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French Pages 396 [380] Year 2010
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Musée des Beaux-Arts de Rouen
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SkiraFlammarion
Couverture Camille Pissarro, Le Pont Boieldieu à Rouen, soleil couchant. Voir cat. 72 . rabat En haut, Charles Frechon, Fenaison dans les prairies Saint-Gervais. Voir cat. 42. En bas, Georges Morren, Rouen vu de la colline de Bonsecours. Voir cat. 111. 1"
4' de couverture En hau t, Claude Monet, La Cathédrale de Rouen, le portail et la tour Saint-Romain, effet du matin, harmonie blanche. Voir cat. 67. En bas, Paul Gauguin, La Seine à Rouen. Voir cat. 29. rabat En haut, Frank Myers Boggs, Les Toits de Rouen et le Clocher de la chapelle des Bénédictines du Sain t-Sacrement. Voir cat. 92. En bas, Cam ille Pissarro, Quai de la Bourse, Rouen, soleil. Voir cat. 86. 2'
f! ESFP, Paris, 2010 ISBN : 978-2-0812-4192-3 editions.flammarion.com En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de
la propriété intellectuelle du 1" juillet 1992, tout e reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est sttictement interdite sans autorisation expresse de l'éditeur. Il est rappelé à cet égard que l'usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l'équilibre économique des circuits du livre.
Une ville
pour l'impressionnisme
Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen Sous la direction de Laurent Salomé
Musée des Beaux-Arts de Rouen
•
SkiraFlammarion
Cet ouvrage est publié à l'occasion de l'exposition
Une ville pour l'impressionnisme
Commissariat général
Laurent Salomé Directeur des musées de Rouen
Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen Rouen, musée des Beaux-Arts 4 juin-26 septembre 2010
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L'exposition est organisée dans le cadre du festival «Normandie impressionniste ». Elle a été rendue possible grâce à un financement exceptionnel de l'association Normandie impressionniste et de ses membres fondateurs: CREA (Communauté d'agglomération de Rouen-Elbeuf-Austreberthe), régions Haute-Normandie et Basse-Normandie, départements de la Seine-Maritime et de l'Eure, villes de Rouen et Caen. Président
Pierre Bergé Vice-président
Comité scientifique
Diederik Bakhuys Richard R. Brettell Marie-Claude Coudert Jeanne-Marie David Claire Durand-Ruel Snollaerts François Lespinasse Claire Maingon Marie Pessiot Laurent Salomé James H. Rubin Auteurs des notices du catalogue
Diederik Bakhuys (D. B.) Marie-Claude Coudert (M.-C. C.) Jeanne-Marie David (J. -M. D.) François Lespinasse (F. L.) Claire Maingon (C. M.) Philippe Piguet (P. P.) Laurent Salomé (L. S.) Suivi éditorial
Marie-Claude Coudert Jeanne-Marie David
Laurent Fabius Président du conseil scientifique
Jérôme Clément
Traductions
Élisabeth Raffy
Commissaire général du festival
Jacques-Sylvain Klein
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Cette manifestation est reconnue d'intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication et bénéficie à ce titre d'un soutien financier de l'État.
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Elle a reçu le concours exceptionnel du CIC Nord-Ouest .
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Cette exposition a bénéficié de prêts exceptionnels du musée d'Orsay.
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Remerciements Une fois n'est pas coutume, nous souhaitons adresser en premier lieu nos remerciements aux responsables politiques sans l'initiative et la confiance desquels une exposition d'une importance aussi exceptionnelle n'aurait pu être envisagée dans les murs du musée des Beaux-Arts de Rouen. Laurent Fabius, président de la CREA, a fait appel à nous dès qu'il a songé à une grande manifestation pluridisciplinaire autour de l'impressionnisme, nous interrogeant sur la possibilité d'en organiser l'exposition principale. Nous le remercions pour l'accueil qu'il a réservé à notre proposition, les moyens qu'il a mobilisés pour permettre au projet d'aboutir et l'enthousiasme avec lequel il l'a accompagné. Notre reconnaissance s'adresse aussi à Valérie Fourneyron, députée-maire de Rouen, qui nous a accordé un soutien tout aussi résolu sans lequel l'entreprise eût été décourageante. Autour d'eux, de nombreux élus se sont associés à cet élan sans précédent et nous les remercions très vivement, en particulier Laurence Tison, adjointe au maire de Rouen chargée de la Culture. Le travail en commun avec l'équipe du festival « Normandie impressionniste» a été une aventure exaltante et nous tenons à exprimer notre gratitude à son commissaire général, Jacques-Sylvain Klein, ainsi qu'à Annick Bouillot, Laurence Philippot et Nicolas MayerRossignol qui ont eu en charge l'organisation de cette manifestation et avec qui nous avons parcouru un chemin aussi riche en embûches qu'en satisfactions. La perspective d'organiser l'une des expositions les plus ambitieuses de l'histoire de notre musée, dans un délai de deux ans à peine, n'eût pas été envisagée une seconde sans une grande confiance dans l'exceptionnelle équipe qui fait vivre cette institution. Nous entendons cette communauté au sens large, avec tous les services de la Ville de Rouen qui ont renforcé à cette occasion leur collaboration avec le musée. Dominique Bertin, directeur général des Services, et Richard Turco, directeur général adjoint, nous ont apporté un soutien très appréciable, de même que Sophie Rousseau, directrice du Développement culturel. Nos partenaires habituels et précieux des services techniques , juridiques, des finances ou des ressources humaines ont répondu généreusement à nos sollicitations. Les plus proches de nous, nos collègues de la Bibliothèque municipale, ont apporté un concours essentiel à nos recherches et nous les remercions très chaleureusement, en particulier Françoise Hecquard, directrice, Christelle Quillet, conservatrice, et Brigitte Quignard, bibliothécaire. Revenant vers le centre, nous adressons des remerciements émus à toute l'équipe du musée qui a accepté de passer deux années encore plus terribles que les précédentes, démontrant ainsi non seulement la compétence et l'énergie de ses agents, m ais encore les hautes exigences de chacun pour cette maison et son rayonnement. Outre les complications matérielles qu'implique un aussi vaste projet, il supposait aussi un important travail intellectuel à effectuer dans des délais courts. C'est donc une t rès grande gratitude que nous voulons témoigner à tous ceux qui ont rejoint le comité scientifique, nous offrant leurs connaissances, leur temps précieux et leurs conseils inestimables. Les auteurs du présent ouvrage ne manquaient pas d'autres sollicitations et ont pourtant pris le sujet à bras-le-corps pour lui donner la véritable dimension historique que nous espérions. Il n'est pas nécessaire de les citer une nouvelle fois sur cette page, à l'exception
de Jeanne-Marie David à qui nous devons une reconnaissance toute particulière: la façon dont elle s'est emparée du thème retenu, effectuant des recherches extensives tout en jouant un rôle de coordination avec finesse, insufflant à chacun son optimisme rayonnant, a grandement contribué à faire arriver le navire à bon port. Dans notre quête insatiable, nous avons rencontré une grande générosité et nos recherches ont été facilitées par plusieurs personnes qui, enthousiasmées par notre sujet, n'ont pas compté leur temps et leur énergie pour nous aider. Nous remercions tout particulièrement Lionel et Sandrine Pissarro qui ont bien voulu nous faire profiter de leurs irremplaçables archives et dont la contribution à cette exposition est considérable, ainsi que Joachim Pissarro qui nous a donné de précieuses orientations, tout comme Claire Durand-Ruel Snollaerts. Les archives Durand-Ruel constituent, comme chacun sait, une mine sans égale et nous exprimons notre gratitude à Paul-Louis Durand-Ruel et à Flavie Durand-Ruel pour leur accueil chaleureux et leur aide efficace. Nous avons pu explorer dans des conditions privilégiées les vastes ressources de la Fondation Custodia grâce à la gentillesse de Cécile Tainturier. Nous avons trouvé la même bienveillance auprès de Claire Étienne au service régional de l'Inventaire de Haute-Normandie. Richard Thomson nous a prodigué de très précieux conseils concernant Monet. Françoise Chibret, à la galerie de la Présidence, nous a aidés avec la plus grande gentillesse. Pour l'École de Rouen, nous disposions dans notre comité de la ressource absolue en la personne de François Lespinasse, mais nous remercions également Jean-Claude Delahaye, président de l'association des Amis de l'École de Rouen, et Éric Puyhaubert, qui nous ont fait bénéficier de leurs vastes connaissances, ainsi que Pierre Larock et Michel Bertran. Nous ne saurions dire à quel point ont compté pour nous tous ceux qui nous ont apporté leur concours à des titres divers. Nous exprimons en particulier notre gratitude à Alain Alexandre, Lise Auber, François Auffret, Maricruz Bilbao, Laurence Barret, Wilfred de Bruijn, Francis Burkhard, Liliane Cheuret, Max Coiffait, Sylvie Crussard, Floortje Damming, Marie-Christine Decroocq, Jérôme Decoux, Évelyne Deener, Catherine Dehays, Claire Denis, Pauline Desramont, Florence Ducharme, Hubert Duchemin, Bénédicte Duthion, Christophe Duvivier, Charlotte Eyermann, Marina Ferretti-Bocquillon, Brian Ferriso, Isabelle Gaétan, Colin Harrison, Catherine Hubbard, Norman Kleeblatt, Pierrette Lacour, Fanny Lambert, Jean-Louis Laville, Vincent Lebel, Yves Leclerc, AudeMarcia Letroudec, Dominique Lobstein, Jean-Hubert Martin, Caroline Mathieu, Philippe Monart, Françoise Pelenc, Guy Pessiot, Catherine et Michel Petit, Philippe Piguet, Alain Quaegebeur, Philippe Rue, Nicolas Sainte-Fare Garnot, Karine Sauvignon, Manuel Schmit, Armelle Sentilhes, Daniel Sury, Alain Tapié, Christel Vallières, Jon Whiteley et Eric Zafran. François Lespinasse adresse ses remerciements personnels à Jean-Marie Andriveau, Jean-Jacques Bisman, Hervé Chancerel, Bernard du Chatenet, Liliane Cheuret, JeanClaude Delahaye, Jacques Delécluse, la famille Durand-Ruel, Marie-Aimée Durrleman, Bertrand de Lavallade, Dominique Lebeltel, Alain-François Leboulanger, Muriel Piat, M. Pinchard, Jeanne Plumard de Rieux, Claudia Poncioni, Gilles (t) et Catherine-Claire de Rieux, Marielle Sulzer, Nicole Tou tain, Max Vauthier et Ruth Wilcock.
Prêteurs Les clés de la réussite de ce projet étaient naturellement entre les mains des prêteurs. Nous avons été très touchés par l'accueil enthousiaste et bienveillant qui nous a été réservé. Certains ont consenti des sacrifices considérables en laissant voyager des chefs-d'œuvre. Notre reconnaissance est donc immense envers les responsables des collections publiques et fondations suivantes : Allemagne
Cologne, Wallraf-Richartz Museum & Fondation Corboud Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Canada
Montréal, Musée des Beaux-Arts Toronto, Art Gallery of Ontario Danemark
Copenhague, Ordrupgaard Sammlingen Espagne
Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza États-Unis
Boston, Museum of Fine Arts Buffalo, Albright-Knox Art Gallery Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art Los Angeles, The J. Paul Getty Museum Richmond, Virginia Museum of Fine Arts New York, The Metropolitan Museum of Art Springfield, D'Amour Museum of Fine Arts Philadelphie, Philadelphia Museum of Art Pittsburgh, The Carnegie Gallery Portland, Portland Art Museum Toledo, Toledo Museum of Art Washington, National Gallery of Art France
Aix-les-Bains, musée Faure Bernay, musée de Bernay Grenoble, musée de Grenoble Lille, musée des Beaux-Arts Louviers, musée de Louviers Lyon, musée des Beaux-Arts Meudon, musée d'Art et d'Histoire Paris, musée Marmottan Paris, musée d'Orsay Paris, Petit Palais - musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris Reims, musée des Beaux-Arts Versailles, musée Lambinet
Japon
Shizuoka, Shizuoka Prefectural Museum of Art Mexique
Mexico, Fundaci6n Juan Antonio Pérez-Simon Pays-Bas Nora Foundation Royaume-Uni
Birmingham, Birmingham Museum and Art Gallery Glasgow, The University of Glasgow, Hunterian Art Gallery Londres, Tate Londres, Courtauld Institute Galleries Oxford, Ashmolean Museum of Art and Archaeology Serbie
Belgrade, Narodni Muzej Suisse
Berne, Kunstmuseum Genève, musée d'Art et d'Histoire Zürich, Fondation Collection E. G. Bührle
ainsi qu'envers Alain Tourret, président de l'association Peindre en Normandie, Cheryl A. Chase et Stuart Bear, Jean-Louis Loeb- Picard, Hubert Piguet, Philippe Piguet, Linda Gale Sampson, la baronne Carmen Thyssen-Bornemisza et les collectionneurs qui ont préféré conserver l'anonymat. Nous remercions également pour leurs prêts généreux les galeries Bertran (Rouen), Dr. Fresen (Munich) et Larock-Granoff (Honfleur).
Après deux années seulement de préparation, la première édition du festival Normandie Impressionniste ouvre aujourd'hui ses nombreuses portes, parmi lesquelles celles de l'exp osition présentée au musée des Beaux-Arts qui en est le fer de lance ou le vaisseau amiral, si l'on peut employer ces métaphores guerrières bien éloignées de l'esprit de notre projet . Nous voyons se concrétiser l'idée d'une Normandie fière d'avoir été le lieu d 'épanouissement de l'un des plus beaux moments de la culture européenne, celui de l' impressionnisme. Cette manifestation est pluridisciplinaire, organisant autour de la peinture une rencontre à laquelle participent la musique, le théâtre, la littérature et les loisirs. Elle se devait d'être populaire et d'animer tout le territoire régional. Il fallait aussi lui donner un rayonnement international en organisant des manifestations de haut niveau. Compte tenu de l'extraordinaire ensemble de chefs-d'œuvre réunis aujourd'hui au musée de Rouen, il est légitime de penser que cet objectif est atteint. À travers l'exemple rouennais, le lien unissant culture et territoire prend tout son sens. La « ville aux cent clochers » de Victor Hugo a bien été le théâtre d'une aventure artistique hors du commun parce qu'elle synthétise le foisonnement culturel de la Normandie à la fin du xrx• siècle : entre un monde rural riche de traditions et une industrialisation exceptionnellement dynamique, entre son patrimoine monumental unique et son port effervescent, entre ce majestueux méandre de la Seine et les collines qui l'entourent, c'est une ville particulière qui possédait toutes les raisons de séduire les peintres modernes. Nous nous réjouissons de l'engagement de la Ville de Rouen et de son musée des Beaux-Arts dans cette aventure qui était un grand défi à relever. Nous tenons à remercier t ous ceux qui ont concouru à la réussite de ce premier festival Normandie Impressionniste, qu'il s'agisse des porteurs de projets, des prêteurs qui, pour les différentes expositions, ont bien voulu se séparer quelques mois de leurs tableaux pour en faire partager le pouvoir magique au plus grand nombre, et de tous ceux qui ont contribué à l'organisation de l'événement. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous savons que de très nombreux visiteurs venant de toute la France et du monde ont prévu de visiter notre région pendant l'été . Nous espérons que les Normands eux-mêmes, outre le plaisir qu'ils auront à découvrir ces manifestations, ressentiront une profonde satisfaction en revivant cette époque exceptionnelle qui donne bien des idées pour le présent et l'avenir. Comme on le découvrira dans la présente exposition, la modernité la plus éclatante se nourrit du passé, de l'observation de la nature, des gens, des ponts et des cathédrales. La peinture « de plein air » fut une formidable histoire d'ouverture et de générosité: les peintres impressionnistes aimaient le monde autant qu'ils voulaient le faire changer.
Pierre Bergé Président de Normandie Impressionniste Laurent Fabius Président de la CREA / Vice-président de N ormandie Impressionniste Jérôme Clément Président du Conseil scientifique Jacques-Sylvain Klein Commissaire général du festival
Engagée depuis l'origine dans l'exceptionnel projet Normandie Impressionniste lancé par Laurent Fabius, aux côtés de toutes les grandes collectivités des deux régions normandes, la Ville de Rouen entendait bien jouer pleinement son rôle de capitale. Elle l'aurait fait sur tout autre sujet mais s'agissant de l'impressionnisme, l'évidence était totale et l'ardeur redoublée. Chacun sait que le souvenir de Claude Monet est aussi fort à Rouen que celui de Jeanne d'Arc, à tel point qu'il est devenu presque impossible de regarder la façade de notre cathédrale sans penser à lui. Le reste de l'histoire est moins connu et pourtant, ce que nous fait découvrir aujourd'hui l'exposition organisée par le musée des Beaux-Arts, c'est un foisonnement exceptionnel, une ville transformée en laboratoire de la modernité à une époque où la peinture cristallisait de véritables enjeux de société. Et Monet n'est pas le seul grand maître de l'impressionnisme à avoir ressenti l'attraction de cette cité. À côté de la série fabuleuse de ses Cathédrales, les tableaux de Pissarro représentant la Seine, ses ponts, l'activité fébrile de ses quais, de son port et de ses usin es, forment sans doute un ensemble aussi important. Et contrairement à Monet, solitaire et réservé, Pissarro est en prise directe avec la ville. C'est sans doute l'artiste qui l'a le mieux comprise. Il a retranscrit dans ses toiles son curieux mélange de frénésie et de mélancolie, ses couleurs, sa lumière, mais aussi son esprit. C'est une grande émotion pour les Rouen nais d'en découvrir d'aussi magnifiques portraits. C'est pour nous une invitation à poursuivre cet élan de création et cet esprit d'avant-garde. C'est pourquoi nous avons imaginé Rouen Impressionnée et sa programmation ambitieuse qui montre que Rouen est toujours un lieu idéal pour l'expérimentation artistique. De nombreux artistes, dont certains de renommée internationale, ont été invités à apporter une réponse à la vision impressionniste, à s'emparer de nos grands sites ou de lieux tranquilles où la nature a conservé sa place. Le pont Boieldieu, sujet de prédilection de Pissarro, n'est plus le même aujourd'hui qu'à la fin du XIXe siècle. Pourtant, confié à l'imagination d'Arne Quinze, il va connaître le temps d'un été une spectaculaire efflorescence, projetant des reflets fauves dans la Seine comme dans les toiles du « patriarche de l'impressionnisme ». Avec ce projet et beaucoup d'autres, nous avons voulu apporter la meilleure contribution possible à une manifestation dont les enjeux pour la Normandie sont considérables. Nous tenons à remercier chaleureusement tous ceux qui se sont associés à cet effort et particulièrement ceux qui ont permis l'incroyable exposition qui fait ressurgir aujourd'hui cette « ville pour l'impressionnisme». Grâce à l'association Normandie Impressionniste qui a mobilisé des m oyens exceptionnels, grâce au concours de l'État, à celui du CIC Nord-Ouest, grâce enfin à la générosité des prêteurs, l'événement-phare du festival est aussi éclatant que nous l'espérions .
Valérie Fourneyron Députée-maire de Rouen
Notre Établissement, CIC Nord Ouest, grâce à son ancrage régional, cultive son positionnement de banque de proximité. Une banque qui affiche cette volonté d'être proche de ses clients comme de ses partenaires, en accompagnant leurs projets. Le soutien, constant et durable, qu'elle apporte aux opérations culturelles de sa région en est la preuve. Son action de mécénat s'est construite, de tout temps, autour de partenariats solides visant à développer l'accès à la culture au plus grand nombre, en privilégiant les initiatives de qualité dans le domaine des arts. Elle contribue ainsi à la mise en valeur et au rayonnement des territoires sur lesquels elle exerce son activité de bancassurance. Présente là où la créativité est source de richesse intellectuelle et artistique, elle se positionne en partenaire actif, associant ses clients à des manifestations culturelles de renom. Ainsi, notre banque, le CIC Nord Ouest, accompagne les principaux musées implantés sur son territoire - le musée des Beaux-Arts de Rouen, le musée Malraux du Havre, le musée des Beaux-Arts de Caen ou encore le musée André Diligent « La Piscine » de Roubaix - avec lesquels, entre autres, elle a tissé des liens forts qui perdurent d'année en année. C'est pourquoi, depuis maintenant plus de cinq ans, elle s'est associée régulièrement aux expositions-phares du musée des Beaux-Arts de Rouen . En 2006, ce fut « Miroir du temps , chefs-cl' œuvre des musées de Florence »; en 2007, « La Mythologie de l'Ouest dans l'art américain »; en 2008, « Charles Frechon »; et en 2009, « La Normandie romantique » dans le cadre du projet Voyages Pittoresques. Preuve de cet engagement, c'est tout naturellement que cette année, elle a choisi d'être partenaire de cette magnifique exposition « Une ville pour l'impressionnisme. Monet, Pissarro et Gauguin à Rouen ». Elle a voulu encourager et souligner, à sa manière, ce travail important qui a permis de rassembler une centaine de chefs-d'œuvre de grands peintres de la fin du xrx• siècle, au premier rang desquels figurent Monet, Gauguin et Pissarro. Cet ensemble permet d'explorer un chapitre de l'histoire de l'impressionnisme qui n'avait, jusqu'alors, jamais fait l'objet d'une exposition de cette envergure : le rôle joué par la capitale normande dans cette révolution picturale. Rappelons que le musée des Beaux-Arts de Rouen abrite la première collection impressionniste de France hors de Paris. C'est donc tout naturellement que je vous propose de partager avec nous le plaisir de la découverte de ce catalogue qui vous donnera envie, je l'espère, de découvrir cette exposition d'exception.
Stelli Prémaor Président-Directeur Général CIC Nord Ouest
Avant-propos Combien reste-t-il de sujets «vierges» concernant l'impressionnisme? Que peut-on dire encore sur cette peinture dont le pouvoir de fascination, ne montrant aucun signe de faiblesse, pousse les musées du monde entier à consacrer chaque année des expositions sans nombre aux quelques artistes mythiques qui l'ont inventée? Nous avons la faiblesse de croire que ce projet rouennais, sous l'apparente modestie de son thème parfaitement local, apporte un éclairage vraiment nouveau et de nature à faire progresser notre compréhension de ce grand chapitre de l'histoire de l'art. Il ne s'agit pas, en effet, d'observer simplement les manifestations d'un mouvement important dans tel contexte précis qui ne fournirait qu'un exemple ou une déclinaison. Ce qui s'est passé à Rouen en matière de peinture dans le dernier quart du XIXe siècle est d'une singulière importance. Ce n'est pas un écho de l'impressionnisme que l'on mesure ici, c'est la contribution effective d'une ville à la construction de cette esthétique, à travers l'expérience concrète que plusieurs de ses principaux représentants y ont vécue. Bien sûr, chacun est conscient de ce qui s'est passé devant la cathédrale et le musée de Rouen a déjà consacré à la série de Monet une exposition mémorable. L'événement coïncidait avec la réouverture du musée après une rénovation fondamentale: 1994, c'était aussi le centenaire de ces tableaux mythiques, si toutefois l'on retient la fameuse date, légèrement postérieure à leur réalisation, que le peintre leur a donnée systématiquement. Mais le reste de l'histoire demeurait pratiquement inconnu, alors que la production rouennaise de Pissarro à elle seule aurait suffi à former la grande exposition que nous souhaitions pour 2010. Ces peintures, on les a vues ponctuellement ici et là, assez rarement en fin de compt e, et jamais pour certaines d'entre elles qui appartiennent à des collections particulières. Le seul moyen jusqu'à présent de se faire une idée de cet apport magnifique à l'histoire du paysage urbain était la lecture de l'ouvrage de Richard Brettell, The Impressionist and the City. Pissarro's Series Paintings, catalogue d'une exposition présentée à Dallas, Philadelphie et Londres en 19921993, dans laquelle les séries rouennaises pouvaient être comparées aux parisiennes, à l'avantage très net, pensons-nous, des premières. Quant au séjour de Gauguin à Rouen, il est généralement oublié, même si Richard Brettell, toujours lui, a réuni avec Anne-Birgitte Fonsmark un ensemble significatif des énigmatiques tableaux qui en ont résulté dans l'exposition « Gauguin and Impressionism », organisée à Ordrupgaard et à Fort Worth en 2005. Comment ne pas noter que ce n'est jamais en France que ces sujets ont été traités ? Notre exposition s'inscrit dans un mouvement de réappropriation par les musées français de l'histoire impressionniste, un effort dans lequel le musée d'Orsay entend jouer pleinement son rôle et dont Rouen ne saurait être absent. Dans le grand aveuglement qui a fait passer nos musées à côté de la construction de collections impressionnistes au moment où il fallait le faire, le musée des Beaux-Arts de Rouen a connu un sort exceptionnel. Il a donc vocation à être particulièrement actif dans ce domaine et il est fort heureux que l'initiative politique lui en donne les moyens. Cette position privilégiée doit tout à un mécène extraordinaire, François Depeaux, dont il est beaucoup question dans le présent ouvrage. Parmi les innombrables découvertes nous permettant aujourd'hui de dresser un bilan précis du rôle joué par Rouen dans le développement de la nouvelle peinture, la plus étonnante touche à l'histoire de cette grande donation, qui se révèle bien diffé-
rente de ce que l'on croyait jusqu'ici. Comme on le lira plus loin en effet, la ville de Rouen n'a jamais refusé la donation Depeaux. C'est une information capitale autour de laquelle nous avons vu se reformer une scène d'une richesse insoupçonnée qui confortait jour après jour la validité du titre de notre exposition. Rouen, ville de peintres depuis toujours, véritable pèlerinage pittoresque à l'époque romantique, a bien été le théâtre d'une avancée majeure de l'impressionnisme. On voit particulièrement se jouer, dans la vieille cité en pleine explosion industrielle, l'avenir de cette « nouvelle peinture» et la transmission de ses conquêtes aux générations suivantes. À quelques exceptions près - la plus importante étant le séjour de Monet en 1872 -, la question de l'impressionnisme à Rouen est celle d'un mouvement parvenu à maturité qui organise à Paris ses dernières expositions «officielles». Et au-delà, c'est peut-être dans la capitale normande que s'affirmera avec le plus d'éclat le second souffle de la dernière décennie du siècle. Le monument incomparable que constitue la série des Cathédrales de Monet surgit, faut-il le rappeler, alors que diverses formes d'avant-garde entendent déjà prendre le relais de l'impressionnisme. Et la grande révélation de la présente exposition, en dehors de la réunion d'un ensemble extraordinaire de ces Cathédrales - événement qui a de moins en moins de chances de se reproduire -, est une aventure de la fin des années 1890, celle des derniers séjours de Pissarro à Rouen. Ces variations autour de ce que le peintre a identifié comme le cœur et le symbole de la cité, à savoir les quais, cette mystérieuse gravitation autour de la Seine, l'imbrication dynamique d'éléments naturels et humains, industriels et atmosphériques, constituent l'un des derniers sommets de l'impressionnisme. Pissarro a entretenu avec la ville des rapports dépassant de beaucoup le choix d'un motif de prédilection, ce qui est déjà une grande affaire. Le thème inlassablement répété de cette circulation longeant ou traversant le fleuve, sous de grands ciels héroïques où nuages et fumées s'arrachent les rayons du soleil, comporte une forme de mystique sociale qui rejoint, jetant un grand pont à travers l'histoire de l'art, le génie d'un Bruegel.
