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French Pages [437] Year 2024
Phénoménologie et schizophrénie
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Collection « Phénoménologie clinique » fondée et dirigée par Jérôme Englebert Comité de rédaction : Elisabetta Basso (Italie), Grégory Cormann (Belgique), Gautier Dassonneville (Belgique), Jérôme Englebert (Belgique), Valérie Follet (Belgique), Tudi Gozé (France), Till Grohmann (Allemagne), Paulo Jesus (Portugal), Thomas Lepoutre (France), Régis Marion-Veyron (Suisse), Brice Martin (France), François Monville (Belgique), Jacques Quintin (Canada), Michaël Saraga (Suisse), Hubert Wykretowicz (Suisse), Christophe Adam † (Belgique) Comité scientifique : Rudolf Bernet (Belgique), Georges Charbonneau (France), Michel Dupuis (Belgique), Thomas Fuchs (Allemagne), Christian Mormont (Belgique), Josef Parnas (Danemark), Dominique Pringuey (France), Jean Naudin (France), Louis Sass (USA), Giovanni Stanghellini (Italie), Friedrich Stiefel (Suisse)
Ouvrage publié avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR-22FRAL-0008) et de l’Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (EA 3051) de l’Université de Toulouse.
www.editions-hermann.fr ISBN : 979 1 0370 3186 0 © 2024, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.
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Tudi Gozé
Phénoménologie et Schizophrénie Recherches pour une anthropologie du contact
Préface d’István Fazakas
Depuis 1876
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Du même auteur
Expérience de la rencontre schizophrénique : De la bizarrerie de contact, Paris, Éditions Hermann, coll. « Phénoménologie clinique », 2020.
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Préface par István Fazakas
« La folie est une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est 1 » – c’est ainsi que Henri Maldiney résuma l’apport de la Daseinsanalyse à une pensée d’anthropologie philosophique il y a à peu près un demi-siècle. Cette possibilité qui rend humain notre être-là, et qui le fait peut-être encore plus que tel ou tel état de choses actuel, est selon Tudi Gozé l’affaire même de la phénoménologie. S’inscrivant dans la tradition d’une anthropologie phénoménologique dont le cœur est la folie comme possibilité ou virtualité, il affirme que « nous ne ressentirions aucun besoin de la phénoménologie si nous n’avions le pressentiment de la folie » (p. 290). Il se peut que ce pressentiment soit flou, qu’il ne trace qu’un horizon indéterminé d’un irréel qu’on oublie ou qu’on s’efforce d’oublier, qu’on relègue hors de nos préoccupations, hors du monde de nos soucis. Néanmoins – et tout est là – la folie ne cesse d’exercer ses effets sur le vécu actuel de chacun depuis cette virtualité opérante, toujours en fonction. Et il s’agit alors de comprendre comment il arrive que, dans certains cas, la folie franchisse le mur entre le virtuel et l’actuel en déchirant la texture du réel. En effet, c’est cette force opérante de la folie qui fait précisément que la phénoménologie se présente comme besoin, besoin qui ne cesse de se faire sentir tout au long des argumentations et des analyses présentées dans ce livre. Il s’agit d’abord d’un besoin de rendre compte, sans cesse, et à chaque fois à nouveaux frais, de la concordance de l’expérience. Comment cela se fait-il que, malgré tout, l’expérience reste concordante ; qu’elle n’éclate pas devant l’incommensurabilité du monde ou les profondeurs de l’affectivité sauvage du vivre ? D’où vient cette tendance infatigable 1. Maldiney H. (2013), Regard, parole, espace. Paris, Cerf, p. 273.
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à ce que Edmund Husserl appelle l’Einstimmigkeit, cette concordance qui fonde la fiabilité du monde et garantit l’ordre et la connexion de nos pensées ? Si l’on peut s’émerveiller de cette concordance et de cette fiabilité, c’est précisément parce qu’on ressent qu’elles ne vont pas de soi : la concordance de l’expérience, voire des expériences, la fiabilité du monde et la confiance qui anime chaque intentionnalité, en commençant par la foi perceptive, ouvrent sur un abîme, celui-même sur lequel est également « assise », selon Tudi Gozé, la psychiatrie. Le besoin qui anime la phénoménologie est donc le besoin de regarder dans cet abîme et de comprendre comment, malgré cet abîme, il peut y avoir de l’expérience ; de comprendre comment, aux bords de cet abîme, du sens peut se faire avec une vivacité suffisamment forte pour qu’un soi s’y cherche puis s’y reconnaisse. Mais il s’agit également du besoin de comprendre autrui là où l’expérience de sa propre ipséité est vécue comme fragilisée, où sa perte s’annonce imminente ou encore là où le sens se faisant qui soutient l’expérience de soi paraît déjà être perdu une fois pour toutes. Une phénoménologie de l’intersubjectivité s’impose pour rendre compte de ce qui reste encore possible de la circulation de l’affectivité et de la compréhension, bref des possibilités de l’empathie ou de l’intropathie (de l’Einfühlung) dans la situation clinique. Comment entrer en contact avec le soi de quelqu’un quand le contact du soi à soi qui constitue l’ipséité même d’autrui est lui-même troublé ? Et que faire de cette bizarrerie de contact qu’on ressent, devant la folie d’autrui, mais en nous ? Telles furent les questions abordées déjà dans le livre précédent de Tudi Gozé, l’Expérience de la rencontre schizophrénique 2 dont les trois recherches publiées ici présentent une continuation et un approfondissement à partir de nouvelles fondations phénoménologiques. Ce problème est aux fondements mêmes de la psychiatrie phénoménologique telle qu’elle fut inaugurée par Karl Jaspers, dont la position reste également un des points de départ de ce livre. Selon Jaspers, face au vécu schizophrénique – auquel se confronte Tudi Gozé à la fois comme phénoménologue et comme clinicien – « nous sentons un abîme (Abgrund) qu’il est impossible de décrire 3 », un abîme 2. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique : de la bizarrerie de contact. Paris, Hermann. 3. Jasper K. (1920), Allgemeine Psychopathologie. Für Studierende, Ärzte und Psychologen. Berlin-Heidelberg, Springer Verlag (1. éd. : 1913), p. 318.
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innommable qui provoque une érosion, voire une impossibilité de l’Einfühlung ou en tout cas de la compréhension. Mais c’est précisément devant et malgré – ou plutôt à cause de – cet abîme que nous avons besoin d’une phénoménologie radicalisée de l’intersubjectivité, d’une phénoménologie capable de rendre compte de couches plus basales que celle de la compréhension prédicative ou représentative du vécu d’autrui ; bref d’une phénoménologie du contact minimal, encore muet et pourtant vital, qui nous relie, nous et autrui, à la fois l’un à l’autre et au giron de l’intersubjectivité transcendantale. Il s’agit donc d’un double besoin : un besoin de rendre compte de la concordance de l’expérience subjective, des fondements archaïques de la confiance que nous avons dans le monde et dans la cohérence du sens qui se fait entre nous et le monde d’un côté, et un besoin de rendre compte de la possibilité du contact avec autrui là où la folie porte atteinte à la concordance, là où l’érosion de la confiance semble l’arracher de la communauté intersubjective de l’autre côté. Mais la duplicité de ce besoin témoigne d’une situation plus profonde, où la bien-portance et la folie, la concordance de l’expérience et l’ouverture de l’abîme ne sont que les deux faces d’une même pièce. Comment se fait-il que nous ne soyons pas tous actuellement fous ? Et comment se fait-il que certains le soient ? Par quel scandale la possibilité de la folie s’actualise-t-elle pour éclater le réel 4 ? Et comment comprendre ce réel éclaté dans lequel vivent certains d’entre nous ? Peut-on y avoir accès et y a-t-il un retour possible ? Voici les questions qui animent le besoin de déployer une phénoménologie transcendantale de la rencontre intersubjective aux bords de l’impossible. Les trois recherches de Tudi Gozé répondent à ce besoin en creusant l’intersubjectivité et l’expérience du contact jusqu’à ses couches les plus basales et archaïques. Dans ce parcours pour atteindre ces couches primordiales, l’auteur réeffectue, transforme et détraque des gestes phénoménologiques inspirés par Edmund Husserl, Karl Jaspers, Hans Lipps ou encore Maurice Merleau-Ponty et Marc Richir dans un constant dialogue avec la psychopathologie phénoménologique 4. Cf. les analyses de Henri Ey sur l’hallucination comme scandale : « l’hallucination apparaît non seulement en clinique mais dans le commerce culturel des relations intersubjectives communes. Elle éclate comme un scandale, un contre-sens, une sorte d’explosion du système de la réalité. » (Ey H. (1973), Traité des hallucinations, Paris, Masson, p. 22).
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contemporaine. C’est que, si la phénoménologie déployée dans ce livre est née d’un besoin, celui qu’on ressent devant l’abîme de la psychiatrie, cette phénoménologie ne peut pas surgir ex nihilo pour colmater des fissures théoriques ou épistémologiques, voire existentielles ou existentiales, mais elle doit porter dans sa texture même les effets qu’exerce sur elle son objet. Et cela conduit à une compréhension tout à fait singulière et originale de la dimension transcendantale de l’espace de la rencontre et du milieu dans lequel baigne toujours déjà tout contact entre deux ou plusieurs ipséités. Les trois recherches de Tudi Gozé s’inscrivent en effet explicitement dans la lignée d’une pensée transcendantale. Il ne s’agit donc pas de réduire la phénoménologie à un simple outil d’explication ou d’explicitation des phénomènes rencontrés d’une manière empirique, mais de se questionner sur les conditions de possibilité même de l’expérience de la folie et de l’expérience de la rencontre. En effet, depuis ses fondations chez Kant, la philosophie transcendantale porte sur les phénomènes non pas en tant qu’ils sont directement donnés, mais en tant qu’ils doivent être d’abord possibles, selon des conditions qui précèdent leur actualisation empirique, qui sont donc a priori. Néanmoins, et c’est la grande découverte de la phénoménologie par rapport à Kant, le transcendantal n’est pas simplement une collection des règles censées mettre de l’ordre dans le chaos de l’expérience, mais il y a également une vie transcendantale. Que le transcendantal puisse être vécu d’une façon transcendantale, ou, autrement dit, qu’il y ait une dimension transcendantale de tout vécu en tant que vécu est en effet une des thèses fondamentales de la phénoménologie transcendantale. C’est cette découverte qui permet à la psychiatrie phénoménologique de remonter des vécus empiriques aux vécus d’effectuations transcendantales d’une subjectivité transcendantale et de dégager les troubles des structures de constitution (la temporalisation, la spatialisation, la compréhension pré-prédicative ouvrant la significativité du monde, etc.) Mais suffit-il alors d’expliquer la psychose factuelle, empirique par une simple défaillance des effectuations transcendantales ? Ou ne doit-on pas penser le délire au sein même du champ transcendantal ? Et qu’advient-il du champ transcendantal quand la folie y insiste ? Le transcendantal peut-il devenir fou ? Ou n’y a-t-il pas toujours déjà quelque chose d’intrinsèquement étrange dans les fonctionnements transcendantaux ; quelque chose d’étrange (voire unheimlich) par quoi ces derniers frôlent la folie ?
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Nous pouvons en effet entrevoir le transcendantal dans son caractère effrayant, dans son fonctionnement horriblement non-humain en le considérant depuis un anonymat qui précède l’auto-aperception d’un sujet concret en tant qu’il est doté d’une identité personnelle, avec ses histoires et ses mises en scènes (plus ou moins originaires). C’est que, par exemple dans la superstition de Lola Voss, qui annonce une schizophrénie débutante (que l’on qualifierait aujourd’hui de prodromale), la causalité (catégorie transcendantale de relation) reste bel et bien en fonction ; dans les délires cénesthopathiques, la catégorie de la substance demeure entièrement opérante (par exemple dans le vécu des organes pourris dans le syndrome de Cotard). Mais au lieu de parler d’un « déficit » des effectuations transcendantales, on peut plutôt y voir un excès : un excès de causalité dans la superstition délirante, un excès de substances dans les délires qui objectifient la chair, dans un fonctionnement pour ainsi dire à l’aveugle du transcendantal. Ou toujours dans une clef kantienne : que se passe-t-il quand malgré le fait qu’il le doit (muss), le « je pense » ne peut plus accompagner toutes les représentations qu’a le sujet souffrant ? Que se passe-t-il donc quand il y a des représentations qui ne sont plus pour moi, mais qui sont bel et bien vécues par une part clivée de mon expérience, inatteignable par le « je pense 5 » ? Tudi Gozé pose une version phénoménologique de cette question à propos d’Antonin Artaud quand il se demande : « Comment des effectuations phénoménologiques peuvent-elles se produire sans l’accompagnement du cogito ? » (p. 355). Quelle vie se vit encore en nous, sans nous, sans se laisser accompagner par l’aperception transcendantale immédiate ? Quelles représentations produit-elle et comment ? À partir de Kant, on parlerait à cet égard des pathologies comme des troubles de la faculté de juger, déterminante ou réfléchissante, en se rappelant que la faculté de juger est censée relier la sensibilité et l’entendement. Dans ces termes, les pathologies deviennent 5. « Le : je pense doit (muss) nécessairement pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car, si tel n’était pas le cas, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait aucunement être pensé (garnicht gedacht werden könnte) – ce qui équivaut à dire que la représentation ou bien serait impossible, ou bien ne serait du moins rien pour moi (für mich nichts sein). » Kant I. (2006), Kritik der reinen Vernunft (trad. fr. par A. Renaut), Paris, GF-Flammarion, p. 198., Kant I. (1904), Kants gesammelte Schriften, Berlin : Königliche Preussische Akamdemie der Wissenschaften, Bd. III (AK III), p. 108 ; KrV. § 16., B 131-132.
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des troubles de l’imagination transcendantale. Comme on le sait, chez Kant, l’imagination transcendantale permet l’effectuation concrète des jugements et conditionne l’émergence du sens se faisant dans la coalescence de la pensée et de la sensibilité. On pourrait donc parler d’un clivage ou d’une dissociation (Spaltung) au sein même de l’activité schématisante de l’imagination, Spaltung donc entre un entendement qui commencerait à fonctionner à vide et une sensibilité qui serait aveugle. Or, c’est ce que fait, mutatis mutandis, Marc Richir quand il reprend la problématique de la Spaltung schizophrénique décrite par Eugen Bleuler dans le cadre de sa phénoménologie de l’imagination et de la phantasia qui puise aux ressources husserliennes et kantiennes et à laquelle Tudi Gozé consacre de profondes analyses. En effet, la phénoménologie de Marc Richir – qui reste la source d’inspiration principale de l’approche développée dans le livre Tudi Gozé – se déploie en un dialogue constant avec la philosophie transcendantale kantienne. Il suffit de penser à la notion centrale de schématisme phénoménologique ou au rôle capital que joue, pour Marc Richir, l’imagination dans toute phénoménalisation, ou encore aux analyses kantiennes du beau et du sublime qu’il tient pour paradigmatiques pour penser la phénoménalisation. Si l’on suit Marc Richir dans sa lecture phénoménologique de Kant, et que l’on pose avec Tudi Gozé la question de la folie du transcendantal, il s’agit alors de déterminer si quelque chose garantit que le libre jeu de l’imagination et de l’entendement ne vire pas dans un délire. Ou plutôt il s’agit de déterminer si ce qui prend la place de ce jeu des facultés (donc la phénoménalisation, dans la coalescence originaire entre sensibilité et intelligibilité) peut dans le délire préserver l’innocence et la liberté d’un jeu. Et où se déploierait alors ce jeu transcendantal de la phénoménalisation ? Dans quel espace transitionnel (Winnicott) et sur quel sol transcendantal ? Le transcendantal se découvre comme étant lui-même un espace transitionnel, toujours hybride, lesté du poids de la facticité et de l’empirique qu’il ne peut rendre possibles que s’il est sous-tendu par eux. C’est l’espace transitionnel de la coalescence de la sensibilité et de la pensée dans l’imaginaire. Ou – avec un terme plus technique que Marc Richir développe à partir des manuscrits de Husserl sur la phantasia – le champ transcendantal est l’espace transitionnel des phantasiai-affections, c’est-à-dire des phantasiai toujours en coalescence avec l’affectivité qui leur confère une mobilité. Mais malgré ce que pourrait impliquer ce terme, ces phantasiai ne sont pas des représentations
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subjectives d’un ego, fût-il transcendantal, et elles ne sont pas non plus des images qui représenteraient autre chose, quelque chose censé être « réel ». Les phantasiai sont des lambeaux de phénoménalité, baignés par l’affectivité, qui plongent dans une dimension pré-subjective et sauvage. Elles sont en ce sens des essences ou des Wesen sauvages, des concrétudes phénoménologiques logées dans les plicatures ou les membrures de la chair d’une expérience qui va bien au-delà et en deçà des limites et de la peau de la subjectivité. C’est dans ce champ transcendantal sauvage, peuplé par de telles essences sauvages, que doit dès lors s’installer la phénoménologie de la psychopathologie si elle ne veut pas manquer son rendez-vous avec la folie. Et c’est bel et bien ce que fait Tudi Gozé en ne cessant de montrer que le transcendantal s’ouvre sur un abîme, ou plutôt qu’il se déploie comme la face tournée vers nous de l’abîme que la phénoménologie et la psychiatrie effleurent, chacune de leur manière. Le transcendantal qui se dégage à partir de ces trois recherches n’est donc pas une sphère désincarnée, une collection de pures règles synthétisant l’expérience, ni même un champ eidétique déconnecté de toute facticité. Tout au contraire : le transcendantal prend ici chair sans pouvoir s’en détacher ; les eidè se révèlent impensables sans leur dimension de fait ; le sens se fait dans et de l’épaisseur de la chair. Tudi Gozé se souscrit donc entièrement à ce que Merleau-Ponty avance dans une note de travail : Tout le bric-à-brac positiviste des « concepts », des « jugements » des « relations » est éliminé, et l’esprit sourd comme l’eau dans la fissure de l’Être – il n’y a pas à chercher des choses spirituelles, il n’y a que des structures de vide – Simplement je veux planter ce vide dans l’Être visible, montrer qu’il en est l’envers, – en particulier l’envers du langage 6.
Une phénoménologie de la rencontre et du contact qui se veut ouverte à l’expérience de la folie doit repenser le transcendantal à partir de ces vides, ces fissures et ces plis dans l’Être et dans la chair ; elle doit penser les déploiements de la phantasia comme des parcours phénoménalisants qui suivent ces fentes et ces creux constituant l’envers même du langage. C’est à travers ces fissures que filtrent les ténèbres de 6. Merleau-Ponty M. (1964), Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, p. 284.
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l’abîme, c’est grâce au schématisme de la fissuration (qui correspond, mutatis mutandis, à ce que Heidegger appelle Zerklüftung des Seyns) qu’elles sont plus ou moins mises en forme, même si toujours en et par le négatif, comme des ombres. Il faut donc penser un transcendantal concret qui est le milieu du déploiement du sens, qui n’est pas seulement une condition de possibilité abstraite, mais qui déploie plutôt le giron nourricier de tout sens qui s’y fait. Il s’agit d’un giron d’une pluralité des sens, sens avec lesquels se font également les ipséités participantes de l’intersubjectivité, ou plutôt de l’inter-facticité transcendantale. Comme matrice nourricière de tout sens se faisant, ce milieu transcendantal alimente sans cesse le langage dans et avec lequel nous pensons et nous nous pensons, dans et avec lequel nous communiquons avec autrui et nous constituons notre monde comme précisément monde commun. C’est que la langue s’inscrit en effet dans la chair : on apprend à parler avec notre corps, notre parler se compose des mouvements précis, actualisés ou seulement « imaginés » (ou encore des mouvements en phantasia), accompagnés par des kinesthèses actuelles, potentielles ou virtuelles. En un sens, toute langue – même simplement proférée, même seulement pensée « dans la tête » – est une langue des signes, composée des gestes, c’est-à-dire des mouvements de la chair qui font du sens. Toujours est-il que la chair qui fonctionne comme sol transcendantal nourricier de tout sens se faisant va bien au-delà des limites de notre corps individuel. Comme mi-lieu, elle est également ce qui me lie à autrui, ce qui rend possible la rencontre. Et c’est d’ailleurs pour cela que je peux comprendre le sens qui se cherche derrière les mots d’autrui ou que je peux m’exprimer, plutôt que d’échanger des signifiants selon l’économie logique d’un commerce sémantique. Ce dernier cas, où les mots se dessèchent en se détachant du sens se faisant, où la langue perd sa chair (Sprachleib) pour devenir une langue opaque, presque une matière solide et inerte qu’on peut découper et réarranger à l’infini, constituerait plutôt une expérience troublée (on le voit bien à travers les analyses que Tudi Gozé propose du cas Lola Voss de Binswanger). En effet, que se passe-t-il quand les mots se pétrifient ? Qu’advient-il de la chair qui vit les mots comme des cailloux qui bloquent les voies du sens se faisant, qui font que le sens ne peut plus se frayer un chemin ? Comment continuer à vivre quand les sédimentations sur lesquelles nous nous appuyons pour exister ne se tiennent qu’en un porte-à-faux menaçant toujours de lâcher et nous laisser tomber dans l’abîme ?
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C’est à ce point que le rôle du milieu de l’intersubjectivité ou plutôt de l’interfacticité se révèle crucial. La chair de langue (Sprachleib) dans laquelle se déploie le sens se faisant et en filigrane de laquelle se cherche l’ipséité du soi est toujours une chair que je partage avec autrui, dans une promiscuité qui fait que le sens se faisant de l’ipséité est toujours déjà habité par de l’altérité. Le Sprachleib relève donc d’une inter-corporéité, d’une Zwischenleiblichekeit qui rend précisément possible la rencontre. En effet, ce qui me sépare d’autrui et sépare mon intimité de celle de l’autre n’est pas un vide impassible, ni un mur opaque et infranchissable d’une solide réalité muette qui fait écran, mais un mi-lieu. Ce milieu a sa propre densité et épaisseur, et permet des influx d’affectivité, de sens et d’images, à savoir, en empruntant le terme à Marc Richir, des influx de phantasiai-affections. L’espace entre mon Leib et celui d’un autre est avant tout une « pulpe » qui opère comme un élément conducteur. Merleau-Ponty parlait déjà de la « pulpe du sensible » comme « de l’union en lui du “dedans” et du “dehors” » comme du « contact en épaisseur de soi avec soi 7. » Cette union, ce contact n’est pas seulement, tant s’en faut, une affaire solipsiste : le chiasme de l’extérieur et de l’intérieur et le contact du soi à soi impliquent toujours déjà autrui. C’est une union en promiscuité, un contact entre le soi qui est à chaque fois le mien et le soi de l’autre. Par conséquent, la « pulpe du sensible » est ce milieu même dans lequel nous nous baignons toujours déjà ensemble. Ce « toujours déjà » témoigne d’un passé transcendantal, d’un passé génétique dans lequel le milieu du contact précède, en quelque sorte, l’individuation du soi, où l’« entre » ne dépend pas de ses bords, mais les englobe. La manière de cet englober n’est cependant pas comparable à un regard de survol. Plutôt qu’un milieu de visibilité, un espace optique ou synoptique où le visible serait partout et localisable nulle part, il s’agit ici d’un espace haptique ou syn-aptique où c’est le contact qui organise les lieux, où c’est à partir du contact que se spatialisent l’ici et le là-bas. Cet espace est très ancien, il relève d’un autre âge transcendantal que celui de la conscience positionnelle de soi, d’un âge que seules une phénoménologie génétique radicale et une phénoménologie générative peuvent approcher. C’est une telle phénoménologie génétique et générative que Tudi Gozé reprend à partir des analyses que 7. Ibid., p. 315-316.
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Marc Richir propose de D. W. Winnicott pour les prolonger et pour montrer que bien qu’il soit immémorial, cet espace archaïque, qui est la matrice de la formation du soi en contact avec autrui, ne cesse de nous accompagner depuis son passé transcendantal. En nous inspirant des analyses que Husserl propose de la chair dans les Ideen II nous pourrions parler d’un espace de propagation en opposition à un espace en extension. En effet, à propos de ses événements de la chair (Leibesvorkommnisse) qu’il appelle Empfindnisse, traduit par Levinas comme sentances, Husserl distingue entre deux manières de spatialisation. La spatialisation des objets extérieurs qui serait une spatialisation selon l’extension (Ausdehnung) et une spatialisation selon le déploiement (Ausbreitung) et la propagation (Hinbreitung) 8. L’extension est le mode spatial des objets extérieurs, des corps au sens du Körper, par exemple d’une table ou de l’hôtel de ville. Le déploiement et la propagation relèvent en revanche d’une spatialisation dans le milieu de la chair. En reprenant cette distinction pour l’approfondir, nous pourrions comprendre le déploiement et la propagation comme une spatialisation avec des intensités et avec une pulsation, en pensant à la spatialisation d’une douleur ou d’un plaisir, des affects (comme la honte qui brûle les joues 9), ou encore, plus généralement, de tout ce qui relève d’un toucher « intérieur » allant du toucher physiologique jusqu’aux touchers affectif, émotionnel et sentimental. Et nous pourrions alors dire que les analyses que Tudi Gozé propose du milieu du contact montrent que le déploiement et la propagation ne s’arrêtent pas avec la peau, mais peuvent aller au-delà. En dépassant les limites de la peau, en entrant dans cet espace syn-aptique entre deux corps de chair, le déploiement et la propagation ne font que changer de milieu, d’épaisseur. Les événements de la chair se propagent non seulement
8. Husserl E. (1952), Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch : Phänomenologische Untersuchungen zur Konstitution (éd. M. Biemel), Den Haag, M. Nijhoff (tr. fr. par. E. Escoubas, Husserl E. (1996), Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Recherches phénoménologiques pour la constitution. Livre second, Paris, PUF), p. 149 (pagination de l’édition allemande, reprise en marge dans la tr. fr.). 9. On retrouve cet exemple de la honte qui brûle déjà chez Husserl lorsqu’il analyse la relation entre Innenleiblichkeit et Aussenleiblichkeit. Cf. Husserl E. (1973), Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Zweiter Teil : 1921-1928 (éd. I. Kern). Den Haag, M. Nijhoff, p. 331.
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dans l’espace du « dedans », mais aussi dans cet espace-mi-lieu qu’est l’élément du contact. Il convient encore de s’arrêter un instant sur cette notion d’élément qui est au centre même du propos de Tudi Gozé. Il identifie en effet le cœur de ses recherches phénoménologiques comme l’élément du contact qu’il faut comprendre comme ce milieu charnel de propagation des rythmes du sens faisant, entre deux corps de chair (Leibkörper) propres, délimités par la peau. Il n’y a pas de rythme sans contractions et relâchements, sans temps faibles et forts, épaissis et étalés, disséminant des vibrations dans une hylè qui se fait espace. Cette hylè de chair devenue espace de propagation entre deux ou plusieurs ipséités – mais aussi portant et enveloppant deux ou plusieurs ipséités – est l’élément vibrant du contact. Les analyses de Tudi Gozé rejoignent par là un matérialisme phénoménologique dans le cadre duquel la matière n’est pas réductible à une inertie mécanique attribuée généralement à la matérialité des Körper, mais où la matérialité se comprend à partir de l’idée d’une Urhylè proprement phénoménologique et charnelle ou encore à partir d’une lecture phénoménologique de la chôra platonicienne. On peut décrire cette matérialité en empruntant le terme lévinassien – mais tout en déplaçant son sens – d’élémental : Le milieu a une épaisseur propre. Les choses se réfèrent à la possession, peuvent s’emporter, sont meubles ; le milieu à partir duquel elles me viennent gît en déshérence, fond ou terrain commun, non-possédable, essentiellement, à « personne » : la terre, la mer, la lumière, la ville. Toute relation ou possession se situe au sein du non-possédable qui enveloppe ou contient sans pouvoir être contenu ou enveloppé. Nous l’appelons l’élémental. Le navigateur qui utilise la mer et le vent domine ces éléments, mais ne les transforme pas pour autant en choses. Ils conservent l’indétermination des éléments malgré la précision des lois qui les régissent, que l’on peut connaître et enseigner. L’élément n’a pas de formes qui le contiennent. Contenu sans forme 10.
Le déplacement par rapport à Levinas consiste en ceci qu’ici c’est la chair même comme élément du contact qui doit être pensé dans sa dimension élémentale. Ce qui se cache derrière la co-présence discrète de ma chair, de celle d’autrui et de ce milieu de promiscuité qu’est 10. Levinas E. (1990), Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, p. 138.
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la Zwischenleiblichkeit est toute une dimension matérielle de l’existence charnelle, peuplée par des masses incommensurables, indéterminées et non-possédables qu’on ne peut – dans le meilleur des cas – qu’apprendre à plus ou moins maîtriser, comme le navigateur apprend à maîtriser la mer et le vent. C’est d’ailleurs toute la question, ancrée dans une expérience clinique, qui anime le travail philosophique de Tudi Gozé : comment apprendre à naviguer dans l’élément du contact ? Et ce travail propose d’y répondre en traçant une carte conceptuelle, en suivant les « lignes d’erre » (expression que Tudi Gozé reprend à Deligny tout en déplaçant son sens, p. 401) d’une Einfühlung sauvage. Toujours est-il que l’élément du contact se comprend non seulement à partir de l’élémental lévinassien, mais également à partir de cet énoncé mystérieux avancé par Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible selon lequel la chair est l’élément de l’Être, « à mi-chemin de l’individu spatio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. 11 » La bizarrerie de contact – sujet du premier livre de Tudi Gozé – est en effet un style d’être, mais un style qui est inséparable de la hylè du milieu qu’elle déploie. Ce style d’être élémental participe à la fois de l’idéalité et de la matérialité. On comprend en effet cette distribution étrange du contact dans des parties qui fonctionnent à chaque fois comme des parties totales dans une logique de l’élémental qui n’est pas celle des individualités spatio-temporelles, mais d’un milieu préindividuel qui reste pourtant contemporain de ce qu’il rend possible comme (objets ou choses) individués. À première vue, paradoxalement, l’eau est entièrement présente dans une goutte de pluie et dans l’océan. De même, le contact entre ma chair et celle d’autrui peut être entièrement présent dans un geste, un mot, un silence partagé ou dans l’atmosphère qui se propage dans l’espace de la rencontre. Cette caractéristique le rapproche de l’idéalité, car les idéalités sont entièrement présentes dans chacune de leurs occurrences individuelles et matérielles : par exemple le sens du mot « paysage » dans ces lettres que je viens d’écrire est tout aussi entièrement présent que dans les phonèmes que vous imaginez en le lisant. En même temps, encore plus que dans le cas des objets individués, on ne sait ce qu’est un élément qu’en l’éprouvant dans sa facticité, dans son déploiement 11. Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible, op. cit., p. 118.
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concret. On ne comprend ce que tel ou tel élément qu’en y baignant, donc précisément dans un contact avec sa matérialité. Cela rapproche l’élément d’une matérialité et d’une facticité brute, dont la hylè reste à jamais inépuisée par toute variation eidétique et qui résiste à l’élision de sa facticité par une idéalité, même celle d’un eidos dont on peut avoir une intuition pure. La hylè élémentale ne s’intuitionne pas, car elle est le milieu et la matière même de toute intuition ; en revanche, elle se fait ressentir dans la mesure où elle se propage, elle s’étale, elle pèse, dans la mesure où elle vibre ou elle frotte les présences de ceux qui entrent en contact dans la rencontre. L’élément du contact est ainsi le nom de cette dimension charnelle à l’épaisseur matérielle qui baigne chaque rencontre et qui se déploie selon un style très particulier dans la rencontre schizophrénique. Par les analyses que Tudi Gozé propose des densifications et des étalements, des propagations et des atmosphérisations de cet élément dans les différents âges du soi, de l’enfance à l’âge adulte, il jette les assises d’une phénoménologie qui permet non seulement de décrire ce qui se passe quand on est saisi d’un sentiment étrange face à l’autre nous demeurant une énigme (par exemple dans le fameux praecox Gefühl de Rümke), mais qui ouvre également un espace conceptuel pour penser la possibilité du rétablissement. Apprendre à naviguer dans l’élément du contact, c’est aussi apprendre à guider autrui vers le renouement du contact avec le monde et avec soi-même, c’est également apprendre à retrouver la liberté qui souvent semble être irrémédiablement perdue. Le présent livre témoigne sans aucun doute de la capacité de l’auteur à nous guider – ici avec des outils conceptuels et descriptifs – dans cette dimension élémentale de la rencontre. István Fazakas, Bruxelles, le 10 février 2023.
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Introduction « Être au plus proche, ce n’est pas toucher, la plus grande proximité est d’assumer le lointain de l’autre. » Jean Oury 12
Il ne saurait y avoir de connaissance psychopathologique ou de soin des malades dits « mentaux » sans capacité à se comprendre, sans que quelque chose du vécu d’autrui passe en moi et que d’une étrange manière je puisse l’éprouver. La compréhension et la communauté des vécus au sein de l’intersubjectivité ont préoccupé la phénoménologie et la psychopathologie dès ses débuts à l’aube du xxe siècle. Plus de cent ans après le coup d’envoi de la psychiatrie phénoménologique, ces questions restent abyssales et continuent à déranger l’ambition d’une psychopathologie systématique. La psychiatrie clinique est assise et bâtit sur cet abîme. Ce livre veut se donner comme tâche l’exploration des fragiles fondations expérientielles et cliniques de la rencontre schizophrénique. Avec les trois Recherches qui composent cet ouvrage, je vise à l’explicitation phénoménologique de la dimension du contact. L’enjeu consiste à repenser la fondation épistémologique de la psychiatrie clinique à partir d’une anthropologie phénoménologique transcendantale. La phénoménologie en tant que rien que phénoménologie ne se donnant pas par avance ce qu’elle cherche à déduire, mon anthropologie ne pouvait pas s’ouvrir sur une vision de l’humain, fût-elle méthodiquement réduite à la sphère d’un Soi minimal, d’un ego transcendantal, ou du Dasein. Cette étude se donnera dès lors pour contrainte de partir de la rencontre, et de tâcher d’y séjourner. C’est donc depuis la phénoménologie de l’Einfühlung (empathie ou intropathie, nous y reviendrons) que s’ouvre la première Recherche qui nous conduira à disséquer progressivement ses entrailles jusqu’aux limites du registre phénoménologique qui la fonde. Ce chemin nécessitera des remaniements de la méthode phénoménologique elle-même. Notre deuxième Recherche s’attachera à expérimenter la phénoménologie 12. Oury J. (1996), « Utopie, atopie et eutopie » Chimères. Revue des schizoanalyses 28, p. 69-78.
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Nova Methodo introduite par Marc Richir. Découvrant au décours de ce cheminement l’étendue de l’élément du contact, j’essaierai dans la troisième Recherche d’en tirer les conséquences pour une psychopathologie désormais affranchie du primat de la subjectivité et de l’ego. En première approximation le contact fait référence à la sensation que produisent mutuellement (au moins) deux corps qui se touchent. En psychiatrie on parle de contact pour faire référence à l’ambiance, au ton ou à l’atmosphère d’une rencontre clinique, à la première impression qu’elle nous laisse. On parle de bizarrerie de contact, de contact froid, méfiant, ou exalté. En ethnologie, on dit qu’on prend contact avec un groupe isolé ou « sans contact ». Prendre contact signifie donc l’acte de toucher une altérité, matérielle, psychique, culturelle. Le contact ne laisse pas indifférent, peut détruire, altérer ou métisser. S’il y a altérité, elle est relative, puisque les deux pôles du contact peuvent au moins ponctuellement se toucher, dans un lieu commun minimal. Ces acceptions du terme de contact laissent penser que ce que le contact touche est déjà disponible à lui, est fait de la même étoffe. Alors que les phénoménologies philosophique et psychiatrique prennent pour point de départ la donation de l’expérience vécue, une phénoménologie du contact entrerait dans sa méditation à partir de l’écart ou de l’espace de jeu entre le contact et l’absence de contact. Sans doute lassée d’une subjectivité transparente à elle-même, la philosophie du xxe siècle, notamment inspirée de la psychanalyse, s’est attachée à creuser l’écart au-dedans de soi, à en traquer les failles et les zones d’ombre. Reconnaître l’altérité au-dedans de soi ce n’est pourtant pas encore spécifier la « teneur » du contact. À quoi tient-il d’ailleurs ? D’espace, de temps, d’inter-subjectivité, d’inter-corporéité, de relations, de quoi est donc fait l’épaisseur du contact ? Dès lors que l’on veut qualifier le contact, l’embarras nous fait bégayer, est-ce un « quelque-chose » ou un « rien », un écart spatial ou temporel ? En psychiatrie, on sait bien que cette atmosphère, cette ambiance, cet « entre » de la relation participe non seulement du diagnostic, mais permet de sentir d’une manière difficile à qualifier quelque chose de la manière d’être en contact du patient lui-même. La tristesse mélancolique envahit l’espace du contact et le teinte d’une ambiance grave et désespérée. La peur, la souffrance ou le délire nous imprègnent également, comme s’ils passaient d’une manière subtile et étrange au-dedans de cette épaisseur entre moi et autrui.
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La phénoménologie, en tant que discipline du penser, se donne pour travail l’élucidation du miracle selon lequel quelque chose comme un phénomène se phénoménalise pour moi. Depuis le coup d’envoi husserlien, la phénoménologie s’est construite à partir de la fragile certitude qu’un contact est possible avec le « dehors ». Pratiquer la phénoménologie, c’est non seulement expliciter son expérience actuelle, mais délicatement pratiquer sa langue étrange qui est praxis exploratoire des conditions transcendantales de ce contact. Si Husserl a l’ambition de refonder les sciences à distance des apories du naturalisme ou du psychologisme c’est en questionnant les conditions d’accès à l’être. Tout savoir positif ne peut dès lors légitimement se fonder que sur la foi d’un contact possible avec le monde et dans la possibilité même d’une concordance minimale des expériences. Le problème de l’Einfühlung a dès lors été crucial pour la réussite du projet husserlien de fondation d’une philosophie première. Une phénoménologie du contact consiste à ne pas poser d’emblée comme préalable les deux pôles de la corrélation mais de penser le contact comme l’événement de la co-éclosion de ses deux bords. Dans le champ de la psychiatrie, l’une des découvertes majeures de la psychopathologie phénoménologique du xxe siècle a été de « situer » la question de la folie comme problème relationnel, soit de la relation noético-noématique, soit de son pendant intersubjectif. Eugen Bleuler, psychiatre suisse a qui l’on doit le concept de schizophrénie a situé dès 1911 le Grundsymptome de la maladie dans le relâchement des associations (Lockerung der Assoziation) et l’autisme, qualifié de perte de la relation avec la réalité (Verlust der Beziehung zur Realität). Plus tard, Eugène Minkowski décrivait le trouble générateur dans la « perte du contact vital avec la réalité 13 ». Karl Jaspers envisageait pour sa part de fonder la psychopathologie scientifique sur l’aptitude du psychiatre à se présentifier par Einfühlung le vécu de son patient. Sans contact avec le vécu d’autrui, comment assurer la vérité du savoir psychiatrique ? Le statut phénoménologique du contact relève donc d’une question épistémologique incontournable pour la psychopathologie. Cent ans après le lancement du projet phénoménologique en psychiatrie, le problème du contact avec l’expérience de la folie reste à peu près inexploré. 13. Minkowski E. (2002), La schizophrénie, Paris, Payot.
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De nos jours, la psychiatrie traverse une crise sans précédent dans son histoire. Le virage « a-théorique » et pragmatiste a fini d’assécher toute possibilité de penser l’humain comme un être indissociablement « biologique », « psychique » et « social ». La validité de ses séparations reste elle-même ininterrogée, allergique que la modernité est devenue à ce qui questionne ses fondations 14. Discipline clinique en premier lieu, la psychiatrie a perdu sa boussole. Ne sachant plus où et comment fonder sa pratique, elle abandonne même son ancrage dans la sémiologie qui n’apparaît plus que comme l’épiphénomène de processus neurologiques ou cognitifs 15. Par ailleurs, le fossé se creuse entre une psychiatrie biologique visant « l’objectivité » et des pratiques sociales et communautaires qui portent leur regard sur l’expérience des personnes concernées et les agencements concrets des communautés. Je ne m’attarderai pas sur ces problèmes contemporains, il est pourtant certain que la présente entreprise philosophique n’y est pas étrangère. Je voudrais plutôt interroger la fondation épistémologique du savoir psychiatrique en partant de son unité la plus élémentaire : le contact. Comme en réaction ou à contre-courant de la crise des fondements que traverse la psychiatrie, les années 2000 ont vu la réapparition de la phénoménologie psychiatrique. Évoluant depuis ses débuts dans les marges des pratiques soignantes, la phénoménologie a progressivement pris une place dans la littérature scientifique, notamment à l’égard des troubles du spectre de la schizophrénie 16. L’avancée la plus significative de ce mouvement est sans doute attribuable aux travaux conjoints de Josef Parnas, Louis Sass et Dan Zahavi 17 pour avoir rendu visible 14. Notamment sous l’influence de l’anti-fondationnalisme de la philosophie analytique et du cercle de Vienne. 15. Voir par exemple le débat entre Bruce Cuthbert et Josef Parnas dans le numéro de février 2014 de la revue World Psychiatry à propos du projet Research Domain Criteria (RDoC) du National Institute of Mental Health (NIMH). Cuthbert. B.N. (2014), « The RDoC framework : facilitating transition from ICD/DSM to dimensional approaches that integrate neuroscience and psychopathology » World Psychiatry 13 (1), p. 28-35 et Parnas J. (2014), « The RDoC program : psychiatry without psyche ? » World psychiatry 13 (1), p. 46-47. 16. Bovet P. & Parnas J. (2013), « Quelle épistémologie pour les neurosciences en psychiatrie ? » Revue d’anthropologie des connaissances 7-3. 17. On pourrait citer ici d’autres collègues dont les efforts n’ont pas été moindres : Pierre Bovet, Jean Naudin, Michel Cermolacce, Michael Schwartz, Osborne Wiggins, Thomas Fuchs, Giovanni Stanghellini, Aaron Mishara, Matthew Ratcliffe, Shaun Gallagher et Paul Lysaker.
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la phénoménologie des schizophrénies avec le concept de minimal-Self disorder 18. Cette hypothèse consiste à voir dans la clinique schizophrénique la conséquence ou l’expression d’un trouble générateur qui serait lui-même plus subtil et difficile à décrire avec les outils positivistes de la psychiatrie. Ce trouble concerne le Soi dans sa dimension minimale et pré-réflexive, comme ce qui fonde et conditionne la perspective en première personne. Le minimal ou basic Self doit être distingué du Moi psychologiques, de l’individu, de l’intériorité ou du sujet personnel que l’on pourrait décrire ou énoncer. Fidèle à la méthode phénoménologique, ces auteurs ont voulu mettre en suspens ce qui relève dans le Self d’une histoire conceptuelle ou d’une construction personnelle ou sociale. Le minimal-Self ne se donne pas au sujet comme un objet d’expérience délimité, mais transpire, en quelque sorte, du flux changeant de la donation successive des expériences vécues comme « mes » expériences (mine-ness), données pour moi (for-me-ness). C’est la concordance de la succession de ces expériences à chaque fois vécues par et pour moi qui laisse la trace, comme en négatif, d’un soi minimal qui persiste dans le temps comme ipseité. Le Self est toujours déjà inclus dans ses expériences, certes inapparent puisque dans l’attitude naturelle le sujet est dans le monde de la perception 19, pris dans des rapports pratiques avec le monde et dans les histoires qui l’habite. Je n’ai donc pas besoin d’un regard réflexif ou introspectif sur moi-même pour exister, je suis toujours déjà là. Le Self minimal fait référence à l’ici rudimentaire et préalable de tout là. C’est-à-dire l’intime certitude d’être un soi auto-coïncident 20 et stable dans le temps, agent de ses pensées, actions, perceptions, etc. Le Self minimal est dit « préréflexif » 18. Décrire la schizophrénie comme trouble du Self n’est pas nouvelle, dès 1913, Karl Jaspers emploie la notion de Ichstörungen (trouble du soi) pour parler de la schizophrénie, de même que Eugen Bleuler et Eugen Minkowski. 19. Hume écrit : « For my part, when I enter most intimately into what I call myself, I always stumble on some particular perception or other, of heat or cold, light or shade, love or hatred, pain or pleasure. I never can catch myself at any time without a perception, and never can observe anything but perception » in Hume D. (1888), A treatise on Human Nature. Oxford, Oxford University Press, p. 252. 20. À propos de l’auto-manifestation de soi, nos auteurs, font généralement référence à la phénoménologie de Michel Henri. Voir par exemple Sass L.A. & Parnas J. (2003), Schizophrenia, consciousness, and the self. Schizophrenia Bulletin 29 (3), p. 427-444. Choix theorique que nous ne manquerons pas de discuter dans le développement de cet essai.
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dans la mesure où il fait référence à la conscience non nécessairement explicite de soi, et qui, paradoxalement rend possible la réflexion, c’està-dire la position d’un « je suis ». Le Self minimal se distingue donc aussi du tissu complexe des récits de soi qui constitue un soi narratif avec son innere Lebensgeschichte, c’est-à-dire la méta-histoire qui rend cohérente les péripéties de ma vie, bien que celui-là soit indispensable à la constitution de celle-ci. Au cours de leurs travaux, les définitions du minimal Self ont évolué et divergé entre les auteurs. Dan Zahavi, philosophe qui a eu un rôle influent sur le trio, a changé ses vues au cours des vingt dernières années 21. Il décrit le Self minimal comme la fine couche de mine-ness et de for-me-ness qui est essentiellement associé à tout vécu de conscience, quel que soit son contenu ou le mode intentionnel. La perspective en première personne est de ce point de vue un caractère intrinsèque de l’expérience. Dès lors, il affirme sans détour : « Les épisodes vécus ne sont ni inconscients ni anonymes ; au contraire, ils sont nécessairement accompagnés d’une donation en première personne ou d’une mienneté perspectiviste. Le ce-que-celafait de l’expérience est essentiellement un ce-que-cela-fait-pour-moi 22. » Le Self minimal n’a pas d’histoire transcendantale ou intersubjective et il est là dès lors qu’il y a expérience (donc dès la vie intra-utéro 23). Selon Parnas, Sass et Zahavi, c’est la couche la plus rudimentaire du soi qui est atteinte dans la schizophrénie. La question consistant à savoir si le Self minimal est l’opérateur de la vie phénoménologique (comme un ego transcendantal), ou s’il est le résultat d’opérations anonymes de sens n’est pas discuté par ces auteurs. Si cette question leur est restée étrangère, c’est qu’ils ont consacré leur attention à la description du caractère « en première personne » des phénomènes 21. Voir à propos de l’évolution du concept de minimal Self chez Zahavi le commentaire de Marie Guillot dans Guillot M. (2016), I Me Mine : on a Confusion Concerning the Subjective Character of Expérience. Review of Philosophy and Psychology (1) : 1-31. 22. Zahavi D. (2017), Thin, Thinner, Thinnest : Defining the Minimal Self. in Durt C. et al. (eds.), Embodiment, Enaction, and Culture : Investigating the Constitution of the Shared World, Cambridge, MIT Press. Traduction de l’auteur de « Experiential episodes are neither unconscious nor anonymous ; rather, they necessarily come with first-personal givenness or perspectival ownership. The what-it-is-likeness of experience is essentially a what-it-is-like-for-me-ness ». 23. Rochat P. (2011), What is it like to be a newborn. in Gallagher S. (éd.), The Oxford Handbook of The Self. Oxford, Oxford University Press.
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vécus 24 en régime d’analyse phénoménologique statique et non à d’analyse génétique de la constitution des phénomènes 25. Sur le plan psychopathologique, ces auteurs ont exhumé les ressources de la psychopathologie germanophone et francophone du début du xxe siècle pour soutenir l’idée que le spectre des schizophrénies trouvait son lieu commun dans une altération de la perspective en première personne. Cette modélisation phénoménologique a eu le grand intérêt de permettre la mise en œuvre de recherches translationnelles, tant à l’égard des neurosciences et des sciences cognitives qu’en ce qui concerne la recherche psychopathologique. Notamment, la création d’outils basés sur des entretiens semi-structurés tels que EASE (Examination of Anomalous Self Expérience) 26 ont permis de documenter les troubles du Self minimal et d’explorer la validité de ce modèle. Deux méta-analyses récentes ont parallèlement montré que les troubles du Self minimal pourraient être un marqueur phénotypique central de la vulnérabilité schizophrénique à travers les différents degrés de sévérité de son spectre 27, 28. Nonobstant sa puissance explicative et sa pertinence clinique, ce modèle pose deux types de problèmes épistémologiques. Il apparaît d’abord légitime d’interroger la manière dont le psychiatre a accès à une telle expérience chez son patient. Qu’est-ce qui lui permet de sentir ce trouble, comment l’interroger alors qu’il consiste dans une altération de la dimension pré-réflexive de soi, ensuite comment se le représenter quand, pour soi, la certitude intime d’exister n’est pas en question. Dit autrement, l’expérience de l’anomalie de minimal Self pourrait être si étrangère à la condition ordinaire (celle du psychiatre) qu’il serait dès lors très difficile de se le figurer et donc d’en prendre 24. Zahavi D. (2019), Self. in Stanghellini G et al. (eds.), Oxford Handbook of Phenomenological Psychopathology. Oxford, Oxford University Press. 25. Cette position est fortement assumée par Zahavi dans Zahavi D. (2017), Thin, Thinner, Thinnest : Defining the Minimal Self, op. cit., 26. Parnas J, Møller P, Kircher T, Thalbitzer J, Jansson L, Handest P, Zahavi D. (2005), EASE : Examination of Anomalous Self-Experience. Psychopathology 38 (5):236-58. 27. Raballo A, Poletti M, Preti A, Parnas J. (2021), The Self in the Spectrum : A Meta-analysis of the Evidence Linking Basic Self-Disorders and Schizophrenia. Schizophr Bull. 8 ; 47(4):1007-1017. 28. Burgin S, Reniers R, Humpston C. (2022), Prevalence and assessment of self-disorders in the schizophrenia spectrum : a systematic review and meta-analysis. Sci Rep. 21 ; 12(1):1165.
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conscience 29. Ce premier problème épistémologique appelle selon moi à interroger l’espace intersubjectif comme la zone frontalière au sein de laquelle va se jouer l’expérience d’altérité. Dit brutalement, comment est-il possible de co-expérimenter un vécu dépourvu du caractère « en première personne » ? Si nous n’offrons pas une certaine épaisseur à l’espace du contact intersubjectif, nous ne pourrons pas en détailler les opérations, les latences et les médiations. Le second problème, irrésolu par ses auteurs, consiste à se demander comment la personne concernée par ce trouble peut en témoigner, pour elle-même ou pour son psychiatre. Si la personne a perdu la conscience d’être le sujet de ses vécus, comment tel vécu (fût-il de l’absence de vécu) peut-il se donner à la conscience. Ce second point, qui concerne l’attestation du trouble de l’expérience de soi met en exergue la nécessité d’expliciter la manière dont nous avons accès à nos propres vécus et comment ceux-ci nous sont sensibles, ce qui revient à l’exploration du contact dans sa dimension intra-subjective. Pour Dan Zahavi, le minimal Self est si minimal, si « mince » (thin), qu’il serait une structure inaltérable et universelle de la conscience phénoménale. Un nouveau-né, ou l’animal serait doué d’un minimal Self 30. Dans ce cas, soit la schizophrénie entraine une altération de la for-me-ness et il devient impossible de comprendre comment la personne concernée peut témoigner d’une expérience qui échapperait dès lors à sa conscience. Soit, c’est la relation entre le minimal Self et d’autres
29. Un peu comme il est impossible de se figurer ce que cela ferait d’être une chauve souris, selon les termes du célèbre article de Nagel T. (1974), « What is it like to be a bat ? » Philosophical Review 83, p. 435-450. 30. Dans une discussion avec Matthew Ratcliffe insistant sur la constitution intersubjective du minimal Self, Zahavi écrit « Indeed, to claim that the experiential episode would only be self-manifesting after such determination seems quite odd. Equally odd would be the claim that this fundamental reflexive character of phenomenal consciousness is inter personally constituted such that infants who had not yet engaged in sufficient interpersonal relations, as well as all nonsocial organisms, would lack phenomenal consciousness and minimal selfhood. A crying newborn is not a zombie bereft of experiences but a creature whose crying is expressing an experience of distress. The crying newborn is a subject of experience whatever else it might be. This is also not something Ratcliffe is eager to deny. But the move he makes is somewhat surprising, since it ultimately changes the nature of his challenge. » Zahavi D. (2017), Thin, Thinner, Thinnest : Defining the Minimal Self, op. cit., p. 195.
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couches de l’ipseité qui est altéré dans la maladie 31 et dans ce cas il est indispensable de mettre en vue l’épaisseur et les relations qui opèrent entre ces couches successives de l’ipseité. Il faudra alors comprendre comment ses couches se constituent dans l’histoire développementale du sujet. En contrepoint du minimalisme de Zahavi, je voudrais insister sur l’épaisseur du contact, en tant que milieu opératif entre registre d’ipseité et dégager les moyens euristiques en mesure de décrire les opérations et la matérialité phénoménologiques de cette épaisseur. Cette recherche nous conduira à interroger la genèse phénoménologique du sens (de l’expérience) et du soi (de l’ici qui se phénoménalise au contact de l’expérience en tant que celui qui fait expérience). De manière plus radicale, nous pourrions interroger la légitimité, en phénoménologie, de qualifier sans autre procès comme « normal » ou « bien portant » l’énoncé selon lequel un sujet humain est une unité auto-coïncidente de vécus se vivant comme l’agent de ses actions, émotions, perceptions, etc. Ces énoncés posent un idéal, essentiel de l’Être Humain au jour duquel les sujets factices sont considérés. Il y a là une normativité inavouée, qui tient à l’agenda husserlien d’une phénoménologie eidétique pure. Une telle normativité, fût-elle de légalité transcendantale n’est-elle pas contraire au mot d’ordre de la phénoménologique qui se contraint à des expériences effectuables intuitivement ? Plus encore, ne risque-t-on pas, en excluant a priori les personnes vivant avec une schizophrénie du champ de la « subjectivité » de redoubler en quelque sorte leur altérité et leur exclusion ? Sans doute l’ambition husserlienne de fondation universelle des sciences n’est-elle pas étrangère à ce glissement. Si Husserl s’intéresse à la question de l’Einfühlung c’est d’abord et avant tout pour comprendre comment le monde qui m’est accessible dans l’expérience subjective peut l’être de manière concordante pour autrui. Autrement dit, pas de philosophie première sans communauté inter-subjective unanime (einstimmig) et sans concordance des expériences au sein des synthèses d’un ego transcendantal unifiant ! Une philosophie première fondatrice des sciences nécessite la possibilité d’une eidétique de la subjectivité transcendantale. L’anthropologie qui se fait jour à l’horizon de cette ambition universaliste doit dès lors être une condition préalable de l’unanimité 31. Cette idée a été esquissée par Zahavi et ses collaborateurs dans l’article de Henriksen MG, Parnas J, Zahavi D. (2019), Thought insertion and disturbed forme-ness (minimal selfhood) in schizophrenia. Conscious Cogn. 74 : 102770.
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et de la concordance du monde depuis chaque ego réduit à sa structure constituante. Husserl critique l’anthropologisme de Scheler et Heidegger, il veut constituer une anthropologie transcendantale en mesure de rendre compte de l’unanimité des expériences subjectives, inter-subjectives et historiques. En cela, nous verrons qu’il ne peut faire autrement que de s’accrocher à une téléologie universelle dont il s’agira pour nous d’interroger la légitimité. Qu’advient-il au Monde des philosophes quand la folie s’y introduit ? Que se passe-t-il quand c’est précisément l’unité de l’ego constituant et la concordance des vécus dans l’unanimité du monde commun qui sont mis à mal dans la schizophrénie, le délire, ou l’hallucination ? La défaillance de ces conditions transcendantales relègue-t-elle le fou en dehors de la communauté humaine ? Qu’est-ce que cette anthropologie qui ne peut inclure tous les humains, occupée qu’elle est à soutenir la fondation de la connaissance ? Certes la folie est « prise en compte » par la phénoménologie, mais toujours comme exception et non comme règle. L’écriture des présentes Recherches a trouvé sa nécessité dans le constat de ces deux crises. La psychiatrie qui ne sait plus où elle habite, perdue dans des abstractions réductionnistes sans fond. La phénoménologie échouée sur le continent de la folie, incapable de se débarrasser tout à fait de ce qui lui reste de normativité. Que faire de cette crise ? Je voudrais paradoxalement ne pas abandonner le projet anthropologique de la phénoménologie, et viser, si cela est encore possible, une philosophie première, c’est-à-dire, nous y viendrons, une épistémologie phénoménologique 32. L’enjeu de l’Expérience de la rencontre schizophrénique 33 consistait à proposer une réouverture de l’exploration phénoménologique de l’incompréhensibilité schizophrénique. Non pas en partant d’une prétendue compréhension existentiale ou transcendantale, mais en prenant au sérieux l’expérience de la bizarrerie de contact en elle-même, comme un point de départ et un champ à découvrir. J’y avais mené une analyse phénoménologique statique de la rencontre schizophrénique 32. Nous suivons de ce point de vue la voie ouverte par Paula Angelova dans Ангелова П. (2020), Смислово конституиране и жизнени светове. Към възможността за феноменологична антропология. Софийски Университет « Св. Климент Охридски » Философски Факултет. 33. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique : De la bizarrerie de contact, Paris, Hermann.
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en m’attachant à son moment critique dans l’étrangeté et l’incompréhension. Je menais ensuite une analyse phénoménologique génétique de l’apparition des corps dans la rencontre pour déployer les basfonds d’une intersubjectivité charnelle et affective. Il s’agissait déjà de comprendre de « quoi » est fait le champ de la rencontre, l’ambiance, la tonalité, l’atmosphère, ce quelque chose d’infigurable que la clinique s’évertue à saisir sans succès. Pour explorer ce champ qui est en deçà de l’expression, 34 il ne pouvait suffire de décrire le vécu purifié du psychiatre comme l’a fait avant moi Rümke ou Müller-Suur, il fallait employer une méthode phénoménologique génétique pour dégager la structure de figuration de l’expérience de la rencontre elle-même. Plutôt que la purification du vécu de la conscience, il fallait s’intéresser au champ qui le baigne, et nous le verrons, qui le nourrit. Je faisais alors l’hypothèse que ce champ n’est pas vide mais qu’il grouille de mouvements, de vibrations et d’affects. L’ambition des présentes Recherches est encore de déployer une psychopathologie frontalière, des lisières et des interstices pour enfin creuser l’écart où un soin pourrait prendre corps. La thèse que je défendais alors consistait à poser que la schizophrénie qualifie d’abord la rencontre, et pas, primitivement la personne. Je voudrais désormais montrer que la personne n’a pas de fond ailleurs que dans un intervalle qui est son sol et son élément génératif. Husserl et Heidegger ont évidemment pensé l’intersubjectivité comme constitutive de l’expérience. Mais c’est toujours depuis un après coup, ayant décrit les conditions transcendantales ou existentiales de l’expérience de l’adulte « bien portant » qu’ils sont eux-mêmes en régime de réduction phénoménologique (fût-elle produite méthodiquement ou sous l’effet de l’événement de l’angoisse). Maurice Merleau-Ponty, Jan Patočka et Marc Richir ont permis de repenser l’intersubjectivité comme condition génétique de la constitution des phénomènes. C’est depuis l’exploration de la passivité et de la réceptivité que se 34. Une description éco-phénoménologique des expériences mersives comme l’a récemment proposée Bruce Begout fraye un chemin manifestement commun au mien. B. Begout y déploie avec virtuosité les modulations de l’expérience immédiate dans une perspective phénoménologique statique. En vue d’une refondation de la clinique, il nous faudra toutefois renouveler plus radicalement la méthode husserlienne pour dégager la chair vibrante des ambiances. Voir Begout B. (2020), Le concept d’ambiance, Paris, Seuil.
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sont ouvertes la possibilité et la nécessité d’une phénoménologie dite « a-subjective ». Bien que d’ambition différente il s’agissait pour ces trois auteurs d’explorer les effectuations phénoménologiques échappant à l’empire du Sujet actif, productif, constituant, unificateur. C’est en me tenant aux contraintes posées par ces recherches que je me suis engagé à frayer une anthropologie en mesure d’accueillir une variété d’expériences, dites psychotiques, où la subjectivité est précarisée, voire aliénée. Si l’on peut de cette perspective défendre l’idée que la schizophrénie est une condition d’abord et, avant tout pré-individuelle, cela permettrait de surcroît de penser l’expérience (en général) comme elle-même pré-individuelle. À la fin de L’expérience de la rencontre schizophrénique 35, je n’avais pas encore découvert les moyens de penser le type de rapport que l’on peut établir entre la strate a-subjective du contact et le niveau immanent au vécu, du comprendre et de l’Einfühlung. Je butais alors sur l’ineffabilité de la strate d’intersubjectivité minimale que je découvrais. Je ne pouvais voir qu’un parallélisme, analogique, entre le sentir pathique de la rencontre et le chiasme de la chair. Il m’avait alors fallu en passer par l’expérience esthétique et le concept d’abstraction pour être en mesure de rendre compte de la déformation cohérente 36 de l’infigurable en figuration de sens attestable. Il m’était alors impossible d’en suivre les moments constitutifs. La reprise richirienne des travaux de Husserl à l’égard de la phantasía et de la conscience d’image offre désormais une voie pour construire le passage constitutif d’un registre à l’autre et d’en décrire les effectuations dans une perspective génétique. La percée richirienne, à l’égard de la phantasía dans ses rapports à l’affectivité, la corporéité et l’ipséité nous donne les moyens de pousser le projet de refondation de la psychopathologie un peu plus loin et de manière plus radicale. La refonte méthodologique et l’arsenal conceptuel de Richir nous donne l’opportunité de soutenir un nouveau rapport au 35. Op. cit. 36. Je reviendrai à de nombreuses reprises sur le concept de « déformation cohérente ». Emprunté à Richir, il vient initialement d’André Malraux dans La création artistique, Genève, Skira, 1948, p. 152, ce concept sera déployé dans une phénoménologie du style par Merleau-Ponty dans « Le langage indirect et la voix du silence », in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 68. Richir en propose une interprétation nouvelle, permettant de rendre compte de la métamorphose d’une concrétude phénoménologique lors de sa transposition à un registre ultérieur de la constitution, nous y reviendrons dans la seconde recherche.
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transcendantal. D’autre part, il nous permet de repenser avec plus d’acuité et de dynamisme le rapport génératif entre le champ transcendantal et le champ d’immanence. Avec ce livre, je ne vise pas une phénoménologie de la schizophrénie, mais une mise en contact de phénoménologie et schizophrénie. Parce que si ce travail trouve sa source dans la rencontre, l’urgence d’écrire ne doit pas faire offense à la délicatesse de la clinique. Écrire sur la clinique, en faire de la philosophie est sûrement une des manières les plus indélicates de conduire la rencontre de la médecine et de la philosophie. Il s’agira plutôt de métisser des régimes de problèmes et d’apprendre du jeu qui s’y introduit. D’autre part, si ce travail n’est pas un exposé de la pensée psychopathologique de Marc Richir, elle vise à rendre hommage à l’incroyable sensibilité de sa pensée pour la folie. L’influence de ce philosophe est devenue centrale pour ma pensée philosophique et ma lecture de la clinique, pour autant, nous verrons qu’un véritable hommage à sa pensée ne peut se rendre en la transformant en doctrine ou en monographie. Au contraire, c’est désormais à chacun de tracer son propre chemin à partir des ressources d’une pensée à vivre, à trafiquer, à bidouiller pour la mettre au contact de problèmes concrets et fondamentaux qu’elle vise, malgré son apparente abstraction. Pour Richir pratiquer la phénoménologie, et l’épochè méthodologiquement conduite, c’est faire l’expérience de la langue phénoménologique (qui est construite par une tradition) et de traverser l’épreuve de son épuisement, de ses jeux. Ce que Richir appelle « zig-zag phénoménologique », c’est précisément cette navigation un peu hasardeuse entre illusions et simulacres, que l’on ne peut éviter 37. Pour sentir, à même la langue phénoménologique les phénomènes de langage se faire en nous (épochè husserlienne) puis, depuis eux, radicalisant notre plongée, les « phénomènes comme rien que phénomènes » qui constituent la mobilité vacillante qui les anime par en dessous. Bien que Richir se soit intéressé au cours de son travail phénoménologique à des thématiques aussi différentes que les psychopathologies, la physique quantique, les mathématiques, l’esthétique, l’anthropologie sociale et encore le politique, il est fondamental de repérer qu’il s’agit à chaque 37. Comme l’a habilement montré Sacha Carlson dans l’introduction de Carlson S. (2020), Genèse de la phénoménalisation. La question de la phénoménologie chez le jeune Richir. Wuppertal, Mémoires des Annales de Phénoménologie.
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fois de prétextes au questionnement et à la refondation de l’idée même de phénoménologie. Il est frappant que pour ce philosophe que l’on associe à la troisième génération de la phénoménologie, il s’agisse encore de remettre l’ouvrage sur le métier et de recommencer la phénoménologie toute entière. Cela ne veut pas dire que pour Richir que la phénoménologie et ses pères fondateurs soient à jeter, mais qu’il faut à chaque fois comme la première effectuer le geste, pour soi-même, du coup d’envoi de la phénoménologie. Ce geste, nous le pensons, à un caractère verbal et kinesthésique, la phénoménologie est à effectuer et dans son inachèvement est à recommencer. La phénoménologie est en travail comme on travaille la terre, en passant et repassant, en sentant le sol sous nos pieds, en explorant sa texture et surtout en en prenant grand soin. La rigueur de la phénoménologie est un soin du détail, pas qu’il faille être toujours minutieux, mais qu’après l’abolition de la métaphysique, dans le silence de la genèse du sens, il faille s’attacher aux soins d’amorces immatures de sens et les porter à la vie. C’est pourquoi il m’est apparu indispensable au lancement de ces Recherches d’attraper la psychopathologie phénoménologique à sa naissance. Depuis la mise en scène d’un dialogue entre Husserl et Jaspers dans la première décennie du xxe siècle et de là, j’ai voulu rejouer la naissance de la phénoménologie en plaçant l’Einfühlung à sa base et en effectuant, dans une sorte de mimèsis, le geste de refondation de la psychopathologie phénoménologique. Dans la seconde Recherche je réinvestirai, à ma manière, la pensée de Richir pour y apporter quelques nuances ou prolongements. La phénoménologie doit en effet entretenir un rapport d’implication et non d’application à la clinique psychiatrique 38, je voudrais cette implication réciproque dans un jeu jamais fini d’ambiguïtés relatives. Cette méthodologie rejoint selon moi l’idée chère à Richir d’une architectonique « en fonction », impossible à stabiliser mais toujours (pré)occupée du sens. La troisième Recherche poursuivra le compagnonnage phénoménologique nous permettant d’expliciter, espérons-le, l’originalité du geste richirien à l’égard de la schizophrénie. Nous explorerons dès lors nombre de situations psychopathologiques révélatrices des jeux et transpositions architectoniques qui nous intéressent d’un point de vue philosophique et anthropologique. À l’exposition de « cas » typiques, 38. Tatossian A. (2002), La phénoménologie des psychoses, Paris, Le Cercle Herméneutique.
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je préfère encore faire de la philosophie tout contre la folie ou encore, trouver un espace intermédiaire (nous verrons le sens que cela peut avoir) qui n’a pas besoin de se décider à être clinique ou philosophique, mais ouvre une aire de libre jeu de l’une à l’autre, fécond pour l’une et l’autre. C’est ici qu’il s’agit de trouver un troisième terme, anthropologique 39. L’humanité est le milieu où la philosophie et la folie entrent en résonance et en proximité, ou plus précisément, en mimèsis. Par là, j’espère montrer que l’anthropologie phénoménologique richirienne est une matrice féconde pour la pensée psychiatrique et ouvre des perspectives originales pour la compréhension de la schizophrénie et sa psychothérapie. À noter que cette matrice est dangereuse, car si elle est hypostasiée, elle devient toute puissante et ne laisse pas d’espace au jeu infini de la phénoménologie se faisant. Il faut donc une épistémologie « suffisamment bonne » que l’on puisse mettre en œuvre, à l’aventure du sens dans des situations non explorées par Richir lui-même. La pensée de Richir nous conduit, au travers de la refonte de la phénoménologie, à penser les phénomènes comme irréductibles à leur capture par le phénoménologue (avec l’institution de la philosophie). Il s’agit d’une phénoménologie des limites de l’attestable, qui ne se décourage pas d’abstraire de ce rapport frontalier une facticité révélatrice. C’est ainsi cet essai vise à l’élucidation phénoménologique de l’épaisseur du contact, élément baignant l’Einfühlung et milieu matriciel de toute compréhension intersubjective. Les questions ouvertes par Husserl de l’intersubjectivité transcendantale devront ici être retournées pour être en mesure de partir de l’expérience de la folie, et non pas de la ressaisir a posteriori comme une défaillance transcendantale. Je veux montrer que le contact se situe en amont de la rencontre de deux subjectivités instituées et que c’est de là que l’on peut prétendre fonder une psychopathologie légitime. Il s’agit donc de mettre en vue 39. De ce point de vue les travaux de Joelle Mesnil ont été pionnier, en explorant dès les années 1990 les avancées permises en anthropologie et en psychanalyse par l’architectonique richirienne. Elle a récemment montré comment l’architectonique peut permettre de rendre compte des articulations entre champ phénoménologique et champ symbolique pour ouvrir un tout nouveau rapport de la phénoménologie à la psychanalyse. Voir Mesnil J. (2018), L’Être Sauvage et le Signifiant. Marc Richir et la psychanalyse. Paris, MJW Fédition. Mon projet consiste moins à détailler la rencontre malheureuse du phénoménologique et du symbolique dans la schizophrénie que de repenser, depuis la schizophrénie, la structure du champ phénoménologique.
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le contact comme élément paradoxal de la rencontre, en tant qu’espace, comme matière, et comme rien, entre des personnes, des sujets et des non-sujets, entre présence et absence. Cela doit pouvoir prendre son sol d’expériences factuelles tant dans la situation dite « anthropologique » que dans sa variation au sein des expériences dites « pathologiques ». Je voudrais montrer pour cela que le contact comme élément se situe précisément en deçà de la distinction de l’homme et de la folie, en tant que matrice des processus d’humanisation.
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PREMIÈRE RECHERCHE
PSYCHOPATHOLOGIE ET LE PROBLÈME DE L’INTERSUBJECTIVITÉ TRANSCENDANTALE. D’UNE ANTHROPOLOGIE COMPRÉHENSIVE À UNE DIMENSION ÉLÉMENTALE DU CONTACT
« Chacun peut fort bien devenir fou, et je peux moi-même me représenter mon devenir fou. » Husserl, Hua XV, 32
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I Fonder une psychopathologie phénoménologique : enjeux et écueils
La psychiatrie comme pratique et la psychopathologie comme discours d’ambition scientifique se trouvent aujourd’hui dans une crise profonde et durable. Les ambitions portées par les révolutions pharmacologiques, les progrès dans la compréhension des mécanismes neurobiologiques et cognitifs, les avancées incontestables de la psychiatrie sociale n’ont pas suffi à élucider les mystères de la maladie la plus emblématique de cette discipline médicale : la schizophrénie. De sorte que nombre de médecins, scientifiques, psychologues et personnes atteintes de cette maladie doutent légitimement des progrès effectués et de la consistance du sol sur lequel ils ont été échafaudés. Il est probable que le savoir psychiatrique a toujours été en crise, assis qu’il est sur un abîme. L’abîme est son objet qui peine même à être consensuellement défini : esprit, cerveau, existence, etc. Sur quel sol doit-on ou peut-on fonder le savoir psychiatrique ? N’y a-t-il sur cet océan insondable aucune terre en vue ? L’enjeu de cette première Recherche est de poser le problème épistémologique de la fondation du discours psychopathologique. Le premier des psychiatres phénoménologues avait, dès le début du e xx siècle, repéré la nécessité de repenser la fondation de sa discipline. En 1913 Karl Jaspers propose de bâtir sa Psychopathologie Générale sur la méthode phénoménologique inspirée d’Edmund Husserl. À ce titre, Jaspers propose une analyse détaillée de l’expérience pathologique avec pour impératif méthodologique une description fidèle de l’expérience anormale, « comme de l’intérieur 1 ». Il faut toutefois distinguer dans 1. Jaspers K. « Thephenomenological approach in psychopathology » British Journal of Psychiatry 1968 ; 114, p. 1313-1323 (trad. Curran J.N., publié initialement en allemand en 1912), Je traduis.
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l’approche de Jaspers deux dimensions de la compréhension psychopathologique. Une première dimension de la psychopathologie est qualifiée par Jaspers de « phénoménologique » ou encore de « compréhension statique 2 », elle procède d’une description des phénomènes de conscience, inspirée par la phénoménologie de Husserl mais n’en partageant pas l’ambition philosophique. Cette méthode est employée pour dégager des « faits psychopathologiques basiques », ou essentiels. Ces faits sont censés être non-théoriques, non-normatifs et sont les objets auxquels la psychiatrie comme science à affaire. Le médecin phénoménologue doit donc d’abord se débarrasser des habits culturels et institués des faits cliniques qu’il envisage de comprendre. La deuxième dimension de la psychopathologie correspond à la « compréhension génétique » des connexions de sens. Dans cette partie, nous allons examiner les fondations phénoménologiques et transcendantales de ces deux moments. En ce qui concerne le recueil des faits psychopathologiques basiques d’abord, Jaspers distingue les symptômes objectifs et subjectifs. Les symptômes objectifs sont soit directement accessibles par l’observation et les sens (examen des réflexes, activité motrice, mimiques du visage que l’on peut photographier par exemple), ce qui est encore mesurable, le contenu des productions langagières du malade que nous pouvons comprendre par la pensée rationnelle. Les symptômes subjectifs, qui correspondent au vécu (Erlebniss) intime du malade ne sont pas accessibles directement à l’observation, ils doivent faire l’objet d’une méthode spécifique d’examen dont Jaspers se propose de rendre compte. Les symptômes subjectifs sont le domaine spécial de la phénoménologie. Cette désignation soulève la question de la meilleure méthode scientifique pour accéder à ces symptômes, et du statut de l’accès par mon expérience à l’expérience d’autrui. Jaspers soutient que la méthode appropriée est fondée sur l’empathie (Einfühlung) et la compréhension (Verstehen). Ainsi les vécus du malade doivent devenir une « réalité interne pour l’observateur » et ce processus ne peut pas s’effectuer par un effort intellectuel. La démarche phénoménologique du psychiatre lui permet toutefois de se les « rendre présents » de manière vivante. La méthode phénoménologique associe chez Jaspers deux ressources théoriques : d’une part les notions de compréhension et d’auto-transposition 2. Idem.
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de Wilhelm Dilthey 3, et d’autre part la conception de l’intuition (Anschauung) et de sa valeur de preuve chez Husserl (le Husserl des Recherches logiques notamment, nous y reviendrons). Il affirme ainsi que les phénoménologues doivent se transposer activement dans la vie mentale de leurs patients et co-expérimenter les vécus tels que les patients les vivent. Bien sûr, les phénoménologues ne pourront probablement pas vivre les choses exactement comme les patients les vivent mais les processus mentaux co-expérimentés rapprocheront autant que possible le médecin des expériences du patient. Ainsi les caractéristiques vécues peuvent être spécifiées dans des concepts descriptifs. C’est précisément sur la méthode compréhensive et sur le projet de description de l’expérience pathologique que Jaspers entend fonder sa psychopathologie scientifique. La psychopathologie compréhensive ne s’oppose pas à la description du comportement ou encore à une explication biologique, psychologique ou sociale des maladies mentales, elle vient plutôt compléter ces approches et les fonder. Inspiré par Dilthey, Jaspers distingue le comprendre (Verstehen) de l’expliquer (Erklären). L’explication convient aux sciences de la nature, réglées par des connexions causales desquelles on peut formuler des lois par l’observation directe des événements naturels (empirisme), par la collection de cas similaires (naturalisme) ou par le moyen technique de l’expérimentation. « Expliquer », c’est ramener le particulier au général. C’est ainsi que ces relations peuvent faire l’objet d’une loi explicative ensuite partageable par tous, testable et vérifiable par reproduction. En psychopathologie cependant, il est nécessaire de rendre compte d’un autre type de relations qui ne peut pas s’assujettir au modèle causaliste des sciences de la nature. En ce qui concerne les sciences humaines, il s’agit d’établir une compréhension des « connexions de sens ». Le « comprendre » reconduit le phénomène non à sa cause, mais à sa raison, ou encore à l’intention qui l’anime. Autrement dit, Jaspers affirme que les phénomènes psychiques sont « émergeants » et doivent être compris génétiquement 4. Le comprendre 3. Dilthey W. (1894), Ideen über einebeschreibende undzergliedernde Psychologie. Berliner Akademie, S. ber. 4. Jaspers K. (1997), General psychopathology. (trad. Hoenig J. & Hamilton M.W.), Baltimore, Johns Hopkins University Press, p. 302. Traduction de la 7e édition publiée en allemand : Jaspers K. (1959), Allgemeine Psychopathologie. Berlin, Springer. Première édition en 1913. En français, je traduis.
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concerne donc la recherche du sens de l’action, sens d’une intériorité psychique connue à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens mais qui doit être présentifiée pour le phénoménologue. [La compréhension des connexions de sens] dépend primairement des faits tangibles (c’est-à-dire du contenu verbal, des facteurs culturels, des actes de la personne, son mode de vie et de ces gestes expressifs) dans les termes desquels la connexion est comprise et qui offre des données objectives. Toutes ces données objectives cependant sont toujours incomplètes et notre compréhension d’un événement particulier et réel doit rester plus ou moins une interprétation qui n’atteint que dans de rares cas un degré relativement élevé d’objectivité complète et convaincante 5.
La compréhension est donc un processus qui ne peut pas faire l’économie d’une situation factuelle ou « réale » en terme husserlien. Mais les faits objectifs ne suffisent pas à la compréhension d’un vécu, il y a un acte interprétatif qui relève d’un acte du psychopathologue. Cet acte rend possible la mise ensemble de faits discrets, qui sans lui n’auraient pas de sens susceptible d’être compris. Cette compréhension est un acte explicite de la conscience du psychiatre qui doit mener un travail d’interprétation de ce que dit et fait le malade selon une dialectique propre au cercle herméneutique : Nous parvenons à la compréhension dans le cadre d’un mouvement circulaire allant des faits particuliers au tout qui les englobe et revenant du tout ainsi atteint aux faits particuliers significatifs. Le cercle s’élargit, se teste et se modifie de manière significative dans toutes ses parties. Une «terra firma» n’est jamais atteinte 6.
Les motivations propres au discours et à l’expérience du patient sont pensables dans une approche infinie et « inconclusive », mais qui permet de sentir dans l’acte herméneutique le mouvement du sens et sa configuration singulière pour la personne. Ceci dit, Jaspers précise que « les connexions génétiquement compréhensibles […] sont idéales, des connexions typiques ; elles vont de soi (self-evident) et ne sont pas
5. Ibid., p. 303. 6. Ibid., p. 357.
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obtenues inductivement 7 ». Le comprendre n’est donc pas un acte synthétique explicite de la conscience mais une évidence vécue par le psychopathologue qui reconnaît immédiatement un idéal type 8 dans tel agencement de connexions signifiantes. L’acte subjectif d’interprétation qui révèle l’évidence intuitive du type de connexions de sens peut donc être compris comme l’effectuation qui est le geste premier du comprendre. Mouvement basique, en quelque sorte, de la compréhension d’autrui sur et à partir duquel toute psychopathologie scientifique peut avoir lieu. Autrement dit, s’il n’y avait pas d’interprétation, aucun sens ne pourrait être conféré à l’attitude, au comportement ou au discours d’autrui, alors aucune psychopathologie ne serait possible, quelle que soit son arrière-fond théorique. Interpréter et comprendre sont donc pour Jaspers les deux conditions de la psychopathologie comme science. Cependant, si on décompose plus encore les « actes » de la conscience du psychiatre phénoménologue en couches successives, il nous faut élucider la manière dont peuvent se donner les symptômes subjectifs, c’est-à-dire le vécu du malade pour que sur la base de ces faits psychopathologiques basiques puisse s’édifier l’acte interprétatif. Que se passe-t-il « dans » la subjectivité du phénoménologue quand il comprend son patient et interprète des faits cliniques ? La compréhension et l’interprétation sont pour Jaspers des effectuations immédiates, vécues comme des évidences intuitives. Pourtant il écrit que l’on ne peut pas percevoir la vie psychique d’autrui, on ne peut que s’en faire une sorte de représentation 9 grâce à l’empathie et la compréhension. Il n’est, ordinairement, pas nécessaire de faire un effort particulier pour comprendre autrui, au moins superficiellement dans son vécu. Si le vécu ou les motivations d’autrui se donnent généralement de manière non problématique c’est parce qu’un monde commun d’expériences est partagé, il y a une référence à des connexions de sens évidentes pour nous. Jaspers considère toutefois que le vécu schizophrénique est essentiellement fermé à la possibilité de la compréhension, la mettant ainsi hors du domaine de l’investigation phénoménologique possible. Jaspers écrit :
7. Ibid., p. 304. 8. Idem. 9. Ibid., p. 55.
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Toutes ces personnalités ont quelque chose de déconcertant, ce qui brouille notre compréhension d’une manière particulière ; il y a quelque chose de bizarre, de froid, d’inaccessible, de rigide et de pétrifié là, même quand les patients sont sensibles, qu’ils peuvent communiquer et même quand ils sont impatients de parler d’eux-mêmes. Nous pensons que nous pouvons comprendre les dispositions les plus éloignées de la nôtre, mais face à de telles personnes nous sentons un gouffre qui défie la description 10.
Comme je l’ai montré précédemment 11, la bizarrerie de la rencontre schizophrénique révèle la non-évidence, a priori, du geste compréhensif. S’il y a encore quelque chose à élucider de la compréhension d’après Jaspers, c’est précisément parce que l’expérience de la schizophrénie y résiste et en questionne l’universalité. D’autre part, si aucune compréhension n’est possible, comment penser une psychopathologie de l’expérience vécue et du vivre schizophrénique ? Cette question rend nécessaire l’éclaircissement du statut phénoménologique de la compréhension et non pas seulement la fondation d’une psychopathologie sur la compréhension comme le propose Jaspers. L’enjeu pour la suite de nos investigations consistera à explorer le statut de la compréhension et de l’interprétation. Il s’agit de mettre en vue : 1) le mode d’opération de la manière dont le psychopathologue peut « se rendre intuitivement présent » (anschauliche Vergegenwärtigung) le vécu du patient et, 2) le statut phénoménologique des connexions qui permettent l’interprétation de saisir les « connexions de sens ». Pour cela nous étudierons de plus près les notions d’intuition, d’empathie et d’imagination chez Jaspers et Husserl.
10. Ibid., p. 447. 11. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique : De la bizarrerie de contact, Paris, Hermann.
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II Intuition, imagination et empathie chez Husserl et Jaspers : du paradoxe de l’intersubjectivité en phénoménologie
Comment la compréhension procède-t-elle ? Dans ce chapitre nous nous attacherons à détailler et à analyser les modélisations respectives de Jaspers et Husserl, de les comparer, d’en saisir les avancées et les limites. La psychopathologie telle que l’élabore Jaspers a été influencée par la pensée de Husserl dès son commencement. Sa méthode consistait en une adaptation des procédés husserliens à la psychopathologie, domaine parfaitement ignoré de Husserl 1. Au moment de l’écriture de sa Psychopathologie Générale (en 1913 pour la première édition) Jaspers connaissait deux des premiers travaux de Husserl, les Recherches logiques (première édition, 1900-1901) 2 et La philosophie comme science rigoureuse 3. Il est particulièrement influencé par le concept d’intuition (Anschauung) de Husserl. Il soutient que la compréhension psychopathologique doit être de type intuitive en tant qu’il s’agit pour le médecin de se « rendre intuitivement présent » (anschauliche Vergegenwärtigung) le vécu du patient. D’un point de vue méthodologique, Jaspers affirme qu’une science qui procède sur une base exclusivement intuitive est 1. Une excellente revue de la littérature a été réalisée en ce sens par Wiggins O.P. & Schwartz M.A. « Edmund Husserl’s Influence on Karl Jaspers’Phenomenology. » Philosophy, Psychiatry, and Psychology 1997:4 (1), 15-3. 2. Husserl E. (1984), Logische Untersuchungen, Zweiter Band, Zweiter Teil : Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. The Hague, Martinus Nijhoff. 3. Husserl E. (1965), Philosophie as strenge Wissenschaft. Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann.
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nécessairement descriptive et doit éviter d’importer dans ses descriptions des présupposés latents 4. Jaspers a également utilisé des concepts que Husserl avait développés pour décrire des états mentaux, principalement le concept d’intentionnalité. En effet, pour Jaspers, les Recherches logiques consistent à développer une psychologie descriptive (c’est aussi ce qu’affirme Husserl dans sa première édition) qui peut être étendue au domaine de la psychopathologie 5. Le projet de fondation de la psychopathologie repose sur le concept husserlien d’intuition, ceci dit, Jaspers va donner au concept d’intuition une acception sensiblement différente de celle du père de la phénoménologie. En langue allemande le terme anschauen est étroitement lié au champ lexical de « voir » : Schauen, erschauen, sehen. Mais anschauen est mieux traduit par « intuition ». Dans les travaux de Husserl et de Jaspers (mais aussi chez Kant) le mot anschauen ne signifie pas l’impression immédiate d’une pensée qui nous vient à l’esprit. Le sens technique du verbe anschauen (intuiter) et du nom Anschauung (intuition) renvoie à l’expérience immédiate de quelque chose. Dans l’intuition, l’objet luimême est directement donné au sujet qui fait l’expérience. L’Anschauung doit être mise en contraste avec l’expérience dans laquelle l’objet n’est pas directement donné, comme le souvenir ou l’imagination. L’intuition joue un rôle central dans la méthode phénoménologique de Husserl. La visée de la méthode étant de pouvoir intuiter ses propres processus mentaux afin qu’ils se donnent directement « en chair et en os » pour la description. Husserl a fait de cette autoréflexion intuitive une exigence méthodologique pour sa phénoménologie 6. Cependant Jaspers se demande ce qu’il se passe lorsque nous isolons, caractérisons et fixons conceptuellement des phénomènes psychiques. Selon lui, nous ne pouvons pas figurer les phénomènes psychiques, ce ne sont pas des objets perceptibles (ou sensibles) que nous pourrions poser devant les yeux (c’est le cas des symptômes objectifs, pas des symptômes subjectifs). Il ne peut donc pas y avoir d’intuition immédiate des phénomènes psychiques. Pour Jaspers le phénoménologue doit faire 4. Jaspers K. (1968), The phenomenological approach in psychopathology. British Journal of Psychiatry. 114 : 1313-23. 5. Jaspers K. (1997), General psychopathology. op.cit. p. 55. 6. Husserl E. (1984), Logische Untersuchungen, Zweiter Band, Zweiter Teil : Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis. The Hague, Martinus Nijhoff, p. 5-29.
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un effort spécifique pour pouvoir intuitionner un tel phénomène. On trouve ainsi l’expression « zur Gegebenheit bringen » qui est utilisée comme un synonyme de anschauen et pourrait être traduite par « faire accéder à la donation ». C’est donc par le biais d’un processus actif que le vécu d’autrui peut être co-vécu par le psychopathologue et ainsi peut être intuité comme sous son regard intérieur, de plus Jaspers précise que « C’est seulement dans la mesure où quelque chose demande à être effectivement donné immédiatement, c’est-à-dire qu’il est intuitif, que cette chose est un objet pour la phénoménologie 7. » Comment procède cette sorte d’intuition indirecte ? L’interprétation du concept d’intuition, de même que la méthode phénoménologique est sensiblement différente chez nos deux auteurs. En effet, Jaspers associe presque toujours l’intuition à la Vergegenwärtigung 8. Une chose est gegenwärtig lorsqu’elle est directement présente ou donnée d’emblée au sujet qui en fait l’expérience. Le verbe vergegenwärtigen signifie amener à l’esprit d’une personne comme si la chose était directement présente, bien qu’elle ne le soit pas. Ce terme est aussi traduit par « présentation », ou « présentification ». Il s’agit donc de l’acte mental de rendre présent quelque chose d’absent. Pour Jaspers, bien que les processus mentaux du patient ne peuvent pas être directement communiqués au médecin phénoménologue, celui-ci doit s’efforcer de se rendre présent à lui-même les processus mentaux d’autrui, comme s’ils lui étaient directement donnés, comme s’il les vivait lui-même. Il y a donc une composante imaginative impliquée dans la Vergegenwärtigung. L’imagination s’exerce ici comme la capacité de faire l’expérience de quelque chose comme si elle était présente. Cette structure en « comme si » est la marque de ce renvoi imaginatif, nous y reviendrons. Jaspers affirme d’autre part que la mise en scène intuitive joue un rôle en psychopathologie similaire à celui que joue la perception des sens dans les sciences naturelles 9. La perception sensorielle dans les sciences naturelles œuvre comme organe de confirmation ou de falsification des énoncés scientifiques. Elle peut jouer ce rôle parce 7. Jaspers K. (1963), Gesammelte Schriften Zur Psychopathologie. Berlin, Springer p. 323. Traduction française partielle dans Jaspers K. (2011), « La direction de recherche phénoménologique en psychopathologie » (Trad. Calenge S.), Alter 19, p. 229-46. 8. Ibid., p. 314-28. 9. Ibid., p. 319.
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qu’elle est une intuition, au sens classique, c’est l’intuition sensorielle. En outre, la perception sensorielle est le seul moyen d’intuition des objets naturels, c’est-à-dire de les amener à une évidence directe. Puisque la présentification intuitive (Vergegenwärtigung) joue le rôle de preuve en psychopathologie, la question de la fondation d’une psychopathologie, comme science de la compréhension du vécu d’autrui, nécessite en dernière analyse la présentification intuitive comme évidence empirique. Pour Husserl, l’intuition relève d’un sens différent. L’ambition de la phénoménologie consiste à décrire l’expérience présente du phénoménologue après réduction, et de la faire ensuite varier en imagination pour qu’apparaisse sa forme eidétique. Il s’agit donc ici de fonder une phénoménologie transcendantale. Le phénoménologue husserlien, quand il prétend vouloir exposer un vécu de la conscience, procède d’abord à la méthode de réduction phénoménologique, puis il recourt à la variation imaginaire extensive des propriétés possibles de ce vécu jusqu’à ce qu’il découvre des propriétés essentielles sans lesquelles le vécu ne serait plus un exemple typique du vécu étudié. Dès lors, la procédure de variation eidétique ne se limite pas à la prise en compte des processus mentaux réaux mais prend aussi en considération les expériences possibles, virtuelles ou imaginaires. Ainsi tel eidos recouvre l’ensemble des propriétés sans lesquelles tel type général de vécu ne peut être imaginé ou conçu. Pour Husserl, la tâche de la phénoménologie dans les Recherches logiques 10, dans la première section des Ideen I 11 et dans Expérience et Jugement 12 est d’aboutir à des thèses générales et indépendantes de l’empirisme au sens courant. La théorie husserlienne de l’accès aux « intuitions d’essences » (Wesensschau) est partie d’un projet plus vaste de philosophie transcendantale 13. L’une des tâches de la phénoménologie transcendantale, que Husserl définit comme une science eidétique des phénomènes transcendantalement réduits, est de découvrir des lois eidétiques 10. Husserl E. (1984), op. cit. 11. Husserl E. (2018), Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique. Paris, Gallimard. (trad. Lavigne J.F.), 1re édition allemande : Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, Erstes Buch. Halle : Max Niemeyer, 1928. 12. Husserl E. (2006), Expérience et jugement, Paris, PUF. (trad. Souche-Dagues D.), 1re édition allemande : Erfahrung und Urteil. Hamburg, Claassen & Goverts, 1954. 13. Patočka J. (1965), « La doctrine husserlienne de l’intuition eidétique et ses critiques récents ». Revue Internationale de Philosophie 19 (71/72 [1/2]), p. 17-33.
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descriptives (Wesensgesetze), aprioriques et établies sur la base de concepts descriptifs purs. Par eidé, ou essences pures, Husserl entend fonder les lois eidétiques descriptives. Ces eidé possèdent des conditions de vérités particulières et nécessitent des modalités d’examen spécifiques. C’est par le biais de la méthode de variation eidétique que le phénoménologue peut légitimement examiner, falsifier ou justifier des lois eidétiques présumées. La variation imaginative libre repose méthodologiquement sur le premier geste du phénoménologue, l’époché, qui met en suspens tout jugement sur l’existence ou l’inexistence de toute objectivité donnée, par là il y a mis hors circuit de la différence du réel et de l’irréel. Donc, le phénoménologue examinant tel vécu réduit de la conscience le découvre dans son évidence, présent à lui-même dans une intuition immédiate 14. Pour attester des lois eidétiques descriptives qu’il cherche, le phénoménologue doit construire, en imagination, des variations du thème et des contre-exemples possibles ou virtuels dont le but est de falsifier la loi eidétique présumée. La propriété d’être falsifiable par des contre-exemples construits dans la pure imagination permet de distinguer les lois empiriques des lois eidétiques « pures ». Malgré ses divers emprunts à Husserl, Jaspers s’est écarté de ce dernier sur le concept « d’intuition d’essence » (Wesensschau). Cette divergence était motivée par la nécessité d’adapter la méthode phénoménologique aux exigences d’une science empirique telle que la psychopathologie. La phénoménologie doit, selon lui, consister dans une procédure empirique de description des expériences intérieures des patients comme des phénomènes de conscience et ne peut être poursuivie que par la communication avec le patient (pour autant, Jaspers salue la sortie du psychologisme que permet la pensée de Husserl). La phénoménologie de Jaspers diffère donc de celle de Husserl en ce qu’elle se revendique comme discipline empirique et celle de Husserl comme une discipline essentielle ou « eidétique ». Les enquêtes psychopathologiques qu’envisage de fonder Jaspers se limitent à l’examen des processus mentaux réaux ou actuels (immanents). Ces recherches sont descriptives et les catégories qui définissent les limites de l’actuel sont des concepts empiriques. Jaspers considérait que sa phénoménologie se limitait à l’étude des processus mentaux que les patients avaient réellement. Jaspers était explicitement conscient de la divergence 14. Husserl E. (2008), Méditations Cartésiennes. Introduction à la phénoménologie (Hua I). (trad. Peifer G. & Levinas E.), Paris, Vrin, p. 102.
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de son ambition relativement à celle de Husserl du point de vue duquel la méthode du psychiatre omettrait la réduction eidétique indispensable à la mise hors circuit de toute position d’être. Ceci dit, on voit bien que la place de l’imaginaire est fondamentale dans le processus de véridiction de l’intuition immédiate pour les deux auteurs. Ces deux approches sont-elles contradictoires ? Jaspers a-t-il dévoyé la méthode phénoménologique telle que Husserl la construisait ? Ici, il est nécessaire de procéder à des clarifications méthodologiques. Husserl procède en régime de réduction transcendantale ce qui reconduit ses énoncés aux effectuations d’un ego transcendantal pur. De ce point de vue, il s’agit d’une exploration des essences eidétiques réduites. Jaspers, en ce qui le concerne, ne travaille pas en régime de réduction transcendantale puisqu’il souhaite mettre au jour les processus de compréhension empathique du psychiatre certes phénoménologue mais procédant au sein de l’attitude naturelle, puisque le vécu du patient qu’il s’agit d’élucider se situe lui aussi au sein de l’attitude naturelle. Donc il ne serait pas légitime de mettre sur le même niveau la réduction transcendantale, à laquelle procède méthodologiquement Husserl pour parvenir en régime d’intuition eidétique, avec la présentification intuitive proposée par Jaspers puisque ne se situant pas au même registre méthodologique. Les rapports à l’intersubjectivité auxquels se réfèrent respectivement les deux auteurs se situent sur deux niveaux d’analyse distincts. Husserl procède en régime phénoménologique transcendantal réduit à partir de la sphère originaire de l’ego transcendantal réduit, alors que Jaspers procède depuis un ego empirique. Le phénomène qui intéresse la phénoménologie de Jaspers est le vécu actuel de la conscience et ne concerne pas (sans médiation en tout cas) le vécu en sa structure eidétique transcendantale donc, autrement dit, Jaspers ne peut s’occuper que de l’apparent du vécu. Husserl pour sa part propose une méthode qui prétend rendre possible l’intuition des structures fondamentales de l’expérience phénoménale. Il s’agit de mettre en vue les effectuations transcendantales d’un ego constituant. Ces opérations ne sont pas vécues en tant que telles, mais constituent plutôt les conditions de possibilité du vécu. Cela dit, les commentateurs de Jaspers, au premier rang desquels Arthur Tatossian et Wolfgang Blankenburg 15, ont montré que la mise en évidence des 15. Blankenburg W. (1967), « Die anthropologische and daseinsanalytische Sicht des Wahns. » Studium Generale 20, p. 639-650.
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caractères idéal typiques des connexions de sens relève d’un « eidétisme latent 16 » et inavoué de Jaspers, malgré son refus de la Wesensschau. Ces clarifications méthodologiques faites, voyons quelles en sont les conséquences en ce qui concerne l’empathie. Au moment où Jaspers écrit sa Psychopathologie générale, un vif débat anime la communauté scientifique à propos de la manière dont les chercheurs en sciences humaines et sociales peuvent avoir accès à la vie mentale et aux expériences vécues des sujets qu’ils prétendent étudier. Cette discussion est portée notamment par Wilhelm Dilthey, Max Weber ou encore Georg Simmel. Ces auteurs avancent que c’est par un processus de compréhension (Verstehen) que l’on peut faire du sens de l’expérience d’autrui. Jaspers s’inspire surtout de Dilthey à qui il emprunte l’idée de Sichhineinversetzen, que l’on peut traduire vulgairement par « se mettre à la place de ». Cette méthode cognitive nécessite selon Dilthey des sous-processus : Einfülhlung (empathie), Nacherleben (refaire l’expérience), Mitfühlen (sympathiser), Nachleben (re-vivre) et Nachbilden (re-créer) 17. Le processus de compréhension procède d’un premier temps, empathique, qui est commun à la compréhension ordinaire et à la compréhension scientifique. Jaspers estime que la compréhension d’autrui est une composante de la vie quotidienne. Ordinairement, nous comprenons d’emblée les intentions de nos semblables en ce que nous sommes engagés dans des projets communs avec d’autres personnes. Comme l’écrit Jaspers : Dans la vie quotidienne, personne ne pense à ses propres phénomènes psychiques isolés ou à ceux des autres. Nous sommes intérieurement toujours dirigés sur ce que visent nos vécus, et non sur les processus de notre âme au sein du vécu. Nous comprenons les autres, non par une observation ni par une analyse de leur vie psychique, mais en vivant avec eux dans l’ensemble des événements, des destins et des actions 18.
Ceci dit, la compréhension ordinaire diffère de la compréhension « scientifique » du psychiatre :
16. Tatossian A. (2002), La phénoménologie des psychoses. op. cit, p. 160. 17. Dilthey W. 1927 « Das Verstehen anderer Personen und ihrer Lebensäusserungen » in Gesammelte Schriften – Band VII. Leipzig, Teubner, p. 213-216. 18. Jaspers K. (1963), Gesammelte Schriften Zur Psychopathologie, op. cit., p. 316.
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C’est justement ainsi que le psychiatre se conduit à l’égard du malade. Il peut avoir un vécu commun avec le malade dans la mesure où un tel vécu se produit sans qu’une réflexion préalable soit requise, et il peut parvenir à une compréhension tout à fait personnelle, informulable et incommunicable, qui reste cependant pour lui un pur vécu et ne devient jamais connaissance consciente. Il acquiert certes de l’expérience dans la compréhension, mais pas une collection d’expériences conscientes susceptibles de permettre des comparaisons – plus claires que lorsqu’on a seulement affaire à de vagues impressions et à des « sentiments » –, d’être ordonnées, établies et mises à l’épreuve 19.
Ainsi le psychiatre peut s’immerger de plus en plus dans cette co-expérience empathique. Il peut chercher à se transposer complètement dans l’expérience de l’autre, de sorte qu’il puisse expérimenter de plus en plus le monde comme l’autre personne le vit. Jaspers souligne que ce premier temps de la compréhension empathique aussi approfondie soit-elle, ne constitue pas une connaissance scientifique. La compréhension et l’auto-transposition du vécu sont nécessaires mais ne peuvent pas suffire à l’édification d’une psychopathologie scientifique. Pour devenir un savoir scientifique, la compréhension doit devenir communicable (mitteilbar), discutable (diskutierbar) et verifiable (nachprüfbar) 20. Pour cela, le psychiatre devra purifier sa présentification en s’abstenant d’y inférer des préjugés issus des mythologies psychologiques ou matérialistes. Jaspers ajoute, c’est capital, que les phénomènes psychiques ne peuvent pas être figurés ! La présentification intuitive ne peut que s’adosser de la mise en vue du phénomène par le biais des constellations qui en déterminent l’apparition et qui sont accessibles par le biais d’indices selon trois sortes de moyens 1) par l’immersion (Versenkung) du phénoménologue dans le comportement, la posture et les mouvements expressifs du patient ; 2) par l’exploration de l’expérience du patient en l’interrogeant et 3) par le recueil de rapports écrits des patients eux-mêmes. En prenant ces trois types d’éléments comme indices, le phénoménologue peut se transposer dans l’esprit du patient et revivre en empathie les expériences telles que le patient les vit. L’empathie consiste donc dans un Nacherleben (refaire l’expérience). Ceci dit, le psychiatre ne refait pas l’expérience 19. Idem. 20. Ibid., p. 317.
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du patient en présence, mais en présentification, ou encore en quasiprésence. Comme le remarquent justement Wiggins et Schwartz 21 dans leur commentaire de Jaspers, c’est par imagination que procède la rencontre de ces indices et en imagination que le phénoménologue viendra à avoir des expériences comme celles de son patient. L’empathie première, ou pré-scientifique, ne donne donc pas des phénomènes psychiques isolés ou fixés. C’est plutôt un « appel 22 » qui relevant d’une sorte sentir pathique 23 et non d’un percevoir. En terme médical, ce premier contact ne donne pas de symptômes déterminés, isolés et classifiables, il y a plutôt une atmosphère qui les baigne tous. Cet appel devra donc être travaillé pour qu’il puisse être présentifié en un quasi-objet qui puisse être l’objet de conscience et partagé en vue d’une science. L’enjeu de Jaspers est de fonder la scientificité de son propos en proposant un modèle descriptif de l’acte phénoménologique de compréhension. Si l’on peut dire, il s’agit donc d’une phénoménologie de l’acte phénoménologique lui-même. Il ne décrit cependant pas le détail du passage du premier moment empathique (automatique, ordinaire et infigurable) jusqu’au niveau représentatif et imaginaire de la présentification intuitive. Puisque cet appel doit être soumis à la vérification d’autres facteurs. Le passage du sentir infigurable à l’objectalité figurative du vécu, en vue de sa communicabilité, discutabilité et vérifiabilité n’est pas disséqué. En fait, on ne trouve pas chez Jaspers ce type de nivellement. Pour aller plus loin, nous le verrons, une clarification architectonique est indispensable. Certains éclaircissements du fonctionnement de ce premier moment empathique peuvent être trouvés chez Dilthey. Pour ce dernier l’Einfülhlung repose sur un modèle de l’expérience interne : je peux interpréter telles mimiques du visage d’autrui comme douleur ou tristesse dans la mesure où j’ai moi-même fait l’expérience de la douleur ou de la tristesse. Par transposition d’expérience je peux donc typifier en quelque sorte l’expérience primaire. L’empathie procède donc par analogie. La question de l’Einfülhlung et de l’analogie du vécu d’autrui a été largement abordée par Husserl comme l’un des problèmes centraux de l’intersubjectivité transcendantale. Nous chercherons chez 21. Wiggins O.P. & Schwartz M.A. (1997), op. cit. 22. Jaspers K. (1963), Gesammelte Schriften Zur Psychopathologie, op. cit., p. 318. 23. Terme que j’emprunte à Henri Maldiney qui l’a composé à partir du concept de Sentir d’Erwin Straus.
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ce dernier les ressources nécessaires à l’explicitation de la strate la plus basique de la compréhension, reposant sur l’empathie. Il s’agit de comprendre comment les vécus d’autrui peuvent m’être accessibles et comment ils prennent un sens ensemble comme totalité d’une vie phénoménale.
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III Intersubjectivité et Einfühlung chez Husserl
Husserl traite de la question d’une psychologie phénoménologique à la fin des années 1920. Comme psychologie pure, il pose la distinction entre phénoménologie psychologique et phénoménologie transcendantale 1. L’enjeu est de décrire l’accès à la « subjectivité pure » à partir de la perception externe. Il ne s’agit donc pas d’une méthode dite « introspective » que Husserl fustige. Bien plutôt, il envisage d’explorer l’a priori universel de corrélation, c’est-à-dire la relation noético-noématique. L’enjeu est de dégager, par la méthode de réduction phénoménologique, la structure apriorique ou « pure » de l’ego transcendantal. C’est pourquoi, paradoxalement cette psychologie n’adresse pas directement la question de la psychologie de l’autre que soi et sa possible compréhension. Pourtant, la question d’autrui est abordée très tôt, dans les années 1905-1909 quand Husserl élabore la méthode phénoménologique. La réduction comme geste méthodologique premier contraint Husserl à penser l’intersubjectivité. Comment, s’interroge-t-il, concevoir une pluralité de sujets si la réduction fait d’une conscience pure la source du sens d’être du monde ? Ces questions vont accompagner Husserl tout au long de son œuvre. Les textes y faisant référence ont été rassemblés par Iso Kern dans les trois volumes des Husserliana intitulés Zur Phänomenologie der Intersubjektivität
1. Husserl E. (2001), « Conférence d’Amsterdam : psychologie phénoménologique (1928) » in Psychologie phénoménologique (1925-1928) (trad. Cabestan P, Depraz N. & Mazzu A.), Paris, Vrin. Phänomenologische Psychologie (1925-1928), in Husserliana IX. Dordrecht, Kluwer Academic Publisher, 1968.
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(Hua XIII, XIV et XV) 2 recouvrant les travaux relatifs à ce sujet de 1905 à 1935. La question trouve son point d’orgue dans les deux conférences d’introduction à la phénoménologie prononcées par Husserl à la Sorbonne les 23 et 25 février 1929 3. Plus précisément, c’est dans la Cinquième Méditation Cartésienne que Husserl aborde en détail la manière dont autrui apparaît dans le champ d’expérience, comment il est donné et comment le monde se constitue comme monde commun. Remarquons déjà que pour Husserl, la question n’est pas celle de la fondation d’une psychologie, ou d’une psychopathologie, mais l’élucidation du statut phénoménologique du Monde, comme monde objectif. Pour cela, Husserl part de l’expérience du monde prédonnée dans l’attitude naturelle pour remonter par la méthode d’épochè au motif de la rencontre d’autrui dans la sphère intentionnelle primordiale constitutive. Husserl a besoin de traiter la question d’autrui afin de répondre à l’objection qui opposerait à sa méthode un solipsisme ou un idéalisme transcendantal qui serait un obstacle à son programme de refondation rigoureuse des sciences objectives. Pour rappel, ce que Husserl appelle rapport intentionnel, relève de l’a priori universel de la corrélation entre un pôle objectif et un pôle subjectif après mise en suspens de l’attitude naturelle. « Toute conscience est conscience de quelque chose » dans la mesure où la vie consciente est toujours orientée vers des significations qui sont visées, et en retour, intègre des phénomènes qui se donnent à elle. L’épochè comme méthode met en suspens toute position d’être, tant en ce qui concerne l’apparente déterminité de l’objet perçu « au-dehors » que de la certitude intime d’être sujet. Ainsi Husserl rompt avec la dualité objet réel versus représentation mentale pour penser l’unicité d’un acte, l’intentionnalité. L’épochè permet à Husserl de mettre à jour le jeu et le mouvement qu’il y a dans la corrélation comme phénomène. La conscience intentionnelle, est ce « tout concret » qui reste après l’épochè (réduction phénoménologique) de l’attitude naturelle, et la mise en suspens de l’hypothèse d’existence du monde et du moi. Ce « tout concret » est un acte qui, selon Husserl, est constitué 2. Husserl, E. (1973). Zur Phänomenologie der Intersubjektivität : 1905-1920 (Hua XIII), 1921-1928 (Hua XIV), 1929-1935 (Hua XV). Den Haag, Nijhoff. trad. fr. Depraz N. Sur l’intersubjectivité, vol I & II, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2001. 3. Husserl E. (2008), Méditations Cartésiennes. Introduction à la phénoménologie (Hua I). (trad. Peifer G. & Levinas E.), Paris, Vrin.
