime politique débarrassé de la moisissure médiévale, le prolétariat engagera une lutte large et ouverte pour la suppression de l’esclavage économique, cause véritable de l’abêtissement religieux de l’humanité. La religion est un des aspects de l’oppression spirituelle qui accable toujours et partout les masses populaires, écrasées par un travail perpétuel au profit d’autrui, par la misère et l’isolement. La foi en une vie meilleure dans l’au-delà naît toute aussi inévitablement de l’impuissance des classes exploitées dans leur lutte contre les exploiteurs que la croyance aux dieux, aux diables, aux miracles naît de l’impuissance du sauvage dans sa lutte contre la nature. À ceux qui peinent toute leur vie dans la misère, la religion enseigne la patience et la résignation ici-bas, en les berçant de l’espoir d’une récompense céleste. Quant à ceux qui vivent du travail d’autrui, la religion leur enseigne la bienfaisance ici-bas, leur offrant ainsi une facile justification de leur existence d’exploiteurs et leur vendant à bon compte des billets donnant accès à la félicité divine. La religion est l’opium du peuple. La religion est une espèce d’alcool spirituel dans lequel les esclaves du capital noient leur image humaine et leur revendication d’une existence tant soit peu digne de l’homme. La séparation complète de l’Église et de l’État, telle est la revendication du prolétariat socialiste à l’égard de l’État et de l’Église moderne. Par rapport au parti du prolétariat [26] Karl Marx : Critique de la philosophie du droit d’Hegel, 1844, Trad. M. SimonAubier, 1971, pp. 51-53.

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socialiste, la religion n’est pas une affaire privée. Notre Parti est une association de militants conscients d’avant-gardes combattant pour l’émancipation de la classe ouvrière. Cette association ne peut pas et ne doit pas rester indifférente à l’inconscience, à l’ignorance ou à l’obscurantisme revêtant la forme de croyances religieuses. Nous réclamons la séparation complète de l’Église et de l’État afin de combattre le brouillard de la religion avec des armes purement et exclusivement idéologiques : notre presse, notre propagande. Mais notre association, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie lors de sa fondation s’est donné pour but, entre autres, de combattre tout abêtissement religieux des ouvriers. Pour nous, la lutte des idées n’est pas une affaire privée, elle intéresse tout le Parti, tout le prolétariat. Le prolétariat révolutionnaire finira par imposer que la religion devienne pour l’État une affaire vraiment privée. Et, dans ce régime politique débarrassé de la moisissure médiévale, le prolétariat engagera une lutte large et ouverte pour la suppression de l’esclavage économique, cause véritable de l’abêtissement religieux de l’humanité…27 » Comme il en découle de ces positions très tranchées de Marx et de Lénine, il est clair que les États socialistes sous la direction des partis communistes et socialistes ont combattu de façon radicale la religion sous toutes ses formes. Alors, être communiste sous ces régimes autrefois signifiait être athée. On ne pouvait pas être communiste et croire en quelque chose d’immatériel comme Dieu. L’une des premières tâches de la Révolution socialiste consista en fait à renforcer cette conviction et cette vision. Par exemple en URSS, les églises, les mosquées, les synagogues et autres lieux de cultes furent détruits pour la majorité. Tous ceux qui échappèrent à cette mesure ont été soit fermés ou n’étaient plus fréquentés que par des personnes âgées. Des gens qui n’avaient plus rien à apporter à la société. Qui ne constituait plus une menace pour l’avenir de la nouvelle société socialiste. Cette approche qui découle du matérialisme philosophique de Karl Marx, fut un point de discorde entre l’aile dure de l’école marxiste soviétique et d’autres courants révolutionnaires, émanant d’autres cultures, d’autres civilisations et qui défendaient d’autres valeurs au même titre que le marxisme. Ce fut le cas par exemple du Parti

[27] Novaïa Jizn N°28 : Œuvres, tome. X (novembre 1905 juin 1906) V. Lénine, tome 10, PP. 65-69 (4e Ed. Russe).

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démocratique de Guinée (PDG-RDA) dont le secrétaire général était Ahmed Sékou Touré. Il faut rappeler que la doctrine de ce parti d’un pays africain de plus de 95 % de musulmans rejeta catégoriquement le matérialisme philosophique, sans toutefois renier les autres fondements du marxisme à savoir le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. Le PDG-RDA trouvait compatibles le matérialisme dialectique et historique et les valeurs des peuples de Guinée. Rappelons que toute la pensée philosophique de Karl Marx est résolument matérialiste. Comme il écrivait d’ailleurs dans le Manifeste communiste, rédigé peu avant les Révolutions de 1848, que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes28 ». Il fit aussi remarquer dans ses thèses sur Feuerbach que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer29 ».

Les trois plus grandes figures du socialisme scientifique et de l’International socialiste : Karl Heinrich Marx, Friedrich Engels et Vladimir Ilitch Olianov Lénine.

C’est en cela que le marxisme peut être vu comme un dépassement de la philosophie. Marx ayant remis la dialectique hégélienne sur pieds estima donc que c’est la matière qui est la donnée première et non l’esprit, c’est-à-dire que le mouvement de la pensée n’est que le reflet du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. Il rompt avec l’idéalisme de la phénoménologie de l’esprit du philosophe allemand, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) dont l’œuvre [28] Karl Marx : Manifeste communiste, 1848. [29] Karl Marx : Thèses sur Feuerbach.

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postérieure à celle d’Emmanuel Kant (1724-1804) fut l’une des plus représentatives à l’époque de l’idéalisme allemand et qui eut une influence décisive sur l’ensemble de la philosophie contemporaine. Hegel enseigne la philosophie sous la forme d’un système de tous les savoirs suivant une logique dialectique. Le système présenté comme une phénoménologie de l’esprit, puis comme une encyclopédie des sciences philosophiques, titres de deux de ses ouvrages qui englobent l’ensemble des domaines philosophiques, dont la métaphysique et l’ontologie, la philosophie de l’art et de la religion, la philosophie de la nature, la philosophie de l’histoire, la philosophie morale et politique ou la philosophie du droit d’Hegel, ainsi que l’idéalisme allemand pour lequel les objets sont de simples copies de “l’idée” et pour lequel le “mouvement réel” de l’esprit absolu dans l’histoire (Hegel) ne prend conscience de lui-même que dans la conscience du philosophe. Le matérialisme selon Marx ne s’arrête pas à la dimension purement physique de l’homme, comme c’était le cas de ses prédécesseurs. Marx insiste sur le matérialisme social qui réalise l’homme, c’est-à-dire toutes les relations sociales qui le construisent (la famille, les rapports hiérarchiques, la réalisation objet de son travail au sein de la société et les formulations qu’il en donne, etc.). Pour Marx, il n’existe pas une nature humaine, mais une condition humaine qui varie selon les époques. Il reproche à l’ancien matérialisme le fait qu’il conçoive l’être humain comme une abstraction et non comme le produit de l’ensemble de tous ses rapports sociaux, le fait qu’il ne serait pas historique, etc. Ce qu’il qualifie de matérialisme vulgaire par son aspect mécaniste. La Guinée ne laissa alors aucune place à l’athéisme, malgré l’option socialiste qu’elle adopta en 1958 et en dépit du caractère laïc de son État dont le principe est inscrit dans sa constitution. Cette partie de la philosophie marxiste fut rejetée aussi par les masses laborieuses de nombreux autres pays à travers le monde à cause de sa négation de Dieu et de ses attributs, ainsi que des religions. Dans de nombreux pays donc, les populations affichaient plutôt leur préférence pour les régimes capitalistes qui reconnaissaient les religions sans pour autant les encourager, en raison du principe de la laïcité. On se souvient que l’hypothèse futuriste d’une société communiste comme étape finale de l’évolution de la société humaine inspirée de la communauté primitive aura bien été posée par Karl Marx et ses successeurs. Née des luttes ouvrières en Europe, l’idéologie socialiste s’étendit d’abord à la partie orientale de ce continent à la suite de la

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Seconde Guerre mondiale et plus tard à d’autres parties du monde à la faveur de la Guerre froide. Ce nouveau système, avec ses principes basés sur l’humanisme, ses slogans révolutionnaires et agitateurs de la conscience des peuples opprimés, ses idées novatrices, de justice et d’égalité, s’est voulu dès son avènement, le défenseur des nations faibles, le bâtisseur d’une société sans exclusion. Il parvint ainsi à changer en quelque sorte le cours de l’histoire, créant de réels espoirs pour les peuples issus pour la plupart d’une longue période de domination coloniale (Cas des pays d’Afrique) ou affranchis de la féodalité au socialisme (Cas des pays d’Asie centrale membres de l’URSS). Cependant, après soixante-quinze ans d’existence, on a vu cet espoir s’envoler prématurément, l’idéologie socialiste, le système d’économie dirigée, les démocraties populaires à travers le monde ont échoué. Est-ce qu’à dire que le socialisme moderne inventé par Karl Marx était arrivé à son apogée comme le socialisme utopique de la France des annéeslumière ? Ou bien le monde attendait un réformateur providentiel, capable de sauver encore un système moribond ? L’histoire était là pour apporter la réponse à cette question. Peut-être à travers la Perestroïka initiée par Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev dès son arrivée au pouvoir. Une histoire de qui vivra verra !

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PARTIE XI L’influence planétaire de la perestroïka Le décor de l’URSS ainsi présenté et les faits relatés n’ont rien de fictif. C’est bien dans ce contexte particulier que Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, l’homme providentiel pour les uns et illusionniste pour les autres, arriva au pouvoir au milieu des années 1980. C’est conscient surtout de la situation du pays dont il hérita, qu’il relança l’idée de la réforme du système communiste qui affichait des signes évidents d’essoufflement. Le programme qu’il proposa alors pour sortir le pays du marasme économique et perfectionner les institutions, il l’appela « Perestroïka. » Qui signifie littéralement en français « Refonte ou Réforme. » À travers cette politique, le nouveau locataire du Kremlin ambitionnait de moderniser la gouvernance politique, démocratique et économique du pays mise en mal alors que la Guerre froide continuait à creuser le fossé entre l’Est et l’Ouest. Cette situation qui ressemblait bien à un revirement spectaculaire de l’histoire finit par s’étendre rapidement aux autres pays socialistes d’Europe, à savoir la République démocratique d’Allemagne (RDA), la République fédérative socialiste de Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, l’Albanie et la Pologne. La contagion de l’exemple ne tarda pas à gagner aussi les régions d’Asie, d’Afrique et de l’Amérique Latine qui comptaient des pays socialistes et à orientation socialiste dont le dénominateur commun était le marxisme-léninisme. L’effet d’annonce de la perestroïka ne se limitera pas au giron socialiste. Elle finit par s’étendre aux partis communistes, socialistes, socio-démocrates, bref à tous les partis progressistes à travers le monde. Ce qui entraîna du coup un changement de la géopolitique du monde et un rapprochement des systèmes politique et idéologique, jusque-là antagoniques par nature. Notons qu’avant Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev nombreux étaient ces citoyens soviétiques qui affichaient leur préférence pour tout ce qui provenait de l’étranger. Pour autant, le pays disposait de symboles qui faisaient la fierté de tous. On peut citer en 165

exemple : L’Armée rouge, le KGB, le caviar, la vodka, le champagne, le système de santé qui n’avait pas son égal à l’époque dans le monde. Illusion ou réalité, c’est ce qui en tout cas hantait la majorité des citoyens soviétiques, qui s’exprimait dans l’opinion et dans la vie de tous les jours pour vanter les mérites du système. C’est pourquoi pour parler d’un produit quelconque, les gens disaient : c’est national (Otétchestvienni) ou c’est étranger (Inostranni). Cette préférence concernait surtout les produits de consommation et de bien-être, provenant de l’industrie légère. Le pays qui se présentait à l’époque comme pionnier dans la conquête cosmique et qui le premier envoya l’homme dans le cosmos en la personne de Youri Gagarine (1934-1968) avait du mal à faire avancer son industrie légère, agrochimique, afin de concurrencer l’Occident dans la production des objets de luxe de première nécessité. Ce qui créait chez les Soviétiques l’envie d’aller à l’étranger, de se faire des relations parmi les expatriés étudiants, touristes et diplomates vivant dans leurs pays. La recherche du bien-être entraîna toute sorte de déviance, contrebande, spéculation, trafics de tous genres, crime organisé, corruption, prostitution aussi, etc. La même tendance se remarquait dans les pays à orientation socialiste. Quelque part, cette situation pouvait se comprendre, car le socialisme était un nouveau système de pensée, de gestion et de gouvernance qui avait besoin d’asseoir ses bases avant de faire ses preuves. Ce qui nécessitait sans doute du temps. Mais, en raison de la concurrence engagée entre les deux systèmes, le capitalisme et le socialisme, la victoire ambitionnée par le nouveau système était conditionnée à sa suprématie sur le capitalisme. Ce que les pronostics, les réalités du terrain et le rapport de force ne prédisaient pas. Le système socialiste avait, alors pour sa survie, dans le contexte historique de la Guerre froide, besoin de se réformer, au risque de précipiter son échec et sa fin. Cet objectif bien que réaliste pouvait-il être atteint ? Seul l’avenir réservait la réponse à cette question. En tout état de cause, en URSS comme dans les autres pays socialistes, une situation révolutionnaire irréversible était désormais née avec la Perestroïka. Allait-elle aboutir cette Révolution ? L’avenir se réservait la réponse à cette question. Il faut noter que tous les critères de cette situation révolutionnaire, tels que définis par Lénine, étaient en tout cas réunis, c’est-à-dire : « l’impossibilité pour les gouvernants de maintenir leur domination sous une forme inchangée. Quand le sommet ne pouvait plus gouverner comme avant. Quand la base ne veut plus vivre comme par le passé. » En accord avec la loi du changement dialectique, rien ne 166

reste là où il est, rien ne demeure ce qu’il est. Pour la dialectique, il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré. Elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses ; rien n’existe pour elle si ce n’est le processus ininterrompu du devenir et du transitoire30. Si tout est alors changement, évolution et transformation dans la société comme dans la nature, la perestroïka qui signifie refonte, reconstruction et restructuration ne saurait être un concept nouveau. Elle est un besoin, une exigence de chaque époque historique, une norme voulue ou imposée qui s’applique à tout régime sociopolitique, à tout système de gestion qui veut se perfectionner et s’adapter au contexte du moment. Si tel est le cas, quelle est donc la portée de la perestroïka de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev qui visait à réformer l’Union soviétique ? Il faut noter qu’à l’origine de cette idée de refondation de l’URSS ou du moins d’adaptation du système à la réalité d’un monde en mutation, il y avait sans doute le climat de méfiance et de défiance qui régnait dans le monde à l’époque de la Guerre froide, mais surtout la confrontation avec les États-Unis d’Amérique, deux pays, deux idéologies, deux systèmes de valeurs antagoniques par nature. Déjà, sous le règne de Joseph Staline, les relations américanosoviétiques ont pris la dimension d’un conflit ouvert et d’une concurrence déloyale dans tous les domaines. Il y avait aussi le contexte national marqué par l’extrême centralisation de l’économie et du pouvoir politique, sur fond de domination du Parti communiste sur l’État socialiste. L’un (État) se définissant comme le fruit de la lutte de l’autre (Parti). Ce qui entraîna de fait une contre-performance des entreprises de pointe et de celles qui fournissaient des services sociaux de base. Un éminent économiste soviétique Evseï Grigorievitch Liberman (18971983) qui avait appréhendé cette tendance négative depuis les années 1960 avait proposé à l’époque de rendre les entreprises autonomes. Sa démarche visait à permettre aux entreprises de fixer ellesmêmes leurs objectifs de production, en fonction de la demande et non pas sur la base des normes fixées par la planification d’État. L’abandon de cette réforme fut qualifié par certains d’erreur stratégique qui aggrava davantage la situation des entreprises et qui a failli même provoquer le déclin de l’URSS à l’époque. Cet espoir renaîtra avec l’arrivée au pouvoir de Youri Vladimirovitch Andropov qui, conscient du malaise grandissant de l’Union soviétique, engagea une nouvelle réforme du système. Toutefois, il n’y parvint pas à [30] Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p 7-8.

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impulser l’économie et améliorer la gouvernance politique et administrative, car la mort le frappa plus tôt. Au-delà de l’URSS, le contexte international avant la Perestroïka de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev était marqué par une aggravation de la crise entre l’Est et l’Ouest. Le système d’économie dirigée de l’URSS était en net recul par rapport aux économies émergentes des pays du bloc occidental, dont les États-Unis d’Amérique, la République fédérale d’Allemagne, l’Angleterre, le Japon et la France. Dans le giron socialiste, la République Populaire de Chine qui avait une divergence de vues avec Moscou sur fond d’interprétation de certains aspects de la doctrine marxiste-léniniste venait de lancer un processus graduel de réforme de son système économique. Mais prudente, elle préféra laisser de côté toute idée de réformer son système politique qu’elle a jugée inopportune et risquée pour la survie du régime. Quant aux États-Unis d’Amérique, ils continuaient à distancer l’URSS notamment dans le domaine de l’économie et de la conquête spatiale. C’est alors que Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, cet ancien leader de la Jeunesse communiste-léniniste, ancien diplomate, dans le souci de donner une nouvelle impulsion à l’Union soviétique, choisit le concept perestroïka pour la réforme globale du système socialiste que le contexte de la Guerre froide commanda lorsqu’il accéda à la tête du parti et de l’État soviétique en 1985. En effet, la croisée du deuxième et du troisième millénaire fut marquée par des conflits de tout genre qui ont bouleversé et continuent de bouleverser la carte géopolitique et géostratégique du monde. S’il est vrai que la Deuxième Guerre mondiale fut suivie d’une période de paix et de stabilité, il n’en demeure pas moins vrai que cette paix et cette stabilité ne sont que relatives au regard de tous les bouleversements en cours à l’échelle de la planète. Depuis la fin de ce conflit à nos jours, le monde change, se fait et se défait au gré d’une lutte de classes qui n’est plus celle qu’on connaissait historiquement entre la bourgeoisie classique et le prolétariat, même si l’internationale socialiste continue d’exister. Il s’agit au contraire de la lutte entre le Nord et le Sud, entre les nouveaux clivages politiques nationaux et régionaux sur fond de néocolonisation. En raison de la tendance à la multiplication, à la radicalisation et à l’internationalisation de ces conflits réels ou latents aux conséquences multiples et souvent désastreuses, cette notion de paix et de stabilité est contestable. De toute évidence, le monde actuel ressemble 168

à une zone de volcan où le risque zéro n’existe pas. Il suffit de voir pour cela les luttes de libération, la persistance des conséquences de la Guerre froide, les rapports de force dans le nouveau contexte de convergence, les survivances des régimes militaires, les calamités naturelles. Sur le même registre, on ne peut pas oublier le nouvel ordre économique mondial, la crise économique et financière, le nouveau vent de démocratie, l’émergence de nouvelles formes de criminalité à dimension internationale, le recul des valeurs morales et spirituelles, les revendications territoriales et identitaires, etc. Il s’agit là des réalités qui inspirent de profonds changements dans le monde, qui justifient la perestroïka dans tous les domaines, à tous les niveaux, dans chaque pays et à l’échelle de chaque continent et chaque région. Ce vent de changement qui continue d’agiter plus fort que jamais le monde ne concerne pas que les États. Elles concernent aussi les grands ensembles régionaux qui poursuivent des objectifs d’intégration communautaires. C’est le cas du système de l’Organisation des Nations Unies qui doit lui aussi se réformer pour s’adapter à l’évolution du monde contemporain. En URSS, l’idée de la Perestroïka fut évoquée par Mikhaïl Gorbatchev dans son discours d’orientation qu’il prononça dès son arrivée au pouvoir. C’est dans ce célèbre discours qu’il traça les grandes lignes de la réforme qu’il entendait mener dans le but de redresser un système en perte de vitesse et d’inspiration et de lui redonner un nouveau souffle. Une telle ambition, on s’en souvient, fut exprimée bien avant lui par Evséï Grigorievitch Lieberman et Youri Vladimirovitch Andropov. Mais ceux-ci ne parvinrent pas à la matérialiser. Liberman n’était pas au pouvoir et Andropov, lui, mourut peu de temps après son accession au pouvoir. Après le feuilleton de sa première visite officielle controversée à l’étranger avec son épouse Raïssa Gorbatcheva, Mikhaïl Gorbatchev créa une fois la surprise, lorsqu’il déclara que les sciences politiques et sociales en URSS étaient en retard de cinquante années sur l’évolution de la société soviétique. C’est bien cette conviction qui le poussa à lancer l’idée de cette réforme, rendue nécessaire pour sauver un système qui avait soixante-huit ans. Ce retard d’après lui, partait des années trente pour aboutir aux années quatre-vingt. En se référant au cliché ci-dessus donné de l’URSS, la Perestroïka s’imposait alors, non pas comme une alternative, mais comme une exigence historique. C’est pourquoi, en philosophe averti, en idéologue convaincu, en politicien habile, mais surtout en orateur talentueux, Mikhaïl Gorbatchev argumenta cette thèse. 169

Connaissant bien la mentalité de ses compatriotes, il joua sur leur sentiment nationaliste et patriotique en prenant des exemples que nul ne pouvait contester. Par exemple, il s’inspira du niveau de décalage entre le contenu matériel de la société soviétique de l’époque et les belles théories économiques, scientifiques et idéologiques qui figuraient dans les livres et enseignées dans les écoles. Un constat qui faisait longtemps l’unanimité, mais qui manquait un messie comme lui, pour en parler et oser lever le voile sur ce tabou en vue de changer les choses dans le pays. C’est justement Mikhaïl Gorbatchev qui souligna le besoin et surtout la nécessité de cette réforme dont certaines grandes orientations avaient déjà été données par Youri Andropov durant son court passage à la tête du pouvoir soviétique. Le premier vrai coup d’éclat au début de cette réforme fut la révision de l’histoire de l’Union qui suscita une nouvelle rédaction des manuels scolaires et universitaires des disciplines d’enseignement général, scientifique et des œuvres du parti communiste de l’Union soviétique. La réforme annoncée a produit un tel effet de surprise, qu’elle laissa tout le monde perplexe. Chacun attendait que le nouveau maître du Kremlin en donne plus de détails et apporte plus d’arguments sur son programme. Ce qu’il fit en dégageant quatre domaines prioritaires : “l’économique, le politique, le social et le pédagogique.” Il visait à travers cette réforme la création de conditions pour améliorer le niveau de vie des citoyens soviétiques, réformer des institutions de l’État, rapprocher l’URSS des pays d’Europe et sauvegarder la paix dans le monde. Mais, si chacun de ces programmes était une priorité, la réforme économique s’imposait aux autres. Justement dans cette perspective, l’initiateur, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev eut des idées sinon pour un rapprochement entre le système de gestion socialiste et capitaliste, du moins pour un passage de la planification d’État à l’économie de marché. Mais, cette tâche s’annonçait délicate dans la mesure où il n’était encore question que de réformer le système et non pas de le changer. Ce qui signifierait la victoire du capitalisme. Un rapprochement entre les deux systèmes oui ! Mais comment, alors qu’ils étaient opposés dans tous les domaines et sur tous les sujets ? Auparavant, aucune directive du parti communiste ni aucun économiste n’avait encore parlé aussi clairement et ouvertement d’une telle éventualité, en tout cas, pas officiellement. On sait qu’à l’époque dans tous les pays socialistes, il incombait au ministère du Plan, le 170

« Gosplan », la tâche de préparer et de soumettre au Gouvernement les plans d’investissement et d’équipement dans tous les secteurs. C’est pour toutes ces raisons que Mikhaïl Gorbatchev devait jouer la carte de la prudence, afin de ne pas compromettre l’élan de la réforme qu’il ambitionnait. Pour ce faire, il se garda dans ses premiers discours d’orientation de parler de « capitalisation de l’économie ». Ce qui aurait pu irriter les conservateurs au sein du parti et de l’État. Le simple mot « réforme » sonnait mal à l’oreille des vrais communistes et des socialistes de tous bords. Il faut noter aussi que tout empressement de sa part serait de nature à mettre définitivement un frein à la réforme. Ce qui expliquait que l’exercice n’était pas facile. La méthodologie de cette réforme importait autant que les moyens et les objectifs. Il lui fallait trouver un concept qui ne susciterait pas de contestation populaire dès le départ. Celui qu’il choisit alors fut perestroïka. Malgré tout, lorsqu’il lança son concept, il ne fut pas compris aussitôt par tout le monde. Il était sans doute le seul à savoir jusqu’où il voulait aller, car dans les conditions normales, une réforme d’une telle envergure devrait faire l’objet de consultation populaire (Référendum). Mais, cette démarche avait sans doute peu de chance d’aboutir, car les conservateurs auraient trouvé en cela l’occasion de mettre en échec l’idée même de la perestroïka. Pour la réforme du système politique et la gouvernance démocratique, il choisit le terme « Glasnost » (Transparence). La finalité de la réforme dans ce domaine était d’atténuer autant faire que se peut les discours politiques souvent pompeux afin qu’ils collent à la réalité. Il fallait rompre avec la pratique qui consistait à cloisonner le débat démocratique, à cacher la réalité au peuple dans des discours flatteurs et des rapports pompeux et trompeurs. Un état de fait caractéristique de tous les pays socialistes et des pays à système de parti unique de l’époque où il n’existait pas de forces d’opposition reconnues aux régimes. C’est pourquoi il lança l’idée d’une réforme démocratique de l’URSS. Pour la réforme économique et financière, il utilisa deux concepts à savoir « Samaoupravléniya » (Autogestion) et Samafinanssirovaniya (Autofinancement). La réforme de ces secteurs visait à diminuer l’intervention de l’État en conférant aux entreprises productrices de biens et pourvoyeuses de services, une certaine autonomie d’organisation, de gestion et de financement. Toutes ses annonces qui semblaient pour bon nombre de citoyens relever du rêve suscitèrent des interrogations en Union soviétique, dans les autres pays socialistes, dans le tiers monde tout comme en Occident.

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Pour certains comme pour d’autres, le nouveau courant signifiait sans doute la fin de la planification et de la gestion d’État dans le domaine économique pour permettre d’améliorer l’efficacité de l’économie soviétique, la rendre plus compétitive sur le marché mondial. Avec cette orientation, les entreprises commencèrent à se restructurer sur la base d’une « nouvelle théorie économique hybride qui n’était ni socialiste ni capitaliste ». Mais pour le premier pays socialiste du monde, l’idée de telles réformes qui n’émanaient pas du parti ne fut pas bien appréciée au départ. Alors, au sentiment de doute s’ajouta celui du scepticisme chez de nombreux intellectuels et politiques en URSS comme dans les autres pays communistes. Certainement, il était encore trop tôt pour comprendre le bien-fondé de la perestroïka. Sur la scène internationale, Mikhaïl Gorbatchev apparait comme un fervent défenseur de la paix. Peut-être, ayant compris plus que quiconque à cette époque en URSS que l’économie du pays ne pouvait plus supporter le poids de la guerre froide, notamment celui de la course aux armements dans laquelle les deux blocs militaires, l’OTAN et le Pacte de Varsovie étaient engagés. Mais, inspiré par la paix dans le monde, tous les arguments qui menaient à cette paix devraient, selon lui, être pris en compte. Il estima que le monde avait besoin d’un nouvel ordre, d’une convergence des systèmes rendue impossible jusque-là par l’entêtement et la volonté de domination des uns et des autres, par la militarisation des économies nationales, des industries, par l’exportation de la démocratie, de la révolution, des idéologies capitalistes et communistes vers des peuples, des nations qui n’en avaient sans doute pas besoin. C’est pourquoi sur le plan international, il se lança tout de suite dans une politique de détente. Un rôle que les principaux dirigeants occidentaux lui prédirent dès ses premières heures au Kremlin. Comme résultats de cette ouverture, différents traités seront alors signés avec plusieurs pays de l’Ouest. Parmi ces traités, il y a celui qui portait sur le retrait des euromissiles et un autre sur la réduction des forces militaires soviétiques basées en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces accords permirent de désamorcer la Guerre froide qui, pendant longtemps, menaçait la paix et la stabilité dans le monde. Une guerre dont l’épicentre se trouvait dans les pays à l’origine, qui ne voyaient certes que la fumée et non la flamme du feu qu’ils avaient allumé sur des terrains neutres. La stratégie de cette guerre reposa surtout sur la déstabilisation au moyen d’espionnage, de sabotage, de noyautage, de propagande, d’agitation, de subversion et aussi de conflits armés.

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D’autres faits particuliers de cette époque d’instabilité furent les coups d’État militaires récurrents qui ont marqué pendant des décennies l’histoire des ex-pays coloniaux, notamment en Afrique. Ces coups d’État se soldaient souvent par l’exil ou la mort des présidents déchus, par des purges au sein de l’armée, de la classe politique et même de la société civile. Ils jetaient aussi des milliers d’opposants surtout des intellectuels sur la route de l’exil. Durant cette période de confrontation entre l’Est et l’Ouest, le monde ne fut jamais aussi proche du spectre d’une guerre nucléaire qu’en ce moment-là. Car, malgré les mises en garde répétées faites par les scientifiques sur les conséquences d’un tel scénario catastrophique, les risques de conflit aux conséquences désastreuses ne faisaient que s’accentuer de jour en jour et d’année en année. Le monde scientifique était parvenu aux conclusions que dans une guerre nucléaire il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus. Que c’est d’ailleurs la survie de l’humanité qui en dépendait. Ces conclusions formelles étaient basées sur des rapports d’experts et de stratèges de guerre de l’OTAN, du Pacte de Varsovie, des Nations-Unies, des étatsmajors des armées nationales des grandes puissances et des Instituts d’études stratégiques indépendants. D’après ces experts, la quantité d’armes nucléaires disponible à l’époque si elle était répartie sur la population du monde, estimée au milieu des années quatre-vingt à cinq milliards d’êtres humains, chaque individu recevrait une partie qui pouvait le détruire neuf fois. Au moment où le risque d’une guerre nucléaire était dans tous les esprits et sur toutes les lèvres à l’Est comme à l’Ouest, nous avons posé un jour la question suivante à notre professeur des relations internationales et du droit constitutionnel, le colonel Tcherbakov, un ancien officier du KGB, qui avait passé 25 ans de sa carrière en GrandeBretagne et aux États-Unis d’Amérique : — Camarade colonel, comment comprendre le fait que le monde regorge de tant d’armes dites stratégiques et conventionnelles au moment où les besoins de développement sont énormes, où des gens meurent de faim et de maladie, où l’illettrisme touche encore plus de 40 % de la population mondiale selon l’UNESCO ? Répondant à cette question, il déclara : — Camarades ! Je vous comprends. Vous qui venez des pays en voie de développement. Je comprends le sentiment que vous exprimez. Mais, vous ignorez sans doute que l’histoire de l’humanité fut et reste couronnée de guerres voulues ou imposées. Mais tout ce qui se passe à 173

notre époque ne résulte-t-il pas de la folie meurtrière de l’Occident, de ses ambitions démesurées de grandeur et de gloire ? Pour nous, la défense de la partie (Rodina) est notre raison d’être. Sachez qu’entre l’Occident, son alliance militaire l’OTAN et nous, c’est une question de qui vaincra qui (Kto kavo) ? Mais tout cela ne tient-il pas de l’arrogance du capitalisme moribond qui visiblement est en train de lutter pour sa survie au mépris des droits des peuples opprimés ? Pour cela, les régimes occidentaux sont prêts à tout. Alors, croyez-vous donc que nous allons nous laisser faire ? Jamais ! Au moment où le colonel Tcherbakov finissait de prononcer le mot jamais, nous avons remarqué que ses yeux étaient devenus rouges, que ses mains tremblaient de colère, que sa bouche était remplie de salive et que son front était en sueur. Il lui a fallu faire une pause et prendre un verre d’eau pour avoir du souffle et continuer son cours. Toujours irrité par la simple invocation du mot « capitalisme », il continua à s’en prendre aux Occidentaux et à leurs dirigeants. C’est là que nous avons compris réellement que l’antagonisme entre l’Est et l’Ouest avait atteint son point culminant et que le monde allait très mal. Cette psychose se ressentait plus dans les pays développés que dans les pays du tiers monde. Dans les pays où la couverture médiatique était suffisante, la crainte d’un conflit nucléaire était le sujet de prédilection des populations. Elle était dans tous les esprits et dominait tous les débats entre intellectuels comme entre les gens de la rue. Chacun était persuadé que le pire pouvait arriver à tout moment, car les états-majors de l’OTAN et du Pacte de Varsovie étaient en état d’alerte permanent. Aussi, l’Organisation des Nations Unies n’avait aucun moyen d’empêcher une telle confrontation si elle devait arriver. À l’époque, chaque fois qu’on captait les grandes chaînes de télévisions et de radios on tombait sur des informations ayant trait à la menace nucléaire, au conflit USA-URSS. C’était la même chose que dans les grands journaux comme Le Figaro, Libération, Le Monde, l’Humanité ou La Tribune en France ; The Times, The Financial Times ou The Guardian en Grande Bretagne ; Pravda, Vedomosti, Izvestia, Kommersant, Komsomolskaïa Pravda en URSS ; The New York Times, The Washington-Poste, Daily News aux États-Unis d’Amérique, etc. En revanche, dans les pays en voie de développement, les populations préoccupées par les problèmes quotidiens demeuraient sinon dans l’ignorance, du moins dans une quasi-indifférence vis-à-vis de cette menace qui concernait pourtant tout le monde. Face à ce risque majeur, de nombreux scientifiques de renom se convertirent aux actions 174

humanitaires. Conscients de l’impact des armes de destruction massive dont ils étaient à l’origine, ils plaidaient auprès des politiques et des parlementaires pour leur non-usage. L’engagement de ces scientifiques devenus pacifistes pour un monde sûr leur valut à différents moments les Prix Nobel de la paix. Parmi eux, il y a Albert Einstein (1896-1955) et Linus Pauling (1901-1994) des USA ; André Dmitrievitch Sakharov (1921-1989) de l’URSS-Russie et d’autres. Alors, à cause de la Guerre froide, les pays du tiers monde sur la voie de la reconquête de leur identité culturelle, à la recherche d’un chemin pour leur développement et revendiquant par la même occasion leur place dans l’histoire universelle, n’ont cessé de se déchirer sous l’effet des guerres internes et régionales, de la famine, des maladies, de l’analphabétisme, des coups d’État, ainsi que des dettes. Les foyers de guerres anciens et nouveaux ne se comptaient pas à travers le monde. Sur le continent africain il y avait : Angola, Rwanda, Libéria, Sierra Leone, Somalie, Congo-Brazzaville, Congo Démocratique, Burundi, Soudan, Tchad, Centrafrique, Nigeria, GuinéeBissau, l’Érythrée, Libye. Pour le continent asiatique il y avait : TimorOriental, Liban, Palestine, Cambodge, Afghanistan, Vietnam, Corée du Nord et du Sud, Yémen, Laos, Tchétchénie. Pour le continent européen il y a : Bosnie-Herzégovine, Albanie, Yougoslavie. Pour le continent américain, il y a : Haïti. D’autres formes de troubles sociaux comme la guérilla, le terrorisme, le phénomène de la drogue, le crime organisé, l’intégrisme religieux, dominaient aussi la scène internationale à l’époque de la Guerre froide. C’est dans la perspective de désamorcer toutes ces crises à géométrie variable, que Mikhaïl Gorbatchev apparut comme un « Messie » à son arrivée au pouvoir et à cause de sa volonté de faire la paix et faire taire les armes de destruction massive. Surtout celui qui était censé pouvoir réconcilier l’Est et l’Ouest et plus particulièrement les nations européennes. Cependant, certains estimaient qu’une telle mission était d’avance vouée à l’échec. Malgré ces avis divergents, l’homme ne recula point. Il poursuivit les objectifs qu’il s’était fixés dès le départ consistant à réformer le système socialiste. Dans ce cadre, il fit preuve de pragmatisme et de réalisme en se démarquant souvent de tous ses prédécesseurs. Pour atteindre ses objectifs, Mikhaïl Gorbatchev a dû abandonner l’orgueil nationaliste qui avait toujours animé les dirigeants soviétiques qui l’ont précédé, en faisant profil bas devant l’Occident dans le domaine de l’armement, cheval de bataille de la Guerre froide. Si cette approche apparut comme 175

une capitulation du socialisme aux yeux de certains, elle ne demeura pas moins un acte héroïque pour d’autres et que l’humanité aurait tort d’oublier. Cette attitude courageuse de Mikhaïl Gorbatchev poussa les cinq puissances nucléaires, membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies à savoir l’Angleterre, la Chine, les États-Unis d’Amérique, la France et l’URSS-Russie à revoir leurs politiques et leurs stratégies militaires en raison du nouveau contexte de détente. L’heure était certes venue d’avoir des armées professionnelles plutôt que d’accroître leurs effectifs. Cependant, si ces puissances se sont réjouies de la fin de la Guerre froide, de l’apaisement des tensions dans le monde et du rapprochement entre les USA et l’URSS, elles ne demeuraient pas moins convaincues aussi de la nécessité de garder un niveau de dissuasion. Pour cette raison, chacune procéda à d’ultimes tests de ses arsenaux nucléaires pour s’assurer à chaque moment de sa capacité de riposte et éventuellement d’attaque. Est-ce à dire la fin du développement des armes de destruction massive ? Rien n’était moins sûr même si on assista plus tard à la signature d’un moratoire sur les essais nucléaires. En plus des cinq puissances nucléaires officiellement reconnues par les Nations-Unies, d’autres nations comme la Corée du Nord, l’Inde, le Pakistan et l’Israël font aussi partie de ce cercle fermé. Sur les pas de ces pays, la République Islamique d’Iran, la Libye, l’Irak, le Soudan et la Syrie furent soupçonnés à tort ou à raison de vouloir se doter à leur tour de l’arme nucléaire. Les deux guerres du Golfe menées contre l’Irak de (1990-1991) à la suite de l’invasion du Koweït en 1990 et après l’attaque du World Trade Center aux États-Unis d’Amérique en 2001 ont permis de savoir que ce pays ne disposait pas d’armes de destruction massive. Ce qui n’empêcha pas cependant les États-Unis d’Amérique et leurs alliés de l’OTAN avec ou sans mandat des Nations-Unies de mener deux guerres contre l’Irak, de bombarder le Soudan et la Libye, de décréter un embargo contre la République islamique d’Iran. Bien avant l’assassinat de Mouammar Kadhafi, guide de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, le 20 octobre 2011 par une coalition de pays, il avait déjà renoncé à l’arme nucléaire. Aussi, aucune preuve n’a démontré que le Soudan voulait acquérir l’arme nucléaire. Ce qui avait pourtant servi de prétexte en 1998 pour les États-Unis d’Amérique pour détruire une usine pharmaceutique et pour mettre le pays sous embargo et sous sanctions qui persistent encore. La Syrie affectée par le syndrome du printemps arabe s’est débarrassée sous la

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pression d’une coalition internationale de toutes ses armes de destruction massive sous le contrôle des Nations-Unies. Le dénouement pacifique en 2015 du conflit nucléaire iranien, grâce à l’accord conclu avec les cinq puissances nucléaires (USA, Russie, France, Angleterre, Chine) et Allemagne, fut en grande partie l’œuvre du 44e président des États-Unis d’Amérique, le démocrate Barak Hussein Obama. Mais en 2018, on assista à un revirement de situation, la sortie unilatérale des États-Unis d’Amérique de cet accord voulu par le président Donald TRUMP qui exigeait une renégociation assortie de conditionnalités pour la République islamique d’Iran et de menaces contre tout État et toute entreprise qui investirait en Iran. Il faut rappeler que durant des années, les pays membres de l’OTAN et l’État d’Israël n’ont cessé de pointer du doigt la République islamique d’Iran qu’ils soupçonnent de vouloir se doter de l’arme nucléaire sous couvert d’un programme à but civil. Pour revenir à la situation d’alors en URSS, partout dans le monde, les gens parlaient de Mikhaïl Gorbatchev. Ils faisaient notamment référence au signe naturel identifiant qui se trouve sur sa tête. On disait tout de lui : Leader intelligent, homme de paix, espion de la CIA, interlocuteur crédible, dirigeant capable de maintenir l’URSS, etc. D’autres disaient que son avènement avait été prédit par l’astrologue français Michel Nostradamus31. À propos, on racontait partout que ce dernier aurait annoncé que la fin du XXe siècle serait marquée par une grave crise planétaire qui menacerait la survie de l’humanité. Que le salut viendrait d’un homme avec un signe distinctif remarquable. Alors, ceux qui croyaient aux prédications étaient convaincus qu’il s’agissait bien de Mikhaïl Gorbatchev en raison de la concordance des faits. Pendant notre séjour à Moscou, nous suivions avec intérêt tous les grands évènements qui se passaient dans le monde. La situation des pays socialistes nous intéressait particulièrement, car notre pays, la République populaire et révolutionnaire de Guinée, était à l’époque un pays à orientation socialiste. Et en tant que futurs dirigeants de ce pays, nous étions des produits de cette Révolution populaire guinéenne. Dans ce contexte d’extrême tension entre l’Est et l’Ouest, l’ancien officier du KGB, le colonel Tcherbakov ironisa un jour la Première ministre britannique, Margaret Hilda Thatcher pendant les cours de relations internationales. Comme on [31] Michel Nostradamus : Médecin apothicaire français (1503-1566) qui pratiquait de l’astrologie à l’époque de la renaissance.