Laurent Salomé
Essais 1.6
Une ville pour ou contre l'impressionnisme Laurent Salomé
38
Monet à Rouen Jeanne-Marie David
50 76
1.87 Entre romantisme et impressionnisme 188 190 192 196
Joseph Mallord William Turner Paul Huet Camille Corot Johan Bart hold Jongkind
1.99 Le paysage fluv ial, tradition
Pissarro, le maître à Rouen
et modernité
Claire Durand-Ruel Snollaerts
200 206 208 212
Gauguin à Rouen Richard R. Brettell
96
Catalogue
Le sublime industriel rouennais : Monet, Pissarro et la modernité James H. Rubin
1.24 François Depeaux, une grande
collection rouennaise François Lespinasse
1.66 Paris-Rouen, 1886-1914 :
la Renaissance de l'impressionnisme Claire Maingon
Claude Monet Stanislas Lépine Charles Lapostolet Eugène Boudin
21.5 1.883 / Premier séjour de Pissarro 216 Camille Pissarro 228 Marie Joseph Léon Clavel, dit Iwill
231. 1884 / Séjour de Gauguin 232 Paul Gauguin
241. Les débuts de l'École de Rouen:
les «Mousquet aires» et l'épisode néo-impressionniste 242 244 250 252 260
Charles Angrand Léon Jules Lemaître Albert Dubois-Pillet Charles Frechon Joseph Delattre
267 1892-1893 / Monet, les Cathédrales 268 Claude Monet
285 1896-1898 / Derniers séjours de Pissarro 286 Camille Pissarro
31.3 La ville aux cent clochers 314 316 318 320 322 324 328 329 332 333 334 336
Camille Pissarro Xavier Boutigny Gustave Loiseau Eugène Boudin Frank Myers Boggs Léon Jules Lemaître Charles Frech on Henri Vignet Robert Antoine Pinchon Pierre Dumont Émile Othon Friesz Paul Signac
339 Le tournant du siècle 340 346 348 350
Albert Lebourg Georges Morren Blanche Hoschedé-Monet Armand Guillaumin
353 La deuxième génération de l'École
de Rouen et le post-impressionnisme 354 Robert Antoine Pinchon 362 Maurice Denis 364 Pierre Laprade
366 Chronologie Établie par Jeanne-Marie David
393 Bibliographie
Laurent Salomé
ne 111 e
pour ou contre l'impressionnisme Supposer qu'une ville possède une personnalité, des opinions, un goût, est évidemment contestable d'emblée et nous renvoie à la question, un peu trop fondamentale pour notre propos, de l'existence ou non d'une conscience collective. On sait pourtant que c'est l'une des occupations favorites des habitants d'une ville que d'en définir les traits de caractère, de constater au fil des événements la récurrence de tel comportement, le triomphe permanent de telle forme d'esprit. À Rouen, cet exercice s'effectue le plus souvent sur le mode du dénigrement acharné. C'est sans doute déjà tomber dans le piège de la généralité que de l'affirmer, et pourtant la sévérité des Rouennais envers leur ville est vérifiable à chaque instant - et le sujet de notre exposition nous a apporté son lot de preuves nouvelles. Ne serait-ce qu'en se plongeant dans les débats esthétiques qui ont agité la ville à l'époque qui nous intéresse, à savoir le dernier quart du xrxe siècle et jusqu'à l'approche de la Première Guerre mondiale, combien de sarcasmes sur l'étroitesse d'esprit supposée des Rouennais ne relève-t-on pas dans la presse, dans la correspondance des artistes comme des notables, dans la littérature? On fait trop facilement de Flaubert l'inventeur de cette forme particulière de férocité dont il est l'interprète génial, mais qui imprègne en réalité toute la culture locale. Parmi toutes ces manifestations d'une ville qui s'agace d'elle-même, celles touchant à son rapport complexe avec la modernité, et plus précisément l'avantgarde picturale, sont souvent spectaculaires et font de l'exemple rouennais un cas très amusant si l'on s'intéresse à la question de l'usage social de l'art.
1.
!'rançois Bergot, « La donation François Depeaux au musée èes Beaux-Arts de Rouen», ::.ans Hommage à Hubert ::._--id:;is, Paris, Blanchard, 1987, ?- 205-209.
2.
'...a. nre de 1909 est elle-même ro= •e par sa citation ::.ans la délibération du conseil zn · ôpal du 28 mai 190 9.
Une aventure cristallise tous les éléments de cette relation houleuse: c'est celle, bien sûr, de la célèbre collection de François Depeaux et de sa donation mouvementée au musée des Beaux-Arts de Rouen. Or, c'est sur cet épisode mille fois raconté, page classique de l'histoire du musée, sur laquelle notre prédécesseur François Bergot avait fait le point dans un article très complet de 19871, que la préparation de cette exposition nous a réservé la surprise la plus inattendue. On la doit essentiellement aux recherches de François Lespinasse qui a bien voulu, en travaillant sur Depeaux, s'attaquer à un dossier particulièrement difficile pour de nombreuses raisons: supposé connu, très complexe, chargé d'enjeux. Nous renvoyons naturellement à son essai car il apporte une masse de renseignements inédits absolument colossale. Cependant, il nous paraît indispensable d'ouvrir notre propos sur les conséquences de ses découvertes, d'abord parce qu'elles illustrent parfaitement notre sujet, ensuite parce qu'elles sont d'une grande importance et que nous ne voudrions pas qu'elles échappent au lecteur qui ne lirait que les premières pages de cet ouvrage. Il faut donc commencer par rappeler l'histoire traditionnelle des origines de la collection impressionniste de Rouen avant de procéder à une sérieuse mise au point, pour ne pas dire à la correction d'une erreur historique complète. On se demandera désormais comment s'est installée dans la mémoire des Rouennais cette belle et douloureuse histoire qui sonnait si vrai et que nous avons nous-même relayée tant de fois - horresco referens - dans l'enceinte de cette maison. Pour éviter toute ambiguïté, nous préférons la résumer entre guillemets: « Un grand mécène, François Depeaux, ayant constitué l'une des plus belles collections de tableaux impressionnistes existant dans le pays au tournant du xx• siècle, très soucieux d'éclairer ses concitoyens, propose de donner sa collection au musée de sa ville. La scène se passe en 1903. Mais ni le maire ni le conservateur du musée ne goûtent cette nouvelle peinture. Il est trop tôt; cet art est encore considéré comme décadent et ne peut que froisser un milieu d'érudits et de donateurs potentiels qui entourent l'institution et sont attachés à la tradition académique. La collection est refusée. Trois ans plus tard, en 1906, elle sera entièrement dispersée aux enchères, en raison de la séparation du couple Depeaux. L'amateur parvient à racheter une cinquantaine de ses tableaux, dont certains des plus importants, reconstituant une petite collection Depeaux qui demeure exceptionnelle. Il réitère sa proposition en 1909 et, cette fois, les esprits ont évolué, le sésame s'ouvre enfin. Ouf ! Le musée des Beaux-Arts de Rouen possédera tout de même la plus importante collection impressionniste hors de Paris, mais quel n'eût pas été son destin s'il avait accepté dès 1903 lagrande collection ! Voilà bien l'indécrottable esprit rouennais!» Dans cette histoire, la ville apparaît dans toute sa typique ambivalence, abritant les plus brillants projets mais s'acharnant à les gâcher - théâtre d'un combat perpétuel et sans merci entre progrès et réaction, dans lequel la dernière semble toujours prendre le dessus. Voilà bien longtemps que l'on cherche, au musée, aux archives municipales et départementales, des traces écrites du fatidique refus. Or rien n'a été trouvé, ni délibération ni même simple note ou vague écho dans une correspondance (on ne conserve pas davantage la lettre que François Depeaux adresse au maire de Rouen le 4 février 1903 pour faire sa proposition, cette dernière nous étant connue parce que le donateur lui-même y fait référence fièrement dans sa seconde proposition en 1909 2 ). Aucune trace donc, aucun document qui fournirait, même de façon elliptique, quelque indice sur cette décision, ses motifs et la façon dont ils auraient été signifiés à François Depeaux. Ce vide complet sur un épisode supposé significatif de l'attitude de la ville vis-à-vis de l'impressionnisme paraît bien étrange a posteriori, maintenant que nous avons des raisons de douter. Ces raisons résident dans les informations mises au jour par François Lespinasse, dont il ressort que la ville et son musée n'eurent guère le temps de refuser la donation proposée le 4 février 1903, ni même de formuler quelque opinion que ce fût, puisque nous savons maintenant que,
Fig. , Auguste Renoir Le Bal à Bougival 1882-1883
"- ... ,..:.. . ~ :l,.
Boston, Museum of Fine Arts
3.
4.
5.
Voir l'essai de François Lespinasse, p. 124 du présent ouvrage. Boston, Museum of Fine Arts. Le tableau a ét é acheté par Edmond Decap, le beau-frère de Depeaux, à la vente de 1906. 10 février 1906; archives Durand-Rue!, Paris.
dès le 25 février, Mme Depeaux faisait poser les scellés sur le domicile conjugal3 ! La donation n'était plus possible, l'épouse furieuse ne laisserait rien échapper au partage. Cet acte de guerre avait naturellement été préparé par Mme Depeaux et ses conseillers, et il semble y avoir eu une véritable course de vitesse entre les époux, le collectionneur ayant été pris de court dans le processus de la donation. Il est possible de faire remonter assez haut la date à laquelle l'industriel avait formé le projet de donner à terme sa collection au musée. Cette date est fournie de façon indirecte par sa correspondance avec Paul Durand-Ruel, source essentielle où se lisent presque au jour le jour la dynamique de la collection, son ambition et, par moments, sa vocation militante et philanthropique. Au moment des préparatifs de la vente de 1906, Durand-Ruel s'inquiète vivement de la liste des oeuvres qui devront être dispersées et tente une protestation au sujet de l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de la collection, la Danse à la campagne de Renoir 4 (plus connu aujourd'hui sous le titre Le Bal à Bougival). Il rappelle à Depeaux qu'il ne lui avait vendu ce tableau, appartenant à sa collection personnelle, que dans la perspective de le faire entrer au musée de Rouen 5. Le projet de faire de cette institution une tête de pont de la défense de l'impressionnisme était partagé par les deux hommes, comme le montre également
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UNE VILLE POUR OU CONTRE L'IMPRESSIONNISME
6 . Archi\"es Durand- Rue!, Paris. 7. \"oir l'essai de François !...eSpinasse, p. 124 du présent OU\Tage.
!..é'ttre non datée [19 mars 0907!; B, 1R, Ms m301/i27.
leur correspondance à l'approche de l'inauguration des salles Depeaux du musée. Or François Depeaux a acheté cette Danse à la campagne en 1894. L'idée de la donation a donc au moins neuf ans, et probablement un peu plus, lorsque le mécène écrit au maire de Rouen le 4 février 1903. Quant à l'accueil réservé à ce projet par la ville et la direction du musée, les choses sont plus complexes. Ainsi que nous l'avons dit, la thèse de la réponse négative perd tout son sens au vu de l'avancement du conflit judiciaire entre les époux. Il serait d'ailleurs étonnant qu'un personnage tel que François Depeaux ait envoyé en février 1903 une bouteille à la mer, une candidature spontanée; sa lettre ne pouvait que formaliser la proposition d'une donation déjà largement préparée. C'est l'approche du but qui précipite les manœuvres de sa femme. Au reste, dans la lettre du 24 mai 1909 par laquelle il proposera à nouveau de faire don de sa collection au musée, aucune allusion n'est faite à un accueil froid, à un quelconque incident diplomatique lors de la première démarche, alors qu'il avait écrit quelques mois plus tôt à Paul Durand-Ruel: « Les nombreuses et incessantes difficultés qu'a soulevées Madame Depeaux pour essayer d 'empêcher ma donation à la ville de Rouen de ma collection de tableaux paraissant enf,.n écartées, je viens vous demander 6 [ •.. ]. » Le message est presque aussi clair dans la lettre au maire de Rouen, ce dernier étant d'ailleurs le même qu'en 1903, Auguste Leblond: « Monsieur le Maire, après de nombreuses difficultés et entraves à la réalisation de l'offre que je vous avais faite le 4 février 1903, pour le musée de la ville de Rouen, de ma collection de tableaux, je puis enfin exécuter ce projet et ce m'est une grande satisfaction de vous en informer.» Cette phrase citée dans la délibération du conseil municipal du 28 mai 1909 est particulièrement intéressante: Depeaux étant désormais en mesure d'exécuter son projet, il en informe le maire. Il semble que pour lui la question de l'acceptation ne se pose même pas. Même si l'assurance de cette lettre de 1909 peut être mise sur le compte de la volonté impatiente de clore un épisode qui a trop duré, il y a tout lieu de considérer que face à un personnage d'une telle envergure, à la tête de l'une des plus grandes fortunes de la ville, le mécène de tant de projets d'infrastructure, le refus éventuel de sa donation n'a, en effet, jamais vraiment été d'actualité, ni en 1909, ni en 1903. Si des documents positifs nous manquent sur les préparatifs du côté de la ville, un article de Georges Dubosc dans Le Journal de Rouen fournit un indice précieux. Publié le 26 mai 1906, à l'approche de la grande vente où la collection va être dispersée, il rappelle avec tristesse que« M. Depeaux destinait sa collect ion au musée de Rouen. L'emplacement qu'elle devait y occuper était désigné depuis un certain temps, déjà 7 ». Là encore, aucune allusion à une hostilité de l'institution vis-à-vis de l'impressionnisme - et l'on peut être certain que Georges Dubosc ne se serait pas privé d'une diatribe s'il avait eu connaissance d'une telle chose . Au contraire, il est évident que si des salles ont été prévues, c'est qu'un accord existait avec le musée. On peut même supposer que le projet avait été étudié dès avant 1903 puisque la procédure intentée par Mme Depeaux en février de cette année avait tout stoppé. S'il y eut un rendez-vous manqué entre le philanthrope et sa ville, ce ne fut donc pas par défiance. La catastrophe, car catastrophe il y a, fut d'ordre privé. Même après 1906, Depeaux ne peut disposer librement des tableaux rachetés au milieu du déluge. Ces acquisitions ont en effet été réalisées sur son passif, comme le relate Albert Lebourg dans une lettre du 19 mars 1907 à son ami Alfred Roux, montrant que l'artiste réputé bourru et solitaire occupe une place centrale sur la scène rouennaise de ces années, et qu'il est des mieux informés : « La collection Depeaux n'ouvrira pas au musée avant longtemps! Ces tableaux rachetés par Depeaux, l'ont été en les passant à son passif. La partie adverse s'oppose formellement à toute dotation présente dans l'espèce jusqu'au règlement total de la liquidation dans les temps futurs; après quoi le sieur Depeaux fera toutes les dotations qu'il lui plaira faire 8 . » C'est encore par Lebourg que nous apprenons les difficultés financières posées ensuite par la donation. Il écrit, toujours
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Fig. 2 Albert Lebourg La Neige en Auvergne
1886 Rouen, musée des Bea ux-Ar ts
9.
13 novembre 1908; BMR, Ms m301/40.
à Alfred Roux, le 13 novembre 1908: « Le montage de la collection Depeaux marche. Mais il y aura des difficultés administratives; oh ce n 'est pas encore fait : pour m oi, au dernier moment, il remportera tout le bazar. Alors je lui demanderai de donner l'effet de neige au musée. D'abord pour accepter la collection la ville aurait à acquiter [sic] 22 mille francs de droits à l'État, à ce bon État que vous respectez tant ! Or la ville n'a pas le sou. Il y aura un biais, donner à l'État avec affectation au musée de Rouen, mais Depeaux voudra imposer à l'État des conditions; l'État n'entendra pas être propriétaire conditionnellement . Je vous le dis : ça finira que Depeaux remportera tout le bazar 9 • » Si Lebourg suit de si près l'affai re, c'est qu'il est l'un des artistes préférés de Depeaux qui possède son chef-d'œuvre, La Neige en Auvergne. Comme on le voit, c'est une longue et pénible suite d'obstacles en tous genres qui n 'a que peu à voir avec l'histoire du goût. Ceci ne signifie pas que dès 1903 l'enthousiasme ait été unanime. Mais à partir de tels éléments, les choses se remettent en place et il devient possible d'observer plus finement les positions des uns et des autres. Où en était vraiment l'appréciation de cette nouvelle peinture à Rouen dans les premières années du :xxesiècle? La ville est depuis les années 1880 le terrain d'une véritable bataille rangée ent re les défenseurs de l'impressionnisme et ses adversaires. Nous disposons sur ce suj et d'une riche collection de joutes verbales . Leur corpus a grossi grâce aux recherches de Jean neMarie David qui, croisant un grand nombre de sources, a fait ressurgir avec un degré de détail jamais obtenu jusqu'à présent le paysage rouennais de ces années. Les combat s se livrent en partie dans la presse, notamment dans Le Journal de Rouen où le rempart contre l'impressionnisme est incarné avec un indéniable brio par le correspondant parisien, Alfred Darcel (1818-1893), grand érudit d'origine rouennaise qui a occupé diverses fo nctions importantes, administrateur de la manufacture des Gobelins en 1871, conservateur du musée des Thermes et de l'hôtel de Cluny en 1885, inspecteur des Monuments hist oriques. Mais le même journal verra surgir, du côté adver se, le défenseur le plus inspiré de
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UNE VILLE POUR OU CONTRE L' IMPRESSIONNISME
la nouvelle peinture, Georges Dubosc (1854-1927), qui mettra de côté une discrète carrière de peintre entamée au début des années 1880 10 pour devenir un critique d'art extraordinairement influent. Pour évaluer les forces en présence dans le débat rouennais sur la peinture, il faut porter une attention particulière aux dates car les convictions les plus fermes se nuancent avec le temps. Darcel lui-même évolue lentement de la guerre idéologique à une forme de résignation, comme en témoigne régulièrement la correspondance des artistes rouennais qui montrent une crainte plus ou moins ironique de ses foudres . « Je crains bien que M. Darcel m'attrape», écrit Joseph Delattre à Charles Angrand au moment de l'exposition municipale de 1882 Mais il déclarera à son ami à l'occasion de celle de 1886: «Je voulais t'envoyer la critique de Darcel, mais je n'ai pas eu l'occasion de me procurer le journal. En somme, nous n'avons pas à nous plaindre de lui cette année - il a fait un effort pour être un peu plus de bonne foi . [... ] il est aussi assez favorable à Frechon - avec des restrictions naturellement, mais enfin je crois que sa vieille expérience commence à le mettre en garde devant ceux qui vont de l'avant 1 2 • » Il est vrai que pendant ce temps une large part de la presse rouennaise suit le mouvement avec beaucoup plus de facilité : « M. Charles Frechon, un moderne, un piocheur», lit-on dans La Cloche d'argent le 27 février 1886. Lorsqu'en 1890, le musée flambant neuf, jouissant d'espaces abondants, inaugure une exposition permanente d'artistes « domiciliés dans l'arrondissement de Rouen 13 », Alfred Darcel la recense sans enthousiasme et en déplore le caractère commercial, mais cite, parmi les tableaux l'ayant« surtout frappé», des œuvres de Lemaître et de Frechon 4. Les violentes diatribes écrites dix ans plus tôt trahissaient l'espoir de voir la raison tordre rapidement le cou aux errements de la peinture moderne: cet espoir, vers la fin du siècle, apparaît tout à fait vain. Comme lui, la plupart des tenants de la tradition académique qui dominent les milieux érudits et institutionnels rouennais affichent des convictions sensiblement différentes selon que l'on se situe en 1880 ou en 1900. Pour trouver le noyau de la résistance à la« nouvelle peinture», il faut donc se reporter vers 1880, au seuil d'une décennie qui va voir l'impressionnisme pénétrer de façon spectaculaire dans la ville, multipliant ses lieux d'exposition et contaminant les artistes locaux. Il est clair qu'à ce moment le musée constitue la forteresse de l'académisme. Installé en février 1880 dans la première aile du bâtiment de Charles Sauvageot, qui ne sera entièrement achevé qu'en 1888, avec la touche finale indispensable des décors de Pierre Puvis de Chavannes, il est au faîte de sa puissance. Son conservateur, Gustave Morin, étant trop souffrant pour s'occuper de la nouvelle installation des collections, cette mission a été confiée par intérim, à la fin de l'année 1879, à Alfred Darcel, aidé de Gaston Le Breton, alors conservateur du musée de la Céramique - et qui sera plus tard le directeur du musée des Beaux-Arts, responsable du supposé refus de la donation Depeaux en 1903. Un nouveau directeur, Edmond Lebel, précédemment chargé du musée de Picardie à Amiens, est nommé le 30 janvier 1880. Il dirigera également l'École municipale des beaux-arts et le message qu'il entend faire passer aux jeunes générations est sans ambiguïté. On en trouve les grandes lignes dans le discours qu'il prononce à l'occasion de sa réception à l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen le 2 août 1883, porteur de véritables morceaux d'anthologie: « Sous le prétexte spécieux que l'art constitue une simple reproduction de la nature, certains artistes sont arrivés à la défigurer, se disant tantôt réalistes, et oubliant qu'ils représentent la réalité comme seuls ils la voient, tantôt impressionnistes, par un nom 11
•
F,g. 3 Anonym e
Alfred Darce/ Bronze Paris, Musée national du Moye n Âge - Thermes et hôtel de Cluny
1
.10. U est admis en 1882 au Salon ou il expose Baptême . u... août 1882; Du Chatenet :--.!. letue n· 4. 12.. :m octobre 1886; idem, n° 18 . .13- Decision du conseil municipal, ce du 7 févrie r 1890, :a proposition d'Ernest
=
=
:14-
;.e • mal de Rouen,
.ff -ovembre 1890.
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Fig. 4 Charles Angrand
Vue intérieure du musée de Rouen en 1880
1880 Roue n, musée des Beaux-Arts
nouveau, mais exprimant une vérité bien ancienne, comme si l'art avait jamais eu d'autre but que de reproduire non les objets extérieurs eux-mêmes, mais les images qu'ils laissent en nous. Quoi qu'il en soit, ces théories déplorables ont répandu chez les jeunes gens le goût des œuvres inachevées, des toiles à peine ébauchées où le spectateur est obligé de compléter par l'effort de l'imagination ce qui a pu être la pensée de l'auteur. De plus, il faut bien l'avouer, les expositions parisiennes, trop fréquent es et trop rapprochées , fa cilitent les œuvres hâtives et empêchent le développement consciencieux qu'exigent les ouvrages d 'une certaine importance. Aussi, toutes les traditions du vieil art françai s tendent à disparaître: la science de la composition et du dessin, le goût, l'harmonie des couleurs ; et le retour vers l'Antiquité, qui semble être le seul remède contre ces défaillances d'un art trop indépendant, n'a pas produit ses résultats habituels 5 • » Ce passage est particulièrement savoureux et, dans ses attaques, Lebel fait p reuve d'une parfaite compréhension de ce qui est en train de se passer dans l'histoire de la peinture. Les deux ennemis désignés - réalisme et impressionnisme - entretiennent entre eux des rapports complexes. Ils seront plus tard opposés et distribués dans des compartiments étanches par l'histoire de l'art moderne, alors que leur rejet global par le peintre académique rappelle que l'impressionnisme est d'abord un réalisme. Mais le propos va plus loin dans la dissolution des frontières, puisque Lebel explique de façon inattendue que tout peintre, même se réclamant de la tradition classique, représente fatalem en t « l'image laissée en lui » par la réalité, idée très révélatrice d'un académisme tardif qui n 'en est plus vraiment un: on ne croit plus à la vérité absolue surgissant du travail sur le modèle, au mythe du beau idéal obtenu par la reproduction scrupuleuse des plus parfaits fragments de la nature. Il suffit d'ailleurs de comparer les œuvres d'Edmond Lebel aux modèles néoclassiques dont il se réclame (son discours de réception est un hommage à son prédécesseur rouennais Gabriel Lemonnier) pour voir tout ce que l' «académisme » de cette fin de siècle comporte de réalisme et d'impression subjective. À l'inverse, avec notre regard du xxr• siècle, nous sommes bien en peine de préciser ce qui distinguerait 1
15. Précis analytique des travaux de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen pendant l'année 1882-1883, p. 266-267.
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UNE VILLE POUR OU CONTRE L'IMPRESSIONNISME
fondamentalement la peinture de Lebel de celle de son successeur en fonction au moment où le musée s'ouvre à la modernité, en 1909: Émile Minet, peintre de sujets naturalistes, mais que l'on qualifierait aujourd'hui de traditionnels sinon d'académiques. Le discours de Lebel pointe aussi, avec beaucoup de perspicacité, un élément essentiel de la révolution artistique qui s'opère dans le dernier tiers du xrxe siècle: la rapidité d'exécution, encouragée selon lui par les nouvelles structures du monde de l'art, expositions à répétition, galeries et salons démultipliés . Cette rapidité est encore un aspect que l'historiographie moderne a longtemps occulté car il fallait insister sur la science, la sophistication et le génie des peintres impressionnistes, en réaction aux préjugés méprisants dont ils avaient fait l'objet à l'origine. Pourtant, la nécessité d'aller vite, analysée enfin dans la passionnante exposition de Richard Brettell «Impression: Painting Quickly in France, 1860-1890 16 », a bel et bien été dictée par l'évolution du monde de l'art, en même temps que par les contraintes du travail en plein air - contraintes poussées à leur paroxysme lorsque l'on a choisi de travailler dans le climat « excessivement changeant» de Rouen, comme on le verra plus loin avec Pissarro 7• La réponse au discours de réception d'Edmond Lebel est prononcée comme il se doit par le président de l'académie, Jules Hédou (1833-1905), autre figure majeure du milieu cultivé rouennais, qui jouera un rôle déterminant dans le développement du musée et de la bibliothèque. Il s'est consacré à la peinture dans sa jeunesse tout en menant une carrière d'avoué. Collectionneur de premier plan, chercheur rigoureux à qui l'on doit un certain nombre d'études monographiques de référence sur des artistes totalement ignorés avant lui 18 , il est le parfait exemple de ces érudits de la seconde moitié du XIXe siècle qui ont jeté les bases de la grande histoire de l'art positive, celle que nous qualifions aujourd'hui de «scientifique». Dans son domaine de prédilection, la gravure, Jules Hédou montre un degré de compétence rarement atteint, s'appuyant sur une gigantesque collection qu'il léguera à la bibliothèque municipale. Avec Alfred Darcel, à qui il porte une grande estime, Hédou est le plus virulent des ennemis de l'impressionnisme. Il est particulièrement affecté par la vogue que connaît la nouvelle peinture dans sa propre ville: « Comme vous, je constate et je blâme la voie déplorable dans laquelle se sont engagés plusieurs élèves de l'École de dessin de Rouen, en adoptant les principes patronnés par quelques peintres naturalistes de Paris. Sous les noms divers de réalisme, d'impressionnisme ou de modernisme, ces artistes cherchent à faire prévaloir une école dissidente du bon sens, opposée aux saines traditions de l'art. Le beau n'est pas le but qu'ils cherchent à atteindre. [... ] Ne sachant travailler consciencieusement leurs toiles, ni mener leurs tableaux à bonne fin, ils en sont réduits à présenter des œuvres à peine esquissées, et à soutenir, par suite, que c'est ainsi que la nature doit être vue et comprise; que toute ligne n'est que de la sécheresse et que le dessin doit être primé absolument par l'atmosphère ambiante, qu'elle soit sourde ou lumineuse. De là, ces effets de soleil ou de pluie impossibles, animés par des animaux ou des personnages aux formes grotesques, quand elles sont compréhensibles 9 • » 1
F,g.
s
Edmond Lebel
Autoportrait 1893 Collection particulière
16 . Londres, National Gallery,
Ams terdam, Van Gogh Museum , Williamstown, Sterling and Francine Clark Art lnstitute, 2000-2001. 17. \'oir l'essai de Claire DurandRuel Snollaerts, p. 50 du present ouvrage. 18. On lui doit notamme nt èes études fond amentales sur !es graveurs rouennais .:'ean-Jacques André Le Veau èt. ·oe1 Le ire, ainsi que ,ur Jean-Baptiste Le Prince e: ean de Saint-Igny. 1.9. ?recis analytique ... , 1882-1883, - G~ .• p. 286-287.