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d’une noesis, d’un noema et de hylè. Pourtant il n’est pas divisible en parties indépendantes, et constitue dans son ensemble le phénomène qui est vécu. Correspond à cet ensemble : 1) un pôle objectif, ou pôle constitué, qui enveloppe mais ne recouvre jamais tout à fait la chose en soi, puisqu’avec elle est toujours donnée ou disponible un horizon externe (l’objet est toujours perçu dans son contexte de donation) et un horizon interne (qui correspond à l’ensemble infini des adombrations (Abschattung) possibles, c’est en ce sens que le pôle objet n’est jamais donné dans son entièreté, qui est elle une pure virtualité eidétique) ; 2) un pôle subjectif, ou pôle constituant, dans lequel il faut distinguer un Moi sujet (Ich-subjekt) qui est partie du vécu, et un Moi pur, sujet transcendantal qui lui n’est pas vécu à proprement parler, qui est condition de possibilité du vécu. Le rapport intentionnel qui s’acte entre ces deux pôles est toujours dynamique, en tant que hylè, il est lui-même infigurable. Mais pour Husserl ce rapport est concordant et continu car il relève de l’écoulement et de la cohésion du temps et en cela échappe, en quelque sorte, au regard du phénoménologue alors qu’il le sous tend. Qu’en est-il en ce qui concerne l’expérience d’autrui ? La plupart du temps nous sommes familiers de nos états mentaux, nous vivons immédiatement l’expression de tristesse, de colère ou de joie de nos proches. Pourtant, l’expression d’autrui peut être trompeuse, feinte, rien ne nous indique immédiatement le motif de cette expression. Nous ne pouvons, apparemment, que partager superficiellement l’expérience d’autrui, qui peut se limiter à son expression. Par ailleurs, il est notable que parfois nos propres états nous paraissent étranges, inattendus ou incompréhensibles. Si nous parvenons, par exemple, à « saisir » notre tristesse, il reste à cette émotion une part d’insaisissable, qui continue à nous saisir par-devers nous. Bien qu’un affect soit posé, en terme phénoménologique, comme objet intentionnel, il y a encore et toujours un tremblement qui échappe et en fait la texture expérientielle. La conscience de tel affect, de soi ou d’autrui est étroitement codée par la culture, nos apprentissages, les habits d’idées qui nous entourent (mythologies, folk psychology, savoir scientifique, etc.). Une série de médiations sont à découvrir entre le vécu, disons « purifié » et son expression, ensuite entre l’expression et l’institution symbolique de la culture, enfin entre la reconnaissance de l’expression et le sentir
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du vécu, etc. La méthode de réduction phénoménologique déshabille en quelque sorte la rencontre intersubjective de ses habitudes sociales et historiques. Les connexions de sens relatives à la culture doivent être suspendues, le temps de l’analyse, afin qu’apparaisse autrui en tant qu’autrui dans mon champ d’expérience. Ainsi, il faut déjà apercevoir le champ dans lequel les subjectivités pures vont se rencontrer avant que s’institue telle expression, telle atmosphère ou tel affect. Qu’en est-il alors de l’Einfühlung en régime de réduction phénoménologique ? D’abord, l’autre humain n’est pas constitué comme n’importe quel objet du monde qui serait à ma disposition, il échappe toujours, et heureusement, à ma prise. D’autre part, il n’est pas qu’une représentation mentale, une effigie dans mon jardin intérieur. En régime de réduction, l’expérience d’autrui est nécessairement inscription de l’autre dans ma propre expérience, son « apparition en moi », est une apparition noématique à titre de corrélat intentionnel. C’est bien moi qui fait l’expérience d’autrui, il n’y a pas confusion, ou encore de changement de perspective immédiat, au moins en ce qui concerne l’expérience non-psychotique. La méthode de réduction nous indique, à première vue, qu’il faut déjà être un sujet intentionnel pour pouvoir faire l’expérience d’un autre sujet constituant. Dès lors le paradoxe de l’intersubjectivité transcendantale peut être formulé par la question : comment une altérité peut-elle être constituée par mon intentionnalité ? Que resterait-il d’une altérité au sein de la sphère immanente de l’ego ? Bien qu’il existe des manuscrits antérieurs (Hua VIII et Hua XIII) la 5e des Méditations cartésiennes est le texte le plus long et le plus unifié que Husserl a élaboré sur la question de l’intersubjectivité transcendantale et l’expérience d’autrui 4. Malgré les critiques, nombreuses, de ce texte, il reste la référence pour la question de l’intersubjectivité dans l’œuvre de Husserl 5. Celle-ci est organisée en quatre parties : § 42-43 pose le problème de l’altérité dans la constitution universelle du monde objectif, ensuite § 44-49 Husserl descend, si l’on peut dire, par le processus de réduction à la couche la plus fondamentale de constitution de l’ego : la sphère primordiale, depuis la sphère du propre et envisage l’expérience de l’autre § 50-54, enfin il envisage d’y fonder la communauté des monades § 55-59. 4. Bouckaert B. (2001), Le problème de l’altérité dans les « Recherches logiques » de Edmund Husserl. Revue Philosophique de Louvain 99 (4), p. 630-651. 5. Schnell A. (2013), En voie du réel, Paris, Hermann, p. 109.
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Après avoir posé le danger d’un solipsisme transcendantal, Husserl intitule son § 43 « Le mode de présentation onto-noématique de l’expérience de l’autre, thème directeur transcendantal de la théorie constitutive de l’expérience d’autrui. » L’enjeu est donc de dégager les conditions transcendantales de donation (présentation) de l’autre comme expérience. Il ne s’agit pas, remarquons-le d’emblée, de la manière dont je peux avoir conscience de l’expérience vécue par un autre, mais de mon expérience vécue de l’altérité. Du point de vue méthodologique, l’enjeu est de rendre compte de l’expérience d’autrui en tant qu’autrui (et non seulement comme un contenu d’appréhension) en évitant une description de surplomb (en troisième personne, ou comportementale), à partir de la seule sphère d’attestation phénoménologique, celle de ma propre expérience. Selon Husserl, ce type d’expérience est de type onto-noématique, ce qui signifie premièrement qu’elle est corrélative de mon cogito en tant qu’il la constitue par une activité noétique, et donc intentionnelle. Il faut commencer par dégager d’une manière systématique les structures intentionnelles – explicites et implicites – dans lesquelles l’existence des autres « se constitue » pour moi et, s’explicite dans son contenu justifié c’est-à-dire dans le contenu qui « remplit » ses intentions 6.
Autrui est donc constitué comme corps « objets psycho-physiques » par ailleurs, et tout en même temps, que l’autre est perçu comme sujet pour ce même monde, qui a son propre « phénomène de monde 7 », comme lui-même sujet constitutif. Cependant Husserl en revient au présupposé de son analyse « tout sens que peut avoir pour moi la “quiddite” et le “fait de l’existence réelle” d’un être, n’est et ne peut être tel que dans et par ma vie intentionnelle 8 ». D’emblée la question de l’autre ne peut être formulée qu’à partir du pour-moi de ma vie intentionnelle. Il y a ici un paradoxe qui fait l’objet des analyses de la 5e Méditation Cartésienne. L’expérience d’autrui diffère de la perception d’un objet singulier dont la présentation perceptive se donne conjointement à l’apprésentation de ses faces cachées, mais découvrables. Il s’agit du modèle 6. Husserl E. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 152. 7. Ibid., p. 151. 8. iIem.
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intentionnel classique décrit par Husserl de l’horizon interne de la chose, ne se donnant que par esquisses qui renvoient toujours à ses esquisses potentielles. Selon Husserl, l’unité de sens de la chose est tenue par la fonction de constitution synthétique propre au sujet transcendantal. Dans le cas de l’aperception d’autrui, je ne peux pas remplir les facettes invisibles d’autrui, celui-ci présentant immédiatement une altérité foncière à l’égard de mes possibilités constitutives. Il y a toujours un fond inatteignable d’autrui, caractère propre de sa transcendance. Autrui déborde d’altérité, se refuse immédiatement à l’hégémonie de ma fonction constitutive. Le modèle présentation / apprésentation perceptif classique est en échec. Husserl va alors utiliser le concept d’Einfühlung pour rendre compte de l’apparition et de la constitution d’autrui dans mon expérience. Nous allons voir que le concept d’Einfülhung husserlien diffère et complète l’utilisation qu’en fait Jaspers. Selon Husserl l’expérience d’autrui est rendue possible, nonobstant sa transcendance, par le biais d’une apprésentation analogisante. L’apprésentation analogisante est décrite § 50 des Méditations Cartésiennes comme une « intentionalité médiate » en tant qu’ « apprésentation ». Husserl fait l’hypothèse que si je fais l’expérience d’un autrui en tant qu’autrui, et non comme n’importe quel objet intentionnel constitué par le moi, c’est parce qu’il ne se donne pas de manière directe et immédiate (intuitive). Si autrui m’apparaît comme un autre qui déborde toujours mon appréhension, c’est parce qu’il y a une certaine intentionnalité médiate partant de la couche profonde du « monde primordial 9 ». Ce type d’expérience intentionnelle est nommée par Husserl apprésentation en ce qu’elle rend présent une coprésence qui, paradoxalement, ne peut se donner en personne. L’Einfülhung procède d’un geste intentionnel qui ne donne certes pas autrui immédiatement, mais qui, par le biais d’une apprésention par analogie, rend compte de son altérité sans rompre la continuité de l’expérience propre du monde objectif. Alors que l’Einfühlung de Jaspers procédait par typification d’un idéal type en vue de la compréhension de l’expression, l’expérience d’autrui fonctionne ici comme apprésentation par analogie. En quel sens l’analogie diffère-t-elle chez Husserl d’un idéal, ou encore d’un eidos ?
9. Ibid., p. 178.
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Afin de prendre la mesure de la proposition de Husserl dans la 5 Méditation Cartésienne il s’avère utile d’examiner deux points fondamentaux : 1) d’abord ce qu’il fait de la notion d’Einfühlung et comment il se différencie de ses contemporains sur la question de l’analogisation ; 2) ensuite qu’est-ce que signifie, du point de vue méthodologique, le recours à la notion de « primordial ». e
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Einfühlung, corporéité et expression – à propos du débat Erdmann, Lipps et Husserl Comment ai-je conscience de l’expérience d’autrui ? Comment dès lors puis-je le comprendre ? Comment les expressions et les affects d’autrui peuvent-ils avoir un sens pour moi ? Les questions du statut de l’expérience d’autrui, de l’intersubjectivité et de la communauté d’expérience imprègnent le corpus philosophique et psychologique de la fin du xixe siècle et ont fait un retour significatif à partir des années 1980 dans le champ des sciences cognitives et des neurosciences sociales. L’un des thèmes centraux des débats scientifiques et philosophiques est le statut de l’empathie. À ce jour il n’existe pas de définition consensuelle de l’empathie, et la traduction du terme d’Einfühlung dont il est dérivé, fait elle-même débat. Il s’agit pour nous de préciser quel rapport on peut établir entre différentes expériences intersubjectives comme le partage émotionnel, la résonance des mimiques motrices, la prise de perspective de l’autre, la contagion affective, le « mindreading 10 », la projection imaginative ou encore la préoccupation empathique. Si Jaspers et Husserl utilisent ce terme comme concept fondationnel, emploient-ils cette notion en faisant référence au même concept ou à la même expérience ? Il s’avère nécessaire de procéder à un détour par l’histoire du concept d’Einfühlung afin de collecter les problèmes conceptuels de notre question.
10. Nichols S. & Stich S. (2003), Mindreading : An Integrated Account of Pretence, Self-Awareness, and Understanding Other Minds. Oxford, Oxford University Press.
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L’Einfühlung est un terme forgé par Robert Vischer 11 dans le cadre de l’esthétique, et repris par Théodor Lipps 12 qui en fait une notion centrale de son psychologisme. Lipps est l’un des pères fondateurs de la psychologie au tournant des xixe et xxe siècles. Professeur à Munich, sa renommée est alors internationale. Lipps développe une psychologie introspective qu’il envisage de fonder de manière aussi rigoureuse que la psycho-physiologie de son époque. La réception de son œuvre chez Freud, Husserl, Scheler et Jaspers a fait l’objet de travaux récents en histoire de la philosophie tant il paraît crucial aujourd’hui d’interroger la pré-histoire de la psychologie, de la phénoménologie et de la psychanalyse 13. Jaspers a assisté à certains cours de Lipps, Husserl a été très influencé par les éditions successives du Leitfadender Psychologie (1903, 1906 et 1909) dont l’exemplaire de la 1re édition présent dans la bibliothèque de Husserl est amplement annoté. Husserl, Jaspers et Scheler s’inspirent et discutent de la psychologie de Lipps et notamment de la notion d’Einfühlung. Husserl élabore et construit progressivement sa conception de l’Einfühlung par contraste avec celle de Lipps autour des années 1910 14. Cette discussion s’inscrit dans les travaux autour de la méthode de réduction qui pose la question de l’expérience d’autrui au sein de la sphère d’appartenance. Si Husserl utilise la conception lippsienne de l’Einfühlung c’est parce qu’elle est la référence incontournable dans la psychologie du début du xxe siècle, pour autant, nous verrons qu’il ne l’emprunte pas sans la modifier pour ses besoins. La notion d’Einfühlung a un rôle central dans la théorie de la connaissance instituée par Lipps. Elle procède d’un processus d’autoobjectivation (Selbstobjektivation 15) du vécu d’autrui comme de mon propre vécu. Il distingue trois types d’Einfühlung : 1) Einfühlung aperceptive générale (activité du moi touché, au contact senti d’un vécu, le mien ou celui d’autrui) ; 2) Einfühlung comme disposition affective (Stimmungseinfühlung) ; 11. Vischer R. (1873), Ueber das optische Formgefuehl, Ein Beitrag zur Aesthetik. Leipzig, Hermann Credner. 12. Lipps T. (1909), Leitfadender Psychologie, Leipzig, Wilhelm Engelmann. 13. Voir à ce propos l’introduction du numéro de la Revue de métaphysique et de morale 2017 (96), par Depraz N. & Galland-Szymkowiak M., p. 435-440. 14. Notamment dans le Texte n° 4 des Husserliana XIII, intitulé « Degrés de l’Einfühlung ». 15. Lipps T. Leitfaden der Psychologie. op. cit., pp 49-50 traduit par Depraz N. dans Revue de Métaphysique et de Morale, 2017.
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3) Einfühlung aperceptive liée à une contrainte exercée par la nature. Husserl utilise le concept d’Einfühlung pour désigner plus généralement l’expérience d’une autre personne. Il est cependant notable que dans les premières années (autour de 1905) Husserl utilise l’expression « sich eifühlen » qui connote moins un type d’objet intentionnel (autrui) qu’un type spécifique de rapport 16, à savoir un rapport ressenti, éprouvé ou pathique pourrait-on dire avec les mots de Maldiney. Comme l’ont montré Iso Kern 17 et Nathalie Depraz 18 à propos des manuscrits sur l’intersubjectivité, Husserl s’oppose à Lipps sur trois points pour la définition phénoménologique de l’Einfühlung. Premièrement, Lipps avance que le « fondement expérientiel » de l’Einfühlung s’ancre dans l’expression des mouvements corporels objectifs : gestes, mimiques qui sont la trace ou le reflet de la vie de l’âme. Husserl y oppose une fondation plus primaire dans la couche esthésiologique cinétique de la Leibkörperlichkeit. Il s’agit d’une couche pré-expressive d’où l’expression s’origine. Autrement dit, pour Husserl l’Einfühlung ne procède pas d’une sorte de sémiologie des multiples expressions du corps d’autrui, mais se manifeste en moi comme l’unité du style d’une corporéité de chair (Leiblichkeit). Husserl écrit en 1913 à propos de Lipps : Dans mes recherches sur l’« empathie », je n’ai pas fait de l’« expression » des mouvements de l’âme, des « expressions de la vie étrangère » un thème principal. Bien plus, s’est trouvée placée pour moi en première position l’unité, donnée dans l’autoperception propre, de la corporéité de chair et des champs de sensations, respectivement des champs de mouvements ; s’est trouvé placé en premier lieu le fait particulier de la localisation interne des sensations dans la corporéité de chair et, ne faisant qu’un avec cela, le fait de l’appréhension de la chair en tant qu’elle est dotée de caractères sensibles, à titre de composantes intrinsèques, puis, la « mobilité » de la chair (de la chair sentie), dans le style du « je bouge ». La couche esthésiologique cinétique fait du corps de chair une chair, et la chair est pour ainsi dire le champ et l’organe du moi […]. Il est erroné de rattacher l’ensemble du problème de 16. Depraz N. (2017), « Lipps et Husserl : l’Einfühlung » Revue de Métaphysique et de Morale 96 : 441-460. 17. Kern I. « Introduction », in Husserl E. Husserliana XIII, op. cit., p. XXV-XXXII. 18. Depraz N. « introduction » p. 27-28. in Husserl, E. (2001), Sur l’intersubjectivité, vol I, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2001.
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l’empathie aux simples mouvements expressifs, aux expressions charnelles, aux expressions du psychique, comme on a coutume de le faire et comme Lipps l’a aussi fait dans ses développements méritoires. L’appréhension de « l’extériorisation », de l’« expression » des actes et des états psychiques est déjà médiatisée par l’appréhension de la chair comme chair 19.
En ce sens ma corporéité de chair est le champ et l’organe depuis lequel toute chair est sensible dans le style de son bouger, reconnue alors comme chair sensible elle-même. Ensuite Husserl s’oppose à Lipps sur le statut de la relation intersubjective. Pour Lipps la relation s’établit dans l’imitation (Nachahmung) instinctive et une projection (Hineinfühlen) immédiate des mouvements expressifs. Pour Husserl, la relation est toujours médiate puisque procédant par apprésentation. Tous deux partagent la critique de l’idée que l’accès à autrui procède par le biais d’un « raisonnement par analogie » (Analogieschluß) défendu en particulier par Benno Erdmann 20. Selon cet auteur, nous faisons l’hypothèse que les processus de pensée et de sentiment que nous vivons sont partagés par autrui. D’autre part que ces processus ne sont pas directement accessibles mais que les « expressions corporelles de la vie » le sont. S’il est attentif ou non, s’il cherche une réponse et l’a sur le bout de la langue, s’il dit la vérité ou ment, s’il est réjoui, effrayé, en colère, etc., s’il est ému ou garde son sang-froid, nous le remarquons chez l’autre à des symptômes de cette sorte. Nous l’entendons à la position de sa voix, au rythme de sa parole 21.
Il ajoute Si nous interprétons logiquement ces symptômes perceptibles sur le mode sensible, qui véhiculent l’essence spirituelle de l’autre, c’est-à-dire d’une manière telle que nous devons alors les désigner comme une procédure de raisonnement 22. 19. Husserl E. Hua XIII, Appendice XVI, « La théorie lippsienne de l’Einfühlung. » , p. 70, trad. fr., op. cit., p. 283. 20. Erdmann B. (1907), Wissenschaftliche Hypothesen über Leib und Seele. Köln, Dumont-Schauberg. 21. Erdmann B., op. cit, p. 45 trad. Depraz N. dans Husserl E. Sur l’intersubjectivité op. cit. 22. Erdmann B., op. cit, p. 46 trad. Depraz N. dans Husserl E. Sur l’intersubjectivité op. cit.
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Husserl affirme dès la première phrase d’un texte daté de 1913 (appendice IX) des Hua XIII que « le raisonnement par analogie avec les mois étrangers est un sophisme fondamental. […] Peut-on raisonner ainsi : je trouve mon moi lié à ma chair, or, la chair étrangère est analogue à la mienne, donc un moi devrait également lui être lié ? 23 ». Il s’aligne alors sur la position de Lipps (Hua XIII, appendice X, 1916) en critiquant l’idée qu’il s’agit d’un raisonnement, c’est-à-dire un acte explicite d’inférer un état mental à autrui par analogie avec ma propre expérience. Mais il n’accepte pas l’idée que l’empathie se situe dans les expressions sensibles et immédiates de la vie interne dans les manifestations corporelles, motrices et mimiques d’autrui. Pour Husserl, si je peux comprendre le sens d’autrui c’est que lui et moi partageons déjà une réalité perceptive sensible. En d’autres termes, si les expressions et gestuelles d’autrui ont un sens pour moi, c’est toujours secondairement, parce que d’abord nous partageons un monde commun, concordant. Ce point est fondamental pour nos recherches. Husserl ajoute, encore dans l’appendice IX, un indice qui permet peut être de comprendre le cœur de son indécision quant à l’analogie, que l’on retrouvera plus tard dans les Méditations Cartésiennes. Il écrit : Si je fais déjà l’expérience d’une multiplicité d’êtres humains, je puis faire un raisonnement. Si je fais l’expérience de ceci que, dans ma chair, dans certaines circonstances, certaines séries du psychisme sont données comme ordonnées avec certaines circonstances charnelles, il est à prévoir de façon analogique qu’il en sera de même pour chaque être humain (assurément, avec les différences de la normalité et de l’anomalie ; mais cela ne change rien à l’essentiel) 24.
Que se passe-t-il ici ? Husserl semble réhabiliter l’analogie. Il lui donne en fait un sens tout à fait nouveau. Si je peux faire une hypothèse sur autrui, cette prévision est tacite. Ainsi si je peux faire l’expérience de « séries du psychisme », donc de factualités signifiantes dans le comportement d’autrui, c’est que ces signes sont ordonnés (ou plutôt 23. Husserl. E. Hua XIII, Appendice IX : « Contre la théorie du raisonnement par analogie avec le moi étranger. Critique de B. Erdmann (sans doute de 1907 ou 1908) », p. 36-38, trad. fr., op. cit., p. 283-286. 24. Husserl. E. Hua XIII, Appendice IX : « Contre la théorie du raisonnement par analogie avec le moi étranger. Critique de B. Erdmann (sans doute de 1907 ou 1908) », trad. fr., op. cit., p. 285.
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vécus comme ordonnés) par le biais de « circonstances charnelles ». Ainsi donc, c’est parce que ma chair ordonne, en quelque sorte, déjà les factualités en séries que je peux prévoir ou prédire le comportement d’autrui. S’il y a analogie ici, il semble qu’il s’agisse du procès d’ordonnancement du sens de l’expérience à partir de ma Leiblichkeit. Mon expérience incarnée me donne la possibilité de protention du sens d’autrui comme série ordonnée. Il s’agira pour nous de savoir quel est le statut phénoménologique de cet ordonnancement. À noter que la chair dont parle Husserl ici est pensée sur le mode du contact tactile. Il n’intègre pas explicitement, comme le fera ensuite Maurice Merleau-Ponty, les co-modalités sensorielles qui permettent de penser une chair étendue 25. Pourtant, Husserl indique dans l’appendice X que la Leiblichkeit est bâtie d’habitus kinesthésiques qui ordonnent la série anticipable des sensations. Il parle alors d’une Analogisierung (traduit par Nathalie Depraz par « dynamique expérientielle d’analogisation 26 »). Ainsi je fais l’expérience de mon corps avec deux mains, et pas trois, si l’on imagine l’apparition d’une troisième main dans le champ perceptif, celle-ci n’est pas investie de ma « couche esthésiologique ». Comme l’a bien montré Nathalie Depraz, entre 1910 et 1913, Husserl décrit l’Einfühlung en termes de degrés ou couches, alors que Lipps décrit plutôt des types ou registres différents. On peut reprendre cette idée de gradation pour situer nos trois auteurs sur chacune de ces couches. Schématiquement les conceptions de l’empathie dont débattent Erdmann, Lipps, Husserl peuvent être classées de la manière suivante : 1 )Chez Erdmann la compréhension du vécu d’autrui se situe à un niveau représentationnel, hypothético-déductif de l’expérience d’autrui à partir de la mienne. La compréhension requiert un décodage des intentions motrices, passant par un acte cognitif explicite à partir des états psychologiques qui sont habituellement les nôtres (raisonnement par analogie). 2) Pour Lipps, inférer à autrui un état psychique passe par l’expérience sensible immédiate des « expressions corporelles de la vie » (mimiques, comportement, etc.) sans raisonnement logique. Selon Lipps il y a une continuité de la vie psychique entre moi et autrui, l’Einfühlung est la capacité du moi à entrer en autrui comme en soi. L’Einfühlung 25. Ibid., p. 288. 26. Depraz N. (2017), « Lipps et Husserl : l’Einfühlung » Ibid., p. 448.
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est synonyme d’auto-objectivation (Selbstobjektivation). C’est depuis l’expérience concrète des expressions des autres moi que je prends conscience de moi, et non l’inverse. Encore autrement dit, c’est l’altérité d’autrui qui me fait sentir l’altérité en moi, qui peut dès lors par le même processus devenir objet de conscience. Cela procède par imitation instinctive d’un vécu déjà expérimenté. 3) Husserl prétend se situer sur une couche (Schicht) plus primaire, plus implicite ou basique de la conscience, relevant des synthèses passives. La couche esthésiologique depuis laquelle les corporéités de chair se rencontrent et où elles se modifient mutuellement. L’expression motrice et gestuelle en est la thématisation et se situe sur un plan dérivé (positionnel). La compréhension de tel vécu d’autrui est la résultante d’un processus médiat d’apprésentation analogisante. Ces trois conceptions ne sont pas, selon moi, à opposer comme des visions exclusives mais pourrons nous être utiles comme l’expression de trois strates de l’Einfühlung. Du point de vue méthodologique, on reconnaît ici trois niveaux d’analyse : Erdmann décrit et explique le processus au régime de l’attitude naturelle (psychologie), Lipps propose une explicitation en régime de réduction phénoménologique, Husserl enfin dégage le niveau de la réduction transcendantale. Analysons maintenant le procédé par lequel Husserl parvient à cette strate et les résultats phénoménologiques qu’il dégage. *
L’Einfühlung et le statut de l’analogie chez Husserl et la nécessité d’une radicalisation de la réduction phénoménologique Autrui est lui-même une « sphère originale » ou « primordiale » constitutive et présentifiante. Comment donc, se demande Husserl dans la 5e Méditation cartésienne, puis-je apprésenter une autre sphère originale à partir de ma sphère originale ? L’analyse se situe selon lui au niveau de la « couche fondamentale de la perception » et il se propose d’en analyser les opérations intentionnelles. Pour cela, il passe du registre de l’ego réduit, après la réduction phénoménologique, à la couche de la sphère primordiale, qui fait référence à la couche irréductible qui
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« reste » après qu’il ait effectué la « réduction primordiale 27 ». Ce geste méthodologique est plus radical que la réduction phénoménologique classique. Puisqu’il ne vise plus seulement la description des effectuations de l’ego transcendantal, mais à ouvrir sur l’abîme des effectuations anonymes de la sphère pré-immanente et des synthèses passives, lieu de constitution de ce qui est propre (eigen). Husserl décrit au § 44 cette nouvelle réduction : Nous éliminons du champ de la recherche tout ce qui, maintenant, est en question pour nous, c’est-à-dire, nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l’intentionnalité qui se rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères, et nous délimitons d’abord les ensembles cohérents de l’intentionnalité – actuelle et potentielle – dans lesquels l’ego se constitue dans son être propre et constitue les unités synthétiques, inséparables de luimême ; qu’il faut, par conséquent, attribuer à l’être propre de l’ego 28.
Cette réduction, fait abstraction d’autrui comme autre personne actuelle ou potentielle. Si Husserl s’engage dans cette voie, ce n’est pas en vue d’un sollipsisme, mais afin d’analyser « ce que la constitution transcendantale me présente comme étranger à moi-même 29 ». Husserl contourne le problème de l’altérité de l’autre personne et se confronte à un point phénoménologiquement plus ténu encore, l’altérité au sein de la sphère du propre. La descente dans les tréfonds de la sphère d’appartenance révèle une intentionnalité spécifique qui transgresse déjà l’être propre de l’ego transcendantal. L’analyse de l’intersubjectivité ne présuppose donc pas méthodologiquement la subjectivité intentionnelle, au sens du moi, fût-il pur. Husserl descend vers une « subjectivité » plus minimale et radicale, un « pôle égoïque identique 30 » où des synthèses actives et passives s’effectuent. C’est de cette strate pré-personnelle qu’il entend analyser les jeux de l’ego et de l’alter ego au sein de la sphère primordiale réduite. C’est pourquoi on ne peut pas simplement qualifier la sphère originale d’ego transcendantal. Elle est le 27. Ou réduction « démantellante » dans les termes très éclairants d’Alexander Schnell dans Schnell A. (2013), En voie du réel, Paris, Hermann p. 116. 28. Husserl E. (2008), Méditations Cartésiennes. Introduction à la phénoménologie (Hua I). p. 153. 29. Ibid., p. 154. 30. Ibid., p. 160.
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« lieu » d’où ego et alter ego peuvent s’apparaître mutuellement. Sur le plan de cette strate : il se constitue alors un ego non pas comme « moi-même », mais comme se « réfléchissant » dans mon ego propre, dans ma monade. Mais le second ego n’est pas tout simplement là, ni, à proprement parler, donné en personne ; il est constitué à titre d’« alter-ego » et l’ego que cette expression désigne comme un de ses moments, c’est moi-même, dans mon être propre. « L’autre » renvoie, de par son sens constitutif, à moi-même, « l’autre » est un « reflet » de moimême, et pourtant, à proprement parler, ce n’est pas un reflet ; il est mon analogon et, pourtant, ce n’est pas un analogon au sens habituel du terme 31.
Cette citation mérite toute notre attention, tant dans le geste philosophique qu’elle introduit, que par la méthode d’écriture qu’elle propose. Husserl se situe phénoménologiquement sur un niveau d’analyse extrêmement délicat, la sphère d’appartenance pré-imanente. Ici aucun sens ne peut se faire, « à proprement parler », comme celui d’un sujet d’énonciation, dans la mesure où nous nous situons au registre pré-subjectif. Donc on ne peut pas « proprement parler » de cette strate. Husserl utilise alors les guillemets phénoménologiques pour saisir (et non thématiser) certaines de ses effectuations avec les mots impropres de la couche immanente, ego, alter-ego sont disposées entre guillemets 32 puisqu’ils font référence non à un ego transcendantal mais à ce qui le précède, un pôle égoïque, ou ce qu’il appellera plus loin « l’ici » (hic). Le rapport qui apparaît entre le pôle ego et le pôle alter ego a le statut du « reflet », entre guillemet. Je ne me vois pas en autrui. Mais il y a quelque chose de mon ici dans tout ailleurs. Il y a quelque chose qui se miroite. On devine déjà que ce miroir est tordu d’étrange manière et se retourne autant vers l’autre que vers moi puisque l’étranger propre est aussi en miroir de mon propre en régime de réduction originaire. Alter ego signifie qu’autrui ne se donne jamais à moi comme à lui-même, sans quoi il ne serait qu’un moment de l’ego ; d’autre part qu’en moi réside de l’alter ego. Le concept d’alter ego fait référence à la transcendance de la chose même qui caractérise 31. Ibid., p. 155. 32. L’utilisation des guillemets phénoménologiques a été théorisée par Marc Richir, mais on trouve déjà dans les Méditations Cartésiennes une référence explicite à ce geste p. 161.
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l’expérience phénoménologique d’autrui. Ainsi donc il y a des jeux entre « ego » et « alter ego » qui s’agencent et s’enchevêtrent en-deçà de la sphère personnelle du moi et du toi. L’autre en moi est reflet de moi, tout comme, je suis reflet d’« alter ego ». Il semble que « ego » et « alter ego » soient les deux moments d’un clignotement d’une réflexivité profonde et obscure. Comme si la strate primordiale était le lieu d’où se fonde la polarisation même de propre et de l’étranger. En effet, Husserl précise que ce moi personnel est constitué comme tel depuis ma sphère primordiale qui caractérise ce qui m’est propre. Husserl pose depuis cette strate une question qui va nous occuper tout au long de nos travaux : comment se fait-il que mon ego, à l’intérieur de son être propre, puisse, en quelque sorte, constituer « l’autre » « justement comme lui étant étranger », c’est-à-dire lui conférer un sens existentiel qui le met hors du contenu concret du « moi-même » concret qui le constitue 33.
S’il y a du non-soi dans le soi ainsi réduit, de l’étranger dans du propre, comment donc ce paradoxe transcendantal conditionne-t-il la possibilité de reconnaissance d’autrui en tant qu’autrui et le partage d’un monde commun dans l’intersubjectivité ? Ce point méthodologique nodal pour Husserl trouvera un sens spécifique dans l’étude de l’expérience schizophrénique. Pour aller plus loin il nous faut comprendre de « quoi » est fait le lien ego / alter ego. Nous cherchons à décrire l’épaisseur propre de l’Einfühlung, cet espace frontalier entre ego et alter ego. L’alter ego « renvoie » à moi-même, Husserl précise que ce n’est pas un reflet au sens de l’image. Ce n’est pas une analogie au sens psychologique, ce n’est pas une représentation mentale. Husserl utilise ici le terme d’analogon dans un sens tout à fait nouveau par rapport à Lipps et Erdmann, mais aussi au regard de ses travaux précédents. Si on suit la méthode, se situant en régime de réduction primordiale, ne « reste » que ma sphère primordiale constituante se développant de manière continue, celle-ci intimement bâtie sur mon Leib qui en constitue le tissu. À ce registre, aucun moi personnel n’existe encore. Il s’agit d’une « subjectivité » originaire mais elle-même impersonnelle. Pour 33. Ibid., p. 155.
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comprendre cette assertion paradoxale, il faut distinguer au sein de cette « subjectivité » originaire ce qui relève de la sphère constitutive de la conscience, l’ego transcendantal, et une sorte de transcendance de soi à soi. Paradoxe que Husserl désigne comme « transcendance immanente 34 » pour en conserver le caractère chimérique. L’analogie est ici pensée comme une forme complexe, s’agençant entre différents degrés de l’Einfühlung. Du niveau de la rencontre inter-personnelle dans l’attitude naturelle, où autrui est rencontré dans une typification intentionnelle, de la strate de la conscience pure qui procède, synthèse automatique de l’intentionnalité qui donne le sens et les horizons (internes et externes) des objets. Dans la strate de la sphère primordiale, l’alter-ego joue avec l’ego par l’analogie car cette médiation est seule capable de colmater la faille que produit la rencontre de l’altérité dans le monde continu, nous allons y venir, de la sphère primordiale. Autrement dit l’irruption im-possible (dont l’horizon interne m’est interdit) de l’autre est immédiatement (médiatement) recouverte d’un analogon anticipatoire. L’enjeu est presque physiologique ici : maintenir la continuité de la sphère primordiale et de ses possibles à l’encontre d’autrui. Husserl est ambigu et semble douter du mode de corrélation de ces différents niveaux. Le phénoménologue en faisant méthodologiquement abstraction de « tout ce qui m’est étranger », au sein de la sphère d’appartenance pure, laisse apparaître la « couche cohérente des phénomènes de monde ». Cette couche est le « corrélatif (je souligne) transcendantal de l’expérience du monde, qui se déroule d’une manière continue et concordante 35. » Selon Husserl, il s’agit de l’extrême limite où peut nous conduire la réduction phénoménologique. À ce moment des Méditations Cartésiennes, Husserl prend un parti fort, il affirme qu’il faut évidemment posséder l’expérience de cette « sphère d’appartenance » propre au moi pour pouvoir constituer l’idée de l’expérience « d’un autre que moi » ; et sans avoir cette dernière je ne puis avoir l’expérience d’un « monde objectif ». Mais je n’ai pas besoin de l’expérience du monde objectif ni de celle d’autrui pour avoir celle de ma propre « sphère d’appartenance » 36.
34. Ibid., p. 180. 35. Ibid., p. 157. 36. Ibid., p. 157-8.
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Il y aurait une précession de la sphère d’appartenance sur toute expérience de l’extériorité (mondaine ou intersubjective) 37. De ce point, Husserl prétend observer la Nature (monde objectif, ou plutôt pôle objectif de la corrélation) qui m’appartient et de là où pourra donc apparaître autrui. Parmis les corps de cette « Nature », réduite à « ce qui m’appartient » je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une particularité unique ; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement un corps, mais précisément corps organique ; […] c’est le seul corps dont je dispose d’une façon immédiate […]. Je perçois avec les mains (c’est par les mains que j’ai – et que je puis toujours avoir – des perceptions cinesthésiques et tactiles), avec les yeux (c’est par les yeux que je vois), etc. ; et ces phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de mode d’action et relèvent de mon « je peux » 38.
C’est depuis les possibilités de mon corps propre que toute chose peut devenir corps, être perçu ou senti, avoir un sens pour moi. Toute expérience perceptive de l’extériorité, ou de mon propre corps empirique (Körper), qui recouvre chez Husserl le « psychique », comme autre prédicat mondain, est donc formée depuis la forme de mon corps vivant. Un corps apparaissant prend le sens de corps humain « à partir » ou « depuis » ma propre corporéité (Leiblichkeit). Autrement dit, la Leiblichkeit est matrice (formatrice) du sens d’autrui à partir d’elle. Husserl parle à cet égard de réflexion, le monde est le corrélat intentionnel du Leib. L’analogie signifie dès lors redoublement ou réflexivité sans sujet réfléchissant, qui « depuis » mon Leib donne toute chose comme non seulement incarnée mais en forme de mon corps. Non que je me vois partout, mais que je ne puisse sentir que depuis les formes de sens possibles de mon corps. C’est la forme de mon expérience primitive puisque la seule, à jamais, connue. Plus exactement il s’agit 37. Rappelons qu’ici encore Husserl dit se situer en régime de phénoménologie statique, en réduction primordiale, on devine cependant que la pente est glissante vers une analyse génétique. Le très jeune enfant découvre-t-il d’abord son monde d’appartenance puis découvre-t-il les autruis de son environnement parental ? Cette question sera plus loin à mettre en perspective avec nos questions de méthode et avec les observations de la psychologie du développement. 38. Ibid., p. 158-9.
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de la seule forme du connaître, de prise de forme du sens, pour « moi ». La typification ne relève donc plus, comme chez Jaspers, d’un acte d’inférence eidétique, mais de la médiation d’une chair donatrice de sens, autrement dit d’une Leiblichkeit matricielle. C’est parce que mon corps baigne l’extériorité que je peux y voir quelque chose, qu’un sens peut s’y trouver. L’analogon est à penser comme une boucle topologique de la Leiblichkeit, baignant du même mouvement le propre, ego et l’étranger, alter ego. Mon propre corps réduit conduit au : moi qui « dedans » au « moyen » de cet organisme agit et pâtit dans le monde extérieur, et qui, en général, se constitue en unité psycho-physique en vertu de l’expérience constante de ces rapports absolument uniques du moi et de la vie avec le corps 39.
Il y a donc certes une analogie du corps d’autrui avec mon corps, en ce que mon Leib est la mesure de toute donation, la question reste à ce stade de savoir comment se différencient le corps unique, du dedans duquel le monde se donne pour moi, et celui qui se donne là-bas à distance de moi. Le moi primordial réduit (Ichpol) apparaît à Husserl non comme un prédicat mais comme le pôle ou la sphère d’appartenance de toute affection, de tout acte immanent mais aussi sédimentations d’habitus, pures possibilités, objectivités eidétiques et fantaisies pures. Il ajoute que ces habitus « forment des convictions durables ; des convictions qui font de moi “un convaincu”, et grâce auxquelles j’acquiers, en tant que pôle [d’actes], des déterminations spécifiquement propres au “moi” 40 . » Autrement dit, le moi, et la sphère primordiale, qui se co-fondent, se structurent aussi sur des actes immanents qui assurent la conviction dans le monde et la continuité de mon expérience. Si on « voit » bien comment cet édifice peut tenir dans le cadre solipsiste, il est légitime de se demander comment continuer à être un moi fondé sur une sphère d’appartenance quand un autre m’aborde. Comment ne vivons-nous pas cela comme une transgression du propre ? Il s’agit de savoir comment est-il possible de conserver une expérience fiable et propre de la sphère primordiale au cours du temps si
39. Ibid., p. 160, je souligne. 40. Husserl E. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 170.
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quelque chose d’autre y entre en concurrence quant à la constitution du champ. Husserl formule le problème ainsi : Le fait qu’en général je peux opposer cet être qui m’est propre à quelque chose d’autre, le fait que moi, qui suis moi, puisse être conscient de cet autre que je ne suis pas (de quelque chose qui m’est étranger) – présuppose que les modes de conscience qui m’appartiennent ne se confondent pas tous avec les modes de ma conscience de moi-même.
Il ajoute : Puisque l’être réel se constitue primitivement par la concordance de l’expérience, il faut qu’il ait dans mon propre moi, en face de l’expérience de moi-même et de son système cohérent […], d’autres expériences formant des systèmes concordants ; et le problème consiste à savoir comment peut-on comprendre que l’ego puisse porter en lui ce nouveau genre d’intentionnalités et qu’il puisse toujours en former de nouvelles, avec un sens existentiel totalement transcendant à son propre être 41.
Comment donc le monde commun peut-il être le point de concordance (Einstimmigkeit) des synthèses de moi et d’autrui ? L’est-il seulement ? L’est-il a priori ou l’est-il par opération synthétique des subjectivités transcendantales mutuellement concordantes ? Husserl va d’abord essayer de comprendre comment intégrer un autrui dans la sphère d’appartenance. Si on peut accepter l’idée que l’expérience du monde est rendue concordante par la progression vérificatrice et réalisatrice des synthèses passives (et du processus de typification), comment se fait-il que l’apparition d’autrui, dans son irréductible transcendance, ne désorganise pas l’ordre de la constitution ? Comment peut-on encore attester phénoménologiquement d’une concordance avec l’expérience d’autrui sans présupposer une structure téléologique de signification sous-jacente et relevant de la métaphysique (par exemple dans le cadre d’un réalisme) ? La question principale de Husserl est le statut transcendantal de la « communauté de moi existant les uns avec et pour les autres 42 », un « nous transcendantal ». Le monde objectif est pensé comme idéal d’une communauté concordante les unes avec 41. Ibid., p. 172, je souligne. 42. Ibid., p. 175.
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les autres d’expériences intentionnelles. Husserl ajoute que la constitution du monde objectif nécessite une « harmonie des monades 43 », c’està-dire, une concordance des expériences singulières, malgré l’infinité de ses formes possibles, actuelles ou virtuelles. Husserl prend garde de préciser que le statut de cette harmonie n’est pas métaphysique, elle « appartient […] à l’explicitation des contenus intentionnels inclus dans le fait même qu’un monde d’expérience existe pour nous 44. » C’est donc une virtualité, dont le mot d’« harmonie » ne peut être posé qu’après coup, de l’expérience de la concordance elle-même en régime d’analyse statique. En parler comme condition de la constitution du monde objectif relève du simulacre, récit mythique, d’une origine qui n’a jamais eu lieu 45. Malheureusement pour notre propos, Husserl n’a pas élucidé ici le statut génétique de cette harmonie. Nous comprenons qu’il en va de l’unité de l’expérience dans la multiplicité des horizons intentionnels, j’y reviendrai quand nous aborderons le rapport entre fait et eidos et de la téléologie universelle chez Husserl. Ici donc Husserl prend le parti d’avancer que si un autre corps peut avoir du sens pour moi c’est à partir du corps référent de tous les corps, le mien. Cela à partir d’une « transposition aperceptive à partir de mon propre corps » fonctionnant sur la base de la « ressemblance » ou « analogie 46 ». Ces effectuations, ne sont toutefois pas actives, ne relèvent pas d’un acte de raison. Il s’agit d’un acte de 43. Ibid., p. 176. 44. Idem. 45. Comment comprendre que Husserl ne questionne pas le pré-jugé de la concordance / harmonie de l’intersubjectivité transcendantale ? Un élément de réponse peut être trouvé dans la Krisis. Il écrit au § 54 : « Mais l’erreur était dans la méthode, elle était de sauter tout de suite dans l’intersubjectivité transcendantale en sautant par dessus l’égo-origine, l’ego de mon épochè, qui ne peut jamais perdre son unicité ni ce qu’il a de personnellement indéclinable. » Husserl E. (2004), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, p. 210. Il semble que Husserl a bel et bien vu que la concordance, cette « concrétion muette » de l’ego absolu et du phénomène de monde (p. 213), est un produit apparaissant dans l’épochè réalisé par lui comme ego mature et bien portant ! Autrement dit, la concordance aperçue est l’acte de l’ego Edmund Husserl dans sa facticité propre effectuant l’épochè. Il est donc légitime de se demander si la concordance est une condition transcendantale de la corrélation. C’est juste après ce paragraphe que Husserl esquisse la question d’une histoire transcendantale de l’ego transcendantal dans l’enfance et sa possible différence dans la situation de la folie (p. 213). 46. Ibid., p. 180.
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synthèse immédiate et passive de la conscience intentionnelle qui, comme nous le disions, procède par une sorte de typification leiblich visant à colmater systématiquement l’expérience pour en assurer la continuité. Paradoxalement, Husserl repère plus loin que mon Leib, comme matrice d’aperception d’autrui comme organisme (Leiblichkeit), est infigurable et de même « l’objet apprésenté par cette analogie ne peut jamais être réellement présent, ne peut jamais être donné dans une perception véritable 47 ». Idée que nous avions également trouvée chez Jaspers. Mais chez le psychiatre il s’agit d’une impossibilité à vivre immédiatement le vécu de l’autre, nécessitant qu’il soit rendu présent en imagination. Chez Husserl, si un vécu peut être co-vécu c’est par le biais d’une sorte de « transgression intentionnelle 48 » au sein de l’accouplement (Paarung) des sphères primitives tissées du recroisement des synthèses passives. Tel sens intentionnel est donc ainsi toujours plus ou moins co-présent pour l’ensemble accouplé. Selon Husserl dans le § 51 des Méditations Cartésiennes, je suis constamment « distingué » à l’intérieur du champ primordial de mes perceptions, indépendamment de l’attention que je me prête à moi-même, c’est-à-dire que je me tourne « activement » vers moi, ou non. C’est en particulier mon corps qui est toujours là, distinctement présent pour ma sensibilité, mais qui, en plus, et ceci de manière primordiale et originelle, est affecté de « sens » spécifique d’organisme (Leiblichkeit 49) 50.
Ainsi, la Leiblichkeit porte à la fois la fonction d’accouplement par ressemblance et de coexistence comme transgression intentionnelle, elle porte aussi une fonction individualisante, ou plus précisément situante. La Leiblichkeit est à la fois un dehors, puisqu’elle est la référence transcendantale de tout corps individué. Il est fécond ici de faire le lien avec ce que Husserl dit de la terre comme sol transcendantal ou Ur-Arche ou « système de lieu 51 » ou encore Archi-Fondement dans ce
47. Ibid., p. 182. 48. Ibid., p. 184. 49. Faute de frappe probable dans le texte Leiblichheit. 50. Ibid., p. 184. 51. Husserl E. (1989), La Terre ne se meut pas, Paris, Minuit, p. 17.
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qu’en fait Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible 52. Husserl écrit dans le manuscrit L’arche-origine Terre ne se meut pas : Ma chair : dans l’expérience primordiale, elle n’est ni en déplacement ni au repos, seulement mouvement et repos internes, à la différence des corps extérieurs. Tous les corps ne « se meuvent » pas dans un « je vais », en général, dans un « je me meus » kinesthétique et la Terre-sol dans son ensemble ne se meut pas sous moi 53.
Plus loin il clarifie sa position : « la Terre comme mon sol, comme sol de ma chair 54 ». Or le sol de ma chair doit être envisagé lui-même comme un sol leiblich. Si ce n’était pas le cas, le monde ne serait qu’un endroit matériel et inhumain, inconnaissable et inhabitable. Ce qui est à penser comme réciprocité entre un Ego leiblich et un monde leiblich, l’est aussi de tout acte constitutif, de sorte que ce que Husserl appelle le « primordial » doit être pensé comme le double enveloppement de la Leiblichkeit elle-même. Ce n’est qu’à cette condition que le monde, autrui et la « Sache Selbst » sont connaissables. Ce n’est que sur ce sol transcendantal leibleich qu’une Einfühlung et donc une compréhension est possible. Anticipons un peu sur notre développement en remarquant que Marc Richir a proposé de penser le sol transcendantal leiblich comme chôra (χώρα), espace qui n’est pas un topos, un espace infigurable et insituable et pourtant point de référence de toute situation : À cet égard, la leçon de Husserl est remarquable. Le Leib primordial, conçoit-il, n’est pas un corps (Körper), est indivisible en corps, ne contient pas de corps, ne se meut pas et n’est pas en repos. C’est en ce sens le sol transcendantal (die Ur-Arche) ou la Terre transcendantale, le réceptacle sans forme ou la nourrice du devenir, la mère comme giron transcendantal, comme « référence » transcendantale absolue qui ne se quitte jamais elle-même et qui, par là, n’a jamais à se regagner elle-même, ce qui rend le Leib primordial infigurable en perception ou en imagination – tout comme la chôra, il ne peut être objet de doxa 55. 52. Merleau-Ponty M. Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, p. 307. 53. Husserl E. (1989), La Terre ne se meut pas. op.cit. p. 18. 54. Ibid., p. 21. 55. Richir M. Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace. Grenoble, Millon, 2006, p. 268.
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Nous reviendrons en grand détail sur le thème de la chôra dans notre seconde Recherche. Notons par ailleurs que la Leiblichkeit est aussi un « dedans » de l’expérience, qu’il faut distinguer d’une intériorité psychologique qui serait son corrélat dans l’attitude naturelle, c’est un dedans qui est un ici, un pour moi, de chaque expérience. Notons déjà qu’il sera important pour nous de se demander en régime de phénoménologie génétique comment ce dedans éclos chez l’enfant au sein de la dyade mère-enfant. Revenons pour le moment à Husserl et la situation de l’apparition d’autrui au sein de la sphère primordiale d’appartenance. Autrui est rencontré au sein de cette sphère comme concordance (Einstimmigkeit) d’apparitions actuelles et potentielles (ou donc, imaginaires). Husserl repère un autre niveau de l’accouplement : « l’autre est une modification de “mon” moi (qui pour sa part, acquiert ce caractère de “mien” grâce à l’accouplement nécessaire qui les oppose) 56. » L’idée de « modification intentionnelle » indique que ma sphère primordiale est modifiée par la rencontre de l’autre qui pourtant se constitue en elle. Husserl semble suggérer que la mienneté de cette sphère acquiert ce caractère en se polarisant en face d’un autre dans l’accouplement. Cette première interprétation est paradoxale puisqu’elle remet en question l’idée selon laquelle mon corps est la mesure de toute donation d’autrui. Trancher cette question n’est probablement pas évident pour Husserl qui a indiqué dans les Idées II que la constitution de mon propre corps comme unité (Leibkörper) relève d’une transposition de l’unité entreaperçue du Leibkörper d’autrui ! Il nomme ce processus introjection (Introjektion) ou intropathie dans le § 46 : Ce n’est au contraire qu’avec l’intropathie et avec l’orientation constante de la réflexion propre à l’expérience sur la vie psychique apprésentée avec le corps d’autrui et en constante association objective avec ce corps, que se constitue l’unité close « homme », et c’est elle que je transfère en moi-même 57.
Une autre interprétation, qui n’est pas incompatible, consiste à penser que le « mien », qui est un ici (hic), et le « tien », ce là (illic), 56. Husserl E. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 188. 57. Husserl E. (1996), Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, p. 236.
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apparaissent sur la base d’une modification intentionnelle qui les précéderait (primordialement). Cette interprétation est cohérente avec l’analogie donnée par Husserl avec le souvenir qui modifie, dans la sphère primordiale, le présent du sens. Comme s’il y avait d’abord mélange du passé et du présent puis présentification du passé. Il affirme ensuite « la modification est un élément du sens même ; elle est un corrélatif de l’intentionnalité qui la constitue 58. » On comprend ici que, bizarrement, l’intentionnalité peut être corrélée à ce qui la modifie (l’autre monade), comme si donc l’accouplement était premier, puis l’intentionnalité (toujours modifiée) venait se ressaisir comme modifiée ! Ainsi de l’accouplement premier apparaît un dedans d’expérience dans lequel il y a un autre, en d’autre termes, un « ici » pour tout « là-bas ». « Le corps (de celui qui va être autrui) qui appartient à mon ambiance primordiale, est pour moi un corps dans le mode de l’illic 59. ». Le corps de l’autre est identifié, par le biais de l’apprésentation analogisante, comme un autre ici, là-bas. Husserl, en régime d’analyse phénoménologique statique, n’interroge que l’apparition du là-bas dans l’ici et sa constitution. Ce mode d’analyse ne lui permet pas d’éclairer la constitution de l’ici par un éventuel là-bas comme cela est pourtant esquissé dans les Ideen II. L’ici est donc décrit comme toujours déjà présent (et ne se prenant jamais pour un là-bas !). L’ici du Leib est pensé comme spatialisant dans la mesure où il est toujours le repère orientant tout point d’espace. Malgré la mise en suspens de toute position d’être dans l’épochè, il reste après réduction primordiale cet ici, que Husserl identifie comme le moi (ou le mien) réduit, ou sphère d’appartenance. « […] Mon ego propre, écrit-il, donné dans une aperception constante de moi-même, existe en ce moment, d’une manière actuelle, avec le contenu de son hic. » Le concept d’accouplement (Paarung) prescrit à penser comme posés d’emblée en miroir l’ego propre et autrui et suggère que ces deux egos sont déjà adultes, unifiés et concordants. Ces pré-jugés ont résisté à l’épochè radicalisée de Husserl et ne nous permettent pas de penser la modification propre à la rencontre schizophrénique ou encore la relation enfant / care-giver. En effet, l’accouplement transcendantal est-il toujours concordant ? La rencontre toujours heureuse et harmonieuse ? Comment peut-on penser une rencontre manquée
58. Husserl E. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 188. 59. Ibid., p. 191, je souligne.
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avec Husserl ? C’est à cet endroit que je propose de mener la critique afin de radicaliser le geste phénoménologique. Reprenons pour cela le fil de l’argument de Husserl : ma corporéité vivante (corps comme organisme ou Leiblichkeit) est pour moi toujours immédiatement donnée dans toute expérience, puisque mon corps est la matrice d’apparition de tous les autres corps. La corporéité d’autrui, quant à elle, n’est donnée que d’une manière indirecte. En effet, si le plus souvent autrui s’affirme pour moi dans son comportement « indice du psychique 60 » comme changeant mais toujours concordant. Husserl ajoute : lorsque cette succession cohérente des phases [d’apprésentations synthétiques concordantes] n’a pas lieu, le corps est appréhendé comme n’étant organisme (Leib) qu’en apparence.
Ce que Husserl appelait plus tôt dans son exposé « typification » relève d’un remplissage en apparence de la série des apprésentations synthétiques en vue de leur concordance. On peut en déduire que la Leiblichkeit, en tant que « je peux » porteuse de la possibilité de remplissage (toujours incomplète) des horizons internes d’autrui, soutient le mouvement de constitution. Le statut de l’apparence n’est pas directement traité par Husserl dans les Méditations Cartésiennes. Il s’agit pour nous d’un point crucial puisqu’il semble que ce soit de cette chair qu’est fait le processus de typification, qui ordonne la concordance et l’unification à partir d’éléments körperlich épars et incomplets. Il semble légitime de penser que ce tissu d’apparences concordantes soit de l’ordre de ce que Husserl appelle ailleurs imaginaire (nous aborderons les manuscrits qui y font référence, notamment le texte n° 10 des Hua XIII dans le prochain chapitre). Si cela était le cas, nous pourrions faire l’hypothèse que l’imaginaire est constitué par l’image « analogon » de ma Leiblichkeit. Cela permet de préciser le type de médiation à l’œuvre dans l’apparition d’autrui et le statut de l’analogon. Husserl écrit : Ce qui, par contre, ne peut être donné qu’au moyen d’une expérience indirecte, « fondée », d’une expérience qui ne présente pas l’objet lui-même, mais
60. Ibid., p. 187.
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le suggère seulement et vérifie cette suggestion par une concordance interne, est « l’autre » 61.
Donc, il n’y a pas une image narcissique, comme le serait l’« image du corps » qui est apposée d’emblée sur autrui mais une image « suggérée » qui habille toujours partiellement la série de rétention, présentation, protention nécessairement incomplète des apparitions d’autrui. L’analogon n’est pas une image finie, et c’est là que l’on peut saisir une différence fondamentale avec le procès de typification proposé par Jaspers. La Leiblichkeit est le modèle de figurabilité mais n’est pas elle-même figurable, c’est une matrice de potencialités in-finie. On trouve une autre manière de penser le remplissage du flux d’apprésentations synthétiques concordantes dans plusieurs textes faisant référence à la remémoration. Dans le chapitre de la Krisis intitulé « Ego, en tant qu’ego-origine, je constitue mon horizon d’autres egos transcendantaux, en tant que co-sujets de la subjectivité transcendantale qui constituent le monde. » Husserl interroge le type de rapport qu’entretient l’ego réduit actuel de la sphère primordiale avec l’ego qu’il fut dans l’expérience du resouvenir. Selon Husserl l’autotemporalisation de la présence passée, qui est absente actuellement, dans la présence actuelle procède d’une Einfühlung qui doit répondre à une « Ent-gegenwärtigung 62 » (traduisible par dé-présentation) de la temporalisation de l’ego dans le sens où le présent devient constamment non-présent et, par analogie, on peut penser un devenir étranger du soi, que Husserl appelle ici « Ent-fremdung » (aliénation) par lequel j’imagine mon ipséité sans être la mienne, mais celle d’un autre. Ce serait donc, en quelque sorte, le devenir autre constitutif de la temporalité du soi qui permettrait de comprendre autrui. Double réversibilité de l’analogon, soi-même comme un autre et autrui comme un soi. Cela dit, dans cette courte esquisse, si dé-présentation veut simplement dire absent de l’actuel de la présence, il est difficile d’associer, comme le fait Husserl sans plus de médiations, cette Ent-fremdung à la transcendance radicale d’Autrui. Le concept de dé-présentation faisait
61. Idem. 62. Husserl E. (2004), La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, p. 211.
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meilleure fortune chez Eugen Fink 63, mais il est plaisant et sûrement fécond de retenir l’intuition selon laquelle c’est la dé-présentation incontournable de ma propre présence, son aliénation, qui est la base, le modèle ou ce qui provoque la compréhension d’autrui. Enfin, Husserl pose l’ambiguïté de l’expérience d’autrui comme « présentation apprésentative ». Autrui est à la fois apprésenté par analogie (illic comme autre hic-absolu) en même temps que son corps se présente immédiatement (en intuition) dans la perception sensible comme corps vivant. Apprésentation et présentation sont contemporaines et difficilement discernables. De sorte que : l’apprésentation, comme telle présuppose […] un noyau de présentations. Elle est une re-présentation liée par des associations à la présentation, ou perception proprement dite ; mais elle est une re-présentation qui, fondue avec la perception, exerce la fonction spécifique de co-présentation. Autrement dit, l’une et l’autre sont unies de telle sorte qu’elles ont une fonction commune, celle d’une perception unique qui présente et apprésente en même temps et qui, en ce qui concerne son objet dans son ensemble, donne la conscience qu’il est présent en personne 64.
Le niveau analysé par Husserl, que ce soit dans les Hua XIII et à partir du § 44 des Méditations Cartésiennes, est un niveau pré-personnel, pré-expressif et en ce sens pré-représentatif. Il s’agit, rappelons-le, de la couche primordiale d’appartenance, « lieu » spatialisant de la constitution primaire de l’ego transcendantal. Si cette couche primordiale fonctionne de manière analogique, ce n’est pas en apposant une image du Körper sur le monde et autrui, mais comme couche originairement kinesthésique, esthésiologique et potentielle. La couche primordiale est forme de corps parce que la corporéité est mouvement de mise-enforme de tout sens possible. Husserl précise que cette forme n’est pas directement et immédiatement figurable et figurative, elle nécessite un processus d’apprésentation intuitive dont la « matière » est imaginaire. On peut désormais comprendre l’apprésentation analogisante comme l’opération passive qui donne forme charnelle et sensible (kinesthésique 63. Le terme apparaît chez Fink dès la fin des années 1920. Voir Fink E (1974), « Re-présentation et Image : Contributions à la phénoménologie de l’irréalité » in De la phénoménologie : Avec un avant-propos d’Edmund Husserl. Paris, Les Éditions de Minuit. 64. Husserl E. Méditations cartésiennes, op. cit., p. 197-198.
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et esthésiologique) au rapport immanence-transcendance, dans « l’aperception de soi mondanéisante » (verweltlichende Selbstapperzeption) et à autrui comme sphère primordiale. De sorte que, tout sens en formation est un sens qui a du sens parce que fondé sur l’expérience de ma corporéité. Donc, il est légitime de parler d’une topologie double de la Leiblichkeit, qui apprésente autrui sur la motivation de la présentation d’éléments incomplets de sa Leibkörperlichkeit, mais aussi l’alter ego en moi. Si du sens peut se donner du décodage des postures motrices d’autrui, c’est parce que chacun de ces « fragments » est baigné des possibilités de remplissage de ma Leiblichkeit et peut prendre sens d’un « je peux » qui est infigurable. Ce que Husserl nomme la « couche esthésiologique » est le niveau de la sensation primaire et niveau fondamental qui est privilégié pour l’entente de l’Einfühlung avant toute expression ou compréhension. C’est ce que décrit Husserl au texte n° 4 Husserliana XIII, intitulé « Degrés de l’Einfühlung », écrit autour de 1910, et qui part des sensations, puis de la perception du sujet, des souvenirs et des figurations de l’imagination, puis de la couche du psychisme. L’enjeu sera pour nous d’explorer cette couche non positionnelle, et pré-personnelle de l’Einfühlung, que j’appellerai désormais élément du contact et qui sera le fil rouge de nos trois Recherches. Rappelons d’abord que notre parcours consiste en une exploration phénoménologique du registre fondateur de la compréhension et de l’intersubjectivité en général, registre qui serait en mesure de déployer ses variations dans l’expérience de la rencontre schizophrénique. Si nous voulons faire le point sur les similitudes des doctrines phénoménologiques de Jaspers et Husserl on peut repérer que pour les deux auteurs, une compréhension scientifiquement fondée d’autrui nécessite une mise en suspens méthodologique des présupposés et préjugés (épochè). Pour Jaspers comme pour Husserl, cela signifie qu’une recherche épistémologiquement fiable doit écarter toute assertion qui ne puisse être attestée phénoménologiquement. Pour Husserl comme pour Jaspers, l’attestation phénoménologique s’effectue dans et par l’intuition qui est une mise en présence immédiate du phénomène apparaissant comme vécu de la conscience. Jaspers, dont l’ambition est de fonder une psychopathologie compréhensive, indique que le vécu d’autrui n’est pas immédiatement accessible en intuition. Pour que le psychiatre puisse en attester, il faut qu’il rende ce vécu intuitivement présent par le biais de l’Einfühlung, puis par un exercice d’imagination (variation)
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qui permet de se présentifier le vécu, alors qu’il ne le vit pas actuellement, cela par ressemblance et typification. Pour Husserl l’enjeu est différent puisqu’il s’agit de comprendre la constitution de la Nature objective et du monde commun. Husserl indique qu’autrui résiste irréductiblement à l’aperception objectivante de l’ego transcendantal du fait de sa transcendance. En régime de réduction primordiale, l’ego réduit à la sphère primordiale peut faire l’expérience de l’autre de manière indirecte, par apprésentation à partir de l’ici et de l’expérience cinesthésique de son propre corps. Ce dernier est toujours modifié par la présence d’autrui comme corps vivant dans sa sphère primordiale. Si l’Einfühlung est apprésentation (indirecte, par analogie), elle s’appuie bien sur une présentation (corps d’autrui immédiatement donné comme Leiblichkeit). Cela me permet d’apprésenter autrui comme un alter-ego transcendantal (autre hic-absolu) et non comme un objet à disposition. L’Einfühlung passe, comme chez Jaspers, par un processus de typification, pour Husserl, ce n’est pas une typification d’un « idéal type » mais d’une mise-en-forme du sens à partir de ma Leiblichkeit. Enfin chez Husserl, s’il y a typification c’est pour que l’expérience d’autrui ne brise pas la concordance de ma sphère primordiale. C’est parce que ma Leiblichkeit est concordante que l’expérience d’autrui et du monde sont concordants puisque c’est la forme de ma Leiblichkeit qui est modèle du monde environnant (Umwelt). Le modèle husserlien de l’Einfühlung permet d’enrichir considérablement la fondation jaspersienne de la psychopathologie compréhensive en explicitant la fonction de la corporéité de chair et de l’imaginaire. Si cela nous permet de penser comment l’altérité d’autrui est le plus souvent rencontrée dans une Paarung intersubjective, Husserl exclut explicitement de son analyse les « fous ». Le fou qui manifeste une double altérité (être autre et radicalement autre) qui met en question l’a priori universel de concordance de la corrélation fondatrice du monde objectif. Le développement du modèle de l’apprésentation aperceptive par Einfühlung met en évidence trois énoncés qui ont selon moi résisté à la réduction et qui doivent être requestionnés à l’aune de l’expérience schizophrénique : 1) Le rapport à autrui est pensé selon une structure a priori intentionnelle et intuitive elle-même fondée sur la perception objectivante. 2) La sphère primordiale d’appartenance est première et fondatrice de toute expérience de l’autre et du monde objectif. Cela est certes vrai dans le cadre de l’analyse statique. Mais nécessite une exploration
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génétique spécifique, notamment de la petite enfance, des relations précoces nourrisson / care giver. Il y a ici un paradoxe dont Husserl ne pourra pas se sortir dans les Méditations cartésiennes : s’il doit élucider l’expérience de l’autre ego constituant, c’est pour justifier l’objectivité universelle du monde commun. Avec le monde objectif est donnée d’emblée la présence, ou la perspective de l’autre qui donc le fonde. C’est paradoxalement dans ce même monde que tel autrui peut se donner à moi en chair et en os. Husserl n’interroge pas ici comment l’autre fonde ma propre expérience. 3) La couche fondationnelle des phénomènes du monde, encore appelée sphère primordiale réduite, est décrite comme cohérente et continue par Husserl. Cela rend l’expérience concordante à ellemême, ce qui rend possible l’expérience de moi-même et d’autrui par analogie avec mon Leib, concordant à lui-même. Cette couche fondationnelle est donc la dernière limite, le sol transcendantal de toute expérience (être commun de la Nature) fondant toute communauté intersubjective. Nous montrerons, par le biais de l’expérience psychopathologique, que ce préjugé ne va pas de soi. Husserl n’envisage pas ici que ce sol transcendantal puisse s’effondrer et que la concordance de l’expérience propre, puis de celle du transcendant, puisse s’étioler. Ou encore, qu’elle ne soit pas, pour le nourrisson, encore mise en concordance par l’environnement humain et non-humain. Nous voulons ainsi montrer, nous y viendrons, que la concordance est une qualité dérivée de la formation de l’expérience au sein de l’élément du contact et non sa condition originelle. Le dépassement de ces apories nécessite une révolution méthodologique. Il est, selon moi, insuffisant d’amender le modèle phénoménologique en y adjoignant des exceptions, des raretés, des anomalies. Approches husserlienne comme jaspersienne, bien que d’ambitions différentes, sont marquées par l’analyse statique. L’une en vue de l’empirique, s’intéresse aux contenus de vécus ; l’autre à la recherche d’une fondation transcendantale, veut dévoiler la couche sous-jacente des conditions de possibilités du vivre. Toutefois, ces trois critiques montrent que la méthode phénoménologique statique est incapable de fournir les bases fondationnelles d’une psychopathologie véritablement inclusive de l’altérité puisque toutes deux font l’hypothèse d’un fonctionnement par typification imaginaire. Ce biais ne permet pas de comprendre ce qui, justement, échappe ou achoppe dans le vécu :
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l’incompréhensible, l’impensable, le délire, l’inattendu ou l’hallucination. Pour aller plus loin, il nous faut repenser l’imagination qui est en jeu dans la re-présentation, mais aussi, nous le verrons dans la présentation. Si nous renversons maintenant la visée des Méditations Cartésienne, si nous substituons à la recherche des conditions transcendantales de l’objectivité (qui est fondée sur l’Einstimmigkeit du champ de l’intersubjectivité transcendantale), une description des conditions de la discordance de la rencontre intersubjective, alors une voie nouvelle s’offre à nous pour penser l’espace interstitiel qui s’ouvre dans l’expérience d’autrui, de l’adulte, de l’enfant et du fou, en soi. Si encore, nous renversons l’ambition jaspersienne de la compréhension pour se laisser prendre à la description de l’incompréhensible et du bizarre alors une lumière nouvelle peut être faite sur l’expérience de la folie. Penser la discordance de l’intersubjectivité transcendantale appelle une phénoménologie du champ intersubjectif, au niveau descriptif statique, et une phénoménologie du milieu qui le constitue au registre de l’analyse génétique. Il nous faut donc les moyens méthodologiques et descriptifs en mesure de penser le milieu pré-positionnel de la dualité hic-illic comme un espace qui n’est pas vide, mais comme un élément qui baigne un champ de positions d’être relatives. Un premier pas vers l’élément du contact peut être dégagé dans le concept husserlien de phantasía tel qu’il est refondu par Marc Richir. Pour cela nous focaliserons notre attention sur la genèse de la notion de « mimèsis non spéculaire, active et du dedans » et ses implications pour la compréhension de l’intersubjectivité transcendantale.
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IV Phantasía, Leiblichkeit et intersubjectivité transcendantale
Afin de dégager les voies d’accès à l’intersubjectivité transcendantale qui ont été en quelque sorte asséchées par le dualisme de l’apprésentation aperceptive d’autrui, il nous faut redonner une certaine épaisseur à l’analogisation telle que l’a critiquée et restructurée Husserl dans ses Méditations Cartésiennes. Ou encore, ouvrir la profondeur (au sens de Merleau-Ponty) vivante des kinesthèses qui s’effectuent dans le champ primordial. Dans cette perspective, la question n’est plus vraiment celle du phénomène apparaissant d’autrui, mais du champ matriciel de la phénoménalisation de la rencontre. Notons d’emblée, c’est un point crucial, que la rencontre, au titre de l’Einfühlung fait toujours référence aux contacts frontaliers des transcendances de l’alterego d’autrui, de la transcendance de l’alter-ego en soi-même et de la transcendance du monde environnant. Cet espace frontalier n’est pas seulement à penser comme la membrane qui séparerait le dedans d’un dehors, mais d’abord comme une « région » d’échange, de métissage et d’ambiguïté. Pour cela je proposerai de dégager une dimension élémentale de l’intersubjectivité transcendantale qui se fondera sur trois dimensions aprioriques : la Leiblichkeit, la phantasía et l’affectivité. Dans un premier temps nous nous attacherons à l’intérêt de la notion de phantasía pour la meilleure compréhension de l’ineinander des Leiblichkeit dans la rencontre. J’ai détaillé plus haut les implications charnelles de l’utilisation husserlienne du concept d’analogisation. On comprend mieux désormais en quoi l’analogisation n’est pas une projection rigide, mais vit et donne vie à l’autre par l’expérience même de ma Leiblichkeit. Maintenant nous devons nous intéresser à ce qu’il advient de l’ipseité
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et de la Leiblichkeit du psychopathologue quand il se présentifie le vécu d’autrui. Nous avons montré que cette présentification est de prime abord et le plus souvent passive en ce que l’on sent toujours déjà autrui en tant qu’autrui avec sa vie Leiblich (et l’intériorité qui l’accompagne, en analogie). Quand a lieu la présentification du vécu d’autrui (Vergegenwärtigung), c’est l’imagination qui est en jeu pour, en quelque sorte, se mettre à la place de l’autre, ou déplacer en imagination l’ici de sa présence au là de celle d’autrui. Comment comprendre que cette présentification imaginaire puisse présentifier des vécus leiblich ? Comment encore comprendre que mon ici (centré sur mon Leibkörper, bien qu’insituable) puisse passer dans la peau de l’autre ? Comment se fait-il qu’en me présentifiant le vécu d’autrui je n’éclipse pas le présent propre à ma présence (ce qui est le cas dans certaines situations psychopathologiques) ? Je veux montrer dans ce chapitre que la description phénoménologique de la présentification imaginaire d’autrui implique nécessairement la conceptualisation d’une imagination incarnée, procédant de kinesthèses en imagination en mesure de me faire passer dans la peau d’autrui, de se sentir à sa place sans y être, dans une empathie interne au corps d’autrui, motrice et affective. Nous devons penser cette sorte de mimétisme préréflexif ou de quasi-mouvement en potentialité que je sens d’emblée au contact du mouvement d’autrui mais aussi de l’ambiance qu’il dégage au repos. Cette vibration silencieuse qui fait le grain de la situation d’une rencontre, une tension ténue ou au contraire la chaleur du foyer, etc. Il y a dans la situation un mouvement propre au potentiel qui ne se donne pas de manière perceptive, ou en tout cas pas unanimement perceptive, mais plutôt d’un sentir pathique. C’est en prenant comme voie d’entrée ce grain subtil moteur et imaginaire (potentiel) que nous pourrons descendre dans les entrailles de l’intersubjectivité transcendantale. Examinons pour cela ce que Husserl propose à l’égard de la transformation de la Leiblichkeit et du moi dans la conscience d’image. Je m’intéresserai plus précisément ici aux concepts husserliens de Einverstehen et de phantasía pour aboutir au concept richirien de « mimésis non spéculaire, active et du dedans ». Nous suivrons les analyses que Marc Richir a proposées du texte n° 10 des Hua XIII intitulé « Studien über anschauliche Vergegenwärtigungen, Erinnerungen, Phantasien, Bildvergegenwärtigungen mit besonderer Rücksicht auf die Frage des darin vergegenwärtigten Ich und die
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Möglichkeit, sich Ich’s vorstellig zu machen. » daté de 1914-1915 1 et dans lequel il va remettre sur le métier la critique de l’analogisation que Husserl déploie, cette fois-ci en partant du statut de la corporéité et du moi dans la phantasía. Ce texte a été traduit partiellement par Richir dans Phénoménologie en esquisse en 2000, où il en propose une interprétation qui nous permettra de faire le lien avec la refonte méthodologique de la phénoménologie qui nous intéresse. Dans ce texte Husserl travaille la question des modalités de donation d’autrui, il ne parle plus seulement d’Einfühlung mais de Einverstehen (compréhension du dedans). Il s’interroge plus précisément sur le rôle de la phantasía et de l’imaginaire dans le mode de présentification d’autrui. D’abord, Husserl se propose d’analyser le statut phénoménologique de l’expérience de soi dans l’imagination. Il veut décrire le mode de donation du Phantasie-Ich et du Phantasieleib 2. Ensuite il en tirera les implications possibles pour l’analyse de l’intersubjectivité 3. Ces questions sont directement connexes des nôtres puisque Husserl se demande comment : « Puis-je me présentifier d’autres vécus que des vécus “propres” ? » plus loin « Comment advient à la conscience une différence entre vécus propres et étrangers, moi propre et moi étranger ? 4 ». Autrement dit il s’agit de se demander comment tel vécu se donne comme celui d’autrui à partir de l’accouplement et comment les miens sont distingués dans cet empiètement qui menace de transgression. Ainsi, la question n’est plus « comment est-il possible de s’accoupler » mais comment le vécu d’autrui se donne-t-il comme celui d’autrui dans ma sphère propre ? À un niveau plus explicite à 1. Husserl, E. (1973). « Studien über anschauliche Vergegenwärtigungen, Erinnerungen, Phantasien, Bildvergegenwärtigungen mit besonderer Rücksicht auf die Frage des darin vergegenwärtigten Ich und die Möglichkeit, sich Ich’s vorstellig zu machen » in Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Den Haag, Nijhoff, p. 288-315. Texte traduit par Nathalie Depraz, intitulé « Études consacrées aux présentifications intuitives, aux souvenirs, aux imaginations, aux présentifications par image, avec une attention particulière portée à la question du moi qui est présentifié, ainsi qu’à la possibilité de représenter le moi (1914 ou 1915) » dans Sur l’intersubjectivité II, op. cit., p. 30-56. Toutefois, nous nous baserons dans les développements suivants, sur la traduction, incomplète, qu’en a proposé Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon, p. 288-313, traduction qui répond plus adéquatement à nos besoins descriptifs. 2. Husserl E. Hua XIII, op. cit., (trad. fr. Richir M.), p. 288-298. 3. Ibid., p. 299-313. 4. Ibid., p. 298.
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la conscience, comment se fait-il que je puisse distinguer mon vécu du vécu d’autrui dans la présentification ? Pour analyser le statut du Moi dans la présentification d’autrui (Vergegenwärtigung) il décide de déployer le statut du Moi dans la phantasía en général et dans les présentifications qui lui sont contemporaines. Pour le moment le lien de parenté entre présentification d’autrui et présentification de phantasía n’est pas explicité. Il s’agit d’abord de clarifier le rapport qu’entretient l’analogie en général avec le moi et son Leibkorper. Husserl avait étudié ce rapport au regard de la Leiblichkeit dans les Méditations Cartésiennes, dans le texte n° 10 des Hua XIII il s’agit d’explorer le rôle de la phantasía et de la conscience d’image dans le passage du moi actuel au moi représenté en image. Husserl propose d’abord un détour quelque peu surprenant par l’analyse de la présentification imaginaire d’un monde de phantasía (Phantasiewelt), un monde fantastique peuplé de centaures et autres créatures irréelles, et dans lequel je serais absorbé (hineinsinken). Si ce monde ne me rappelle rien en souvenir, aucunes expériences déjà vécues, le Phantasiewelt est tout de même possible, comme « possibilité vide » (c’est-à-dire non eidétique). Je peux toutefois m’y voir, ou y être sujet de vécus. Cet argument semble suffisant à Husserl pour attester de l’existence possible d’un Phantasie-Ich 5 corrélatif du Phantasiewelt. Dès lors, quel rapport et quelles différences y a-t-il entre le monde effectivement vécu de la perception, et le monde de phantasía ? Ou comment différencier le Moi de l’expérience effective et le Moi de l’imagination ? Selon Husserl l’un n’annule pas l’autre, les deux « mondes » sont co-mis-en-jeu quand j’imagine. Non seulement je ne cesse pas d’être présent au monde effectif quand j’imagine, il peut se rappeler à moi et moi à lui, par ailleurs, le monde de phantasía est en rapport étroit avec le monde effectif. Plus précisément, l’un de ces mondes est donné originairement, l’autre est mis en jeu en phantasía, les deux sont en rapport : Si le monde mis en jeu est, alors il doit se laisser attester (aufweisen) à partir du monde posé et fondé dans l’originairement donné (dans l’expérience) selon sa réalité effective : il faut que l’espace de phantasía, mis en jeu, s’ordonne à l’espace effectivement réel, et à présent la question est de savoir comme il doit
5. Ibid., p. 298.
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en aller des apparitions de corps de phantasía (Phantasiekörpererscheinung), du champ de sensations de phantasía, du Moi de phantasía qui en relève, qui vient là en co-mis en jeu 6.
L’espace de phantasía s’ordonne donc selon les coordonnées de l’espace réal, expérimenté originairement. Je ne peux imaginer qu’en rapport étroit avec ce que je vis ordinairement, même si à ce monde s’adjoint des créatures irréelles, elles sont généralement des éléments culturels qui ne dérogent pas à l’horizon de mon Lebenswelt. Le Phantasiewelt est subordonné au Lebenswelt. Comment alors s’organise l’analogie, la modification ou la différence de l’un à l’égard de l’autre ? Comment le Phantasiewelt peut être non-eidétique alors que le rapport apriorique de l’un à l’égard de l’autre s’agence par ma Leiblichkeit ? On retrouve ici la même procédure qu’en ce qui concerne l’aperception d’autrui par analogie. C’est bien ma Leiblichkeit qui est modèle ou structure de « mise en jeu » dans la mise en forme des présentifications de phantasía. Si Phantasiewelt et Lebenswelt ont un rapport, c’est qu’ils sont vécus depuis la même Leiblichkeit, bien que celle-ci subisse une modification qu’il faudra encore comprendre. Husserl parle aussi de « transposition » du moi effectif empirique dans le monde de phantasía. Le statut de cette transposition se complique quand il prend l’exemple d’un rêve éveillé : imaginant une bataille navale, il sent la tension, l’excitation et l’ébranlement de l’événement formidable du combat, mais Husserl bute s’il cherche à déterminer la localisation du Phantasieleib qui perçoit la scène en phantasía. La scène n’est pas donnée en phantasía avec les limites réalistes de la perception, on peut par exemple imaginer la scène depuis une position surplombante. Richir explicite ce cas en décrivant le Phantasieleib comme le « “centre d’orientation”, le Nullpunk qui n’est pas un point ou un centre situable dans le corps réel et dans l’espace réel, mais, pour ainsi dire L’élément (je souligne) d’espace ou la cellule de spatialisation à partir de laquelle il y a orientation 7. » La transposition de la Leiblichkeit au registre de la phantasía n’est pas une transposition d’une image du corps ou de soi. C’est un élément, ou une cellule, comprenant un ensemble indéterminé de champs sensibles et kinesthétiques en flux. Richir commente : « Le Phantasieleib est ici à la fois l’élément spatialisant et l’élément spatialisé dans la phantasía. » Si le 6. Ibid., p. 299. 7. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 137.
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Phantasieleib ne peut pas se donner comme une image fixée, c’est qu’on « le recouvre du Ich-Leib, du corps-vivant-moi réel auquel on a fait appel pour le fixer 8. » L’image de soi-corps peut bien apparaître en phantasía, mais elle s’évanouit tandis qu’on cherche à la saisir. Le Phantasieleib est l’élément spatialisant dans lequel s’oriente et s’agence toute phantasíai. L’élément spatialisant porte en lui l’indétermination ou l’infigurabilité du Leib. Il est en effet l’élément transcendantal de toute localisation ou figuration. Richir souligne que toute tentative de détermination du Phantasieleib est vouée à l’échec. Si Richir remarque que la phantasía reste pré-appréhendable par « transpassibilité » du Phantasieleib au Leibkörper actuel de l’expérience, elle reste bien, en elle-même infigurable. Si donc le Phantasieleib et le Phantasie-Ich sont à jamais infigurables, ils participent pourtant de la phantasía, tant dans la perception d’un tableau que dans ce que Richir nomme la « phantasía primaire 9 » qui correspond à la dimension imaginaire qui accompagne toute présentation (perceptive notamment, nous y reviendrons). La phantasía primaire accompagne la « présentation coutumière, qui ne met pas en image 10 » où champ perceptif actuel et Phantasieleib s’entremêlent. La Phantasieleib intervient comme Nullpunk qui n’est pas un point d’espace mais encore comme élément de toute spatialisation, en cela, mêlé de Stimmungen et de kinesthèses. Ici donc, on peut parler de kinesthèses en phantasía, effectivement réelles ou potentielles. Ces kinesthèses peuvent être actuelles, réelles, perceptives ou motrices mais aussi simplement latentes, un quasi-mouvement, sans mise en mouvement effectif du Körper, comme « mise-en-jeu » de phantasía. Il ne s’agit pas pour autant de kinesthèses imaginaires au sens où « je pourrais aller ici ou là et je ressentirais ceci ou cela » mais comme une mise en jeu latente de la Leiblichkeit dans ses possibilités de sentir et de se mouvoir. L’empire du Phantasieleib peut ainsi être étendu au-delà de l’acte de phantasmer (le monde des centaures, etc.) à la phantasía simple ou encore « phantasía perceptive ». Ce concept n’est alors qu’en germe, et sera développé de manière plus radicale quand Richir abordera plus directement le problème de l’intersubjectivité. Nous pouvons déjà dire que la phantasía simple fait référence au fait que l’expérience de la réalité effective est toujours déjà hybridée 8. Idem. 9. Ibid., p. 140. 10. Husserl E. Hua XIII, op. cit., (trad. fr. Richir M.), p. 302.
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d’esquisses imaginaires et que ces esquisses sont transpassibles du fait du Phantasieleib aux esquisses perceptives. Dans l’acte de phantasmer, il y a un désancrage du Phantasieleib et du Leib (de même que du Phantasie-Ich et du Moi), dans la phantasía simple, le Phantasieleib et le Phantasie-Ich accompagnent « comme l’ombre » le Moi réel et le Leibkörper. Dans un cas comme dans l’autre, le rapport du Phantasieleib au Leib et du Phantasie-Ich au Moi est médié par une analogie, comme nous l’avions vu en ce qui concerne l’appréhension aperceptive d’autrui : Si j’imagine simplement (einfach) un monde de phantasía, avec lui est nécessairement co-imaginé un analogon de mon moi, quoique non [situé] du côté de l’objet, car je ne puis percevoir des choses (Dingue) qu’extérieurement, précisément comme « me faisant face ». […] Malgré le recouvrement, le sujet de phantasía n’est donc pas le sujet actuel. En « phantasmant », je suis bien là (dabei) d’une certaine manière auprès de tout ce qui est vu en phantasía : mais seulement de telle façon que, en vertu du rapport de recouvrement du semblable par le semblable, dans le voir du « phantasmé » […] j’éprouve la trace (spüre) de mes yeux, dans le mouvement de vagabonder (Herumgehen) dans le paysage de phantasía, j’éprouve la trace de mes pieds, de mon corps vivant, etc. 11
Le rapport de Moi au Phantasie-Ich, s’il est un reflet ou une ombre, mieux, une trace, il n’est certainement pas une image fixée. En phantasía je n’ai pas une image de Moi ou une image du corps. De monde (Phantasiewelt) à monde (Lebenswelt), mutuellement empêtrés s’agence un reflet, qui ne saurait être une image identique, mais la trace de l’un sur l’autre, en écart de distorsion, comme séparés par la surface impénétrable d’un miroir déformant. De l’un à l’autre Phantasieleib et Leibkörper s’agencent en analogie mutuelle, en écart. À la notion ambiguë d’analogie, Richir préfère ici parler de mimèsis 12. Mimèsis qualifie le rapport de transposition du Phantasieleib par rapport au Leibkörper, qui n’est pas spéculaire, puisqu’elle n’est pas médiée par l’image. Il y a pourtant une « déformation cohérente » et de transposition de l’un à l’autre dont il nous faut rendre compte. * 11. Ibid., p. 305. 12. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 141.
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En quoi ce détour par la phantasía et la conscience d’image nous permettent-ils d’éclaircir les problèmes connexes de l’intersubjectivité et de la compréhension tels que nous les avons présentés précédemment avec Husserl et Jaspers ? Richir propose dans le § 9 de la première section de Phénoménologie en Esquisse 13 un renouvellement considérable de la doctrine husserlienne de l’intersubjectivité. Au décours de ces quelques pages, d’une densité remarquable, Richir débloque l’aporie de l’intersubjectivité husserlienne, et ouvre un champ nouveau pour les études phénoménologiques, qui se déploient principalement dans trois ouvrages : Phénoménologie en Esquisses (2000), phantasía, Imagination, Affectivité (2004) et Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace (2006). Reprenons le chemin proposé par Richir en détail. Il s’attache alors au commentaire des pages 311 à 313 des Hua XIII. Husserl écrit : Les vécus posés (scil. de l’autre) ne peuvent pas être mes vécus : les miens sont originairement donnés, sont précisément effectivement vécus, me sont originairement propres. Sont-ils des objets intuitifs et véritables, suis-je intuitionnant en étant tourné vers eux, alors ils sont en original et donnés comme les miens. Les vécus co-appréhendés, ajoutés pour le corps vivant étranger, sont bien représentables intuitivement, mais pas, et principiellement pas en original, principiellement non perceptif (nichtperceptiv) (autrement ils relèveraient de mon corps vivant) 14.
Ici Husserl revient sur la Jemeinigkeit de l’expérience dans la sphère originaire. On se retrouve dans la situation d’un solipsisme transcendantal et les vécus d’autrui sont indiscernables dans leur donation intentionnelle de mes propres vécus. En sorte que, soit je suis coupé des vécus d’autrui, soit ils sont équivalents aux miens, alors indiscernables, aucun vécu ne s’attestant plus ici que là-bas, on se trouve dans une situation de dissolution de la Jemeinigkeit elle-même. Husserl avance que les vécus d’autrui ne sont pas donnés sur un mode perceptif, et donc ne sont pas donnés sur le mode de l’objet intuitionné. Sinon, autrui ne serait qu’une fiction de ma subjectivité sans dehors. Il ajoute :
13. Ibid., p. 143-150. 14. Husserl E. Hua XIII, op. cit., (trad. fr. Richir M.), p. 311.
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Est-ce que cette représentation (qui peut éventuellement être obscure et peut être même vide) est une représentation en image ? Est-ce que j’analogise, mets en image dans mes vécus des [vécus] étrangers ? Est-ce que je transpose mes vécus, au lieu [qu’ils soient] dans mon corps vivant, dans un autre corps vivant ? De cela il ne peut être question 15.
Husserl refuse toute analogisation, si celle-ci est comprise comme une représentation d’image de la Leiblichkeit. Richir pour sa part remarque que l’analogisation conduirait à la transformation du Leibkörper d’autrui en une sorte de Bildobjekt apparaissant comme une statue fixée dans l’image et ayant perdu toute vie. De plus, autrui apparaîtrait comme une sorte de spectre halluciné, comme fictum porteur de l’irréalité de l’image. Nous ne manquerons pas de revenir sur ce point quand nous aborderons la psychopathologie de l’imagination. Au contraire, Husserl trouve ici une voie d’échappement : L’appréhension qui comprend du dedans (einverstehend) est une appréhension immédiate, l’appréhension immédiate d’un « présent non présent », motivée par une perception externe 16.
Cette compréhension-du-dedans signifie que le vécu d’autrui n’est pas perçu ou senti au lieu de l’autre mais bien en soi-même (et, mutatis mutandis, chez l’autre). Autre paradoxe irréductible, cette appréhension est immédiate (contrairement à la doctrine jaspersienne), mais comme présent non présent ! Rapport de renvoi dans l’immédiation de la présence du Leib d’autrui comme un possible pour mon propre Leib et son champ kinesthésique. Husserl cherche donc à frayer une troisième voie à la dualité présentation intuitive / apprésentation imaginaire (analogique). En effet il ajoute, ce sera décisif pour nos travaux : Du fait que j’ai constamment des champs sensibles, remplis, il vient que je ne puis représenter des champs sensibles, sans exciter par là mes champs sensibles actuels. Un certain recouvrement, empiètement (Ueberschiebung) a lieu (eintreten). Si je vois une main étrangère, je sens ma main, si une main étrangère est en mouvement, cela me démange de mouvoir ma main, etc.
15. Idem. 16. Idem. Je souligne.
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Mais je ne déplace pas celle qui est éprouvée en moi dans l’autre corps vivant, ni dans la forme de la mise en image ni sous une autre forme 17.
En d’autres termes, il y a reflet et trace des intentions motrices, mimèsis en miroir de la Leiblichkeit d’autrui, mais sans que le présent d’autrui ne puisse s’actualiser dans mon présent – ni comme image, ni comme perception (en une présence donc, comme l’écrit Richir, « sans présent assignable »). Cet empiètement est donc non-présent, il est la trace au sein du vécu de l’encontre, ou de la promiscuité, de deux présences sans présents assignables. Si on peut parler ici d’un champ transcendantal non conscient, ne s’actualisant pas dans le présent de la conscience, ce champ est en quelque sorte indispensable au « sentir pathique » de l’autre auprès de moi. Il s’agit d’un champ pré-immanent, et c’est pour cela que l’appréhension d’autrui « passe » par le dedans, sentie du dedans de ma sphère originale. Ce passage se fait à l’état brut, non encore présentifié en présent pour moi, ainsi donc sans constitution d’image ou de pensée explicite. Dès lors, comment peut-on rendre compte du mode d’attestation du non-présent au sein de la présence ? C’est à ce point de la lecture de Husserl que Richir touche le mode de figuration du non présent. Il s’agit de découvrir le mode de transposition du non présent de l’autre en présent dans la présence effective « du dedans » donc : La question est celle de l’existence du Phantasie-Ich et du Phantasieleib, existence qui, selon Husserl, procéderait de l’Ansatz, de la mise en jeu de son existence, et qui, dès lors, serait attestable. Nul doute en effet, par la Selbstverlorenheit, que, quant à eux, et sans cette mise en jeu (Ansatz) d’existence, Phantasie-Ich et Phantasieleib ne soient non présents, c’est-à-dire précisément, à l’origine, non directement attestables – ils sont simplement impliqués, mais justement par l’aperception de phantasía comme aperception d’un objet non présent, et par l’apparition de phantasía, qui est elle-même non présente 18.
C’est la phantasía qui est le registre clef de présentification du non présent. Deux cas de figures permettent d’attester du Phantasieleib selon
17. Ibid., p. 311-312. 18. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 147.
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Richir. Le premier cas 19, est la reprise de la position du Phantasie-Ich et du Phantasieleib dans la mise en jeu du Phantasiewelt (sans autrui donc). Je ne reviens pas sur ce point, retenons simplement que Phantasie-Ich et Phantasieleib sont constitués en image analogique, un « reflet fictif spéculaire » du Moi réel avec son Leibkörper. Le passage de l’un à l’autre montre une déformation cohérente avec un maintien de l’ipseité (que je m’imagine ailleurs, un futur ou un passé, me mettre à une autre place, c’est bien moi qui fantasme 20) au travers de la « transposition architectonique du phantasieren en fingieren, du Phantasie-Ich et du Phantasieleib en image où ils sont intentionnellement présents, mais effectivement non présents 21 ». Ce reflet fictif spéculaire ne s’épuise pas dans l’image fixée, car de la phantasía joue encore en elle et fait « clignoter » et « vaciller » l’image. C’est pourquoi le Phantasie-Ich reste insituable et insaisissable (cas de la bataille navale). Le second cas examiné par Richir correspond à la clarification à partir de cette compréhension de la phantasía, de la « position analogisante » et du problème général de l’Einfühlung tel que formulé par Husserl. Celle-ci ne passe pas par l’image, la représentation ou la perception en présent. Mais, nous l’avons vu, par une présentification d’un non présent. La compréhension passe d’abord par l’appréhension en phantasía du Leib d’autrui comme autre-Nullpunkt (ou illic dans les Méditations Cartésiennes), ce dedans du Leib d’autrui qui m’est interdit. Je peux cependant le présentifier comme non présent pour moi et c’est bien cela l’Einfühlung, qui est le fondement transcendantal de l’Einverstehen. Richir écrit : C’est par le Phantasie-Ich et le Phantasieleib, par la mimèsis active et du dedans qu’il y a en eux, et qui ne m’oblige jamais à répéter tous les « gestes » d’autrui en mettant en action mon Leibkörper pour les « comprendre », que je puis présentifier l’apparition du dedans du Leib d’autrui et de là, le comprendre, l’apercevoir comme Leib d’autrui 22.
Il ajoute plus loin : 19. Idem. 20. Husserl E. Hua XIII, op. cit., (trad. fr. Richir M.), p. 312-313. 21. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 147. 22. Ibid., p. 147-148.
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la compréhension de l’intérieur (Einverstehen) d’autrui et de son Leib, sans médiation, montre, atteste que la phantasía est « en action », et par là aussi que sont « en action » Phantasie-Ich et Phantasieleib dans une « circulation » qui échappe au sujet actuel (et même aux sujets actuels), et qui les fait se rencontrer du sein même de leur infigurabilité et de leur indétermination elles-mêmes – avant donc que je ne me figure ou que je ne m’« imagine », par représentation en un présent intentionnel, par exemple les champs sensibles possibles d’autrui avec leurs singularités possibles : cela, c’est déjà de l’image, ce n’est déjà plus de la phantasía, c’est l’image d’autrui comme le même que moi, ce n’est déjà plus autrui lui-même, dans son altérité précisément transpossible et transpassible 23.
En d’autres termes, ce dont atteste la possibilité même de la rencontre intersubjective c’est qu’il y a une action propre à la phantasía (et ses deux composantes Phantasie-Ich et Phantasieleib). « Non présent » signifie donc que cette circulation de phantasía « se produit » en dehors de la prise des sujets présents. Autrement dit, le régime d’acte de la phantasía ne relève plus de la mise en jeu dans l’Ansatz, qui est un acte d’imaginer, mais qu’il y a du jeu dans toute rencontre et, que ce jeu est en acte, sans sujet. Pour reprendre l’idée présentée plus haut de phantasía simple (ou perceptive), on peut dire que Richir propose d’adjoindre systématiquement à la rencontre effective, disons au régime de la perception et de la représentation, un niveau sous jacent (transcendantalement) actif de manière anonyme et passive à la conscience du présent mais rendant compte de la présence sans présent assignable. Il y aurait donc, si on considère le niveau originaire, un double accouplement, des Leiblichkeit et des Phantasieleiblichkeit qui l’accompagnent. Kinesthèses actuelles et kinesthèses inactuelles (non présentes) s’enroulent donc au régime de l’encontre des présences en amont – génétiquement – de l’apparition du moi perceptif et imaginant et du toi perceptif et imaginant. Richir procède ici à un retournement remarquable du problème de l’intersubjectivité husserlienne. Il ne s’agit plus de savoir comment une sphère originaire rencontre une autre sphère originale sans que celle-ci soit réduite à un objet d’appréhension intentionnelle, mais plutôt, partant du constat de la mimèsis, comment attester de l’action 23. Ibid., p. 148.
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en profondeur de la phantasía et de la Leiblichkeit dans la circulation intersubjective en deçà des sujets présents. Ainsi la figuration d’autrui apparaît depuis l’infigurable de l’encontre de deux (ou plus) Phantasieleib. De surcroît, Richir nous laisse penser, nous y reviendrons, que la détermination (moi ou toi) apparaît depuis l’indétermination. Ainsi le moi et la mienneté seraient des déterminations secondes, posées (en perception ou en imagination), depuis le fond informe de l’encontre. D’autre part, il faut remarquer que Richir utilise les guillemets phénoménologiques pour l’expression « en action ». Cela signifie que cet acte est certes apparent dans l’analyse en régime de réduction, mais il n’est pas un acte dans le régime d’immanence de l’attitude naturelle. En effet, puisque nous avons dit que l’acte de phantasía échappe à la prise du sujet, elle relève en fait de processus passifs à l’œuvre dans l’apprésentation active quant à elle, d’autrui. L’apparition effective d’autrui « motive » donc la mise en circuit des possibilités phantastiques 24. Il faut bien qu’il y ait un autre effectif. On ne peut donc pas parler d’une seule réceptivité mais d’une activité a-subjective au sein ou en dessous de la passivité (du sujet). Cela implique clairement que pour Richir la phantasía est « en action » dans la passivité de la rencontre et cela dans toute rencontre effective. Sans ce jeu, la rencontre serait manquée puisque, le philosophe l’indique sur la fin de cette citation, sans la phantasía qui accompagne l’image, celle-ci se fige en un reflet de moi, qui perd dès lors le caractère de l’altérité, interdit à toute transpossibilité et transpassibilité 25. Nous nous retrouvons ici dans le cas de 24. Motivé comme dans « L’appréhension qui comprend du dedans (einverstehend) est une appréhension immédiate, l’appréhension immédiate d’un “présent non présent”, motivée par une perception externe. » 25. Référence cruciale à Henri Maldiney, que Richir réinterprète largement. Retenons pour l’instant que la transpassibilité fait référence à la capacité pour l’êtreau-monde à accueillir l’événement de la rencontre, alors même qu’elle échappe à tout pro-jet, elle est imprévisible dans son altérité (en dehors donc de toute possibilité). Être transpassible c’est pouvoir rester dans une ouverture au possible quand apparaît l’im-possible, y tenir tête, ou plutôt visage, sans s’effondrer. L’événement produit une crise qui bouleverse la symbiose sujet-monde et la met en demeure de se reformuler. Maldiney écrit par exemple : « L’accueil de l’événement et l’avènement de l’existant sont un. L’événement se fait jour à travers un état critique existential qui n’est pas celui d’un être fini mis en demeure d’assurer sa continuité à travers une faille, mais celui d’un existant contraint à l’impossible, c’est-à-dire d’exister à partir de rien » (Maldiney H. (2007), Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, p. 422). Plus loin : « Ce rien d’où l’événement surgit, l’événement l’exprime lui-même par son originalité.
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l’analogie prise au sens littéral, effigie narcissique et sans profondeur projetée sur autrui. Nous verrons que cette possibilité prend forme dans l’expérience schizophrénique bien qu’elle ne permette pas de rendre compte de l’expérience ordinaire. Nous découvrons ainsi que c’est bien parce que la phantasía accompagne toujours, en sous-main, la rencontre effective que celle-ci présente une profondeur d’altérité que je peux désirer découvrir et explorer. Ce non-présent de la présence rend compte de la réserve d’altérité de tout autrui et d’autrui en moi, de la non-transparence et de la profondeur d’un soi toujours insondable et indisponible. La deuxième partie de la citation nécessite une clarification méthodologique. Quand Richir écrit que la position d’une figuration ou d’une imagination d’autrui rend possible une représentation dans le présent intentionnel. Cette position (qui est en toute rigueur une quasiposition) fige l’image, l’arrachant au champ informe de la phantasía vivante. Ainsi, il semble que le présent intentionnel (ici de l’image) est transcendantalement subordonné au champ de la présence sans présent assignable (temporalité propre à la phantasía). À partir de la reprise de Husserl, Richir engage un geste révolutionnaire pour la phénoménologie qui consiste dans le renversement de la doctrine husserlienne de la temporalité originaire. Alors que pour Husserl la phénoménologie est fondée sur le présent intentionnel de l’aperception perceptive (et la structure apriorique de l’ego pur), Richir dégage une
L’ouverture à l’originaire (non à l’originel), la réceptivité accueillante à l’événement, incluse dans la transformation de l’existant, constitue sa transpassibilité. » (Ibid., 424). La transpossibilité, qui n’est jamais clairement définie, fait référence selon moi au rapport de promiscuité et d’empiètement des possibilités propre à chaque êtreau-monde dans la co-existance transcendantale. L’interprétation que Richir fait des deux notions de transpassibilité et de transpossibilité diffère grandement, et ne fait jamais l’objet d’une explicitation méthodique. Cependant, nous pouvons repérer que la notion de transpassibilité ne s’applique plus pour Richir à l’être-au-monde uniquement, mais permet de rendre compte de la réceptivité pathique propre à une strate architectonique quand le sens s’y transpose depuis une strate plus archaïque (et jamais dans l’autre sens). Ce qui est im-possible et à rencontrer pour le registre plus institué, c’est précisément l’excès sauvage (le phénoménologique en tant que tel) du registre sauvage. Par ailleurs, il y a transpossibilité sans limite (donc sans transposition, sans déformation cohérente) sur le plan d’un même registre. Richir écrit aussi que le registre plus institué est transpossible au registre inférieur, puisqu’il le travaille de ses possibilités.
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strate préalable dans la temporalisation propre à la phantasía 26. Nous verrons dans notre deuxième Recherche qu’il proposera de refonder la phénoménologie, à partir de Phénoménologie en esquisse, non plus sur le présent perceptif du vécu, mais sur la présence sans présent assignable de la phantasía. Je m’efforcerai ensuite de dégager les conséquences conceptuelles d’une telle révolution pour la psychopathologie des schizophrénies. Qu’en est-il alors de la compréhension, sur la base de ce nouveau rapport à l’intersubjectivité ? Richir insiste sur la notion d’Einverstehen, qu’il traduit par « compréhension de l’intérieur », pour forger le concept de « mimèsis non spéculaire active et du dedans ». Que veut dire « de l’intérieur » ou « du dedans », à première vue, étranger au projet phénoménologique qui s’était précisément donné pour consigne de mettre en suspens, le dualisme intériorité / extériorité comme l’un des axiomes métaphysiques du psychologisme ? Bien au contraire, nous verrons que cette notion permet de fonder une critique radicale de la compréhension comme re-présentation du vécu d’autrui ou de son monde, ou encore comme présentification au sens de Jaspers. En effet, si le vécu d’autrui – son « présent » vécu depuis son ici-absolu – m’est accessible ce n’est pas par le truchement d’une image mentale représentée, d’un acte intentionnel de ma part. Présentifier le vécu d’autrui, c’est se laisser envahir en quelque sorte par la présentification elle-même qui se fait en moi. Paradoxalement, il ne s’agit pas d’un caractère spatial pour Richir, qui préfère décrire cet « espace du dedans », comme intimité sans espace propre 27 ; une présentification par en dessous de la présence, depuis l’infigurable. Que se présentifie en moi mon vécu propre, disons somesthésique ou affectif, perceptif ou imaginaire, ou que se présentifie 26. Richir écrit : « On voit par là que la version husserlienne de la conscience est, très souvent, une version déjà abstraite, car pénétrée, par sa doctrine de la temporalité […] tout empreinte de la structure de la Stiftung propre à l’aperception perceptive. Ce n’est pas que ce soit phénoménologiquement illégitime ou caduc, mais c’est qu’un champ immense et nouveau, parce que non exploré systématiquement par Husserl, s’ouvre à la phénoménologie dès lors que, renversant, en la situant en son lieu architectonique propre, la prégnance (le modèle) de la Stiftung de l’aperception perceptive, la phénoménologie décide de partir de la phantasía, de son mode propre de temporalisation en présence sans présent assignable, pour reprendre ses analyses, et les ouvertures de son champ. » Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 149. 27. Il s’agit là d’un point difficile, voir dans Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, Grenoble, Millon, p. 103-105.
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en moi la présence d’un autre, il y a une transcendance propre à cette amorce de vécu (Wesen sauvage ou rayon de monde dans les termes de Merleau-Ponty) qui le travaille et qui l’amène à la présentification. Quand une personne est triste, je sens la tristesse en moi comme le présent de la rencontre, pas la tristesse de l’autre, ou encore autrui atteint de tristesse, l’atmosphère est triste et résonne en moi sans que je sache bien d’où s’origine cet affect. Si je suis capable de saisir le vécu d’autrui c’est que je suis toujours plus ou moins saisi de la présence d’autrui. Présence sans présent assignable précise Richir, que je sens bel et bien, malgré son irréductible inactualité à mon propre présent. Comment comprendre que du non-présent puisse s’actualiser dans mon présent ? Ensuite, comment décrire les métamorphoses propres au passage du non-vécu au vécu ? Si je peux présentifier de l’inactuel, du possible ou encore du nonprésent, c’est par le truchement, sans médiation, de la phantasía dont le propre est de pouvoir présentifier la présence sans présent assignable : la mimèsis non spéculaire, active et du dedans, n’est rien d’autre que la mimèsis de cette présence sans présent assignable, c’est-à-dire encore jeu de la phantasía avec son Phantasie-Ich et Phantasieleib. Je n’ai pas besoin d’être là-bas ou de m’y transposer en imagination pour comprendre ce qui s’y passe, parce que Phantasie-Ich et Phantasieleib ont toujours déjà compris, parce que le Nullpunkt, délivré du Körper qui semble le contraindre, est essentiellement nomade […], et ce n’est que dans un mouvement second, celui de l’imagination, que je représente ou m’imagine Phantasie-Ich et Phantasieleib en image, des deux côtés de la relation, ici, dans le mien, là-bas, dans le sien 28.
Ce que Richir comprend, à partir de la lecture des Hua XIII, c’est que non seulement la phantasía n’est plus à rapporter à l’intériorité psychique d’un moi, mais que c’est la matrice de toute localisation. Essentiellement nomade, le Phantasieleib et le Phantasie-Ich qui s’y rapportent, passent encore mystérieusement d’un ici à un là-bas. Il ajoute que l’insularisation de l’ici et du là-bas est une qualité dérivée du nomadisme fondamental du Phantasieleib. Ce mouvement second conduit à la modification ou encore à la transposition du Phantasieleib en Leibkörper directement impliqué dans l’expérience immanente. 28. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 148.
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« Du dedans » signifie paradoxalement que le Leib d’autrui, et les vécus et stimmungen qui y sont associés, sont immédiatement impliqués par mon Leib, et réciproquement 29. Il n’y a rien à se représenter en image puisqu’il y a toujours déjà implication réciproque, mais cela ne peut pas être uniquement compris comme accouplement transcendantal au sens de Husserl ou encore comme chiasme de la chair au sens de Merleau-Ponty. Cela relève ici de l’illocalisation et du nomadisme propre à la phantasía. Au registre du Phantasieleib et de la mimèsis, il n’y a pas de Nullpunkt, mais une sorte de résonance immédiate dansant en enchevêtrement réciproque. En d’autres termes, le « dedans » de la « mimèsis non spéculaire active et du dedans » est un dedans à double fond, qui fait apparaître son propre dedans. C’est parce que nous sommes toujours déjà dedans autrui qu’un dedans de soi peut s’apparaître. Le problème de la compréhensibilité d’autrui pensée à partir de la position d’une intimité devient dès lors intenable. Il s’agit plutôt de rendre compte de la genèse phénoménologique du dedans à partir du double enveloppement, ou encore de l’invagination mutuelle des Leib, nous y reviendrons dans notre troisième Recherche. Quelles sont maintenant les conséquences de ce changement de doctrine en ce qui concerne les contenus d’appréhension dans la rencontre intersubjective ? Que puis-je donc savoir d’autrui et de quoi puis-je attester ? La mimèsis non spéculaire, active et du dedans rend compte de l’implication mimétique des Phantasieleib en présence avec les vécus et stimmungen qui les accompagnent en présence, mais sans présents assignables, percés d’absences qui ne sont pas rien. Richir avance un premier point : « la possibilité du Phantasieleib n’est qu’une possibilité vide, non eidétique ». Le Phantasieleib d’autrui n’est pas une expérience transcendantale dont la réduction eidétique pourrait rendre compte, il est infigurable et pourtant attesté dans la rencontre intersubjective. Nous l’avons dit plus haut, il n’y a pas d’intuition eidétique du Phantasieleib, au contraire il s’agit désormais de penser la phantasía et la Leiblichkeit comme des champs transcendantaux infigurables. L’enjeu de la phénoménologie que Richir se propose d’ouvrir s’efforcera dès lors de rendre compte des effectuations de ces champs originairement non présents. Le statut du transcendantal se trouve substantiellement modifié par rapport au sens qu’en donnaient 29. Ibid., p. 145.
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Kant et Husserl. Le transcendantal, où la percée richirienne nous conduit, ne relève plus des effectuations d’une subjectivité pure et constituante dont il faudrait décrire les actes constitutifs, il s’agirait bien plutôt d’un champ ou d’un « registre » d’où le sens se fait, d’abord de manière anonyme et où le soi ou l’autre n’apparaîtrait que dans une sorte d’après coup. C’est en ce sens, que le Phantasieleib d’autrui m’est passible, de Phantasieleib insituable à Phantasieleib insituable. Il ne peut donc pas y avoir d’intuition eidétique ici, il n’y a que le sentiment flou d’une présence pourtant toute proche : Si j’« habite » le corps d’autrui, de l’intérieur, ce n’est pas que j’y sois, ni que j’aie réussi à littéralement à « me mettre dans sa peau », mais c’est que j’habite par transpassibilité, parce que je suis transpassible à son intériorité bien que celle-ci soit pour moi indéterminée et infigurable, parce que cette intériorité, vacillant ou clignotant comme Nullpunkt, point cependant non-point parce que lui-même corporellement insituable, est cellule de spatialisation seulement partiellement spatialisé et en expansion, comme un creux « phantastique » d’où « mon » espace […] s’organise autrement, se spatialise aussi de lui-même, en deçà ou derrière l’espace de mes vues perspectives dans les perceptions que j’ai des choses et du monde 30.
La rencontre consiste donc d’abord, au registre originaire (ou transcendantal donc), en une co-habitation ou co-implication des corporéités, qui s’enchevêtrent « en expansion ». Les intériorités, hic ou illic, sont des lieux nomades, vacillants et clignotants, apparaissant et disparaissant sans pouvoir être situés ici ou là-bas. À peine trouvés, ils se perdent, achoppent l’un à l’autre. Richir précise que l’intériorité n’est pas un point, mais un creux, cellule de spatialisation se spatialisant sans ici situable. Il ajoutera qu’une analyse similaire doit être menée à l’égard de la temporalisation des présences (sans présent encore assigné donc) : elles sont en « déphasage irréductible 31 ». Ces écarts sont autant d’espaces / temps potentiels, lieux d’une possible mimèsis non spéculaire, active et du dedans. Il ne peut y avoir mimèsis que différentiellement, depuis l’écart ou le déphasage qui à ce registre ne sont ni d’espace ni de temps.
30. Ibid., p. 149. 31. Idem.
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Cette promiscuité enroulée de l’un sur l’autre corps, implique selon moi un élément charnel, de la Leiblichkeit au sens qu’en donne MerleauPonty dans le Visible et l’invisible, un élément affectif, comme Stimmung, et un élément phantastique au sens du Phantasieleib. Cet enchevêtrement intersubjectif, nous l’avons décrit dans Expérience de la rencontre schizophrénique comme buissonance rythmique et promiscuité schématique 32. L’effort richirien nous permet d’en rendre compte avec plus d’acuité et de profondeur. Ce qui manquait alors à notre compréhension c’est la manière dont le vécu d’autrui, ou ce qui en est l’amorce, m’est transpassible. Autrement dit, la manière dont autrui se phénoménalise / temporalise / spatialise pour moi depuis son altérité infigurable. Cet essai s’attachera dès lors à prendre la mesure de ces découvertes, tant pour la méthode phénoménologique qu’en ce qui concerne l’ambition d’une psychopatho-logie. Notamment il nous faudra mieux comprendre comment s’agencent phantasía, Leiblichkeit et affectivité au registre transcendantal, ensuite, comment cet agencement se phénoménalise au registre de la conscience. Non seulement pour y décrire les « troubles de l’expérience », mais aussi dévoiler le registre auquel ces « troubles » sont accessibles ou sensibles pour le clinicien dans la rencontre. Si je peux me mettre à la place d’autrui, c’est précisément parce qu’il y a un registre phantastique en deçà de la perception déterminante d’autrui. La phantasía dans son indétermination a priori, permet à l’ici du Phantasieleib d’être mobile et clignotant, ici et là-bas, jamais stabilité. Le Leib d’autrui est bien infigurable comme altérité foncière mais s’il m’est transpassible, bien que de manière discontinue, protéiforme et inachevée, c’est par la médiation immédiate de la phantasía. Cela implique que la variation eidétique de Husserl ou la variation imaginaire de Jaspers dans la Vergegenwärtigung ne relèvent pas d’une effectuation explicite du philosophe ou du psychiatre en vue de « mettre à nu le noyau dur des choses 33 », mais qu’il y a principiellement un élément libre et inachevé de la phénoménalisation qui rend possible la mise en jeu mutuelle du sens dans la rencontre. Il ne peut donc pas y avoir de psychopathologie ou de rencontre clinique qui ait un sens sans que je puisse saisir ou sentir par le biais du registre phantastique qui travaille l’espace de la relation des corps en présence et les affects 32. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique. op. cit., p. 151. 33. Richir M. (1982), « Le sens de la phénoménologie dans le Visible et l’Invisible » Esprit n° 6 : Maurice Merleau-Ponty p. 133.