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le sait, madame Thatcher se montrait très critique envers l’URSS et ses alliés. En revanche, elle soutenait activement l’OTAN et se battait pour le renforcement de la capacité de dissuasion nucléaire indépendante de son pays, la Grande-Bretagne au sein de cette alliance militaire du Nord. Dans le cadre de cette croisade, elle s’était soulevée à l’époque contre l’intervention de l’armée rouge en Afghanistan. En 1980, pour protester contre cette invasion, le Royaume-Uni fit partie des cinquante pays qui avaient boycotté les Jeux olympiques de Moscou. C’est la même Première ministre qui s’était illustrée en 1982 pendant la guerre des Malouines entre le Royaume-Uni et l’Argentine. Tous ces faits et gestes, les dirigeants et les citoyens soviétiques gardaient en mémoire et attendaient la moindre occasion pour réagir. Alors, à l’occasion d’une visite officielle à Moscou au milieu des années 1980, Madame Thatcher donna une conférence de presse au cours de laquelle un journaliste indiscret l’interrogea sur la menace nucléaire qui planait sur le monde. En réponse à cette question, la Première ministre parla de façon volontaire ou involontaire, on ne sait pas, de l’existence « d’une ceinture de défense antinucléaire autour de Moscou. » Alors, pour le colonel Tcherbakov, ce fut un mot de trop, une provocation, une indiscrétion grave de la part de madame Margaret Hilda Thatcher. Aussitôt, il entra dans une colère noire comme s’il était en face d’elle. Il dira alors : — Mais ! Madame Margaret Hilda Thatcher ferait mieux de se taire. Elle oublie sans doute que son pays, l’Angleterre est une petite île. Un seul de nos missiles intercontinentaux suffit pour l’anéantir sur le globe terrestre. Alors, qu’elle se tienne tranquille, sinon… ! Elle parle de ceinture de défense antinucléaire autour de Moscou. Et Londres ! Paris et Washington ! Ignore-t-elle que ces capitales disposent aussi de leurs systèmes de défense antinucléaire ? Pourquoi se préoccupe-t-elle tant de Moscou ? Pire, elle attend d’être à Moscou, pour se permettre une telle indiscrétion. Pense-t-elle que ce qui existe chez eux n’est pas connu ? — Elle se trompe, certes. J’ai vécu en Grande-Bretagne et aux USA pendant de nombreuses années, en tant que ce que j’étais. — Je ne connais pas mal aussi la France et la RFA. Donc, j’en sais quelque chose. Qu’elle ne me donne pas davantage l’occasion de parler. Ceinture ! Ceinture ! Qu’elle arrête ! Au moment où le colonel faisait cette mise au point, il était dans tous ses états d’âme contre l’Occident, les Occidentaux et la Première ministre britannique. Il abandonna d’abord le cours principal pour se focaliser sur 178

cette question. Pendant trente minutes au moins il fustigeait le capitalisme, le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme et la bourgeoisie. Il nous prit, nous, les auditeurs étrangers, en témoignage comme si nous y étions pour quelque chose dans les relations tumultueuses entre l’Est et l’Ouest. En fait, c’est un tel sentiment de méfiance, de haine, de mépris et de rejet de l’autre qui animait à l’époque les esprits de tous en URSS comme en Occident. Un stéréotype qui n’était pas fait pour faciliter la coopération sur les grands dossiers du monde ni la coexistence pacifique. De telles attitudes ne pouvaient que compromettre tout espoir de rapprochement entre les deux blocs rivaux et leurs États vassaux. Il faut souligner que l’objectif de faire la paix qui figurait parmi les principaux axes de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev fut atteint, tout au moins dans le domaine nucléaire. Mais, pour combien de temps ? On ne peut le dire. Si la perestroïka n’a fait que changer la carte géopolitique et géostratégique du monde, une guerre nucléaire, s’il y en avait eu, aurait emporté l’humanité. Alors, auditeurs à l’Académie de police de Moscou, nous étions attentifs à tout ce développement de la vie nationale soviétique et internationale avant même l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir. Sur le plan paneuropéen et au-delà, Mikhaïl Gorbatchev fut plus conséquent. Pour preuve, il renonça à la politique d’hégémonie et d’ingérence qu’avaient poursuivie jusque-là ses prédécesseurs. Dans le même cadre de recherche de la paix, c’est lui qui, pour la première fois, a émis l’idée de la « Maison commune européenne ». C’était lors d’un sommet européen tenu à Reykjavik en Islande du 11 au 12 octobre 1986, auquel il participait en qualité d’observateur. Il tentait à l’époque lors de ses sorties médiatisées et très suivies de séduire une Europe politique et une opinion occidentale trop méfiantes à l’égard de l’URSS. C’était la stratégie de la carotte et du bâton, pour dire que la prudence était de mise. Dans un discours de circonstance tenu à cette occasion devant les principaux dirigeants de l’Europe occidentale, il déclara : — L’Europe, de l’Atlantique à l’Oural, est une entité historique et culturelle soudée par l’héritage commun de la renaissance et des lumières, ainsi que par les grands enseignements philosophiques et sociaux des XIXe et XXe siècles. Il existe des aimants puissants pour aider les décideurs politiques dans leur quête des modalités d’entente et de coopération mutuelle à l’échelle des relations inter-États. L’héritage culturel de l’Europe constitue un formidable potentiel pour une politique 179

de paix et de bon voisinage. Plus généralement, c’est en Europe que les perspectives nouvelles et salutaires rencontrent le terrain le plus fertile, bien plus que dans toute autre région où les deux systèmes de société sont en contact. — J’admets franchement notre satisfaction de constater que l’idée d’une maison commune européenne a trouvé un écho favorable parmi les personnalités publiques et politiques de premier plan non seulement en Europe orientale, mais également à l’Ouest, y compris chez ceux dont les options politiques sont fort éloignées des nôtres. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne Fédérale, Hans-Dietrich Genscher, s’est déclaré prêt à accepter l’idée d’une maison commune européenne et de collaborer avec l’Union soviétique pour en faire réellement notre maison à tous. Le président ouest-allemand Richard Von Weizsäcker, le ministre des Affaires étrangères italien Giulio Andreotti et d’autres dirigeants se sont exprimés dans le même sens. Ainsi, la conscience de la communauté culturelle de l’Europe, de l’interconnexion et l’interdépendance des destins de tous les pays du continent et de la nécessité vitale de leur coopération, ne s’est pas encore perdue. Il est toutefois des idéologues et des politiciens qui persistent à semer la méfiance à l’égard de l’Union soviétique. La majorité des pays de l’Europe occidentale dans le sillage des ÉtatsUnis ont publié un grand nombre d’articles tonitruants. Mais, comme toujours, c’est la presse française de droite qui se montre la plus zélée. Elle est tout bonnement horrifiée par la seule perspective d’une situation meilleure en Europe. Prenez, par exemple, l’hebdomadaire l’Express du 6 mars 1987 dans lequel les dirigeants européens nous attribuaient le désir d’établir notre domination sur l’Europe. Un article titré « Gorbatchev et l’Europe » reprenait le schéma du petit chaperon rouge et du grand méchant loup. Se peut-il que les lecteurs européens soient crédules au point de croire de tels barbouillages de papier ? Nous avons confiance dans le bon sens des Européens et savons bien que tôt ou tard, ils sauront faire la part de la vérité et des mensonges. À en juger par les résultats publiés des sondages d’opinion, la majorité des gens en Europe de l’Ouest semblent apprécier la politique d’ouverture européenne de l’Union soviétique visant à mettre un terme aux querelles constantes sur ce continent32. [32] Mikhaïl Gorbatchev : Perestroïka, vues neuves sur notre pays et le monde, Paris, Flammarion 1987, P 292.

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Ce discours que les dirigeants occidentaux ont jugé crédible sera le fil conducteur qui rétablit le contact entre les deux pièces de ce que Mikhaïl Gorbatchev avait appelé la maison commune européenne. Une maison qui se trouvait divisée depuis la Révolution bolchevique de 1917 et la création de l’URSS en 1922, la formation du bloc socialiste, la division de l’Allemagne en deux États après la Seconde Guerre mondiale et la construction du mur de Berlin en août 1961 qui fut le dernier symbole le plus fort de la division de l’Europe et de l’antagonisme entre l’Est et l’Ouest. Quelques années plus tard, alors que l’Union soviétique avait entamé de façon irréversible son processus de désintégration, Mikhaïl Gorbatchev prit part à une réunion du Conseil de l’Europe à Strasbourg en 1991. Profitant de cette autre tribune, il souligna le principe de la souveraineté des États indépendants, c’est-à-dire des Républiques fédérées de l’Union soviétique. Il avait déjà entrepris plusieurs tournées dans les pays de l’Est pour chercher l’adhésion de leurs dirigeants et de leurs opinions nationales à sa nouvelle politique de réforme. Il s’agissait alors pour ces Républiques de s’affranchir de la tutelle de Moscou et par voie de conséquence, devenir membres à part entière de l’Organisation des Nations Unies. Cela leur ouvrait aussi la voie pour adhérer à l’Union européenne et à l’Alliance nord-atlantique (OTAN) contre laquelle ils se sont battus dans le cadre de l’URSS. Cette nouvelle donne ne fera pas que des enthousiastes, il y a eu aussi des nostalgiques. Bien que les conditions objectives et subjectives d’une scission de l’Union fussent réunies à cette époque, la tâche ne semblait pas facile. Il était évident que pour changer le cours de l’histoire de cette façon pacifique, il fallait de la pédagogie vis-à-vis de l’intelligentsia, des cadres du parti, des dirigeants de l’État, du peuple soviétique, de l’armée, mais aussi des autres pays socialistes et des pays à orientation socialiste. Ce qui signifiait que tout le monde n’était pas au départ acquis à la perestroïka. C’est pourquoi Mikhaïl Gorbatchev entama des tournées dans les pays socialistes dans le but de rallier leurs dirigeants à la perestroïka. Pour bon nombre de ces dirigeants, le socialisme avait déjà fait du chemin, donc il fallait plutôt préserver ses acquis pour l’équilibre dans le monde. En revanche, les nostalgiques du passé, les descendants de la bourgeoisie n’espéraient pas mieux que la fin du socialisme. Ceux-ci voyaient en la perestroïka comme une revanche de l’histoire sur ellemême. Quant à l’Église orthodoxe, elle eut une position plutôt responsable face à ces changements. Elle ne fut ni neutre ni revancharde. 181

Elle se plaça du bon côté du vent de l’histoire. Il en fut de même pour les musulmans et les juifs qui étaient tous logés à la même enseigne sous le communisme. Partout où Mikhaïl Gorbatchev est passé dans le cadre de sa mission de concertation, il eut sans grande résistance le soutien qu’il voulait. Encore en grand orateur, en pédagogue, en philosophe et surtout en politicien habile, il eut la même approche que dans son propre pays, l’URSS. Il utilisa surtout le concept de transparence (Glasnost) pour se faire accepter et faire accepter son programme de réforme dont le besoin se faisait sentir dans tout le bloc de l’Est. En engageant une telle réforme politique qu’on aurait eu tendance à qualifier de hasardeuse, il rompit avec la doctrine hégémonique et le dogmatisme de ses prédécesseurs, qui justifiaient l’intervention des armées du Pacte de Varsovie dans le giron socialiste, lorsqu’ils estimaient que les intérêts du socialisme étaient compromis quelque part. À la faveur de cette politique de détente et d’ouverture, les troupes soviétiques se sont retirées progressivement des positions qu’elles occupaient dans les pays d’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais Mikhaïl Gorbatchev ne s’arrêta pas là. Il alla plus loin qu’on ne le pensait et là où on ne l’attendait pas. Il voulut donner plus de gages de sa bonne foi quant au caractère irréversible de la perestroïka. Cette démarche, était-elle une bonne stratégie de communication ? La suite du récit donnera la réponse à cette question. Un autre registre de la perestroïka fut l’ouverture sur initiative de son promoteur des dossiers jusque-là tenus secrets de la Seconde Guerre mondiale et d’autres conflits postérieurs survenus en Europe. Dans un souci de transparence sans doute, Mikhaïl Gorbatchev s’est permis de lever le secret-défense sur un certain nombre de ces dossiers. Parmi ces dossiers, les accords secrets passés entre Adolf Hitler et Joseph Staline et qui permirent à la toute puissante armée allemande d’envahir la Pologne en septembre 1939 et plus tard à l’Union soviétique d’annexer à son tour en 1944 les trois pays baltes à savoir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie qui deviendront ainsi des Républiques socialistes soviétiques jusqu’à l’éclatement de cette Union en 1991. Il y avait en outre les dossiers concernant l’assassinat en 1958 du Premier ministre hongrois, Imre Nagy, et les évènements survenus au printemps 1968 à Prague en Tchécoslovaquie. Il permettra également de faire la lumière sur ces dossiers qu’aucun dirigeant soviétique avant lui n’avait osé déclassifier. Comme autre fait marquant qui résulta de la perestroïka et du dégèle entre l’Est et l’Ouest, il y a eu le désengagement de l’Union soviétique de la République démocratique Allemande (RDA) 182

qui permit la réunification de celle-ci avec la République fédérale d’Allemagne (RFA). Pour l’adhésion des deux Allemagnes réunifiées à l’OTAN, la RFA paiera une somme symbolique en Deutsche Mark en guise de dommage et intérêt à l’URSS. Il reste entendu que cette somme n’aurait pas suffi à l’URSS à l’époque de faire face à la grave crise institutionnelle, sociale, économique, politique et idéologique que le pays traversait. Poursuivant sa réforme avec toujours plus de rigueur, de détermination et de volonté d’ouverture, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev prit une décision que personne ne pouvait attendre d’un dirigeant soviétique de son rang. Cette décision consista à ouvrir les archives du KGB à la presse et au public comme pour déclassifier, mais à la demande de qui ? Plus étonnant encore fut le fait que cette journée de porte ouverte eut lieu au siège même de cette institution à Moscou. Qui aurait imaginé un tel scénario hollywoodien à l’époque de Youri Andropov qui dirigea ce service pendant 15 ans et même au temps de l’actuel président de la Russie Vladimir Poutine, issu lui aussi du KGB, si ce n’est pas dans un film de fiction ? Et pourtant, l’imposant et l’intrigant bâtiment, qui servait de siège du KGB, bâti à Moscou à l’époque au 2 Place Félix Edmundovitch Dzerjinski (1877-192633) a bel et bien ouvert ses portes et ses archives au public et aux médias sur ordre de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Simple émotion ou réelle volonté de détente, la politique de transparence (Glasnost) n’épargna en tout cas aucun domaine. Dans tous les cas, les avis furent partagés sur cette opération de séduction à laquelle il s’était livré dès le départ. Pour mémoire, rappelons qu’en décembre 1917, Vladimir Lénine, convaincu de l’intégrité, de la discipline et de sa foi aveugle dans le parti communiste de Félix Edmundovitch Dzerjinski, lui confia une tâche lourde de responsabilités. Celle qui consista à mettre sur pied et à diriger la commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution Vétcheka. C’est cette commission plus connue sous le nom de « Tckéka » qui en 1922, devint la police politique d’État [GPU]34. C’est à partir de là que le nom de ce Polonais, Félix Dzerjinski devint synonyme dans la presse occidentale bourgeoise du bolchevik assoiffé de sang.

[33] F.E.Dzerjinsky (1877-1926) : Homme politique soviétique d’origine polonaise, fondateur de la TCHEKA, la Police politique du tout nouvel État bolchevik et qui deviendra plus tard le KGB. [34] GPU ou Guépéou : Administration politique d’État chargée de la sécurité de l’État soviétique, créée en 1922 et qui fonctionna jusqu’en 1934.

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Le geste de bonne volonté fait par Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, le père de la perestroïka, on ne sait dans quel but, a-t-il vraiment réussi à démystifier le KGB ? Certainement pas ! En réalité, l’image de cette Agence continue après plus de 30 ans d’occuper les esprits, même si elle s’appelle désormais Fédéralnaiya Sloujba Bézapasnosti (FSB) ou Service fédéral de Sécurité au lieu de KGB. Sur un tout autre registre, il convient de noter que l’un des devanciers de Mikhaïl Gorbatchev, en l’occurrence Nikita Khrouchtchev frappa un jour la table avec sa chaussure en pleine session de l’assemblée générale des Nations Unies en brandissant la menace nucléaire. Contrairement à ce coup de colère reflétant les sentiments d’une autre époque, Mikhaïl Gorbatchev préféra lui inviter les mêmes Nations du monde à cette même table pour parler de paix, de coopération, de sécurité et de développement durable. Cela fut un témoignage pour dire qu’il n’y a pas eu que des vat’en guerre en URSS. Elle a connu aussi des hommes et des femmes pacifistes épris de paix et de justice, des humanistes qui pensaient et qui croyaient que : « la raison pouvait se substituer à la passion, la diplomatie à la force et le dialogue à la confrontation. Que cette paix serait possible et réalisable si chacun abandonnait l’orgueil nationaliste pour penser qu’il n’y a qu’une seule civilisation humaine sur la terre dont chaque nation constitue une composante et chaque être un produit. » C’est pourquoi, au-delà de l’Europe, Mikhaïl Gorbatchev décida de mettre fin à l’intervention militaire de l’Union soviétique en Afghanistan. Il fut celui qui avait plus que quiconque compris, que l’heure n’était pas venue de faire régner l’ordre communiste dans ce pays musulman qui vivait en réalité à l’ère de la féodalité. Cette guerre meurtrière qui dura dix ans, coûta la vie à des milliers de soldats soviétiques et fit autant d’invalides de guerre. En Afghanistan, cette guerre qui ressemblait à une occupation eut beaucoup de conséquences. Ailleurs dans le monde, l’URSS commença à fermer ses représentations culturelles, commerciales, militaires et maritimes les unes après les autres et à rapatrier leurs personnels. Là où elle décida de maintenir un niveau de coopération, le personnel a été réduit au minimum. À travers ce désengagement brutal, on voyait déjà le signe avant-coureur de l’inévitable éclatement de l’Union et l’effondrement du système socialiste. Dans le prolongement de cette nouvelle politique initiée par Mikhaïl Gorbatchev s’inscriront d’autres actions comme la détente générale qui s’est établie sur le monde et qui a permis de remplacer la Guerre froide par une nouvelle ère, celle de la collaboration entre les Nations du monde sur fond de mondialisation. 184

Grâce à toutes ces actions courageuses, Mikhaïl Gorbatchev se vit décerner en 1990, le prix Nobel de la paix. Un prix bien mérité pour qui connaissait l’œuvre que l’homme avait accomplie. Ce qu’il réussit par la force du verbe, du dialogue et du compromis ne le fut pas par la menace nucléaire qui s’était montrée impuissante à venir à bout de l’idéologie marxiste. Cependant, malgré l’immense popularité dont le père de la perestroïka jouissait à travers le monde notamment en Occident, en Russie en revanche cette popularité ne fut pas au plus fort au début de son aventure réformatrice. Des éléments conservateurs qui n’avaient qu’un seul rêve, le retour à l’ancien ordre communiste qualifiaient d’échec tout ce qu’il était en train d’entreprendre comme réformes. Alors, pour mettre fin au processus de la Perestroïka, une tentative de coup d’État fut perpétrée en août 1991 dont le théâtre fut le siège du Parlement russe à Moscou. Ce jour-là, le Président Mikhaïl Gorbatchev était en déplacement à l’intérieur du pays, en Crimée. Il n’en fallait pas plus pour qu’avec cette crise, le fantôme de la Guerre froide hante de nouveau les esprits en Occident où on craignait une remise en cause du processus de la perestroïka. L’artisan de l’échec de cette tentative de coup d’État sera Boris Nikolaïevitch Eltsine (19312007), alors maire de Moscou. Cet épisode marqua la fin de l’État soviétique créé on se souvient, sous la direction de Vladimir Ilitch Oulianov Lénine après la Révolution bolchevique de 1917. Ce tournant historique entraîna aussi la fin du règne de l’homme politique pacifiste, de l’ancien étudiant activiste de l’Université Lomonossov, de cet ancien diplomate, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev dont l’action permit en six ans de changer comme en 1917 le cours de l’histoire universelle. Cet évènement marqua aussi la fin du rêve de Gorbatchev d’une Union soviétique réformée et capable de tenir encore tête à l’Occident. Comme l’avaient prédit Marx et Lénine que du capitalisme et du socialisme celui qui gagnerait la bataille économique remporterait la victoire finale. Alors, c’est là où le combat qui durait depuis 68 ans se termina. Devant l’éclatement de l’Union et l’effondrement du parti communiste, Mikhaïl Gorbatchev, celui que les médias occidentaux avaient qualifié comme le plus intelligent chef d’État soviétique après Lénine, prit une décision inédite, courageuse et sans précédent dans l’histoire de l’URSS. Il démissionna le 22 décembre 1991 de ses fonctions de président de l’Union soviétique et de secrétaire général du parti communiste. Il faut souligner que cette démission fut à l’antipode des cas de démission dont 185

on avait l’habitude et qui n’étaient en réalité que des mises en scène classique pour écarter quelqu’un et camoufler les failles du système. Il faut rappeler que dès l’automne 1991 les Républiques qui constituaient l’Union soviétique proclamaient les unes après autres leur indépendance, sans que le président soviétique Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev n’ait la possibilité de s’y opposer par la force. Toutefois, les liens économiques et culturels qui remontaient à l’époque soviétique, mais aussi impériale ne pouvaient pas tous être supprimés comme ça du jour au lendemain. Il fallait dans le nouveau contexte maintenir un minimum de contact. La base du nouveau partenariat si on peut l’appeler ainsi fut l’éventualité de « Menaces extérieures » 7 que pouvaient encourir ces pays jadis frères. C’est dans ce contexte que naquit en lieu et place de l’ex-URSS une nouvelle communauté qui prendrait la dénomination de : Communauté des États indépendants (CEI) ou Содружество Независимых Государств (СНГ) en russe et Commonwealth of Independent States (CIS) en anglais. Son protocole d’accord signé le 19 décembre 1991 indique clairement qu’il s’agit d’une entité intergouvernementale formée de 9 ex-Républiques soviétiques sur les 15. Conformément à ses instruments constitutifs, elle est dépourvue de personnalité juridique internationale. Ce facteur fait qu’elle n’est pas une organisation internationale au sens strict. Elle a été créée le 8 décembre 1991 par le traité de Minsk, conclu entre Boris Eltsine, président de la Russie, Leonid Kravtchouk, Président communiste de l’Ukraine et Stanislaw Chouchkievitch, Président social-démocrate du Parlement de la Biélorussie lors de leur réunion à la résidence de Viskouly où ils publièrent aussi au même moment une déclaration selon laquelle l’Union soviétique était dissoute. L’accord constitutif de la CEI était supposé faciliter l’accès à l’indépendance des Républiques soviétiques et développer la coopération multilatérale. Le 21 décembre 1991, lors du Sommet d’Alma-Ata, la CEI eut de nouveaux membres. Elle est élargie aux Républiques ci-après : Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizistan, Moldavie, Turkménistan, Tadjikistan, Ouzbékistan. S’agissant de l’Ukraine, de la Russie et de la Biélorussie, ces Républiques furent reconnues comme membres fondateurs de la Communauté. De plus, le traité d’Alma-Ata, conclu lors de ce sommet et confirmant le traité de Minsk, stipule la création de deux organes exécutifs de la CEI (Le Conseil des Chefs d’État et des Chefs de Gouvernement). Lors du Sommet d’Alma-Ata, un accord fut également 186

conclu entre les quatre puissances nucléaires de la CEI à savoir : Russie, l’Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan sur l’instauration d’un Commandement unique des Forces nucléaires stratégiques35. À cette occasion, un commandement militaire unifié fut instauré. Il faut comprendre que ces accords étaient destinés à assurer la continuité du fonctionnement de facto de l’exécutif politique et militaire de l’URSS. Mais, est-ce que vraiment ? Pas du tout, car, le 24 décembre 1991, la Russie fut reconnue par les Occidentaux comme État continuateur de l’Union soviétique et lui succède au Conseil de Sécurité des NationsUnies. Le lendemain, le 25 décembre 1991 contre toute attente, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev qui était encore de droit à la tête de l’URSS, mais sans pays démissionna de son poste de Président de l’Union, ainsi que de son poste de Secrétaire général du Parti communiste. À la même occasion, il transmit à Boris Eltsine, Président de la Russie, le contrôle de l’armement nucléaire. Un scénario catastrophe auquel personne ne s’attendait. Mais avait-il maintenant d’autres choix, quand ce dernier venait, lors d’une séance du Parlement de proclamer d’autorité, la dissolution de l’Union soviétique et de facto l’indépendance de la Russie ? Le 26 décembre 1991, le Soviet suprême se réunit et dissout formellement l’Union soviétique. En disant adieu aux Peuples de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev prononça un discours magistral de regret et de désespoir déclamé comme suit : « Chers compatriotes, chers concitoyens, en raison de la situation qui s’est créé avec la formation de la Communauté des États indépendants, je mets fin à mes fonctions de Président de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Le destin a voulu qu’au moment où j’accédais aux plus hautes fonctions de l’État, il fût déjà clair que le pays allait mal. » Tout ici est en abondance, la terre, le pétrole, le gaz, le charbon, les métaux précieux, d’autres richesses naturelles, dont l’intelligence et les talents que Dieu ne nous a pas comptés, et pourtant nous vivons bien plus mal que dans les pays développés, nous prenons toujours plus de retard par rapport à eux. La raison en était déjà claire. La société étouffait dans le carcan du système administratif de commande. Condamnée à servir l’idéologie et à porter le terrible fardeau de la militarisation à outrance, elle était à la limite du supportable. Toutes les tentatives de réforme partielles ont échoué. Il n’était plus possible de vivre ainsi, il fallait tout changer. Je comprenais qu’entamer des réformes [35] La Communauté des États indépendants : Archive, colisée, 23 juin 2003.

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d’une telle envergure et dans une société comme la nôtre était une œuvre de la plus haute difficulté et, dans une certaine mesure, risquée. Mais, il n’y avait pas de choix. Aujourd’hui encore je suis persuadé de la justesse historique des réformes démocratiques engagées au printemps 1985 (…) Néanmoins, une œuvre d’une importance historique a été accomplie. Le système totalitaire, qui a privé le pays de la possibilité qu’il aurait eue depuis longtemps de devenir heureux et prospère a été liquidé. Une percée a été effectuée sur la voie des transformations démocratiques. Les élections libres, la liberté de la presse, les libertés religieuses des organisations de pouvoirs représentatifs et le multipartisme sont devenus une réalité. Les droits de l’homme sont reconnus comme principes suprêmes. La marche vers une économie multiforme a commencé, l’égalité de toutes les formes de propriétés s’est établie. (…) Tous ces changements ont provoqué une énorme tension, et se sont produits dans des conditions de lutte féroce, sur un fond d’opposition croissante des forces du passé moribond et réactionnaire des anciennes structures du Parti, de l’État et de l’appareil économique, ainsi que de nos habitudes, de nos préjugés idéologiques, de notre psychologie nivelatrice et parasitaire (…) L’ancien système s’est écroulé avant que le nouveau ait pu se mettre en marche. Et la crise de la société s’est encore aggravée (…) « Je quitte mon poste avec inquiétude. Mais aussi avec espoir, avec la foi en vous, en votre sagesse et en notre force d’esprit. Nous sommes les héritiers d’une grande civilisation, et à présent, il dépend de tous et de chacun qu’elle renaisse pour une nouvelle vie, moderne et digne36. »

[36] Source : traduit par l’Agence AFP, reproduit dans le Figaro le 26 décembre 1991

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Six mois plus tard, plus exactement le 12 juin 1991 eut lieu la déclaration d’indépendance de la Fédération de Russie, entérinant ainsi de fait et de droit la fin de l’Union des républiques socialistes soviétiques constituée en 1922. Cette occasion annonça aussi la renaissance d’une Russie nouvelle démocratique avec désormais un Président au lieu d’un Tsar (Roi).

Le 12 juin 1991, jour de déclaration d’indépendance de la nouvelle Russie après l’éclatement de l’Union

Après l’effondrement et l’éclatement de l’Union soviétique, Boris Eltsine devint le premier Président de la Fédération de la Russie postURSS. Il briguera deux mandats consécutifs de cinq ans chacun (1991 à 1999). L’héritage qu’il venait de recevoir comprenait notamment les dettes extérieures de l’ex-URSS. Il fit aussi face à l’épineux programme de démantèlement de l’important arsenal nucléaire et conventionnel du pays. Ironie du sort, ce programme de démantèlement de l’arsenal nucléaire soviétique devrait être mis en œuvre avec l’aide des États-Unis d’Amérique, l’ennemi d’hier devenu le partenaire privilégié de circonstance dans le nouveau contexte de paix rendu possible grâce à la perestroïka. Qu’importe, pour Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, la paix et la sécurité du monde n’avaient pas de prix. Selon lui, cette paix et cette sécurité ne pouvaient se construire que dans un climat de confiance réciproque, en se débarrassant des sentiments nationalistes qui divisent les nations plus qu’ils ne les

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rapprochent. Ce qui d’après lui avait jusque-là manqué dans les relations entre États. Un autre héritage de l’URSS fut la station spatiale orbitale « MIR » qui signifie la paix. Lancée le 19 février 1986, elle survivra à l’Union soviétique de 11 ans. Toutefois, elle ne sera mise hors services que 15 années plus tard, soit le 23 mars 2001. Elle fut en son temps, la réponse à l’exploit des États-Unis d’Amérique dans l’exploration de la lune. Plus de trente années après le lancement de la perestroïka, nombreux sont ceux qui s’interrogent toujours si le maintien de l’Union soviétique était l’objectif recherché par son initiateur, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev ? Bien entendu qu’il est maintenant difficile, voire impossible, de trouver une réponse à cette interrogation. Mais, si c’était cela son objectif, on se demanderait aussi pourquoi n’a-t-il pas réussi comme ses prédécesseurs. Dans le cas contraire, avait-il une autre ambition et laquelle ? Fût-il débordé par l’enchaînement et le rythme des évènements ? La réforme sans calcul préalable tout le système tout de suite et à la fois fut-elle une bonne méthode ? Ces questions reviennent encore de temps en temps dans les débats en Russie et à l’étranger, chaque fois qu’il s’agit du bilan de l’action de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. L’homme qui est considéré dans sa Russie natale et à l’étranger comme un « Héros » par certains et un « Destructeur » par d’autres. Comme pour dire que l’histoire des grands hommes fait rarement l’unanimité. Les controverses occupent une grande dans leur jugement par l’opinion. C’est pourquoi, Adolf Hitler d’Allemagne, Francisco Bahamonde dit le général Franco d’Espagne, Joseph Staline de l’Union soviétique, Benito Amilcar Andréa Mussolini d’Italie et tant d’autres chefs de guerre emblématiques de l’histoire trouvent et encore et toujours des adeptes dans leurs pays et à travers le monde. À propos de la perestroïka, les Soviétiques voyaient pour la plupart sa nécessité. Pour preuve, dès son lancement, les citoyens ont commencé à revendiquer ouvertement certains droits. Ce qui était inimaginable dans le passé. L’enthousiasme révolutionnaire et nationaliste était retombé, les discours agitateurs et propagandistes n’avaient plus d’effets, le citoyen lambda osait désormais parler et dénoncer ce qui n’allait pas dans sa vie et dans le pays. Le conflit générationnel entre conservateurs et réformateurs ne favorisait plus un dialogue constructif au sein du parti communiste en URSS comme ailleurs dans les autres pays socialistes. De leur côté, les diverses minorités ethniques qui n’avaient pas l’habitude de se faire 190

entendre commencèrent à revendiquer certains droits qui ne leur étaient pas tout à fait acquis. Alors, il fallait un nouveau contenu de la société et sans doute un nouveau gouvernail pour piloter le navire et éviter le naufrage. Ce fut entre autres, des arguments avancés à l’époque par Mikhaïl Gorbatchev et sur lesquels tout le monde était au moins d’accord. Pour cette réforme, il ne misa pas sur les moyens. Jouissant d’un fort soutien populaire et au sein du parti, il mobilisa tout l’appareil de l’État et du parti. Au même moment à l’Ouest, les puissances occidentales plus intéressées que jamais par un changement radical à l’Est ont promis monts et merveilles pour encourager et accélérer le rythme de cette réforme. Les dirigeants occidentaux redoutaient en réalité un scénario catastrophe qui conduirait à un revirement de situation avant que la réforme ne devienne irréversible. C’est pourquoi ils promirent toute une plate-forme de mesures d’assistance et d’accompagnement des réformes démocratiques annoncées. Chacun avait à l’idée et était surtout convaincu que l’échec de la perestroïka provoquerait inéluctablement une nouvelle crise mondiale. Mais parallèlement à ces promesses faites sans échéance pour les réaliser, les capitales occidentales Washington, Paris, Bonn, Londres, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Amsterdam, Tokyo, Séoul et Sydney et leurs principales institutions soumirent une série d’exigences d’ordre politique et économique, notamment sur le registre des droits de l’homme. Compliquant ainsi le cahier de charge de la perestroïka. Si en Occident, les opinions étaient unanimes sur la nécessité d’un changement profond en URSS, il n’en demeurait pas moins vrai que le scepticisme dominait pour qui connaissait ce pays et son système, où il n’existait pas de forces d’oppositions reconnues à l’intérieur du pays. À l’étranger, l’action non coordonnée des dissidents soviétiques n’était pas de nature à ébranler le système. En tout état de cause, on peut estimer que Mikhaïl Gorbatchev ne fut pas compris ou que tardivement sur la méthode employée pour réformer l’URSS. On lui reproche notamment d’avoir voulu réformer à la fois un système politique, économique et institutionnel rouillé depuis des décennies sans un calendrier graduel et sans un ordre de priorités. Alors en URSS, la perestroïka se poursuivait, au plaisir de certains et au regret d’autres. Dans ce pays que nous connaissions bien, nous fûmes surpris des changements spectaculaires qui étaient en cours. Rien n’était plus comme avant. Même à l’Académie où nous étudiions, les professeurs de marxisme-léninisme, de philosophie, d’économie, d’athéisme et d’autres disciplines semblaient démotivés. Ils n’avaient plus le même langage et 191

la même détermination qu’auparavant. L’enseignement à tous les niveaux se faisait désormais sur de nouvelles bases, avec de nouveaux objectifs et de nouvelles méthodes. Plus surprenant encore fut le fait que l’important trésor documentaire constitué des œuvres de Karl Heinrich Marx, de Frederick Engels, de Vladimir Oulianov Lénine, du Parti communiste, des cadres et idéologues du parti ne servait maintenant que d’ornement. Des centaines de millions de livres, de revues de toutes natures étaient classées dans les bibliothèques dans des rayons désormais pas ou peu fréquentés par défaut de lecteurs intéressés. On assistait ainsi à la seconde mort de Marx, d’Engels et de Lénine sans certificat de décès ni oraisons funèbres. L’idéologie n’avait plus sa place dans le système d’enseignement qui tendait à devenir classique. Les innombrables monuments érigés à la mémoire et à la gloire de Lénine, de Marx et d’Engels et qui avaient pris l’ascendant sur les autres monuments historiques n’étaient plus ces idoles que chacun admirait autrefois et y déposait des gerbes de fleurs. En ce début de la Perestroïka, l’URSS qui était alors en déclin connut une grave crise économique, semblable à celle survenue après la Seconde Guerre mondiale. Les aides promises par l’Occident en compensation des réformes démocratiques annoncées ne se débloquèrent pas. Au carrefour de l’ère communiste et post communiste, en cette fin du XXe siècle, des articles de première nécessité comme le riz, le sel, les pâtes dentifrices, les savons de toilette, les vins et autres manquaient cruellement sur le marché. Que faire quand il n’y a pas de concurrence ? L’État était le seul pourvoyeur des biens de consommation des populations. Comme le système était en déclin partout, les autres pays socialistes ne pouvaient plus intervenir comme par le passé. Quant à l’Occident, il n’était pas prêt à sauver un système qu’il combattait depuis son avènement en 1917. Dans ces conditions d’extrême précarité, les étudiants étrangers manquant de tout s’associaient désormais pour préparer à manger. L’ampleur de la crise les poussa à se livrer davantage à la contrebande et à la spéculation comme les citoyens soviétiques euxmêmes. Le rythme des voyages en Italie, en RFA (Berlin-Ouest), en Turquie, en Finlande s’est accéléré. Ils profitaient de ces voyages pour ramener des bricoles qu’ils revendaient aux citoyens soviétiques qui n’avaient pas eu la possibilité de se rendre à l’étranger. Mais, pour ne pas favoriser la contrebande et la spéculation, la douane n’autorisait pas plus de deux articles de même nature par individu au risque de confisquer l’excédent. Cette règle était bien connue de tous. 192

Dans cette conjoncture de grande crise, deux étudiants africains, Moussa et Sékou se rendent un jour à Berlin. Arrivés sur place, ils ont décidé d’acheter chacun quatre (4) ordinateurs au lieu de deux. Ils ont voyagé de Moscou à Berlin-Ouest en traversant la Pologne et l’Allemagne de l’Est dans une ambiance bon enfant en compagnie d’autres camarades. À l’époque, les Soviétiques venaient de découvrir les ordinateurs qu’ils préféraient appeler computers. La demande était très forte par rapport à l’offre compte tenu de la population du pays et de l’étendue du territoire. Une fois les articles introduits en URSS, ils étaient revendus au quintuple de leurs prix d’achat par des gens qui les revendaient à leur tour pour gagner aussi leurs bénéfices. Arrivés à Berlin-Ouest, ils ont payé chacun comme prévu quatre computers. Ils disaient que qui ne risque pas ne gagne rien. C’est dans un grand centre commercial appelé Bilka situé au cœur de Berlin qu’ils firent tous leurs achats. À l’époque, la plupart des étudiants étrangers en URSS qui abandonnaient les études émigraient en RFA. Ces immigrants clandestins étaient moins inquiétés en raison de la Guerre froide. Pour gagner leur vie, ceux-ci faisaient des petits boulots. Ils accueillaient aussi leurs camarades étudiants ou des diplomates qui arrivaient. Qui pour héberger, qui pour assister dans les achats moyennant quelques Deutsche Marks. Après avoir passé deux nuits à Berlin, les deux compagnons Moussa et Sékou embarquent pour l’Union soviétique. Dans le train, ils envisagèrent différents scénarios pour passer à la frontière avec leurs huit ordinateurs sans problème. Dans leur cabine, ils avaient l’air d’être inquiets d’après leur propre récit qu’ils ont raconté plus tard. Arrivés au poste de contrôle, ils se sont mis dans le rang comme tout le monde. Lorsque leur tour arriva, ils ont simulé une bagarre corps à corps. Les douaniers ont tout abandonné pour faire face à ce duel en tentant de les séparer. Leurs amis ont profité de ce brouhaha pour faire passer leurs huit computers et les autres effets qu’ils avaient derrière la ligne de contrôle. Les douaniers ne voulaient surtout pas qu’il y ait un drame pendant leur temps de travail impliquant surtout des étrangers. Ce qui pouvait leur créer des problèmes dans leurs carrières. Revenus à leurs postes après avoir calmé cette rixe, ils n’ont plus cherché à savoir si les deux belligérants avaient des colis ou pas. Le scénario monté par Moussa et Sékou a bien fonctionné. Lorsqu’ils se sont retrouvés dans le train à destination de Moscou, ils se mirent à rire et à se vanter de l’exploit qu’ils venaient de réaliser. De quoi alimenter le marché noir qui était combattu par la police économique et 193

par le KGB. Ce scénario hollywoodien a montré que tout système peut avoir des failles. Pour preuve, Moussa et Sékou ont réussi à tromper de cette manière les services de douanes soviétiques qualifiés de redoutables à l’époque à cause de la nature communiste du régime. Une autre fois, c’est un autre étudiant qui se rend en RFA pendant les congés d’hiver. Il avait sur lui 3000 lires italiennes pour lesquelles il possédait une déclaration délivrée par les douanes et 300 $ US sans document justificatif comme un reçu de banque ou une attestation de donation. Alors, il risquait à la frontière au mieux la confiscation, au pire, une poursuite judiciaire ou un renvoi dans son pays d’origine. Sur la déclaration qu’il détenait, il ajouta les 300 $ US. Comble d’infortune pour lui, cette pratique était connue des services de douanes. C’est pourquoi, les agents prenaient tout leur temps pour vérifier à la loupe les déclarations de devises pour déceler les cas de fraude. Beaucoup de gens tombaient ainsi dans leur filet pour de telles falsifications. Lors du contrôle à la frontière, si les documents d’un passager sont en règle, il est autorisé à poursuivre la route vers sa destination. Dans le cas contraire, son voyage pourrait s’arrêter là. Ce jour-là, cet étudiant était persuadé que sa ruse allait réussir. Lorsque le douanier qui avait le grade de commandant a frappé à la porte de sa cabine, il s’est précipité pour l’ouvrir. Celui-ci le salua et lui dit : — Camarade ! Veuillez montrer s’il vous plaît vos documents de voyage (Passeports, Titres de séjour, visas ainsi que votre déclaration de devises et les montants correspondants). — Il n’y a aucun souci camarade commandant. — C’est mieux qu’il n’y ait pas de souci. C’est ainsi qu’il ouvrit son sac à main, sortit ces documents pour les remettre au commandant. Celui-ci examina le passeport, le titre de séjour et le visa qui étaient en règle. Pour vérifier la déclaration de devise, il s’est servi d’une loupe pour la visionner. Dès qu’il jeta un coup d’œil, il secoua sa tête comme s’il doutait de son originalité. Après quoi, il dit : — Encore ! Encore un autre cas ! Dès lors, l’étudiant comprit qu’il y a problème. Sur place, le douanier n’engagea pas de dialogue avec lui. Il sortit de la cabine en disant qu’il arrivait. Quelques minutes après, il revint sur ses pas, lui restitua ses documents et dit : — Tavaritch, paéditièn samnoïe (Camarade, venez avec moi) — Où donc ? — Dans le bureau du chef ! — Pour quoi faire là-bas ? 194

— Vous saurez ça là-bas. — Bon d’accord ! Allons-y. Marchant sur les pas du douanier, il savait qu’il allait avoir des ennuis. Il se demanda alors comment dissimuler cette déclaration sans être pris en flagrant délit. Finalement, il eut l’idée de mâcher le document qui n’était qu’un morceau de papier et de l’avaler. Arrivé devant le chef de bureau, le douanier tout souriant déclara : — Camarade directeur, ce passager m’a présenté une déclaration de devises falsifiée. J’ai vérifié à la loupe, elle est surchargée. Elle était libellée en lire italienne et il a ajouté du dollar américain. — Intèrèsna (c’est intéressant) dira le chef de bureau qui demanda à l’étudiant : — Camarade, reconnaissez-vous les faits qui vous sont reprochés ? — Non (Net) ! Je ne reconnais pas. — D’accord (Laadna) ! Sachez que vous êtes porteur d’une fausse déclaration de devises. Ce qui est un délit dans notre législation pénale. — Fausse déclaration avec moi ! Kabako ! — Kabako veut dire quoi ? — Vous ne savez pas ce que Kabako veut dire ? — Comment je peux savoir ça alors que je ne parle pas votre langue ? — Vous avez raison. Kabako veut dire dans notre langue « étonnant » et je suis vraiment étonné. En pleine journée, comme ça, m’accuser de fraude. — Vous n’avez pas raison de vous étonner, camarade, car vous savez ce que vous avez fait. C’est vous qui avez eu l’imagination de commettre cet acte. Maintenant, passons aux choses sérieuses. Montrez-moi votre déclaration s’il vous plait. — C’est votre agent qui la détient. — Quoi ! Qu’est-ce que vous racontez-là, camarade ! Je vous ai remis tous vos documents, la déclaration y comprise. — Non camarade ! Vous ne m’avez rendu que le passeport et le visa, mais pas la déclaration. Vérifiez bien vos poches. — Tu blagues ou quoi ? — Je ne blague pas. Pouvez-vous jurer que vous me l’avez rendue ? — Jurer ! Jurer sur quoi ? — Jurer au nom de Dieu. — Quel Dieu ? Vous êtes contrebandier et non prêtre. Donc, ne cherchez pas à détourner la conversation. — Bon, jurez alors sur l’honneur. — Moi je suis déjà un homme assermenté. 195