1
24
cris, musée d'Orsay
48. Alexandre 1972, p. 8 (graphique). Mes remerciements à Jane Boyd pour cette référence . 49. Idem , p. 20-22 . 50. Emmanuelle Le Roy-Real, « Usines à Maromme », voir Patrimoine de France, site internet: (http ://www. pa trimoine-de-france.org/ oeuvres/rich esses-42-1324592688-M143773-226676.html).
la ligne de chemin de fer à destination du Havre, sur les hauteurs de la ville, just e en dessous des versants trop abrupts, comme des falaises, où il n'aurait pas été possible de prévoir d'expansion. Il y avait aussi une extension de la ligne sur la berge de la Seine. Par ailleurs, un moulin à plomb avait été fondé à Déville en 1729. Il fournissait les plaques de plomb laminé utilisées pour le toit du château de Versailles. Cette fabrique devient au xrx• siècle une fonderie dont les produits pouvaient être chargés directement sur les wagons et les minerais déchargés selon le même processus et dont les déchets, déversés dans le Cailly, étaient évacués directement de celui-ci vers la Seine. L'établissement a subi plusieurs transformations, mais existe encore, près de la voie ferrée du bas, et s'appelle aujourd'hui Vallourec, fabricant de tubes métalliques spécialisés. Une autre fonderie traitait le cuivre. En 1850, il existait déjà quarante-trois usines entre Maromme et Déville, presque toutes dévolues à l'industrie textile, et encore au moins autant dans le reste de la vallée du Cailly 4 8 . C'est seulement pendant la seconde moitié du xrx• siècle que d'autres industries comme des fonderies apportent une diversification à la base économique du secteur 49 . À l'origine bien sûr, les eaux du Cailly fournissaient l'énergie nécessaire aux implantations industrielles, mais les multiples cheminées et les nuages de fumée de l'imagerie de la seconde moitié du xrx• siècle témoignent de la conversion massive de la vallée à la machine à vapeur alimentée au charbon 5°.
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LE SUBLIME INDUSTRIEL ROUENNAIS
Fig.8
Armand Guillaumin
Soleil couchant à Ivry 1869 Paris, musée d'Orsay
51. La recherche d'in forma tion s relatives à Léon Mon et es t due au travail de J eanne-Marie David dans les arch ives locales. 52. La Confédération réagit en attaquant la marine marchan de de l'Union . On se souviendra du tableau d'Édouard Manet Le Combat du Kearsarge et de l'Alabama (1864, Philadelphie, The Philadelphia Museum of Art), évoquant l'épisode au cours duquel la vict oire du Kearsarge au large du port de Cherbourg mit fin à l'activité du croiseur de la Confédération CSS Alabama . 53. Alexandre 1972, p. 15.
Le frère de Claude Monet, Léon, chez lequel l'artiste réside pendant ses séjours rouennais, est propriétaire d'une usine de produits chimiques à Maromme, dans la banlieue nord-ouest de Rouen 51. Il est mentionné pour la première fois dans la région en 1872 en tant que représentant d'une fabrique d'indiennes (tissus imprimés), résidant au 104, route de Dieppe (aujourd'hui n° 86) à Déville, commune située entre Rouen et Maromme. Cette adresse explique pourquoi la plupart des vues du port sont prises de l'aval, du côté du port maritime, situé près de Maromme. Monet connaissait donc le milieu industriel rouennais par la profession de son frère, de la même façon qu'il était proche des activités économiques du Havre par le partenariat de son père et de sa tante. Spécialiste des teintures et des couleurs, Léon Monet est associé à la firme chimique Geigy, établie à Bâle. Il est l'un des fondateurs de la Société industrielle de Rouen, créée officiellement le 4 octobre 1872. Il mène donc des affaires tant sur le plan régional qu'international, puisqu'il est fournisseur de l'industrie textile locale. Pendant les années 1860, la guerre de Sécession aux États-Unis met à mal l'industrie du coton, domaine où la GrandeBretagne et la France occupent une place prédominante. Les forces de l'Union font de leur mieux pour bloquer les expéditions de coton vers l'Europe puisque les finances de la Confédération en dépendent 52 • À la fin de la guerre de Sécession, l'industrie repart, bien que la guerre de 1870 et la Commune de Paris aient sans doute provoqué à nouveau une interruption. Vers 1872, cependant, l'économie française est sur la voie de la guérison. En réalité, l'industrie textile normande, en particulier, prospère grâce à l'absence de concurrence venant d'Alsace , celle-ci ayant été cédée à l'Allemagne après la victoire de la Prusse 53 . Le tableau de Monet représentant la colline industrielle de Déville peut donc être interprété comme une célébration optimiste de la stabilité politique et économique de la France enfin reconquise.
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nèVJltlte, pvès R:oc.ten - :Panotterne
Fig.g Claude Monet Le Convoi de chemin de fer 1872 Hakone, Pola Museum of Art Fi g. 10 Carte postale des usines de Déville-lès-Rouen, vers 1875
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LE SUBLIME INDUSTRIEL ROUENNAIS
54. Je restreins mon étude aux vues de Rouen par Pissarro dans les années 1880, pour deux raisons . La première est qu'elles sont les seules qui fassen t vraiment partie de la période impressionniste, puisque la dernière exposition impressionniste a lieu en 1886. Pissarro peint des tableaux après son séjour de 1883, mais toutes ses compositions sont fondées sur celles de cette première visit e. La seconde est que les vues réalisées ultérieurement ont été amplement et remarquablement traitées par Richard R. Brettell et Joachim Pissarro, dans Dallas 1992 et par Claire Durand-Rue! Snollaerts dans le présent ouvrage. Dans l'espace qui m'est imparti ici, je n'aurais guère pu ajouter à leur maîtrise du sujet. 55 . E. Augé, Rouen Illustrated, Rouen illustré, 20 etchings, 20 eaux-fortes, Rouen, 1879. 56. Cité dans Larousse 1866-1879, XIII, Rouen, p. 1431. 57. Strasbourg, mus ée d'Art moderne . 58. Ancienne collection Putnam, San Diego, The Timken Museum of Art .
Il est tout à fait possible que Monet ait visité le site dont il tire ce paysage industriel en compagnie de son frère, de sa belle-sœur, ou peut-être même de sa femme. L'identité des personnages du premier plan n'est cependant pas utile pour comprendre leur fonction, celle de déterminer l'échelle, leur taille minuscule s'opposant à l'immensité de la colline qu'ils contemplent. Placer des figures devant un paysage est un procédé classique de la peinture pour évoquer la majesté d'un panorama. Dans une de ses toiles plus tardives, La Manneporte, Étretat, Monet recourt à une stratégie analogue pour souligner la dimension de la célèbre arche de la falaise de la Manneporte à Étretat, sur la côte normande. Celle-ci, de manière plus manifeste que Le Convoi de chemin de fer, suggère l'idée du sublime telle qu'elle est associée aux paysages, la petitesse de l'homme face à l'immensité de la mer traduisant la grandeur de la nature et les limites du pouvoir humain. Nombre d'artistes ont employé ce type de contraste pour exprimer la présence de Dieu, ou si ce n'est spécifiquement celle de Dieu, celle d'une puissance divine au-delà de l'intelligence humaine. Au fait de cette interprétation de la tradition, Monet donne avec Le Convoi de chemin de fer une nouvelle représentation de la notion de sublime - car la «forêt » du paysage qui s'offre au spectateur a été créée par l'homme. Avec en outre le train de marchandises semblant passer à toute allure - alors qu'un tel train atteignait tout au plus la vitesse de 80 km/ h en 1870 -, c'est la puissance de l'énergie exploitée par l'homme qui devient source d'émerveillement. Que Rouen soit le lieu où Monet a élaboré son type de paysage industriel ne devrait pas vraiment surprendre. C'est Guillaumin qui le premier s'approprie les zones industrielles parisiennes. Il avait travaillé à proximité pour les Chemins de fer d'Orléans et vivait sur l'île Saint-Louis. Personne ne pouvait savoir, et Guillaumin pas plus qu'un autre, que ces scènes industrielles feraient bientôt partie de l'Histoire. En 1872, Monet ne s'est pas encore fixé; il est venu à Paris, mais ne s'y sent pas vraiment chez lui. Par ailleurs, il quitte la France pendant la guerre de 1870 et la Commune. Même si Paris était le centre du monde artistique, la Normandie était son territoire et celui de sa famille. Les zones industrielles de Rouen et le port du Havre sont des sites qu'il peut revendiquer comme siens, et qui de surcroît sont essentiels pour l'économie nationale et sa reprise pendant les années 1872-1875. Jusqu'à l'arrivée de Pissarro en 1883, Rouen n'appartient qu'à Monet - à aucun autre impressionniste.
La première visite de Pissarro à Rouen 54 Dans l'ouvrage bilingue enrichi de vingt eaux-fortes Rouen Illustrated, Rouen illustré, édité en 1879 par E. Augé, la gravure qui sert de frontispice représente un panorama classique de la ville vu depuis l'autre côté de la Seine. Hormis les tableaux de Monet, et l'intérêt dont ils témoignent pour la modernité, les dix-neuf autres gravures de cette publication ont pour sujet des sites et des monuments gothiques de Rouen. De plus, la page de titre est étrange dans sa manière de juxtaposer le Rouen port et le Rouen ville de promenades bucoliques 55 . Rivaliser avec les monuments historiques de la ville française jugée la plus riche en attraits touristiques par le célèbre auteur de guides Paul Joanne était tâche difficile pour la modernité 56 • Camille Pissarro est avec Monet l'un des premiers peintres à s'intéresser aux paysages de la vie moderne. Son tableau La Petite Fabrique 57 pourrait en réalité être le premier paysage avec usine de l'impressionnisme. En 1867, ses Bords de l'Oise à Saint-Ouenl'Aumône 58 figurent la cheminée de l'usine à gaz dominant le clocher de l'église à Pontoise. Un peintre traditionnel ne se serait sûrement pas permis une telle association; il n'aurait d'ailleurs sans doute trouvé aucun intérêt à montrer l'usine à gaz. Néanmoins en 1872, ainsi qu'il a déjà été dit plus haut, Pissarro réalise une série de tableaux d'usines , à Pontoise
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, The Metropoliton Museum
également, dont un ou deux présentent de hautes cheminées comme les proverbiales cathédrales de la modernité auxquelles les gares de chemin de fer et autres structures modernes sont régulièrement comparées dans la presse . Pissarro est également l'un des premiers à représenter des voies ferrées, pendant son séjour à Norwood, un quartier de la banlieue londonnienne où il réside pendant la guerre de 1870. C'est à Londres que Monet et lui rencontrent le marchand Paul Durand-Ruel, qui deviendra le soutien des impressionnistes. Par ailleurs, c'est après son retour de Londres que Pissarro se met pendant un temps à peindre dans un style proche de Monet. Au début des années 1880, Pissarro demeure à Pontoise, qu'il quitte pour Osny en décembre 1882. Bien que se trouvant donc beaucoup plus près de Rouen que s'il habitait à Paris (d'environ un tiers de la distance), il ne s'y rend pour la première fois qu'en 1883.
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f ig. 12
Vue de Rouen
Gravure Frontispice de l'ouvrage Rouen illustré, Rouen, E. Augé, 1879
59. Le Corbeiller 1902, p. 215-216. 60. Idem , p. 229-230.
61. Pissarro quitte Rouen avant les changements les plus visibles apport és dans les années 1880: la démolition du pont suspendu qui partait du cœur de la ville pour rejoindre le quartier SaintSever et divisait le port en deux parties, maritime et fluviale. Le projet avait été discuté pendant des décennies. Bien qu'ayant été conçu avec une section centrale pouvant être levée pour laisser passer les grands mâts, le vieux pont suspendu était rarement utilisé. En outre, on le jugeait fragile depuis qu'un certain nombre de ponts de ce type s'étaient rompus . On gardait à l'esprit l'écroulement du pont d'Angers sur le Maine en 1850, où deux cent vingt-six soldats sur un bataillon de cinq cents hommes furent tués alors qu'ils le franchissaien t au pas. Le rythme de la marche avait entraîné une vibration suffisamment fo rte pour que les câbles lâchent. (Michel Cotte et Paul Fournier, « La cat astrophe du pont d'Angers», La Revue des Arts et Mé tiers, n° 5, décembre 1993. Le long de l'ancien pont une travée en bois avait été construite, alors que commençaient les travaux du pont Boieldieu d'une longueur de 240 met constitué d'arches en acier reposant sur d'énormes piles en pierre. Il avait été baptisé ainsi en hommage au compositeur rouennais François Adrien Boieldieu, qui avait déjà donné son nom à une avenue . Ach evé en 1888, ce n ouveau pont apparaît dans de nombreux tableaux du port de Rouen peints par Pissarro dans les années 1890. Il sera détruit en 1940 par les troupes françaises, dans le but de ret arder la progression allemande. Sa reconstruction ne sera pas terminée avant 1955. 62. Bailly-Herzberg 1980-1991, Il, n°' 190 et 248.
C'est le port qui l'attire immédiatement, plus que le centre historique et touristique, avec ses remarquables monuments gothiques. (Il en introduit cependant certains dans quelques tableaux réalisés au cours de ses visites suivantes , dans les années 1890.) Ainsi ses premières peintures de Rouen sont exécutées onze ans après la campagne de Monet, alors que le port, notamment ses quais, a connu de nombreux travaux d'amélioration et vu l'installation de cinquante grues, le creusement des chenaux et la construction de hangars destinés au stockage temporaire de marchandises 59 • Entre 1871 et 1880 en effet, le tonnage du port double, passant de 726 782 à 1 459 626. En 1879, vingt-trois navires ayant plus de six mètres de tirant d'eau viennent s'amarrer à Rouen, la plupart en provenance de la côte est de l'Amérique du Nord 60 . Pissarro prend la suite de Monet 61 • Dans sa correspondance, le peintre fait allusion à ses tableaux de Rouen comme à une série. Il sait qu'ils sont novateurs puisqu'il craint que, peu conventionnels, ils soient difficiles à vendre 62 • De même que celle de Monet, sa série comprend un ensemble de toiles qu'il complétera d'eaux-fortes, dans lesquelles il crée des effets divers selon les différents états, notamment un effet de renversement d'orientation à l'intérieur d'un groupe de quatre consacré à l'île Lacroix. Sur ses quatorze peintures de la ville elle-même, deux présentent une vue presque identique bien qu'éclairée différemment et quatre autres sont pratiquement similaires, hormis l'angle de vue qui se déplace progressivement vers la gauche (ou vers la droite selon l'ordre dans lequel on les dispose) et, dans certains cas, les conditions lumineuses qui varient également. À l'instar de l'eau-forte de l'île Lacroix, elles sont très proches du concept moderne de série tel qu'il a été pratiqué par Pissarro et Monet à partir de la fin des années 1880. Comme il est suggéré plus haut, on peut considérer que la notion de série découle du contexte industriel, en ce qu'il est lié aux intentions documentaires des artistes. Celles-ci cependant rejoignent la tradition des effets esthétiques contrastés. Et, de même que les peintures de Guillaumin à Ivry avaient précédé les séries industrielles de Monet, la série de gravures de meules de Pissarro, réalisée en 1879, devance celle de Monet, exécutée à la fin des années 1880. Et c'est dans la série de l'île Lacroix que l'aspect esthétique prend pour la première fois le pas sur le sujet documentaire. La topographie de Rouen intéresse naturellement Pissarro comme elle avait intéressé Monet. Pissarro demeure dans un hôtel du centre-ville, l'hôtel du Dauphin et d'Espagne,
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, ·3 Camille Pissarro
I c2 - /o
i3,. 1883 ; PD RS 723 ; collection par ticulière. PD RS 722; collection particulière. Bien qu'il représent e une maisonnette, ce tableau est intitulé Environs de Rouen comme le n ° 723 (voir la note 63). Pissarro parle de son dîner chez Léon Monet dans une lettre à Lucien datée du 19 octobre 1883, dans BaillyHerzberg 1980-1991, II, n ° 181, et d'une excursion sur les hauteurs de Canteleu avec Claude et Léon Monet et le marchand Durand-Rue! (22 octobre 1883, idem, n ° 183) . L'aspect non achevé du n ° 723 s'explique par le fait qu'il a été acheté très rapidement à l'ar tis te ainsi que par ses petites dimensions, qui indiquent une étude plus facile à transporter qu'un tableau de chevalet ordinairement plus grand. À quelques exceptions près, ses autres vues de Rouen sont peintes sur des toiles de format standard de 54 x 65 cm. 65 . PORS 725 et 726; collection particulière.
place de la République, dont le propriétaire est un ami et collectionneur des impressionnistes, Eugène Murer. À la différence de Monet, Pissarro monte à la côte SainteCatherine, à pied ou en voiture, d'où il dessine et peint Rouen dans son ensemble . Il existe un dessin et un tableau de la ville vue des hauteurs (Environs de Rouen 63 ) qui montrent une juxtaposition de cheminées et de clochers déjà annoncée dans les Bords de l'Oise à Saint-Ouen-l'Aumône de 1867. Ces vues éloignées sont très vraisemblablement peintes parmi les premières, puisque, très tôt pendant son séjour, Pissarro passe voir Léon Monet, le frère de Claude, et que celui-ci lui achète Environs de Rouen, ainsi qu'un e autre toile plus rustique 64 • La décision rapide de l'acheteur pourrait expliquer l'asp ect inachevé de cette ébauche. Parmi les quinze tableaux de Pissarro peints à Rouen, onze se rapportent à la Seine, présentant des vues plus ou moins explicites du port et des implantations industrielles. La plupart sont prises en direction de l'ouest, de la rive droite, au pied de la côte SainteCatherine. Elles montrent donc le port fluvial avec la moitié nord du pont Pierre Corneille en arrière-plan, la moitié sud étant cachée par l'île Lacroix, qui ferme la composition à gauche. Le pont Corneille était communément appelé «pont de pierre», à cause de l'homonymie du prénom et du matériau. Deux vues générales de Rouen formant des pendants, prises du Cours-la-Reine et figurant la cathédrale dans le lointain 65 , constituent des exceptions. Comparées à la gravure publiée dans l'ouvrage Rouen Illustrated mentionné plus haut, ces deux toiles sont atypiques en ce qu'elles réservent davantage d'espace à la berge du côté gauche que les vues classiques ou celles de Monet. Il convient de se demander si le contraste entre les deux toiles réalisées par Pissarro était délibéré, par exemple pour évoquer la différence entre la ville et la campagne, quoique le Coursla-Reine fût une promenade sur berge agrémentée de plantations régulières et non un environnement rural à proprement parler.
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Fig. 14 Camille Pissarro
Rouen vu de la côte Sainte-Catherine 1883 Dessin Paris, musée du Louvre,
département des Arts grap hiques
66. Voir le compte rendu de la lettre de Gauguin dans PDRS p. 181. 67. Joanne 1867, p. 11.
Pissarro ne suit certes pas la trace de Monet pendant son séjour à Rouen. Loin de lui l'idée de rivaliser avec ce dernier, et l'on peut même se demander s'il connaissait bien les scènes portuaires peintes par son confrère. Celles-ci ne restèrent en effet pas longtemps entre les mains de Durand-Ruel et ne figurent pas aux expositions impressionnistes. Pissarro s'installe à un endroit qui favorise des points de vue pris de l'est de la ville plutôt que l'ouest, alors que Monet réside chez son frère à Maromme, au nord-ouest de Rouen. Autre point de divergence par rapport aux compositions de Monet, Pissarro plante son chevalet sur la terre ferme, sur une berge de la Seine. Paul Gauguin, qui le rejoint à Rouen au début de novembre et y séjourne en 1884, s'amuse des descriptions que lui fait Pissarro de la curiosité des passants à son égard lorsqu'il s'installe sur le quai et pose ses gobelets de peinture sur le sol 66 . Gauguin ne comprenait pas pourquoi il ne se plaçait par sur le pont - sans doute le pont de pierre, d'où étaient prises les vues publiées dans le guide Joanne 67 • Pourquoi ne pas louer un bateau, lui demande-t-il, tout en concluant que Pissarro n'aimerait certainement pas ce type d' « engin glissant». Dans ses vues générales de Rouen - Pissarro joint le croquis de l'une d'entre elles à une lettre à son fils Lucien datée du 11 octobre 1883 -, l'élément industriel est présent sous la forme d'usines sur l'île Lacroix en plan intermédiaire, la cathédrale apparaissant au fond. Dans la même lettre, il explique qu'il s'est placé sur le quai de Paris (rive droite) en direction de l'ouest. Il est vraisemblable que ce passage se réfère à un groupe de quatre peintures dont la vue la plus générale est le Quai de Paris et pont Corneille à Rouen, soleil (cat. 22). Voici ce qu'il écrit:« J'ai commencé un motifle long de la berge [le quai de Paris] en allant vers l'église Saint-Paul; en regardant vers Rouen, on a à droite toutes les maisons des quais éclairées par le soleil du matin, au fond le pont de Pierre, à gauche l'île [Lacroix],
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avec ses maisons, ses fabriques, des bateaux, des chaloupes, à droite un amas de grandes péniches de toutes couleurs 68 . » Deux autres toiles constituent presque des pendants dans lesquels les péniches sont plus proches et plus présentes au premier plan, de m ême que les usines de l'île Lacroix. Dans Le Pont Corneille et péniches, Rouen 69, l'angle est plus serré que dans le tableau de Philadelphie, et dans L'Îie Lacroix et le Pont Corneille à Rouen, temps gris 70 , il l'est plus encore, avec ses trois péniches dont deux portent des bandes blanches verticales à la poupe, lesquelles se trouvent au tiers du tableau de Columbus et ferment ici la composition au bord inférieur. La quatrième peinture de cet ensemble s'intitule L'Île Lacroix et le Pont Corneille à Rouen, temps gris lumineux 71. Il s'agit également d'une vue plus rapprochée que celle du tableau de Philadelphie, mais cette fois orientée beaucoup plus directement vers l'île Lacroix que les autres toiles du groupe. Elle s'appuie au premier plan sur une paire de bollards en lieu et place des péniches qui figurent dans les œuvres précédemment décrites. Dans le Quai de Paris et pont Corneille à Rouen, soleil, seule que l'extrémité de l'île Lacroix est visible; dans les autres, une au moins des trois cheminées crache sa fumée noire. L'Île Lacroix et le Pont Corneille à Rouen, temps gris lumineux montre un gros plan des
68. Bailly-Herzberg 1980-1991, Il, n° 180.
69. PDRS 728. 70. 1883 ; PDRS 729; localisation inconnue. 71. PDRS 730.
péniches que des ouvriers sont occupés à décharger. De même que pour Monet, Rouen marque pour Pissarro une nouvelle étape dans sa carrière. Pour les deux peintres, peut-être plus qu'à Paris ou au Havre, l'alliance de l'ancien et du moderne s'affirme à Rouen de manière suffisamment concentrée pour leur permettre des juxtapositions sans avoir à déformer la réalité. On peut se demander, par exemple, pourquoi ni Monet ni Pissarro ne peignirent une toile comme la Vue de Rouen de Torello Ancillotti en 1878. Dans celle-ci en effet, le quai de la Bourse à Rouen apparaît de face, en plan assez rapproché pour que la cathédrale et les autres clochers gothiques de la ville soient figurés en détail. Devant les bâtisses du quai et sur le fleuve sont dépeint es très précisément toutes sortes de bateaux de fret, de grues, de tas de grain, de tonneaux, ainsi qu'une locomotive avec deux wagons de marchandises. À gauche, on découvre l'extrémité de l'île Lacroix, la pile de pierre d'où part le pont Corneille, et même la statue de Corneille par David d'Angers, à droite d'un bouquet d'arbres. Bien que la manière d'Ancillotti montre habileté du dessin et maîtrise de la lumière, sa représentation de la ville de Rouen est statique et fait écho au style de Canaletto, le védutiste du XVIIIe siècle . Pour Pissarro comme pour Monet, la modernité requiert l'expression de nouvelles valeurs - mobilité et productivité, notamment - et n on celles du passé. Pour Ancillotti et Canaletto, l'exactitude de la topographie, la précision du rendu de chaque auvent et de chaque châssis de fenêtre prévalent sur l'effet dynamique d'un tout unifié, ou dans une certaine mesure, sur son complément : l'attention dramatique au motif. Dans les vues les plus éloignées, Pissarro et Monet traduisent une idée générale de la ville plus qu'une ville en tant qu'accumulation de petits éléments. Par ailleurs, et parallèlement à celles -ci, le groupe de Monet réunit de nombreuses vues en gros plan. Dans les compositions de Pissarro étudiées précédemment, nous avons vu qu'il avait, lui aussi, choisi des vues en plan rapproché pour que des motifs particuliers deviennent le lieu de l'intérêt dramatique. Dans au moins quatre autres toiles du port de Rouen, Pissarro se concentre sur des scènes spécifiques vues en détail. Sur l'une d'entre elles, intitulée Place Lafayette, Rouen (cat. 21), en direction de l'île Lacroix, figure Notre-Dame de Bonsecours sur les hauteurs à l'arrière-plan. Des péniches, des grues, des charrettes tirées par des chevaux et des ouvriers sur le quai occupent le devant. À droite, en suivant le quai, commence le Coursla-Reine que Pissarro avait représenté dans les deux vues générales de Rouen traitées plus haut. Il s'est placé à l'endroit de la place Lafayette où le pont Corneille rejoint la rive gauche. Rien n'apparaît du pont, puisque l'artiste a choisi de ne montrer que le côté est de la place, au coin du quai d'Elbeuf, aujourd'hui quai J acques-Anquetil. Il regarde vers le
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Fig. 15 Torello Ancillotti
Vue de Rouen 1878 Rou en , musé e des Beaux-Ar ts
72. La Seine à Bercy (1874, Hambourg, Kunsthalle), peinture copiée par Paul Cézanne en 1876-1878 (Hambourg, Kunsth alle) . 73. 1883 ; PORS 733 ; localisation inconnue . 74. Pissarro utilisait des t oiles st andard de 15 (54 x 65 cm) pour ses t ableaux « terminés » pendant cette période. 75. Pissarro discute la copie de Lucien dans sa lettre du 20 novembre 1883, Bailly-Herzberg 1980-1991, Il , n ° 190. 76. 1883; PORS 734; localisation inconnue.
nord-est, en direction et au-delà de la partie industrialisée de l'île Lacroix. Les activités de l'île sont plus détaillées que dans tout autre tableau réalisé jusqu'alors. On peut cependant trouver un précédent à cette toile dans celles de Guillaumin figurant les constructions des quais de Seine à Paris, dont l'une fut copiée par Cézanne 72 • En fait, une autre composition de Pissarro, La Seine à Rouen 73 , ressemble encore davantage à un quai parisien de Guillaumin. Dans ces toiles légèrement plus petites que celles de format standard priviligiées par Pissarro, la touche apparaît plus divisée en petits coups de brosse que dans la plupart des autres œuvres 74 • Par rapport au tableau dans son ensemble, les coups de brosse, plus larges, semblent traduire une certaine effervescence du port de Rouen dont la peinture est le témoignage, tout en y associant, évidemment, un effet brumeux caractéristique du climat rouennais, surtout pendant l'automne souvent humide - climat dont se plaint parfois Pissarro. Le mélange de fumée, de vapeur et de brume pourrait aussi faire référence aux œuvres de Turner, lequel se rend à Rouen en 1820 . Dans la correspondance de Pissarro, on apprend en effet que le peintre avait demandé à Lucien de lui envoyer une reproduction d'un tableau de Turner 75 • Bateau à vapeur, Rouen 76 est une vue en gros plan d'une grue à vapeur déchargeant des tonneaux sur la rive Saint-Sever. La côte Sainte-Catherine apparaît dans le fond. Pissarro s'est sans doute placé en aval du pont Corneille pour peindre ce tableau, car les bâtiments du quai de Paris sont visibles à gauche. Il se trouve probablement près de la gare SaintSever, à proximité du quai, qui reliait Paris à Rouen. Une foule d'ouvriers penchés en avant font rouler les tonneaux provenant du cargo. Dans cette toile à peine ébauchée, il est difficile de distinguer l'île Lacroix ou le pont Corneille. Une autre toile, La Côte SainteCatherine à Rouen (cat. 23), bien que de taille standard, est elle aussi exécutée avec une verve extraordinaire. Sa composition est également inhabituelle: en effet, Pissarro a
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": ·6 Camille Pissarro ;.e
Pon t Corneille et péniches,
Camille Pissarro
_ e Lacroix et le Pont Corneille :: ouen, temps gris lumineux ~
ster, Ma ssachusetts,
rcester Art Museum
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77. Voir la carte du t ramway : « Lignes de tramways en 1877 et 1896 » , dan s Pessiot 1983, p. 236. 78. 1883; PDRS 731; Amsterdam, Galerie Noortman Master Paintings . 79 . PDRS 732.