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qui y circulent. Si un signe, une expression, un affect peut avoir du sens pour autrui en tant que tout d’une vie humaine singulière c’est parce qu’il y a toujours et préalablement à son apparition, un bain préfiguratif, mais lui-même infigurable, qui associe les signes et expressions comme ceux d’un seul et unique corps, d’une seule ipséité. Le registre fondateur d’une psychopathologie, de même que toute compréhension humaine ordinaire est celui de la mimèsis non spéculaire, active et du dedans. Richir élargit son propos ainsi : Telle est, pourrait-on dire, dans sa structure paradoxale, la caractéristique essentielle du Leib humain : on conçoit aisément qu’il n’y a pas de transmission possible, pas d’éducation possible, donc pas d’institution symbolique possible, donc pas d’humanité possible, sans cette mimèsis active, du dedans, et non spéculaire, du Leib humain. Aucun habitus ne pourrait se constituer en elle 34.
Cela signifie qu’au-delà de la rencontre duelle, c’est le sens même du monde humain, qui s’agence comme enchevêtrement mimétique et phantastique, plus ou moins sédimenté et institué, plus ou moins percé d’absence ou saturé d’images. Nous reviendrons abondamment sur ces points. La rencontre clinique est elle aussi à comprendre en ces termes, ouvrant dès lors le champ d’une intersubjectivité en deçà des subjectivités normales ou pathologiques. L’apparition et l’apparence du signe ou de l’expression en tant que phénomène clinique, au sens ordinaire, et en tant qu’eidos à dévoiler (par le double processus de réduction) dans la tradition de la phénoménologie psychiatrique ne nous suffit pas à penser cette masse informe qui en est l’origine muette. Ce champ premier et inactuel de l’intersubjectivité avant la position des sujets doit être pensé, rappelons-le afin de comprendre que la présence d’autrui, bien que creusée ou déchirée d’absence, puisse être sensible d’une certaine manière, par-devers le présent de l’apparaître. Il nous faudra explorer les dimensions incarnées et affectives de ce champ pré-individuel que nous avons appelé élément du contact et qui correspond à la matrice transcendantale de la rencontre clinique (c’est-à-dire en mesure d’accueillir la double altérité de la folie). Pour comprendre comment, au sein de cette masse élémentaire, s’individuent l’un et 34. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 145.
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l’autre. Comment penser ensemble l’indétermination de l’accouplement mimétique et l’écart qui permet de faire une différence ? Car s’il y a apperception d’autrui en tant qu’autrui, en soi ou dans l’autre effectif, c’est qu’il n’y a jamais tout à fait coïncidence des sphères originaires. Une incoïncidence radicale de la spatialisation des Leiblichkeit en présence et un déphasage incontournable dès maintenant. Sans cela il n’y aurait pas d’espace pour que le sens (en langage ou hors langage) ne se réfléchisse dans son bouger. Il est impensable qu’une rencontre, c’est-à-dire un rapport à une transcendance, ne puisse se faire sans achoppement, sans ratage de l’accouplement originaire. Je prendrais maintenant le parti d’une discordance a priori de la rencontre en contrepied de l’Einstimmigkeit husserlienne. J’ai montré dans Expérience de la rencontre schizophrénique que la bizarrerie de contact, dans sa radicalité, nous indique de manière exemplaire comment fonctionne l’intersubjectivité transcendantale en général comme écart, achoppement, distorsion et discordance.
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V Prolégomènes d’une dimension élémentale du contact – Facticité et Intercorporéité du sens
« La transcendance, les incompatibilités (ce qui transgresse le principe de non-contradiction), l’éclatement, la déhiscence sont donc généralisés, et l’on sait que ce sont là des traits qui caractérisent ce que Merleau-Ponty découvre comme la chair. La chair est en effet ce qui, énigmatiquement, tient tout cela ensemble, dans l’invisible, comme un tissu élémentaire, ou mieux, selon les mots de Levinas, “élémental”, d’une inextricable complexité 1. »
Phénoménologie transcendantale et anthropologie chez Husserl et Richir La question de la compréhension intersubjective doit se référer à la question plus générale de l’anthropologie. Ce terme fait ordinairement référence aux champs académiques de l’anthropologie sociale et culturelle ou aux champs de l’anthropologie physique, physiologique ou médicale. La première prend pour objet les pratiques culturelles afin de dévoiler le processus de culture, la seconde s’intéresse aux caractères biologiques et physiologiques de l’espèce humaine. Dans ce chapitre, je m’attacherai à détailler les conceptions connexes chez Husserl puis 1. Richir M. (1991), « Communauté, société et Histoire chez le dernier MerleauPonty. » in Richir M. & Tassin E. (eds.), Merleau-Ponty : Phénoménologie et expériences. Millon, Grenoble, p. 14.
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chez Richir d’anthropologie phénoménologique. On peut, de premier abord, définir l’anthropologie phénoménologique comme la description des déterminations communes de l’expérience humaine. Alors que les sciences positives visent un universalisme de droit, la phénoménologie anthropologique se propose plutôt de dégager un universalisme perspectiviste. Chaque expérience singulière étant dans ce cadre susceptible d’être révélatrice d’une commune condition à décrire. L’objet de l’anthropologie phénoménologique, l’humanité en tant qu’humanité, ne pouvant être visé d’emblée, il n’est pas une chose, mais il est ce qui peut participer à la donation des choses, il faut le deviner « derrière » les jeux d’effectuations phénoménologiques plurielles. Il apparaît alors légitime de penser cette strate comme le commun fond sur, ou depuis, laquelle s’agencent les expériences humaines singulières. Cette communauté élémentaire de l’intersubjectivité serait alors la voie nécessaire à emprunter pour la compréhension. Un monde est commun parce qu’en dessous de la pluralité phénoménologique des mondes et des perspectives possibles un fond est là. Il nous faudrait alors détailler en quoi ce fond serait différent d’un réel présupposé et non effectué (réalisme spéculatif) ou d’une eidétique universelle qui rejoindrait l’idéal transcendantal kantien. Au-delà de l’enjeu métaphysique et philosophique, il s’agit pour nous de dégager les moyens de penser ce qui fonde la communauté humaine, par-delà nature et culture et par-delà raison et déraison. La phénoménologie dès son lancement, et radicalisée dans son virage transcendantal, refuse ou plutôt s’abstient de toute position de type empirique, psychologique ou anthropologique. Ce geste initial a pourtant été abondamment rediscuté par Husserl lui-même puis par Heidegger. L’anthropologie phénoménologique est aujourd’hui à repenser tant il apparaît crucial de revenir à une phénoménologie de la concrétude des expériences humaines. Cette exigence ne s’opposant que superficiellement au projet scientifique et conceptuel d’une philosophie transcendantale. La concrétude ou la facticité depuis laquelle se fonde une anthropologie phénoménologique ne saurait s’arrêter aux facticités immanentes à l’expérience immédiate puisqu’elle se donne pour projet d’en suspendre temporairement la positivité. La encore, il s’agit de mettre en vue la déhiscence de l’apparaître, en sa genèse processuelle, et en ses conditions de formation. L’analyse des liens et médiations entre subjectivité transcendantale et intersubjectivité transcendantale sera menée dans ce chapitre au regard d’un autre rapport tout aussi
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mystérieux et central dans la phénoménologie husserlienne, celui qui articule facticité et essentialité. Nous faisons l’hypothèse que l’analyse de cette polarisation nous permettra de dévoiler les couches qui les ont vues naître. De là nous nous acheminerons vers deux concepts centraux pour les analyses à venir, celui de Wesen sauvage, que Richir emprunte à Merleau-Ponty, et celui d’interfacticité transcendantale. Dans une conférence donnée en juin 1931 intitulée « Phénoménologie et anthropologie », Husserl se propose, en réponse à Heidegger, de clarifier sa position à l’égard d’une anthropologie phénoménologique. Il ouvre la conférence par l’opposition qui existerait entre l’ambition d’une philosophie première, de type transcendantale, et une anthropologie subjectiviste ou descriptive : D’un côté, on affirme qu’il revient évidemment à la psychologie d’effectuer la fondation subjective, toujours ressentie comme nécessaire, de la philosophie. De l’autre, par contre, on exige une science de la subjectivité transcendantale, une science d’un genre tout à fait nouveau et à partir de laquelle toutes les autres sciences, psychologie incluse, devraient être philosophiquement fondées 2.
Plus loin, Husserl se propose de dépasser cette opposition en présentant à nouveau le projet de la phénoménologie transcendantale : La connaissance philosophique du monde donné exige d’abord une connaissance apriorique universelle du monde, nous pourrions dire une ontologie universelle qui ne soit pas seulement abstraitement générale mais concrètement régionale. Par là est saisie la forme essentielle invariante, la pure ratio du monde, et jusque dans toutes ses sphères ontologiques régionales 3.
À l’occasion de cette reprise, en forme de doctrine, il propose une circularité de dévoilement entre ontologie universelle (qui relève ici de l’eidétique universelle) et l’analyse des concrétudes régionales (dont font partie psychologie et anthropologie). Husserl explicite dans cette conférence l’ambiguïté (et l’affinité intime 4) qui peut exister entre l’anthropologie ou la psychologie intentionnelle et l’ambition d’une 2. Husserl E. (1931), « Phénoménologie et anthropologie » Husserl E. (1994), Notes sur Heidegger, Paris, Minuit, p. 57-58. 3. Ibid., p. 59. 4. Ibid., p. 73.
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phénoménologie transcendantale. Selon Husserl, ce qui va permettre de passer d’une anthropologie ou d’une psychologie réduite phénoménologiquement à une phénoménologie transcendantale, c’est la découverte de l’intersubjectivité transcendantale. La facticité fondatrice dont parle Husserl est-elle essentiellement humaine ? En quoi se différencie-t-elle de la facticité de l’expérience de l’animal, que donc, je suis ? Dit autrement, l’humanité transcendantale est-elle encore humaine ? 5 Il n’y a pas de définition claire de ce que pourrait être une anthropologie phénoménologique pour Husserl. Pourtant nous pourrions considérer ce passage comme le lancement de ce programme scientifique et philosophique : Le Je qui se montre tout d’abord comme un centre vide est le titre d’un problème transcendantal à part, celui des propriétés des facultés. Plus importante toutefois est la recherche qui porte sur la corrélation entre conscience en tant que vécu et ce qui y est conscient en tant que tel (le cogitatum). Il ne faut pas négliger ici ce qui est décisif. Puisque, en tant qu’ego, je dois diriger le regard sur la multiplicité enchevêtrée des modes subjectifs de conscience qui, à chaque fois, s’entre-appartiennent comme mode de la conscience d’une seule et même chose consciente, l’objet qui y est visé, ils s’entre-appartiennent grâce à la synthèse d’identité qui intervient nécessairement dans la transition. Ainsi, par exemple, la multiplicité des modes d’apparitions en lesquels consiste la considération perceptive d’une chose et par lesquels cet un, cette chose, devient conscient de manière immanente. Ce qui nous est donné naïvement comme chose une, voire comme permanence inaltérée, devient le fil conducteur transcendantal pour l’étude systématique et réflexive des multiplicités de conscience qui, par essence, lui appartiennent 6.
La tâche d’une anthropologie phénoménologique, loin de s’atteler à la description d’une positivité que serait l’expérience humaine en tant que telle, doit donc plutôt mettre en vue ce « centre vide » dont le « Je » tire sa singularité. L’humanité du Je est donc d’abord une énigme, et ne relève pas d’une intuition immédiate. Encore, et cela ne manquera pas de nous surprendre, Husserl prescrit la description de 5. Question cruciale qui a été développée par Eugen Fink dans la Sixième méditation cartésienne, Grenoble, Millon, 1994 je mets cette référence de côté pour me concentrer sur les découvertes de Husserl dans cette conférence. 6. Husserl E. (1931), « Phénoménologie et anthropologie », op. cit., p. 69.
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la « multiplicité enchevêtrée des modes subjectifs » s’entre appartenant dans la visée et depuis une synthèse d’identité accompagnant la corrélation comme son « fil conducteur transcendantal ». Il apparaît dans ce passage que l’analyse transcendantale doit conduire à la mise en vue des concordances mutuelles de multiplicités enchevêtrées qui forment, par une synthèse seconde, un « Je » qui est un centre vide ! Autrement dit, il y aurait antériorité transcendantale d’une multiplicité de protovécus enchevêtrés sur la conscience elle-même ! Un tel énoncé apparaît énigmatique dans le régime de la pensée husserlienne. La corrélation noético-noématique est aussi synthèse des multiplicités enchevêtrées des modes (pré)subjectifs, ouvrant dès lors la possibilité d’une analyse du transcendantal comme champ de multiplicités pré-subjectives et de la genèse de l’ego transcendantal. Si l’interprétation consistant à y voir la piste d’une anthropologie asubjective et génétisante s’avère valide, il faut en reconnaître la fécondité pour nos travaux. En effet, dans ce cas, nous trouvons la voie d’une description d’un ego transcendantal pas encore fait, et à faire, d’une concordance entre la multiplicité des modes (pré)subjectif qui n’est pas donnée d’avance mais une épreuve à réaliser pour s’humaniser en concordance se faisant dans la communauté à venir. Nous aimerions penser une anthropologie phénoménologique transcendantale qui fonderait notre psychopathologie comme l’analyse des « fils conducteurs » transcendantaux qui précèdent l’ego transcendantal. De sorte que notre tâche consisterait à décrire l’enchevêtrement plus ou moins cohérent et consistant de ses fils. Dit de manière encore grossière, il nous est apparu en effet impossible de décrire phénoménologiquement les défaillances de l’ego transcendantal si nous n’avons pas les moyens conceptuels d’en décrire les structures préalables ou génétiques. Ce passage nous offre l’opportunité, au sein même de la méthode husserlienne, de penser la genèse de l’ego transcendantal et, nous le pressentons, ses défaillances. Ensuite, si l’on ne prend plus pour allant de soi (comme le fait généralement Husserl) la concordance et la continuité du tissu tricoté de cette multiplicité, il s’agira d’en décrire la trame plus ou moins dense, plicaturée, trouée ou encore disloquée dans l’expérience schizophrénique. L’une des pistes d’interprétation de ce texte consiste à voir dans ce fil conducteur transcendantal un mode nouveau d’exposition de l’eidétique. L’eidétique du moi transcendantal serait alors à penser comme cohésion et concordance de fils conducteurs qui articulent autour de leurs axes l’enchevêtrement se co-appartenant des modes subjectifs.
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Cela impliquerait qu’en régime de réduction, l’acte de variation eidétique serait à interpréter comme la mise en jeu imaginaire de cet enchevêtrement vivant. Plus loin, on peut penser que « variation eidétique » est le nom du libre jeu de la vie phénoménologique sur, et avec, cette cohésion de fils conducteurs et non seulement un acte conscient du phénoménologue réalisant l’épochè puis la réduction eidétique. Il faudra que nous allions plus loin dans la détermination véritable de cette cohésion de fils conducteurs articulateurs d’expérience 7. En particulier, se pose la question du type de rapport qui articule l’eidétique des objectivités (celle qui a lieu à la variation) et l’eidétique du soi (qui effectue la variation) et d’autrui (pouvant en faire autant). En tout cas, il est significatif que l’année 1931 marque pour Husserl une période de réévaluation du statut de l’eidétique de l’ego transcendantal, en vue d’une anthropologie phénoménologique véritable (et en réponse à la provocation heideggerienne). Un autre texte permet d’avancer dans nos hypothèses à l’égard du rapport entre « structure » ou « champ » eidétique et facticité du soi. *
En novembre de la même année 1931 Husserl écrit un manuscrit de travail intitulé « Teleologie » et sous-titré par Iso Kern en 1973 : Die Implikation des Eidos transzendentale Intersubjektivität im Eidos transzendentales Ich. Faktum und Eidos 8, traduit par Nathalie Depraz 9 et retranscrit partiellement par Richir dans l’appendice clôturant ses Méditations phénoménologiques intitulé « Fait et eidos chez Husserl 10 ». Je m’attacherai à l’analyse de ce texte et sa reprise par Richir.
7. Nous pourrions ici utiliser le concept de « lignes de force du champ phénoménal » que Jan Patočka « Épochè et réduction – manuscrit de travail » in Papiers phénoménologiques. (trad. Abrams E.), Grenoble, Millon, 1990, p. 172. J’en profite pour remercier Dragos Duicu de m’avoir introduit à la pensée de Patočka. 8. Husserl E. (1973), Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass, Dritter Teil : 1929-1935, Husserliana XV, texte n° 22. Kern I. (éd.), La Haye, Nijhoff, p. 378-386. 9. La traduction complète est à ce jour inédite. 10. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon, p. 380.
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Une monographie remarquable a été produite récemment par Claudia Serban 11, je ne soulignerai donc que les points utiles aux analyses à venir. Cette note de travail, surprenante elle aussi dans l’économie de la pensée husserlienne, se propose de déployer l’articulation entre facticité et eidétique sous le jour du problème crucial de la subjectivité et intersubjectivité. Pour mener cette analyse, qui va le conduire aux limites de l’attestabilité phénoménologique, Husserl se propose de partir du problème de la téléologie. Ces travaux, d’une complexité rarement atteinte essaient, tant bien que mal pourrait-on dire, de rendre compte de la double complexion de la facticité et de l’essentialité d’une part et de la subjectivité transcendantale (de son eidétique à sa facticité, ou vice versa) et de l’intersubjectivité transcendantale (là aussi de son eidétique à sa facticité, et c’est là que les problèmes commencent) d’autre part. Proposition susceptible de réouvrir le champ de l’intersubjectivité transcendantale de manière radicalement nouvelle et propre à rendre compte de ce que nous voulons décrire comme élément du contact. Dans ce texte, Husserl s’interroge sur le statut de la téléologie de la subjectivité transcendantale et le type de rapport qu’elle entretient avec ce qu’il appelle téléologie universelle. Il s’agit ici de méditer le statut du lien qui unit la tendance ou pulsion d’auto-conservation (Selbsterhaltung) 12 dans la constitution du monde de l’ego transcendantal avec la téléologie universelle de la communauté intersubjective. La Selbsterhaltung est selon moi à comprendre ici comme la tendance au maintien de la concordance (Übereinstimmung) de l’expérience par le biais des synthèses passives de typification par analogie. L’ego transcendantal, dans ses synthèses passives, doit anticiper en protension les contradictions, les « discords du monde ou les discordances dans le monde » (écrit Richir 13). De sorte qu’au régime de l’attitude naturelle, je vis dans l’unanimité (Einstimmigkeit) et l’insouciance (Unerwachtheit) à l’égard de la « possibilité » du non-être : Sie ist und ist doch noch nicht, sofern sie seiend immerzu in relativ wahrem Sein ist und in relativem Nichtsein. Und das kann selbst wieder verschieden 11. Serban C. (2019), « Fait et eidos : Husserl, Merleau-Ponty, Richir. » AUC INTERPRETATIONES 9 (1): 104-120. 12. Pour une étude approfondie de ce problème, voir Nam-In L. (1993), Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte. Dordrecht, Springer. 13. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 381.
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verstanden werden, sofern sie im Status der Unerwachtheit, der noch nicht bewusst gewordenen wahrheit und Falschheit, überhaupt als nichtseiend bezeichnet werden kann, als noch nicht einmal relativ seiend 14.
Cela implique, pour Husserl une téléologie de l’ego transcendantal qui conduit à enjamber des facta pour gagner toujours devant lui les eidè. Sans quoi le monde serait un chaos contradictoire composé de faits sensibles épars et dénués de sens, sans fil conducteur. Si nous pouvons vivre dans l’Einstimmigkeit, et que nous pouvons nous comprendre à propos du sens du monde commun dans la communauté des ego transcendantaux, c’est qu’il doit y avoir une téléologie universelle pour que l’on puisse frayer un sens commun, que l’on puisse viser à l’harmonie synthétique des synthèses identitaires relatives. Cependant, si cette téléologie universelle ne s’actualisait pas de facticités, elle serait « pure nécessité auto-transparente – celle d’un entendement archétype 15 ». Une téléologie qui serait déjà toute faite et déjà totale, serait celle d’une volonté divine ordonnant toujours, déjà par avance, les singularités et les subjectivités. Il n’y aurait, en fait, pas d’expérience parce qu’il n’y aurait pas d’ici, ou plutôt Je serais partout et proprement nulle part. Dans ce cas, la subjectivité transcendantale serait une sorte de dieu sans corps et dont la trajectoire aveugle aurait pour seul destin l’éternité. C’est le cas de l’allégorie de l’attelage ailé du Phèdre (244a – 246b) où Platon expose le conflit de l’âme et du corps. Dans le cas du corps des dieux, le cocher (ce qui dirige le mouvement) et les chevaux (ce qui mobilise l’attelage) sont en harmonie parfaite, sont indiscernables l’un des autres. Au contraire de l’attelage divin, l’âme humaine est modélisée comme l’attelage impur d’un cocher et de deux chevaux, l’un est un beau cheval, égal à celui des dieux, et l’autre est tout à l’inverse, rebelle et tire à hue et à dia. Cet attelage, fait de mélange, et d’excès (au moins relativement de l’un des éléments sur les autres), précipite l’ensemble sur terre pour quitter à jamais le ciel divin. S’il y a une téléologie de l’expérience humaine, individuelle et collective, elle est impure, in-finie et paradoxalement, à faire. Comment alors peut s’articuler ce paradoxe ? L’expérience objective, telle qu’elle est décrite par Husserl, s’articule nécessairement de l’attelage impur de l’eidos et de sa facticité mondaine. 14. Husserl E. (1973), Hua XV, texte n° 22, op. cit., p. 380-381. 15. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 381.
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De sorte que la tâche de la variation eidétique vise à l’élision de la facticité de l’objet pour en donner l’eidos en intuition. La téléologie suggère que l’ego lui-même s’articule d’une eidétique universelle qui organise « tout un système de formes » comme généralité absolue ou structure eidétique matricielle ordonnant l’ensemble des contingences mondaines possibles. La factualité chez Husserl est subordonnée à l’eidétique. Il écrit : Or la volonté de l’être conforme à la volonté, l’être en concordance volontaire, présupposent déjà l’être, déjà la subjectivité transcendantale dans quelque mode et dans quelque humanité et mondanéité, et cela dans tout un système de formes qui est antérieur à soi et pour nous en tant que présupposition 16.
De sorte qu’ici se pose la question du statut du lien entre l’eidétique de la subjectivité transcendantale avec celle de l’intersubjectivité transcendantale comme structure téléologique universelle. Le problème pourrait être reformulé de la manière suivante : comment se fait-il qu’une téléologie qui permet de structurer l’expérience individuelle (en miroir de la structure de l’eidos ego transcendantal) soit en lien avec la téléologie qui agence les expériences collectives et mondaines sans que l’une s’impose à l’autre mais que chacune participe l’une de l’autre, et le tout en concordance mutuelle, de sorte que, la plupart du temps, la cohérence du monde (de l’expérience individuelle et collective) ne s’effondre pas comme un château de carte ? Autrement dit, en nos termes, comment se fait-il que le processus de synthèse par typification en vue de la concordance de l’expérience individuelle (des modes subjectifs de la conscience) puisse avoir un lien (un fil conducteur), et lequel (de fait, ou de droit) avec l’expérience d’autrui comme concordante elle aussi et pourtant bien différente ? Dans cette citation, Husserl semble défendre l’idée que la concordance est toujours déjà antérieure à l’actualisation de contingences et d’individualités factuelles. Comment se fait-il qu’alors que cette concordance est un acte (même implicite) de constitution, le monde apparaît comme toujours déjà concordant ? Se peut-il qu’une téléologie universelle organise l’ensemble des téléologies individuelles (synthèses de concordance) sans que celle-ci s’organise d’un structuralisme naïf ou d’une onto-théologie ? Comment 16. Husserl E. (1973), Hua XV, texte n° 22, op. cit., p. 381.
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enfin, si l’on accepte l’idée d’une telle téléologie universelle, peut-il y avoir des contingences qui forment, à première vue, la texture et la facticité de nos expériences individuelles ? Autrement dit, si mon expérience apparaît comme authentiquement mienne, singulière et vraie, c’est qu’elle n’apparaît pas comme toujours déjà jouée, mais précisément comme un espace de jeu que je peux habiter. Dans son commentaire du texte de Husserl, Richir va s’attacher à dénoncer ce qu’il identifie comme une proposition onto-théologique procédant d’une auto-présupposition de la concordance. Celle-ci ne trouverait son attestation que d’une illusion qu’il nomme tautologie symbolique. De mon point de vue, Husserl avait bien vu le piège et formule ainsi le paradoxe : La volonté universelle absolue qui vit dans tous les sujets transcendantaux, et qui rend possible l’être individuel concret de l’omni-subjectivité transcendantale, est la volonté divine, mais qui présuppose l’intersubjectivité tout entière, non pas en tant que la précédant, en tant que possible sans elle (pas non plus par exemple comme l’âme présuppose le Leibkörper), mais en tant que couche structurelle sans laquelle cette volonté ne peut pas être concrète 17.
Autrement dit, la volonté universelle (la téléologie) ne « vit » en chacun que dans la mesure où elle est la couche structurelle qui fait la concrétude de la communauté intersubjective. Peu importe pour nous que Husserl nomme cette couche Dieu, laissons ce point de côté. S’il y a communauté d’expériences, un monde commun apparaissant comme concordant, sens commun et compréhension mutuelle, il semble que chaque sujet humain est mû d’une même volonté téléologique. Dans les termes du précédent texte, il existe une communauté des cohésions de fils conducteurs transcendantaux en concordance mutuelle. Cela veut-il dire que cette communauté est unanime et qu’elle précède l’expérience individuelle ? Vécus comme tels, le monde, la société, la langue semblent bien, à première vue, nous précéder. Pourtant, s’il existait une volonté téléologique universelle et unanime, soit elle serait dans le monde et aucun événement singulier ne pourrait avoir lieu, le ciel serait celui des dieux, nous n’avancerions que sur de pures trajectoires transparentes 18, soit elle est en nous et, en ce 17. Idem. 18. Situation que Richir nomme « psychose transcendantale », j’y reviendrai.
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cas, nous serions dans l’incapacité d’être transpassibles à l’avenir, aux contingences imprévisibles ou événements, ce qui nous conduirait à une situation de trauma perpétuel ou de désorganisation psychique confinant à la catatonie. A minima, si expérience il y a encore sous ces conditions, nous ne serions plus en mesure de vivre la contingence, nous ferions l’expérience constante d’une disparition du hasard, d’un lien de tout avec tout, d’une machination globale de notre environnement, et la volonté divine se transformerait en machination d’un Malin Génie, je détaillerai dans la troisième Recherche ce type de situation psychopathologique. Une téléologie universelle est nécessaire pour penser la compréhension, mais si celle-ci est posée d’emblée comme unanime, alors elle est fermée sur elle-même, dans le monde des idées et inaccessible aux contingences factuelles. C’est bien ce paradoxe que Husserl et Richir à sa suite vont essayer de penser. Husserl indique dans la citation précédente qu’il ne saurait y avoir de téléologie universelle sur le plan eidétique (volonté divine) sans que celle-ci soit toujours déjà incarnée dans l’intersubjectivité « tout entière ». Cette dernière formant la couche structurelle et matérielle (il faudra préciser de quelle matérialité il s’agirait alors) qui est en fonction comme matrice transcendantale de chaque sujet transcendantal constituant. Ainsi donc Husserl propose de penser l’eidétique d’objectivité comme élément constitué de l’intersubjectivité transcendantale, dont l’eidétique de l’intersubjectivité transcendantale, comme « couche structurelle » originaire, serait la matrice téléologique. Comme le résume Richir 19, Husserl essaie de penser une constitution « intersubjective » de l’eidétique en vue de l’explicitation de l’intersubjectivité et de l’eidétique de la subjectivité transcendantale. La couche structurelle de l’intersubjectivité transcendantale est paradoxalement sans sujet (individuel, factice donc) et ne peut se passer des facta subjectifs. La variation eidétique en ce sens est à penser comme la tentative d’accès à « la forme d’essence universelle de l’omni-subjectivité transcendantale », c’est-àdire la complexion bizarre de la facticité individuelle à l’horizon de l’intersubjectivité et de l’eidétique de la subjectivité transcendantale ! Dans son appendice des Méditations Phénoménologiques, Richir adresse deux critiques au texte de Husserl, il espère ainsi déjouer les illusions qui peuvent barrer le chemin de l’analyse. La première critique 19. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 382-383.
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consiste à dénoncer dans ce texte un renouvellement de l’onto-théologie classique dont Husserl se serait involontairement rendu coupable par mégarde. Il aurait, par un geste maladroit, transgressé les limites légitimes de la phénoménologie. Cette erreur de jugement reposerait sur la confusion de registre entre la téléologie universelle de l’eidétique et l’institution symbolique de la langue philosophique. La substruction eidétique du champ phénoménologique amènerait ainsi Husserl à prendre l’institution symbolique pour son instituant (Dieu) c’est la tautologie symbolique, qui est aussi une « illusion transcendantale 20 ». D’autre part, les identités (invariants) eidétiques sont présentées comme des implosions d’aperceptions de la langue philosophique, ce que Richir appelle ailleurs « simulacre ontologique 21 ». L’eidétique serait donc le nom donné par l’institution symbolique à une aperception de sa propre pratique se faisant, et qui entraînerait une confusion entre le fondé et le registre fondateur. Richir accuse Husserl de s’être laissé prendre à ses illusions et d’en manquer l’analyse architectonique 22. En rabattant simplement la question de l’eidétique sur l’institution se faisant de la philosophie comme langue, il semble oublier ce que Husserl vise, une téléologie qui organise facticité et essentialité donc le lien transcendantal entre faits et eidos, que Richir ne traite pas dans son texte. Reste que le statut de l’eidétique dans ce texte est, en effet, très ambigu. S’agit-il d’une ontologie fondamentale véritable ou d’une construction phénoménologique ? Comment se fait-il qu’il y ait une institution symbolique possible et qu’elle soit habitable ? Il doit y avoir une téléologie inachevée et sans origine mais minimale et relativement concordante ! C’est bien ce paradoxe qu’il s’agit de déployer, pour nous, en vue de l’explicitation de la fonction matricielle et élémentale de l’intersubjectivité transcendantale. La deuxième critique consiste à montrer que si le processus de variation prétend délivrer l’eidos de son individualité pour en dégager l’invariant minimal, la réduction eidétique procède d’une « élision
20. Terme que Richir emprunte à Kant dans la Critique de la Raison Pure. 21. Voir par exemple dans Phénoménologie en esquisse où le simulacre ontologique est défini comme « structure selon laquelle un phénomène, par exemple la temporalité originaire, paraît comme la matrice universelle de tout autre phénomène », op. cit., p. 23. 22. Je reviendrai abondamment dans la deuxième Recherche sur cet argument très utile de la méthodologie richirienne.
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de la facticité 23 » qui ne peut s’appliquer à l’ego transcendantal et à l’intersubjectivité transcendantale. Husserl écrit « tout moi exemplaire comme effectivité ou possibilité a pour résultat le même eidos 24 ». Ce qui prouve bien, selon Richir, que Husserl tente de réduire la singularité facticielle à un exemple singulier d’un même universel « humain ». Le geste propre à la réduction eidétique devient problématique quand il envisage l’eidétique de l’intersubjectivité transcendantale. Parce que déjouer toute individualité et, par là, toute différence conduit à nouveau à l’impasse d’une eidétique pure et auto-transparente. En ce cas, il n’y aurait pas d’écart entre ego et alter-ego, l’institution symbolique et l’aperception de soi s’effondreraient ou se dissiperaient immédiatement. Cette hypothèse est impraticable pour la mise en évidence de l’expérience effective. Nous l’avons montré, c’est précisément l’écart analogique (différence doublée de l’analogie) qui est la structure polarisée qui tient la subjectivité transcendantale ouverte et dans l’auto-conservation de soi. Comment l’eidétique peut-elle s’incarner et s’individualiser ? « Or il y a quelque chose de plus, très significatif : l’eidos, je le construis, moi l’ego phénoménologisant factice. Construire et construction (l’unité constituée, l’eidos) appartiennent à mon fond factice, à mon individualité 25. » Husserl reconnaît, à contre-courant de l’argument posé précédemment, que l’eidétique, comme idée est posé par une construction phénoménologique 26 qui est une effectuation de la subjectivité du phénoménologue en chair et en os. Percée qui irait dans le sens de la critique richirienne, qui ne manque pas de dire dans son commentaire qu’enfin Husserl écrit en phénoménologue ! Quoi qu’il en soit cet échange permet de différencier deux types d’eidétiques que je propose de distinguer pour la suite. Une eidétique idéelle (celle des Recherches Logiques), de haut niveau, posée comme acte de l’ego phénoménologisant, il s’agit ici d’une implosion de la langue philosophique, qui n’est probablement pas sans liens (cela reste à décrire) avec le champ phénoménologique auquel appartient une deuxième eidétique, une eidétique de champ, inscrite elle-même dans la facticité profonde de l’ego. Cette dernière, que nous visons, relève de la couche 23. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 381. 24. Husserl E. (1973), Hua XV, texte n° 22, op. cit., p. 383. 25. Idem. 26. Ce texte a été écrit par Husserl dans une période d’intense échange avec Fink.
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structurelle possibilisante que Husserl nomme plus loin 27 « structure originaire » qui se donne, c’est fondamental, dans les « changements » de la Urhyle. Celle-ci se décompose en trois éléments inséparables de la matérialité originaire : « kinesthèses originaires », « sentiments originaires » et « instinct originaire » : Mais à présent je considère que dans la question-en-retour, se donne finalement la structure originaire dans son changement de la hylé originaire etc., avec les kinesthèses originaires, les sentiments originaires, les instincts originaires. Puis cela repose dans le factum que le matériau originaire s’écoule précisément ainsi dans une forme d’unité, qui est forme d’essence avant la mondanéité. Par là la constitution du monde entier semble pré-esquissée pour moi déjà de manière « instinctive », et du coup les fonctions possibilisantes mêmes ont par avance leur alphabet d’essence (Wesens-ABC), leur grammaire d’essence (Wesensgrammatik). Cela réside dans le factum que c’est par avance qu’une téléologie a lieu. Une ontologie complète est téléologie, mais elle présuppose le fait. Je suis d’une manière apodictique et d’une manière apodictique dans la croyance au monde. Pour moi la mondanéité, la téléologie est dévoilable dans le factum, et cela d’une manière transcendantale 28.
Le changement de la Urhyle, son irisation comme dirait Merleau Ponty, effectué volontairement par le phénoménologue exerçant la variation, ou entraperçu de manière passive dans le libre jeu de la phantasía simple ou perceptive, laisse apparaître, en esquisse, ou comme ombres vacillantes, les trois composants d’une masse matérielle
27. Husserl E. (1973), Hua XV, texte n° 22, op. cit., p. 385. Traduction inédite de Istvan Fazakas de « Nun bedenke ich aber, dass in der Rückfrage sich schliesslich die Urstruktur ergibt in ihrem Wandel der Urhyle etc. mit den Urkinästhesen, Urgefühlen, Urinstinkten. Danach liegt es im Faktum, dass das Urmaterial gerade so verläuft in einer Einheitsform, die Wesensform ist vor der Weltlichkeit. Damit scheint schon „instinktiv“ die Konstitution der ganzen Welt für mich vorgezeichnet, wobei die ermöglichenden Funktionen selbst ihr Wesens-ABC, ihre Wesensgrammatik im voraus haben. Also im Faktum liegt es, dass im voraus eine Teleologie statthat. Eine volle Ontologie ist Teleologie, sie setzt aber das Faktum voraus. Ich bin apodiktisch und apodiktisch im Weltglauben. Für mich ist im Faktum die Weltlichkeit, die Teleologie enthüllbar, transzendental. » 28. Idem.
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originaire qui est l’élémental, au sens qu’a dégagé István Fazakas 29, de la matrice transcendantale de l’intersubjectivité. Husserl avance, vacillant sur sa position, que la téléologie réside dans une Wesensgrammaitik a priori qui est la grammaire des fonctions possibilisantes des faits. Mais ajoute tout de suite « Une ontologie complète est une téléologie, mais elle présuppose le fait 30 ». À ce niveau architectonique, il apparaît impossible de faire la différence entre Faktum et Wesen qui « clignotent », en terme richirien, de l’un à l’autre. Prenons cette découverte pour une connaissance positive de la qualité aperceptive de la Urhyle où faits et essences apparaissent toujours en coalescences mutuelles, indistinctes l’une à l’autre, ce que Pablo Posada Varella appelle concrescence 31 des concrétudes originaires. Le clignotement de l’aperception de l’ego Edmund Husserl effectuant la variation, vacille sous nos yeux entre l’illusion transcendantale « Peut-on dire, dans cette situation, que cette téléologie, avec sa facticité originaire, à son fondement (Grund) en Dieu ? » et la relance phénoménologique « Mais c’est moi qui les pense [les faits ultimes], qui les questionne en retour, et y reviens finalement depuis le monde que j’“ai” déjà 32. » Les Urfakta sont-ils propres à l’ego ou au monde (codé ici comme transcendance de Dieu) ? Il semble plutôt qu’ils précèdent génétiquement la distinction ego/alter-ego. Nous nous situons ici en amont génétiquement de la polarisation de la corrélation, explorant tant bien que mal, les modes d’inflexions de la Urhyle en sa matérialité élémentale. De même la distinction entre fait et essence, apparaît comme seconde, Richir écrit : S’il y a division entre facticité et essentialité, elle est en ce sens de mon ou de notre « fait », avec ceci qu’irréductiblement, la division les rapporte l’une à l’autre. Mais si l’eidétique est fondée en ce sens, pour ainsi dire par une reprise téléologique, originairement en retard sur toute facticité, de toute contingence, l’inchoativité ou la coalescence dans la hylè originaire de la facticité et de l’essentialité est, dans le même sens, divine, d’une certaine manière fondée en
29. Fazakas I. (2021), « Vers une phénoménologie de l’élémental », Annales de Phénoménologie – Nouvelle série 20, p. 49-72. 30. « Eine volle Ontologie ist Teleologie, sie setzt aber das Faktum voraus. » (ibid.) 31. Posada Varela P. (2012), « Concrétudes en concrescences. » Annales de Phénoménologie 11. 32. Husserl E. (1973), Hua XV, texte n° 22, op. cit., p. 385.
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elle-même, c’est-à-dire tout aussi bien sans fondement ou en abîme : ce qui donne à cette sorte de pré-formation eidétique la portée d’un fait ultime qui est nécessité ultime, c’est-à-dire aussi bien celle de d’une facticité ou d’une contingence absolues que celle d’une nécessité absolue 33.
Facticité et essentialité sont les noms institués des phénomènes originaires en flux hylétiques qui font la matrice fondationnelle ellemême fondée sur un abîme. Les phénomènes originaires sont donc faits du nouage sur rien des concréscences de Urfakta/Urwesen. Sans origine attestable, elles apparaissent comme arbitraires et originaires, recodées comme dessein ou volonté téléologique. Bien que ces Urfakta/Urwesen ne puissent être différenciés, il n’en reste pas moins qu’ils forment un alphabet et une grammaire originaires qui forment la trame de la matrice transcendantale. Les Urfakta/Urwesen s’organisent comme structure, mais structure qui ne saurait être totale et finie d’avance. Logos bizarre parce que tordu et troué de lignes de fuite à l’infini et dont les racines plongent dans l’abîme. À la fin de l’appendice à ses Méditations Phénoménologiques, Richir formule une troisième critique à la tentative husserlienne : Husserl n’arrive pas, très significativement, à penser tout Wesen comme porté intrinsèquement par la facticité, il arrive seulement à penser la facticité de l’eidétique prise dans son ensemble, et dès lors cette facticité elle-même ne peut être que divine.
Plus loin : La nécessaire facticité divine est inconcevable sans l’écho dédoublé qu’elle rencontre dans ma facticité et notre interfacticité.
L’écho dédoublé ici est la déformation cohérente analogique du champ phénoménologique archaïque à l’institution symbolique totale (ici nommé Dieu, il s’agit d’un infini intotalisable mais qui se donne en illusion comme fini). Richir poursuit :
33. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 386.
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Ce Dieu est plus un Dieu juif et chrétien qu’un Dieu grec retiré dans la perfection de son autarcheia : il ne serait pas sans nous, c’est nous qui le faisons vivre, en ne faisant jamais que pressentir, dans notre facticité à nous, l’écho de sa facticité à lui, ultime et fondamentale, puisque c’est celle de notre langue (en l’occurrence : philosophique) qu’il nous reste à nous expliquer et à nous expliciter 34.
La langue philosophique fait ici référence à la facticité (se faisant) propre à l’institution symbolique locale de l’institution de la philosophie en tant que discipline située (grecque, occidentale, moderne, etc.). Pourtant, il nous apparaît illégitime de limiter la portée de sens de la langue à l’institution symbolique 35, ce qui risquerait de manquer la facticité originaire de la langue elle-même. La langue, que Richir distingue du langage, nous y reviendrons dans notre deuxième Recherche, est certes instituée mais aussi, comme parole dite ou à dire, d’une facticité charnelle qui ne peut s’abstraire de la contingence d’un corps dans ses possibilités de sentir et de se mouvoir. On parle depuis la langue/organe et le sens se fait des kinesthèses originaires de la Leiblichkeit. De sorte que, si l’on pousse notre raisonnement jusque-là où veut aller Richir, notre langue, celle de la philosophie, n’est pas moins en nous incarnée et mise en parole. Il n’y a pas de philosophie qui ne soit pas en chair, parlée de kinesthèses en écart d’elle-même et se cherchant par/dans le libre jeu du langage. L’argument richirien ici ne tient pas si l’on expose le rapport de faits et eidé au régime d’une anthropologie phénoménologique. C’est-à-dire à partir d’une eidétique formée des Urfakta qui s’origine et se structure de kinesthèses originaires, affectivité originaire et instinct originaire. Ce qui signifie que tout sens est à faire et se construit de la grammaire originaire certes, mais qui ne fonctionne que comme l’appel et la promesse du sens. S’il peut y avoir quelque chose comme une grammaire originaire, elle doit être, à chaque fois, à faire. Il s’agit d’une téléologie sans telos mais dont la structure se faisant, se fait de son mouvement hylétique. Ce qui est tautologique chez Husserl c’est d’avoir posé la concordance (Übereinstimmung) a priori pour la retrouver a posteriori en supposant la téléologie universelle comme Wesengrammatik. 34. Ibid., p. 388. 35. Il faut préciser que dans cet appendice, le sens que Richir donne à l’institution symbolique est confus, il ne semble pas s’agir uniquement du champ des constructions sociales de la réalité comme c’est généralement le cas, mais aussi des amorces de phénomènes de langage pris dans la langue.
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Si l’expérience se tient « comme si » elle était posée sur une eidétique. L’eidétique est un champ inattestable de points d’appuis et d’axes de torsion instables qui laissent par principe une variété infinie de possibilités de formations de sens. La variation eidétique, prend désormais le sens de la mise en mouvement du libre jeu des axes de torsions et de la multiplicité enchevêtrée des fils conducteurs transcendantaux. Procéder à la variation eidétique revient à jouer de la variété des expériences humaines, de les tordre en tous sens pour en former et déformer la Wesengrammatik. Le rapport qu’entretiennent l’eidétique de haut niveau, institution de la langue philosophique, et l’eidétique des profondeurs, eidétique de champ, est un rapport en déformation cohérente. La cohérence de la déformation cohérente est précisément celle de l’analogie (mimèsis) en défaut de phase (en retard dit Richir). De sorte que dans la vie transcendantale, l’eidétique est inachevée et d’une genèse sans terme. Eidétique se faisant indique Richir, c’est-àdire qui ne peut pas se passer de sa mise en forme de corps (analogie) dans la facticité d’une présence incarnée. Le paradoxe d’une téléologie sans telos et qui fonctionne bien comme un horizon/sol commun (téléologie universelle) peut se comprendre si l’on introduit ici l’analyse de la chair tel que Merleau-Ponty la découverte. Nous voudrions, penser l’eidétique de champ comme la matérialité élémentale du champ transcendantal dont la structure se faisant est celle du corps humain comme Leiblichkeit dans sa généralité. L’eidétique serait alors le nom des généralités structurelles du champ des kinesthèses/affectivité/instinct originaires irisées ou tremblantes. L’eidétique de champ est désormais à penser comme un « espace » précédant toute position (proto-ontologique ou pré-corrélationnel) qui est matrice de kinesthèses/affectivité/instinct originaires en rapport de force relatif et plicaturé, de telle sorte que le « sens » (qui est encore à l’état très précaire d’amorce) s’y irise de manière singulière. Ce champ s’organise d’une structure inachevée qui fonde une téléologie sans telos. On passe ici d’un Être comme individualité massive dans l’eidétique husserlienne, à une masse proto-ontologique et grouillante. L’eidétique devient, pour nous, à présent, le nom de la matière de ce champ qui vibre quand ego et alter-ego s’encontrent. La vibration ou le tremblement est celui du contact qui, se touchant, s’efface et en s’embrassant se rate ; tissé de concordance incoïncidente, d’analogies manquées et de mimèsis plus ou moins heureuses. S’il y a individuation d’un ego (d’un soi) c’est toujours déjà en concrescence d’un alter-ego qui peine à s’en différencier.
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Sans mouvement de clignotement et sans archi-kinesthèse en clignotement il ne pourrait y avoir de sens qui veuille dire quelque chose relatif à une expérience concrète d’un sujet concret. Ce serait, sans elle, un pur langage dénué de langue, qui ne parlerait que de généralités eidétiques. Parler de la chaise en tant qu’eidos chaise, ça ne veut rien dire pour personne 36. L’élision de la facticité veut dire suspension de l’individualité, c’est-à-dire l’arrêt de ce clignotement. La Wesenschau de Husserl prétend donner en intuition une chose sans épaisseur factuelle ou dans la coïncidence heureuse. Comme Richir le montre cette coïncidence est une illusion, et c’est précisément la noncoïncidence entre fait et eidos qui fait la vie du sens et son individualité. Le mouvement du clignotement c’est l’archi-facticité. Cela pourrait aussi vouloir dire sentir du bouger eidétique en chacune des facticités. Ce mouvement que Richir nommera plus tard systole et diastole, se déploie et se rétracte selon les axes et les voies qui pré-structurent son mouvement infini. La matérialité de l’interfacticité transcendantale est un bain de kinesthèses partielles transpassibles l’une à l’autre et mise en rythme polyphonique. Ici s’ouvre le champ de l’élément du contact et où la langue philosophique s’échoue. Avant d’aller plus loin, grâce aux outils méthodologiques dégagés par Richir, attardons-nous encore sur la refonte de l’eidétique entreprise par Merleau-Ponty avec le concept d’essence sauvage, qui sera repris par Richir avec celui, connexe de Wesen sauvage. Merleau-Ponty a entrepris une refonte de l’eidétique husserlienne depuis l’introduction de la Phénoménologie de la Perception jusqu’au manuscrit inachevé du Visible et l’Invisible. Cette refonte nous permettra de clarifier le processus génétisant qui permet de penser la déformation cohérente de l’interfacticité transcendantale ou ce que nous avons appelé eidétique de champ à la mise en forme de corps dans l’expérience sensible, perceptible ou idéale. *
36. Certains hébéphrènes parlent eidétiquement : Monsieur V. par exemple, est interrogé sur ses choix d’ateliers thérapeutiques. « Préférez-vous le tennis ou le ping-pong ? » Il répond du tac au tac : « les raquettes », impossible d’en savoir plus ce jour-là, replié qu’il était dans la généralité eidétique, refusant de mettre les mains dans la facticité d’un choix concret qui l’aurait subjectivement engagé, au risque, peut-être de s’y perdre.
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Merleau Ponty : anthropologie du sauvage et la chair du sens « Tout le bric-à-brac positiviste des “concepts”, des “jugements”, des “relations” est éliminé, et l’esprit sourd comme l’eau dans la fissure de l’Être – il n’y a pas à chercher des choses spirituelles, il n’y a que des structures de vide – Simplement je veux planter ce vide dans l’Être visible, montrer qu’il en est l’envers, – en particulier l’envers du langage 37. »
Nous voudrions ici préciser deux points de notre modélisation de l’élément du contact. D’une part, le statut phénoménologique transcendantal des plis, axes ou charnières dont nous avons parlé et qui « pré-structurent » le champ phénoménologique immanent. D’autre part, le statut des amorces de sens qui jouent sur et de cette pré-structure pour aller vers un sens qui puisse se comprendre et se dire de manière concordante dans l’intersubjectivité. Il s’agit pour nous de penser une anthropologie phénoménologique en mesure d’accueillir toute expérience humaine. Pourtant la pensée s’essouffle quand elle aborde le champ qui s’ouvre à elle une fois qu’elle a mis en suspens la position d’être, la position d’ici (ou de là-bas) et les présents individuels. Ce champ, qui n’est plus d’espace ou de temps assignable, ne peut s’actualiser qu’indirectement, comme la trace archéologique d’une vie intemporelle, ou comme la ruine antique toujours recouverte de l’actualité de la vie, des habitus et sédimentations de sens qui constituent l’Histoire et les histoires que nous habitons et qui nous habitent. Ce champ que l’on appellera transcendantal (il nous reste à préciser ce que nous entendons par là) peut être approché, comme l’a fait Husserl, à partir d’une méthode phénoménologique prenant pour point de départ et seul point de voir l’expérience de conscience. Après l’épochè, procédant en régime de réduction phénoménologique puis eidétique, Husserl révèle certaines traces et échos d’effectuations transcendantales au sein de l’expérience immanente du sujet phénoménalisant. L’expérience d’autrui en tant qu’autrui n’est dès lors sensible et intelligible au phénoménologue que depuis la sphère originale réduite. Il lui est alors possible d’en saisir les déformations du champ 37. Merleau-Ponty M. « Note de travail, février 1960 » Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, p. 284.
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du propre et d’en déduire une modification par un autrui qui reste, pour lui-même, dans l’ombre. Autrement dit, autrui n’apparaît que comme trace, en négatif, au sein du propre (« comme Ève à partir de la côte d’Adam » écrit Richir 38) . C’est pourquoi il ne peut y avoir d’illic que depuis l’hic. On comprend ainsi qu’au regard des contraintes phénoménologiques que s’était initialement posées Husserl, il n’était pas possible de sortir d’un apparent solipsisme et d’une phénoménologie de la conscience (sans inconscient). La Leiblichkeit est spatialisante dans la mesure où elle est l’espace lui-même. Husserl se donnant pour consigne de ne décrire que l’apparaître, en essayant d’en démanteler la genèse transcendantale. Il nous apparaît loisible d’interpréter que si le transcendantal est décrit comme ego transcendantal constitutif, et non comme champ, c’est que Husserl oublie que les contraintes descriptives qu’il a posées le limitent à une analyse depuis le point de voir de la conscience phénoménologisante. Le phénoménologue décrivant en régime d’épochè le champ phénoménologique le décrit depuis son point de voir, comme si l’extériorité ne pouvait être qu’en orbite autour de sa masse. Comme si le champ phénoménologique se déployait là devant nous, dans sa profondeur à la courbure de la rétine et au recroisement du cristallin depuis et vers l’ici-absolu du voir. S’il faut reconnaître au Soi une force gravitationnelle, ou une aptitude à tordre sur lui (et parfois malgré lui, nous y reviendrons) le champ phénoménologique, il reste à penser comment diverses forces gravitationnelles peuvent être pensées de manière contemporaine au sein d’un champ, intérieur et extérieur à soi. Ensuite que peut-on dire de ce champ à l’aune de l’interfacticité transcendantale ? Comment penser un champ qui articule tant bien que mal les expériences singulières dans une apparente concordance ? S’il est possible de vivre dans la foi perceptive, la confiance, si l’on peut encore vivre un monde apparaissant de prime abord et le plus souvent comme préalable et commun à la position de soi et d’autrui, si enfin nous pouvons nous comprendre et faire référence à un seul sens commun, c’est qu’un élément matriciel du sens organise les faits originaires. Reste à penser, comme nous l’avons esquissé précédemment, un principe d’indétermination, qui laisse au sens une ligne de fuite à l’horizon duquel il peut être habité de singularité, de contingence et 38. Richir M. (1991), « Phénomène et Infini » Cahiers de l’Herne n° 60 : Emmanuel Levinas, p. 244.
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de différence. Le paradoxe propre à une téléologie a-téléologique et à une inter-facticité qui s’articulent en concordance, voilà ce que nous avons encore à méditer. Merleau-Ponty, depuis la célèbre préface de la Phénoménologie de la perception jusqu’au manuscrit du Visible et l’invisible, s’est attaché à une refonte complète de l’eidétique husserlienne. Le concept de Chair organise les rapports entre facticité et l’essentialité d’une part et subjectivité et intersubjectivité transcendantale d’autre part. La nouveauté méthodologique qu’apporte Merleau-Ponty consiste à offrir les outils conceptuels pour penser, en deçà des polarisations que nous avons dénoncées chez Husserl, les relations d’empiètement, de promiscuité, de contamination. Avec Merleau-Ponty le sens est toujours incarné dans et par la corporéité : « une essence pure qui ne fût pas du tout contaminée et brouillée par les faits ne pourrait résulter que d’un essai de variation totale. Elle exigerait un spectateur sans secrets, sans latence 39 ». Au contraire, l’élément de la chair est l’invisible du visible, formant la matrice de la cohésion, sans concept, des phénomènes tant perceptifs qu’idéels. De sorte qu’il ne peut y avoir, pour MerleauPonty de « pur spectateur 40 », c’est-à-dire un ego phénoménologisant, exposant l’eidétique en régime de réduction, sans que les essences mises en jeu et l’ego qui l’effectuent ne soient toujours déjà contaminés ou brouillés par la facticité. Cela dit, les actes de phénoménalisation, ne sont pas, en fait presque jamais, des actes explicites, mais que dans la foi perceptive de l’attitude naturelle procèdent d’une genèse du sens. Non que la facticité soit un exemple fortuit de l’eidétique, mais qu’eidos et faktum naissent et croient ensemble en coalescence mutuelle, parce qu’au régime de la perception le sens a toujours forme de corps. Cette genèse et cette déhiscence sont principiellement inachevées dans la mesure où il y a toujours une impossibilité à faire coïncider le sentant et le senti : Cette dérobade incessante, cette impuissance où je suis de superposer exactement l’un et l’autre, le toucher des choses par ma main droite et le toucher par ma main gauche de cette même main droite, ou encore, dans les mouvements explorateurs de la main, l’expérience tactile d’un point et celle du « même » point au moment suivant – ou l’expérience auditive de ma voix et celle des 39. Merleau-Ponty M. (1964), Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, p. 149. 40. Ibid., p. 147.
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autres voix –, ce n’est pas un échec : car si ces expériences ne se recouvrent jamais exactement, si elles échappent au moment de se rejoindre, s’il y a toujours entre elles du « bougé », un « écart », c’est précisément parce que mes deux mains font partie du même corps, parce qu’il se meut dans le monde, parce que je m’entends du dedans et du dehors ; j’éprouve, et autant de fois que je veux, la transition et la métamorphose de l’une des expériences à l’autre, et c’est seulement comme si la charnière entre elles, solide, inébranlable, me restait irrémédiablement cachée 41.
Le spectateur effectuant de réduction eidétique n’est lui-même pas sans facticité. Précisément parce qu’il est incarné dans et par un corps humain qui a ses limites et ses possibilités propres. L’eidétique comme champ s’articule, presque littéralement, des possibilités motrices, perceptives, sensibles du corps humain dans sa généralité. Cela ne doit pas revenir à dire que l’humanité en tant que généralité soit, comme la téléologie universelle, un tout plein et fini. L’humanité individuelle et collective est pour Merleau-Ponty à chaque fois en genèse perpétuelle et en échec à coïncider. Le processus d’humanisation recouvre la genèse du sens qui plonge ses racines dans l’infigurable abîme de la chair. Merleau-Ponty déploie son anthropologie à partir de la tache aveugle de cette généralité du corps humain. Il s’intéresse à l’invisible du visbible (intouchable du touché, inconscient de la conscience) comme le lieu, proprement insituable, du recroisement des co-modalités sensori-motrices. Ce que Merleau-Ponty appelle l’invisible correspond au champ dans lequel la sensibilité se croise et échoue à se trouver. L’invisible est à la fois la tâche aveugle de la perception et la multiplicité des points de recroisements perceptifs de la communauté intersubjective. Pour cela il dévoile les modes d’empiètement du sujet de la vision sur le monde, du voir et la communisation des visibilités. Le visible, c’est non seulement le vu (le présent, l’actuel) mais l’ensemble in-fini (inactuel) des esquisses et horizons possibles du voir. La spatialisation du voir est un geste (mouvement des yeux), un tremblement, un écart entre le voyant et le visible. Cet écart, c’est du possible et c’est aussi ce que Merleau-Ponty appelle la chair. Car l’écart n’est pas un vide, ce n’est pas rien, ça fonctionne comme un « tissu conjonctif 42 ». Ici les problèmes commencent, car selon Merleau-Ponty, ce tissu de soutien 41. Ibid., p. 192. 42. Ibid., p. 171.
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est foncièrement inqualifiable et infigurable. L’invisible du visible ou encore, l’inconscient de la conscience, n’est pas une positivité qui serait ailleurs, ce n’est pas non plus une chambre noire, une zone parallèle à la conscience qu’un autre, mieux placé (le psychanalyste), pourrait apercevoir. De même que l’invisible n’est pas ce qui actuellement n’est pas visible pour moi mais qu’un autre pourrait voir. Bien plutôt, l’inconscient est le « bâti de la conscience 43 », son infrastructure. En cela, il est légitime pour Merleau-Ponty de le rapprocher de l’idée qu’il se fait du schéma corporel et de donner à l’inconscient la forme d’un horizon ouvert. Horizon de possibilités qui repose en puissance dans le rapport au monde instillé comme chair. Le corps n’est donc pas seulement qu’un ici-absolu, point isolé, mais un champ de médiation entre sujet et monde dans la perception sensorielle, motrice, proprioceptive. La corporéité est pensée comme un rapport toujours en voie d’accomplissement (d’incarnation). Ce rapport c’est la chair, concept qui sera bâti progressivement, depuis la notion de corps propre jusqu’à celles d’image du corps et de schéma corporel. Le corps est considéré comme une structure qui elle-même structure le monde vécu et perceptif. Le schéma corporel est un « ceci dimensionnel » qui oriente et organise les data sensibles pour que du sens puisse apparaître. La chair peut être affiliée à ce que Husserl avait appelé couche « primordiale » ou encore couche « esthésiologique ». Ici il s’agit de l’espace incarné se « situant » avant, d’un point de vue constitutif, la position de tel vécu ou de telle expression. Couche non encore signifiante, mais en quelque sorte matrice de sens d’autrui au même titre que matrice d’identification de soi. On retrouve ici l’idée de Lipps qui pensait l’Einfühlung comme rapport à autrui et à l’autrui en soi. Les analyses de Merleau-Ponty sur la question de la corporéité renvoient chaque fois au corps de l’autre, aussi bien dans les études du toucher, de la sexualité, que dans celles de la parole. Mais aussi à l’altérité du corps propre duquel on ne peut pas avoir une vue de surplomb. La chair est donc à penser comme un champ matriciel qui rend possible des rapports de corrélation intentionnelle (perceptifs, sensibles et intersubjectifs). Un concept clef pour nos recherches est celui de la dialectique schéma corporel / image du corps. Dès la Phénoménologie de la 43. Saint Aubert (de) E. « La “promiscuité” Merleau-Ponty à la recherche d’une psychanalyse ontologique », Archives de Philosophie 2006/1 (Tome 69), p. 27.
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perception, Merleau-Ponty dévoile ses premières analyses de la notion neurologique de schéma corporel qu’il emprunte à Henry Head (Schéma postural), Jean Lhermitte (L’image du moi corporel) 44 et Paul Schilder 45. Il trouve dans ce concept une fécondité pour rendre compte de la spatialité du corps propre et de la sensori-motricité. Il s’agit d’une recherche cruciale dans son élaboration du concept de chair qu’il mène toujours avec, pour arrière-fond, la question husserlienne de l’intersubjectivité. Dans sa thèse de 1945, le schéma corporel est défini comme une unité prélogique indiscernable d’enveloppements réciproques de fonctions sensori-motrices : Ses parties se rapportent les unes aux autres d’une manière originale : elles ne sont pas déployées les unes à côté des autres, mais enveloppées les unes dans les autres. Par exemple, ma main n’est pas une collection de points […] l’espace de ma main n’est pas une mosaïque de valeurs spatiales. De la même manière, mon corps tout entier n’est pas pour moi un assemblage d’organes juxtaposés dans l’espace. Je le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés 46.
Le schéma corporel est donc un système d’espace, ou plutôt de spatialisation du corps lui-même. Le schéma corporel n’est donc pas une re-présentation du corps mais une condition pré-réflexive (pré-représentationnelle) de la connaissance du corps (chez l’humain comme chez l’animal). Il faut donc le distinguer d’une image mentale, ou encore d’une topographie. Merleau Ponty veut penser ce schéma comme une esquisse dynamique et non un schéma pré-établi. Il est décrit comme la condition constitutive de l’unité spatiale et temporelle du corps perceptif. Comme le souligne Emmanuel de Saint Aubert, le schéma corporel est, chez Merleau-Ponty, dans un équilibre dynamique instable entre cohésion et dissipation 47. Plus tard, il esquissera 44. Lhermitte J. (1998), L’image de notre corps, Paris, L’harmattan. 45. Voir Schilder P. (1923), Das Körperschema Ein Beitrag zur Lehre vom Bewusstsein des Eigenen Körpers. Berlin, Springer et Schilder P. (1935), The image and appearance of the human body. London, Kegan Paul. 46. Merleau-Ponty M. (1945), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, p. 114. 47. De Saint Aubert E. Être et chair – Tome 1, Du corps au désir : l’habilitation ontologique de la chair, Paris, Vrin, p. 85-86.
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une description du schéma corporel comme cohésion intermodale, intersensorielle et intrasensorielle, en vue d’une extension du modèle husserlien de la double sensation à la quasi-réflexivité (parce que jamais pleinement atteinte) somato-sensorielle. C’est parce que le schéma corporel constitue un système d’équivalence intersensorimotrice qu’il peut y avoir « transposition 48 » d’une aire sensorielle à une autre, une quasi-cohésion, sans concept. L’un des gestes les plus originaux et controversés de l’anthropologie merleau-pontienne, que nous continuerons bien volontiers dans nos travaux, consiste à voir dans le schéma corporel la matrice même de la phénoménalisation. C’est-à-dire, de faire en sorte que la déhiscence de la visibilité soit portée par la facticité du schéma corporel. Cela signifie en nos termes que la genèse des phénomènes, qui sont toujours perceptifs chez Merleau-Ponty, s’origine de la chair. Un tel passage, qui a été abondamment critiqué, nécessite un vaste remaniement du concept de schéma corporel lui-même qui doit paradoxalement s’étendre aux phénomènes de monde « au-dehors ». Merleau-Ponty se trouve alors devant la nécessité méthodologique de déployer le concept de chair en dehors de la surface empirique de la peau pour en faire l’élément même de la corrélation et de son en-deçà, cohésion sans concept qui est le référent originaire de la foi perceptive et de la communautisation de l’expérience. La chair est donc à situer comme un concept opérant en régime de phénoménologie génétique, visant à rendre compte de l’indivision des faits et des eidé dans la perception. Cette coalescence de facticité brouillée et d’essences en jeu (dans un bouger) trouve son lieu, sa matrice, dans la corporéité et ses kinesthèses actuelles ou potentielles. Merleau Ponty déploie un nouveau rapport à l’eidétique de champ. Le champ qu’il décrit sur la base des analyses concrètes de la corporéité est à la fois discontinu et inaccompli par ses trous et ses plissures, et paradoxalement continue par ses empiètements et ses enjambements. « Monde baroque 49 » d’êtres de proximité et de métamorphoses ordonnées d’un « principe barbare 50 » qui ne répond pas aux formes instituées culturellement de l’univers domestiqué des idées. 48. Merleau-Ponty écrit : « schéma corporel = fonction générale de transposition tacite » dans Phénoménologie de la perception. op. cit., p. 196. 49. Merleau-Ponty M. (1960), « Le philosophe et son ombre » in Signes, Paris, Gallimard, p. 287. 50. Ibid., p. 287.
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La cohésion du champ, et du schéma corporel n’est donc pas à penser comme une coïncidence mais comme une concordance en imminence de se faire, et jamais accomplie. Sans concept parce que le schéma corporel n’est pas une figure, c’est une Gestaltung, un procès-verbal de mise en forme de corps qui n’est pas pré-tracé par la logique ou les idées. Alors que chez Husserl et Fink persistait un logos (eidétique formelle) sous jacent aux faits et à l’expression, Merleau-Ponty veut ouvrir le champ plus élémentaire et préalable à l’individuation (corrélation) : champ des essences sauvages (ou Wesen sauvage, dans les termes de Richir, nous continuerons avec ce terme). « Cohésion sans concept » vise à dire le paradoxe selon lequel les phénomènes, « individus spatiotemporels » apparaissent d’emblée comme ordonnés à l’aune de la chair, toujours en fonction de manière sous-jacente, mais sans logos. En tout cas pas un logos que l’on pourrait mettre sous nos yeux, rendre visible. S’il y a une eidétique, elle est le nom d’un champ concret en fonction dans les profondeurs du visible. La concrétude des essences sauvages ne veut pas dire qu’elle puisse être exposée positivement, c’est plutôt une limite (toujours à chercher) du visible, une pliure, ou encore, comme le dit Merleau Ponty une « membrure 51 ». Le sauvage signifie ici que les Wesen sont des sortes de concrétudes de monde pré-ontologiques. Le champ des Wesen sauvages est un champ pré-égologique, pré-thétique de l’anonymat transcendantal et de l’oubli. Le champ sauvage est aussi la « matrice polymorphe » des phénomènes tenus ensemble par la chair comme élément. Cette matrice est elle-même invisible et infigurable, inattestable phénoménologiquement sinon par son vacillement (son « bouger ») dans la facticité. La variation eidétique, si elle a encore un sens ici, ne se fait donc plus activement, mais passivement dans l’interaction sensori-motrice avec le monde. C’est parce qu’on bouge, parce qu’on sent, parce qu’on parle le monde que sa généralité eidétique se reflète en moi, certes pas explicitement, mais produisant une habitude réciproque, une accointance qui fonde la foi perceptive. Si quelque chose comme le schéma corporel se manifeste indirectement c’est qu’il y a une généralité reproductible et inépuisable de correspondances sensori-motrices que je peux effectuer et réeffectuer :
51. Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible. op. cit., p. 269.
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j’éprouve, et autant de fois que je veux, la transition et la métamorphose de l’une des expériences à l’autre, et c’est seulement comme si la charnière entre elles, solide, inébranlable, me restait irrémédiablement cachée 52.
La « solidité inébranlable » fait référence à la généralité du corps et du monde, les lignes structurantes du champ de la chair qui orientent de manière libre mais contrainte la phénoménalisation des phénomènes perceptifs. Le schéma corporel consiste dès lors dans la généralité du corps et du monde comme les jointures singulières qui conditionnent la manière dont la perception ou le sensible se pliera d’une infinité de manières mais pas n’importe comment. Le champ phénoménologique n’est jamais pur chaos. Le schéma corporel « est » le libre principe ordonnateur de la phénoménalisation. La cohésion sans concept du schéma corporel est « matrice polymorphe 53 » de phénoménalisation des phénomènes perceptifs puisque je peux « éprouver autant de fois que je le veux », c’est-à-dire faire varier à l’infini mes expériences, pour éprouver encore et encore l’invincible contrainte de la réversibilité du champ perceptif. Le schéma corporel assure donc aussi l’Ur-arche, propre à l’élément fondamental de la foi perceptive et ce que nous avons appelé confiance transcendantale. Mais on ne peut pas définir « ce que c’est » que le schéma corporel, sinon par abus de langage. D’abord parce qu’il est un champ de multiplicité, sans étant ni être, mais de rayons de monde (que Richir nommera proto-ontologiques, nous y reviendrons) s’articulant autour de charnières et baignant dans un élément vibratoire qui les met en mouvement. On ne peut pas parler de ses essences sauvages parce qu’elles précèdent le langage. Les fixer en mots ou en images conduirait à leur fixation ou à leur naturalisation (au sens taxidermique). On ne peut qu’en mobiliser le mouvement, en variation, ou dans la rencontre effective, en sentir le bouger ou en observer les effectuations. Les torsions dans le champ actuel nous indiquent les torsions possibles du schéma corporel pour en sentir indirectement les lieux de torsion, flexion, desquels on peut déduire axes et charnières qui sont autant de contraintes kinesthétiques du champ. Il a la forme de la concrétion infinie des eidé qui irisent les Wesen dans tel ou tel spectre d’apparition. La Wesenshau est désormais à penser comme jointure des apparences, elle-même invisible, ou « l’attache qui 52. Ibid., p. 196. 53. Ibid., p. 274.
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relie secrètement une expérience à ses variants 54 ». Le schéma corporel, s’il est pensé comme ensemble infini des concrétudes irisées, apparaît comme « structure de vide 55 », principe de phénoménalisation des phénomènes, en lui-même non-phénoménalisé, et cela de manière principiellement sauvage, indéterminé a priori. S’il y a bien un cosmos comme ordre de la phénoménalisation qui s’ordonne bel et bien sur la généralité de mon corps, celui-ci n’apparaît que comme trace en négatif au sein du phénomène jouant dans le bouger de la perception. De cette sorte étrange d’eidétique il ne peut donc pas y avoir de conscience en transparence. C’est dans ses achoppements, sa non-coïncidence à elle-même que l’on peut par contre sentir sa généralité. Il nous reste à expliciter quel est le mode de donation dans ce sentir. Posons déjà qu’il s’agit de ce que nous avons appelé dans l’Expérience de la rencontre schizophrénique le « contact » qui est le mode de sentir des concrétudes inactuelles de la chair tout à la fois dans la perception, dans la rencontre et nous y viendrons, dans le langage et la pensée. L’eidétique prend maintenant et pour la suite le sens de l’architecture in-finie et en imminence de la visibilité pour laquelle la chair, en tant qu’élément médian (plus que médiateur) est la concrétude commune. En ce sens, la chair est le « tissu » ou « l’élément » du champ phénoménologique 56. Merleau-Ponty écrit : La chair n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance. Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d’« élément », au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale, à mi chemin de l’individu spacio-temporel et de l’idée, sorte de principe incarné qui importe un style d’être partout où il s’en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un « élément » de l’Être 57.
En ce sens, la chair est la consistance au champ phénoménologique, son épaisseur, sa profondeur. Elle est l’élément qui brouille les limites du champ phénoménologique (inactuel) et du champ phénoménal (actuel). Ce que nous cherchons à définir comme élément du 54. Ibid., p. 154. 55. Richir M. (1982), « Le sens de la phénoménologie dans le Visible et l’Invisible », Esprit n° 6 : Maurice Merleau-Ponty p. 133. 56. Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible. op. cit., p. 184. 57. Ibid., p. 181-182.
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contact, correspond pour l’instant à ce bain pré-phénoménal (avant la déhiscence du sens) de concrétudes de schéma corporel (c’est-àdire de monde, qui ne peut se donner qu’en forme de corps) en jeu mutuel et en coalescence rythmique, s’organisant bien en Ur-arche, comme sol fondateur de l’actuel, et pourtant de manière an-archique puisque jamais déterminée d’une hiérarchie par avance. Ce que nous appellerons désormais schéma corporel est à comprendre comme ce champ possibilisant et contraint, en imminence et inachevé, présent dans son inactualité. L’anthropologie merleau-pontienne propose un principe d’indivision entre fait et eidos au régime de la perception. L’eidétique de la subjectivité transcendantale est indiscernable de la généralité du corps humain, qui de surcroît de sa condition sensori-motrice animale est trouée d’inachèvement et d’absence. Il écrit par exemple dans L’Œil et l’esprit : Si nos yeux étaient faits de telle sorte qu’aucune partie de notre corps ne tombât sous notre regard, ou si quelque malin dispositif, nous laissant libre de promener nos mains sur les choses, nous empêchait de toucher notre corps – ou simplement comme certains animaux, nous avions des yeux latéraux, sans recoupement des champs visuels – ce corps qui ne se réfléchirait pas, ne sentirait pas, ce corps presque adamantin, qui ne serait pas tout à fait chair, ne serait pas non plus un corps d’homme, et il n’aurait pas d’humanité 58.
C’est depuis ces gouffres d’absence qu’une présence est en jeu pour l’humain. On a pu reprocher à Merleau-Ponty une extension telle du régime de la perception que l’on tomberait dans une métaphysique de la présence, c’est-à-dire de la visibilité positive. Il apparaît dans son œuvre tardive qu’il envisage au contraire une ontologie des absences, et plus précisément une onto-génétique depuis l’absence. Pour Merleau-Ponty, l’anthropos qualifie le caractère de recoupement des comodalités sensori-motrices et l’appel du sens que requiert l’incoïncidence principielle de la chair. On pourrait certes lui reprocher la primauté démesurée de la perception sur le sens. Toutefois le sens réversible du visible et de l’invisible est étendu pour rejoindre le principe topologique de la chair elle-même. De sorte que les analyses 58. Merleau-Ponty M. (1964), L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, p. 20.
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de la perception s’appliquent à l’expérience en général, toujours factice dans son incarnation et dont toute formation de sens est analogie (sans image) du corps. L’imagination ou la pensée sont, elles aussi, charnelles et sensibles chez Merleau-Ponty, toujours déjà médiées par la langue. Ici nous ne voulons pas parler de la langue maternelle comme ensemble linguistique institué, mais la langue / organe dans ses possibilités et contraintes sensori-motrices. Merleau-Ponty écrit par exemple dans une note de travail du Visible et l’invisible : « Montrer qu’il n’y a pas de variation eidétique sans parole ; le montrer à partir de l’imaginaire comme soutien de la variation eidétique, et de la parole comme soutien de l’imaginaire 59. » Toutefois, ce fragment, publié à titre posthume par Claude Lefort n’a qu’une valeur programmatique pour MerleauPonty. Les outils méthodologiques et descriptifs permettant de saisir la dimension charnelle et proprement transcendantale de l’institution de la pensée et de l’imagination, trouveront leur développement adéquat avec la réinterprétation de la phantasía par Richir. J’aimerais soutenir pour l’instant que si l’on pense en langage c’est qu’on pense depuis la relation motrice de sa langue sur son palais, avec son souffle (son diaphragme) et son pharynx. Si percevoir est un sentir tactile par le mouvement des yeux, penser et imaginer relèvent de kinesthèses de langue, écho muet des kinesthèses de penser et d’imaginer. À la recherche du sens, on l’a sur le bout de la langue, pas nécessairement pour le dire, mais que l’on en sent l’imminente déhiscence. Cela ne veut pas dire que la chair, certes sauvage, ne serait pas pliée et disciplinée par le champ culturel de l’institution symbolique. Mais il y a toujours dans les langues maternelles une certaine texture de dire, déjà un corps invaginé au-dedans, on ne pense pas depuis les mêmes Gestaltung d’une langue à l’autre. Et toute langue est incarnée d’une facticité charnelle dont la première est indubitablement celle de l’environnement parental qui porte l’enfant au monde humain. Enracinée dans l’expérience muette, dans l’ère de l’analogique sans conscience des premières années de la vie, celle des structurations fondamentales du schéma corporel, elle continue à nous faire vivre dans l’imminence d’origines toujours actives : la promiscuité du perçu, du corporel et de l’enfance, celle de l’accouplement, de la prégnance et de la naissance, qui ne se perdent pas
59. Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible. op. cit., p. 285.
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dans la nuit des temps mais continuent à nous travailler jusqu’à nous attendre dans l’avenir. De sorte que notre ignorance naturelle de la chair se redouble d’une expression permanente de sa vérité 60.
Au terme de ce parcours, quelle anthropologie phénoménologique se dégage de nos recherches en vue d’une psychopathologie refondée ? Je suis parti de la psychopathologie de Jaspers, en montrant que la conscience du psychiatre de ce que vit le malade se fonde en première analyse sur la Vergegenwärtigung et l’Einfühlung. Ces deux concepts, que l’on retrouve chez Husserl à l’égard du problème de l’intersubjectivité transcendantale, se cristallisent autour du statut de l’analogie, tant en ce qui concerne l’apprésentation aperceptive d’autrui que la présentification imaginaire et la conscience d’image. Husserl et Jaspers ont pensé l’intersubjectivité comme une relation polarisée entre un ego (empirique pour Jaspers et transcendantal pour Husserl) et un alter-ego. Nous avons détaillé les limites de cette approche qui peine à se dégager d’un dualisme ressemblance / dissemblance. La doctrine husserlienne de l’apprésentation aperceptive d’autrui conduit à un paradoxe présence / absence inextricable sans un élément médiateur comme la phantasía. Bien que Husserl critique l’analogisation en signifiant bien qu’autrui est présent en chair et en os comme vie dans et par sa Leiblichkeit, il n’en reste pas moins que cette dernière se donne de manière cohérente comme modification de ma propre Leiblichkeit en vue de la concordance téléologique universelle. De même que tout phénomène se donne selon l’ordonnancement de ma Leiblichkeit. Encore quand Husserl « descend » au régime de la sphère primordiale, le dualisme hic / illic persiste comme indépassable. J’ai donc eu besoin de déployer le sens de l’analogisation pour entrevoir sa dimension charnelle et vivante dans le lien qu’entretient la phantasía avec la Leiblichkeit. L’axe charnel et l’axe phantastique permettent d’entrevoir dans la présence de l’intersubjectivité la masse informe sur laquelle la rencontre repose. J’ai appelé élément du contact le champ pré-egoïque d’où s’agence transcendantalement la rencontre de deux sujets. J’ai ébauché les dimensions charnelles, phantastiques et affectives de ce champ qui reste encore, en l’état, insondable. Nos dernières analyses, concernant l’anthropologie de Husserl et Merleau-Ponty, ont mis en 60. De Saint Aubert E. (2006), « La “promiscuité” Merleau-Ponty à la recherche d’une psychanalyse ontologique » Archives de Philosophie 69 (1), p. 30.
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exergue la pertinence d’une refonte de l’eidétique de la subjectivité transcendantale d’abord et de l’eidétique de l’intersubjectivité transcendantale ensuite. Riche de nos découvertes à l’égard du rapport que Husserl cherche à fonder entre eidétique de la subjectivité transcendantale et eidétique universelle, nous avons ouvert la voie d’une restructuration du rapport entre fait et eidos. La facticité, chez Husserl pensée comme individualité incarnée, devait être pensée au regard du concept de chair que Merleau-Ponty dévoile du visible à l’invisible. L’anthropologie que nous avons déployée se situe désormais bien en deçà de l’individualité et du langage, comme une masse élémentale, structure de vide qui n’est pas rien et qui assure la genèse, sans concept a priori, des phénomènes. Pourtant, s’il peut y avoir Einfühlung c’est qu’il y a dans la chair, un passage d’un schéma corporel à l’autre, une communauté humaine originaire qui est celle de l’empiètement et de la promiscuité de la chair. Avec la notion de promiscuité Merleau-Ponty propose une conception renouvelée de la téléologie. Si c’est l’espace de recroisement des schémas corporels comme possibilités, actuelles et passées qui assurent la cohésion sans concept du monde commun d’expériences dans la foi perceptive, il n’y a pas d’eidétique universelle pour faire tenir l’ensemble par en dessous. Mais un champ matriciel invisible de phénomènes de monde en imminence d’apparition et en achoppement mutuel. La corporéité dans son rapport à autrui comme promiscuité ouvre sur un passé immédiatement noué au présent et à l’avenir dans le contact du monde. Parce que la promiscuité spatiale de la chair engendre une promiscuité temporelle dans un rapport de familiarité. La chair ne renvoie pas au passé comme un souvenir, elle est immédiatement imminence et prémonition. Fondée, comme toutes les prémonitions, sur [une] reconnaissance rétrospective de l’autre en moi, qui elle-même vient de ce que j’ai anticipé l’autre. L’atmosphère d’éternité, de surnaturel, de toute prémonition, de toute perception d’autrui, n’est rien d’autre que la présence de l’inconscient, i. e. de cette marée, de cette vie inextinguible et indestructible qui continue… Et qui fournit des perceptions opérantes et non reconnues sinon par « écho 61 ».
61. Merleau-Ponty M. (1955), « Le problème de la passivité : le sommeil, l’inconscient, la mémoire » in L’institution. La passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, p. 234.
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Il ne saurait donc y avoir de compréhension sans cette sous-jacence in-finie qui fraye l’espace et le temps avant nous. À propos de cette commune humanité chez Merleau-Ponty, Emmanuel de Saint Aubert à cette phrase lumineuse : Enracinée dans l’expérience muette, dans l’ère de l’analogique sans conscience des premières années de la vie, celle des structurations fondamentales du schéma corporel, elle continue à nous faire vivre dans l’imminence d’origines toujours actives : la promiscuité du perçu, du corporel et de l’enfance, celle de l’accouplement, de la prégnance et de la naissance, qui ne se perdent pas dans la nuit des temps mais continuent à nous travailler jusqu’à nous attendre dans l’avenir. De sorte que notre ignorance naturelle de la chair se redouble d’une expression permanente de sa vérité 62.
La chair ouvre donc sur un savoir archaïque et muet, l’ineinander des schémas corporels est immédiatement promiscuité spatiale et temporelle. Ce qui fait l’entre résonance c’est l’analogie et la mimèsis d’une multiplicité de plicatures mises en rythme sur fond de chair. L’invisible ce n’est pas une absence pure c’est un fond vibratoire élémental. La mimèsis apparaît comme miroitement de membrure à membrure, mimèsis de tremblement. Nous nous situons ici à un niveau tel d’indétermination qu’il est très périlleux de poursuivre l’analyse sans tomber dans quelques abstractions métaphysiques ou encore sans prendre le risque de réifier le mouvement in-fini de cet informe agissant. J’aimerais désormais dégager les conditions de descriptibilité de ce champ et, paradoxalement, à partir d’elles, d’en justifier la nécessité méthodologique. Les deux prochaines parties s’attacheront à construire les étais méthodologiques nécessaires. La première s’appuie sur la méthode phénoménologique telle qu’elle a été refondée par Richir comme réduction architectonique. La seconde ressource méthodologique se dégage de l’étude phénoménologique de la schizophrénie qui opérera comme révélatrice des opérations, autrement muettes, du champ archaïque. Cette deuxième ressource exploratoire, je la nommerai réduction psychopathologique.
62. De Saint Aubert E. (2006), « La “promiscuité” Merleau-Ponty à la recherche d’une psychanalyse ontologique » Archives de Philosophie 69 (1), p. 30.
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DEUXIEME RECHERCHE
REFONDATION DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE CHEZ MARC RICHIR. VERS UNE ANTHROPOLOGIE ASUBJECTIVE DU CONTACT
« Si donc l’intentionnalité objective qui, pour Husserl – et c’est chez lui une doctrine constante, liée à son concept de Stiftung d’habitus et de sédimentation de sens intentionnels –, est ce qui seul demeure – mais, hors temps, dans la potentialité des habitus et des sédimentations –, elle n’a l’occasion de se renforcer, c’est-à-dire de se remplir ou de s’illustrer par de l’intuition que de manière pareillement intermittente, selon un autre “régime” ou un autre mode de temporalisation que celui de l’aperception perceptive, à savoir un mode de temporalisation de ce qui ne peut être, à l’origine, que des remplissements au pluriel par des surgissements inopinés et pluriels d’intuitions obscures (respectivement : d’apparitions). C’est dire, selon la belle expression de Husserl, que le champ (de vision) de la phantasía est une poussière de lumière, c’est-à-dire un champ lacunaire où surgissent et s’évanouissent, de manière dispersée par l’intermittence, des apparitions elles-mêmes fluctuantes, et plus ou moins ombreuses. » Richir M. Phénoménologie en esquisses, p. 90.
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I Marc Richir et le projet de refondation de la phénoménologie
« Si l’on croit que l’interprétation est astreinte ou à déformer ou à reprendre littéralement, c’est qu’on veut que la signification d’une œuvre soit toute positive, et susceptible en droit d’un inventaire qui délimite ce qui y est et ce qui n’y est pas. Mais c’est là se tromper sur l’œuvre et sur le penser 1. »
Dans ma première Recherche, j’ai pris pour point d’entrée les enjeux historiques, épistémologiques et phénoménologiques de la compréhension en psychopathologie. L’étude des manuscrits de Husserl concernant l’imagination nous ont permis de rouvrir la voie d’une phénoménologie de l’intersubjectivité émancipée de ses apories spéculaires. Richir nous a montré la nécessité d’une radicalisation de la phénoménologie de la phantasía qui désormais déborde l’acte d’imaginer, pour s’insinuer à même la phénoménalisation. Le phénomène prend ici un sens nouveau, il ne s’agit plus d’un vécu purifié dévoilé par l’épochè (phénoménologique puis eidétique) mais une effectuation de sens n’apparaissant à la conscience que pour s’y évanouir. L’une des découvertes majeures de Richir à partir de la phénoménologie de la conscience d’image et du penser est que le phénomène ne se donne jamais que dans le clignotement (Schwingung) de son apparaître. Du point de vue méthodologique, l’enjeu de la phénoménologie refondée est de trouver la voie d’une analyse de la phénoménalisation. C’est-à-dire de la venue à la conscience 1. Merleau-Ponty M. (1960), « Le philosophe et son ombre. » in Signes, Paris, Gallimard.
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du sens, sa déhiscence depuis le fond du champ transcendantal jusqu’à son apparition en esquisse dans le champ d’immanence. Nous verrons qu’il s’agit, réversiblement, de la description génétique de l’apparition du champ immanent lui-même dans et par la phénoménalisation. La méthode consiste, en termes richiriens, à décrire rigoureusement la phénoménalisation des « phénomènes comme rien que phénomènes ». Qu’est-ce que cela signifie ? Chez Husserl le phénomène est un vécu qui relève de la corrélation intentionnelle entre une subjectivité pure et la Sache selbst, visée par elle. La corrélation apparaît après un effort méthodique de suspension puis de réduction. Le transcendantal désigne en ce cas la subjectivité constituante pure en ses effectuations pré-immanentes. Heidegger critiquera l’idée que l’épochè puisse être un acte volontaire, s’il y a accès au transcendantal, cela ne dépend pas d’un geste philosophique mais apparaît de manière inopinée, dans l’angoisse par exemple qui vient réassigner le Dasein à ses conditions existentiales. Dans les deux situations, le phénomène peut être décrit comme Sinnereignis (concept que l’on doit à László Tengelyi 2 traduit comme événement du sens par Alexander Schnell 3) apparaissant par le biais d’un processus méthodique ou d’une épreuve passive. La méthode richirienne consistera à radicaliser la méthode husserlienne en conduisant une l’analyse génétique du sens se faisant. Richir propose de remonter le fil de la phénoménalisation dans sa temporalisation et sa spatialisation, depuis la sphère du langage institué dans l’attitude naturelle, vers les registres archaïques, non encore institués en langue, non encore figurés et qu’il appelle champ phénoménologique archaïque. Paradoxalement, le champ phénoménologique n’est pas l’espace apparent, mais la strate constitutive des apparitions, il s’agit d’un champ transcendantal, mais nous le verrons, sans ego constituant. D’une certaine manière, il propose de remonter, étape par étape le courant de la constitution pour en détailler les métamorphoses du sens, ses gains et ses pertes, ses irisations successives lors des transpositions d’un registre à l’autre. Ce qui compte désormais c’est la Bildung qui conduit à l’expérience. Richir fonde son renouvellement de la phénoménologie sur l’étude du processus de formation et de configuration du sens : Sinnbildung. 2. Tengelyi L. & Gondek H.-D. (2011), Neue Phänomenologie in Frankreich. Berlin, Suhrkamp. 3. Schnell A. (2015), La déhiscence du sens, Paris, Hermann, p. 7.
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Cela lui permet de critiquer la prétention d’un possible saisissement du phénomène comme vécu unifié, ou vécu d’une unité eidétique. L’Un est une abstraction propre au discours métaphysique, ou encore une « illusion transcendantale ». Temps, Être, Sujet ou Monde sont autant d’illusions secondes dans la constitution du sens, dont il faut reprendre la genèse. Sa critique ne s’arrête pas en chemin puisqu’il va se donner pour tâche de mener une anamnèse de la mécanique vivante de ces illusions transcendantales, leur institution (Stiftung). L’institution de l’idéalité, comme du langage, de l’image ou de l’affectivité, traduit le passage (qu’il appelle « transposition ») de la multiplicité inchoative des amorces de sens (Wesen Sauvages) à leur mise en forme sensible et/ou intelligible. La phénoménologie refondée se propose donc d’analyser les jeux successifs du sens dans ses diverses transpositions d’un registre phénoménologique à un autre. Malgré l’apparente difficulté d’accès de la pensée de Marc Richir, il faut déjà reconnaître que son mode d’écriture procède d’une nécessité méthodologique visant précisément à déjouer la fixation de concepts qui sont autant d’illusions (transcendantales) ou de simulacres (ontologiques). En ce sens, il s’efforce toujours de recontextualiser l’abstraction dans la recherche phénoménologique en cours, à la lier au milieu qui l’a vu éclore, pour en penser la concrétude. À partir de Phénoménologie en esquisse et jusqu’à la fin de sa vie, Richir vise une phénoménologie concrète à la recherche de la facticité des effectuations de sens. Si la subjectivité transcendantale ou le Dasein sont des abstractions, c’est qu’ils sont toujours mis en jeu et en action dans des sens qui avant eux se frayent pour se faire. L’enjeu méthodologique est ainsi de suivre la piste des sens se faisant dans leurs métamorphoses successives pour déceler le champ qui les a vu naître. Le sens ne se donne pas tout fait, déjà institué comme aperception d’un sens intentionnel, mais il s’agit de remonter le cours de sa genèse pour en saisir la déhiscence. On peut donc dire que la méthode richirienne relève pleinement de l’analyse phénoménologique génétique. Cependant, la description du champ transcendantal des sens se faisant relève, plus précisément, de ce qu’Alexander Schnell nomme phénoménologie générative 4. Richir se propose de penser le transcendantal comme le champ anonyme des opérations de genèse des aperceptions (Sinnbildung puis 4. Idem.
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Sinnstiftung). Ces aperceptions sont reconnues comme clignotantes, ne se laissant pas fixer sans mourir dans leur position, et renaissant encore, débordant toujours la possibilité même de les poser. Sortir de la spéculation métaphysique consiste donc à accueillir le clignotement réciproque de la Bildung d’abord et de la Stiftung ensuite, dont l’explicitation n’est possible qu’en zig-zag et à l’infini de ce champ incommensurable. La phénoménologie refondée trouve sa concrétude dans l’esquisse méthodique de ces tremblements, bruissements des phénomènes comme rien que phénomènes, mais ne peut en aucun cas les saisir pour de bon. Les concrétudes phénoménologiques originaires et inactuelles, comme Wesen sauvages, sont les amorces inopinées et immaîtrisables du sens pouvant se faire ou se défaire. La phénoménologie de Richir s’astreint à suivre la trace des Wesen sauvages à même le concret du vécu. Les phénomènes en tant que tels sont donc principiellement insaisissables. Seul se donne leur clignotement infini. La langue de la philosophie (son institution historique), bien que d’ambition phénoménologique, ne peut qu’encombrer la voie qui donne l’accès à ce tremblement en se donnant des concepts univoques. Comment alors rendre compte de la phénoménalisation des phénomènes ? Du point de vue méthodologique, Richir propose d’abord de prendre la mesure de l’irréductible relativité du langage philosophique. Tomber dans la métaphysique, c’est « prendre au mot » le philosophe, Husserl en premier lieu. Au contraire, Richir propose une mathèsis de l’instabilité, il change souvent de concept, en fait dériver le sens, de sorte que le lecteur, noyé dans le torrent tourbillonnant de sa pensée ne peut qu’en suivre les remous. C’est-à-dire, sentir la mobilité propre des phénomènes comme rien que phénomène dans le tremblement incessant de la langue philosophique. Il y a chez Richir une extraordinaire mobilité conceptuelle qui s’accompagne d’une constante attention aux rapports, souvent paradoxaux, que les concepts entretiennent entre eux. Cette méthode a été décrite dans ses Méditations phénoménologiques (1992) 5 et éprouvée dans L’expérience du penser (1996) 6 comme épochè phénoménologique hyperbolique 7. Comme en ce qui concerne 5. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon. 6. Richir M. (1996), L’expérience du penser : phénoménologie, philosophie, mythologie, Grenoble, Millon. 7. Bien que ce concept apparaisse pour la première fois dans Richir M. (1990), La rise du sens et la phénoménologie – autour de la krisis de Husserl, Grenoble, Millon, p. 102.
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l’épochè phénoménologique husserlienne, le symboliquement institué (sédimentations et habitus propres à l’attitude naturelle) doit être mis hors circuit, mais on ne peut pas le supprimer ou le dénier, au contraire, il s’agit d’en expliciter le régime d’institution. Donc, la mise en suspens de toute position d’être, mais aussi plus radicalement toute déterminité d’être, nécessite que soit mis au jour le mode de l’institution du sens d’être. De sorte qu’en régime d’épochè phénoménologique hyperbolique il n’y a plus de pôle sujet ou de pôle objet, mais un champ multiple d’indéterminités « animées de mouvement sans corps mobile 8 ». Cette épochè, radicalisée ou « hypercritique », s’efforce à une vigilance constante du philosophe à sa propre pensée en risque constant de glisser vers la tautologie symbolique qui confondrait les éléments fondés avec le régime fondateur. La suspension de la déterminité consiste au repérage systématique des simulacres ontologiques, des tautologies symboliques et des illusions transcendantales qui doivent être méthodologiquement contournées ou « sautées » pour sentir le mouvement même de la phénoménalisation. Ainsi quand l’épochè husserlienne suspend la position d’être pour apercevoir le phénomène, l’épochè hyperbolique s’attachera au mouvement de la phénoménalisation. Au lieu du temps la temporalisation sans s’attacher aux phénomènes, au lieu de l’espace la spatialisation et au lieu de la corporéité de chair, la schématisation, nous y reviendrons. Il faut ensuite poser des distinctions, non pas métaphysiques mais architectoniques entre registres de sens afin d’en observer plus précisément le jeu. La première distinction à poser est celle qui fait la frontière entre le champ phénoménologique lui-même (le champ des phénomènes comme-rien-que-phénomènes) et l’institution symbolique (institution du langage et de la langue, des habitus sédimentés et plus généralement de « la construction sociale de la réalité » selon les termes de Berger et Luckmann 9). Cette frontière est une délimitation arbitraire que le phénoménologue est contraint de construire (nous reviendrons sur la question de la phénoménologie constructive) pour se repérer dans l’apparition d’aperceptions principiellement indiscernables car toujours phénoménologiques (archaïques) et symboliques. Toute aperception intentionnelle est donc la partie visible d’un processus 8. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, Grenoble, Millon. p. 153. 9. Berger P.L. et Luckmann T. (1966), La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin.
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de schématisation sous-jacent, et rendu visible par sa mise en forme symbolique, son institution. Ceci dit, dans l’aperception actuelle reste toujours implicitement « présent » l’archaïque qui l’a portée à naître, non seulement en potentialité comme horizon, mais comme accolé à l’aperception, en grappe, l’environnant d’immaturité. C’est précisément cet excès sauvage de l’archaïque sur son institution qui offre sa vie à l’aperception intuitive. Sans cela elle serait morte, dans une effigie, pure idéalité sans vie phénoménologique. Ce qu’il y a désormais à analyser c’est l’hybridation paradoxale du phénoménologique et du symbolique, le saut et l’écart (comme rien d’espace et de temps) entre ces registres qui sont, nous le verrons, les facettes ambiguës d’une même pièce. Ainsi la méthode de la réduction architectonique : […] est à concevoir comme une mise en forme systématique de ces problèmes en questions, selon des registres architectoniques qui ne sont pas des « niveaux d’être » allant du plus au moins originaire, du plus au moin « plein » de l’origine : il n’y a plus d’instance à quoi mesurer le plus ou moins dans l’orginaire, il n’y a plus que l’instance, chaque fois mesurable sur le cas analysé, du plus ou moins déterminé à quoi correspond le moins ou le plus archaïque ; plus donc on va vers l’archaïque, plus on va vers l’indéterminé, le vague, l’inchoatif, le confus, l’enchevêtré 10.
En régime d’épochè phénoménologique hyperbolique, il s’agit de repérer la déformation cohérente qui a lieu du registre fondé (fundiert) institué phénoménologiquement, au régime fondateur (fundierend). Dans l’autre sens, il s’agit de décrire la déhiscence du sens lors de sa « transposition architectonique » du champ phénoménologique archaïque au régime de l’institution symbolique. On comprend désormais ce qui légitime le renversement des temporalités originaires que nous avons présentées dans notre première Recherche. En régime d’épochè phénoménologique hyperbolique il ne s’agit pas de décrire la temporalité mais la temporalisation. Celle-ci ne doit plus être conçue sans réserve comme un flux continu d’écoulement d’un présent muni de ses protentions et rétentions. Richir montre en effet qu’elle n’est pas le régime fondateur mais le régime fondé, institué (pour partie). La temporalité telle que décrite dans 10. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon. p. 27.
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les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905) n’est pas le mode de temporalisation le plus originaire. Si elle est dégagée par Husserl de l’institution du temps conventionnel, elle se structure pourtant sur la Stiftung propre à l’aperception perceptive. Richir a montré que la déterminité du flux temporel de son Zeitpunkt est une abstraction métaphysique ou encore une illusion transcendantale. Il faut donc suspendre la déterminité du Zeitpunkt du Jezt et la laisser clignotante dans la temporalisation de ses flux multiples de proto-temporalisation / proto-spatialisation inchoatifs. En sorte que le temps, de même que l’espace vécu sont des déterminations dérivées de la Stiftung des multiples éléments proto-ontologiques (Wesen sauvages) du champ phénoménologique archaïque. Ce champ, loin d’être plein et cohérent, est creusé d’écart, de vide, ses flux sont an-archiques et a-téléologiques, c’est pourquoi Richir trouvera dans la phantasía un mode adéquat d’attestation (Auweisung) d’un mode de présence sans présent assignable, mode d’unification paradoxale d’un présent brouillé d’absences. Ainsi donc l’aperception perceptive se retrouvera dérivée des aperceptions proteiformes et discontinues de la phantasía. Mais il faudra se garder de prendre la phantasía pour le régime archaïque, elle est plutôt le flou d’indétermination pré-conscient qui est la voie de l’apparition de la conscience : […] à partir du moment où nous reconnaissons la relativité de la conception d’une temporalité originaire (celle du présent vivant en écoulement), s’effondre ce que l’on a nommé […] le privilège (ou le « paradigme ») de la perception – que celle-ci soit, au reste « externe » ou « interne », car les deux sont liées. Même si, à l’état de veille, nous baignons littéralement dans le champ des perceptions actuelles et potentielles, externes et internes, même si ce champ, comme le plus évident, semble se confondre avec le monde même, il n’est peut-être pas le plus essentiel de notre vie, et sans doute pas, à tout le moins, le plus immense. Il y a aussi le champ, que nous portons en nous d’une manière souvent très subtile et très obscure, de nos « pensées » et de nos « représentations » (expressions linguistiques, souvenirs, anticipations, phantasíai) mais aussi de toute l’affectivité 11.
11. Ibid., p. 30-31.
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Ainsi, de ce point de vue, l’aperception perceptive, la position d’un objet interne ou externe de la pensée est une détermination seconde par rapport à l’océan du champ de la phantasía, qui lui plonge ses racines dans les abysses insondables et incommensurables (inattestables phénoménologiquement) de l’archaïque. C’est dans cet élément phantastique que baigne toute pensée instituée comme ma pensée. Il y a encore le champ de ce que l’on appelle classiquement l’aperception de la conscience, qui n’est pas une perception interne, mais cette sorte très étrange de « savoir » sans objet qui fait que nous nous savons « éveillés », que tout le champ de nos « pensées, de nos « représentations » et de l’affectivité nous « accompagne » (comme nous l’« accompagnons ») sans être pour autant actuellement présent dans telle ou telle perception. […] « Présence à soi » de la conscience […] qui n’est pas faite, contrairement à ce qu’à cru Husserl, de présents qui s’enchaînent continûment, mais de fluences, d’instabilités, d’intermittences, d’évolution extraordinairement lentes et de fugacités extraordinairement rapides, bref, de ce que Descartes encore nommait, à la pointe du doute, la « confusion » des « pensées » […] 12
Avant de rentrer plus en détail dans le prochain chapitre dans l’analyse richirienne de l’expérience du penser, résumons la révolution méthodologique mise en œuvre par Richir qui peut être qualifiée de refonte et de refondation de la phénoménologie. La refonte de la phénoménologie procède d’une réouverture de la phénoménologie du langage nécessaire à l’accès aux « phénomènes comme rien que phénomènes » dans le cadre méthodologique de l’épochè phénoménologique hyperbolique suivi de réduction architectonique. Ce premier jalon trouve sa pleine explicitation dans les Méditations phénoménologiques en 1992 : […] cela signifie que si le « vécu immanent » n’a d’autre statut phénoménologique que d’être du sens se faisant en présence – et cela même si ce sens est déjà multiplement déformé par les téléologies des contingences symboliques –, alors, la phénoménologie comme explicitation des « vécus » réduits à leur statut de phénomènes est appelée toute entière à devenir phénoménologie du langage, à prendre son départ, non pas dans l’évidence des donations
12. Ibid., p. 31.
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aperceptives, qui est évidence symbolique des aperceptions de langue, mais dans l’évidence phénoménologique, fluente, car toujours en excès/défaut sur elle-même dans son porte-à-faux intrinsèque, du sens se faisant dans les phénomènes de langage. Dès lors, s’il y a une architectonique de la phénoménologie, c’est nécessairement […] comme architectonique des recroisements complexes du langage et de la langue – sans que, avons-nous montré, le langage ne puisse jamais être converti en une sorte de méta-langue comme « grammaire » générale ou universelle de la pensée : ce ne serait là qu’une « hypostasiation », par projection imaginaire dans l’illusion transcendantale, du langage phénoménologique dans son in-finie fluidité schématique 13.
La refonte de la phénoménologie consiste donc dans la mise hors circuit de la langue, et en premier lieu de la langue philosophique instituée condamnée à boucher l’accès aux revirements du langage phénoménologique lui-même dans son infini mobilité schématique et schématisante. La refondation de la phénoménologie est explicitée par Richir dans Phénoménologie en esquisses, publié en 2000, elle est sous-titrée sans ambiguïté « Nouvelles fondations ». Cet ouvrage vise à rouvrir la recherche phénoménologique à partir de la redécouverte de la phantasía. Ce livre qui apparaît dans le parcours de Richir comme une étape de basculement, commence par un résumé synthétique des linéaments de ses travaux jusqu’à la découverte d’une voie d’accès et d’attestation dans la présence de ce qu’il avait découvert plus tôt par l’épochè méthodologique hyperbolique et la réduction architectonique. La phantasía n’est pas qu’un thème analytique parmi d’autres, pour Richir elle se situe comme la clef conceptuelle permettant de rendre compte de la figuration du penser et du mouvement propre à la phénoménalisation des phénomènes comme rien que phénomènes. Autrement dit, la phantasía serait le reste ou la trace dans la présence du registre le plus archaïque. L’enjeu de la phénoménologie refondue consiste à prendre la phantasía comme le régime fondateur de l’expérience, en amont de l’expérience perceptive ou imaginaire. De ce point de vue la notion de phantasía entretient un rapport central dans l’économie conceptuelle de Richir, il écrit :
13. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques, Grenoble, Millon. p. 333.
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Il est manifeste que Husserl n’a pas tiré, de ses analyses extraordinairement précises de la phantasía, les mêmes conséquences que nous. Il est vrai qu’elles sont propres à entraîner une refonte en profondeur de l’intentionnalité et de la phénoménologie 14.
Le projet de refondation et de refonte de la phénoménologie sourde en réalité depuis les débuts philosophiques de Richir. Comme l’a bien montré Robert Alexander 15, notre philosophe a entrepris un réaménagement majeur de la phénoménologie dès ses premiers travaux en 1968-1970 16, mais ce n’est véritablement qu’en 2000 que la maturité de son projet est assumée comme telle. L’ambition est considérable puisqu’il ne s’agit rien de moins que de faire tenir ensemble une anthropologie phénoménologique concrète de type transcendantale prenant pour « unité » d’analyse la pluralité des phénomènes comme rien que phénomènes en clignotements insaisissables. Il entreprend ainsi de repenser la phénoménologie de l’intersubjectivité, de l’affectivité, de la phantasía, de l’ipséité et du penser. Je voudrais dans cet essai profiter des formidables découvertes de Richir pour proposer, à ma manière, un nouveau départ aux recherches phénoménologiques en psychopathologie. Au regard des problèmes et questions énoncés dans ma première Recherche, il est apparu fécond de rouvrir la phénoménologie de l’expérience psychiatrique à partir de la refondation et de la refonte de la phénoménologie. Avant d’aborder la place des psychopathologies dans l’économie conceptuelle et méthodologique de Richir, nous prendrons le temps de détailler les conséquences anthropologiques de la refonte et de la refondation de la phénoménologie. Un premier jalon sera posé avec l’analyse architectonique de l’expérience du penser, ce qui nous permettra de détailler la conception richirienne de l’institution symbolique ainsi que le passage de la Sinnbildung à la Sinnstiftung. Une fois cette cartographie architectonique posée, nous plongerons dans l’abîme des effectuations de sens hors langage en suivant les linéaments de la phénoménologie de l’affectivité. Nous devrons ensuite comprendre comment l’affectivité irrigue et anime 14. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon. p. 92. 15. Alexander R. (2013), Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Millon. 16. Richir M. (1970), « Le Rien Enroulé – Esquisse d’une pensée de la phénoménalisation. » Textures 70 (7,8) : Distorsions, p. 3-24.
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les schématismes de la phénoménalisation, en langage et hors langage. Ces constructions phénoménologiques nous permettront enfin de nous approcher un peu plus de la nouveauté et de la fécondité de l’interfacticité transcendantale pour saisir et approfondir l’élément du contact dans sa dimension asubjective, génétique et générative.
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II L’expérience du penser et la générativité du sens
« Notre thèse est donc que ce suspens, cette épochè, est phénoménologique, et même, plus précisément, phénoménologique-hyperbolique, et que cette propriété qu’a le clignotement phénoménologique, pris en lui-même, de suspendre les prémisses qui ont permis d’y accéder, correspond à ce qui est la phénoménalisation du phénomène comme rien que phénomène, le clignotement étant le schème le plus élémentaire de la phénoménalisation, comme schème, non pas de l’apparaître ou du disparaître, mais du revirement incessant, instable, réciproque, qui est la phénoménalisation elle-même, de l’apparaître dans le disparaître et du disparaître dans l’apparaître. Il s’agit, dans le vif même de l’expérience du penser, de l’autonomisation transcendantale radicale du phénomène comme rien que phénomène 1. »
La refonte richirienne de la phénoménologie a permis une ouverture significative des recherches portant sur la genèse phénoménologique du sens et l’expérience du penser. Nous voudrions, ici, y faire référence en reprenant l’expression de « générativité du sens » empruntée au projet d’Alexander Schnell. La phénoménologie générative fait référence aux champs thématiques et méthodologiques visant à la description de la Sinnbildung (constitution du sens) et de la Sinnstiftung (institution du sens). Par là, A. Schnell entend continuer et mettre en valeur de projet richirien qui vise, depuis Phénoménologie en esquisses, à refonder 1. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon. p. 16.
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la phénoménologie sur l’Einbildungkraft. L’enjeu est crucial pour notre propre projet de refondation de la psychopathologie dans la mesure où nous avons devant nous le continent que représente le problème de la figuration en psychopathologie (la figuration des expériences pathologiques pour le patient, en première personne, et la figurabilité possible de telles expériences pour le clinicien, en troisième ou en deuxième personne). Si l’on soutient que le processus propre à la schizophrénie se situe à un niveau anté-prédicatif ou encore a-subjectif de la conscience, comment alors est-il manifeste pour le malade et pour son médecin ? Dans l’Expérience de la rencontre schizophrénique j’ai ébauché de manière bien trop rudimentaire ce problème, nous n’avions alors à notre disposition que le concept de « sentir pathique » hérité d’Erwin Straus 2. Il nous manquait les outils descriptifs et heuristiques en mesure de rendre compte des métamorphoses et modifications phénoménologiques qui articulent les sauts entre le champ phénoménologique sauvage des phénomènes de monde et celui du langage plus ou moins institué par la culture. Nous voudrions rejoindre la question de l’Einfühlung tant comme explicitation de l’expérience d’autrui que comme manifestation à soi de sa propre expérience. Non plus en partant des sujets individuels en relation, secondairement, avec autrui, comme hic et illic, mais d’abord depuis la strate asubjective du sens se faisant, expression richirienne synonyme de Sinnbildung. La découverte fondamentale de Richir à partir des années 2000 consistait à dégager les moyens méthodologiques pour conférer aux lambeaux inchoatifs de sens, à la base de toute Sinnbildung, une concrétude 3. Nous voudrions prendre dans ce chapitre la mesure de cette découverte et d’en esquisser sommairement les possibles conséquences pour la refondation de la psychopathologie. La phénoménologie générative, dans les termes d’Alexander Schnell, se distingue nettement du sens qu’a pu en donner Husserl dans la Krisis, et dans les Méditations Cartésiennes puis de ce qu’en fait Anthony J. Steinbock dans Home and Beyond : Generative Phenomenology After Husserl 4. En ce qui concerne Husserl, la phénoménologie générative 2. Straus E. (2000), Du sens des sens, Grenoble, Million. 3. Toutefois, le problème était déjà posé en terme clair dans L’expérience du penser, en 1996. 4. Steinbock A.J. (1995), Home and Beyond : Generative Phenomenology After Husserl. Evanston, Northwestern University Press.