— Voilà ! Il ne veut pas jurer. — Camarade, dites la vérité. — Vous aussi regardez dans vos poches. Afin de ne pas apparaître suspect, le douanier accepta de se soumettre à cette exigence pour la moins humiliante. Il fouilla ses poches devant tout le monde et ne trouva rien. L’étudiant qui savait qu’il avait détruit sa déclaration se dit aussi prêt à être fouillé et prêt à subir les conséquences si on retrouvait la déclaration sur lui. S’adressant au chef de bureau, il dit : — Camarade ! Comment un douanier peut saisir une fausse déclaration dans les mains de quelqu’un et la lui restituer ? Il veut seulement me créer des problèmes. Lorsqu’on venait vers vous, il a croisé un collègue à lui avec qui il a échangé des mots. Il m’a semblé qu’il lui a remis quelque chose. — Mon Dieu ! dit le douanier qui avait déjà les yeux rouges. Choqué par ces allégations, il tremblait de tout son corps. Le chef de bureau lui demanda de se calmer. Ne disposant d’aucun élément de preuve contre l’étudiant suspecté de faux et d’usage de faux, le chef de bureau n’eut d’autre solution que de le laisser partir. Mais, le train qui devait l’amener à Berlin avait déjà bougé. Il fut obligé d’attendre un autre train. Lorsqu’il raconta cette scène à ses amis, ils lui recommandèrent d’être désormais prudent, car il est dans le collimateur des services de douanes, de la milice et du KGB. Ils ont parlé aussi de la possibilité que la douane envoie un rapport à son institut. Une autre fois, un autre étudiant qui voyageait à Berlin avait sur lui de l’argent non déclaré. Dans le train, il se demandait que faire. Plus il se rapprochait de la frontière, plus il était inquiet. La solution qu’il trouva fut de le cacher dans le matelas. À la frontière, il devait descendre pour prendre une correspondance jusqu’à Berlin. Or, l’escale ne durait que quelques minutes. Il ne pouvait pas sortir dans la précipitation la somme qu’il avait cachée dans le matelas tant que les douaniers étaient encore à bord du train. Et dès que les derniers douaniers descendent des wagons, les contrôleurs de trains, les pravodnikis, donnent le signal de départ. Ne disposant plus de temps pour extraire son argent, il plia le matelas, le mit sur sa tête pour sortir du train avec. À cette heure de pointe où tout le monde est pressé, il n’attira pas l’attention des gens. Il ne croisa aucun contrôleur dans les couloirs. C’est dans un coin de la gare qu’il s’est mis pour sortir son argent à l’abri des regards. En raison du retard que le train

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de correspondance a accusé, il a pu embarquer à bord sans problème pour Berlin. Ce fut aussi le cas d’un autre étudiant qui a voyagé à Berlin avec la somme de 2.300 dollars américains. De quoi payer des objets à la mode à l’époque en URSS. Arrivé sur place, il se présenta à un guichet de change du dollar en Deutsche Mark. Il a sorti ce montant pour donner à la personne qui se trouvait derrière le comptoir. Il s’est trouvé qu’il y a deux billets de 100 dollars qui étaient faux. Quelques instants après, un agent de police se présenta avec un gros chien berger allemand dressé. Il demanda à l’étudiant de le suivre. Il le conduit dans une cabine où il lui a rendu le reste de son argent et lui dit de s’assoir sur une chaise. Il dit quelque chose au chien en allemand que l’étudiant ne comprit pas. Après, il s’est retiré pour le laisser avec ce compagnon peu ordinaire. Il pensait que le policier allait revenir rapidement, ce qui ne fut pas le cas. Une assignation qui ressemblait à une garde à vue. Il resta là-bas pendant 7 h sans bouger de sa place même pour aller aux toilettes. À chaque fois qu’il tentait de se lever, ce chien qui avait la taille d’un lion grondait et il était obligé de s’asseoir. Ce n’est que vers 18 h que son assignation a pris fin avec l’arrivée du policier. Ce dernier lui rendit les deux billets de 100 dollars en petites coupes et lui demanda de s’en aller. C’est à son retour à Moscou qu’il raconta son histoire qui a fait rire ses amis. Tous ces faits vécus traduisaient aussi bien le malaise des étrangers que des citoyens soviétiques eux-mêmes. Ils parlaient de la nécessité d’un changement profond de la société, de son système politique et économique. Dans les magasins, les poulets et autres volailles ne se vendaient plus en entier, mais en morceaux, les cuisses à part, les ailes et autres parties à part. Les pensions des retraités et des invalides de guerre ne se payaient plus régulièrement. Les vieilles personnes sans ressources ni soutien familial subsistaient désormais dans cette conjoncture grâce à la vente des bouteilles usagées devenues pour elles de l’or cristal. Cette crise entraina une augmentation du taux de criminalité dans tout le pays, notamment dans le secteur économique. Pour cette période, la fabrication artisanale de vins et de liqueurs fit des centaines, voire des milliers de victimes. Les personnes solitaires du troisième âge pour la plupart mouraient dans leurs appartements dans l’anonymat total. Les orphelinats se vidaient par manque de ressources et de personnels d’encadrement, jetant ainsi de nombreux enfants dans la rue, obligés de mendier pour vivre alors que la mendicité était un délit. En conséquence, l’État observa un moratoire dans la répression de certaines infractions

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comme la mendicité devenue le moyen de subsistance pour des milliers de citoyens. Avec le nouveau système d’autogestion des entreprises, celles-ci furent contraintes de compresser une bonne partie de leurs personnels. Cette nouvelle armée de chômeurs constitua une autre préoccupation qui vint alourdir le climat social. Au niveau des forces armées, ça n’allait pas mieux que dans les autres secteurs. La démobilisation commença par les contingents rappelés d’Europe et d’Afghanistan dont le traitement n’était plus assuré correctement. Une situation explosive que les groupes mafieux ne manquèrent pas de récupérer en leur faveur. Au regard de tout ce qui précède, avec un sentiment de devoir accompli ou de chagrin, Mikhaïl Gorbatchev qui ne se savait pas vaincu s’investit sur d’autres fronts. Homologué au rang de maître de conférences dans les Universités et hémicycles dans les pays occidentaux, il était très sollicité pour venir expliquer la politique de réforme dont il est le père, la perestroïka. Devant ces auditoires acquis à sa cause, il plaidait pour la paix, le désarmement, la démocratie, la bonne gouvernance, le dialogue des cultures et des civilisations du monde. Des années après le début de la perestroïka, il restera très populaire en Russie comme dans le reste du monde d’ailleurs, et ce, malgré le bilan mitigé de sa politique de réforme et d’ouverture. Avec les changements intervenus à la faveur de la perestroïka, il est intéressant de savoir ce qu’est devenu le maître d’œuvre après trois décennies. Au nombre de ces changements, il y a l’éclatement de l’Union soviétique, la fin des régimes communistes, le triomphe du capitalisme, la fin du pacte de Varsovie et l’adhésion de certains de ses anciens membres à l’OTAN, la chute du mur de Berlin, la réunification des deux Allemagnes, le changement de nom en cascade des partis communistes et socialistes dans les pays de l’Ouest. Cette question est d’autant intéressante, que l’intéressé est toujours considéré en Occident comme un héros. Dans sa Russie natale, il est au pire ignoré, au mieux toléré. Quoi qu’il en soit, Mikhaïl Gorbatchev est un produit de la société, de la politique et de la culture soviétique. Qu’il ait atteint ou non l’objectif qu’il s’était fixé au début de sa réforme. Ce qui reste sûr, c’est que la nouvelle Russie qui est née après lui, n’en a pas fini son compte à rebours avec l’Occident et les USA. Combattue aujourd’hui comme hier, elle ne parvient pas à affirmer comme elle le souhaite, son statut de puissance mondiale et régionale. Il faut noter que l’attitude hostile manifestée à son égard dans le conflit avec la Géorgie en 2008 à cause de son soutien aux Républiques 198

séparatistes d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, l’annexion de la Crimée en 2013, la crise en cours dans l’est de l’Ukraine, son soutien à la Syrie et à son leader Bachar El-Assad, ses relations avec la République islamique d’Iran en sont quelques illustrations. Les prises de position hostiles et les sanctions adoptées contre elle dans certains de ces dossiers demeurent et sont chaque fois reconduites. On peut imaginer que les performances économiques actuelles de la Russie et son retour sur la scène internationale sous l’ère de Vladimir Vladimirovitch Poutine ne déplairaient pas à Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev qui avait cru en son temps qu’un équilibre était possible entre les deux systèmes et que cela permettrait de trouver une nouvelle manière de penser, de construire et de gouverner le monde. Mais, à mesure que les souvenirs de l’ex-URSS et du communisme disparaissent dans les mémoires, les États-Unis d’Amérique et leurs alliés renforcent leur coopération et élargissent leur sphère d’influence jusqu’aux frontières de la Russie. Avec la politisation de plus en plus affirmée de l’OTAN, elle intervient aujourd’hui n’importe où, dit-on, pour des raisons humanitaires. Même avec le recul qu’il prit de la vie publique, Mikhaïl Gorbatchev n’a jamais manqué cependant d’initiatives et d’occupations. Le 20 avril 1993 déjà, il fonda le Green Cross International ou la Croix Verte Internationale dont il est le président de la fondation. Il s’agit d’une organisation internationale non gouvernementale à but environnemental. Sa mission est de contribuer à l’augmentation du niveau de vie et du développement économique et social dans les pays développés et ceux en voie de développement. Elle initie des projets portant sur l’environnement, la paix et l’aide au développement. Dans ses mémoires publiées en 1996, Mikhaïl Gorbatchev revint sur ses relations avec son successeur, Boris Nikolaïevitch Eltsine, le maire de Moscou qui deviendra le premier président de la Russie postsoviétique. Il reprocha notamment à ce dernier la position qu’il avait prise lors du référendum d’avril 1991 qui portait

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sur le maintien de l’Union soviétique et l’altercation qui eut lieu avec lui à la tribune, représenté dans l’image ci-dessous.

Une scène peu ordinaire, le maire de Moscou Boris Nikolaïevitch Eltsine obligeant le secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev à signer séance tenante un document à la tribune

Mais Mikhaïl Gorbatchev pouvait-il se passer de la politique ? Pas si sûr ! Pour preuve, pour rompre son isolement politique, il fonda le 26 novembre 2001 un parti qu’il appela « Parti social-démocrate de Russie. » En 2004, il démissionna de ce parti en raison d’un désaccord avec son président, Konstantin Titov. La cause de cette mésentente fut le fait que Mikhaïl Gorbatchev s’était opposé au parti fondé par Vladimir Poutine « Russie-Unie ». En raison de sa popularité à l’étranger, il devient le 27 octobre 2005 l’Archonte du Patriarcat de Constantinople. Titre honorifique certes, mais une consécration quand même pour celui qui n’entendait pas appartenir de sitôt au passé. Cette distinction lui a été décernée à l’occasion de la 9e session du dialogue théologique entre l’Église orthodoxe et l’alliance mondiale des Églises réformées. Cette cérémonie se passa paradoxalement aux États-Unis d’Amérique en présence des ambassadeurs de Grèce, de Chypre et du consul général de la Fédération de Russie. N’est-ce pas là encore un acte inattendu posé par le dernier président de l’URSS qui, 15 ans en arrière, fut un communiste marxiste-léniniste convaincu, donc un athée confirmé ? Une preuve encore que le changement qu’il a initié à travers la perestroïka

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était irréversible. Mais, ironie du sort, c’est l’ancien directeur de la CIA Georges John Tenet qui eut l’honneur de lui remettre cette distinction. À cette occasion, celui-ci dira que Mikhaïl Gorbatchev est l’un des chefs politiques les plus honnêtes au monde37. À ce niveau, une question se pose, celle de savoir si ces compliments venus du dénommé Georges John Tenet n’étaient pas révélateurs d’une liaison secrète entre l’ancien maître du Kremlin et la CIA ? Difficile de croire ou de ne pas croire à cette hypothèse. Dans tous les cas, si cela s’avérait, ce ne serait pas une première, car l’histoire en a connu des exemples du genre au plus haut sommet des États. Déjà intoxiqué par la politique, Mikhaïl Gorbatchev fonda encore le 20 novembre 2007 un tout nouveau mouvement politique dénommé Union des sociaux-démocrates (USD) dont il devint lui-même le leader. Ainsi, du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) au Parti socialdémocrate de Russie (PSDR) puis à l’Union des sociodémocrates (USD), Mikhaïl Gorbatchev n’était pour autant pas encore à la fin de ses ambitions politiques. Le 30 novembre 2008, il fonda avec un milliardaire russe Alexandre Lebedev un nouveau parti, le Parti démocratique indépendant de Russie (PDIR). Combinant politique, défense des droits de l’homme, paix, sécurité et développement dans le monde et protection de l’environnement, il décida de se tourner vers un tout autre domaine qui est le 7e art, le cinéma. Sur ce nouveau terrain, il intervint le 8 avril 2009 dans un documentaire sur l’environnement « Nous resterons sur terre », œuvre de deux réalisateurs français, Olivier Bourgeois et Pierre Barougier. Avec la Fondation Green Cross International financée par des donateurs privés et des subventions allouées par 34 États, le père de la perestroïka en URSS continuera à défendre l’environnement. Il jouera d’autres rôles les moins attendus de lui. Par exemple, il participa à des annonces publicitaires pour les restaurants « Pizza Hut. » Ce qui lui a valu d’être acclamé par des gens pour la liberté qu’il a apportée aux Russes, qui a permis d’avoir des restaurants occidentaux dans ce pays jadis fermé aux investissements privés. Il fera également de la publicité pour la compagnie de luxe Louis Vuitton. Certes, il ne manqua pas des critiques à son encontre, car la conduite d’une telle réforme fait forcément des heureux, des victimes, des mécontents, des supporters, des adversaires et des ennemis. [37] Source: HIR.org (Hebrew Institute of Riverdale).

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Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître que Mikhaïl Gorbatchev est entré dans l’histoire comme un homme dont l’action a permis d’instaurer un climat de détente entre l’Est et l’Ouest, quand tous les espoirs semblaient perdus. Cette détente a permis après l’éclatement de l’URSS l’intégration d’anciens pays membres du Pacte de Varsovie à l’Union européenne et à l’OTAN. La réforme qu’il a engagée et les actes qu’il a posés dans ce cadre, qualifiés d’héroïques et d’historiques par certains et de trahison par d’autres ont tout de même éloigné le monde à l’époque d’un conflit nucléaire qui paraissait de plus en plus inéluctable. La question qui se pose est celle de savoir pour combien de temps tiendrait encore cette trêve. Il est aujourd’hui difficile de répondre à cette question. Le nouvel ordre économique mondial, la nouvelle donne géopolitique et géostratégique du monde sont loin de définir les rapports de force entre les puissances incontestées d’hier et les pays émergents d’aujourd’hui. En raison des nouveaux défis de l’ère postcommuniste : guerres régionales, crises économiques, extrémisme religieux, terrorisme, famine, crise énergétique, criminalité internationale, affaiblissement des Nations-Unies, la pacification totale du monde n’est pas pour aujourd’hui ni pour un avenir proche. L’exemple donné par Mikhaïl Gorbatchev a démontré cependant que la perestroïka ne fut pas une nécessité qu’en URSS et dans les autres pays socialistes. Elle eut une véritable influence planétaire. D’une manière générale, tout système de gestion et de gouvernance est appelé à se réformer et à s’adapter au contexte à un moment ou un autre. Cela fait penser aux Nations-Unies contre lesquelles des voix s’élèvent depuis des années pour réclamer la réforme de son système. Ayant souffert des conséquences de la Guerre froide (Khalodnaïya vaïna), des crises régionales, des politiques hégémoniques des grandes puissances, le système des Nations Unies a cessé d’être en adéquation avec les transformations intervenues ou en cours dans le monde. Mais aujourd’hui, sa réforme se heurte à de nombreux obstacles. Les États membres ne parviennent pas à trouver la meilleure manière de mener cette réforme pourtant indispensable. Les enjeux de cette réforme aiguisent aujourd’hui tous les appétits. L’Afrique, ce continent longtemps sinistré, avec ses 54 États tous membres de l’ONU, forte de ses 1.033.000.000 habitants revendique depuis longtemps sa place au sein du Conseil de sécurité jusque-là sans succès.

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D’autres pays comme l’Espagne, le Japon, le Brésil, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Sud, l’Indonésie posent eux aussi les mêmes exigences, leur entrée au sein du Conseil de sécurité des Nations-Unies comme membres permanents. Malgré ces revendications, ce club des grands ne semble pas être prêt à s’ouvrir, en tout cas pas pour le moment. Or, avec le droit de véto que détient chacun des cinq membres permanents du Conseil qui sont tous de surcroit des puissances militaires et nucléaires, sans leur accord aucune décision ne passera aux Nations Unies. Dans le nouveau contexte de conflits d’intérêts stratégiques, les États dominateurs ont de plus en plus du mal à s’accorder sur les solutions à apporter aux grands problèmes du monde contemporain. À titre d’exemple, on peut citer la guerre dans les Balkans dans les années 1990 qui a favorisé l’éclatement de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, la guerre en Libye en 2011, le conflit syrien en cours, la crise nord-coréenne qui dure depuis les années 1950, la crise iranienne qui a trouvé un compromis pacifique en 2015 avant le désengagement unilatéral des USA en 2018, le conflit israélo-palestinien qui restent sans aucune perspective de solution à court et moyen termes. À propos de la réforme de l’ONU, Dr Hugo Ruiz Diaz Balbuena, conseiller juridique du comité pour l’annulation de la dette du tiersmonde (CADTM)38 avait fait une réflexion dans laquelle, il met l’accent sur la nécessité d’une vraie refonte de l’institution onusienne. Ce comité travaille en coordination avec d’autres organisations et mouvements luttant dans la même perspective pour l’annulation de la dette des pays en voie de développement et l’abandon des politiques d’ajustement structurel. Il élabore aussi des alternatives radicales visant la satisfaction des besoins des populations déshéritées, la protection des libertés et des droits humains fondamentaux. À propos de la réforme du système des Nations Unies, voici ce que Dr Hugo Ruiz Diaz Balbuena a écrit : — « … de nos jours, c’est tout le système multilatéral onusien qui est en crise, crise de légitimité, crise de légalité des actes des organes, légitimation et légalisation de guerres d’agression, prise de position des responsables en faveur de la mondialisation libérale, crise de crédibilité des organes. Les grands absents sont les peuples qui subissent directement les effets sociaux catastrophiques de la mondialisation. La fin de la Guerre froide et de l’affrontement entre le capitalisme et le [38] CADTM : Réseau International fondé en Belgique le 15 mars 1990 par Éric Toussaint et composé de membres et de comités locaux en Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie.

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socialisme aurait dû donner un rôle central aux Nations Unies pour le développement et pour la paix dans le monde. Mais elle a échoué. » Sur le plan du développement économique et social et de la coopération, ainsi que sur le plan des relations économiques, financières et commerciales internationales, l’ONU a également échoué. Sur le plan économique, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et les pays riches ont un rôle prépondérant. Ils fixent eux-mêmes les règles de la mondialisation en dehors du cadre des principes et des règles inscrites dans la Charte de l’ONU et contre les normes régissant la protection internationale des droits humains. À cela, il faut ajouter le fait de l’influence de plus en plus envahissante des grandes sociétés transnationales, qui se présentent comme composantes de la société civile mondiale travaillant en partenariat avec plusieurs organes de l’ONU. Depuis décembre 1991, les puissances occidentales ont estimé qu’elles avaient les mains libres pour mettre à leur service les organes de l’ONU, particulièrement le Conseil de sécurité. Cela avec l’objectif de créer de nouvelles formes institutionnelles de contrôle, de modifier radicalement les normes existantes pour les remplacer par des normes de nature régressives de type néocolonial (Légalisation du droit d’intervention humanitaire, lutte contre le terrorisme). Ces transformations normatives constituent le complément nécessaire à l’expansion du modèle capitaliste et son implantation dans le monde entier comme le seul et unique modèle possible. La militarisation, les actes d’agression, les interventions humanitaires sont autant de composants de l’imposition du modèle capitaliste. Le Conseil de sécurité de l’ONU devient dans les faits, avec le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et des regroupements de facto comme le G8 et le Club de Paris, un (gouvernement mondial), entièrement entre les mains des pays riches. L’assemblée générale de l’ONU, les Gouvernements, les Organes de l’ONU et les différentes organisations internationales se sont longtemps inquiétés des activités des transnationales. L’un des points du programme pour un nouvel ordre économique international faisait référence explicitement à la nécessité de contrôler leurs activités et de les soumettre à un contrôle institutionnel et au respect de l’ordre interne des États. Coup d’État au Guatemala en 1954 contre le Gouvernement du colonel Jacobo Arbenz Guzman (1913-1971) qui fut le Président du Guatemala de 1951 à 1954, participation au coup d’État contre le Gouvernement 204

démocratique de Salvador Allende au Chili, appui au régime criminel de l’apartheid en Afrique du Sud, etc. Ces actes illicites parlent des conduites illégales et des activités criminelles des sociétés transnationales. Les banques du Nord ont aussi participé activement au saccage de l’Argentine, en donnant leur appui inconditionnel au régime criminel de la junte militaire qui avait planifié et ordonné l’exécution de crimes contre l’humanité. Les sociétés transnationales ont historiquement constitué une menace pour l’autodétermination des peuples et pour la souveraineté des États. Les pays du Nord, les protégeant, y compris avec l’appui de la force armée et par l’organisation d’actes d’agression et de coups d’État contre les Gouvernements démocratiques qui tentaient de les soumettre au respect de la loi et du droit international. Les activités des sociétés transnationales ne se limitent pas qu’aux États. Elles cherchent une légitimation par la voie de leur présence et de leur pouvoir au sein des organisations internationales afin de les influencer. Ainsi, en 1978, l’organisation non gouvernementale « Déclaration de Berne » a publié un rapport sur l’infiltration des firmes multinationales dans les organisations des Nations Unies. Ce rapport expliquait avec documents à l’appui, les activités déployées par les sociétés transnationales pour influencer les décisions de plusieurs organes du système onusien. Mais maintenant, il ne s’agit plus d’infiltration : « l’ONU a ouvert ses portes à ces sociétés en les appelant membres de la société civile ou acteurs sociaux, suivant la tendance mondiale de concentrer le pouvoir de décision entre les mains de grands conglomérats internationaux, au détriment de la démocratie, du droit au développement et du respect des droits humains. » Le partenariat de l’ONU avec les sociétés transnationales a été officiellement proclamé à New-York par le secrétariat général à travers le Global Compact, le 25 juillet 2000. Parmi les participants de la société civile apparaissent : British Petroleum, Nike, Shell, Rio-Tinto, Novartis, toutes avec un curriculum assez chargé en matière de violations massives et graves des droits humains, du droit du travail et de destruction de l’environnement. Il faut citer également la Lyonnaise des Eaux, dont les agissements en matière de corruption de fonctionnaires publics afin d’obtenir le monopole de la distribution d’eau sont bien connus en Argentine, en Bolivie, au Chili et ailleurs. Ce processus de partenariat avec les sociétés transnationales va à l’encontre des réformes démocratiques nécessaires au sein de l’ONU et renforce leurs politiques de mainmise sur les ressources et les biens 205

publics appartenant aux peuples. Ce partenariat implique un virage stratégique de l’ONU qui confère de plus en plus de pouvoir de décision à ces sociétés privées. Le bien public se trouve escamoté au profit des intérêts privés et l’ONU n’est pas étrangère à ce phénomène. Nous pouvons dire que tout le système institutionnel de l’ONU est pris dans la tourmente de la mondialisation capitaliste. La question de la destruction des acquis sociaux, de la restructuration du cadre juridique de la protection internationale des droits humains, l’utilisation de la force armée contre les peuples, la tendance généralisée du glissement vers des États de plus en plus autoritaires et répressifs sont autant d’éléments qui doivent être lus à la lumière de ce processus de mondialisation. Et l’ONU joue un rôle de premier plan dans ce processus. Il est nécessaire d’agir en vue de la reconstruction de l’ONU sur des bases démocratiques et respectueuses du droit international et des droits humains. Cette transformation ne passe pas uniquement par l’élargissement du nombre d’États au sein du Conseil de sécurité. Le problème de légitimité auquel l’ONU est aujourd’hui confrontée est beaucoup plus profond. Il tient au fait qu’elle a démissionné de sa tâche qui est d’assurer la paix et la sécurité internationales, essentiellement parce qu’elle a contribué décisivement à la violation des normes impératives du droit international et, surtout parce qu’elle joue le rôle de courroie de transmission d’un projet et d’un modèle politique, idéologique et économique qui vise l’instauration d’un ordre international fondé sur la discrimination, la force, la domination des peuples et sur la violence. Démocratiser l’ONU, afin que, « nous les peuples », récupérions ce qui nous a été illégitimement pris par les puissances et par les transnationales, est une tâche d’une extrême urgence. « Et vu l’état très avancé de la dégradation de l’ONU, la grande question est de savoir s’il faut la transformer ou s’il faut la réformer 39 ? » Cette question pertinente posée par Dr Hugo Ruiz Diaz Balbuena et qui reste sans réponse va dans le même sens que la critique faite en son temps par Karl Marx aux philosophes d’avant lui à qui il reprocha notamment le fait de s’être contenté d’expliquer simplement le monde, alors que l’essentiel est de le transformer. « Transformer ou réformer l’ONU, perestroïka au sein de l’institution mondiale dépendra du bon vouloir des puissances qui continuent de la monopoliser. » Quand bien même l’auteur partage l’essentiel des critiques de Dr Hugo Ruiz Diaz [39] Source : www.cadtm.org/L-ONU-reforme-ou-restructuration.

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Balbuena contre le système des Nations-Unies, il reste tout aussi conscient des difficultés à pouvoir changer aussi facilement ce système. En effet, la réforme du système des Nations-Unies concerne avant tout le Conseil de sécurité qui, au regard de tout ce qui précède, doit logiquement s’ouvrir à de nouveaux membres permanents, afin de s’adapter aux réalités du XXIe siècle. Elle concerne également son assemblée générale, en vue d’améliorer son mode de fonctionnement pour mieux répondre aux défis posés par la multiplication et la complexité croissante des conflits et des opérations de maintien de la paix dans le monde.

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Partie XII La résilience politique de la République populaire de Chine et son retour de l’économie d’état à l’économie de marché Le fait, aujourd’hui, que la République populaire de Chine se dispute la place de première puissance économique du monde avec les États-Unis d’Amérique inspire de nombreux pays et inquiète d’autres. Comment de pays agraire a réussi son industrialisation et son passage du système d’économie planifiée (socialiste) au système d’économie de marché (capitaliste) de façon pacifique ? C’est pourquoi, pour compléter notre réflexion sur la perestroïka initiée par le dernier président de l’Union soviétique, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, et qui a eu une répercussion à l’échelle mondiale, nous avons voulu dans ce travail évoquer cette autre réforme engagée dans les années 1970 en République populaire de Chine. La nécessité de cette réforme ne fut pas liée comme en URSS à une crise sociétale ou du régime politique en place. Elle correspondait plutôt à une vision futuriste qui quarante années plus tard a permis à la République de Chine formée seulement en 1949 de se hisser au premier plan de l’économie mondiale. En fait, la réforme visait à adapter le système économique du pays au rêve lointain de Mao Tsé-Sung (18931976) d’une Chine puissante. De ce fait, elle se distingue de la perestroïka en URSS et dans les autres pays communistes par son contexte, sa méthode et par le fait qu’elle soit intervenue sans la réforme du système politique qui doit attendre encore son heure en Chine. Si en Union soviétique la perestroïka résulta d’une crise sociétale et institutionnelle aggravée par la Guerre froide, la Chine qui était le second bastion du socialisme à l’époque avait plutôt pressenti une lointaine faillite du système socialiste que les autres pays n’ont certainement pas vu venir ou qui l’ont négligé. Par anticipation, la Chine jugea primordiale la réforme de son système économique. C’est le succès de cette réforme qui lui a permis de passer 209

de l’économie socialiste planifiée à l’économie de marché sans basculer dans la violence ou dans l’anarchie. Cette Révolution incontestable inquiète aujourd’hui les puissances qui contrôlent les finances et l’économie mondiales depuis la fin de la guerre (1939-1945), c’est-à-dire les États-Unis d’Amérique, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, la Suisse, le Japon, la Corée du Sud, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, l’Australie, etc. Ces pays qui font les gendarmes du monde voient en l’émergence de la Chine comme une véritable menace à leur leadership dans tous les domaines ou presque. Cette crainte, des visionnaires l’avaient bien vue venir il y a longtemps. Ce fut le cas du général Charles de Gaulle, président fondateur de la Vème République française, qui, à propos de l’émergence de la Chine, dira lors d’une conférence de presse tenue le 9 septembre 1965 ce qui suit : « … tout indique que le mouvement va se poursuivre, parce qu’on voit bien qu’il y a tout un ensemble de faits d’une immense portée qui disons est à l’œuvre actuellement pour repartir l’univers. Il y a la profonde gestation qui se produit dans l’énorme Chine et qui la destine à un rôle mondial de premier plan. Il est indéniable que la résurgence de la Chine modifiera l’échiquier mondial. La Chine n’est pas une nation ni un État-nation, il s’agit avant tout d’une civilisation très particulière et très profonde. La Chine, un grand peuple, le plus nombreux de la terre, un très vaste pays qui s’étend depuis l’Asie Mineure et les marches de l’Europe jusqu’à la rive immense du Pacifique et depuis les glaces sibériennes jusqu’aux régions tropicales des Indes et du Tonkin (Vietnam). Des solutions à long terme pour un quelconque problème important qui survient en Asie voire dans le monde dépendraient de la participation active et constructive de la Chine. Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera40… » Au moment où le bloc capitaliste exprimait une certaine crainte face à la Chine dans un proche avenir, le général Charles de Gaulle disait avec assurance de ne pas avoir peur de la Chine. Qu’elle ne restera pas communiste. Qu’il faudra attendre tout au moins cinquante ans. Toujours au milieu des années 1960, le même de Gaulle effectua une visite d’État en URSS qui était mal vu à l’époque par les Occidentaux. Il se rendit dans plusieurs provinces à cette occasion. Au cours de cette tournée, il dit pour dissuader les pays et l’opinion en Occident qu’il n’est pas préférable d’isoler ce pays. Que : « La Russie boira le communisme [40] Beijing Information : Édition française 2008 David Gosset, Directeur China Europe International Business School à Shanghai, créateur de Forum Euro-China.

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comme le buvard boit l’ancre ». Cinquante années plus tard, la prédiction du général Charles de Gaulle passa en URSS et en Chine de l’éventualité à la probabilité, de la probabilité à l’évidence, de l’évidence à la certitude et de la certitude à la réalité. L’année 1991 sonna la fin du communisme en URSS et dans le reste des pays du bloc socialiste et même en Occident avec les partis communistes. De 1965 aux années 1980, la République Populaire de Chine fondée en 1949 par le leader communiste Mao Zedong a poursuivi sa transformation dans le contexte de la Guerre froide et dans un climat de méfiance avec l’URSS et d’affirmation de sa souveraineté vis-à-vis de ses trois grands pays voisins, le Japon, la Corée du Sud et l’Inde. Avec l’URSS, la contradiction à l’époque était surtout fondée sur leur divergence dans l’interprétation de la doctrine marxiste-léniniste. Tirant sans doute des leçons des rapports de force qui se sont établis durant la période de la Guerre froide, la Chine eut une vision plus lointaine sur l’avenir du monde en général et du socialisme en particulier, à la différence des autres pays socialistes y compris l’Union soviétique. C’est pourquoi, sans contrainte ni influence extérieure, la direction du Parti communiste chinois a engagé un processus de réforme économique qu’elle jugeait préalable à toute réforme politique qui n’est toujours pas d’actualité. C’est Deng Xiaoping (1904-1997) qui fut secrétaire général du Parti communiste chinois de 1956 à 1967 et président de la République populaire de Chine de 1978 à 1992 qui a été à l’origine de l’idée de cette réforme économique. Mais, il ne donna pas de nom comme en URSS avec la perestroïka. À l’époque, l’Union soviétique apprécia mal l’initiative chinoise de réformer son système économique. En fait, elle redoutait qu’une telle politique hasardeuse ne mette en cause toute la doctrine marxiste. Il faut relever que les deux pays se livraient depuis de longues années, presque du temps de Joseph Staline et Mao Zedong, une guerre de leadership au sein du bloc socialiste. L’URSS accusait la Chine de révisionnisme et celle-ci accusait l’URSS de dogmatisme. Cette incompréhension et cette fissure au sommet de la pyramide communiste seront préjudiciables à l’unité du bloc. En Chine, les premières mesures du programme de réforme initiée par Deng Xiaoping furent sans précédent. Elles aboutirent à la dissolution des Communes populaires, à la création d’un marché agricole contrôlé par l’État, à la création des zones économiques spéciales pour l’admission des investissements étrangers dans les compagnies mixtes, à la libéralisation progressive du commerce extérieur. 211

Des années plus tard, au regard des résultats obtenus dans cette première phase de la réforme, celle-ci s’étendit au secteur industriel urbain avec une gestion patronale autonome. L’objectif de cette autonomisation était d’instaurer désormais un mécanisme de marché et non de planification d’État. Il fut aussi question d’établir des relations horizontales entre les entreprises, de renforcer le système financier et bancaire comme axe coordonnateur de cette réforme dans un « socialisme de marché ». Il faut noter que les experts des autres pays socialistes ont mal compris cette thèse à l’époque, car beaucoup parmi eux croyaient véritablement en l’avenir du socialisme. Cependant, d’autres événements viendront renfoncer l’élan de cette réforme économique en Chine. Il s’agit de la rétrocession de la province de Hong-Kong par la Grande-Bretagne en 1997 et de celle de Macao par le Portugal en 1999. Le jumelage entre les économies émergentes des deux provinces et l’économie socialiste de la Chine continentale donna une nouvelle orientation à la politique économique d’une Chine plus que jamais confiante en sa marche vers son développement. Concernant l’ile Taïwan appelée jadis Chine nationaliste par rapport à la Chine communiste, Pékin n’a pas encore réussi à établir sa domination. Seul un timide processus de rapprochement est amorcé. Taïwan en quête de reconnaissance internationale avait établi des relations diplomatiques avec un certain nombre de pays surtout en Afrique. Mais grâce à la nouvelle politique de coopération de la Chine, ces pays sont en train de rompre leurs relations avec Taïwan les uns après les autres. Après la rétrocession de Hong-Kong et de Macao, la Chine s’est redéfinie dans le domaine économique comme un pays deux systèmes. Elle préféra conserver les acquis du système capitaliste dans les deux provinces reconquises, tout en poursuivant le processus qui devait permettre la transition progressive de l’économie planifiée à l’économie de marché sous la direction du parti communiste. Celui-là qui n’entend toujours ni parler de réforme politique ni en engager par enthousiasme. Grâce à cette approche, la Chine s’est affranchie du camp des pays sousdéveloppés pour se classer parmi les pays industrialisés, les puissances nucléaires et le club fermé dans le domaine spatial. En raison de ses performances économiques, elle a quitté sa position de 5e économie du monde pour occuper la 2e place devant la France, la Grande-Bretagne, le Japon et l’Allemagne. Avec son admission en 2002 au sein de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) après de longues années de blocage et d’attente à la 212

porte de cette institution, la Chine a attiré sur son sol de nombreuses entreprises européennes et américaines délocalisées. L’installation de ces entreprises occidentales fut une aubaine pour son marché intérieur où la main-d’œuvre reste abondante et moins coûteuse. En raison de cette ouverture, le taux de croissance de la Chine est aujourd’hui l’un des plus élevés au monde. Poursuivant sa transformation, elle fut déclarée en 2014, comme la première puissance économique du monde. Les ambitions de grande puissance de la Chine concernent aussi la conquête de l’espace. Elle dispose désormais de son propre programme spatial mené par l’Agence spatiale chinoise (ASC) dont l’objectif est la création d’une station spatiale orbitale habitée, l’exploration de la lune par des sondes puis par l’homme. En 2003, elle a envoyé pour la première fois un homme dans l’espace, un domaine qui était jusque-là réservé aux Soviétiques, aux Russes et aux Américains. Plus tard, elle lança en décembre 2018 un engin spatial pour mener une exploration avec son rover qui a atterri avec succès en janvier 2019 sur la face cachée de la Lune. À rappeler que les stations précédentes étaient celles des programmes soviétiques Almaz, Saliout, Mir et la station spatiale américaine Skylab. De nos jours, il n’existe que la station spatiale internationale (SSI) en activité. Ce programme fut lancé et piloté par l’administration nationale de l’aéronautique et de l’espace américaine (NASA) et développé conjointement avec l’agence spatiale fédérale russe et des agences spatiales européenne, japonaise et canadienne. L’expérience de la Chine en matière de réforme économique a démontré qu’il n’y a pas de recettes ni de schémas universels prédéfinis dans le domaine économique et financier. Cependant, tout processus de transition d’un mode de production et de gestion à un autre doit tenir compte de l’ensemble des facteurs, d’ordre politique, économique, social, culturel, démographique, etc. Parmi les reproches que l’Occident fait à la Chine, il y a le problème des droits de l’homme et des libertés, des droits des minorités ethniques, de la liberté de presse et des libertés religieuses, ainsi que le manque d’ouverture de son marché intérieur aux investissements et capitaux étrangers. Alors que tous ces problèmes existent même en Occident peut-être sous d’autres formes et se manifestent autrement. Quant au secteur de la monnaie, la Chine reste inflexible sur la question de la dévaluation de sa devise nationale le Yuan. Ce n’est qu’en 2015, qu’elle fera un pas dans ce sens sans pour toutefois rassurer les marchés financiers. Quoiqu’on dise aujourd’hui de la politique économique de la Chine, il y a lieu de saluer son approche et 213

sa méthode de transition du socialisme au libéralisme. Autant, sinon plus que la perestroïka en URSS, la Chine a réussi par son émergence une Révolution pacifique, un duel face à l’ancien bloc socialiste et à l’Occident. Le mérite de la réforme économique engagée par la Chine est qu’elle n’a engendré aucune crise interne, ni sociale ni politique. Si elle avait produit les mêmes effets que la perestroïka en URSS et dans les autres pays socialistes, il est évident que les conséquences seraient plus graves pour le monde entier. Dans ce monde devenu un village planétaire, il n’y a pas de petit conflit. Tous les facteurs se tiennent. Le choc des civilisations provoqué par la mondialisation a produit des conséquences que les stratèges dans tous les domaines n’ont certainement pas vues venir. La preuve est la difficile gestion des conséquences des conflits survenus en Afghanistan, en Irak, en Somalie, en République Démocratique du Congo, au Congo, en Syrie, en Libye en Yougoslavie. Provoqués souvent dans l’unique but de faire tomber des leaders que l’Occident qualifie de dictateurs, ces conflits se prolongent aujourd’hui encore sous d’autres formes. Sur le plan politique, la fin du système de parti unique dans le monde a été l’une des conséquences de la perestroïka qui a abouti aussi à l’éclatement de l’Union soviétique, la fin du socialisme et de l’idéologie marxiste-léniniste. Une idéologie qui fut au départ un espoir pour les peuples opprimés. Ce qu’il faut aussi retenir, c’est le fait que l’URSS était la principale cible de l’Occident qui savait que tant que l’empire soviétique tenait debout, ses États vassaux tiendraient aussi debout aussi longtemps que l’URSS le resterait. Alors, comme disait et pensait notre professeur des relations internationales à l’Académie de police de Moscou, le colonel Tcherbakov, dans sa rhétorique contre l’Occident dans les années 1980, c’est une question de vie ou de mort entre l’Est et l’Ouest, une question de qui vaincra qui, quand et de quelle manière ? Avec le retour de la Russie sur la scène internationale sous la direction de Vladimir Vladimirovitch Poutine, après le tournant de la perestroïka et la parenthèse de Boris Nikolaïevitch Eltsine, avec l’apport des pays dits émergents, dont la République populaire de Chine, un nouveau rapport de force est en train de naître timidement dans le monde. Ce rapport se situe non plus dans un contexte de Guerre froide classique telle qu’on l’a connue, mais de mondialisation et de globalisation dont l’Occident détient jusque-là la clé. Talonné par la montée en puissance des pays émergents du groupe appelé (BRICS) composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, confronté depuis plus d’une décennie à une grave 214

crise économique et financière, fatigué du poids des guerres régionales et de l’exode des peuples fuyant ces guerres dont il se trouve être souvent à l’origine, l’Occident cherche aujourd’hui sa tête. La coalition occidentale contre le reste du monde est de nos jours une équation à géométrie variable. Les États-Unis d’Amérique, pays leader du plus vieux bloc politico-militaire de tous les temps, ne parviennent pas à imposer leur marque sur le continent américain. L’ombre de la Révolution bolivarienne et l’embargo contre Cuba pèse sur les relations entre les USA et toute l’Amérique latine. Ce n’est qu’en 2015, grâce aux efforts et à l’intransigeance du 42ème président américain, Barack Hussein Obama, que le rapprochement entre les USA et l’ile de Cuba fut possible après plus de 50 ans de rupture totale des relations entre les deux pays. Avec ses partenaires européens, notamment les pays membres de l’Union européenne et de l’OTAN, la concurrence n’est pas toujours loyale. S’agissant de l’Afrique, ce continent n’intéresse les USA que dans le cadre de la lutte contre les grands fléaux qui menacent directement sa sécurité intérieure comme la drogue, le terrorisme et l’intégrisme religieux. Quant à l’Europe, elle se trouvait divisée depuis la Seconde Guerre mondiale en pays de l’Est socialistes jusque dans un passé récent et en pays capitalistes et libéraux. Malgré la fin du communisme, cette démarcation est encore visible à des égards. Au sein de l’Europe libérale, les critères d’intégration excluent de facto certains pays. Pour dire que l’Union européenne est une organisation des pays riches au détriment des pays pauvres. Avec l’ensemble des pays arabo-musulmans d’Europe et d’ailleurs, il existe une véritable guerre identitaire autour des valeurs comme la démocratie, les libertés et les droits de l’homme. Avec la politique économique actuelle de la République populaire de Chine, un « Pays à deux systèmes », comment la définir aujourd’hui ? La réponse à cette question est simple. Sur le plan politique et idéologique, la Chine reste un pays communiste, même si dans les discours officiels les noms de Karl Marx, Frederick Engels, Vladimir Lénine ou de Mao Zedong ne sont plus mentionnés. Le Parti communiste libérateur demeure la principale formation politique qui tient le pays d’une main de fer et chacun trouve son compte. Sur le plan économique, on assiste au passage progressif du socialisme au capitalisme, d’une manière parfaitement cadrée et contrôlée par le Parti communiste, comme en témoignent les rapports périodiques de ses congrès.