planté son chevalet sur l'île Lacroix elle-même, en direction du chenal qui la séparait de l'île Brouilly. Dans le lointain, à l'extrémité la plus éloignée de cette dernière, enjambant la Seine, se dresse l'infâme pont aux Anglais (1846), ainsi nommé parce qu'en dépit des protestations des ouvriers rouennais, il avait été construit principalement par des ouvriers britanniques. Il s'agit du pont métallique de la ligne de chemin de fer Paris-Le Havre qui passait par la gare rive droite, privant ainsi la rive gauche d'une importante partie de son trafic. La desserte du Havre avait causé une baisse d'activité du port de Rouen au milieu du siècle. Bien qu'une cheminée fume dans le lointain, Pissarro s'est installé dans la partie la moins peuplée et industrialisée de l'île Lacroix, à son extrémité est, où de simples jetées sont construites sur le fleuve . Une petite péniche y est amarrée . Le pont du chemin de fer semble l'avoir particulièrement intéressé, car on distingue les bouffées régulières de fumée émanant de la locomotive qui le parcourt. Le titre de ce tableau, La Côte SainteCatherine à Rouen , semble être une erreur, à moins qu'il ait été considéré comme plus vendeur qu'une référence au chemin de fer lui-même. Autre signe de la modernisation de Rouen, un réseau de tramways à vapeur fut construit par Gustav Palmer Harding en 1874. Ils se révélèrent finalement trop coûteux, mais en 1883, ils sont en service et, place de la République, en face de l'hôtel de Pissarro, se trouve une importante intersection de lignes 77 • Deux des rares tableaux de Pissarro à ne pas se concentrer sur la Seine, Place de la République à Rouen, avec tramway 78 et Place de la République à Rouen, pluie 79 , accordent au premier plan une place prédominante aux tramways . Dans le second, la cheminée de la locomotive du tramway est clairement visible. Comme dans Bateau à vapeur, Rouen, ces deux tableaux ont un format plus petit que la plupart des autres de ce groupe et présentent une surface très dynamisée par des coups de brosse courts mais vigoureux. Le premier n'est pas terminé et a servi de point de départ à une estampe du même sujet, ainsi qu'à un dessin sans doute intermédiaire. Pissarro réalisa certainement ces compositions de la fenêtre de son hôtel. Elles annoncent les vues de villes qu'il peindra ultérieurement, la plupart depuis la fenêtre d'un étage élevé, parce que ses yeux étaient devenus avec l'âge de plus en plus sensibles au vent et à l'air. On peut avancer que ce sont les œuvres les plus urbaines de Pissarro en 1883, car elles se focalisent sur l'activité des transports en commun et des piétons. Cependant, la Seine occupe le fond des deux toiles, et à l'exception du tramway et de la diligence présents dans chacun d'entre eux au plan moyen, la plus grande partie du trafic, constitué de charrettes transportant des sacs et des tonneaux, est en relation avec le port. Rouen y apparaît donc plus comme une ville industrielle moderne animée que comme la cité touristique décrite par les guides . Et le port manifeste à chaque moment sa présence. On ne peut terminer l'étude des peintures rouennaises de Pissarro sans traiter de La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard, même si ce tableau a été peint cinq ans après la première visite de l'artiste à Rouen. La composition en est directement apparentée au dessin de 1883 qui ne devint jamais un tableau, bien qu'il ait été la première idée d'une aquarelle (cat. 25), elle-même étude pour une peinture . Ce dessin est néanmoins à l'origine d'un ensemble important de gravures évoqué plus haut comme exemple de la pratique moderne des séries en peinture, seulement différenciées par les effets esthétiques . Que Pissarro n'ait peint cette composition que bien plus tard peut s'expliquer par le manque de temps . Il se plaint en effet pendant son séjour de travailler simultanément sur de trop nombreuses toiles qu'il ne parvient pas à finir aussi rapidement qu'il le désire. Mais avancer qu'il ait choisi une composition qu'il n 'avait pas peinte auparavant pour expérimenter des effets de brouillard réalisés selon un procédé clairement emprunté à Paul Signac et Georges Seurat ne semble pas déraisonnable. Dans les années 1870 conjointement avec Cézanne, puis au début des années 1880 avec Signac, Pissarro avait lancé l'idée d'une technique de coups de brosse systématisée qui transformerait la magie de la
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- ô Camille Pissarra
de la République à Rouen,
:,,rdom, Noort mo n Moster Paintings
manière colorée, et en apparence spontanée, de Monet en une méthode de travail plus sérieuse et plus structurée. Autrement dit, Pissarro, qui écrit souvent à Lucien à propos de la nécessité du travail pour réussir, cherche un moyen d'expression qui, à la fois , adhérerait aux principes impressionnistes (rendre les forme s dans la lumière et l'atmosphère, d'une façon plus proche de celle dont l'œil les perçoit immédiatement que le dessin académique et le modelé conventionnel) et serait enraciné dans la réflexion minutieuse et l'effort. Il n'y a pas lieu d'explorer ici le rôle de Pissarro dans la direction prise par Georges Seurat vers le néo-impressionnisme. Cependant, le fait que Pissarro lui-même ait été un suiveur de Seurat pendant plusieurs années démontre la convergence de leurs intérêt s . En tout cas, La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard est l'une des tentatives les plus complètes de l'artiste dans le style néo-impressionnist e, sans oublier cependant qu'en 1888 il avait déjà une approche personnelle qui le mènerait à incorporer les leçons du n éoimpressionnisme à une version moins restrictive et stéréotypée de l'impressionnisme. La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard est peinte en fines touches de subtils gris, blancs, roses, verts, beiges et autres, selon le degré de lumière ou d'ombre. Bien que dans la plupart des grandes toiles peintes en 1883, on puisse déjà remarquer l'usage par Pissarro de petits coups de pinceau pour construire les formes et les zones de lumière
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Camille Pissarro La Seine à Rouen, l'île Lacroix, e ffet de brouillard 1888 Fig.19
Philadelp hie , Philadelphia M useum of Art
et d'ombre, les touches encore plus petites et régulières de ce tableau reflètent de toute évidence l'expérience de Seurat et du pointillisme. En effet, dans les années 1886 et 1887, Pissarro avait eu recours à un style très proche de celui de Seurat, lequel utilisait les contrastes de couleurs complémentaires et d'autres techniques dérivées des théories optiques et chromatiques en vogue à cette époque. Dans La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard, cependant, Pissarro déploie une touche en apparence systématique, mais avec un emploi plus intuitif de la couleur pour créer un effet de brouillard beaucoup plus réussi que dans les tableaux antérieurs. On pourrait dire qu'il s'est servi de ce qu'il avait appris de Seurat, mais en s'efforçant d'éviter les simplifications classicisantes que cette manière entraînait souvent. Quoi de moins classique que les émanations d'une cheminée d'usine? C'est dire que la tendance néo-impressionniste à créer l'impression d'intemporalité et d'abstraction formelle à partir d'exemples réellement observés spontanément (sur lesquels l'impressionnisme se fonde) pourrait être plus proche de l'expé-rience, même lorsqu'elle est employée à décrire une scène industrielle brumeuse. Les effets mystifiants, poétisants du néo-impressionnisme, admirés par les jeunes critiques symbolistes, pourraient en fait correspondre à une réalité observée par Pissarro sur la Seine. D'où le fait que La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard soit à la fois un exemple de néoimpressionnisme et un retour à l'impressionnisme.
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La Seine à Rouen, l'île Lacroix, effet de brouillard comporte la plupart des éléments de l'univers rouennais tel qu'il fut perçu par Pissarro. La masse géométrique de l'usine à gaz, à droite de la composition, est équilibrée par la présence de la péniche à un mât en bas à gauche, en un arrangement ponctué simplement par de grêles peupliers marquant la limite de la berge, la légère ligne bleue de l'horizon et la petite barque au centre. Le résultat est plus une version symbolique de sa conception de Rouen qu'une représen t ation réaliste identifiable par des repères connus. Que Pissarro soit retourné à une composition de 1883 pour réaliser une image sur laquelle il fonderait son rendu plus abstrait de la modernité cinq ans plus tard est significatif. Car, bien que les éléments qu'il intègre dans ce tableau soient plus radicalement modernes que dans ses autres œuvres, ce sont les mêmes que ceux qui l'ont intéressé en 1883. C'est comme si cette toile était un commentaire des précédentes, en les réduisant à l'essentiel, en les rendant intemporelles et m ystérieuses, leur conférant ainsi une dignité méditative, philosophique. De même que dans le Le Convoi de chemin de fer de Monet, quelques figures de petites dimensions apparaissent à gauche. Bien qu'elles évoquent des ouvriers plus que des spectateurs, elles donnent son échelle au reste de la scène portuaire. Cette toile pourrait-elle être une autre version du sublime industriel rouennais, son autre aspect, calme et retenu, mais tout aussi grandiose que celle de Monet? Pour les deux peintres, donc, Rouen apparait comme un symbole du changement matériel et économique de la société, où ils pouvaient chercher des moyens artistiques propres à exprimer les nouvelles valeurs de la production moderne. De la spontanéité de Monet au commencement des années 1870 à l'approche plus méthodique de Pissarro au début des années 1880, qui le mènera par la suite à l'abstraction poétisée, l'alliance à Rouen de la tradition et de la modernité en fait un lieu essentiel de l'évolution de l'impressionnisme d'une décennie à l'autre .
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LE SUBLIME INDUSTRIEL ROUENNAIS
François Lespinasse
François Depeaux,
une rande • co ect1on • rouennaise Trois personnages ayant vécu à Rouen dans la seconde moitié du xrx• siècle et le début du xxe, dignes de longues et passionnantes recherches, Eugène Murer (1846-1906), Léon Monet (1835-1917) et François Depeaux (1853-1920), n'ont cependant pas encore bénéficié d'une étude biographique complète. Qui est François Depeaux, le dernier cité? Est-il, comme l'écrit Claude Monet à sa femme, le «charbonnier » ? Est-il le sauveteur et bailleur de fonds du théâtre des Arts de Rouen? Est-il le mécène et protecteur des peintres rouennais Joseph Delattre et RobertAntoine Pinchon? Le créateur du Port des Yachts à Rouen? Ou, plus sûrement, l'homme d'une exceptionnelle collection qui voit passer, en quarante ans, presque sept cents œuvres. Comme l'écrit Pierre Miquel 1, « la collection est l'une des manifestations de notre volonté où se lit le mieux cette prise de conscience du complexe majeur qu'est le soi ».
De Bois-Guillaume au mariage parisien
1.
Miquel 1987, p . 22 0.
Dans son remarquable ouvrage Les Bourgeois de Rouen, une élite urbaine au XIX" siècle, le professeur Jean-Pierre Chaline a écrit à propos d'Auguste Pouyer-Quertier (1820-1891), manufacturier, maire de Fleury-sur-Andelle, conseiller général de l'Eure, député de la Seine-Inférieure, ministre des Finances en 1871, puis sénateur : « La famille est d'origine modeste et illustre fort bien l'ascension si fréquente des paysans cauchois portés par la vague cotonnière. » Un parallèle peut être établi avec la famille Depeaux.
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2.
Ferdinand Marrou (1836-1917), maître ferronn ier originaire des Hautes-Alpes , apprenti serrurier, ferblantier, s'initie à Lyon à la ferronnerie. Après huit années à Paris, il s'installe à Rouen où ses principaux travaux sont les quat re clochetons de la cathédrale, le clocher de l'église Saint-Romain, la tour Jeanne d'Arc et les ferronneries du palais de la Bén édictine à Fécamp.
Jean Baptiste Depeaux (1777-1834), natif de Bourville, arrondissement d'Yvetot, en plein pays cauchois, se marie en effet à quatre reprises, avec Anne Élisabeth Beux, Rose Élisabeth Vacher, Anastasie Périer et enfin Marie Barbe Sanson, le 8 mars 1834. Il meurt le 5 juillet 1834. De ces quatre unions vont naître François Honoré en 1800, François Alexis en 1802, Joseph Théodore en 1811, Félix Célestin en 1815, Louis Ézechiel en 1828. Félix Célestin naît à Rouen, rampe Saint-Hilaire; son père est alors fabricant toilier et les témoins à sa naissance sont eux aussi toiliers. Félix Célestin étudie au collège royal de Rouen (le futur lycée Corneille) . Son père meurt alors qu'il a dix-neuf ans . C'est en 1840 que les trois derniers fils de l'industriel teinturier s'associent pour créer la société « Depeaux Frères » et fonder une maison de commission de cotons et tissus filés . Grâce au dynamisme des trois frères, l'enseigne prospère remarquablement et devient l'une des premières de la place. Dix ans plus tard, le commerce des charbons français et belges est ajouté à celui des tissus et calicots pour alimenter en combustibles les établissements Depeaux. Félix Célestin, veuf sans enfant d'un premier mariage avec Marie Anne Souverain Boutigny décédée en 1847, se remarie au Havre le 12 août 1850 avec Françoise Grouard; notons parmi les témoins Auguste Pouyer-Quertier, manufacturier, cinquante-cinq ans. De cette union vont naître deux enfants: Marie Françoise, le 27 septembre 1851 à BoisGuillaume, route Nationale, puis François Félix, le 13 juillet 1853 à Bois -Guillaume, hameau du Mont-Fortin. Les deux témoins de la naissance de François sont François Alexis, négociant, et Ernoult Edmond, banquier âgé de trente-sept ans. Le négoce et la banque se sont penchés sur le berceau de l'enfant dont la route est toute tracée. Félix Célestin, t ravailleur infatigable, se montre aussi philanthrope et donne de son temps pour la crèche Saint-Jean. Il fait partie du conseil municipal de Rouen où il siège comme républicain, de 1874 à 1880. Il se montre aussi très intéressé par les arts et aide le ferronnier Ferdinand Marrou 2, à s'installer à Rouen en 1863. En juillet 1870, les derniers Prussiens quittent Rouen et, lors de la session d'août, François Depeaux, âgé de dix-huit ans , obtient son diplôme de l'enseignement secondaire spécial au lycée de Rouen, qui deviendra l'année suivante le lycée Corneille. Le 6 septembre 1872 est élaborée la Société industrielle de Rouen sous l'égide de Léon Monet. Ce dernier, né à Paris en 1835, s'était installé à Déville-les-Rouen comme chimiste et fabricant de produits chimiques dans la très prospère vallée du Cailly où les fabriques d'indiennes étaient nombreuses . Claude Monet rend visite à son frère à de nombreuses reprises et, en 1872, il participe à l'exposition municipale de Rouen et exécute dans la ville treize peintures. Le 4 octobre, la société est créée et trente personnes signent leur adhésion. Le 6 juin, Félix Célestin Depeaux en devient membre. Il est indiscutable que ce dernier découvre aux côtés de Léon Monet la peinture impressionniste, car ce dernier possède Les Fleurs de son frère Claude, qui a figuré à l'exposition municipale de 1864 (n° 805), et un Canal en Hollande, présenté en 1872 (n° 269) . En 1873, Marie Françoise Depeaux, la sœur de François Depeaux, épouse Pierre Léon Cheuret, notaire au Havre. Elle meurt trois ans plus tard, le 12 décembre 1876. François Depeaux reste donc seul et intègre alors la société de commerce familiale . Le souci majeur de Félix Célestin, dès 1875, est l'amélioration de la navigabilité de la Seine et l'aménagement du port de Rouen, afin de susciter un développement important du commerce de sa ville natale. En 1878, sur sa proposition, le conseil municipal vote le prolongement des voies ferrées du Chemin de fer du Nord jusqu'à l'extrémité du quai du Mont-Riboudet. L'année suivante, il fait campagne contre la construction du canal de Tancarville. Il est, dès sa fondation en 1881, l'un des m embres les plus actifs de la Société pour la défense des intérêts de la vallée de la Seine. Il siège au conseil général où il représente le sixième canton (SaintSever), considéré comme le quartier industriel et populaire de Rouen.
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- _ , Georges Witz =ronçois Depeaux ·3]6 togrophie 7
en, bibliothèque municipale
Vient le temps des fréquentations pour François Depeaux. Marie Decap est n ée le 5 mars 1858 à Rio de Janeiro (Brésil). Son père est un riche homme d'affaires qui s'était installé à Rio en 1850 et avait ouvert le premier grand magasin de la ville, rue d'Ouvidor, «À Notre-Dame de Paris ». Sa mère est d'origine provençale, fille d'un ingénieur chimiste spécialiste de l'hévéa et très proche de la famille Vaut hier dont le fils Pierre - peintre était né à Pernambouc 3.
-1880François Depeaux et Marie Decap se marient le 23 septembre 1880 à la mairie du IX• arrondissement de Paris. La dot de la mariée est de 400 ooo francs, auxquels s'ajoute un trousseau composé de linge, bijoux, objets de toilette, le tout d'une valeur de 20 ooo fran cs. Celle du marié est de 404012,66 francs . Notons que le 1er octobre, dix jours après la signature du contrat de mariage, une somme de 89164,50 francs est comptabilisée en crédit . Le fils dédommage ainsi le père et la maison Depeaux passe dans la communauté.
3-
Poncioni 2009 et Hommes de sciences et intellectuels européens en Amérique latine (XIX'-XX' siècle), colloque, Calenda, 2004.
Une ascension fulgurante, deux ventes (1901 et 1906), la donation C'est seulement par la suite que François Depeaux développera l'affaire, exclusivement dans le négoce charbonnier. Il se spécialise dans les charbons à gaz de la côte est de l'Angleterre, puis dans ceux, industriels et domestiques, du Pays de Galles, créant des agences à Newcastle et Cardiff. De ce fait, l' «actif» qui ne cesse de s'accroître tombe dans les acquêts de la société Depeaux-Decap et l'épouse de François Depeaux devient ainsi copropriétaire, avec tous les problèmes que cela entraînera. De cette union naissent trois enfants : Alice, le 3 juillet 1881 à Amfreville-la-Mivoie, Marguerite, le 6 juin 1883 à Rouen, et Edmond François, le 7 juillet 1887 à Rouen au domicile des parents, 2, rue Duguay-Trouin.
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
Fig. 2 Georges Witz
Deux hommes en costume Henri Il À gauche: Français De peaux Ph otographie Rou en, bi bl iothèque mun icipale
4 . Voir chronologie, p. 366.
Dans le Bulletin de la Société libre d'émulation du commerce et de l'industrie de la SeineInférieure de 1881-1882, Léon de Vesly donne un aperçu de ce qu'est la vie de François Depeaux, un grand bourgeois dont l'environnement artistique est des plus brillants: « Nous nous sommes rendus chez M. Depeaux [... ] qui nous a fait les honneurs de son habitation et nous a ménagé la plus agréable surprise; car M. Depeaux est un amateur éclairé joignant au goût le plus délicat un esprit tout moderne et un véritable philanthrope [... ]. M. Depeaux aime les belles choses et sait utiliser le talent de ses concitoyens: dans son hôtel, qui est un véritable musée, nous avons trouvé des ferronneries de Marrou qui a déjà un nom; des meubles de Goujon [... ] demain des toiles de Zacharie seront appendues aux murs et compléteront la décoration de ce splendide logis. » Le 22 juillet 1887, le Lloyd rouennais 4, cercle fermé de notabilités locales, déplace ses locaux de la rue des Charrettes au quai du Havre, au bas de la rue de la Vicomté. Notons que M. Pouyer-Quertier, sénateur, est président d'honneur et que François Depeaux en est l'intendant. L'inauguration de ce nouveau cadre donne lieu à une manifestation artistique et Joseph Delattre écrit à son ami Charles Angrand: « J'ai eu l'occasion de voir aux Lloyds [sic], il y a huit jours, des toiles de Monet, Sisley, Raphaëlli [sic], Montenard. [... ] Sisley est bien plus dans le mouvement: un bord de Seine, les eaux sont hautes, une île est submergée, cette partie du tableau est surtout très jolie. Ce tableau a été acquis par M. Félix Depeaux. » Joseph Delattre est bien au cœur du mouvement artistique rouennais; il connaît Léon Monet depuis au moins 1882. En effet, à cette date, le fabricant chimiste est installé à Déville-les-Rouen où habite aussi Delattre et les deux hommes ont fait un échange: Delattre a reçu de Léon Monet un Sisley en contrepartie d'une de ses propres toiles prise du Cours-la-Reine.
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Eugène Brieux (1858-1932), journalist e, auteur dramatique, académicien (1909) . Archives privées . Un concours de peinture entre tous les artist es n és ou do miciliés en Normandie et de distribuer un certain nombre de récompen ses qui seraient réservées aux artistes non encore récom pen sés au Salon de Paris. Ce concou rs aurait lieu au mois d'oct obre, dans les galeries du second ecage du m usée, et la ville n'aurait aucun frais à sup porter, la Société se ch argeant de toute l'organisation: le local, seul, serait à sa disposition . » Registre des délibéra tions du conseil municipal, séan ce du 1" mars 1889, Ro uen , archives municipales . Le n otaire de génie est Paul 7outain (1848-1925), alias Jean Revel. Ap rès des études de droit, il voyage de 1872 a 1875, avant de s'installer comme notaire à Ro uen en 1875 et de fonder l'école de notariat. Not aire le jour, écrivain la n uit , il fut très proche de François Depeaux. Octave Mirbeau (1848-1917), écrivain , journaliste, critique d'art, défendit les avan t-gardes et fut aussi un remarquable collectionneur. Voir Michel 2003-2009 et Georges Dubosc dans Le Jo urnal de Rouen , 20 février 1917. Wildenstein 1985, III, lettre n ' 1132.
François Depeaux a très probablement lu l'article paru dans Le Nouvelliste de Rouen le 26 avril 1889, « Les impressionnistes à Rouen », dans lequel Eugène Brieux 5 dresse un portrait très élogieux d'Angrand, de Delattre, de Frechon et de Lemaître. Cette même année, Marc Edmond Philibert Chaboche, ingénieur de l'École centrale des arts et manufactures, né à Paris en 1857, dépose le brevet d'un appareil de chauffage à feu continu, la salamandre. Grâce à cette salamandre, l'entreprise de charb onnage de François Depeaux va connaître un essor considérable. Son invention du broyage de l'anthracite en noix de 27/55 mm répondait exactement au calibrage du comb ustib le requis par ce poêle, ni trop gros pour éviter une température de combustion trop imp ortante pour l'appareil, ni trop petit, la combustion étant dans ce cas ou trop imp ort ante ou trop rapide, avec un rendement faible. Très attiré par la peinture rouennaise, François Depeaux est en rapport étroit ave c Charles Frechon. Celui-ci écrit à sa future épouse: « Saviez-vous que Madame Depeaux est une personne bien aimable [... ]. Nous serons une douzaine [.. .]. Après le déjeuner que Madame Depeaux a la bonté de nous offrir, la noce sera terminée. » Charles Frechon se marie le 28 octobre 1889 et, en remerciement de la générosité des Depeaux , offre un e toile. Gabrielle Frechon écrit le 18 mars 1890 à sa belle-sœur: « Cela nous amuse de p en ser que notre petit jardin se trouve maintenant dans le joli salon de Madame Depeaux 6 . » Le 15 octobre 1889 s'ouvre au musée de Rouen un concours 7 organisé par la Société des amis des arts . Charles Frechon y expose quatre toiles. Les trois mousquetaires y participent. Charles Angrand, d 'origine cauchoise comme la famille Depeaux, y présente des tableaux divisionnistes de tout premier plan. (Notons qu'il ne bénéficiera jamais des achats de Depeaux.) Il semble que ce soit au cours de cette année 1890 que François Depeaux se t rouve entraîné dans une aventure extraconjugale qui allait durer dix-huit ans et avoir les conséquences terribles que nous verrons. Depuis plusieurs années , la santé de Félix Célestin Depeaux était chancelan te. Le lundi 30 mars, après avoir passé la soirée chez son fils François, avenue du Mont-Riboude t, il rentre à son domicile boulevard Cauchoise et meurt quelques instants plus tard. François Depeaux voit disparaître dans la même semaine son père et Auguste Pouyer-Quertier, qui s'éteint le 2 avril.
-1.892Installé à Giverny depuis 1883, à égale distance de Rouen et de Paris , Claude Monet revient dans la ville d'adoption de sa jeunesse, Le Havre, pour la liquidation d'une su ccession. Dès le 12 février 1892, il s'installe à Rouen dans un appartement vide de la Grande Fabrique, à l'angle de la rue Grand-Pont et de la rue du Gros-Horloge. Il va s'attaquer à cette fabuleuse série de façades de la cathédrale de Rouen qui fera de lui l'un des ar tistes les plus importants du siècle. Dès son arrivée, il écrit à Alice, sa femme: « Ce soir, grand dîner chez le charbonnier, avec le notaire de génie, Mirb eau 8 , etc. 9 » Le décor est planté: François Depeaux - le charbonnier - reçoit à sa table les personnalités du monde artistique et littéraire, au nombre desquelles son ami et conseiller Paul Tou tain - le notaire de génie. Si le séjour à Rouen de Paul Gauguin a laissé de glace la h aute bourgeoisie rouennaise , l'arrivée de Claude Monet - de treize ans l'aîné de son hôte ~ est honorée d'un « grand dîner » dans les règles de l'art. François Depeaux a-t-il une prémonition en voyant l'acharnement de l'artiste devant son motif? A-t-il le sentiment qu'après la série des Meule s, puis des Peupliers, le p ein tre est en train de réaliser « une concept ion nouvelle de la sensation et de l'expression »? Toujours est-il qu'il ne lâche pas Claude Monet et l'invite de nouveau à sa table. Mon et souhaite se dégager, devant se rendre chez son frère : « Mais à 6 heures , écrit-il à Alice le 25 février, M. Depeaux est arrivé et il m'a fallu y aller quand même, et je l'ai quitté à
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FR ANÇ O I S D EPEA U X , UNE GRANDE C O LLE CTI ON ROU EN N A I SE
8 heures pour rejoindre mon frère. Enfin je vais sans doute être tranquille, car M. Depeaux s'en va en Angleterre 10 • » Et le 8 mars: « M. Depeaux est venu me relancer tantôt où je travaille, il me voulait encore à dîner ce soir, mais je m'en suis dispensé. Je lui ai promis pour jeudi; j'y dois manger des crevettes spécialement bonnes venant de Honfleur. Comme je m'en doutais bien, il m'a demandé d'être inscrit en premier pour une cathédrale, une pour lui et une pour le musée de Rouen 1. » En mars, les travaux de Claude Monet vont bon train et déjà plusieurs amateurs se profilent mais il promet à Paul Durand-Ruel de ne rien vendre, lui accordant en quelque sorte la primeur. Le 30, il écrit à Alice: « J'ai eu la surprise de voir entrer Depeaux au café. Il était venu à l'hôtel pour prendre de mes nouvelles et il m'avait trouvé sj _s_ingulier et si sombre chez lui, la veille, qu'il avait craint ou que je sois malade ou que j'aie été fâché qu'il m'ait fait dîner avec des types rouennais et autres; il est en somme on ne peut plus serviable et prévenant. Il a été émerveillé de mes toiles 12 • » Installé dans le magasin de nouveautés de Fernand Lévy, près du salon d'essayage, Claude Monet rencontre quelques difficultés avec la clientèle et, le 4 avril, il écrit toujours à Alice:« J'ai eu l'idée de m'entourer d'un paravent, comme cela je ne troublerai plus la pudeur des Rouennaises que je gênais, paraît-il; et mon sauveur Depeaux, qui vient de venir me voir, va m'envoyer dès demain ledit paravent 3 • » Après le« charbonnier», c'est le sauveur! François Depeaux souhaite développer l'entreprise familiale et, comme l'écrit Georges Dubosc 14 dans la notice nécrologique qu'il lui consacrera dans Le Journal de Rouen,« importateur de charbon, comme l'avait été son père, il avait développé avec intelligence cette industrie si utile à la vie de notre région d'usines. Il avait même acquis une mine qu'il administrait par une gestion sévère et à laquelle il se rendait chaque jour dans sa petite charrette anglaise; il avait appliqué un procédé nouveau de concassage de l'anthracite, dû à son ingéniosité mécanique. D'une activité sans égale, ses occupations ne l'empêchaient pas de s'intéresser aux questions locales 15 ». Le 6 avril, désireux d'accroître son extension sur le port et l'avenue du Mont-Riboudet, François Depeaux achète 3 951 m 2 de terrain à Me Boutigny, avoué honoraire, maire de Grand-Quevilly, pour la somme de 150 ooo francs. Le 13, Monet décide de tout arrêter et de rentrer à Giverny. En juillet, Georges Lecomte (1867-1958) fait paraître un ouvrage remarquable, L'Art impressionniste, dans lequel il s'attache à mettre en avant la collection de Paul Durand-Ruel. Ce très beau livre comporte deux cent soixante-douze pages et trente-six eaux-fortes hors texte, dont sept pour Monet. Georges Lecomte, jeune auteur de vingt-cinq ans, dirige la revue La Cravache (1888-1889) et écrit pour le théâtre Antoine (La Meule, 1891). Un autre artiste avec lequel François Depeaux va se lier est Albert Lebourg qui, dans sa jeunesse, a suivi les cours de l'académie de peinture de 1866 à 1870 et, après un séjour en Algérie, se fixe à Paris où il expose à deux reprises avec les impressionnistes en 1879 et 1880. En 1892, le succès aidant, il choisit de partager sa vie entre Paris et Rouen où il prend un appartement-atelier 9, quai de Paris, en amont du pont Corneille, avec une vue superbe sur l'île Lacroix et les bords de Seine. Il connaît de réputation François Depeaux, comme il l'écrit à Félix Roux 16 : « Hier je suis allé (emmené par quelqu'un) voir le frère de Claude Monet qui habite Déville [... ]. C'est la seule fois, du reste, que je me suis répandu dans le monde. Je ne suis pas encore allé chez M. Depeaux, donc je suis ici pour travailler 17 • » Deux mois plus tard, le 27 octobre, Georges Dubosc fait paraître un article dans Le Journal de Rouen sur la maison de Ferdinand Marrou, ferronnier d'art que François Depeaux apprécie tout particulièrement. Les trois hommes se connaissent bien et ont en commun un réel amour de leur cité. On le voit, la table de François Depeaux est fréquentée par des artistes mais aussi par des critiques d'art. Octave Mirbeau n'est pas des moindres: journaliste influent, 1
1
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17.