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fait référence au « venir au monde 5 » de l’enfant dans les termes d’une phénoménologie transcendantale constitutive. Dans les Méditations Cartésiennes, Husserl part toujours déjà de l’ego transcendantal, il n’y a pas d’en deçà de l’ego 6. Pour Husserl, la phénoménologie commence depuis la phénoménalité du phénomène, pour Richir comme pour A. Schnell, il s’agit pour la phénoménologie de se donner les moyens d’une description de la phénoménalisation dans et en deçà de la phénoménalité. Pour A. Schnell la générativité fait référence à « l’éclosion et la déhiscence d’un surplus de sens au-delà et en deçà de ce qui est phénoménologiquement descriptible 7 ». De sorte qu’il s’agit de repenser le rôle originairement constitutif du champ transcendantal à l’égard du sens, comme matrice générative ou nourricière de la Sinnbildung. La phénoménologie a généralement décrit le sens en tant qu’événement (Sinnereignis) de sens apparaissant, la description était alors limitée à une analyse statique de l’apparaître. Richir puis Schnell ont voulu en décrire la genèse depuis son indétermination jusqu’à sa position dans une perspective génétique, déjà ouverte par Husserl quand il analyse l’institution du sens à partir des habitualités sédimentées. Richir a déjà souligné que la phénoménologie génétique de Husserl a manqué de ressources pour décrire la genèse des phénomènes parce qu’elle s’est attachée coûte que coûte à en dégager les lois eidétiques. La phénoménologie génétique de Husserl, toujours orientée vers la fondation de la connaissance (logique) part d’aperceptions d’objet (perçu) pour aller, via réduction, vers d’autres aperceptions cette fois-ci eidétiques, ou logiques, qui sont des aperceptions propres à la langue philosophique. Ce piège, Richir l’a plusieurs fois signalé comme tautologie symbolique, l’accusant de boucher l’accès aux phénomènes en tant que rien que phénomènes. Plutôt que de chercher la coïncidence de fait à eidos, il s’agit de sentir l’excès de l’un sur l’autre et de voir dans ce passage d’indétermination à détermination clignotante la trace vivante de la genèse de l’aperception. Richir écrit :
5. Husserl E. Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 228. 6. Nous verrons plus loin que dans le texte n° XX des Hua XV, op. cit., p. 604, Husserl parle d’un « moi non encore éveillé ». 7. Schnell A. (2015), « Subjectivité et Transcendance dans la Phénoménologie Générative. » Revista Portuguesa de Filosofia 71 (2-3), p. 340.
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Husserl n’a pas interrogé ce passage crucial de la Bildung temporalisatrice/ spatialisatrice à la Stiftung atemporellle ou trans-temporelle. […] il n’a pas tenté de relever les traces de la Bildung dans le sein même de la Stiftung, ou toute l’indéterminité résiduelle qu’il y a en celle-ci, et qui échappe, peut-être, aux codages eidétiques 8.
Il s’agit donc précisément de décrire le penser dans et par-delà la pensée. Le penser peut certes se régler à l’aune du raisonnement logique, mais le plus souvent se déploie de manière plus anarchique dans nos associations et qui pourtant suivent un fil ou des fils se constituant, en quelque sorte, chemin faisant. La refonte de la phénoménologie, par le biais de la description révolutionnaire de la transposition de la phantasía en imagination, a offert l’outil d’analyse adéquat de ce mouvement constitutif. Ceci dit, plusieurs problèmes épistémologiques sont à signaler en préambule. Si la Sinnbildung désigne la constitution du sens depuis la strate architectonique des Wesen sauvages, vers sa transposition en langage puis en langue vers les strates plus immanentes de la conscience, l’analyse descriptive de la Sinnbildung ne peut pas partir d’emblée de la strate la plus élémentaire qui, par définition échappe à toute ambition descriptive. L’enjeu très paradoxal de la recherche consiste à tracer l’inactualité de l’actuel en déconstruisant l’actualisation. Détailler les effectuations de la Sinnbildung ne peut se faire que depuis le sens immanent qui doit en être le point d’entrée factice, il s’agit là des contraintes épistémologiques propres à la méthode phénoménologique. De sorte qu’on ne peut parler de la constitution du sens que dans son après coup (Nachträglichkeit), une fois constitué ou sur le point de l’être. Déconstruire la Sinnbildung pour en remonter le courant constitutif nécessite une construction phénoménologique qui rende possible une percée à rebours de la temporalisation/spatialisation du sens, mais sans y imposer les Nachbilder, images ou pensées constituées d’après coup. En premier lieu, il s’agit d’éviter le risque d’implosion de la langue philosophique dans la tautologie symbolique si nous partons d’emblée des aperceptions propres à la langue philosophique dans sa tradition (institution symbolique de la philosophie). L’autre facette de ce piège consiste à poser par avance que les amorces de sens, Vorbilder, peuvent 8. Richir M. (1996), L’expérience du penser : phénoménologie, philosophie, mythologie, op. cit., p. 430.
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principiellement coïncider avec les Nachbilder, piège consistant par exemple à faire coïncider fait et eidos. Cette coïncidence supposée sous jacente est propre à une eidétique qui serait déterminable et universelle, eidétique qui serait la structure éternelle d’une téléologie universelle, et dont Richir a montré dans son analyse du texte n° 22 des Hua XV qu’elle relève d’une tautologie symbolique confondant le régime fondé avec le régime fondateur 9. Mener l’anamnèse du sens se faisant, consiste bien plutôt à se donner les moyens d’en accueillir l’indétermination et le clignotement. La découverte de la voie de la phantasía, offre ici les moyens de penser cette indétermination sauvage. Alors que l’imagination ou la perception procéderait d’une domestication ou encore typification confinant la subjectivité à la « sphère du même 10 ». L’analyse de la temporalisation en présence, sans présent assignable de la phantasía, permet de décrire l’altérité ou l’absence constitutive de la Sinnbildung ! L’excès ou le débord du sens se faisant dans sa temporalisation en présent préserve du risque de ne voir en autrui que soi-même, précisément parce que le soi-même est criblé d’indétermination, d’absence et d’altérité. Une telle exigence méthodologique doit par ailleurs s’appliquer aux deux « bords » de la corrélation. Alors que la réduction eidétique vise à décrire les processus de constitutifs à partir d’un ego transcendantal (ce que Husserl a
9. Richir dénonce la trivialité de l’énoncé « Toute conscience est conscience de quelque chose » puisque c’est ce qui se donne la plupart du temps dans l’expérience naturelle. La perception d’un objet est l’objet. Il découvre pourtant que la pensée de Husserl est plus ambiguë, et qu’au cœur de cette apparente tautologie, il y a du jeu. C’est précisément ce jeu, cet écart ou cet excès qui va retenir l’attention de Richir. La nouveauté, c’est que le statut du phénomène et de la phénoménologie s’en voit bouleversé. Car le phénomène, ce n’est plus le tout concret de la corrélation noéticonoématique, Richir place le phénomène précisément dans ce que la noèse ne donne pas comme noème. Ce qui intéresse n’est plus le visé, mais ce qui déborde la visée. Plus le phénomène mais la phénoménalisation. Dans L’écart et le rien il affirme : « […] dire que la noèse est la noèse du noème, le fussent-ils avec les indéterminités qui jouent dans la corrélation, c’est effectivement identifier d’une certaine manière les deux. Mais cette identification est symbolique, et non pas logique ; c’est que l’on est pas au même registre : il y a d’un côté le registre de la pensée, et de l’autre celui du pensé […]. Supposer que la pensée est toujours la pensée du pensé, que la noésis est toujours la noésis du noéma, au fond c’est poser une identité symbolique entre les deux. » (op. cit. p. 95). 10. Dans les termes de la critique de Levinas dans Levinas E. (1961), Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. La Haye, Martinus Nijhoff.
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appelé aussi esthétique transcendantale), il faut ici soumettre l’ego à une non-position a priori. A. Schnell a décrit cette méthode sous le terme d’« induction transcendantale », qui vise à induire la générativité de l’ego dans des processus transcendantaux anonymes et proprement pré-subjectifs 11. La phénoménologie du penser, telle qu’elle s’est progressivement construite dans l’œuvre de Richir, vise principalement à rendre compte de la phénoménalisation de la pensée, de l’imagination, du souvenir, et d’autre part, depuis cette analyse génétique de déterminer la qualité proprement phénoménologique des concepts et idées philosophiques. Le champ problématique dans lequel la phénoménologie du penser se déploie consiste dans le réinvestissement phénoménologique de la notion de sens tant en ce qui concerne sa genèse que sa position. Le contenu thématique du sens ou l’élucidation de sa vérité à l’égard du vécu, de la réalité, etc. n’intéresse pas la phénoménologie du penser. Richir s’intéresse plutôt à la déhiscence du sens, à son clignotement et aux processus de fixation. En premier lieu parce que le sens immanent est toujours débordé d’un excès que la thématisation noématique ne peut pas totaliser. Non que l’on aurait trop à dire, mais que les racines transcendantales du dire plongent dans l’abîme des « phénomènes comme rien-que-phénomènes », c’est-à-dire dans une strate où le sens est encore en amorces plurielles, mobiles et indéterminées mais toujours habitées de concrétudes élémentales et sauvages. Cela implique qu’au sens actuellement présent à la conscience, est supposé un reste qui lui est inactuel, absent, inconscient, mais qui colore manifestement la présence du sens. Comment rendre compte du libre surgissement d’une idée ou d’une image ? Comment décrire le coup d’envoi de la phénoménalisation puis de la déhiscence du sens ? Afin de rendre compte de la générativité du sens, une première distinction s’impose entre le langage et la langue. Quand Richir fait référence à la langue, il s’agit de la langue maternelle, ou du moins, la langue « dans » laquelle je pense et je parle. En vue de la plonger dans la phénoménalisation du sens, procédons d’une construction à rebours de la constitution, construction qui doit toujours partir de la concrétude factice, et remontant à contre-courant, dans le zig-zag d’une sorte de schématisme réfléchissant, ne se donnant pas d’emblée 11. Schnell A. (2021), Le clignotement de l’être, Paris, Hermann.
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ce qu’il y a à construire. Partons de la langue maternelle, comme évidence vécue et tâchons d’en construire/déconstruire la genèse depuis des contraintes proprement phénoménologiques. La langue est un ensemble d’habitus et sédimentations de sens institués, puisque relevant de la culture, avec ses métissages et transgressions. La langue est arbitraire du point de vue phénoménologique, puisque sans origine attestable. Certes on peut effectuer des études paléolinguistiques pour proposer des hypothèses sur l’origine du langage, toutefois, la langue maternelle est, pour nous, toujours déjà là de manière inquestionnée. Toute hypothèse à l’égard de son origine s’articulant dans la langue elle-même, il y a ici un risque de tautologie symbolique qu’il s’agit de contourner. La langue est l’exemple paradigmatique de ce que Richir appelle « institution symbolique ». Prenons ici le temps de définir ce concept qui fait référence, chez notre auteur, au registre du sens institué par la culture. Remarquons déjà qu’il est assez difficile de trouver une définition définitive et claire de ce terme dans l’œuvre de Richir bien qu’il soit systématiquement mobilisé dans son économie conceptuelle à partir de l’Expérience du penser et ce, jusqu’aux travaux les plus tardifs. Dans le liminaire de cet ouvrage, Richir décrit le concept d’institution symbolique comme « à peu près » équivalent à ceux de Stiftung et Urstiftung chez Husserl. Les aperceptions de l’institution symbolique, traversent le temps et peuvent se re-temporaliser en présence, sans pour autant relever du souvenir. L’institution est toujours déjà là, non pas comme une modalité intentionnelle, mais comme la matrice symbolique, ou sémiotique, dans et depuis laquelle toute intentionnalité peut se former. Pour autant, il ne pourrait s’agir d’une strate proprement transcendantale qui pourrait fonctionner comme la matrice nourricière du penser (parce qu’il ne peut y avoir Stiftung sans Sinnbildung, nous y reviendrons). Il s’agit plutôt de la matrice de codage symbolique propre à un groupe humain, situé avec une certaine extension temporelle et spatiale. En première approximation, nous proposons le terme d’institution symbolique pour remplacer celui de « culture », parce que celui-ci a toujours été opposé, classiquement à la « nature », et parce que les cultures dites archaïques – c’est-à-dire en fait non marquées par l’institution de la philosophie – n’ont pas pensé ou élaboré cette opposition comme telle. Ce qui est pour nous la « nature » y est complètement intégré au champ de la « culture », la « nature », la physis, étant, depuis les physiologues ioniens, d’institution philosophique,
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et encore plus la physique qui l’étudie, qui vient au jour avec Aristote avant d’être reprise, tout autrement, à l’époque moderne. Par institution symbolique, nous entendons donc tout d’abord, dans sa plus grande généralité, l’ensemble, qui a sa cohésion, des « systèmes » symboliques (langues, pratiques, techniques, représentations) qui « quadrillent » ou codent l’être, l’agir et les croyances et le penser des hommes, et sans que ceux-ci en aient jamais « décidé » (délibérément), ce pourquoi nous utilisons le terme, anonyme, d’institution, nécessaire pour comprendre ce qui, par l’institution, paraît comme toujours déjà « donné » d’ailleurs. Son paradoxe fondamental est donc de paraître toujours déjà constituée, tout d’abord et le plus souvent inaperçue comme telle, ne se livrant jamais avec son origine, et d’être en même temps l’objet de multiples apprentissages, au demeurant jamais exhaustifs – c’est ce qui fait le nerf de l’éducation humaine, dont on sait qu’elle est infinie et qu’elle ne peut jamais conduire à l’omniscience et à l’omni-sapience 12.
L’institution symbolique opère « par-delà nature et culture », ou plutôt en deçà, puisqu’elle est la matrice dans laquelle cette opposition prend corps, du moins dans l’histoire moderne de la pensée occidentale. Richir avait donc vu, avant Philippe Descola 13, l’écueil de l’ethnocentrisme dans la pensée moderne. Modernité des lumières qui imprègnent bel et bien la phénoménologie de Husserl et qu’il s’agit de débusquer dès l’amont. Ceci dit, l’institution symbolique dans laquelle se déploie la pensée de Richir, la mienne ou celle du lecteur de ces lignes, ne saurait se limiter à l’institution de la philosophie et s’étend, de proche en proche, à un ensemble d’agglomérations plus ou moins cohérentes et dans/entre lesquelles nous naviguons pour « faire » du sens. L’institution symbolique peut aussi être pensée comme la sédimentation infinie de couches géologiques, travaillées de mouvements telluriques de forces sismiques, et percées de concrétions plus ou moins enfouies ou affleurantes, etc. mais constituant bel et bien un sol pour l’expérience. Si la terre ne se meut pas, c’est en quelque sorte parce que son noyau est tenu par sa croûte externe. L’institution symbolique est en ce sens à la fois la couche sédimentaire, en partie constituée de ce qui reste de la vie phénoménologique précédente, d’effectuations passées, elle est aussi ce qui permet de bâtir, d’habiter et de penser. 12. Richir M. (1996), L’expérience du penser : phénoménologie, philosophie, mythologie, op. cit., p. 14. 13. Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
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L’institution est ainsi un mélange tout à fait hétérogène et métissé d’influences diverses, grandissant et mourant dans une promiscuité relative. En ce sens, l’institution symbolique est infinie, inépuisable et créatrice. Nous verrons que la Stiftung de la subjectivité, avec sa facticité propre, s’agence et croit sur un amoncellement de ruines. C’est pourquoi Richir s’oppose fermement à l’idée d’un structuralisme linguistique ou anthropologique, mais aussi à l’acception de la Stiftung chez Husserl, qui ne relève que de l’univers symbolique, sans dehors. Au contraire, s’il y a une vie propre à l’institution symbolique, si elle n’est pas qu’un corpus institué une bonne fois pour toutes, c’est qu’il y a du phénoménologique, c’est-à-dire de la Sinnbildung qui y joue dans ses tréfonds et entre ses prises. Autrement dit, ce qui fait la vie de l’institution c’est le fait qu’on l’habite comme elle nous habite. La langue, de ce point de vue, est un exemple remarquable d’institution symbolique, dans la mesure où, l’ensemble des règles grammaticales, du stock lexical, de l’ensemble des livres écrits en telle langue n’épuisent pas la langue. La langue est toujours un agencement impur de langues et de manières de dire la langue, de surcroît elle est toujours performée par un sujet qui est lui-même tordu par elle. L’institution fait donc référence à la langue et pas seulement aux règles de grammaire ou à l’Académie française, mais à son usage, à la langue maternelle et à tout ce qu’on lui fait subir pour parler de nous et de ce qu’il se passe : le verlan, l’argot, les patois, le babillage ou la poésie. On tord la langue pour habiter le langage, c’est indispensable, sinon nous parlerions comme des intelligences artificielles, la langue serait morte et froide, ne signifierait rien d’humain. Nous ne parlerions alors que d’une eidétique fole, qui ne relèverait que de la logique rudimentaire de la grammaire. L’eidétique de la langue est en fait celle que nous avons appelée plus haut « eidétique ideelle » propre à ce qu’il reste d’idéalisme transcendantal chez Husserl et que Richir avait critiquée comme tautologie symbolique. Il faut reconnaître pourtant que la langue est construite de normes qui s’instituent et se sédimentent (en nos termes, elles s’établissent), que ses règles sont vécues comme inquestionnées et s’ordonnent d’elles-mêmes dans le dire. Il y a une sorte de synthèse passive que l’on peut situer au niveau architectonique de l’institution symbolique, nous y reviendrons. Le concept d’institution symbolique s’oppose radicalement à une perspective structuraliste ou relativiste. En effet, il n’y a rien de définitif dans l’institution symbolique, il n’y a pas d’origine et pas de fin, bien
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que celle-ci, multiple qu’elle est, s’agglutine et s’enchaîne de multiples intrigues propres à l’histoire factice des humains. Par ailleurs, il est important de souligner qu’il n’y a, du point de vue d’une épistémologie rigoureusement phénoménologique, rien qui puisse permettre de situer un dualisme du registre phénoménologique et du registre symbolique en régime d’attitude naturelle étant donné que le sens est fondamentalement tissé de leur coalescence. Les sédimentations de l’institution symbolique et de la langue maternelle, ne peuvent en effet avoir un sens humain que dans la stricte mesure où l’on peut tordre la langue pour performer un sens qui nous concerne en propre. Cela parce que le champ sédimenté de l’institution est irrigué d’autre chose que de lui-même. Il y a, en terme richirien, un excès du langage sur la langue. Cet excès fait référence à la vie phénoménologique qui déborde toujours les catégories linguistiques et qui en fait la singularité, comme la facticité. Quel est donc le statut phénoménologique de cet excès et de cette vie qui investissent ou habitent la langue ? Dans une importante note Du sublime en politique Richir écrit dès 1991 : Malgré leur hétérogénéité d’origine, champ phénoménologique et champ symbolique se recouvrent et se recoupent dans l’expérience humaine, au sein de l’élaboration symbolique 14. Il n’y a pas d’institution symbolique « vivante » sans le jeu, en elle, de la dimension phénoménologique comme dimension d’indéterminité, et sans la question de l’instituant symbolique. Mais sous peine de le rabattre entièrement au champ des codages symboliques de l’institution, ce dernier, qui ne peut pré-contenir les déterminités, ne peut non plus être conçu sur le mode d’un principe agissant de manière déterminable, selon des styles de causalité plus ou moins complexes. Comme on le verra, l’instituant symbolique est plutôt le lieu de l’énigme, celle de la rencontre, ou du malencontre, entre champ symbolique et champ phénoménologique. À ce titre, dans la rencontre, il y a un double statut à la fois symbolique et phénoménologique. Il est instituant en tant que l’homme s’y institue, comme l’énigme qu’il constitue pour lui-même, dans son ancrage aux deux champs. Dans la malencontre, l’instituant s’autonomise comme le Grand Autre machinant machinalement le champ symbolique, c’est-à-dire les êtres, les choses, leurs relations et leurs pratiques – il est l’illusion active et
14. Qu’il appellera plus tard « Processus primaire » en référence à Freud, j’y reviendrai.
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donc efficace d’un ordre symbolique « marchant tout seul », illusion dont le structuralisme comme doctrine et comme idéologie s’est montré complice 15.
Champ symbolique et champ phénoménologique (qui est dans le contexte de ce texte le champ anonyme des phénomènes-de-monde) sont les deux termes d’une énigme et ne peuvent qu’être renvoyés dos à dos. Richir évite ici habilement l’illusion transcendantale consistant à poser l’un comme fondateur de l’autre. Phénoménologique et symbolique s’articulent au contraire d’indéterminité et d’arbitraire (très différents pour l’un et l’autre), et sont amenés à se rencontrer ou se manquer au gré des contingences factices de la vie humaine. L’instituant symbolique est le lieu de contact du symbolique dans le phénoménologique, en tant que tel il est indivis et indéfini, il est l’un et l’autre. L’« événement » ou le « lieu » de l’instituant symbolique n’est proprement nulle part dans le temps et l’espace empirique, puisque les précédant. Il est le rappel ou la répétition d’un événement qui n’a jamais eu lieu, sinon dans un passé immémorial parce que jamais proprement vécu. Pour autant, l’instituant symbolique comme archi-événement et comme archi-lieu procède d’un premier nouage des deux champs qui s’y découvrent simultanément. On peut reprendre l’expression fort utile de Lacan à cet égard « point de capiton », le concept richirien ajoute que l’instituant symbolique est générateur d’espace et de temps, il est en cela un premier point de contact, ou encore un premier ici-absolu d’orientation dans l’expérience d’une réalité toujours indéfiniment symbolique et phénoménologique. Je reviendrai en détail sur la genèse développementale de la réalité quand nous aborderons la lecture richirienne de Donald Winnicott. Cela implique dès lors qu’une institution symbolique sans « jeu phénoménologique » serait une civilisation morte ou totalitaire. Et qu’aucune expérience immanente ne saurait être proprement vécue sans que la vie phénoménologique du champ phénoménologique ne soit, d’une manière ou d’une autre, codée par les intrigues de l’institution symbolique. Dans l’expérience humaine, les deux champs sont en coalescence mutuelle de rencontre ou de malencontre « dans » l’instituant symbolique, lieu secret et sacré 16 de leur nouage. Pourtant, 15. Richir M. (1991), Du sublime en politique, Paris, Payot, p. 14. 16. Dans la fameuse note de la page 14 du Du sublime en politique que Richir reproche au structuralisme de s’être rendu complice d’une sorte de profanation,
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l’entreprise phénoménologique telle que Richir l’envisage, va consister à entrer en zig-zag au sein de cette coalescence pour rendre compte de la phénoménalité propre aux sens se faisant. Qu’est-ce que cela signifie pour l’expérience du penser ? Pour Husserl, la genèse des aperceptions de langage relève de la constitution par l’ego transcendantal d’un sens intentionnel, l’horizon génératif de l’aperception s’ordonnançant à l’aune d’une eidétique universelle, fût-elle inaperçue de prime abord mais toujours supposée opérante (eidétique de la subjectivité transcendantale dans son rapport à l’eidétique de l’intersubjectivité transcendantale). Richir propose de décrire la genèse du sens (pouvant se donner, par exemple, en aperception) à partir des opérations d’un champ transcendantal non égoïque (anonyme) depuis lequel naissent et meurent une pluralité concrète d’amorces de sens. La concrétude sur laquelle insiste Richir, en réaction à l’abstraction qu’il dénonce chez Heidegger, consiste principalement à déjouer l’implosion de la langue philosophique en simulacres ontologiques et illusions transcendantales. Il est pourtant difficile de définir un sens positif à la phénoménologie concrète (qui soit, au moins, manifestement concrète). Retenons pour la suite que ce que Richir nomme phénoménologie concrète s’appuie sur la méthode hyper-critique de l’épochè phénoménologique hyperbolique et du zig-zag phénoménologique pour sentir, à même l’expérience du penser, la « vibration en excès ou en débordement » du sens se faisant (Sinnbildung) qui « clignote en écho à la vibration » de son institution (Sinnstiftung) 17. Il s’agit, autrement dit, de rendre compte du clignotement ou du vacillement de la phénoménalisation, mise en mouvement des concrétudes phénoménologiques élémentaires que « sont » les Wesen sauvages. La phénoménologie concrète qu’appelle Richir procède en fait d’un double mouvement de reconnaissance. D’une part, Richir reconnaît que la question de l’institution symbolique (et de son instituant) est une question pouvant être investiguée par le phénoménologue, notamment dans ses jeux et son énigme, comme déterminité de l’expérience. D’autre part, il dégage la voie à l’explicitation des phénomènes comme rien que phénomènes, reconnaissant ainsi l’indéterminité radicale de l’expérience, indéterminable mais bien consistant à dévoiler positivement l’instituant symbolique comme structure. Selon lui au contraire, l’instituant symbolique est indéfini et immémorial, en cela inconnaissable, sauf à se piéger dans l’illusion transcendantale, ou nous le verrons dans le délire. 17. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon. p. 21.
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sensible comme requête, excès, appel ou débord. La phénoménologie concrète, qui deviendra celle de l’interfacticité transcendantale s’ouvre explicitement avec Phénoménologie en Esquisse et c’est pour cette raison que nous avons choisi d’explorer la pensée richirienne depuis cette étape de son œuvre. Il ne suffit donc pas de supposer un champ transcendantal in-fini et encore inachevé, mais de rendre compte, de se donner les moyens de penser « l’Océan 18 » de la multiplicité inchoative des phénomènes comme rien que phénomènes. Richir insiste vigoureusement sur le risque de ne vouloir accéder au fin mot de l’expérience que par les profondeurs propres à la langue philosophique, plutôt il envisage une anamnèse du sens se faisant. Il écrit : L’épochè phénoménologique, devenue hyperbolique par le clignotement phénoménologique de la phénoménalisation, est de tous les contextes, originairement plurielle car originairement inopinée et immaîtrisable, l’épochè phénoménologique hyperbolique méthodologiquement pratiquée n’en étant que la mimèsis, mise en jeu dans son anamnèse. Il faudra s’entraîner à penser depuis la pluralité, et non pas, comme ce fut le cas dans la tradition classique […] depuis l’Un ou l’unité 19.
Bien que Richir n’ait pas formulé explicitement le problème en ces termes, il apparaît évident désormais qu’il nous donne les moyens de penser une phénoménologique de l’inter-facticité transcendantale ne partant pas de prime abord d’un a priori de la cohérence et de la concordance. Nous espérons ainsi mener la question en retour vers ce point aveugle de la recherche husserlienne, tâche pour nous indispensable au dévoilement d’une phénoménologie de la folie. Reconduire l’anamnèse du sens à son anonymat n’implique pas que le sens se fasse seul, il nous « requiert 20 » écrit Richir. Cela ne signifie pas pour autant que le sens gise là comme une matière de représentations disponibles pour nos pensées. Le sens se fait en coalescence indiscernable avec l’ipséité qui s’y origine elle aussi de la masse concrète du champ des effectuations transcendantales. Il apparaît que si nous ne sommes pas dans l’expérience actuelle aux prises de la multiplicité 18. Ibid., p. 25. 19. Ibid., p. 22. 20. Ibid., p. 21.
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inchoative c’est que le sens peut se structurer, se tisser et s’orienter vers le langage. Comment penser maintenant la Bildung du sens, juste avant sa Stiftung. Autrement dit, comment le sens se fait en cohérence tendancielle antérieurement à sa formation en langage ? Richir écrit : Il nous fallait donc tenter ce paradoxe inouï de chercher à montrer qu’il y a une certaine cohérence, qui n’est pas de la stabilité, en régime d’hyperbole, c’est-à-dire de contingence radicale. Ou plutôt, plus rigoureusement, de déceler une certaine cohésion, antérieure en droit à tout concept, et qui ne relèverait de l’arbitraire que dans le contexte de l’intrigue symbolique d’un Malin Génie particulièrement pervers. Cohésion certes inextricable, qui est celle des schématismes de la phénoménalisation, parce qu’elle est toujours inchoative, extraordinairement complexe et enchevêtrée, et toujours mobile ou instable : paradoxe de ce qui, comme phénoménalisations plurielles, devrait attester ultimement de la phénoménologie, alors même qu’il est insaisissable, fuyant, sans exemple clair et précis sur lequel, comme sur une figure géométrique, on pourrait au moins le montrer, l’exhiber 21.
Richir adresse ici le paradoxe d’une phénoménalisation cohérente (dans le présent) et concordante (dans le temps et dans l’intersubjectivité) qui prendrait pourtant son origine de la multiplicité inchoative et l’instabilité. Comment peut-on expliquer que notre expérience actuelle soit fiable et concordante, que mes pensées s’enchaînent dans une cohérence apparente, que mon identité personnelle apparaisse continue sans poser un champ phénoménologique déjà structuré et cohérent en lui-même et par avance ? Cohésion sans concept qui tient chez Merleau-Ponty au schéma corporel comme invisible du visible, prend ici une dimension symbolique, mais pas seulement, sans quoi elle relèverait des machinations d’un Malin Génie produisant une illusion de cohérence. Le Malin Génie correspond dans la citation précédente à ce que Richir appelait alors le Grand Autre, en référence à Lacan, figure d’un instituant symbolique dissocié du champ phénoménologique et produisant (et fondant) une institution symbolique proprement fantasmatique, ou plus précisément délirante, nous y viendrons. L’énigme de l’instituant symbolique et de son rapport à l’Einstimmigkeit se tient ici, laissons-le pour le moment et revenons 21. Ibid., p. 24.
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à la stratification de l’expérience du penser proposée par Richir afin de délayer les médiations successives des rapports entre le champ phénoménologique et le champ de l’institution symbolique. L’expérience du penser s’enracine pour Richir sur le « sol » instable et mouvant des phénomènes comme rien que phénomènes se phénoménalisant au travers du codage toujours imparfait de l’institution symbolique. Richir donne à ce sol des formes et des matérialités diverses au cours de son œuvre. La phénoménalisation est tendue sur un rien (d’espace et de temps) vibrant, ou un océan comme nous venons de le voir. Le plus souvent Richir préfère la métaphore géologique pour la description de son architectonique 22. Dans les écrits les plus tardifs il utilise le concept platonicien de Chôra, sur lequel je reviendrai abondamment. Quoi qu’il en soit de la question extrêmement ténue de la tessiture ou de la matérialité du champ phénoménologique, il est utile selon Richir de construire des étaies méthodologiques permettant la descente en zig zag au sein des registres phénoménologiques de la phénoménalisation. Au-delà de la division classique entre les sphères immanentes et pré-immanentes, entre activité et passivité constitutives ou encore entre prédicatif et anté-prédicatif, Richir préfère poser une stratification permettant une clarification architectonique. Si l’on veut, à titre de repère didactique, poser une stratification des niveaux architectoniques, nous pouvons nous repérer comme suit : 1) Présent de la conscience : Le point de départ de la réduction architectonique est toujours la sphère d’immanence d’où se donnent les phénomènes dans le sens husserlien, intentionnels donc, posés et déterminés perceptivement dans l’espace. Il s’agit de la Stiftung de l’aperception perceptive, accompagnée de l’aperception de la conscience, se phénoménalisant comme présent pour moi. On retrouve ici les aperceptions perceptives, les imaginations, les idées claires, les émotions 23. 2) Présence sans présent assignable : La pensée, l’image mentale ou l’émotion instituées apparaissent toujours comme entourées d’un halo d’indétermination, un reste qui en fait la vie phénoménologique, 22. Il faut remarquer que les métaphores océaniques ont donné lieu au magnifique commentaire du Moby Dick de Melville : Richir M. (2013), Melville. Les assises du monde, Paris, Sens & Tonka. 23. Nous reviendrons sur les conséquences de l’architectonique sur la phénoménologie de l’affectivité dans notre prochain chapitre.
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indéterminée, infigurable tout à fait, en clignotement avec la strate supérieure. Cette strate correspond à la temporalisation de phantasía perceptive où Richir va situer le nouveau départ de la phénoménologie. C’est la strate de la spatialisation du Phantasieleib (ici insituable) et de la temporalisation de la présence, sans qu’aucun présent n’y soit comme tel, assignable. Cette strate est accompagnée d’une aperception de la conscience comme présence à soi 24. Ici se situe, de manière tendancielle, une frontière (insituable) entre le « conscient et l’inconscient ». Ici débute aussi la sphère de pré-immanence. 3) Synthèses passives de 1er degré 25 : il s’agit du registre correspondant à l’inconscient symbolique, celui dont s’occupe la psychanalyse. Cette strate de sens est pré-immanente de la langue, strate de passivité, mais prédicative et symbolique. C’est le lieu de l’élaboration symbolique ou du processus primaire tel que l’a défini Freud, nous y reviendrons. C’est aussi le lieu de la Sinnstiftung asubjective. L’épochè phénoménologique husserlienne nous conduit à la limite de ce registre, c’est l’étage de l’eidétique idéelle (institué par l’institution de la langue philosophie). La « matrice générative de la Sinnbildung » qui se découvre désormais ne peut être pensée phénoménologiquement qu’en effectuant (en construction ou induction) une épochè phénoménologique hyperbolique déjouant les tautologies symboliques. 4) Synthèses passive de 2e degré : Ici commence ce qu’on peut appeler avec Merleau-Ponty et Richir l’inconscient phénoménologique. Il s’agit de l’étage où s’agencent les phénomènes de langage (phénomènes de monde en langage), correspondant à ce que Descartes appelle le « penser », c’est le registre propre à la Sinnbildung en langage. On retrouvera ici les effectuations propres aux schématismes phénoménologiques de la phénoménalisation. Le Phantasieleib y trouve sa Leibhaftigkeit et son schématisme corporel propre. 24. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Millon. p. 31. 25. Stratification des synthèses passives que l’on retrouve pour la première fois détaillée dans les Richir M. Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 137-190. À noter que si l’on parle encore de synthèse passive, la reformulation de la phénoménalisation des phénomènes permet de rendre compte de l’activité, asubjective propre à la passivité. De sorte qu’il serait peut-être plus juste de poser une dichotomie entre subjectif et asubjectif entre les strates de la présence sans présent assignable et celle des synthèses passives de 1er degré.
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L’épochè phénoménologique hyperbolique (anamnèse du clignotement de la phénoménalisation) nous conduit à la bordure la plus en amont de cette strate, contiguë du registre le plus archaïque du phénoménologique. Pour s’acheminer vers les strates les plus profondes ou archaïques de la phénoménologie, il faut encore faire un « saut » hors langage. 5) Synthèses passive de 3e degré : Le registre le plus profond et archaïque de la phénoménologie correspond à l’inconscient phénoménologique hors langage. C’est le champ de proto-temporalisation / proto-spatialisation des phénomènes comme rien que phénomènes. Il s’agit d’une strate non seulement anonyme mais encore fondamentalement non-subjective. Les schématismes de phénoménalisation hors langage, qui s’y agencent comme amorces proto-ontologiques de la Sinnbildung hors langage, sont an-archiques et a-téléologiques. Les registres architectoniques sont empilés les uns sur les autres, principiellement inséparables mais respirant ou pulsant, en quelque sorte, de l’un à l’autre en systoles et diastoles mutuelles. Ils sont indissociables dans l’expérience, sauf à opérer méthodiquement l’épochè phénoménologique hyperbolique en mesure de fixer les bords respectifs de deux registres (relativement l’un plus archaïque et l’autre plus institué) pour observer entre eux la vibration d’un mouvement sans corps mobile. Il s’agit, nous le verrons, d’une dissociation (Spaltung) méthodiquement induite dans la profondeur des strates architectoniques de la phénoménalisation. Cette méthode qu’A. Schnell a aussi appelée « induction phénoménologique », nécessite par ailleurs une construction phénoménologique visant à tenir temporairement l’hypostase des deux bords. C’est par la pratique de la langue phénoménologique ellemême que de telles opérations méthodiques s’effectuent. Cette sorte de réduction, que Richir qualifie d’architectonique, trouve une autre voie dans une réduction que j’appellerais pour ma part « psychopathologique », dans laquelle la Spaltung est déjà là, comme la plaie béante donnant à voir, bien malgré la personne concernée, des effectuations architectoniques qui sans cela resteraient enfouies dans le jeu infini des transpositions mutuelles et entrelacées des registres architectoniques. Le schéma présenté plus haut n’a donc de valeur qu’à titre de repères « posés » de manière méthodique, ou encore « fictive ». Il ne s’agit pas de « prendre au mot » la division richirienne des registres qui relève selon ses termes de « métaphysique fiction » ou encore d’une construction phénoménologique pouvant permettre de repérer les transpositions
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entre registres qui s’y opèrent dans la genèse du sens. En effet, l’architectonique ne s’agence pas selon les niveaux d’être mais selon les nécessités de la rencontre de problèmes et de questions 26. Cela veut dire que le philosophe effectuant l’épochè phénoménologique hyperbolique se place en mimèsis, formulant des problèmes, à l’encontre des questions, quant à elles toujours inactuelles, des phénomènes comme rien que phénomènes. Les strates sont des registres du (des) sens se faisant, mais n’existent pas en elles-mêmes, elles sont toujours dans un rapport de relativité mutuelle, n’apparaissant que tendanciellement. Richir écrit par exemple dans Phénoménologie en esquisses : En ce sens, insistons sur le fait que le plus archaïque ne l’est, par rapport au moins archaïque, que par sa situation dans le clignotement. Tout clignotement phénoménologique a lieu par rapport à deux pôles, l’un dont les éléments sont plus définis – et c’est méthodiquement le point d’entrée du clignotement –, et qui les fait clignoter entre l’apparition et la disparition, l’autre dont les éléments le sont moins, pointant vers l’apparition quand, à l’autre pôle, les éléments sont en voie d’apparition, ces deux clignotements s’effectuant, comme nous le disons, en écho, et le passage d’apparition en disparition se faisant dans l’instantané (exaiphnès) du revirement de l’un à l’autre 27.
L’instantanéité du revirement, nous le verrons n’est pas sans durée, mais se situe en amont de la conscience du temps, précisément parce que le clignotement est le rythme propre à la temporalisation (sans présent assignable). D’autre part, s’il y a bien un saut qualitatif entre registres, la frontière de l’un à l’autre n’est pas situable comme une limite dans l’espace, il s’agit plutôt d’une « frontière », un milieu pulsatile de contact. L’épaisseur de cet « espace » revêt pour nos recherches une importance cruciale puisque c’est au sein de ces « espaces » qui ne sont, à proprement parler, rien d’espace et de temps, que vont s’agencer les jeux mutuels de l’interfacticité transcendantale au sein de ce que nous nous acheminons à mettre au jour comme élément du contact. Avec la réduction architectonique, Richir découvre les jeux et déformation cohérente qui ont lieu dans le passage d’un registre phénoménologique à l’autre. La critique radicale de l’eidétique husserlienne à l’origine de la refonte de la phénoménologie conduit à réinterroger le 26. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 27. 27. Ibid., p. 33.
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type de rapport de conditionnalité et de constitution qui existe entre le champ transcendantal et le champ de conscience. Le « principe » d’indétermination propre au registre le plus archaïque de la phénoménologie (an-archique et a-téléologique) il n’y a plus de rapport de conditionnalité linéaire ou pré-structuré entre les registres. Pourtant en « sautant » d’un registre à l’autre, le sens mature, grandit, devient de moins en moins indéfini à mesure qu’il est travaillé du codage symbolique qu’il traverse et qui le traverse. Il n’est pourtant pas question de revenir ici sur une téléologie apriorique qui pré-structurerait cette déhiscence mais il y a bien une cohérence dans la métamorphose. D’un registre à l’autre il y a saut ou hiatus, avec une vibration en reste, un écho dédoublé dans ce que Richir nomme transposition architectonique : Quant à elle, la réduction architectonique consiste précisément, par l’usage méthodique de l’épochè hyperbolique, à référer le registre institué, et qui est analysé, au registre sur lequel, à la manière de Husserl dans sa conception de la Stiftung, qui est pour nous institution symbolique, ce registre se fonde par Fundierung ; et à analyser les structures de déformation cohérente qu’il y a toujours, dans la Stiftung, du registre fondateur (fundierend) par son passage, qui est transposition architectonique, au registre fondé (fundiert), le registre fondé demeurant transpassible, au sens de Maldiney, au registre fondateur qui dès lors ne relève plus des possibilités propres au régime fondé, mais de ce qui, eu égard à celles-ci, est transpossible, toujours au sens de Maldiney 28.
Le « principe » (an-archique) de déformation cohérente de la transposition architectonique procède d’un rapport de transpossibilité du registre le plus archaïque, fondateur, au registre fondé, ce dernier restant transpassible à l’archaïque. Il y a une promiscuité et un empiètement d’un registre sur l’autre, de sorte que l’archaïque est toujours implicitement là, une présence étrange dans le sens institué au registre d’aval. Richir rend ici hommage à Henri Maldiney avec la reprise des concepts de transpossibilité et de transpassibilité hérités de Penser l’homme et la folie. Pourtant, il apparaît au lecteur attentif que l’usage de ces concepts opératoires diffèrent substantiellement entre les deux philosophes. Signalons d’abord que Maldiney ne définit jamais clairement à quoi
28. Ibid., p. 27.
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il fait référence, y compris dans son article éponyme 29. Richir, d’autre part, use de ces concepts sans jamais expliciter leur sens opératoire. Cela peut être compris par le fait qu’en tant que concept opératoire, transpossibilité et transpassibilité ne peuvent rendre compte verbalement (symboliquement) du type d’économie de rapport marqué par l’indétermination. Dès lors, la réduction architectonique dévoile un changement de sens du transcendantal. Celui-ci n’est plus à penser comme ego effectuant et fondant eidétiquement les conditions et structures de possibilité de la conscience mais comme champ de sens inactuel et proto-ontologique (Richir parle d’amorce de sens) s’actualisant par étapes ou sauts d’un registre à l’autre et se déterminant à mesure qu’il s’institue. Ceci dit, les transpositions entre registres ne se font jamais de manière coïncidente (bien que le plus souvent, et superficiellement, cohérente), il y a un reste d’inactuel, ou d’archaïque dans l’actualisation. L’actuel (fondé, donc) reste ainsi transpassible à l’archaïque (fondateur). L’actuel est pourtant traversé de l’inactuel qui l’a vu naître, bien qu’il ait perdu toute possibilité de retour vers lui. Qu’en est-il alors de la possibilité même de cette anamnèse « compréhensive » des métamorphoses du sens ? Peut-on remonter le cours de la phénoménalisation pour se donner en intuition son origine ? Richir ajoute un point méthodologiquement crucial : Par là, où le passage du plus ou moins archaïque est réglé par des Stiftungen qui peuvent (sans le devoir nécessairement) s’enchaîner à la manière de Husserl comme autant de Fundierungen dont l’une présuppose la précédente (les enchaînements ne s’enchaînant pas à leur tour en une unique ou grande chaîne ayant le plus archaïque comme premier maillon « absolu »), par là s’ouvre la possibilité d’une phénoménologie génétique, mais en un autre sens, parce que bien plus large, que le sens husserlien 30.
Il n’y a donc pas une seule histoire phénoménologique des phénomènes, mais une multiplicité enchevêtrée de prémisses inactuels, appelant à s’actualiser et s’instituant de manières multiples et transpossibles l’un à l’autre.
29. Maldiney H. « De la transpassibilité. » in Maldiney H. Penser l’homme et la folie, op. cit. 30. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 27-28.
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Si nous prenons maintenant la phénoménalisation dans l’autre sens, non pas de l’aval (du fondé) vers l’amont (le fondement), dans une perspective génétique qui se perd dans le brouillard et les halos d’horizons transpossibles embrouillés à chaque étape, mais que nous construisons en retour le chemin tortueux du sens de l’amont (fondateur) vers l’aval (fondé), alors nous voyons mieux le sens d’une phénoménologie générative. Celle-ci ne peut être rigoureusement comprise que comme la reconstitution après coup des effectuations multiples résidant dans la phénoménalisation des excès, écarts et lacunes. Comment rendre compte des linéaments de la genèse du sens ? Que se passe-t-il selon ces coordonnées conceptuelles quand, par exemple, une idée vient à l’esprit, depuis le hors langage vers le langage puis en langue ? Richir va mener son analyse de la phénoménologie du penser à partir de la clarification génétique des rapports entre phantasía et imagination et d’autre part entre un registre de sens hors langage et de sens en langage. Commençons par le second rapport. Comment en phénoménologie, peut-il y avoir du sens hors langage ? En toute rigueur phénoménologique, on ne peut rien « dire » du hors langage. Pourtant on peut en repérer la nécessité architectonique : le sens ne peut pas être sens de lui-même, il serait alors aveugle et insensé, sans offrir d’espace pour une attestation transcendantale immédiate, c’est-à-dire pour une réflexivité. Si le hors langage relève bien d’une transcendance, il ne s’agit pas d’un domaine interdit, plutôt, au sens de Merleau-Ponty, d’un élément structurant du champ phénoménologique, mais qui reste pour lui-même dans l’ombre. Richir parle aussi de « Transcendance physico-cosmique » à l’égard du régime hors langage 31, retenons qu’il ne s’agit pas d’une transcendance métaphysique mais plus humblement d’un registre non accessible phénoménologiquement mais indispensable à la phénoménalisation. Le « sens » hors langage correspond chez Richir au champ des concrétudes phénoménologiques. Ce que nous avons appelé plus haut eidétique de champ est d’extension infinie, il n’y a pas une eidétique universelle mais une multiplicité de mondes eidétiques, pourtant structurés de concrétudes élémentaires (Wesen sauvages) ordonnées du schématisme phénoménologique de la phénoménalisation. Ce champ n’est pas fait de positivité que l’on pourrait se donner en intuition, mais peut se présentifier de manière indirecte au régime de la conscience. 31. Voir Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, Grenoble, Millon, p. 174.
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Cette présentification, co-extensive de la phénoménalisation, relève d’une transposition architectonique. La transposition architectonique est une déformation cohérente du non présent en présence sans présent encore assignable. Il s’agit donc d’une présentification au régime de la phantasía, au moins dans un premier temps. La modification qui a lieu entre les deux bords de la transposition est elle-même difficile à décrire. Sacha Carlson reformule de manière lumineuse ce problème dans son entretien avec Marc Richir : Autrement dit, il n’y a pas de foyer de sens absolument situable. On est toujours avant ou après, comme en écho d’une ombre qui se répercute en écho de ce qui est devenu foyer, cela dans un écart qui n’est ni temporel ni spatial… 32
Le schématisme de langage est un écho déformé mais structuré (après coup) d’un schématisme plus confus, celui du hors-langage. Il est très périlleux de prétendre trouver positivement le schématisme hors langage puisque le seul moyen d’accès que nous avons est le schématisme de langage dans ses effectuations vivantes, instituées en langue. On courait le risque de la tautologie symbolique consistant à confondre le régime fondé avec le régime fondateur. Le schématisme hors langage est animé, nous le verrons, d’un élément hylétique qui le traverse et le transi. Ce mouvement est le registre le plus archaïque du sens se faisant. S’il s’agit bien d’une passivité (à la conscience) on comprend qu’il est bien actif, en fonction. De sorte que, si nous reprenons notre propre terminologie, les axes, plis et proto-formes eidétiques sont transposés en quasi-images, que Richir appelle « Empreintes schématiques », ce processus correspond à « l’Einbildungkraft » que l’on pourrait traduire par imagination ou encore force d’imaginer. Dans l’économie conceptuelle de Richir, la mise en mouvement relève de l’affectivité, élément du sauvage, irréfléchi, proto-ontologique qui s’articule en excès aux schématismes pour « donner » en transposition des ombres ou des traces au registre encore incertain et bigarré de la phantasía perceptive. Cette dernière se présente comme un théâtre d’ombres, ombres de rien, il n’y a pas de « derrière quoi » de l’ombre. À ce registre Richir parle de phantasíai-affections, amorces vivantes et immatures du sens, chimériques d’affectivité en 32. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 174.
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voie de transposition et de phantasía « pure » transposées de l’animation des schématismes hors langage et en langage. C’est à partir de cette matière hylétique que se forme ou se façonne (comme on façonne la terre pour faire émerger une forme) des images, encore floues et indistinctes, puis de plus en plus définies, mais gardant de manière mystérieuse une qualité propre à leur élément formateur. La transposition ensuite au régime du présent immanent de la conscience, se fait au décours d’une transposition spécifique, que Richir nomme à partir de phantasía, Imagination, Affectivité, une Spaltung (dissociation ou clivage, j’y reviendrai). Richir voit une attestation de la genèse du sens quand, par exemple, une idée me vient à l’esprit. Imaginons une situation de conversation ordinaire. La discussion éveillant une question formulée selon les coordonnées d’un problème articulé en langue, cette question appelle (comme un appel d’air) en moi le sens qui va s’y pré-penser et pousser en moi. Quand l’idée me vient, le plus souvent en la formulant à haute voix, ou encore dans ma méditation, je sens d’une manière confuse que telle formulation en langue est concordante, ou pas, résonne ou dissone avec la question qui m’a appelé à prendre parole. De sorte que le plus souvent, nous ne nous satisfaisons pas de l’énoncé que nous avons trouvé. L’avons-nous d’ailleurs vraiment trouvé ou s’estil trouvé en nous ? Richir propose que, ordinairement, on ne pioche pas nos idées dans un catalogue de représentations pour trouver celle qui correspondrait à ce qu’il y a à dire, comme si cela existait préalablement quelque part dans nos profondeurs intimes. Mais que le sens se fait en nous, fraye une route incertaine, et que l’on sent de manière étrange et confuse s’il continue à toucher (nous appellerons cela contact du penser) ce que l’on vise, sans pour autant que le visé ne soit jamais là, existant pour lui-même. Bien sûr dans l’après coup, on peut dire « mais oui bien sûr c’est bien cela que je cherchais ! » Nous sentons alors qu’il y a une résonance mutuelle (un contact heureux) entre ce qui est dit et le mouvement propre du dire. Donc entre le sens fait, et les « fils conducteurs de la phénoménalisation » qui sont ce qui est visé dans le dire. Pourtant, même à ce moment, réside en nous un écart et un excès du dire sur le dit, la sensation qu’il y a bien encore à dire, qu’il y a un débord qui nous appelle à penser. Quand la pensée s’arrête, ce n’est jamais qu’il n’y aurait plus rien à dire ou que nous aurions pu épuiser le dire. Mais plutôt que nous sentons encore que nos mots ont perdu le contact avec le penser et s’y sont épuisés.
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L’expression « je ne sais plus ce que je voulais dire » pourrait ainsi être transformée en « je ne sens plus ce que le dire poussait en moi ». Quel est le sens de ce sentir de la concordance du pensée ? Comment rendre compte phénoménologiquement du fait que les pensées s’enchaînent, la plupart du temps, de manière cohérente et concordante l’une à l’autre, alors que nous avons vu que le sens n’est jamais fait d’avance, mais toujours en chemin se faisant. Afin de rendre compte de l’expérience schizophrénique du penser, ses blocages, fulgurances, du fameux « relâchement des associations » pointé dès 1911 par Bleuler comme symptôme primaire de la maladie 33, il nous faut les moyens de penser une anthropologie phénoménologique en mesure de rendre compte du processus d’association et de concordance de la pensée. Comment réinvestir phénoménologiquement l’intuition de David Hume quand à propos des associations d’idées, il écrit : Il est évident qu’il y a un principe de liaison (principle of connexion) entre les différentes pensées ou idées de l’esprit, et que, lorsqu’elles apparaissent à la mémoire et à l’imagination, elles s’introduisent mutuellement avec un certain degré de méthode et de régularité. Dans les réflexions les plus soutenues et dans les discours graves, la chose se voit si aisément qu’une pensée étrangère qui vient rompre le cours ou la chaîne régulière des idées, est aussitôt remarquée et écartée. Et même dans nos rêveries les plus déréglées et les plus fantasques, que dis-je même nos rêves nous découvrons, à bien y réfléchir, que notre imagination ne courait pas totalement au hasard, mais que, lorsqu’elle passait d’une idée à l’autre ce n’était point sans liaison 34.
Comment penser la continuité de la pensée et sa cohérence (donc sa possible incohérence) sans pré-poser ce principle of connexion ? S’agit-il que d’un après coup ? Pouvons nous convenir, à la manière de Hume, à une sorte de sélection naturelle des idées cohérentes qui ne nous ferait apercevoir que celles qui peuvent s’enchainer en langue et pouvant ainsi être rendues exprimables ? Nos recherches à l’égard de la phénoménologie du penser doivent pour le moment être suspendues à cette énigme. Il nous faut, pour aller plus avant, que nous puissions 33. Bleuler E. (1911), Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien, Leipzig und Wien, Deuticke. 34. Hume D. (2016), Enquête sur l’entendement humain, Édition bilingue (trad. Malherbe M.), Paris, Vrin, p. 73.
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examiner spécifiquement les deux composantes du sens se faisant. L’affectivité d’abord, dont il faudra examiner l’histoire conceptuelle dans la pensée de Richir, puis le sens très spécifique que notre philosophe donne aux schématismes.
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III Du problème de l’affectivité et de son attestation, prémisses à l’étude des psychopathologies chez Marc Richir
L’affectivité est l’une des choses (Sache) les plus difficiles à analyser et à suivre dans une phénoménologie, tant elle est susceptible de métamorphoses depuis ce qui est le plus archaïque dans le champ phénoménologique jusqu’aux transpositions architectoniques qu’elle subit au fil des diverses Stiftung de l’Histoire transcendantale 1.
L’épochè phénoménologique hyperbolique et la réduction architectonique nous ont permis de remonter à contre-courant le flot de la genèse du sens. La plongée dans l’abîme est désormais rendue possible grâce aux outils de la construction et de l’induction phénoménologiques. Dans les deux prochains chapitres, nous explorerons les deux éléments constitutifs du champ phénoménologique le plus archaïque : l’affectivité et le(s) schématisme(s) phénoménologique(s) de la phénoménalisation. Nous avons déjà pu sentir que l’un et l’autre de ces éléments ne peuvent être distingués dans l’expérience, mais sont pourtant l’un vis-à-vis de l’autre, en jeu dans et par la phantasía. Il faudrait, en toute rigueur méthodologique, les décrire ensemble, nous avons préféré, à visée didactique, les disjoindre pour les besoins de l’analyse. Cette séparation méthodique procède de l’épochè phénoménologique hyperbolique.
1. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, Grenoble, Millon, p. 443.
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L’affectivité est un thème de recherche qui a pris une importance croissante au cours de l’œuvre de Richir. Il est très clair que l’intérêt que porte notre auteur à la pensée psychopathologique se structure d’abord en vue de l’élucidation des modes d’attestation de l’affectivité. On peut distinguer deux périodes dans le travail de Richir à propos de l’affectivité. L’une se déploie dans les années 1990 puis le thème sera réinvesti à partir des années 2000. Période 1990 Ce champ de recherche trouve son origine dans Phénomène, temps et être (1987) mais se développe tout à fait dans de début des années 1990 avec notamment trois articles « La mélancolie des Philosophes 2 » (1990), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne de la Stimmung 3 » (1992) et l’article « Affectivité 4 » de l’Encyclopedia Universalis (1993). Je ne reviendrai pas sur le détail de cette première partie de la pensée richirienne de l’affectivité qui a été présentée en détail ailleurs 5, 6. Retenons pour la suite que dans ces premières recherches Richir est entré dans le problème de l’affectivité depuis les concepts heideggeriens de Stimmung et de Befindlichkeit. La Stimmung (traduisible par : résonance, ton ou ambiance) fait référence dans Être et Temps (1927) à la tonalité affective du Dasein, qui colore toujours déjà la rencontre actuelle du Dasein dans le monde. Le Dasein est jeté au monde selon une certaine disposition (Befindlichkeit) qui détermine comment les étants seront rencontrés. Pour Heidegger, l’affectivité n’est pas une catégorie de l’expérience humaine, réductible à un état psychologique ou perceptif. En terme husserlien cette fois, il s’agirait de la tonalité ou de la vitalité du rapport corrélatif qui se manifeste dans l’expérience de la temporalité et dans la temporalité de l’expérience. 2. Richir M. (1990), « La mélancolie des Philosophes » Annales de l’Institut de Philosophie de l’Université de Bruxelles : L’Affect philosophe Paris, Vrin, p. 11-34. 3. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung » Études phénoménologiques n° 15 : Phénoménologie et pathologies mentales. Bruxelles, Ousia, p. 82-117. 4. Richir M. (1993), « Affectivité. » Encyclopedia universalis. vol. 1, p. 347-353. 5. Gozé T., Grohmann T., Naudin J., Cermolacce M. (2017), « Providing new insight into affectivity in schizophrenia from Marc Richir’s phenomenology. » Psychopathology 50 : 401-407. 6. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique : De la bizarrerie de contact, op. cit.,
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Du problème de l’affectivité et de son attestation… 183
La Stimmung précède l’expérience actuelle puisqu’elle est toujours déjà là et qu’elle est la condition par laquelle soi et monde sont reliés. En témoigne le fait que l’ego empirique ne décide rien de sa disposition affective, il est toujours déjà pris dans une ambiance, indiscernablement interne et externe, qui tisse le lien de réciprocité au monde. En ce sens, il y a chez Heidegger une certaine confusion entre Stimmung et humeur (au sens psychiatrique : dépit, tristesse, angoisse, joie, etc.). L’affectivité se manifeste principiellement dans la passivité du soi et conditionne son ouverture. Cette précession n’est pas de type empirique ou chronologique, mais d’ordre transcendantale. De sorte que l’origine (génétique) de la Stimmung est le plus souvent inattestable. Comme le remarque habilement Richir, il est souvent difficile de savoir pourquoi nous nous trouvons dans telle ou telle disposition affective. L’affectivité est toujours-déjà là, semble venir de nulle part dans le vécu actuel et il faut effectuer une construction imaginative pour essayer d’en resaisir l’origine. De sorte que la pensée est toujours en retard sur l’affectivité qui, en avance sur elle, la précède toujours. Richir décrit l’affectivité comme imprévisible, inopinée et, en fin de compte, sauvage puisque préalable à la discipline de l’archè du langage. Il semble qu’elle vient des profondeurs transcendantales du soi. Elle est comme la trace de la profondeur du champ phénoménologique qui se manifeste parfois plus visiblement dans ce que Heidegger a appelé Grundstimmung où le Dasein se découvre vacillant dans le bouleversement de l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit). Si la Stimmung donne le ton de l’ouverture au monde du Dasein ou du flux du présent intentionnel (prédicatif ou antéprédicatif donc) c’est qu’elle est le « lieu » de temporalisations relevant de la passivité et de l’anonymat. La Stimmung est « la voix (Stimme) du silence » écrit Richir 7. Tout l’enjeu de sa phénoménologie de l’affectivité visera à la ressituer en-deçà du langage et du présent. Cette première période est marquée par la tentative de ré-incarner la Stimmung et la Befindlichkeit, mais à ce moment-là Richir butte sur la conceptualité heideggerienne, et doit d’abord parvenir à en démontrer les apories. Il avance donc principalement sur le mode de temporalisation de l’affectivité qui est présentée d’emblée comme indissociable de son mode spatialisation, tout aussi originaire dans mon Leib et celui d’autrui. Richir n’a pourtant pas encore les moyens de penser et de 7. Richir M. (1993), « Affectivité », op. cit.
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décrire cette indissociable temporalisation/spatialisation. Un premier pas dans l’analyse de la temporalisation de l’affectivité consiste à repérer que l’affectivité est le plus souvent imprévisible et revire de manière incontrôlable. Nous ne disposons pas de l’affectivité, elle n’est pas transparente mais nous parvient des abîmes insondables du corps de chair. Il remarque son pouvoir d’effraction parfois brutal. D’autre part, le mystère de son origine et de sa destination tient à sa temporalisation spécifique. Depuis Sein und Zeit, Richir retient le fait que la Stimmung se temporalise primairement dans l’être-jété (Gewesenheit) 8 à partir de l’oubli d’un avoir-été de l’affection. L’attestation phénoménologique, dans le vécu de l’affectivité, ne procède pas d’une facticité qui serait disponible dans la Vorhandenheit. Pourtant, il y a bien une facticité de l’affectivité, une attestation phénoménologique (Bezeugung) de l’affectivité que Richir rapproche d’un « ressentir » sans intuition directe 9. Richir reproche à la pensée heideggerienne de l’affectivité d’avoir oublié la Leiblichkeit du Dasein. En oubliant la dimension charnelle de l’affectivité la phénoménologie perd alors selon lui tout pouvoir à rendre compte de l’énigme propre à l’affectivité, notamment dans le cadre des maladies « mentales ». Le premier argument avancé par Richir consiste à remarquer que rien ne permet de comprendre la distinction entre une Stimmung « normale » et « pathologique » puisque son rôle dans l’économie conceptuelle heideggérienne n’est que transitif. Si la thématisation de la Stimmung dans Être et Temps jette effectivement un jour nouveau sur la phénoménologie de l’affectivité, Richir remarque l’embarrassante proximité de la Grundstimmung avec la passivité propre à la Stimmung psychotique. Il s’avère dès lors impossible, à partir de ces coordonnées, de distinguer la mélancolie des philosophes, avec celle du dépressif. Proximité qui a autorisé selon moi plusieurs philosophes à ordonner la clinique psychiatrique à leurs intuitions théoriques, et non, ce qui serait préférable dans une ambition proprement phénoménologique, à l’inverse. Ceux-ci, parmi lesquels on peut classer Ludwig Binswanger, Maldiney et dans une certaine mesure Eugène Minkowski, se sont évertués à rendre à la folie une dimension anthropologique d’après coup. Geste faussement magnanime consistant à donner d’une main ce qu’on avait pris de l’autre. 8. voir § 29 de Heidegger M. (1927), Sein Und Zeit. Tübingen, Max Niemeyer. 9. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 91.
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C’est dans ces trois articles que Richir mène pour la première fois une critique radicale de la psychiatrie phénoménologique. Il dénonce notamment, dans la pensée du fondateur de la daseinsanalyse Binswanger, la persistance inaperçue d’une normativité centrée sur l’expérience du philosophe ou du psychiatre, prétendu bien portant. La recherche eidétique ou existentiale fondant en dernière analyse tel ou tel moment des analyses de Binswanger se réfère à chaque fois à l’eidétique de l’ego transcendantal tel que Husserl, en tant que sujet factice, l’a aperçu méthodiquement, ou le Dasein tel que dévoilé par Heidegger. Il écrit par exemple : la Daseinsanalyse abstrait et hypostasie le Dasein comme une sorte de structure existentiale neutre (une subjectivité de statut théorétique) dont les pathologies seraient autant de variations eidétiques 10.
Cette perspective, normo-centriste si l’on peut dire, contraint le psychopathologue à juger de la folie au regard d’un fonctionnement de la constitution transcendantale de l’ego transcendantal ou du Dasein « normal », ou du moins, ne partageant pas sans réserve les conditions d’expérience du fou. C’est ainsi que l’on est nécessairement contraint à préjuger le fou déviant des conditions d’expériences qui ne peuvent l’admettre a priori. En se donnant à l’avance ce qu’il y avait à trouver, l’altérité nous reste interdite ou, pire, dans un rapport subalterne. L’expérience du fou apparaît ainsi nécessairement comme « forme manquée de la présence » ou dans une déficience transcendantale. Nous savons désormais qu’aucune eidétique de l’ego transcendantal ne saurait se passer de sa facticité, de qui est-ce donc la présence ? Il apparaît que les conceptions de la subjectivité transcendantale ou du Dasein restent, malgré les prétendues suspensions du psychologisme et diverses réductions, tributaires d’une histoire de la philosophie et de la facticité de l’ego effectuant la réduction phénoménologique. Nous l’avons montré, par exemple, avec le cas de l’Einstimmigkeit, Richir l’a montré en ce qui concerne l’impossibilité d’une eidétique de l’intersubjectivité transcendantale. Le geste consistant à rattraper, par après, cette exclusion fondamentale (qui est là aussi une tautologie symbolique) en redonnant son humanité au fou, peut selon moi légitimement 10. Richir M. (1990), « La mélancolie des Philosophes », op. cit., p. 19.
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apparaître comme un complément d’âme quelque peu hypocrite, qui doit rester étranger aux ambitions éthiques et épistémologiques de la phénoménologie ! Il ne suffit donc pas d’affirmer après coup l’extension de l’anthropologie phénoménologique à la « dimensionnalité » des expériences pathologiques. En premier lieu parce que cette position normative coupe l’accès à l’attestation phénoménologique (Bezeugung) des expériences non normales. Si nous ne sommes pas en mesure de défricher une communauté préalable d’expérience humaine qui soit (principiellement !) indifférente à la position de la folie ou la santé, nous ne pourrons certainement pas construire les fondations d’une psychopathologie phénoménologique. Autrement dit, « qui peut le plus, peut le moins », si notre dispositif heuristique est en mesure de rendre compte de l’expérience humaine de la folie, il pourra de surcroît rendre compte de l’expérience de la santé (qui est en fait toujours, plus ou moins, un état de vulnérabilité relative). Richir avance que la seule voie possible pour éviter l’aporie, est à chercher dans la mise en rapport de la temporalisation/spatialisation des synthèses passives husserliennes, avec les avancées de la phénoménologie de l’affectivité telle que décrite par Heidegger. Il s’agit de reposer, dans la ligne de Husserl et de Merleau-Ponty, le problème de la Befindlichkeit heideggérienne comme Befindlichkeit incarnée. Cette voie a été ouverte selon lui par Binswanger à la fin de son œuvre, dans son fameux retour à Husserl, autour de la rédaction de Melancolie und Manie 11. Le psychiatre voit dans ces deux ressources les moyens de rendre compte de la passivité de l’expérience et sa facticité. Richir quant à lui y voit la possibilité de dégagement de la « matrice transcendantale » préalable à la division entre Stimmung et Verstimmung 12 pathologique. Richir repère l’assimilation par Heidegger et Binswanger de l’affectivité avec l’affection, mais aussi avec l’humeur et l’ambiance. Niveaux de l’expérience qui nécessiteront, plus tard, une clarification architectonique. Richir part de l’affectivité comme humeur et comme Grundstimmung chez Heidegger et Binswanger, fait le lien avec la temporalité de la conscience intime du temps pour montrer la dimension hylétique
11. Binswanger L. (1987), Mélancolie et manie : études phénoménologiques, Paris, PUF. 12. Que l’on peut traduire par désaccord.
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de l’affectivité. L’enjeu 13 est de penser l’affectivité comme hylé du vivre incarné comme fondation de la temporalisation. Richir critique la modélisation husserlienne de la temporalité qui part toujours d’un objet-temps (Zeitobjekte) constitué (intentionnellement), par exemple une mélodie, pour construire une descente génétique dans la sphère préimanente à partir du zeitpunkt du Jetzt. L’écoulement du présent apparaît alors comme celui du maintenant, continu et cohérent. La hylé des synthèses passives dans les Leçons sur la conscience intime du temps 14, qu’il qualifie de mono-tone et mono-morphe parce que toujours déjà constitué comme continu et cohérent, caractère propre à la rétention du temps déjà fait. Comme si la temporalisation dans ses extases ne s’ordonnait qu’au régime de l’avoir-été, du temps déjà fait. Prémisse à une critique de l’originarité de la temporalité originaire de la perception qui n’arrivera que plus tard. Il dénonce ainsi une capture, dans la tradition phénoménologique (et son institution méthodique par Husserl et Heidegger), de la question de la temporalisation de l’affectivité dans celle de la temporalité du vécu (Erlebniszeit) ou du présent de la conscience, ne pouvant proprement faire histoire que dans le revirement inattendu de l’événement (Ereignis), monolithique (ou tragico-héroïque, chez Heidegger) et lui-même sans histoire et sans genèse. L’argument principal de ces trois articles, consiste à repérer, dans la temporalité telle que décrite par Heidegger et Husserl, comme temporalité continue, successive, homogène et sans reste, le caractère d’une affectivité malade ! De sorte qu’il est impossible de distinguer une hypostase méthodique ou théorétique du Dasein ou de la conscience intime du temps, de la rigidité, la monotonie ou la répétition stérile propre à la temporalité psychopathologique. Richir retourne donc la normativité inaperçue de la phénoménologie classique en une pathologisation de la philosophie, ou au moins, une indifférenciation du normal et du pathologique. Cette manœuvre, qui n’est pas que rhétorique, mais procède d’un geste performatif d’épochè radicalisée, permet de dévoiler l’illusion transcendantale consistant à voir dans le flux continu et unifié des trois extases temporelles le modèle universel de la temporalisation. Ou encore, de confondre le registre fondé (le présent 13. Qui n’est pas explicité en ces termes à cette époque, c’est la connaissance de la suite de l’œuvre de Richir qui nous permet aujourd’hui de le repérer. 14. Husserl E. (1996), Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF.
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unifié) et le registre fondateur (la hylé de la temporalisation, dont rien ne nous prouve à ce stade qu’elle est unifiée, continue, unidirectionnelle, etc.). À cette temporalité de l’unité du flux et de l’instantané de l’événement, Richir veut décrire une épaisseur hylétique à la présence sans présent assignable. Comment alors comprendre le lien entre la temporalisation de l’affectivité, la temporalisation de la présence et de la temporalisation des phénomènes comme rien que phénomènes ? Dans les années 1990, Richir en est à frayer ce champ, qu’il qualifiera plus tard de « racines archaïques de l’affectivité ». Il écrit : Que le sens, dans le projet de sens ouvre au sens comme à lui-même dans sa temporalisation, cela signifie bien qu’il « bat en éclipses » comme la promesse d’une temporalisation qu’il attend encore depuis son futur, mais cela signifie tout autant, « en même temps », dans le même temps qui est déjà celui d’une spatialisation originaire, que cette promesse a été faite depuis un passé tout aussi originaire pour ce qui, depuis lui-même, est encore à venir : l’espace originaire ainsi ouvert (du sens) comme contemporanéité du futur et du passé n’est autre que celui de la présence comme ce à travers quoi le sens doit se faire en « ayant l’œil » à la fois sur son futur et son passé qui en surgissent dès lors, au sens de Husserl, comme ses protentions et ses rétentions 15.
La hylé de l’affectivité est tendue entre la requête d’une amorce de sens et la promesse du sens à venir. Mais comme on l’a vu, cette promesse n’est qu’en provision et n’engage pas à la « réussite » de la déhiscence du sens (en tout cas, on ne peut pas préjuger, sans illusion, que le sens va réussir à se faire). Ce qui fait l’épaisseur de la hylé, est comme le guide du sens, en lui inaperçu, mais senti ou deviné dans sa requête et sa promesse. Cela ne veut pas dire que l’affectivité est identique au sens, mais que la temporalisation et la spatialisation du sens se faisant ont besoin de sa matière élémentale et charnelle pour s’y mobiliser. Il y a, autrement dit, une hylétique de l’instant parce que le sens se faisant est livré aux aventures de ses manquements dans le non-sens ou le contre-sens, parce que le sens originairement temporalisé/spatialisé n’est pas tout déployé 15. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 103.
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dans la présence mais s’en échappe tout autant depuis l’écart originaire de son absence ; ou parce que sa temporalisation/spatialisation originaire s’étend déjà à travers un espace qu’il hante plutôt qu’il ne l’habite, le pro-jette dans le futur tout en retro-jetant dans le passé, l’écartèle sur tout un espace, l’espace de la présence, où son faire doit toujours encore se frayer son chemin, livré à ses accidents de parcours 16.
L’épaisseur de la Stimmung est dense des courants hylétiques dont les amorces se temporalisent/spatialisent, « vivent » et « meurent » en flux croisés en rythmes tantôt harmoniques, tantôt discordants. La hylé de la spatialisation/temporalisation du sens, nous permet de comprendre l’activité dans la passivité du sens se faisant : Il y a donc dans la Stimmung quelque chose de la sensibilité incarnée – et non pas incorporée dans les sensations ou des « data hylétiques » –, et il y a quelque chose de ce quelque chose qui passe, irréductiblement, dans le sens se faisant. Il y a dès lors recroisement, en un lieu problématique qui reste à interroger, entre la dimension « hylétique » de cette chair et la dimension « hylétique » de la synthèse « passive » à l’œuvre dans la temporalisation/spatialisation au sens où nous l’avons entendu 17.
Pour « montrer » la force motrice de l’affectivité et son passage dans le sens se faisant, Richir s’appuie sur l’immobilisation pathologique dans le signifiant traumatique, sorte de cicatrice phénoménologique. L’affectivité « entre » pour ainsi dire dans les amorces de sens avec quelque chose de son immaturité (qui fait référence à un futur transcendantal dont elle est la prémonition transcendantale) et de son immémoralité 18 (qui fait référence au passé transcendantal dont elle est la réminiscence transcendantale). La temporalisation/spatialisation de la Stimmung commence à être envisagée comme hylé en flux polymorphique relative à la multiplicité originaire des phénomènes comme rien que phénomènes.
16. Ibid.., p. 104. 17. Ibid., p. 108. 18. À noter que l’immémorialité et l’immaturité de la Stimmung apparaît dès Phénomène, temps et être, op. cit., en 1987.
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Période 2000 C’est à partir du coup d’envoi de Phénoménologie en esquisse que Richir va entreprendre une véritable révolution de la phénoménologie de l’affectivité. Le travail recueilli dans Phénoménologie en esquisse permet à notre philosophe de trouver la voie pour penser le mode d’attestation de la présence sans présent assignable, dans la phantasía. Ce qui lui permet de penser avec une plus grande aisance comment les phénomènes comme rien que phénomènes ou concrétudes phénoménologiques (Wesen sauvages), découverts avec l’épochè phénoménologique hyperbolique, peuvent passer d’un registre architectonique à un autre, avec la réduction architectonique, et comment enfin ils sont attestables phénoménologiquement en vue d’une anthropologie phénoménologique. Si l’on peut dire, c’est la phantasía qui est la clef épistémologique qui permet à Richir de rendre compte des effectuations les plus archaïques du champ phénoménologique dans le champ de l’actualité de la présence. Ce coup d’envoi relancera les recherches précédemment citées sur l’affectivité et la temporalisation. L’enjeu désormais est de mener une clarification architectonique de l’affectivité et ses interactions à chaque niveau de transposition. La distinction de l’émotion, de l’affect, de l’affection et de l’affectivité est l’un des objectifs descriptifs, mais il s’agit aussi de clarifier le rôle génétique de l’affectivité dans la Sinnbildung en dehors d’elle, si dehors toutefois, il y a. Quatre textes peuvent être assignés à cette période : l’article « Stimmung, Verstimmung et Leiblichkeit dans la schizophrénie 19» (2000), retranscrit la même année dans Phénoménologie en esquisses. Puis en 2004 phantasía, Imagination, affectivité et son complément, l’article « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité 20 » (2004) où Richir, pour la première fois, conceptualise le type de rapport qui existe entre affectivité, affection et affect. Ceux-ci répondent aux distinctions architectoniques entre phantasía, imagination, le penser et la pensé. Dans ce chapitre j’essaierai de dégager le strict nécessaire conceptuel pour la suite, la question de l’affectivité va désormais irriguer nos recherches et sera donc 19. Richir M. (2000), « Stimmung, Verstimmung et Leiblichkeit dans la schizophrénie » Conferências de Filosofia II. Porto, Campo das letras, p. 57-69. Ce développement est aussi exposé la même année dans Richir M. Phénoménologie en esquisses, op. cit. 20. Richir M. (2004), « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité » Annales de Phénoménologie 3, p. 155-200.
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reprise successivement avec nos avancées. Remarquons par ailleurs, que nous avons choisi de présenter d’abord les travaux relatifs à l’affectivité avant ceux portant sur le schématisme de la phénoménalisation et de la Leiblichkeit, ce choix aurait pu être inversé tant nous verrons que ces deux éléments sont indissociables. Dans ce deuxième temps des recherches phénoménologiques sur l’affectivité, Richir reprend, dans Phénoménologie en esquisse, la question à partir de son lien avec les questions relatives à l’intersubjectivité et la communauté des corporéités de chair. Richir cherche un nouveau départ et c’est dans la relecture du Mémoire sur la décomposition de la pensée de Maine de Biran 21 qu’il va trouver les ressources descriptives permettant de relancer sa pensée. Il retient tout d’abord que : – la Stimmung ne peut être l’objet d’une aperception en intuition, – les Stimmugen sont sans origine assignable, « tout retour est interdit », – la Stimmung embrasse toute l’intimité mais elle est impossible à situer, bien qu’intime, elle semble « venir du dehors » et colorer l’atmosphère, – la Stimmung est immémoriale et immature, – la Stimmung échappe à toute volonté 22. Aux éléments conceptuels précédemment mis en circuit il ajoute désormais la question de l’intimité, qui relève à la fois de la Jemeinigkeit (mienneté) de l’expérience et d’un « du dedans » de l’expérience, auquel s’adjoint un « du dehors ». L’analyse génétique s’ouvre donc sur un triple paradoxe : l’affectivité concerne le dedans mais colore et semble venir du dehors, elle est la tonalité de la présence, mais relève d’une temporalisation inactuelle, enfin elle m’est propre mais apparaît comme hors de ma prise. Ces paradoxes sont inextricables en régime de phénoménologie statique, il faut donc partir de ces facta pour descendre dans la genèse de la temporalisation / spatialisation afin d’en détailler les effectuations. Dans la mesure où la Stimmung se révèle sans origine et sans devenir, est-il dès lors impossible de développer une phénoménologie génétique ? Richir va reprendre la manière dont l’affectivité en présence se phénoménalise. Il remarque que la Stimmung apparaît toujours comme irraisonnée et immotivée, « énigmatique dans son inaltérable fraîcheur ». Cette sorte de virginité phénoménologique, cette sorte de 21. Maine de Biran P. (1988), Œuvres III Mémoire sur la décomposition de la pensée Mémoire sur les rapports de l’idéologie et des mathématiques, Paris, Vrin. 22. Richir M. Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 420.
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pureté qui se manifeste en dehors des prises du logos et de son institution symbolique, mène Richir sur la piste de ce qu’il a appelé plus tôt phénomènes-de-monde, ou encore Wesen sauvages qui relèvent des racines archaïques du champ phénoménologique. La nouveauté de ce texte réside dans l’idée selon laquelle les traits de la Stimmung (énigmatique fraîcheur, caractère immotivé et irraisonné) seraient les « témoins immédiatements attestables, qui sont parvenus jusqu’à nous, de l’immémorial et de l’immature qu’il y a dans les profondeurs enfouies des phénomènes-de-monde 23 ». Autrement dit, la tonalité d’atmosphère qui imprègne le monde en nous y donnant accès de manière harmonique ou discordante, est la trace, l’écho déformé ou le bruissement d’un mouvement plus profond, plus souterrain en nous et aussi plus ancien dans le processus d’hominisation qui nous a vu naître et grandir. De sorte que l’endroit d’où résonne cet écho est inassignable, insituable parce qu’il n’a jamais eu lieu. Qu’est-ce que cet énoncé veut dire concrètement ? Pour répondre à cette question il nous faudra présenter la pensée de Richir concernant l’enfance et l’ontogenèse. Disons dès à présent que ce dont la Stimmung actuelle pour moi est la trace déformée, sont des effectuations non seulement transcendantales mais aussi archaïques dans la mesure où elles ont eu lieu à un moment du développement de l’enfant où la conscience de soi n’était pas encore mature. Ou encore, ces effectuations relèvent de structures d’effectuations immatures qui sont des vestiges ontogénétiques encore présents à l’âge mature. Si la Stimmung est dite immémoriale, c’est qu’elle relève d’un passé qui ne s’est jamais temporalisé en présence. Elle n’est pas le souvenir d’un événement vécu que l’on pourrait remémorer. Elle est la trace de « quelque chose » (Etwas) qui s’est « produit » alors même que le sujet ne s’était pas encore éveillé à la présence. Il n’y a donc rien à se souvenir, puisque jamais proprement vécu. Pourtant la Stimmung immémoriale est bien là partout autour de nous, en nous et nous submerge parfois de manière explosive, parfois nous porte vers autrui ou le monde. La Stimmung est la trace, non objective, sans intuition possible, mais bien là de manière sensible, au sein du présent de la conscience d’effectuations inactuelles et donc inconscientes. Il ne s’agit pas ici d’un inconscient psychanalytique (synthèse passive de 1er degré) mais d’abord de la réplique (si l’on 23. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 420.
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prend l’image de la réplique d’un séisme) de faits originaires au régime le plus archaïque de la phénoménologie, c’est-à-dire des synthèses passives de 3e degré. L’accordage ou le désaccordage que soutient la Stimmung se « produisent » donc à notre insu, par les profondeurs du champ phénoménologique ou les phénomènes-de-monde sont indistinctement moi et monde. Tout se passe comme si chaque être humain emportait avec lui cette tonalité affective qui teinte son expérience actuelle. Et bien qu’elle relève du contact le plus intime avec la réalité, la Stimmung est paradoxalement communicable dans la rencontre, en deçà de toute communication linguistique. Il n’est pas indispensable de dire que l’on est triste pour qu’autrui en ressente quelque chose dans l’ambiance de la rencontre. Cette compréhension tacite et sensible, ne relève pas primairement de la reconnaissance d’éléments discrets du comportement ou de l’expression. Il y a d’emblée une atmosphérisation des deux présences et entremêlement de l’affectivité dans la rencontre. On peut alors se demander de quelle nature très paradoxale est l’affectivité pour pouvoir s’immiscer dans l’esprit et le corps de chacun alors même qu’elle renvoie à ce qu’il y a de plus intime dans notre rapport au monde. Si Richir souligne le caractère « communicatif » ou encore « contagieux » de l’affectivité, c’est à nouveau pour déjouer une illusion transcendantale. Rappelons qu’il avait précédemment montré que la temporalité en flux continu et cohérent du présent n’est pas originaire parce qu’elle correspond au registre fondé et non au régime fondateur. Ce dernier relevant d’une strate plus anarchique de spatialisation / temporalisation des phénomènes-de-monde. Désormais Richir s’attaque à la spatialité propre au Soi et au mien, à l’ici, après avoir destitué le maintenant. Nous l’avons vu, la position corrélative hic / illic est cruciale est proprement primordiale pour Husserl. Même s’il y a bien de l’illic en Moi, une altérité dans l’intimité, reste que cette polarisation est au fondement de tout rapport à l’altérité dans et par l’analogie leiblich. La contagiosité de l’affectivité semble prendre à revers cette polarisation puisque la Stimmung « passe », on ne sait comment, d’un ici à un là-bas, sans que son origine soit assignable, elle est dedans et dehors, n’appartient pas plus à moi qu’à ceux et celles qui m’entourent. Si la Stimmung est « contagieuse », c’est aussi en passant par le niveau architectonique le plus profond de la Leiblichkeit, que l’institution seule fait se singulariser (ce qui ne veut pas dire nécessairement s’individuer) ici et là-bas
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– cela est nécessaire pour que, muette, la Stimmung « émigre » comme Stimmung de l’ici au là-bas et inversement : si la mimèsis active et « du dedans », dans un Innenleib, se produit sur la base de l’« expressivité » de l’Aussenleib de l’autre, cette « expressivité » (jeux de physionomie, allure du comportement, ton de la parole, etc.) ne doit pas être celle du « signe » (et encore moins du signe linguistique), mais un transit hors langue et hors langage, dans quelque chose qui « baigne » la rencontre, y compris le sens se faisant en langue-langage 24.
Dans ce passage, d’une grande densité conceptuelle, Richir avance l’idée que le niveau architectonique par lequel « passe » la Stimmung est le plus profond de la Leiblichkeit et préalable à l’institution de la polarisation ici / là-bas. Nous verrons dans le prochain chapitre que la Leiblichkeit chez Richir ne se limite pas à la surface du corps empirique (la peau). Comme chez Merleau-Ponty, la Leiblichkeit imprègne tout le champ perceptif, elle est la chair vivante du rapport sujet-monde. Il y a même de la Leiblichkeit du musicien dans la musique, de l’écrivain dans sa littérature, de la chair dans la langue. La Leiblichkeit est un élément pré-individuel et commun, elle est aussi paradoxalement ce qui donne sa facticité et son individualité aux êtres. Richir propose que c’est par la Leiblichkeit que passe ou transite l’affectivité, comme un liquide passerait d’un récipient à l’autre par un papier buvard, sauf qu’il n’y a rien de figurable dans ce passage, et rien de matériel dans sa capillarité. La position de Richir est plus radicale encore puisqu’il suggère que la position des deux pôles hic et illic est secondaire à l’espace qui les baigne. En régime de réduction primordiale, Husserl avance qu’il y a de l’illic au sein même de la sphère primordiale, il place toujours cette polarité comme ultime et préalable à un rapport d’analogisation second. Richir suspend la position hic / illic, comme position fondée, les désignant comme institués. Cela signifie que la Leiblichkeit apparaît comme mon corps et ton corps que dans une transposition architectonique seconde, transposition que l’on pourrait dire de singularisation. La question n’est donc plus du tout de savoir comment un Leibkörper rencontre un autre Leibkörper, comment il y a passage ou compréhension de l’un à l’autre, encore la question n’est plus de savoir comment il y a promiscuité ou empiètement, à la façon de Merleau-Ponty. Puisque pour Richir il y a toujours d’abord 24. Ibid., p. 421-422.
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un « quelque chose qui “baigne” la rencontre ». C’est depuis ce fond que vont pouvoir se singulariser ou encore s’insulariser un je et un tu. L’affectivité semble donc plonger ses racines dans ce « quelque chose » (Etwas) qui fait fond et qui l’irrigue vers la singularisation et l’institution de la spatialisation du Leibkörper et de la temporalisation de la Stimmung. Je reviendrai plus tard sur la division que Richir introduit dans la Leiblichkeit entre Innenleiblichkeit et Aussenleiblichkeit, qu’il emprunte à Husserl le texte n° 16 des Hua XIV 25 et ses conséquences pour la compréhension de l’Einfühlung. Quel est donc le statut de ce « quelque chose » qui baigne et précède l’inter-subjectivité ? Après un détour méthodologique pour mettre en place les coordonnées de l’analyse richirienne, nous sommes revenus sur la piste frayée dans notre première Recherche, celle-ci nous menait à entre-apercevoir l’élément du contact comme le milieu préalable et intermédiaire à l’interfacticité transcendantale. Ce « quelque chose » se situe en-deçà du langage et en-deçà de tout étant. Plus radicalement, nous découvrons qu’il se situe en-deçà de tout Être et de toute subjectivité. « N’y a-t-il pas un étonnant pouvoir d’effraction de la Stimmung, une sorte de passage […] de Leiblichkeit à Leiblichkeit, remettant en cause l’institution du sujet […] 26 ». Que le sujet soit une institution symbolique, est aujourd’hui un lieu commun pour l’anthropologie culturelle. Dire que l’ici absolu de l’expérience, réduite à la sphère primordiale, pour parler en terme husserlien, est aussi une position d’Être fondé et non un élément fondateur, consiste à porter l’épochè phénoménologique hyperbolique au cœur de la conceptualité husserlienne pour en dénoncer une ultime illusion transcendantale : l’ego constituant comme pôle constituant irréductible. D’autre part, en dénonçant un simulacre ontologique l’ego transcendantal réduit à la sphère primordiale, le hic, n’est pas Un, il est d’abord un « quelque chose » étendu et d’abord ni un, ni multiple, il est un élément qui baigne l’un et le multiple. Dans la pensée richirienne, l’ipséité procède d’une institution, comme l’a remarquablement montré István Fazakas dans son ouvrage Le clignotement du soi : Genèse et institutions de l’ipséité (2020). Ce constat nous conduit dès lors à devoir penser le milieu qui a vu naître et assiste la naissance perpétuelle du soi et d’autrui. Nous ferons, à partir de maintenant, l’hypothèse que l’explicitation de cet 25. Husserl E, op. cit., p. 330-331. 26. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 422.
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élément, que l’on pourrait dire matriciel, nous permettra de repenser à nouveaux frais les enjeux cliniques et théoriques de l’interfacticité schizophrénique. Remontant génétiquement, préalablement à toute position d’existence, nous pourrons déjouer l’écueil d’une psychopathologie de la déficience (empirique ou transcendantale) de l’intersubjectivité (et de la subjectivité ou du Soi). L’enjeu de nos recherches consistera à comparer, relativement, des modes de générativité du sens (Sinnbildung) et de d’institution (Stiftung) de soi, du Leibkörper, du temps, d’autrui ou de l’espace depuis l’élément matriciel du contact. Il reste devant nous ce continent, masse informe et infigurable, cet Etwas à découvrir. Pour aller plus loin, il nous faudra mettre en jeu, par construction phénoménologique progressive, l’affectivité archaïque avec les structures schématiques hors langage et la phantasía. Remontons la piste de la Stimmung, témoin immédiatement attestable d’effectuations proto-ontologiques (cela signifie, préalable à tout simulacre ontologique ou illusion transcendantale : temps, espace, soi, autrui). L’affectivité passe en quelque sorte entre les prises successives des institutions de la Sinnbildung et de la Sinnstiftung, elle garde son caractère sauvage, indiscipliné et « nomade 27 ». Elle déborde toujours ou se retire, inexplicablement, passe de l’un à l’autre, insaisissable. Dès lors, que pouvons-nous dire du mode de donation de la Stimmung et par lui, de notre accès à ses racines archaïques ? La « contagion » de la Stimmung s’effectue donc par transpassibilité, ce qui signifie que, tel sujet étant transpassible à telle Stimmung de tel autre sujet, cette Stimmung transite ou émigre en lui par la mimèsis active immédiate et interne du Leib par le Leib. Mais il faut entendre ici, plus que jamais, le Leib avec son caractère phénoménologique d’indéterminité et d’infigurabilité. Il s’agit donc de la mimèsis de l’infigurable, c’est en ce sens très particulier que ce qui est apprésenté d’autrui sans être aperçu intuitivement (Husserl) est aussi la Stimmung d’autrui 28.
Il n’y a pas d’intuition directe de la Stimmung, non plus qu’il n’y a d’intuition directe de ce dont la Stimmung est la trace (l’affectivité comme champ en flux multiple des Wesen sauvages). Mais il y a mimèsis, non spéculaire, active « du Leib par le Leib », et non pas ici 27. Ibid., p. 423. 28. Ibid., p. 424.
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« du dedans » puisque l’affectivité traverse sans limite le dedans et le dehors. Mimèsis qui est une torsion du Leib sur lui-même, ou encore mimèsis dans l’élément du Leib. Ce passage énigmatique et muet n’est pas un passage d’image ou de sens (et évidemment pas de signification), même si Richir donne au sens une dimension très minimale. Il écrit explicitement : Tonalité, elle donne sa couleur au sens qui se cherche mais ne le fait pas ou ne contribue pas à le faire : elle ne paraît donc ni dans et par les aperceptions de langue, ni dans et par les aperceptions de phantasía, mais en constitue, chaque fois, la couleur d’atmosphère, l’élément au sens de l’aérien ou de l’aquatique, de l’igné ou du terrestre, du joyeux ou du triste, etc. 29
Cette interprétation radicale de la Stimmung comme tonalité d’atmosphère indifférente au sens qu’elle accompagne nécessite quelque précision architectonique. Il faut ici distinguer au moins deux niveaux, l’un correspond à la Stimmung comme tonalité d’atmosphère, vécue, de manière non intentionnelle et non intuitive certes ; mais bien là dans la présence, d’un autre niveau, plus profond, qui correspond à l’affectivité comme flux de multiplicités inchoatives et proto-ontologiques. On peut reconnaître que la Stimmung, comme tonalité d’atmosphère de la présence sans présent assignable, échappe à la prise des aperceptions (perceptive, de phantasía, de langue ou de langage) elle se situe bien au même niveau architectonique, comme ce qui, précisément, baigne les aperceptions. Mais il faut reconnaître aussi que l’affectivité « agit » comme un milieu intermédiaire qui donne le ton des aperceptions qu’elle nourrit et fait vivre. Depuis le niveau le plus profond jusqu’au sentir atmosphérique, il y a une sorte de remontée de cette marée élémentale qui irrigue, nourrit ou assèche les niveaux architectoniques successifs. La dimension élémentale, que Richir décrit comme « de l’aérien ou de l’aquatique, de l’igné ou du terrestre, du joyeux ou du triste » renvoie à une « substance » (qui n’a rien d’une matérialité en soi, mais correspond à la hylé proto-ontologique) qui ne peut être individuelle ou multiple, qui est une masse divisible sans unités discrètes. Il n’y a pas une multiplicité de gouttes d’eau dans la mer, il n’y a que l’eau, une goutte unique n’étant pas moins eau 29. Ibid., p. 424-425.
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qu’un océan entier. Par ailleurs, l’élément donne le ton de toute vie qui s’y développe, il est incontournable, invisible, partout et nulle part. L’élément, ici est sans lieu et immatériel. En ce sens, l’affectivité est « l’élément fondamental 30 » de toute vie phénoménologique. Pourtant, si l’affectivité était toute seule, pleine d’elle-même comme une mer sans vague et sans fond, sans pulsation ou sans mouvement alors elle serait néant, soit vide soit pleine, ni vide, ni pleine, c’est égal. L’affectivité radicale, ou archaïque est élément fondamental, lame de fond, qui fait le lit ou le milieu matriciel d’apperceptions ontico-ontologiques. Si ces aperceptions peuvent s’apparaître, c’est que l’élément de l’affectivité se brise ou se canalise dans les concrétudes des phénomènes de monde. Dans la conceptualité richirienne, cette rencontre (qui peut aussi bien être malencontre) est celle de l’affectivité archaïque et des schématismes phénoménologiques de la phénoménalisation. On pourrait dire que schématisme et affectivité sont les deux Etwas de l’élément fondamental. Il nous faut désormais essayer d’observer la générativité des mouvements de l’un et l’autre. La Stimmung paraît « à fleur de monde » comme dit Richir 31, il ne pourrait pas y avoir d’ambiance affective qui baigne les aperceptions de monde sans ces aperceptions. Mais ici l’argument va plus loin, et depuis cette rencontre Stimmung / aperception dans la phase de présence (aperception de phantasía), Richir descend à un contact infiniment plus lointain et ancien, le contact qui a lieu dans l’élément fondamental entre cette hylé phénoménologique primitive et les concrétudes phénoménologiques les plus élémentaires. Les deux niveaux ne se répondant que d’un écho très assourdi et déformé, un bruit de fond latent, presque silencieux. Nous reviendrons plus tard sur l’effet en écho de ce mouvement sur la phantasía. Observons encore ce bruissement jusqu’à l’épuisement de nos possibilités d’y remonter. Dans un article intitulé « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité 32 » faisant suite, en 2004, à Phantasía, Imagination, Affectivité, Richir cherche le moyen de mettre en vue
30. Concept que Richir développera surtout dans les Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, Grenoble, Millon, p. 301, nous y reviendrons. 31. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 427. 32. Richir M. (2004), « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité » Annales de Phénoménologie 3, p. 155-200.
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les jeux de l’affectivité proto-ontologique et du schématisme lors de l’ordonnancement du sens se faisant. Par son mouvement d’englober le schématisme, le proto-ontologique [c’està-dire la proto-hylè affective], tout en conférant à ce dernier une certaine cohésion, paraît en fait comme mouvement ou aspiration à combler l’écart interne et originaire du schématisme, et que cette aspiration ne peut être qu’infinie puisque cet écart est impossible à résorber et donc irréductible. Par sa situation architectonique, cette aspiration infinie qui, si elle s’accomplissait, engloutirait le champ phénoménologique du schématisme, est la forme la plus archaïque de l’affectivité, ce en quoi […] s’incarne l’écart originaire du schématisme par rapport à lui-même, et que la langue allemande appelle Sehnsucht 33.
Par « aspiration infinie », Richir avance l’idée que l’affectivité archaïque est infinie et illimitée (apeiron) alors que le schématisme est un infini fini, sans arché et sans telos mais qui « donne » bien du fini (du vécu, du présent, etc.) 34. Dès lors, on comprend que l’affectivité n’est pas qu’une réceptivité passive, mais à son niveau le plus archaïque, une sorte d’activité à laquelle la conscience en présence reste transpassible. Cette activité ou ces effectuations sont celles du jeu d’un double excès mutuel. L’aspiration infinie (Sehnsucht) correspond à l’ouverture ou la fermeture tendancielle (donc jamais tout à fait réalisée) de l’écart possibilisant entre affectivité et schématisme. Cet écart est pulsatile entre deux pôles où il s’épuise en dissipation ou en condensation. Richir parle, à la fin de son œuvre de systole et de diastole, comme si le sang veineux était l’élément fondamental aspiré par l’appel de la diastole d’un ventricule schématique puis réinjecté avec une fraîcheur nourricière dans la systole. Nous verrons dans la situation de la folie que la coïncidence ou la scission de cet écart n’est pas possible, puisque sans écart dynamique le sens ne peut plus se faire. Il est nécessaire pour que le mouvement du sens se fasse qu’il soit en écart relatif, tendanciel et dynamique, en harmonie ou dysharmonie. C’est de cet écart en pulsation infinie 33. Ibid., p. 155. 34. Il écrit aussi que le passé transcendantal proto-ontologique paraît plus passé que tout passé transcendantal schématique et le futur transcendantal proto-ontologique paraît plus futur que tout futur transcendantal schématique (ibid., p. 155).
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que se fonde le clignotement indispensable à la phénoménalisation, c’est-à-dire à la temporalisation et la spatialisation des phénomènes. […] cette mise en mouvements indéfinis car sans origine et sans buts positifs des Wesen sauvages par les affections – ce qui nous a échappé jusqu’ici dans nos travaux – fait de ceux-ci des phantasíai (ou plus précisément) […] des apparitions de phantasía plus ou moins distinctes selon le plus ou moins de « mobilité » du mouvement affectif qui les porte et qu’elles portent 35.
Après avoir remonté le cours de l’épochè hyperbolique, et avant d’aborder les problèmes relatifs aux schématismes, laissons-nous porter en aval de la phénoménalisation de l’affectivité archaïque en affection puis en affect. Voyons comment s’effectue, depuis ce revirement immémorial et immature, la Stiftung, voire les Stiftung de l’affectivité. Se pose ici la question de la figurabilité de l’affectivité, ou encore de sa temporalisation en présence depuis l’absence de la multiplicité des phénomènes de monde. La hylè primitive rencontre le schématisme depuis la non-présence, puisque non encore temporalisé en présence et spécialisé pour tel Leibkörper. Nous nous situons bien entendu en amont du présent intentionnel (de la perception ou de l’imagination). Nous nous situons encore en amont de la présence sans présent assignable dans laquelle la phantasía se temporalise originairement. L’absence fait référence aux effectuations propres aux synthèses passives de 3e et de 2e degrés. À cet « endroit » (sans lieu), le contact entre affectivité primitive en flux et schématisme en écart ou en aspiration distribue les affections au niveau supérieur (dans la systole). De l’apeiron de l’affectivité, se schématisent des affections finies, mais apparaissant irrationnelles et immotivées tant leurs racines se perdent dans le bain pluriel, anarchique et atéléologique qui les a vues naître. Les affections restent transpassibles à l’affectivité, cela signifie que les facta discrets des affections baignent (et sont mobilisées) toujours plus ou moins encore dans le flux de l’affectivité primitive. Ces affections apparaissent comme des amorces de sens constituées (sans sujet) à partir d’une hybridité de Wesen hors langage et en langage, porteuses de proto-rétention / proto-protentions qui seront les amorces d’aperceptions de phantasía. De sorte qu’il s’avère à peu près impossible de distinguer ce passage 35. Ibid., p. 159.
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(y a-t-il vraiment passage ?) entre affection et phantasíai. Si ce n’est que la phantasía ne saurait être réduite aux affections ou à l’affectivité dans la mesure où elle a besoin d’une autre « source » qu’est l’aisthesis dans un sens platonicien (que Richir, de manière assez surprenante n’explore jamais vraiment, mais qu’il décrit sans autre explication comme schématique 36). Richir parle donc le plus souvent de « phantasíai-affections » dont on peut supposer qu’elles sont l’écho transposé du contact de l’affectivité primitive et du schématisme élémentaire se pré-phénoménalisant comme concrétude phénoménologique porteuse et portée d’une vitalité affective. Ces amorces viennent « à poindre et à s’évanouir, selon leur caractère fulgurant, proteiforme, discontinu et intermittent, et ce, de façon transpossible (si l’on est hors langage) par rapport à la conscience 37 ». Si les phantasíai-affections se phénoménalisent au régime de la phantasía (présence sans présent assignable), ce qui fait l’unité des deux, le ciment de ce couple, reste quant à lui hors présence. La Stiftung de l’affection, est donc toujours Stiftung de phantasíaiaffection dont la métamorphose en transposition en affect désormais figurable en intuition ou plutôt en imagination. La temporalisation en présent de l’affect ne se fait pas sans reste, la temporalisation de l’affect s’accompagne toujours d’un excès du phénoménologique sur son institution. Cela s’atteste par le fait que la prise de conscience de ma colère ou ma joie n’éteint pas le feu que je continue à vivre en moi et qui enveloppe ce jugement thétique. Cette temporalisation « passe » par et dans des « structures imaginatives de significativité » propres soit à la Stiftung intersubjective (celle de la pensée mythique, sociale, psychologique, etc.), soit dans la Stiftung propre au « fantasme » plus individuel (Richir parle à ce propos de structure imaginative de significativité sans autrui). La Stiftung de l’affect se produit donc avec une dissociation (Spaltung) qui donne d’un côté tel affect et de l’autre une apparition de phantasía. La question du statut de la Spaltung sera abordée plus loin et bénéficiera d’un chapitre entier. L’image ou la figuration qui se donne à la conscience est donc encore toute « ombreuse » ou entourée d’un halo d’indétermination. Cette ombre reste infigurable bien qu’en elle s’enchâsse la figuration quand elle vient à l’esprit ou s’y évanouit 36. Voir Richir M. (2004), « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité » Annales de Phénoménologie 3, p. 160. 37. Ibid., p. 160.
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tout aussi mystérieusement. De la poussée infinie de l’affectivité à son institution finie, de l’absence à la présence, la phantasía joue ici un rôle de transition 38 entre phase de présence et entre les strates architectoniques. Elle est élément de passage, cette fois, assurant une certaine durée de l’affect. D’un affect à l’autre, de l’affect à l’idée ou à l’image, c’est la temporalisation propre à la phantasía (présence sans présent assignable) qui assure un certain flou qui fait transition d’un présent à l’autre et fait durer la présence ou la métamorphose de l’un à l’autre. Remontons désormais, dans un nouveau zig-zag, vers le schématisme phénoménologique de la phénoménalisation et ses phénomènes de monde en langage et hors langage.
38. Cela correspond à ce que nous introduirons plus loin comme « Phénomènes transitionnels » que Richir reprend à Donald Winnicott.
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IV Leiblichkeit et schématismes transcendantaux de la phénoménalisation
« Je dirais que d’un point de vue architectonique, la phantasía est une ombre. Dans mes propres termes, c’est un Wesen sauvage qui est animé ou mis en mouvement, dans le schématisme, par l’affectivité. C’est pour cela que j’utilise souvent le terme de phantasía-affection. Car s’il n’y avait que les Wesen sauvages et le schématisme, nous n’en aurions même pas conscience : ce serait une métaphore de la pensée divine […] 1 »
C’est par l’effectuation sensible de l’épochè phénoménologique hyperbolique qu’il est possible d’accéder au clignotement (battement en éclipses) en lequel se phénoménalisent les phénomènes comme rien que phénomène. La phénoménalité des phénomènes ainsi redéfinie oscille entre mouvement d’apparaître, d’apparition (position) et de dissipation sans que soit primitivement mobilisée l’intentionnalité en acte, mais au cours de synthèses passives où ce mouvement se manifeste dans l’instantané (exaiphnès) d’un revirement. La refondation de la phénoménologie introduit un point d’ambiguïté qu’il va nous falloir éclairer avant de nous aventurer sur la piste du schématisme. Le nouvel objet d’étude de la phénoménologie refondue, n’est pas tel ou tel phénomène régional, mais « ce qui fait qu’advient le phénomène 2 ». La phénoménologie comme rien que phénoménologie vise 1. Richir M. & Carlson S. (2015), op. cit., p. 112. 2. Schnell A. (2011), Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, p. 48.
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donc l’étude de la phénoménalisation avec le suspens initial de tout présupposé métaphysique. Y compris ceux que Husserl ou Heidegger pensait avoir préalablement réduits, et que Richir a précédemment dénoncés comme illusion transcendantale (temporalité, spacialité) ou simulacre ontologique (ipséité, altérité, eidétique). Refusant de se donner par avance ce qu’il y a à découvrir, la phénoménologie comme rien que phénoménologie vise à décrire la phénoménalisation sans en poser la structure de temporalisation (et de spatialisation) préalable. Richir écrit dès Phénomène, temps et être : Or, cette réflexion esthétique, sans concept pré-donné, Kant l’a rigoureusement montré, requiert (je souligne) la mise en œuvre d’un schématisme libre et productif où l’imagination dans sa liberté, comme pouvoir de constituer et de rassembler des intuitions, se trouve subsumée par l’entendement dans sa légalité, comme pouvoir de l’unité de ce qui est compris dans le phénomène : il y a donc, dans ce schématisme sans concept (déterminé), une union intime entre une diversité déjà tendue vers l’unité et une unité déjà ouverte, du même coup, à la diversité qu’elle accueille. Ainsi, nous reconnaissons en lui ce que nous désignerons par schématisme transcendantal de la phénoménalisation, où pensée (entendement) et sensibilité (imagination) sont indiscernables, où donc l’imagination pense et la pensée imagine, où, par suite, la pensée se trouve prise dans la phénoménalité du phénomène ainsi constitué 3.
La méthode phénoménologique refondue requiert, dans les termes de la Critique de la faculté de juger 4, un « schématisme réfléchissant » (et non déterminant), sans concept. S’agit-il seulement d’une requête méthodologique (il pourrait y en avoir d’autres) consistant à se donner les moyens d’observer le chatoiement des phénomènes comme rien que phénomène ? Ou s’agit-il d’une nécessité, proprement transcendantale, de la phénoménalisation des phénomènes en général. Il s’agirait dans cette seconde option de décrire le principe d’indétermination préalable à toute détermination que ce soit, et dans laquelle s’inclut l’effectuation phénoménologique comme acte humain. Autrement dit, faut-il que le phénoménologue richirien pense en imaginant et fasse imaginer sa pensée, ou n’y a-t-il plus fondamentalement, et 3. Richir M. (1987), Phénomène, temps et être. Ontologie et phénoménologie, op. cit., p. 20-21, je souligne. 4. Kant E. (1968), Critique de la faculté de juger. Paris, Vrin.
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ordinairement, aucune pensée qui ne soit primitivement phantastique ? L’ambiguïté n’est pas adressée en ces termes par Richir. Cependant, au regard de la place cruciale que prendra le schématisme transcendantal de la phénoménalisation dans sa pensée anthropologique, et le rôle fondationnel de la phantasía à partir de Phénoménologie en esquisse il apparaît que le schématisme réfléchissant sans concept ainsi pensé soit la matrice transcendantale de la vie phénoménologique, c’est-à-dire, de la vie de conscience. Rappelons que la phénoménalité des phénomènes comme rien que phénomène n’apparaît pas comme telle, ils ne sont pas apparences mais ils se phénoménalisent en clignotements instables enchevêtrés les uns dans les autres de manière hétérogène, certains immatures et explosifs, d’autres plus docilement institués dans l’aître de la langue. Les uns et les autres entremêlés « dans une pluralité inchoative originaire et sans cesse en revirements de ces chatoiements d’apparences 5 ». Si la phénoménalisation n’est pas « tenue » par une structure ou un modèle préalable, comment se fait-il que nous ne soyons pas aux prises d’une sorte de chaos sensible et affectif, qui nous laisserait alors aux prises d’une « extériorité » aveugle ne laissant dans son impact brutal, aucun recul au sens pour se faire. Le schématisme recouvre donc le sens de la « cohésion sans concept » décrite par Merleau-Ponty comme architecture (invisible) de la visibilité. Le schématisme transcendantal de la phénoménalisation nous permet de surcroît de décrire la genesis de cette cohésion (sans concept) sans la poser comme a priori toujours déjà là (illusion transcendantale). Richir écrit : […] le champ phénoménologique des phénomènes, comme champ cohérent, d’une cohésion toutefois sans concept, et comme une sorte de « chaos » phénoménologique de phénomènes indéfiniment en cours d’organisation et de désorganisation – « chaos » sauvage, barbare, au sens que le dernier Merleau-Ponty donnait à ce mot, mais qui, nous allons le voir, a sa « consistance » propre 6.
C’est la Chair (dans l’invisible) (Leiblichkeit) qui assure chez Merleau-Ponty la cohésion sans concept des phénomènes et la foi 5. Richir M. (2002), L’institution de l’idéalité. Des schématismes phénoménologiques. Beauvais, Mémoires des Annales de Phénoménologie, p. 28. 6. Richir M. (1987), Phénomène, temps et être. Ontologie et phénoménologie, op. cit., p. 20-21.
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perceptive. Comment rendre compte d’une Ur-arche, d’un sol transcendantal, qui porte le sens d’une manière à l’intégrer sur fond cohérent, mais laissant l’espace d’indétermination suffisant à son habitation factice ? Comment est-il possible de penser le paradoxe selon lequel le champ phénoménologique produit un monde cohérent, sensible et intelligible (au moins tendanciellement) alors qu’il ne s’origine d’aucun principe a priori (an-archique et a-téléologique) ? D’une manière plus empirique, et plus concrète, comment se fait-il que le monde soit pour moi digne de confiance (et de foi) alors qu’il n’est pas fait d’avance mais d’abord à faire, indéterminé et imprévisible ? Le paradoxe de la confiance empirique ne peut être résolu que dans une analyse génétique de ce que j’ai appelé avec István Fazakas une Histoire transcendantale de la confiance, et que j’aborderai dans mon prochain chapitre. Le problème de la cohésion sans concept nous contraint à suivre une double piste, d’une part, kantienne, bien que défigurée du schématisme transcendantal et de l’autre, celle du corps de chair. Dans ce chapitre, je soutiendrai l’idée que le schématisme transcendantal de la phénoménalisation, ou matrice de la Sinnbildung, trouve sa facticité et sa concrétude dans la corporéité (Leiblichkeit). C’est de cette manière que l’on peut comprendre le schématisme de phénoménalisation dans le cadre de l’anthropologie transcendantale que j’envisage pour penser la psychopathologie. Par ailleurs, le développement du schématisme sera présenté comme matrice du processus d’humanisation. Pour aller droit à ma thèse, j’utiliserai le terme de schéma corporel, pour rendre compte des concrétudes et des mouvements Ur-kinesthétiques de ce que Richir a appelé chôra. Le concept de schématisme transcendantal de phénoménalisation a une double origine, chez Kant et Heidegger. Kant indique que le schématisme vise à rendre homogènes par sa médiation le sensible et l’intelligible, la diversité et l’unité. Pour qu’il y ait un rapport entre l’hétérogénéité des intuitions empiriques et les catégories intellectuelles « il est besoin d’un troisième terme qui soit homogène, d’un côté à la catégorie, et de l’autre au phénomène, et qui rende possible l’application de la première au second 7 ». Kant appelle schème ce mécanisme et c’est l’imagination qui met en œuvre le schématisme. L’héritage heideggérien se situe dans la reprise du schématisme transcendantal de la temporalisation 7. Kant E. (1975), Critique de la raison pure, Paris, PUF, p. 151.