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On peut par déduction affirmer que si la perestroïka en URSS et dans les autres pays socialistes s’était circonscrite au domaine économique à l’instar de la Chine, le leadership mondial appartiendrait aujourd’hui au bloc socialiste qui aurait eu toutes les chances de se maintenir. Mais hélas ! Voulu pour réformer le système de gestion socialiste sans calcul et sans prendre en compte tous les paramètres du contexte international, le système de pilotage de la perestroïka est devenu comme un avion en plein vol, à haute altitude et à la vitesse de croisière avec un pilote sans assistant. Est-ce que la faute au pilote qui savait qu’il volait sans copilote et que tous les scénarios étaient possibles en plein vol ? Cette question a le mérite de concerner d’abord le politique Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev et ensuite tout le monde. Car, comme un séisme de magnitude inégalée, la perestroïka a produit des effets dans le monde entier. À propos toujours de l’émergence actuelle de la Chine, il faut noter qu’en raison de sa politique d’ouverture et de non-ingérence dans les affaires intérieures des États tiers, elle profite de la situation de crise dans le monde pour asseoir davantage sa domination économique, son influence militaire et diplomatique. Tout cela pour dire que la perestroïka est un processus continu et qu’il appartient à chaque pays de savoir s’y prendre.

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PARTIE XIII Les défis de l’indépendance de la Guinée et les conséquences de son divorce brutal avec la France

Ahmed Sékou Touré, l’homme du 28 septembre 1958, et le général Charles de Gaulle, l’homme du 18 juin 1940, deux figures, deux symboles et deux témoins d’une page de l’histoire franco-guinéenne et africaines qui continue de s’écrire

En évoquant le nom « Guinée » comme pays, il y a lieu de savoir de quelle Guinée est-il question dans cette étude ? Cette question peut paraître banale, mais dès lors qu’il existe quatre pays dans le monde qui portent tous le nom Guinée, la précision est donc importante pour situer le lecteur. Le continent africain a le privilège d’abriter trois de ces pays à savoir : La Guinée, ancienne colonie française dont la capitale est Conakry, la Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise dont la capitale est Bissau et la Guinée Équatoriale, ancienne colonie espagnole dont la capitale est Malabo. La quatrième, Guinée appelée Nouvelle Guinée-Papouasie, ancienne colonie britannique dont la capitale est Port Moresby est située en Océanie. La Guinée dont nous parlons ici, c’est la République de 217

Guinée qui proclama son indépendante immédiate et immédiatement le 2 octobre 1958, en accord bien entendu avec la puissance colonisatrice, la France. Cette précision de la manière d’accéder à l’indépendance est aussi importante, car la formule a divisé les colonies concernées à l’époque. La Guinée fut l’unique colonie à avoir opté pour son indépendante immédiate et immédiatement. Pour appliquer ainsi un adage ivoirien très populaire qui dit « Qu’en même temps est mieux ». En revanche, pour la grande majorité des autres colonies françaises d’Afrique, l’indépendance ne fut pas à l’époque une préoccupation, donc pas à l’ordre du jour dans le contexte du référendum pour la nouvelle communauté proposée par la France en 1958. Des pays qui n’excluaient pas l’idée d’indépendance ne voulaient cependant pas d’une indépendance immédiate. « C’est pourtant ce pari risqué que la Guinée avait fait et qui fut un cadeau amer que la France, après une mise en garde des conséquences de ce choix, lui a offert sans s’y opposer comme le général Charles de Gaulle l’avait solennellement promis, alors qu’elle en avait les moyens. » Le territoire actuel de ce pays de 245,857 km² fut avant la conquête coloniale le berceau d’empires, de royaumes et de chefferies traditionnelles, issus directement ou indirectement de l’empire du Ghana41 qui a existé du IIIe au XIIIe siècle de notre ère. Les premiers contacts avec l’Europe et l’Arabie se situèrent dans le cadre de l’exploration, de l’évangélisation et de l’islamisation avant la phase de la colonisation directe. Les foyers de civilisation qui existaient dans cette partie de l’Afrique ont joué un rôle important dans l’histoire universelle et celle du continent. Comme dans le reste de l’Afrique, l’évolution des communautés qui forment l’actuelle Guinée s’estompa à la croisée des XIXe et XXe siècles sous l’effet de la colonisation et de l’acculturation. Les missions d’évangélisation terminées, la cartographie des peuplements et des richesses du continent achevée, l’Europe venait ainsi de trouver des débouchés. Le moyen pour conquérir ces débouchées fut d’abord la traite négrière qui occasionna durant des siècles la déportation de dizaines de millions d’Africains. Par la suite, ce fut la [41] Empire du Ghana : Le premier des trois grands empires marquant la période impériale ouest-africaine. Il régna du IIIe siècle au XIIIe siècle de notre ère. Sa capitale s’appelait Koumbi-Saleh. Il couvrait une superficie de 1600 Km². Empire du Mali : Empire africain du Moyen Âge fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keita. Il connut son apogée au XIVe siècle. Il est le berceau de la Charte Kouroukanfouga du Mandingue.

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phase de la colonisation directe après l’anéantissement de toutes les formes de résistances armées. Cependant, ici et là sur le continent, la résistance s’organisa et les peuples africains ne monnayeront pas leur liberté. La diplomatie et l’intimidation utilisées par les envahisseurs n’y feront rien. Ils seront d’ailleurs fort surpris par la férocité de l’opposition qu’ils rencontrèrent ici et là, de la part de ces peuples sans écriture, sans industries, ni systèmes de communication développés à l’époque. Les grandes figures les plus connues de cette résistance en Guinée furent : Almamy Samory Touré, empereur du Wassoulou, Almamy Bocar Biro Barry et Almamy Alpha Yaya Diallo rois du Fouta, Elhadj Oumar Tall, roi toucouleur, N’Zébéla Togba Pivi, roi Toma ; Kissi Kaba Kéïta, roi Kissi, Dinah Salifou, roi des Nalou. Cette résistance disparate non coordonnée finit, avec le temps, par être vaincue suite à l’arrestation et à la déportation de la plupart de ces héros. L’exemple de courage, de persévérance et de ténacité fut celui de l’Almamy Samory Touré qui pendant dix-huit ans, jour pour jour, lutta contre l’armée coloniale française sans être vaincu. Politicien rusé, militaire de carrière, stratège de guerre doté d’un courage inaccessible au découragement, meneur d’hommes, l’Almamy Samory Touré alla jusqu’à établir des relations diplomatiques avec la France en 1886. C’est son propre fils Djaoulén Karamo Touré qui va conduire cette mission de bonne volonté à Paris. La supériorité militaire de la France relatée dans son rapport et l’invitation de son père, l’empereur à faire la paix avec l’envahisseur lui vaudra sa condamnation à mort. Sentence prononcée par le souverain luimême après l’hésitation du Tribunal spécial chargé de le juger et qui a été complaisant. À la suite de l’arrestation puis la déportation d’Almamy Samory Touré, dernier grand résistant africain, le territoire qui deviendra plus tard la République de Guinée fut délimité à la fin du XIXème siècle entre la France et l’Angleterre qui étaient toutes des puissances coloniales de l’époque. Par la suite, le territoire fut placé sous domination française. Nous sommes en 1885, après la tenue de la conférence de Berlin qui fut consacrée au nouveau partage du continent noir entre les puissances européennes, notamment la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Hollande et la Belgique. L’occupation de la Guinée par la France durera alors soixante bonnes années de 1898 à 1958. En 1958, avec l’éveil des peuples colonisés et sous la poussée des revendications des mouvements indépendantistes, la France inquiète voulut sauver son empire colonial en Afrique.

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La voie qu’elle choisit à cet effet fut la formation d’une nouvelle communauté avec ses colonies africaines. Dans le cadre de la campagne pour le référendum qui devait être organisé, le général Charles de Gaulle, président de la République française, entreprit une grande tournée en Afrique qui le conduira dans plusieurs pays dont la Guinée. Sa visite à Conakry eut lieu le lundi 25 août 1958. Ce jour-là, il sera chaleureusement accueilli à Conakry par Sékou Touré alors secrétaire général du PDG-RDA, député à l’Assemblée nationale française, maire de Conakry, vice-président du Conseil de gouvernement et membre du Conseil de l’Afrique occidentale française (AOF). Inspiré par la reconquête de l’indépendance de la Guinée, terre de ses ancêtres, il prononça à cette occasion d’or pour lui dans une ferveur populaire exceptionnelle, un discours historique dont nous livrons en intégralité le contenu à nos lecteurs et qui fera date jusqu’à nos jours dans les relations entre la France et la Guinée : — « … Dans la vie des nations et des peuples, il y a des instants qui semblent déterminer une part décisive de leur destin ou qui, en tout cas, s’inscrivent au registre de l’histoire en lettres capitales autour desquelles les légendes s’édifient, marquant de manière particulière au graphique de la difficile évolution humaine, les points culminants, les sommets qui expriment autant de victoires de l’homme sur lui-même, autant de conquêtes de la société sur le milieu naturel qui l’entoure. Monsieur le Président ! Vous venez en Afrique précédé du double privilège d’appartenir à une légende glorieuse qui magnifie la victoire de la liberté sur l’asservissement et d’être le premier chef du Gouvernement de la République française à fouler le sol de la Guinée. Votre présence parmi nous symbolise non seulement la résistance qui a vu le triomphe de la raison sur la force, la victoire du bien sur le mal, mais elle représente aussi, et je puis même dire surtout, un nouveau stade, une autre période décisive, une nouvelle phase d’évolution. Comment le peuple africain ne serait-il pas sensible à ces augures, lui qui vit quotidiennement dans l’espoir de voir sa dignité reconnue, et renforce de plus en plus sa volonté d’être égal aux meilleurs ? La valeur de ce peuple, monsieur le président, vous la connaissez, sans doute mieux que nul autre, pour en avoir été juge et témoin aux heures les plus difficiles que la France n’ait jamais connues. » Cette période exceptionnelle à l’issue de laquelle la liberté devait resurgir avec un éclat nouveau, une force décuplée, est marquée par l’homme d’Afrique d’une manière toute particulière, puisqu’il a, au cours

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de la dernière Guerre mondiale, rallié sans justification apparente la cause de la liberté des peuples et de la dignité humaine. À travers les vicissitudes de l’histoire, chaque peuple s’achemine vers ses propres lumières, agit selon ses caractéristiques particulières et en fonction de ses principales aspirations sans qu’apparaissent nécessairement les mobiles réels qui le font agir. Notre esprit, rompu cependant à la logique implacable des moyens et des fins, ainsi qu’aux dures disciplines des réalités quotidiennes, est constamment attiré par les grandes nécessités de l’élévation et de l’émancipation humaines. L’épanouissement des valeurs de l’Afrique est freiné, moins à cause de ceux qui les ont façonnées, qu’à cause des structures économiques et politiques héritées du régime colonial en décalage avec ses propres réalités et ses aspirations d’avenir. C’est pourquoi nous voulons corriger, non par des réformes timides et partielles, mais fondamentalement ces structures, afin que le mouvement de nos sociétés suive la ligne ascendante d’une constante évolution, d’un perpétuel perfectionnement. Le progrès est en effet une création continue, un développement ininterrompu vers le mieux pour le meilleur. Étape après étape, les sociétés et les peuples élargissent et consolident leur droit au bonheur, leurs titres de dignité, et développent leur contribution au patrimoine économique et culturel du monde entier. L’Afrique Noire n’est pas différente en cela de toute autre société ou de tout autre peuple. Selon nos voies propres, nous entendons nous acheminer vers notre bonheur et cela avec d’autant plus de volonté et de détermination que nous connaissons la longueur du chemin que nous avons à parcourir. La Guinée n’est pas seulement cette entité géographique que les hasards de l’histoire ont délimitée suivant les données de sa colonisation par la France, c’est aussi une part vive de l’Afrique, un morceau de ce continent qui palpite, sent, agit et pense à la mesure de son destin singulier. Mais aussi vaste que soit notre aire d’investigation, aussi étendu que soit notre champ d’action, cela est insuffisant au regard de nos propres exigences d’évolution. Pour y répondre, nous devons engager non seulement l’ensemble de nos potentialités propres, mais encore tout ce qui constitue les biens et les connaissances universelles, lesquels chaque jour se développent et s’accroissent de manière inappréciable. À travers le désordre moral dû au fait colonial et à travers les contradictions profondes qui divisent le monde, nous devons taire les pensées idéales afin de serrer au plus près les possibilités réelles, les moyens efficaces et immédiatement utilisables, nous devons nous préoccuper des conditions exactes de nos 221

populations afin de leur apporter les éléments d’une indispensable évolution, sans laquelle le mieux-être qu’elles prétendent légitimement obtenir ne pourrait être créé. Si nous ne nous employions pas à cette tâche, nous n’aurions aucune raison de croire remplir les fonctions dont nous avons la charge, aucun droit à la confiance de nos populations. C’est parce que nous nous interdisons de confisquer à notre profit la souveraineté des populations guinéennes, que nous devons vous dire sans détour, monsieur le président du Conseil, les exigences de ces populations pour qu’avec elles, soient recherchées les voies les meilleures de leur émancipation totale. Le privilège d’un peuple pauvre est que le risque que courent ses entreprises est mince, et que les dangers qu’il encourt sont moindres. Le pauvre ne peut prétendre qu’à s’enrichir et rien n’est plus naturel que de vouloir effacer toutes les inégalités et toutes les injustices. Ce besoin d’égalité et de justice nous le portons d’autant plus profondément en nous, que nous avons été plus durement soumis à l’injustice et à l’inégalité. L’analyse logique et une connaissance de plus en plus grande de nos valeurs particulières, de nos moyens potentiels, de nos possibilités réelles nous laissent cependant exempts de tout complexe et de toute crainte : nous sommes uniquement préoccupés de notre avenir et soucieux du bonheur de notre peuple. Ce bonheur peut revêtir des aspects multiples et des caractéristiques diverses selon la nature de nos aspirations, de nos désirs, selon notre état propre. Il peut être aussi bien une chose unique qu’un faisceau de mille choses, toutes également indispensables à sa réalisation. Nous avons quant à nous, un premier et indispensable besoin, celui de notre dignité. Or, il n’y a pas de dignité sans liberté, car tout assujettissement, toute contrainte imposée et subie dégradent celui sur qui elle pèse, lui retire une part de sa qualité d’homme et en fait arbitrairement un être inférieur. « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». Ce qui est vrai pour l’homme l’est autant pour les sociétés et les peuples. C’est ce souci de dignité, cet impérieux besoin de liberté qui devrait susciter aux heures sombres de la France les actes les plus nobles, les sacrifices les plus grands et les beaux traits de courage. La liberté, c’est le privilège de tout homme, le droit naturel de toute société ou de tout peuple, la base sur laquelle les États africains s’associeront à la République française et à d’autres États pour le développement de leurs valeurs et de leurs richesses communes.

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Monsieur le président, vous me permettrez de rappeler un passage du discours que j’ai prononcé à l’occasion de la visite récente d’un représentant du Gouvernement français, monsieur Gérard Jacquet, ancien ministre de la France d’outre-mer : « Notre option fondamentale qui, à elle seule, conditionne les différents choix que nous allons effectuer, réside dans la décolonisation intégrale de l’Afrique : ses hommes, son économie, son organisation administrative, en vue de bâtir une communauté franco-africaine solide et dont la pérennité sera d’autant plus garantie qu’elle n’aura plus dans son sein de phénomènes d’injustice, de discrimination ou d’autres causes de dépersonnalisation et d’indignité ». En effet, le monde évolue rapidement et les impératifs de la vie moderne posent avec brutalité le problème du choix entre la stagnation et le progrès, entre la division des peuples et leur union fraternelle, entre l’esclavage et la liberté, enfin entre la guerre et la paix. Pour l’Afrique noire d’influence française, ces problèmes doivent être abordés avant tout avec un esprit réaliste, compréhensif. Notre cœur, notre raison, en plus de nos intérêts les plus évidents, nous font choisir sans hésitation, l’interdépendance et la liberté dans cette union, plutôt que de nous définir sans la France et contre la France. Et c’est en raison de cette orientation politique que nos exigences doivent être toutes connues pour que leur discussion soit facilitée au maximum. D’aucuns, en parlant des rapports franco-africains, situent leur raisonnement dans le domaine économique et social exclusivement, et concluent fatalement, compte tenu du grand retard des pays sousdéveloppés d’Afrique, par l’apologie de l’action coloniale de la France. Ces hommes oublient qu’au-dessus de l’économique et du social, il y a une valeur autrement plus importante, qui oriente et détermine le plus souvent l’action des hommes d’Afrique. Cette valeur supérieure réside essentiellement dans la conscience qu’apportent les hommes d’Afrique à la lutte politique, tendant à sauvegarder leur dignité et leur originalité, et à libérer totalement leur personnalité. Qui ne sait aujourd’hui que les drames enregistrés dans l’histoire coloniale française en Indochine et en Afrique du Nord sont interprétés aussi différemment selon que l’économique devait avoir la suprématie, ou que le droit à l’indépendance, le respect de la dignité des peuples devaient être considérés comme les bases les plus solides de toute association de peuples différents ! Aujourd’hui, en raison de l’évolution de la situation internationale et surtout du gigantesque progrès du mouvement de décolonisation dans les pays dépendants, nous pouvons affirmer que la force militaire dirigée contre la liberté d’un pays ne peut plus garantir ni 223

le prestige ni les intérêts d’une métropole. Le rayonnement de la France, la garantie et le développement de ses intérêts en Afrique ne sauraient désormais résulter que de l’association libre des pays d’outre-mer. L’action économique et culturelle de la France demeure indispensable à l’évolution harmonieuse et rapide des territoires d’outre-mer. C’est en fonction de ces leçons du passé et des impératifs de cette évolution nécessaire, de ce progrès gigantesque irréversible déjà accompli, de la ferme volonté des peuples d’outre-mer à accéder à la totale dignité nationale excluant définitivement toutes les séquelles de l’ancien régime colonial, que nous ne cessons, dans le cadre d’une communauté francoafricaine égalitaire et juste, de proclamer la reconnaissance mutuelle et l’exercice effectif du droit à l’indépendance des peuples d’outre-mer. Certains attributs de souveraineté qui seront exercés au niveau de cette communauté devront se résumer en quatre points : Défense nationale, relations extérieures, monnaie, enseignement supérieur. Un pays qui exclut toute interdépendance dispose des pouvoirs essentiels ci-après : Défense nationale, monnaie, relations extérieures, diplomatie et justice. Nous acceptons volontairement certains abandons de souveraineté au profit d’un ensemble plus vaste parce que nous espérons que la confiance placée dans le peuple français et notre participation effective au double échelon législatif et exécutif de cet ensemble sont autant de garantie et de sécurité pour nos intérêts moraux et matériels. Nous ne renonçons pas et ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance, car à l’échelon africain comme à l’échelon franco-africain nous entendons exercer souverainement ce droit. « Nous ne confondons pas non plus la jouissance de ce droit à l’indépendance avec la sécession d’avec la France, à laquelle nous entendons rester liés et collaborer à l’épanouissement de nos richesses communes ». Le projet de constitution ne doit pas s’enfermer dans la logique du régime colonial qui a fait juridiquement de nous des citoyens français et de nos territoires, une partie intégrante de la République française une et indivisible. Nous sommes Africains et nos territoires ne sauraient être une partie de la France. Nous serons citoyens de ces États africains, membres de la communauté franco-africaine. En effet, la République française, dans l’association franco-africaine, sera un élément tout comme les États africains seront également des éléments constitutifs de cette grande communauté multinationale composée d’États libres et égaux. Dans cette association avec la France, nous viendrons en peuples libres et fiers de leur personnalité et de leur originalité, en peuples conscients de leur apport au patrimoine commun, enfin en peuples 224

souverains participant par conséquent à la discussion et à la détermination de tout ce qui, directement ou indirectement, doit conditionner leur existence. La qualité ou plutôt la nouvelle nature des rapports entre la France et ses anciennes colonies devront être déterminées sans paternalisme et sans duperie. Nous disons “Non” de manière catégorique à tout aménagement du régime colonial et à tout esprit paternaliste, nous entendons ainsi sauver dans le temps et dans l’espace les engagements qui seront conclus par la nouvelle communauté franco-africaine. En dehors de tout sentiment de révolte, nous sommes des participants résolus et conscients d’une évolution politique en Afrique noire, condition essentielle à la reconversion de tout l’acquis colonial vers et pour les populations africaines. Le nom de notre association nous importe peu, ce qui importe sera le contenu de notre association, la somme des possibilités nouvelles d’évolution qu’elle offrira aux territoires africains actuellement engagés dans le grand mouvement d’émancipation qui exige la disparition totale du phénomène colonial et l’établissement d’une ère de liberté vraie, d’égalité et de fraternité agissante. Monsieur le président, nous savons que vous vous êtes donné pour mission de sauver l’unité de la Nation française. Cette noble ambition, l’effort qu’elle suppose, sera à la mesure de votre pouvoir si elle comprend et sait respecter également les bons points de sensibilisation de l’action des peuples associés à la Nation française. En effet, les territoires actuels d’AOF et d’AEF ne doivent pas être des entités définitives, car elles ne seront pas viables. L’immense majorité des populations intéressées veulent substituer aux actuelles entités AOFTogo et AEF, deux États puissants fraternellement unis à la France. Des considérations humaines et sociales autant qu’économiques et politiques plaident en faveur de la constitution de ces États qui seront dotés de parlements et de gouvernements démocratiques. Ces grandes perspectives qui vont pouvoir accélérer l’histoire de nos pays, en leur permettant de transcender les particularismes et les égoïsmes ou plutôt leurs contradictions internes, demeurent pour notre génération, la voie la plus sûre, la plus directe qui aboutit à la paix et au bonheur. Ces mêmes perspectives positives pour les territoires d’outremer et pour la grandeur de la France dans le monde exigeront de nous, Africains, Malgaches et Français, des efforts plus grands, à la fois plus nobles et plus exaltants que ne l’aurait exigé la solution destructive d’une séparation. Je rappelle souvent que la vie de l’homme va de zéro à cent alors que celle de nos peuples est éternelle. Nous sommes quant à nous 225

Africains de Guinée, sûrs que notre courage et notre loyauté, notre communion d’action créatrice de biens, et notre amour de la Justice et du progrès sauront conduire, à travers le temps, notre future communauté avec toujours plus de puissance, dans la prospérité et la liberté. Pour résumer la position guinéenne vis-à-vis du projet de constitution. Qui fera l’objet du référendum du 28 septembre, position que je me réjouis d’avoir perçue dans votre important discours de Brazzaville, nous affirmons qu’elle ne sera favorable qu’à condition que la constitution proclame : « le droit à l’indépendance et à l’égalité juridique des peuples associés, droit qui équivaut à la liberté pour ces peuples de se doter d’institutions de leur choix et d’exercer dans l’étendue de leur État et au niveau de leur ensemble, leur pouvoir d’autodétermination et d’autogestion. Le droit de divorce sans lequel le mariage franco-africain pourra être considéré, dans le temps comme une construction arbitraire imposée aux générations montantes. La solidarité agissante des peuples et des États associés afin d’accélérer et d’harmoniser leur évolution. Dans l’intérêt bien compris des peuples d’outre-mer et de France, nous osons penser monsieur le président du Conseil, que votre gouvernement saura proposer au référendum un projet de constitution tenant compte, non pas des conceptions juridiques basées sur un régime impopulaire. Mais seulement des exigences exprimées par des peuples mûrs, tous solidairement et fermement décidés à se construire un destin de liberté, de dignité et de solidarité fraternelle pour la communauté multinationale que sera notre association d’États, pour l’unité et l’émancipation de l’Afrique. Vive la Guinée ! Vive la France42… » Comme il apparait clair, la fermeté de ce discours de Sékou Touré qui traduisait sa vision de l’histoire, de la liberté et des futures relations entre la métropole et les colonies signifia dès lors le refus du territoire dont il était le porte-parole d’adhérer à la communauté proposée par la France. Si cette adhésion allait signifier la continuité du régime colonial et de la servitude. C’est pourquoi, dans sa réponse spontanée, le général Charles de Gaulle, président de la République française, dira aussi avec force : — « … Je veux d’abord, d’un mot, dire à quel point j’ai été touché, car il faut que je le dise en public, des sentiments dont la population de Conakry m’a offert tout à l’heure le magnifique témoignage. Je dois dire [42] Extrait du discours de Sékou Touré fait à l’hôtel de ville à Kaloum (Conakry) le 25 août 1958, à l’occasion de la visite du général Charles de Gaulle en Guinée dans le cadre de la campagne pour le oui au projet de constitution de la 5 e République française.

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que, dans l’expression de ces sentiments, j’apercevais, je distinguais beaucoup d’attachement à la France et aucun reproche à son égard. Il n’y a pas de raison, en effet, et je ne serais pas là si je n’en étais pas convaincu qu’il n’y a pas de raison, en effet, pour que la France rougisse, en rien, de l’œuvre qu’elle a accomplie ici avec les Africains. Nous voyons chaque pas, quand nous prenons pied sur cette terre de Guinée, quelles sont les réalisations que l’œuvre commune a déjà accomplies, et quand nous entendons les présidents de l’assemblée et du Conseil de gouvernement de la Guinée, nous croyons bien apercevoir aussi ce que la culture, l’influence, les doctrines, la passion française ont pu faire pour contribuer à révéler la qualité d’hommes qui en avaient naturellement. Ceci dit, j’ai écouté bien entendu avec la plus grande attention les paroles qui ont été prononcées ici et qui me paraissent demander que le général de Gaulle, le chef de la France, fasse ici, dise ici ce qu’il faut, pour bien préciser les choses qui doivent être précisées. Nous croyons, je crois depuis des années et je l’ai prouvé quand il fallait, que les peuples africains étaient appelés à leur libre détermination. Je crois aujourd’hui que ce n’était qu’une étape, qu’ils continueront leur évolution et ce n’est pas moi, ce n’est pas la France qui ne le contestera jamais. Je crois aussi que nous sommes sur une terre et dans un monde où les réalisations sont nécessaires si l’on veut que les plus humbles sentiments aient un avenir quelconque. Nous sommes sur une terre et dans un monde où les réalités dominent comme elles l’ont toujours fait. Il n’y a pas de politique qui ne prenne pour base à la fois les sentiments et les réalités. La France le sait : L’Afrique est nouvelle. Eh bien ! La France aussi, la France est toujours nouvelle ; elle vient de le prouver hier et moi je suis là pour le dire. La question entre nous, Africains et Métropolitains, elle est uniquement de savoir si nous voulons, les uns et les autres, pratiquer ensemble pour une durée que je ne détermine pas une communauté qui permettra de développer ce qui doit l’être au point de vue économique, social, moral, culturel et, s’il le fallait, de défendre nos libertés communes contre ceux qui voudraient les attaquer. Cette communauté, la France la propose, personne n’est tenu d’y adhérer. On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut encore qu’ailleurs que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en disant “NON” à la proposition qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle. Elle en tirera, bien sûr, des conséquences, mais d’obstacles elle n’en fera pas et votre territoire pourra comme il le voudra et dans les 227

conditions qu’il voudra suivre la route qu’il voudra. Si la Guinée répond « OUI » c’est que, librement, d’elle-même, spontanément, elle accepte la communauté qui lui est proposée et si la France, de son côté, dit Oui, car il faut aussi qu’elle le dise, alors, les territoires d’Afrique et la métropole pourront faire ensemble cette œuvre nouvelle qui sera faite par l’effort des uns et des autres pour le profit des hommes qui les habitent. À cette œuvre-là, la France ne se refusera pas, j’en suis sûr d’avance, à la condition, bien entendu, qu’elle trouve ailleurs cette sympathie, cet appel qui sont nécessaires à un peuple quand il a à fournir des efforts, je dirai même des sacrifices, en particulier quand ce peuple est la France, c’est-à-dire un pays qui répond volontiers à l’amitié et aux sentiments et qui répond, dans un sens opposé, à la malveillance qui pourrait lui être opposée. Cette France-là, j’en suis sûr, participera à la communauté avec les moyens qu’elle a et malgré les charges qu’elle porte, et ces charges sont lourdes, tout le monde le sait. Elles sont lourdes dans la métropole même à cause des grandes destructions qu’en deux guerres mondiales elle a subies pour le salut de la liberté et du monde et en particulier pour le salut de la liberté des Africains, et puis elle a des charges en Europe, car l’Europe elle veut la faire, elle veut la faire dans l’intérêt de ceux qui y vivent et aussi, je crois, dans l’intérêt du continent sur lequel je me trouve aujourd’hui. La France a des charges au point de vue mondial, elle en a en Afrique du Nord. Il lui faut mettre en valeur un territoire difficile, malheureux, qui doit être établi dans l’égalité des droits et dans la prospérité, lui aussi, à son tour ; elle doit mettre en valeur, pour le bien commun, les richesses que contient le Sahara. Toutes ces charges sont considérables, et néanmoins je crois que, de son côté, la métropole dira oui à la communauté franco-africaine aux conditions que j’ai indiquées tout à l’heure. Si nous le faisons ensemble, les Africains et les Métropolitains, ce sera un acte de foi dans une destinée commune et humaine et ce sera aussi, je le crois bien, la manière, la seule manière d’établir une collaboration pratique pour le bien des hommes dont nous avons la responsabilité. Je crois que la Guinée dira oui à la France et, alors, je crois que la route nous sera ouverte, où nous pourrons marcher en commun. La route ne sera pas facile, il y aura beaucoup d’obstacles sur le chemin des hommes d’aujourd’hui et les paroles n’y changent rien. Ces obstacles, il faut les franchir, il faut franchir l’obstacle de la misère. Vous avez parlé de l’obstacle de l’indignité, oui, il est franchi déjà en grande partie, il faut finir de le franchir : Dignité à tous les points de vue, notamment au point de vue interne, national. 228

Il y a d’autres obstacles encore qui tiennent à notre propre nature humaine, à nos passions, à nos préjugés, à nos exagérations. Ces obstacles-là, je crois que nous saurons les surmonter. C’est dans cet esprit-là que je suis venu vous parler à cette assemblée et je l’ai fait en confiance, je l’ai fait en confiance parce qu’en définitive, je crois en l’avenir que des ensembles d’hommes libres se forment, qui soient capables de tirer du sol et de la nature humaine ce qu’il faut pour que des hommes soient meilleurs et plus heureux. Et puis je crois qu’il faut le faire pour donner l’exemple au monde, car si nous venions à nous disperser, tout ce qu’il a dans le monde d’impérialisme marcherait sur nous. Bien sûr, il aurait des idéologies comme paravent, comme étendard pour le précéder, ce ne serait pas la première fois dans l’histoire du monde que les intérêts ethniques et nationaux marcheraient derrière des pancartes. Il faut donc que nous nous tenions ensemble pour cela aussi, c’est notre devoir humain, j’ai dit. Vous réfléchirez. J’emporte de ma visite à Conakry l’impression d’un sentiment populaire qui est tout entier tourné du côté que je souhaite. Je forme le vœu que les élites de ce pays prennent la direction que j’indique et dont je crois qu’elle répond à l’intention profonde de nos masses et, ceci dit, je m’interromps en attendant peut-être, si le fait ne se produit jamais, l’occasion suprême de venir vous voir, dans quelques mois, quand les choses seront établies et que nous manifesterons ensemble publiquement l’établissement, la fondation de notre communauté. Et si je ne devais pas vous revoir, sachez que le souvenir que je garde de mon séjour dans cette grande, belle, noble ville, laborieuse, ville d’avenir, ce souvenir je ne le perdrai pas. Vive La Guinée ! Vive la République ! Vive la France43… » Comme on peut le constater, ces deux discours prononcés dans un même contexte traduisaient le sentiment de fierté et d’orgueil ainsi que la vision de deux hommes, deux leaders, unis et opposés sur tout. De cette visite, les populations guinéennes dont la majorité était encore analphabète en 1958, galvanisées par le discours du maire de Conakry et du général de Gaulle, ne retiendront que l’enthousiaste et la ferveur populaire qui ont marqué cet événement. En revanche, les intellectuels qui, d’une oreille attentive, ont écoutés et appréciés les deux discours avec les gestes qui les accompagnaient avaient bien perçu les phrases [43] Extrait du discours du général Charles de Gaulle à l’hôtel de ville à Conakry le 25 août 1958, à l’occasion de sa visite en Guinée dans le cadre de la campagne pour le oui au projet de constitution de la 5e République française.

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assassines, mais surtout les défis lancés par l’un et par l’autre orateur qui laissaient présager un futur difficile dans les relations entre la France et le territoire de Guinée qui n’étaient pas encore indépendant. Ni le ton ni les propos ne furent à l’apaisement. La menace à peine voilée du général de Gaulle n’affectera pas cependant la volonté de la Guinée, comme exprimée dans le discours du maire de Conakry, de vouloir s’affranchir coûte que coûte de la tutelle coloniale française et d’accéder à son indépendance dans la mesure, où la métropole honorerait son engagement de ne pas s’opposer au choix libre et légitime que le peuple de Guinée aurait fait. C’est cette route que la Guinée se traça un mois plus tard, lors du référendum du 28 septembre 1958 à travers le vote massif en faveur du “Non” à la nouvelle communauté franco-africaine. Ce référendum a donné les résultats suivants : Électeurs inscrits : [1 408 500] Abstentions : [204 625] Votants : [1 203 875] Bulletins nuls : [10 570] Suffrages exprimés : [1 193 305] Oui : [5698] Non : [1 136 324]44. En respect à sa parole d’honneur, le général Charles de Gaulle ne s’opposera pas à la volonté d’indépendance ainsi exprimée par la colonie guinéenne. Et le jeudi 2 octobre 1958, la République de Guinée fut solennellement proclamée à la face du monde. Ce vote négatif enregistré dans le territoire de la Guinée sous l’instigation d’Ahmed Sékou Touré et de son parti le PDG-RDA créa dès lors des malentendus qui marqueront pour longtemps l’histoire des relations franco-guinéennes de 1958 à 1978. La crainte des conseillers du général de Gaulle à la veille de sa visite en Guinée s’est justifiée. Ceux-ci savaient que l’homme auquel ils ont affaire était téméraire. En vérité, pour Ahmed Sékou Touré, cette victoire avait valeur de revanche personnelle et de droit légitime reconquis par le peuple de Guinée. Comme promit par le général de Gaulle de tirer les conséquences du choix fait par la Guinée, la France lui refusa dorénavant de lui tendre la main. En plus, elle lui ferma toutes les portes de coopération. Elle usa de tous les moyens pour empêcher un rapprochement entre la Guinée et les autres pays du bloc occidental. Dans le souci de préserver son indépendance politique acquise dans ces conditions, la Guinée en désespoir de cause n’eut d’autre choix que de s’allier au bloc socialiste. [44] Décret N° 58-806 du 4 septembre 1958, proclamation des résultats des votes émis par le peuple français à l’occasion de sa consultation par voie de référendum, le 28 septembre 1958.

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« C’est ainsi que le chemin de l’histoire de la République de Guinée croisa en 1958, celui de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), ainsi que le destin socialiste auquel elle n’était vraiment pas préparée. » Pour s’affirmer davantage dans cette voie, la Guinée changera plus tard de nom pour s’appeler République populaire et révolutionnaire de Guinée. Au début des années 80, dans un documentaire réalisé par Radio France Internationale (RFI), Ahmed Sékou Touré, Responsable suprême de la Révolution guinéenne, président de la République populaire et révolutionnaire de Guinée, justifia le choix pour l’indépendance fait sous sa direction en 1958 par deux raisons. La première, d’après lui, fut l’arrestation puis la déportation de ses grands-pères Bakary Touré et l’Almamy Samory Touré, l’un à Madagascar et l’autre au Gabon où ils trouvèrent la mort en exil. Soixante années après, le hasard de l’histoire fit qu’en 1958, au moment des luttes pour l’indépendance en Afrique, Ahmed Sékou Touré leur petit-fils présidait aux destinées de la Guinée. La patrie pour la défense de laquelle ses grands-pères ont payé de leurs libertés et de leurs vies, empotant ainsi avec eux comme d’autres résistants africains, l’espoir de dignité de tout un continent, l’Afrique. D’après donc Ahmed Sékou Touré, quand en 1958 il fut question de choisir entre l’indépendance et la poursuite de la colonisation à travers une nouvelle communauté franco-africaine, il opta en toute logique pour l’indépendance. Ce pari réussi ouvrit deux années après la voie à la décolonisation de l’Afrique. En 1960, ce sont dix-sept colonies, dont une Britannique, qui accédèrent à leur tour à l’indépendance contre la volonté de la France et de l’Angleterre. En raison de cette vague de libération, l’année 1960 fut proclamée par les Nations Unies comme l’année de l’Afrique. Pour cet exemple de courage et de détermination, les Guinéens s’en félicitent dans leur grande majorité même si l’orientation politique prise plus tard ne fut pas du goût de tout le monde. Les adversaires politiques du PDG-RDA et un certain nombre d’intellectuels guinéens qui avaient une autre vision ne souhaitaient pas voir triompher le marxisme-léninisme en Guinée. La deuxième raison invoquée par le président Ahmed Sékou Touré pour justifier son choix politique de 1958 fut le fait qu’il voulut éviter qu’on ne dise que la France proposa l’indépendance à ses colonies d’Afrique et que toutes la refusèrent. D’après lui, il n’y aurait pas d’excuses pour eux les dirigeants politiques du continent de l’époque de la part des générations futures. Décision courageuse ou erreur

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stratégique, la Guinée dans tous les cas accède à son indépendante sans effusion de sang. Le président Ahmed Sékou Touré reconnaîtra à plusieurs occasions que c’est grâce surtout à la qualité d’homme de parole du général de Gaulle que la Guinée a pu obtenir son indépendance à cette date. À la question du journaliste de RFI qui demandait, au cas où l’histoire se répéterait, si la Guinée allait voter encore non et si le président ne regrettait pas son choix ? Il répondit : — Quelle nation digne peut regretter d’être libre, d’avoir retrouvé sa place dans l’histoire ? En tout cas pas la Guinée ni son leader. Vous n’avez pas vu qu’après le Non de la Guinée, 17 colonies se libérèrent à leur tour du joug colonial en 1960. C’est pour cela que l’année 1960 fut proclamée par l’Organisation des Nations Unies comme l’année de l’Afrique. C’était ça, le sens et l’objectif de notre démarche et de notre combat qui s’inscrivaient dans le cadre de la réhabilitation de la dignité de l’homme noir. — Monsieur le Président ! Certaines personnes vous qualifient souvent de dictateur, vous reconnaissez-vous à travers ce jugement ou pensez-vous être proche de votre peuple ? — Ha ! Moi, c’est mon peuple, mon peuple, c’est moi, vous allez voir. Aussitôt, le président brandit son habituel mouchoir blanc et les gens crièrent : Prési ! Prési ! Prési ! En accourant vers son cortège qui progressait lentement. — Voyez-vous la preuve de ce que je vous disais ? dit le président. — Oui, monsieur le président ! Poursuivant le tournage du documentaire, le cortège arriva à la villa Syli de Bellevue, propriété du président. Ici, le réalisateur aperçut une statue d’éléphant et demanda : — Monsieur le Président, que représente cette statue pour vous ? — C’est le Syli (Éléphant), la force dans la sagesse. C’est le symbole de notre parti libérateur, le PDG-RDA, l’incarnation du pouvoir populaire, démocratique et révolutionnaire. Une fois la page de la colonisation tournée, un feuilleton francoguinéen commença sur fond de lutte politique et idéologique entre les deux pays et de Guerre froide. La France refusera dorénavant toute forme de coopération avec la Guinée et pire, elle tentera d’empêcher par tous les moyens son rapprochement avec les autres pays du bloc occidental. Une attitude française qui fut le résultat de la promesse faite par le général de Gaulle dans son discours tenu à Conakry le 25 août 1958 lorsqu’il déclara, citation : 232

« Cette communauté, la France la propose, personne n’est tenu d’y adhérer. On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut encore qu’ailleurs que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en disant Non à la proposition qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle. Elle en tirera, bien sûr, des conséquences, mais d’obstacles elle n’en fera pas et votre territoire pourra comme il le voudra et dans les conditions qu’il voudra suivre la route qu’il voudra ». Cette route sera par le destin la « voie de développement socialiste. » On comprend dès lors que le chemin emprunté par la Guinée lui a été imposé par les circonstances de son histoire. Soucieuse de préserver son indépendance politique, la Guinée ne fera pas marche arrière, et ce, malgré les difficultés auxquelles le régime fut confronté dans les premières heures de son existence. Après maintes tentatives de médiation sans succès à travers des réseaux d’amis du président Ahmed Sékou Touré en vue d’un rapprochement avec la France, la Guinée s’allia à l’Union des républiques socialistes soviétiques. Paradoxe, la Guinée et l’URSS n’avaient jamais eu de liens historiques ni culturels, à part le fait que le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) soutenait tous les pays coloniaux dans leur lutte contre le système colonial et pour leurs indépendances. L’URSS fera partie des premiers pays à reconnaître la Guinée comme un État souverain avec lequel il fallait coopérer dans les règles du droit et de la diplomatie internationale. Pour l’URSS qui n’avait pas de liens coloniaux avec l’Afrique noire, la naissance de l’État guinéen fut l’occasion d’ouvrir sa première représentation diplomatique sur ce continent noir en Guinée. La lutte pour l’indépendance terminée, la Guinée affranchie de la domination coloniale, la République proclamée, le jeune État guinéen devrait faire face à un autre défi. Comment s’intégrer au sein de la communauté internationale et lancer les bases de son développement ? Avec le retrait immédiat, total, sans compromis ni concession de l’administration coloniale au lendemain même de la proclamation de l’indépendance, cette tâche s’annonça difficile. Mais la témérité du président Ahmed Sékou Touré et son appétit toujours insatiable d’indépendance ne permirent pas un retour en arrière de la machine révolutionnaire guinéenne qui était déjà en marche et dont il tenait le levier avec un sentiment nationaliste exacerbé. Dès lors, la jeune République de Guinée ne tardera pas à se doter de ses symboles à savoir : Un hymne national baptisé (Liberté), une devise (Travail-JusticeSolidarité), un emblème national (Rouge-Jaune-Vert), une police 233

nationale, une armée populaire et révolutionnaire, une capitale politique et économique (Conakry), un parlement, un système judiciaire, un principe de la République (gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple), sa monnaie nationale, etc. Elle établit aussi ses premières représentations diplomatiques à travers le monde. L’acte politique le plus significatif fut sans doute son admission le vendredi 12 décembre 1958 à l’Organisation des Nations-Unies (ONU) comme quatre-vingt-deuxième (82ème) pays membre. Soit deux mois et dix jours seulement après la proclamation de son indépendance. Les honneurs désormais rendus au président Ahmed Sékou Touré à la tribune des Nations-Unies et à l’occasion d’autres rencontres internationales en sa qualité de chef d’État et de gouvernement. De président de la République, au même titre que les chefs d’État et de gouvernement de la France, des États-Unis d’Amérique, de la Chine, d’Angleterre, d’Espagne, de la Russie ou du Japon, seront des coups détonateurs pour les dirigeants des autres colonies qui l’enviaient et en voulaient maintenant au général de Gaulle et à la France. Le régime guinéen enthousiaste, mais désemparé face à l’opposition catégorique de la France à toutes formes de coopération, n’entendait pas être isolée sur la scène internationale. Ahmed Sékou Touré comprenait que pour consolider l’indépendance politique de son pays, il lui fallait une ouverture diplomatique d’envergure devant permettre de surmonter les difficultés des premières heures. C’est pour cette raison que le pays ouvrit aussitôt des axes de coopération avec les pays capitalistes sur fond de crise franco-guinéenne, avec les pays socialistes, avec les pays du mouvement des Non-Alignés45 et avec les pays du Proche et du MoyenOrient, le monde arabo-musulman. Plus tard, des organisations régionales et sous régionales verront le jour en Afrique auxquelles la Guinée adhèrera en tant que membre fondateur. En quoi se résuma cette offensive diplomatique de charme menée par Conakry et quels en seront les résultats, les difficultés, les obstacles potentiels et réels ? C’est ce que nous allons voir dans les titres qui suivent.