Idem, lettre n' 1136. Idem, lettre n' 1137. Idem, lettre n' 1143. Idem, lettre n ' 1146. Georges Dubosc (1856-1927), écrivain, critique d'art et auteur de plus de six mille articles pour Le Journal de Rouen. Il est le meilleur témoin de la vie rouennaise et normande durant cinquante ans. Le Journal de Rouen, notice nécrologique du 13 octobre 1920. Félix Roux (1850-1923) est présenté à Albert Lebourg lors de son deuxième séjour en Auvergne par M. Tisseyre, hôtelier-restaurateur de Clermont-Ferrand; il s'ensuit une amitié de trente-huit années dont témoigne leur volumineuse correspondance. BMR, Ms m301/8.
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romancier novateur, collectionneur de tout premier plan. Remarquable critique d'art, il va attaquer l'art académique et défendre avec passion les mérites de Rodin, Monet et Pissarro auquel il écrit le 29 novembre : « Cher ami, Voici la lettre de Depeaux. Par conséquent vous allez pouvoir lui envoyer le tableau et lui demander le prix de suite par lettre chargée. C'est ce qui va prendre le moins de t emps . Il aurait dû laisser des ordres pour cela. Je crois qu'on aurait pu lui demander 3 ooo francs. Enfin. - P.S. Vous savez que vous n'avez rien à craindre. C'est l'homme le plus riche de Rouen 18 • » Le message est clair. Le négociant-armat eur v2 jouer localement un rôle majeur en tant que collect ionneur jusqu'à ce qu'éclate la t ourmente. François Depeaux va avoir quarante ans le 13 juillet. Il est plus que jamais l'homme du charbon et le commerce est particulièrement florissant. 1892 est aussi l'année de son installation à Swansea (Pays de Galles) afin d'accroître ses importations de charbon. Grâce à son dynamism e hors pair, son affaire prospère et son regard toujours porté vers les arts, la peinture impressionniste en particulier, en fait un amateur très attentif.
-1893-; 3 Georges Witz =--onçois Depeaux
- otog rophie en, bibl iothèque municipa le
1.8. Voir Mich el et Nivet 2002-2009 . 19. Archives Durand-Rue!, Paris.
C'est aux côtés d'un homme exceptionnel, Paul Durand-Ruel (1831-1922), que François Depeaux va constituer sa collection. Il lui achètera soixante-cinq tableaux. En 1893, date de la première correspondance connue, le marchand est âgé de soixante-deux an s. Il a pris la suite de son père en 1865 et s'est installé 16, rue Laffitte en mars 1870. Il publie des recueils d'estampes et a fait la renommée des peintres de Barbizon. Il connaît des difficultés en 1873, et surtout en 1882 avec la faillite de l'Union générale, mais l'exposition de New York en 1886, à l'invitation de l'American Art Association, de trois cent dix œuvres importantes de Manet, Degas, Renoir, Pissarro, Monet, Sisley et Berthe Morisot remporte un grand succès et l'amène à ouvrir une galerie en 1888 à New York. Paul Duran d-Ruel écrit à François Depeaux le 4 février 1893 : « Nous avon s expédié le Sisley que n ous avons choisi. [... ] J'espère que vous vous déciderez pour quelques autres tableaux et il me sera plus facile alors de répondre à vos questions relatives au Monet et au Sisley que vous m'avez fait remettre ... » Durand-Ruel étant aux États-Unis, son fils Joseph répond sans plus attendre: « Vos tableaux ne sont pas mauvais. Le Monet est même d'une fort belle couleur, mais il est peu fait et je crains de ne pas trouver à le vendre ce que vous l'estimez 19 . » François Depeaux fait l'acquisition du Sisley pour 2 ooo francs . Le 10 février, Sisley arrive à Rouen, invité par François Depeaux qui l'apprécie beaucoup et possède déjà de lui une douzaine de tableaux. Le lendemain, Lebourg est lui aussi convié à déjeuner et raconte à Félix Roux: « Cette lettre a été interrompue hier pour aller déjeuner chez M. Depeaux avec Sisley qui est arrivé h ier au soir. M. Depeaux, un h omme très chic, avait en outre de nous deux Sisley, un invité de Rouen, un monsieur fin , écrivain paraît-il et notaire ou avocat, je ne me rappelle plus . Sisley a été très intéressant, c'est un nerveux, un enthousiasmé qui cache cet enthousiasme ordinairement, mais à déjeuner, ça avait débordé; il a été très ému en parlant de la cathédrale qu'il avait vu [sic] le matin pour la première fois, et avait les larmes aux yeux ; j'ai vu là que c'était un poète et un ému [ami?] . Le Rouennais invité, monsieur très aimable, a paru profondément étonné, m ais très profondément, en voyant en Sisley et moi des hommes comme tout le monde ; je crois qu'il s'attendait à voir des types impossibles avec de grands chapeaux et des roulements de
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
BMR, Ms m301/11. BMR, Ms m301/12. 22 . Wildenstein 1985, III , lettre n ° 1184. 23. Le vapeur Alice Depeaux est l'un des bateaux de commerce de François Depeaux, construit en 1887. 24 . Arch ives Durand-Rue!, Paris. 25 . Georges Dubosc, «À propos de Claude Monet », Le Journal de Rouen , 15 décembre 1926 . 20 .
21.
colère plein les yeux, du blasphème plein la bouche. L'admiration de Sisley pour les vieux monuments, pour la peinture des primitifs a poussé son enthousiasme à son comble, parce qu'il pensait que nous devions être des révolutionnaires qui ne devaient aimer rien des peintures qui avaient été faites avant eux. Quand Sisley a dit qu'il avait fait son éducation au Louvre, son étonnement n'a plus eu de bornes. Voici ce que ces Rouennais pensent des gens qui se nomment Monet, Sisley, Pissarro, Renouard [sic], etc., et dont les tableaux sont si vibrants. Je m'en doutais bien, je sais davantage à quoi m'en tenir. M. Depeaux passe certainement pour un monsieur bien original, on doit l'en excuser à cause de sa fortune. Il a surtout beaucoup de Sisley, une douzaine peut-être et je vous réponds qu'ils sont fièrement beaux et que cela fait bien chez lui. J'ai revu mes deux effets de neige du Salon dernier, ils ne font pas mal, c'est bien présenté 20 • » Comme cette lettre si détaillée permet de le constater, François Depeaux est bien au cœur du mouvement artistique qui existe à Rouen. Claude Monet revient à Rouen à la mi-février 1893. Il souhaite terminer les toiles commencées l'année précédente et en entreprendre de nouvelles. Il va s'installer à deux endroits: le premier, qu'il connaît déjà, au 31, place de la Cathédrale; le second, nouveau, mis à sa disposition par M. Édouard Mauquit, marchand de nouveautés, au 81, rue GrandPont. Au cours de ce séjour, Monet réalise dix-sept nouvelles toiles et c'est l'une d'elles, Le Portail et la Tour d'Albane , temps gris, qui aura les faveurs de François Depeaux. L'artiste reste jusqu'à la fin avril pour mener à bien cette titanesque entreprise et Depeaux, c'est évident, suit son travail de près. En effet dès son arrivée, Claude Monet est convié à dîner par le collectionneur, ce que le peintre esquive sous le prétexte d'une invitation chez son frère Léon à Déville-les-Rouen; néanmoins, il est très sensible à l'attention de François Depeaux qui lui a envoyé à la gare son porteur de bagages de l'an passé pour transporter son matériel à l'hôtel d'Angleterre. Le 22 février, Depeaux dîne en compagnie de Monet qui est fort préoccupé par son entreprise. Le même jour, Albert Lebourg écrit à Félix Roux: «Aujourd'hui j'ai montré quelques études à M. Depeaux. Je lui en ai vendu (!) deux, un Effet de neige grandeur 0,73 x 0,46 m 1 ooo francs et un Bords de Seine, effet de soleil 0,65 x sur 0,40 : 500 francs 21 • » Le 7 mars, Claude Monet écrit à Alice: «Aussi me suis-je levé tôt et étais à l'œuvre à 7 heures un quart, je suis très fatigué . J'ai travaillé à huit toiles auxquelles je jette un coup d' œil en t'écrivant 22 • » Monet précise qu'il a dîné chez Mme Depeaux mère la veille et que son fils et son épouse souhaitent avoir prochainement l'artiste à leur table. Durant ce séjour rouennais, le peintre reçoit le 29 mars le message suivant: « Mon cher Monsieur Monet, Mon vapeur Alice Depeaux 23 devant quitter Rouen dimanche prochain, je viens vous demander s'il vous serait agréable, ainsi qu'à Madame Monet et à vos enfants (tous, bien entendu) de profiter de la circonstance et du beau temps que nous traversons pour descendre la Seine jusqu'à Duclair ou Caudebec, voire même Le Havre. Un mot de réponse pour vendredi suffirait. Excusez-moi de ne pas aller vous voir et vous déranger, mais je suis toujours terriblement occupé. De ce beau temps, vous avez dû avancer beaucoup vos tableaux. Cordialement à vous, Depeaux 24 • » Monet répond le jour même, tout en expliquant à Alice que cette distraction ne lui est nullement possible, étant beaucoup trop absorbé par son devoir, et que de plus il bénéficie d'excellentes conditions météorologiques . Il approche de la fin de son deuxième séjour et Édouard Mauquit racontera plus tard à Georges Dubosc: « Claude Monet est venu, accompagné de M. Depeaux, me demander l'autorisation de s'installer [... ]. Il y a travaillé plusieurs mois et est parti en me disant: "J'ai fini" 2 s. » Effectivement, l'artiste regagne Giverny le 13 avril, après avoir passé à Rouen presque quatre mois sur deux périodes; il retrouve pour son plus grand plaisir Alice et sa maison.
Fin avril, Charles Angrand se rend chez le marchand Thomas, boulevard Malesherbes à Paris, pour tenter de placer quelques toiles de son ami Charles Frechon. Il rapporte à ce dernier les propos du galeriste: « Tu avais intérêt à les placer à Rouen où les amateurs ne manquaient pas. Il connaît - tout au moins de réputation - le bonhomme qui a acheté des Monet, des Lebourg 26 • » Le 10 mai s'ouvre à Paris la quatrième exposition de la Société nationale des beaux-arts. Lebourg, associé, expose huit tableaux, dont L'Île Lacroix et la Côte Sainte-Catherine, par la neige (n° 660) qui appartient à M. Depeaux 27 • Albert Lebourg, depuis son installation partielle à Rouen, fait d'incessants allerretour entre Rouen et Hondouville-sur-Iton où se trouve son demi-frère. Lors de ses séjours rouennais, il ne manque pas de rendre visite à François Depeaux et, dans une correspondance du 2 octobre, informe Roux d'une vente conclue avec lui. Le 13 novembre, iJ écrit au même correspondant: « Je ne suis pas allé à Paris depuis un mois, ce qui m 'arrive assez rarement[ ... ]. En très bons termes avec M. Depeaux. Il me paie mon tableau de 1 m, 1 ooo francs, un autre petit, 500 francs . Je pense qu'il m'en fera vendre dans la suite. [... ] Il y a ici le patron de l'hôtel d'Espagne 28 , place de la République (un ancien p âtissier de Paris) ami des impressionnistes de la première heure qui a fait des pastels avec un grand talent. Il possède en outre, paraît-il, une centaine de toiles de Monet, Sisley, Pissarro, Renouard [sic], etc. Nous y sommes allés avec Depeaux, mais le patron n'y était pas. Nous n'avons vu que ce qui est dans la salle à manger de l'hôtel, à la muraille, mélangé avec des fayences. Il y avait des Monet, Sisley et Pissarro. C'est peu commun, n'est-ce pas? [... ] Du reste, c'est pas à vendre. Il est riche. Il a acheté l'hôtel pour son fils et doit retourner avec ses tableaux à l'Isle-Adam 2 9. » Eugène Murer avait ouvert une pâtisserie à Paris, boulevard Voltaire, et tenait table ouverte, recevant de nombreux artistes. Il acquiert vers 1872 son premier Guillaumin. En 1881, fortune faite, sous l'influence du Dr Gachet, il s'établit à Auvers-sur-Oise et garde un œil sur l'hôtel du Dauphin et d'Espagne, à deux pas du pont de Pierre, dont il est, avec sa sœur, bailleur de fonds . Le 3 mai 1884, Eugène Murer achète devant Me Toutain l'hôtel pour le prix principal de 36 ooo francs.
-1894-
. Lespinasse 1988, p. 58.
z-. Le tableau est aujourd'hui au musée des Beaux-Arts de Rouen. BMR, Ms m301/i5. Archives Durand-Rue!, Paris. 30. Archives Durand-Rue!, Paris.
Le 2 janvier 1894, François Depeaux écrit à Durand-Ruel : « Dans l'entretien que nous avons eu samedi dernier et à la suite duquel nous sommes tombés d'accord sur le prix de quinze mille francs pour les deux tableaux, 1° Sisley: Veneux (effet de neige), 2° Renoir: La Danse à la campagne . J 'ai omis de vous rappeler que le cadre de ce dernier tableau qui avait été fait pour être en harmonie ave c l'appartement dans lequel il éta it placé chez vous devra être remplacé par un cadre doré du modèle de ceux dont vous faites encadrer présentement les tableaux à Claude Monet, mais plus large, puisque le tableau est plus grand. Veuillez me confirmer que nous sommes bien d'accord sur ce point et ainsi qu'il est bien entendu que vous conser verez dans vos galeries le tableau de Renoir jusqu'à ce que la place que je lui destine soit prête à le recevoir, ce qui demandera plusieurs mois. Mes civilités distinguées. F. Depeaux. - P.S. À qui appartient le tableau de Renoir faisant pendant à celui que je vous ai acheté, et je crois intitulé La Danse à la campagne 30 • » François Depeaux est désireux de réunir deux œuvres importantes de Renoir exécutées peu de temps après son séjour en Italie, durant l'hiver 18811882. Le tableau acheté par Depeaux est une première version plus chargée et de mêmes dimensions où les personnages sont inversés . Il fait l'acquisition de cette toile, alors que les deux autres resteront la propriété de la famille Durand-Ruel. Une lettre du 3 janvier de Joseph Durand-Ruel montre l'âpreté des négociations :« Je viens vous confirmer l'achat fait par vous du Renoir - La Danse à la campagne - et du Sisley - Effet de neige à Veneux - pour le prix de quinze mille francs, payables en janvier. [... ] Pour le cadre d'or dont vous me parlez et dont il n'a pas été question, je regrette de ne pouvoir
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
vous le fournir sans supplément de prix. La somme que je vous ai indiquée est trop basse pour permettre de supporter cette nouvelle dépense. Un cadre doré, du modèle ordinaire, coûterait dans ces dimensions au moins cinq cents francs. Je crois qu'un cadre modèle Louis XV serait préférable, mais il reviendrait à 800 ou 1 ooo francs selon les ornements . Je crois d'ailleurs que M. Renoir préfère le cadre actuel qu'il trouve en harmonie avec le tableau et regrettera de le voir changer 3 » Au cours de l'année 1894, conscient des conditions de travail pénibles des ouvriers du port, François Depeaux prend contact avec le Dr Merry Delabost (1836-1918), ancien élève du lycée Corneille, pour faire construire un local qui leur permette, après une très longue journée de labeur - dix heures - dans la poussière, de se laver. Des difficultés administratives et financières surgiront de toutes parts mais Depeaux, en homme déterminé , parviendra à ses fins. Gustave Caillebotte meurt le 21 février 1894; le 21 mars, Renoir, son exécuteur testamentaire, fait part à l'État français de son intention de léguer environ soixante-sept œuvres impressionnistes . Il faudra trois ans pour faire accepter la collection et, le 9 février 1897, la salle Caillebotte est ouverte au musée du Luxembourg. Il n'est pas impossible que ce legs ait donné quelques idées à François Depeaux. Poursuivant avec ardeur ses achats , Joseph Durand-Ruel écrit le 15 avril 1894: « Nous pouvons vous laisser trois tableaux que vous m 'avez indiqués pour une somme nette de quinze mille francs, soit: Monet - Vue de Vétheuil - s ooo francs; Monet - Vue de Hollande - 4 ooo francs; Renoir - Argenteuil - 6 ooo francs. Mon père considère ce paysage de Renoir comme l'un des plus beaux de cet artiste. Dans la vente Duret il aurait certainement dépassé le prix que je vous indique 32 • » Et le 17 avril : « Nous nous sommes rendus acquéreurs à la vente Nunez des deux tableaux suivants pour votre compte : n° 20 - Fan tin - 600 francs; n° 41 - Sisley- 900 francs 33 • » Le 6 septembre 1894, devant M• Duchamp, notaire à Blainville-Crevon - père des célèbres artistes -, François Depeaux se porte acquéreur d'une grande ferme de 109 ha, avec un terrain sur lequel se trouvent les ruines d'un château des xv• et xvr• siècles, ainsi qu'une petite ferme de 6 ha 44. Le 19 mars a lieu la vente Duret aux galeries Georges Petit; les prix atteints par les six toiles de Monet sont élevés . Ceux-ci vont de 4 650 francs, pour Cabanes à Sainte-Adresse, à 12 ooo francs, pour les Dindons blancs. Mais Claude Monet, inquiet, écrit le 7 août à M. Joyant: « Vous avez dû savoir que j'ai quelque peu effaré et atténué l'ardeur des gens qui voulaient être des premiers à choisir des Cathédrales. Sauf M. Depeaux, tous ont peur de mes prix 34 . » Durant l'été, dès le mois de juin, Sisley séjourne pour la deuxième fois à Rouen . Il partage son temps entre l'hôtel d 'Espagne et du Dauphin et la propriété de François Depeaux. Il se rend à Sahurs, petit bourg situé sur la rive droite de la Seine, en face de La Bouille, où il exécute sept toiles . Cinq d'entre elles sont achetées par Depeaux. À ce jour, aucune peinture urbaine ne semble avoir été réalisée par l'artiste, ni même le très tentant panorama depuis la terrasse de Canteleu qui domine la Seine et Rouen à l'est, où s'étaient rendus Pissarro, les deux frères Monet et Jean, le fils de Claude, ainsi que Durand-Ruel et un de ses fils en octobre 1883. Le 11 novembre a lieu, place Cauchoise à Rouen, à deux pas du domicile de François Depeaux, l'inauguration de la statue de Pouyer-Quertier, décédé trois ans plus tôt et désigné par Jean-Pierre Chaline comme !'«incarnation rouennaise du capitalisme industriel 35 » . Cette statue imposante est due à Jules Adeline, architecte, et Alphonse Guilloux, sculpteur. 1
31. 32. 33. 34.
Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Wildenstein 1985, III , lettre n ° 1245. 35. Chaline 1982 , p. 373.
•
-1895François Depeaux écrit le dimanche 6 janvier 1895 à Joseph Durand-Ruel: « Monsieur Durand-Ruel, J 'aurais voulu vous être agréable en vous envoyant de l'argent dans les
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- _-' Claude Manet -=S
Dindons
s musée d'Orsay
- Archives Durand-Rue!, Paris. . Archives Durand-Rue!, Paris.
derniers jours de décembre ainsi que vous le demandiez, mais en examinant t ous les tableaux que j'ai présentement et dont quelques-uns ne sont pas suspendus faute de place, je suis obligé de m'en tenir à la convention qui avait été faite avec Monsieur votre père avant son départ en Amérique, c'est-à-dire la reprise par lui (sauf à nous me ttre d'accord sur les prix) des toiles dont, par suite de leurs dimensions, duplicata, ou autre , je serai [sic] disposé à me défaire . Donc aussitôt le retour de Monsieur votre père, ou plus t ôt si vous le préférez, je serai heureux de recevoir votre visite et vos offres pour les tableaux en question. Quelques-uns se trouvent à mon bureau de Paris, 20, rue de Londres, où vous pourrez dès maintenant les examiner et les autres, ici. Quant au tableau de Cottet, je suis prêt à vous envoyer immédiatement le montant, soit 700 francs, puisqu'il n 'est pas compris dans la convention 36 • » Il reçoit une réponse par retour du courrier: « J 'ai reçu votre lettre du 6. Je vois qu'il y a un malentendu entre mon père et vous au sujet du règlement des tableaux en question. Mon père m'écrit qu'il ne se rappelle pas avoir convenu qu'il vous reprendrait en échange les toiles dont vous parlez; il sera de retour à Paris lundi 14 janvier, je préfère donc attendre son retour pour qu'il puisse s'entendre avec vous sur ce sujet 37 • » La réaction de François Depeaux est intéressante à plus d'un titre car nous apprenons que le collectionneur a l'intention de construire une galerie pour y installer sa collection: « Je suis heureux d'apprendre que vous êtes de retour d'Amérique sain et sauf et
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38. Archives Durand-Rue!, Paris. 39 . Archives P. M. 40. Daria de Regoyos (1857-1913), peintre espagnol, fait ses études à Madrid, puis voyage à travers l'Europe; à Paris, il fait la con naissance de Signac et de Pissarro. Il se fixe à Bruxelles jusqu'en 1888, date à laquelle il revient en Espagne. Il expose treize fois au Salon des artist es indépendants de 1890 à 1911. François Depeaux possédait de lui un paysage. 41 . Bailly- Herzberg 1980-1991, IV, n° 1136. 42. Lespinasse 1988, p. 70. 43. Arch ives Durand-Rue!, Paris.
je ne doute pas que nous n'arriverons facilement à nous entendre pour le règlement de notre compte. Vous n'aurez certainement pas oublié à cet effet qu'il avait été convenu que vous viendriez à Rouen avec Monsieur votre fils, pour voir ma collection et me dire ceux des tableaux en faisant partie qui pourraient vous convenir, étant désireux, je vous l'ai expliqué, et ainsi que le font, du reste, tous les collectionneurs, de me séparer des premiers achetés pour les remplacer par d'autres plus grands en vue de la galerie que j'ai le projet de construire. Le moment n'est pas propice en raison de la température pour que vous veniez ici, mais vous pourriez, en attendant, examiner les quelques toiles de Monet, Sisley, Guillaumin & Cie que j'ai à mon bureau à Paris et s'il en est parmi elles qui pourraient vous convenir et à quel prix 38 . » Lebourg et Sisley exposent à la Société nationale des beaux-arts en 1895; François Depeaux prête deux toiles de Sisley lui appartenant: Vieille Ferme (n° 1147) et Les Foins à Sahurs (n° 1148). Trois autres témoignent du séjour de Sisley: Le Sentier du bord de l'eau à Sahurs, le soir (n° 1144), Ferme normande (n° 1145), Les Coteaux de La Bouille et la Prairie de Sahurs (n° 1146). Après une période d'abattement, Albert Lebourg, qui a perdu sa femme le 4 août, profite de l'hiver pour peindre et accroche à la Nationale des toiles exécutées par temps de neige. L'une d'elles est l'objet d'un malentendu que Lebourg raconte à M. Laurent dans une lettre de Rouen du 26 avril: « Oui, j'ai été assez étonné de recevoir ici une offre de l'État pour un de mes tableaux: Soleil couchant par la neige à Herblay. Ce tableau était retenu par Monsieur Depeaux, amateur ici (je n'avais pas mentionné qu'il était vendu, me réservant de le vendre au Salon) . C'était le seul du reste qui ne m'appartenait pas . Au reçu de la proposition du ministère, j'ai pu m'arranger avec M. Depeaux qui, en présence de l'offre en question, a bien voulu rompre le marché [... J. Le tableau acquis par l'État avait été vendu 1 ooo francs à M. Depeaux (la toile seule), il y a un cadre d'à peu près 90 à 100 francs 39 . » Lors de son séjour en avril, Camille Pissarro est accompagné de Dario de Regoyos 40 qui est enthousiasmé par Rouen. Pissarro sait qu'il a un amateur à Rouen (François Depeaux) mais, comme il l'écrira le 23 mai: «J'ai un amateur à Rouen qui pourrait se payer une chose de Rouen .. . mais c'est si vague, et j'ai si peu de chance que cela n'en vaut pas la peine 41. » Quelques jours avant la présentation tant attendue des Cathédrales, Durand-Rue! achète La Seine à Port-Villez à Claude Monet et la revend à François Depeaux le 13 mai pour 9 ooo francs. L'exposition des tableaux de Claude Monet ouvre à Paris le 10 mai 1895 aux galeries Durand-Rue!, 16, rue Laffitte, et 11, rue Le Peletier. L'accrochage se compose de trois groupes, plus un sans appellation; mais dans le premier, Cathédrale de Rouen (n°5 1 à 20), François Depeaux est propriétaire du n° 2, Le Portail et la Tour d'Albane, temps gris, qu'il a acheté directement à l'artiste sans passer par Durand-Rue!. Il a payé 15 ooo francs cette toile de 1 x 0,73 m, datée 94 comme le sont d'ailleurs toutes les Cathédrales. L'avis de Charles Angrand mérite d'être cité: « Et primo: elles sont là vingt cathédrales, toutes de même dessin, vingt façades semblables à celle que tu connais . Si tu as pu la voir de près, en juger la facture, je n'ai presque que ceci à t'ajouter qu'elles sont toutes de même pâte grumeleuse [ ... ] la variation que possède Depeaux est la meilleure où à peu près 42 • » Le 11 juin, Paul Durand-Rue! écrit: « L'exposition Monet étant terminée, je vous serais obligé de bien vouloir me donner vos instructions au sujet des tableaux vous appartenant, ainsi que pour les autres tableaux que nous tenons à votre disposition 43 .» François Depeaux vient d'acheter par l'intermédiaire du marchand un Pissarro et deux Sisley. Selon Lebourg, dans ses souvenirs consignés par le critique Roger Marx, François
Depeaux lui achète, cette même année 1895, son grand tableau du Salon de 1886 La Neige en Auvergne, représentant le passage de la diligence sur le pont qui enjambe l'Allier durant l'hiver 1885-1886. Cet imposant tableau reçu au Salon vaut à l'artiste un éloge appuyé d'Octave Mirbeau. Depeaux décide donc de l'installer dans sa galerie. Eugène Boudin est présent à Rouen durant une quinzaine de jours en septembre 1895. Il ne semble pas avoir rencontré François Depeaux. Ceci est d'autant plus étonnant que c'est Durand-Rue! qui a fait sa renommée et que les liens Durand-Ruel-Depeaux sont très forts 44 • Après avoir côtoyé Monet, Sisley, Lebourg, Eugène Murer, il était inévitable que Depeaux rencontrât, lors de son troisième séjour à Rouen, le patriarche des impressionnistes, né en 1830 : Camille Pissarro.