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articulant cette fois la disposition affective et la compréhension. Richir critique l’idée que les « unités phénoménologiques » composant le champ anté-prédicatif ne sont pas toujours déjà pré-structurées par une supposée logique, ou ordonnées eidétiquement. Ce n’est pas un schématisme transcendantal au ciel des idées (eidétique idéelle), mais la substructure qu’il est nécessaire de supposer effective pour rendre compte du fait que nous faisons l’expérience d’un monde cohérent, partageable, fiable, etc. Structure qui ne peut pas être finie a priori, sans quoi il ne pourrait pas y avoir de contingence ou d’événement, et à faire, pour rendre compte de la créativité et l’inventivité de l’élaboration symbolique qui s’y greffe. Le schématisme est non seulement ouvert mais principiellement indéterminé a priori. La téléologie universelle, posée après coup, n’est que l’illusion transcendantale, produite par le schématisme lui-même, qui concourt certes à l’Einstimmigkeit, mais n’est pas, lui-même, cohérent ou concordant. Le schématisme ne peut être qu’en devenir infini, d’une cohérence tendancielle et fragile. Comment penser le schématisme transcendantal de la phénoménalisation, en se tenant à bonne distance d’un idéalisme transcendantal, que l’on a pu reprocher à Husserl. Mais pas non plus dans une cosmologie transcendantale qui nous relèguerait à une nouvelle forme de réalisme. Je voudrais plutôt sentir les contraintes matérielles qui s’imposent à la vie phénoménologique, sentir les lignes de force (ou « fils conducteurs » dans les termes de Husserl) de la phénoménalisation. Cette anthropologie transcendantale et asubjective que je vise comme seule capable de rendre compte de l’humaine condition de la folie, est à dégager de l’agencement instable de plis et charnières, points d’attraction ou trous noirs qui pré-structurent le bâti de la conscience. Cela veut dire que la Leiblichkeit s’organise en quelque sorte aussi d’une eidétique, pas une eidétique idéelle, mais une eidétique de champ. C’est précisément cette eidétique de champ qui préconfigure le contact de l’élément fondamental et du schématisme, et qui participe à la facticité de chaque individualité. Bien qu’asubjective et anonyme, cette matrice de la phénoménalisation est inévitablement différemment agencée, selon les contingences et heurts de son Histoire Transcendantale 8. 8. L’Histoire transcendantale du sujet fait référence chez Richir aux successions d’échanges au sein de l’interfacticité transcendantale du nourrisson et de son environnement parental conduisant à des habitus et sédimentations de sens, ou plus exactement, d’amorces (encores hors langue) de sens qui institue le commencement
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Désormais l’eidétique est à comprendre comme contraintes matérielles de la matrice transcendantale schématisante de la phénoménalisation, et non plus comme l’eidétique des Recherches logiques que Richir a définitivement délégitimée dans Phénomène, temps et être et Phénoménologie et institution symbolique 9 comme tautologie symbolique. Dire que le schématisme est corporel signifie-t-il qu’il trouve sa facticité dans mon corps, ma cognition, voire mon cerveau ? Si c’était le cas, en quel sens est-il un schématisme de monde ou de l’extériorité d’un corps organique ? Richir défend fermement que le schématisme n’est d’aucun lieu car il est préalable à la spatialisation. Le corps n’est donc pas le schématisme, et le schématisme n’est pas un corps (Körper). Pourtant il faut bien qu’il y ait une Leibhaftigkeit du Leib pour que phantasía et affection ne s’agencent pas de manière chaotique. Quand une idée me vient à l’esprit (Einfall), je l’ai sur le bout de la langue (organe) avant qu’elle trouve, à même mon palais, son chemin en langue maternelle vers la parole. La pensée s’agence et émerge d’abord comme un geste, au contact duquel je sens sa justesse ou son approximation, avant de dire ou de poser ma pensée, je sens qu’elle sonne juste ou faux par rapport à ce quelque chose que je cherche à dire, c’est ce que j’ai appelé le contact de la pensée. Le mystère consiste dans le fait de ne pas présupposer par avance que quelque part résidait ce qu’il y avait à dire, mais de comprendre comment, à même la langue se schématise le sens à faire dans l’anticipation d’une amorce encore indéterminée. L’interprétation kantienne du schématisme consiste à le situer à la médiation entre la parole inscrite dans le temps et une idéalité atemporelle. Richir veut retourner le problème en développant sa conception décisive de la « temporalisation en langage ». Quand une idée me vient à l’esprit, elle n’est pas primitivement assujettie à un idéal transcendant. La mise en acte de la parole et l’épanouissement de l’idée se font dans la même temporalisation. Richir écrit par exemple : « l’idée du quelque chose à dire fait déjà partie du temps parce que, amorce du temps pour le temps, elle l’ouvre à lui-même, est le temps même de cette Histoire transcendantale mais qui ne se temporalise pas, du point de vue du nourrisson, comme ce qui pourrait constituer une histoire (sans majuscule) susceptible d’être remémorée ou racontée. En tant que telle l’Histoire transcendantale n’est donc pas vécue, elle persiste pourtant à l’état de trace fossile et immémoriale au sein du vécu. 9. Richir M. (1988), Phénoménologie et institution symbolique. Phénomène, temps et être II, Grenoble, Millon.
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qui s’initie à sa temporalisation 10 ». La dualité idée / parole s’achemine comme un geste qui se cherche à l’aveugle, sans réflexion, mais guidée par le projet de dire où se déploie dans l’instantané le frémissement d’une prémonition et l’assurance fragile d’une réminiscence. Pour Richir l’exemple empirique de l’Einfall (comment cela fait d’avoir une idée) est paradigmatique de l’expérience de la déhiscence du sens et point de départ des analyses génétiques qu’il va mener. Pour ma part je voudrais l’extrapoler à l’expérience du geste expressif, comme moment de temporalisation du sens incarné par un Leib schématique, qui est à penser, au contraire de la tradition psychanalytique et neurologique, comme indéterminé, an-archique et a-téléologique. Le schéma corporel (ou Leib schématique) n’est pas un corps mais un système (ouvert) de lieu. Un schématisme sans schemata, ni matériel ni idéel. Le statut du schématisme est mystérieux, Richir se contente souvent de dire qu’il n’est ni réaliste ni idéaliste mais phénoménologique. Qu’est-ce que cela veut dire ? La seule chose que l’on peut dire du schématisme, qui est un des Etwas les plus élémentaires des phénomènes-de-monde, c’est qu’en remontant le fil de l’épochè phénoménologique hyperbolique on ne retrouve « que » des mouvements de proto-phénoménalisation qui sont des schématisations en condensation schématique et en dissipation schématique. Si la Stimmung et les affections apparaissent comme immémoriales et immatures c’est qu’elles portent les traces schématiques d’une réminiscence et d’une prémonition transcendantale schématique. Schématisations qui, mystérieusement, se font sans corps mobile, sans archè et sans telos mais qui pourtant tiennent quelque chose comme le ou les mondes, en mesure de soutenir une confiance transcendantale. Sans le schématisme phénoménologique qui, le plus originairement (donc aussi : hors langage), les distribue [les Wesen sauvages] comme profondeurs proto-ontologiques des réminiscences/prémonitions transcendantales schématiques, elles paraîtraient […] purement et simplement chaotiques. C’est dire que, déjà au registre le plus archaïque du champ phénoménologique, au
10. Richir M. (1991), « Sens et parole : pour une approche phénoménologique du langage. » dans Florival G. (éd.), Figures de la rationalité. Études d’Anthropologie philosophique IV, Paris, Vrin, p. 236.
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registre du hors langage, les plus et les moins des affections s’articulent d’une certaine manière, qui n’est pas quelconque ou de hasard 11.
Une avancée majeure pour la conceptualisation de l’ancrage Leiblich du schématisme réside chez Richir dans le concept de chôra et d’élément fondamental. Le concept de chôra est réinvesti par Richir dans la IIIème section de Phénoménologie en Esquisse, intitulée sobrement « Phénoménologie » et présenté dès lors comme conséquence de la refondation programmatique de cet ouvrage. Reprenant l’agencement conceptuel dans lequel elle se situe dans le Timée, Richir procède au renversement de l’architectonique de la métaphysique platonicienne. Dans le Timée, ce concept est introduit pour rendre compte du passage du monde intelligible au monde sensible, ou, plus précisément, pour expliquer comment les idées éternelles et intelligibles peuvent donner lieu au devenir des choses sensibles qui naissent et périssent sans cesse 12. La chôra y est définie comme un troisième genre 13 qui n’est ni sensible ni intelligible, mais qui participe à la fois des deux. Richir décrit la chôra comme cellule primordiale de la spatialisation, d’abord des phantasmata, puis des êtres, l’assimilant tout d’abord à la Leiblichkeit du Leib et au Nullpunkt husserlien. Puisque c’est sur fond de Leiblichkeit (Phantasieleiblichkeit) que se découpent les aperceptions (de phantasía), ce fond restant quant à lui hors aperception (infigurable). En ce sens, la chôra est « lieu » (sans que ce lieu soit repérable dans l’espace) de la Sinnbildung. Richir en fait d’autre part le « lieu » du schématisme qui est lui aussi inscrit dans la Leiblichkeit 14. L’originalité de l’interprétation richirienne est de « retourner toute la perspective du Timée platonicien comme un gant 15 » et de situer la chôra non pas entre mais avant le clivage sensible-intelligible. Dans les Fragments Phéntoménologiques sur le Temps et l’Espace, la chôra devient ainsi la dimension la plus archaïque de son architectonique phénoménologique : « il y a bien devenir ou genèse, mais celle-ci est infinie, et indéfiniment explicitable, 11. Richir M. (2004), « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité » op. cit., p. 156. 12. Platon. (1925), Œuvres complètes. Tome X : Timée – Critias (trad. fr. Rivaud A.), Paris, Les Belles Lettres, 48-52. 13. Ibid., 48e. 14. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 469. 15. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, Grenoble, Millon, p. 264.
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an-archique et a-téléologique, car ni l’intelligible ni le doxique n’y sont des principes et des fins 16. » La chôra est assimilée à la nourrice du devenir et à la Leiblichkeit phénoménologique qu’il nomme aussi le giron transcendantal. Il écrit, dans le chapitre dédié à l’élaboration du concept de chôra : « cela veut dire que le schématisme peut s’assimiler aux kinesthèses du Leib potentiellement désancré de tout Körper. » Et poursuit : « le schématisme en question se laisse différencier selon, les deux registres architectoniques fondamentaux (sans Stiftung et avec Stiftung) 17 » ce qui signifie qu’il y a schématisme au régime du hors langage et au régime du langage. Le premier ne peut pas relever d’une eidétique, en tout cas au sens classique de l’eidétique idéelle, qui relève de la Stiftung de l’idéalité. Ce qui peut tout à fait être le cas du second. Reste à explorer si le schématisme hors Stiftung peut s’articuler de ce que j’ai appelé eidétique de champ. Si tel était le cas, quelles seraient les modifications à apporter à notre concept ? Qu’est-ce alors qu’un schématisme Leiblich institué ? Richir indique que cela correspond aux « habitus kinesthésiques liés à tel ou tel sens intentionnel sédimenté ». Un habitus kinesthésique de sens correspond indubitablement à un acte de langage voire de langue (langue maternelle, ou encore langue mathématique). L’idéalité prenant ici le sens d’un geste d’épaisseur kinesthésique, déjà institué par son effectuation préalable. La pensée est en ce sens non moins un geste senti « du dedans » qu’un mouvement d’exploration perceptif. La discipline du penser ou du parler est à concevoir comme l’entraînement du geste d’un artisan. Comme si la correspondance du geste à la vue, d’un champ visuel à l’autre, etc. traçait dans le corps de chair d’invisibles lignes de force de la phénoménalisation, axes ou charnières qui pour les plus profondes, correspondent à des articulations kinesthésiques hors Stiftung. Dans ce fond, les kinesthèses trouvent leur concrétude dans les articulations de sentir / mouvoir primordiaux. Ce fond, en abîme loin d’être vide, n’est pourtant rien d’espace et de temps, rien d’être et rien de corps. C’est pourtant une masse de concrétudes élémentales mues sans que rien ni personne ne les meuve. Cette masse insondable, au mouvement inchoatif et infigurable, Richir l’appelle aussi « schème-organe de
16. Idem. 17. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 470.
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phénoménalisation 18 ». Remarquons déjà que cette masse est « faite » de concrétions kinesthésiques en constant sac et ressac d’articulation / désarticulation en rythme : […] il y a dans tout schématisme phénoménologique, des rythmes schématiques. Ou tout au moins, si la notion de rythme paraît indissociable de la notion de temporalité, ou plus profondément de la notion de temporalisation, il faut admettre qu’il y a des rythmes schématiques de temporalisation, et des rythmes schématiques de la répétition se répétant, ces rythmes étant, précisément, les lieux d’inscription de la « spatialisation » dans la temporalisation, temporalisaton au reste aussi bien en présence qu’en présent 19.
Se schématisant et se désagrégeant mais traçant pourtant des voies (avec la hylé qui va et vient comme l’eau qui laisse des sillons dans le sable en refluant à marée basse) de schématisations par habitus kinesthésiques, d’abord des plus élémentaires (par exemple les pulsions d’auto-conservations les plus basiques s’organisant du mouvement rythmique d’excitation / satisfaction), s’associant et se complexifiant à mesure de la croissance du monde du nourrisson. On aperçoit déjà qu’il est désormais légitime de penser la triade affectivité / aisthesis / schématisme comme les trois termes de l’articulation Ur-kinesthésique (sentir / mouvoir) s’agglomérant progressivement en une Ur-arche sans dehors que nous appelons désormais schéma corporel. Cette Leiblichkeit fondamentale, sorte de Ur-Leiblichkeit, qui est matrice, est sans corps (Körper) et elle n’est d’aucun Leibkörper individuel. Richir écrit « cette Leiblichkeit, tout comme la chôra, a une dimension cosmique, et celle-ci reste cachée dans les profondeurs obscures de chacun de nous, sans que [nous] n’ayons jamais le pouvoir de l’apercevoir comme telle 20. ». C’est donc là une Leiblichkeit étendue, enfouie et a-subjective, le lieu de toutes les subjectivations, préalable à l’espace et au temps du vécu 21. La chôra est matrice de schématisation 18. Richir M. (1983), Recherches Phénoménologiques (IV-V), Du schématisme phénoménologique transcendantal, Bruxelles, Ousia, p. 240. 19. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 189. 20. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 470. 21. À noter que Richir prétend se démarquer de la phénoménologie de MerleauPonty dans le Visible et l’invisible. Précisément, il pointe le fait que le schématisme dont il est ici question (schématisme hors langage) n’est pas celui des Wesen (au sens
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phénoménologique des phénomènes comme rien que phénomènes. Elle est un schéma corporel sans ici situable, donc sans ipse et sans Leibkörper, c’est une strate qui est d’abord et avant tout non individuelle. Mais sur laquelle les individuations vont se faire comme apparition relative de illic et de hic, de dedans et de dehors. Le schématisme chez Richir, ne relève pas de l’ordre des idées intelligibles, pas même peut-il faire l’objet d’intuition ou d’imagination. Schématisme de la phénoménalisation, il est pourtant bien la « source » du sens se faisant, sans pouvoir contenir par avant le sens à trouver (eidos ou noeton, dans les termes de Platon 22). Le schématisme prend ici le sens d’un geste, en quelque sorte improvisé, à la recherche du sens à faire. Le sens n’est donc pas primairement verbal mais d’abord la réminiscence transcendantale d’un geste, penser c’est sentir et se mouvoir. Le schématisme se faisant au sein de la chôra a bien une facticité, qu’il nous reste à découvrir. D’où vient maintenant, que le schématisme est mobilisé, ébranlé par un en dehors de lui-même. À quel chaos serait-on laissé si ne s’organisaient, d’une certaine manière, ces concrétions schématiques ? Une réponse peut être trouvée quand Richir développe l’architectonique propre à la phantasía dans Phénoménologie en Esquisse. Il y avance l’idée selon laquelle celle-ci aurait une double source transcendantale : l’affectivité archaïque et l’aisthesis. Le « chaos » des phénomènes comme rien que phénomène, s’ils n’étaient pas schématisés, serait un chaos affectif et un chaos sensible. Dans les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace Richir fait bouger son dispositif et avance que la phantasía puise à deux sources : « l’une dans la sensation (aisthesis) au sens platonicien et non moins, sinon plus, dans l’affectivité, l’autre dans le schématisme phénoménologique 23 », cela tout en citant Phénoménologie en Esquisses. Cette reconfiguration tripartite, sur laquelle Richir ne s’attarde pas, est positionnée comme les axes de mouvements propres verbal) qui préoccupent Merleau-Ponty. Il apparaît que la dimension verbale des Wesen relève précisément de leur dimension performative et kinesthésique, et pas langagière. Ce qui les rapprochent selon moi de ce que Richir appelle phénomènes comme rien que phénomène ou comme il les appelait plus tôt dans son œuvre « phénomènes de monde » ou « Wesen sauvages », expression jusque-là au moins synonyme, sinon dont la différence n’a pas été explicitée. Ce point mériterait un travail de recherche systématique. 22. Platon. op. cit., 48e. 23. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 27-28.
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aux Wesen sauvages hors langage, c’est-à-dire aux plus immatures amorces de sens se faisant. Il paraît crédible de se dire que si Richir ne tranche pas la question, s’il inverse, probablement involontairement les termes, c’est qu’à cet endroit de coalescence inextricable il est impossible de se repérer. Ce que l’on peut dire toutefois, du point de vue génétique cette fois, c’est que le processus d’humanisation consistera à ordonner deux sources proto-hylétiques (aisthesis et affectivité) dans et par le ou les schématisme(s) de sorte que nous ne faisons pas face à un chaos affectif ou un chaos sensible. Cet état pourrait correspondre à l’expérience du nouveau-né, soumis à deux transcendances sauvages à son Lebenswelt naissant : une transcendance du « dehors », sensible, et une transcendance du « dedans », relevant des revirements de l’affectivité. Bien entendu, à ce niveau, les mots nous manquent et l’on se surprend toujours à utiliser une terminologie qui relève de niveaux constitutifs supérieurs 24. Notre lecteur comprend bien l’embarras qu’il y a à utiliser les termes de « dedans » et « dehors » qui ne peuvent être établis qu’après coup, ou du point de vue externe de l’adulte qui observe l’enfant. À propos de l’aisthesis, Richir écrit : Cette « autre origine » demeure cependant énigmatique, et il faut être extrêmement circonspect si l’on entend qu’elle vient du « monde » (car le Leib en est partie totale). On ne peut pas soutenir non plus, un peu à l’instar de Platon (les éléments comme sômata), qu’elle soit dans « matière », encore que cela puisse métaphysiquement se soutenir 25.
Il n’y a plus de phénomènes-de-monde dès lors qu’ils sont partie du Leib, toujours déjà indifférencié humain et inhumain. Du moins cette question n’est-elle déjà plus celle de la phénoménologie en tant que phénoménologie. En tout cas, il est légitime de définir l’aisthesis par cela dont nous nous dégageons par humanisation, dès les premiers moments de la vie. S’il-y-a des signaux bruts, s’il-y-a un chaos d’ébranlements somesthésiques, nous ne l’avons jamais vécu sinon peut-être aux premiers jours de vie, « avant » la mise en place des soins parentaux, archi-événement qui n’a, pour nous, jamais existé comme tel, mais qui reste à l’état de possibilité vide, transpossible à ce registre. Mais il n’y a jamais « rien » 24. Schnell A. Le sens se faisant, op. cit., p. 99. 25. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 474.
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ou « chaos », sinon tendanciellement, car l’enfant a toujours été porté, bercé, etc. C’est-à-dire qu’on ne cesse de l’empêcher de tomber dans le chaos de sorte que l’effondrement en tant que tel n’arrive pas, il reste en nous à l’état de crainte inassignable. Ce « moment » virtuel de l’absence de schématisme nous permet de comprendre les schématismes comme les lignes de force de la phénoménalisation, axes primitifs du champ phénoménologique qui vont se structurer, se complexifier dès lors que nous nous humanisons. De sorte qu’il y a chez l’enfant un passage d’un sentir archaïque (qui n’est pas un sentir animal ou primitif, il y a chez le petit animal d’autres schématismes d’apparition plus précoce), désordonné et sans limite à une mise en marche schématique qui permettra en quelque sorte la transduction ou métabolisation de la hylè primitive comme élément fondamental en flux et reflux dans des schématismes. Cet énoncé est bien sûr extrêmement problématique. Quel rapport entretient maintenant la chôra et les habitus schématiques institués ou encore schématismes de langage ? Rappelons déjà que ces schématismes de langage ne sont pas nécessairement, et pas primairement, conscients en présent ou en présence, ne relèvent pas du dire ou du dit. Ils sont le plus souvent inconscients, relevant en termes classiques, de la sphère pré-immanente. Les « habitus schématiques […] sont des habitus kinesthésiques, fixés dans leur potentialité sur la masse qui leur est transpassible des schématismes “libres” de phénoménalisation 26 ». Dès lors, la Leiblichkeit du langage et de la langue sont instituées en habitus kinesthésiques sur et à partir de la masse informe / formatrice de la chôra. Cela nous permet de rendre justice à deux dimensions de la corporéité, l’une minimale et impersonnelle, qui est celle de l’anthropologie asubjective que nous visons, et l’autre, qui se trouve conformée par l’institution, permet de rendre compte des effets de la culture et de la langue sur la corporéité de l’espace, du temps, de l’identité et du langage. C’est ainsi, par exemple, que l’on peut comprendre avec plus de justesse architectonique l’« effet » proprement transcendantal du racisme systémique et de l’oppression coloniale que décrit Frantz Fanon à même la phénoménalité de son propre corps dans Peau noire masque blanc 27. Encore, nous verrons qu’en pensant ainsi la folie comme trouble de la Leiblichkeit, peut-on désormais éviter l’aporie consistant à la décrire soit comme relevant 26. Ibid., p. 472. 27. Fanon F. (2015), Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil.
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d’une aliénation sociale soit d’une aliénation psychopathologique en soi. Ici nous espérons pouvoir mettre en lumière les médiations propres au contact entre schématismes phénoménologiques libres et schématismes de langage au sein d’une Leiblichkeit comme « espace » nourricier et « espace » frontalier. Les schématisés sont-ils toujours déjà là en attente de la hylé ? Dans ce cas, comment comprendre que les petits humains doivent passer par un long processus d’humanisation ? Chez Richir, le schématisme de la phénoménalisation se développe et mature avec l’expérience que le nourrisson développe comme ipseité concordante et fiable : s’il y a une ipseité dans tout cela, elle ne peut qu’advenir à même le phénomène en sa phénoménalisation lui-même : c’est donc une ipseité indéfiniment en voie de constitution, sans origine et sans fin assignables, clignotant entre l’union (le rassemblement, la concentration, la fixation, l’enroulement) et la dispersion (la dissémination, l’excentration, la mobilité, le déroulement).
De même que le Lebenswelt grandit à mesure que le jeune humain grandit, l’architecture schématique se déploie, se complexifie, se renforce ou se fragilise. Le schématisme « est » donc un quelque chose vivant et mobile, qui n’est pas déjà là et n’a pas de fin. Qui n’a pas de matérialité mais qui a pourtant une certaine consistance ou concrétude, qui est tout à la fois portée par la généralité du corps humain et les pratiques et institutions propres à chaque groupe ethno-politico-culturel. De là, notre question, du point de vue de la clinique schizophrénique est de savoir comment penser la genèse constitutive cette « consistance » ou « cohésion ». Pour l’explorer sans nous perdre, nous devons reprendre l’analyse à partir d’un élément concret. J’aborderai maintenant l’Histoire transcendantale de la confiance.
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V Pour une Histoire transcendantale de la confiance 1
Dans ce chapitre, nous poursuivrons notre exploration de la concordance et de la cohérence en menant une analyse phénoménologique statique, génétique puis générative de l’expérience de la confiance. Cela en vue de dégager une Histoire transcendantale de la confiance qui sera notre guide dans la mise en vue de l’Histoire transcendantale de l’Einfühlung. D’un point de vue psychologique ou moral, la capacité à avoir confiance en quelqu’un dépendra de la croyance en sa fiabilité : « J’ai confiance en toi pour que tu tiennes ta parole », par exemple. En ce sens, la confiance est indissociable d’une conception du sujet autonome et de l’individu responsable. De même que nous ne pourrions tenir parole si notre identité n’était pas fiable dans sa continuité. Du point de vue social et politique, un climat de confiance s’établit sur la base d’institutions justes et par la reconnaissance d’autrui. La vie sociale repose entièrement sur le crédit que les hommes s’accordent et donnent aux institutions qu’ils ont créées. Cette sorte de confiance, que nous nommerons éthico-psychologique, est au cœur de la pensée
1. Ce chapitre a été publié dans une version préliminaire dans Gozé T. & Fazakas I. (2018), « De la foi perceptive à la promesse du monde – pour une histoire transcendantale de la confiance. » Annales de Phénoménologie – Nouvelle série 17 puis encore remanié et traduit dans Fazakas I. & Gozé T. (2020), « The promise of the world – towards a transcendental history of trust. » Husserl Studies 36, p. 169-189. Il a donc été pensé et écrit dans un travail conjoint et fécond avec István Fazakas que je remercie encore pour la générosité de son amitié et la profondeur de sa pensée phénoménologique.
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de Paul Ricœur, traversant la dialectique de la mêmeté et de l’ipséité 2. Elle est aussi le fondement et la médiation d’une reconnaissance de soi et d’autrui 3. Ricœur n’a toutefois pas cherché à mener une analyse phénoménologique transcendantale de la confiance, il a plutôt procédé à des incises transversales, en explorant les concepts adjacents de la promesse, du don et de l’espérance. Nous n’aborderons pas directement la confiance au sens éthicopsychologique. Nous tâcherons plutôt de mener une analyse de la confiance en tant que base de la vie consciente incarnée. C’est cette confiance basale qui me permet de vivre et de découvrir le monde et autrui avec la certitude que celui-ci ne bouleversera pas radicalement ma perspective, même quand par exemple quand je voyage ou quand je tombe amoureux. Mais plus ordinairement quand je rencontre autrui, avec son histoire, sa vision du monde, qui bien que différente de la mienne, est compréhensible, situable comme une autre perspective dans un monde commun. Autrement dit, il s’agit de la certitude tacite que nous partageons, en quelque sorte, le même monde. Qu’il ne change pas fondamentalement de visage selon les perspectives, mais aussi qu’il n’est pas bouleversé par le passage du temps. Qu’il se maintienne en quelque sorte comme il a toujours (de mon point de vue) était. Sur la base de cette certitude, je peux m’élancer dans la vie et bâtir des projets. Je peux bien souvent prédire l’avenir sans trop d’incertitudes : si je plante une graine, j’ai de bonnes raisons de croire qu’elle poussera et m’apportera peut-être de quoi sustenter mes besoins vitaux. Sans cette confiance, il n’y aurait pas de possibilité d’habiter le monde, nous n’y serions que des invités désorientés, subissant tout événement comme un accident imprévisible et dès lors impensable. Sans cette confiance encore, il n’y aurait aucune place pour la culture, pour le langage qui ne peuvent se déployer qu’à partir d’une certaine concordance des expériences humaines. Enfin, aucune rencontre humaine ne pourrait avoir lieu dans cet archi-chaos.
2. Ricœur P. (2015), Soi-même comme un autre, Paris, Points, p. 143. « Parlant de nous-mêmes, nous disposons en fait de deux modèles de permanence dans le temps que je résume par deux termes à la fois descriptifs et emblématiques : le caractère et la parole tenue. » Ce dernier modèle est à concevoir à comme une « fidélité à soi dans le maintien de la parole donnée ». 3. Ricœur P. (2004), Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock.
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La confiance se présente en même temps comme une confiance individuelle que je peux avoir face au monde lui-même dans sa nudité. Que je puisse quitter ma demeure et partir pour vivre des aventures présuppose déjà que j’anticipe, en quelque sorte, l’habitabilité possible du monde. Le monde peut devenir mon monde, le lieu même de mes vécus, sans que je sois à chaque fois saisi par l’angoisse et que me soit à jamais perdue son hospitalité. Cela n’élimine certainement pas sa transcendance radicale qui peut, à tout moment, susciter ma surprise ou ma fascination devant « le silence infini de ses espaces infinis », mais la possibilité d’une telle fascination montre plutôt que le plus souvent je vis le monde comme familier. Le clignotement de la familiarité et de l’étrangeté du monde révèle précisément la confiance basale que nous visons de dégager dans ce travail. La confiance dans le monde, malgré sa possible étrangeté – voilà ce qu’il nous faut décrire. C’est que, le plus souvent, je peux tout simplement laisser le monde être et me laisser porter par lui, sans devoir guetter de possibles fêlures pour m’assurer de sa fonction de sol. Je peux ainsi oublier la confiance que j’ai dans le monde et la reléguer, pour ainsi dire, dans le fond de mon expérience. L’inattendu peut dès lors s’expliquer par le hasard, la contingence ou la complexité du monde qui m’entoure. Par conséquent, la confiance est comme la base, minuscule et non questionnée, de la quotidienneté, mais aussi par-delà le quotidien, de l’ordinaire, au sens où cet ordinaire peut être, sans crainte, oublié dans le fond. Cela rejoint le « pouvoir laisser être » d’une certaine manière désinvolte (lässig). Pouvoir laisser être ? De qui est-ce le pouvoir ? Est-ce une effectuation de l’ego transcendantal ? Ou plutôt est-ce une condition du monde ou la fiabilité d’autrui ? Cette première approche de la confiance nous montre déjà qu’elle se présente sous un double aspect : intersubjectif et individuel. Il s’agit d’une confiance dans le monde et dans autrui, avec autrui. La question est pourtant de savoir si l’on peut découvrir un rapport de fondation entre la dimension intersubjective et la dimension individuelle de la confiance dans le monde. Nous pourrions, certes, dire que c’est la confiance qui me lie à autrui qui fonde l’habitabilité pour moi du monde. Mais l’hypothèse contraire se présente avec une force équivalente : c’est en ayant confiance dans le monde que je deviens capable de faire confiance à autrui. Il s’agit ainsi d’un cercle dialectique, que l’on peut décrire en tant qu’un cercle dynamique. Toutefois, la méthode descriptive trouve sa limite en ce qu’elle ne nous permet pas d’isoler
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chacun de ses composants de manière analytique. Soit on fait un pas de côté pour voir comment ce cercle se brise dans certaines situations psychopathologiques (et notamment la schizophrénie), soit on fait un pas en arrière pour se questionner sur ses conditions de possibilité et sa genèse transcendantale. Si la confiance est ordinairement non questionnée, comme fond de l’expérience, pourquoi est-il nécessaire de la thématiser ? C’est en premier lieu parce que, pour les personnes qui font l’expérience de la schizophrénie, la confiance dans la continuité de l’expérience et la cohérence du monde est perdue. Cette condition implique tout à la fois que le monde devient inhospitalier, dangereux ou factice (affectivité délirante), que la personne n’est plus en mesure de le « laisser être », et voit partout des liens et coïncidences signifiantes (syndrome paranoïde) ne laissant plus de place au hasard. Nous faisons l’hypothèse que la confiance de base est une condition centrale dans ce trouble et qu’elle en révèle paradoxalement la dimension exclusivement humaine. En effet, cela révèle qu’en nous engageant dans le monde il nous donne en gage de se perpétuer de manière prévisible, que d’une certaine manière le temps continue de passer et l’identité des choses peut se maintenir. Dès lors, je peux habiter le monde et rencontrer autrui comme un autre être humain continu et d’une certaine manière déjà re-connu, prévisible, car précisément non-imprévisible. Dès lors le monde se prête à devenir monde commun, espace habitable pour le jeune enfant qui le découvre sous les yeux de ses parents, et qui peut l’explorer et étendre son champ d’expérience en toute confiance. Comment comprendre alors que cette confiance, lentement gagnée au fil de milliers d’expériences infantiles, puisse se désagréger et se perdre dans la folie ? Comment comprendre encore l’impossible chemin des personnes malades pour se rétablir de cette catastrophe, parvenir à se réengager dans le monde avec confiance ? La confiance envers le monde est d’abord appréhendable comme foi accordée, donnée, à même les choses du monde, et malgré leur mouvement et l’opacité de leur altérité. J’accorde foi à l’expérience bien que les choses ne m’appartiennent pas en droit. Je peux me tromper sur leur nature et pourtant cette erreur n’ébranle pas la certitude qu’elles reposent bien là telles qu’elles sont et que ce n’est que ma pensée ou mes sens qui se sont fourvoyés. De surcroît, la possibilité de faire erreur rend à cette foi sa lumière, elle peut alors m’apparaître comme foi. À ce titre, on peut dire que je mets tout en même temps foi dans le perçu
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(Ich glaube das Wahrgenommene) et dans la perception (Ich glaube der Wahrnehmung). Cette foi est jetée, comme toujours déjà au monde, à même les choses et les événements, comme leur coloration de vérité et d’existence. D’autre part j’ai foi en la perception, je crois qu’elle ne me présentera pas des stimuli qui ne seraient pas cohérents entre eux et ne permettraient pas de me donner des objets unifiés malgré l’infini de leurs adombrations. Cette foi reste en fonction (fungierend) dans la perception : c’est parce que j’ai foi en elle que ce que je perçois a du sens pour moi. Pourtant cette foi doit être distinguée d’un acte conscient. Je ne choisis pas de donner gage et confiance dans tel ou tel perçu, de même que je ne peux pas fonder cette foi sur des arguments et des preuves empiriques. Au contraire, c’est elle qui m’y ouvre. Merleau-Ponty en propose la description suivante : Les méthodes de preuve et de connaissance, qu’invente une pensée déjà installée dans le monde, les concepts d’objet et de sujet qu’elle introduit, ne nous permettent pas de comprendre ce que c’est que la foi perceptive, précisément parce qu’elle est une foi, c’est-à-dire une adhésion qui se sait au-delà des preuves, non nécessaire, tissée d’incrédulité, à chaque instant menacée par la non-foi 4.
Pour faire preuve et connaissance, il faut donc déjà, d’une certaine manière être installé dans la certitude du monde, une certitude qui n’est pas un sentiment psychologique, mais une condition de possibilité appartenant au champ transcendantal. Ce n’est pas de l’ordre de l’expérience d’un sujet ou de la qualité d’une situation : cela concerne plutôt « l’adhésion » du sujet au monde, mais en deçà de leur rapport. Merleau-Ponty apporte cependant une nuance : cette adhésion n’est pas une certitude aveugle, elle est « à chaque instant menacée par la non-foi ». Cela signifie qu’il n’y a pas une familiarité parfaite avec ce que je rencontre. Cette familiarité est tricotée d’étrangeté. Il y a un clignotement phénoménologique de la foi perceptive, celle-ci n’est jamais saturée, gagnée une bonne fois pour toutes. Paradoxalement, ce clignotement ne porte pas atteinte à la possibilité d’habiter le monde. Selon Merleau-Ponty, c’est parce que je suis au monde comme corps et 4. Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible, op. cit., p. 47.
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que celui-ci me permet de l’habiter en tant qu’un monde qui n’a besoin d’être affirmé dans un acte de conscience, mais qui se donne comme allant de soi. Le chez-soi comporte donc une dimension apodictique dont il s’agit maintenant de comprendre la structure transcendantale. La foi perceptive se manifeste comme un balancement entre croyance et incrédulité, mais, nous l’avons vu, sans rupture nette de la certitude quant à la possibilité de rencontrer un monde familier. Le chez-soi porte donc le caractère d’un sol de fiabilité et d’évidence suffisante pour que l’étrangeté soit rencontrée sans heurt. Cette foi repose sur l’expérience de la sécurité qu’apporte le foyer, l’Heimat, premier espace familier d’expérience. Avant d’aborder l’analyse phénoménologique de la genèse de cet espace de familiarité, il nous faut encore préciser ce en quoi ce sol a une fonction fondatrice et comment le situer au regard de la phénoménologie de Husserl. Je suis chez moi –, cela signifie que je suis quelque part. Être quelque part signifie habiter un « ici absolu », de ne pas être nulle part, et cet « ici absolu » est un point de référence ultime à partir duquel seulement il est possible de parler de mouvement et de repos, de proximité et de distance, de familiarité et d’étrangeté. En ce sens, il révèle ce que Husserl a décrit comme l’archi-fondement (Ur-Arche) 5, et qui est la Terre transcendantale ou le sol transcendantal. Selon Husserl, la Terre ne se meut pas. Les analyses présentées dans le texte éponyme semblent concerner directement notre propos. Husserl affirme, non sans provocation, que si la Terre est bien un corps (Körper) parmi les corps dans le cosmos, elle est d’abord pour moi une terre qui se donne immédiatement comme le sol immuable depuis lequel des corps sont individualisables. C’est le point zéro du mouvement des corps. On peut pourtant la séparer en corps, morceaux de corps, elle est un tout de parties implicites en elle. C’est donc plus exactement son incommensurabilité et son inépuisabilité en corps qui fait d’elle la référence transcendantale de tout mouvement et de tout repos. La terre ne se meut pas parce que le sol sous mes pieds est sol transcendantal. Richir parle d’un « support amorphe et sans limites (apeiron) » qui nous « tient » et dont nous gardons une réminiscence transcendantale 6. 5. Traduction proposée par Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 307. 6. Richir M. (2006), Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 269.
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Il faudrait dès lors dire que, d’une certaine manière, il résiste à toute séparation en corps mobile. En cela, il s’agit d’un référent stable, et la perception d’un objet individuel ne désintègre pas le sol en des corps disparates : situer un lieu perceptif n’altère pas le « système des lieux 7 ». Nous « savons », de manière implicite, qu’aucun abîme ne s’ouvrira à la séparation que produit la perception. Nous pouvons par exemple, très concrètement, modifier l’aménagement de notre maison sans que celle-ci perde son caractère d’habitat. Nous avons affaire à un paradoxe apparent : la terre peut à la fois être divisée en corps, en régions et même être située en tant qu’une planète parmi d’autres corps mobiles, mais elle est en même temps le support de tout mouvement et, en tant que telle, indivisible et infigurable. Ce paradoxe n’est cependant fondé que sur une contradiction apparente, qui disparaît une fois qu’on introduit la distinction entre le corps comme Körper et le corps comme Leib. L’archi-fondement dont il est ici question n’est pas d’abord celui des corps, mais de la chair. Husserl s’en explique clairement : Ma chair : dans l’expérience primordiale, elle n’est ni en déplacement ni au repos, seulement mouvement et repos internes, à la différence des corps extérieurs. Tous les corps ne « se meuvent » pas dans un « je vais », en général, dans un « je me meus » kinesthésique et la Terre-sol dans son ensemble ne se meut pas sous moi 8.
Il s’agit donc, comme il le dit un peu plus loin, de « la Terre comme mon sol, comme sol de ma chair 9 ». Or le sol de ma chair doit être envisagé lui-même comme un sol leiblich. Si ce n’était pas le cas, le monde ne serait qu’un endroit matériel et inhumain, inconnaissable et inhabitable. C’est en cela qu’il peut y avoir foi et réciprocité avec le monde, réciprocité qui ne peut se nouer qu’entre un Soi leiblich et un monde leiblich. Le statut, extrêmement complexe, de cette réciprocité ne pourrait être exploré que dans l’analyse génétique et dans la clarification de ce que Husserl appelle le « primordial ». Richir a pu quant à lui affirmer que le sol transcendantal est une chôra, espace qui
7. Husserl E. (1989), La Terre ne se meut pas, op. cit., p. 17. 8. Ibid., p. 18. 9. Ibid., p. 21.
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n’est pas un topos, en cela infigurable et insituable et pourtant point de référence de toute situation : À cet égard, la leçon de Husserl est remarquable. Le Leib primordial, conçoit-il, n’est pas un corps (Körper), est indivisible en corps, ne contient pas de corps, ne se meut pas et n’est pas en repos. C’est en ce sens le sol transcendantal (die Ur-Arche) ou la Terre transcendantale, le réceptacle sans forme ou la nourrice du devenir, la mère comme giron transcendantal, comme « référence » transcendantale absolue qui ne se quitte jamais elle-même et qui, par là, n’a jamais à se regagner elle-même, ce qui rend le Leib primordial infigurable en perception ou en imagination – tout comme la chôra, il ne peut être objet de doxa 10.
S’il ne peut être objet de doxa, c’est parce qu’il se situe en deçà de toute preuve et de toute connaissance d’un esprit déjà institué dans l’habitation. C’est également en ce sens qu’il est le giron de la foi perceptive. Comment mettre en question l’évidence que le monde est familier ? Nous verrons dans la troisième Recherche que l’expérience de la schizophrénie témoigne qu’elle peut bien être perdue, que la confiance peut se dissiper et que la promesse du monde ne plus être un gage suffisant pour vivre un quotidien sans heurt. Si je peux faire confiance au monde, c’est qu’il y a une promesse qui peut être tenue. Tenue par quoi ? De quelle archè s’agit-il dans l’Ur-Arche de Husserl ? S’agit-il de l’architecture d’un ego transcendantal constituant le monde comme monde habitable, cohérent, continu et donc fiable ? Dans ce cas, la cohérence serait créée par l’ego transcendantal. Autre perspective : la prévisibilité du monde reposerait sur la structure causale d’un monde pré-donné qui dès lors soutiendrait par exemple la connexion entre le fonctionnement cognitif (les représentations) et les lois physico-mathématiques de la matière. Dans ce second cas, la cohérence de l’expérience est simplement trouvée à même la matière. Selon la première option, que nous nommerons idéaliste (fût-il transcendantal), la cohérence serait le résultat d’une effectuation de l’ego transcendantal qui serait vécue avec le caractère de la confiance. Dans la deuxième option, réaliste, la cohérence des datas sensibles rendant pour moi un monde fiable serait un caractère 10. Richir M. (2006), Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op. cit., p. 268.
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de la matière (donc, pourquoi pas, du cerveau). C’est en naviguant entre ces deux écueils que Merleau-Ponty affirme, assez étrangement, que « C’est parce que je crois au monde et aux choses d’abord, que je crois à l’ordre et à la connexion de mes pensées 11. » La cohérence du soi se constitue à même le monde et les choses. L’ego transcendantal n’est donc pas une condition suffisante à la cohérence de l’expérience. Cependant le monde des choses ne l’est pas non plus dans la mesure où je dois « apprendre » à le connaître et à lui faire confiance. Paradoxalement, l’un ne peut survenir sans l’autre. Il y a co-originarité du monde et du soi et c’est la confiance dans leur cohérence mutuelle qui assure la possible extension du domaine de l’expérience. Nous ne savons en effet jamais avec certitude où situer exactement les limites entre nous-mêmes et le monde, bien que nous soyons certains que de telles limites existent. L’impossibilité de la situation de ces limites fait signe vers leur non-positionnalité et ouvre ainsi sur un champ en deçà de l’intentionnalité positionnelle qu’il faudra traiter dans le cadre d’une phénoménologie génétique. Si cette cohérence fonctionne, c’est que je suis fait du monde et qu’il est en quelque sorte fait de ma chair. Nous pouvons en voir une attestation « en négatif » dans la perte de la confiance, propre à certaines expériences psychopathologiques. Dans son ouvrage intitulé La perte de l’évidence naturelle, Blankenburg affirme que sa patiente Anne a perdu (elle l’avait donc déjà gagnée) l’assise transcendantale lui permettant d’aborder le monde comme évidence pré-donnée. Elle se doit donc de reconstruire explicitement sa possibilité d’habiter et s’y épuise dans un effort vain (asthénie transcendantale). Comment peut-on perdre la confiance ? Dans cette situation, il semble qu’il y ait en quelque sorte décrochage de la cohérence mutuelle qui rompt la promesse de retrouver l’accointance naïve du soi avec le monde. En proposant une telle interprétation, nous souhaiterions, au regard de l’affirmation de Merleau-Ponty, nous distancier de la compréhension de Blankenburg, qui « situe » le « désordre » au niveau
11. Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 75.
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des « opérations transcendantales 12 » d’un « Je transcendantal 13 », qui serait comme affaibli et incapable d’effectuer les synthèses constitutives de l’évidence naturelle. Comment alors dégager la mesure depuis laquelle nous pourrions penser ce rapport dynamique de cohérence mutuelle ? Parler de la perte de la confiance ou de la désintégration de la cohérence n’est que le nom d’un problème qu’il nous faudra désormais affronter. Pour l’analyse phénoménologique de la dynamique de ce rapport, une voie possible s’ouvre avec la mise en suspens de l’a priori de corrélation (ce qui ne veut pas dire son élimination) et par là de la position d’un sujet (fut-il transcendantal) et d’un monde. Dans cette épochè radicalisée, il s’agira de mettre au centre de l’analyse la genèse de l’a priori de la corrélation, et de la cohérence qui l’accompagne, pour la penser au niveau pré-intentionnel, en deçà de la distinction entre l’ipséité et le monde. Cette cohérence n’est en effet situable ni du côté du monde ni du côté d’un ego, fût-il transcendantal, mais relève d’un entrelacs originaire du vivant avec son environnement. Une telle méthode a récemment été formulée par Alexander Schnell sous le terme d’« induction transcendantalex 14 ». Il y avait (dans un passé qui n’est pas chronologique mais transcendantal) « quelque chose » avant que les pôles de la corrélation se fixent comme rapport ego-monde. L’ipséité et le monde ne sont que les positions d’une co-originarité qu’il nous faut décrire en termes de cohérence de l’affectivité. Quoi qu’il en soit de son origine, que nous 12. Blankenburg W. (1971), Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit. Ein Beitrag zur Psychopathologie symptomarmen Schizophrenien. Stuttgart, Enke. Trad. française Azorin J.M. & Totoyan Y. : Blankenburg W. (1991), La perte de l’évidence naturelle : une contribution à la psychopathologie des schizophrénies pauci-symptomatiques, Paris, PUF, p. 133. 13. Ibid., p. 154. 14. Schnell A. (2019), Was ist Phänomenologie ? Klostermann Rotereihe. « Man könnte hierfür den Begriff einer „transzendentalen Induktion“ vorschlagen, der mehrere Vorteile böte – aber das führte über den Husserl’schen Rahmen hinaus, wenngleich all das hierin auch ganz deutlich angelegt ist. Die transzendentale Induktion vervollständigt die phänomenologische Methode in diesem höchstwichtigen Punkt ; ein solcher Begriff ist aber, um hier jedes Missverständnis auszuschließen, bei Husserl selbst nicht zu finden. Soviel also jedenfalls zur neuen Grundaufgabe der Phänomenologie als „Sinnbildung“, die ein transzendentales Verständlichmachen zeitigt und auch den Subjektivitätsbegriff, wie angezeigt, in Richtung einer zugrundeliegenden Anonymität und Präsubjektivität neu präzisiert. »
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ne sommes pas encore en mesure de mettre en vue, il apparaît que la confiance est le « résultat » de la transposition architectonique de la cohérence précédant l’institution de la scission monde-ego (Grund / foi perceptive) dans un sentiment de la situation comme sécure, familière et fiable. L’affectivité (Stimmung) en tant que cohérence devient l’affection fondamentale (Grundstimmung) qu’est la confiance, une affection de sécurité. C’est donc d’abord la confiance comme cohérence dans sa dimension archaïque qu’il faut atteindre. La cohérence transcendantale de l’affectivité pourrait d’ailleurs être pensée comme Übereinstimmung que nous traduisons par concordance. La concordance de l’affectivité dépasse les individus et dévoile une strate interaffective ou d’une affectivité de base dans laquelle il y a concordance de différentes ipséités dans leur facticité. Il faut pour cela entreprendre la tâche d’une analyse phénoménologique génétique. Par la mise en suspens de la corrélation, l’on s’aperçoit i.) que la coïncidence n’est jamais tout à fait réalisée (clignotement) et ii.) qu’il y a sous-jacent une cohérence qui résiste bien à la mise en suspens de la corrélation. Se révèle, du point de vue encore imparfait de l’analyse statique, une cohérence énigmatique, car sans concept, sans archè et sans telos. C’est donc bien en faisant l’épochè de la corrélation que je peux avoir un moi phénoménologisant en mesure de dire quelque chose de l’anonymat de ces effectuations et de ces transpositions. L’analyse génétique permet de montrer comment se produisent des effectuations muettes. C’est pour cela que Winnicott ne s’intéresse pas à la psychologie de l’enfant ou de sa mère, mais aux techniques de puériculture, de portage et aux soins parentaux. L’analyse génétique nous reconduit paradoxalement dans l’attitude naturelle, nous y sommes comme des fantômes, au bord de deux mondes (transcendantal et empirique) d’où nous serions en mesure d’observer les transpositions. *
Nous avons atteint, dans l’analyse statique de la confiance, un point de difficulté immense en « descendant » jusqu’à la structure de la corrélation intentionnelle et dégageant par induction le concept de cohérence. Ce point phénoménologique restera un point aveugle, sans épaisseur, tant que nous en resterons là. Il s’agira pour aller plus loin de mettre en œuvre une méthode phénoménologique génétique qui consistera à observer la mise en fonction de la cohérence dès
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les moments les plus précoces de la vie humaine. L’observation de l’enfant, et plus précisément pour nous des relations de l’enfant à ses parents et à la réalité sera pour nous un outil précieux. Il faut noter, nous y reviendrons, que dans l’analyse génétique les « faits » empiriques (du point de vue de l’observateur) ont pour le très jeune enfant une valeur transcendantale. Nous ne sortirons donc pas de l’analyse phénoménologique en nous intéressant à ce qui constitue les premiers moments de la vie humaine. Comment se fait-il que j’ai confiance dans le monde ? En quoi le monde est-il habitable, et comment se fait-il qu’il puisse être relégué dans le fond de mon expérience perceptive ? Que se passe-t-il pour la personne souffrant de schizophrénie qui perd cette insouciance ? Que reste-t-il de cette confiance quand le monde ne tient pas sa promesse de sécurité et de continuité ? Pour mettre en vue ces questions, il s’agira de mettre en œuvre une méthode phénoménologique génétique puis générative qui consistera à observer la mise en fonction de la cohérence dès les moments les plus précoces de la vie humaine. L’observation de l’enfant, et plus précisément des relations de l’enfant à ses parents dans la constitution de la réalité sera pour nous un outil précieux. L’utilisation en phénoménologie des données empiriques de la vie du très jeune enfant, nécessite des précisions méthodologiques. Ici nous soutiendrons que dans l’analyse génétique les « faits » empiriques (du point de vue de l’observateur) ont pour le très jeune enfant une valeur transcendantale. Nous ne sortirons donc pas de l’analyse phénoménologique en nous intéressant à ce qui constitue les premiers moments de la vie du très jeune humain. Nous avons conscience de la nouveauté d’une telle approche, ce chapitre en démontrera la fécondité pour l’anthropologie phénoménologique transcendantale et asubjective que nous visons. Comment gagne-t-on confiance dans un monde qui apparaît paradoxalement toujours déjà comme concordant et cohérent ? Si ordinairement, nous nous découvrons toujours comme ayant déjà confiance, ou comme l’ayant perdue, ce n’est que dans la mesure où l’origine de son gain a « précédé » toute expérience thématique de soi et du monde. La confiance n’est ni seulement trouvée à même le monde par l’enfant, ni seulement une effectuation de son ego naissant. Si elle tient à une cohérence originaire, cette cohérence n’est pas toujours-déjà là, en soi, mais à faire et refaire. Celle-ci trouve son origine dans les premières relations infantiles avec « l’extériorité », étant bien entendu
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(c’est le sens des guillemets phénoménologiques) qu’il n’y a pas encore de limite nette entre l’intérieur et l’extérieur, le soi et l’altérité quand l’enfant est dans ses premières semaines de vie. Il s’agit donc pour nous d’explorer le rapport au monde avant la position de la distinction sujet/ monde introduite par l’ego transcendantal éveillé, ou encore, avant la corrélation intentionnelle. Husserl aborde cette question de la genèse du monde à partir d’un ego préalable (Vor-Ich), qui n’a pas encore une Umwelt. Il faut préciser qu’avec le Vor-Ich, Husserl parle précisément de la situation du fœtus concret dans l’utérus maternel 15, 16. Examinons, succinctement, les recherches effectuées par Husserl lui-même à l’égard de la vie ayant précédé la position d’un Ich, et donc d’une Welt. En ce sens, le nourrisson de quelques jours est encore un « fœtus » du point de vue phénoménologique, ce qui signifie que sa chair est encore indifférenciée de la chair de son environnement parental, qu’il loge dans la chair maternelle (In der Mutterleib). Cela signifie qu’il n’a pas encore de présent, cette vie se situant tout d’abord sans présence. S’il se rapporte bien à un monde, celui-ci, nait avec lui, s’éclaire à mesure que l’enfant se découvre l’éclairant. Husserl écrit dans un manuscrit intitulé Das Kind, die erste Einfühlung de 1935 : Le moi avant cet éveil, le moi préalable, le moi non encore vivant, a pourtant déjà, à sa façon un monde, de façon préalable il a son monde inactuel, « dans » lequel il est non-vivant, pour lequel il n’est pas éveillé. Il est affecté, il reçoit de la hylè comme première plénitude, première participation au monde des sujets égoïques vivants, éveillés, qui sont déjà en liaison vivante les uns avec les autres et avec lesquels ce moi entre par là même dans une première liaison naissante : il a des parents, et ces derniers sont dans une communauté totale de moi vivants dans la temporalité historique totale à laquelle ils appartiennent. Les vivants éveillent les non-vivants 17.
15. Lee N.-I. (1993), Edmund Husserls Phänomenologie der Instinkte. Dordrecht/ Boston/London, Kluwer Academic Publishers. 16. Pugliese A. (2009), « Triebsphäre und Urkindheit des Ich » Husserl Studies 25 (2), p. 141-157. 17. Husserl E. (1973), Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. Texte aus dem Nachlass. Dritter Teil. 1929-1935, éd. Iso Kern, op. cit. (Hua XV), p. 604. trad. fr. par Depraz N. (1993), « L´enfant. La première Einfühlung » Alter, 1, p. 265-270.
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Cet éveil réfère au passage du moi préalable au moi qui, sans qu’il soit précisé, s’il s’agit d’un moi transcendantal ou empirique, est vraisemblablement un moi intentionnel et, corrélativement au passage d’un monde préalable « inactuel » à un monde actuel, donc à l’Umwelt dont le moi leiblich serait le point-zéro. Ce passage relève de la genèse transcendantale, survivant à l’âge éveillé comme réminiscence transcendantale et qui corrélativement, c’est fondamental, est accompagnée d’une prémonition transcendantale. C’est ici la base archaïque et transcendantale de ce qui deviendra par la suite la confiance et la concordance du monde. Le monde s’ouvre à l’enfant de proche en proche, par petites touches, mais déjà, d’une manière paradoxale, dans une concordance. En ce sens, on peut affirmer avec Husserl que « le monde même a donc enfance et croît à partir de là à un monde mûr 18 ». Il n’y a pas d’abord un monde originaire, tout donné, ou encore trouvé par l’enfant. Le jeune humain et le monde grandissent ensemble dans la cohérence vécue. Cette croissance mutuelle porte la valeur de l’antériorité bien qu’elle soit en train de se faire. C’est parce qu’il y a, à tout moment du développement de l’enfant, la réminiscence transcendantale d’un passé transcendantal restant en même temps immature que le monde est vécu comme toujours déjà là. À ce titre, il est en quelque sorte trouvé par le nourrisson, mais paradoxalement il s’agit bien d’une « effectuation » immature de son ego naissant, accompagnée par une prémonition transcendantale, il est donc bien aussi créé. Autrement dit, il est créé dans la mesure où c’est le vivre au monde du nourrisson qui fait que le monde croît et devient un monde mûr, que le nourrisson trouve comme déjà là, comme en dehors de lui, s’y trouvant dès lors comme au centre. Par conséquent, on peut difficilement soutenir que la confiance est gagnée par le nourrisson. Elle naît avec lui et le monde, ils croissent ensemble. Le projet anthropo-phénoménologique de Richir s’appuie, entre autres choses, sur l’exploration d’une Histoire transcendantale du sujet. 18. Le passage en entier : « Die Welt selbst also hat Kindheit und wächst heran zur reifen Welt – “im” Menschenkind und in seinem Menschenwachstum – aber freilich die Weltkonstitution ist nicht die Sache dieses einzelnen erwachsenden Menschen, sondern der Intersubjektivität erwachsender und schon erwachsener Menschen – wobei sich das Spiel, analogisch gesprochen, wiederholt. » Husserl E. (2006), Späte Texte über Zeitkonstitution (1929-1934) : Die C-Manuskripten, Berlin, Springer, p. 74-75. Je souligne.
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Cette Histoire transcendantale précède les histoires dans lesquelles s’enlace une identité narrative (qui appartient à un plus haut niveau architectonique) : c’est à ce registre [où s’institue la relation entre le Leibkörper d’autrui et mon Leibkörper] que s’effectuent la plupart des Stiftungen culturelles (symboliques) et ce, par acquisitions successives, au fil de ce qui constitue l’Histoire transcendantale de la conscience, c’est-à-dire aussi ce que Husserl appelait l’« ego concret ». Cette histoire (ou genèse) est donc immédiatement « intersubjective » (ou collective), et, au fil de son déroulement complexe, s’édifie un réseau de significativités et d’habitus qui présente une sorte de cohésion (bien plus large que la cohérence « rationnelle » ou « logique »), en laquelle, au gré de ses réflexions, des histoires qu’on lui raconte et des histoires qu’il se raconte (celles-ci fussent-elles vraies ou fausses, voire comme le plus souvent, les deux), le « sujet » trouve sa place dans la communauté intersubjective, s’y situe comme un certain parcours génétique et historique qui lui est propre, se « représente » ce que les psychologues nomment « identité psychique », cela même où, chaque fois qu’il y réfléchit, il « se reconnaît » ou « ne se reconnaît pas ». Étrange mixte, si l’on sait que cette « identité », qui est celle d’un ipse concret, ne peut entièrement se subsumer par une ou des histoires, mais procède aussi d’une singularité, elle-même instituée dans l’Histoire transcendantale du « sujet » (qui ne relève pas des histoires en récits, si l’on veut, des mythoi qui le concernent), inscrite dans la communauté, et dont ce n’est pas ici notre objet de l’interroger dans ses détails 19.
Il ne faut pas entendre par histoire transcendantale l’histoire du sujet, mais l’histoire des processus anonymes de constitution du sujet, une histoire effectuée dans le regard des autres humains et constituant par touches progressives un monde propre. C’est aussi l’histoire des institutions symboliques (Stiftungen) et des habitus kinesthésiques qui se sédimentent lentement au fil des expériences infantiles. C’est enfin une rencontre et une découverte qui ne se fait pas sans échecs. Richir a fait une avancée majeure pour la phénoménologie en montrant que la fondation de l’ego transcendantal dans son rapport au monde ne se fait pas sans heurts. Il utilise à cette fin les observations du pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott et de Mélanie Klein relatives au développement psycho-affectif de l’enfant et de son rapport à la réalité. 19. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 302.
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Dès lors i) l’Histoire transcendantale du sujet n’est pas l’histoire d’un ego constituant (même primordial), elle se déploie plutôt à partir d’une couche a-subjective vers la présentification, c’est un processus anonyme de subjectivation. Ce processus deviendra histoire du sujet a posteriori (nachträglich – par rattrapage). Si dans l’après coup se donne une histoire cohérente, il faut bien se garder d’en déduire que ce fût un chemin sans heurts, et sans incohérences. Il s’agit d’un rattrapage paradoxal, car ce qui est rattrapé n’a jamais, à proprement parler, été vécu, étant donné qu’il n’y avait pas encore de présence pour le temporaliser. Cette reprise, en présence, est un acte impossible. Nous n’avons jamais assisté à la venue au monde de notre subjectivité, nous la vivons comme toujours déjà là. Elle est d’un passé à jamais et pour toujours immémorial. Le paradoxe est que ce passé continue à l’âge adulte d’être « présent » d’une étrange manière dans la présence actuelle comme son centre de gravité. ii) Cette histoire ne se fait pas sans heurts : cela signifie que si le rapport constituant de l’ego naissant relativement à son monde naissant a une histoire, celle-ci ne se fait pas sans échecs, sans ratages, sans surprises. C’est là l’offense de la réalité, à laquelle s’oppose initialement l’illusion d’omnipotence créatrice du nourrisson. Il y a des ratés dans le contact de l’élément fondamental et des schématismes naissants, par ailleurs il y a des malencontres des registres archaïques et symboliques. Cela aboutit alors à un trou dans l’enchaînement de la phase de présence, tendu entre protention et rétention, qui sont pour le nourrisson encore inactuelles. Richir parle à ce propos de « proto-temporalisation » d’une présence à naître. En ce sens, ces lacunes sont seulement virtuelles, mais non sans effet concret. On peut en parler comme des malencontres, qui sans être des malencontres symboliques, ouvriront le champ où elles pourront survenir. Comme nous l’expliquerons dans le prochain paragraphe, le rôle de l’environnement parental est de répondre « suffisamment » bien pour tempérer l’offense de la réalité et ainsi assurer la tenue des temporalisations balbutiantes. – la première Stiftung, du point de vue de la genèse ou de l’Histoire transcendantale, étant précisément celle d’autrui, avec sa Leiblichkeit (la première « hominisation » est celle du nourrisson par les soins qui lui apporte la mère) 20.
20. Idem.
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Cette possibilité pour l’environnement de tenir la présence naissante, c’est la Leiblichkeit parentale. En outre, il faut bien reconnaître que l’Histoire transcendantale du sujet se double d’une Histoire transcendantale de la confiance. Nous avons cependant vu que cette confiance n’est pas naïve, qu’elle ne se fait pas sans de possibles heurts. Cela veut dire, d’une part, qu’elle n’est pas une certitude aveugle qui ne laisserait pas de place à la surprise, à l’inattendu. Mais encore, d’autre part, qu’elle clignote phénoménologiquement avec la possibilité de sa perte, à l’horizon de la familiarité et de l’étrangeté. Ce vacillement ne signifie pas pour autant que l’enfant court le risque de perdre la confiance dans la poursuite d’une expérience sécure. Monde et soi croissent ensemble, mais cela ne signifie pas qu’il y a coïncidence parfaite entre eux. Cependant, il y a une sorte de concordance, désignée plus haut comme Übereinstimmung, c’est-àdire que la prémonition transcendantale fraye déjà la voie du monde nouveau. Dans la croissance, la Leiblichkeit de l’enfant s’étend et, s’étendant, elle se trouve participer à un monde qui devient le sien et qui croît avec lui, comme partie totale. Dans ce mouvement, il y a découverte progressive dans une déhiscence mutuelle du monde et du soi. Se cherchant, le nourrisson se trouve au monde, mais jamais tout à fait nouveau. D’autre part, le monde inconnu devient en quelque sorte « reconnu ». Reconnue par-devers la connaissance en présence, cette description prend à rebours la doctrine classique des synthèses de typification et de concordance (voir ma première Recherche) pour en dénoncer l’illusion téléologique. C’est un mystère que l’étrangeté rencontrée soit possiblement thésaurisée au régime du familier et qu’ainsi l’Umwelt puisse se configurer avec une complexité toujours plus ample. Comment se fait-il, alors que l’enfant étend les limites de son monde, qu’il n’y ait pas de catastrophes, d’événements traumatiques qui pourraient renverser la foi qu’il accorde à cette altérité doucement apprivoisée ? Comment se fait-il encore qu’il reste sur ses deux jambes, alors que sous ses pieds le sol tremble ? Nous découvrons que si la terre ne se meut pas, l’enfant en grandissant met ce sol à l’épreuve. Qu’est-ce donc qui en maintient sa fonction d’archi-fondement ? Husserl 21 affirme que la constitution du monde n’est pas une affaire solitaire, mais participe de l’intersubjectivité. Nous ajouterions, avec 21. Husserl E. Späte Texte über Zeitkonstitution (1929-1934) : Die C-Manuskripten, op. cit., p. 74-75.
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Winnicott et Richir, que c’est la responsabilité de l’environnement parental de tempérer en quelque sorte la découverte du monde, de sorte que l’enfant n’est jamais saisi par l’étrangeté nue. Comment l’environnement concret du nourrisson peut-il effectivement assurer cette sécurité transcendantale ? Selon nous, l’Histoire transcendantale ne peut être explorée qu’en observant les soins parentaux comme premier monde primordial. Ici, nous sommes contraints de nous situer de manière ambiguë entre strate transcendantale et strate facticielle (concrète). C’est précisément parce qu’à ce moment du développement du nourrisson les actes concrets, comme par exemple les techniques de puériculture, ont pour fonction de bâtir les fondations des assises transcendantales du sujet naissant 22. 22. Dans ses manuscrits tardifs sur l’instinct, Husserl explique la naissance même de l’intentionnalité en s’appuyant sur l’idée d’une « téléologie à partir de laquelle seulement pourrait surgir un avoir-monde apodictique » (« eine Teleologie, aus der die apodiktische Welthabe allein entspringen kann » ; Husserl E. (2014), Grenzprobleme der Phänomenologie : Analysen des Unbewusstseins und der Instinkte. Metaphysik. Späte Ethik (Texte aus dem Nachlass 1908-1937). Dordrecht, Springer, p. 118). Selon Husserl, la téléologie est déjà à l’œuvre dans les couches les plus archaïques de l’expérience humaine. Il s’agit de ces couches où règnent les instincts, mais dans la mesure où ces derniers sont déjà téléologiquement orientés vers la naissance de l’intentionnalité et la constitution du monde, Husserl peut affirmer que la disposition la plus archaïque de la subjectivité – qu’on pourrait qualifier, selon lui, d’irrationnel – est téléologiquement orientée vers la rationalité (en la rendant possible) peut donc être elle-même tenue pour rationnelle. (« So ist die angeborene Anlage der Subjektivität das Irrationale, das Rationalität möglich macht, oder es hat seine Rationalität darin, der „teleologische Grund“ für alles Rationale zu sein. » Ibid., p. 116.) (cf. encore Lee N.-I. Edmund Husserl Phänomenologie der Instinkte, op. cit., p. 137-140.) Mais en quel sens peut-on parler d’une téléologie de la poussée archaïque ? Est-ce une téléologie qui pourrait être phénoménologiquement attestable ? Ne s’agit-il plutôt d’une téléologie instituée après coup (nachträglich) qui est rétrojetée, à partir de l’institution de l’intentionnalité, dans un champ foncièrement non- ou pré-intentionnel ? Parler d’une téléologie de l’affectivité (ou des instincts) y introduit déjà du sens (comme si l’affectivité aspirait au sens, l’irrationnel au rationnel). Ce sens ne peut cependant pas venir de l’affectivité même, mais il relève plutôt d’une dimension schématique. En effet, pour Richir, l’affectivité originaire « n’est rien d’autre que poussée aveugle et innocente du “vivre” à “vivre” (elle ne parle que si elle est modulée par le schématisme de langage à la recherche de l’un ou l’autre sens) ». Voir Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 210.). Pour éviter le danger d’une projection nachträglich d’un sens (impliqué par l’idée d’une téléologie) dans le champ encore tout inchoatif de la naissance du sujet, nous ne recourrons donc pas au vocabulaire husserlien de l’instinct et de la pulsion, mais nous suivrons la voie ouverte par la refondation richirienne de la phénoménologie.
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Richir, s’est lui-même intéressé aux travaux de Donald W. Winnicott sur le développement du self et de son rapport à la réalité pour développer une phénoménologie transcendantale de la formation de l’ipséité. Nous proposons de reprendre les analyses du psychanalyste sur les soins parentaux afin de poursuivre notre étude de l’histoire transcendantale du sujet et de la chôra. Notre point de départ est que dès le monde préalable dont parle Husserl il y a de l’affectivité et de la hylè. Selon Husserl dans ce manuscrit, recevoir de la hylè dans le monde encore naissant est déjà une participation du moi préalable au monde des sujets égoïques vivants. Il s’agit, pour nous, d’une participation à l’environnement intersubjectif, qui se présente, à ce stade, comme ce que nous appellerons désormais environnement parental. C’est qu’autrui doit prêter sa chair au nourrisson pour qu’il existe. La hylè, ici en question, est une matière déjà investie par les soins parentaux, donc une matière qui est, en quelque sorte, rendue familière au nourrisson. La thèse que je propose d’explorer à ce moment de l’analyse est donc la suivante : c’est l’environnement parental qui, par les soins qu’il prodigue, rend la hylè non-étrangère à l’affectivité du nourrisson et par là sous-tend le mouvement de la croissance de ce dernier et de son monde. À ce titre, on peut parler de transduction 23 de la matière brute au travers de la Leiblichkeit des parents et des soins comme actes concrets qui
23. La transduction est un concept qui dans la biologie cellulaire désigne la conversion d’un type de signal ou de stimuli en un autre. En tant que concept philosophique ce terme a été introduit par Gilbert Simondon pour décrire le processus d’individuation à partir d’une unité qui précède les individus pris dans une relation. C’est en ce sens que Simondon dit que « l’être possède une unité transductive ; c’està-dire qu’il peut se déphaser par rapport à lui-même, se déborder lui-même de part et d’autre de son centre. Ce que l’on prend pour relation ou dualité de principes est en fait étalement de l’être, qui est plus qu’unité et plus qu’identité ; le devenir est une dimension de l’être, non ce qui lui advient selon une succession qui serait subie par un être primitivement donné et substantiel. L’individuation doit être saisie comme devenir de l’être, et non comme modèle de l’être qui en épuiserait la signification. » (Simondon G. (2005), L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, p. 31) Quant à nous, nous parlerons de transduction en un double sens : il s’agit à la fois d’une métabolisation de l’environnement pour le nourrisson en environnement leiblich, ce qui fait donc qu’il peut y avoir hylè primordiale, mais qui en même temps – par cette métabolisation même – rend possible l’individuation de l’ipséité du nourrisson à partir de son unité transductive avec l’environnement parental, mais cela en deçà de toute ontologie, et plus concrètement dans la dimension proto-ontologique de l’affectivité.
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métamorphosent la proto-hylè (matérielle) en hylè en mesure d’être reçue et d’une manière encore archaïque « vécue » par l’enfant. Autrement dit, l’environnement parental participe de la capacité de la Leiblichkeit du nourrisson à être transpassible à l’élément fondamental. L’environnement parental n’est pas seulement la somme des soins de puériculture prodigués avec la technique adéquate à un enfant, il est déjà une aire leiblich. Soigner c’est faire chair. Cette chair repose toujours, déjà, sur des techniques concrètes, de bercement, de nourrissage, d’hygiène, etc. Ces actes factices, qui relèvent d’une technicité appartenant à l’institution symbolique des habitus kinesthésiques propres au schématisme en langage, ont pour le nourrisson une fonction transcendantale. Ce champ ambigu (car à la limite du factice et du transcendantal) qui portera l’enfant à sa naissance phénoménologique est le giron transcendantal. Forme primordiale de la chôra. De quoi s’agit-il ? Le giron transcendantal « est » le mélange de la Leiblichkeit des parents, des soins qu’ils prodiguent (institués, et appris) et de la Leiblichkeit en éclosion de l’enfant. Ce tout est encore indifférencié du point de vue du nourrisson. « Mais un bébé, cela n’existe pas ! 24 » déclarait Winnicott devant l’assemblée de la Société Britannique de Psychanalyse, en 1940. Au départ, pendant les premiers jours, le petit enfant humain n’est pas dissociable des soins qu’il reçoit, comme le remarque le pédiatre. Voilà une réalité tellement concrète que, si ces soins sont absents ou défectueux, l’enfant meurt. Il ne peut y avoir de présence, même à l’état embryonnaire, qu’auprès d’autres présences qui apportent avec leur attention et leurs soins les conditions nécessaires à la vie. Il n’est donc pas possible de penser l’humain comme un corps sans les autruis qui l’ont porté à naître et à grandir. La non-existence du bébé correspond, du point de vue phénoménologique, à l’affirmation husserlienne selon laquelle le Vor-Ich est encore non-vivant (non temporalisé comme présent vivant). Dès lors, on ne peut parler, du point de vue de la phénoménologie, que de ce que Winnicott appelle l’indifférenciation nourrisson-soins parentaux (infant in care). La perspective de l’enfant reste en effet, pour nous, infigurable, ineffectuable, bien que nous puissions, de l’extérieur, observer la relation et les soins prodigués. À ce titre, Winnicott affirme qu’il faut distinguer l’étude 24. Winnicott D.W. (1952), « L’angoisse liée à l’insécurité » in Winnicott D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot (trad. fr. Kalamanovitch J.), p. 200.
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des processus mentaux primitifs et l’étude de la petite enfance. Nous souscrivons à cette précaution méthodologique. Le nourrisson est donc d’abord dans un état de dépendance absolue envers son environnement. Winnicott a très judicieusement vu que cette dépendance absolue se double d’une ignorance de cette dépendance. Dans ce domaine des soins maternels de la catégorie du maintien, il existe un axiome ; si tout va bien, l’enfant n’a pas le moyen de savoir ce qui lui est offert convenablement et ce dont il est préservé 25.
Si on peut ici parler de « double dépendance » c’est que cette dépendance se « situe » sur le pli entre transcendantal et facticiel, mais ce qui fait que le facticiel des soins concrets (handling dans la terminologie de Winnicott) peut avoir une fonction transcendantale pour le nourrisson repose sur son ignorance de la qualité factice des soins. Encore, autrement dit, ils sont, en termes merleau-pontiens, invisibles puisqu’encore conditions de possibilité de la visibilité. Il ne s’agit donc pas d’une ignorance contingente, mais proprement transcendantale. En effet, les soins de puériculture prodigués par l’environnement font partie intégrante de cette unité primordiale nourrisson-soins (infant in care). Pour reprendre la formulation de Martine Girard, « le nourrisson qui est porté n’a pas conscience qu’on ne cesse de l’empêcher de tomber 26 ». D’un point de vue phénoménologique en effet, il n’y a pas encore pour l’infant in care de division hic/illic en mesure de fournir l’écart nécessaire à la corrélation noético-noématique. Aucun temps ni aucun espace ne pourraient avoir lieu sans précisément qu’un premier iciabsolu n’émerge de ce tout. Ainsi « […] ce n’est pas l’individu qui est la cellule, mais une structure (set up) constituée par l’environnement et l’individu. Le centre de gravité de l’être ne se constitue pas à partir de l’individu : il se trouve dans la structure environnement-individu 27 ». C’est depuis cet espace primordial, leiblich mais pré-individuel, que 25. Winnicott D.W. (1960), « La théorie de la relation parent nourrisson » Winnicott D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot (trad. fr. Kalamanovitch J.), p. 374. 26. Girard M. (2008), « Continuité ou hétérogénéité des constructions en psychanalyse ? » Revue française de psychanalyse 72 (5), p. 1685-1691. 27. Winnicott D.W. (1952), « L’angoisse liée à l’insécurité » in Winnicott D.W. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, op. cit., p. 201.
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l’individuation se fera, par un déplacement du centre de gravité depuis l’unité précoce bébé-soins jusqu’à l’individu bébé, et par situation de l’ici-absolu de tel Leib à la faveur du détachement progressif des soins 28. Autrement dit, ce qui est encore giron transcendantal et ensemble factice infant in care va, très progressivement, s’invaginer, si l’on peut dire, pour préformer les fondations schématiques de la phénoménaliation, la chôra. On peut donc dire que le rôle premier des soins parentaux, outre la préservation de la vie, est le maintien (holding dans la terminologie de Winnicott). Dans le vocabulaire de Richir, « la chôra, comme Leiblichkeit (et Phantasieleiblichkeit) de tout Leibkörper est le giron maternel comme transcendantal, comme réceptacle qui accueille et qui tient, qui ne “laisse pas tomber“ dans l’abîme 29. » Il s’agit donc bien ici de la fondation au sens littéral de la Leiblichkeit schématique comme ensemble se tenant, en équilibre, sur rien d’espace et de temps. Ce set up va permettre aux parents de « présenter le monde à petite dose ». Selon Winnicott, la « toute puissance » du nourrisson est épargnée de l’offense de la réalité. L’environnement parental répond initialement avec la plus grande précision aux besoins de l’enfant : il n’a pas le temps de sentir la détresse de la faim pour être comme magiquement nourri. Par exemple, quand une mère met son enfant au bain, elle porte l’enfant dans ses bras, et sans qu’elle ne l’ait appris explicitement (cela relève de la préoccupation maternelle primaire), sans d’ailleurs elle-même y prêter attention, elle touchera avec son coude l’eau du bain, s’assurant ainsi que la température est adéquate. De telle sorte que jamais l’enfant ne se brûle. Il apparaît très clairement dans cet exemple que l’anticipation kinesthésique est d’abord asubjective, prise 28. À noter que ce giron primordial est encore anonyme, et préalable à la situation du regard de la mère. L’environnement soignant comme set up est un espace illocalisé « depuis » lequel pourra se découvrir le regard de la mère comme premier là-bas (ici absolu du Leib de la mère selon Richir). Ce n’est en effet qu’avec l’échange des regards entre le nourrisson et la mère que le centre de gravité nourrisson-soins se déplacera dans l’ici absolu qui sera désormais celui du bébé. Le giron primordial doit d’abord faire preuve de sa tangibilité avant que le regard maternel puisse apparaître comme altérité rassemblée. En effet, à ce stade, le regard – tout comme le moi selon Husserl – est encore « non éveillé » en ce que nous ne pouvons pas encore parler d’une quelconque réflexivité, aussi primitive soit-elle que se voir dans un regard. Le regard de la mère apparaîtra par suite des soins « suffisamment bons » comme rassemblement et situation de l’altérité transcendante. 29. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 264.
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dans la Leiblichkeit commune de l’infant in care. De même, l’une des caractéristiques fondamentales du bercement est ce qu’il n’est pas, une chute. L’important dans le bercement est que jamais l’enfant ne chute, que jamais l’expérience rythmique ne soit rompue brusquement, ce qui rend possible pour l’enfant l’apprivoisement progressif de l’environnement sensible et l’ébauche d’une présentification à partir de la rythmique schématique de flux et reflux affectif et sensible. Si par malheur les soins venaient à être défaillants, ce qui signifie en nos termes une défaillance de la fonction transcendantale de la chôra, alors le nourrisson se trouverait dans une situation de détresse absolue. Quand Winnicott qualifie la détresse d’un nourrisson qui perdrait le contact avec les soins maternels, il refuse le terme d’angoisse qui lui paraît trop insignifiant. Cette détresse extrême, infigurable, Winnicott l’appelle primitive agony : S’en aller en morceaux Faire une chute sans fin Mourir, mourir, mourir Perdre tout espoir de voir le contact se rétablir 30.
Le holding est généralement traduit par le maintien, terme qui indique en quoi ce portage fait contact. Il peut s’agir bien sûr du bercement et du portage au bras, mais il existe des formes variées de pratiques de maternage dans l’ensemble de l’humanité. Cependant, il ne fait pas que soutenir, il fait le sol, appuie à la verticalité. La nature de ce sol est à la fois rythmique et tangible. J’avancerai que la fonction de holding relève de la fonction de sol transcendantal telle que décrite par Husserl dans La terre ne se meut pas et que ce portage rythmique à quelque chose à voir avec l’élément du contact que nous essayons de décrire. Reste à comprendre comment ce sol est acquis pour l’individu. À ce propos, en 1966, Winnicott écrit la chose suivante à Donald Meltzer : Votre référence à la fiabilité de la mère interne me tracasse vraiment. N’est-ce pas là une façon de penser un peu rapide ? Le fondement d’une structure
30. Winnicott D.W. (1992), Le bébé et sa mère, Paris, Payot, p. 138. Je souligne.
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psychique saine et stable est certainement à rapporter à la fiabilité de la mère interne, mais cette capacité est elle-même soutenue par l’individu. Il est vrai que les gens passent leur vie à porter un réverbère sur lequel ils s’appuient, mais quelque part au commencement il doit y avoir un réverbère qui tient tout seul, sinon il n’y a pas d’introjection de la fiabilité 31.
La fonction de holding est toutefois insuffisante pour mener à bien le processus d’individuation. Il faut lui ajouter celle d’object presenting. L’environnement parental « présente le monde à petite dose » écrit Winnicott. Cela signifie que l’environnement parental va répondre de moins en moins parfaitement aux besoins de l’enfant. Il va présenter des déphasages subtils dans la réponse donnée à ses besoins. C’est pour cette raison que Winnicott parle de soins suffisamment bons (good enough). Ces écarts relatifs vont progressivement permettre l’ouverture de ce que le psychanalyste appelle « aire transitionnelle d’expérience ». En effet, l’environnement parental va faire en sorte que les événements du monde, transcendance absolue physico-cosmique dans les termes de Richir, ne fassent pas une effraction terrible dans la vie du nourrisson. Son rôle sera de tempérer les heurts de l’Histoire transcendantale du sujet. Tempérer les heurts ne veut pourtant pas simplement dire les atténuer ou les faire disparaître : il s’agit plutôt d’une fonction de transduction, propre à la chôra prothétique que constitue le giron transcendantal. On peut isoler quatre moments constitutifs de la transduction, à savoir : i) l’environnement parental peut être pensé comme chair et comme giron, matrice de situation du moi préalable et de temporalisation en présence (prothèse transcendantale) qui ii) permet par transposition architectonique de coder l’expérience (institution symbolique), à savoir de présenter les perceptions objectives. iii.) Il reste pourtant toujours une part de transcendance absolue physico cosmique (un reste, un hiatus) et iv.) dans le clignotement, il y a une confiance qui se crée silencieusement (sans origine assignable). Nous avons introduit le concept de transduction qu’on pourrait qualifier de transcendantale pour rendre compte de ce qu’on a appelé plus haut la déhiscence mutuelle du soi et du monde sous-tendue par l’environnement parental. C’est en effet l’environnement parental 31. Winnicott D.W. (1988), Lettres vives, Paris, Gallimard, p. 215-216.
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qui déploie l’aire leiblich ou le giron dans lequel une telle déhiscence est seulement envisageable. Sans soins, nous l’avons déjà dit, le nourrisson meurt. Les soins opèrent ainsi une véritable transduction qui fait que, du point de vue du nourrisson, la vie n’est pas vécue comme une chute dans l’abîme, un engouffrement dans l’angoisse. Ce serait cependant une erreur d’envisager la transduction comme quelque chose qui aurait déjà quelque chose à sa disposition pour le transmuer en giron. La transduction n’est pas une simple transformation d’un élément déjà donné dans un autre, il ne s’agit pas d’une transformation des positivités, mais elle est caractérisée par un écart irréductible dans lequel se loge une transcendance singulière, qu’on peut qualifier de physico-cosmique. Cette dernière n’est pas le monde dans lequel et avec lequel le nourrisson grandit, mais elle est une pure transcendance cosmique, un hiatus à jamais irréductible qui fait précisément que, dans la transduction, bien qu’elle soit continue – sinon elle ne saurait assurer un sol transcendantal suffisamment stable pour l’ipséité naissante – il reste des déphasages, écarts schématiques, où quelque chose comme un sens se faisant peut se loger. Ces déphasages se présentent, du point de vue de l’observation de la relation nourrisson-environnement, comme des déphasages entre les besoins du nourrisson et les soins prodigués par l’environnement parental. L’enfant ne vit pas ces déphasages s’ils relèvent de l’écart subtil amorcé par l’environnement. Il ne vit qu’une continuité, « going on being » de la présence. C’est pourquoi ce progressif élargissement de son champ d’existence et de sens se fait à son insu, l’humain se fait, en lui, sans bruit. Ces déphasages peuvent ainsi se transmuer en lieux d’échanges qui sont des premières amorces de temporalisation/spatialisation et, plus tard, en phénomènes de langage. C’est donc parce qu’il reste un écart irréductible dans la transduction que des déphasages peuvent, après, être transmués en lieux frontaliers. Richir décrit cette situation extrêmement complexe dans les termes suivants : Dire que les déphasages, en eux-mêmes contingents, peuvent se convertir en échanges, c’est dire que des écarts en eux-mêmes sans autre signification que l’angoisse ou l’insatisfaction se muent distentions (diastaseis) rythmiques où s’amorce, à tout le moins, du schématisme phénoménologique, et même du schématisme phénoménologique de langage, si les phantasíai « perceptives » du sein se mêlent rythmiquement, par condensations et dissipations, aux phantasíai-affections « à vide », si par exemple la succion du sein peut aussi
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bien s’échanger sans « catastrophe » avec le suçotement du doigt, de la main, de quelque autre « partie » de ce qui n’est pas encore le « corps propre » du bébé, ou d’un « objet choisi » comme transitionnel. Là s’élabore un rapport où l’écart (le déphasage) […] n’ouvre plus sur le gouffre de l’effondrement traumatique, sur la frénésie ou l’angoisse de l’auto-dévoration, mais, par sa transmutation en diastasis (l’une des origines de l’humanité), sur une aire transitionnelle où de l’altérité (qui n’est pas l’extériorité), infigurable ou très vaguement figurée, surgit et survit à sa destruction, constitue un support indifférencié, mais stable (ou relativement stable) au vivre […] 32
Les déphasages schématiques sont donc susceptibles d’être transmués en distensions se rythmant et donnant lieu à de possibles échanges et donc à des phénomènes de langage. Ces déphasages sont pourtant, à leur tour, rendus possibles par l’écart constitutif de la transduction, écart qui témoigne d’une transcendance absolue à jamais irréductible qui est celle du cosmos. Si le schématisme phénoménologique fait du sens et ne marche pas, pour ainsi dire, « tout seul et à l’aveugle », c’est précisément parce que l’écart de cette transcendance l’empêche de coïncider avec lui-même et ouvre ainsi à son « référent 33 ». La prototemporalisation rythmique comme concordance et confiance transcendantale ne se crée que silencieusement dans l’enjambement et dans la promesse de l’enjambement de l’écart et dans la transmutation des déphasages en distensions susceptibles d’accueillir du langage, donc du sens faisant – aussi inchoatif soit-il encore. Le plus important pour le développement adéquat de l’enfant est que certes, il ne tombe pas, mais que de plus la chôra survive à ces déphasages. Autrement dit l’environnement porteur doit prêter sa Leiblichkeit avec la sécurité de celle-ci. C’est une part importante de la fonction de métabolisation propre à la transduction. Si les écarts introduits dans les soins ne sont pas autant de catastrophes, c’est que la Leiblichkeit parentale est une structure antisismique. L’environnement porteur fait en sorte que la terre ne se meut pas. L’enfant peut ainsi faire l’expérience de la rencontre de l’altérité, qui s’extériorise avec une sécurité toujours déjà donnée, mais sans l’enfermer dans un monde 32. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 281. 33. Schnell A. (2011), Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 192.
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fini que l’on pourrait dire autistique. L’abîme du réel est toujours déjà, grâce à la préoccupation parentale et sa régularité, enjambé ou en promesse de l’être. La promesse qui se laissera progressivement expérimenter comme foi perceptive repose très concrètement sur la régularité des soins. De sorte que le temps empirique (du point de vue de l’observateur) rend possible la constitution de proto-temporisations transcendantales, l’écart dans la réponse au stimulus physiologique ouvrant un espace d’attente, et nous le verrons, de création. Cet espace qui sera celui des premières effectuations de l’ego naissant s’appuie, du point de vue du nourrisson cette fois, non sur l’expérience du temps empirique, mais sur la sécurité donnée par la réminiscence et la prémonition transcendantale. Cette promesse silencieuse est engrangée (c’est le sens de l’introjection en psychanalyse), et cette introjection est force de confiance pour le développement. Il faut encore dire un mot du statut phénoménologique de cette introjection de la confiance qui pourrait laisser penser que la confiance viendrait du dehors pour se loger au-dedans. La confiance se situe selon nous dans ce que Winnicott appelle l’« aire intermédiaire d’expérience » qui est un espace potentiel : Cet espace potentiel […] repose sur [its foundation is] la confiance qu’a le bébé dans la mère telle qu’il l’éprouve pendant une période suffisamment longue à ce moment critique de la séparation entre le non-moi et le moi, à ce moment où l’établissement d’un soi autonome en est à son stade initial 34.
Ainsi, les phénomènes transitionnels : contribuent simultanément à la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure 35.
34. Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, p. 202. 35. Winnicott D.W. (1963), « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu » in Winnicott D.W. (1974), Processus de maturation chez l’enfant. Développement affectif et environnement, Paris, Payot, p. 47
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Autrement dit, l’aire intermédiaire d’expérience a pour caractère d’être hybride. Elle apparaît pour l’enfant avec les premières « possessions non-moi » (objets transitionnels). Il est remarquable, du point de vue phénoménologique, que l’objet transitionnel est « trouvé-créé » par l’enfant. Il est à la fois offert par l’environnement et investi comme tel par l’enfant. Son statut – subjectif ou objectif – n’est pas décidable et c’est pour cette raison que, selon Winnicott, son statut est incontesté : « […] n’est pas mis en question quant à son appartenance à la réalité intérieure ou extérieure (partagée), constitue la plus grande partie du vécu du petit enfant. » On ne gagne donc pas la confiance, de même qu’on ne la crée pas ex nihilo. En effet, le statut trouvé-créé de la confiance relève de sa double appartenance, indécidable, à différentes strates architectoniques. La confiance est toujours et en même temps transcendantale, archaïque et empirique, actuelle. Le caractère muet de la confiance nous conduit à ses origines archaïques, mais aussi à ses origines leiblich. On l’a vu, le giron, qui est l’ensemble infant-in-care, est environnement leiblich, concrètement « fait » du maillage des kinesthèses instituées des soins. Toutefois, du point de vue du nourrisson, les soins parentaux relèvent de la transcendance physico-cosmique, ils sont en ce sens non-vécus comme effectuations d’une altérité parentale. Il convient de remarquer que la gravité est absente en intra utéro. Lors de l’accouchement, la gravité comme transcendance physico-cosmique serait brutalement imposée au nourrisson s’il n’était pas immédiatement porté, par les sages-femmes, par les parents, etc. La gravité lui est donc, d’une certaine manière, épargnée par le biais des habitus kinesthésiques des soins concrets. L’environnement leiblich fait est sol matriciel, il tient lieu de prothèse de ce qui pourra de là devenir sol et stance quand l’enfant grandira. Le bercement est par conséquent un exercice de rencontre avec la transcendance physico-cosmique de la gravité et du contact leiblich avec le corps portant. La rythmique dès lors comme jeu mutuel de la pesanteur et du portage est la matrice de la spatialisation et de la temporalisation : comme sol et comme potentielle chute dans l’abîme. Il n’y aurait pas de portage en apesanteur. Dans le contact rythmique du corps parental et le poids du corps du nourrisson soumis à la pesanteur, se découvre pour lui à même le portage rythmique du bercement, un corps comme centre d’expérience, ici. Le contact cutané est à ce moment-là le premier lieu qui ouvre l’ici. Le portage rythmique est de ce point de vue premier foyer prenant place dans la chôra.
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Comment, à partir de la « cellule » environnement-nourrisson, le centre de gravité se déplace-t-il dans l’ici absolu d’une ipséité naissante ? L’introjection de la « mère suffisamment bonne », à savoir l’introjection du centre de la gravité en son corps naissant, prend ici un sens concret. La pesanteur vient s’appliquer peu à peu sur ce qui deviendra l’axe du corps, et en premier lieu sur l’axe vertébral 36 qui dès lors « tiendra » le corps vécu « tout seul », dans sa verticalité en position debout ou horizontale en position couchée. Cet ici absolu doit ainsi être pensé comme axe et non comme point central. En effet, la fonction de sol transcendantal ne saurait fonder l’expérience sécure sans un corps qui s’y tienne. C’est le sens de la métaphore du réverbère que Winnicott adresse à Meltzer. Il y a donc bien « passage » ou « condensation » du giron comme verticalisation transcendantale, premier système de lieu en quelque sorte prothétique, ou préalable, à la localisation d’un premier ici absolu « dans » le nourrisson et depuis lequel toute spatialisation s’originera. Cette stance première est donc le premier ici absolu, qui n’est pas un point mais chôra schématique, faite de kinesthèses en concrétion, lieu insituable, à l’origine de tout là-bas, dès lors aperceptible. Autrement dit, en tout lieu sera comme « présupposé » l’ici absolu invisible en lui et pourtant indispensable, cellule de spatialisation/temporalisation. Par conséquent, à partir du giron (point de gravité placé dans le mélange interfacticiel nourrisson-soin) l’ici absolu charnel de la chôra se constitue comme stance dans le monde, lié à une kinesthèse qui reste en fonction (fungierend) dans les autres kinesthèses de sa chair. Il s’agit en quelque sorte du schématisme de kinesthèses « de base », Ur-kinesthèses ou d’un premier espace depuis lequel toute confiance ou toute chute pourra prendre corps. Autrement dit, les kinesthèses originaires, notamment de verticalité/gravité, sont prises dans toute kinesthèse actuelle, et y sont logées, imperceptibles. Elles sont inactuelles, relèvent du fond, ou plutôt des « tréfonds » insondables du schéma corporel. Inactuelles, ces kinesthèses hors langage n’en sont pas moins en fonction dans toute actualité kinesthésique. Immémoriales, elles sont, selon la terminologie de Richir, « virtuelles » ou « transpossibles » ; préalables même à la distinction de l’actuel et du potentiel, comme troisième 36. J’avais ébauché, dans l’Expérience de la rencontre schizophrénique, op. cit., les spécificités psychopathologiques de l’axe vertébral, j’y reviendrai dans la troisième Recherche.
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terme transitionnel. Elles sont la trace d’un déplacement qui n’a jamais eu lieu (car il n’y avait encore, en toute rigueur, « personne » pour qui il aurait pu avoir lieu). L’introjection ainsi pensée ne relève donc pas d’une dimension spéculaire, mais d’un mouvement leiblich, mille fois répété de manière fiable. Il y a là, comme dit Levinas, un « nœud » qui se noue dans la chair, un chiasme se produit d’où apparaît un ici situant 37. On a là une première ébauche ipséique, proto-ontologique, qui reste étrangement « active » dans l’actualité de la présence et qui la soutient silencieusement. Il nous faut encore décrire le rôle de la transcendance absolue physico-cosmique, comme phénomène de monde en devenir dans la genèse de la confiance. La confiance est le témoin phénoménologique directement attestable à même l’actualité de la présence de l’immémorial enfoui des premiers phénomènes de mondes, rencontrés très concrètement dans les soins apportés et dans la sécurité de l’ensemble pré-individuel infant-in-care. La transcendance absolue physicocosmique est pré-schématique mais se fera grâce aux soins, support des premières schématisations hors langage, qui deviendront des phénomènes de monde, ou encore Wesen sauvages. Un autre exemple significatif pourrait être celui du rythme nycthéméral de l’enfant ou de la temporalité introduite par la faim et la satiété. Ces rythmes relèvent du champ physiologique comme transcendance absolue physico-cosmique qui n’est pas seulement « au-dehors », comme la gravité pouvait nous le laisser penser, mais également dans l’intérieur du corps empirique. C’est ce rythme cependant qui par transduction deviendra rythme kinesthésique premier du tout concret infant-in-care. La faim est cependant pour le nourrisson un phénomène transcendant, car encore expérimentable comme phénomène interne faisant suite au manque de nourriture. Si l’environnement répond initialement à la faim immédiatement, créant pour le nourrisson l’illusion créatrice, des écarts s’institueront, laissant l’enfant dans l’attente de la satisfaction. L’enfant peut reposer dans l’attente parce qu’il a « introjecté » la promesse que sa détresse sera soulagée, c’est-à-dire enjambée à chaque fois, sans jamais être rompue. Les soins produisent artificiellement une 37. « Nœud gordien du corps – les extrémités où il commence ou finit, sont à jamais dissimulées dans le nœud indénouable, commandant dans la noèse insaisissable sa propre origine transcendantale. » Dans Levinas E. (1978), Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le livre de poche, p. 123.
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continuité d’être (going-on-being 38) en introduisant paradoxalement ces écarts rythmiques. La « temporalité » primordiale, du point de l’observateur, n’est pas encore à comprendre comme une série temporelle continue, il s’agit plutôt d’une série discrète (à cause des « écarts ») qui doit être rendue continue précisément par l’enjambement de l’écart. Si la série restait discrète, il y aurait danger que l’abîme s’ouvre à partir d’un écart. L’enjambement trace une proto-temporalité à base de phénomènes de monde. La promesse de l’enjambement de l’écart se déploie, dans les cas heureux, sous un double horizon temporel. Elle est liée à la fois à un futur transcendantal entre-aperçu dans une prémonition transcendantale – celle qu’on va continuer à être – et à un passé transcendantal corrélatif d’une réminiscence transcendantale, celle d’avoir survécu à l’écart entre besoin et soin. La fonction de sol ne tient que tendue entre ces deux pôles proto-temporels, se situant comme condition de toute temporalisation en présence. Il y a quelque chose qui tient ensemble la réminiscence et la prémonition. Ce qui les tient c’est la cohérence qui s’agence du jeu du schématisme et de l’affectivité. Il s’agit du contact primordial entre le schématisme et l’affectivité. Si avec Husserl nous envisageons la confiance comme reposant sur la stabilité d’un sol transcendantal, comme Ur-arche, nous devons désormais considérer ce sol comme tremblant, mathesis de l’instabilité. C’est paradoxalement parce qu’il y a des « tremblements de terre » que l’on éprouve que « la terre ne se meut pas ». Ces tremblements ne sont rien d’autre que l’horizon transcendantal de phénoménalisation propre au Lebenswelt naissant du nourrisson et qui sera indispensable à leur croissance mutuelle. Les tremblements sont ainsi des conditions de possibilité de la phénoménalisation des phénomènes de monde. Si la terre tremble c’est bien qu’il y a des ressauts (à enjamber) du jeu proto-ontologique schématisme / affectivité, mais que ces arrêts du schématisme ne sont pas proprement vécus, car eux-mêmes ineffectuables, mais laissent la place à l’ouverture, à la transpassibilité. Donc la terre (sol transcendantal) tremble, mais ne se renverse pas. C’est là le paradoxe qui du point de vue de l’adulte gardera une trace dans la dialectique du familier et de l’étrangeté.
38. Winnicott D.W. (1960), « The Theory of the Parent-Infant Relationship », Int. J. Psycho-Anal. 41, p. 585-595.
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Pour la description de l’Histoire transcendantale, je suis parti des analyses de Husserl sur le moi-préalable et ses conditions intersubjectives (hylé, affectivité), mais il s’est avéré fructueux de considérer phénoménologiquement le rôle de l’environnement parental leiblich dans la constitution du champ phénoménologique primordial. Ce champ d’abord indifférencié du point de vue du nourrisson est le giron transcendantal qui est fait de l’ensemble de l’enfant et des soins qui lui sont apportés, concrètement. C’est en effet ce que n’a pas cessé de souligner Winnicott, en insistant sur le fait qu’un bébé n’existe pas, mais que chaque fois qu’on essaie de décrire ce qu’est un nourrisson, nous décrivons, en réalité, une relation indifférentiable, et à savoir celle du nourrisson-environnement porteur ou, dit d’une manière plus courte, celle du tout-concret infant-in-care. L’introduction par l’environnement parental de subtils écarts dans la manière de soigner l’enfant ouvrira le champ d’une aire transitionnelle d’expériences marquée de sécurité. À partir de là, se dégage le statut transcendantal du giron dans lequel nous assistons à une déhiscence mutuelle de la Leiblichkeit et du monde à l’horizon de la transcendance absolue physico-cosmique. D’un point de vue méthodologique, ces analyses portent un problème difficile. Si nous avons rencontré la nécessité d’en venir à l’observation des soins concrets pour décrire les conditions de possibilité de l’Histoire transcendantale du sujet et son siège dans la chôra, cette méthode relève d’une phénoménologie bizarre : tout à la fois transcendantale et factice. La description de la manière dont la mère porte son enfant au bain, réalisant empiriquement les conditions transcendantales de la continuité de l’expérience du nourrisson (sans heurts), offrait un exemple de cette méthode. Ce dernier est, de son point de vue, dans l’ignorance de ce qui lui est épargné (double dépendance). Il s’agit donc à chaque fois de repérer les transpositions (architectoniques) entre différentes strates (hors langage, en langage), et de repérer les transpositions de perspectives phénoménologiques dans l’analyse : non seulement celles du sujet observateur, le phénoménologue, mais aussi celles du nourrisson, par le biais de l’analyse génétique, celles des parents, celles de l’adulte qui a été enfant (immaturité phénoménologique). À cause de la coalescence du champ transcendantal (du point de vue du nourrisson) et du champ factice (du point de vue de l’observation empirique des soins), il y a une tension constante entre les deux voies d’accès à l’analyse du processus d’hominisation, mais
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c’est une tension productrice et féconde qu’il faut assumer. Il n’y a pas ici de phénoménologique pure, mais toujours un mélange bizarre de facticité et de phénoménologique. Dans le prochain chapitre, nous devrons opérer le repérage de ce qui reste comme trace, ou « fossile phénoménologique » du giron transcendantal dans la vie adulte et d’autre part, la transposition de l’interfacticité transcendantale à l’interfacticité actuelle.
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VI Interfacticité transcendantale et l’Histoire transcendantale de l’Einfühlung
Richir reprend à plusieurs lieux de son œuvre la phénoménologie de l’Einfühlung de Husserl pour en mener la critique, cette reprise aboutit dans Phantasía, Imagination, Affectivité au constat d’une impossibilité de l’eidétique de l’intersubjectivité transcendantale. Cela ne signifie en rien une impossibilité de l’intersubjectivité, mais la nécessité de refonder la phénoménologie de la rencontre à partir de l’inter-facticité transcendantale. C’est-à-dire à partir d’un registre échappant irréductiblement à la possibilité d’une eidétique idéelle. Richir propose, dès le fameux appendice de ses Méditations Phénoménologiques 1 de partir précisément de l’impossible élision de la facticité de l’ego transcendantal pour mettre au travail un champ de primordialité factice et concret, mais asubjectif. Dans ce chapitre, qui boucle le premier mouvement de réduction phénoménologique hyperbolique, nous explorerons les passages de l’interfacticité transcendantale à l’interfacticité actuelle, ce qui signifie nécessairement le mode de temporalisation / spatialisation de la subjectivité humaine. L’interfacticité transcendantale est définie par Richir de manière très ramassée dans l’article « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité » comme « coexistence d’une pluralité originaire d’ici absolus 2 ». Ce qui implique un changement 1. Intitulée « Fait et eidos chez Husserl » in Richir M. Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 380-389, que nous avons étudié en détail dans la première Recherche. 2. Richir M. (2004), « Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité. » op. cit.
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radical de perspective phénoménologique, consistant à relativiser l’absolu de l’ici (ego transcendantal constitutif) pour un originaire pluriel, étendu, vibrant et encore étrangement « élémental ». L’enjeu de ce dernier mouvement est de rendre compte du miracle de l’institution de l’Einfühlung de sujet à sujet à partir du registre pluriel et mouvant de l’interfacticité transcendantale. C’est ainsi que j’espère rendre compte de ce « quelque chose qui baigne la rencontre 3 » ce quelque chose d’atmosphérique et de proprement impersonnel et indiscipliné débordant toujours l’institution de la rencontre inter-subjective comme le fossile phénoménologique de son registre le plus primordial. Mais c’est en continuant l’analyse phénoménologique génétique de l’humanisation que nous pourrons mettre en vue les modes de transposition du champ le plus archaïque et originaire de la phénoménologie. Dans ce chapitre nous aborderons l’analyse génétique de l’Einfühlung dans l’Histoire transcendantale du sujet. Comme on l’a montré plus haut l’Histoire transcendantale du sujet est, paradoxalement, factice et va préfigurer l’institution du processus primaire, forme schématisante en langage du sens. C’est par ce biais que nous pourrons comprendre le statut de la figuration d’autrui comme transposition de l’interfacticité transcendantale en interfacticité actuelle. Dans ce chapitre je conduirai l’analyse en deux temps. D’abord, je proposerai une Histoire transcendantale de l’Einfühlung. Ce qui signifie que je ne prendrai pas l’Einfühlung pour un fait originaire mais comme le résultat d’une histoire phénoménologique pour l’enfant et son environnement parental. Si Richir a montré que l’Einfühlung est première et le sujet second, je m’attacherai à dégager l’hypothèse que le contact est premier et l’Einfühlung seconde. Ensuite, nous verrons comment l’Histoire transcendantale et ses heurts façonnent la matrice du sens, hors langage et en langage, au sein de ce que Richir appelle (à la suite de Freud) processus primaire. Rappelons que le concept richirien de chôra, inspiré du Timée, est un concept transitionnel qui permet de rendre compte de l’épaisseur dans et de laquelle passe l’intelligible (noeton) au sensible (eikon). Proto-espace qui est celui dans lequel fonctionne les schématismes de la phénoménalisation, au contact de l’affectivité archaïque. La chôra,
3. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 421.
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comme « proto-espace du rêve 4 » est ce « quelque chose » dont la phantasía perceptive est l’écho en présence. La chôra est par ailleurs le reliquat invaginé du giron transcendantal qu’avait préalablement constitué le tout-concret proto-ontologique infant-in-care. À ce titre la chôra est la « référence transcendantale absolue 5 », « réceptacle sans forme ». Nous avons vu dans le chapitre précédent comment se produit l’invagination de la chôra, il nous faut maintenant comprendre comment s’institue l’extériorité. Si d’abord le nourrisson n’existe pas, comment est-il possible de penser la première Einfühlung comme premier rapport à autrui en tant qu’autrui ? Préalablement à la première Einfühlung ni monde ni soi n’existent. Il règne un chaos sans dehors, d’affectivité et d’aisthesis sans limites (apeiron), démesurées, donc sans schématismes sur lesquels s’agréger. Ce premier moment chaotique est peu à peu « sculpté », mis en forme, par les soins parentaux humains et les dispositifs non-humains qui en sont le relais (berceau par exemple). Ce premier espace est une soupe primordiale où s’agencent tensions et détentes kinesthésiques, s’appuyant l’un à l’autre, en promiscuité et empiètement, formant de proche en proche, un système de proto-lieux (des ici, qui ne sont pas encore absolus) se complexifiant par appui-contact dynamique. Ces premiers agrégats se schématisent et se dissipent à mesure que les premières lignes de force de la phénoménalisation s’établissent en habitus kinesthésiques. À mesure que les soins se font moins adéquats, le Lebenswelt/infant-in-care se déploie comme matrice d’un « dedans » qui n’est pas encore né. Ces habitus forment les premières images de rien comme agrégats schématiques surnageant à la surface par une première Spaltung qui en dédouble la phase. Cette genèse du sens primordial est accompagnée et grandit sur la base de l’ensemble indissociable de l’enfant et de son environnement. Quand et comment apparaît le premier contact avec un autre ? Comment se produit le miracle des premières relations ? L’apparition de la première Einfühlung est difficilement dissociable de l’énigme que constitue l’apparition d’un soi, aussi minimal soit-il. Comment frayer notre chemin en-deçà de la polarisation de deux iciabsolus déjà constitués pour en observer la genèse ? Les analyses que 4. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 267. 5. Ibid., p. 268.
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Richir mène, notamment dans les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, s’appuient sur deux ressources psychanalytiques : l’article de Lacan faisant référence au « Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je 6 » et d’autre part l’article de Winnicott intitulé « Mirror-role of the Mother and Family in Child Development 7 ». Pour les deux psychanalystes, la fonction de miroir a un rôle développemental incontournable pour la genèse du soi, l’aperception d’autrui et l’expérience de la réalité. Rappelons succinctement, que dans son article Lacan traite de la fonction de l’objet « miroir » dans le développement du moi. L’enfant se voit dans le miroir alors qu’un tiers adulte (un parent) le désigne comme se reconnaissant. Richir dénonce à propos de cet article de Lacan une « plaisanterie positiviste 8 », y préférant les descriptions winnicotiennes. L’argument de Richir consiste à dire que l’objet « miroir » n’est pas nécessaire. Argument trivial, l’humain n’a pas attendu le miroir pour être, la critique est caricaturale. Richir en vient ensuite à affirmer que « le regard de la mère suffit 9 ». Il faut reconnaître l’originalité de l’analyse phénoménologique de ces thèmes jusque-là réservés à la psychanalyse d’enfant, mais l’on peut regretter la superficialité des analyses de Richir, qu’il va nous falloir réviser. Il apparaît plus fécond de mobiliser ces deux descriptions comme deux « scènes originaires 10 », épiphanies de deux moments cruciaux de la genèse de l’ipseité comme l’a récemment exposé István Fazakas dans Le clignotement du soi. Genèse et institution de l’ipséité 11. La première auto-aperception se construit selon deux niveaux. Le plus superficiel concerne la constitution du moi qui émerge depuis la scène originaire du stade du miroir tel que l’a hypostasié Lacan. Le second niveau, qui est préalable au premier,
6. Lacan J. (1949), « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je : telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », in Lacan J. (1999), Écrits I, Paris, Points, p. 92-99. 7. in Winnicott D.W. (2005), Playing and reality, Abingdon, Routledge. 8. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 240. 9. Idem. 10. Précisons déjà que, du point de vue clinique, ces étapes n’existent pas en tant que telles. Ces événements sont des fictions. Ils ne sont ni des coups d’envoi, ni le telos d’un prétendu arche. Ces événements sont ordinaires et, sauf exception, inaperçus. 11. Fazakas I. (2020), Le clignotement du soi. Genèse et institution de l’ipséité. Wuppertal, Mémoires des Annales de Phénoménologie, p. 47-58.
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se constitue dans la scène originaire du miroir du visage de la mère décrit par Winnicott. Dans son premier niveau, spéculaire, l’enfant s’identifie activement à l’image du Leibkörper qu’il voit dans le miroir. L’image se fige ainsi dans un Bildobjekt qui produit un effet de « quasi-Einfühlung ». L’apparition du Leibkörper rassemblé se double d’une dissociation paradoxalement unificatrice. István Fazakas écrit : L’image spéculaire ancre la présence de l’ipséité en clignotement dans un présent assignable, mais le rapport entre la présence et son présent n’est qu’imaginaire. C’est précisément dans ce rapport imaginaire que s’immisce l’institution symbolique de l’identification. Cette identification n’est pourtant qu’une méconnaissance et par là une aliénation. L’ipséité doit s’aliéner dans son image spéculaire pour pouvoir s’instituer comme moi autonome 12.
Cette quasi-Einfühlung se produit donc sans autrui, sinon en soimême comme un redoublement primitif de la visibilité. Cet événement permet de rendre compte de l’institution du modèle spéculaire de l’ipséité. Richir pour sa part est éminemment critique du concept de stade du miroir, y voyant une capture imaginaire ne participant pas à l’individuation, mais paradoxalement à une anonymisation (ou atmosphérisation de l’ici absolu). Cette critique relève, j’y reviendrai, à la fois d’une faute architectonique et d’une caricature de la pensée de Lacan et de Winnicott. Intéressons-nous à cette erreur, qui ne manque pas d’intérêt phénoménologique. Richir écrit, à propos du stade du miroir lacanien : l’image du corps dans le miroir est en effet irréductiblement un simulacre dont le Bildsujet n’est même pas mon corps imaginé, mais a priori un corps imaginé, et c’est le piège de Narcisse de penser que ce corps, qui semble être là, de pied en cap, derrière le miroir, est le mien, alors même que là-derrière, il n’y a personne, aucune habitation ou aucune Leiblichkeit 13.