[45] Mouvement des Non-alignés : Organisation internationale dont le siège est à Lusaka en Zambie, regroupant 114 États (2006) dont les pays membres se définissent comme n’étant alignés ni avec ni contre aucune grande puissance mondiale.

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PARTIE XIV La Guinée et les pays capitalistes après son indépendance de 1958 à 1984 Aussitôt proclamée en 1958, la jeune République de Guinée fera ses premiers pas sur fond de boycott par une coalition de pays occidentaux dirigée par la France. Le conflit né de son refus d’adhérer à la nouvelle communauté franco-africaine proposée par la France était si profond, que cette coalition ne faiblissait pas. Bien au contraire, pour la France le défi lancé par la Guinée ne pouvait être ignoré, encore moins toléré. En ce qui concerne le général de Gaulle, il n’était pas prêt à pardonner l’attitude d’un Ahmed Sékou Touré qu’il prenait pour un simple syndicaliste et un commis d’administration, alors qu’il était à l’époque vice-président du Conseil de gouvernement, membre du Conseil de l’Afrique-Occidentale française (AOF), député à l’Assemblée nationale française, maire de Conakry et secrétaire général du Parti démocratique de Guinée (PDGRDA). Au-delà du choc des civilisations, il y avait aussi les divergences de vues entre deux hommes, deux personnages historiques, deux leaders et deux meneurs d’hommes dont la fierté et l’orgueil nationaliste étaient leurs traits communs. C’est pourquoi une réconciliation était difficilement envisageable entre Paris et Conakry tant que ces deux hommes restaient aux affaires dans leurs pays respectifs. Malgré les multiples efforts des réseaux d’amis du président Ahmed Sékou Touré, il a fallu laisser le temps au temps pour voir les esprits se calmer, s’ils devaient se calmer. De l’avis d’historiens et de politologues africains et étrangers, jamais une ancienne colonie ne s’était autant opposée à son ancienne métropole que la Guinée. Pas même des pays qui ont obtenu leurs indépendances par le biais de la lutte armée comme l’Algérie, l’Angola, la Guinée-Bissau, le Mozambique ou le Zimbabwe. Comme le général de Gaulle l’avait annoncé dans son discours tenu lors de sa visite à Conakry le lundi 25 août 1958, la France ira vite en croisade contre sa colonie rebelle, la Guinée. Le général de Gaulle était fort du fait que le 235

rapport de force ne pouvait tourner qu’en sa faveur et en faveur de la France face à une Guinée qui d’ailleurs ne représentait pas un tel danger à ses yeux au sein de l’immense empire colonial français. Dans le cadre de cette guerre désormais ouverte, la France élabora un plan de liquidation totale de sa présence officielle en Guinée qui sera immédiatement mis en exécution. Entre autres mesures, ce plan envisageait le retrait total de l’administration coloniale, l’arrêt de tous les investissements en Guinée à l’exception de ceux qui résultaient d’accords internationaux comme les projets miniers portant sur la bauxite de Boké et l’alumine de Fria. Il faut citer aussi la suppression des franchises douanières pour les produits guinéens, l’abandon des projets de construction de barrages hydroélectriques, dont celui de Konkouré, le régime préférentiel pour les bananes et les ananas de Guinée, la destruction ou la dissimulation des documents de prospection minière et géologique, etc. Dans la logique de cette confrontation, la France n’avait pas dit encore son dernier mot. Elle ne se limitera pas à ces premières mesures d’ordre économique. Elle était persuadée que la Guinée pouvait compenser le manque à gagner grâce à l’aide des pays socialistes qui apparaissaient déjà comme des partenaires stratégiques crédibles. C’est pourquoi elle envisagea un plan de déstabilisation du régime politique qui consista à créer et soutenir des pôles de contestation à travers le mouvement syndical. À l’époque, les syndicats des planteurs, des anciens combattants et des enseignants étaient une force capable de constituer un contrepoids au régime qui ne s’appuyait pas encore sur des institutions solides. À la question de savoir si ce plan allait fonctionner comme prévu par la France, l’histoire réservait sa réponse. Face à l’éventail de mesures prises par la France, la Guinée de Sékou Touré ne restera pas inactive. Elle s’organisa aussi en conséquence grâce aux bonnes relations que son président s’était déjà faites en si peu de temps à travers le monde. En l’espace d’un an et six mois après son indépendance, la Guinée décida de quitter la zone monétaire de l’Afrique-Occidentale française (AOF) qui avait le franc CFA. À sa place, elle créa le 1er mars 1960 sa propre monnaie nationale, le franc guinéen (GNF) avec l’aide des États socialistes. Son retrait de la zone du franc créa un lourd contentieux dans les relations déjà tendues entre les deux pays. La volonté de divorce avec la France poussera la Guinée à créer le 2 octobre 1972 une nouvelle monnaie, le “Syli” à la place du franc guinéen. Le syli fonctionnera jusqu’au 6 janvier 1986, date à laquelle il fut démonétisé après la mort du président Ahmed Sékou Touré par le régime 236

militaire pour le changer par le franc guinéen qui redevient la monnaie nationale. Au fil des jours et des mois qui passaient, d’autres coups et contre coups interviendront de part et d’autre. La Guinée saisit l’encaisse de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest. Cette action sera suivie de l’engagement d’un programme de nationalisation des entreprises et comptoirs coloniaux de commerce qui se trouvaient dans toutes les villes du pays. Les unités industrielles peu nombreuses qui existaient seront elles aussi frappées par cette mesure de nationalisation. Tous les coups étant désormais permis entre les deux pays, la France décida de bloquer les pensions des anciens combattants et des pensionnés guinéens, dans le but de les pousser à se soulever contre l’État guinéen qui ne pouvait faire face à ses dépenses. Les hostilités ne se limiteront pas pourtant là. Les services secrets français et ceux des pays alliés de la France seront à l’origine de plusieurs complots contre le régime guinéen. Un chapitre noir qui compliqua davantage les rapports et compromit les chances de tout rapprochement entre Paris et Conakry dans l’immédiat. Pourtant, deux tentatives de normalisation des relations eurent lieu en 1963 et en 1965, mais ne donnèrent rien. Les positions des deux capitales Paris et Conakry et des deux leaders, le général Charles de Gaulle et Ahmed Sékou Touré étaient encore pour le moins inconciliables. En novembre 1965, les relations diplomatiques finiront par être rompues, en raison des complots à répétition que la Guinée attribuait à la France et à ses alliés, mais que ceux-ci qualifiaient de complots imaginaires orchestrés par le régime guinéen. Sur les relations tumultueuses dans cette période de brouille entre la France et la Guinée, quelques témoignages parlent de la profondeur de la crise. En juin 1960, le président de la République du Niger Hamani Diori (1916-1989) fit parvenir au secrétaire général de l’Élysée chargé des affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart (1913-1997) une lettre-plaidoyer en faveur de la Guinée. Cette lettre fut remise par l’intermédiaire d’Edmond Michelet (1899-1970), homme politique français. Là-dedans, une certaine madame Claude Gérard, épouse d’un homme politique français, grande résistante liée aux Africains, faisait part de leur désir de voir les relations avec la Guinée se normaliser. Mais, aucune suite ne fut donnée à cette initiative, car toute démarche favorable à la Guinée était très mal venue auprès du général de Gaulle. Voici ce qu’un autre secrétaire général de l’Élysée, Geoffroy Chodron de Courcel (1912-1992), rapporta à propos de la Guinée : « Les archives 237

Foccart comportent un grand nombre de notes ou de télégrammes suggérant des initiatives concernant la Guinée. La plupart d’entre elles portent un avis positif de Jacques Foccart, mais reviennent du bureau du général de Gaulle avec la mention (Refus), souvent avec une annotation très négative ». Ainsi, sur une note du 8 août 1961 de Jacques Foccart relatant la détérioration des relations entre la Guinée et les pays de l’Est et qui ne suggère d’ailleurs aucune mesure en faveur de la Guinée, de Gaulle inscrit en marge : « Il ne s’agit pas de retourner à un attendrissement au sujet de la Guinée. Si elle recommence à nous désirer, ce n’est pas le moment de nous livrer pour rien. Nous devons les laisser cuire dans leurs jus. Je veux être tenu au courant de tout ce qui pourrait être sollicité du côté de Conakry, notamment en fait d’accords sur n’importe quel sujet. » De même, Jacques Foccart écrivit le 10 février 1967 qu’une suggestion relative à la Guinée lui était revenue avec une annotation très ferme du général de Gaulle : « … La Guinée a rompu ses relations diplomatiques avec la France. Dans ces conditions, aucun accord d’aucune sorte et sous aucune forme ne peut être conclu avec le Gouvernement de Sékou Touré. D’une manière plus générale, nous ne devons pas faiblir en ce qui concerne ce gouvernement. Or, je note et je désapprouve la tendance à le faire qui se manifeste à divers égards… » Le général demande : « … Je voudrais bien savoir qui a cette tendance fâcheuse à courir après les Guinéens ; ce doit être les types du Quai d’Orsay. Ce ne sont pas spécialement eux. Je constate, d’une façon générale, dit Jacques Foccart, que ce soit pour la Guinée, que ce soit pour le Mali, que le général de Gaulle est très méfiant. Il a l’impression qu’on veut l’embarquer dans une action favorable à ces pays, alors qu’il n’y tient pas du tout. Je dois le dire, alors que dans ces pays, je suis considéré comme adversaire de leur régime, le général de Gaulle aurait plutôt tendance à voir en moi un pro malien ou un pro guinéen. C’est même assez curieux de constater combien les Maliens, les Guinéens, comme les Congolais d’ailleurs, se trompent en ce qui me concerne. En fin de compte, mon souci est que les choses marchent aussi bien que possible avec tous ces pays et que, par conséquent, les relations soient bonnes. De ce fait, loin de travailler contre eux, je travaille à améliorer les relations46. [46] Source : [email protected] [47] Source : Discours du Président Ahmed Sékou Touré du 25 août 1958 à Conakry à l’occasion de la visite du général de Gaulle.

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Sur la question de l’indépendance, Ahmed Sékou Touré déclarait en 1958 : « … Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans l’esclavage. Nous ne confondons pas non plus la jouissance de ce droit à l’indépendance avec la sécession d’avec la France, à laquelle nous entendons rester liés et collaborer à l’épanouissement de nos richesses communes47… ». À l’antipode de cette déclaration, quelque part ailleurs en Afrique, le premier président de la République malgache, Philibert Tsiranana (19101978) eut une approche radicalement différente de celle de la Guinée. Sur la même question de l’indépendance lui il déclarait : « … Nous sommes et nous voulons rester français. Nous considérons qu’il vaut mieux avoir une indépendance bien préparée, car une indépendance politique anticipée nous conduirait à la dépendance la plus atroce qui soit, la dépendance économique. Nous continuons à faire confiance à la France et comptons sur le génie français pour trouver, le moment venu, une formule comparable à celle du Commonwealth britannique. Car, nous, Malgaches, nous ne voudrons jamais nous séparer de la France. De culture française, nous sommes et nous voulons rester français48… » Ces notes suffisent à expliquer à quel point le général de Gaulle s’opposa à la normalisation des relations avec la Guinée. Il cherchait plutôt à la punir. Comme conséquences de cette crise, le commerce extérieur entre la Guinée et la France tomba à son plus bas niveau. La part de la France tomba de 70 % en 1958 à 29 % en 1960 et à 11 % en 196849. Au plus fort de cette confrontation, l’opposition au régime du président Ahmed Sékou Touré se renforça dans les pays satellites de la France en Afrique, en France même et dans toute l’Europe occidentale. Nombreux parmi les étudiants et chercheurs envoyés dans ces pays ne retourneront pas en Guinée après leurs études. Parmi les grandes figures de ce mouvement d’opposition au régime du PDG-RDA en exil on peut citer en exemple Alpha Condé qui deviendra président de la République de Guinée en 2010 pour cinq ans, puis briguera un second mandat pour la même durée en 2015. Ensuite, en 2020, à la faveur d’une révision de la constitution, il fut élu premier président de la IVe République, Siradiou Diallo (1936-2004), journaliste et fondateur du Parti Union pour le progrès et le renouveau (UPR), Ibrahima Baba Kaké (1932-1994), professeur agrégé d’histoire et producteur de l’émission Mémoire d’un [48] Source : Discours du Président Philibert Tsiranana à l’Assemblée nationale française, le 29 mai 1958 à Paris. [49] Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968.

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continent, auteur de « Sékou Touré le héros et le tyran. » Alassane Condé qui fut secrétaire d’État à la décentralisation sous le règne du général Lansana Conté et ministre de l’Administration du Territoire et de la Décentralisation dans le premier gouvernement de la IIIe République, sous le règne du professeur Alpha Condé, etc. À chaque temps sa génération et à chaque génération ses exigences. Ces intellectuels reprochaient notamment au régime guinéen les restrictions en matière de droits de l’homme et des libertés. Ils dénonçaient les arrestations et les condamnations à mort quand bien même c’était en vertu de décision de justice. Comme eux, d’autres cadres intellectuels qui n’approuvaient pas l’idéologie du PDG-RDA ont préféré s’exiler en se réfugiant en Europe et dans les pays africains pré carrés de la France comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire notamment. Tout cela associé à la lutte idéologique n’était pas en faveur d’un dialogue franc entre Paris et Conakry. Ce n’est qu’après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la tête de l’État français, qu’un processus de rapprochement fut amorcé entre les deux pays. Mais ce processus ne sera effectif qu’à partir de 1975, grâce à une série de médiations à plusieurs niveaux diplomatiques et relationnels. À partir de ce moment-là, Paris et Conakry décidèrent de se parler directement et d’avoir à nouveau des relations diplomatiques. Comme preuve de sa bonne volonté de coopération, la Guinée enverra en poste à Paris de 1975 à 1978, Seydou Kéïta, un proche parent du président Ahmed Sékou Touré. Celui-ci sera remplacé à ce poste par Aboubacar Somparé qui y resta de 1978 à 1984. De son côté, la France nomma aussi un ambassadeur André Lewin (1934-2012) qui eut la lourde charge de représenter son pays en Guinée après plusieurs années de brouille diplomatique. Il y restera de 1975 à 1979. Des années après la mort du président Ahmed Sékou Touré, André Lewin que tout le monde disait être son ami personnel publia un livre dans lequel il rétablit la vérité historique dans le conflit qui opposa la Guinée à l’Occident en général et à la France en particulier. Dans ce livre, il tenta de blanchir Ahmed Sékou Touré, un homme jusque-là diabolisé par ses opposants guinéens et étrangers. Il confirma la véracité de tous les complots perpétrés contre le régime de Guinée de 1958 à 1984 que l’Occident et les opposants intérieurs qualifiaient de complots imaginaires. Cette reprise de dialogue permit de poser des actes significatifs dans le cadre de leur nouveau partenariat qui restait encore plus économique que politique. Au niveau politique, il ne fallait pas attendre un grand changement du jour au lendemain. Dans cette conjoncture, se mêlèrent la 240

petite histoire et la grande histoire. Entre le Parti socialiste français et le Parti démocratique de Guinée, les choses n’allaient pas pour le mieux. Au plus fort de cette opposition, le leader guinéen Ahmed Sékou Touré qualifia le Parti socialiste de parti de la souillure française. Si c’est la gauche qui était au pouvoir à l’époque en France, il est évident que la réconciliation serait pour plus tard. Lors de la visite dite de réconciliation du président Ahmed Sékou Touré en France en 1982, après celle du président Valéry Giscard d’Estaing en Guinée en 1978, le maire de Paris à l’époque, le gaulliste Jacques Chirac (1938-2019) se montrera particulièrement conciliant à l’égard de son encombrant hôte. À cette occasion, le président guinéen tiendra un discours que le public français n’avait plus l’habitude d’entendre depuis les années de Gaulle. Il sera la suite logique de celui qu’il prononça en 1958, lors de la visite historique du général de Gaulle en Guinée pour la campagne du oui à sa réforme constitutionnelle qui donna naissance à la Vème République française. Cette visite se déroulera dans un climat très tendu. Outre la partie officielle, le président guinéen était pour le moins qu’on puisse dire attendu par ses concitoyens vivant en France et dans toute l’Europe sur fond de revendication concernant plusieurs dossiers. Premièrement, il y avait les cadres et les étudiants qui l’attendaient sur le terrain des droits de l’homme et des libertés qu’ils disaient bafouillées en Guinée. Des thèmes dont la simple évocation irritait le président et sur lesquels il ne voulait aucun compromis. Deuxièmement, il y avait la question portant sur la Révolution culturelle qui fut à l’origine de l’exil de nombreux intellectuels et hommes d’affaires. Ces expatriés voulaient donc saisir cette occasion opportune, pour revendiquer plus d’ouverture du pays qu’ils considéraient être une prison à la soviétique, où pour sortir et rentrer il fallait, à chaque fois, une raison valable et une autorisation spéciale, où les initiatives privées dans n’importe quel secteur étaient combattues, où mieux valait être sourd pour ne rien entendre, muet pour ne rien dire et aveugle pour ne rien voir, afin de vivre en paix sans être inquiété. Bref, avec cette aile radicale d’une opposition guinéenne sans statut reconnu en Guinée, le discours n’était pas conciliable. Troisièmement, il y avait tous ceux et toutes celles dont un père, un mari, une femme, un oncle, un enfant ou un parent avait été victime du régime du PDG-RDA, mort au camp Boiro, fusillé, pendu ou porté disparu. Ces veufs, veuves et orphelins attendaient de plain-pied leur président à Paris pour lui demander des comptes. Qu’il leur dise que sont devenus 241

les leurs dont ils n’avaient plus de nouvelles. La liste de ces victimes était bien longue. Les évènements auxquels elles étaient liées furent entre autres le complot Petit Touré de 1965, le complot Kaman Diaby et Fodéba Kéïta de 1969, le complot Tidiane Kéïta de 1969, l’agression armée du 22 novembre 1970, le complot dit Telly Diallo de 1976, etc. L’existence d’une 5e colonne dénoncée par le régime guinéen, de même que les diverses notes de renseignement des services secrets guinéens avaient suscité pour leur part des vagues d’arrestations, des jugements expéditifs, des condamnations à des peines d’emprisonnement très lourdes et à des exécutions sommaires ou publiques par armes ou par pendaison. Dans leur démarche, les proches de ces victimes, comptaient beaucoup sur les autorités et sur l’opinion française pour faire pression sur le président guinéen à cette occasion. Interpelé au sujet des disparus, il commença par parler de l’organisation judiciaire de la Guinée et du caractère démocratique de la justice guinéenne. Cela suffisait-il pour calmer ces familles endeuillées ? Certainement pas ! Mais cette histoire s’arrêtera pourtant là, car il n’y avait aucune autre voie de recours ni contre l’État guinéen ni contre l’État français. Surtout après que le président ait déclaré que : « Tous les condamnés à mort sont morts » sans une autre forme d’explication. Il faut noter que l’État français après tant d’années de rupture diplomatique avec la Guinée, ne souhaitait pas compromettre ce fragile dialogue par une quelconque intervention dans ce dossier, au risque de froisser encore davantage la Guinée. Le régime de Conakry vécut ainsi jusqu’à la mort du président Ahmed Sékou Touré le 26 mars 1984 à Cleveland aux États-Unis d’Amérique, sans qu’aucune lumière ne soit faite sur cette affaire des prisonniers du camp Boiro. À l’avènement de la deuxième république en 1984, une association des victimes du camp Boiro et de leurs descendants vit le jour. Celle-ci organise chaque année une journée de souvenirs à la mémoire de ces victimes. Après la visite du président Ahmed Sékou Touré à Paris en 1982, on apprendra que les services spéciaux guinéens avaient tenté de kidnapper l’historien Ibrahima Baba Kaké, l’une des figures légendaires de l’opposition guinéenne en France. Celui-là même qui faisait déjà l’objet d’une condamnation à mort en Guinée par contumace. Malgré le bruit persistant dans le milieu guinéen au sujet de cette tentative d’enlèvement, les autorités et les services secrets français et guinéens ne se sont jamais prononcés sur ce sujet qui reste pourtant dans les mémoires de bien de Guinéens de l’époque. Le professeur Ibrahima Baba Kaké et tant d’autres Guinéens interdits de séjour dans leur pays 242

pendant la Révolution, n’y remettront le pied qu’après 1984. La leçon à tirer de cette visite du président Ahmed Sékou Touré en France fut qu’elle permit de relancer les relations officielles entre la France et la Guinée qui resteront malgré tout peu cordiales jusqu’à la fin du régime socialiste en Guinée en 1984 qui suivit la mort de son timonier. À la suite de la reprise du dialogue entre les deux capitales, des actes significatifs ont été posés, comme le règlement du contentieux financier en 1977 et la signature de nombreux accords de coopération en 1979. Ces initiatives ont permis à la France qui occupait le dixième rang des partenaires de la Guinée en 1970 de remonter au deuxième rang en 1978. Elle devint de nouveau en 1982, le premier fournisseur de la Guinée avec 45 % des importations50. Nous avons parlé plus haut d’une coalition occidentale qui se forma contre la Guinée au lendemain même de son accession à l’indépendance en 1958, en même temps que le contentieux avec la France. Celui-ci fut renforcé par le ralliement de la Guinée à l’URSS. En dépit du contexte de l’époque, c’est-à-dire au cours des années de la révolution en Guinée, les États-Unis d’Amérique ont maintenu le contact avec la Guinée sans toutefois se désolidariser de la France. La présence américaine en Guinée qui avait échappé au contrôle de la France se justifiait par la nécessité de constituer un contrepoids à l’URSS et aux autres pays socialistes. L’aide américaine à la Guinée consistera en la fourniture de produits agricoles, mais elle sera aussi financière. Ainsi, de 1958 à 1980 cette aide se chiffra à 145.000.000 $ US. Ce qui plaça la Guinée au rang de seizième pays africain bénéficiaire de l’aide américaine51. Cependant, l’idéologie marxiste pratiquée en Guinée n’était pas faite pour arranger au mieux les choses entre Conakry et Washington. Pour preuve, bien des situations conflictuelles opposeront les deux pays sur fond idéologique. Parmi ces conflits, il y eut la fermeture du Centre culturel américain et du Corps américain de la Paix. En réplique à cette fermeture, Washington orchestra le 26 juin 1967 l’arrestation du Premier ministre guinéen, Dr Lansana Béavogui à l’aéroport d’Abidjan en Côte d’Ivoire en compagnie de l’ambassadeur de Guinée auprès des Nations Unies, Achkar Marof. Ils revenaient d’une session extraordinaire de l’assemblée générale des Nations Unies consacrée au Moyen-Orient. Cette session était convoquée à la suite de la guerre des Six Jours déclenchée entre [50] Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968. [51] Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968.

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Israël et les pays arabes. L’avion de la compagnie hollandaise KLM à bord duquel se trouvait le Premier ministre guinéen avait fait alors une escale forcée à l’aéroport d’Abidjan. C’est le 30 juin 1969 que le ministre ivoirien de l’information Matthieu Ekra fit une déclaration officielle à ce sujet. À cette occasion, il affirmait que : « Cette mesure répond à la détention inhumaine en Guinée depuis deux ans déjà de François Kamano, directeur de la caisse ivoirienne de compensation et de prestations familiales, ainsi qu’à la saisie le 19 février 1967 du chalutier ivoirien Ker-Isper, arraisonné dans les eaux territoriales guinéennes et l’arrestation de son équipage de 22 hommes, accusés d’avoir tenté d’enlever Kwamé Nkrumah. Abidjan conteste évidemment cette thèse et affirme que le chalutier était en détresse ». Contre cette détention de la délégation guinéenne, le président Ahmed Sékou Touré protesta auprès des Nations Unies à qui elle imputa d’ailleurs la responsabilité politique de cette affaire. Pour cause, le Premier ministre guinéen et sa suite revenaient d’une réunion des Nations Unies. Le président estima aussi que la responsabilité civile incombait aux Pays-Bas en raison de la nationalité de la compagnie aérienne KLM qui les transportait. Il affirma que l’équipage hollandais avait détourné l’avion à la demande des autorités ivoiriennes. Il ajouta que la détention de François Kamano était liée à un complot ourdi orchestré par Houphouët Boigny dans le but de l’assassiner. Pour se dédouaner, la compagnie KLM répliqua pour dire que l’escale impromptue était causée par le mauvais temps52. Malgré cet argument, les diplomates hollandais en poste tout comme les agents locaux de KLM ont été tous placés en résidence surveillée. C’est à l’issue d’intenses négociations que cette crise fut désamorcée. Malgré cette succession d’incidents diplomatiques, la Guinée a signé avec les États-Unis d’Amérique de nombreux accords bilatéraux devenant ainsi son second partenaire économique après l’Union soviétique. Soucieux d’affirmer son neutralisme par-delà les idéologies antagoniques de l’époque, le président Ahmed Sékou Touré effectuera durant son règne autant de visites officielles en URSS qu’aux USA et en République populaire de Chine. Un fait que Moscou n’apprécia guère. Dans le feuilleton médiatique du complot permanent en Guinée, plus d’un observateur fut surpris de constater que les États-Unis d’Amérique [52] André Lwin : Ahmed Sékou Touré, 1922-1984 mai 1962 mars 1969 Chapitres 52 à 64.

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n’ont jamais été mis en cause, du moins directement comme on pouvait s’y attendre. Le refus de la Guinée en 1961 d’ouvrir son espace aérien aux avions soviétiques pendant la guerre froide sera bien apprécié par Washington, mais aura peu d’impacts sur la crise idéologique qui opposait les deux pays. À l’instar de la France, la République fédérale d’Allemagne entretiendra des relations très difficiles avec la Guinée durant de longues années. Mais, Conakry et Bonn n’iront pas jusqu’à la rupture totale de leurs relations. Ils ont préféré maintenir un minimum de dialogue. Dans le cadre de ce dialogue, un accord de coopération technique fut signé à Bonn le 18 juin 1979. Cet accord prévoyait plusieurs volets, dont la formation de personnels techniques, de cadres et de scientifiques guinéens en Guinée, en RFA ou dans d’autres pays. Cependant, à l’époque où l’Allemagne était divisée en deux, toute alliance avec l’URSS ne pouvait que déplaire à l’Allemagne de l’Ouest. En fait, la Guinée reprochait à la RFA d’être impliquée dans des complots qui visaient à renverser le régime du président Ahmed Sékou Touré. L’auteur de la tentative d’assassinat manquée en 1969, Tidiane Kéïta aurait été formé en Allemagne Fédérale. Le président aura sa vie sauve dans cet attentat grâce à un concours de circonstances. La Guinée reprochait aussi à la RFA son rôle présumé dans l’agression armée du 22 novembre 1970 organisée par le Portugal contre la Guinée qui a failli faire basculer le régime socialiste du PDG-RDA. Un autre point de discorde fut le prétendu rôle joué par l’Allemagne Fédérale dans la formation en Guinée d’une 5ème colonne dont la mission fut de noyauter le régime en vue de le faire tomber. Hermann Siebold, un ressortissant allemand qui dirigeait à l’époque le centre de formation professionnelle de Bordeaux à Kankan était soupçonné par la Guinée d’être l’un des cerveaux de cette cellule. Il sera arrêté plus tard et emprisonné en Guinée. Des recherches effectuées sur lui ont prouvé qu’il vivait sous un faux nom. Qu’il s’appelait en réalité Bruno Freitag et non Hermann Siebold. D’autres sources révèleront plus tard qu’il était un ancien officier nazi et un criminel de guerre qui avait fui le procès de Nuremberg53. Le fait qu’en Guinée Hermann Siebold dirigeait une cellule d’espionnage ne [53] Procès de Nuremberg : Procès intenté par les forces alliées contre vingt-quatre hauts responsables nazis, tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 sous l’autorité du Tribunal militaire international instauré par les accords de Londres du 8 août 1945 composé de 4 juges, 4 procureurs et 4 assesseurs soviétiques, français, américains et britanniques.

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sera jamais reconnu par la RFA. Au contraire, elle trouvera moyen d’accuser le régime guinéen de violation des droits de l’homme. Elle utilisera l’arrestation et la détention d’autres citoyens allemands impliqués aussi dans des activités subversives en Guinée comme preuve de son accusation. Cette crise durera jusqu’en 1975, année où les relations diplomatiques furent véritablement rétablies entre les deux pays. Cette réconciliation sera l’œuvre d’André Lewin, ambassadeur de France en Guinée qui joua un grand rôle. Dans son livre intitulé « La Guinée et les deux Allemagnes » publié dans « Guerre mondiale et conflits contemporains », André Lewin raconte que : De mars à juillet 1974, qu’il a mené une action de bons offices au nom du secrétaire général des Nations Unies dont il était le porte-parole. Cette négociation complexe se termina en juillet 1974 par la publication d’un communiqué de normalisation des relations et par la libération d’Adolf Marx et d’autres ressortissants ouest-allemands, ainsi que par le rétablissement complet dès l’année suivante en mai 1975, des relations diplomatiques54. Assimilé à l’Occident, l’État du Vatican et son Saint-Siège de Rome prit une part décisive dans le conflit politico-idéologique et religieux qui opposait la Guinée et le bloc capitaliste à l’époque de la Guerre froide sur fond d’alliance avec l’URSS. Le conflit avec le Vatican ira plus loin qu’on ne pouvait l’imaginer et pour cause, la Guinée reprochait notamment au Saint-Siège de Rome, son ingérence dans ses affaires intérieures au nom de quel droit les autorités guinéennes se demandaient. Sans doute pour le fait que le président Ahmed Sékou Touré voulait un « Christianisme africanisé » en Guinée. Il souhaitait qu’il soit conféré aux clergés africains la responsabilité de la direction et de la gestion de l’Église et non pas à des expatriés. Cette exigence rejoignait pourtant le point de vue du pape Jean XXIII qui prônait l’idée de la nomination d’évêques autochtones. C’est-à-dire, des pasteurs qui soient du sang même des peuples évangélisés et/ou à évangéliser55. Les prises de position du Vatican sur le sujet très sensible des droits de l’homme et des libertés en Guinée à l’époque ont conduit en 1970, à l’arrestation de monseigneur Raymond-Marie Tchidimbo, alors archevêque de Conakry, représentant du Saint-Siège de Rome. Dans le cadre du règlement de ce conflit, le Vatican dépêcha auprès des autorités guinéennes le cardinal d’Ouagadougou, monseigneur [54] André Lewin : PUF Guerre mondiale et conflits contemporains, 2003/2 (N° 210). (55) André Lewin : PUF Guerre mondiale et conflits contemporains, 2003/2 (N° 210).

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Zoungarana dans le but d’obtenir sa libération. Reçu dans ce cadre à Conakry par le Responsable suprême de la Révolution, le président Ahmed Sékou Touré, l’envoyé du pape qui connaissait mal la personnalité de son hôte, a voulu intimider ce dernier. Ce qui n’a pas marché et pire, sa démarche a aggravé la crise et entraîné le maintien de monseigneur Raymond-Marie Tchidimbo en prison de 1970 en août 1979, sans possibilité de libération. C’est en 1979 qu’un dénouement a été trouvé à ce conflit. Dans le long combat entre l’Occident et la Guinée, il n’y aura finalement ni de gagnants ni de perdants. Si on devait d’ailleurs parler de partie gagnante, ce serait certainement le régime guinéen tant contesté et combattu par la France et ses alliés, mais qui a su résister pendant 26 ans aux pressions extérieures et intérieures et déjouer toutes les tentatives de déstabilisation. Le président Ahmed Sékou Touré maintiendra la même ligne politique et l’orientation idéologique du Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA) en restant le maître incontesté de la Guinée durant tout son règne. L’homme qu’on appelait Ahmed Sékou Touré a toujours su souffler le chaud et le froid dans ses relations avec tout le monde. Certaines langues de bois disaient même qu’il était membre de la CIA américaine, du KGB soviétique, de la DGSE française, de la STASI de l’Allemagne de l’Est (RDA) et du MOSSAD israélien et peut être d’autres services de renseignement. Mais, sans appartenir à ces agences de renseignement, l’organisation politique, administrative et sociale de la Guinée à l’époque représentait en soi un vaste réseau d’information, d’espionnage et de contre-espionnage basé sur l’idéologie, le patriotisme, la fièvre nationaliste et le facteur humain. Ce qui fut la force du régime du PDGRDA. La réconciliation entre la France et la Guinée, au milieu des années 1970, ouvrit de nouvelles perspectives de coopération avec les pays occidentaux, mais sans trop d’illusion sur une éventuelle récupération idéologique et politique du pays de l’homme du « Non » du 28 septembre 1958 au général Charles de Gaulle. Outre le fait de la colonisation qui concernait toute l’Afrique, le président Ahmed Sékou Touré n’avait pas oublié l’arrestation, la déportation par l’administration coloniale et la mort hors de leur patrie de ses deux grands-pères, Samory Touré et Bakary Touré. Notre monde est ainsi fait.

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PARTIE XV La Guinée et les pays socialistes après son indépendance de 1958 à 1984 Dans l’histoire postcoloniale de la Guinée, une question demeure toujours sans réponse. Cette question est de savoir quelle voie elle allait emprunter si la France avait accepté au lendemain de son indépendance sa main tendue de coopération. Là-dessus, ni le président Ahmed Sékou Touré lui-même ni son parti le PDG-RDA ne se sont prononcés. Tout ce qu’on sait, c’est que le président Ahmed Sékou Touré a toujours défendu la sincérité de la volonté de Conakry de maintenir des relations franches et loyales avec la France et évoqué le refus de cette dernière de coopérer avec Conakry. À ce propos, il avait déclaré en 1958 que la Guinée préfère la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage, mais quelle ne confond pas non plus la jouissance de ce droit à l’indépendance avec la sécession d’avec la France, à laquelle elle entend rester liée et collaborer à l’épanouissement de leurs richesses communes. Soixante ans après, personne ne peut apporter une réponse précise à cette question, pas même les compagnons d’indépendance de feu président Ahmed Sékou Touré. On retiendra cependant que dans le contexte de la Guerre froide et des politiques expansionnistes des pays de l’Est et de l’Ouest qui cherchaient à élargir leurs sphères d’influence, aucune hypothèse n’était à exclure pour la Guinée, quant à son orientation politique, économique et idéologique. Le contexte de l’indépendance, le parcours personnel de l’homme, qui fut la principale figure de la lutte pour cette indépendance, allaient-ils influencer sa décision ? Impossible de répondre aujourd’hui à cette question. De toute évidence, la Guinée ne sera pas la seule ancienne colonie en Afrique à adopter le marxisme-léninisme. Bien d’autres choisirent aussi l’idéologie marxiste à un moment donné de leur histoire pour des raisons qui leur étaient propres. Parmi ces pays on peut citer : Le Bénin, le Congo-Brazzaville, Madagascar, l’Algérie, le Mali, le Burkina Faso, le Mozambique, l’Angola, la Guinée-Bissau. 249

Avec le blocage imposé par la France à la Guinée et le départ brutal de l’administration coloniale, le pays connut une crise institutionnelle. Il ne resta plus que le Parti, le PDG-RDA qui était bien structuré et implanté à travers le pays. L’alternative que le leader guinéen trouva fut de se tourner vers les pays socialistes qui avaient déjà reconnu son indépendance, manifesté leur intention de l’aider, mais qui connaissaient mal l’Afrique. Cependant, l’ouverture des premières missions diplomatiques des pays de l’Est à Conakry marquera le début d’une ère de coopération pour la Guinée qui a permis de combler le vide diplomatique occasionné par l’alliance occidentale qui se durcissait. Au fil du temps, cette aide des pays socialistes se matérialisa à travers de nombreuses réalisations. Au nombre de ces investissements on peut retenir : — URSS : construction en 1962 du premier institut polytechnique à Conakry dont la première promotion portera le nom de Lénine. Deux autres promotions porteront les noms de Mao Zedong et de Josip Broz Tito. Construction du centre hospitalo-universitaire de Donka selon un plan laissé par les Français ; construction d’une imprimerie d’État qui portera le nom de Patrice Émery Lumumba. Construction d’un grand stade de football ; la construction de logements sociaux et administratifs ; construction d’un centre de recherche océanographique, bitumage de certains routes de Conakry qui n’ont jamais été retouchées en 60 ans ; formation de cadres politiques, syndicaux, des pionniers, des forces de défense et de sécurité ; équipement de l’armée en avions de combat [MIG-21] également connu sous le code OTAN Fishbed ; envoi de camions [GAZ et ZIL] et de motos side-cars, de tracteurs et d’autres engins agricoles. — Chine : construction d’une usine de tabac et d’allumettes à Conakry ; la construction d’un imposant palais des congrès à Conakry dont elle assure toujours la maintenance. — Yougoslavie : construction d’une usine de meubles ; la construction de barrages hydroélectriques. — Roumanie : importation de véhicules de marque [LADA] et de tracteurs. — Tchécoslovaquie : fourniture d’armes à l’Armée, à la Police et à la Milice. — Cuba : construction de routes à l’intérieur de la Guinée, Etc. Mais avec ces pays de l’Est aussi, le président Ahmed Sékou Touré préféra jouer la carte de la prudence. Il entendait conserver la liberté de manœuvre vis-à-vis de toute influence extérieure, afin de ne pas 250

substituer une forme de domination à une autre. Cette position n’avait rien d’étonnant pour qui connaissait cet homme que ses aînés politiques Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët Boigny qualifiaient d’enfant terrible pendant que la métropole parlait de personnage difficile et imprévisible. Afin d’entretenir cette ambigüité et d’en tirer le meilleur profit, le président Ahmed Sékou Touré s’inventa un concept original, le neutralisme positif. Une attitude opportuniste certes, mais pragmatique sans doute dans un monde peu sûr. Il voulut ainsi se donner la possibilité de traiter et de coopérer d’égal à égal avec les uns comme avec les autres dans le respect de sa souveraineté et de celle de ses partenaires. De ce fait, les rapports entre la Guinée et les pays socialistes n’ont pas toujours été aussi faciles comme on pouvait le penser. De mémoire d’historiens, bien des incidents opposeront d’ailleurs Moscou et Conakry en dépit de leur alliance idéologique. L’un de ces incidents fut l’expulsion en décembre 1961 de l’ambassadeur soviétique pour ingérence dans les affaires intérieures de la Guinée. On reprochait à ce diplomate de mener des activités subversives par le moyen de noyautage idéologique au sein des mouvements des jeunes, des syndicats et des femmes. Que recherchait en fait Moscou ? Un simple rappel à l’ordre ou une réelle volonté de nuire au régime de Conakry qui était pourtant proche de lui ? De toute vraisemblance, l’action de Moscou visait à renverser le Gouvernement de Sékou Touré qui, sans lui être hostile, revendiquait cependant un peu trop son indépendance vis-à-vis du Kremlin. Pour dénouer cet incident, Moscou dépêcha à Conakry en janvier 1962, l’un des hauts dirigeants soviétiques de l’époque, en la personne d’Anastase Mikoïan (1895-1978), alors Vice-Premier ministre. Conakry mit cette visite à profit pour rappeler sans complexe le principe marxiste-léniniste selon lequel les révolutions ne s’importent ni ne s’exportent. Une façon de dire que le PDG-RDA avait sa vision et son rythme pour la construction du socialisme en Guinée, tout en réaffirmant sa vocation marxiste qui ne faisait cependant aucun doute. Les pays de l’Est, avec à leur tête l’URSS, devraient désormais conjuguer avec cette attitude du guide de la Révolution guinéenne. En pleine Guerre froide, un incident se produisit lorsque la Guinée ferma son espace aérien aux avions soviétiques qui devaient rallier l’île de Cuba. La Guinée qui n’entendait pas faire les frais d’une guerre qui n’était pas la sienne ne regretta pas cette décision, n’en déplaise à Moscou. Il y a lieu de noter qu’à l’époque, les pays satellites de l’Est comme de l’Ouest étaient les victimes innocentes de cette confrontation dont les 251

protagonistes se trouvaient à des dizaines de milliers de kilomètres de leurs territoires. En dépit des hauts et des bas dans les relations soviéto-guinéennes et avec l’ensemble des pays de l’Est, de nombreux actes significatifs furent posés dans divers domaines. D’une façon générale, la Guinée se placera au sixième rang des pays africains bénéficiaires de l’aide des pays socialistes avec la signature de près de 300 accords bilatéraux dans les seules années 60, contre seulement 126 accords signés avec l’ensemble des pays occidentaux56. Avec la création de la compagnie nationale de transport aérien Air Guinée, la Guinée envoya ses premiers pilotes et mécaniciens en formation dans les écoles d’aviation en URSS. Afin de soutenir ce secteur économique naissant, l’URSS mit à la disposition de la Guinée un personnel navigant et plusieurs spécialistes en aéronautique. Dans le domaine de la santé publique, des médecins soviétiques, cubains et chinois seront envoyés en grand nombre en Guinée pour servir dans les hôpitaux ou comme professeurs dans les instituts et facultés du pays, notamment à l’Institut Gamal Abdel Nasser de Conakry. De même, des centaines d’étudiants et de chercheurs obtiendront chaque année des bourses d’études dans presque tous les pays socialistes d’Europe, en Chine et à Cuba. Dans le domaine minier, l’URSS obtient de gros marchés comme l’usine d’alumine de Fria, l’Office de bauxite de Kindia (OBK) dont la matière première brute était expédiée en Ukraine pour y être traitée. Elle aura également une licence d’extraction de diamants durant plusieurs années dans les mines de Banankoro, dans la région de Kérouané. Dans le cadre de sa Révolution agraire, la Guinée eut recours à l’URSS, à la Chine, à la Roumanie, à la Corée du Nord et à la Bulgarie qui lui fourniront des professeurs d’agronomie, des ingénieurs et des aides-ingénieurs, des tracteurs, des machines batteuses-moissonneuses et autres engins agricoles. Au fil du temps, le pays commença à former ses propres cadres et agents pour prendre le relai des coopérants étrangers. Des fermes agropastorales seront alors créées à Foulaya dans la région de Kindia, à Ditinn dans la région de Mamou, à Famoïla dans la région de Beyla, à Macenta et à Conakry. Dans certaines de ces fermes, on y pratiquait le croisement de la race bovine locale Ndama avec les vaches Krasnaïya soviétiques qui pouvaient produire jusqu’à 200 litres de lait par jour. Des Brigades motorisées et attelées de production (BMP, BAP) furent également créées à l’instar des Kolkhozes et Sovkhozes en URSS. (56) Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968.