-1896-
Dans les inventaires comme les catalogues des ventes ~:rançois Depeaux, on ne trouve cxe d'aucun tableau d'Eugène
=
3oudin. - Sa!:!y-Herzberg 1980-1991,
~
~rançois Depeaux, t. Il sera témoin
Celui-ci arrive à Rouen le lundi 20 janvier 1896 et se fixe à l'hôtel de Paris, 55, quai de Paris . Le 23 janvier, l'artiste rencontre son amateur et écrit à son fils Lucien : « J'ai fait la connaissance hier d'un de mes amateurs, ami de Mirbeau, M. Depeaux; c'est le frère de Monet qui me l'a présenté, je déjeune avec eux ce matin. M. Depeaux se met entièrem ent à ma disposition si j'ai besoin de ses locaux pour peindre, il m'a même offert de m e faire construire une baraque en planches dans ses chantiers, mais je suis trop maniaque pour accepter, j'ai trop peur des refroidissements. Si c'était l'été ce serait épatant. [... ] Cet amateur a une propriété dans les environs qui, paraît-il, est admirable, dans une forêt, sur des hauteurs d'où l'on découvre Rouen etc 45 • » Camille Pissarro raconte ainsi ce déjeuner à son fils Georges : « Je déjeune aujourd'h ui avec le frère de Monet, et un de mes bons amateurs , l'ami de Mirbeau, qui a acheté à Durand un "Le Jardin Mirbeau", il se nomme Depeaux, il m'a demandé si Durand avait encore des Kew, qu'il aurait voulu avoir, il paraît que Durand en demandait six mille francs chaque. Depeaux les t rouvait trop chers, Durand a tenu bon 46 • » Pissarro s'intéresse à la ville et à ses monuments; il remarque déjà la vieille maison de la rue Saint-Romain et, depuis le plus haut étage de son h ôtel sur le quai de Paris, côté nord, découvre la cathédrale et les toits, et brosse une importante toile de format t rente (cat. 69) qui va attirer l'attention de François Depeaux ; le 7 mars, Pissarro écrit à Lucien : «J 'ai vu hier M. Depeaux dans la soirée, accompagné de sa dame, il m 'a confirmé l'achat de mes Toits de Rouen et il m'a retenu une autre toile de trente pour son beau-frère, seulement il ne m'a pas parlé de prix 47 ... » La visite de Pissarro à Rouen attire aussi l'attention du beau-frère 48 de Fran çois Depeaux, Edmond Decap. Il revient pour tenter d'acheter, mais marchande si fort que le peintre refuse une offre de 3 ooo francs , sachant que Depeaux n'acceptera pas dan s ce cas de donner 4 ooo francs pour les Toits de Rouen. François Depeaux tarde à se décider, et finalement laisse partir l'artiste, lequel quitte Rouen pour Paris le 30 mars. Le 26 mars a lieu la vente après décès de la collection d'Emmanuel Chabrier, disparu le 13 septembre 1894. Durand-Rue! reçoit de François Depeaux le 8 avril le t élégramme suivant: « Prière de réserver tableau de Claude Monet intitulé "14 juillet" provenant vente Chabrier, vous verrai lundi prochain. Depeaux 49 . » Réponse du 11: « Nous vous réservons, ainsi que vous le désirez , le tableau de Claude Monet Le 14 Juillet . Ayant reçu les tableaux de M. Pissarro, nous les avons remis à l'encadreur qui doit nous les rendre lundi ; s'il vous était possible de venir après-dem ain, nous pourrions vous laisser choisir ceux que vous désirez, vous prévenant toutefois qu'un de nos clients américains vient nous prendre quatre vues de Rouen 50 • » La riposte de François Depeaux est bien celle d'un homme d'affaires : « C'est affaire d'accord pour le tableau de Claude Monet de la vente Chabrier intitulé Faubourg SaintDenis le 14 Juillet soit 2 200 francs plus cinq pour cent. Pour ce qui est des toiles que
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51. Archives Durand-Rue!, Paris. 52. Exposition nationale et coloniale , ouvrage collectif, Rouen, Lecerf Imprimeur, 1897, p. 162 . 53 . Jérôme Doucet (1865-1957), journaliste, écrivain, auteur de contes pour enfants et de poèmes, fut aussi le régisseur du théâtre des Arts de Rouen. 54 . Archives Durand-Rue!, Paris.
Pissarro a faites récemment ici, je regrette d'apprendre que vous en avez vendu plusieurs avant que mon beau-frère et moi ne les ayons vues comme je vous l'avais demandé et comme cela m'avait paru convenu entre nous. Mais je compte qu'au moins les deux toiles que j'avais indiquées à Camille Pissarro et qu'il a dû vous signaler, ont été mises de côté 51. » Lors du séjour de Pissarro, Rouen est en pleine effervescence: on y prépare !'Exposition nationale et coloniale qui ouvre le 16 mai et durera cinq mois; installée au Champ-deMars, sur cinq hectares, elle est la plus importante jamais organisée dans cette ville. Elle comporte une reconstitution du vieux Rouen, un village nègre, une galerie des machines, un pavillon du gaz et de l'électricité et un Salon des beaux-arts, présidé par Gaston Le Breton, conservateur du musée des Beaux-Arts, qui fut en son temps peu favorable à la peinture impressionniste et aux artistes locaux tentés par cette aventure. Un article du Journal de Rouen dénonce, le 10 juin 1896, « la rigueur inexpliquée du règlement » qui leur interdisait « d'envoyer aucune toile vue antérieurement à Rouen, [ce qui] les mettait dans une infériorité réellement trop grande. » Dans l'ouvrage commémoratif paru l'année suivante, on peut lire : « C'est un grave reproche qu'on fait, qu'on doit adresser à la ville de Rouen. Elle est injuste pour ses enfants et pour ceux qui viennent à elle, attirés par cette apparence d'art intense qui se dégage de son enveloppe matérielle si belle. [...] Si Delattre avait été prévenu quelques mois - deux seulement - à l'avance, il aurait pu préparer quelques toiles comme celles que je viens de voir dans l'admirable galerie de M. François Depeaux; de grandes et belles toiles qui se tiennent fières à côté des Sisley vibrants, des Monet éblouissants, des simples Le bourg, des solides Pissarro [... ] il faut que ce soit les journaux parisiens, les marchands de Paris, à part quelques clairvoyants comme M. Depeaux qui est un des plus subtils adorateurs d'inconnus qui existent, qui viennent découvrir Delattre, à Rouen, trop modeste et trop simple 52 . » Le signataire de ces lignes n'est autre que Jérôme Doucet 53 , régisseur du théâtre des Arts de Rouen, qui épouse Marie Murer, la demi-soeur d'Eugène Murer, en février 1897. Celui-ci profite de la grande manifestation pour montrer dans son hôtel, « 4 et 6, place de la République, à deux minutes de l'exposition, une magnifique collection d'impressionnistes dont trente toiles de Renoir visibles gratuitement tous les jours, de 10 heures à 16 heures ». Nous ne savons pas si Edmond François Depeaux, neuf ans, et ses sœurs Marguerite, t reize ans, et Alice, quinze ans, visitèrent !'Exposition nationale et coloniale, mais ce dont nous sommes certains, c'est que François Depeaux décide le 22 août, jour de la visite du président Félix Faure - qui a traversé comme un boulet le palais des beaux-arts, la galerie des machines, le vieux Rouen ... -, de descendre la Seine jusqu'à Duclair, ainsi que l'atteste un petit album photo, Félix Faure ayant fait venir, pour retourner au Havre, l'avisot orpilleur La Sainte-Barbe. C'est à bord de La Dame blanche que Depeaux fait cette descente de la Seine. Il vient de faire l'acquisition de ce yacht, un trois-mâts goélette de cent soixante-trois tonneaux, long de quarante mètres et de deux mètres soixante de tirant d'eau. Il atteint une vitesse de onze nœuds avec du charbon« de première qualité» (quatre tonnes par jour!). Il a été construit en 1877 dans les chantiers Hamilton and Co., à Port Glasgow en Écosse. D'abord baptisé Palm Flower, puis Betty, il est appelé La Dame blanche en hommage au compositeur Boieldieu (1775-1834), né à Rouen, dont l'opéra-comique du même nom fut créé en 1825. La Dame blanche sera évaluée 30 ooo francs en 1905, puis 25 ooo francs en 1909. Camille Pissarro est de retour à Rouen le 8 septembre et, le 25, il est invité à déjeuner par François Depeaux. Le 30, Paul Durand-Ruel écrit à Depeaux: « Je pense que vos travaux doivent être complètement terminés et que votre galerie est prête à recevoir vos tableaux. Il est temps que vous puissiez en jouir. Vous savez que nous avons toujours ici plusieurs toiles à vous et nous n'attendons que vos ordres pour vous les expédier 54 • »
· La Dame blanche ag raphie ....
ection particulière
Pissarro rencontre Joseph Delattre et peut constat er le mécénat de Jérôme Doucet à son égard; il écrit le 19 octobre à Lucien: « Naturellement il pousse Delattre et finira par gagner de l'argent avec ses œuvres. J'ai vu, chez Depeaux, deux toiles achetées par son entremise 55 • » Fin octobre, il prévient Julie Pissarro qu'il reverra peut-être François Depeaux et son épouse. Il va se trouver à court d'argent et quitte Rouen le 12 novembre.
-1897-
3ailly-Herzberg 1980-1991, • ·, n ° 1320.
,-.rchives Durand-Rue!, Paris. • Archives Durand-Rue!, Paris. .-,rchives Durand-Rue!, Paris.
Le début de l'année 1897 est marqué par l'importante vente du bijoutier Henri Vever. Elle se tient les 1 er et 2 février dans les galeries Georges Petit qui éditent un volumineux catalogue de cent soixante-quinze pages avec un texte de L. Roger Milès: des neufs tableaux présentés de Claude Monet, Le Pont d'Argenteuil atteint 21500 francs; notons les dix-h uit Sisley, avec un maximum de 4 600 francs pour La Route de Louveciennes (Effet de neige). Les prix bas enregistrés par Sisley, contrairement aux œuvres de Lebourg, n'échapp ent pas à François Depeaux. Il adresse à Paul Durand- Ruel un chèque de 20 ooo franc s et un autre de 2 ooo le 3 février« qui doivent solder les achats (et la commission) que vous avez faits pour moi à la vente Vever. Les achats sont les suivants: N° 54: Le bourg - La Seine à Rouen - 750 francs/N° 65: Le bourg - Effet de neige - 560 francs/N° 67: Lebourg - Elbeuf - 900 francs/N° 69: Lebourg - Le Lac - 1 300 francs/N° 83: Claude Monet - La Berge à Lavacourt - 6 ooo francs/N° 103: Sisley - Route de Louveciennes (Neige) - 4 600 francs/ N° 105: Sisley - La Première Neige - 1150 francs. Total: 21960 francs . Ayant déjà beaucoup de Lebourg je ne serais pas éloigné de vendre l'un ou l'autre de ceux que j'ai achetés hier (sauf bien entendu à se mettre d'accord sur le prix), par contre je vous serais obligé de ne pas vendre le paysage de Monet (Effet de neige, n° 85) que vous avez acquis pour vousmême hier avant de me l'avoir fait revoir 56 . » Les deuxième et troisième trimestres voient se dérouler un vif échange épistolaire entre le marchand et le négociant-armateur pour la reprise de vingt et un tableaux. François Depeaux menace de s'adresser à Georges Petit et Paul Durand-Ruel écrit le 2 juin: « Je suis très contrarié de n'avoir pas pu m'entendre avec vous au sujet des cinq tableaux que vous n e voulez pas garder [... ] j'avoue ne pas comprendre ce que vous voulez de moi 57 • » François Depeaux écrit à Paul Durand-Ruel le 16 décembre 189r « Toutes les toiles ne sont pas encore en place dans ma nouvelle galerie mais elles y seront pour fin courant, je me propose donc de venir dans le commencement de janvier 58 • »
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F,g.6 À bord de La Dame blanche Photographie Collecti on particul ière
D'autre part, une rétrospective del' œuvre de Sisley comptant cent quarante-six toiles et six pastels est présentée aux galeries Georges Petit du 5 au 28 juin. Le catalogue est préfacé par L. Roger Milès et François Depeaux a apporté son soutien en prêtant des œuvres. L'exposition est un fiasco et aucune vente n'est enregistrée. Durant l'été, sans doute avec l'aide financière de Depeaux, Alfred Sisley et sa compagne de trente ans, Eugénie Lescouezec, embarquent pour un séjour de trois mois en Grande-Bretagne, visitant la Cornouailles et le Pays de Galles. Le 3 août, le peintre reconnaît ses enfants Pierre et Jeanne, et deux jours plus tard, épouse Eugénie. Le couple retrouve à Langland Bay, à l'hôtel Osborne, François Depeaux à la mi-août. Avant de regagner Moret-sur-Loing le 1 er octobre, Sisley a exécuté ses vingt dernières toiles 59 • De retour à Rouen, François Depeaux acquiert le 28 novembre 20 594 m 2 d'immeubles et de terrains sur le mont Riboudet pour la somme de 369 898 francs .
-1899-
59 . Vair Londres-Cardiff 2009. 60. Archives ·Elurand-Ruel, Paris.
Décédée le 8 octobre 1898, l'épouse de Sisley est enterrée à Moret, en présence de ses seuls enfants; l'artiste, très affaibli, s'éteint à son tour le 29 janvier suivant. C'est une perte considérable pour François Depeaux qui appréciait énormément l'homme et l'artiste. À cette époque, l'armateur-négociant possédait environ cinquante-cinq tableaux de lui. Devant la précarité dans laquelle se trouvent les deux enfants de Sisley- Pierre, trente-deux ans, et Jeanne, trente ans-, Claude Monet va organiser une vente du fonds d'atelier et de toiles offertes par les artistes. Il contacte François Depeaux le 21 mars: «Je voulais vous dire : 1 ° que la souscription en vue de l'achat d'un tableau de Sisley pour offrir au Luxembourg devrait être close sous peu, 2 ° que la vente d'un certain nombre de toiles de Sisley et des dons de ses amis et confrères étant chose décidée pour la date des 29-30 avril et 1 er mai, il était urgent avant d'entamer d'éviter de choisir d'abord le tableau pour le Luxembourg et ensuite les toiles destinées à la vente publique [.. .] j'ai directement écrit aux peintres [... ] j'ai déjà reçu plusieurs réponses favorables et j'ai tout lieu d'espérer que ça marchera à souhait. S'il est urgent que je vienne à Paris, télégraphiez-moi. Votre tout dévoué, Claude Monet 6°. »
Le 5 avril, Monet lui adresse une nouvelle lettre, regrettant qu'il n'ait pu l'accompagner à Moret, puis le 14, François Depeaux lui écrit à son tour pour l'informer des intentions généreuses des Rouennais et demander« à qui et quand Delattre devrait env0-yer la toile. Un autre peintre rouennais (Frechon, que vous connaissez peut-être) ayant eu connaissance de cette chose a exprimé le désir d'offrir également une toile. Qu'en pensez-vous et que faut-il lui répondre 61 [?] ». À ce billet, Claude Monet répond qu'il fallait que Delattre « se hâte d'en informer Petit [... ] au sujet de M. Frechon que je ne connais pas, c'est bien embarrassant... à vous de décider 62 ». Les 29 et 30 avril, le fonds d'atelier et les œuvres offertes sont exposés aux galeries Georges Petit, et la vente a lieu le 1 er mai : elle rapporte 115 640 francs. François Depeaux, parmi six tableaux de Cornouailles invendus au décès de l'artiste, achète Lady's Cove. Paul Durand-Ruel écrit le 31 mai: « J'ai l'honneur de vous informer que n ous n'avons pas pu vous acheter aucun des tableaux de Sisley de la vente Dachery, pour lesquels vous nous aviez donné commission, les prix d'adjudication ayant considérablement d épassé la limite que vous aviez fixée 63 • » Durant l'été à Rouen s'achèvent les travaux de construction du pont transbordeur au bas du boulevard Cauchoise où habitent les Depeaux. Commencé en 1898, le p ont, d û à l'ingénieur Arnodin, ami du négociant-armateur, est inauguré le 14 octobre 1899 avec un tablier de cent quarante-trois mètres, supporté par deux pylônes de soixant e-sept mètres de haut . Le ménage Depeaux ne cesse de se détériorer. L'hyperactivité de François Depeaux dans les d omaines les plus variés, malgré les difficultés croissantes, l'amène à la fin de l'année à apporter son soutien finan cier p our l'achèvement de la saison lyrique rouennaise 1897-1898. Il connaissait l'aura du t héâtre des Arts à Rouen, c'est pourquoi il n'hésite pas à s'engager pour assurer les représentations, la gestion de Melchissédec 64, son directeur, lais sant à désirer. -1900-
Au début du siècle, le marché de l'art continue de faire des étincelles: à la vente
-
Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. 63, Archives Durand-Rue!, Paris. .1elchiss édec (1843-1925), baryton. Le fonds Melchissédec est conservé au musée d'art Roge r Quillot de ClermontFerrand. -• Lespinasse 1988, p. 124. ~
Adolphe Tavernier, L'inondation à Port-Marly de Sisley est adjugée 43 ooo fran cs à Isaac de Camondo le 6 mars 1900. François Depeaux, à la suite de l'article de Georges Dubosc dans Le Jou rnal de Rouen du 16 mars, n'a pu manquer de remarquer dans la vitrine de Dejonghe et Dumont , rue de la République, la petite toile de Robert Pinchon. Connaissant bien son père, bibliothécaire à Rouen, ami de Guy de Maupassant, Depeaux va aider, avec l'énergie qu'on lui connaît, le jeune artiste tout juste âgé de quatorze ans à assurer sa carrière artistique . Le 1 er mai a lieu l'inauguration, lors de l'Exposit ion universelle au Petit Palais, de la Centennale de l'art français où figurent seize Manet, quatorze Monet, on ze Renoir, huit Pissarro, huit Sisley, trois Cézanne .. . L'impression nisme a enfin gagné ses lettres de noblesse et commence à être un peu mieux apprécié, ce qui amène Charles Angrand, observateur toujours attentif, à écrire à Paul Signac, depuis son refuge campagnard de SaintLaurent-en-Caux: « Quels dessous à tout cela? Comme tout est contagieux, la vent e aussi bien que l'achat, nous verrons sans doute s'amener sur le marché? Depeaux de Rouen avec ses Sisley et ses cathédrales 65 • » Il faut noter aussi la présence dans le pavillon du Tonkin de plusieurs pièces de mobilier, dont trois tables sculptées appartenant à François Dep eaux. On peut situer vers cette époque l'anecdote rapportée par Georges Dubosc au sujet de l'acquisition des toiles de Joseph Delattre par Depeaux : Delattre arrivait à la m aison de François Depeaux où l'on ne pénétrait pas sans montr er patte blanche; il entrait dans le vestibule de la galerie de l'avenue du Mont-Riboudet et , sans mot dire, déposait dans une grande cheminée en pierre du Moyen Âge, située dans un coin où l'on ne faisait jam ais d e feu, trois ou quatre de ses toiles nouvelles; Depeaux faisait son choix - il ne se trompait
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rg
7 M '' Depeaux
Photograph ie Col ection particulière
66. 67. 68 . 69 .
Lespinasse 1985, p. 208 . Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Lespinasse 1985, p. 142 .
guère - et laissait dans la cheminée les toiles dont il ne voulait pas, gardant les autres; quelques jours après, Delattre passait, regardait vivement ce qui restait dans la cheminée, heureux s'il ne trouvait aucune toile, et allait se faire régler de ses prix à la caisse 66 • Grâce aux excellentes relations qu'entretient François Depeaux avec Paul Durand-Ruel, il réussit à convaincre ce dernier de monter une exposition consacrée à Joseph Delattre, dont il a décidé de prendre en main la carrière ; comme il n'existe pas de galerie à Rouen, hormis la vitrine Legrip, rue de la République, qui offre une surface de montre, le collectionneur brûle les étapes et expose Delattre aux feux de la critique parisienne . François Depeaux écrit à Paul Durand-Ruel: «J 'ai vu Delattre et lui ai annoncé (ce qui lui a fait grand plaisir et dont il m'a chargé de vous remercier) que vous mettriez une de vos salles à disposition à partir du 18 avril prochain jusqu'à la fin du même mois pour y exposer une trentaine de ses toiles, et ce sous la seule condition qu'il vous réserve une commission de dix pour cent sur le prix des toiles que vous vendrez directement pour lui durant cette exposition. C'est affaire d'accord. De mon côté, je vous en remercie, convaincu qu'une fois de plus vous allez faire connaître au public parisien un véritable artiste 67 • » La manifestation se déroule du 23 avril au 5 mai et comporte quarante numéros, dont dix-neuf prêtés par François Depeaux . Elle est jumelée avec une exposition de Georges d'Espagnat, jeune peintre de trente ans que le marchand des impressionnistes a décidé de lancer et qu'il soutiendra tout au long de sa carrière. Paul Durand-Ruel écrit le 7 mai au collectionneur: « Je regrette que nous n'ayons , jusqu'à présent, vendu aucun des tableaux de Delattre ; l'exposition a eu très peu de succès; malgré les nombreuses invitations adressées à la presse, celle-ci s'est généralement abstenue de venir. L'invitation de !'Exposition universelle a certainement nui beaucoup. Je vous serais obligé de me dire s'il faudra vous renvoyer les tableaux de Delattre 68 • » Joseph Delattre, dans une lettre à son ami Charles Angrand, résume parfaitement le bilan de cette aventure parisienne: « Mon exposition chez Durand-Ruel ne m 'a pas fait de mal, je crois, au point de vue moral. Malheureusement, je crois que j'aurai du mal à marcher, comme on dit, avec le père Durand. Je n'ai pour cela pas la production assez égale de qualité et assez régulière. Je travaille beaucoup cependant 69 • » Mais le coup de tonnerre vient de Rouen, sous la plume de Georges Dubosc, dans le supplément du dimanche du Journal de Rouen, le 22 juillet 1900 . Il écrit: « Il n'est guère commode de voir un peu de peinture à Rouen, et de s'y rendre compte des mouvements de notre école française ... [... ] De l'école impressionniste, aujourd'hui définitivement classée, qui tient une si large place à la Centennale rien, absolument rien, moins que rien[ .. .]. Actuellement, celui qui, à Rouen même, veut suivre les mouvements de l'art français dans ses manifestations les plus originales, n'a qu'une ressource, c'est de visiter la magnifique galerie que notre concitoyen, M. Depeaux, a su réunir avec un goût très sûr et très avisé [.. .]. Claude Monet est représenté par un moins grand nombre [de toiles] que Sisley dans la galerie Depeaux, mais elles sont toutes d'un vif intérêt[ ... ] une toile très importante de Renoir, une scène de bal public[ .. .]. De Mme Berthe Morizot [sic] [ ... ]une jolie figure de jeune femme en blanc [.. .] le vieux maître Camille Pissarro, Guillaumin, Maufra, Lebourg ... »
Et Georges Dubosc de poursuivre: « Des artistes rouennais plus jeunes figurent aussi - et avec honneur - dans la collection Depeaux. Ce sont Charles Frechon et Joseph Delattre . » Dubosc conclut ainsi: « Telle est en son ensemble la collection des toiles, toutes intéressantes et originales, réunies dans la galerie Depeaux. Si nous avions un vœu à émettre pour terminer cet article, ce serait que leur heureux possesseur - qui ne manque, on le sait, ni d'initiative ni de hardiesse - voulût bien en permettre la vue à ceux qui s'intéressent aux recherches des artistes de notre temps.» Au sujet de la grande galerie, il faut noter que François Depeaux fait aménager cette immense pièce par le sculpteur rouennais Goujon et son atelier. En hommage à sa femme , Marie Eugénie Depeaux, dont le berceau familial se situe à Montrejean, un village de deux mille six cents habitants de l'arrondissement d e Saint-Gaudens, il fait recrée r les stalles de l'abbaye de Saint-Bertrand-de-Comminges (Haute-Garonne) . Cette « cathédrale des Pyrénées» édifiée au xre siècle fut une étape sur le chemin de Saint-Jacques -deCompostelle. Les stalles, de style Renaissance, sont par ticulièrement riches et renforcent l'austérité et la majesté de ce lieu. -190:1-
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Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Archives François Lespinasse. Archives François Lespinasse. ·•; 225, legs Isaac de Camondo, entré au Louvre en 1911, exposé en 1914, présenté au Jeu de Paume en 1947, Paris, musée d'Orsay.