Étrangement, Richir confond ici reflet et image. L’image dans le miroir, contrairement à l’image photographique, n’est pas fixe. Il est 12. Ibid., p. 50. 13. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 273-274
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évident que le miroir ne donne pas une image, il donne mon corps ici/là-bas, comme un redoublement, une plicature du visible. Le miroir n’est pas un faux moi, il est moi là-bas et ici, et ordinairement, il n’est pas nécessaire de dénoncer ce scandale qu’en réalité, il n’y a personne ! Ce dont l’enfant jouit, en se voyant miroiter ce n’est pas d’une Grundstimmung 14 qui y serait, on ne sait comment, associée mais de la découverte d’une correspondance jubilatoire entre soi bougeant et soi bougé. Ce que l’enfant regarde quand il se voit dans le miroir, ce n’est pas l’image de lui-même, c’est l’extraordinaire correspondance du mû et du se mouvoir. Dans le miroir on ne voit pas une image de soi, on se voit. Il n’y a pas de là, mais un redoublement de l’ici. Le paradoxe tient à ce que ce redoublement est intime, je suis ici et ici, là-bas comme ici. C’est la découverte de cette formidable magie qui peut à ce point réjouir les enfants, parce que cela est porteur d’espoir et préfigure la « puissance 15 ». Certains enfants, pour différentes raisons que je détaillerai, ont à rejouer cette épreuve, espérant retrouver confiance, ou encore, peuvent se trouver dans une Stimmung d’étrangeté ou de méfiance au contact de ce qui n’est alors plus un reflet mais une image. Cette description correspond à la situation défensive dans laquelle l’enfant n’a pas pu traverser sereinement la première scène originaire, celle qui participe d’une genèse phantastique de l’ipséité. Le second niveau, phantastique, de la genèse de l’ipséité correspond selon I. Fazakas à ce que Winnicott a décrit comme miroir du regard de la mère. L’ipseité s’éveille quand l’enfant est regardé par sa mère et que, la regardant, il se voit. Regard qui n’est pas un voir, mais un échange fugace et fragile Le regardé peut s’inverser en regardant (alors que le vu ne peut s’inverser en voyant). Ce n’est que s’il est regardé, s’il se ressent (se sent) regardé, d’un « quelque part » insituable au fond des prunelles, mais qui « bouge », « vit », « tremble », est donc leiblich, que le bébé regarde, revient à l’aire transitionelle, échange « quelque chose » de […] sa Leiblichkeit elle aussi sans fond avec
14. Idem. 15. Lacan J. (1949), « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je : telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », op. cit., p. 94
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« quelque chose » de la Leiblichkeit maternelle, et qui se concrétise comme phantasía-affection glissant dans la chôra 16.
Ce qui commence alors à apparaître, ce sont déjà des phantasíaiaffections, entre-aperception d’un autrui qui ouvre le nourrisson à quelque chose d’un échange. Le regard dans ce sens, excède les yeux comme partie du Leibkörper de la mère, le regard n’est pas un point de l’espace, le regard est insituable, infigurable en perception mais il conduit à promouvoir la capacité du nourrisson à habiter, c’est-à-dire à étendre son Lebenswelt naissant et l’investir comme Leiblichkeit. Cette humanisation, qui soutient l’apparition de l’ipséité, « passe » par l’accord harmonique de « phantasíai-perceptives » en mimèsis non spéculaire 17. Richir ajoute : « Si le voir n’a en lui-même rien de l’Empfindnis, il en va tout autrement du regard 18. » C’est parce que l’enfant a pu se sentir et se regarder dans ce bain de « phantasíai-affection » qu’il peut, luimême, être capable de phantasía et donc de mimèsis non spéculaire, qui va devenir progressivement active et du dedans. « C’est en étant eingefühlt que je deviens humain et donc capable d’Einfühlung 19 ». Car sans phantasía et sans l’affectivité qui en est coalescente, les soins techniques et le portage ne suffisent pas à humaniser le nourrisson. Les situations dramatiques de privation affective que René Spitz a observées à l’égard d’enfants soignés techniquement mais sans aucun affect et de manière anonyme, ont conduit à la dépression anaclitique (Anlehnungsdepression) puis au retrait et à des troubles graves du développement. Winnicott parle à cet égard de dévouement : La « mère » (qui n’est pas forcément la propre mère de l’enfant) suffisamment bonne est celle qui s’adapte activement aux besoins de l’enfant. Cette adaptation active diminue progressivement, à mesure que s’accroît la capacité de l’enfant de faire face à une défaillance d’adaptation et de tolérer les résultats de
16. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 286. 17. Fazakas I. (2020), Le clignotement du soi. Genèse et institution de l’ipséité, op. cit., p. 54. 18. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 286. 19. Ibid., p. 294.
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la frustration. […] En fait, pour que les soins soient bénéfiques, c’est le dévouement qui importe, non le savoir-faire ou les connaissances intellectuelles 20.
C’est donc l’attention active que l’environnement parental porte au nourrisson, chargé de rêves, de protentions, d’espoirs, d’amorces de sens, qui va habiller l’enfant et l’appeler à l’éveil. Le croisement des regards, l’éveil de mon regard comme voir ancré ici par le regard d’autrui qui le regarde sans s’y oublier en vu, ou l’éveil de mon regard par là qu’il se sent (ou ressent) regardé de là-bas, de l’autre ici absolu, et s’y sent dans une affection de langage (en présence) non nécessairement arrêté un instant en affect […], est un autre nom de ce que Husserl n’a cessé de chercher à dire avec l’Einfühlung 21.
Il ajoute peu après « Qu’est-ce donc que “se sentir regardé” et par là “se surprendre regarder” ? 22 » Il est indispensable de faire une distinction entre le voir, qui se perd dans l’image et le regard qui, ne voyant rien dans le regard d’autrui, s’y regarde pourtant regardant. Le regard est insituable et infigurable parce qu’il émane de la chôra qui est son fond. Il « vient » d’un autrui qui n’est pourtant pas encore un dehors (indifférentié). Il s’ouvre par le jeu (sans règle) de l’échange c’est-àdire déjà en schématisation hors langage. Le statut de ce libre jeu, qui correspond pour Richir au problème relatif à la structuration sans arche et sans telos de l’interfacticité transcendantale, est pensé grâce au concept d’espace transitionnel, ou « aire transitionnelle d’expérience ». Qui n’est plus du même registre architectonique que la chôra, quand le regard s’y éveille, mais y trouve pourtant son fond et son siège (dont le centre est partout et la périphérie nulle part). Mais où, selon Winnicott vont pouvoir s’individuer les « premières possessions non moi » qui d’abord et en premier lieu sont transitionnelles, c’est-à-dire incontestablement créées et trouvées 23. L’aire transitionnelle d’expériences est selon Winnicott une aire « de repos » qui n’a pas à être réelle (trouvée dans le monde objectif) ou imaginaire (créée). L’aire 20. Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, op. cit., p. 42-43 (je souligne). 21. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 290-291. 22. Ibid., p. 291. 23. Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, op. cit., p. 46.
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transitionnelle d’expériences est indispensable pour que l’enfant puisse habiter le monde comme le sien dans l’ouverture à l’altérité dont il pourra rester transpassible. Richir y voit la formulation empirique de ce qu’il appelle pour sa part phantasía perceptive et qui sera le registre préalable à l’institution (et la Spaltung qui y est corrélative) entre le réal et l’imaginaire. C’est depuis l’aire transitionnelle d’expériences que la première mimèsis non spéculaire est possible et que pourra se fonder le lien à une communauté interfacticielle avec les institutions intersubjectives de significativité qui l’accompagnent. L’échec de l’institution phantastique de l’ipséité conduira, selon Richir, à des troubles de la capacité à jouer de l’imaginaire et, conjointement, de l’épreuve de réalité. S’ensuit des altérations de l’ipséité qu’il désigne selon les termes de Winnicott comme faux soi, j’y reviendrai en détail. Il est indiscutable que la phantasía s’implique progressivement, à même l’affectivité archaïque dans les soins parentaux et le regard. Mais si on élude le fait qu’avant de regarder l’enfant est porté, et que dans ce portage rythmique s’immiscent les premiers contacts, la description richirienne du regard comme Empfindnis reste abstraite. Il s’avère d’autre part utile de reprendre Winnicott pour voir comment la perspective lacanienne et richirienne peuvent s’articuler de manière plus féconde, ensuite pour repérer le registre préalable à l’échange phantastique des regards et sans lequel cette « scène » reste incompréhensible. Dans son article Winnicott écrit : Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est e relation directe avec ce qu’elle voit. Tout ceci est trop aisément tenu pour acquis et je voudrais qu’on ne considère pas comme allant de soi ce que les mères font naturelllement quand elles prennent soin de leur enfant 24.
24. Winnicott D.W. (2005), Playing and reality, Abingdon, Routledge, p. 151. « What does the baby see when he or she looks at the mothers’s face ? I am suggesting that, ordinarily, what the baby sees is himself or herself. In other words the other is looking at the baby and what she looks like is related to what she sees there. All this is too easily taken for granted. I am asking that this which is naturally done well by mothers who are caring for their babies shall not be taken for granted. » trad. fr. Monod C. & Pontalis J.-B. Jeu et réalité. Paris, Gallimard. p. 205.
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L’expression « In other words » agit dans l’écriture du pédiatre comme une formule de passage du « point de voir » du bébé à celui de l’adulte, comme les deux bords de la transduction que produit le regard maternel. Du point de vue du bébé, il n’y a ici que lui, qui n’est encore personne. La mère, de son point de vue, renvoie de son mieux ce que le bébé lui montre dans une mimèsis non spéculaire et très active ! En faisant cela, elle tord la facticité propre à l’enfant au régime de ses propres phantasía-affections comme un miroir déformant. Entre ce que l’enfant « donne » et ce qu’il regarde, il y a déjà, en mélange une facticité à double fond qui permettra, par ce décalage subtil d’offrir à l’enfant l’espace d’une vie phénoménologique propre. Plus loin, Winnicott dépeint les conséquences extrêmes de l’absence de responsivité de l’environnement parental : « Many babies, however, do have a long experience of not getting back what they are giving 25. » Que sont-ils donc en train de « donner » ? Winnicott ne le dit pas. On peut supposer, avec Richir, que c’est quelque chose de leur facticité, propre au champ transcendantal des phénomènes comme rien que phénomène. Quand un enfant regarde, et ne se voit pas dans ce qu’il voit, alors il y a des conséquences pour le développement du petit humain. Winnicott en décrit deux. Premièrement, la créativité de l’enfant s’atrophie et il va chercher d’autres moyens d’avoir quelque chose de lui-même dans l’environnement. Autrement dit, l’enfant ne cherche pas à ce qu’on lui réponde, ou que le monde réponde. Il n’y a pas encore de relation (sujet-object), pas encore de corrélation. L’enfant cherche d’abord à sentir un se sentir. Il s’agit de maintenir le premier contact, la première réflectivité tordue qui ne s’est pas encore invaginée d’un dedans. Quand Winnicott parle ici de bébé il emploie par nécessité pédagogique une formulation « bébé » qui fait référence à un « quelque chose » qui n’existe pas encore, qui n’a pas de point de voir. Ce « quelque chose » est par ailleurs visible du dehors de sa symbiose par l’adulte qui l’identifie sans peine comme bébé. L’enfant cherche à se miroiter, à sentir une première mimèsis d’un dedans au-dehors. Quand l’enfant regarde le visage de sa mère, ce qu’il voit c’est lui, c’est, paradoxalement, l’abîme en son regard, abîme d’un dedans qui n’a pas de lieu, qui est un infini. Pourtant, c’est là le mystère, cet infini est situant, il ouvre un dedans qui est lui-même 25. Idem.
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infini. Comment comprendre que cet infini, insituable, inassignable du regard est pourtant là, dans l’échange des regards ? Plus difficile encore, il faut bien reconnaître que le regard n’a pas le privilège de ce contact. Comme l’a montré Winnicott 26 un enfant malvoyant trouvera à sa manière le moyen de se miroiter dans le toucher, dans ses kinesthèses, etc. Si l’enfant ne se voit pas dans le visage de sa mère, s’il ne se sent pas sentant en réponse à son exploration de son environnement sensimoteur, il y aura un retentissement sur son développement. C’est alors qu’une seconde conséquence peut apparaître : une idée s’impose au bébé qui s’y tient, celle que ce qu’il voit, quand il regarde, c’est le visage de la mère. Le visage de la mère n’est alors pas un miroir. Ainsi donc, la perception prend la place de l’aperception. Elle se substitue à ce qui aurait pu être le début d’un échange significatif avec le monde, un processus à double direction où l’enrichissement du soi alterne avec la découverte de la signification dans le monde des choses vues 27.
Cette description correspond à la situation défensive dans laquelle l’enfant qui ne reçoit pas de réponse, qui ne se sent pas sentant, cesse de regarder pour ne voir que le visage de la mère, comme halluciné par son image qui glisse de l’« aperception » à la perception. Le visage et son regard, qui sont normalement inapparents, mais matrice de situation, apparaissent alors comme quasi-objet (il n’y a pas encore d’objectivité mondaine à ce stade). « This brings a threat of chaos, and the baby will organize withdrawal, or will not look exept for perceive, as a defence 28. » Le visage de la mère n’est qu’une sorte d’hallucination sans effet de miroir si l’enfant ne s’y voit pas quand il le regarde. « If the mother’s face is unresponsive, then a mirror is a thing to be looked at but not to be looked into 29. » Autrement dit, le visage de la mère 26. Idem. 27. Idem. « the baby gets settled in to the idea that when he or she looks, what is seen is the mother’s face. The mother’s face is not then a miror. So perception takes the place of apperception, the perception takes the place of that which might have been the beginning of a significant exchange with the world, a two-way process in which self-enrichment alternates with the discovery of meaning in the world of seen things ». trad. fr., op. cit., p. 206. 28. Ibid., p. 152. 29. Idem.
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apparaît comme une effigie, icône hallucinée qui, en retour, conduit l’enfant à la crainte de l’effondrement. Ce qui produit pour l’enfant une Spaltung, un dédoublement par perte de la dynamique responsive du reflet. Le reflet est désormais visé comme image, obnubilante parce qu’elle est coextensive d’une catastrophe pour le sujet qui n’est pas encore né. Cela Richir l’avait vu comme un danger imminent dans le miroir, mais a été conduit à généraliser cette description, allant jusqu’à stigmatiser le miroir à sa fonction anonymisante : une fonction qui m’identifie à cette marionnette de moi-même que je vois à travers le miroir puisqu’elle semble s’ingénier diaboliquement à refléter immédiatement tous mes gestes et toutes mes mimiques, en m’ôtant l’infigurabilité de la Leiblichkeit qui fait ma vie 30.
C’est pourtant précisément parce que le reflet est immédiat qu’il n’y a pas d’individualité de l’image, il n’y a pas de jeu entre le mouvement et son reflet dans le miroir, ce qui conduit à son indivision. Le regard de la mère (c’est-à-dire, rappelons-le, la réponse sensori-motrice de l’environnement) au contraire, reflète en distordant le reflété depuis sa propre facticité (qui reste inapparente pour le nourrisson, qui s’y voit comme tel). Comme l’indique Winnicott cependant, dans certaines situations développementales, les enfants perçoivent (doxai imaginative) dans le miroir au lieu de s’y voir. Contrairement à ce que suggère Richir à propos de l’article de Lacan, dans la situation ordinaire, le miroir ne fait pas disparaître l’infigurabilité du Leib. La Leiblichkeit du Leib ne se transforme pas en image de type photographique (ou le Bildsubject se confondrait avec le Bildobjekt, encore que même dans l’image photographique est, si elle est réussie, au croisement du double enveloppement de l’artiste et du spectateur). Pour quelle raison Richir voyait un tel danger dans le miroir ? Ce qu’il reproche à la description de Lacan correspondrait selon Winnicott à ce que vivent les enfants qui n’auraient pas pu se voir dans le visage maternel. Plutôt que de rejeter l’idée d’institution spéculaire du moi, il apparaît plus légitime, comme l’a fait I. Fazakas de le considérer comme une institution seconde à celle, préalable, de l’échange phantastique des regards. Le danger que pressent Richir correspond à celui que Winnicott décrit comme 30. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 273.
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séquellaire d’un accident dans le développement de l’enfant. Il serait caricatural de rejeter l’ensemble de la théorie imaginaire de l’Einfühlung pour cette raison. Remarquons tout de même que le risque de la capture dans l’image et la Spaltung qui la double (corrélative de la transposition du Phantasieleib en Phantomleib), va progressivement prendre une place prééminente dans l’œuvre de Richir. Sans que nous puissions ici en montrer l’inflation progressive, il apparaît l’idée que toute position doxique (perceptive, imaginative) procède d’une capture dans les pièges du Phantomleib. Je montrerai dans ma troisième Recherche, avec l’appui de la psychopathologie, que cette situation ne peut pas rendre compte de l’expérience, fût-elle celle de la folie, où la capture ne peut jamais être que tendancielle. Pour éviter toute hyperbolisation, il est certainement utile de relativiser la massivité de théorie de l’imagination qui est à l’œuvre dans cette dernière partie de l’œuvre de Richir. Par ailleurs, il faut prendre des précautions dans la généralisation de ces situations limites, certes éloquentes pour la compréhension des transpositions à l’œuvre, mais certainement plus délicates et nuancées dans l’expérience humaine. Des précautions sont prises en ce sens par Winnicott qui ne manque pas de préciser que : Bien entendu, ce scheme connaît des stades intermédiaires. Certains bébés ne renoncent pas à tout espoir ; ils étudient l’objet et font tout leur possible pour y déceller une signification qui devrait s’y trouver, si seulement elle pouvait être ressentie. D’autres bébés, torturés par ce type de défaillance maternelle relative, étudient les variations du visage maternel pour tenter de prévoir l’humeur de la mère, tout comme nous scrutons le ciel pour deviner le temps qu’il va faire 31.
Pour éviter une hyperbolisation de l’imagination, il est utile de repérer qu’en deçà de l’échange des regards de la dyade mère-enfant, il y a la déhiscence d’un contact plus originaire. En effet, si l’enfant 31. Winnicott D.W. (2005), Playing and reality, Abingdon, Routledge, p. 152. « Naturally, there are half-way stages in this scheme of things. Some babies do not quite give up hope and they study the object and do all that is possible to see in the object some meaning that ought to be there if only it could be felt. Some babies, tantalized by this type of relative maternal failure, study the variable maternal visage in an attempt to predict the mother’s mood, just exactly as we all study the weather. » trad. fr., op. cit., p. 206.
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regardant dans le miroir, se voit, c’est au sein d’un environnement qui l’a vu naître et l’humanise déjà, il y a un giron qui soutient la possibilité narcissique de cet événement, sous le regard d’autrui. De même que l’échange des regards n’est possible que sur la base d’un portage rythmique. Une clarification architectonique est utile afin d’éviter l’hyperbolisation de l’imagination et d’autre part pour ne pas inférer au très jeune nourrisson une vie de phantasía dont on ne pourrait pas, dès lors, montrer la genèse. Il faut selon moi repérer un troisième niveau de ce que j’appellerai l’Histoire transcendantale de l’Einfühlung. Le niveau plus originaire relève d’une mimèsis étrange, infiniment plus secrète. Elle a lieu là où l’imaginaire en tant qu’imaginaire (c’està-dire aussi la phantasía) n’a pas encore de présence (et donc aucun présent) 32. L’enfant n’a pas encore de présence, il est en imminence d’apparition au sein d’un giron qui n’est d’abord pas séparé de lui. Il s’agit ici de ce que j’ai désigné comme élément du contact, ce bain sans individualité mais agité de spasmes. J’ai montré qu’il continue à baigner la rencontre à l’âge adulte. Il faut ici le décrire, si seulement cela est possible, dans la « vie » asubjective du nourrisson. Ici (sans lieu) il n’y a pas de systole ni de diastole organisées, mais un tremblement, d’abord sans appui. Ce n’est pourtant pas le chaos (la détresse), il y a un contact qui se cherche. L’élément fondamental apparaît comme une étendue sans limite ni mesure (apeiron) depuis lequel la plus originaire des mimèsis va consister à se plier comme réversibilité primitive, de sorte que se constituent les premiers agrégats schématiques, premières cellules de spatialisation, qui ne sont pas encore des ici-absolus, mais des points de lieu, des appuie-contact. Richir a vu ce registre archaïque et inchoatif, mais l’a toujours décrit dans son indivision avec la phantasía. En témoignent un passage comme celui-ci : Alors que la Leiblichkeit (et la Phantasie-leiblichkeit) est une « totalité » sans dehors et non centrée, une périphérie infinie et distordue avec des sortes de « puits » d’ici absolus glissant indéfiniment les uns dans les autres (et tout d’abord de la mère au nourrisson, et du nourrisson à la mère par phantasía « perceptive »), cette Leiblichkeit doit éclater en se spatialisant en lieux mutuellement 32. I. Fazakas situe le deuxième niveau de la genèse de l’ipseité dans le miroir du regard de la mère, décrite comme situation intersubjective et phantasitique. Ce qui se justifie par le projet d’une phénoménologie de la genèse de l’ipseité, mais qui n’épuise pas la visée d’une phénoménologie du contact.
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extérieurs occupés indifféremment par du Leibkörper ou de la chose. L’espace comme « système » de lieux ou comme localisation externe doit donc être coextensif de l’institution du Leibkörper. Or celle-ci est d’abord, aussi, l’œuvre de la mère, pour ainsi dire comme œuvre sculptée de la Leiblichkeit, et ce par induction d’habitus et de sédimentations, plus ou moins en congruence avec le développement physico-physiologique de l’enfant 33.
S’il y a humanisation par l’échange des regards, de Phantasieleiblichkeit maternelle à phantasía-perceptive s’éveillant du nourrisson, il y a aussi induction, par les soins de rythmes concrets qui produisent non seulement le sol du giron mais, en lui, la différentiation des data sensibles. Ce passage, on pourrait en trouver plusieurs autres, témoigne de l’embarras dans lequel se trouve Richir pour rendre compte de ce registre sans y inférer des éléments propres au registre auquel se déploie la phantasía (phantasía-affection indivises à ce registre). S’il est indispensable de dégager un registre d’interfacticité primordiale pour penser l’Histoire transcendantale de l’Einfühlung c’est d’une part qu’il faut reconnaître que la vie de phantasía a elle-même une Histoire développementale, dont il faudra rendre compte, ensuite, parce que je défendrai la thèse selon laquelle c’est par le registre de l’élément du contact qu’est transpossible et transpassible l’expérience schizophrénique. Dès lors, l’exploration génétique de l’interfacticité transcendantale, appelle à l’archéologie d’une Histoire transcendantale de l’Einfühlung. L’assise génétique de l’Einfühlung se situe dans le miroitement proliférant de l’élément du contact. Comment la première Einfühlung s’agence-t-elle dans l’élément du contact ? Quand le nourrisson regarde, touche, sent, bouge, etc. ce qu’il sent, c’est lui, non encore là, mais en imminence de l’être. Le contact exploratoire, ou de portage dans le handling et le holding constitue une proto-temporalisation, il y a déjà une promesse, à même la proto-spatialisation qui se fait sol. À ce stade, il n’y a pas d’intersubjectivité. Cela ne veut pas dire que c’est une relation sans autrui, l’absence d’autrui ne fait encore aucun sens, il n’y a ni dehors ni dedans, ni soi ni autre. Avant toute Einfühlung, ou quasiEinfühlung, il y a le bercement, le babillage qui ne s’adressent qu’à soi, ce regard dans lequel on se voit. Ce qui conduit à se voir, c’est l’écart 33. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 273, je souligne.
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entre la facticité originaire du bébé et la facticité de l’environnement. Ces facticités sont contingentes : biologiques, matérielles, psychologiques, etc. La facticité est extra-phénoménologique, inapparente du point de vue du nourrisson, elle constitue une transcendance contre laquelle se brise l’élément fondamental. L’interfacticité primordiale peut être pensée comme une lentille déformante, se rapportant à la facticité des soins, agissant pour le nourrisson comme un miroir déformant. La Ur-hylé, élément fondamental passe au travers de ces deux lentilles (ou membranes) déformantes, les Wesen Sauvages s’y irisent et s’y reflètent en porte à faux et clignotements dysrythmiques. C’est quand va se produire, progressivement un accord harmonique, d’un clignotement à l’autre qu’il peut y avoir bercement et se sentir au contact pour le nourrisson. De quoi est faite cette hylé ? Ici la phénoménologie, en tant que phénoménologie ne peut plus rien dire, c’est ineffectuable. On peut dire, comme Richir, que c’est de l’affectivité, mais c’est par abus de langage. La seule chose que l’on peut savoir c’est qu’il n’y a là aucune positivité (sans corps mobile écrit Richir) et qu’il y a de ce quelque chose vivant qui reste à l’état sauvage dans l’affectivité humaine. Tout ne commence pas avec l’Einfühlung de soi-même dans l’auto-aperception spéculaire ou non. Il y a un premier contact qui n’est certes pas encore Einfühlung intersubjective mais en constitue le fossile vivant dans l’actualité de l’Einfühlung. Ce que donne en retour le « regard de la mère », ce n’est pas qu’un miroir pour la visibilité. Le regard n’est que l’épiphanie d’une hylé matricielle, c’est le soin nourricier, ce que Winnicott appelle, du point de vue de la psychologie de la mère (bord externe, vécu, de la chôra), la « préoccupation maternelle primaire ». De Ur-hylé matérielle à hylé maternelle s’agencent des écarts vibratoires. C’est de ces écarts que s’éveille, de proche en proche, comme en se décollant, le regard de l’enfant. Répétons-le, pour le nourrisson il n’y a pas de regard de la mère, il n’y a pas de visage ! Il n’y a que l’écart originaire d’avec un se sentir (Empfindnis) qui lui aussi s’éveille. Et entre ces deux bords, qui n’émergent comme limite qu’en se décollant, c’est l’élément fondamental qui commence à déborder, à bouillonner et à se miroiter en flux et reflux dans les premiers agrégats schématiques. À mesure que se décolle la première peau, en flux et reflux du bercement, l’enfant se dégage du giron. Décollement qui se double d’une invagination au-dedans de la chôra. Pour penser cela, Richir suit la piste de l’ingestion de la nourriture pour le nourrisson dont l’« Ardeur
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[…] impérieuse comme l’est l’affectivité la plus archaïque, pour nous la Sehnsucht, ce qui est déjà, dès les tous premiers commencements, aspiration infinie 34. ». C’est précisément l’écart, que j’ai décrit dans le chapitre précédant entre l’aspiration à vide et sa satisfaction qu’il y a in-conïncidance coextensive d’une leibliche Lokalisation au sens qu’en donne Husserl dans les Ideen II 35. Ce proto-dedans, n’existant pas encore comme lieu (existera-t-il seulement un jour ?), répond en miroitement à la genèse d’un proto-dehors. C’est comme si la chôra […] s’enroulait sur elle-même par places en ces « lieux » étranges qui sont « lieux du Leib », et qui ne seront unifiés en un Leib que par l’institution du Leibkörper comme enveloppe (ou surface fermée) de ces lieux, comme endion ou endon portant l’affectivité primordiale tout en étant porté par elle – cela bien avant la subjectivité 36.
La première Einfülhung ne s’engendre pas par analogie du Leibkörper de la mère à l’enfant qui le fonderait comme Leibkörper, ce serait une autre variation du thème de l’analogie lippsienne. Cette première Einfülhung s’agence dans le giron transcendantal, sans lieu où vont apparaître, par l’enroulement d’un rien qui a pourtant une matérialité élémentale, les premiers contacts sensibles, premier Anstoss encore indisciplinés. L’acte de se nourrir, du contact de la bouche sur le sein, le suçotement, plus ou moins intense, le manque et la satisfaction, constituent donc bien les premières vibrations, qui peuvent virer au séisme, à l’origine d’une réflexivité originaire (Sublime positif ou négatif), proto-spatialisation et proto-temporalisation. La réversibilité, forme minimale de la subjectivité adulte, trouve son origine dans l’altérité inapparente (le sein) au contact d’un rien vibrant (la bouche du nourrisson, qui n’est pas qu’organe bouche à ce stade, mais tout (holon) et lieu (topos) de la chôra). C’est la danse faite d’aisthesis et de kinesthèses rythmiques en flux et reflux qui vont progressivement sculpter les lignes de force de la phénoménalisation, que j’ai appelé plus haut schéma 34. Ibid., p. 275. 35. Voir les § 36-39 dans Husserl E. (1996), Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution. op. cit. 36. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 276.
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corporel. La densité se faisant de cet espace-mouvement (contact) est la matérialité élémentale de la première Einfühlung. Ce qui veut dire que l’interfacticité originaire ne se fait pas du « rapport » d’un ici absolu à un là-bas absolu (c’est le modèle de l’accouplement transcendantal dans la 5e Méditation cartésienne), mais d’une pluralité tremblante de points de contact en imminence d’ordonnancement harmonique (amorce de schématisation en terme richiriens). Il n’y a donc rien, à ce stade comme un Ich-punkt ou comme Einstimmigkeit donné d’avance. Ces deux prémisses de la phénoménologie husserlienne sont encore à faire, comme l’épreuve inaugurale de l’humanisation. L’institution du Leibkörper, comme lieu ou siège (hedra) du vivre incarné, ne se développe donc pas comme ici absolu, mais comme lieu insituable mais situant. Par ailleurs, il acquiert de l’environnement, si celui-ci est suffisamment bon et en mesure de recevoir les attaques du nourrisson, le caractère d’un sol, un archi-fondement (Ur-Arche) digne de confiance. C’est parce que l’environnement parental est incommensurable et indestructible (du point de vue du nourrisson) qu’il peut se faire le giron transcendantal, immobile et indivisible en corps. Il devient support proprement « transcendantal », rappelons-le, parce qu’il reste inaperçu par le nourrisson, qui ignore qu’il ne cesse d’être porté (double dépendance). En se développant l’enfant va poursuivre l’introjection / invagination de la chôra pour pouvoir s’y tenir (y siéger) tout seul. Richir remarque que cette sorte de Leiblichkeit du monde (Infant-in-care), préalable à l’insularisation d’un ici et d’un là-bas, persiste à l’âge mature comme chair étendue et asubjective, une sorte de communauté interfacticielle et archaïque : C’est cela qui permet de dire à la fois qu’il n’y a qu’un Leib comme lieu du monde en tant que tout pourvu de parties, parmi lesquelles des Leibkörper, et qu’il y a des Leiber comme pluralité de lieux de mondes en tant que touts pareillement composés de parties, et en relations mutuelles interfacticielles, où tout Leib autre est, dans l’aire transitionnelle, à l’horizon infini (indéterminé) car en soi insaisissable en tant que tel, sinon par fragments ou éclats éphémères de Leiblichkeit – par phantasíai-affections – en jeu dans la chôra 37.
37. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 287.
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La chôra, maternelle d’abord, s’invaginant comme premier « dedans » du nourrisson, qui est l’assise (hedra et topos) dans le monde, est, paradoxalement, aussi le tout (holon) du monde. C’est le sens du paradoxe de Zénon, que Richir retrouve dans le Parménide de Platon. La chôra, comme le Leib qui va en naître, est un lieu illocanisé, dont le « centre est partout et la périphérie nulle part 38 ». Il y a, en d’autres termes, une pluralité de lieux (d’ici absolus) sur fond d’un lieu « commun » et inapparent (préalable à toute apparence), la chôra comme à chaque fois plurielle et une. C’est à ce titre qu’il est utile d’utiliser le concept d’élément (corps indivisible en corps) du contact. Ce commun tient, si l’on suit Merleau-Ponty, d’une généralité du corps humain, structure (sans archè ni telos) de l’anthropologie, qui ne peut plus être limitée à tel Leibkörper, mais à la « structure » entremêlée du corps et des corps qui le portent à naître, en actes et habitus kinesthésiques (traditions pratiques et mythiques). Ce qui « tient ensemble » la pluralité interfacticielle des Leibkörper, c’est bien la Leiblichkeit dans ce qu’elle est schématique, c’est-à-dire ce que j’ai appelé schéma corporel, qui apparaît ici étendu, se confondant avec le « monde » et s’en détachant par contraste, s’insularisant à l’occasion, contingente, d’une mimèsis qui se fait réflexivité, soi, autrui ou horizon. Richir utilise lui-même le terme d’élément, qu’il associe au « milieu 39 » dans lequel se déploient et s’articulent les schématismes phénoménologiques. Il s’agit donc bien encore de ce « quelque chose » qui baigne le contact (de l’affectivité archaïque et des schématismes en cours d’accrétion) et qui, par transpositions successives, accompagnera le passage énigmatique de la chôra (centre partout périphérie nulle part) au topos (ici absolu). *
Examinons maintenant le passage de la déhiscence fragile et anarchique des premières schématisations aux phantasíai-affections puis leurs transpositions à même la perception (avec et dans sa phantasía perceptives). Il s’agit d’observer le passage de l’interfacticité transcendantale à l’interfacticité actuelle, autrement dit, la temporalisation et la spatialisation en langage du registre inactuel, hors langage. Nous devons pour cela revenir à la scène originaire du regard pour saisir comment, 38. Ibid., p. 289. 39. Ibid., p. 297-298.
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au décours des heurts de l’Histoire transcendantale, se sculptent les traces de la facticité et de la singularité d’un sujet. Ou, dit avec les mots de Winnicott, comment l’enfant développe la perception à partir de l’aperception, ce qui revient, pour Richir au passage de la phantasía perceptive non positionnelle et flottante à la « coagulation 40 » d’une image (quasi-position) puis d’une perception objective (position) 41. Si pour Winnicott le passage de l’aperception à la perception se produit par accident, quand l’environnement parental ne permet pas à l’enfant de se voir quand il regarde ; pour Richir le passage de l’interfacticité transcendantale à l’interfacticité actuelle est organisé selon les traces fantasmatiques des heurts de l’Histoire transcendantale du sujet et de l’Einfühlung. À ce titre, nous verrons que Richir mobilise le concept psychanalytique de fantasme (Luftschloss) comme la structure facticielle de toute humanité. C’est à partir de Phantasía Imagination Affectivité que Richir développe tout à fait l’idée que la Stiftung de la réalité vécue, se structure selon des Stiftung plurielles, certaines ouvertes au jeu et à la subjectivation, d’autres plus fermement accrochées à l’image (simulacre) ou l’illusion. La singularité et la facticité de tel sujet sont corrélatives de la contingence de son Histoire transcendantale, se structurent (nous allons voir comment) de ses brèches et de ses fantômes. Cette Histoire peut dès lors être définie comme le : rapport étrange et subtil entre deux Stiftungen, dont la seconde, pour s’édifier sur la base de la première, n’en est pas moins menaçante, voire même dissolvante pour elle. C’est dans les méandres extraordinairement complexes de ces deux Stiftungen et des « parasitages » de la première par la seconde que, au cours de l’Histoire transcendantale qui échappe à toute anecdote et à tout récit (lesquels n’en sont jamais que la « légende » ou le « mythos » plus ou moins élaborés, jusqu’au délire), le « sujet » vient s’instituer à son tour, à la fois comme singularité d’une Histoire transcendantale non répétable qui
40. Fazakas I. (2020), « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir », in Bodea & Popa D. (eds.) ; (2020), Describing the Unconscious. Phenomenological Perspectives on the Subject of Psychoanalysis, Zeta Books, p. 183. 41. Richir M. (2010), Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Millon, p. 227-230.
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n’appartient qu’à lui, et comme fixé à une identité anonyme qui le prive au moins d’une part de ses horizons symboliques de sens […] 42.
Du point de vue méthodologique, il s’agit maintenant de procéder à la reconstitution de l’Histoire transcendantale à partir de l’anamnèse que nous en avons fait. Le défi épistémologique est de taille puisqu’il nous faut reconstituer cette Histoire à partir des sortes de carottes phénoménologiques (au sens d’échantillonnage géologique) que nous avons effectuées au sein de l’architectonique compacte du champ phénoménologique (depuis l’actuel vers l’archaïque). Ces carottes sont le résultat phénoménologique du suspens hyperbolique des opérations schématiques, ne se donnant toujours qu’en aveugle par rapport à toute archè et à tout telos 43. Nous n’avons pas d’autre choix à partir de ces fragments sédimentaires que de construire, au sens qu’en donne Fink, l’Histoire transcendantale comme une fiction historique à partir d’échantillons souvent impurs ou parcellaires. On ne peut pas, dans ce cas, éviter l’illusion transcendantale d’un flux temporel continu, d’allure causaliste, même si nous prenons la précaution de préciser que la temporalisation des phénomènes comme rien que phénomènes se fait selon un schématisme se faisant à même la phénoménalisation, sans archè et sans telos. Comment sommes-nous en contact avec autrui ? Depuis les profondeurs de l’événement du corps (Leibvorkonisse) que constituent les premiers contacts et desquels éclosent, comme phantasíaaffections indivises, les premiers schématismes de langage. Notre regard est contraint ici de zigzaguer entre une anamnèse transcendantale et la reconstruction maladroite, qui ne peut échapper à une mythologie, avec ses simulacres (le miroir, les stades du développement de l’enfant, etc.), mais qui donne, dans son jeu, les lignes de force de l’Histoire Transcendantale. Le second stade de cette Histoire peut se caractériser par le passage à ce que Yasuhiko Murakami a appelé « affection d’appel 44 ». Ce moment où s’immisce silencieusement un échange de regard et où les décalages du nourrisson et son environnement se 42. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 333. 43. Pour plus de détails épistémologiques voir Richir M. (2001), « L’aperception transcendantale immédiate et sa décomposition en phénoménologie », Revista de Filosophia n° 26, p. 7-53. 44. Murakami Y. (2006), « Affection d’appel – Levinas et la psychopathologie du regard chez les autiste », Les Cahiers d’Études Levinassiennes 5.
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convertissent en échanges, élémentaires, distensions rythmiques où s’amorcent les premiers phénomènes de langage 45. C’est-à-dire qu’avec les habitus que les réponses de l’environnement ont sculptés dans le Leib primordial du nourrisson, les phantasía-affections s’éveillent à leur perceptibilité. De l’enfant à son environnement humanisant il y a, dans les termes de Husserl, déjà échange de hylè, cette hylé c’est ce que nous avons appelé élément du contact ou élément fondamental se schématisant, qui relève en quelque sorte, d’une forme très archaïque d’affectivité proto-ontologique. Cette hylè nourricière fait la chair du giron et de la chôra qui s’y développent mutuellement. Elle est déjà en fonction (fungierend) dans ce miroitement interfacticiel primitif. Quand l’enfant grandit et qu’il en vient, après plusieurs étapes développementales cruciales que Winnicott et Klein ont décrites, à l’aperception d’autrui en tant qu’autrui (mère), ce qui est corollaire de l’apparition de soi en tant qu’ici absolu agrégé, alors l’échange des affects se fait de Leiblichkeit à Leiblichkeit, par en dessous, de la position relative de l’hic et de l’illic. Cet échange, qui forme la matière (sans corps) de l’Einfühlung mature ne passe, à proprement parler, que par ses racines les plus profondes, par le champ non positionnel, non encore temporalisé en présent et encore illocalisé. Ce n’est, paradoxalement qu’en s’instituant comme affect que les phantasía-affections, premiers agrégats schématiques mus d’affectivité, se localisent mutuellement ici et là-bas et se temporalisent en présence dans leur immaturité et leur immémorialité. La non positionnalité originaire des phantasíai-affections tient à leur origine anonyme et impersonnelle dans le champ préalable des phénomènes comme rien que phénomènes. Le passage des premières concrétudes sauvages, agrégats élémentaux et schématiques, aux phantasíai-affections reste mystérieux dans l’Histoire transcendantale du sujet. Pour aller plus loin dans l’analyse il nous faut encore décrire la naissance de l’aperception d’autrui et le risque de la perception chez Winnicott comme chez Richir. Quand Winnicott la différencie de la perception, il faut comprendre qu’à même l’aperception se présente déjà l’espace transitionnel qui fait de cette expérience pré-perceptive un espace neutre sur le plan de son appartenance et qui permet à l’enfant de l’intégrer (de le trouver) en le créant. L’aperception est rendue possible par le 45. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 281.
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dévouement de l’environnement « la mère place le sein réel juste là où l’enfant est prêt à le créer, et au bon moment 46. » C’est le chevauchement de ce que donne la mère et ce que l’enfant peut concevoir (créer comme trouvé). Il peut alors faire face à ce que l’environnement lui donne, il y est transpassible et garde un espace de jeu et donc d’appropriation de ce factum transcendant comme phénoménalisable pour soi. Dans la perception, au contraire, il apparaît que ce que l’environnement donne, ou alors son absence, est trop massif. Il n’y a plus d’espace pour que l’enfant puisse se saisir (manger et digérer) l’Anstoss comme un phénomène de son monde interne. Si toutefois on présente à l’enfant le monde « à petite dose » alors sa puissance créatrice lui permet de se l’approprier au régime de l’aperception. Se développe alors sa capacité à jouer du monde qui grandit avec lui dans un rapport de confiance qui va permettre le sevrage : invagination suffisante de la chôra pour que l’enfant puisse tenir tête (tenir visage 47) à l’offense de la réalité, sans s’effondrer. Cette épreuve ne concerne pas qu’un moment critique de l’enfance, l’aire transitionnelle d’expérience reste en jeu à l’âge adulte, Winnicott écrit : […] l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension que suscite la mise en relation de la réalité du dedans et la réalité du dehors ; nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant « perdu » dans son jeu 48.
Il nous reste encore à penser comment l’on passe de l’élément du contact, quand en terme winnicottien, l’enfant regardant sa mère se voit (sans dehors), à l’échange minimal de phanatsiai-affection sur fond de cette aire transitionnelle d’expérience. Avant d’aborder, en aval, le rapport entre l’échange des regards et le rapport à la réalité externe telle qu’elle se temporalise pour l’adulte, il faut encore préciser le passage, insuffisamment thématisé par Richir, de la première mimèsis concrète que nous avons sentie comme l’élément du contact, à l’apparition des premières phantasíai-affections. Il s’agit, s’inspirant de la méthode 46. Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, op. cit., p. 44. 47. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique. op. cit., p. 176. 48. Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, op. cit., p. 48.
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richirienne de décrire la maturation progressive des effectuations transcendantales d’abord, plus actives et explicites ensuite à mesure que la dyade enfant / environnement se dissocie. La nouveauté de la reprise phénoménologique des observations de Winnicott, consiste à repérer que les effectuations transcendantales les plus primitives relèvent indissociablement de l’enfant en tant que facticité originaire non encore présente et de l’environnement, bien présent à lui-même, mais absolument inapparent pour l’enfant qui, rappelons-le, ignore qu’il ne cesse d’être porté (qu’on l’empêche de tomber). Le passage d’un environnement parental assurant les fonctions fondamentales de continuité et de fiabilité à une sorte étrange de dedans qui se porte, siège (hedra) ou stance est corrélatif selon Richir et Winnicott du dédoublement de ce dedans au-dehors comme premier non-moi objectif. L’apparition des premières possessions non-moi ne peut se faire, en tout premier lieu, que dans un espace principiellement incontesté : l’aire transitionnelle d’expérience. Cet espace potentiel sera la matrice, la chôra, de l’expérience naissante c’est-à-dire des premières agrégations en flux hylétique (non linéaire) de contact élémental schématique/affectif qui se structure en se schématisant comme langage (échange primitif) d’habitus kinesthésiques. La schématisation d’habitus se répétant comme non identique à sa propre répétition se répétant (bercement en écart) produit, concrètement (mais de manière inapparente pour le nourrisson), un champ de vorticité dont le contact se fuit infiniment en s’enroulant à son propre contact. On peut supposer que c’est cette proto-temporalisation / proto-spatialisation en torsion d’écoulement qui est corrélative (mais comment ?) de l’apparition en clignotement de phantasiai-affections indivises. Les phantasiai-affections qui s’échangent et se portent l’une à l’autre en vortex au sein de cette chôra indivise que constitue l’échange des regards (accouplement transcendantal Parung de Phantasieleiblichkeit plus largement) sont en jeu mutuel se rythmant l’une l’autre. Cet accordage rythmique de clignotement à clignotement, on le sait d’abord parfaitement adéquat, conduit à la croissance de la dyade infant-incare. C’est quand les phantasíai-affections en flux tourbillonnants échouent à se rythmer que le schématisme/affectivité élémental se précipite, ou comme dit Richir, s’interrompt et qu’apparaît un point d’Être, ou autrement dit qu’un présent (Zeit-punkt) avec son ici/ là-bas apparaît. Aussitôt apparaît-il que l’ici se dissipe, se déschématise en rythme avec le tissu élémental qui le baigne. Cela signifie que
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sans interruption schématique avec son désacordage corrélatif, il n’y aurait proprement rien se phénoménalisant. Ce rien qui serait alors un tout n’est pas du vide, ce n’est pas une chute dans l’abîme mais c’est une symbiose sans dehors, que Richir appelle psychose transcendantale 49, nous y reviendrons. C’est paradoxalement le désacordage (Unstimmigkeit) qui est corrélatif de l’apparaître d’un présent perceptif. Celui-ci s’évanouit, si tout va bien, à peine présenté dans la présence sans présent assignable. Il y a, si l’on peut dire, suture quasi-instantanée de l’élément qui se remet en rythme dissipant alors tout écart de différence proto-ontologique. Le clignotement des phénomènes comme rien que phénomènes tient de cette qualité de l’élément du contact à se re-rythmer instantanément. C’est une autre manière de rendre compte du mouvement sans corps mobile ou du balancement systole/diastole dont parle Richir. Nous avons vu plus haut que ces interruptions schématiques, si elles sont nécessaires d’une certaine manière à la temporalisation de la conscience, ne doivent pas être massives. Winnicott insiste sur le fait que l’environnement parental doit présenter le monde à petite dose de sorte que cette interruption n’éclipse pas l’Übereinstimmung rythmique nourricière (autre nom désormais d’infant-in-care), mais puisse en constituer une scansion ou une ponctuation organisant dès lors harmonieusement (qu’est-ce que cette harmonie peut-elle signifier ?) la structuration (schématique) du bâti transcendantal de l’enfant naissant. On pourrait dire que la mise en concordance nourrit (elle participe à la croissance de la dyade) alors que ses échecs, désaccordage, conduisent à son rassemblement sur un dedans et un dehors. C’est une autre manière de dire que la scansion entre mise en rythme accordé et désaccordage produisent l’espace interstitiel qui est la peau (au-dedans et au-dehors) du Leibkörper à venir. Comment comprendre que les échecs de l’Histoire transcendantale du sujet conduisent à sa croissance ? L’explicitation de ce nouveau paradoxe nous permet d’apercevoir qu’à l’Histoire transcendantale du sujet doit se joindre une Histoire transcendantale de la concordance. Nous pouvons ainsi montrer que les deux apories husserliennes, celle de l’unité de l’ego transcendantal comme Ich-Punkt et celle de la concordance transcendantale (Übereinstimmung), avec l’unanimité (Einstimmigkeit) qui lui est corrélative comme toujours déjà donnée 49. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 391.
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(et donc à retrouver dans la description phénoménologique), sont le résultat d’une constitution anonyme (du point de vue du nourrisson) et préalables à la vie phénoménologique du nourrisson. L’aperception d’autrui n’est donc en aucun cas seconde mais déjà impliquée dans toute aperception originaire qui s’institue dans l’échec de l’accordage originaire, sans dehors, en un premier point d’espace et de présent. Examinons maintenant ce qu’il se passe dans le cas d’échec de l’accordage rythmique. Rappelons que selon Winnicott, quand l’enfant ne se voit pas dans le visage de sa mère alors il en vient à percevoir le visage de sa mère. Énoncé mystérieux que l’on peut comprendre comme l’apparition d’un dehors massif que le nourrisson ne peut pas créer comme possession « non-moi ». Prise de court, dans son développement, la massivité in-aperceptible est alors vécue comme hypnotisante, perception captivante et sans recul possible qui dévaste l’ici naissant du nourrisson. Le réel est alors vécu de manière proprement hallucinatoire comme une intentionnalité retournée et dévastatrice. Quand cela est le cas, le contact s’organisant progressivement dans un soi minimal et tremblant est immédiatement éclipsé par la massivité de l’Anstoss. On doit ici reconnaître le danger de cette intentionnalité imaginative vide et retournée qui anonymise et dissipe la Leiblichkeit naissance pour la reconduire à une passivité sans épaisseur. Ce choc inouï produit une dissipation de la phantasía et de la Leiblichkeit qui fait le visage du Leib. Cette vision, proprement impensable et informe n’a en fait rien de perceptif, ou alors en tant que perception crue de la transcendance physico-cosmique en tant que telle (ce qui est im-possible) qui a pour effet de dévisager l’ici, le laissant à nu. Pourtant, la plupart du temps, quand le développement de l’enfant se passe bien, ces offenses de la réalité ne dévastent pas le proto-soi qui reste transpassible au monde « présenté à petite dose ». Dans ce cas, la transpassibilité signifie que la dyade infant-in-care continue à se rythmer harmonieusement malgré la scansion qu’introduit la présentation du réel transcendant (c’est-à-dire, dès lors, désaccordé). Alors que l’élément du contact est en train de se densifier comme tissu rythmique, l’offense de la transcendance absolue, traumatique, produit une brèche. Les phantasíai-affections échouent à se rythmer l’une à l’autre, la mimèsis vacille et tend à s’effondrer. Si cette effraction n’est pas trop massive, la brèche ne produit qu’une dysrythmie dans l’épaisseur croissante de la chôra où se rythment harmonieusement les phantasíai-affections. La brèche est faite d’une interruption du flux et reflux de l’élément fondamental
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dans les schématismes se schématisants. Cette interruption ne peut être que tendancielle, sans quoi elle produirait un effondrement total. Richir avance que c’est dans ces interruptions schématiques qu’apparaît l’image ou la perception, c’est-à-dire la première Stiftung d’un présent clignotant au sein de la présence naissante. Le présent intentionnel (position de la Stiftung perceptive ou imaginative) procède alors originairement de l’interruption schématique produite par l’échec de la mise en rythme des phantasíai-affections. Que reste-t-il de ces brèches et de leur suture imaginative dans l’Histoire transcendantale du sujet ? À partir de quelle limite la brèche produit-elle encore un présent en mesure d’être vécu au sein d’une présence et où la catastrophe réduitelle toute présence à néant ? C’est dans l’élaboration de Phantasía, Imagination, Affectivité que Richir va frayer un nouveau chemin, consistant à faire l’hypothèse que « toute réalité humaine est d’abord génétiquement structurée par le fantasme 50 ». Dans l’économie conceptuelle de Richir, le fantasme n’est pas à proprement parler considéré comme un caractère pathologique 51. L’homo imaginans richirien produit des simulacres, il est fait de simulacres et souffre (ou s’aveugle) de ses simulacres. La vie imaginaire n’est toutefois pas faite que de simulacres ou d’illusions. On a vu à la fin de notre première Recherche que tout rapport à la réalité est étroitement maillé de phantasía perceptive dont la temporalisation est le support transcendantal de toute position intentionnelle. La phantasía perceptive permet la mise en jeu de l’expérience perceptive en même temps qu’elle la baigne et la supporte. Il apparaît dès lors légitime pour Richir de considérer la phantasía perceptive (avec son Phantasieleib) comme le corrélat mature de la chôra qui donne siège et qui est la matrice vivante, au-dedans, de l’aire transitionnelle d’expérience. C’est bien parce que la phantasía perceptive est transitionnelle (et donc potentielle) qu’elle peut donner du jeu ou une intermédiation avec l’aisthesis. Autrement dit, sans phantasía perceptive nous ne pourrions supporter les événements imprévisibles, en fait nous ne pourrions garder la face devant aucun dehors, nous n’aurions, pour ainsi dire, pas de peau phénoménologique. La transpassibilité à l’événement du 50. Ibid., p. 441. 51. Voir Sawada T. (2015), « Du phénomène de perversion dans la pathologie transcendantale de Richir. » Revue Internationale Michel Henry. No. 6. : La phénoménologie française au Japon, p. 161-176.
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réel n’est possible que dans la mesure où la doublure phantastique de la perception nous offre la possibilité d’un jeu dans l’aire transitionnelle d’expérience. Paradoxalement, l’origine du fantasme est à chercher selon Richir dans la transposition de la phantasía en imagination d’une part, mais plus généralement dans la transposition de la phantasía perceptive en perception. De la mobilité infinie des facta originaires de l’élément du contact on passe à des phantasíai/affections plus ou moins harmonieusement rythmées. En cas d’effraction violente de la transcendance absolue physico-cosmique que la Phantasieleiblichkeit du nourrisson ne pourrait pas recevoir, qui dépasserait les possibilités de transpassibilité, cette effraction, dès lors traumatique, ne laissant plus aucun recul à la phantasía pour se mettre en jeu, produirait un trou de phénoménalisation. Cette brèche est un vide de phénoménalité qui ne peut être pensé, ou élaboré au régime du langage. La brèche, si elle n’est pas trop béante, si elle ne menace pas d’entraîner une réaction en chaîne (nous reviendrons plus loin sur ces situations) induisant un décollement généralisé du contact sédimenté, donne lieu à une sorte de suture imaginaire. Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment comprendre qu’une image se forme dans la brèche pour en quelque sorte la boucher ? On peut faire l’hypothèse que face à la positionnalité massive de l’Anstoss, menaçant par son excès d’une Spaltung généralisée de la Phantasieleiblichkeit, il y a, comme en réaction une proto-positionnalité de protection participant à éviter que la brèche ne se dissémine partout. Cette suture participe de la remise en accordage rythmique des schématismes mais y perd sa mobilité, formant un point de quasi-position à vide dans la non positionnalité de la Phantasieleiblichkeit. Ces brèches cicatrisées, Richir les appelle « intentionnalités imaginatives vides 52 ». Bien que phénoménologiquement absentes, ineffectuables (et sans fonction) parce que mortes, elles restent mystérieusement présentes, à même la présence dans le champ entremêlé des mises en rythme de présences sans présents assignables. Autrement dit, persistent des brèches d’absence qui se cautérisent dans la présence par des quasi-présents, c’est-à-dire comme les ruines d’un passé qui n’a jamais eu lieu. Ces images infigurables restent, effigies fantomatiques d’une densité presque plastique au décrochage de l’accordage harmonique. 52. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 18.
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Aussi catastrophique qu’elle apparaisse pour le sujet naissant, il faut reconnaître que la brèche en phénoménalisation est commune à toute Histoire transcendantale. Le mystère consiste dans la fixation de ces intentionnalités imaginatives vides qui ne finissent pas nécessairement par se rythmer et persistent comme les cicatrices transcendantes. Nous allons voir que pour Richir, le traumatisme originaire ne relève pas de l’anomalie, mais constitue au contraire l’humanité en tant que telle. Il n’y a donc pas d’un côté les fous, les traumatisés, les abandonnés et de l’autre de prétendus bien portants, la brèche est la condition anthropologique universelle dans la mesure où elle participe à sculpter de ses incises successives les schématismes phénoménologiques de la phénoménalisation. On pourrait avancer que les offenses que l’environnement parental fait « subir » à petites doses à l’enfant rendent possible la différenciation progressive de la hylé sans dehors qui viendra à se spécifier à mesure que l’enfant sent, au contact de ce flux, les textures nouvelles d’un monde sensible naissant. Les schématismes de langage sont en train de naître au creux du contact. Ils sont taillés dans et sculptés par les creux et les plis séquellaires des diverses brèches qui ont jalonné l’Histoire transcendantale. Parce que les brèches laissent des traces, le champ phénoménologique va se plier ou se bosseler au fur et à mesure que l’enfant grandit et subit les heurts qui pourtant le forment à sa facticité transcendantale. Ce qui fait la singularité du sujet c’est donc l’Histoire de ses heurts, et leur résonance progressive avec l’histoire commune. Une description saisissante nous est offerte par Richir bien avant Phantasía, Imagination, Affectivité dans l’article « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung ». En 1992, Richir n’a pas encore repensé la phénoménologie de la phantasía et de la conscience d’image, il est pourtant possible de traduire son intuition dans des termes plus tardifs que j’indiquerai entre crochets. À propos du statut phénoménologique du signifiant lacanien et de la condensation du sens dans un signe ou un groupe de signes, il faut : envisager comme toujours possible ce risque que l’amorce de sens [phantasíai/ affection] comme amorce d’un rythme, se perde comme telle, échoue à se rythmer, pour avorter en se condensant dans tel ou tel signe [simulacre ou image] ou groupe de signes : alors en effet, le sens comme avorton (Lacan) sature tel signe ou groupe de signes au point d’en faire un ou des « signifiants » (Lacan) éclatés, dont la saturation signifie, précisément, l’« enkystement », la fixation
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comme quasi entités [quasi position de l’image] ayant perdu leur fluidité de signes du sens se faisant, et se sédimentant comme temps morts du sens en n’ouvrant plus d’horizons rétentionnels et protentionnels pour le parcours se rythmant d’un sens à faire. « Signes » devenus errants, sans liens apparents aux rythmes, les « signifiants » perdent ainsi leur référence au sens parce que, pour ainsi dire, le sens y a implosé, et risque à tout « instant » (mythique) d’exploser. « Signes » mystérieux, devenus emblématiques [simulacre], où parfois une formidable charge de sens s’est ensommeillée, et pour longtemps, en les dérobant à l’épreuve temporalisatrice/spatialisatrice d’un faire 53.
Cette explosion ou implosion, c’est-à-dire excès incontrôlable que recèle encrypté en lui le signe, est celle de l’affectivité archaïque, qui dès lors que l’image se fixe, s’y piége (implosion) ou en déborde (explosion) avec sa formidable charge de passé, jamais vécu (immémorial) et proprement sauvage (immature). Il apparaît alors que les cicatrices que nous avons décrites sont chargées d’une certaine potentialité kinesthésique bien que jamais actualisée. Richir poursuit : comme ces « signifiants » sont repris, malgré tout, aux multiplicités de sens que la conscience ne continue pas moins de faire, comme, en outre, ils y sont repris avec leur charge et leurs poids, il en résulte une sorte de gauchissement de l’expérience par la sorte de gravitation différenciée qu’ils y induisent en agissant les uns sur les autre, pour ainsi dire à distance, ayant l’air de « structurer » l’expérience par en dessous, depuis ce que Freud a nommé « processus primaire ». Dans le même mouvement, ayant perdu leur référence [Spaltung] au sens (qui a implosé en eux), les signifiants se confondent avec des êtres (Wesen) de monde, et c’est tout autant, par là, « l’être des étants » qui se trouve transformé, en particulier le plan apparemment étalé de la Zuhandenheit et de la Vorhandenheit qui se trouve « bosselé », « courbé » ou « gauchi » par ces êtres de monde 54.
Cela signifie que le plan d’immanence, transposition de la phantasía perceptive, est bosselé, courbé, gauchi d’une structure de vide
53. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 110. 54. Idem.
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qui attire ou repousse, selon une « gravitation différenciée 55 » qui va ordonner les Stiftung du processus primaire, qui machine le sens se faisant. Quand tout va bien, le processus primaire ordonne les schématismes de langage, mais y laisse l’écart suffisant pour que s’y déploie la Phantasieleiblichkeit de l’aire transitionnelle. C’est ainsi qu’il est possible que pour tel individu peuvent se recroiser sans trop de contradictions (fonction neutralisante) plusieurs institutions symboliques mais surtout plusieurs types de Stiftungen symboliques. En effet : […] l’institution symbolique, n’est pas un « système » global homogène et auto-transparent, mais est fait d’une diversité de Stiftungen symboliques qui, pour être traversées du même « esprit » dans leur élaboration symbolique, ne sont pas nécessairement en cohérence […] les unes avec les autres. Dès lors, nous nous ouvrons à la possibilité d’analyser phénoménologiquement la grande complexité interne d’une institution symbolique, sur la base d’un « fond » phénoménologique commun à toute institution symbolique, celui offert par l’architectonique de la phénoménologie 56.
Rappelons que dans l’architectonique Richirienne qui se déploie après Phénoménologie en esquisses, le niveau le plus basique de l’expérience est l’imagination transcendantale, ou autrement nommée la phantasía. L’imagination qui opère avec des images et ce que Husserl nomme la conscience d’image s’instituent sur la base phénoménologique de la phantasía, qui donne des apparitions (phantasíai) immédiates mais protéiformes, clignotantes et non positionnelles. La phantasía participe 55. Richir écrit : « La formidable charge de passé dont nous parlions est donc charge de ce passé transcendantal, immémorial, qui a implosé dans l’avortement du sens. Nous nous apercevons que si elle reste menaçante, c’est parce qu’elle est du même coup charge de futur transcendantal, immature, qui, “à tout moment”, risque toujours d’exploser, de se réveiller de son sommeil en ravageant l’idée, difficilement acquise, du sens de l’existence. Par conséquent, si nous nommons, comme c’est logique, inconscient symbolique la constellation plus ou moins organisée et figée des “signifiants-êtres-de-monde” dans l’expérience – ainsi que le système de gravitation différenciée –, nous devons le distinguer d’un inconscient phénoménologique en tant que champ déjà phénoménologiquement différencié de l’immémorial et de l’immature, dans les jeux complexes de ses proto-temporalisation / proto-spatialisation, où se “sédimentent”, à revers de toute conscience, ce que nous avons nommé, en référence à Merleau-Ponty, les Wesen sauvages, à la fois réminiscences et prémonitions transcendantales. » Ibid., p. 114. 56. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 29.
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de l’expérience perceptive ordinaire comme « phantasía perceptive » comme base toujours potentielle corrélative de la position d’une intentionnalité perceptive ou de la quasi-position (présentification de l’absence) de l’intentionnalité imaginative. Si la Phantasieleiblichkeit se retrouve bosselée de cicatrices qui tirent et déforment le champ qui les entoure selon la charge kinesthésique qu’elles recèlent, alors ce sont les synthèses de réalité qui se retrouvent prises d’emblée dans les circonvolutions de ce « labyrinthe d’air 57 ». Dès lors se pose la question du statut transcendantal ou symbolique du fantasme. Si l’on voit bien que le fantasme, ou plus certainement les fantasmes qui structurent le processus primaire sont faits de complexes kinesthésiques et imaginatifs vides et figés, il apparaît déjà qu’ils se structurent sans la prise d’autrui. En tout cas sans que la rencontre effective n’y fasse quoi que ce soit, alors qu’ils viennent pré-structurer tout rapport vivant à autrui. À ce titre Richir parle à propos du fantasme d’une « structure intersubjective de significativité sans autruix 58 ». Le processus primaire structure les temporalisations en langage procédant à l’institution du sens (Sinnstiftung) intentionnel. Le champ duquel est dérivé le sens intentionnel est quant à lui bosselé, plié de membrures tantôt vivantes et mobiles, animées de phantasíai-affections, tantôt rigidifiées et mortes comme des charnières (Merleau-Ponty) rouillées d’une Leiblichkeit gauchie par ses meurtrissures. On pourrait dès lors réinterpréter ce que j’ai appelé eidétique de champ à l’aune de cette phénoménologie de l’Histoire transcendantale. Si l’on peut se comprendre c’est depuis la généralité des Histoires transcendantales s’entre mêlant toujours déjà (sans origine assignable) comme mimèsis rythmique en accordage mutuel et en différences individualisantes au gré de ma propre Histoire transcendantale factice. Richir pour sa part va plus loin en envisageant la vie propre au fantasme lui-même s’autonomisant en quelque sorte des prises du Moi. Le fantasme agit comme une mise en scène dont les images articulées entre elles sont vides et adhésives, capables de se glisser partout. « Simulacre de néant 59 », ces fantômes d’intentionnalités imaginatives 57. Fazakas I. (2020), « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir. » op. cit. 58. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 303. 59. Fazakas I. (2020), « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir. », op. cit., p. 187.
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vides sont, dans les termes de Husserl, des Bildobjekt sans Bildsubjet qui peuvent se coller partout, bien qu’illocalisables, pour tordre le sens de leur force gravitationnelle différenciée. La phantasía perceptive est toujours structurée des ruines de son fantôme antique, que Richir appelle Phantomleib : Le Phantomleib est pour ainsi dire le résidu ou la trace architectonique de la phantasía et du Phantasieleib dans la transposition architectonique où s’institue l’imagination avec son intentionnalité. En ce sens, le Phantomleib est le Leib « évaporé » partout et nulle part du Moi-image dans l’image, le corrélat de la Bildlichkeit du Bild ou de la fictivité de l’« apparence perceptive » : c’est en ce sens que les significativités imaginativement intentionnées, mais non figurées comme telles dans le Bildobjekt ou l’« apparence perceptive » se dérobent comme telles, paraissant venir de l’« atmosphérisation » du Phantomleib 60.
En sorte que le Phantomleib agit comme l’ombre de ces traces schématiques figées au sein même de la phantasía perceptive. […] ce qui différencie le Phantasieleib du Phantomleib, c’est que le premier est infigurable tout en comportant un ici absolu (il est spacialisant), alors que le second, pour être lui aussi infigurable, est cependant illocalisé et illocalisable, son « ici » comme « centre » étant partout et nulle part 61.
Dans la mesure où toute phantasíai est mobilisée par l’affectivité, quand cette première se fixe en image ou signe enkysté, alors il y a sécession de l’affectivité, dès lors vécue de la manière la plus crue dans sa Leibhaftigkeit (que l’on pourrait traduire par « donnée en chair et en os »). Il y a de ce point de vue une Spaltung, une dissociation ou scission entre affect cru et image fixée dans le signe qui prend place en lieu et place de la brèche. Il y a chez Richir un autre type de Spaltung qui correspond à celle du vécu du soi et du vécu de l’imagination s’autonomisant dans le fantasme. Je détaillerai dans la troisième Recherche les conséquences, parfois désastreuses, de cette Spaltung dans laquelle il y a rupture de l’aperception transcendantale immédiate 62. C’est comme si l’ego qui imagine s’oubliait dans la fascination provoquée par ses 60. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 29. 61. Ibid.., p. 25. 62. Ibid., p. 14-15.
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propres imaginations, laissant ainsi libre cours à une vie imaginaire qu’il n’est plus en mesure de thématiser activement. Le soi se perd alors dans les limbes des fantasmes s’oubliant dans cette mise en scène qui l’agit machinalement. Si le fantasme, avec son Phantomleib, est impliqué dans toute phantasía perceptive, comment pouvons-nous alors faire la différence entre la maladie et la santé ? Cette question ne peut échapper au lecteur de Phantasía, Imagination, Affectivité tant Richir, prétendant développer le projet d’une anthropologie phénoménologique consacre toute sa pensée à la phénoménologie au plus près des psychopathologies. Loin de vouloir empiéter sur le domaine clinique de manière maladroite, Richir vise selon moi à déployer une anthropologie phénoménologique véritablement fondatrice, en mesure de rendre compte sans discontinuité de l’expérience de la folie et de la santé. Ce tour de force consiste à placer la folie au cœur originaire de l’humanité et de la vie phénoménologique. Dans tout cela cependant nous présupposons, et posons comme « hypothèse » que toute réalité humaine est d’abord génétiquement structurée par le fantasme. Cela correspond à ce que Winnicott appelait « la crainte de l’effondrement », qui est pour nous le jeu de la Stiftung en Spaltung du Phantomleib et du Phantasieleib dans la Stiftung interfacticielle. Tout ce que nous disons implique que l’effondrement, pas plus que la scène primitive freudienne, n’a pas eu lieu dans l’expérience, n’a pas été vécu, mais qu’il lui correspond précisément, par la Spaltung, une structure de fantasme originaire et extrêmement archaïque, qui prendra éventuellement d’autre « matériaux » au gré du devenir (sans conscience) du sujet, et ce, plus ou moins gravement ou sévèrement, selon qu’il s’agit de névroses, de perversions ou de psychoses 63.
Le fond originaire que nous avons cherché, en compagnonnage avec l’écriture richirienne, nous a conduit aux lisières indiscernables de l’abysse agissante que j’ai appelé élément du contact. La réduction phénoménologique hyperbolique nous a permis de glisser notre regard préalablement à la distinction soi-autrui, préalablement à la temporalité et à la spatialité. Nous y avons senti un « quelque chose » sans lieu ni temps, sans être mais agité d’un mouvement originaire dont la multiplicité s’articule et se désarticule selon les termes du 63. Ibid., p. 441-442.
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sac et ressac du contact d’une hylé élémentale et d’un schématisme se faisant concret. De quoi est fait cette hylé élémentale ? De quoi est fait ce schématisme concret ? Ce sont là des mystères qui nous conduisent aux limites les plus obscures de la phénoménologie dont les contraintes épistémologiques nous contraignent à reculer. Rappelonsnous, encore et encore, qu’en tout dernier lieu la phénoménologie trouve sa légalité épistémologique dans le vécu de conscience. Même quand nous effectuons méthodiquement l’épochè phénoménologique hyperbolique et la réduction architectonique, nous cherchons à effectuer en conscience au sein de notre vécu, cette plongée dans le bâti inconscient de la conscience. Nous plongeons en apnée, si l’on peut dire, au sein de la masse informe et dense du vivre incarné pour y lancer un regard incertain et temporaire. La méthode phénoménologique est comme la ligne de vie qui nous rattache à l’expérience du monde de la vie et qui trace ce chemin incertain en zig-zag depuis celui-ci. Reste qu’au-delà de ce mandat légitime, nous apercevons bien les profondeurs insondables (Richir utilise souvent l’adjectif « inouïes ») de cette masse incommensurable au sein de laquelle nous ne pouvons-nous repérer pour dire quelque chose qui ait une quelconque valeur légitime. Au-delà, c’est ce que Richir appelle la « transcendance absolue physico-cosmique », ici notre chemin doit s’arrêter. Tout énoncé à son égard relevant de l’ineffectuable, son forçage ne peut être que celui de la métaphysique, que nous devons toujours refuser. Cela dit, l’exploration de la transcendance, tout à la fois physique et physiologique, est le mandat légitime des sciences expérimentales qui, depuis l’expérience consciente du chercheur, visent à sonder sa masse pour en dégager la densité et le mouvement au décours de la création performative d’une langue nouvelle, celle de l’expérimentation, du questionnement scientifique et de l’observation. Dans notre deuxième mouvement de réduction, nous fraierons une toute autre voie que nous appelons réduction psychopathologique. Il s’agira d’observer à même l’expérience schizophrénique les rapports phénoménologiques entre affectivité, Leiblichkeit, phantasía et imagination. Frontières troubles où le regard phénoménologique se perd. Par-delà le sain et le fou, le champ phénoménologique de l’anthropologie du contact se devine, masse asubjective et pourtant forme ultime de l’humain.
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TROISIÈME RECHERCHE
SCHIZOPHRÉNIE ET PHÉNOMÉNOLOGIE : PENSER AU BORD DE L’ABÎME
« L’avez-vous vu la momie figée dans l’intersection des phénomènes, cette ignorante, cette vivante momie, qui ignore tout des frontières de son vide, qui s’épouvante des pulsations de sa mort. » Artaud A. Correspondance de la momie
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I Folie comme révélateur de l’anthropologie phénoménologique transcendantale : du statut de la Spaltung en phénoménologie 1
Ce troisième et dernier mouvement de la Recherche vise à déployer le dispositif méthodologique richirien au contact de la schizophrénie pensée comme phénomène humain. Il ne s’agira pas de mettre en évidence toutes les implications possibles des découvertes sus-citées mais de tirer quelques fils révélateurs de la pensée à l’œuvre dans la refondation de la phénoménologie. Le geste philosophique qu’a inauguré Richir dès ses premiers écrits 2 consiste à penser la maladie mentale en dehors d’une définition déficitaire. Je voudrais, avec Richir, placer la folie 3 au cœur de la vie phénoménologique. En faisant table rase du point de départ husserlien de l’intentionnalité perceptive pour y préférer le champ phantastique Richir offre les moyens de fonder l’humanité avant l’institution de ce qui constituait les attributs souverains du 1. Dans une version préliminaire ce chapitre a fait l’objet d’une publication dans Gozé T. & Fazakas I. (2021), Schizophrénie et dissociation (Spaltung), dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir. Annales Médico-Psychologiques 179 (3), p. 213-219. 2. Richir M. (1988), Phénoménologie et institution symbolique. Phénomène, temps et être II, Grenoble, Millon, p. 272 3. Le terme de folie n’engage plus désormais de discours normatif à l’égard des malades psychiatriques. Ici folie signifie, comme pour Winnicott dans l’article « The Psychology of Madness » de 1965, l’effondrement, la crainte de l’effondrement ou les défenses contre l’effondrement. La folie concerne dès lors intimement la vie phénoménologique des humaines et des humains, en général.
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Sujet moderne et rationnel 4. Prenant ainsi la mesure, souvent démesurée de ce que l’humanité a de plus propre : l’imagination avec son pouvoir de mimèsis et l’affectivité avec la tyrannie qui l’habite. C’est précisément parce que nous sommes fous que nous sommes humains et que la philosophie, comme question inlassable, nous hante. Nous ne ressentirions aucun besoin de la phénoménologie si nous n’avions le pressentiment de la folie. S’il faut se questionner sur la vérité de l’Être et le sens de la réalité, c’est précisément parce que nous avons tous le pressentiment que ces évidences sont fragiles et que sous nos pieds le sol tremble. Ceux que l’on dit « fous » nous rappellent simplement ce que nous voudrions passer sous silence. La rationalité prétendue de la philosophie est un asile, établissement visant à régler la question de la folie en problèmes qu’elle institue pour les résoudre. Mais la vie, avec son excès, ne se laisse pas saisir et fuit de toutes parts, j’ai montré dans mon précédent ouvrage que la question de la folie ne se satisfait pas des boîtes dans lesquelles on la met 5. L’énigme, d’où qu’elle vienne, se rappelle à nous et si la terre ne se meut pas, nous sentons en nous un tressaillement infime qui se dérobe à notre oubli, nous savons d’un savoir qui n’a pas d’origine que tout cela peut s’effondrer. Nous pourrions redéfinir le transcendantal concret comme l’oubli d’un événement fondateur qui n’a jamais eu lieu, mais qui reste énigmatiquement présent en nous. Le transcendantal est absent pour nous comme l’enfant ignore qu’il ne cesse d’être porté. La rencontre schizophrénique nous rappelle brutalement à cet oubli. Schizophrénie est le nom d’une béance dans le vivre, que des femmes et des hommes portent dans leur chair comme le rappel de l’origine de l’humanité. Si la schizophrénie est si bizarre, ce n’est pas par absence d’affects, mais précisément parce que cette béance du vivre incarnée se greffe à nos propres brèches et nous fait sentir comme au-dedans de nous ce que Jean Naudin a appelé retournement de la chair 6. Toutefois, 4. Selon moi, la déconstruction des résidus modernes dans la phénoménologie, est doublée, de manière certes implicite et qu’il faudrait détailler, d’un déplacement des dualismes métaphysiques modernes. Richir troque en effet aux dualismes classiques un repérage de registres architectoniques relativement opérants mais sans frontières prédéfinies. 5. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique : De la bizarrerie de contact, op. cit. 6. Naudin J. (1998), Phénoménologie et psychiatrie. Les voix et la chose, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail.
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si Richir amène son regard sur la psychiatrie, ce n’est pas pour en réformer la pratique ou prescrire quelque refondation que ce soit. Il ne prétend pas apporter un complément à la connaissance des psychopathologies pas plus qu’il ne s’aventure dans l’explicitation des moyens de les traiter. Il est plus juste de dire que Richir a un rapport utilitaire à la psychiatrie phénoménologique. Le philosophe se sert des explicitations de l’expérience pathologique pour rendre compte d’effectuations phénoménologiques qui sont, dans sa propre expérience, inchoatives et/ou si étroitement intriquées les unes avec les autres qu’il est impossible au sujet phénoménalisant « bien portant » de s’y repérer. De l’expérience humaine hyperboliquement réduite apparaît le « tremblement » de la phénoménalisation du sens à partir d’une matrice de la Sinnbildung décrite comme une mathesis de l’instabilité « originairement plurielle car originairement inopinée et immaîtrisable ». Depuis cette base en fonction, les effectuations phénoménologiques corrélatives des schématisations se donnent comme concrescences fugaces et entremêlées. De sorte qu’il est quasiment impossible de distinguer les apparitions de phantasía de l’affectivité qui la portent, en même temps qu’aucune affectivité ne peut être perçue ou sentie sans que, transposée déjà en affect elle s’humanise et se socialise de l’institution symbolique qui participe à sa Stiftung en présence sans présent assignable. Si affectivité, corporéité et phantasía sont indissociables, la nouveauté méthodologique de la phénoménologie richirienne consiste à en rechercher l’excès, l’écart ou la lacune. Traquer ce qu’il reste quand un Wesen se transpose d’un registre à l’autre, analyser son irisation comme propriété dérivée du médium qu’elle a traversé. Il y a, d’ailleurs, sûrement là un schéma analytique propre à la formation de physicien de Richir. En tout cas, il est intéressant pour nous de noter que le retournement du regard phénoménologique effectué par notre philosophe conduit à ne plus prendre comme angle d’analyse la concordance (Übereinstimmung) mais la discordance dont l’excès et le porte à faux sont les seuls marqueurs qui nous soient accessibles. Il est donc légitime de dire que Richir retourne la phénoménologie comme un gant ou plutôt comme un négatif photographique. Ce sont par conséquent les saturations qui révèlent de quelle matière est fait le champ phénoménologique traversé. Les excès pathologiques, à ce titre, constituent l’objet d’analyse phénoménologique par excellence. Il faut en décrire les arrangements dans les situations limites de l’existence humaine. À l’instar du rôle
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de l’anatomie pathologique pour la physiologie humaine chez Claude Bernard, le pathologique procède comme un révélateur des effectuations « physiologiques » du champ transcendantal. L’intérêt de Richir pour l’expérience psychiatrique s’attache moins à sa réforme ou sa refondation qu’à son caractère d’expérimentation phénoménologique. Il est d’ailleurs assez surprenant que Richir ne se positionne jamais à l’égard de la psychiatrie en tant que telle, assimilant à peu près la clinique psychiatrique à la psychanalyse ou à la daseinsanalyse. Il semble exister ici un certain malaise, ou en tout cas une retenue qui traduit de mon point de vue une certaine humilité et honnêteté intellectuelle. La folie joue un rôle épistémologique fort dans l’économie méthodologique richirienne. La référence aux psychopathologies est non seulement récurrente mais au cœur de la refondation de la phénoménologie initiée par Marc Richir. C’est à partir des années 2000 que l’étude des psychopathologies prend une place centrale dans son œuvre, avec Phénoménologie en esquisse puis Phantasía Imagination Affectivité et jusqu’au décès du philosophe en 2015. Les expériences psychopathologiques opèrent comme des référents d’effectuations pour son projet anthropologique. C’est un geste fort qui lance le premier article que Richir dédie à la question, dans « Phénoménologie et psychiatrie, d’une division interne de la Stimmung » il commence par refuser d’assigner d’emblée la personne souffrante à un échec de la subjectivité transcendantale ou une inauthenticité du Dasein. Déjouant les pièges métaphysiques encore à l’œuvre dans la psychopathologie phénoménologique contemporaine, il dénonce les stigmates des simulacres ontologiques et illusions transcendantales qui traversent également la phénoménologie philosophique. Ce geste a participé à motiver le présent travail d’explicitation tant il me semble à même de proposer une perspective renouvelée et critique de la phénoménologie psychiatrique au plus près des enjeux de la psychiatrie contemporaine : déstigmatisation, désaliénisme, perspective centrée sur le rétablissement 7. En retour, il est remarquable que le réinvestissement phénoménologique de la folie ouvre une perspective nouvelle pour l’anthropologie phénoménologique. Nous avons mis en évidence dans les Recherches 7. Voir à ce propos le numéro 51 de la revue Klēsis que j’ai eu la chance de coordonner avec Svetlana Sholokhova et Mathieu Frerejouan : Sholokhova S, Gozé T, Frerejouan M. (eds.) (2021), Klēsis N° 51 « Phénoménologie et psychiatrie : risquer le quiproquo ».
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précédentes que l’anthropologie phénoménologique transcendantale de Husserl laisse irréductibles trois énoncées. Premièrement la concordance préalable des expériences intrasubjectives et intersubjective, puisqu’il s’agit pour Husserl d’en décrire les effectuations sans les questionner comme une effectuation transcendantale en elles-mêmes. Secondement, l’unité du domaine de l’ego transcendantal. Enfin, le retour toujours possible de l’évidence naturelle. L’expérience de la schizophrénie, en tant qu’elle pose de prime abord la question de la rupture de la concordance des constitutions subjectives du monde dans l’intersubjectivité, renverse de facto tout le problème de l’intersubjectivité tel qu’il se présente dans les Méditations Cartésiennes et les Hua XV. Par ailleurs, Richir a montré que la nécessité d’une phénoménologie asubjective, c’est-à-dire, plus précisément, d’une destitution du simulacre ontologique de l’ego constituant n’est pas qu’une hypothèse spéculative mais qu’elle est indispensable à la mise en œuvre d’une phénoménologie de la Spaltung et, nous allons y venir, de la schizophrénie. Enfin, parce que l’expérience des personnes vivant après la catastrophe schizophrénique peinent à retrouver la foi perceptive et la confiance transcendantale corrélative de la naturalité de l’expérience, et j’ai montré précédemment que la confiance relève elle aussi d’une histoire transcendantale, durement gagnée au gré des heurts qui l’ont jalonnée. Le geste procédant à la rédaction du présent essai pourrait dès lors se ramasser ainsi : s’il est possible de comprendre l’expérience de la catastrophe schizophrénique, ce n’est pas depuis la fragile édification de ma subjectivité clôturée sur elle-même et percevante, mais d’abord à partir des profondeurs insondables du champ phénoménologique et des brèches que mon Histoire transcendantale a laissées dans la Stiftung tremblante de ma subjectivité. La refondation de la phénoménologie est donc indispensable au projet d’une anthropologie phénoménologique, c’est là que se situe l’ambition richirienne ; et elle est indispensable à la refonte d’une épistémologie clinique de la psychiatrie, c’est l’ambition qui est ici la mienne. Ces trois caractères de l’expérience de l’ego philosophant en régime de réduction transcendantale ne peuvent être des conditions universelles de l’anthropologie phénoménologique transcendantale si l’on pose que celle-ci doit être en mesure d’embrasser l’universalité des modes humains d’expérience. Une psychopathologie fondée sur une anthropologie phénoménologique transcendantale ne peut se contenter de ce point aveugle et doit, par retour sur sa fondation,
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provoquer une réforme radicale des a prioris constitutifs. La refonte épistémologique que je vise nécessite une critique des trois énoncés idéaux non réduits de Husserl parce qu’ils ont produit, à l’insu du maître, une normativité qui s’est infusée dans la psychiatrie d’ambition phénoménologique 8. Le refus du psychologisme doit donc se doubler d’un refus d’une phénoménologie de philosophe « bien portant », avec l’eidétique (idéelle) qui est le bras armé de sa normativité. Bien que Richir ne formule pas la critique en ces termes, on peut reconnaître dans son geste une réaction à trois types de normativité phénoménologique en psychiatrie. La première est celle des psychiatres inspirés par la phénoménologie des philosophes. Ceux-ci voient dans les structures transcendantales de l’ego transcendantal ou des existentiaux du Dasein des concepts normatifs qui pourraient être « bien portants » ou « perdus », « manqués », « rétrécis », « échoués » etc. On pourrait conclure, avec l’indulgence de Tatossian, que c’est aux « intermittences de la vigilance phénoménologique qu’il faut imputer la formulation de la folie en termes négatifs 9 », si cette relégation n’avait pas pour conséquence une exclusion de la folie en dehors de l’expérience humaine. Généralement, les psychiatres en question, évacuent le problème en annonçant que la normativité dont il est question en phénoménologie n’est pas de type statistique ou morale, mais proprement essentielle. Ils en veulent pour preuve la possibilité d’être malade de la normalité, comme le fameux Typus Melancolicus de Tellenbach 10 et Kraus 11. Le second type de normativité, sans doute plus insidieux, est celui de philosophes qui utilisent voire instrumentalisent les « cas psychopathologiques » comme légitimation d’énoncés philosophiques 12. Enfin 8. Voir à ce propos l’excellent article de Grohmann T. (2021), « Qu’est-ce que la “maladie” pour la phénoménologie ? Essentialisation et normativité en phénoménologie psychopathologique », in Sholokhova S, Gozé T, Frerejouan M. (eds.), Klēsis N° 51 « Phénoménologie et psychiatrie : risquer le quiproquo ». 9. Tatossian A. (1979), La phénoménologie des psychoses, Paris, Le Cercle herméneutique, p. 29. 10. Tellenbach H. (1983), Melancholie. Problemgeschichte, endogenität, typologie, pathogenese, kilnit, Berlin, Springer. 11. Kraus A. (1977), Sozialverhalten und Psychose Manisch-Depressiver, Stuttgart, Enke. 12. C’est par exemple le cas de d’Henri Maldiney quand il utilise le cas Suzanne Urban de Binswanger pour assurer la validité anthropologique du concept d’ouvert en dénonçant son impossibilité pathologique dans la schizophrénie.
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un troisième type d’aporie consiste à essentialiser les maladies. Cette dernière forme de normativité envisage l’expérience des patients non pas simplement dans leur singularité mais eu égard à leur structure eidétique. Dans ces descriptions, le phénoménologue cherche à rassembler et reconnaître, au travers de la diversité des présentations cliniques, ce qui en constitue la typique. Il en découle naturellement des énoncés généraux à l’égard de tel attribut apriorique du « mélancolique » ou du « schizophrène ». Cette forme de normativité imprègne aujourd’hui la quasi-totalité du champ de la psychopathologie phénoménologique et conduit selon moi à rendre impensable la manière dont les personnes vivant avec une maladie psychique trouvent une marge de manœuvre par rapport à ce « quelque chose » qui contraint malheureusement leur liberté phénoménologique. Le geste que je veux introduire ici, consiste à prendre pour point de départ la folie et non l’expérience prétendue bien portante du philosophe ou du psychiatre phénoménologue. N’étant, moi-même pas reconnu comme fou, faisant plutôt partie de la première catégorie, comment puis-je prétendre y parvenir ? C’est là, il est vrai, une question difficile, non seulement pour moi, mais pour tout cet ensemble que l’on rassemble comme psychiatrie phénoménologique, et dont l’ambition a pu être celle de soutenir l’émancipation subjective des personnes qu’elle soigne. Il est vrai que l’idéal de revalorisation de l’expérience des sujets psychotiques n’a pas toujours été heureux, tant le paternalisme médical et philosophique, mêlé aux meilleures intentions, a pu parfois porter le discrédit sur cette approche. Reste que, dans les bordures du mouvement phénoménologique, lui-même toujours marginal, se sont développées des pratiques soignantes et philosophiques mettant en acte et en pensée l’idéal émancipateur et critique de la phénoménologie. Nous pourrions mettre au compte de ces inventeurs les noms de Frantz Fanon, Franco Basaglia, Ronald Laing et Jean Oury 13. Figures qui ont porté dans leur engagement clinique et politique un geste proprement phénoménologique, bâtissant les bases conceptuelles et praxiques de la psychothérapie institutionnelle, de l’antipsychiatrie et de la Psichiatria Democratica. Ici, je voudrais soutenir l’hypothèse que la phénoménologie en tant que telle a les ressources pour répondre aux défis politiques et épistémologiques de la clinique contemporaine 13. Parmi les figures contemporaines l’on pourrait citer Jean Naudin à Marseille et Larry Davidson à Yale.
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et que la refondation qu’y a introduite Richir nous offre une matrice méthodologique en mesure d’accompagner une révolution de la phénoménologie anthropologique de la folie (trois termes dont l’ordre est désormais interchangeable). Précisément parce que la phénoménologie dont il est ici question se retrouve tout à fait déshabillée de ses ambitions eidétiques et de ses restes d’essentialisme. C’est une phénoménologie dont les concepts sont ouverts et tremblants, formant une matrice de repérage des mouvements du sens fondamentalement interfacticiel et donc immédiatement collectif. Cette matrice heuristique joue le rôle d’un « équipement collectif » dans les termes de Felix Guattari 14 qui n’a pas de contenu doctrinal mais qui peut permettre de médiatiser habilement les régions et niveaux d’expérience en jeu dans le vécu concret de la folie et du soin. Ma seconde hypothèse consiste à donner foi au compagnonnage de près de 10 ans que j’ai effectué auprès de personnes que l’on dit folles en m’exerçant chaque jour à une convivialité concrète et à l’amménagement d’espaces institutionnels d’accueil de la singularité. Cet enseignement m’a donné le sentiment très vif de proximité avec l’expérience de la folie, dont j’ai essayé de rendre compte dans mon premier ouvrage. Ce second moment est nécessaire pour construire phénoménologiquement la matrice conceptuelle vide et mobile qui me permettra dans un troisième temps de rendre compte des dispositifs permettant de soutenir les conditions factices d’une relance des processus transcendantaux anonymes de subjectivation 15. Après ces quelques précautions épistémologiques, entrons dans le vif des analyses richiriennes. Il est remarquable que le point d’entrée de Richir dans le champ des psychopathologies se situe au niveau de la Spaltung. Le concept de Spaltung est au centre du projet d’anthropologie phénoménologique de Marc Richir. Spaltung peut signifier à la fois dissociation et clivage, polysémie qui prend un sens capital pour le philosophe. Ce terme renvoie classiquement au sens qu’en donne Josef Breuer et Sigmund Freud à propos de l’état hypnoïde dès les Études sur l’hystérie de 1895 puis de la définition proposée par Eugen Bleuler du trouble générateur de la schizophrénie comme Spaltung intrapsychique à l’origine du relâchement des associations 16. Il ne s’agit donc pas de 14. Guattari F. (2014), Lignes de fuite pour un autre monde de possibles, La Tourd’Aigues, Éditions de l’Aube. 15. Je reviendrai sur ce point en conclusion. 16. Bleuler E. (1911), Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien. op. cit.
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comprendre la manière dont le transcendantal effectue la synthèse de l’expérience, mais comment il est possible qu’il y ait Spaltung. Dès lors, Richir va apporter un grand soin à l’étude des schizophrénies et de l’hystérie comme révélateurs des effectuations phénoménologiques et transcendantales au travers des deux sens possibles de la Spaltung comme clivages ou comme dissociations. Non seulement nous allons voir que Richir offre une perspective inédite de la Spaltung en psychiatrie, mais de surcroît il place la Spaltung au centre du processus de formation du sens Sinnbildung propre à tous, malade ou bien portant. Enfin parce qu’en retour il se propose d’assumer une séparation normale/pathologique à l’endroit de la Sinnbildung. Dès lors nous allons voir que Sinnbildung et Spaltung peuvent être posées comme les coordonnées d’une psychopathologie refondée. Essayons d’abord de suivre les linéaments (zig-zag) de la pensée richirienne de la Spaltung, pour examiner les rôles successifs que ce concept joue dans son œuvre. En effet, le concept de Spaltung s’applique successivement à une diversité de construits phénoménologiques. La notion de Spaltung apparaît dès 1992 17 à propos d’une dissociation entre Innenleiblichkeit et Aussenleiblichkeit 18 en référence à Husserl 19 et Fink 20. Il y a par la suite un déplacement pour découvrir l’extension du domaine de la Spaltung aux processus de phénoménalisation en général et à la Stiftung de l’imagination en particulier. Puis le rôle de la Spaltung entre phantasía et imagination et plus « bas » entre Leibhaftigkeit et Phantasieleiblichkeit qui se développera tout à fait dans Phantasía, Imagination, Affectivité. On peut déjà analyser que la Spaltung n’est pas à comprendre comme un concept univoque mais comme un différentiel dialectique entre construits phénoménologiques. On peut distinguer trois moments de la pensée richirienne relative à la Spaltung : 1er temps, la fin des années 1980, c’est l’époque de Phénoménologie et Institution Symbolique. Pierre Fédida, alors professeur 17. Dans Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Millon, p. 288, et dans l’article Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung » op. cit. 18. Richir M. (1992), Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage, op. cit., p. 35-36. 19. Husserl E. (1990), Philosophie première (1923-2194) – Tome 2, Théorie de la réduction phénoménologique, Paris, PUF. 20. Fink E. (1994), Proximité et Distance, Grenoble, Millon, et Fink E. (1994), Sixième méditation cartésienne, Grenoble, Million.
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à l’Université Paris VII, invite Richir à y enseigner, il suit les séminaires de présentation de malades avec de jeunes psychiatres, notamment Bernard Pachoud. Un moment crucial de cette période est l’article de 1992 intitulé « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung ». Dans cette période Richir est très attaché à la reprise de la pensée de Ludwig Binswanger et encore en prise au vocabulaire heideggérien. Le 2e temps est celui de Phénoménologie en Esquisses en 2000 et la publication d’un article intitulé « Stimmung, Verstimmung et Leiblichkeit dans la schizophrénie 21 » la même année, Richir se détache de la pensée heideggérienne. Enfin la 3e période que j’étudierai est inaugurée par Phantasía, Imagination Affectivité en 2004, elle se caractérise par la reprise de la thématique husserlienne de l’imagination et de la phantasía. Désormais et jusqu’à la fin de sa vie la Spaltung prend une place cruciale dans la phénoménologie de Richir. Un premier temps du travail de Richir sur la Spaltung et la schizophrénie est inauguré par un article programmatique pour les recherches qui vont suivre : Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung (1992). À partir des positions prises plus tôt dans Phénomènes, Temps et Êtres (1987), le philosophe fait le constat d’un échec de la psychiatrie phénoménologique à penser les phénomènes pathologiques autrement que comme déficitaires. Selon Richir, cet échec trouve sa racine dans la psychologie phénoménologique de Husserl, présentée comme une eidétique du sujet transcendantal. Il ajoute que les mêmes conséquences peuvent être tirées de la mise en vue des existentiaux du Dasein dans Sein und Zeit 22. L’une et l’autre de ces perspectives conduisent à la position d’une normativité des structures transcendantales de la subjectivité ou du Dasein. Selon ces coordonnées, le psychiatre se disant « phénoménologue » serait contraint à penser la pathologie dans les termes d’une déficience de spatialisation/temporalisation pour l’un, ou d’une des dimensions existentiales du Dasein pour l’autre. Richir repère dans les diverses tentatives de Binswanger pour penser la psychose les limites de ces deux abords. En effet, dans les deux cas il s’agit de ramener les événements pathologiques à des « structures visibles à l’œil de l’esprit dans la Vorhandenheit, [ou] à un eidos intuitionnable eidétiquement à travers toutes ses variations 21. Richir M. (2000), « Stimmung, Verstimmung et Leiblichkeit dans la schizophrénie », op. cit. 22. Heidegger M. (1927), Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer.
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normales et pathologiques. Et c’était encore une fois, aborder ces dernières sur le mode déficitaire 23. » Plus grave, c’était en quelque sorte dénier l’irréductible altérité des expériences psychopathologiques en les transformant en subalternes de l’expérience posée comme normale du philosophe. C’est en fait en prêtant l’oreille à cette étrangeté que Richir ouvrira un jour nouveau à l’anthropologie phénoménologique. Le philosophe développe alors une phénoménologie de l’excès, les phénomènes comme rien que phénomènes, ne s’y donnent pas en-chair-et-en-os, mais se caractérisent par leur dimension sauvage, inhumaine. Bien que la Stimmung soit, par la Befindlichkeit, ouverture au monde dans la passivité des processus de temporalisation/spatialisation des synthèses passives, elle est aussi, par son caractère charnel, excessive. L’affectivité « capture 24 », « saisi » le sujet humain, lui mène la vie dure, revire sans raison, etc. On n’en décide rien. Cette capture est un procès désubjectivant à même la subjectivité. Mais ce n’est pourtant pas encore l’aliénation ! Comment se fait-il que nous ne soyons pas fous ? C’est-à-dire soumis de plein fouet aux revirements de la Stimmung et, plus loin, des Wesen sauvages (phénomènes-de-monde). Comment la subjectivité se maintient-elle ? D’où le sens peut-il se faire ? Depuis les Recherches phénoménologiques Richir cherche à comprendre phénoménologiquement les modes de liens entre le champ phénoménologique, celui des phénomènes-de-monde et celui de l’institution symbolique. C’est dès Phénomènes, temps et êtres, qu’il se propose d’explorer les psychopathologies comme révélatrices de questions dont la formulation philosophique serait sans elles trop spéculatives, trop irréductibles. Richir a montré qu’au sein du champ phénoménologique hors langage (non encore institué), les Wesen sauvages (phénomènes-de-monde) ne sont pas ajustés l’une à l’autre dans un rapport coïncidant mais en porte à faux et en écart. Cet excès de l’une sur l’autre est générateur, est espace, de temporalisations/ spatialisations. Par ailleurs, qu’en se temporalisant dans la phase de présence les Wesen sauvages se scindent, de sorte qu’il n’y a pas coïncidence entre le champ phénoménologique et celui de l’institution symbolique. Il y a de l’écart, du jeu, qui est vie du sens. Si les Wesen 23. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 84. 24. Richir M. (1990), « La mélancolie des Philosophes », op. cit., p. 27.
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Sauvages sont en quelque sorte travaillées, tempérées par leur prise au régime de l’institution symbolique, il reste en elles quelque chose d’indomptable et d’instable. C’est parce qu’il y a un écart que l’excès n’est pas simplement capturé au régime de l’institution, il la déborde toujours plus ou moins et c’est ce débord qui anime en quelque sorte la singularité de l’expérience en train d’être vécue, il donne sa couleur affective à la hylé. S’il y a de l’excès dans l’expérience ordinaire, comment comprendre l’expérience psychotique ? Richir attaque le problème de front voulant rendre compte d’une « division interne de la Stimmung » et de sa possible métamorphose en Verstimmung, désaccordage affectif coextensif d’un délire qui s’agencerait en dehors des prises du sujet. Si dans la « santé », la Stimmung peut révéler une division des modes d’être des synthèses passives 25, lors de la formation du sens (Sinnbildung) au travers de l’institution symbolique, cette division permet une élaboration créatrice et formatrice. Dans la Verstimmung pathologique au contraire il y a comme une « lacune », un « trou » dans la phénoménalisation des phénomènes-de-monde. Un arrêt de la temporalisation 26 dans un présent « mono-tone » et « mono-morphe 27 », qu’il avait d’ailleurs reproché à la phénoménologie de Husserl. S’il s’agit de « lacune absolue en phénoménalité 28 » comment le malade peut-il lui-même en rendre compte ? Si « nulle phénoménologie n’est possible sans la prise en compte du discours du malade 29 », il faut dès lors reconnaître le problème de l’attestation (Bezeugung) des expériences marquées par la Splaltung. Comment le sens peut-il se faire à l’aveugle dans cette lacune, comment n’est-ce pas seulement une éclipse de la subjectivité ? Autrement dit, du sens peut-il se faire depuis l’anonymisation que produit l’aliénation ? C’est depuis, et en quelque sorte au-dedans de l’aliénation que Richir va pouvoir attester d’effectuations de sens anonymes et donc passivement vécues, piste ouverte vers l’inconscient phénoménologique. 25. Ibid.., p. 27. 26. Richir M. (1988), Phénoménologie et institution symbolique. Phénomène, temps et être II, op. cit., p. 276. 27. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 97. 28. Richir M. (1988), Phénoménologie et institution symbolique. Phénomène, temps et être II, op. cit., p. 276. 29. Richir M. (1992), « Phénoménologie et psychiatrie : d’une division interne à la Stimmung », op. cit., p. 85.
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Richir propose ainsi un renouvellement majeur de la phénoménologie puisqu’il va dépasser la distinction activité / passivité pour penser un champ phénoménologique d’abord anonyme, une hylétique de la chair clignotante entre présence et absence, où du sens se fait depuis l’anonymat et vient éclater dans l’actualité d’une présence qui n’est en quelque sorte qu’un épiphénomène. Dans la santé comme dans la maladie, le sens est toujours en aventure. Les amorces de sens peuvent être fécondes ou échouer à se rythmer 30 au diapason des autres temporalisations/spécialisations en présence. Il y a toujours un risque que le sens se perde et soit alors saisi, au régime du processus primaire 31, dans une condensation de sens qui devient alors signe, emblème enkysté et mort parce qu’exilé de la multiplicité vivante des sens se faisant, dès lors comme reposant en lui-même. Ces choses mortes sont comme les lambeaux amputés de sens, condensations signifiantes mais déjà étrangères, errantes comme au-dehors, à distance de soi, ayant déjà perdu le chemin de leurs origines. Remarquons déjà, j’y reviendrai, qu’il y a dans l’échec des amorces de sens à se temporaliser quelque chose de l’hallucination. Non bien sûr au sens d’une perception sans objet mais comme effectuation de sens sans sujet. Il y a de l’hallucination à même l’aventure du sens. Ces phénomènes-de-monde à moitié pétrifiés en chemin apparaissent sans apparaître comme quasi-objets mystérieux, emblèmes condensés et prêts à exploser. Car ces Wesen pétrifiées gardent en elles leur juvénilité sauvage, réside en elles un « formidable passé 32 » ensommeillé et en passe d’imploser dès que l’occasion se présentera. Ces amorces échouées se dérobent aux temporalisations / spatialisations qui continuent, malgré tout, de se faire 33. C’est un élément propre à la pensée Richirienne, et tout à fait juste d’un point de vue psychopathologique. En effet, si aucune temporalisation/spatialisation ne pouvait s’effectuer librement, même au cœur de la psychose la plus sévère, il n’y aurait aucune possibilité pour le malade d’attester de son vécu. Toutefois, ce dont il peut attester n’est pas le dérobement 30. Ibid., p. 110. 31. Au sens qu’en donne Freud concernant l’inconscient que Richir qualifie désormais de « symbolique », pour le distinguer de l’inconscient « phénoménologique » des processus anonymes de Sinnbildung. 32. Ibid., p. 114. 33. Ibid., p. 111.
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lui-même mais ce qui l’entoure ou ce qui se glisse entre sa prise. Ces points de densité (pourtant vide) se manifestent indirectement au sein du champ des synthèses passives. Ils deviennent comme autant de points d’attraction gravitationnelle qui ont pour effet un « gauchissement de l’expérience ». De sorte que le champ d’expérience est toujours « bosselé », « courbé », « gauchi 34 »par ces attracteurs signifiants. Il en est ainsi pour toute Sinnbildung, soumise aux errances et à l’aventure du sens. Si dans la santé, et la névrose, la trame de présence est pliée et trouée des cicatrices d’un passé transcendantal immémorial (toujours porteur d’un futur transcendantal immature prêt à imploser), c’est de ces courbures impensables que se donne la singularité de l’expérience de chacun, porteur de la facticité propre à son Histoire transcendantale. Qu’en est-il dans la psychose schizophrénique ? N’est-ce pas ici la trame elle-même de la présence qui ne peut maintenir sa cohésion quand les avortons de sens menacent d’imploser de manière catastrophique ? Richir n’aborde pas directement la question de la schizophrénie à ce moment-là, mais on sent qu’il s’agit bien de repenser les psychoses derrière le terme de psychiatrie. Richir veut penser le « fou 35 ». Ce thème fera désormais partie de ses préoccupations les plus urgentes. La deuxième période débute dans les années 2000, Richir creuse alors le sillon de son travail sur l’affectivité et la passivité. C’est dans une réappropriation de la pensée de Maine de Biran qu’il trouvera l’amorce du renouvellement de ces notions. Ce qui retient l’attention de Richir est l’idée que sur les dispositions affectives « tout retour nous est interdit 36 » alors qu’elles baignent le monde, le colorent de telle ou telle tonalité affective. Paradoxalement, les Stimmungen ne sont ni acte de conscience ni caractère d’objet, mais imprègnent les choses et les images sans que leur origine ne puisse être assignée. Cette « coloration d’atmosphère », si intime soit-elle, semble pourtant venue d’ailleurs, comme fatum. Richir affirme que « je ne pourrai jamais devancer la Stimmung pour assister à ce qui serait sa temporalisation en présence. La Stimmung paraît toujours aussi “irraisonnée” ou “immotivée” qu’énigmatique dans son inaltérable “fraîcheur” 37. » L’affectivité a 34. Ibid., p. 111. 35. Ibid., p. 87. 36. Notamment à partir de « Mémoire sur la décomposition de la pensée. » dans Maine de Biran P. (1988), op. cit., p. 92. 37. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 420.
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pour Richir un caractère sauvage, incontrôlable mais aussi infigurable en intuition. Ces caractères font signe vers son extraordinaire archaïsme. Qu’est-ce que ça signifie ? Pour notre auteur, la Stimmung est la trace, ou le témoin, immédiatement attestable à même le monde, de temporalisations / spatialisations qui ont toujours déjà eu lieu, au passé transcendantal, sans présence, ou avant elle. Les traits de la Stimmung sont donc pour nous extraordinairement « archaïques », ils sont, dans notre vie et dans notre expérience, dans la présence même, les témoins immédiatement attestables, qui sont parvenus jusqu’à nous, de l’immémorial et de l’immature qu’il y a dans les profondeurs enfouies des phénomènes de monde 38.
Immémoriaux parce que d’une certaine manière, ces témoins sont coupés de leur origine phénoménologique (jamais temporalisée en présence) et immatures dans ce qu’ils ont d’éffractant, d’inattendu, débordant toujours leur maturation dans l’institution symbolique. L’archaïsme de la Stimmung est rapporté aux profondeurs du corps vécu. À noter que dans son ouvrage de 1993 intitulé le corps, essai sur l’intériorité 39 Richir avait déjà abordé l’excès et le mystère du Leib. Mais dans Phénoménologie en esquisses il décide de reprendre la distinction proposée par Husserl dans le texte n° 16 des Hua XIV 40 entre Innenleib et Aussenleib (corps vécu interne et corps vécu externe) pour mettre en vue la double énigme de l’affectivité et de la corporéité. Ce sera pour lui moyen de comprendre le paradoxe que si l’affectivité relève de « l’intime », des profondeurs archaïques de l’individu, elle est en même temps extrêmement communicative, Richir va jusqu’à dire « contagieuse » pour souligner la dimension passive de cette imprégnation de la rencontre intersubjective. Si la Stimmung est « contagieuse », c’est par son passage au travers du niveau architectonique le plus profond et impersonnel de l’Ineinander des Leiblichkeit. Ce n’est que par un mouvement second qu’ici (moi) et là-bas (toi) viennent à s’instituer comme singularités relatives. Le moi voyant et le toi visible ne sont donc que deux épiphénomènes d’un champ impersonnel où transitent 38. Idem. 39. Richir M. (1993), Le corps, essai sur l’intériorité, Paris, Hatier. 40. Hua XIV, pp 324-340 in Husserl E. (1973), Zur Phänomenologie der Intersubjektivität. op. cit.
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en permanence les flux d’une Stimmung en mesure d’émigrer comme par capillarité au cours de l’institution de soi et d’autrui comme affect propre ou étranger. La mimésis active et du dedans de l’Innenleib, se produit donc sur l’appel (ou la provocation) de l’expressivité (jeux de physionomie, allure du comportement, ton de la voix) de l’Aussenleib d’autrui. L’expressivité et sa racine mimétique transitant et se miroitant hors langue et hors langage, dans l’élément du contact qui, depuis son archaïsme continue mystérieusement à baigner la rencontre. Ordinairement, si la Stimmung d’une rencontre est manifeste ce n’est certainement pas par le déchiffrage de mimiques perçues chez autrui, figurables en intuition dans l’Einfühlung, mais passivement ressenties par contagion. Il y a, comme pour Levinas, une épreuve de l’autre qui m’envahit par-devers moi, que je le veuille ou non. Ce passage se fait selon Richir, par en dessous, par une résonance de la strate la plus archaïque et anonyme et avant l’institution de tel sujet face à tel autre, c’est-à-dire de la strate des proto-temporalisation des phénomènesde-monde. Restée « nomade » et « sauvage » la Stimmung fait donc irruption partout nulle part, faisant fi de l’institution du sujet 41. Richir insiste sur le fait que le Leib, bien portant ou malade, porte le caractère phénoménologique de l’indéterminité et de l’infigurabilité. Pourtant, d’une manière mystérieuse, la Stimmung d’autrui est bien expressive et sensible dans la rencontre, et de manière singulière dans la rencontre thérapeutique. Ici Richir fait directement référence aux schizophrénies où la Stimmung est vécue en quelque sorte en court-circuit de la transpassibilité. Que ce soit pour le malade dans la Verstimmung, j’y reviendrai, mais aussi, j’ajouterai par le clinicien, dans ce que j’ai appelé dans mon premier ouvrage « bizarrerie du contact », que H.C. Rümke a nommé Praecox Gefühl 42 et Minkowski « diagnostic par pénétration ». C’est-à-dire dès les premiers instants, un sentiment d’étrangeté, d’un isolement autistique 43 ou d’une mimique maniérée (Binswanger 44) 45. 41. Ibid., p. 423. 42. Rümke H.C. (1958), « Der klinische differenzierung innerhalb der gruppe der schizophrenien », Der Nervenarzt 29, p. 49-53. 43. Minkowski M. (2005), Le temps vécu, Paris, PUF. 44. Binswanger L. (1956), Drei Formen missglückten Daseins. Verstiegenheit, Verschrobenheit, Manieriertheit, Tübingen, Verlag. 45. Pour la différentiation de ces concepts, voir nos articles Gozé T., Moskalewicz M., Schwartz M.A., Naudin J., Micoulaud-Franchi J.A. & Cermolacce M. (2019), « Reassessing “Praecox Feeling” in Diagnostic Decision-making in Schizophrenia.
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Nous avons vu que pour Richir l’affectivité avec sa Befindlichkeit revire sans cesse, la conscience présente (la subjectivité) a toujours un train de retard sur la juvénilité de la Stimmung. En quoi cette passivité ou ce retard est-il différent de la passivité de la chair propre aux psychoses ? Richir précise dans Phénoménologie en esquisses ce qui peut être qualifié d’une métamorphose schizophrénique de la Stimmung en Verstimmung : Toute la question est en effet celle de la passivité de la conscience eu égard à la Stimmung, et le problème de la psychose est que cette passivité est au moins tendanciellement totale, ne laissant tendanciellement plus aucun recul à la conscience, c’est-à-dire, à tout le moins, à la possibilité de faire du sens. Dans le cas de la psychose, pourrait-on dire en ces termes, la passivité du Leib est telle que celui-ci paraît passer tout entier dans l’Aussenleib, alors que l’Innenleib qui devrait lui correspondre est en imminence de disparition, ou dans le cas des schizophrénies, paraît se recomposer ailleurs, comme Innenleib errant au-dehors, et apparemment singularisé dans les autres, voire dans l’Autre – se « recomposer » d’une manière plus ou moins « mécanique » puisque l’imminence de la disparition de l’Innenleib du sujet schizophrène le prive de la capacité de mimésis interne et active du Leib par le Leib et mue plus ou moins celle-ci en « imitation » quasi-spéculaire, caricaturale ou « maniérée » 46.