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Dans le domaine de la recherche scientifique, un centre d’études et de recherches océanographiques fut créé à Rogbané à Conakry. L’aide apportée par l’URSS à la création, à l’équipement et au fonctionnement de ce centre fut considérable. Des centres de recherches agronomiques furent créés où travailleront des scientifiques guinéens et étrangers. L’assistance des pays de l’Est concernera aussi la formation de journalistes, de militaires, de policiers et de miliciens. L’URSS ouvrit à Conakry un centre culturel à la mesure de ses ambitions politiques et idéologiques. Dans le domaine de la coopération militaire, la Guinée enverra des centaines de milliers de soldats en formation dans plusieurs pays socialistes, dont l’URSS, la République Populaire de Chine, la République démocratique d’Allemagne (RDA) et Cuba. Des instructeurs militaires de ces pays furent envoyés en Guinée dans toutes les branches (Armée de terre, air, mer) plus la milice populaire. Grâce à cette vaste coopération, la Guinée disposera de l’une des armées les plus redoutables sur le plan continental. La coopération entre le PDG-RDA et le Parti communiste de l’Union soviétique et des partis politiques des autres pays de l’Est, les organisations des jeunes, des femmes et des syndicats permettra de renforcer les structures du parti unique en Guinée. De nombreuses missions culturelles de haut niveau seront conduites en Guinée et dans divers pays de l’Est. Les noms des grandes figures du marxisme, des progressistes et des pacifistes à travers le monde serviront de pseudonymes pour des milliers de gens. Parmi ceux-ci, il y avait Karl Marx, Frederick Engels, Vladimir Lénine, Mao Tsé-Sung, Hô Chi Minh, Fidel Castro, Che-Guevara, Kim Il Sung, Josip Broz Tito, Yasser Arafat, Gamal Abdel Nasser, Patrice Lumumba, Houari Boumediene, Agostino Neto, Samora Moïse Machel, Nelson Rolihlahla Mandela, Mahatma Gandhi, etc. Ces noms seront souvent attribués à des écoles, des groupes d’études, des promotions universitaires, des associations diverses. Avec ces pôles de coopération, la Guinée réussit à combler le vide diplomatique occasionné par la France et ses alliés. Est-ce à dire que le régime se portait bien ? La suite de cette étude en dira mieux.

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PARTIE XVI La Guinée et les pays non-alignés après son indépendance de 1958 à 1984 C’est en 1947 que le territoire de la Guinée française fit son entrée sur la scène politique africaine avec sa participation à Bamako, capitale du Soudan français, au Congrès panafricain tenu du 27 au 31 octobre 1947 au cours duquel fut créé le Rassemblement Démocratique Africain (RDA), la première plate-forme politique du continent. Après la création de ce mouvement politique panafricain, des sections affiliées seront créées partout. En Guinée, elle s’appellera Parti Démocratique de Guinée (PDG-RDA). Désormais, la Guinée sera plus que jamais à l’avant-garde de la lutte de décolonisation du continent. Avec son accession à l’indépendance en 1958, cette détermination s’est accentuée. Elle devint ainsi une actrice clé du mouvement panafricaniste qui adopta à l’époque deux positions. Une position qui visait la révision de la géopolitique issue des conférences de Berlin de 1884 et 1885, dans le but de passer d’une Afrique balkanisée en mosaïque de zones d’influence des puissances européennes à la création des États-Unis d’Afrique, comme acteur sur la scène mondiale. L’Afrique doit s’unir57 fut le mot d’ordre lancé à ce sujet par Dr Kwamé Nkrumah pour appeler à l’unité politique, économique et militaire comme seule condition selon lui pour relever ce défi. À cette position se rallia en janvier 1961 la coalition de pays qu’on appela le Groupe de Casablanca. Ce groupe comprenait Le Ghana, l’Égypte, le Maroc, la Tunisie, l’Éthiopie, la Libye, le Soudan, la Guinée, le Mali et le gouvernement provisoire de la République algérienne. À l’antipode de ce groupe se trouva l’option qui généra plus tard l’Organisation de l’Unité africaine (OUA). Cette option était fondée sur le droit inaliénable de chaque État à une existence indépendante, l’intangibilité des frontières issues de la colonisation, le respect de la souveraineté et la non-ingérence [57] Kwamé Nkrumah : L’Afrique doit s’unir, Présence africaine, Paris-2ème édition, 1994.

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dans les affaires internes des États indépendants. Elle était incarnée par le Groupe de Monrovia fondé aussi en 1961 sous la direction de Félix Houphouët Boigny et de Léopold Sédar Senghor. L’engagement du président Ahmed Sékou Touré en faveur de l’intégration de l’Afrique, sa vocation progressiste, son charisme et son talent d’orateur hors pair feront de lui une figure importante, voire incontournable au sein de la classe politique africaine et dans le monde. Au-delà de l’Afrique, la Guinée sous sa direction constitua un pôle de coopération avec l’ensemble des pays membres du Mouvement des Nonalignés, appelés encore pays sous-développés ou pays en voie de développement. Après son adhésion aux Nations-Unies le 12 décembre 1958, la Guinée ne ménagera aucun effort pour contribuer de manière exemplaire et assidue à la lutte des pays du Sud pour leur reconnaissance et leur émancipation. Dans le cadre du maintien de la paix et de l’aide aux nouveaux pays indépendants, elle participera sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies et de l’Organisation de l’Unité africaine à de nombreuses missions de paix en Afrique et dans le monde. Son armée populaire et révolutionnaire se battra ainsi au Katanga au Congo belge, au Biafra au Nigeria et en Angola. Des années plus tard, elle prit une part décisive dans la guerre de libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Sur le plan politique, la Guinée apporta son soutien à Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo belge dans le bras de fer qui l’opposait au Royaume de Belgique avant d’être assassiné le 17 janvier 1961 avec la complicité des services secrets (SS) occidentaux, dont la CIA, apprendra-t-on. Son assassinat fut l’un des premiers crimes politiques commis en Afrique postcoloniale. Une tragédie qui affecta tous les dirigeants du continent, mais surtout Ahmed Sékou Touré, devenu le symbole de l’anticolonialisme en Afrique. Avec la Révolution culturelle en Guinée, Patrice Lumumba sera immortalisé et sur décision de Leader Maximo guinéen, l’imprimerie nationale située dans le quartier Coléah à Conakry portera son nom. Sa photo sera imprimée sur des cahiers et des livres d’école et sur des pagnes qui abondaient dans les marchés guinéens et ouest-africains. De nombreuses écoles, des cercles d’études universitaires, des associations diverses porteront le nom Patrice Lumumba. Une chanson lui sera dédiée ainsi qu’à Félix Moumié, Président de l’Union des populations camerounaises (UPC) empoisonné en 1960 par les services secrets britanniques et français à cause de ses convictions politiques et idéologiques dans un café à Genève. Ahmed Sékou Touré ne se limitera 256

pas là. Il fera figurer la photo de Patrice Lumumba sur la monnaie nationale guinéenne, sur les billets de dix (10) Sylis. Pour réhabiliter cette icône du refus de la colonisation, une Lumumba mania s’empara de toute l’Afrique qui poussa de nombreux jeunes à adopter le mode de coiffure qu’il s’était choisi avec une fente au niveau du front. Après son assassinat, l’Afrique entra dans une ère de turbulence et d’instabilité à travers un cycle de coups d’État militaire préparés de l’extérieur. Parmi les premières victimes de cette terreur, tuées ou chassées du pouvoir, il y a eu Sylvanus Olympio, premier président de la République togolaise, assassiné le 13 janvier 1963 lors d’un coup d’État militaire, Dr.Kwame Nkrumah qui dirigea le Ghana indépendant en tant que Premier ministre de 1957 à 1960, puis en tant que président de la République de 1960 à 1966. Il fut renversé par un coup d’État militaire le 24 février 1966, alors qu’il se trouvait en voyage officiel en Chine. Modibo Kéïta, premier président de la République du Mali (Ancien Soudan français) de 1960 à 1968, fut renversé le 19 novembre 1968 par un coup d’État militaire dirigé par le colonel Moussa Traoré, Etc. Solidaire à sa vocation de pays pionnier, la Guinée condamna sans réserve tous ces coups de force commis à sa porte et manifesta par la même occasion sa solidarité avec les peuples respectifs dont le seul tort était de revendiquer leur souveraineté, leur place parmi les nations libres du monde, leur droit à disposer d’eux-mêmes. La conception de la Guinée d’une Afrique unie et indivisible et d’un monde fondé sur l’égalité était inscrite déjà dans la première constitution du pays adoptée le 10 novembre 1958. Ainsi, pouvait-on lire dans cette constitution : « Le peuple de Guinée réaffirme sa volonté de tout mettre en œuvre pour réaliser et consolider l’unité dans l’indépendance de la patrie africaine. Pour ce faire, il combattra toutes tendances et toutes formes de manifestation du chauvinisme qu’il considérait comme de sérieux obstacles à la réalisation de cet objectif. Il soutient sans réserve toute politique tendant à la création des États-Unis d’Afrique, à la sauvegarde, à la consolidation de la paix dans le monde58 ». Ces déclarations ne furent pas de vains mots, car tout Africain qui foulait le sol de la Guinée se sentait comme chez lui et était traité en tant que tel. L’opportunisme du président Ahmed Sékou Touré sera alors sans limites. Pour preuve, les populations guinéennes pouvaient manquer de [58] Préambule de la Constitution de la République de Guinée adoptée le 10 novembre 1958

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quoi manger, se vêtir, se soigner pendant que le Gouvernement guinéen venait en aide aux pays en conflit. À mesure donc que la Guinée affichait son engagement envers les pays du tiers monde, Conakry sa capitale devenait une plaque tournante où les chemins d’éminentes personnalités se croisaient de manière ininterrompue. Parmi ces personnalités, on peut citer Mehdi Ben Barka (1920-1965), homme d’État marocain et influent leader à l’époque du mouvement des non-alignés, Che-Guevara (19281967), révolutionnaire marxiste et dirigeant de la Guérilla internationaliste cubaine d’origine argentine, Nelson Rolihlahla Mandela (1918-2013), leader historique de la lutte antiapartheid en Afrique du Sud avant son arrestation le 5 août 1962 par le Gouvernement sud-africain avec l’aide de la Central Intelligence Agency (CIA) en procession d’un passeport diplomatique guinéen, etc. Durant la même période, de nombreux mouvements de libération feront de la Guinée leur base arrière. Parmi eux, il y avait le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC), le Congrès national africain (ANC) d’Afrique du Sud. Ce fut aussi le cas de nombreux opposants politiques sénégalais, ivoiriens, camerounais, etc., qui séjourneront en Guinée en quête de soutien politique. Sur le plan des relations bilatérales, Ahmed Sékou Touré reçut en Guinée d’autres illustres personnalités des pays non-alignés comme Josip Broz Tito de la Yougoslavie, Norodom Sihanouk du Cambodge, Gamal Abdel Nasser d’Égypte, Ahmed Soekarno d’Indonésie, Fidel Castro de Cuba, Mouammar Kadhafi de Libye, Chou-En-Lai de la Chine populaire, etc. Un ballet diplomatique très intense, de quoi rassurer le régime de Conakry qui tentait de résister à l’isolement occidental. Au niveau du continent africain, le président Ahmed Sékou Touré sera l’un des ardents promoteurs de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) dont le premier secrétaire général fut un Guinéen, en la personne de Diallo Telly pendant huit ans, de 1964 à 1972. Elle joua un rôle important dans la réconciliation entre l’Égypte et la Ligue arabe dans le cadre du règlement du conflit israélo-palestinien né à la suite de la signature le 17 septembre 1978 des accords de Camp David aux USA par l’État d’Israël et l’Égypte sous la présidence d’Anouar El-Sadate. On doit aussi au président Ahmed Sékou Touré, la réconciliation entre la Guinée et le Mali sur fond de revendication territoriale, entre la Haute-Volta (Actuel Burkina Faso) et le Mali, entre le Togo et le Bénin. Au-delà de l’Afrique, la Guinée enverra des experts formateurs en Haïti dans le cadre des Nations Unies. 258

De même, elle s’est investie dans la recherche de solutions au conflit Iran-Irak, sous l’égide de la l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Après l’indépendance de la Guinée, hasard de calendrier ou perspective stratégique, le président Ahmed Sékou Touré réserva en tout cas son premier voyage officiel en tant que chef d’État et de gouvernement à la République du Ghana. L’accession à l’indépendance en 1957 de cette colonie britannique, jadis connue sous le nom de Côte de l’or avait beaucoup inspiré la Guinée. Cette visite sera l’occasion pour Ahmed Sékou Touré et Kwamé Nkrumah, deux pionniers de la lutte anticoloniale, d’envisager une union entre leurs pays bien qu’ils ne partagent pas de frontières terrestres communes. Une initiative qui tendait vers la réalisation de leur rêve d’union et d’intégration de l’Afrique. Du verbe à l’action, du rêve à la réalité, le Ghana et la Guinée sont parvenus le 23 novembre 1958 à former l’Union Guinée-Ghana. Pour Kwamé Nkrumah et Ahmed Sékou Touré, peu importait le caractère virtuel de l’union qu’ils venaient de former. Pour eux, c’était un symbole, un petit pas pour les deux leaders certes, mais un geste important pour l’unité africaine. Cette union, jugée prématurée par certains, mal préparée et sans lendemain pour d’autres, ne sera pas cependant un acte isolé. Car comme disait un écrivain russe, quand des hommes sont liés par leurs convictions, ils finissent par se faire confiance mutuellement. Ce fut le cas de Modibo Kéïta qui venait de conduire en 1960 son pays, le Soudan français à l’indépendance devenu la République du Mali. Ce pays, berceau de l’empire du Manding où naquit en 1946 à Bamako le Rassemblement démocratique Africain (RDA), rejoindra lui aussi le 24 décembre 1960 l’Union virtuelle Guinée-Ghana. Avec l’adhésion du Mali, l’Union prit alors la dénomination Union Ghana-Guinée-Mali. Cette démarche fut-elle du goût de tout le monde ? Rien n’était moins sûr, car autant la France en voulait à la Guinée pour son « Non » du 28 septembre 1958, autant la Grande-Bretagne en voulait au Ghana, son ancienne colonie pour avoir quitté l’Empire britannique sur le territoire duquel on disait que le soleil ne se couchait jamais. Il ne fallait pas aussi perdre de vue l’orgueil de leaders de la sous-région comme Félix Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor qui ne souhaitaient pas l’émergence d’autres jeunes leaders autour d’eux. Les exemples du Ghana, de la Guinée et du Mali traduisaient pourtant la vision de liberté de ceux qui, cinq ans plus tard, feront entendre encore leurs voix à

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l’occasion de la création de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) le 25 mai 1963 à Addis-Abeba en Éthiopie. L’histoire retient le rêve d’union de l’Afrique de Kwamé Nkrumah : « … Divisés, nous sommes faibles. Unie, l’Afrique pourrait devenir, et pour de bon, une des plus grandes forces de ce monde. Je suis profondément et sincèrement persuadé qu’avec notre sagesse ancestrale et notre dignité, notre respect inné pour la vie humaine, l’intense humanité qui est notre héritage. La race africaine, unie sous un gouvernement fédéral, émergera non pas comme un énième bloc prompt à étaler sa richesse et sa force, mais comme une grande force dont la grandeur est indestructible parce qu’elle n’est pas gagnée aux dépens des autres et parce qu’elle est bâtie non pas sur la terreur, l’envie et la suspicion, mais sur l’espoir, la confiance, l’amitié, pour le bien de toute l’humanité59… » Avec le Ghana, la Guinée entretiendra des relations différentes de celles qui la liaient au Sénégal et à la Côte d’Ivoire. Quelles étaient les divergences entre ces deux pays limitrophes qui ont pourtant tout en commun avec la Guinée, l’histoire, la géographie, la sociologie et la culture ? Avec le « Non » de la Guinée au projet de la nouvelle communauté franco-africaine, le Sénégal et la Côte d’Ivoire ont pris position en faveur de la France pour combattre la Guinée. Ayant pris l’engagement de tirer les conséquences du choix fait par la Guinée, la France tentera par tous les moyens de l’isoler sur la scène africaine et internationale. Afin de parvenir à ce but, elle usa de son influence sur le Sénégal et la Côte d’Ivoire pour faire ombrage à la Guinée dans plusieurs secteurs. C’est pourquoi, durant une longue période, les relations entre le président Ahmed Sékou Touré et ses deux aînés, Félix Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor, furent jalonnées de ruptures et de réconciliations. Dans le contexte de la Guerre froide, la France voulut faire échec à la Guinée à cause de son alliance avec l’URSS et le bloc socialiste et qui était engagée sur la voie de la construction d’une société socialiste avec le marxisme-léninisme comme idéologie et la planification d’État comme mode de gestion économique. La coalition occidentale d’une part, et la coalition France-SénégalCôte d’Ivoire d’autre part ne faciliteront pas la tâche à l’État guinéen et à son président d’alors. Notamment parce que ce dernier n’entendait pas faire profil bas devant qui que ce soit. Il aura fallu attendre l’heure de la [59] Extrait du discours de Kwamé Nkrumah tenu en 1961 suite à la chute brutale du cours du cacao orchestrée par des Occidentaux dans le but de freiner le développement économique du Ghana.

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détente avec la France au milieu des années 1970, pour voir aussi les relations avec ces deux pays voisins, le Sénégal et la Côte d’Ivoire se normaliser. La reprise de dialogue entre les trois capitales permit la signature de divers accords de coopération bilatérale. L’un des volets de ces accords conclus portait sur la libre circulation des personnes et des biens sur leurs territoires respectifs. La création de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) par le traité de Lagos du 28 mai 1975 viendra renforcer davantage cet élan de coopération entre ces trois pays liés par l’histoire, la géographie et la sociologie. Dans sa nouvelle démarche d’ouverture, la Guinée tenta de donner des gages sûrs de bonne volonté à ses voisins. À la faveur de cette détente, elle renonça dorénavant à demander l’extradition des nombreux opposants guinéens qui étaient réfugiés dans ces deux pays parmi lesquels certains étaient condamnés à la peine capitale par contumace. Dans le domaine économique, la Guinée adhéra à plusieurs organisations régionales et sous régionales, favorisant ainsi des échanges commerciaux avec de nombreux pays africains. Dans le cadre de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), la Guinée devait accueillir, pour la première fois en 1984, le sommet de cette institution. Dans cette perspective, de grands travaux avaient été engagés à Conakry. Parmi les infrastructures qui étaient prévues, il y avait la construction d’un palais appelé palais des nations, une grande cité des nations pour le logement des hôtes. Toutes ces dispositions prises l’étaient sur fond de discorde sur les questions des droits de l’homme et des libertés en Guinée. Dans l’enthousiasme de l’attente de cet événement, le président Ahmed Sékou Touré mourut le 26 mars 1984 sans avoir organisé à Conakry ni un sommet de l’OCI ni de l’OUA. Certes, la seule volonté de l’homme ne suffit pas pour réaliser tous ses rêves. Il lègue certains en héritage aux continuateurs de son œuvre.

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PARTIE XVII La Guinée et les pays arabo-musulmans de 1958 à 1984 Pour la consolidation de l’indépendance politique de la Guinée, le président Ahmed Sékou Touré a exploré toutes les pistes de coopération. Le jeune État guinéen qui subissait le poids de l’embargo francooccidental né du contexte de son accession à l’indépendance devrait tout mettre en œuvre pour trouver du soutien ailleurs. C’est ce qui justifia son offensive diplomatique de charme des années 1950, 1960, 1970 et jusqu’au milieu des années 1980 envers les États arabes du Proche et du Moyen-Orient et avec l’ensemble du monde arabo-musulman. Forte de son appartenance à l’Oumma Islamique (Nations islamiques), la Guinée ne rencontra pas de difficulté à se faire entendre par les monarchies du golfe, notamment par l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et le Koweït. Il en fut de même avec les pays africains membres de la Ligue arabe à savoir l’Égypte, le Maroc, la Libye, l’Algérie et la Tunisie. Cette alliance avec le monde musulman le président Ahmed Sékou Touré ménagea avec son inspiration marxiste-léniniste. Après son accession au pouvoir en 1958, le président Ahmed Sékou Touré fera plus tard de la Guinée une République populaire et révolutionnaire. Cette référence au modèle soviétique et l’alliance privilégiée avec le Kremlin résultaient moins d’un choix idéologique que d’une fatalité. Avec le temps, la coopération guinéo-soviétique dans le cadre du nouveau modèle de société, le socialisme a fini par montrer ses limites. La Guinée avait désormais besoin d’ouverture, conformément au principe de neutralisme positif adopté dès le départ par le guide de la Révolution guinéenne. Alors sans toutefois se détourner de Moscou, le pays s’orienta vers d’autres partenaires avec lesquels il partageait des convictions religieuses. Avec le monde arabo-musulman, les choses étaient plus claires du fait que la Guinée est un pays musulman depuis des siècles et que près de 95 % de sa population pratiquent cette religion dans une cohabitation 263

pacifique avec la communauté chrétienne et les croyances locales animistes. La négation de Dieu et des religions par la doctrine marxiste fut une raison supplémentaire pour la Guinée de s’intégrer davantage dans le giron musulman. Elle était persuadée que cette démarche pouvait lui procurer de la part des pays arabes des avantages économique, politique et diplomatique certains. Il faut noter que c’est entre les deux chocs pétroliers survenus dans les années soixante-dix que l’Islam est devenu la religion d’État en Guinée. Pour assumer cette identité en dépit du caractère laïc de l’État, chacune des régions administratives du pays fut dotée en 1978, d’un conseil islamique. Ce conseil était chargé d’appliquer en matière judiciaire les principes coraniques comme on le ferait dans une République islamique. La direction nationale du Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA) fut chargée de veiller à la désignation des douze (12) membres de chaque conseil islamique. Le secrétaire général du conseil islamique national fut élevé au rang de ministre et membre du Gouvernement. Ce conseil est dénommé aujourd’hui secrétariat général des affaires religieuses. Dans le contexte de cette nouvelle page de coopération avec le monde musulman, le président Ahmed Sékou Touré dira un jour que même si tous les Arabes arrivaient extraordinairement à abandonner l’Islam, que les Guinéens resteront musulmans. Cette déclaration a suffi pour convaincre les monarchies du golfe du poids de l’Islam en Guinée, de la foi de son guide et de la nécessité de soutenir la Guinée et de traiter avec elle. C’est ce qui explique aussi le fait que ce sont les dirigeants arabomusulmans qui ont sacralisé le mythe Sékou Touré en le présentant comme un fervent musulman. Pour la petite histoire, c’est le président égyptien, Abdel Gamal Nasser, qui, lors d’une visite d’État du président Sékou Touré au Caire en 1962, l’appela Ahmed au lieu de Sékou (Cheikh). En fait, Sékou qui est une adaptation de « Cheikh » est en réalité un titre religieux d’origine arabe qui est utilisé dans certaines communautés comme prénom. Alors, en conférence publique le président Nasser l’appela Ahmed Cheikh Touré. Rebaptisé ce jour au nom du prophète de l’Islam, il ne renoncera plus à ce nouveau prénom qui fera désormais partie de sa filiation sans établir de jugement supplétif. Investi de cette confiance presque absolue, il eut l’intention de faire de Conakry la capitale de l’Islam noir. À cet effet, il fera appel aux souverains Saoudiens et Marocains pour l’aider à édifier une mosquée de renom. Le roi Fahd d’Arabie Saoudite consacrera à cette œuvre pieuse 25 millions de dollars. Pour sa part, le roi Hassan II enverra à Conakry 264

ses meilleurs architectes et maîtres d’œuvre pour la construction de cette mosquée dont la capacité d’accueil est de douze mille (12.000) places. De 1974 à 1982, le roi Fahd et les institutions financières arabes apporteront à la Guinée une aide substantielle. Cette aide de la Banque arabe pour le développement en Afrique (BADEA), la Banque islamique et d’autres fonds arabes s’est chiffrée à 743 millions de dollars, mettant ainsi la Guinée au premier rang des bénéficiaires africains de l’aide arabe à l’époque, devant le Sénégal qui en a obtenu 583 millions. Ce fonds sera en grande partie consacré au secteur de l’investissement dans divers domaines comme la construction de mosquées, de medersas, de routes, de centres de santé et d’écoles. Grâce au patronage saoudien, le président Ahmed Sékou Touré participe aux activités de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI). Il obtient la vice-présidence du Comité AlQods (Jérusalem) et la présidence en 1981 du Comité islamique des bons offices entre l’Irak et l’Iran60. Désormais, le président Ahmed Sékou Touré bénéficiait d’un accueil exceptionnel dans les capitales arabomusulmanes comme Tunis, Damas, Bagdad, Téhéran, Rabat, Ryad, Le Caire. À l’époque, les revendications identitaires du monde arabomusulman n’étaient pas assimilables aux objectifs de la Guerre froide qui se déroulait entre l’Occident et l’URSS. Cependant, on ne peut aussi ignorer le fait que les pays leaders de cette coalition cherchaient à étendre leur sphère d’influence dans le monde tout comme les puissances de l’Est et de l’Ouest. En raison des liens culturels et religieux avec le continent noir, c’est une nouvelle page des relations qui s’ouvrit entre les pays arabes et la Guinée. En signe de bonne volonté, le président Ahmed Sékou Touré engage un programme de reboisement de la ville sainte de la Mecque et d’autres lieux symboliques du royaume chérifien. À cet effet, il envoya au début des années quatre-vingt, plusieurs ingénieurs formés dans les facultés d’agronomie en Guinée où à l’époque tous les centres d’enseignement à l’exception de quelques-uns avaient une vocation agropastorale. Parmi ces coopérants figurait Sala Diakité, un condisciple de l’auteur qui finira par s’installer là-bas en Arabie Saoudite à la fin de son contrat. Toujours pour renforcer ses relations avec les pays arabes, la Guinée favorisa la construction de mosquées, de medersas, l’envoi des étudiants

[60] Philippe Aziz : La Mecque et les pétrodollars. Sékou Touré : Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire, Éditions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. p. 215.

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dans les pays arabes, l’interdiction formelle de la vente et de la consommation publique d’alcool. À ces mesures, il faut ajouter l’instauration dans le domaine pénal de mesures qui relevaient de la charriât, par exemple la peine de mort pour les cas de meurtres avec préméditation, d’anthropophages, l’amputation d’une main pour les cas de vols avérés. C’est dans ce contexte que de nombreux investissements furent initiés pour la circonstance entre autres : la construction d’un Palais et d’une cité des Nations. Mais, c’est cette année-là même que le président Ahmed Sékou Touré mourut, annulant de facto la tenue de la conférence de l’OCI en Guinée. De toute évidence, la politique de neutralité adoptée par la Guinée dans ses relations avec les pays tiers s’avéra payante. Grâce à cette approche, elle s’intégra au sein de l’Afrique et du Mouvement des Nonalignés. Elle collabora avec les pays arabes, les pays occidentaux et les pays socialistes d’alors, tout en maintenant son orientation idéologique jusqu’à la mort du président Ahmed Sékou Touré en 1984 et la fin du parti unique le PDG-RDA qui marqua aussi celle de l’idéologie marxisteléniniste en Guinée comme doctrine politique et comme mode de gestion économique.

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PARTIE XVIII La révolution politique guinéenne de 1958 à 1984 Après la controverse au sujet de sa Révolution politique de 1958, la Guinée s’engagea quelques années plus tard sur la voie de développement non capitaliste puis socialiste. Au fil du temps, les ambitions politiques du président Ahmed Sékou Touré se précisèrent davantage. Au plan intérieur, son parti, le PDG-RDA, après avoir assimilé les autres formations politiques se trouva désormais seul à la commande. À l’avant-garde de cette Révolution se trouvaient des hommes, des femmes, des jeunes, des travailleurs, des intellectuels, des paysans, des planteurs et des ouvriers. Parmi ces proches compagnons, certains inscriront leurs noms dans le registre de l’histoire de la Révolution panafricaine de 1946 et de la Révolution guinéenne de 1958. Il s’agit entre autres de Dr. Louis Lansana Béavogui, Damantang Camara, Lansana Diané, Dr. Siké Camara, Jeanne Martin Cissé, Moussa Sanguiana Camara, Moussa Diakité, Saïfoulaye Diallo, Louis Holié, Mamadi Kéïta, Seydou Kéïta, Diao Baldé, Galéma Guilavogui, Kabassan Kéïta, Hadja Mafori Bangoura, M’Balia Camara, Madéra Kéïta, Fodéba Kéïta, Kouramoudou Doumbouya, N’famara Kéïta, etc. Lorsque le président Ahmed Sékou Touré parlait de la Révolution globale guinéenne, il entendait d’abord la Révolution politique réalisée à travers l’accession du pays à l’indépendance. Mais selon lui, l’indépendance politique ne pouvait à elle seule mener vers tous les objectifs que le parti libérateur ambitionnait. Il fallait alors déclencher les Révolutions économique, sociale et culturelle. La Guinée continua alors sa marche vers le socialisme à son rythme et selon le schéma tracé par le PDG-RDA et non selon les directives venues de Moscou. Réaffirmant son autonomie vis-à-vis de l’URSS dans l’application du marxismeléninisme, le guide de la révolution guinéenne a indiqué que le socialisme est sans nationalité et qu’il ne peut pas être la propriété d’un seul pays 61.

[61]Source : Tricontinental N° 14 1969.

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Il s’agissait là d’une mise au point notamment à l’endroit de l’URSS. L’accession à l’indépendance fut une étape importante de la Révolution globale en Guinée qui se préparait depuis la création en octobre 1946 à Bamako du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) dont le Parti Démocratique de Guinée (PDG-RDA) deviendra l’une des sections territoriales. L’indépendance acquise, il fallait définir le type de régime politique et de société à bâtir entre le socialisme et le capitalisme dans un contexte de Guerre froide et de bipolarisation du monde. Entre la proclamation de l’indépendance et l’engagement définitif de la Guinée sur la voie du socialisme, il s’écoula un certain temps non pas d’hésitation, mais de réflexion, de consultation par rapport à tout un ensemble de données historiques et de réalités contemporaines qu’il fallait prendre en compte. Les données historiques concernaient les liens qui existaient entre la France et la Guinée qui venait de se désolidariser de l’initiative du général de Gaule. Celle qui tendait à constituer une forme de fédéralisme avec les colonies d’Afrique. La France et la Guinée liées par l’histoire, la culture et la langue française depuis la période de l’exploration de l’Afrique et durant les soixante années de colonisation directe, auraient pu suivre la même voie. Chacun s’attendait aussi à ce que la France, pays colonisateur d’hier, devienne un partenaire de la Guinée indépendante dans le nouveau contexte. Mais, la logique s’applique-t-elle toujours à chaque situation ? Certainement pas ! Avec la coexistence à l’époque du socialisme et du capitalisme, les pays non-alignés appelés encore pays du tiers-monde, pays en voie de développement ou pays sous-développés, à défaut de s’aligner dans l’un ou l’autre camp, devraient se définir tout de même pour s’assurer un protectorat, vu leur fragilité et leur vulnérabilité politique et économique. Pour la Guinée, le blocus imposé par la France et ses alliés occidentaux après son l’indépendance, sera déterminant dans le choix de son orientation politique de laquelle dépendait son orientation économique et idéologique. La voie qu’elle choisit enfin fut celle du socialisme. Une fois sa ligne politique tracée, le PDG-RDA entama la mise en place de ses bases institutionnelles. Déjà, le jeune État avait renforcé sa position sur la scène internationale grâce au soutien des pays socialistes. Au bout d’un long chemin fait de ruptures, de stagnations et parfois même de reculs, le pays proclamé le 2 octobre 1958 République de Guinée devient peu de temps après la République populaire et révolutionnaire de Guinée. 268

Ce qui réaffirma une fois de plus sa vocation socialiste et progressiste. En accord avec la doctrine marxiste, l’État guinéen d’inspiration socialiste sera subordonné au Parti unique le PDG-RDA, artisan de l’indépendance du pays. Il devint ainsi un instrument au service du pouvoir politique. Poursuivant leur évolution, l’État d’inspiration socialiste et le Parti d’inspiration marxiste feront fusion, conformément aux prévisions de Marx et de Lénine pour donner naissance au Parti-État de Guinée. Cette fusion renforça davantage la suprématie et la prééminence du parti sur l’État. Un niveau dans l’application de la doctrine marxiste que nul autre pays dans le monde n’avait encore atteint, pas même l’URSS, la Chine, la Yougoslavie, l’Albanie, l’Allemagne démocratique, la Corée du Nord ou Cuba. En accord avec l’une des lois de la dialectique marxiste, la « Loi de la négation » et selon un schéma bien élaboré, ce Parti-État devait, à la longue, se dissoudre en faveur d’une mutation plus qualitative. Mais seulement, lorsque le peuple, sujet et objet de l’histoire serait en mesure de s’autogérer sur le plan politique. Dans ces conditions, le parti en tant qu’institution serait appelé non pas à disparaître en tant que tel, mais verrait ses fonctions et son rôle transférés au peuple. À la place donc du Parti-État naîtrait le Peuple-État comme nouveau mode de gouvernement et de gestion politique et sociale. Dans ces conditions, le peuple assumerait directement les fonctions jadis dévolues au Parti et à l’État. Un objectif qui ne fut pas atteint en raison de la mort du président Ahmed Sékou Touré et la fin du régime socialiste. L’organisation territoriale du PDG-RDA correspondait à l’organisation administrative et judiciaire du pays. La souveraineté du peuple était exercée à travers les organisations de masse dans le cadre du Parti unique qui formait avec l’État une seule entité. Au parti revenaient l’organisation, la direction et le contrôle de la nation. Le principe organisationnel retenu était le « centralisme démocratique. » L’unité politique de base au niveau du village ou du quartier était le Pouvoir Révolutionnaire Local (PRL), qui disposait dans le cadre de sa juridiction de tous les pouvoirs en matières économique, administrative, domaniale, socioculturelle, environnementale, de défense et de sécurité. Chaque PRL comptait environ 1500 à 2000 habitants. Il était dirigé par un bureau présidé par un maire. Un ensemble de PRL formait un arrondissement ou section. Un ensemble d’arrondissements formait une région dirigée par un conseil exécutif régional. Un ensemble de régions formait un commissariat général de la Révolution.

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Au sommet, il y avait le congrès national, le Conseil national de la Révolution, l’Assemblée nationale et l’assemblée constitutionnelle suprême. Le pouvoir révolutionnaire central ou exécutif national comptait le président de la République, le bureau politique et le Gouvernement62. Au niveau national, l’organe de décision était le congrès national du parti qui se réunissait une fois par an. C’est lui qui définissait les nouvelles orientations de l’action du parti, de l’État et du Gouvernement en fonction du contexte national et de la conjoncture internationale. Le congrès du parti regroupait les membres du comité central, les délégués des fédérations, des sections, des comités nationaux des jeunes, des femmes et des travailleurs. L’organe d’exécution du congrès était le bureau politique national (BPN) qui était dirigé par un secrétaire permanent. Les organes parallèles du parti au niveau national étaient la confédération nationale des travailleurs, le comité national de la jeunesse, le comité national des femmes. La confédération nationale des travailleurs (CNTG) regroupait les travailleurs de tous les secteurs et banches d’activités professionnelles. Elle était dirigée par un bureau national dont les membres étaient élus. La CNTG était affiliée au mouvement syndical panafricain et à l’International socialiste. Le secrétaire général de la CNTG était membre du comité central du parti. Les droits syndicaux, bien que prévus dans la constitution, ne s’exerçaient pas. Les plaintes et autres conflits d’ordre professionnel étaient soumis à l’examen des comités d’entreprises qui tranchaient. Sous le régime du PDG-RDA, le tribunal du travail n’existait que de nom, car il était rarement saisi des conflits qui opposaient les travailleurs, les syndicats, les collectivités et l’État. Parmi les grandes figures du mouvement syndical guinéen, on peut citer Kandas Condé, Sékou Magassouba qui ont tous les deux dirigé la CNTG en tant que secrétaires généraux. Le comité national de la jeunesse regroupait tous les jeunes des deux sexes âgés de 14 ans. Il était dirigé par un bureau national dont le secrétaire général et les membres étaient élus. Le secrétaire général du bureau national de la JRDA était membre du comité central du PDGRDA. Parmi les secrétaires généraux qui ont marqué le mouvement de la jeunesse guinéenne, on peut citer Oumar Diarso, Ousmane Kaba, AntaCheik Condé et Koumba Diakité. L’organisation nationale des femmes regroupait l’ensemble des femmes du pays. Elle était dirigée par un [62] Muriel Devey Malu Malu : La Guinée, Éditions KARTHALA, 2009, p.p. 149150.