Sa situation conjugale se dégradant considérablement, François Depeaux va êt re obligé de mettre en vente une partie de sa collection, constituée comme toute collection digne de ce nom avec beaucoup de soin. Paul Durand-Ruel écrit le 23 janvier 1901: « Voici les ventes qui commencent et elles marchent bien. Il serait utile de songer à préparer celle dont vous m'avez parlé de façon à faire un bon catalogue avec quelques reproductions et de l'expédier en temps utile en Amérique 70 • » Le 28 janvier, François Depeaux lui répond : « Je n e veux pas attendre pour vous dire que je m'occupe du catalogue (ou plutôt de l'album) pour la vente dont je vous ai p arlé .. . À moins d'empêchement, je compte aller à Paris mercredi prochain et tâcherai d 'aller vous voir 71 • » Il apporte un soin tout particulier à« l'album», de format à l'italienne, où chaque œuvre est reproduite . Il est imprimé chez Lecerf, à Rouen, avec un tirage de mille exemplaires dont cent numérotés. François Depeaux écrit à Paul Durand-Ruelle 21 mars: « La vente à laquelle vous présiderez sera belle: il n'y aura pas de médiocrités, je les ai retirées et ai ajouté sept Sisley [... ]. Mon imprimeur me promet les dix albums pour l'Amérique pour fin de semaine prochaine 72 • » Après avoir exposé Joseph Delattre chez le marchand des impressionnistes, Fran çois Depeaux décide de mettre sur la scène parisienne Charles Frechon dans les locaux de la prestigieuse galerie. Paul Durand-Ruel connaît Frechon depuis le 18 avril 1894, date à laquelle il a acheté son tableau Mon jardin pour 200 francs au Salon des artistes indép endants. Le 28 janvier, il écrit à l'artiste: « Nous comptons exposer vos tableaux la semaine prochaine après la clôture de l'exposition Pissarro. Nous ouvrirons le jeudi 7 fé vrier. Veuillez me donner les prix exacts de tous vos tableaux. Votre tout dévoué 73 .» L'exposition ne compte qu'un seul acheteur, M. Katenef, et Paul Durand-Ruel d'écrire le 1er mars: « Nous tenons donc à votre disposition 360 francs 74 • » Comme pour Delattre, le succès n'est pas au rendez-vous mais les soucis de François Depeaux sont ailleurs car il prépare la vente de sa propr e collection et son catalogue. Sont retenus : Delattre (9), Frechon (3), Guillaumin (5), Blanche Hoschedé, Lebourg, Loiseau , Maufra, Monet (5), Moret, Pissarro (2), Renoir, Sisley (15), Toulouse-Lautrec, Vogler. Le 15 avril se tient la vente de la collection de M. X (en fait, Edmond Decap) à l'hôtel Drouot. Le beau-frère de François Depeaux met aussi en vente une partie de sa collection. Elle se compose de trente-neuf numéros. Notons cinq Guillaumin et Lebourg, quatre Monet dont Le Bassin d'Argenteuil 75 , six Pissarro et un exceptionnel ensemble de neuf Sisley. Le catalogue est préparé par Adolphe Tavernier, le commissaire-priseur Me Paul Chevallier et l'expert Bernheim-Jeune. Cette vente es t-elle une manœuvre de trésorerie
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76. Dans la prisée de 1903, on trouve : Pissarro, Une rue de Paris, 1 ooo fran cs ; Les Grands Boulevards , 4 ooo francs; Effet d'hiver, la route, 1500 francs ; Femme , 2 500 fra ncs; Paysage et canal, 2 500 francs. 77. otons aussi l'éton nante participation d'Albert Lebourg à hauteur de 5 ooo francs. 78. Voir Duval 2009, p. 235 . 79 . Archives Durand-Rue!, Paris. Bo . Archives Durand-Rue!, Paris. 8 1 . Lespinasse 1985, p . 152.
pour acheter dix jours plus tard? Signalons en tout cas le prix du Bassin d'Argenteuil acheté par le comte Isaac de Camondo: 16 500 francs. La vente Depeaux a lieu à l'hôtel Drouot le 25 avril, après exposition les 23 et 24. Elle est dirigée par Me Chevallier assisté de deux experts: Paul Durand-Ruel et M. Mancini. Le total de la vacation atteint 184 920 francs: pour Monet, Le Phare de l'Hospice et la Côte de Grâce à Honfleur (n ° 33) recueille la plus forte enchère, 6 050 francs, à M. Bernheim ; pour Sisley, La Route de Marly, 12 300 francs, à M. Lehman; pour Pissarro, Le Boulevard Montmartre après la pluie, 8 500 francs, à M. Bérend (pour cette toile, Camille Pissarro précise à Julie le 7 mai : « La toile en vente Les Boulevards a été retirée par Depeaux à 8 ooo francs 76 » juste après la vente) . Le 2 juin 1901, Georges Dubosc fait paraître un article sur le Collège de Normandie, institution qui va prendre forme grâce à la contribution de grands négociants: Georges Le Verdier, Georges Manchon, Georges Badin, Arthur Waddington et François Depeaux, auquel se joint son ami Paul Toutain, notaire et écrivain. Ce collège reprend l'idée de l'école des Roches, fondée en 1899 par Edmond Demolins, près de Verneuil-sur-Avre . Ses initiateurs apportent le financement sous la forme d'une société anonyme au capital de 100 ooo francs 77 • L'établissement se situe à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Rouen , dans un vaste parc à Mont-Cauvaire 78 • François Depeaux écrit à Paul Durand-Ruel: « Depuis notre dernier entretien à Paris, j'avais compris que vous acceptiez de donner votre appui financier à l'œuvre que quelques amis, parmi lesquels votre M. A. Waddington et moi, avons entrepris de créer un collège sur des bases nouvelles "Le Collège de Normandie". J'étais tellement convaincu de votre acceptation que je l'avais annoncée non seulement à des amis mais encore à Claude Monet à qui j'écrivais avant-hier sur le m ême sujet 79 • » Il revient avec énergie vers le marchand parisien, lui écrivant sur du papier à entête « Collège de Normandie - Mont-Cauvaire par Montville »:« Notre première assemblée générale des fondateurs du Collège de Normandie aura lieu vendredi prochain, 6 décembre . J'aurais donc besoin de recevoir d'ici là votre bulletin de souscription. J 'espère qu'elle sera pour une part entière de fondateur 80 . » Parmi les premiers élèves de ce collège, citons Edmond Depeaux dont le témoin à sa naissance n'est autre que Georges Manchon. En décembre 1901 paraît chez Lecerf, imprimeur, un opuscule de François Depeaux: Remarques sur les projets de voirie dan s le quartier du Mont-Riboudet . En mars, la famille Delattre s'installe à Petit-Couronne, non loin de Rouen. Là, dans son jardin, dès son arrivée, Joseph Delattre trouve un superbe motif qui, avec les bords de Seine, va devenir le sujet favori de ses dix dernières années . Projetant de présenter une nouvelle fois les œuvres de Joseph Delattre à la galerie Durand-Ruel, Depeaux écrit à l'artiste le 17 novembre: « D'accord avec M. Durand-Ruel votre exposition aura lieu dans ses salons parisiens du 18 au 31 décembre prochain. Ce sera, je crois, une bonne époque. D'ici au 10 décembre aurez-vous quelque nouvelle et bonne toile à m'envoyer - quelqu'effet de neige par la température sibérienne que nous traversons . De la neige et de l'eau ce qu'il faudrait c'est une grande toile, comme je vous l'ai tant de fois demandée. Un mot de réponse obligera. Votre dévoué. François Depeaux 81 . » Un catalogue est imprimé chez Lecerf, qui montre l'importance de l'action de François Depeaux : trois toiles du jardin de Petit-Couronne où l'artiste s'est installé au mois de mars, une route en Bretagne, souvenir du séjour avec Marie Caruhel, l'épouse de Delattre . Le collectionneur fait venir Georges Dubosc pour présenter l'exposition dans Le Journal de Rouen du 18 décembre. Le critique écrit à l'artiste: « Je viens de chez Depeaux et j'en sors enthousiasmé. Vous n 'avez jamais fait mieux, plus sincère et plus varié [...]. Ça y est, mon cher Delattre et j'espère qu'on s'en apercevra à Paris [... ]. Depeaux, que j'ai vu hier,
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: :: Claude Monet Saint-Denis, fête du 30 juin 1878 musée des Bea ux-Arts
Archives privées.
m'a paru enthousiasmé de vous , homme et talents, à t ous égards. Vous comprenez si j'ai soufflé et activé sa flamme et si j'ai remis du charbon - c'est le cas à son foyer arden t 82 . » Tous les tableaux de l'exposition appartiennent à François Depeaux . Quatorze sont à vendre et les prix vont de 1 ooo - Rouen et le pont aux Anglais, crépuscule (vue prise des coteaux de Bonsecours), n° 16 - à 200 francs - Bords de Seine, les toueurs, le matin , n° 21. Mais ce que François Depeaux fait de plus judicieux est de demander au critique du Figaro, Arsène Alexandre, de présenter l'exposition dans son journal, ce qu'il fait en ces termes le 22 décembre :« On ignore trop nos écoles de peinture provinciales . Qui sait qu'il y a eu une superbe école lyonnaise au milieu du siècle dernier? Qui connaît l'École de Rouen, actuellement une des plus vaillantes[ ... ]. M. Delattre expose à la galerie Durand-Ruel avec vingt-quatre paysages qui donneront au visiteur l'envie de faire connaissance avec ce bon et modeste peintre et aussi avec l'école dont Lebourg est un si noble représentant.»
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
f>g. g Pri sée de la callectian Fra nçois Depeaux
1903 Rouen, Archives
départem entales de la Seine·Mari time
83 . Lespinasse 1985, p. 160 et 162. 84. Archives Qurand-Ruel, Paris.
L'appellation est lancée et fait florès. Les tentatives d'imposer par l'entremise de Paul Durand-Ruel un artiste rouennais auprès du public parisien vont prendre fin. François Depeaux écrit: « Mon cher Delattre, votre exposition chez Durand-Ruel est terminée et se présente très bien. Tous ceux qui l'ont vue cette après-midi m'ont manifesté leur étonnement à commencer par Degas, Raffaëlli, un rédacteur du Journal des débats, MM. Durand-Ruel père et fils, et tout leur personnel. J'espère que ça va être un succès, mais ne nous emballons pas. J 'ai débattu la question prix et pourcentage avec Georges Durand-Ruel qui m'a paru cette fois bien disposé pour pousser à la vente. Enfin, nous verrons . À ce sujet je vous réitère une demande de me laisser négocier avec eux. Ai-je besoin de vous dire que mon but est que vous arriviez à vendre bien et le plus vite possible et il me semble que nous touchons à ce but. Je reste à Rouen ce soir et compte avoir votre visite avant que vous ne veniez ici. Votre dévoué . Depeaux 83 • » Le 23 décembre 1902, François Depeaux confirme à Paul Durand-Ruel qu'il est bien actionnaire du Collège de Normandie pour la somme de s ooo francs, bien qu'une action entière en coutât dix mille, et que « le collège est ouvert depuis Pâques dernier 84 ».
-1903-
- :.ettre non localisée. François '.)epeaux la mentionnera lors de l'acceptation de sa donation . ADSM, 2 E 3/32693. •.">!'chives Durand-Rue!, Paris. ~ e non datée, BMR, .,ls m301/i36. Archives Durand-Rue!, Paris.
Le 4 février 1903, François Depeaux offre sa collection à la ville de Rouen 85 . Le 25 février, Mme François Depeaux déclenche les hostilités en faisant poser l~s scellés sur le domicile conjugal, ainsi que chez M. Pierre Ulysse Houzard, séquestre 86 . Cela entraîne une prisée qui se déroule les 25 et 26 mars et les 1er, 6 et 22 avril. Le rapp ort de trente-cinq pages offre un descriptif détaillé de la maison du Mont-Riboudet et aussi très complet. Le parcours de la seule grande galerie laisse pantois: onze Monet, un douzième « attribué à», trente-quatre Sisley, dix-huit Lebourg, six Delattre, quatre Pissarro, quatre Renoir, trois Guillaumin, un Courbet. La prisée des tableaux est réalisée par M· Josse Bernheim. L'actif composant le patrimoine des Depeaux est estimé à 2 739 624,28 francs, alors que le passif s'élève à 2 739 160 francs . Les chiffres sont là. Notons la superficie des 45 et 47, avenue du Mont-Riboudet: la maison dite « normande », 995 m 2 ; la maison dite «italienne », 430 m 2 ; ajoutons trois autres maisons de 288 m 2 , 516 m 2 et 288 m 2 • Durant ces moments si difficiles, François Depeaux ne semble pas se décourager et une lettre de Monet à Durand-Ruel datée du 28 février 1903 nous indique : «Je serai content de ravoir cette toile des Dindons et qu'en somme j'ai accepté l'offre de M. Depeaux contre deux toiles à choisir, hormis parmi les Londres et les jardins. Je n'ai pas l'habitude de revenir sur une promesse et ne voudrais pas en somme être le dindon de la farce , puisque Dindons il y a 87 • » Depeaux ne gardera que trois ans cette toile de 1,70 x 1,70 m , qui fait partie d'un ensemble de quatre peintures pour le décor du grand salon du château de Rottenbourg à Montgeron, propriété d'Ernest Hoschedé . C'est pour lui un revers certain, mais il lui en faut plus pour le décourager. Le 4 février, à la mairie de Rouen, Alice Depeaux épouse Émile Leroux, négociant armateur. Cette union se déroule en l'absence du père de la mariée, car François Depeaux y était opposé, ayant désiré marier sa fille à Savorgnan de Brazza (1852-1905) , le célèbre explorateur de l'Afrique de l'Ouest. Albert Lebourg écrit à Roux: « Hier, dîner avec M. Depeaux, je ne sais pas encore bien la tournure que vont prendre les choses ; pour moi, la mise des scellés a été une gaffe commise par Madame Depeaux qui a été mal conseillée par ses hommes d'affaires qui ne voient là-dedans que de la bonne galette à récolter. - J'ai pu voir que le nouveau [maire? marié?] est loin d'être sympathique, ni le sacré curé non plus 88 • » Paul Durand-Ruel, dans une lettre très chaleureuse et attentive, écrit le 18 avril : « Je n'ai pas vu les Bernheim depuis plusieurs jours; il avait été convenu avec eux que je devais me trouver le 22 à Rouen pour faire l'inventaire de vos tableaux, eux représentant Madame Depeaux et moi comme votre représentant. Il me semble indispensable que vous ne vous désintéressiez pas de ce qui peut se faire dans cette circonstance .. . Je dois aussi vous prémunir contre l'idée des Bernheim qui veulent pousser à la vente publique. Je leur ai déjà dit que vous vous opposeriez à coup sûr à une vente publique et qu'en outre ce serait une opération désastreuse. Il faut veiller à cela. [... ] Il y a évidemment malentendu, car ma nomination comme expert a été faite par le tribunal, ainsi que celle des Bernheim et ma présence sera indispensable pour la régularité de l'opération 89 . » Du 14 mai au 15 juillet a lieu au musée des Beaux-Arts de Rouen une exposition organisée par la Société des amis des arts. Notons parmi les t ableaux importants deux œuvres de Claude Monet provenant de la collection de François Depeaux: le n ° 402, La Me r à Pourville II, et le n° 403, Cathédrale de Rouen. Le 10 août, par arrêté du tribunal, dame Depeaux réclame ses bijoux et vêtements, et, ayant loué un appartement, demande pour l'achat du mobilier du salon et de la chambre à coucher une somme d'argent. François Depeaux propose 1500 francs ; le tribunal le condamne à en verser 5 ooo.
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Fig.1 0
À bord de La Dame blanche
1907 Photographie Collection particulière
Roger Marx 9°, pour la rédaction de son article de La Gazette des beaux-arts consacré à Albert Lebourg, fait le tour des collectionneurs et il lui est facile de venir en compagnie de Lebourg chez François Depeaux. C'est aussi l'occasion pour le critique de visiter la collection du 35, avenue du Mont-Riboudet. À l'exposition Lebourg, du 10 au 30 novembre 1903, qui inaugure la galerie Rosenberg dans ses nouveaux locaux, 38, avenue de l'Opéra à Paris, Depeaux est l'un des cinquantetrois prêteurs. Aucune des cent onze œuvres n'est à vendre. François Depeaux montre cinq Lebourg de sa collection.
-1904go. Voir Roger Marx. Un critique aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin ... , dans Nancy 2006. 91. BMR, Ms m301/55. 92. ADSM , 3 V 4162. 93. Pierre Louis Vauthier (1845-1916), peintre. Son père (1815-1901), brillant ingénieur des Ponts et Chaussées, cons truisit le premier pont suspendu à Recife dans le quartier de Caxanga. Son ouvrage le plus important es t le théâtre Santa Isabel. Il séj ourne à Pernambouc de 1840 à 1846 où son fils naît , puis rentre en France. Élève de Lalanne, il débute au Salon de 1874; sociétaire en 1883, il y participe régulièrement. Il figure à !'Exposition universelle. Il était très lié avec la famille Decap. 94. Archive,;_Durand-Ruel, Paris.
Les visites régulières que Lebourg fait à Depeaux lui permettent de connaître l'évolution de la situation et, les février 1904, l'artiste écrit à Roux : « Je crois que le procès de M. Depeaux sera plaidé dans ce mois de février. Je crois bien qu'il ne pourra éviter la vente totale de tous ses biens, c'est une lutte à mort qui lui est faite 91 .» Albert Lebourg est assurément bien informé car Depeaux est convoqué le 27 janvier, renvoyé au 23 février, et le 7 mars 92 , après de nombreuses condamnations, il doit reverser à dame Decap deux tableaux de Vauthier 93 et un pastel de Renoir (Deux enfants) . Il a cependant toujours le projet de soutenir la carrière de son protégé; il reçoit de Paul Durand-Ruel la lettre suivante: « Je ne crois pas qu'il vous soit possible, cette année, de faire une exposition Delattre [... ]. Si cela peut vous être agréable, ainsi qu'à Delattre, vous pourrez lui demander de nous envoyer deux ou trois de ses plus belles toiles et nous ferions notre possible pour les vendre. C'est même un meilleur moyen de montrer les œuvres d'un artiste. Quand on voit trop on perd bien des chances de vente 94 . » Néanmoins, François Depeaux ne se déclare pas battu et parvient à reporter la vente à l'année suivante. Le 16 juillet, le tribunal prononce la séparation des époux DepeauxDecap. Depeaux est tenu de verser à son ex-femme une rente annuelle de 30 ooo francs, payable par mois et d'avance. Cela représente le revenu de sa dot, c'est-à-dire environ 860 ooo francs .
C'est en décembre que M. Legrip, l'encadreur attitré de François Depeaux, galeriste au 59, rue de la République à Rouen, décide d'ouvrir place Saint-Amand une salle d'exposit ion particulière, « dans le goût des salles parisiennes de la rue Laffitte». Le premier exposant est bien connu de Depeaux: il s'agit de Charles Frechon à qui le collectionneur a acheté très tôt des tableaux.
-1905-
~-
Lespinasse 1985, p. 169-170 . . Ibidem . • Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris.
Le 19 janvier 1905, François Depeaux écrit à Joseph Delattre: « Mon cher Delattre, J'ai vu Legrip avec lequel il a été entendu que votre exposition aurait lieu chez lui du 10 au 25 février. Il y aurait donc lieu que les toiles que vous voudrez y mettre soient chez Legrip au plus tard le 2 février. Il va sans dire qu'elles devront être encadrées. Tâchez qu'elles soient par paires, cela rend le placement plus facile. Et votre grande toile sera-t-elle finie [... ] un mot de réponse obligera votre dévoué. Depeaux 95 .» Comme on le voit, François Depeaux veut rester, tant à Paris qu'à Rouen, l'homme de la situation et prend en main la carrière de l'artiste à qui il écrit le 6 février: « Mon cher Delattre, En préparant le catalogue je m'aperçois: 1- que je n'ai ni les titres, ni le n om du propriétaire des toiles (coupures) que vous m'avez montrées tantôt chez Legrip. Veuillez donc m'envoyer des renseignements par retour du courrier. 2- qu'en comptant ces deux toiles, il y a trente-trois numéros ce qui me paraît beaucoup trop. J'en supprime donc deux des miens et je vous engagerais à supprimer aussi les Pâturages à Gournay-en-B ray à M. G. Bataille. Prompte réponse s.v.p. Tout à vous. Depeaux 96 • » Le catalogue, imprimé chez Lecerf, comporte t rente numéros, quatorze tableaux appartenant à François Depeaux. Il se propose d'offrir deux toiles pour la salle spéciale consacrée aux artistes normands vivants, au musée de peinture, mais il ne peut cette fois encore réaliser ce souhait. Georges Dubosc fait remarquer dans son compte rendu de la séance du conseil municipal: « On peut croire du reste que la générosité de M. François Depeaux ne se bornera pas à cette libéralité.» Les difficultés rouennaises tiennent toujours en haleine François Depeaux et, le 11 mars, Paul Durand-Ruel lui écrit : « On me bombarde de questions au sujet de votre collection ... On me dit que vous voulez bien vendre mais à Rouen et non à Paris. Soyez assez bon pour me dire ce que je dois répondre; jusqu'ici je me suis borné à déclarer que vous ne vendriez pas 97 • » Depeaux met tout en œuvre pour retarder la vente de sa collection et, dans une lettre du 25 mars, Paul Durand-Ruel écrit à Claude Monet: « J'ai été hier à Rouen chez M. Depeaux faire avec lui l'estimation de ses tableaux. Il n'y a encore rien de décidé quant à la vente et d'après ce que j'ai appris de son notaire et de son avocat, on ne fera rien cette année. Il faudra encore beaucoup de papier timbré et plusieurs jugements avant d'obliger M. Depeaux à laisser vendre ses tableaux ... Il n'est donc pas impossible que Depeaux rachète à sa femme sa part de la collection. S'il arrivait à ce résultat, son intention serait de donner au musée de Rouen les quelques tableaux qu'il leur destinait 98 . » Entre deux vernissages, détour obligé par le palais de justice de Rouen où le 17 avril François Depeaux apprend « que la dame Depeaux séparée d'avec et aux torts de son mari» envisage maintenant la vente du mobilier, des immeubles, du fonds de commerce de Depeaux, de ses brevets d'invention et d'une mine en Angleterre, d'une collection de tableaux et de deux navires. Chacun peut apprécier. Après Delattre, François Depeaux décide de parrainer un autre jeune artiste: Rob ert Antoine Pinchon, né le 1er juillet 1886. Il monte la première exposition particulière de son jeune protégé à la salle Legrip, place Saint-Amand à Rouen, du 27 avril au 13 mai 1905. Le catalogue est imprimé chez Lecerf et comporte vingt-quatre tableaux, dont les huit premiers lui appartiennent. Le 11 juillet, renvoyée au 17 juillet, la sentence tombe avec des chiffres: la mine en Grande-Bretagne, située à Aborecave près de Swansea, est estimée à 150 ooo francs , les
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
deux navires, Alice Depeaux à 60 ooo francs, La Darne blanche à 30 ooo francs, et la pension annuelle est fixée à 30 ooo francs également. François Depeaux n'oublie par pour autant Le Havre, ville portuaire, éternelle rivale de Rouen, où ses parents se sont mariés en 1850 et où Pierre Cheuret, gendre de Félix Célestin (le père de François) , exerce la fonction de notaire. Il va s'intéresser à trois artistes havrais: Raoul Dufy et Henri et René de Saint-Delis. À ce dernier, le collectionneur achète un Port d'Honfl.eur. S'il n'acquiert que deux œuvres à Raoul Dufy, il se montre beaucoup plus généreux envers les frères Saint-Delis auxquels il achètera cinq grands formats représentant le Bassin du Havre , un paysage de montagne, La Dent du Midi, en Suisse, et environ une quinzaine d'aquarelles, technique de prédilection d'Henri.
-1906-
99. 100. 101.
102 .
Archives Durand-Rue!, Paris. Archives Durand-Rue!, Paris. Jugement ordonné par le président Louis Chanoine Davranches (1840-1929) qui, en 1882, prononça le discours de rentrée de la cour d'appel sur le thème suivant: « Histoire de la situation légale, civile et sociale de la femme en France». Archives Durand-Rue!, Paris.
Pour François Depeaux, 1906 est une année désastreuse. Ce n'est pas un hasard si le premier coup vient de Paul Durand-Ruel; il montre bien les liens sincères et rudes qui unissent ces deux hommes dont les parcours sont semés d'embûches, mais l'un et l'autre auraient pu faire leur cette maxime de l'alpiniste S. Kennedy: « Là où il y a une volonté, il y a un chemin. » Le 10 février, Durand-Ruel écrit à Depeaux: « Permettez-moi de vous rappeler, en vue de la vente de votre collection qui se prépare, que quatre des toiles qui en font partie vous ont été cédées par moi avec une restriction toute spéciale. Les deux Renoir, La Danse à la campagne et Bouquet de chrysanthèmes, ainsi que les deux Sysleys [sic], Le Passage du bac (Inondation) et La Place du Chenil à Marly, effet de neige, qui faisaient partie de ma collection particulière n'en sont sortis que sur l'affirmation que vous les donneriez au musée de Rouen. Sans cette promesse formelle je n'aurais pas consenti à m'en dessaisir. Je me vois donc forcé de vous demander, si ces quatre toiles ne sont pas destinées au musée de Rouen, de vouloir bien me les rendre contre le paiement de la somme pour laquelle je vous les ai cédées 99. » Et le 26 février: « Vous ne me parlez pas de ce long procès que vous soutenez depuis si longtemps. Avez-vous pris une décision relativement aux tableaux? On me demande toujours si la vente va avoir lieu et je ne sais que répondre tout naturellement1°0 • » François Depeaux est tout simplement anéanti par le verdict de la cour du 7 février, car se trouvaient dans la communauté, outre les fonds de commerce venant de son père, les brevets d'invention pour le concassage du charbon. De plus, le montant de la pension alimentaire est révisé, ainsi que ceux de la vente de la mine galloise, de la ferme de Blainville-Crevon et des immeubles. En ce qui concerne la collection de tableaux, un des attendus permet de mesurer l'étendue du désastre: elle « se compose exclusivement de toiles de l'école impressionniste d'une valeur considérable puisqu'on les évalue à près de 600 ooo francs et que Depeaux reconnaît qu'il n'existe pas à Rouen assez d'amateurs de ce genre de peintures en situation de couvrir l'estimation, puisqu'il estime, comme le tribunal, que pour la réussite de la vente, il est nécessaire d'attirer dans cette ville des amateurs étrangers et surtout parisiens qui constituent le public habituel et acheteur des grandes villes; or, si la présence de ces amateurs est jugée nécessaire, il semble qu'il est plus simple et plus naturel d'aller les provoquer à Paris que d'attendre leur venue possible à Rouen pour une adjudication qui, par sa spécialité, ne se rapproche aucunement des ventes artistiques antérieures 101 ». Bien décidé à se battre jusqu'à l'extrême limite de ses forces pour défendre ses tableaux - ses Renoir en particulier-, Paul Durand-Ruel écrit le 1 er mars au collectionneur: « Vous deviez me donner le texte que vous m'avez demandé de vous écrire au sujet des Renoir et je n'ai rien reçu. Vous serez bien aimable de me l'envoyer et me dire où vous en êtes au sujet de la vente. Les Bernheim affirment toujours qu'elle aura lieu vers le 15 mai 102 • »
Archives Durand-Rue!, Paris. .Archives Durand-Rue!, Paris . .:..C, _Veige en Auvergne, Rouen, ::nusée des Beaux-Arts. Paris, !NHA fonds Roger _,tant, Autographes 115 . • •.!,rchives Durand-Rue!, Paris . ~mile Zola, Carnets d'adresses, cité par Distel 1989, p. 36.
Devant la gravité des événements, Joseph Durand-Ruel écrit le 5 mars : « J 'ai reçu samedi un volumineux cahier de papier timbré dans lequel je lis que je dois remettre , sur leur demande, à MM. Lair-Dubreuil et Bernheim les tableaux vous appartenant, qui sont en dépôt chez moi. [... ] M. Chevallier, que j'ai vu ce matin, pense que vous ferez bien de demander de suite, pour le cas où la vente aurait lieu, à ce que votre commissaire-priseur et votre expert y soient adjoints 103 . » François Depeaux s'implique dans le fonctionnement des affaires au sein de la municipalité comme l'avait fait son père Célestin, conseiller général et conseiller municipal. Il est lié avec M. Houzard, propriétaire, conseiller municipal, dont les parents ont tenu une galerie rue du Gros-Horloge, associés à M. Chaulin. Paul Durand-Ruel écrit le 14 mars à M. Houzard: « J'ai écrit à M. Depeaux le 10 février dernier une lettre dont je vous envoie la copie. Comme la vente de la collection est annoncée et que le catalogue doit se commencer un de ces jours, je tiens à vous mettre au courant des conditions dans lesquelles j'avais cédé à M. Depeaux les quatre tableaux en question, en vous priant de vous opposer à ce qu'ils soient compris dans la vente. Vous êtes séquestre des tableaux qui sont à Rouen, comme je le suis des tableaux qui sont à Paris. C'est à ce titre que je mets opposition entre vos mains à la vente de ceux qui forment l'objet de ma réclamation et à leur remise au commissaire-priseur 104 • » Compte tenu du jugement du 7 février et du nombre de pièces à réunir (245 tableaux et dessins) , il était nécessaire de collecter les œuvres le plus tôt possible. C'est ce que confirme Le bourg dans une lettre datée du 30 mars où il informe Roger Marx « que le grand effet de neige 105 [ ... ] de la galerie Depeaux est actuellement à Paris chez Petit, pour la reproduction du catalogue de la vente qui aura lieu le 31 mai et 1•' juin 1 06 ». Comme dans toute collection, certaines œuvres exercent sur la personne qui en a fait l'acquisition une véritable fascination: La Neige en Auvergne de Lebourg, L'inondation de Sisley, La Cathédrale de Monet et Le Bal de Renoir (1883) sont parmi les favoris du collectionneur et vont être l'objet d'une lutte sans merci. Comme souvent dans ces affaires, la marche à suivre n 'est pas simple et chacun donne son avis. Paul Durand-Ruel écrit le 23 mars: « Je regrette de ne pas avoir pu vous voir quand vous êtes venu à Paris. Je vous aurais prié d'aller voir M. Chevallier qui désirerait causer avec vous et peut vous être d'un bon conseil. Dans l'état actuel des choses, en ce qui me concerne, je suis persuadé que nous n'arriverons à aucun bon résultat par les voies judiciaires, faute de preuves. Il vaudrait bien mieux chercher à s'entendre à l'amiable. » Et le 26 mars: « J'ai pris rendez-vous pour mercredi matin à 9 heures et demie avec M. Chevallier, M. Laffitte. Nous pourrons causer très facilement dans une des pièces du premier étage, sans être dérangés par personne 107 • » Lentement, les tableaux gagnent les locaux de la galerie Georges Petit, 8, rue de Sèze à Paris. À cette époque, les galeries Georges Petit étaient passées par le jeu des majorités à Bernheim-Jeune qui avait des intérêts dans la maison avant 1900. Zola a dressé un excellent portrait de Georges Petit: « Gommeux, très chic. Lui-même a commencé à faire des affaires chez son père. Puis l'ambition le prend: il veut couler les Goupil, surpasser Brame, être le premier à centraliser. Et il fait bâtir son hôtel de la rue de Sèze. Un palais. Il commence avec trois millions laissés par son père. Son train de maison est de quatre cent mille francs. Femme, enfants, maîtresse, huit chevaux, château, chass e. Il monte des galeries, attend l'arrivage des Américains qui se produit en mai. Il monte des expositions. Il achète dix mille pour revendre cinquante mille. Mais il opère surtout sur les morts, Delacroix, Courbet, Corot, Millet, Rousseau, etc. Peu sur les vivants . La cherté est venue de Brame mais a encore été augmentée par Petit 1° 8 . » Georges Petit est le rival de Durand-Ruel. Il organise les ventes Duret en 1894, Vever en 1897, celles de Choquet et du comte Doria en 1899, et réussit à vendre la collection de François Depeaux dont la première vente, celle de 1901, s'ét ait déroulée à l'hôtel Drouot.