Si l’on peut parler, pour tout être humain, d’une passivité de la conscience face aux revirements de la Stimmung, celle-ci participant d’une certaine manière au sol transcendantal de la rencontre au sein de l’élément du contact. La psychose se caractérise selon Richir par le dépassement total de la transpassibilité aux revirements de la Stimmung. Laissant le Leib sans intériorité à même de laisser l’espace au sens pour se faire. La Stimmung fait dès lors effraction violente et tyrannique, comme depuis le dehors, raz de marée éclipsant tout écart « intérieur » en mesure de faire du sens pour soi. Contrairement à la situation du A Critical Review. » Schizophrenia Bulletin 45 (5), p. 966-970, et Moskalewicz M. & Gozé T. (2022), « Clinical Judgment of Schizophrenia. Praecox Feeling and the Bizarreness of Contact – Open Controversies. » In Biondi M., Picardi A., Pallagrosi M. & Fonzi, L. (eds.), The Clinician in the Psychiatric Diagnostic Process. Cham, Springer. p. 135-149. 46. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 423, je souligne « tendanciellement ».
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nourrisson, ce n’est pas le dehors mondain proprement dit qui envahit le « dedans » et conduit à un collapsus de la chôra, mais c’est comme si le dedans était dévasté par sa propre transcendance. Comme si dans sa poussée l’affectivité venait balayer les structures fondamentales des schématismes qui tenaient le dedans en écart à lui-même. Cette « énucléation » de la Leiblichkeit est cependant tendancielle écrit Richir 47. En effet, si la Stimmung ne laissait plus aucun recul, plus d’espace, au sens pour se faire, ne serait-ce qu’aux lisières de la présence, alors aucun sens que ce soit ne pourrait encore se temporaliser. Il n’y aurait dès lors rien d’attestable phénoménologiquement dans le vécu schizophrénique qui ne serait plus qu’en éclipse de lui-même. Situation phénoménologique qui pourrait rendre compte des cas les plus sévères de catatonie, mais ce n’est pas ainsi que se manifeste la « présence » de la maladie pour les personnes vivant avec la schizophrénie. Il y a bien du sens qui continue, malgré tout, à se faire mais celui-ci est toujours menacé par l’imminence de son collapsus. Cette menace est initialement sans nom 48, infigurable et tapie dans l’ombre. Elle porte les caractères de la Stimmung : l’immémorial (sans origine) et l’immaturité (en menace d’effraction). Bien que Richir n’en parle pas directement on peut tout à fait voir ici ce que Klaus Conrad a décrit comme la phase de trema de la Wahnstimmung 49 ou ce que Francisco Tosquelles repérait comme le « vécu de la fin du monde 50 », qui caractérise les phases débutant des schizophrénies. Je reviendrai plus spécifiquement sur cette idée pour la compréhension de la genèse phénoménologique du délire. Ne précipitons pas notre progression qui doit rester prudente et méthodique afin que cette dissection de l’expérience ne se recollabe immédiatement. Dans la rencontre clinique c’est par une sorte de « mimèsis de l’infigurable 51 » que la Stimmung et le Leib d’autrui m’apparaissent, à même l’expressivité de l’Aussenleib, mais toujours en écart d’elles-même, 47. Idée que l’on peut tracer depuis Richir M. (1993), Le corps, essai sur l’intériorité, op. cit., p. 72. 48. Dans le délire primaire, comme Wahnstimmung (Jaspers), par suite elle est réifiée en idée délirante Wahnidee qui en donne une effigie, j’y reviendrai. 49. Conrad K. (1958), Die beginnende Schizophrenie. Versuch einer Gestaltanalyse des Wahns, Stuttgart, Thieme. 50. Tosquelles F. (2012), Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval, Grenoble, Million. 51. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 424.
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en excès irréductible. De sorte que la Stimmung d’autrui ne donne rien à apercevoir en intuition, mais elle est pourtant étrangement et incontestablement sensible. Si dans la schizophrénie l’aperception s’échoue sur l’irréductible incompréhensibilité du délire primaire et sur la réification de l’expression grimaçante du maniérisme, une partie dissociée de l’affectivité est pourtant si puissamment manifeste qu’elle semble imprégner l’atmosphère d’une situation clinique. C’est précisément ce dédoublement de l’affectivité qui attire l’attention de Richir. Il s’interroge comment la Stimmung peut « circuler » sans qu’elle soit instituée symboliquement dans une structure intersubjective de significativité ? Structure instituée en mesure de l’apprivoiser, de la soumettre à une prise de forme dès lors perceptible ou intuitionnable. La Stimmung est sauvage, effractante et contagieuse, « témoin ultime des mondes hors-langage 52 ». Elle « passe » donc par en dessous, si l’on peut dire, dans et par le champ phénoménologique immémorial et immature, dans l’anonymat phénoménologique où règne la multiplicité, la promiscuité et l’empiètement. Mais alors comment s’opère la recapture, au sein du champ symboliquement institué, en langage, de l’affectivité ? Richir recherche le « lieu architectonique » de la transposition des Stimmungen depuis le champ des Wesen sauvages à celui de leur institution symbolique. Il y a dans ce passage une déformation cohérente du champ archaïque des Wesen sauvages qui est corrélative de ce que Richir appellera désormais « dissociation » : […] en passant dans la structure de significativité du fantasme, les Stimmungen sont dissociées du champ phénoménologique immémorial et immature dont elles témoignent, et par le fait que cette dissociation a pour effet de transposer au moins une part de leur « expressivité » hors aperception dans une « expressivité » en « figuration » en aperception, parmis lesquelles se trouvent des aperceptions de phantasía. La question est donc, du point de vue phénoménologique : comment s’opère cette dissociation 53 ?
Si la Stimmung peut être expressive, prendre figure pour moi, c’est au cours d’une transposition qui conduit à sa dissociation. On retrouve ici le thème, déjà présent dans les années 1990 d’une division interne de la Stimmung. Se pose encore ici, irrésolue, la question de la distinction 52. Ibid., p. 426. 53. Ibid., p. 426-7.
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du normal et du pathologique. Bien que ces catégories aient bien sûr à être mises en suspens phénoménologiquement, la mise en œuvre de la pensée de Richir nous y reconduit. Comment désormais faire la différence entre une dissociation qui donne figure à la Stimmung (quitte à la défigurer) dans la vie disons « bien portante », et une dissociation qui ampute, dérobe ou capture l’affectivité dans l’expérience schizophrénique ? C’est cette piste qui sera ensuite suivie par Richir dans Phantasía, Imagination, Affectivité. Richir ouvre le premier chapitre de Phantasía, Imagination, affectivité par une reprise du fameux texte n° 16 des Hua XXIII 54. La première préoccupation de l’auteur est d’emblée d’essayer de distinguer imagination et dissociation, qu’il nommera désormais avec le mot allemand Spaltung. Pour cela Richir propose d’en passer par une dissection de la structure intime de la Stiftung de l’imagination 55. Rappelons qu’après Phénoménologie en esquisses, la phénoménologie que Richir veut déployer ne trouve plus sa base dans les vécus intentionnels de la conscience mais dans la phantasía et sa Stiftung seconde comme imagination ou perception. Si l’imagination est figurative, la phantasía n’est quant à elle pas originairement intentionnalité d’objet, mais intentionnalité spatialisante parce qu’originairement incarnée dans mon Leib, comme « lieu spatialisant », c’est-à-dire comme « ici absolu ». Lieu spatialisant mais lui-même insituable. Le Leib est donc toujours Phantasieleib, dans ses possibilités kinesthésiques, elles aussi prises au régime de la phantasía. C’est sur cette base que ma « vie incarnée » peut faire sens qui soit, par transpositions successives, sens de langage. Le Phantasieleib est donc en quelque sorte matrice de sens, non encore linguistique, mais « en amorce ». Matrice de sens qui ne repose pas en soi dans le monde des choses ou du cerveau mais flottante, discontinue, protéiforme et surtout infigurable ! La phantasía ne « donne rien à apercevoir en intuition », de même que la Stimmung. Elle est inaperçue sauf à être elle-même transposée en image, dès lors figée et en quelque sorte débranchée (dissociée) du vivre incarné. La phantasía, comme fond du champ d’expériences est donc un théâtre d’ombres, ou n’apparaissent pas encore des objets délimités et disposés au-dehors, le domaine de la phantasía illocalisé, ni vraiment au-dedans, ni seulement au-dehors. 54. Husserl E. (1980), Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. (Hua XXIII, Den Haag, Nijhoff, p .464-477. 55. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 29.
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Tout rapport au monde se déploie de manière vivante au registre la phantasía à partir de l’ici-absolu (situant mais insituable) de mon Leib et, c’est sur cette base qu’une image ou une perception peuvent prendre forme en se transposant dans la phase de présence. Cette transposition est alors contemporaine d’une Spaltung, car toujours elle excède sa Stiftung en présence. Comme précédemment on retrouve une phénoménologie du hiatus ou de l’écart dans la transposition des phantasiai en imagination. S’il y a bien, pour que le sens « se fasse » un hiatus irréductible, un excès ou un reste entre les registres architectoniques, Richir parle de « Spaltung dynamique » en ce qui concerne le fonctionnement dans la santé. Autrement dit, il y a de l’écart pour un « clignotement phénoménologique », une systole et une diastole. En ce qui concerne les psychopathologies, Richir indique que la Spaltung se « fixe ». Ainsi, la phénoménologie de la Spaltung que propose Richir permet à la fois de repenser la distinction de la santé et de la maladie, mais aussi la clarification phénoménologique du champ des psychoses relativement aux autres psychopathologies ! La distinction reste toutefois peu claire à l’intérieur du groupe des psychopathologies. Dans Phantasía, imagination, affectivité Richir propose de distinguer, d’un côté l’hystérie et la perversion pour lesquelles la Spaltung est, en quelque sorte, « localisée » et d’un autre côté la schizophrénie où la Spaltung est « universelle 56 ». Quelle est donc la différence entre une Spaltung qui permet la vie du sens en écart et celle qui la disloque ? Concernant la distinction entre l’état de santé et l’état de maladie, on trouve une explicitation assez claire dans le dernier article écrit par Richir à propos de la psychiatrie, intitulé De la figuration en psychopathologie, daté de 2011 : Dans le cas de la santé mentale, on l’a vu, le Leib infigurable ne fait qu’un avec le Phantasieleib, et le hiatus qui le tient à l’écart tant du Leibkörper que du Phantomleib de l’imagination est une Spaltung dynamique où l’intentionnalité visant tel ou tel objet va « puiser » dans les phantasiai toutes ombreuses pour les transmuer en imaginations de telle ou telle chose (Bildsujet). Alors que les phantasiai sont toujours plus ou moins intensément soutenues par des affections relevant de l’affectivité, les imaginations, qui sont des actes intentionnels, sont accompagnées d’affects, dont le caractère est d’être présents dans l’acte
56. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 236-237.
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intentionnel lui-même, en sorte que l’affect est à son tour de l’affection fixée et transposée dans l’acte. Dans le cas de la pathologie mentale, au contraire, le hiatus, ou la Spaltung est statique, si bien qu’il y a comme une distance infranchissable entre, d’une part, le Leib et le Phantasieleib condensés dans une Leibhaftigkeit en sécession, en perte ou en fuite sur l’« autre rive » de la distance, en quelque sorte donc en une sécession ou reflux qui ne laisse, sous forme d’angoisse indicible, que la place à un désert ; et d’autre part le Leibkörper dont la part prédominante est dès lors la Körperlichkeit, la réification du corps, et le Phantomleib comme fantôme où s’agitent, sans origine assignable en un quelconque soi, fantasmes, hallucinations, influences par des « esprits » qui y pénètrent, c’est caractéristique, par des forces matérielles (électromagnétiques, depuis le xixe siècle) 57.
Dès lors, la Spaltung est au cœur du dispositif philosophique que met en place Richir. Si elle peut signifier dissociation et clivage, elle prend aussi le sens d’écart, de reste ou d’excès. Richir n’a pas seulement l’ambition de penser les psychopathologies de manière non déficitaire, de surcroît il place la Spaltung au cœur de la condition humaine, de la formation (et vie) du sens (Sinnbildung). Très paradoxalement, cette manœuvre lui permet avec habileté de repenser le rapport santé/maladie en offrant une normativité affranchie de toute institution puisque s’opérant, pour ainsi dire en son sein. D’autre part, il s’agit d’un changement de paradigme majeur pour la psychologie phénoménologique dans la mesure où l’enjeu n’y est plus, comme encore chez Husserl et encore chez Binswanger, d’une eidétique des types psychopathologiques mais un dispositif d’analyse depuis une interfacticité transcendantale vers la formation, toujours singulière du sens. Depuis les coordonnées ainsi posées, comment peut-on esquisser une Sinnbildung schizophrénique ? Spaltung signifie clivage ou scission, Richir reprend ici le terme que Bleuler avait choisi en 1911 comme trouble générateur du groupe des schizophrénies. Spaltung qualifie, selon une théorie partagée avec Freud, une défaillance du mécanisme associatif régulant les rapports entre affectivité et idéation. Selon Bleuler, l’absence de cet élément régulateur fait que la personne reste aux prises d’affects divers et
57. Richir M. (2011), « De la figuration en psychopathologie » Revista portuguesa de filosofia 67 (3), p. 573.
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non hiérarchisés, coexistant parallèlement 58. Pour Richir, la Spaltung schizophrénique produit une déliaison du Phantasieleib d’avec le reste de la Leiblichkeit. Le Leib se retrouve en quelque sorte aveuglé par la perte de son ici-absolu, avec sa matrice de sens, le Phantasieleib. La corporéité est mise à nu, désertée par la phantasía, ce qui conduit à la perte, nécessairement tendancielle, de l’ici-absolu d’où elle est habitée. Le Phantasieleib ne disparaît pas, mais sa transposition architectonique au registre quasi-positionnel de l’imaginaire conduit à sa spatialisation imprécise, comme à l’extérieur. Le Phantasieleib est alors « atmosphérisé », « volatilisé », se muant en Phantomleib, dont le caractère d’activité propre dépend de la gravité de la Spaltung. Alors même que l’un des caractères fondamentaux de l’affectivité est d’être ressenti depuis l’intérieur du Leib par la phantasía qui l’y situe (parce qu’elle est l’écho de la chôra), celle-ci transposée et atmosphérisée semble venir d’ailleurs, d’un autre ici-absolu, non reconnu comme soi. Cela pourrait-il signifier qu’il y a alors une sorte d’extravasation de la chôra à distance de l’ici institué dans la genèse du soi ? Cet autreici-absolu est proprement insituable, partout et nulle-part à la fois. Reprenant ainsi la forme de l’ici comme siège (hedra) dont la périphérie est partout et le centre nulle part de la chôra. Dans ce mouvement de renversement, les lambeaux de sens de langage, conscients ou inconscients, sont en quelque sorte déconnectés de leur origine vécue dans l’ici du Phantasileib, comme venant d’ailleurs. D’autre part, perdant le bain qui les a vus naître, ces amorces se désaccordent en se transposant, figées dans leurs « apparences perceptives », comme significativités errant de manière quasi-autonome comme à l’extérieur. Lambeaux de sens arrachés à la Sinnbildung, institués passivement au régime du fantasme et qui sont autant de signes révélateurs des manipulations perverses de cet Autre-ici-absolu-partout-nulle-part. Cette idée, Richir l’avait déjà ébauchée très tôt avec la lecture de Binswanger, notamment Drei Formen missglückten Daseins qui le conduisit à reprendre Descartes et l’hyperbole du Malin Génie : il peut […] y avoir de l’intentionnalité sans sujet, laquelle engendre l’illusion transcendantale d’attribuer à un sujet censé être sur l’autre rive – un sujet 58. Ce qui produit en surface le symptôme d’ambivalence qui peut se manifester sous une forme affective (affective Ambivalenz), volitive (Ambitendez) ou intellectuelle (intellektuelle Ambivalenz).
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auquel on accèdera jamais – des intentionnalités ayant produit des imaginations qui surgissent aux yeux du patient, […] cela l’agresse, l’assiège, l’angoisse 59.
Nous devrons laisser ici les complexités qu’implique un tel énoncé à titre de préambule aux recherches que nous allons mener à propos des schizophrénies. Comment peut-on penser en phénoménologie des significativités sans sujet intentionnel ? C’est pourtant bien le sens général d’une Sinnbildung a-subjectvie. Richir décrit, selon un motif déjà repéré, les psychoses (ici schizophrénique) à partir d’un caractère propre à la genèse architectonique de la condition humaine en général. Se pose dès lors encore la question du repérage de la santé et de la maladie. C’est en mettant cette différence au travail que Richir espère justement avancer un pas de plus. Richir avance que dans la schizophrénie, c’est en quelque sorte la Sinnbildung elle-même qui devient quasi-perceptible comme fabrique de sens (comme Gestell) : comme si en éclairant les coulisses du théâtre d’ombre, apparaissaient le grand marionnettiste et son jeu de ficelle. Le délire peut donc être compris comme « légende 60 » (et non mythologie), effigie personnelle imprégnant le monde et en figeant le sens, Sinnstiftung déconnectée de la Sinnbildung qui ordinairement la fonde. Il s’agit donc d’une structure intersubjective de significativité sans autrui et sans soi ! À la fois les significativités sont partout-nulle-part, mais vécues comme étranges et étrangères. L’expérience délirante, parce qu’elle est déconnectée de l’interfacticité transcendantale qui fonde toute rencontre instituée, est incompréhensible et inaccessible à toute contradiction venue d’autrui. À l’égard d’autrui « il n’y a pratiquement plus d’Einfühlung, sinon par éclipses 61 ». Et les figures qui sont données au régime du délire sont des effigies : Elles sont tellement éloignées de tout « monde » susceptible d’être « perçu » en phantasía, susceptible d’être regardé, hors de ses gonds, ce qui donne l’impression de son « envers » qui est en réalité le Phantomleib, c’est-à-dire finalement le néant 62.
59. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 232. 60. Richir M. (2011), « De la figuration en psychopathologie » op. cit., p. 574. 61. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 237. 62. Richir M. (2011), « De la figuration en psychopathologie » op. cit., p. 574.
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Paradoxalement tous ces signes font référence au malade, mais ayant perdu leurs racines, s’annoncent et se confirment comme autant de coïncidences troublantes et factices. Par ailleurs l’atmosphérisation tendancielle du Phantasieleib, laisse le Leib « à nu », comme pure impressionnabilité affective, nous le disions, sans transpassibilité permettant d’en transposer le sens. Il y a « sécession de la Leibhaftigkeit » par rapport à la Leiblichkeit, écrit Richir. L’affectivité, de même que le monde extérieur, n’est plus vécue, mais subie. Le corps est impressionné d’intentionnalités « à vide », en effigies et anonymes. Autrement dit, le Leib n’est plus que sensibilité pathique, ouverte et vulnérable aux revirements affectifs de soi, d’autrui, du monde. Ce corps à vif n’est plus que Leibhaftigkeit, subissant passivement la houle des ambiances internes et externes. L’affectivité est dès lors vécue comme traumatique, envahissante et destructrice. Le Leib se retrouve ainsi en proie à des « courants cosmiques 63 », semblant venir de l’extérieur avec une terrifiante coïncidence.
63. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 404.
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II Destin, vie et mort phénoménologique dans la schizophrénie : Richir lecteur de Binswanger
Les références à la schizophrénie dans l’œuvre de Richir sont nombreuses et éparses. Il est impossible d’en faire un corpus psychopathologique unifié, ou de dégager une doctrine richirienne de la schizophrénie. C’est pour cette raison que j’ai préféré à la monographie systématique, l’appropriation du style richirien de traitement des questions psychopathologiques. Richir cherche avec ses études à exposer avec plus de rigueur la notion de Spaltung qui est intimement liée à la situation architectonique de la phantasía, de l’imaginaire, de l’affectivité et de la corporéité dans l’expérience humaine. On découvre avec Phantasía, Imagination Affectivité une recherche phénoménologique en train de se faire, souvent foisonnante et déroutante tant ce que Richir découvre est paradoxal et instable. Il reconnaît lui-même découvrir un territoire d’une extrême instabilité, dont on sent à la lecture qu’il peine, presque douloureusement, à cartographier. Ce sont les contrées sauvages de l’immature et de l’immémorial qui se font jour à l’extrême limite de l’expérience humaine et de ce qui en est attestable. Ce n’est qu’à première vue, paradoxalement, que Richir cherche cette attestation phénoménologique dans les situations psychopathologiques. En effet, les psychopathologies sont pour lui autant de variations révélatrices. Il est en effet extrêmement délicat de savoir, au sein de l’expérience humaine, ce qui relève de chaque strate architectonique et qu’il s’agit pourtant, en philosophe, de distinguer. Par exemple, comment distinguer rigoureusement et sans a priori psychologiques ou métapsychologiques l’affectivité de l’affect ? Autrement dit, où se situe l’endroit critique
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où les concrétudes phénoménologiques rencontrent les phénomènes de langage, pour s’iriser à l’orée de l’institution symbolique ? C’est ici que les psychopathologies peuvent rendre possible le repérage de ces transpositions architectoniques autrement compactes, agglutinées ou pour d’autres trop protéiformes et volatiles pour être saisissables. On peut d’ailleurs s’étonner que Richir ait emprunté cette voie sans avoir à sa disposition de matériel clinique de première main. Richir n’avait pas de pratique clinique, ses sources sont principalement livresques. Le matériel clinique relatif à la schizophrénie qui est mobilisé dans l’œuvre de Richir s’appuie sur deux sources principales. D’une part les cas cliniques de Binswanger, dont Richir a fait publier plusieurs ouvrages en français aux Éditions Jérôme Millon. Je suivrai dans ce chapitre l’étude des cas Jürg Zünd, Lola Voss, Ellen West, ainsi que le cas Gerda qui ouvrira la discussion à propos de la Spaltung hystérique. Je détaillerai plus succinctement l’étude des cas Suzanne Urban, Aline et Auguste Strindberg dans le chapitre dédié au délire. La seconde source majeure est constituée par l’œuvre et le témoignage autobiographique d’Antonin Artaud, que Richir considère comme le « plus grand phénoménologue de la schizophrénie ». Il s’agira dans ce chapitre et le suivant d’examiner en détail comment le philosophe travaille ce matériel psychopathologique. La qualité et la justesse de ces données assurant chez Richir la validité de son exposé, l’étude de la lecture des sources revêt une importance épistémologique cruciale pour la postérité de la pensée richirienne. L’enjeu de ces deux chapitres est donc d’explorer la manière dont Richir s’empare de ces sources et d’essayer de mener une analyse critique au regard de l’expérience clinique qui est la mienne. Je vais donc essayer de suivre, pas à pas, la manière dont Richir discute des cas cliniques de Binswanger et comment ses lectures ont transformé son entreprise anthropologique. Si nous essayons de tracer les linéaments de la pensée de Richir à l’égard des psychoses en général et de la schizophrénie en particulier, nous verrons que la plupart des pistes ont été esquissées ou pointées sans pouvoir être développées au regard d’une expérience de la clinique en chair et en os. Je propose ici une lecture chronologique cas après cas, au plus proche des analyses de Richir pour essayer de repérer le mouvement qu’il introduit progressivement. Dans Phantasía Imagination Affectivité l’ambition du philosophe n’est pas de mettre à l’épreuve une théorie à l’aune de la clinique, mais de montrer comment la reprise de la clinique à partir de la critique
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menée précédemment de la tradition phénoménologique permet de révéler et de fonder le champ de l’anthropologie phénoménologique. Cette entreprise va permettre à notre auteur d’importants remaniements de la tradition. Il faut se garder de prendre ces interprétations pour la doctrine richirienne de la schizophrénie ou pour une critique explicite de la manière dont Binswanger traite ses cas. Ces cas n’ont donc rien d’anecdotique dans l’œuvre du philosophe, Richir y met à l’épreuve ses concepts méthodologiques et invente de nouveaux usages à ses construits phénoménologiques.
Cas Gerda La première situation clinique que Richir se propose de commenter a été publiée initialement par Binswanger en 1911 sous le titre Analyse einer hysterischen Phobie 1. Il s’agit du premier cas clinique publié par Binswanger, il est alors très influencé par la théorie psychanalytique et fait suite à sa rencontre avec Freud en 1907. Le cas sera publié à nouveau en 1946 par Binswanger 2, c’est cette version que Richir étudie 3. Le cas est résumé de la manière suivante une jeune femme de 21 ans présente une phobie hystérique du talon depuis qu’à l’âge de 5 ans son talon s’est coincé dans son patin à glace. Ce trouble se manifeste dès lors par des évanouissements et une angoisse lorsqu’elle constate que son talon n’est pas solidaire de sa chaussure ou même quand quelqu’un parle d’un talon. Il ne s’agit pas d’un cas de schizophrénie, mais Richir entend par celui-ci mettre en évidence les effectuations propres à la Spaltung en général. Le propos de Binswanger dans la présentation de ce cas est de montrer que « l’objet » de la recherche analytico-existentielle porte sur les phénomènes comme « phénomènes de langage » qu’il s’agit pour le psychiatre d’interpréter :
1. Binswanger L. (1911), « Analyse einer hysterischen Phobie. » Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen 3 (1), p. 228-308. 2. Binswanger L. (1970), Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, Paris, Gallimard, p. 68-78. 3. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 369-371.
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Nulle part, en effet, le contenu de l’être présent ne se laisse plus clairement pénétrer et sûrement interpréter que dans le langage ; car c’est le langage où se « consolident » et s’articulent, en fait, nos projets-de-monde ; et c’est en lui, par conséquent, qu’ils se laissent aussi établir et communiquer 4.
L’enjeu est de comprendre quelle est la justification de la connexion de signification entre cette « image de monde » et le projet-de-monde. Il s’agit, en terme richirien, de détailler la distorsion de sens contemporaine d’une transposition architectonique. Phénomènes de langages compris comme un « contenu des expressions […] en allusions aux projets-de-monde » ou « contenu de monde 5». Il s’agit donc de « remonter derrière les fantasmes » à l’œuvre pour en dépister le projetde-monde qui le rend possible. Dans ce cas, selon le psychiatre suisse, la psychanalyse a montré que « derrière le talon […] détaché se cachaient des fantasmes de naissance » eux-mêmes sous tendus historiquement par des ruptures de continuité du lien entre la mère et l’enfant. Dans ce cas, Binswanger avance que ce projet-de-monde relève de la « continuité, de la connexion et de la cohérence continue ». Il ajoute que « cela signifie une formidable restriction, simplification et évacuation du contenu du monde, de l’ensemble, d’une si extrême complexité, de ses connexions de conductions. Tout ce qui rend le monde signifiant tombe sous la domination de cette seule catégorie 6. » De sorte que la jeune femme vit de manière à ce que rien ne change, ne pouvant vivre la soudaineté et l’inattendu, risquant de déchirer la trame du présent (de la présence) et la placer face à l’épouvante de « l’horreur nue 7 ». Le lien entre l’angoisse de séparation et l’événement du patin est modélisé par Binswanger comme « disposition » et expliqué de la manière suivante : La rupture du talon de la bottine sur la glace ne constitue pas la « cause explicative » de l’apparition de la phobie de toute rupture de continuité, les fantasmes de corps maternel et de naissance non plus ne la forment pas encore ; ces fantasmes, au contraire, n’ont pu prendre une telle portée que parce que, pour cette existence enfantine, l’assise sur la mère signifiait (nous 4. Binswanger L. (1970), Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, op. cit., p. 65. 5. Ibid., p. 67. 6. Ibid., p. 69-70. 7. Ibid., p. 71.
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soulignons) assise du monde en général – ce qu’elle est encore pour le petit enfant, cela va de soi – et l’événement sur la glace n’a acquis sa portée traumatique que parce qu’ici le « monde » prenant un tout autre visage ; à savoir, il se montrait sous l’aspect de la soudaineté, de l’entierement autre, de la nouveauté, de l’inattendu 8.
Quant à savoir la nature de cette signification, Binswanger avance avec imprudence que : les formes aprioriques ou transcendantales de l’esprit humain font véritablement de l’expérience ce qu’elle est, de même seule la forme de ce projet-de-monde crée la condition de possibilité pour que cet événement sur la glace soit vécu par expérience comme traumatique 9.
Ainsi donc, Binswanger suggère que la structure du projet-demonde, constituée dans la petite enfance puisse ainsi se manifester brutalement dans un événement en soi banal. Il n’explique pourtant pas comment cette structure apriorique prend sens comme tel sens dans le présent. Le lecteur attentif de Richir reconnaîtra ici un motif cher à notre philosophe, la critique de la téléologie et la question en retour de la transposition architectonique. C’est précisément cette question que Richir se propose d’explorer. Qu’apporte-t-il à la compréhension de cette situation ? S’il reconnaît l’importance dans l’anamnèse de la précarité du lien mère-enfant, le philosophe propose une compréhension plus précise du lien entre l’actuel symptomatique et le passé historique : le Leibkörper de la fille est démesurément institué comme Körper qu’il inclurait le talon de la chaussure, ce qui serait corrélatif de la fragilité de son intégrité comme cohésion ou congruence de soi à soi. Parallèlement et du même mouvement, « la figuration intuitive du fantasme en laquelle se produit la figuration intuitive du Leibkörper dans l’imagination, figuration où vacille le Phantomleib, “investit” la rupture du talon de la significativité inconsciente de la rupture de la continuité intersubjective avec la mère […] 10 ». Il ajoute « le détachement du talon réveille l’affect traumatique en tant qu’il est une figuration intuitive 8. Idem. 9. Idem. 10. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 369.
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détournée du “laisser tomber” l’enfant 11 ». C’est au travers du processus primaire que ce détournement a « lieu ». Il y aurait institution, comme quasi-chose de la Leiblichkeit de la jeune fille. Cette sorte de pétrification n’apparaissant mystérieusement qu’au moment opportun, qu’à l’occasion d’un événement banal mais en mesure de « réveiller » un passé transcendantal immémorial prêt à exploser. Il est pourtant bien difficile de tracer une temporalité, même transcendantale, dans cet événement. D’un point de vue génétique Richir suggère que les traumatismes vécus / non-vécus de précarité du lien ont produit une distorsion de la réminiscence du passé transcendantal de la relation intersubjective vivante, Leiblich, et creusée d’écarts vivants, qui est devenue körperlich et cisaillée de failles. L’écart spatialisant et repérant de la dyade nourrisson-environnement s’est donc figé et solidifié, ou plus exactement plastifié (nous reviendrons plus tard sur la justification de ce terme) dans une institution bizarre, car suspendue hors du temps, au registre du Phantomleib. En retour, le soi (Selbst) de Gerda est devenu un « pseudo-Selbst 12, confondu avec la continuité et l’intégrité du Leibkörper, sans cesse menacé par la soudaineté de l’“impression” affective traumatique qui peut toujours “constituer” sa rupture, et la “signifie” dans la répétition à vide ou aveugle du trauma originaire 13 ». La confusion dont il est question ici n’est certes pas effectuée par la patiente, mais relève d’une analogie spéculaire Selbst/Leibkörper fixée et ayant perdu le jeu propre à une mimèsis non-spéculaire active et du dedans qu’offrent ordinairement les phantasiai-perceptives qui baignent cette transposition. Cette image asséchée de sa source phantastique flotte ainsi dans des « airs métaphysiques 14 », coupée de l’autre bord décharné de la Leiblichkeit qui se retrouve aux prises d’une affectivité déliée qui la percute cruellement. Richir nomme Leibhaftigkeit cette impressionnabilité affective, il faut toutefois remarquer qu’au cours de son œuvre ce concept signifie à la fois l’affectivité sauvage déliée du Phantasieleib et ce qui reste de la Leiblichkeit décharnée après sa désertion par le Phantasieleib. À ce stade la question de savoir comment s’articulent l’infigurable traumatisme, jamais vécu et l’actualité du 11. Ibid., p. 370, je souligne. 12. Qui correspond tout à fait à la définition du « false-self » que Richir emprunte plus tard à Winnicott. 13. Idem. 14. Idem.
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symptôme se manifestant par la crainte bel et bien vécue, comme phénomène de langage, reste irrésolue. Comment se fait-il que dans la cure s’atteste quelque chose que le patient n’a pas précédemment vécu mais qui pourtant se répète comme machinalement dans une répétition stérile d’une temporalisation échouant parce que ne retrouvant plus sa racine. Ces intentionnalités symptomatiques vides ont perdu les traces de leur origine primordiale et n’y étant dès lors plus transpassibles et transpossibles. De ce cas paradigmatique, Richir tire les conséquences suivantes quant à la direction à donner à l’anthropologie phénoménologique dont il démontre la nécessité 15. Ces conséquences concernent d’une part le Selbst et d’autre part, le Monde : À propos du Selbst Richir corrige le concept de Dasein apportant une distinction architectonique entre 1) un Selbst incarné dans son Leib primordial, comme ici-absolu, il est possibilité comme Phantasieleib et impressivité comme Leibhaftigkeit. S’il peut être institué, c’est par un autre ici-absolu actuel ou potentiel. 2) un Selbst désincarné, relevant de la Stiftung du Phantomleib et du pseudo-primordial. Ce dernier, mystérieusement, se transposant comme absence, dans un « faux Selbst » coextensif de l’institution et l’atmosphérisation du Phantombeib. À propos du Monde, Richir propose de substituer au concept de Mitwelt un mélange toujours ambiguë de 1) relation intersubjective vivante plus ou moins instituée / sédimentée comme structure intersubjective de significativité, où autrui est toujours déjà là en potentialité et ; 2) structures intersubjectives de significativité sans autrui (régime de sens du fantasme). Il est intéressant pour la suite de notre propos de noter que ces deux mouvements de distinctions sont paradoxaux et non dialectiques. En effet, le Selbst est toujours « à la fois » incarné et désincarné, le Monde commun est toujours « à la fois » structure intersubjective de significativité avec autrui et sans autrui. Selon moi, il n’y a pas, ici, de clignotement de l’un à l’autre mais il y a précisément contemporanéité non contradictoire.
15. Ibid., p. 370-371.
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Cas Jürg Zünd Le second cas clinique que Richir 16 se propose de discuter est celui du dénommé Jürg Zünd 17, décrit par Binswanger comme un cas de schizophrénie « polymorphe ». Le cas est paru dans sa version la plus détaillée dans les Drei Formen mißglückten Daseins. Verstiegenheit, Verschrobenheit, Meanieriertheit en 1956. Il s’agit pour Binswanger d’un cas « paradigmatique » de l’être-au-monde maniéré. Cet homme décrit sa vie comme partagée entre trois mondes inconciliables : le monde « prolétarien » de la rue dans lequel il empruntait les conduites d’un enfant bagarreur, mais dans lequel il se sentait « exposé » aux moqueries. Le monde de ses parents, à l’étage supérieur de la maison, était l’empire d’une mère « orageuse » et imprévisible. Ces parents restaient cloîtrés le plus souvent, paraissaient excentriques, selon le patient, aux yeux de l’opinion publique. Si Jürg Zünd se sentait « exposé » c’est que dès l’enfance le comportement de ses parents lui avait attiré les railleries de la rue. Le troisième « monde » est celui de l’étage inférieur de la maison, « monde partiel 18 » que Binswanger juge ayant eu une importance particulière pour son développement, est habité par le grand-père maternel, le frère et la sœur de la mère. Ceux-ci sont décrits comme de « grands seigneurs […] qui jouissaient en ville d’une vive considération ». Le jeune Jürg se sentait en sécurité chez son grandpère. Pourtant, « dans aucun de ces trois mondes il ne put s’aménager d’espace, écrit Binswanger, il ne parvint pas à trouver un « style de vie » propre, se conformant à tel modèle de monde commun, puis à tel autre. » Quand Binswanger le rencontre, le patient se plaint d’un état d’angoisse et de sensations physiques anormales. Sans revenir de manière exhaustive sur le cas, il est significatif de noter que Jürg Zünd 16. Ibid., p. 371-375. 17. Binswanger L. (1946-1947), « Studien zu Schizophrenie Problem. Zweite Studie. Der Fall Jürg Zünd », publié dans quatre numéros successifs de Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie 56, p. 191-220 ; 57, p. 1-43 ; 58, p. 1-43 ; 59, p. 21-36. Repris ensuite dans Binswanger L. (1956), Drei Formen missglückten Daseins. Verstiegenheit, Verschrobenheit, Manieriertheit. Tübingen : Max Niemeyer, Traduit en français par Froissart J.M. dans Binswanger L. (2002), Trois formes manquées de la présence humaine, Paris, Le Cercle Herméneutique, p. 137-143 ; et dans le recueil Binswanger L. (1957), Schizophrenie, Pfullingen, Neske, p. 189-288. 18. Binswanger L. (2002), Trois formes manquées de la présence humaine, op. cit., p. 137.
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parle d’une « peur de se couvrir de ridicule social », de la peur du déclassement si on s’apercevait qu’il avait une érection (associée pour lui à la nature bestiale de la rue et du prolétariat), ou si, à l’inverse, sa démarche et son raffinement, artificiellement aristocratiques, ne trahissent son rang aux yeux des gens de la rue et lui attirent les railleries. Dans ces deux cas, il aurait pu être « exposé, percé à jour, exhibé 19 ». Le cas est très succinctement présenté par Binswanger à partir des quelques témoignages du patient, il ne comporte qu’une anamnèse sommaire, et ne proposant qu’un matériel rudimentaire à l’analyse concrète qu’envisage pourtant Richir (qui ne déplore que l’absence d’informations relatives au père de Jürg). Aussi ne sait-on rien de l’agencement de ces trois mondes. Ce qui donne au lecteur une image effectivement tronquée, peut-être significative de l’expérience du patient qui « imitait les manières » de chacun de ces mondes « de façon spéculaire ». Dès lors, Richir, qui entrevoit déjà l’analyse génétique suggère que l’orageuse mère devait avoir été « imprévisible » et « irascible », ce qui est probable, mais pas attesté dans le matériel clinique. Nous nous en tenons aux dires du patient, nous ne pouvons pas savoir s’il s’agit d’une réalité attestable ou déjà d’une prise au régime du fantasme (en terme psychanalytique d’une identification projective). Des précautions d’analyse s’imposent donc. Binswanger analyse ici une impossibilité pour le patient de « s’ipseiser » entre les trois mondes inconciliables de l’enfance et dès lors une tentative (défensive ?) de tenir dans chacun de ces mondes par un « masque » maniéré et guindé, laissant malheureusement transparaître le malaise « incertitude et faiblesse de son être », et l’angoisse d’être déclassé, de disparaître. Dans la relation à autrui, Binswanger décrit qu’« en présence d’autres hommes, il se sentait inhibé au point de ne plus être capable de faire un geste tant soit peu naturel 20 ». Ici Richir propose une lecture renouvelée de cette impossibilité à habiter le monde, et la relation avec l’introduction des repères de la Leiblichkeit et de la Phantasie/Phantomleiblichkeit : Il faut souligner que les difficultés d’expression linguistique du patient signifient au moins un considérable appauvrissement du Phantasieleib, et que la gestuelle, voire les rituels de ce corps « machiné », sont bien l’attestation de ce 19. Ibid., p. 138. 20. Ibid., p. 139.
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que le Phantasieleib est quasi-totalement mis hors circuit, les « impressions » ou les « affects » mettant en action le Leibkörper et les kinesthèses sans médiation par la phantasía ; le Leibkörper prend le statut d’une sorte de machine subissant les affects, de manière fatalement distordue – distorsion médiatisée plus que probablement par le processus primaire 21.
L’appauvrissement souligné par Richir ne peut plus être pensé comme un choix délibéré ou défensif du patient pour tenir coûte que coûte face au monde et à autrui. C’est exsangue que le Phantasieleib est impuissant à orienter un ici-absolu consistant et stable. On retrouve ici l’idée d’énucléation de la Leiblichkeit (Innenleiblichkeit) des premiers textes sur la schizophrénie dans Phénoménologie en esquisse. La perte de l’ici-absolu de l’Innenleib se doublait de son atmosphérisation partout-nulle part. Toutefois, cette modélisation, que j’avais nommée « métamorphose de la chair 22 » ne permettait pas de penser sa réorganisation « comme au-dehors » de sens institué (sans autrui) au régime des phénomènes de langage. Ici Richir offre l’opportunité de voir comment il y a passage ou clivage entre la structure intersubjective de significativité avec et sans autrui. La Leiblichkeit, qui est désormais aussi Phantasieleiblichkeit, est un concept embrassant à la fois la corporéité et le « corps de la pensée » comme mouvement du sens se faisant. Dans la situation de Jürg Zünd le Phantasieleib, comme mode de lien vivant et individualisant (ipseisant) aux différents espaces de vie et d’identité de rôle, est presque entièrement dépouillé. Laissant ce corps, ce soi, ce monde, ce langage au seul régime du Phantomleib, institué sans autrui. On peut comprendre que le patient ne puisse habiter aucun monde. C’est un régime appauvri et dévitalisé. Il est « vécu » (mais comment ?) au régime de l’objet et de l’image, de sorte que la subdivision du monde en compartiments séparés et clos peut être comprise en miroir de la constitution mécanique du corps de Jürg Zünd. Nonobstant la réification de chaque espace mondain selon des normes clichées (prolétariat bestial ou aristocratie distinguée), il semble que l’étage de la maternité « orageuse » échappe à toute institution, nous y reviendrons. Le corps du patient répond en miroir à cette réification, il est habité de manière artificielle : « à chaque pas qu’il faisait, il projetait une épaule, puis l’autre, balançait ostensiblement 21. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 373-74. 22. Gozé T. (2020), Expérience de la rencontre schizophrénique, op. cit., p. 232.
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les bras de sorte que l’allure anodine recherchée se transformait en son contraire exact 23 ». Croyant ainsi « se fondre dans la masse », il se retrouve stigmatisé et raillé. Binswanger décrit par ailleurs que le patient, s’étant réfugié dans une institution psychiatrique à l’âge de 37 ans, s’y est ensuite laissé oublier. Dispersion silencieuse dans la masse informe pourrait-on comprendre, dissolution qui ne serait pas annihilation bruyante, couverte de ridicule (il s’agit de ce que j’appellerai une solution hébéphrénique, j’y reviendrai). L’enjeu est d’emblée celui d’un habiter et d’un vivre depuis un ici qui puisse être fondé et fondateur : « je suis poussé du tremplin de la vie normale » dit-il. Richir avance que la prise « quasi-exclusive » au régime de Phantomleib prive le patient de tout « accès au primordial » (drôle d’expression, qui pourrait y avoir accès ?). Dès lors le vécu se retrouve sans sol sur lequel s’appuyer et s’élancer, sans transcendance fondatrice d’un portage, et donc corrélativement sans chôra. Les images et les idées se forment dès lors quasi exclusivement au régime d’un ailleurs que Richir appelle bizarrement « pseudo-primordial » et que l’on peut comprendre comme le lieu d’où s’origine le sens qui se fait au régime du Phantomleib. Alors que l’ici-absolu primordial de la chôra est un « lieu » où le centre est partout et la périphérie nulle part, le pseudo-primordial origine cette « vie » fantomatique d’un partout et nulle-part en mesure de faire « feu de tout bois ». De quoi est-il question ici ? Ce que Richir nomme pseudo-primordial n’est mystérieusement jamais vraiment expliqué (le peut-il seulement ?). Ce que l’on peut dire en première approximation, c’est que le pseudo-primordial est un ici qui n’a pas de lieu, c’est à la fois l’obscurité de la Leibhaftigkeit en sécession c’est-à-dire l’ici invivable d’un corps décharné par la psychose (sans peau), par ailleurs et tout à la fois, le pseudo-primordial ne peut le comprendre que comme double du Phantomleib dont il constitue le lieu « atmosphérisé ». Le pseudo-primordial est une illusion de primordial, il est le sol absent d’une fiction, ici « l’ombilic du rêve est un trou » comme dit Lacan 24. Le pseudo-primordial fait référence à cet ailleurs où l’Innenleib est transposé dans la folie, il est le là d’où 23. Binswanger L. (2002), Trois formes manquées de la présence humaine, op. cit., p. 139. 24. Dans un entretien récemment publié avec Marcel Ritter dans Lacan J. (2019). « L’ombilic du rêve est un trou : Jacques Lacan répond à une question de Marcel Ritter. » La Cause du Désir, 102, p. 35-43.
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s’originent ces intentionnalités imaginatives à vide est un ailleurs qu’ici pour le sujet. Malheureusement cet ailleurs, vise le sujet, ou plutôt : de cet ailleurs le sujet est visé. Richir suggère ailleurs que le pseudoprimordial relève de l’illusion transcendantale puisqu’illusion qui transpose les fondements de la vie qui a lieu au régime du fantasme. À ce titre le pseudo-primordial serait un « faux » champ transcendantal. Comment est-ce possible ? Richir suggère que le fantasme (Sinnstiftung délirante ici) « est » ce qui agence, « dispose » les « pièces » de la « machine » à faire du sens 25. Ce que le fantasme organise depuis le pseudo-primordial, ce sont des affects coupés de leurs racines dans le primordial (comme à chaque fois phantasiai-affection) sur « l’affect traumatique originaire ». Il y a ici à notre avis un saut de registre architectonique insuffisamment justifié par le philosophe. Rien ne prouve phénoménologiquement le lien entre le registre de l’affect originaire (qui n’a jamais été vécu en tant que tel) et le registre du primordial dans cette situation. En tout cas, le peu d’éléments anamnestiques ne nous permet pas d’aller plus loin. Reste que, malgré cet effort pour s’ajuster au monde des vivants (leiblich), déborde toujours du cadre construit des trois mondes l’excès du vivre (Stimmung sauvage). Le psychiatre décrit que « sur le coup d’une légère émotion, il éprouve des difficultés à formuler avec des paroles ce qui l’émeut ; il remplace alors ses paroles par des gestes expressifs des mains et des bras : il passe par exemple la main sur le front et le crâne, tord la bouche, écarquille les yeux. » Plus loin il indique que l’« on peut qualifier de véritable cérémonial le comportement qui apparaît lors d’une émotion plus violente. Il se lève tout à coup de son fauteuil, tellement penché en arrière et sur le côté que l’on s’attend à le voir tomber à la renverse ; les pieds tournés vers l’intérieur, il s’effondre alors dans ce même fauteuil. » L’effondrement dans la chaise est compris par Richir, comme une sorte de figuration (défigurée) sans médiation phantastique de l’épreuve (pour ne pas dire « vécu ») de l’effondrement. Cette interprétation apparaît hâtive, dans un récit a posteriori, selon les termes de Richir lui-même, mythologique. Ce que l’on peut dire avec plus de certitude c’est que le patient pris d’une affection, piqué à vif (Leibhaftig), manifeste cette capture par un cérémonial qui est effectivement un équivalent de figuration compacte et dénuée d’espace 25. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 374.
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de jeu, du sens désertique sans l’espace potentiel phantastique qui accompagne ordinairement la transposition de l’affection en affect ou en telle ou telle émotion instituée symboliquement. Il y a bien ici, Sinnstiftung au régime du Phantomleib, du sens se faisant kinesthésique. Que l’institution de ce renversement sur le siège soit la figuration du fantasme, soit, mais rien ici ne nous prouve l’origine anamnestique d’une telle institution. Ces précautions cliniques mises à part, ce qui interroge Richir ici, c’est que cette mise en figure de « la sphère affective impressionnelle 26 » dans ce cérémonial est, d’une manière paradoxale, effective à la transposition de l’un à l’autre. Il y a bien une sorte de « vie » au régime du Phantomleib. Jürg Zünd vit, du point de vue phénoménologique, bien que presque entièrement pris dans ses images maniérées, il y a bien de l’expérience qui s’agence vaille que vaille. C’est précisément cet agencement paradoxal du vécu et du non-vécu que traque le philosophe. Cette question est à la base des recherches de Phantasía, Imagination, Affectivité, il s’agit décidément bien d’une question philosophique et non seulement psychiatrique. Richir formule le paradoxe dans les termes suivants : C’est un peu comme si, dans ces « abréactions », le Phantomleib reprenait quelque « vie », dans l’instant, c’est-à-dire comme si le Leibkörper retrouvait, à ce même instant, quelque Leiblichkeit aussitôt dérobée et évaporée. Impossible mise à distance de la Spaltung par sa mise en action comme intervalle où la Leiblichkeit clignote un instant, parce qu’aussitôt évaporée que surgissant : il n’y a pas ici de schématisme de phénoménalisation, parce qu’il n’y a aucune mobilité des pôles du clignotement. Il n’y a que manifestation sans phénoménalisation 27.
Comment comprendre phénoménologiquement que du sens vive en dehors de la prise du sujet phénoménalisant ? Autrement dit, comment le Phantomleib peut-il être un Leib ? Comment la chair retournée peut-elle rester une chair, ne serait-ce que par éclat et surgissement alors que précisément il y a fermeture tendancielle de la mutliplicité possible des horizons de sens du vivre s’actualisant. Ce que Richir comprend comme « prise » au régime du Phantomleib, médiée par 26. Idem. 27. Idem.
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le processus primaire est une éclipse du soi. C’est pourquoi « il n’y a aucune mobilité des pôles du clignotement », ceux-ci, soi et monde, sont fixés, institués en image spéculaire ou crainte de la disparition. Il n’y a pas de clignotement, pas d’apparition, pas de disparition, mais manifestation sans phénoménalisation, sans mouvement, sans vibration du sens. Richir conclut qu’il n’y a pas de schématisme de phénoménalisation. Mais alors comment comprendre que du sens s’agence encore au régime du fantasme, et pas n’importe comment, sans quoi Richir ne pourrait pas interpréter (comprendre) que la chute sur le fauteuil renvoie à la crainte de l’effondrement. Cette figure n’est pas insensée, en le lisant, je comprends le lien leiblich réalisé d’abord par Binswanger puis par Richir et enfin dans ma propre chair de lecteur du cas d’une personne inconnue. Si l’on peut parler de l’effondrement, ou de l’horreur nue, de choc et de pression c’est que ce sont les derniers « affects » encore expérimentaux pour une Leibhaftigkeit à nu. Si l’interprétation compréhensive est possible entre la figuration de chute et l’effondrement, ce n’est pas par une sorte de ressemblance de forme, comme si le Phantomleib s’agençait selon une institution parallèle (ce qui est peut-être bien ce qu’il se passe dans le cas précédent, dans l’hystérie de Gerda, mais pas chez Zünd selon moi). C’est que le seul affect qu’il reste est celui de l’effondrement, primitive agony selon les mots de Winnicott. Seul affect à cet endroit car il est le plus profond, Grundstimmung dernière. Richir conclut l’analyse du cas Jürg Zünd par deux remarques capitales. Premièrement que dans cette situation il y a des figurations intuitives d’imaginations autonomisées se manifestant (sans phénoménalisation) sans qu’aucune distance ne puisse être prise de sorte que « Le Phantomleib, décidément, est “partout”, “atmosphérisé”, et dans le découpage trop strict des intentionnalités imaginaires qu’il habite ou qu’il transite, plus rien ne paraît susceptible de temporalisation en présence 28. » Le Phantomleib ne laisse plus d’espace, ou de recul à un Soi pour se fonder et s’élancer avec le sens se faisant. Comme si le pseudo-primordial avait la capacité d’éclipser (ou énucléer) le primordial véritable comme sol fondateur du vivre. Richir propose donc de penser du même mouvement les intentionnalités autonomisées (quasi hallucinatoires, il faudra y revenir) et l’évidement de la 28. Ibid., p. 375.
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présence. Se repose ici, sous une forme encore nouvelle, la question de l’attestation du vécu : « qu’est-ce que ce vide ? est-il vécu ? 29 » Encore autrement formulé, quelle est la part active (de décision) dans la solution trouvée par le patient pour survivre à l’effondrement ? Pour en apprendre plus, poursuivons la progression de Richir au plus proche des cas analysés par Binswanger.
Cas Lola Voss Le cas de Lola Voss est présenté dans plusieurs ouvrages par Binswanger. Le premier exposé du cas se trouve sommairement dépeint dans l’article intitulé « Sur la direction de la recherche analytico-existentielle en psychiatrie », daté de 1945 30, il est alors décrit comme délire hallucinatoire de persécution. Un exposé plus complet du cas est publié dans le recueil intitulé Schizophrénie daté de 1957 31, traduit en français sous le titre Le cas Lola Voss, schizophrénie quatrième étude. L’exposé du cas par Binswanger, relate le matériel clinique observé lors du séjour à la clinique Bellevue (du 31 juillet 1924 au 7 octobre 1925) par ses collègues médecins (Binswanger lui-même ne semble pas avoir pris une part directe au traitement de la patiente). À ces observations s’adjoignent les données de l’anamnèse recueillies auprès de la patiente et de sa famille et une série de lettres envoyées par la patiente après sa sortie de la clinique de fin 1925 et allant jusqu’à 1930. Ce cas pourrait être qualifié de nos jours de phase prodromale de schizophrénie et de transition psychotique. Lors du séjour à la clinique Bellevue, la patiente présente un tableau clinique de superstition délirante 32 se caractérisant par la crainte que « quelque chose de terrible » puisse lui arriver. Elle évite de s’exposer à ce qu’elle croit pouvoir déclencher cette chose par de nombreuses et extensives pratiques superstitieuses que nous détaillerons comme 1) phobie de la contagion et 2) oracle des mots. Le tableau clinique initial qui pourrait laisser penser à un grave 29. Idem.. 30. Binswanger L. (1970), Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, op. cit., p. 75-77. 31. Binswanger L. (1957), Schizophrenie, Pfullingen, Neske ; trad. fr. Veysset P. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss. Schizophrénie, Quatrième étude, Paris, PUF. 32. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 47.
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trouble obsessionnel compulsif évolue après la sortie de la clinique vers l’établissement d’un délire de persécution de type paranoïde avec hallucinations acoustico-verbales. Toutefois le matériel à la disposition de Binswanger ne consiste que dans les lettres de la patiente et de sa famille, ne permet pas d’en analyser le détail. L’intérêt de ce cas réside selon moi dans la description précise de cette phase pré-délirante et dans le repérage auquel Binswanger comme Richir vont s’attacher de ce qui « vit » encore pour cette patiente à l’orée de la phase d’état du délire. Malheureusement, le cas Lola Voss est traité sommairement par Richir 33 qui ne semble se baser que sur le premier exposé de 1945 qui ne détaille pas la marche du délire et sa fine articulation avec la superstition 34. Il nous est donc apparu nécessaire et intéressant de revenir sur le cas et son traitement pour déceler les effectuations heuristiques de Richir mais aussi pour en élargir l’analyse. Par ailleurs, dans Phantasía, Imagination, Affectivité, il apparaît que Richir ne livre pas une analyse extensive du cas, mais des notes de travail, prises dans le cours d’une lecture et d’une pensée se faisant que l’on ne peut suivre qu’avec avec peine. Nous procéderons de la manière suivante : après avoir présenté le cas tel que Binswanger le décrit dans Schizophrénie, nous verrons le détail de l’analyse richirienne. a)Le stade prodromal La patiente, est âgée de 24 ans lors de son entrée à Bellevue. Née, en Amérique latine, on sait de l’enfance de Lola qu’elle fut une enfant gâtée, elle n’a pas bénéficié d’éducation selon Binswanger et pouvait trouver refuge auprès de sa mère quand son père lui ordonnait quelque chose. À 12 ans, elle présente un typhus avec fièvre (probablement plutôt une fièvre typhoïde) qui est l’occasion selon le père de l’apparition d’un sentiment d’insécurité au domicile parental. À 20 ans, elle rencontre un médecin espagnol qui la demande en mariage. Devant la posture plutôt négative du père, Lola présente une attitude désobéissante, donne une impression d’abattement et présente des troubles du comportement alimentaire restrictifs. C’est à l’âge de 22 ans que les premiers symptômes de contamination apparaissent. Elle embarque 33. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 375-381. 34. Les recherches effectuées avec l’aide de Paula Angelova et István Fazakas aux Marc Richir Archiv de Wuppertal n’ont pas permis de retrouver dans sa bibliothèque le texte de Schizophrenie de 1957, ce qui laisse penser que Richir n’avait accès qu’à cette courte présentation lors de l’écriture de Phantasía, Imagination, Affectivité.
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avec sa mère pour l’Allemagne et déclare qu’elle ne montera pas dans le bateau « si tel et tel vêtement ne s’en allait pas ». À 23 ans, alors que son fiancé lui annonçait qu’il devait retarder leur mariage, elle apparaît plus abattue et devient superstitieuse. Dans l’été 1924, Lola exprime une répulsion à l’égard de tout ce qui était en rapport avec sa mère, affirmant que c’était comme ensorcelé et devait être anéanti : vêtements, linges, etc. étaient perdus, vendus dans la rue. Des sousvêtements, revenus de la blanchisserie, devaient être jetés car ils avaient touché ceux de sa mère. De sorte que le monde des objets subissait de proche en proche cet ensorcellement. La contagion « passant » de l’un à l’autre de la manière la plus imprévisible. À ce vécu de contagion s’adjoint la superstition ayant débutée 6 ans plus tôt. Ayant vu en ce temps-là une femme bossue, ayant reçu « presque aussitôt » une lettre d’un ami lui reprochant de ne pas lui écrire. De telles coïncidences se sont produites selon elle à plusieurs reprises. Elle avait ensuite la crainte que quelque chose puisse arriver à cet ami si elle lui écrivait une lettre avec tel ou tel vêtement. Ces craintes obsessionnelles se sont progressivement répandues de sorte que sa superstition éclata partout bien qu’elle cherche à la dissimuler au prix d’un effort épuisant. La crainte de la contagion pouvait concerner des idées ou des souvenirs dont la seule évocation pouvait la contraindre à s’isoler de tout nouvel événement de la journée « parce qu’elle craignait que les souvenirs de cette expérience n’entrent dans ce nouvel événement et ne lui portent malheur. » On trouve ici une forme extrêmement invalidante de phobie du contact étendu à la pensée elle-même et s’organisant d’obsessions et de compulsions idéiques à l’infini. À noter que cette phobie de la contagion pouvait s’étendre à sa famille et aux contacts qui auraient eu lieu en dehors d’elle et qui rendait la patiente particulièrement tyrannique avec ses proches et l’équipe de soin. Admise à la clinique, Binswanger la décrit comme renfermée, présentant une indifférence affective, une fatigue confinant à l’aboulie et à l’apragmatisme. La patiente exprime dans les premières semaines l’angoisse d’être hypnotisée par le regard : « vous voulez m’hypnotiser, ne me regardez pas ainsi » et demandait qu’on jure qu’elle n’est pas hypnotisée. Par suite sa phobie s’étendra à une jeune infirmière (Emmi) et explique que si elle la croisait elle « deviendrait folle à coup sûr ». Chose notable, Binswanger remarque aussi qu’il existe une incohérence entre ses craintes superstitieuses et la moquerie qu’elle peut exprimer
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lors d’une séance de cinéma ou la superstition est moquée. Nous aurons plus tard l’occasion de discuter de ce phénomène que Bleuler nomme « double comptabilité ». Elle décrit alors « l’obligation de devoir lire quelque chose dans toute chose, c’est cela qui l’épuise 35 ». Par exemple, pour elle les cannes de marche ont une signification superstitieuse pour la « raison » suivante : canne de marche en espagnol se dit « bastón », le on est inversé et donne no, la gomme au bout de la canne se dit « goma », dont la syllabe initiale une fois le mot coupé donne l’anglais go. Ensemble les deux donnent no go. La patiente explique qu’elle doit alors rebrousser chemin sans quoi un malheur se produirait. Un tel mécanisme est appliqué à une multitude de situations bonnes ou mauvaises pour dicter sa conduite. Cet « oracle par le jeu des mots 36 » va largement occuper Binswanger qui projette d’en élucider le sens daseinsanalytique. Il va d’abord s’attacher à différencier cette obsession de la superstition ordinaire de « l’homme moderne » (européen cultivé, précise-t-il). Il rejoint ici Jaspers qui affirmait dans sa psychopathologie générale que la superstition est le délire des gens normaux 37. Pour Binswanger : « La superstition est toujours une expression de l’angoisse devant la puissance démoniaque du destin 38. » Il est intéressant de suivre les analyses de Binswanger qui n’ont pas été prises en compte par Richir, elles ouvrent une perspective nouvelle sur le lien architectonique entre temporalisation des phénomènes de langage et ce que nous avons appelé confiance transcendantale. Binswanger prend l’exemple suivant : si on dit « ça ira toujours bien » et que l’on prononce la formule « touchons du bois » c’est que l’on croit par cette première affirmation avoir provoqué le destin en constatant cette réussite aux yeux de tous. Il s’agit d’un acte conjuratoire, comme si cette présomption sacrilège pouvait avoir froissé la puissance tyrannique du destin. Binswanger y voit une faiblesse existentielle, « le fait que l’homme ne se tient pas de manière stable dans son monde, se ferme au fondement de son Dasein, […] rend des puissances étrangères “responsables” de son destin au lieu que ce soit sa propre puissance 39 ». On peut se demander cependant quel Dasein pourrait se tenir fièrement 35. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 24. 36. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 51. 37. Jaspers K. (1997), General psychopathology, op. cit., p. 108. 38. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 48. 39. Idem.
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face aux revirements tyranniques du destin ? S’il y a bien une naïveté de « l’homme moderne » à penser pouvoir influencer le destin avec une formule conjuratoire, n’est-il pas tout aussi naïf de penser qu’il puisse trouver un sol stable aux « fondements de son Dasein » ? Aucun fondement ne se donne dans sa stabilité, c’est bien plutôt dans son achoppement qu’il apparaît étrangement, et se caractérise sinon par son inapparence. Si l’on utilise des formules conjuratoires c’est qu’on croit pouvoir garder une part active dans la marche du destin. Marche se faisant, toujours, en marchant comme dit Machado puisque les schématismes de phénoménalisations sont an-archiques et a-téléologiques. Pourtant on vit toujours notre passé comme un chemin tracé dans la certitude vécue d’une illusion téléologique. La foi dans le monde à venir ne peut reposer que sur une présomption tacite. Peut-être le sacrilège se révèle-t-il de l’affirmation explicite aux yeux de tous. Après un événement traumatique, on cherche des causes et des responsables, on cherche à reconnaître ce chemin des phénomènes au sein de la mathesis instable de la contingence, quitte à utiliser des formules paradoxales comme « les voies du seigneur sont impénétrables » ou faire référence à la complexité du monde physique ou encore au hasard. Il y a dans toutes ces formulations la marque d’un malin génie avec lequel nous aurions magiquement commerce. C’est là une expérience très ordinaire qui trouve sa racine dans le développement précoce du rapport à la réalité de l’enfant et qui s’accompagne de son sol transcendantal (Husserl) et de sa foi perceptive (Merleau-Ponty). Concernant Lola Voss, Binswanger propose une image : « le Dasein de Lola équivaut à une marche sur un lac recouvert d’une mince croûte de glace : elle sait (je souligne) que la glace peut rompre à chaque pas et, désespérée, se raccroche à chaque brin de paille qui se présente à elle 40. » Ainsi, il fait un pas de côté dans son analyse du moment superstitieux proprement dit pour revenir à ce qui, dans ce cas, le rend nécessaire : l’angoisse informe dont la superstition serait la réponse. La crainte tient au risque de rupture et à la solidité du sol qui soutient la patiente dans la tenue de son expérience. Cette image, poursuit-il, met « en lumière ce que l’expression orale “avoir les pieds sur terre” […] signifie en dernière analyse ». Elle décrit le mode d’être d’un Dasein sûr de soi, confiant en lui-même et dans le monde, qui n’a besoin d’aucune aide 40. Ibid., p. 49.
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ni d’aucun appui « extérieur 41 ». Il s’agit dans les termes richiriens, que nous empruntons, de la fonction de siège de la chôra. Binswanger ajoute ici une note pour préciser qu’« avoir les pieds sur terre ne porte pas le même sens que “avoir les deux pieds dans la réalité” ». On voit bien ici que ce qui soutient Lola Voss, tant bien que mal, l’éloigne d’autrui et du monde commun. Mais Lola sait, selon Binswanger, qu’elle peut chuter, c’est pourquoi elle agit, d’une certaine manière, en se raccrochant à ces « appuis superstitieux ». Nous comprenons que le destin (le cours des événements qu’elle vit) est devenu pour elle tellement tyrannique, imprévisible et impétueux qu’il devient indispensable de trouver quelque oracle pour s’y retrouver. En effet, on peut noter que ces combinaisons de mots/syllabes/langues sont construites comme après coup d’une angoisse bizarre et sans objet visible mais comme partout et pouvant éclater au moindre événement : avoir croisé une femme bossue après avoir acheté une robe, etc. Cette angoisse est qualifiée par Binswanger de « l’angoisse du naufrage dans l’Effroyable tout simplement ou […] dans la cruauté nue. » Il parle aussi de chute, culbute, effondrement dans l’abîme 42, basculement dans l’Étrange (Verunheimlichkeit) 43. Alors que Jürg Zünd se dissimulait dans des identités construites et le semblant, Lola ne peut même pas se donner un costume d’emprunt. Elle ne tient qu’aux fils cassant de combinaisons syllabiques. Alors qu’elle semble « livrée à une surpuissance d’une autre nature, encore plus anonyme, encore moins concevable, qui tente le Dasein toujours de nouveau, le calme temporairement toujours de nouveau, le rend toujours plus étranger à lui-même et le place totalement sous le charme 44. » Il ajoute « Dans la mesure où le Dasein, ici, est totalement échu 45 à l’Étrange, à l’Effroyable, il ne peut rendre aucun compte sur ce fait que cet Effroyable provient de lui-même, de son fond le plus propre 46. » Cette surpuissance infigurable, aliénée vient du Dasein luimême, force mue en altérité tyrannique. Comment comprendre que le Dasein se trouve à la fois dans la vulnérabilité, la détresse de la cruauté nue et qu’il se métamorphose ainsi en force anonyme et dangereuse ? 41. Idem. 42. Idem. 43. Ibid., p. 50. 44. Idem. 45. Verfallenheit, traduit « être-échu ». 46. Ibid., p. 51.
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La cruauté nue se forme en angoisse partout nulle part par son caractère temporel imprévisible, donc toujours effractante et le caractère spatial de l’insaisissabilité (illocalisée 47). Le lecteur de Richir reconnaîtra ici les caractères de l’affectivité sauvage, immature et immémoriale. Immature car imprévisible dans la menace de son éclatement, immémoriale car jamais temporalisée en présence au passé, sans racine attestable et donc potentiellement partout si le Monde le rappelle. Richir pour sa part, s’intéresse au système de décryptage oraculaire mis en place devant la « menace de l’effondrement du soi 48 ». La menace vécue est l’écho transposé architectoniquement d’une « perte complète en Leiblichkeit dans la Leibhaftigkeit en sécession […] du pseudoprimordial […] exposée aux jeux dès lors chaotiques du Phantomleib qui volatilise tout pouvoir de la phantasía 49 ». Selon Richir la décomposition, fragmentation et recomposition de la langue en mots et en syllabes est la seule attestation phénoménologique accessible de la perte en Leiblichkeit. Il ne s’agit donc pas de symptômes anecdotiques. Non qu’ils soient plus centraux ou fondamentaux, comme on pourrait le dire des analyses de la Spaltung chez Bleuler, mais qu’ils sont les seules traces sensibles d’une condition sous-jacente, elle-même inaccessible, non directement transposable au régime du vécu. C’est pourquoi Richir avance que les manipulations langagières sont « écho » de la perte de la Leiblichkeit. Par là, il précise sa pensée relative au rôle de la Leiblichkeit dans la temporalisation du langage en langue : « l’usage vivant de la langue ne va pas sans la mise en jeu du langage, de la temporalisation en présence du sens, et donc par la mimèsis non spéculaire, active, et du dedans, sans la mise en jeu de la Leiblichkeit 50. » En effet, l’usage de la langue est une mise en jeu de temporalisation en présence de langage dont la chair est Phantasieleiblichkeit. Cette idée est déjà présente chez Husserl dans L’origine de la géométrie où apparaît la notion de Sprachleib (chair de langue/langage). Merleau-Ponty reprendra ce terme dans ses notes de cours 51. Pour ce dernier le langage porte une dimension 47. Binswanger L. (1970), Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, op. cit., p. 76. 48. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 376. 49. Idem. 50. Ibid., p. 376-7. 51. Merleau-Ponty M. (1998), Notes de cours sur L’origine de la géométrie de Husserl suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, Paris, PUF.
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charnelle, comme geste de sens wesen et institution comme habitus corporel 52. On peut déjà, grossièrement, pour cette situation poser la différence entre le langage comme Leib et la langue comme Körper. En ce sens, il y a chez Lola Voss une disjonction entre la langue et le langage et une décomposition de la langue reflétant le reflux de la Phantasieleiblichkeit comme élément liant et situant. Nous reviendrons dans la suite sur la question du parler schizophrénique. Dans le cas Lola Voss, c’est précisément la chair du langage, indissociable du corps de la pensée et de la corporéité de chair qui est atteinte : Le sens de la langue est rendu étranger à lui-même et soumis à un principe mécanique purement extérieur, le principe de la division des syllabes, et cellesci glissent à leur tour en des sens arbitraires, sans lien, pourrait-on dire, avec la temporalisation du langage en langue. Cela se produit par sauts qui isolent artificiellement telle ou telle partie de ce qui fait la Leiblichkeit de l’expression (Husserl), et qui décomposent encore celle-ci en partie plus petites, fût-ce, encore une fois, en passant d’une langue à l’autre 53.
On retrouve la toute-puissance du mot, comme résident en lui, même après décomposition (bast-on + go-mma > no go) mais qui pourrait ainsi se décomposer et se recomposer comme à l’infini, sans limites et sans aucuns principes régulateurs. Il n’y a pas de chose qui répond au mot, pas d’eidos, fut-il une illusion, à quoi faire référence. Mais sa décomposition ouvre une multiplicité infinie d’eidè compossibles et équi-valents. « Angoisse sans fond 54 » signifie donc sans sol d’où arrimer la langue. Ce « sol » porte une dimension légale et la distorsion de la langue fait scandale : on ne peut pas faire usage, aussi contraint soit-il, de la langue comme d’un bibelot aux configurations infinies. D’autre part, le scandale de l’usage distordu de la langue vient de ce qu’il révèle l’ustensilité de la langue. Cette révélation est une profanation. La langue est dépourvue de sa chair, corps des mots qui la tient comme ensemble se faisant, vivant. Ne restent pour Lola que des fragments épars qu’elle tente de recombiner pour que, vaille 52. Voir à ce propos Han W.S. (2019), La chair du langage : recherches sur la phénoménologie du langage chez Merleau-Ponty. Thèse de doctorat de Philosophie. Université de Strasbourg. 53. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 377. 54. Idem.
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que vaille, du sens se fasse, quitte à ce qu’il devienne illisible. Il faut reconnaître que Lola Voss a encore une certaine liberté phénoménologique dans la recombinaison, liberté vertigineuse parce que dénuée de sol, mais à ce stade ce n’est pas encore un autre tout puissant qui lui impose du sens tout fait. Elle a donc encore un peu de chair, une fine couche de Phantasieleiblichkeit, mais comme si elle n’en avait pas assez pour tenir la langue et la temporaliser en présence de sens. Cette analyse soutient l’idée de faiblesse, exsangue en Leiblichkeit, ne pouvant donner corps aux phonèmes morts et épars, réduits à l’état de syllabes et de miettes de sens. Cette situation nous fait sentir avec plus d’acuité que ce dont parle Richir ici comme chair de la pensée, de la temporalisation en présence du langage. Le Phantasieleib est l’élément intermédiaire entre les morceaux aveugles de sens, épaisseur du vivre incarné qui situe la parole et l’ouvre à une compréhension possible. Remarquons encore, c’est capital, que Phantasieleib, n’est pas une chose comme un corps ou même un vécu identifiable, il s’agit d’un endroit dialectique sans corps mais entre les corps, qui précisément fait corps. Il s’agit de la chair de l’espace intermédiaire tel que décrit par Winnicott. Ce milieu intermédiaire qui baigne le langage n’est pas un vide, il correspond à ce que j’ai appelé élément du contact, ou à un registre architectonique supérieurce que Alexander Schnell a appelé « matrice générative de la Sinnbildung 55 ». Le concept d’élément se justifie par la fonction de milieu et de matière ne pouvant pas être isolée comme corps élémentaire discret. On ne peut donc pas parler d’ontologie du Phantasieleib. Le Phantasieleib constitue l’élément qui baigne et mobilise (nous voulons découvrir comment) le langage pour qu’il devienne corps doué de sens. Le langage subit dans le cas Lola Voss une double métamorphose. D’une part, on l’a vu, il y a dissociation du conglomérat langue/ langage qui laisse du langage des lambeaux épars, « matériau corporel 56 » recombinable à l’infini puisque dépourvu de l’élément qui les baigne et en ordonne une certaine légalité schématique. D’autre part une évaporation de la Phantasieleiblichkeit partout et nulle part. De sorte que l’élément éclabousse, en quelque sorte, tout le monde. C’est ainsi que la vue d’une femme bossue, d’un homme à la canne, est un mauvais présage pour Lola, cet événement fait directement référence à sa propre 55. Schnell A. (2021), Le clignotement de l’être, Paris, Hermann p. 273-304. 56. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 379.
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vie. Autrement dit, Richir le remarque judicieusement, l’homme à la canne n’a jamais été rencontré en propre ! Il n’est qu’un prétexte à l’émergence de l’angoisse. Richir écrit : « comme si l’imagination […] se mettait aussitôt en action en se découpant en intentionnalités (vides de toute figuration imaginative en intuition) de mots, si l’on veut, en langage husserlien, en “intention vide de signification” articulés aussitôt, par le processus primaire, de façon délirante 57 ». On peut comprendre par ce biais la massivité du sens attaché à tel événement banal : homme à la canne. Il ne s’agirait donc pas de sa valeur de signe oraculaire a priori mais d’une reconstitution de l’oracle a posteriori, d’où l’aspect, pour nous, arbitraire du système oraculaire de Lola. Cette expérience est d’autant plus étrange pour elle que ces imaginations sont vides de toute intentionnalité imaginative proprement vécue (Richir parle plus loin « d’intentionnalités imaginatives vides de figuration intuitives 58 »). Tel sens donné à tel événement est donc vécu comme un sens reposant tout entier dans l’événement ou la chose perçue et non comme une interprétation propre à la patiente. Elle n’est donc pas oracle, comme le suggère Binswanger, en tant qu’elle pourrait avoir un espace d’action et de jeu avec le destin, par exemple dans l’interprétation des signes. Au contraire, elle est totalement soumise à ce sens, pouvant éclater à tout moment, partout et nulle part. Elle peut craindre son apparition, peut donner un sens dans l’après coup, mais n’en maîtrise rien. On comprend dès lors son isolement et sa crainte de sortir de la clinique. Le problème qui occupe Binswanger et Richir est le statut phénoménologique de ces « intentionnalités imaginatives vides de figuration intuitives ». Peut-on penser une donation de sens qui ne soit pas celle d’une subjectivité intentionnelle active dans sa constitution ? Non seulement cette donation de sens oraculaire s’impose à Lola mais encore, elle ne peut pas le saisir dans une synthèse active pour se l’approprier, en terme richirien, aucune figuration intuitive n’est ici possible et ses intentionnalités sont vécues/subies comme venues d’ailleur, n’appartenant pas au sujet. De ce point de vue, il est selon nous justifié de définir les signes perçus par Lola comme des processus hallucinatoires, bien que s’actualisant « sur » un support physique mais le manquant. Il n’y a pas, à propos de l’homme à la canne ou la femme bossue, de 57. Ibid., p. 379. 58. Idem.
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clignotement phénoménologique entre Bildobjekt et Bildsubject. Le clignotement est ici pensable comme l’ouverture à l’horizon transcendantal de la chose perçue, s’ouvrant et se refermant. Il n’y a ici aucune ouverture et aucun espace à investir intentionnellement pour Lola. Elle est donc saisie, n’a pas d’autre choix que de fuir. Elle subit de plein fouet ces intentionnalités. Richir avance toutefois que Lola est encore partiellement active, et donc vivante phénoménologiquement, dans les réarrangements qu’elle produit sur la langue. Dès lors, il s’agit de savoir comment la vie s’agence aux lisières du délire. Pour rappel, nous avons montré que l’enjeu commun du psychiatre et du philosophe est de mettre au jour les paradoxes de l’activité/passivité et vécu/non-vécu dans l’expérience pathologique. Cette question est d’une importance cruciale dans le corpus de la psychiatrie phénoménologique comme a pu le montrer Arthur Tatossian dans sa Phénoménologie des psychoses 59, notamment à propos du statut défensif de l’autisme chez Minkowski et Bleuler. Il s’agit de savoir dans quelle mesure le délire et les activités artistiques constituent une réaction active, ou encore défensive, à un processus sous-jacent. Si le cas Lola Voss, tel que présenté par Binswanger, peut laisser penser à une certaine activité de la patiente dans ces réarrangements de sens, Richir fait l’hypothèse qu’elle n’est pas actrice de sa constitution : Cette division [des mots] est cependant « actionnée » par l’angoisse devant l’irruption de l’horreur pure et simple dans l’existence, et, au lieu de l’Urdoxa du monde surgit la superstition, avec ses extrêmes complications, qui sont d’ordre purement privé, et qui exercent leur emprise totale sur la malade 60.
Autrement dit, la patiente est totalement passive dans ce processus. Sa pensée est actionnée de l’extérieur comme un marionnettiste actionnerait à distance sa poupée inerte. Cela ne concerne pas uniquement la pensée ou la langue dans la mesure où des comportements sont impliqués, notamment de fuite face à l’homme à la canne. Il faut distinguer ici trois problèmes, 1) l’un concerne la question de savoir si le délire est une réaction active du sujet à un processus psychotique sous-jacent. 2) L’autre question consiste à se demander ce qui vit encore au bord de l’aliénation. Comment il y a agencement, de 59. Tatossian A. (1979). La phénoménologie des psychoses, op. cit., p. 54. 60. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 377.
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la « vie » et de la « mort » phénoménologique au sein de l’expérience délirante ? 3) Enfin, quel est le statut de cette vie qui mobilise le délire, en quelque sorte, pour son propre compte ? Visiblement, Richir ne prend pas la peine de distinguer ces trois types de problèmes. De même, nous le verrons, qu’il ne distingue jamais vraiment les différents usages du terme Spaltung qui peut qualifier des rapports différents entre registres architectoniques. De là apparaît notre sentiment de confusion et c’est pourquoi il faut ici reprendre à notre compte ce chemin. La question n’est pas pour Richir de savoir ce qu’il en est d’une psychopathologie, il s’agit plutôt pour lui d’explorer les marges de l’expérience du penser et du sentir. La première question est classique en psychiatrie phénoménologique. Il s’agit de déterminer le mode de relation entre expérience délirante primaire (Wahnstimmung chez Jaspers 61 ou perte du contact vital avec la réalité pour Minkowski 62) et la formulation verbale du délire comme tel, complot, persécution, grandeur, etc. que Jaspers appelle simplement « idée délirante » (Wahnidee). Selon les termes de cette question, il s’agit de savoir si l’idée délirante est une explication verbale du vécu primaire, lui-même infigurable. En ce sens, l’idéation est une réaction active de mise en sens imaginaire d’une expérience sous-jacente restant pour sa part de l’ordre de la passivité originaire. La stratification architectonique et la description des transpositions qui y ont « lieu » offrent une opportunité inédite dans le corpus psychiatrique pour penser ces phénomènes. Les deux autres questions ont été négligées dans le corpus clinique. Richir nous offre ici une opportunité de les déployer. La deuxième question est abordée dans le cas Lola Voss dans le statut des jeux de langage que la patiente oppose à la crainte de l’horreur nue. Il y a là, selon Richir, mais aussi pour Binswanger, un fil étroit auquel s’accroche encore Lola. Selon le psychiatre, Lola est contrainte de « devoir lire quelque chose dans toute chose 63 » mais il considère que le sens qui est lu, aussi arbitraire soit-il, relève encore de l’activité phénoménologique de la patiente. Cette activité synthétique de langage est qualifiée de distorsion (Verzerrung) comme forme manquée ou étroite de la présence.
61. Jaspers K. (1963), General psychopathology, op. cit., 62. Minkowski M. (2005), Le temps vécu. op. cit. 63. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 24.
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Pour Richir la division et recomposition des mots est « actionnée 64 » par l’angoisse de l’horreur nue et prend telle forme arbitraire à travers la figuration visuelle du fantasme. La question de savoir pourquoi l’homme à la canne déclenche l’angoisse n’intéresse pas Richir dans la mesure où seul le processus de pensée concerne son projet philosophique. Quoi qu’il en soit de l’herméneutique du symptôme, il est manifeste dans une figure dérivée et, pour nous, arbitraire. Richir avance qu’il y a, par exemple dans la réaction vécue de l’homme à la canne, un excès d’angoisse qui menace. Cependant cet excès n’est pas l’excès d’un perçu ou d’un senti actuel, il est « vie » du fantasme à même le monde. Cependant, il est clair qu’ici l’homme n’est pas un autrui mais un prétexte à la prise de forme du fantasme. La question se pose dès lors de savoir qui « actionne » la synthèse de signification du fantasme ! Richir avance sur ce point que « ce qui “vit” ou “palpite” du fantasme habille du Phantomleib ce qui est rencontré dans le réel 65. » De sorte qu’il semble que cet autre que soi temporalise en présence du sens, mais n’est pas vécu comme soi car non vécu comme situé dans l’ici absolu du Phantasieleib. C’est pour cette raison que Richir avance que le Phantomleib est partout nulle part, atmosphérisé, et imprègne, en quelque sorte, le monde. Les « intentionnalités imaginatives vides de figuration intuitives » constituent les kinesthèses intentionnelles de ce Leib fantomatique. Ces kinesthèses de langue, dans les réarrangements et significations imposées qu’elles suscitent sont structurées, selon Richir, par le processus primaire. ce qui s’est mis en place dans ces jeux de mots très compliqués l’a fait à travers le processus primaire, au fil d’une sorte de scolastique toute machinale, faisant flèche de tout bois, au gré des circonstances, et « sur le moment », sans temporalisation en présence 66.
Ce qui signifie, selon les termes richiriens, qu’au régime du Phantomleib, les phantasiai-affections, qui viennent ici du pseudoprimordial, sont codées en langage, se temporalisent au régime d’une pseudo institution symbolique avec sa légalité schématique propre. La signification de tel signe n’est pourtant pas vécue comme une 64. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 377. 65. Idem. 66. Idem. p. 379.
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interprétation personnelle dans la mesure où le sens est ici dénué de toute Phantasieleiblichkeit. De ce fait ce sens n’est pas accessible à une mimèsis non spéculaire active et du dedans du sujet vis-à-vis du sens qu’il a « lui-même » structuré. Très paradoxalement, Richir affirme que si Lola n’est pas tout à fait « morte phénoménologiquement 67 » c’est par la vie qui reste au Phantomleib. Pourtant le décharnement du langage est corrélatif d’un décharnement de soi car la langue a perdu tout contact avec le langage. Aucun soi ne peut se faire au contact de cet acte de langage sans fond. La patiente est donc au bord de l’effondrement et de la dissolution, mais « tient » sur le fil étroit d’effectuations phénoménologiques de langage presque exsangue, à bout de force. Nous allons le voir, l’apparition du délire proprement dit va reconfigurer la situation. b)Le délire paranoïde Binswanger propose une délimitation claire du stade prodromal et de l’apparition du délire. Le point de bascule de l’un à l’autre s’articule précisément à la question de l’ouverture du Dasein à la situation, et donc à son pouvoir de décision comme « soi authentique » : nous avons pu établir une différence claire entre climat du délire du stade superstitieux et les idées délirantes au sens du délire de persécution. Là-bas subsistait encore un « reste » de puissance de soi sur soi du point de vue du système de questionnement langagier superstitieux-délirant. Au moyen de la sienne, le soi parvenait au moins encore à une esquive au bon moment vis-àvis de l’Effroyable tout-puissant. Mais, pour le soi, c’était tout ce qu’il restait 67. Notion que Richir emprunte à Winnicott « La plus grande partie de mes concepts m’a été inspirée par mes patients, envers lesquels je reconnais ma dette. C’est à l’un d’eux que je dois l’expression “la mort phénoménale”. Ce qui s’était produit dans le passé était la mort en tant que phénomène mais non en tant que fait du type que nous observons. Nombreux sont les hommes ou les femmes qui passent leur vie à se demander si la solution est le suicide, c’est-à-dire envoyer le corps à la mort qui s’est déjà produite pour la psyché. Le suicide n’est toutefois pas une réponse ; c’est un geste de désespoir. Je comprends maintenant pour la première fois ce que voulait dire ma malade schizophrène (qui s’est tuée) lorsqu’elle disait : “Tout ce que je vous demande de faire est de m’aider pour que je me suicide pour la vraie raison et pas pour la fausse.” Je n’y ai pas réussi et elle s’est tuée en désespoir de cause. Son but (tel que je le vois maintenant) était de parvenir à ce que je lui dise qu’elle était morte dans petite enfance. Sur cette base je pense qu’elle et moi aurions pu la mettre en mesure de retarder la mort du corps jusqu’à ce que la vieillesse réclame ses droits. » Winnicott D.W. (1975), Jeu et réalité, op. cit., p. 41.
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« à faire ». C’était déjà perdu pour une décision indépendante. En revanche, l’Effroyable était encore « quelque chose » d’indéterminé, contre lequel il pouvait être demandé la protection du « destin » […]. Dans le délire de persécution, le soi est pleinement dépouillé de sa puissance. Si, en contradiction avec cela, nous croyons qu’il est à nouveau plus fort ici que là, dans la mesure où il résiste aux ennemis, dresse des plans pour leur échapper, etc. alors c’est que nous avons montré qu’il ne peut plus s’agir ici d’un soi authentiquement libre, mais si on veut l’exprimer, d’un soi délusionnel, d’un soi auquel la « situation » est existentiellement pleinement barrée et qui ne vit et n’agit que dans des situations imposées. […] l’Effroyable n’est plus un quelque chose d’impersonnel, d’« extramondain », contre quoi le destin peut être invoqué, mais il est devenu un étant intramondain […] il est ainsi pluralisé, « réparti » entre les buts et les gens indéterminés 68.
Si le soi n’a plus, dans le délire, de liberté de décision ou encore d’ouverture à la situation, s’il est dès lors « mort » phénoménologiquement, comment comprendre qu’il agisse encore ses plans d’évasions devant l’Effroyable ? Qu’est-ce que ce « soi délusionnel » qui agirait le délire au dépend, et comme à côté, du soi authentique ? Quel rapport est-il légitime de faire avec le thème richirien du Phantomleib ? On peut résumer la thèse du Phantomleib par ce passage : Et nous comprenons enfin que la sur-puissance anonyme, effrayante, terrifiante dont parle Binswanger, n’est unheimlich, d’une étrangeté qui porte tous ces caractères, que parce qu’il s’agit tout d’abord de la surpuissance à la fois du pseudo-primordial affectif (traumatique) et du Phantomleib eux-mêmes, où le Leibkörper, qui est isolé dans son solipsisme, et qui, devenu quasi-physique, n’a plus en soi que du pseudo-primordial enfouissant l’affectivité et impossible à vivre, est corrélativement menacé de dissolution, d’« atmosphérisation » ou d’« évaporation », puisque ce qui tend à lui manquer est précisément l’intériorité vécue, qu’il ne pourrait avoir que si du primordial (modifié) était encore en jeu en lui, comme Leibhaftigkeit, par son ici absolu, par rapport aux autres ici absolus, réels ou possibles d’autrui. Absorbé totalement dans le pseudoprimordial, le Leibkörper n’aurait même plus d’ici, il serait partout et nulle part dans le Phantomleib, n’importe quoi (chose physique) parmi n’importe
68. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 113-114. Je souligne.
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quoi. Cas-limite qui est comme l’horizon transcendantal des psychoses, ou ce que nous avons nommé psychose transcendantale. 69
Cette thèse défendue par Richir, trouve un écho singulier avec la notion de Soi délusionnel (wahnhaften Selbst) proposée prudemment par Binswanger à la fin de la présentation du cas à l’égard de l’expérience délirante. Si Richir ne fait pas référence au texte complet du 4e cas publié en allemand dans le recueil Schizophrenie en 1957 et dont la traduction française n’a été publiée qu’en 2012 (8 ans après Phantasía, Imagination Affectivité), les recherches effectuées aux Marc-Richir-Archiv de l’Université de Wuppertal avec l’aide d’István Fazakas et Paula Angelova n’ont pas permis d’attester qu’il avait eu connaissance de ce texte. Richir ne se base ici que sur les éléments du cas de l’article d’Analyse existentielle et psychanalyse freudienne publié en français en 1970, mais initialement publié par Binswanger en 1946. On peut donc faire l’hypothèse d’une intuition commune des notions de Phantomleib et de wahnhaften Selbst qui se recoupent à partir du matériel clinique du cas Lola Voss mais qui n’est pas explicitement cité par Richir. Sur la question de la décision du Dasein ou du Soi, Binswanger porte une position claire : À la place de la décision plus ou moins « active » du soi de trouver un appui, apparaît ici, comme nous l’avons vu dans la Daseinsanalyse, le processus de mondéisation de l’existence, qui a ses propres normes et ses propres déroulements. Nous ne pouvons pas exiger du soi quelque chose que le soi, ici dans le délire, n’est absolument plus en état de faire ! 70
Bien que pour Binswanger, définir ces effectuations phénoménologiques de Soi délusionnel soit une contradictio in adjecto 71, il consent quelques pages plus loin à reconnaître le paradoxe d’un « soi auquel la “situation” est existentiellement pleinement barrée et qui ne vit et n’agit que dans des situations imposées 72. » Il se raccroche alors ici à la contradiction de ce wahnhaften Selbst avec l’ouverture essentielle du soi authentique. Reprenant ici le caractère propre du Dasein, 69. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 380-381. 70. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 112. 71. Idem. 72. Ibid., p. 114.
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il introduit une confusion entre Soi et Dasein de sorte qu’il pourrait laisser croire au lecteur qu’un Soi délusionnel aurait quelque chose du Dasein inauthentique. Ce qui serait une aporie regrettable. Par suite, Binswanger précise sa pensée en reprenant la notion bleulérienne et minkowskienne d’autisme schizophrénique comme d’un « projet de monde qui n’est plus porté, qui surtout ne montre plus de trace d’amour, ni de confiance, ni de l’intimité avec les êtres et les choses qui en proviennent 73. » L’autisme selon Binswanger n’est pas une humeur (Gestimmtheit) spécifique, c’est plutôt l’assombrissement même de la Stimmung qui « s’exclave » (Vergruftete), de sorte que Lola Voss est décrite comme un « cratère presque éteint » c’est-à-dire un « être chez lequel presque tous les sentiments vibrants librement, spontanés, étaient éteints 74 ». Il s’agit encore de la « perte d’une possibilité de l’être-intoné 75 » qu’il rapproche des notions de syntonie de Bleuler et de synchronie de Minkowski. Binswanger précise que l’autisme, comme perte du monde, se double d’une perte du soi de sorte que le Dasein se retrouve « abandonné au climat 76 » dans la « fantomalité » et « l’absence de sol 77 ». Il y a passage d’un climat délirant 78 à un abandon au climat. Le climat délirant de Binswanger correspond à la description classique de Jaspers de Wahnstimmung. Nous préférons le terme allemand de Wahnstimmung que nous garderons pour la suite dans la mesure où il permet de préserver l’ambiguïté entre climat et affectivité délirante. Cette ambiguïté sera traitée en détail dans la suite de nos travaux mais il est important pour le moment d’en rester là. Pour Binswanger le climat délirant se présente comme cette atmosphère phobique où la contrainte de lecture naît d’une insoutenable et incompréhensible impression affective alors que le délire proprement dit se manifeste dans l’athymie (perte de l’être-intoné) et l’abandon au climat. Il n’y a donc pas seulement « perte du contact vital avec la réalité » (Minkowski) mais encore retour effroyable de l’angoisse réduisant le Dasein en cendre 79. Il y a là une nouveauté dans le concept 73. Idem. 74. Ibid., p. 115. 75. Gestimmtheit, selon la traduction d’Emmanuel Martineau dans la traduction hors commerce de Sein und Zeit. 76. Ibid., p. 116. 77. Ibid., p. 119. 78. Ibid., p. 111. 79. Ibid., p. 115.
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psychopathologique d’autisme, qui sera retrouvée d’une autre manière par Richir dans l’idée de Leibhaftigkeit en sécession et de Phantomleib. Richir n’apporte donc pas de matériel conceptuel significativement différent à ce que Binswanger avait mis en œuvre, mais il rend possible une clarification architectonique d’une importance cruciale, notamment par l’introduction de la corporéité. Dès lors, on voit bien que la question de la « décision » du Dasein n’a pas lieu d’être discutée au niveau charnel d’où le délire s’agence déjà. Il s’agit d’une confusion de registre architectonique. S’il y a wahnhaften Selbst c’est sur la « base », pourrait-on dire, de la Leibhaftigkeit et Wahnstimmung d’une part et du Phantomleib de l’autre. C’est précisément parce qu’il n’y a (presque) plus de Phantasieleiblichkeit que l’on ne peut pas ici parler de Soi en mesure de décider de quoi que ce soit et que l’existence se réduit au fil étroit de l’oracle des mots. Notons enfin un point important dans le traitement que Richir propose du délire. Pour la première fois, il se positionne concernant la non-réversibilité de l’expérience psychotique. Argument assez peu développé ici mais qui mérite toute notre attention. Richir écrit : […] la Leiblichkeit ne se fragmente pas et ne se construit (reconstruit) pas : la malade est irrémédiablement passée « de l’autre côté », telle est la nature énigmatique de la psychose (ici schizophrénique) là ou où l’effondrement de la relation intersubjective, et donc du moi leiblich (Ich-leib), et la Stiftung corrélative du Phantomleib et du pseudo-primordial ont irrémédiablement porté atteinte à la Leiblichkeit et à la Leibhaftigkeit du Leibkörper et du Phantasieleib 80.
Il semble que la Spaltung que décrit Richir entre la langue et le langage, qui est corrélative, à un autre registre architectonique d’une Spaltung plus « grave » encore entre le Phantasieleib et la Leibhaftigkeit. Nous comprenons ici, qu’en quelque sorte, Phantasieleib et Leibhaftigkeit se métamorphosent à l’occasion de cette Spaltung en Phantomleib et le pseudo-primordial (que l’on peut alors aussi appel Leibhaftigkeit en sécession). Cette métamorphose a quelque chose d’irréversible. Nous nous proposons de revenir en détail dans la suite de notre travail sur ce point crucial pour penser la possibilité d’un soin psychiatrique.
80. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 380.
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III Pensé et corporéité schizophrénique : Artaud phénoménologue
Bien que citées dans un mystérieux exergue de Phénoménologie et Institution symbolique, la pensée et la parole écrites d’Antonin Artaud prennent une influence cruciale sur la phénoménologie de Richir à partir de Phantasía, Imagination, Affectivité. L’enjeu principal est de repérer comment Artaud « explore » sa souffrance alors même que ses pensées sont bouleversées par le processus schizophrénique et que des pans entiers de son expérience lui sont dérobés. Comment, malgré la Spaltung à l’œuvre à même son corps meurtri, peut-il parler de son expérience (par exemple dans la lettre au législateur sur les stupéfiants ou les trois lettres à Soulié de Maurant. Jusqu’où et comment penser la coexistence de l’absence dans la présence ? Il s’agit du « Paradoxe […] d’une vie incomplète, quasi-biologique, et d’une “mort” qui n’est pas “absolument avortée”, mais qui n’est pas non plus proprement vécue. Entre la vie et la mort, c’est-à-dire dans la Spaltung du pseudo-primordial et du Phantomleib 1 ». De mon point de vue, si cette question hante Richir, c’est qu’elle participe de l’explicitation des conditions de manifestations des effectuations transcendantales au sein de la présence sans présent assignable. Il s’agit pour lui de penser la liberté phénoménologique qui reste toujours en nous alors que, dans l’expérience non schizophrénique, l’inconscient phénoménologique et l’institution symbolique « machinent » à leur manière notre expérience. Si le sens se fait, principiellement sans nous, comment rendre compte de la liberté, fût-elle une illusion, qui reste dans notre 1. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 417.
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participation à la venue à la pensée du sens. Comment se fait-il que nous ne soyons pas tous, comme Artaud lors de ses crises cauchemardesques, de « vivantes momies 2 ». C’est en ce sens que Richir cherche dans la Spaltung propre à la folie la clef de la liberté phénoménologique et par là de la singularité humaine du vivre. La nouveauté et la finesse des études artaldiennes de Richir méritent que l’on y consacre un chapitre entier, il faudrait reprendre toutes les analyses, point à point au regard de la littérature psychopathologique contemporaine, pour en signaler toute la pertinence clinique, je ne pourrai ici que survoler les enjeux de ces quelques pages d’une rare densité. À la fin de l’analyse des quatre premiers cas de Binswanger, Richir en vient à se demander comment la vie phénoménologique s’agence aux bordures de sa capture et de sa mort dans les structures du Phantomleib assis sur l’abîme du pseudo-primordial. Il n’est pas possible de répondre à ce paradoxe si l’on considère l’ici absolu de la présence ou le Soi comme unitaire et indivisible. C’est précisément ce qui conduit Richir à remobiliser le concept d’aperception transcendantale immédiate (de la conscience) développé dans un article important de 2001 3. Dès les premières analyses des textes d’Artaud, Richir avance que c’est l’aperception transcendantale immédiate, comme possibilité jamais défaillante de la réflexion, qui paradoxalement « défaille 4 » chez le poète. De ce premier avis Richir semble ensuite revenir, assumant progressivement d’éclaircir ce qui se passe « au bord de l’effondrement 5 » de la vie humaine. Il s’agit pour Richir de décrire les phénomènes qu’il reste, et non ceux qui se sont déjà décomposés dans l’effondrement et dès lors inattestables. Pour cette raison, l’œuvre artaldienne est remarquable en ce qu’elle décrit, entre génie et souffrance épouvantable, l’épreuve de survie que partage nombre d’autres personnes vivant avec la schizophrénie mais n’ayant pas la possibilité ou l’espace de la développer. On peut définir l’aperception transcendantale immédiate comme l’expérience qui accompagne chacune des effectuations phénoménologiques sans que nous ayons à effectuer un acte de réflexion thématisante. Elle est en terme husserlien comme une « potentialité effectuante » (leistend) 2. Ibid., p. 420. 3. Richir M. (2001), « L’aperception transcendantale immédiate et sa décomposition en phénoménologie » Revista de Filosophia n° 26, p. 7-53. 4. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 63. 5. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 420.
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ne se réalisant pas nécessairement, et correspondant pour Husserl au flux en écoulement de la temporalité « originaire » qu’accompagne son Zeitpunkt. En régime de réduction phénoménologique hyperbolique, nous nous situons en deçà de cette aperception transcendantale immédiate qui apparaît donc comme l’effectuation indiscernablement schématique, affective et phantastique du champ phénoménologique des phénomènes comme rien que phénomènes. Tout le problème consiste à comprendre comment elle accompagne toujours en silence la Sinnbildung. Richir écrit : De la même façon que par l’aperception immédiate de la conscience […] nous savons que nous sommes éveillés sans devoir en passer par un acte de réflexion qui thématiserait l’aperception en l’actualisant dans un présent aussitôt passé, de la même façon aussi que nous avons cette même aperception, mais, pour parler comme Husserl, « modifiée », jusque dans le rêve que nous faisons quand nous dormons, de la même façon savons-nous, même si c’est par un savoir encore bien plus obscur, et sans avoir à y réfléchir explicitement, que le monde, les choses et les êtres qui y sont, doivent au moins nous apparaître pour « être » ce qu’ils sont, même s’ils s’évanouissent aussitôt selon les changements ou les revirements internes au clignotement – et c’est précisément de ce « savoir primaire » qui n’a rien d’intellectuel, de philosophique ou de métaphysique, que part toute la phénoménologie. L’apparaître et le disparaître sont donc, pour nous, originaires sans être réfléchis, et leur savoir tire sa source, non pas de ce que le schématisme de la phénoménalisation se phénoménalise lui-même – c’est là l’opération du phénoménologue à la pointe extrême de l’hyperbole de l’épochè phénoménologique –, mais de ce que, sans que, encore une fois, nous ayons à y réfléchir actuellement ou thématiquement, ce schématisme ne cesse d’être opérant (fungierend) dans l’opération indéfinie et le plus souvent aveugle d’une puissance ou d’une potentialité indéfinie, sans statut métaphysique a priori 6.
Il s’agit dès lors de l’expérience la plus minimale de soi ou de la pensée, toujours là et le plus souvent inaperçue, mais pouvant potentiellement s’actualiser dans le vécu comme cogito. Il s’agit, autrement dit, de l’ipséité de la conscience et de l’expérience du vivre phénoménologique qui ne peut que s’entre-apercevoir dans ses surgissements et la surprise du penser 6. Richir M. (2001), « L’aperception transcendantale immédiate et sa décomposition en phénoménologie » op. cit., p. 18.
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« indéfiniment en voie de constitution/déconstitution, n’existant que dans le mouvement de se fuir et de se sur-prendre à la fois en retard et en avance, à l’origine par rapport à elle-même, et jamais en coïncidence avec elle-même 7 ». Ce que Richir amène de très nouveau dans cet article c’est que l’aperception transcendantale immédiate est une opération schématique. En tant que telle, elle n’a rien de nécessaire, restant de l’ordre de la possibilité (Vermöglichkeit) (en tout cas dans la santé), cette opération relevant de ce que Richir nommait dans la 3e Recherche phénoménologique « la contingence radicale du coup de phénoménalisation 8 ». L’aperception transcendantale immédiate n’a donc plus rien d’un fait unitaire et encore moins d’une sorte d’ombilic de la phénoménalisation. Il s’agit plutôt d’un épiphénomène de la phénoménalisation des phénomènes. On peut ainsi penser que sur la masse enchevêtrée et inchoative des phénomènes en amorce de schématisations multiples et, pour certains asynchrones, émergent des aperceptions transcendantales immédiates plus ou moins schématiquement harnachées les unes avec les autres dans le canevas plicaturé que j’ai appelé plus haut schéma corporel. La thèse consistant à défendre que l’ipséité ou le soi, fût-il le plus minimal, est le résultat précaire d’une opération schématique transcendantale qui bouleverse la majeure partie des modélisations phénoménologiques contemporaines de la schizophrénie 9. Et ce n’est sans aucun doute une à telle révolution et refondation auquel nous invite le geste richirien. Je pousserai pour ma part ce geste en faisant l’hypothèse que l’aperception transcendantale immédiate est un fait qui ne doit pas être pris pour unitaire mais pour le résultat d’une multiplicité interfacticielle de schématisations accompagnées de ces points de contact qui émergent du champ asubjectif. Ce n’est qu’en considérant les effectuations primordiales de la masse élémentale du contact qu’on peut comprendre le paradoxe d’une vie au bord de la mort. 7. Ibid., p. 18-19. 8. Richir M. (2000), Recherches phénoménologiques, tomes I, II et III. Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, p. 213. 9. Que l’on peut rassembler à la hâte comme Ipseity disorder hypothesis. Voir par exemple Sass L.A. & Parnas J. (2003), Schizophrenia, consciousness, and the self. Schizophrenia Bulletin 29 (3), p. 427-444 et plus récemment Nordgaard J, Henriksen MG, Jansson L, Handest P, Møller P, Rasmussen AR, Sandsten KE, Nilsson LS, Zandersen M, Zahavi D, Parnas J. (2021), Disordered Selfhood in Schizophrenia and the Examination of Anomalous Self-Experience : Accumulated Evidence and Experience. Psychopathology 54 (6), p. 275-281.
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Note à la Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants La note se situe en bas de page de la fameuse Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants 10, datée de 1924, conspuant la loi de 1916 pénalisant l’usage de substances psychoactives. Le court commentaire (trois pages) qu’apporte Richir se situe pour sa part à la fin de l’introduction de Phantasía Imagination Affectivité. C’est un texte court et compact, dont l’étude mériterait sans doute un article entier. Je renvoie le lecteur à la lecture directe de ce commentaire, je me contenterai de repérer les points saillants et indispensables à nos travaux. Si l’on garde l’essentiel de la note, Artaud indique : […] il existe des troubles graves de la personnalité, et qui peuvent même aller pour la conscience jusqu’à la perte de son individualité : la conscience demeure intacte mais ne se reconnaît plus comme s’appartenant […] Il y a des troubles moins graves, ou pour mieux dire moins essentiels, mais beaucoup plus douloureux et plus importants pour la personne, et en quelque sorte plus ruineux pour la vitalité, c’est quand la conscience s’approprie, reconnaît vraiment comme lui appartenant toute une série de phénomènes de dislocation et de dissolution de ses forces au milieu desquels sa matérialité se détruit. […] il s’agit de savoir si la vie n’est pas plus atteinte par une décorporisation de la pensée avec la conservation d’une parcelle de conscience, que par la projection de cette conscience dans un indéfinissable ailleurs avec une stricte conservation de la pensée. Il ne s’agit pas cependant que cette pensée joue à faux, qu’elle déraisonne, il s’agit qu’elle se produise, qu’elle jette des feux, même fous. Il s’agit qu’elle existe 11.
Artaud repère donc que les troubles qu’il présente, en tout cas à ce moment de sa vie, ne le conduisent pas à une rupture totale de l’aperception transcendantale immédiate, correspondant en ses termes à « l’individualité » et à la mienneté de la pensée. Il affirme que ses propres troubles, plus douloureux parce que moins extrêmes, se caractérisent par la dissolution et la dislocation des forces et de la matérialité de la vitalité. Il ne s’agit pas d’une sorte d’asthénie physique mais d’une 10. Artaud A. (2004), Œuvres. (éd. Grossman E.), Paris, Gallimard, coll. « Quatro », p. 114-116. 11. Ibid., p. 114-15.
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« décorporisation de la pensée ». Cette perte de la Leiblichkeit de la pensée, ou plus précisément ici, c’est clair, de la Phantasieleiblichkeit, n’est pas totale, elle laisse des « parcelles » de vie, qui survivent entre et au bord des parcelles mortes, sans vie et sans possibilité de réflexion. Artaud précise bien, à la fin de ce premier passage qu’il parle d’un trouble plus basique que l’autisme (schizophrénique) ou du délire, où là encore la pensée semble plus vivante. Ce qui trouble Artaud c’est donc la simultanéité et la promiscuité de la vie et de la mort phénoménologique. Il ajoute : Car je n’appelle pas avoir de la pensée, moi, voir juste et je dirai même penser juste, avoir de la pensée, pour moi c’est maintenir sa pensée, être en état de se la manifester à soi-même et qu’elle puisse répondre à toutes les circonstances du sentiment et de la vie. Mais principalement se répondre à soi. […] Oui, ma pensée se connaît et elle désespère maintenant de s’atteindre. Elle se connaît, je veux dire qu’elle se soupçonne ; et en tout cas elle ne se sent plus. Je parle de ce minimum de vie pensante et à l’état brut,- non arrivée jusqu’à la parole, mais capable au besoin d’y arriver,- et sans lequel l’âme ne peut plus vivre […]. Mais penser c’est pour moi autre chose que n’être pas tout à fait mort, c’est se rejoindre à tous les instants, c’est ne cesser à aucun moment de se sentir dans son être interne, dans la masse informulée de sa vie, dans la substance de sa réalité, c’est ne pas sentir en soi ce trou capital, d’absence vitale, c’est sentir toujours sa pensée égale à sa pensée […] 12
Il semble que la pensée dans sa vitalité « matérielle » ne soit plus sensible à elle-même. Ce sensible de la pensée se faisant, correspond pour Artaud à la vie non encore advenue à la parole. Cette « masse informulée » pourrait correspondre en terme richirien à l’élément de Phantasía se temporalisant, qui toute proteiforme et clignotante n’en perd pas sa continuité et sa mêmeté. À quoi tient cette continuité de fond ? C’est cette question qui interroge Richir. En retour, la question qui lui est corrélative est « la complicité énigmatique […] entre la continuité de l’aperception transcendantale immédiate » qui est aussi la continuité de la « temporalisation de la pensée en présence » et d’autre part la « continuité de la Leiblichkeit 13 » dans sa multiplicité non encore instituée comme tel Leibkörper dans la Stiftung intersubjective. Il s’agit 12. Ibid., p. 115. 13. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 64.
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donc bien d’une question anthropologique consistant à comprendre comment il peut y avoir quelque chose comme une continuité du cogito, alors qu’elle serait dépendante de la contingence d’opérations schématiques multiples et asubjectives. En quoi la folie nous enseignet-elle sur la genèse de l’ipséité, fût-elle une illusion ? Ce détour par Artaud dans l’introduction de Phantasía, Imagination, Affectivité donne le coup d’envoi de la recherche qui ordonne la dernière partie de l’œuvre de Richir, comment la vie phénoménologique s’agence-telle au bord de l’abîme (Abgrund) ?
Lettre du 17 février 1932 Le second temps fort des études artaldiennes de Richir se situe dans le cours de Phantasía Imagination Affectivité, comme un intermède entre deux temps du commentaire des cas de Binswanger. Richir commente notamment une série de trois lettres, adressées à George Soulié de Maurant (1878-1955). Elles sont actuellement conservées à la bibliothèque nationale, déchirées par le milieu, on ne sait pas si ces correspondances ont été envoyées à leur destinataire. Soulié de Maurant était un sinologue connu pour avoir contribué à démocratiser l’acupuncture en France au début du xxe siècle. Il n’est pas médecin, mais Artaud s’adresse à lui comme « docteur ». La première lettre qu’Artaud adresse à Soulié de Maurant, datée du 17 février 1932, aborde d’emblée un thème crucial pour l’auteur, à savoir la description précise de son état : État abominablement cruel et que je n’ai en réalité pas les mots pour caractériser pour la raison que je ne puis rien voir ni déceler de net en moi dans l’incertitude où je suis touchant justement, et quel que soit mon état, 1° mes perceptions et observations intérieures, 2° l’efficacité des moyens qui me sont donnés pour les cerner et les représenter. Si l’esprit est atteint il l’est naturellement dans tous les cas et à tous les degrés. Rien ne m’est d’ailleurs odieux et pénible, rien n’est plus angoissant pour moi que le doute émis sur la réalité et sur la nature des phénomènes que j’accuse 14.
14. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 180.
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Cette « incertitude » porte sur la capacité à se « représenter » ses « perceptions et observations intérieures », ce qui correspond en termes richiriens, à la fois à temporalisation de la pensée en présent intentionnel (quasi-position de l’idée) et, conjointement, à l’aperception transcendantale immédiate de la conscience, comme possibilité, ordinairement jamais défaillante de la réflexion 15 du cogito (certitude cartésienne). Plus loin, Artaud détaille cet état d’incertitude comme doublé de sortes d’écrasements et d’écartèlements affolants de la conscience, vraiment dérouté quant à ses perceptions les plus élémentaires, incapable de rien rassembler, de rien collecter en soi et encore moins de rien traduire puisque rien ne pouvait être conservé 16.
Il s’agit donc bien de la possibilité de rassembler, ou encore fixer, quelque chose d’un Soi en mesure de se saisir lui-même quand il pense. Dès lors Artaud se sent en incapacité de pouvoir « traduire » cette expérience verbalement. Plainte paradoxale puisque Artaud va entreprendre l’écriture de trois lettres détaillant avec le plus grand soin cette souffrance indicible. L’auteur s’explique : mon état subit des fluctuations infinies qui va du pire à un mieux-être relatif. Dans ces états de mieux être je redeviens quelque peu capable de penser, de sentir et d’écrire et croyez bien entre autres choses que je ne serais pas attelé à une lettre comme celle-ci si je n’étais quelque peu rentré en moi, de même qu’en général on ne se rend pas compte qu’aux moments où je parle et décris mon mal c’est qu’il a en partie disparu 17.