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bureau national ayant à sa tête une présidente. La présidente et les autres membres du bureau étaient élus. La présidente du bureau national des femmes était membre du comité central du PDG-RDA. L’une des militantes dont le nom resta dans l’histoire de la lutte politique du PDG-RDA et qui dirigea pour longtemps le comité national des femmes s’appelait Mafori Bangoura (1912-1979). Le mouvement national des pionniers [scouts] regroupait tous les jeunes des deux sexes âgés de 7 à 14 ans. Le scoutisme offrait l’opportunité à la jeunesse guinéenne d’avoir des contacts et des échanges avec la jeunesse d’autres pays du monde. À l’instar de tous les partis marxistes-léninistes de l’époque, le PDG-RDA avait créé un service d’ordre, la milice populaire qui sera par après baptisée milice nationale. Elle fut une composante des forces de défense et de sécurité qui rivalisait avec l’armée, la police, la gendarmerie, la garde républicaine et la douane. Elle intervenait dans le maintien d’ordre au même titre que la Police et la gendarmerie. Elle avait aussi son état-major comme les autres corps constitués des forces armées. Les premières promotions de miliciens furent formées à Cuba avant que la Guinée ne crée ses propres centres d’instruction. Au niveau fédéral, l’instance de décision du parti était le congrès fédéral qui regroupait les délégués de l’ensemble des sections de son ressort. L’organe exécutif du congrès fédéral était le bureau fédéral dont le secrétaire et les membres étaient élus. Entre deux sessions du congrès fédéral, l’organe de décision et d’exécution des décisions était le bureau fédéral. Le secrétaire fédéral était membre du comité central du PDGRDA. Il était délégué au congrès national du parti. Les organes parallèles du parti au niveau fédéral étaient le comité régional des travailleurs, le comité régional de la JRDA et le comité régional des femmes. Le secrétaire général du comité régional des travailleurs était membre de la CNTG. Le comité régional de la JRDA comprenait un secrétaire général et des membres qui étaient élus. Le secrétaire général du comité régional de la JRDA était membre du congrès national de la JRDA. Le comité régional des femmes comprenait une secrétaire générale et des membres qui étaient toutes élues. La secrétaire générale du comité régional des femmes était membre du congrès national des femmes. Le mouvement fédéral des pionniers regroupait tous les jeunes âgés de 7 ans. Au niveau de la section, l’organisation du parti était identique à celle de la fédération. L’instance de décision était le congrès de la section et l’organe exécutif était le comité directeur. 271

Le secrétaire général du comité directeur de la section était délégué au congrès du bureau fédéral et au congrès national du parti. L’organisation des travailleurs, des jeunes, des femmes, des pionniers et de la milice au niveau de la section était la même qu’au niveau fédéral. Au niveau du pouvoir révolutionnaire local, l’organe dirigeant du parti était le PRL tandis que l’instance de décision était le congrès du PRL. Le congrès du PRL regroupait l’ensemble des militants et militantes de la circonscription. L’organe exécutif du congrès du PRL était le bureau du PRL qui comprenait un président et des membres qui étaient élus. Le président du bureau du PRL était délégué au congrès de la section du parti. De même, les premiers responsables des organes parallèles du parti au niveau du PRL étaient membres des congrès des instances supérieures correspondantes au niveau de la section. L’ensemble des organes du parti du sommet à la base et de la base au sommet fonctionnait sur le principe du centralisme démocratique. À l’époque des régimes socialistes, le centralisme démocratique fut un mode d’organisation interne des partis et des mouvements politiques et syndicaux dans les pays socialistes et à orientation socialiste. Les décisions des congrès devraient être appliquées partout et par tous. Le centralisme démocratique se caractérisait par la liberté de débat interne et la discipline en externe. Ce mode d’organisation se résumait alors comme la liberté totale de parole dans les débats et unité totale dans l’action, c’est-à-dire dans les décisions. Le centralisme démocratique fut l’un des fondements des organisations léninistes. Afin de répondre au principe de gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, le PDG-RDA a fait en sorte que l’organisation administrative et judiciaire soit calquée sur celle du parti pour qu’elle soit plus proche des citoyens et des justiciables, bénéficiaires de services de l’administration et de la justice. De ce fait, toute décision et initiative prise au sommet du parti et de l’État était vite véhiculée sur l’étendue du territoire national. La consultation du peuple par voie référendaire était le moyen d’associer la base au fonctionnement de l’État et du parti. Ainsi, l’omniprésence du parti ne faisait aucun doute. Au niveau de l’éducation, chaque Centre d’enseignement révolutionnaire (CER) à partir du second cycle était une unité de production, un centre d’apprentissage et d’exercice de la démocratie, une cellule socialiste, un noyau germinatif du Pouvoir Révolutionnaire Local (PRL). Dans chaque CER en zone rurale ou suburbaine, il était créé une cité appropriée. 272

Au niveau de chaque classe et par l’ensemble des élèves, on élisait un commissaire politique assisté de deux adjoints respectivement chargés de la discipline et de la production. Chaque CER avait son conseil d’administration qui était responsable de la gestion de tous les biens de l’Établissement (Matériel, matières et espèces) et de la moralité de leur acquisition comme de leur cession. Ce conseil était élu par l’ensemble des commissaires politiques. Il était composé ainsi qu’il suit : un président qui était le directeur du CER, un vice-président, un secrétaire à l’éducation et à la recherche scientifique, un secrétaire à la milice et à la sécurité, un secrétaire aux travaux publics et à la santé. Le conseil d’administration, outre le fait qu’il assistait la direction de l’école, jouait en même temps le rôle de syndicats des élèves et des étudiants. Il était placé sous l’autorité du chef de l’établissement qui en était le président. Le principe de la parité homme-femme au sein des administrations des écoles était à peu près respecté. Au sein de l’armée, de la police, de la gendarmerie, de la Douane, de la milice et de la garde républicaine, il existait des comités d’unités militaires (CUM) qui faisaient office de syndicats. Le comité d’unité militaire veillait sur le moral des troupes, au respect des directives du parti au sein de chaque corps des forces de défense et de sécurité. S’appuyant sur le peuple, le PDG-RDA avait mis en place à travers ses structures territoriales un système d’information, de communication, de mobilisation, d’agitation et de propagande très puissant. Ce système permettait de véhiculer les idées du Responsable suprême de la Révolution, les résolutions des congrès des instances du parti, les décisions judiciaires et celles des organes administratifs, les lois votées par le parlement, les règlements internes. Les moyens dont disposaient le parti et l’État pour cela étaient l’Agence guinéenne de presse (AGP), le quotidien d’information de l’État Hôrôya, la presse universitaire, la presse et les publications du parti, la radio et la télévision nationale, les œuvres du parti et du président Ahmed Sékou Touré, les meetings, les ateliers et les séminaires, les avis et communiqués, les communicateurs traditionnels, le théâtre, les chants révolutionnaires. Il fallait faire en sorte que les citoyens, à tous les niveaux et partout où ils se trouvent, soient bien informés sur la vie de la nation, sur le fonctionnement du parti et de l’État, sur les activités du responsable suprême de la révolution en Guinée et à l’étranger, même son carnet d’audience. Les œuvres du président Ahmed Sékou Touré étaient aussi sacrées que celles de Lénine, de Marx, de Mao ou d’autres grandes figures du 273

socialisme. En dépit de l’absence dans la première constitution de la Guinée d’une mention relative à la dictature du prolétariat, la suprématie du parti unique sur l’État était sans équivoque. Il faut noter qu’en Afrique à l’époque, l’existence des partis uniques n’était pas forcément liée à la nature politique du régime et à l’orientation idéologique. Parmi les pays qui avaient opté pour le système de parti unique, certains étaient engagés sur la voie socialiste et d’autres sur la voie capitaliste de développement. En effet, la naissance des partis uniques en Afrique est liée au contexte historique et socio-économique de l’évolution des pays respectifs. Les premiers Présidents africains qui furent les artisans de la décolonisation du continent avaient trouvé au monopartisme un moyen de réaliser l’unité nationale. Pour eux, il fallait éviter à tout prix les divisions tribales qui furent l’arme que l’administration coloniale utilisa pour asseoir durablement sa domination. Alors, soucieux de l’avenir de leurs pays, nombreux furent ceux qui ont opté pour une direction politique unifiée, convaincus que c’était ça la meilleure voie. Ici, leur préoccupation était différente de la guerre qui opposait à l’époque les pays socialistes et capitalistes. Il faut noter que de nombreuses divergences apparurent quant à l’interprétation et l’application de la doctrine marxiste. Les écoles et cercles d’études marxistes se sont souvent opposés sur la méthode, le rythme et le fondement de tel ou tel aspect de la doctrine marxiste. Ce fut notamment le cas entre le parti communiste de l’URSS et les partis communistes chinois, yougoslave et albanais. Au-delà du bloc socialiste, le PCUS fut aussi opposé aux partis socialistes et communistes des pays occidentaux, en l’occurrence les partis socialiste et communiste français qui soutenaient l’idée d’un socialisme et d’un communisme à la française, alors qu’en URSS, le parti communiste défendait le concept d’un socialisme mondial sous l’égide de l’international socialiste. En Guinée, le PDG-RDA a voulu son indépendance vis-à-vis de Moscou dans la conduite de sa ligne politique et idéologique. C’est pourquoi il récusa purement et simplement, pour des raisons d’identité religieuse, le matérialisme philosophique, troisième pilier de la doctrine marxiste. Le PDG-RDA justifia cette position par le fait que le matérialisme philosophique nie de manière catégorique l’existence de Dieu, désapprouve les religions, considère les Prophètes comme de simples philosophes de leurs temps avec certes des qualités d’orateurs avérées et incontestables. En Guinée comme dans nombre de pays du monde, la négation de la religion fait partie des causes du rejet du marxisme par les masses 274

populaires qui trouvent en la religion une force d’inspiration. Dans le contexte de la Guerre froide et des profondes divergences avec la France, de quelle marge de manœuvre la Guinée disposait-elle pour consolider son indépendance politique ? Elle sortait à peine du système colonial et elle manquait de tout ou presque. L’équation ne semblait pas en tout cas facile ni les solutions à portée de main. Pour le pouvoir, il fallait une réponse, mais pas n’importe laquelle.

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PARTIE XIX La révolution économique guinéenne de 1958-1984

Source : Agence guinéenne de Presse

Au lendemain de son indépendance, la Guinée avait du mal à mettre en place une base économique pour mieux défendre et consolider sa souveraineté conquise. L’aide extérieure sur laquelle elle comptait dépendait de la bonne volonté des partenaires. Malgré les potentialités minières et agricoles, une pluviométrie abondante, le lancement de la Révolution économique s’annonçait difficile avec le retrait de l’administration coloniale. Le président Ahmed Sékou Touré qui était un grand théoricien du marxisme-léninisme était convaincu de trois choses. Premièrement, il savait que le socialisme en tant que système politique, économique et de pensée philosophique ne pouvait pas être bâti du jour au lendemain comme on construirait un immeuble selon les techniques modernes. Deuxièmement, pour le jeune État-nation guinéen bâti sur les 277

vestiges d’une mosaïque de monarchies, de chefferies traditionnelles et de l’empire colonial français, il fallait une base économique solide pour exister. En troisième lieu, le président Ahmed Sékou Touré était conscient de ce que le passage du mode d’économie ni coloniale, ni féodale, ni capitaliste au mode d’économie socialiste ne pouvait pas se faire de façon magique. Il fallait pour cela sans doute du temps et beaucoup de temps. Il y a lieu de faire remarquer que le cas de la Guinée était différent de celui des pays d’Asie centrale qui faisaient partie de l’Union soviétique à savoir l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan, l’Arménie et la Géorgie. De culture musulmane à l’exception de l’Arménie et de la Géorgie qui sont de culture chrétienne, ces pays ont accédé directement au socialisme sans passer par le stade de développement capitaliste. C’est grâce à la politique de planification d’État dont la grande Russie était le moteur, que le processus de modernisation et d’industrialisation de ces pays s’est accéléré. Ce qui n’était pas le cas de la Guinée, seul pays à l’époque parmi ses voisins à suivre ouvertement la voie de développement socialiste contre la volonté de l’ancienne métropole, la France, sans une base matérielle solide. La Guinée-Bissau, colonie portugaise, ne pouvait rien lui apporter. La Sierra Leone et le Liberia, pays anglophones indépendants, n’avaient pas les mêmes problèmes avec la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique. Leur statut de membre du Commonwealth était un atout fort pour eux, contrairement à la Guinée qui s’était retirée de la francophonie en raison du contentieux qui l’opposait à la France. La Côte d’Ivoire et le Sénégal soutenus par la France cherchaient à faire barrage à la Guinée socialiste sous prétexte de contrer l’expansion communiste en Afrique de l’Ouest. Quant à la République du Mali, elle avait abandonné le socialisme après le coup d’État militaire mené par le colonel Moussa Traoré et qui renversa en 1969 le président Modibo Keïta et la fin de l’Union Ghana, Guinée, Mali. Ce qui de fait plaçait la Guinée dans une situation d’isolement qui ne disait pas son nom. Alors, pour lancer la Révolution économique en Guinée, le président Ahmed Sékou Touré qui ne manquait pas d’imagination, s’inspira de l’exemple de Vladimir Ilitch Oulianov Lénine qui, après la Révolution bolchevique de 1917 mit en place au début des années 1920 avant même la formation de l’Union soviétique, une politique économique de conjoncture inédite qu’il appela Novaya Ekonomitcheskaïya Politika (NEP) qui signifie « Nouvelle politique économique ». Cette politique a 278

été instaurée pour redynamiser le pays qui sortait de la Première Guerre mondiale, d’une Révolution, d’une guerre civile et faisait face à la famine. Ce repli stratégique dans la construction du socialisme en Russie fut imposé par les circonstances et justifié par le retard économique du pays à l’époque. À propos d’ailleurs de cette politique, Lénine avait déclaré : « { …} Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémices politiques63 ». D’ailleurs au départ, Lénine n’avait pas fixé de limites dans le temps à cette nouvelle politique la NEP avant sa mort en 1924. Il avait alors déclaré : « que celle-ci serait adoptée sérieusement et pour longtemps. Pour une durée en aucun cas inférieure à une décennie et probablement supérieure, et certainement pour moins de 25 ans64 ». Ce pas en arrière qui fut sinon indispensable, du moins nécessaire a permis d’instaurer à titre transitoire une bourgeoisie nationale sous le contrôle de l’État, de créer une base économique solide pour la transition de l’économie libérale à l’économie de planification. Comme on le sait, avant la Révolution bolchevique, la Russie était l’un des pays capitalistes d’Europe les moins développés sur le plan économique. Alors, bâtir un système économique de type nouveau sans précédent dans l’histoire ne s’annonça pas facile dans la mesure où le pays vivait dans un contexte d’isolement par les pays occidentaux. Un sort qui a suivi l’URSS durant son existence de même que la Russie d’aujourd’hui post-URSS. La situation de la Russie fut aggravée à l’époque par le fait que toute Europe sortait de la Première Guerre mondiale et cherchait à se reconstruire sur fond d’une profonde division. Vladimir Lénine avait donc besoin de cette stratégie qui ne signifiait guère un renoncement au socialisme. En tant que philosophe-économiste, il savait que la Révolution politique était sans avenir sans la Révolution économique. Que la superstructure sans infrastructure solide n’avait guère d’avenir. À l’instar donc de l’URSS, une bourgeoisie nationale s’installa en Guinée de 1958 à 1964. En 1964, après que la Guinée se soit engagée sur le chemin du socialisme, une Loi dite “Loi-cadre” vint mettre fin à cette bourgeoisie naissante dont les méthodes ne cadraient pas avec les idéaux du nouveau régime prosocialiste. Celle-ci viendra confirmer l’orientation socialiste de l’économie guinéenne comme mode de production, de planification, de gestion et de répartition. Mais en réalité, rien n’était encore gagné d’avance. On sait que la Guinée qui venait de sortir de 60 [63] V.I.Lénine : Mieux vaut moins, mais mieux, 2 mars 1923. [64] Martin Malia : La Tragédie soviétique, p. 218.

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années de colonisation directe était un pays agraire sans base industrielle solide. Ses abondantes ressources naturelles (or, diamant, bauxite, fer, bois, etc.) n’étaient pas mises en valeur. Dans le pays, les quelques usines qui existaient n’étaient pas en mesure de couvrir tous les besoins du pays. Les comptoirs de commerce et les plantations hérités de l’ère coloniale manquaient de subventions de la part de l’État. Un programme de nationalisation sera alors mis en place pour placer sous le contrôle de l’État les comptoirs de commerce, les usines et les plantations. Un code foncier fit de la terre la propriété exclusive de l’État. L’économie devint alors une économie planifiée où l’État fixe des normes de production dans tous les secteurs d’activité. Trois plans de développement économique, social et culturel seront élaborés couvrant la période de 1960 à 1979. Il s’agit du Plan triennal (1960-1963), du Plan septennal (1964-1971) et du Plan quinquennal (1973-1979). Pour pouvoir soutenir son premier plan de développement économique et social, le jeune État guinéen créa en 1960 sa propre monnaie nationale, le “ franc guinéen.” Celui-ci devrait permettre d’élever le niveau de vie de la population, favoriser l’accroissement du taux d’accumulation de 3 à 20 % du revenu national. Pour ce faire, la Guinée devait par le biais de la modernisation de l’agriculture, favoriser la création de diverses unités industrielles. Comme pour appliquer la dialectique entre l’agriculture et l’industrie à savoir que l’agriculture crée l’industrie et l’industrie développe l’agriculture. Dans cette perspective, le plan triennal avait prévu la création de 500 coopératives agricoles de production (CAP). Ce programme de transformation du monde rural nécessita à son tour la création de centres régionaux de modernisation rurale (CRMR) et de centres nationaux de production agricole (CNPA). Ces centres devaient fournir un surplus de production indispensable pour l’achat de matériels, de même que le remboursement des crédits consentis auprès des pays étrangers. Toujours pour soutenir la modernisation et le développement du secteur agricole, le plan triennal a prévu également la multiplication et la déconcentration régionale de moyennes entreprises industrielles. Il s’agissait en l’occurrence des fabriques d’outils, de charrettes, de jus de fruits, de tapiocas, d’huileries de palme et d’arachides, de savonneries, d’usines de bananes séchées et de farine, de cigarettes, d’ananas, d’abattoirs et de thé. En plus, il fut question de créer d’autres unités industrielles comme des usines de meubles, d’ustensiles de cuisine, de clous, de mécaniques légères et de plastique.

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Outre les réformes structurelles visant à donner un rôle dominant au secteur étatique et au secteur coopératif, le plan triennal reposait aussi sur un système de prix comme un instrument d’accumulation nationale. De ce fait, le prix des denrées de première nécessité devrait être fixé au plus bas, pour améliorer le niveau de vie des masses. Les biens d’équipement devraient être fixés à leur prix de revient. Quant aux autres produits, ils seraient vendus avec une marge bénéficiaire fixée par l’État et qui serait calculée de manière à permettre l’épargne publique prévue dans le plan. En 1973, la Guinée célébra les 15 ans de son indépendance. Le PDGRDA avait déjà choisi le socialisme comme voie de développement. Dans le domaine de l’éducation, l’enseignement de masse était en marche. Dans le domaine politique, le régime avait fini d’implanter ses structures. Cependant, le spectre du complot permanent planait sur le pays. Le pouvoir avait déjà été ébranlé par plusieurs tentatives depuis celui des enseignants en 1961 à l’agression du 22 novembre 1970. C’est dans un tel contexte d’agitation et d’incertitude que fut élaboré et lancé un nouveau plan, le plan septennal qui devrait courir de 1964 à 1971. Dans le domaine agricole, le pouvoir prit une initiative inédite en créant en 1975, 434 brigades motorisées de production (BMP). Au regard des résultats obtenus de cette première expérience, l’initiative sera étendue aux pouvoirs révolutionnaires locaux (PRL). À la suite de cette décision, le nombre des BMP passa de 434 à 2.441 et on créa aussi 2.441 brigades attelées de production (BAP). À travers la création de toutes ces brigades, l’ambition du pouvoir était d’assurer l’autosuffisance alimentaire dans le pays. Une ambition qui ne fut pas moins légitime que la nature offrait de conditions optimales pour l’agriculture avec 6.000.000 d’hectares de terres cultivables, soit 24 % de la superficie totale du territoire national, avec une pluviométrie de 1,835 mm en moyenne par an. En plus, l’enthousiasme révolutionnaire était loin de retomber même 15 ans après l’indépendance. Pour l’opérationnalisation et la gestion de ces unités de production, la Guinée pouvait compter sur les milliers d’ingénieurs et aides-ingénieurs formés dans les universités guinéennes et celles des pays de l’Est d’alors. Très vite, ces cadres ont pris la relève des experts soviétiques, chinois et coréens. À l’instar des Kolkhozes et des Sovkhozes en Union soviétique, l’État guinéen pour rationaliser le fonctionnement des brigades de production fixa des normes annuelles à atteindre. Le mot « Norme » rentra dès lors dans le vocabulaire en Guinée. Il était sur les lèvres des intellectuels, des paysans, des ouvriers, des élèves et étudiants et des hommes politiques. 281

Ainsi, chaque année, les régions administratives, les préfectures, les arrondissements et les pouvoirs révolutionnaires locaux étaient contraints de présenter leurs bilans économiques lors des sessions du Conseil national de la Révolution [CNR]. Pour chaque PRL la norme fixée par an était de 210 hectares dont, 150 hectares de céréales, 40 hectares de manioc et 20 hectares d’arachides. Pour les BMP et les BAP, ces superficies étaient respectivement de 120 hectares et 90 hectares pour les mêmes types de cultures que pour les PRL. Ces normes fixées sans trop de calcul au départ n’ont pu être atteintes au départ par les PRL, les BMP et les BAP. Au regard donc des résultats obtenus, la 38èmes session du Conseil national de la Révolution (CNR) décida de revoir ces normes à la baisse. Les nouvelles normes fixées étaient dans l’ordre de : (142) hectares par an et par PRL dans les régions forestières, dont (90) hectares de céréales, (20) hectares de manioc, (10) hectares d’arachides, (20) hectares de plantations de caféiers, de palmiers, de plans de colatiers, (2) hectares de vergers. Dans les régions de la Basse-Guinée, de la Moyenne-Guinée et de la Haute-Guinée, les nouvelles normes étaient de (190) hectares par PRL et par an, dont (130) hectares de céréales, (30) hectares de manioc, (20) hectares d’arachides et (10) hectares de vergers65. Dans ce contexte d’enthousiasme, trois scandales. Le premier concernait un gouverneur qui, lors d’une session du Conseil national de la Révolution à Conakry, déclara que sa région a cultivé une superficie qui dépassait toute la superficie habitable et non habitable du pays. Le président, qui était très fort en calcul mental, répliqua aussitôt, indiqua que son rapport était inexact et lui suggéra de revoir sa copie. Le second cas concerna une autre région dont le gouverneur déclara au cours d’une session du même Conseil national de la Révolution, que sa zone a produit des milliers de tonnes de pommes de terre. Ayant douté de cette annonce, le président ordonna aux ministres des Transports, de l’Agriculture et du Commerce de mettre les moyens à la disposition du gouverneur afin d’acheminer dans les meilleurs délais ces produits vers Conakry. Le gouverneur sachant qu’il avait fait une fausse déclaration fut pris de panique. Redoutant les conséquences, il revint sur sa déclaration et se déchargea sur ses cadres techniques qui, dira-t-il, l’ont mal informé en lui présentant un rapport pompeux qu’il n’a pas eu le temps de vérifier. Pour une fois, le responsable suprême de la Révolution, contrairement à [65]Source : RDA-Promotion paysanne, Tome III N° 121, mars 1979 — B. Ameillon La Guinée : Bilan d’une indépendance, Paris, Maspero, 1964. 200 pages.

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ses habitudes, au lieu de se mettre en colère comme chacun s’y attendait, éclata de rire entrainant avec lui tout l’auditoire. Sans doute une invite collective au gouverneur d’aller revoir sa copie. Le troisième cas concerna le gouverneur d’une région productrice d’arachides qui annonça dans les mêmes circonstances que sa zone a produit cette annéelà des milliers de tonnes d’arachides pour alimenter l’huilerie qui s’y trouvait et dont la production était exportée et alimentait le marché intérieur. Pour ce cas aussi, le président ordonna séance tenante aux ministres des Transports, de l’Agriculture et du Commerce de mettre immédiatement tous les moyens à la disposition du gouverneur pour accélérer le stockage de ces tonnes d’arachides et pour en envoyer à Conakry. Pris de panique, le gouverneur, d’une voix tremblante déclara : — Oui ! Mais ! Camarade responsable suprême de la Révolution ! Il y a une autre situation. Il faut que je vous dise la vérité. — Alors, quelle est cette situation que vous avez manqué de mentionner dans votre rapport, camarade gouverneur. — En fait, les rats ont endommagé une bonne partie de la production. Lorsqu’il fit cette déclaration, l’auditoire éclata de rire à commencer par le président qui, en réponse, dit : — Il y a tant de rats que ça, là-bas ? Ce n’est pas grave, nous allons envoyer les chats de Conakry contre eux pour sécuriser ce qui reste. Comme on savait que Conakry est rempli de chats qui sont plutôt omnivores que carnivores, l’auditoire éclata de rire en applaudissant. Cette nouvelle supercherie fut elle aussi démantelée devant tous les participants au CNR. Ce genre de comportement irresponsable des cadres politique et administratif était caractéristique de presque tous les régimes socialistes et d’inspiration socialiste. Des attitudes qui ont souvent été à l’origine de l’échec de nombre de plans et de projets. L’un des maillons forts de la Révolution agraire en Guinée sous la première République fut l’école du primaire à l’université. Baptisée centre d’éducation révolutionnaire (CER), l’école fut au cœur de toutes les attentions du parti, le PDG-RDA. Dans le souci de prendre le relai des experts agronomes russe et chinois, des facultés d’agronomie furent créées à Kankan, Faranah, Kérouané, Kouroussa, Kindia, Siguiri, Labé, Macenta et Conakry. À l’instar des PRL, des brigades motorisées de production (BMP) et des Brigades attelées de production (BAP) furent créées dans lesdites facultés en fonction de leurs lieux d’implantation géographiques. Pour lier la théorie révolutionnaire à la pratique, une initiative inédite du Gouvernement a consisté en 1975 à envoyer les universitaires en fin 283

de cycle dans les BPM et BAP en qualité d’encadreurs. En même temps, ils enseignaient dans les lycées et collèges de leurs Préfectures de stage. Les notes obtenues au terme de cette campagne d’un an avec coefficient étaient prises en compte dans le calcul de la moyenne générale du cycle pour chaque étudiant. Cette expérience ne dura que pendant trois ans, 1975, 1976 et 1977. Pour la même période une classe transitoire, la 13ème année a été créée. C’est après cette campagne, qu’on entrait à l’université à l’issue d’un concours. Les revenus tirés de ces activités étaient reversés dans la caisse de la mutuelle de l’école. L’auteur fera partie de la dernière promotion de cette classe transitoire de la 13ème année en 1977. S’agissant de l’armée et de la milice populaire, elles jouèrent aussi un grand rôle dans le développement économique du pays. Par exemple chaque année, le génie militaire était sollicité pour réaliser des infrastructures routières comme des ponts et des pistes rurales. L’armée et la milice participaient à toutes les phases de la campagne agricole. Les notes obtenues dans le cadre de ces activités figuraient parmi les critères d’avancement en grade dans les différents corps. L’espoir suscité par cette collectivisation à outrance ne fut pas totalement atteint, car non seulement la Guinée continua à importer des denrées, pire, le pays se trouva confronté à des problèmes environnementaux comme la déforestation, la dégradation de l’écosystème, l’appauvrissement des terres de culture, les menaces contre la faune et la flore. L’interdiction totale du commerce privé à partir de 1975 déclencha une chasse aux commerçants importateurs et exportateurs avec comme toile de fond la lutte contre la fraude, la corruption et le détournement de deniers publics. Pour cette période, l’État ne parvint pas à assurer correctement l’approvisionnement des populations en biens de consommation de première nécessité. Les habitants des zones urbaines furent les principales victimes de cette mesure qui a mis en échec la politique économique, commerciale et agraire de la première République. C’est pourquoi le 27 août 1977 des femmes de Conakry ont défié le régime en organisant une grande marche de protestation contre la cherté de la vie et contre la police économique chargée de l’application de cette politique de rigueur. Une politique que même Karl Marx et Lénine n’auraient pas daigné appliquer dans les conditions de la Guinée à cette époque s’ils étaient son président. Dans le cadre du règlement de cette crise qui a ébranlé le régime, le président Ahmed Sékou Touré, responsable suprême de la Révolution en recevant les femmes de Conakry au palais du peuple a tenu un discours politique de circonstance dont voici un extrait : 284

— « … camarades ! La lutte que nous menons, c’est pour la justice. Nous voulons faire un peuple uni, organisé, discipliné et digne. C’est le seul message que nous demandons à Dieu, de nous accorder après notre mort. Villas, boubous, argents nous ne laisserons pas comme héritage, nous l’avons dit. Le meilleur héritage, c’est l’esprit et le bon esprit qui ne périt pas. Mais, nous ferons tout, certains ne nous suivront pas. Tous les Prophètes ont été désobéis par des hommes à plus forte raison celui qui n’a pas le millième degré de puissance d’un Prophète. Imaginezvous, là où les hommes ont désobéi à Dieu, un homme est qui pour eux ?... »

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PARTIE XX La révolution culturelle et sociale guinéenne de 1958 à 1984

L’ORCHESTRE NATIONAL BEMBÉYA-JAZZ Source : Agence guinéenne de Presse (AGP)

Comme mentionné plus haut, la Révolution culturelle guinéenne fut une partie de la Révolution globale acquise grâce au combat des masses laborieuses, au leadership du PDG-RDA et d’autres formations politiques. Elle ne fut pas une première. Bien avant, les bastions du socialisme, dont l’Union soviétique et la République populaire de Chine, avaient déjà lancé les leurs avec les résultats qu’on connaît. Lancée en 1967 dans le cadre de la reconquête des valeurs culturelles perdues en l’Afrique et en la Guinée durant la période de l’occupation coloniale, elle entraina de nombreuses réformes. Ces réformes ont permis de lancer la Guinée sur la scène internationale. Il faut noter que bien avant même l’indépendance du pays la première formation artistique, les ballets 287

africains créés en 1950 par Fodéba Kéïta (1921-1969) ont été nationalisés. Est-ce qu’il ne s’agissait pas déjà des prémisses de ce qui allait arriver plus tard ? Certainement que oui ! Créé et dirigé par Fodéba Kéïta lui-même, ce groupe de danse et de percussion a vite acquis une grande renommée en Afrique et dans le monde. C’est à cet intellectuel et artiste guinéen qu’il reviendra encore après l’indépendance de la Guinée en 1958 de composer l’hymne national qui sera appelé « Liberté ». Cet homme issu de la lignée royale mandingue des Kéïta et de la famille des Kouyaté, les maîtres de la parole, fera partie des premiers Gouvernements de la Guinée de 1958 et 1961 comme ministre de l’intérieur et de la sécurité. En 1969, tout bascula pour lui. Suspecté de coup d’État avec d’autres officiers de l’armée dont Kaman Diaby, il sera arrêté et incarcéré au camp Boiro d’où il ne sortira plus jamais. On apprendra plus tard qu’il mourut le 27 mai de la même année. De quelle manière ? Les archives officielles gardent bien encore leur secret. Une mort de laquelle sa famille ignorera tout. Sans avoir vu son corps, on ne parla pas d’honneur quelconque. De lui comme de tant d’autres de ses fils, Siguiri se souvient toujours. Si les Révolutions culturelles ne sont pas faites pour tuer, l’histoire nous enseigne tout de même que partout où elles se sont produites comme en Union soviétique, en Chine, au Cambodge notamment assez d’intellectuels ont payé de leur sang. Mais, d’un autre côté, on peut considérer que la mort de Fodéba Kéïta était plutôt politique, car le régime luttait pour sa survie. Sur les pas des ballets africains, une autre formation artistique appelée Ballet Djoliba vit le jour et aura aussi le mérite d’être désignée comme ambassadrice de la culture guinéenne. Avec cette référence identitaire, Les ballets africains et Le Ballet Djoliba devinrent des sources de revenus pour le pays. Dans le domaine de la musique, il existait cinq orchestres nationaux à savoir : Bembéya Jazz, Balla et ses Baladins, Kèlètigui et ses Tambourinis, Boiro-Band et les Amazones de Guinée. Un ensemble instrumental national sera créé sous la direction de l’une des icônes de la chanson guinéenne et africaine en la personne de Sory Kandia Kouyaté (1933-1978). Cet ensemble comptait également des grandes cantatrices comme Mama Kanté de Kissidougou, Kadé Diawara de Kouroussa. À cette liste, il faut ajouter le nom de Djélifodé Dioubaté de Kankan. Au niveau des gouvernorats, des fédérations, des arrondissements et des pouvoirs révolutionnaires locaux, il fut créé sous l’égide de la Jeunesse de la Révolution Démocratique africaine (JRDA)

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des orchestres, des troupes artistiques qui avaient chacun un nom, ainsi que des mouvements pionniers. Au niveau de toutes les écoles, du primaire à l’Université il existait des équipes de football, de volleyball, de handball, des troupes artistiques et des mouvements pionniers. Chaque année, on organisait des semaines de compétitions culturelles et sportives au niveau national, régional, au niveau des arrondissements, des pouvoirs révolutionnaires locaux et des écoles. À l’occasion de ces rencontres, on chantait et dansait à la gloire de la Révolution, du responsable suprême de la Révolution, du parti démocratique de Guinée (PDG-RDA), des héros et héroïnes du pays. Dans le domaine de l’éducation, la redynamisation du secteur de l’enseignement fut une priorité de la Révolution culturelle en Guinée. En raison de la nature socialiste du régime, l’État instaura le système d’enseignement de masse à la place de l’enseignement d’élite qui favorisait les enfants des couches aisées au détriment des enfants des moyennes et basses classes.

Uniformes scolaires dans les Centres d’enseignement révolutionnaire comme signe d’égalité entre les enfants de toutes les origines sociales. Source : Agence guinéenne de Presse-AGP.

L’enseignement de masse était destiné à donner la chance à un plus grand nombre de jeunes des villes et des campagnes de bénéficier gratuitement de l’instruction au même titre. L’école de la Révolution était fondée sur le principe d’égalité des chances, du mérite et d’égalité entre les sexes. Dans les écoles, on ne pouvait pas à vue d’œil déterminer l’origine sociale des élèves et des étudiants. Tous les signes et symboles ostentatoires à caractère discriminatoire étaient interdits de port à l’école. 289

Le principe de laïcité devrait aussi être respecté à l’école de la Révolution. C’est pour toutes ces raisons que l’État imposa le port obligatoire des tenues scolaires à tous les niveaux d’enseignement, du primaire à l’université aussi bien pour les garçons que pour les filles. Les élèves disposaient des mêmes droits et avantages lorsqu’il y en avait. Chacun était évalué à travers ses notes, son assiduité, sa ponctualité, sa discipline, son engagement idéologique, son respect envers les maîtres et son degré de sociabilité, sa participation aux activités productives en fonction des réalités de son lieu d’étude, etc. Au nom de la Révolution culturelle, l’enseignement des langues nationales fut intégré dans le système éducatif à partir de 1968 jusqu’en 1984. Durant cette période, l’enseignement était entièrement dispensé dans les langues nationales dans les basses classes. Toutes les matières y étaient enseignées avec la littérature nécessaire (Dictionnaires et manuels scolaires). Dans les universités et dans les facultés, on enseignait les langues nationales comme matière avec coefficient. Si ce système avait évolué avec le français, certainement qu’il n’allait pas être abandonné de sitôt. Mais, l’abandon du français dans l’enseignement alors qu’il demeurait la langue officielle du pays ne fut pas une bonne stratégie. Ce système compromettait à coup sûr l’avenir de toutes les générations futures qui n’auraient aucune ouverture sur le monde extérieur. Heureusement il fut abandonné en 1984 avec la fin du régime du PDGRDA. En Guinée, la Révolution culturelle alla de pair avec la Révolution sociale qui fut sans doute l’un des aspects les plus positifs et marquants de la Révolution globale guinéenne. C’est bien dans ce domaine, où le régime du PDG-RDA accomplit des progrès considérables. L’une des préoccupations du PDG-RDA après l’indépendance fut non pas de renier les pratiques et les coutumes ancestrales, mais plutôt de les adapter si possible au nouveau contexte, aux nouvelles aspirations de la société guinéenne. Dans les rapports entre les classes sociales, il s’agissait de lutter contre des pratiques qui ne pouvaient être tolérées sous un régime socialiste se réclamant progressiste et humaniste. Cette mutation, dirait-on historique, s’appliquera dans divers domaines. C’est d’abord la femme qui fut au centre de la Révolution sociale en Guinée. Elle qui, dans les sociétés africaines, avait encore de la peine à s’affranchir des mentalités féodales et médiévales, à s’émanciper, à améliorer sa condition d’être par rapport à l’homme. On sait que la première force des régimes socialistes était avant tout leur force de mobilisation des masses. Karl Marx disait : « il est évident 290

que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses66. » Si l’histoire des Révolutions à travers le monde confirme bien cette vérité, celle de la Révolution guinéenne n’en fait pas exception. Certes, on peut dire qu’une Révolution n’a pas atteint son but, mais on ne peut pas dire qu’elle n’a pas suscité d’espoir. La première constitution guinéenne a consacré l’égalité de l’homme et de la femme en droits et en devoirs. En application de ce principe, la femme guinéenne retrouva toute sa place dans la nouvelle société guinéenne. Elle devint le tout nouveau produit du régime en atteignant des niveaux de qualification professionnelle et en accédant à des postes de commandement jadis occupés, voire réservés aux seuls hommes. L’une des pionnières de cette Révolution fut Jeanne Martin Cissé (1926-2017), la première femme au monde à diriger en 1972 le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Elle fut l’une des premières enseignantes guinéennes et femme politique. Elle a été ministre sous la première république en Guinée et secrétaire générale de l’Union panafricaine des femmes. Sur les pas de cette pionnière, plusieurs autres femmes deviendront ministres, gouverneurs, députées, ambassadrices, chanteuses de renom, pilotes, conductrices de chars, parachutistes, membres d’orchestre, tractoristes, etc. Dans le pays, on comptait les organisations féminines à tous les niveaux de la société et de l’administration. Au niveau politique, il y avait le Comité national des femmes, les comités régionaux des femmes, les comités féminins de section, les bureaux spéciaux des femmes et les comités d’entreprise des femmes. La secrétaire générale de chaque comité des femmes était membre de droit de l’organe politique à l’échelon immédiatement supérieur. La plus haute instance de la jeunesse, le comité national de la JRDA fut longtemps dirigé par une femme, Koumba Diakité qui deviendra plus tard ministre dans plusieurs Gouvernements du régime du général Lansana Conté. Dans le cadre de la promotion de la femme, on institua dans les années 70 une année spéciale dite année de la femme, durant laquelle plusieurs filles bénéficieront d’un avancement automatique en sautant une classe. Beaucoup d’entre elles obtiendront à la même année des bourses d’études pour l’étranger. Dans le souci de pallier l’illettrisme qui frappait plus de deux femmes sur trois en Guinée, il fut créé des centres de [66]Source : org/français/Marx/Works/1843//km18.430.000.htm.

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promotion féminine (CPF). Dans ces centres, celles qui n’avaient pas eu la chance d’aller à l’école, qui avaient abandonné l’école ou qui étaient sans occupation recevaient des formations professionnelles adaptées. Ici, elles apprenaient la couture, la broderie, le tricotage, la coiffure, la poterie et bien d’autres métiers. Dans le domaine du mariage, la Révolution sociale apporta beaucoup de changements. Elle a surtout permis de mettre fin à des pratiques d’un autre âge que le régime du PDG-RDA jugeait rétrogrades. C’était notamment le mariage forcé qui privait la femme du droit de disposer d’elle-même quant au choix de son époux. On sait que jadis, dans les sociétés traditionnelles guinéennes, le mariage se faisait par alliance entre des tribus et les familles. Ainsi, un père pouvait promettre de donner une fille en mariage à une famille alliée des années avant même la naissance de cette fille et de celui à qui elle sera mariée. Le problème était que ces promesses de bonne volonté n’engageaient que ceux qui les ont faites. Alors, dans de nombreux cas les fiancés ne se découvraient que le jour où la fille est accompagnée chez son mari. La plupart des mariages contractés de cette manière réservaient des surprises lorsque les époux ne sont pas du goût des uns des autres. En vue donc de respecter la dignité de la femme et même de l’homme, car il arrivait aussi qu’un homme soit obligé d’épouser une femme, une loi a interdit dorénavant le mariage forcé, mais dont l’application ne fut pas effective. Pour dire que les coutumes et les traditions ont valeur de loi dans une société conservatrice, n’en déplaise à la modernité. Aussi, dans un esprit de justice entre l’homme et la femme, la polygamie avait été jugée anormale par l’État et interdite, même si cette interdiction ne fut que de forme. La raison à cela est que le droit islamique et le droit coutumier étant reconnus et tolérés en Guinée, l’État est amené à en tenir compte malgré le caractère laïc de la République. Comme autre tabou, il y a les relations entre les gens des classes dites “nobles” et les gens dits de “castes” entre lesquels il n’existe pas de tradition de mariage. Dans les temps anciens, les hommes et les femmes de caste considérés comme des serviteurs de la noblesse ne pouvaient se marier aux femmes et aux hommes nobles. Autres temps, autres lois, autres mœurs, le régime du PDG-RDA a brisé ces tabous qui ne semblaient plus avoir leur place dans la nouvelle société guinéenne. Désormais, la femme ou l’homme était déclaré libre de se marier à qui elle ou il voulait. Cependant, l’interdiction du mariage forcé passait moins bien que l’interdiction de la polygamie. Et pour cause, le système de droit hérité de la colonisation et adopté par le législateur guinéen était 292

en contradiction avec le droit coutumier et islamique en vigueur dans la société. Mais, ce qui comptait pour l’État guinéen, c’était le fait de dénoncer le complexe de supériorité et d’infériorité d’une catégorie sociale par rapport à une autre, non pas pour des raisons de consanguinité, mais pour un simple état d’esprit qui plaçait les hommes au-dessus des femmes, certaines classes au-dessus d’autres. Nombre de parents feront la prison pour avoir refusé le mariage de leurs enfants sous prétexte d’appartenance de leurs prétendants et prétendantes à des castes. Quand on sait que l’institution des castes dans les structures sociales des empires et royaumes d’antan en Afrique répondait avant tout à un besoin de répartition sociale et du travail. Afin que chaque individu ait un rôle précis à jouer, que chaque entité sociale ait une vocation, une dimension sociale et un cadre d’épanouissement approprié. En Guinée, la Révolution culturelle et la Révolution sociale se sont attaquées à un autre phénomène, la survivance de l’esclavage et ses conséquences sur le plan social. Si le choix de l’indépendance fait en 1958 par la Guinée fut motivé par le refus de l’esclavage, il était inconcevable pour le PDG-RDA qu’on puisse encore parler d’esclavage en Guinée sous quelques formes que ce soit, quand le pays était indépendant. On sait que l’abolition de l’esclavage au XVIIIème et XIXème siècle avait concerné le monde entier. Si on ne pouvait plus continuer à appeler esclaves ces hommes et ces femmes affranchis, cependant leur place et leur rôle dans la société ne changèrent pas de sitôt. En Guinée, l’État interdit toutes formes de discrimination basée sur le statut social. En application de ce principe, des hommes et des femmes ont accédé à des postes de responsabilité auxquels ils ne pouvaient prétendre avant. Les anciens esclaves qui ont décidé de vivre en autonomie qui portaient ou non les noms de leurs anciens maîtres, devraient désormais se gérer eux-mêmes. Ceux qui, pour telle ou telle raison, ont préféré rester attachés à leurs anciens maîtres ne devraient plus être traités qu’en hommes et femmes libres. En conséquence, le travail bénévole et gratuit fut interdit, ainsi que toutes autres formes de discrimination dont ils faisaient l’objet. Les personnes qui appartenaient à ces catégories sociales avaient désormais l’administration et la jouissance de leurs biens à leur guise. L’excision des femmes et des jeunes filles fut aussi une longue bataille que la Révolution sociale mena en Guinée sans un réel succès. Entrée dans les mœurs des communautés surtout musulmanes du pays, cette pratique persiste encore de nos jours, mais dans une moindre proportion. 293

Devenue un véritable métier, c’est grâce à cette pratique que certaines personnes gagnaient leur vie. Donc, le problème est aussi économique que culturel. La Révolution sociale s’est penchée également sur le sort des orphelins, des personnes handicapées et des gens démunis qui vivaient de mendicité. En vue de leur intégration dans la société, des orphelinats furent créés ainsi qu’une cité de solidarité à Conakry ou ces catégories de gens vivaient en internat. Dans cette cité, les conditions furent créées afin que ceux et celles qui le pouvaient apprennent des métiers pratiques. Des moyens de déplacement adaptés comme des vélos pour handicapés ont été mis à la disposition de ceux qui pouvaient les utiliser. Dans les programmes de la télévision nationale, un système de traduction et d’interprétation simultanée et synchronisée a été mis en place pour permettre aux sourds-muets d’être informés des actualités nationales et internationales. Dans le domaine de la santé, des programmes spéciaux ont été mis en place pour le traitement des maladies pandémiques comme la lèpre et le goitre. Ainsi, de la Révolution politique opérée en 1958, à la Révolution économique de 1964, à la Révolution sociale et culturelle de 1967, le régime du PDG-RDA réussit à maintenir cet équilibre, jusqu’à ce jour du 26 mars 1984, quand tout bascula à la suite de la mort à Cleveland aux États-Unis d’Amérique du président Ahmed Sékou Touré des suites d’une maladie. Confronté à une crise interne, le régime politique ne survivra pas au timonier de la Révolution guinéenne. Ce fut aussi la fin de la première République, la fin du socialisme, la fin du système de parti unique, la fin du système d’économie planifiée et du système d’enseignement de masse en Guinée. L’apogée de cette aventure socialiste en 26 années seulement, signifiait-il que Marx et Lénine s’étaient trompés sur l’avenir du socialisme en dehors de l’Europe, son foyer de naissance ? Ou bien c’est leur doctrine qui fut mal appliquée après eux ? Difficile de répondre à ces questions par un simple oui ou non. Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est que l’essoufflement progressif du système socialiste lui laissait peu de chance de survie face à un système capitaliste qui se renforçait malgré le contexte de la Guerre froide. Sans doute, une autre Révolution était en gestation en Guinée. En vérité, c’est une autre histoire de la Guinée qui commençait. Cette autre Révolution, ni socialiste ni capitaliste, fut l’avènement sur fond de libéralisme d’une junte militaire dont l’organe de direction se nomma Comité militaire de redressement national (CMRN). 294

« À partir de ce moment, l’histoire de l’Union soviétique et celle de la Guinée qui s’étaient croisées en 1958 se dissocièrent sans pour autant rompre totalement les liens, car les deux pays ont décidé de maintenir un niveau minimum de coopération en dépit de la divergence désormais de leurs options politique, économique et idéologique. » Il ne pouvait en être autrement, car la présence soviétique en Guinée était encore importante et nécessaire dans plusieurs domaines comme l’enseignement, les mines, la santé, l’agriculture, l’armée, la recherche scientifique. La fin du régime du PDG-RDA marqua de fait le retour de la Guinée dans la famille francophone et le changement d’orientation politique, mais sans enthousiasme de la part de la France, car la fracture était jusque-là importante. Le programme de redressement du CMRN se traduira dans une refonte des institutions du pays au plaisir de l’Occident qui avait tant lutté pour ça et au regret de Moscou qui venait de perdre la Guinée dans son giron, son meilleur et son pire allié et partenaire en Afrique. Une brèche faite à l’édifice du socialisme mondial que l’URSS négligea et ne trouva pas nécessaire de colmater à temps comme elle l’a fait en 1956 en Hongrie et en 1968 en Tchécoslovaquie, pour éviter que la fissure ne devienne importante. Erreur de calcul ou tactique de la part de Moscou ? Ce qui demeure vrai, c’est que les syndromes de la faillite de l’idéologie marxiste étaient bel et bien apparus bien que l’épicentre de ce cataclysme se situait loin de l’Europe. Peu importe, comme les grandes tempêtes l’heure arriveraient à son temps. Rappelons ce que Vladimir Ilitch Lénine avait dit en 1921 au début de la nouvelle politique économique en Russie : « { …} Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémices politiques ». Visiblement, le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) avait manqué de vision en laissant cette plaie devenir une gangrène. Le fait que Moscou s’est contenté de prendre acte de ce changement de cap en Guinée n’était-il pas le signe que l’avenir du socialisme dans le tiers monde préoccupait moins le Kremlin ? Il a fallu attendre la pérestroïka de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, dernier président de l’Union soviétique au milieu des années 1980 pour voir le virus du déclin du socialisme et du communisme atteindre sa maturité et se propager rapidement à toute la planète. Le sort des Révolutions populaires et démocratiques ainsi scellé, 295

le syndrome n’épargnera aucun pays ni aucun parti politique ou mouvement dit démocratique, socialiste, socio-démocrate ou progressiste à l’échelle de la planète.