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FRANÇOIS DEPEAUX, UNE GRANDE COLLECTION ROUENNAISE
Paul Durand-Ruel informe scrupuleusement Depeaux le 9 avril du transport des œuvres vers la rue de Sèze: « Me Lair-Dubreuil nous fait prendre des différents tableaux de votre collection que nous avions rue Laffitte et que le jugement vous ordonne de lui remettre. Nous devons également lui donner les tableaux qui sont dans vos bureaux, rue de Londres, et dont nous sommes séquestres 109 . » Le 7 mai, vingt-quatre jours avant la vente, François Depeaux adresse sur les« 11 heures du soir» quelques lignes à Joseph Delattre: « Mon cher Delattre, Bien reçu votre lettre du 3 mai. Je vais faire tout mon possible pour sauver du naufrage votre toile Chênes au bord de la forêt des Essarts. En ce qui concerne Le Port de Rouen, temps de brouillard, merci de votre délicate attention (mais à moins que je me trompe) ce tableau est à la « communauté » et ce qui m'ennuie c'est qu'il soit craquelé. Une toile qui doit nous appartenir est le paysage Prairie aux vaches. Je vais réclamer comme nous appartenant » À cette date, le catalogue, imprimé chez Georges Petit, rue Godot-de-Mauroy, dans l'imprimerie attenante à ses locaux et salles d'exposition, est certainement bouclé. Il compte deux cent quarante-cinq numéros; le commissaire-priseur est Me Lair-Dubreuil et les experts MM. Bernheim-Jeune experts. Il comprend seize planches de reproductions où Sisley est largement représenté par quarante-six de ses œuvres qui vont être livrées au feu des enchères. Les peintres rouennais sont nombreux: Delattre (n°s 112 à 164), Frechon, Lebourg (n°s 6 à 17 et 189 à 197). Notons la présence d'un unique Gauguin : Pêcheurs bretons (n° 175) . La vente a lieu les jeudi 31 mai et vendredi 1er juin 1906. Georges Dubosc écrit dans Le Journal de Rouen du 26 mai :« On ne verra pas disparaître de notre ville sans regret cette importante collection d' œuvres modernes, fort bien disposées dans la galerie du Mont-Riboudet que tant de jeunes artistes ont visitée grâce à la complaisance de M. Depeaux [... ] . M. Depeaux destinait sa collection au musée de Rouen. L'emplacement qu'elle devait y occuper était désigné depuis un certain temps , déjà.» Deux jours d'exposition, les 29 et 30 mai, sont prévus, et le mercredi survient un incident, rapporté par le New York Herald dans son édition de Paris: « Un peintre dont les œuvres très nombreuses dans cette collection avaient été mal placées est venu se plaindre près des experts. La violence de ses réclamations a nécessité l'intervention des agents.» Et Le Journal de Rouen de reprendre l'incident : « Le peintre Delattre, hier, pour avoir véhémentement protesté contre une indéniable illégalité a été drossé par la force du temple Georges Petit. Le peintre Delattre obtempéra respectueusement à l'autorité. Quelques Rouennais présents témoignèrent au peintre leur effective et précieuse sympathie. L'excellent peintre Delattre dont de nombreuses toiles figurent dans la collection mise en vente pouvait, du reste, se montrer mécontent de ce que son nom ainsi que celui d'autres artistes ne figurât pas sur les affiches de cette vente parisienne. » Notons quelques prix atteints lors de cette première vacation: Le Bal de Renoir, 47 ooo francs , acheté par Edmond Decap; 10 ooo francs pour La Cathédrale de Monet rachetée par François Depeaux ou 6 500 francs pour La Neige en Auvergne de Lebourg. Celui-ci écrit le 1er juin à Paul Paulin: «Au dernier moment M. Depeaux s'est décidé à racheter, il en a repris de cette série cinq ou six [... ] en ce moment on fait la deuxième vacation [... ]. Depeaux va sans doute faire un très beau don au musée de Rouen. J'ai passé hier la soirée avec lui 112 • » Une lettre plus intime de Lebourg le même jour à Mm• Alice Lambin apporte un témoignage pris sur le vif: « En ce moment a lieu la deuxième vacation de la vente Depeaux. Depuis quelques jours j'ai été à m'occuper toute la journée de ce projet; on ne savait pas si Depeaux rachèterait, personnellement je savais avoir tous les marchands contre moi avec acharnement. Depuis quelques jours ils faisaient passer de mes tableaux à la salle de vente qui faisaient 300 francs, 500 à 600 francs au plus, espérant de faire tomber tous les miens à la vente. J'étais prévenu et j'étais résolu à me soutenir, coûte que coûte. Mais j'ai vu Depeaux il y a deux jours: il pouvait racheter. Une entente 11° .
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109. Archives Durand-Rue!, Paris. 110. Lespinasse 1985.
Il s'agit de l'unique tableau de Paul Gauguin dans la collection de François Depeaux, W 275. Acheté à Durand-Rue! le 4 mai 1904, vente du 1" juin 1906. 112. Archives privées. 113. Archives privées. 111.
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TOULOUSE-LAUTREC
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Le règlement de La Cafetière est simple: « Article 1 : favoriser le développement des idées artistiques incohérentes [...] entretenir entre ses membres une union confraternelle et une douce gaieté. [... ] Article 3: le discours de réception peut être déclamé, lu, chanté, mimé, dansé, à la volonté de l'orateur. Article 4: politique, religion, jeux sont exclus. En principe, chaque membre doit apporter une œuvre à toute réunion à laquelle il assiste. [... ] Le nombre de membres est fixé à 40, comme les "Immortels", plus les "correspondants" autorisés à assister aux séances lorsqu'ils viennent à Rouen 68 . » Jérôme Doucet, futu r beau-frère d'Eugène Murer, Joseph Delattre, Georges Dubosc, Charles Frechon comptent parmi les joyeux membres de ce ce rcle. Charles Angrand est, quant à lui, correspondant de La Cafetière à Paris. Lors de la séance du 22 mars 1889, Ernest Morel déclame ce Sonnet à mon ami Delattre 69 : Quand avril, radieux, poudre de blancs pétales Dans les prés verdoyants les lourds pommiers en fleurs Je vais , portant mon sac et ma boîte à couleurs Couvrir de violet les toiles virginales.
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[... ] Le bourgeois, en passant, regarde mon ouvrage Sourit, hoche la tête et dit: faut du courage Pour barbouiller toujours et ne rendre jamais Not' Prud'homme a raison et son verdict est juste L'or est lent à venir et dur à gagner! Mais La misère grandit !'Art et le rend auguste.» Delesques a laissé, dans les archives du cercle, les «Commandements» de ces réunions loufoques: « À "La Cafetière" tu iras Au moins hebdomadairement Candidat du vote attendras Le résultat fortement Et tu nous prononceras Un discours pas trop embêtant Puis un seul rond tu verseras Pour chaque mois unanimement Quelque présent tu feras Sera reçu très poliment Poète tu élèveras Notre esprit effeilesquement Musicien tu écorcheras Nos tympans sensuellement Portraitiste tu croqueras Nos êtres fort artistiquement Et fumiste tu blagueras Choses et gens aimablement [... ] Quelque chose que tu feras Fais-le toujours cocassement Ce sera bien car tu seras Parfait, étant incohérent.» 1890 À compter du 1 " octobre, ouverture, dans l'une des salles du musée des Beaux-Arts, d'une exposition permanente, pour que les artistes rouennais puissent présenter leur travail chaque trimestre pendant une durée de deux mois: « Messieurs, dans la séance du 7 février dernier, notre honorable collègue M. E. Fauquet demandait au Conseil de décider qu'une exposition permanente des œuvres des artistes domiciliés dans l'arrondissement de Rouen fût organisée dans une des galeries inoccupées de notre musée de peinture. [... ] Les artistes y trouveront, dit notre collègue, un moyen de mettre, gratuitement et sans interruption, leurs ouvrages sous les yeux du public, et de les présenter ainsi à la critique des connaisseurs 70 • [ ••• ] » L'exposition est également annoncée par la presse: « [Ces expositions] sont avant tout mercantiles, dans la pensée de leurs fondateurs, et c'est à ce point de vue qu'il faut les considérer. Aussi la critique ne nous semble point devoir s'exercer sur ce qui est exposé. C'est bien assez qu'elle prenne
ses franchises pendant les expositions qui ont l'art pour étiquette exclusive. La Cour du palais de justice, par une grise journée de dégel, pa r M. Léon Lemaît re, et une Vue de Rouen, dans la vapeur bleue et enveloppée dans la verdure, par M. Frechon, qui y a joint un taillis roussi par l'automne, et deux grands fusains dessinés dans la cathédrale. [... ] Les artistes ne semblent pas avoir mis un grand empressement à user de la publicité que leur offre l'administration, et s'il n'est point trop hasardeux de prévoir le sort de l'institution bienveillante créée au musée, d'après son premier résultat, nous devons avouer que nous ne la croyons pas destinée à un long avenir. Ce sera la faute des artistes, et ils n'auront pas le droit de se plaindre. Alfred Darce]".» Cette même année voit la publication par Charles du Manoir (ce nom est vraisemblablement un pseudonyme) de l'ouvrage Critique sur la peinture moderne en Normandie: « Une autre école va encore plus loin que celle de Courbet: c'est l'impressionnisme. Comme le mot l'indique, il ne s'agit plus de faire une étude, si peu finie qu'elle soit, il s'agit de jeter sur la toile, avec toute la rapidité dont on est susceptible, ce que l'on a sous les yeux, si fugace soit l'apparition; sous prétexte que la lumière change d'instant en instant, et que la coloration par cela même varie, il faut coûte que coûte y arriver; ne serait-il pas plus sage de reprendre l' œuvre en plusieurs fois, à la même heure, de la mener à bien, plutôt que de partir dans ce steeple-chase; comment s'occuper des détails, de leur dessin, de leur couleur, etc. La photographie instantanée me paraît, seule, pouvoir réaliser ce prodige, abstraction faite de la couleur; - et l'on blâme les photographies coloriées, mais il me semble qu'il n'y aura jamais rien de plus impressionniste; elles ont forcément le détail, que jamais artiste, si capable qu'il soit, ne pourra donner. Une autre école cherche à naître, et par des moyens détournés, produire la lumière à flot par les couleurs primitives juxtaposées, elle entreprend de démontrer au public étonné, la théorie du contraste des couleurs de Chevreuil [sic]; aussi, pour y parvenir, est-elle obligée de moucheter ses toiles d'une quantité de petits dessins de formes variées, miroitant à l'œil, défigurant ce qu'elle veut représenter, et finissant par former dans l'ensemble une teinte générale, qu'il eût été beaucoup plus simple et plus logique d'obtenir d'un seul coup par le mélange voulu des couleurs nécessaires, ce qui aurait permis le modelé, et de
Moignon
Ancien Bureau des Finances Vers 1900 Photographie Co ll ecti on particuli ère
Haut de la rue Grand-Pont 1910-1911
Corte postale Monet travailla ou-dessus du magasin «Au caprice» Coll ecti on particulière
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ROUEN
(Sum.:)
GRA ND HOTEL D'ANGLETERRE COURS JIOIELDIEU; LES QUAIS ET LE THÉATRE
COMMANDANT LA PLUS BELLE VUE DE LA SEINE
.Les voyageurs et les familles trouveront dans cet établissement de tout pre mier ordre le pins grand confortable et des prix modérés. - Restaurant à la carte, tab le d'hôte, fumoir . 1 li e;t recommandé aux voyageurs de ne pos se faire conduire par 1 les commissionnaires.
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Grand hôtel d'Angleterre publicité parue dans !' Itinéraire g énéral de la France, Normandie, 1889 Bi bliothèque mu nicipale de Rouen
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CHRONOLOGIE 1862- 1914
conserver au dessin le fini indispensable à le faire comprendre, puis aurait évité de faire des arbres en outremer, des ombres portées violettes ou bleues, des personnages en mosaïque, etc. toutes choses qu'on ne voit pas dans la nature[ .. .]. Notre intention, en écrivant ces quelques lignes, n'est pas de décourager les artistes, mais, au contraire, de leur montrer qu'ils s'égarent dans une voie sans issue, qu'ils épuisent le meilleur de leur temps en efforts stériles; qu'ils doivent chercher de préférence l'approbation des connaisseurs plutôt que celle des amateurs, dussent leurs débuts être plus longs et plus pénibles; et l'avenir les récompensera des difficultés du présent. Les jurys d'admission des œuvres destinées aux expositions publiques des beaux-arts ne sauraient se montrer trop sévères dans l'acceptation des œuvres proposées à leur examen, et refuser énergiquement toutes œuvres non terminées ou sans valeur. Ce serait rendre service aux artistes et au public, et éloigner ceux qui se servent d'une exposition comme d'une réclame.» 1891
Les deux toiles proposées par Charles Angrand ayant été refusées par le jury, l'artiste ne figure pas à la XXXII' exposition municipale (1" octobre-30 novembre): «[ .. .] Je vous avais dit: à Rouen, que je pré sen tais deux de mes tableaux au suffrage du jury. :,es Barbares n'y ont rien vu de ce qui fait leur force esthétique. J'avais là un chien de berger dans le brouillard du matin - en pleins champs - attentif au parc encore ensommeillé. Le Symbole auréolé de la vigilance, quoi! Ah ouiche, mes sacrés cochons d'indigotiers et de filateurs n'ont pas compris: ces pachydermes départementaux sont décidément imperméables à l'Idée. Mais il nous reste le divin plaisir de les flét rir : c'est assez pour vous rendre encore la vie et le travail désirables"· [... ] » Joseph Delattre expose, sous les n°' 213 et 214, Vue de Rouen, temps gris et une autre Vue de Rouen. Charles Frechon voit deux de ses toiles acceptées, Calme, soir (n° 297) et Au pied du mont Riboudet (11° 298), ainsi que deux fusains, Couseuse (n' 962) et Saint-Ouen (n' 963). Léon Lemaître présent e, quant à lui, deux œuvres: Les Plaideurs (n ' 506) et Crépuscule (n' 507). Marie-Joseph lwill est représenté par deux tableaux: Le Matin dans la dune, Flandres (n' 405) et Derniers rayons (n' 406). Lors d'une communication à l'académie co nsacrée au peintre Jules Michel, dans laquelle il évoque son goût pour la technique
classique du glacis, Jules Hédou semble avoir abandonné sa virulence: « Nous savons bien que ce n'est plus la façon de peindre du jour, mais ce n'est pas une raison pour exclure tous les tableaux peints de la sorte, d'autant que les glacis peuvent revenir à la mode. Des grands maîtres en ont usé avec raison et toute manière de peindre est bonne quand elle donne pour résultat un beau tableau 13 • » 1892
Claude Monet: première série des Cathédrales 74 (février-avril) . Le 1" avril 1892, l'exposition permanente des artistes rouennais qui se tenait dans les salles du musée des Beaux-Arts est supprimée: « Cette mesure, prise dans l'intérêt des artistes qui trouvaient là le moyen de se faire connaître et apprécier n'a pas donné les résultats qu'on était en droit d'en attendre 'S.» À l'occasion de la venue de son fils Lucien à Rouen, Pissarro, dans une lettre qu'il lui adresse le 16 août 1892, évoque les souvenirs que lui a laissé cette ville: « [ ... ] J'ai lu la lettre que tu as écrite à ta mère dans laquelle tu lui annonces votre départ pour Rouen, j'espère que ma lettre vous y trouvera. Je suppose que vous aurez pas mal de choses à faire voir à ta femme dans cette belle ville, quoique bien abîmée par les affreL1ses reconstructions modernes. N'oublie pas de faire voir à Esther la splendide vue de Rouen des hauteurs de Canteleu. C'est si superbe que j'en ai gardé un souvenir de regret de n'avoir pu y faire une étude. Naturellement vous irez sur les hauteurs de Bonsecours . Vous irez, je l'espère, pendant que vous êtes là, voir le frère de Monet à Déville 76 • [ ... ] » 1893
Claude Monet : seconde série des Cathédrales 77 (15 février-14 avril). À la XXXIII' exposition municipale (30 septembre-30 novembre), Charles Frechon présente deux toiles, Pommiers en fleurs (étude) (n' 302) et La Fin de /ajournée (n ' 303), et deux fusain s, En prière (n' 985) et Intérieur de l'église Saint-Vincent de Rouen (n' 986). Xavier Boutigny participe pour la première fois au Salon rouennais avec Mont-Riboudet (n' 94) et Avant la pluie, Quevilly vu des prairies Saint-Gervais (n° 95) . Marie-Joseph Iwill n'expose qu'une toile: Barques de pêche, le Portrieux (n' 387). Georges Dubosc adresse à Frechon une critique élogieuse: « Parmi les paysagistes, M. Frechon, dont le labeur sincère et sérieux est suivi avec intérêt, s'est fié à sa vigueur de coloriste, préoccupé de recherches de décomposition du ton, pour traduire
l'éclatant ensoleillement de la lumière tombant en nappe sur les pommiers en fleurs et sur une prairie piquée de corolles. Il y est parvenu avec un éclat merveilleux [... ]. Il y a plus de simplicité, et partant plus de puissance dans la Fin de journée, qui nous montre le soleil descendant derrière la ligne un peu lourde des coteaux de Canteleu 78 . [ ... ] » Mort d'Alfred Darce! le 26 mai. 1894
Joseph Delattre est soutenu par Jérôme Doucet, comme l'atteste une lettre adressée à Charles Angrand, le 14 décembre. Ce nouveau mécène est journaliste mais également poète et secrétaire général du théâtre des Arts de Rouen: « [ ... ] Heureusement, j'ai rencontré un ami qui, pour quelque temps, me procure la facilité de travailler. Doucet, c'est cet ami, me donne trois francs par jour et, en échange, je lui donne une partie de ma production: impressions exécutées au petit bonheur (comme dit Frechon). Un charme de spontanéité s'en dégage parfois, jamais l'Unité rêvée. Je viens de passer trois semaines à Auvers-sur-Oise et me suis là consciencieusement occupé. Je suis descendu chez un ami rencontré ici à Rouen, et qui s'intéresse beaucoup à moi. Murer est un des premiers amateurs qui ont osé acheter, à l'époque difficile, des Pissarro, Sisley, Renoir, Monet, Cézanne, etc. Quand tu passeras à Rouen, je te montrerai les toiles que possède ce brave et bon ami: collection instructive dans ce sens qu'on peut y étudier l'époque la plus intéressante, quoique peut-être la plus troublée, du mouvement impressionniste. Peut-être l'été prochain aurais-je, par l'intermédiaire de Doucet, une exposition chez Durand-Rue!: un choix parmi les toiles faites depuis cinq ans, avec une vingtaine d'autres plus récentes. Mais, mo n Dieu, je ne veux pas vendre la peau de l'ours ... et c'est sous toutes réserves que je te fais part de ce projet 79. [ ... ] » 1895
Charles Frechon participe à la XXXIV' exposition municipale (1" octobre-30 novembre) avec deux toiles, Brouillard sous bois (n' 247) et Neige (n' 248), ainsi que deux fusains , Un escalier de l'hôtel de ville de Rouen (n' 769) et Un pilier à Saint-Ouen (n' 770). Léon Lemaître, quant à lui, expose deux tableaux: Un coin de rue (n' 379) et Rue des Arpents (n' 380) . Xavier Boutigny figure avec
Les Coteaux de Canteleu (Vue prise du mont Riboudet) (n' 81) et Les Premières Feuilles, la rivière de Cailly à Bapeaume-lès-Rouen (n' 82). Marie-Joseph lwill présente
La Giudecca, Venise (n ° 312) et Nuit grise (n ° 313). Henri Vignet montre deux œ uvres: Panneau contenant quatre études (n° 628) et La Campagne à Boue/le (n° 629). 1896 Deuxième séjour de Camille Pissarro à Rouen 80 (20 janvier-fin mars) Troisième séjour de Camille Pissarro à Rouen 8' (8 septembre-11 novembre) Le 3 avril, ouverture d'un cours de peinture de plein air par Delattre: « J'ai imaginé d'organiser un cours en plein air, avec l'espoir que cela me rapportera peut-être 80 francs par mois. Quand je dis cours, c'est bien prétentieux, étant donné ma façon de voir le sujet. Ce sera plutôt un mode d'entraînement: promenades à la campagne, où chacun pourra dire ce qu'il éprouve, où l'on pourrait causer, s'engueuler, travailler ou ne pas travailler 8 ' . [ .•. J» « Heureux les paysagistes! Les champs et les bois, la mer et les falaises, la forêt et la rue, tout leur appartient ... sans avoir à payer d'impôts pour leurs revenus. Propriété bàtie ou non bâtie, ils sont maîtres de tout par droit de pa lette, et plantent leur chevalet et leur parasol où les guide leur fantaisie. Ainsi va faire le peintre Delattre, un de nos concitoyens qui a eu l'idée, très logique, d'ouvrir un cours de paysage en plein air et en plein vent, et qui se dispose, vers les premiers soleils d'avril, à conduire toute une bande d'élèves à la conquête des prairies Saint-Gervais. Et ma foi il a bien raison, car le temps n'est plus où l'on composait un paysage dans sa chambre, et où on peignait des marines dans un grenier"'· [... ] » En 1896, Rouen accueille la grande Exposition nationale et coloniale (16 mai-16 octobre), durant laquelle un Salon des beaux-arts est organisé. Delattre, Frechon et Lemaître y participent. Delattre y montre une toile, Prairies Saint-Gervais (Crépuscule) (n° 154), et un pastel, Prés Saint-Gervais, crépuscule (n° 548) . Frechon expose deux tableaux, Le Mois de mai en Normandie (n° 209) et Mon jardin (n° 210), ainsi qu'un fusain, Un travail sérieux (n ° 561) . Lemaître présente deux vues de Paris: Place de la Concorde (n° 312) et Notre-Dame, Paris (n° 313). Suite à cette exposition, « les artistes rouennais ont vu quelques-unes de leurs toiles acquises par la Commission des beaux-arts qui a ach eté Le Mois de mai de M. Frechon et La Place de la Concorde de M. Lemaître. Il est à espérer que les acquisitions faites aux artistes normands, qui n'ont guère été favorisés par les règlements d'admission, ne se borneront pas là et seront étendu es à d'autres toiles intéressantes 84 . »
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Jérôme Doucet fait le compte rendu le plus complet de cette manifestation artistique dans son article« Le Salon des beaux-arts», paru dans la Revue illustrée de l'exposition : « [ .. J Où sont les Monet, les Sisley, les Renoir, les Pissarro? Où sont-ils ceux-là que nulle moquerie n'arrêta, qui luttèrent contre la vie et l'opinion? Un Gaugain [sic), même avec ses exagérations, eùt été instructif à contempler. Pourquoi Lebourg, un peu plus modéré, n'est-il pas représenté ici? [... ] Si Delattre avait été prévenu quelques mois - deux seulement - à l'avance, il aurait pu présenter quelques toiles comme celles que je viens de voir dans l'admirable galerie de M. François Depeaux; de grandes et belles toiles qui se tiennent fières à côté des Sisley vibrants, des Monet éblouissants, des souples Lebourg, des solides Pissarro. Eh bien, dans toute l'exposition de Rouen, je cherche un paysage comme ces coteaux de Bonsecours, avec leur premier plan de chalands, que possède M. Depeaux, et je n'en vois pas un dans les plus regardés qui ait cette vérité, cette sincérité, cet art. Voilà de belles œuvres, et Rouen semble ignore~ qu'elle enfante cela; qu'elle compte parmi les siens un peintre de haute valeur comme Delattre. Il taut que ce soient les journaux parisiens, les marchands de Paris, à part quelques clairvoyants comme Monsieur Depeaux qui est un des plus subtils acheteurs d'inconnus qui existent, qui viennent découvrir Delattre, à Rouen, trop modeste et trop simple. C'est comme Frechon. Lui, du moins, plus tenace, a su depuis plus de temps se faire ouvrir la boutique des grands marchands de Paris. Et il le mérite car c'est un vrai peintre; un peu plus de parti pris, moins de sensibilité que Delattre, mais également beaucoup de talent. Il a des toiles de premier ordre, d'une solidité à l'épreuve de la mode et du temps; il faut en avoir, comme des Delattre; c'est un régal pour les yeux, un bon placement pour la bourse. [... ] » Eugène Murer profite de l'affluence de visiteurs provoquée par !'Exposition nationale et coloniale pour présenter, dans les salons de l'hôtel du Dauphin et d'Espagne, sa collection de toiles impressionnistes. 1897 À l'occasion de la XXXV' exposition
mun icipale (1" octobre-30 novembre), Frechon et Lemaître présentent chacun deux toiles: Neige (n° 266) et Beau printemps (n° 267), pour le premier; Dieppe, l'avant-port (n° 407) et Le Quai du Pollet (n° 408), pour le second. Édouard de Bergevin expose deux tableaux : Portrait de M11' H. D. (n ° 44)
CHRONOLOGIE 186 2- 191 4
et Vallée, Manche (n° 45). Xavier Boutigny est présent avec deux toiles, Étude de foins (n° 80) et Prairies inondées au couchant (n° 81), et une sculpture - un médaillon en plâtre -, Po rtrait de M"" Boutigny mère (n ° 1053). Henri Vignet montre deux vues de Rouen : La Seine à Rouen, effet de lu ne (n ° 704) et Le Marché de la Haute-Vieille-Tour (n ° 705). Lettre de Delattre à Pissarro: « Rouen, ce 10. Mon cher Monsieur Pissarro, Tout d'abord, merci de votre si affectionnée lettre et mes meilleurs souhaits de continuite et de jeunesse, pour vous, et pour les vôtres. [ Je n'ai nullement l'intention de faire une exposition chez Mancini. J'étais à PaYJs, parce que j'étais allé lui porter quelques toiles qu'il a bien voulu garder pour les montrer. Je suis revenu bien dewurage mais tout de même, me suis remis au tra\a1' De mon voyage à Paris, j'ai rapporté surtcut cette conviction, c'est que ni vous, ni vos compagnons d'armes n'êtes compris comme vous devriez l'être malgré la cote. Mais. si j'ai rapporté cette conviction, j'ai aussi rapporté cette consolation, c'est que l'œuvre de chacun de vous n'aura pas été éphémèn, Malheur à celui qui voudra vous suivre, sans avoir recommencé vos commencements Encore une fois, mon cher Monsieur Pissarro, n'aurais-je aimé la nature que poa• arriver à vous comprendre vous, Renoir, Sisley et Monet que je sens que jamais. méme dans l'agonie ... loin de mon reve inembrassé, je crois que je ne regrettera, ra de m'être jeté - tout amour dans l'arene À vous, respectueusement, Delattre 1898 Quatrième séjour de Camille Pissarro à Rouen (23 juillet-15 octobre) Le 21 octobre, le conseil municipal de la Ville de Rouen autorise Edmond Lebel à faire valoir ses droits à la retraite. Le 4 n ovembre es t nommé son successeur à la direction du musée de peinture: Gaston Le Breton. 1900 L'affaire de la rue Saint-Romain: au mois de mars 1900, le conseil municipal de Rouen étudie la destruction d'une partie des ancie nn es maisons de la rue Saint-Romain, en vue d'aligner les constructions et d'élargir cette voie, selon une ordonnance royale datée de 1839. Profitant de ce que le bail locatif de la« vieille maison» de cette rue, jusqu'ici occupée par la famille Duboc, arrive à son terme, la municipalité étudie la possibilité de détruire certains des édifices de la rue. Ceci déclenche une importante vague de protestations: la Société des amis des monuments rouennais, prenant la tête de ce mouvement en faveur du patrimoine
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lettre inédite de Joseph Delattre à Camille Pissarro Rouen, 10 septembre 1897 Co ll ection pa rticuli ère
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