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PARTIE XXI La fin du socialisme en Guinée et l’avènement du libéralisme

Président Ahmed Sékou Touré

Président Général Lansana Conté

Le décor du premier régime de la Guinée tel que résumé ci-dessus concernant la tentative d’édification d’une société socialiste était loin d’une fiction. Il s’agissait bien d’une réalité qui traduisait en son temps, le rêve de penseurs, dirait-on, en avance selon certains, en décalage selon d’autres avec les époques qui les ont engendrés. Des visionnaires qui ambitionnaient un monde de justice, d’égalité et d’équité parfaites. Un monde dans lequel les différences artificielles entre les hommes et les classes sociales étaient appelées dans un lointain futur à disparaitre progressivement. C’est le reflet de cette société idéale et idéalisée, conçue à l’image de la communauté primitive, premier stade de l’évolution de la société humaine qui, pendant 26 ans, sera la marque identitaire et publicitaire en Guinée du parti démocratique de Guinée (PDG-RDA), de l’État puis du Parti-État guinéen, ainsi que du président Ahmed Sékou Touré qui fut l’un des principaux leaders de la lutte pour l’indépendance guinéenne. Ainsi, de 1958 à 1984, sous sa conduite et à 297

la lumière de l’idéologie du PDG-RDA, tout sera tenté en Guinée dans le but de bâtir une société de type nouveau, pour former des hommes nouveaux. Un processus qui malheureusement n’aboutira pas quoique ses objectifs fussent jugés nobles et humanistes. Comme tout régime politique en décadence, la Révolution guinéenne affichait d’année en année, sous l’influence de nombreux facteurs endogènes et exogènes, des signes évidents d’essoufflement sans pour autant s’arrêter. Parmi ces facteurs on peut citer la fin de l’enthousiasme révolutionnaire qui ne galvanisait plus les masses populaires comme au début de l’indépendance, les résultats mitigés des plans de développement triennal, septennal et quinquennal, le spectre du complot permanent, les souvenirs du camp Boiro et de la 5ème colonne, la suppression du commerce privé et le durcissement de l’embargo occidental contre la Guinée. D’ailleurs, le mythe du parti et du responsable suprême de la Révolution planait de plus en plus sur tout le pays. Ainsi, durant plus d’un quart de siècle, de 1958 à 1984, le socialisme fut le mode d’action, de pensée et de gestion en Guinée. Une période qui connut des hauts et des bas dans la vie du peuple, une époque faite d’interrogations et d’incertitudes au sujet de l’avenir du pays et la fin du règne du président Ahmed Sékou Touré. Le 26 mars 1984, les Guinéens se réveillèrent avec une nouvelle, la mort du camarade Ahmed Sékou Touré, président de la République, chef de l’État, responsable suprême de la révolution aux États-Unis d’Amérique à la suite d’une attaque cardiaque à l’âge de 62 ans. Ironie du sort, l’homme qui durant sa vie ne cessa de critiquer l’impérialisme, le capitalisme, le colonialisme et le néo-colonialisme trouve la mort aux USA dans la citadelle du capitalisme et non pas en Union soviétique pour laquelle on prenait la Guinée comme un État vassal. Était-ce par la volonté du leader guinéen ou par celle de Leurs Majestés les rois Fahd d’Arabie Saoudite et Hassan II du Maroc qui avaient dépêché un avion médicalisé à Conakry dès le début de sa maladie ? Difficile de répondre à cette question. Ce qui est en tout cas sûr, c’est que de Conakry, il transita par le Maroc avant d’être évacué aux USA où il fut immédiatement admis dans une clinique spécialisée de Cleveland dans l’État de l’Ohio. Il était accompagné dans ce voyage ultime par son épouse madame André Touré, son fils Mohamed, sa fille Aminata et Daouda Touré, le chef du protocole d’État Dr Abdoulaye Touré, ministre des Affaires étrangères et Kalagban Camara, son garde du corps. Sa mort survint pendant que nous étions à quelques mois de la fin de nos études à Moscou. 298

Dès l’annonce de sa mort, tous les regards se sont tournés vers l’URSS où dans les milieux officiels on s’interrogeait sur le choix du guide de la Révolution guinéenne d’aller se faire soigner aux USA et non pas en URSS. Aussitôt, le Gouvernement guinéen décréta une période de deuil. Des dispositions immédiates furent prises pour l’organisation de ses obsèques et pour engager le processus de transition dont les modalités étaient prévues dans la constitution. En dehors de la Guinée, dans les ambassades et consulats guinéens les dispositions furent prises pour informer sur la gestion de cet évènement. À l’époque, comme il n’y avait pas de téléphone portable, on se contentait des informations officielles qui tombaient à compte-goutte dans les missions diplomatiques guinéennes. À notre Académie, les autorités ne restèrent pas en marge de l’évènement. Une cérémonie de présentation des condoléances fut organisée à l’initiative du chef de la faculté, Vassili Vassilievitch Naïdionnov. Au nom du Ministre de l’intérieur de l’URSS, du chef de la grande Académie, du corps professoral et de l’ensemble des auditeurs et travailleurs de la faculté spéciale, toutes nationalités confondues, il présenta ses condoléances au groupe guinéen pour la mort de son président. Un président, pas n’importe lequel en Afrique, car son nom et ses œuvres étaient régulièrement cités dans les cours de marxismeléninisme. Pour la circonstance, un congé de trois jours nous a été accordé pour être avec la communauté guinéenne en deuil. La Chancellerie, située sur la rue de la station de Métro Parc de la culture, fut aménagée pour accueillir le public. Une cellule d’information et de gestion de l’évènement fut mise en place sous la coordination de l’ambassadeur Diao Kanté et du Conseil d’administration des étudiants guinéens en URSS dont l’auteur était membre. Dans les longs couloirs de cet ancien bâtiment de l’aristocratie russe se bousculaient les diplomates étrangers, les étudiants guinéens et les officiels Soviétiques, tous venus se recueillir devant la photo du responsable suprême de la Révolution guinéenne, le camarade Ahmed Sékou Touré. Cette figure qui incarnait la lutte de décolonisation et d’émancipation du continent noir. Les étudiants et chercheurs guinéens des Instituts et Académies civiles et militaires venus de toutes les régions de l’Union soviétique se présentaient mutuellement les condoléances et se consolaient entre eux. Au-delà du deuil officiel, chacun était inquiet quant à la suite de ces évènements, c’est-à-dire l’après Ahmed Sékou Touré. Du 26 mars au 299

2 avril 1984, la chancellerie se transforma en maison mortuaire où les autorités de l’Ambassade donnaient à chaque instant les nouvelles officielles venant de Conakry. À l’époque, la Guinée était avec le Sénégal et la Côte d’Ivoire les seuls pays en Afrique de l’Ouest qui n’avaient pas connu encore de coup d’État militaire. Mais à la différence de ces pays caractérisés par une stabilité politique depuis leur accession à l’indépendance en 1960, la Guinée en revanche vivait depuis longtemps au rythme des rumeurs de complots et de tentatives de coups d’État, réelles pour le régime et imaginaires pour tous ceux qui étaient opposés à lui. Les funérailles du président mobilisèrent de nombreuses personnalités venues d’Afrique et d’ailleurs. Parmi les chefs d’État africain, il y avait Hosni Moubarak d’Égypte, Julius Nyerere de Tanzanie, Félix Houphouët Boigny de Côte d’Ivoire, Abdou Diouf du Sénégal, Étienne Gnassingbé Eyadema du Togo, Mathieu Kérékou du Bénin, Omar Bongo du Gabon, Hissèn Habré du Tchad et des chefs de gouvernement. Au-delà de l’Afrique, on nota la présence de Georges Herbert Walker Bush, à l’époque vice-président des États-Unis d’Amérique, de Pierre Mauroy, Premier ministre français et d’autres éminentes personnalités d’Afrique et du monde. C’est le président Houphouët Boigny qui créa la surprise à cette occasion lorsqu’il déclara qu’il avait choisi Ahmed Sékou Touré pour lire son oraison funèbre après sa mort, s’il arrivait à mourir avant lui. Le choix de l’homme qu’il a combattu le long de son règne était très fort de signification. Cela dénotait qu’au-delà des idéologies, Ahmed Sékou Touré a su se faire des amitiés solides. Pour dire que l’homme propose, Dieu dispose. Cette annonce fit couler beaucoup de larmes d’amis et de compagnons d’indépendance. La Guinée après avoir accompagné dans l’honneur et la dignité le président à sa dernière demeure, au Mausolée de Camayenne, tout bascula par la suite. Rattrapé par le syndrome des coups d’État militaires, le régime prosocialiste épuisé et en manque d’inspiration, qui n’avait pu gérer la transition comme prévu par la constitution, fut renversé le 3 avril 1984 par un groupe d’officiers supérieurs de l’armée. Mais, comment en est-on arrivé là ? En fait, la constitution guinéenne de 1958 prévoyait en son article 28 ce qui suit : « En cas de vacance du pouvoir, le cabinet reste en fonction pour expédier les affaires courantes jusqu’à l’élection d’un nouveau chef de l’État 67 ». Dans le contexte qui prévalait, la [67]Source : Article 28 de la Constitution de la République de Guinée adoptée le 10 novembre 1958.

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transition pouvait-elle se passer ainsi ? Tous les facteurs semblaient en tout cas confirmer une telle hypothèse, notamment la haute centralisation du pouvoir politique, la politisation de l’armée. Sauf coup de théâtre, il était difficile dans ces conditions d’imaginer le contraire. Mais, cela c’était sans compter avec l’appétit de pouvoir affiché par certains du cercle politique et familial du président défunt. Le Premier ministre Lansana Béavogui pressenti comme futur président de la République fera dès lors face à toute sorte d’adversité au point de lui refuser même le droit de diriger la transition qui ne faisait que commencer. Son statut lui attira les foudres des cadres du Parti, de l’État et de la propre famille du président défunt. En raison du climat de tension qui régnait entre les prétendants au pouvoir, l’armée populaire et révolutionnaire, la grande muette qui se caractérisait par sa loyauté depuis l’indépendance s’invita contre toute attente dans la succession et la transition en se faisant entendre. Voyant que les tensions persistaient, la hiérarchie militaire mit les dirigeants du Parti en garde contre toute tentative d’empiètement sur le processus normal de la transition qui, dans le contexte du système de parti unique, ne devrait pas poser de problème. Mais cette mise en garde ne suffit pas pour apaiser les tensions, et ce, malgré le rôle de médiation de l’une des figures emblématiques du régime, le très respecté Lansana Diané. Certains membres du Gouvernement qui redoutaient une intervention de l’armée décidèrent de mettre à l’écart les hauts gradés. Une décision qui accéléra au contraire le cours de l’histoire. Ainsi, dans la nuit du 3 au 4 avril 1984 tout bascula. L’armée renversa le régime civil en place depuis l’indépendance du pays en 1958 et s’empara du pouvoir sans effusion de sang. Si les complots qu’on disait préparés de l’extérieur avaient jusque-là échoué contre le régime, les contradictions internes du parti au pouvoir ont finalement eu raison de lui à la surprise générale. Un an plus tard, en 1985, l’histoire se répéta avec la Perestroïka en URSS où comme en Guinée, les contradictions internes ont eu raison du Parti communiste de l’Union soviétique et de l’État soviétique. Ce que l’Occident n’avait pas pu avec l’embargo, les différentes sanctions et la menace nucléaire. En Guinée, un Comité militaire de redressement national (CMRN) fut aussitôt mis en place sans un chef désigné au départ. À l’époque, l’armée guinéenne ne comptait que deux généraux Tôyah Condé, alors chef d’État-major général de l’armée, au moment de la chute du régime et Soma Kourouma. Il y avait quatre colonels à savoir Fodé Doumbouya, alors chef de cabinet militaire, aide de camp du président de la 301

République, Diarra Traoré qui était gouverneur de la région de Boké et en même temps membre du comité central du PDG-RDA, Lansana Conté, qui était le chef d’état-major adjoint de l’armée de Terre et Idrissa Condé, commandant de la zone militaire de Nzérékoré. Le colonel Lansana Conté qui était le plus ancien dans le grade ne semblait pas être intéressé par la politique. Quant au colonel Diarra Traoré, il était depuis longtemps membre du Comité central du PDG-RDA et gouverneur de région qui avait donc une certaine expérience politique. Soixante-douze heures après le coup de force, le pays sera sous un commandement militaire collégial en attendant la désignation d’un chef providentiel. À l’issue des tractations internes de l’armée, la logique l’emporta finalement et le colonel Lansana Conté fut désigné par la hiérarchie militaire pour diriger le CMRN. Il devint ainsi sans légitimité constitutionnelle, le président autoproclamé de la République, chef de l’État et commandant en chef des forces armées désormais républicaines et non plus révolutionnaires. Le poste de Premier ministre reviendra de droit au bouillonnant colonel Diarra Traoré qui, d’après certaines sources, aurait refusé de prendre la direction du CMRN pour des raisons qui lui étaient propres. L’avènement de l’armée au pouvoir marqua non pas une pause dans la construction du socialisme en Guinée, mais la fin du système et tout ce qu’il incarnait comme valeurs. On assista alors à la liquidation totale et systématique de tout ce qui symbolisait le régime socialiste de Sékou Touré à commencer par le Parti démocratique de Guinée (PDG-RDA), Parti unique d’inspiration marxiste qui fut aussitôt dissout avec toutes ses instances dirigeantes. Le processus de démantèlement du régime socialiste alla vite. Il touchera tout ce qui symbolisait le Parti-Etat. Les louanges à la gloire du régime qui occupaient tout l’espace de communication furent dorénavant interdites de diffusion. Les mois qui ont suivi, des symboles de la Révolution culturelle comme les orchestres, les troupes artistiques, les ensembles instrumentaux subirent le même sort. Les ballets africains et le Ballet Djoliba qui faisaient la renommée de la culture guinéenne sur la scène internationale ont dû eux aussi s’adapter au nouveau contexte en revenant petit à petit au classicisme, aux thèmes et aux chansons populaires du terroir. Parmi les grands orchestres nationaux, seuls le Bembéya Jazz et l’orchestre féminin les Amazones de Guinée survécurent. Sur le plan politique, les réunions hebdomadaires du parti ont cessé. L’impôt en nature qui constituait un grand fardeau pour les paysans non subventionnés fut supprimé. L’enseignement de masse pratiqué depuis l’indépendance du pays sera 302

remplacé progressivement par l’enseignement d’élite. L’enseignement dans les langues nationales fut supprimé pour réintroduire le français à leur place entrainant ainsi la révision des programmes et des manuels scolaires. Sur le plan économique, un processus de privatisation des unités industrielles, des entreprises et comptoirs de commerce fut engagé sans critères objectifs. Celles qui ont échappé à cette mesure furent fermées sans aucun plan alternatif quant à une éventuelle reprise de leurs activités. Dans le secteur agricole, la nouvelle politique scella le sort des centaines de brigades motorisées et brigades attelées de productions (BMP et BAP) créées sur le modèle des Kolkhozes et des Sovkhozes en URSS. Ces unités de production agricole, symbole du collectivisme sous les régimes socialiste et communiste furent toutes fermées. Les 2500 tracteurs et autant de charrues, de herses, de moissonneusesbatteuses seront rétrocédés à des particuliers sans contrepartie. Ironie du sort, la plupart de ces engins agricoles se retrouvèrent plus tard dans les pays voisins vendus par les acquéreurs. L’histoire ne s’arrêta pas là cependant. Bien d’autres actions seront menées par la junte militaire. Les fermes d’État de Ditinn, de Famoïla, de Foulaya et de Conakry verront leurs activités réduites au minimum et leurs personnels, compressés. Comme autres conséquences logiques de ce changement de régime, toutes les facultés d’agronomie furent fermées sans exception. Désormais, l’agriculture ne figurera dans le programme d’enseignement des écoles que comme une simple matière. Les milliers d’ingénieurs, d’aides-ingénieurs, de contrôleurs techniques d’agriculture et d’agents agricoles seront abandonnés à leur sort. Dans le domaine minier, l’exploitation artisanale qui était interdite jusque-là fut autorisée aux particuliers entrainant ainsi une démobilisation de la main-d’œuvre paysanne. Ces facteurs ont aggravé la dépendance du pays de l’importation de denrées alimentaires. La milice populaire, symbole fort du PDG-RDA, corps d’élite qui rivalisait avec l’armée, la police, la gendarmerie, la garde républicaine, la douane et les garde-forestiers, fut dissoute et ses effectifs intégrés dans les autres corps de Défense et de Sécurité. La célèbre prison politique, le camp Boiro, située dans le quartier Camayenne à Conakry sera vidée de ses prisonniers libérés, du moins de ceux qui étaient encore vivants. On se souvient que le PDG-RDA dans sa mutation avait atteint la phase du Parti-Etat et s’apprêtait à entamer sa transition vers la phase du Peuple-Etat. Sans atteindre cette phase, il vola en éclat comme un château de cartes. La dissolution du PDG-RDA, 37 ans après sa création, 303

représenta tout un symbole pour l’avenir du marxisme en Afrique et même dans le monde. Quand on sait que la Guinée était pour Moscou ce que la Côte d’Ivoire était pour la France, une vitrine politique, culturelle et économique. Comme par coïncidence, la Guinée et la Côte d’Ivoire, deux pays voisins unis et liés par la géographie et par l’histoire, sont devenus par les circonstances, les vitrines de deux systèmes antagoniques, de deux civilisations et de deux façons de voir, de comprendre et de construire le monde. Ce changement qui ne fut pas anodin apparaissait en réalité comme le signe annonciateur de ce qui arriva deux années après à l’ensemble des partis et mouvements politiques marxiste et d’inspiration marxiste à travers le monde. Dans ce nouveau contexte, l’ouverture du pays a permis à bon nombre de compatriotes, surtout des intellectuels exilés depuis des décennies qui avaient fui avant et après la révolution culturelle, de retourner au pays. Parmi eux, certains se contenteront de venir voir leurs familles. D’autres comme Alpha Condé, Bah Mamadou, Siradiou Diallo, Lanciné Kaba, Mansour Kaba, Jean Faragué Tounkara qui avaient des ambitions politiques créeront leurs partis avec comme mot d’ordre commun l’instauration de la démocratie. Longtemps demeurée hors du pays, leur intégration ne fut pas aussi facile qu’on l’aurait pensé. La junte militaire qui était au pouvoir voyait d’un mauvais œil ces intellectuels qui n’ont fait aucun cadeau au régime de feu président Ahmed Sékou Touré, notamment sur les questions des droits de l’homme, des libertés et de la démocratie. Ils rencontreront les mêmes difficultés avec les populations civiles qui, durant vingt-six ans du règne du PDG-RDA, ont subi tout le poids de la Révolution socialiste. Cellesci se montrèrent hostiles à tout modèle de société qui serait importé en Guinée. Ce qu’il faut retenir, c’est que la réforme initiée par le général Président Lansana Conté fut destinée dès le départ, non pas à la réforme du système politique, économique et idéologique, mais plutôt à sa liquidation totale et sans compromis. Une Révolution libérale qui a mis fin à une Révolution socialiste après vingt et six ans d’existence. Dans ce contexte où le pays vivait sans constitution, sans parti politique, sans parlement, sans liberté syndicale, mais surtout sans un calendrier pour la transition, une nouvelle crise survint. Une tentative de coup d’État déjouée le 4 juillet 1985, fera-t-on savoir, pendant que le président Lansana Conté était en déplacement à Lomé au Togo où se tenait un sommet de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA). Cette situation qui entraina une véritable purge au sein de l’armée aggrava la 304

situation des membres du dernier gouvernement du président Ahmed Sékou Touré qui étaient en détention à Kindia depuis près de deux ans sans jugement. Ces dignitaires furent rejoints par les militaires putschistes du 4 juillet 1985. Quant au colonel Diarra Traoré, depuis sa mise en accusation dans ce complot et son exhibition torse nu à la télévision, personne n’a plus su ce qu’il était devenu. En tout cas, il n’a plus donné signe de vie. Son cas comme celui d’autres victimes attendent un jour la levée du secret défense autour des archives de l’État pour connaître la vérité sur leur mort, si levée il y aura. Il faut noter que si la transition du socialisme au libéralisme s’est faite de façon quasi automatique, le retour à l’ordre constitutionnel sera timide. C’est sous l’influence de la communauté internationale que le processus sera amorcé seulement en 1991. Le Comité militaire de redressement national (CMRN) fut alors remplacé par un Comité transitoire de redressement national (CTRN), organe chargé de piloter le processus de transition. C’est lui qui eut la charge d’élaborer les lois organiques en prévision du retour du pays à la vie constitutionnelle normale. Ces lois ont porté notamment sur : la charte des partis politiques et leur nombre, le conseil économique et social, la liberté de la presse, de la radio, de la télévision et de la communication en général. Le Conseil national de la communication, la loi des finances, le statut de la Cour suprême, les attributions, l’organisation et le fonctionnement de la haute Cour de justice ainsi que la procédure suivie devant elle. Le Conseil supérieur de la magistrature, le statut de la magistrature, la loi électorale, les dispositions réglementaires de la loi électorale, les circonscriptions électorales, le nombre de députés et le montant de leurs indemnités, les conditions d’éligibilité, le régime des inéligibilités et les incompatibilités visant les membres de l’Assemblée nationale, le règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Le règlement administratif de l’Assemblée nationale, l’état d’urgence et l’état de siège. Sur le plan diplomatique, la Guinée n’aura plus la même ouverture et le même poids sur la scène africaine et internationale. Le procès d’intention fait au président Ahmed Sékou Touré, les accusations non fondées de détention de fortune à l’étranger ont entrainé le rejet de la junte militaire au pouvoir par la classe politique africaine. Cette crise fut encore plus remarquable avec l’ensemble des gouvernements des pays voisins à la Guinée, y compris de la Côte d’Ivoire et du Sénégal qui ont été pourtant farouchement opposés au régime du président Ahmed Sékou Touré de son vivant. 305

Au-delà de l’Afrique, les relations avec les pays membres du Mouvement des non-alignés ne connaîtront pas elles aussi une évolution. La Guinée cessa d’être la plaque tournante qu’elle fut dans la période de décolonisation du continent et après les indépendances. La gestion des crises internes a pris le pas sur l’ambition d’être un pays leader en Afrique. Avec les pays de l’Est, l’enthousiasme ne fut plus le même. Les relations se maintiendront à un niveau minimum de coopération en raison du changement d’orientation politique et du manque d’intérêt à maintenir les relations avec les pays du bloc socialiste. Avec les pays du bloc capitalistes, on assista à une forme de détente, dans de nombreux domaines, mais sans engagement réel à aider la Guinée à cause du régime militaire. Cependant, le pays ne souhaita pas adhérer à la zone « franc ». Il préféra conserver sa monnaie nationale qui fut l’un des premiers symboles de sa souveraineté. Ce nouveau climat de détente entre la Guinée et la France favorisa tout de même le retour en force de cette dernière, mais qui restera prudente vis-à-vis de cette ancienne colonie, à la différence du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Bénin et d’autres anciennes possessions ou protectorats. Dans le domaine économique, le régime militaire engagea aussitôt un vaste programme de privatisation des entreprises publiques et mixtes en l’absence de toute politique de redressement économique. Or, pour le passage du mode de gestion socialiste fondée sur la planification d’État à l’économie de marché fondée sur la loi du marché, il aurait fallu des études préalables. Il fallait s’assurer du comment faire ce passage qui n’était pas facile pour un pays en voie de développement. Sous l’injonction du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, le nouveau Gouvernement libéral a été contraint de réduire de 50 % les effectifs de la fonction publique. Une opération de dégraissage qui jeta dans la rue des milliers de fonctionnaires auxquels l’État paya des primes forfaitaires de départ. La nouvelle constitution élaborée par le Conseil transitoire de redressement national et adopté par référendum avait mis fin au système de parti unique en Guinée et consacra le principe du multipartisme intégral. Ce qui mit fin aussi au mariage de « raison » ou de « circonstance » entre la République populaire et révolutionnaire de Guinée (RPRG) et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Après cette séparation à l’amiable, la Guinée poursuivra sa transformation suivant le nouveau chemin qu’elle s’était choisi, le « Libéralisme ». Sur cette voie, elle posa des actes comme en 1958 juste après son accession à l’indépendance. Elle reviendra à son nom de départ 306

pour s’appeler désormais « République de Guinée » sans étiquette idéologique. Elle décida aussi de changer le nom de sa monnaie nationale (Syli) en franc guinéen comme à sa création en 1960. Dans la même dynamique, elle engagera une réforme administrative. Cette période coïncida avec le début de la pérestroïka en URSS. Un vent de changement qui réconforta le régime militaire en place en Guinée, le Comité militaire de redressement national (CMRN) pour l’option qu’il avait prise. Quant à l’URSS, elle poursuivait elle aussi le processus de sa désintégration comme nous l’avons vu plus haut avec l’indépendance de chacune des quinze (15) Républiques fédérées, dont la Fédération de Russie qui devient héritière de tous les engagements internationaux de l’Union. Comme la Guinée, la nouvelle Russie non communiste et qui n’était plus dirigée par des « Soviets » commença à nouer de nouvelles relations avec les anciens pays du giron socialiste en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique. En conclusion, il faut noter que ce qui reste de la pérestroïka, initiée par Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev en URSS dans les années 1980 et qui eut des répercutions dans le monde entier, reste avant tout cette volonté de changement de système dans un contexte de stagnation (Zastoï) au plan national et de Guerre froide. Chacun reste donc libre de l’appréciation qu’il voudra donner au bilan mitigé de cette réforme en URSS comme ailleurs sur le plan politique, économique et idéologique interne des États et géostratégique global.

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Bibliographie (1) Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799-1837) poète et écrivain connu comme le père de la littérature russe moderne. Il a célébré ses origines africaines à travers un roman inachevé : le nègre de Pierre Le Grand. (2) Victor Pavlovitch Noguine (1878-1924) militant bolchevique, il fut le maire de Moscou en 1917 (3) KGB : Le Comité de la Sécurité d’État était le principal service de renseignement de l’URSS poststalinien. Créé en 1954 il fut dissout en novembre 1991 après le putsch manqué contre le président Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev. Il est remplacé par le Service fédéral de Sécurité (FSB). (5) Chanson Katioucha (6) Vladimir Ilitch Lénine : L’État et la Révolution 1917 (7) Karl Marx : Critiques du programme de Gothard Spartacus, P : 24 (8) Émile Michel Cioran : Carnets 1957-1972, 19 juin 1966 (9) Thèses sur Feuerbach : Karl Marx, dans œuvres, Karl Marx, Maximilien Rubel, Éd. Gallimard, coll. bibliothèque de la Pléiade, 1982, Vol. III (Philosophie). P. 1033 (10) Vladimir Ilitch Lénine : Œuvres, T.29, P. 482. (11) Constitution URSS : Éditions du progrès, Moscou, 1980, Pp. 5-6. (12) Karl Marx, Frederick Engels : Œuvres choisies en trois volumes, Tome III, P. 22-23. (13) Vladimir Ilitch Lénine : Œuvres, T.29, P. 42. (14) Karl Marx : Critique du programme de Gotha, Ed-Spartacus, P. 24. (15) Les Huns : Anciennes Peules nomades turques originaires de l’Asie centrale. (16) Les Ostrogoths : Une des deux fractions des Goths, peuple germanique venu des confins du Baltique et établi au IVe siècle en Ukraine et en Russie. (17) Les Avars : Peuple turc de cavaliers nomades parfois identifiés aux Ruanruans qui menaçaient la Chine au IIIe siècle. (18) Otto Wille Kuusinen : communiste finlandais, fondateur du parti communiste (PC) en Finlande, secrétaire du Komintern, puis président du Soviet suprême de la République de Carélie-Finlande de 1940-1956. (19) Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne : Écrivain russe, auteur de plusieurs livres à succès dont : « Une journée d’Ivan Denissovitch, l’archipel du Goulag, la roue rouge. » Il fut un grand dissident. (20) Vladimir Boukovski est aussi un ancien dissident soviétique qui passa 12 ans de sa vie emprisonné dans un hôpital psychiatrique (21) Andreï Sakharov : Physicien nucléaire soviétique d’origine juive. Militant pour les droits de l’homme, les libertés civiles et la réforme de l’Union soviétique. Prix Nobel de la paix en 1975. (22) 309

Jean-Marie Chauvie : Le monde diplomatique/juin 2005, P. 18-19. (23) Jean-Marie Chauvier : Le monde diplomatique/juin 2005/Pages 18-19. (24) Mikhaïl Gorbatchev : Mémoire, Éditions du Rocher, 1997, page 94 (25) Raïssa Maximovna Gorbatcheva : Archives sur Russie.net. (26) Vladimir Ilitch Lénine : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme écrit en 1916 et publié en 1917. (27) Karl Marx : Critique de la philosophie du droit d’Hegel, 1844, Trad. M. Simon-Aubier, 1971, pp. 51-53. (28) Novaïa Jizn N° 28, Œuvres Tome. X (Novembre 1905 juin 1906) V. Lénine, Tome 10, PP. 65-69 (4ème Édition russe). (29) Karl Marx : Manifeste communiste, 1848. (30) Karl Marx : Thèses sur Feuerbach. (31) Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, Pp. 7-8. (32) Michel Nostradamus : Médecin apothicaire français (1503-1566) qui pratiquait de l’astrologie à l’époque de la renaissance. (33) Mikhaïl Gorbatchev : Perestroïka, vues neuves sur notre pays et le monde, Paris, Flammarion 1987, P 292. (34) Félix Edmundovitch Dzerjinski (18771926) : Homme politique soviétique d’origine polonaise, fondateur de la TCHEKA, la police politique du tout nouvel État bolchevique et qui deviendra plus tard le KGB. (35) GPU : Police d’État de l’Union soviétique qui fonctionna de 1922 à 1934. (36), traduit par l’Agence AFP, reproduite dans le Figaro le 26 décembre 1991. (37) La Communauté des États indépendants : Archive, colisée, 23 juin 2003.HIR.org (Hebrew Institute of Riverdale) (38) CADTM : Réseau international fondé en Belgique le 15 mars 1990 par Éric Toussaint constitué de membres et de comités locaux en Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. (39) www.cadtm.org/L-ONU-reforme-ou-restructuration (40) Beijing Information : Édition française 2008 David Gosset : directeur China Europe international business School à Shanghai, créateur de Forum Euro-China. (41) Empire du Ghana : Le premier des trois grands empires marquant la période impériale ouest-africaine. Il régna du IIIe siècle au XIIIe siècle de notre ère. Sa capitale s’appelait Koumbi-Saleh. Il couvrait une superficie de 1600 km². Empire du Mali : Empire africain du Moyen Âge fondé au XIIIe siècle par Soundiata Keita. Il connut son apogée au XIVe siècle. Il est le berceau de la Charte Kouroukanfouga du mandingue (42), Extrait du discours de Sékou Touré fait à l’hôtel de ville à Kaloum (Conakry) le 25 août 1958, à l’occasion de la visite du général Charles de Gaulle en Guinée dans le cadre de la campagne pour le oui au projet de constitution de la 5ème République française. (43) Extrait du discours du général Charles de Gaulle à l’hôtel de ville à Conakry le 25 août 1958, à l’occasion de sa visite en Guinée dans le cadre de la campagne pour le oui au projet de constitution de la Vème République française. (44) Décret 310

N° 58-806 du 4 septembre 1958 Proclamation des résultats des votes émis par le peuple français à l’occasion de sa consultation par voie de référendum, le 28 septembre 1958. (45) Mouvement des Non-alignés : Organisation internationale dont le siège est à Lusaka en Zambie regroupant 114 États dont les pays membres se définissent comme n’étant alignés ni avec ni contre aucune grande puissance mondiale. (46) Source : [email protected] (47) Source : Discours du Président Ahmed Sékou Touré du 25 août 1958 à Conakry à l’occasion de la visite du général de Gaulle. (47) Source : Discours du Président Philibert Tsiranana à l’Assemblée nationale française, le 29 mai 1958 à Paris. (48) Source : Google.fr/commerce extérieur FranceGuinée 1958 à 1968. (49) Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968. (50) Source : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968. (51) André Lwin : Ahmed Sékou Touré, 1922-1984 : mai 1962 mars 1969 chapitres 52 à 64. (52) Procès de Nuremberg : Procès intenté par les forces alliées contre vingt-quatre hauts responsables nazis, tenu du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 sous l’autorité du tribunal militaire international instauré par les accords de Londres du 8 août 1945 composé de 4 juges, 4 procureurs et 4 assesseurs soviétiques, français, américains et britanniques. (53) André Lewin : PUF Guerre mondiale et conflits contemporains, 2003/2 (N° 210) (54) André Lewin : PUF Guerre mondiale et conflits contemporains, 2003/2 (N° 210) (55) Sources : Google.fr/commerce extérieur France-Guinée 1958 à 1968. (56) Kwamé Nkrumah : L’Afrique doit s’unir, Présence africaine, Paris-2ème édition, 1994. (57) Préambule de la Constitution de la République de Guinée adoptée le 10 novembre 1958 (58) Extrait du discours de Kwamé Nkrumah tenu en 1961 suite à la chute brutale du cours du cacao orchestré par des Occidentaux dans le but de freiner le développement économique du Ghana (59) Philippe Aziz
La Mecque et les pétrodollars : Sékou Touré. Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire, Éditions jeunes Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p (60) Source : Tricontinental N° 14 1969. (61) Muriel Devey Malu Malu : La Guinée, Éditions KARTHALA, 2009, page : 149150. (62) V.I.Lénine : Mieux vaut moins, mais mieux, 2 mars 1923 (63) Martin Malia : La Tragédie soviétique, p. 218 (64) Source : RDA-Promotion paysanne, Tome III N° 121, mars 1979 — B. Ameillon La Guinée : Bilan d’une indépendance, Paris, Maspero, 1 964 200 pages (65) Source :

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https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/km18430000.htm (66) Source : Article 28 de la Constitution de la République de Guinée adoptée le 10 novembre 1958.

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Table des matières Mots de remerciements de l’auteur .................................................. 7 Préface ................................................................................................. 9 PARTIE I .......................................................................................... 13 Voyage de découverte en l’Union des républiques socialistes soviétiques [URSS] en septembre 1979........................................... 13 PARTIE II......................................................................................... 37 Les premiers contacts avec les étudiants guinéens et la visite des lieux historiques de Moscou............................................................. 37 PARTIE III ....................................................................................... 47 Les congés d’hiver 1980 dans le contexte de l’attente des jeux olympiques d’été de Moscou............................................................ 47 PARTIE IV ....................................................................................... 55 Les grandes vacances d’été 1980 ..................................................... 55 PARTIE V ......................................................................................... 61 La vie et les études à l’académie de police de Moscou dans les années du communisme ................................................................... 61 PARTIE VI ..................................................................................... 105 Le règne du maréchal Leonid Ilitch Brejnev, sa mort et le début du déclin de l’Union soviétique ..................................................... 105 PARTIE VII.................................................................................... 117 L’Union soviétique sous le règne de Youri Vladimirovitch Andropov......................................................................................... 117 313

PARTIE VIII .................................................................................. 127 L’Union soviétique sous le règne de Konstantin Oustinovitch Tchernenko ..................................................................................... 127 PARTIE IX ..................................................................................... 131 L’Union soviétique sous le règne de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, l’initiateur de la perestroïka................................... 131 PARTIE X ....................................................................................... 143 Des réalités socio-économiques de l’URSS avant l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Serguevitch Gorbatchev............................... 143 PARTIE XI ..................................................................................... 165 L’influence planétaire de la perestroïka ...................................... 165 Partie XII......................................................................................... 209 La résilience politique de la république populaire de Chine et son retour de l’économie d’état à l’économie de marché ................. 209 PARTIE XIII .................................................................................. 217 Les défis de l’indépendance de la Guinée et les conséquences de son divorce brutal avec la France ................................................ 217 PARTIE XIV................................................................................... 235 La Guinée et les pays capitalistes après son indépendance de 1958 à 1984 ............................................................................................... 235 PARTIE XV .................................................................................... 249 La Guinée et les pays socialistes après son indépendance de 1958 à 1984 ............................................................................................... 249 PARTIE XVI................................................................................... 255

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La Guinée et les pays non-alignés après son indépendance de 1958 à 1984 ...................................................................................... 255 PARTIE XVII ................................................................................. 263 La Guinée et les pays arabo-musulmans de 1958 à 1984 ........... 263 PARTIE XVIII ............................................................................... 267 La révolution politique guinéenne de 1958 à 1984 ...................... 267 PARTIE XIX................................................................................... 277 La révolution Économique guinéenne de 1958-1984.................. 277 PARTIE XX .................................................................................... 287 La révolution culturelle et sociale guinéenne de 1958 à 1984 .... 287 PARTIE XXI................................................................................... 297 La fin du socialisme en Guinée et l’avènement du libéralisme . 297 Bibliographie................................................................................... 309 Table des matières .......................................................................... 313

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La singularité du présent essai réside dans le fait que c’est la première fois qu’un ancien étudiant guinéen en URSS, essaie de partager ses souvenirs, en offrant au lecteur, un autre regard de l’histoire de ce pays souvent dépeint, pour les besoins de la cause, sous les traits d’un communisme pur et dur. Mais, Docteur Cissé y a vu autre chose d’intéressant qu’il vous invite à découvrir dans ce livre. Il a réussi avec brio à pénétrer cet univers quasi fermé, formation de policier oblige. Il montre avec la pertinence de chercheur avisé, les permanences et les ruptures d’un système pas toujours bien compris par le commun des observateurs. Mieux, il analyse sans complaisance, l’influence internationale du pays des Soviets sur les peuples du tiers-monde dont celui de son propre pays, la Guinée dont le chemin a croisé à une époque donnée, celui de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) dans un contexte historique bien particulier.

Bakonko Maramany Cissé Ph(D) Es-sciences juridiques est contrôleur général de Police et juriste criminologue. Il a été par deux fois Ministre de la Sécurité et de la Protection Civile, puis de 2013 à 2021, il a été Ministre conseiller à la Présidence de la République de Guinée chargé de la réforme du Secteur de la Sécurité. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à l’écriture, chose du reste, très rare chez les cadres de son niveau. Il est membre du Bureau exécutif de l’Association des écrivains de Guinée.

Illustration de couverture de l’auteur. Montage image de fond : Jalka Studio - 123rf.com

ISBN : 978-2343-25211-7

30 €

9 782343 252117

Bakonko Maramany Cissé

ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS

Bakonko Maramany Cissé

À LA CROISÉE DE L’HISTOIRE DE L’URSS

ET DE LA RÉPUBLIQUE POPULAIRE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE GUINÉE