Ces descriptions se situent donc dans un « après coup » des phénomènes pathologiques proprement dit. Pourtant, ne faut-il pas qu’il y est un Soi en mesure de vivre un vécu, et lui donner sens, pour que ce sens puisse être repris, par ce même sujet lors d’une période d’accalmie relative ? Comment comprendre que cette rupture de l’attestation transcendantale immédiate puisse laisser au sujet la possibilité de (re)vivre ce vécu. C’est là un point épistémologique crucial pour la 15. Réflexion toujours immédiate bien entendu, pré-réfexive donc, cela correspond à ce que j’appelle le « contact ». 16. Ibid., p. 180-181. 17. Ibid., p. 180.
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psychiatrie phénoménologique car si les personnes sont dans l’incapacité d’attester de leur vécu dans un témoignage en première personne alors aucune psychopathologie ne serait possible. Cette question peut être abordée selon deux versants : Comment la non-vie peut-elle être vécue ? Comment des effectuations phénoménologiques peuvent-elle se produire sans l’accompagnement du cogito ? C’est cette séquence de la recherche menée dans Phantasía, Imagination, Affectivité qui conduira Richir à la notion paradoxale de Phantomleib qui désigne ce qui, dans la « vie » Leiblich du sujet, échappe à sa prise et se fait « tout seul », au régime de l’automatisme et de la répétition, au cœur de la Spaltung. Comment peut-on l’attester phénoménologiquement ? C’est bien le problème qui se pose à Artaud quand : Entre cette double, cette multiple sensation, l’esprit qui ne pouvait s’appliquer à rien se voyait également dépouillé de la continuité de sa vie intérieure, au point où les images qui naissaient au moment où le subconscient les enchaîne et va automatiquement leur donner forme, ces images, ces représentations, ces formes s’amusaient, elles aussi, à tantaliser l’esprit en se résorbant et en se détraquant avant terme, affolant la pensée qui voulait les saisir 18.
L’esprit, c’est-à-dire pour nous la conscience, n’a plus de prise, ou de force, pour s’auto-fonder. Il apparaît alors que les images et idées qui s’enchaînent ordinairement toutes seules dans ce qu’on pourrait appeler rêverie diurne, s’autonomisent pour tantaliser l’esprit en retour. Comme si les contenus thétiques d’idée ou d’image agissaient par eux-mêmes ou sous la commande d’un agent maléfique (en tout cas un autre soi ailleurs qu’ici). Cette description, précise et ramassée, n’est pas propre à l’expérience d’Artaud, elle correspond très exactement au témoignage de la majorité des personnes vivant avec une schizophrénie. On retrouve très souvent, à un moment de l’histoire de la vie psychique de ces personnes cet épisode qui, soit se perpétue constamment dans les formes les plus désorganisées de la maladie, soit se structure au régime d’un délire paranoïde, l’autre solution consistant à ne plus élancer 19 sa pensée pour éviter la souffrance et la terreur de 18. Ibid., p. 181. 19. On pourrait se demander s’il s’agit d’un choix visant à éteindre sa propre pensée ou si la précarité de la fondation du sol de la pensée dans la chôra n’empêche pas tout élan de la pensée. Cette question ne peut certainement pas être traitée
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ces phénomènes déjà proto-hallucinatoires (c’est ce que j’ai appelé solution hébéphrénique). Artaud parle de « débacle psychique », ce qui semble conduire à la perte de « continuité de la vie intérieure », corollaire d’un sentiment « d’écartellement » et « d’écrasement », quasi physique, sur lesquels nous reviendrons. Artaud décrit d’ailleurs une sensation de « vide nerveux » ou encore « d’éloignement physique de moi-même ». Selon Richir, il s’agit là d’une description de la Spaltung. L’autonomisation des idées se doublant, sur l’autre rive, de la destruction de « l’automatisme de l’esprit » lorsque « la pensée profonde cède, le contact est brutalement coupé, l’affectivité nerveuse profonde ne répond plus à la pensée, l’automatisme est désorganisé 20 ». Il apparaît alors, en nos termes, que ce qui se produit dans la pensée d’Artaud est l’écho d’un quelque chose se produisant dans les tréfonds du champ des effectuations transcendantales. La destruction tendancielle de l’automatisme, correspond ici au détraquement des effectuations pré-réflexives (Blankenburg parlerait de la naturalité de la pensée) qui soutiennent la présence sans présent assignable de la conscience. Plus précisément, Artaud décrit un « oubli des formes de la pensée 21 » c’est-à-dire des habitus kinesthésiques qui fondent le penser comme fil de temporalisation avec son ipséité relative (toujours plus ou moins en écart d’elle-même). Cet oubli procède d’une rupture du « contact avec toutes les évidences qui sont à la base de la pensée ». C’est donc, en nos termes, la déstructuration du schématisme phénoménologique qui fait l’ipseité de la Leiblichkeit, sa continuité, sa concordance et sa persistance relative. La perte de ce fil associatif, ou plutôt, en mes termes, la dissolution du bain élémental phantastique, laisse les mots éparpillés, laissant morte l’« écorce des mots », vidés de leur vie. La « continuité de la vie intérieure » n’est autre pour Richir que la continuité de la Leiblichkeit (avec l’attestation transcendantale philosophiquement, mais doit trouver des preuves psychopathologiques dans la clinique, elle devra donc être traitée ailleurs. Remarquons seulement qu’en clinique il faut, de mon point de vue, toujours et effrontément soutenir l’hypothèse que la vie phénoménologique peut encore s’élancer même au milieu du plus aride désert. C’est ainsi que parfois, comme me l’ont appris certains patients, une étincelle minuscule, un « vacillement subjectif » comme dit Martine Girard, peut apparaître, parfois pour s’éteindre immédiatement mais dont nous pouvons attester habilement en présence du patient. Cette reconnaissance discrète est le plus souvent un grand pas en psychothérapie. 20. Ibid., p. 182. 21. Ibid., p. 183.
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immédiate qui accompagne ses effectuations schématiques), et les « images qui naissaient au moment où le subconscient les enchaîne et va automatiquement leur donner forme », est la manifestation de la Phantasía, bien qu’ordinairement tacite à la conscience intentionnelle. Richir affirme ensuite que « cela ne peut s’interpréter […] que, […] comme » un vide en Leiblichkeit, et l’évaporation de la Phantasieleiblichkeit en Phantomleiblichkeit 22. Métamorphose de la Leiblichkeit et donc de la Phantasía qui est la manifestation primaire de la Spaltung. Rappelons que la Phantasía est originairement incarnée et le Leib est ce « lieu spatialisant » d’où pour moi s’ouvre le monde, c’est-à-dire un « ici-absolu » relatif duquel se découvre tous les « là-bas » possibles. Lieu spatialisant mais lui-même insituable, c’est la matrice depuis laquelle s’oriente les kinesthèses actuelles ou possibles, ce n’est pas un point de l’espace mais il est le point zéro du mouvement et du repos. Il semble donc assez légitime, de ce point de vue, de faire le lien entre l’intériorité de la vie dont parle Artaud et ce point focal qu’est le Leib. « Éloignement » signifie donc bien décentrement ou encore expropriation de la chôra où l’on siège. La perte du siège de la Leiblichkeit conduit selon Richir au sentiment de « vide nerveux » dont souffre Artaud mais va aussi métamorphoser les « kinesthèses en Phantasía » constituant la Phantasieleiblichkeit. Il s’agit du mouvement et du vivre de la pensée, ce qui rejoint l’expérience du mouvement de temporalisation en présence. Dès lors, il semble possible d’expliquer ce phénomène étrange que décrit Artaud à propos des « images, des représentations et des formes [qui] s’amusaient à tantaliser l’esprit ». Nous comprenons ici que ce sont les représentations mentales qui s’autonomisent, se déconnectent en quelque sorte de leur source dans la Phantasía et s’agissent d’elles-mêmes. Ce n’est pas ici comme pour Descartes un Malin Génie qui met devant mon regard des formes et des images mais bien ces formes elles-mêmes qui trompent l’esprit en le « tantalisant » puis en « détraquant » et « affolant » la pensée. Pourtant ses kinesthèses prennent déjà une certaine matérialité (encore immatérielles et invisibles) dans ces « compressions, magnétiques, de torride pesanteur », ainsi que par l’assaut d’une affectivité « toute noire » en « défaut de résonance, [en] coagulation ». On peut dire que la déminéralisation 23 de l’esprit (évaporation des kinesthèses de Phantasía) se double d’une 22. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 402. 23. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 183.
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sorte de quasi-matérialisation d’influences extérieures visant le corps (kinesthèses du Phantomleib). Le Leibkörper ainsi déserté se retrouve à l’état décharné, en proie à d’épouvantables douleurs.
Lettre du 19 février 1932 Ce qui a à peu près disparu du champ de mes observations et qui ne fait plus partie des caractéristiques de mon état est cette impression d’incroyable fatigue, d’épuisement complet, épuisement qui sonde, semble-t-il, la résistance, l’intégrité motrice de l’être à tous les degrés et dans tous les sens 24.
Une fatigue globale donc, profonde et intense. Asthénie bien connue des cliniciens qui s’occupent de personnes souffrant de schizophrénie. Symptôme durable et invalidant, même à distance des phases de décompensations délirantes, nécessitant plusieurs heures de repos et de repli dans la journée, et n’autorisant souvent que de brèves sorties à l’extérieur du domicile 25. Cette asthénie a rarement fait l’objet d’une étude systématique par les psychiatres 26. On doit pourtant la notion « d’asthénie transcendantale » à Wolfgang Blankenburg à propos de sa patiente Anne pour laquelle il parlait de « Perte de l’évidence naturelle », celle-ci devant activement pallier aux fonctions de synthèses passives, s’épuisait dans une vaine reconstruction 27. Richir en donne un sens différent : Le Leib (et le Phantasieleib) ayant presque entièrement déserté le Leibkörper, et en cela aussi, les kinesthèses (y compris celles en Phantasía) ayant pour une bonne part disparu – tout cela étant « évaporé » au Phantomleib –, il ne reste, semble-t-il, qu’un corps à porter, cependant sans les moyens de le porter 28.
24. Ibid., p. 184. 25. Pour la description phénoménologique d’une situation clinique voir notre article : Galliot G. & Gozé T. (2021), Schizophrénie et rétablissement : analyse phénoménologique d’un cas de retrait positif. Annales Médico-Psychologiques, 179 (5), p. 401-408. 26. Blankenburg W. (1970), « Zur Leistungstruktur bei chronischen endogenen psychosen. » Nervenarzt 41, p. 577-587. 27. Blankenburg W. (1971), Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit, op. cit. 28. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 404.
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Autrement dit, Richir suggère que l’expropriation du Leib produit une sorte de tarissement de la source vitale qui anime tant la pensée que la Leiblichkeit. La chôra spatialisante s’éclipsant alors avec la possibilité du sujet de donner corps et sol au mouvement. Ne reste alors qu’un corps décharné, du poids d’un cadavre. C’est parce que la Leiblichkeit déserte le Leibkörper que celui-ci n’est plus vécu que dans sa Körperlichkeit, et non par le biais d’une hyperréflexivité secondaire 29 ou d’une sorte d’intentionnalité inversée (verkehrte Intentionalität) comme le décrivait Roland Kuhn 30. Il y a plutôt déliaison entre le corps anatomique et ce qui en constitue la vie « du dedans ». Qu’advient-il alors de la Leiblichkeit ? Est-elle simplement perdue dans son évaporation ? Et avec cette sensation de fatigue colossale, affreuse, cet écrasement vaste, inouï du sommet du crâne, de l’arrière de la nuque, écrasement d’une force, et on dirait d’un volume d’une dimension telle qu’il donne l’impression du poids d’un monde sur les épaules, il collecte on ne sait quelle affectivité cosmique, il rejoint la sensibilité tactile, le toucher vaste des communications d’un astre à l’autre, et la preuve en est qu’au repos ou allongé sur un lit la sensation loin de disparaître s’exaspère, elle se transforme en une impression de vide 29. Sans pouvoir, ici revenir en détail sur le débat qui anime la littérature en psychiatrie phénoménologique contemporaine autour de la modélisation des troubles du soi minimal et de la perspective en première personne. Disons simplement que l’un des caractères descriptifs principaux est l’hyper-reflexivité que l’on peut définir comme des formes de conscience de soi exagérée dans lesquelles des aspects de soi sont vécus comme étant une sorte d’objet externe. Voir Sass L.A. & Parnas J. (2003), Schizophrenia, consciousness and the self, op. cit., Deux formes d’hyper-reflexivité ont été plus réemment distinguées par Louis Sass : « Hyperreflexivity cannot be reduced to an exaggeration of “reflective,” “introspective,” or “top-down” awareness of an essentially intellectual or volitional nature […]. Hyperreflexivity includes such processes of “reflection” ; but more central to this concept (and more pathogenetically primary) is “operative hyperreflexivity,” which involves processes that are generated automatically and passively experienced. This spontaneous “popping-out” of phenomena (e.g., cenesthetic sensations, fragments of inner speech) engages attention, often motivating further, more intense forms of attentive scrutiny, including reflective and defensive forms (which may become quasi-automatized) ; these latter can, however, be counterproductive, exacerbating abnormal salience and associated fragmentation ». Sass, L. (2013). « Self-disturbance and schizophrenia : Structure, specificity, pathogenesis : (Current Issues, New Directions) », Recherches en psychanalyse 16, p. 119-132. 30. Maldiney H. & Kuhn R. (2017), Rencontre / Begegnung. Au péril d’exister. Correspondance français-Deutsch. 1953-2004. Rutishauser L. et Christe R. (éds.), Würzbourg, Königshausen & Neumann.
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douloureux et de travail magnétique exercé sur les membres et le long de la colonne vertébrale et ceinturant le bassin 31.
La désertion du Leibkörper, laisse comme on l’a vu le corps à nu et vulnérable aux sensations venues de l’extérieur, ne pouvant se les approprier comme siennes. Alors que la vie de Phantasía trouve ses deux « sources » de mobilisation dans l’affectivité et l’aisthesis, il semble ici que l’une et l’autre soient déliées et comme vécues à nu, sans transpassibilité en mesure d’en faire un sensible qui puisse être re-senti. C’est alors que ces deux sources massives (cosmiques) et abrasives s’imposent à ce corps à vif, sans peau, incapable de faire cesser le sensible se prolongeant à l’infini (sans arrêt). Richir commente : « On voit là plus précisément ce qui peut donner lieu chez les schizophrènes aux “interprétations” délirantes par l’électromagnétisme. » Une remarque épistémologique s’impose. Il y a là un parti pris très fort, à savoir que l’idée délirante est une interprétation de sensations dont fait l’expérience le malade. Loin d’émerger ex-nihilo des tréfonds d’un esprit malade, l’idée délirante à une valeur explicative qui peut être déduite : c’est le sens de « on voit là plus précisément ». Ce qui reste toutefois impartageable c’est bien sûr l’expérience initiale. Bien que ce ne soit pas une idée consensuelle dans la psychiatrie contemporaine mais également dans la psychopathologie phénoménologique, je trouve ce parti pris très juste au regard de la clinique. Karl Jaspers, dans son Allgemeine Psychopathologie de 1917 distinguait à juste titre délire primaire, relatif à l’affectivité délirante (Wahnstimmung), et l’idée délirante (Wahnidee) qui vient donner sens, secondairement à l’expérience primaire d’étrangeté (au même titre que le Rationalisme morbide vient suppléer à la perte de contact vital avec la réalité pour Minkowski). On retrouve la même « marche » du délire chez Richir, mais si Jaspers affirme que le délire schizophrénique est caractérisé par son incompréhensibilité radicale, il semble que pour Richir il soit possible de reconstituer l’histoire du sens depuis l’expérience Leiblich jusqu’à l’idée délirante. C’est précisément en suivant les transpositions architectoniques de la Sinnbildung à la Sinnstiftung que l’on peut y parvenir. Il ne paraît pas absurde de convoquer l’idée d’électromagnétisme quand on fait l’expérience d’une affectivité cosmique, venue du monde et non de soi. Il s’agit là d’un 31. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 184.
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codage du sens relatif à l’institution symbolique de la culture occidentale (peut être plus prégnant au début du xxe siècle qu’aujourd’hui). Ce qui coupe cette interprétation de la compréhension pleine et entière de la communauté culturelle, et qui permet de la qualifier de délirante, c’est que le donné initial n’est plus accompagné du bain phantastique et Leiblich qui relie ordinairement toute facta sensible à la communauté interfacticielle en contact harmonique qui l’a vu naître. À noter que l’activité interprétative à laquelle s’adonne Richir n’a rien de commun avec l’interprétation de la psychanalyse. Il ne s’agit pas de faire référence à un in-conscient, hors du champ de l’expérience du malade que le thérapeute, depuis sa place, pourrait mieux voir. C’est simplement le mouvement du sens de langage, depuis le sentir, corporel, affectif, jusqu’à l’idée, l’image, la représentation, qui est décrit. Richir essaie donc de suivre ce mouvement chez Artaud, mais à rebours puisque nous avons l’accès au langage en langue (écrite) et il essaie d’en dégager la genèse architectonique. Richir voit dans ce passage la conséquence du « vide en Leiblichkeit ». Le corps est en incapacité de se porter. Il souligne le verbe porter ; en référence, peut-être au holding winnicottien. On peut aussi l’interpréter comme une incapacité à siéger dans la chôra. En tout cas, le corps subit le poids du monde, autrement dit le poids du corps, la pesanteur. La pesanteur est, rappelons-le, inséparable en phénoménologie du portage qui lui résiste et constitue la première expérience de se tenir sur un sol. La verticalisation de l’enfant, consiste à se porter sur l’axe vertébral qui assure la tenue autonome de l’expérience personnelle. Ordinairement, à l’âge mûr, la pesanteur est non explicitement vécue parce qu’elle est toujours prise dans les kinesthèses du corps vivant. L’axe vertébral (avec ses effectuations posturales) résistant toujours à la pesanteur constitue le point zéro du mouvement de l’ici absolu. L’évaporation de celui-ci ne laissant qu’un pantin inanimé, écrasé d’une force vécue comme extérieure. Il faut bien noter que le corps déserté n’est paradoxalement pas un corps insensible mais un « corps quasi sensualiste », écrit Richir. C’est-à-dire que les affections ordinaires du corps sont senties mais pas re-senties. C’est pourquoi ces sensations paraissent énormes et écrasantes, « du poids d’un monde » et qu’elles prennent un caractère tactile, bien qu’invisible : « le toucher d’un astre à l’autre ». Richir fait alors le lien avec la thématique délirante des ondes et des rayons, si fréquente dans les délires schizophréniques. Cette transformation du sentir au thème délirant relève d’une « quasi-figuration » qui a pour
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effet de quasi-matérialiser ces sensations en rayons. Je reviendrai sur ce point crucial dans le chapitre portant sur l’expérience délirante. Quand le Phantasieleib déserte le Leibkörper, il ne disparaît pas mais il est en quelque sorte « évaporé », comme à l’extérieur de l’enveloppe empirique du corps. L’ici orientant se métamorphose en Phantomleib, illocalisé, comme au-dehors. Ce point peut paraître difficile à imaginer pour qui n’a jamais fait l’expérience de la schizophrénie ou de sa proximité. Ce retournement, en doigt de gant de la perspective en première personne (en termes richiriens l’ici absolu dont le centre est partout et la périphérie nulle part), permet pourtant de rendre compte de manière convaincante de ce qu’il se passe pour la grande majorité des personnes vivant avec ce trouble. Notamment au déclenchement de la maladie, quand dans la phase prodromale apparaît le « vécu de centralité » bien décrit par Henri Grivois 32, 33. C’est depuis cette atmosphérisation partout-nulle part du Phantomleib que semblent prendre leur origine les rayons, les ondes, les influences qui atteignent le corps du malade. Mais c’est aussi de ce partout-nulle-part qu’émerge le sens, « sens se faisant » tout seul, compact, au régime du délire et de l’hallucination. Artaud poursuit plus loin : Dans ces états-là un certain nombre d’images inconscientes vivent encore, celles-là ne sont pas malade mais il semble que la maladie se manifeste à partir du moment où si peu que ce soit une image devient consciente, s’enrobe de sensibilité, d’affectivité, de volonté. Dès que si peu que ce soit une volonté intellectuelle intervient dans le but de permettre à une image, à une idée quelconque de prendre corps en prenant forme, dès que l’on essaie de prononcer de façon lucide et claire quelqu’une de ces paroles intérieures que l’esprit associe sans arrêt, la maladie manifeste sa présence, sa continuité, on dirait qu’il suffit que l’esprit ait voulu jouir d’une idée ou image intérieure pour que cette jouissance lui soit enlevée, régulièrement l’image parlée avorte, et essayer d’amener cette idée ou cette image à l’extérieur est encore plus difficile
32. Grivois H. (1995), Le Fou et le mouvement du monde, Paris, Grasset. 33. Pour une lecture phénoménologique contemporaine de ce concept, voir notre article Phulpin H., Gozé T., Faure K., & Lysaker P. (2022), « Centrality and Decentration : A Model for Understanding Disturbances in the Relationship of the Self to the World in Psychosis. » The Journal of Nervous and Mental Disease 210 (2), p. 116-122.
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et n’aboutit qu’à révéler de façon flagrante et plus rapide l’absence de continuité, de densité nerveuse qui est à la base de mon actuelle personnalité 34.
C’est là aussi un passage important duquel Richir semble avoir tiré une idée capitale : la Spaltung n’est jamais totale, il y a des « images inconscientes qui vivent encore », ce qui signifie bien que subsistent des phantasiai, et donc qu’un Leib persiste pour mettre en mouvement l’attestation transcendantale immédiate du soi (minimal). C’est aussi pour cette raison qu’Artaud peut dire sa fatigue, et n’est pas simplement muet. Une rupture totale de l’attestation transcendantale immédiate ne pourrait pas être attestée phénoménologiquement. Cela signifie-t-il qu’une rupture de l’ipseité ne serait pas nécessairement accompagnée d’une rupture des schématismes transcendantaux de la phénoménalisation, toujours plus ou moins accompagnée de l’étincelle d’une attestation ? La rupture totale de cette attestation correspond peut-être à la situation apocalyptique de la catatonie ou d’état de désorganisation schizophrénique gravissime tel qu’aucune pensée ne puisse se tenir, s’arrêter pour s’auto-fonder. Ce qui peut toutefois s’ajuster c’est la crainte de la dissolution du sol porteur de l’expérience que Richir n’hésite pas à mettre en lien avec la crainte de l’effondrement décrite par Winnicott. Cette angoisse latente est bien documentée par la psychiatrie classique, on la retrouve sous des formes diverses chez beaucoup de malades. Cette crainte est toujours là, des années après les secousses inaugurales, latentes et comme en imminence de réapparaître. Ce qui nous laisse imaginer avec le témoignage d’Artaud la précarité de la Leiblichkeit de ces malades. La dernière partie de la citation est traduite par Richir selon les termes de son architectonique : « les choses se gâtent dès que les phantasiai aux lisières extrêmes de la conscience et encore indifférenciées sont reprises en imaginations dont l’acte est pourvu de sa hylè propre […] ». Dès que Artaud veut saisir une idée (amorce de sens se faisant, à peine schématisée en langage) comme sienne et veut la porter à la conscience explicite (la présentifier), quand l’amorce passe de l’état de kinesthèse en Phantasía à la phénoménalisation d’une pensée ou d’une image quasi-posée, c’est alors qu’à ce passage se produit quelque chose de « la maladie ». C’est donc bien le venir à l’idée, comme mouvement 34. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 185.
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de quasi-position de l’image qui est touché. Richir justifie cette lecture par la phrase suivante lorsque « une volonté intellectuelle intervient dans le but de permettre à une image, à une idée quelconque de prendre corps en prenant forme ». On retrouve dans cette prise de forme quelque chose d’analogue à la formation de l’image à partir de la dimension protéiforme et non positionnelle des aperceptions de Phantasía et au travers des phénomènes de langage, accompagné d’un acte de position (attestation transcendantale immédiate). Il semble donc légitime pour Richir d’interpréter que : le contact a été rompu dès l’origine, l’idée demeurant à l’état d’amorce de sens aussitôt avortée, ou avortée dès que la conscience veut y prendre son élan pour en faire du sens […] c’est-à-dire pour la temporaliser en présence de langage 35.
Ce n’est pas ici que la personne schizophrène voudrait rester murée dans le silence, mais que l’absence de langage verbal ou non-verbal serait dès la racine contrariée par le processus morbide. Cela permet de mieux comprendre la vie psychique des hébéphrènes qui se caractérisent par une apparente pauvreté du discours, des affects et des mimiques, ainsi qu’une sensation, à leur contact, de temps figé et glacé. La pensée ne pouvant s’élancer et se fonder, elle ne peut être accompagnée de la présence sans présent assignable qui fait la vie du sens. La perte du Phantasieleib, son évaporation « au-dehors » laisse donc aussi la pensée en défaut de sa source, dans l’impossibilité de s’élancer ou avortant dès l’amorce. J’essaierai plus loin de comprendre de cette manière les troubles du langage schizophrénique que Bleuler avait initialement décrit comme le « relâchement des associations ». Bleuler s’appuyait certes sur une psychologie associationniste, mais son travail empirique devrait être repris au regard de la phénoménologie du langage et de l’idéalité richirienne, nous y reviendrons. Ce trouble de la vie de la pensée ne se caractérise pas par un simple trou dans la phénoménalisation des phénomènes de langage, comme ce pourrait être le cas d’un échec ponctuel de la Sinnbildung ou de la symbolisation. Artaud utilise la métaphore d’une maille de tissu 36 qui aurait cédé et laisserait une lacune en phénoménalité, ce qu’il vit est bien plus radical puisque chez lui c’est le tissu tout entier qui serait 35. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 406. 36. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 186.
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atteint. Si l’on poursuit cette métaphore, on pourrait dire que si la masse du champ phénoménologique des phénomènes comme rien que phénomènes fait du sens en de multiples points de manière simultanée et relativement concordante, ces effectuations de sens s’articulent selon une chaîne schématique complexe et palpitante selon le rythme de systoles et diastoles faisant et défaisant ses concrétions. La continuité et l’homogénéité tendancielles de l’élément phantastique sont l’écho à un autre registre de cette concordance se faisant. C’est sur cette masse que la communauté des Leibkörper sensibles baigne au sein d’une ambiance. Si le trauma et l’événement produisent une faille dans les couches sédimentaires de cette masse 37, ce n’est qu’une maille du tissu qui lâche, avec le risque en fonction de la constitution de ce dernier d’une béance plus ou moins dévastatrice. Dans la schizophrénie, il apparaît que c’est plus essentiellement la constitution de la maille ellemême qui est précarisée, risquant à tout moment de lâcher de partout, dans une débâcle ne pouvant rien retenir. S’il peut y avoir de la vie au seuil de l’abîme dans la schizophrénie, c’est que la personne cherche à tout prix à assurer ou amarrer le sens qu’elle parvient à grande peine à produire (se produisant conjointement comme attestation transcendantale immédiate). Restent donc des lambeaux de sens, souvent morcelés, ou sommairement arrimés les uns aux autres dans une sorte de patchwork dont le jeu monogrammiste de Lola Voss. Qui certes relève de l’illusion désespérée et de la Verstigenheit, mais constitue non moins une « loi superstitieuse 38 » qui fait sol (provisoire et précaire) pour son existence. Mais dès lors que ce qui reste du « sujet » essaie de tirer le fil d’une pensée pour accompagner son déploiement, ce fil peut se couper et rompre le sol fragile sur lequel le sujet essayait de se tenir. En atteste cette description d’Artaud :
37. Selon les termes d’un sublime positif ou d’un sublime négatif que Richir emprunte à la troisième critique de Kant. Je ne rentrerai pas dans ces questions qui me semblent moins intéressantes et évocatrices sur le plan clinique. Le lecteur trouvera des ressources utiles dans l’article de Richir M. (2010), « Sublime et pseudo-sublime. Pourquoi y a-t-il phénoménologie plutôt que rien ? » Annales de phénoménologie 9 p. 7-31. et dans le commentaire éclairant de Sawada T. (2019), « “Entre la vie et la mort” : À propos de l’approche richirienne de la psychose. » Annales de phénoménologie 18, p. 249-261. 38. Binswanger L. (2012), Le cas Lola Voss, op. cit., p. 56.
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[…] étant entendu que toute idée ou image s’éveillant dans l’inconscient et constituant avec l’intervention de la volonté une parole intérieure, il s’agit de savoir à quel moment de sa formation la fissure se produira, et si à coup sûr l’intervention ou la manifestation de la volonté est une cause de trouble, une occasion de fissure et si la fissure interviendra à cette pensée ou à la suivante 39.
Richir pour sa part traduit le concept de d’intervention de la volonté, peu compatible avec sa conception d’un sens se faisant asubjectif, par l’idée d’élan de la temporalisation, qui dans ce cas ne serait pas pris à temps et « tombe trop court » faisant bégayer la pensée. Ne pouvant s’adosser ou s’accrocher à rien, Artaud décrit le bouillonnement des pensées qui lui viennent tel un essaim d’abeilles se précipitant vers la sortie. Ce jet se double d’une perplexité généralisée devant la « multiplicité des points de vue […] dans une immense juxtaposition de concepts semble-t-il nécessaire et aussi plus douteux les uns que les autres […] juxtaposition grouillante, et surtout instable et mouvante 40 ». Perplexité, indécision ou ambivalence (concepts nécessaires et douteux) paralysant l’action de nombreux patients devant la complexité infinie du monde. Richir voit dans cette juxtaposition la « multistratification par transpassibilités mutuelles des amorces de sens » qu’il a découvert comme le registre le plus archaïque de la phénoménologie avec l’épochè phénoménologique hyperbolique 41. À cet endroit de la recherche Richir semble hésiter. La folie d’Artaud le conduit-elle à une sorte d’épochè contrainte comme l’affirme Blankenburg 42 à propos de sa patiente Anne ? Avant de présenter la décision de Richir, arrêtons-nous sur la question de l’épochè schizophrénique. Il s’agit d’une idée aussi commune que controversée en psychiatrie phénoménologique selon laquelle, la « Perte de l’évidence naturelle » (Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit) conduirait au démantèlement de la naturalité des évidences de l’attitude naturelle. Chez Blankenburg comme chez son homologue francophone Arthur Tatossian, il s’agit du manque décisif du cadre dans lequel les évidences mondaines prennent leur sens. Tatossian écrit dans sa fameuse Phénoménologie des psychoses : « Ce cadre est toujours-déjà donné transcendantalement au Normal pour qui il 39. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, p. 316. 40. Ibid., p. 318. 41. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 407. 42. Blankenburg W. (1971), Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit. op. cit.
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est “parfait apriorique” (Heidegger). Au contraire, pour agir, le schizophrène doit toujours préalablement réaliser “en plus” ce cadre, d’où l’asthénie schizophrénique […] 43. » Ailleurs il indique que « le trouble hébéphrénique affecte le rapport pré-prédicatif 44 » (contrairement au délire paranoïde qui concernerait la sphère prédicative). Ou encore « La genèse de la perte de l’évidence naturelle (ou de son synonyme : le sens commun) se déploie dans la sphère pré-intentionnelle comme genèse du Monde, du Temps, du Je et de l’Inter-subjectivité 45. » Tatossian, comme Blankenburg ne sont pas clairs sur l’endroit précis où se situe le trouble, produisant une confusion de registres pouvant conduire à de graves conclusions. Une clarification architectonique est indispensable. La première citation fait manifestement référence à un cadre préalable qui ne relève pas du transcendantal mais de l’institution symbolique. L’institution symbolique, on l’a vu, relève en effet de la sphère pré-réflexive, mais elle est de part en part prédicative (au moins en potentialité). La dernière citation conduit à la sphère pré-intentionnelle que vise en une épochè phénoménologique génétisante (l’épochè phénoménologique hyperbolique qui n’avait pas encore été thématisée !). Selon moi, si l’expérience schizophrénique trouble la constitution des évidences (le non-questionnement pour soi) de l’institution symbolique c’est parce qu’elle affecte la confiance transcendantale (comme foi perceptive et comme sol transcendantal) qui s’est construite dans l’Histoire transcendantale sur la métastabilité des effectuations schématiques du champ transcendantal. L’expérience schizophrénique et parfois même l’expérience de la rencontre schizophrénique produisent une faille architectonique qui suspend ou paralyse, en tout cas met au jour certaines effectuations schématiques dans une sorte de subreption transcendantale. À cela s’ajoute certainement le génie artaldien, comme le reconnaît Richir, mais ne peut pas être comparé à l’épochè méthodiquement conduite (dans son fauteuil et sans angoisses dévastatrices donc) qu’au prix d’une grave confusion architectonique. Par ailleurs, l’écriture d’Artaud souffre des modifications de l’expérience schizophrénique. Son expérience est décrite au régime du Gestell comme toute machinale, automatique, matérielle voire minérale. En témoigne la description de sa pensée 43. Tatossian A. (1979). La phénoménologie des psychoses, op. cit., p. 64. 44. Ibid., p. 63. 45. Ibid., p. 64.
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comme mécanisation de l’esprit 46, « enregistrement » des souvenirs, magnétisation de l’être 47 ou encore la « vitalité nerveuse des moelles 48 ». Dénuée de vie (clignotement de la Phantasía), l’expérience décrite : relève entièrement du Körper et non du Leib, qu’elle soit radicalement matérialiste, et étonnamment proche de certaines fantasmagories (cognitivistes) contemporaines, dont on voit que seul le schizophrène peut les prendre littéralement et tout à fait au sérieux, sans voir, et c’est en quoi réside sa pathologie, qu’il en acquiert de lui-même, de son affectivité, de sa sensibilité et de sa pensée, une conception radicalement déformée. Il ne peut voir en particulier, et c’est ce qui le retranche de l’interfacticité transcendantale, que seul un schizophrène (ou un « métaphysicien » naïf et par trop robuste) peut croire que l’esprit, ici, par parenthèses, dissocié du corps (Körper), décide « mécaniquement » pour la dominante en laquelle va se faire du sens, c’està-dire de la présence, comme si cela venait du dehors de la conscience 49.
Dans l’impossibilité de faire face à la « multiplicité multistratifiée des amorces de sens mutuellement transpassibles » (qui le pourrait ?), la personne schizophrène se réfugierait dans l’illusion gauchie d’un transcendantal fixé et machiné par quelques malins génies. La troisième lettre à George Soulié de Maurant reprend le descriptif des diverses douleurs et fatigues qu’Artaud subit. Elle n’est pas discutée par Richir. Il y insiste sur le lien entre « l’absence de circulation […] de la vie affective et de la vie des associations » c’est-à-dire de la spontanéité de la temporalisation des phantasiai-affections. Il termine sur l’ennui profond et douloureux que ce vide de vie produit en lui.
46. Artaud A. (1956), Œuvres complètes, op. cit., p. 318. 47. Ibid., p. 308. 48. Ibid., p. 234. 49. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 408.
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« Ce pourquoi, par conséquent, à côté d’un “mauvais” usage de la réflexion, celle qui démêle les fils du tissu pour les réduire à des fils de raisons, il y a un “bon” usage, celui qui, au lieu de procéder à l’abstraction isolante et à la dialectique du plus-être et du moins-être, à l’opposition du positif et du négatif et à sa résolution dans un autre positif, laisse émerger un nouveau champ de phénomènes dans le champ phénoménologique, comme le champ ouvert indéfiniment à de nouvelles phénoménalisations au lieu du recroisement ou du chiasme où, toujours déjà, mais du même coup – telle est son énigme – sans cesse de manière inédite et créatrice, la chair se cicatrise. Car la chair est aussi l’élément de la création et de l’invention, et ce en vertu de l’inachèvement de principe de toutes choses qu’elle signifie : elle est ce qui, dans la non-coincidence irréductible du phénomène à soi, tient ensemble le “je ne savais pas” et le “j’ai toujours su” qui font que toute création est du même coup découverte, toute phénoménalisation à partir de rien parcours singulier du même champ phénoménologique ouvert indéfiniment à d’autres parcours singuliers possibles, sans que rien, pourtant, ne soit jamais donné d’avance 1. »
La compréhension de l’expérience délirante est apparue très tôt comme la tâche fondatrice et fondamentale de la psychiatrie phénoménologique. Le défi consiste non seulement à comprendre phénoménologiquement ce-que-cela-fait (what-is-it-like) de délirer, il s’agit 1. Richir M. (1982), « Le sens de la phénoménologie dans “le Visible et l’Invisible” » op. cit., p. 139-140.
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d’autre part d’en expliquer le développement dans un « qu’est-cequ’il-se-passe ». Sur ce dernier point, il a été montré par Jaspers que l’explication (Erklärung), en phénoménologie, ne doit pas concerner une causalité naturelle extérieures à l’expérience. Cette précaution épistémologique a conduit Jaspers à se tenir à une approche descriptive ou statique du phénomène délirant. Par ailleurs, l’ambition d’un dévoilement des relations génétiques entre vécus (selon leurs connexions de sens ou ideal-typiques) échoue devant la logique escamotée du délire. Rappelons toutefois que la compréhension génétique dont parle Jaspers ne relève pas de ce que nous appelons aujourd’hui phénoménologie génétique. Si la première propose une méthodologie de compréhension herméneutique des connexions de sens, la seconde, telle que développée par Husserl à partir des années 1920 2, entend exposer les rapports de constitution successifs du champ immanent de la conscience à partir de la sphère transcendantale. Ces deux registres ne s’opposent plus comme l’impur et le pur, mais le phénoménologue s’attache alors à comprendre la genèse de la seconde à partir de la première. Comme je l’ai montré dans la première partie, Jaspers ne prend en compte que les premiers travaux de Husserl, ne considérant qu’une approche phénoménologique statique fondée sur l’Einfühlung et la Vergegenwärtigung. S’il est possible de comprendre ainsi une séquence d’enchaînement de vécus (sans pour autant pouvoir y inférer une causalité de type psychologique), quand on s’approche de ce qui constitue le délire proprement dit, la compréhension est rompue. Pour Jaspers l’incompréhensibilité est un caractère épistémologique propre à la phénoménologie puisqu’elle marque la frontière où le vécu « sain » s’arrête et où le pathologique commence. L’incompréhensibilité va prendre un caractère plus spécifique du délire pour la postérité de Jaspers. Kurt Schneider qui l’a succédé à Heidelberg affirme par exemple : « Là où il y a vrai délire, la compréhension à partir du caractère cesse et, là où on peut comprendre, il n’y a pas délire 3. » Dans ce chapitre et dans l’ensemble de ce livre, quand je parlerai du délire, je ferai référence 2. Husserl E. (1966), Analysen zur passiven Synthesis (Hua XI), Den Haag, M. Nijhoff, et Husserl E. (1954), Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendantale Phänomenologie (Hua VI). Den Hague, Nijhoff. 3. Schneider K. (1953), « Klinische Gedanker über die Sinngesetzlichkeit. » Monatsschr. f. Psychiat. Neurol. 125, p. 666-670. Traduit par Tatossian A. dans Phénoménologie des Psychoses, op. cit., p. 154.
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exclusivement au délire schizophrénique incompréhensible. Je n’aborderai pas la constitution phénoménologique propre aux délires paranoïaques, mélancoliques ou maniaques qui appellerait sans doute un tout autre dispositif heuristique 4. Si Jaspers ne propose pas une phénoménologie du délire schizophrénique à proprement parler, il expose dans sa fameuse Allgemeine Psychopathologie une série de distinctions qui ont marqué les recherches phénoménologiques ultérieures. D’abord, en régime phénoménologique statique le délire ne se communique (ne se donne) que comme jugement. Selon Jaspers, on peut qualifier un jugement de délirant quand il relève i) d’une conviction extraordinaire, attachée à une certitude subjective, ii) d’une ininfluençabilité par l’expérience actuelle et les raisonnements contraignants et iii) par l’impossibilité de son contenu 5. Cette incorrigibilité relève d’une sorte d’imperméabilité (de non nécessité) aux preuves et expériences. Jaspers reconnaît par ailleurs qu’il existe des jugements faux incorrigibles dérivant de l’expérience propre à une communauté socio-historique. Celles-ci sont incorrigibles et ne disparaissent qu’avec l’esprit de l’époque qui les a vus naître. Ce qui conduit Jaspers à faire l’hypothèse que : Le délire vient d’une profondeur qui se manifeste dans les jugements délirants mais n’a pas elle-même le caractère du jugement […] La question est plutôt de savoir sur quoi se fonde l’incorrigibilité et comment par là des modes spécifiques de jugements faux sont reconnaissables comme délire 6.
Cette profondeur d’où vient l’expérience délirante en tant que délirante, relève d’un « changement dans la personnalité » toute entière qui conduit à accoler le qualitatif délirant à tout vécu. Il apparaît alors au patient des « sensations primaires », « sentiments vitaux », « humeurs » de sorte qu’il ou elle ressent que quelque chose est en train de se passer, cette sensation vague apparaît paradoxalement comme une certitude immédiate. L’environnement habituel et familier est alors vécu comme porteur d’un nouveau sens, indéterminé, comme si les 4. Remarquons que j’inclus dans le délire schizophrénique les expériences que l’on peut qualifier de paraphréniques ou de psychoses hallucinatoires chroniques qui relève selon moi de la même structure. 5. Jaspers K. (1997), General psychopathology, op. cit., p. 95-96. 6. Jaspers, cité par Tatossian dans Phénoménologie des Psychoses, op. cit., p. 155.
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coordonnées de la réalité avaient quelque peu changé. La perception n’est pas altérée en elle-même, mais une lumière étrange et incertaine est jetée sur l’environnement familier. Cette ambiance est omniprésente et bizarrement incertaine, ne se laissant pas qualifier au régime du connu. Atmosphère, ambiance ou humeur délirante que Jaspers nomme Wahnstimmung. Je garderai dans la suite ce terme qui permet de conserver l’ambiguïté entre les différentes acceptions du terme Stimmung. Jaspers distingue l’expérience initiale et proteiforme de la Wahnstimmung des idées délirantes (Wahnidee) proprement dites. Ce qui est le plus spécifique de la schizophrénie n’est pas le type d’idées délirantes, mais le caractère de Wahnstimmung propre à ce qu’il nomme dès lors délire primaire (Primärer Wahn) 7. En terme husserlien, l’idée délirante relève du jugement prédicatif, alors que la Wahnstimmung tient à la structure antéprédicative des synthèses passives qui fondent la certitude du monde de la vie. Selon Jaspers il y a un rapport historique entre délire primaire et idées délirantes. Le délire primaire reste indéterminé et vague, effrayant parce que le danger est pressenti mais inconnu, jusqu’à ce qu’une idée délirante se manifeste, parfois accidentellement au délirant et vienne immédiatement reconfigurer le sens de cette expérience primaire selon l’orientation unilatérale de cet agglomérat de sens. Nous examinerons d’abord, selon les coordonnées offertes par Richir, ce qu’il se passe « phénoménologiquement » dans la Wahnstimmung, puis, nous essaierons de comprendre le passage du délire primaire à l’idée délirante. Avant cela, une remarque épistémologique s’impose. J’ai montré dans l’Expérience de la rencontre schizophrénique que s’il faut reconnaître l’incompréhensibilité de jure de l’idée délirante, cela ne signifie pas que l’expérience schizophrénique est incompréhensible en tant que vécu. Alors que l’incompréhensibilité révèle pour Jaspers la métamorphose pathologique de la « profondeur » de la personnalité ; j’ai avancé pour ma part que c’est précisément en examinant les profondeurs inter-corporelles et inter-affectives 8 de la rencontre qu’il est possible de repenser une compréhension, qui n’est dès lors plus cognitive ou 7. Chez Schneider il faut distinguer utilement Wahnstimmung de Wahneinfall et Wahnwahrnehmung. Schneider K. (2007), Klinische Psychopathologie, Thieme, Stuttgart. 8. Gozé T., Grohmann T., Naudin J. & Cermolacce M. (2017), « Providing new insight into affectivity in schizophrenia from Marc Richir’s phenomenology. » Psychopathology 50, p. 401-407.
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imaginative comme chez Jaspers, mais dans une appréhension esthétique de la rumeur de l’atmosphère ou du grain de l’ambiance. Le contact affectif et charnel n’est pas perdu dans la rencontre schizophrénique. J’en veux pour preuve le malaise que l’on ressent au contact direct d’une personne qui fait l’expérience de la Wahnstimmung 9. En nos termes, c’est précisément parce que l’expérience primaire du délire concerne les effectuations les plus profondes du Soi (de la personnalité dit Jaspers), c’est-à-dire pour nous les effectuations du champ phénoménologique asubjectif qu’il est « ensuite » par Stiftung relative sensible pour le malade et pour son médecin. S’il est possible de mener une analyse phénoménologique du délire, ce n’est donc qu’en prenant pour point de départ cette expérience vague et indéfinissable. Il s’agira ensuite soit d’analyser les effectuations transcendantales de son apparition (Sinnbildung), soit d’en observer les institutions de sens dans les idées délirantes (Sinnstiftung). Les psychiatres phénoménologues qui ont prolongé l’intention jaspersienne se sont efforcés à décrire les conditions existentiales ou transcendantales qui rendent le délire en tant qu’idée possible. C’est pourquoi ils se sont principalement intéressés aux formes prodromiques, non délirantes ou paucysymptomatique de la maladie. Tatossian écrit par exemple : Comprendre le contenu d’un délire vrai n’empêche pas son incompréhensibilité, parce que le contenu a un rôle très accessoire, peut correspondre à une réalité, être très vague et à la limite absent (dans la Wahnstimmung) sans que le malade soit moins délirant pour cela 10.
Par ce geste, Binswanger, Minkowski 11 et Blankenburg 12 principalement ont cherché à décloisonner vie normale et vie délirante pour montrer, dans une perspective anthropologique, que le délire ne fait que développer des possibilités essentielles de l’être humain.
9. Pour une illustration clinique, voir Gozé T. & Naudin J. (2017), « Discussing Rümke’s “Praecox Feeling” from the clinician’s experience of schizophrenic contact », Psicopatologia Fenomenológica Contemporânea 6 (2), p. 112-123. 10. Tatossian A. (1979). La phénoménologie des psychoses, op. cit., p. 156. 11. Minkowski E. (1948), « Phénoménologie et analyse existentielle en psychopathologie. » L’Évolution Psychiatrique 13, p. 137-185. 12. Blankenburg W. (1967), « Die anthropologische an daseinanalytische Sicht des Wahns. » op. cit.
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Quelque chose a changé, cette chose est indéfinissable. L’ambiance délirante se déploie dans la contemporanéité de la certitude et de l’incertitude. C’est une expérience vague et envahissante, mais qui pourtant échappe à la description. C’est la couleur de la réalité qui s’en trouve modifiée. Comment comprendre ce paradoxe de la certitude ? « j’ai la certitude que quelque chose d’incertain est en train de se produire ? » Il faut ici distinguer, deux types de certitudes : la certitude eu égard à une proposition, par exemple logico-mathématique et la certitude du monde comme familier et fiable. Dans la Wahnstimmung, ce n’est pas la perception des objets intentionnels qui se modifie mais bien la confiance dans le déroulement fiable du style constitutif du monde. Cette métamorphose paradoxale de l’expérience du monde renvoie selon Jaspers à une transformation globale du « vivre » (Erleben), autrement dit de la structure générale de l’expérience : du monde, de soi et des autres. Minkowski est le premier à avoir signalé que la « charpente intime du syndrome » délirant correspond à « la façon dont le moi vivant se situe par rapport au temps et à l’espace [vécus] » ; les idées délirantes ne sont qu’une tentative de traduction de cette « situation inaccoutumée en présence de laquelle se trouve la personnalité qui se désagrège 13. ». Cette situation du moi par rapport au temps et l’espace s’ordonne pour Minkowski par la « perte du contact vital avec la réalité », qui signe le déséquilibre entre la « syntonie » et la « schizoïdie 14 ». Cette distinction du registre « ideo-affectif », d’ordre psychologique et le registre « structural » du temps et de l’espace vécu est appelée « principe du double aspect » par Minkowski. Si le registre ideo-affectif est bien incompréhensible, l’analyse structurale offre une voie d’accès. Cependant les altérations structurales restent étrangères à celui ou celle qui cherche à le comprendre. C’est pourquoi Tatossian 15 a montré que le niveau des structures spacio-temporelles atteint par Minkowski n’est pas assez général et profond pour sous-tendre indifféremment l’expérience normale et pathologique. Le délire appelle une radicalisation du geste phénoménologique pour donner son sens plein à l’anthropologie phénoménologique. Blankenburg pour sa part avait plus récemment appelé une psychopathologie anthropologique à « découvrir les possibilités de la déviation inhérente par nécessité 13. Minkowski M. (2005), Le temps vécu, op. cit., 14. Minkowski E. (2002), La schizophrénie, Paris, Payot. 15. Tatossian A. (1979). La phénoménologie des psychoses, op. cit., p. 163.
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d’essence (wesensnotwendig) à l’être-humain dans le délire » et à « élargir notre monde commun jusqu’à ce qu’il soit apte à englober comme possibilité le monde schizophrénique 16 ». Comme je l’ai montré avec Richir, une telle ambition anthropologique doit paradoxalement abandonner l’humanité de la subjectivité et se donner les moyens d’une anthropologie asubjective du contact. La Wahnstimmung concerne le registre basique, rudimentaire et tacite du champ phénoménologique. Strate pré-réflexive qui est aussi pré-intentionnelle puisque c’est sur fond de celle-ci qu’une image ou une perception peut prendre forme comme marquée d’étrangeté. Binswanger dit une chose similaire dans l’analyse du Cas Suzanne Urban : Nous pouvons mieux comprendre le délire si nous inscrivons la recherche tout entière dans le cadre de la présence à l’être, comme « être dans le monde ». À ce moment-là nous n’avons plus le droit de parler simplement d’expériences vécues en tant que processus s’effectuant chez un sujet donné, ni de réactions d’un sujet à certains événements, au contraire nous devons avoir toujours présent à nos yeux l’indissociable unité du vécu et du monde 17.
La Wahnstimmung n’est pas une transformation de la perception mais une métamorphose de la relation préalable à l’immersion et au contact du sujet dans le monde. En effet, l’ambiance délirante se donne de manière vague et ubiquitaire, sans que soit donné un objet à apercevoir. Le « moment » de la genèse du délire est dénué d’objet susceptible de se donner à un sujet intentionnel. Un patient me disait avoir « vu quelque chose dans le ciel, cela signifiait [qu’il] devait [se] suicider ». Quand je lui demandais ce qu’il avait vu dans le ciel, je posais une question dénuée de sens du point de vue du malade. Cela ne signifie pas non plus qu’il n’y ait « rien », ce rien étant généralement pris au régime de la perception, c’est un rien de quelque chose, c’est-à-dire
16. Blankenburg W. (1958), « Daseinsanalytische Studie über einem Fall paranoider Schizophrenie. Ein Beitrag zur Interpretation schizophrener Endzustände. » Schweiz. Arch. f. Neurol. Psychiat. 81, p. 9-105. Traduit par Tatossian A. in La phénoménologie des psychoses, op. cit., p. 164. 17. Binswanger L. (2019), Le cas Suzanne Urban. (trad. fr. Verdeaux Jacqueline), Paris, Allia. p. 58.
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une négativité 18. S’il n’y a pas « rien », cette intuition délirante ne se donne pas comme une perception. C’est, rappelons-le, une ambiance générale, non focale, non-positionnelle. S’il n’y a rien à apercevoir en intuition, l’ambiance délirante se donne pourtant au malade sur le mode étrange de la certitude. Le psychiatre étant allé le plus loin dans l’exploration des moments constitutifs de l’ambiance délirante est sans doute Klaus Conrad dans Die beginnende Schizophrenie 19. Conrad y a cartographié la marche du délire schizophrénique selon une perspective gelstaltanalytique, offrant un modèle de l’expérience originaire en mesure d’embrasser tout à la fois les phases prodromales et les phases symptomatiques de la maladie. Selon Conrad, le malade traverse 4 étapes : le Trema, l’Apophanie, l’Anastrophe et l’Apocalypse. Le Trema correspond à la phase initiale d’attente. La personne a le sentiment que quelque chose de très important va se produire. La Stimmung du Trema se manifeste par un climat de suspicion et de doute qui réforme la « physionomie » du champ d’expérience. Doute paradoxal et d’emblée « hyperbolique » puisqu’il s’associe immédiatement à la certitude du changement. Cette perte de certitude est vécue avec le caractère de la méfiance, qui dès lors envahit tout le champ d’expérience. La méfiance va reconfigurer le champ d’expérience de sorte que les éléments tacites qui constituent le fond de ce champ vont brutalement perdre leur neutralité et devenir saillants. En conséquence, tout devient suspect. Ce qui est important maintenant, ce n’est pas ce que les gens disent ou ce que je vois personnellement, mais ce que je ne vois pas et ce qu’ils ne disent pas, cette intrigue qui s’ourdit dans l’ombre de la perception. C’est pourquoi Wahnstimmung est une « subtile transformation qui cependant pénètre tout » écrit Jaspers. « Il y a quelque chose dans l’air » : cette expression est très évocatrice. Il y a quelque chose, en préparation, caché, dissimulé, dans ce qui généralement est vécu comme espace ambiant. C’est à ce moment de tension critique que l’on sort de la Wahnstimmung du Trema pour laisser place à la révélation dans l’apophanie.
18. Pour plus de détails voir Gozé T. & Naudin J. (2017), « Discussing Rümke’s “Praecox Feeling” from the clinician’s experience of schizophrenic contact », op. cit. 19. Conrad K. (1958), Die beginnende Schizophrenie. Versuch einer Gestaltanalyse des Wahns, Stuttgart, Thieme.
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La seconde phase décrite par Conrad, l’apophanie, fait référence à l’expérience de révélation (Aha-Erlebnis) : C’est à proprement parler l’éclatement du délire par l’expérience de l’idée délirante (Wahnidee). Mais ce qui caractérise à proprement parler l’apophanie n’est pas seulement d’avoir une idée, mais la manière dont celle-ci se manifeste au sujet. Puis arrive l’anastrophe. Dans la troisième phase la personne fait l’expérience de lui-même comme du point central et passif de ce qui se passe. L’anastrophe correspond à ce que Grivois a appelé « vécu de centralité 20 ». Tout fait sens en référence au sujet. Dès lors, tout semble joué d’avance, comme dans une pièce de théâtre dont le patient serait le seul acteur et spectateur. Tout est construit et scénarisé pour lui. Ce qui était familier, se transforme en étrangeté manigancée qui semble faire l’objet d’une intentionnalité extérieure. Cette expérience se double de la disparition de la contingence du hasard, laissant penser qu’un mauvais génie, ou un groupuscule secret tirerait en silence les ficelles de cette scène postiche. Enfin, la phase terminale est l’apocalypse. La phase apocalyptique est, du point de vue phénoménologique, la plus énigmatique puisqu’elle correspondrait à l’effondrement total du champ phénoménologique. Cette phase correspond pour Conrad à l’expression catatonique de la schizophrénie. Si cet état d’anéantissement de la conscience est inaccessible à l’exploration phénoménologique, on peut toutefois en retrouver l’attestation dans la crainte de la fin du monde. À noter que ces quatre phases, sont distinguées en vue de l’analyse mais sont bien souvent contemporaines. Le Trema pouvant durer une seconde ou une vie entière à attendre l’Apophanie. Je focaliserai d’abord mon analyse sur le moment phénoménologique du Trema, jusqu’au passage subreptice à l’Apophanie. C’est-à-dire du tremblement de la signification jusqu’à sa révélation thématique. Nous suivrons ensuite les métamorphoses de la Sinnbildung délirante. En quoi les clarifications architectoniques introduites par Richir nous aident-elles à comprendre ces transformations de l’expérience délirante ? La Wahnstimmung comme sentir indéterminé relève dans les termes de notre philosophe d’une modification du registre de la Phantasía perceptive. C’est ainsi qu’elle imprègne de sa tonalité 20. Grivois H. (1999), Naître à la folie, Paris, Les Empecheurs de penser en rond.
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prophétique et mystérieuse l’environnement familier de la personne. Rappelons que bien que proteiforme et dyscontinue dans ses apparitions, la Phantasía est spatialisante comme Phantasieleib toujours travaillé de kinesthèses actuelles et potentielles qui en font les plis schématiques de phénoménalisation s’organisant sur et au-dedans d’un cœur palpitant, la chôra. Ce lieu du Phantasieleib est « rien d’espace et de temps », il se situe, rappelons-le en amont de la constitution du temps comme flux continu et monomorphe, en amont de l’espace cohérent et comme enroulé autour d’un Ich-Punkt, en amont aussi de l’institution de mon Leibkörper avec son dehors et son dedans. La Phantasía, comme fond du champ d’expérience est un théâtre d’ombre, ou n’apparaît pas encore des objets délimités et disposés au-dehors mais déjà vibrants d’une certaine tonalité affective. Il s’agit précisément d’un espace intermédiaire d’expérience qui est le terrain sur lequel se développe le délire. Dans le trema, la Phantasía ne disparaît pas purement et simplement. Elle est « tendanciellement » sur le point de se transposer architectoniquement au registre phénoménologique quasi-positionnel de l’imaginaire. Cette menace entraîne une tension extrême du champ d’expérience dont le destin s’annonce comme un présage inassignable. Ce « quelque chose » qu’il y a dans l’air annonce la prémisse d’une transformation du domaine esthético-physiognomique. Ce changement est décrit par Jürg Zutt comme précarisation de « notre capacité à faire apparition et à y rester, à nous dissimuler et nous déguiser 21 ». Apparaît alors une densification de l’environnement familier qui perd ses repères à mesure qu’il sort de l’invisibilité dans laquelle il repose ordinairement (l’espace familier, le chez soi, disparaît dans le fond de l’expérience à mesure qu’il s’intègre à nos habitus kinesthésiques, qu’il devient en quelque sorte notre dedans au-dehors). Le sens du monde se densifie, il devient difficile pour la personne de distinguer en lui les significations auxquelles se refuser et celles qui appellent son attention et sa présence. Quelque chose s’annonce, ce quelque chose c’est l’il y a du monde qui menace désormais de subjuguer la présence. Cette subjugation (Überwältigung) procède d’une centralisation de l’expérience sur le sujet qui se retrouve encerclé d’une masse de significations auquel il s’agit de répondre. L’imminence de la menace étend 21. Zutt J. Auf dem Weg zu einer anthropologischen Psychiatrie. Gesammelte Aufsätze. Berlin, Springer, 1963 p. 330-341. trad. Tatossian A. Ibid., p. 165.
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son ombre sur l’ici de l’expérience jusqu’à ce que le « dehors » vienne à éclipser totalement le « dedans ». Comme le remarque Zutt nous succomberions tous au vécu paranoïde si nous n’avions pas la capacité de stance (Stand), une potentialité anthropologique, qui permet de tenir tête au monde et y apparaître alors qu’il nous apparaît. Il s’agit aussi d’une ré-sistance (Widerstand) aux pressions physiognomiques du monde qu’elle tient à dis-stance (Abstand) pour laisser du jeu à la liberté humaine 22. On reconnaît ici les caractères de ce que j’ai nommé plus haut « peau phénoménologique » et que Richir décrit comme transpassibilité du Leib. La stance tient par ailleurs à ce que l’humain est assis dans la chôra qui trouve son sol sur un sol transcendantal, terre qui dans son incommensurabilité ne paraît presque plus se mouvoir. Dans le trema le monde apparaît pour lui-même dans l’il y a qui se manifeste dès lors dans sa corporéité nue (Leibhaftigkeit der Welt) et incompréhensible. Les murs du chez-soi se mettent à trembler comme le sol se fend et pointent déjà les rayons du monde au travers des fissures qui lézardent de toutes parts. Le syndrome paranoïde commence véritablement pour Zutt quand il y a perte de la stance (Standverlust). C’est alors que s’éclipsent la distance vis-à-vis du sens, la liberté du regard, l’abritement (Geborgenheit) et la possibilité d’une mimèsis active et du dedans. La pression physiognomique de Zutt peut être comprise comme la transposition de la Phantasía perceptive au domaine du quasipositionnel de l’imagination. Cette transposition est accompagnée de la spatialisation imprécise, comme à l’extérieur. Le Phantasieleib, avec son siège dans la chôra, est alors atmosphérisé, volatilisé comme Phantomleib. Ce que Richir permet de penser avec plus d’acuité que Tatossian et Zutt, c’est précisément le renversement dramatique du Phantasieleib à l’extérieur comme Phantomleib du fantasme (ici de caractère délirant). J’ajouterai que c’est le caractère de Grund de la chôra qui est « énucléé ». Le sol primordial qui fonde une certaine portance 23, que Richir appelle aussi Innenleib, ce dedans duquel la présence se lance et s’abrite. Ce qui faisait le siège de la chôra, dans 22. Zutt J. « Uber verstchende Anthropologie. Versuch einer anthropologischen Grundlegung der psychiatrischer Erfahrung. » in Gruhle HW., Jung R., Mayen-Gross W., Muller M. (eds.) (1963), Psychiatrie der Gegenwart. Berlin, Springer, pp 763-852. 23. De Saint Aubert E. (2016), « Introduction à la notion de portance. » Archives de Philosophie 79 (2), p. 317-343.
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la « concavité » d’un dedans, se retrouve retourné comme au-dehors placé partout au-dehors comme des pièges. Les phantasiai-affections privés du sol nourricier qui les amarre à l’ici d’un Leibkörper sont projetés en suspension, désancrés ils vont s’accrocher à tout et faire « flèche de tout bois ». Sans sol où prendre appui, la pensée commence à perdre pied, ne sachant plus où elle habite et où donner de la tête. Ces expressions ordinaires rendent bien compte de ce qu’il se passe quand la Spaltung commence à se faire sentir (sans image) au cœur de la chôra. Il y a menace d’un décollement de l’affectivité archaïque de ce qui l’ancre aux schématismes de langage et hors langage. En roue libre, l’affectivité ne mobilise déjà plus le penser, sa poussée illimitée (apeiron) se désamorce par ailleurs de l’aspiration infinie (Sehnsucht), menaçant alors de déborder et d’engloutir le champ phénoménologique des schématismes. Il y a déjà une première conséquence pour la sensibilité. À la fois la personne se retrouve à vif, sa chair dénuée de vie est presque déjà à l’état de carcasse de chair et d’os (leibhaftigkeit). Se pressant la menace de l’affectivité immature et immémoriale, avec son hybris imprévisible. Alors même que l’un des caractères fondamentaux de l’affectivité est d’être ressenti de l’intérieur du Leib par la Phantasía dont elle est indivise, celle-ci transposée et atmosphérisée semble venir d’ailleurs, d’un autre ici-absolu, non reconnu comme venant du soi (non enraciné dans ma chôra). Cet autre ici-absolu est proprement insituable, partout et nulle-part à la fois. Dans ce mouvement de renversement, les lambeaux de sens de langage, conscients ou inconscients 24, sont en quelque sorte déconnectés de leur origine vécue dans la Phantasía propre, commencent à errer de manière quasi-autonome comme à l’extérieur. Il s’agit de significativités qui semblent déjà figées, asséchées de leur jeunesse, c’est du sens déjà fait, inappropriable. Au cœur de cette ambiance étrange et terrible du trema, règne une tension extrême (qui est la conséquence sentie de la pression immature de l’affectivité prête à éclater de son immémoriale jeunesse), le sujet se trouve dans l’attente perplexe de ce qu’il pressent comme l’inexorable destin de la situation. C’est alors qu’apparaît l’apophanie.
24. Précisons qu’à ce stade ils ne sont pas encore assignés à la conscience ou l’inconscient symbolique, tout arrive en bloc indistinct d’où l’impression d’inconscient à ciel ouvert.
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La Sinnbildung délirante dans l’apophanie peut prendre plusieurs formes. Apparition brutale de l’idée délirante (Wahneinfall), vécu de révélation (Aha-Erlebnis) où tout prend un nouveau sens ou encore métamorphose insidieuse de l’affectivité délirante en réseau plus ou moins structuré de coïncidences et correspondances significatives. Ce qui permet de rassembler la diversité de ces phénomènes dans un commun mouvement apophanique, c’est le retournement de la formation de sens. Alors que pensées, affects, vivre incarné sont toujours situés dans un ici insituable mais qui nous orientent d’une certaine verticalité portante, quand vient à l’esprit l’idée délirante, celle-ci semble prendre appui et se fonder depuis un ailleurs. Ce lieu partout nulle part est « pseudo-primordial » selon Richir, il est le registre fondateur des intentionnalités imaginatives vides qui vont se manifester brutalement à l’arrivée du délire. Depuis le pseudo-primordial semblent s’ordonner les intuitions imaginatives vides selon les machinations et manipulations d’un Autre omniprésent et omniscient. Ordre secret, mafia, police politique, sosies extra-terrestres, sont des exemples classiques de noms donnés à cet Autre à la fois unique et multiple, partout et invisible. Il est tout puissant manipulant paradoxalement le quotidien de la personne : éclairages de l’appartement, ordre des videos sur les réseaux sociaux, bruits de voisinage ou passants dans la rue. C’est progressivement tout l’environnement familier qui devient l’objet du jeu pervers de cet Autre qui machine le quotidien comme exprès. La personne cherche à jouer avec cet autre et déjouer ses pièges, comme Ellen West avec l’oracle des mots. Mais plus elle se débat, plus elle agit phénoménologiquement, plus inexorable est la prise du Malin Génie qui se saisit de toute pensée accompagnée de l’attestation transcendantale immédiate. Le quotidien, marqué par l’habitude, la familiarité et le hasard est ordinairement inaperçu. Il s’invisibilise comme prolongement du schéma corporel, comme prolongement du dedans de soi, partagé avec nos commensaux, codé et rythmé par les règles de la vie commune, repas, rythmes sociaux, physiologiques, etc. Les institutions propres à la famille et au chez soi sont tout à la fois contingentes (chaque famille à ses us et coutumes) et fortement codées par les institutions symboliques du groupe ethno-culturel. Le quotidien s’ordonne d’une grammaire domestique qui, dans toute culture, est inquestionnée et sans origine (« on a toujours fait comme ça ») alors que chacun peut faire l’expérience, de la relativité de ces normes au décours des processus de
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socialisation secondaire. Ces institutions symboliques participent à la métastabilité du sol transcendantal bien qu’elles n’en sont pas le fond. Ce faisant, elles peuvent être reléguées au second plan de la conscience, qui laisse être le monde quotidien sans appeler le sujet à son chevet. Dans un même mouvement, les contingences mondaines sont mises au compte du hasard pur (τῠ́χη), bruissement insignifiant du monde ambiant. Le hasard pur est marqué par l’insignifiance puisque pris dans le monde comme extériorité interne, invisible et neutre : une voiture passe dans la rue, j’entends une sirène de pompier, un verre se casse sur mon passage, la voisine déplace des meubles. Ces « faits » sont insignifiants en tant que contingents et n’appellent pas que je les interprète parce qu’ils n’ont pas a priori de conséquences pour moi. Ce sont des contingences dénuées de destin, bien qu’elles portent, nous allons le découvrir dans le délire, une téléologie secrète. Ces institutions du quotidien sont vivantes et originairement miennes (habitées) parce que j’y joue depuis le champ phénoménologique indéterminé qui me porte comme Je. Nous faisons expérience qu’en mouvement dans ces déterminités, en les tordant, en nous les appropriant, de sorte que le chez-soi est « personnel ». Le paradoxe consistant à vivre dans un monde habité et qui nous précède, en partage et étranger, tient à ce que l’institution domestique est nouée à l’institution symbolique, qui laisse pourtant un espace de jeu à la facticité propre au champ phénoménologique qui structure et individualise. Cette énigme porte le nom d’instituant symbolique pour Richir, et de téléologie universelle entre organisant faits et eidos chez Husserl. La question de l’origine prend dans la schizophrénie une urgence incontournable. On ne peut plus, comme dans l’attitude naturelle enjamber simplement l’énigme, la personne se retrouve forcée de trouver à tout prix « comment cela a commencé ». Le quelque chose infime et minuscule mais indispensable qu’Anne, la patiente de Blankenburg, dit avoir perdu, n’a jamais été proprement gagné, puisque le nouage qui prend le nom d’instituant symbolique est toujours préalable à l’institution du langage et du soi. Quand l’idée délirante apparaît, il y a une sorte de soulagement. L’appel insupportable que constitue l’urgence de l’énigme se trouve provisoirement résolu par l’apparition d’un sens originaire. L’idée dont il est question n’est pas un énoncé qui peut être dit, c’est plutôt une révélation sans révélé. Mais cela produit le fond génératif de sens nouveaux et inédits pour la personne qui se retrouve au centre
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de cette révolution cosmique. C’est le monde entier qui a changé de manière subtile. L’idée délirante informe relève en terme richirien de l’illusion transcendantale. Illusion toutefois dans un sens éminemment plus dangereux que l’illusion dont s’est rendu coupable le sujet Husserl à propos de l’argument ontothéologique de la téléologie universelle, puisqu’ici le sol de néant devient pseudo-primordial d’où vont s’originer les intentions imaginatives vides. Il est vrai que pour le sujet phénoménalisant, attestation transcendantale immédiate et Malin génie entretiennent une relation ambiguë et réversible. Ce que Richir nomme Malin génie en référence à Descartes, est d’abord, dans phantasía Imagination Affectivité, la part fictive du Je qui feint la vérité en fiction imaginaire (Richir écrit souvent « qui se monte le coup »). Le problème n’est pas le contenu de la fiction, mais ce sur quoi ce faux-Self s’appuie pour se fonder. Dit rapidement, pour Richir, quand j’imagine il y a une part de moi qui passe dans le quasi-vivre de l’imagination, je m’y crois. Ce quasi-soi est le Phantasieleib qui peut se doubler, en Phantomleib dans l’imagination, mais sans risque de s’y croire pris. Dans la schizophrénie, cette fonction de quasi-vivre se radicalise et le Phantomleib s’autonomise tout à fait, perdant son clignotement avec le Phantasieleib. Illocalisé parce qu’il a perdu son lien avec le Phantasieleib qui le retenait en quelque sorte, comme une ligne de vie 25, et atmosphérisé parce que sans ici, il est partout, le Phantomleib continue pourtant à quasi-vivre sans vie proprement vivante, dans une sorte de machination d’objet image détemporalisés. Quand le Wahneinfall apparaît, l’instituant symbolique révèle et remplit instantanément son énigme. Alors que le Trema est marqué par une temporalité d’attente et de pressentiment de la catastrophe, l’apophanie apparaît comme une retemporalisation massive d’un présent de langage qui apparaît comme la clef proprement révélatrice de l’énigme. La personne sent alors la coïncidence miraculeuse de tout avec tout, offrant l’illusion éphémère d’apercevoir l’énigme du néant 26. Dans la révélation le sujet plonge
25. Quand j’effectue l’hyperbole, je l’effectue en imagination, doté de Phantasieleib je garde les deux pieds dans le bain interfacticiel. On voit pourtant mieux ici la proximité entre épochè hyperbolique et psychose. Il faut pourtant en repérer les différences, parfois difficile à saisir chez Richir. 26. Richir parle aussi à ce propos de « Sublime négatif ».
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son regard dans l’abîme, ce qu’il voit est « simulacre de néant 27 ». À son retour, plus rien n’est pareil puisque tout à perdu sa réalité et son irréalité. Le simulacre de néant n’est pas l’être du non-être, mais donne au non-être l’apparence de l’être. Ce qu’il figure ce n’est pas le néant, mais quelque chose d’autre que lui (le Bildsujet) qui devient quasi réel. Tandis que toutes transpositions architectoniques, imaginatives ou perceptives, c’est-à-dire aussi tout phénomène de langage, passent les concrétudes primaires par un « bain de néant 28 » qui les « grise », les marque d’irréalité. En dehors de la schizophrénie, le simulacre de néant participe à la figuration restant pour sa part infigurable, il est en quelque sorte l’élément du Phantomleib, qui marque les imaginations du sceau de l’irréalité. Richir élabore ce thème dans un texte particulièrement obscur De la négativité en phénoménologie où il est difficile de distinguer ce qui relève de l’expérience de la folie et de l’expérience imaginative ordinaire, notre auteur se situant manifestement sur la brèche quand il écrit, non sans clairvoyance : […] ce fantasme « hante » [le soi], joue en lui comme l’aiguillon du doute, et du doute hyperbolique, car il est le simulacre du néant ou le Malin Génie en tant que simulacre qui peut toujours se glisser subrepticement dans la diastole. C’est en d’autres termes, le fantasme infiguré d’un ou de « systèmes » où le soi n’en serait plus qu’une pièce manipulée au gré des règles inaccessibles et même inconcevables de tel ou tel de ces systèmes. En ce sens, le simulacre du néant n’est pas l’« idée » de ces systèmes – sinon par un saut caractéristique de la métaphysique – mais leur illusion nécessaire, transcendantale, leur fantôme comme cela même qui serait censé précéder – voire conditionner – tout déploiement en diastole 29.
La révélation ne révèle rien de positif et qui puisse être perçu, dit ou pensé. Elle révèle pourtant tout depuis l’origine jusqu’à la fin des temps. Il ne s’agit pourtant pas du Dieu de Husserl, ce dieu de la téléologie universelle porté en chaque chair et dans la communauté Leiblich. Ce Dieu qui est entre-aperçu au fond du néant est un Malin Génie (qu’il se nomme djinn, diable, mafia, police secrète, parents totipotents, etc.) omniprésent parce qu’il est à la base (en illusion) 27. Référence que Richir exhume du Sophiste de Platon. 28. Richir M. (2014), De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Millon. 29. Ibid., p. 56.
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de toute transcendance et omnipotent parce qu’il semble embrasser l’alpha et l’omega de tout événement. Si le Dieu de Husserl embrasse l’interfacticité transcendantale, le Malin Génie est l’illusion d’un autre monde, d’une autre origine. Cet Autre semble avoir toujours un temps d’avance et qui ne cesse de tramer ses ruses, contraignant sa victime à ruser de surcroît pour devancer ce devancement. Le Malin Génie est toujours en avance parce qu’il est la réification de la part possibilisante de soi qui est restée capturée dans le néant (le pseudo-primordial) qui devient le transcendantal d’une illusion qui va continuer à faire du sens, de l’autre bord de la Spaltung. Que la Wahneinfall se donne tout d’un coup ou par coïncidence paranoïde, le basculement dans le délire proprement dit se fait d’une révélation indécise, celle qu’il y a un destin caché du sens. Dès lors « tout cela » a du sens. La contingence ordinaire que j’ai appelé plus haut hasard pur (τῠ́χη) apparaît comme les nécessaires signes des agissements d’une volonté supérieure qui vise mon propre destin parce qu’il en connaît l’énigme. C’est ainsi que les bruits de déménagement de la voisine, les passages de voitures et les regards des passantes révèlent avec une certaine incertitude les préparatifs du Malin Génie. Il se trouve par ailleurs que ces « faits » apparaissent en même temps, dans la simultanéité ou le devancement de la pensée encore agissante. Comment se manifestent les agissements de cet Autre tout puissant pour ce qui reste, même au cœur du délire, de la subjectivité agissante ? Dans son commentaire du cas Suzanne Urban de Binswanger, Richir écrit que le lambeau de sens qui s’origine du pseudo-primordial est une représentation, qui est intentionnelle, mais qui n’a pas essentiellement de contenu intuitif (sinon dans l’hallucination [scil. hallucination acousticoverbale avec contenu]), est tout d’abord une intuition imaginative dont le remplissement intuitif éventuel n’est précisément pas un objet imaginaire ou fictif, mais une hallucination, c’est-à-dire une apparition sans horizons temporel. […] La formation d’image (Bildbildung) est considérablement appauvrie au point qu’elle subit une « rigidification de sa variabilité » 30.
Dans cette donation, que l’on peut qualifier d’hallucinatoire (psycho-sensorielle ou intrapsychique, cette distinction ne tient déjà 30. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 429.
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plus), il y a temporalisation massive sans horizon temporel qui ne laisse aucune possibilité d’appropriation possible par la Phantasía perceptive puisque toute variabilité est bouchée. « L’absence d’horizons temporels […] rend indiscernable la présentation (Gegenwärtigung), présentification (Vergegenwärtigung) dans l’intuition hallucinatoire. 31 » Aucune présentification intuitive n’est possible, ni pour la personne hallucinée, ni de surcroît pour son médecin. Il n’y a donc pas, comme le dit Jaspers de Vergegenwärtigung de l’expérience primairement délirante. Mais cela ne veut pas dire que le médecin serait fermé à cette présentification, l’intuition hallucinatoire (Wahneinfall) n’est temporalisable pour personne. Par ailleurs, cela signifie qu’il n’y a pas de distinction possible pour la personne qui le vit entre cette donation hallucinatoire et un vécu imaginaire ou perceptif. Symptômes très invalidants de la vie imaginaire produisant un doute permanent sur la réalité ou l’irréalité des donations 32. Cette indiscernabilité participe aussi de l’étrangeté de la rencontre schizophrénique qui nous met immédiatement en rapport avec des lambeaux de présentification immédiate et atmosphérique, crainte inassignable et pressante. En l’absence d’horizon temporel, la Wahneinfall est donation immédiate de l’éternité, révélant tout d’un coup telos et arché. « J’ai tout compris, j’ai tout vu », d’une donation de sens aveuglante, ou tel le regard des Gorgones qui pétrifie et transforme celui ou celle qui croise leur regard. Ce que l’on entre-aperçoit dans l’expérience apophanique est une téléologie retournée qui donne la fin comme principe de l’origine. Pourtant cette révélation n’offre rien de compréhensible et sème un doute sans possible fin (hyperbole). Cette illusion transcendantale s’immisce partout en se doublant de signes révélateurs des machinations du démiurge. Il n’y a plus d’arbitraire originaire de l’institution symbolique « c’est comme ça et pas autrement ! » dit-on à un enfant qui questionne les règles de la vie de famille. Quand le Malin Génie fait son apparition, apparaissant comme instituant symbolique unifié et anthropomorphe, il est suspecté de toutes les manigances parce qu’il ne peut plus y avoir d’arbitraire. Comme l’a montré Richir dans De la négativité en phénoménologie, il y a subreption du simulacre de néant dans tout phénomène de langage, 31. Idem. 32. Pour plus de détails en lien avec la littérature scientifique et des exemples cliniques, voir notre article Gozé T & Fazakas I. (2020), Imagination and Self Disorders in Schizophrenia : A Review. Psychopathology. 53 (5-6), p. 264-273.
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ce qui implique la grammaire domestique ou « évidences naturelles ». Ce qui laisse la personne dans un doute généralisé qui ne trouve plus à s’arrêter ou à s’accrocher, aucun choix n’est possible, il s’avère impossible de se décider sur quoi que ce soit. Il est remarquable que les coïncidences paranoïdes, synchronies, simultanéités délirantes entretiennent avec l’entreprise phénoménologique une intime ressemblance. Notre discipline ne cherche-t-elle pas en effet les régularités dans la phénoménalisation des phénomènes, ou encore les lignes de forces de l’apparaître (Patočka) comme les marques en négatif du champ transcendantal asubjectif ? Le champ de recherche ouvert par Merleau-Ponty avec la « cohésion sans concept » du chiasme ne cherche-t-elle pas à nous faire sentir les imminentes correspondances du sensible ? Il y a ici une étonnante proximité avec ce que Richir dévoile dans ses travaux proprement transcendantaux comme cohésion / cohérence en régime d’hyperbole. Cohésion apparaissant dans l’épochè dans l’arrêt (le suspens) qu’elle produit, donnant l’illusion d’une cohésion déjà faite. La cohésion du champ phénoménologique est cependant sans concept et « à faire ». Rappelons ce passage programmatique de Phénoménologie en Esquisse déjà cité plus haut : Il nous fallait donc tenter ce paradoxe inouï de chercher à montrer qu’il y a une certaine cohérence, qui n’est pas de la stabilité, en régime d’hyperbole, c’est-à-dire de contingence radicale. Ou plutôt, plus rigoureusement, de déceler une certaine cohésion, antérieure en droit à tout concept, et qui ne relèverait de l’arbitraire que dans le contexte de l’intrigue symbolique d’un Malin Génie particulièrement pervers 33.
On comprend ainsi pourquoi Richir avait besoin d’aller se frotter à l’expérience délirante. Comment la cohésion sans concept peut-elle être vécue comme cohérente et « relativement » stable dans l’instabilité. Selon Richir c’est précisément par l’intercession du Phantasieleib (d’une phantasía pure aux phantasiai perceptives). C’est pourquoi la transformation du mode de phénoménalisation du Phantasieleib (en Phantomleib) va produire un changement global dans l’appréhension de la cohésion sans concept des phénomènes de monde. Soit comme incohérence totale en mesure d’imposer comme fin du monde ou 33. Richir M. (2000), Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 24.
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désorganisation générale de la trame du monde. Soit comme coïncidence absolue sans reste et sans écart, d’où disparaît toute contingence. Autrement dit d’où est évacuée toute transcendance. Le propre du délire paranoïde est l’évacuation illusoire de l’énigme de la transcendance qui conduit à l’entre-aperception de l’arrière-scène du théâtre d’ombre dévoilant le marionnettiste et son jeu de ficelles. Après cette révélation brutale qui met à nu la phénoménalité de toute nouvelle phénoménalisation, l’anastrophe se caractérise par la réapparition de présentifications éparses et comme éclatées au-dehors. Sur sol de simulacre de néant vont s’originer ce que Richir appelle « intentionnalités imaginatives vides » ou « sans soi repérable » : La fausse intentionnalité imaginative consiste dès lors à attribuer à ce soi gespalten, faussement pensé comme soi pur, l’origine même de la visée imaginative – faussement car les intentionnalités de ces significativités et les affects qui les accompagnent sont issues de ce que nous avons nommé intentionnalité imaginatives sans soi repérable (car le soi est dérobé avec le simulacre de néant), et il y a dès lors aussi, […] prôton pseudos intentionnel, doxa originairement fausse si le soi posant/posé de la conscience est pris dans l’illusion (transcendantale) d’être l’acteur de la figuration et des significativités du fantasme. Tel est le point […] où s’insinue le Malin Génie : il y a pour ainsi dire erreur à l’origine sur le sens même de la diastole dont ne subsiste plus que les ruines dans le fantasme 34.
Il y a des signes d’avance habités par le Phantomleib, qui font référence, comme par magie, à la vie intime de la personne. L’intimité est l’ombre de la chôra, les intentionnalités imaginatives vides semblent venir de cet autre dedans qui se retrouve partout à l’extérieur. Les pensées semblent se diffuser partout alors que tout semble animé d’intention qui me sont singulièrement intimes. « Comment peuventils agir ainsi ? Comment peuvent-ils savoir ? » Chaque pensée semble habitée par un autre ou jetée au regard de tous. La personne n’a plus d’individualité ou de dedans personnel, le « dedans » devient une chose publique. Cette « énucléation » conduit certains patients à déserter leur propre intériorité pour ne pas le laisser en proie à l’Autre et aux autres. C’est ce que j’appellerai la solution hébéphrénique qui consiste 34. Richir M. (2014), De la négativité en phénoménologie. p. 55.
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à arrêter de penser et d’agir par soi-même pour ne laisser aucune prise aux intentionnalités imaginatives vides du Malin Génie. Solution extrême et radicale qui est un ultime moyen de survie (et non un mécanisme de défense). Quand apparaissent les intentionnalités imaginatives vides, comme signes paranoïdes ou comme hallucinations, elles s’accompagnent d’une mise à nu du Leibkörper, qui se retrouve dénué de Phantasieleib. En l’absence de source pour la phantasía la personne se retrouve dans l’impossibilité de mise en jeu du réel perceptif. Il y a tarissement de la phantasía qui laisse le corps à la merci d’une aisthesis sauvage et désaffectée. Par ailleurs, l’absence de Phantasieleib interdit toute variation eidétique (pensée comme libre jeu de la phantasía perceptive), il ne peut plus y avoir de possibilité de « faire le tour » ou d’appropriation par esquisse de l’objet perceptif, imaginaire ou de souvenir, celui-ci apparaît tout d’un coup, d’un bloc de sens tout fait et impénétrable. La temporalisation en présence sans présent assignable est toujours ouverte (transpassible) au champ phénoménologique hors langage où elle se proto-temporalise déjà. De l’un à l’autre il y a écart ou porteà-faux 35 et c’est dans cet écart que clignote phénoménologiquement le sens qui y est en aventure (qui cherche à se faire). C’est « en même temps » qu’il y a saut de l’un à l’autre, ou transposition, de sorte que si le sens pousse au registre archaïque (comme amorce immémoriale), il est appelé au registre du langage (comme avorton immature) alors qu’il n’y est pas encore. Chez Richir le sens porte en lui toujours déjà et pour toujours une contingence, celle du sens se faisant, qui n’a pas attendu la conscience pour se faire. Mais quand le Phantasieleib se dissipe, cette simultanéité du sens comme métamorphose en coïncidence révélatrice et incompréhensible (inappropriable). Le temps immanent est non positionnel s’ordonnant uniquement a posteriori comme flux unifié. Il ne devient imaginaire que dans la psychopathologie ou il implose « dans la fiction nulle (imaginaire) de la simultanéité 36 » ou le telos se donne comme la conséquence irréversible d’un destin toujours déjà fini. Le Leib se retrouve par ailleurs en proie à des « courants cosmiques 37 », semblant venir de l’extérieur avec une terrifiante coïncidence. Reprenant
35. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 450. 36. Ibid., p. 476. 37. Ibid., p. 404.
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le cas Aline 38, 39 de Binswanger, Richir nous permet de penser le statut phénoménologique de la plastification des intentionnalités imaginatives vides. Binswanger écrit à propos de sa patiente : Aline croit qu’il y a un complot pour lui nuire. Tous les êtres humains qui la fréquentent sont au courant. […] Elle a un appareil électrique dans la nuque, à travers lequel ses ennemis peuvent agir sur elle électriquement. Elle ne sait rien quant à la nature précise du mal qu’on veut lui infliger. […] Elle voit son seul espoir de guérison dans l’extirpation chirurgicale de l’appareil électrique dans la nuque. Cette idée est pour elle une certitude totale 40 plus loin Chacune des personnes de son entourage lui envoie « des pensées de télépathie et peut actionner directement les rayons parlants. Et une fois que les mots hypnotisés sont dans ce rayon, il (le rayon) les répète » 41.
Il s’agit d’un complexe expérientiel classique de la schizophrénie que l’on retrouve sous des formes très proches dans l’expérience d’autres personnes 42. Richir interprète ce phénomène par le fait que les intentions imaginatives ne sont pas prises dans des temporalisations d’expérience (non accompagnées d’attestation transcendantale immédiate donc), soulevant encore le paradoxe d’« intentions imaginatives vides [sont] sans présent intentionnel repérable 43 », c’est-à-dire vivante en dehors de la vie phénoménologique du sujet. Ces vécus hallucinatoires interrompent donc sans cesse la temporalisation de la présence (ce que la sémiologie psychiatrique appelle « barrage ») produisant une lacune en phénoménalité pourtant phénoménalisée « comme automatiquement » ailleurs. Cette plastification tient à ce que les intentionnalités imaginatives vides sont paradoxalement pleines d’un sens tout fait comme par avance par le fantasme et sans jeu possible dans leur réceptivité. Les sensations du corps (c’est-à-dire sensations originaires de l’aisthesis avec son Anstoss venant du point de vue du soignant de 38. Binswanger L. (1965), Wahn. Beiträge zu seiner phänomenologischen und daseinsanalytischen Erforschung, Pfullingen, Neske, p. 463-464 ; (trad. fr. Azorin J. M. & Totoyan Y.) Binswanger L. (2010), Délire, Grenoble, Millon, p. 65-66. 39. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 427-429. 40. Binswanger L. (2010), Délire, Grenoble, Millon, p. 65-66. 41. Ibid., p. 66. 42. Pour une variation de cette situation, voir le cas Madame F. dans mon livre : Expérience de la rencontre schizophrénique, op. cit., p. 191-199. 43. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 428.
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l’intérieur ou de l’extérieur du soma) viennent « impressionner » ce qu’il reste du Leib comme des signaux pleins et statufiés qui peuvent aller jusqu’à contraindre le malade à dire, penser, ou agir sous son influence. C’est alors que l’automatisme mental s’installe comme un « appareil à influencer 44 » qui ordonne tout événement au régime fini d’un destin joué d’avance et en imminence de se réaliser dans la dernière étape décrite par Conrad, l’apocalypse. Dans cette situation plus aucune temporalisation n’est possible et plus aucune attestation transcendantale n’est encore en mesure d’accompagner le vécu qui est éclipsé dans un éclat délirant final. Du point de vue de l’observateur, la personne est tout à fait désincarnée, laissant dans la catatonie un corps tordu et passif. La phénoménologie ne peut plus rien dire à l’égard de la catatonie qui est la fin du monde et de l’expérience. La phénoménologie de l’expérience délirante devra être prolongée plus encore par les découvertes de Richir que nous n’avons qu’ébauchées ici. Remarquons, en guise de conclusion à ce chapitre, la difficulté de faire la différence entre Sinnbildung schizophrénique et Sinnbildung bien portante. Il est souvent impossible de distinguer entre le simulacre ontologique dont se rend coupable le métaphysicien et le simulacre de néant qui se fait base des intentionnalités imaginatives vides. Richir brouille les pistes quand il va jusqu’à dire, dans De la négativité en phénoménologie que toute concrétude phénoménologique dans sa transposition passe par un « bain de néant ». Ce qui signifie que tout passage de Sinnbildung à Sinnstiftung transite les concrétudes de néant dans leur fixation en présent. La diastole de ce clignotement (déposition de la quasi-position en imagination) laisse selon Richir un simulacre de néant, ruine du phantomleib dans la Phantasía 45. Toute hylé intentionnelle provient et s’appuie sur ce sol de simulacre, qui jonche les ruines des idées, des phénomènes de langage laissés virtuellement dans le passé jamais vécu. Nous retrouvons ici, par un autre chemin, les cicatrices phénoménologiques immémoriales. Il y aurait donc dans tout acte d’imaginer ou de percevoir, la trace d’une détresse primitive. Poser un objet, s’arrêter dans le Zeitpunkt, est une illusion propre aux béances laissées dans notre chair par les défaillances des premières expériences phénoménologiques. La crainte de l’effondrement en tant que jamais véritablement vécue est pourtant 44. Expression que l’on doit à Viktor Tausk. 45. Richir M. (2014), De la négativité en phénoménologie, p. 54-55.
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étrangement présente, dans la virtualité inaperçue de la diastole du clignotement. Il n’y aurait donc pas de possibilité de se représenter en imagination quelque chose si ce quelque chose n’avait pas quelque chose de commun avec notre propre absence. Avec son anthropologie, Richir démontre qu’il y a non seulement du sens se faisant au cœur des psychoses les plus sévères, mais qu’il y a de la psychose chez les bien portants et principalement au cœur de la tâche philosophique. Les humains sont tous, d’une manière ou d’une autre, psychotiques, à cet endroit réside la capacité à se représenter et à se réfléchir en image. Reste à savoir pourquoi cette folie reste virtuelle, inaperçue et fonctionnelle pour certains, alors qu’elle s’actualise brutalement pour d’autres, balayant toute possibilité de se sentir à nouveau au sein du monde et de la communauté interfacticielle.
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V D’une épistémologie sensible de la rencontre
« […] dans le croisement des regards, c’est bien une Phantasía (par exemple issue de mon intimité) qui “perçoit” un autre regard (une autre intimité), sans que le fond, la vie, la lueur de ce regard soit en rien figurable. Telle est la véritable Einfühlung, Einfühlung originaire où, par le jeu de la réversibilité à l’œuvre dans le croisement des regards, une Phantasía dès lors “perceptive” “perçoit” une autre phantasía tout autant “perceptive”. Certes, quelque chose est figuré, les visages (les Leibkörper) de l’un et de l’autre, mais ces visages ne sont pas ceux de statues, ce sont des visages d’êtres vivants, habités chacun par leur regard, et c’est bien par le regard que je puis “percevoir” quelque chose de l’intimité d’autrui sans y être et sans pouvoir ni me le figurer ni me le présentifier (contrairement à ce qu’a pu penser Husserl qui a toujours manqué ce “moment”). Et la relation à autrui est vivante si, entre le figuré en effigie dans le Leibkörper et le radicalement infigurable se jouent des phantasiai “perceptives” comme figurables, mais jamais susceptibles d’être étalées au figuré dans la mesure où leur ombilic demeure du radicalement infigurable. La relation vivante à autrui n’est donc pas rapport de contemplation de statue à statue, ou rapport réglé comme par des ficelles (les “conventions” sociales) de marionnette à marionnette, mais rapport de simulation, de dissimulation et ďouverture où quelque chose s’entrouvre de la vie de chacun 1. »
1. Richir M. (2011), « De la figuration en psychopathologie » Revista portuguesa de filosofia 67 (3), p. 570-571.
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L’Einfühlung tel que repensé par Richir, se situe au cœur et à l’intersection de son anthropologie et des accidents du développement humain. Ce dernier chapitre sera consacré aux conséquences épistémologiques de l’anthropologie du contact autour de laquelle nous tournons. Par épistémologie je veux qualifier l’anamnèse phénoménologique du « sens se faisant » conduisant le scientifique (ici le médecin) à dire quelque chose qui « sonne juste » avec le registre qui a vu éclore sa pensée. Une psychopathologie « valable 2 » consiste dans une méthode anamnestique qui rende justice à la déhiscence des phénomènes comme rien que phénomène et leurs trajectoires se faisant toujours de manière singulière et factice. La psychopathologie ne peut plus ici s’instituer comme connaissance positive, mais d’abord comme méthode anamnestique, toujours à (re)faire. Cela ne signifie pas qu’il faille seulement considérer l’histoire de la vie du malade, par anamnèse je veux dire qu’il s’agit phénoménologiquement de tenter, par l’écriture phénoménologique elle-même, et par le biais de la construction phénoménologique, de tracer les linéaments du sens qui peine à se faire, apparaît, ne se laissant qu’entre-apercevoir ou sentir d’une manière vague ou bizarre, puis s’évapore, laissant le goût d’une atmosphère qu’il s’agit encore et encore de rappeler. La valeur de cette anamnèse tient à sa résonance avec ce « quelque chose » (Etwas) à quoi elle se frotte et auquel elle participe nécessairement. L’anamnèse par résonance est une autre manière de qualifier la mimèsis non spéculaire, active et du dedans du sens se faisant de la rencontre clinique. S’il est possible de comprendre quelque chose, de penser quelque chose comme l’élément du champ phénoménologique c’est qu’il est articulé d’un schématisme se schématisant à même la pensée. Comprendre en psychopathologie, ce n’est donc pas découvrir un état mental qui était déjà là dans la tête du malade, c’est participer du sens d’une rencontre, l’accompagner à naître et à grandir. Il n’y a donc rien à découvrir qui soit quelque part caché, qu’il faudrait traquer et débusquer dans quelques jeux de mots, lapsus révélateurs ou actes manqués. Il s’agit plutôt de « soigner » la Sinnbildung, tenir les conditions d’accueil depuis lesquelles elle pourra reprendre son cours et sa voix, se relancer vers sa quête. Une psychopathologie phénoménologique comme rien que phénoménologique ne peut plus être descriptive, elle est toujours-déjà 2. Au sens de Piaget dans l’introduction de Piaget J. (1986), Logique et connaissance scientifique, Paris, Gallimard.
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participation directe, performative et à l’aventure du sens se faisant. Cela signifie que nous ne pouvons plus penser la compréhension psychopathologique comme la miraculeuse infusion de l’intimité troublée d’un malade au-dedans « s’imaginant » d’un médecin dont l’intimité est d’emblée posée comme transparente, disponible et sans épaisseur. Psychopatho-logie et psychiatrie en tant que soin immédiatement inter-subjectif et inter-facticiel sont donc pour nous désormais indissociables. Autrement dit, il ne peut y avoir de psychopathologie qui s’abstienne de soigner et de vivre au plus près de la communauté inter-facticielle dans laquelle elle se déploie elle-même. Avec le renversement de la doctrine husserlienne de la temporalité originaire, c’est tout le problème de l’Einfühlung et de la Vergegenwärtigung qui est réformé, avec lui les fondements de la psychopathologie hérités de Jaspers. Si l’on suit Richir, aucune présentification intuitive et figurative n’est véritablement possible, sauf situation pathologique. Ordinairement et dans la rencontre clinique, l’encontre se situe dans une immédiate co-présence sans présent assignable, dans le jeu mutuel de deux Phantasieleib s’enroulant, se cherchant, se fuyant, etc. Ces deux présences, ne sont pas pleines d’elles-mêmes, auto-transparente et closes, mais se distinguent par les absences qui les travaillent et s’enracinent d’une masse interfacticielle impersonnelle. C’est dans le jeu figuratif entre la masse de ces absences et la présence que le sens se structure et c’est par le jeu de ces structures que quelque chose passe entre les deux bords d’une Phantasieleib de l’encontre. S’il est possible de comprendre l’expérience schizophrénique, ce n’est donc pas depuis le surplomb d’une subjectivité qui a bordé son empire. Si l’on peut se comprendre c’est en suivant, tant bien que mal, les « fils conducteurs » de la phénoménalisation. Ce qui appelle à une sensibilité pathique en mesure de vibrer à l’unisson (jamais coïncidente) du flux et reflux de la phénoménalisation, d’en accueillir les aperceptions, et de les accompagner dans leur croissance. Cet accueil des phénomènes comme rien que phénomène mobilise le registre de l’élément du contact pour baigner les amorces de sens d’une chair phantastique et affective qui puisse leur servir de base prothétique quand celle du malade peut être exsangue. C’est en donnant de la chair, vibrante d’affectivité et travaillée d’une phantasía productive, c’est-à-dire de jeu, d’humour, de sensibilité qu’il est possible, par un « regard » qui se fait con-vivialité, de soutenir la réintégration schématique et la remise en circuit d’un sens commun vécu avec son attestation transcendantale immédiate. La
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sensibilité que cela appelle relève de l’accueil, plus intime des brèches qui sillonnent les profondeurs de sa propre Histoire transcendantale et les membrures qu’elles ont laissées dans l’institution tremblante de l’ipseité. La rencontre effective mobilise en réalité les deux types d’Einfühlung puisque mon regard sur autrui oscille ou clignote entre projection et démenti quand autrui, dans ses gestes, mimiques, expressions de sa Leiblichkeit se rappelle à moi comme altérité débordante d’une vie échappant à toute position d’être. On distingue deux niveaux d’Einfühlung chez Richir : Une quasi-Einfühlung 3 : j’imagine (je quasi-pose) les vécus d’autrui, il s’agit d’une projection. La quasi-Einfühlung n’est toutefois possible que sur fond de la mimèsis non spéculaire active et du dedans. On ne trouve jamais de définition claire de ce concept qui est la plupart du temps défini négativement par le risque de sa position en imagination ou en perception (Wahrnehmung). On peut dire qu’elle relève de la mise en jeu de la phantasía dans l’aperception d’autrui. Au registre de la phantasía perceptive, la présentification d’autrui se fait sur fond de présence sans présent assignable. Autrui est perzipiert ou ressenti au-dedans par la mise en jeu du Phantasieleib qui, depuis sa non positionnalité, est en quelque sorte indifférent à l’ici absolu de mon Leibkorper et au là-bas d’autrui. Non figurative et non positionnelle, elle est en quelque sorte une empathie non personnelle de présence à présence sans présent assignable. Le vécu, comme sens qui éclot à la conscience, est principiellement nomade parce que d’abord illocalisé. Richir parle aussi de flottements (Schweben) entre le voir et le regarder : Par sa Leiblichkeit, le regard relève de la chôra ou du giron transcendantal, et c’est ce qui est en son « fond » (celui-ci fût-il insituable dans le Leibkorper comme tout). Parce qu’il « émane » du Leibkorper d’un autrui (qui n’est pas « extérieur » quoiqu’autre) et invite à l’échange de phantasiai-affections, il « émane » certes du tout ou plutôt d’une partie du tout qui par là s’autonomise, mais il s’en retire ou plutôt ouvre à l’aire transitionnelle par le jeu (sans règles) de l’échange : c’est par cette médiation que le regard d’autrui est senti ou ressenti (dans ce que nous avons repéré comme l’affection) et est « perçu » en phantasía comme ce qui n’est pas (sinon illusoirement) le dedans (une partie interne visible cependant depuis l’ici externe du regardé) du Leibkorper d’autrui.
3. Richir M. (2004), Phantasía, Imagination, Affectivité, op. cit., p. 30.
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De la sorte, plutôt que de se réfléchir activement et explicitement comme regardé, ce qui « se sent regardé » l’est plutôt au sens d’une « voie moyenne », c’est-à-dire comme implicitement compris (mais non nécessairement capturé) dans le regard et comme se comprenant implicitement dans l’échange des regards, c’est-à-dire des phantasiai-affections « perceptives ». Ce n’est donc pas tant qu’il y ait dans ces dernières « réversibilité » au sens où l’entendait Merleau-Ponty, qu’ouverture, précisément, à l’aire transitionnelle, où il y a rencontre de soi dans et par l’autre soi – le soi n’étant ici que proto-ontologique, c’est-à-dire poussée ou mouvement propre de l’affectivité (et non pas, surtout pas, de l’affect). Par-là, c’est même par le « se sentir regardé » que l’affectivité proprement dite (et non par les signaux physico-physiologiques) s’éveille à elle-même. Tout tient précisément ici à ce que l’altérité du regard n’est pas l’extériorité, cette dernière étant en elle-même propre au voir, et par conséquent anonyme, dissolvante dans la Phantomleiblichkeit 4.
Le regard du thérapeute, s’il n’est pas un voir qui veut posséder (le voir du psychopathologue classificateur), offre sa Leiblichkeit à son patient, avec elle une aire transitionnelle prothétique. Cela n’est possible que si le « pôle thérapeute » (qui peut être une personne dans son cabinet, ou une équipe de soin, voire les autres patient.es accueillies) offre des conditions d’accueils réunissant trois éléments : de la chair (avec sa fiabilité et la confiance qu’elle soutient), du jeu (avec sa phantasía en acte), un regard qui éveille au sens et en soutien la déhiscence. C’est dans ces conditions minimales que l’affectivité pourra être apprivoisée comme un se-sentir en mesure d’ébranler le mouvement du sens sans qu’il s’effondre. L’épistémologie sensible vers laquelle nous ont guidé Husserl, Merleau-Ponty et Richir n’a plus rien d’une épistémologie normative, c’est une épistémologie du contact. Cette connaissance s’ordonne pourtant bien d’une sorte de « légalité » qu’il faut encore préciser. Mais ici ce ne sont pas les lois conventionnelles d’un État, d’un concile d’expert ou de la prétendue « nature » qui fait foi. D’autre part, il ne s’agit pas de la légalité d’une eidétique telle que l’envisage le plus souvent Husserl comme eidétique idéelle. Nous avons vu que chez Husserl la rencontre d’autrui s’organise selon la légalité typique de chaînes associatives d’intentions, tantôt intuitives, tantôt imaginatives, 4. Richir M. (2006), Fragments Phénoménologiques sur le Temps et l’Espace, op. cit., p. 291.
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protensives ou rétensives. Il y a chez Husserl un aspect normatif dans ces liens inter-intentionnels (ou motivationnels) dont la légalité typique garantit l’intelligibilité des cas particuliers dans la cohésion générale du tissu d’anticipations et rétentions du flux continu de la conscience. Richir a montré, de manière définitive à mon avis, que l’eidétique psychopathologique, fût-elle de l’intersubjectivité transcendantale était non seulement impossible, mais une grave (et dangereuse) tautologie symbolique. La légalité de l’épistémologie sensible est celle des bordures clignotantes d’un contact qui ne peut s’agencer qu’en elles. Ce qui agence le contact est l’objet d’une anthropologie phénoménologique transcendantale visant à repérer les forces matérielles et élémentales de l’apparaître. Ces forces sont les Ur-kinesthèses (indifféremment corporelles et mondaines) au-dedans d’un champ phénoménologique asubjectif et (tout) contre un schématisme an-archique et a-téléologique qui en forme les plis et courbures comme autant de densifications d’une structure de vide que j’ai aussi appelé eidétique de champ du schéma corporel. S’il y a une sorte de légalité phénoménologique c’est que la phénoménalisation des phénomènes, bien que libre et principiellement inachevée ne se fait pas n’importe comment et s’ordonne sur les axes et membrures d’un schéma corporel sculpté par les soins parentaux et ses insuffisances. Après ce long parcours, il est temps de tenter une définition du contact. Le contact fait référence à l’amorce d’expérience, non encore mature et temporalisée dans le présent d’une présence (c’est ce que Richir appelle phénomènes de monde, Wesen sauvages ou phénomènecomme-rien-que-phénomène) que produit le choc ou seulement l’arrêt d’un autre élément transcendant au premier. Différentiel de densité entre éléments qui « produit » une diffraction de la hylé en flux (qu’on l’appelle proto-ontologique, affectivité archaïque ou aisthesis importe peu puisque nous ne pouvons rien dire de ce registre) générant un vacillement, un choc qui proto-temporalise et proto-spatialise un quelque chose naissant, une déhiscence d’une amorce de sens, en premier lieu kinesthésique. Une autre manière de formuler ce différentiel consiste, avec Richir, à parler de « contact en écart 5 » ou « écart comme rien d’espace et de temps 6 ». Dans le cadre des Journées d’étude organisées en 2011 autour du livre de Hans-Dieter Gondek et László 5. Ibid., p. 314. 6. Ibid., p. 333.
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Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich 7 par Jean-Claude Monod et Christian Sommer, Richir a précisé quelque peu ce qu’il veut dire par le concept de contact : Le contact, qu’est-ce que c’est, je ne serai sûrement pas d’accord avec Michel Henri sur ce point au contraire, qu’est-ce que c’est, je n’en sais trop rien, mais c’est quelque chose qu’on sent précisément, c’est un contact immatériel, c’est très difficile à comprendre, c’est ce que Biran, et je ne suis pas du tout d’accord avec l’interprétation de Biran de Michel Henri, c’est ce que Maine de Biran a appelé le tact intime […] et cela, ce contact intime on le sent, et c’est cela aussi qui fait sens, et en même temps ça reste toujours un horizon. […] ça se schématise, on est toujours en avance et en retard, le sens qui se découvre, qui se recherche et qui se fait est toujours le mouvement vers le sens. Donc il faudrait faire une analyse qui soit elle-même mobile.
Richir insiste donc sur l’immatérialité du contact, qu’il associe au rien de temps et d’espace de l’écart. Sans pouvoir entrer ici dans les analyses, qui s’avéreraient extrêmement complexes, concernant la matérialité ou l’immatérialité du contact, je voudrais pour ma part remarquer que si le contact concerne un mouvement sans corps mobile, ce mouvement n’est peut-être pas sans matérialité. Ce contact ne peut être vécu que s’il se répète rythmiquement dans une systole / diastole, d’Ur-kinesthèses s’articulant et se désarticulant en flux et reflux de ce que Richir a appelé l’aspiration infinie de l’élément fondamental protoontologique. Ce bain de multiples schématisations / déschématisations relatives s’entrechoquant mutuellement mais laissant traces (ruines) de leurs schématisations déschématisées est la description maladroite de l’élément du contact, tel qu’il apparaît au régime de l’épochè phénoménologique hyperbolique de la rencontre interfacticielle. Ces ruines de schématisme nous « tiennent » et nous « sculptent 8 ». Mais c’est dans l’interruption de la répétition se répétant des schématismes que se détache l’instant d’un complexe phantasiai-affection transpassible aux modulations de l’affectivité archaïque de sorte que pointe 7. Gondek H-D & Tengelyi L (2011), Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp. 8. C’est peut-être en ce sens que certaines rencontres nous marquent de manière indéfinissable, nous imprègnent d’une certaine atmosphère latente qui dure dans notre chair.
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en étincelles éphémères des sentiments (Gefühl) susceptibles d’être éprouvés (gefühlt), du dedans, en Soi ou en autrui par la Fühlung de l’Einfühlung. C’est sur ce fond proto-ontologique que tout Soi peut émerger comme individualité corrélative du sentir. Ce Soi, toujours inachevé, est sculpté au décours d’un long processus d’humanisation qui implique immédiatement le champ interfacticiel impersonnel (infant-in-care). Les racines schématiques, Ur-kinesthésiques restent présentes au cœur secret des kinesthèses schématiques actuelles. C’est ainsi que nous avons vu que l’ensemble giron / infant-in-care s’invagine en chôra qui se fait l’assise d’une stance qui continue durablement à se tenir (portance) comme archi-fondement (Ur-arche) de Soi. L’élément du contact est le bain fondamental, « moment » le plus ancien dont l’expérience peut encore témoigner indirectement. Le statut de cette trace au sein de l’expérience figurable est une incommensurable énigme. Le travail phénoménologique essaie d’en attraper quelque chose de dicible par le biais d’une pataude construction conceptuelle. Ce dont il est question est pourtant en nous si présent comme bâtit vibrant de la conscience, comme archi-résonance du sentir pathique. Richir écrit : Quant à ce regard sans voir, il est ce regard non physique qui définit la conscience parce qu’il est celui que la conscience porte sur soi : il ne voit pas, mais il touche ou il « perçoit », sans intentionnalité, à travers et dans l’affection qui est cet étrange contact (non spatial et non temporel) de soi à soi. Tout cela, donc, dans l’invisible, où c’est le toucher de ce qui ne se voit pas qui, dans le clignotement du regard, vient pour ainsi dire prendre la place du voir 9.
L’expérience de la rencontre schizophrénique est certainement un moment humain où l’élément du contact est le plus intensément sensible. Comme si cette rencontre ouvrait une brèche dans le tissu compact de la chair pour en laisser entre-apparaître les entrailles. L’expérience psychothérapique et clinique elle aussi permet, si l’on y prend grand soin, de faire suffisamment vibrer l’ambiance pour que le sentir diffus de ce fond mouvant et rythmique puisse devenir d’une étrange façon sensible. Que se passe-t-il, phénoménologiquement, quand je rencontre autrui ? Comme le suggère Richir dans le texte cité en exergue de ce 9. Ibid., p. 310.
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chapitre, le plus souvent l’interaction est pré-codée par les conventions sociales du groupe ethnoculturel, mais toujours, transpire quelque chose de ce fond interfacticiel qui nous baigne. Sans cela nous serions bel et bien les pantins aveugles qui s’agitent au bas de la fenêtre de Descartes. Penser en psychopathologie depuis le contact comme élément consiste à sentir la rencontre d’une autre intensité, comme la rencontre clinique, dans laquelle le clinicien s’exerce à l’attention spécifique de l’épochè phénoménologique hyperbolique. À ce propos Richir écrit : L’épochè se produit quand du « tremblement », de la « vibration » se met à surgir dans le perceptible et par là invite à le suspendre, à passer au-delà par l’hyperbole, de manière à laisser se déployer les vibrations. De la sorte, le phénoménologue lui-même se transpose en phantasía « perceptive » au sein de l’interfacticité transcendantale, et tout ce qu’il « perçoit » en phantasía, ce sont des ombres en mouvement – mouvement qu’il s’agit de suivre 10.
Au registre auquel nous conduit l’épochè phénoménologique hyperbolique, on « perçoit » (en phantasía perceptives) des effectuations qui ne sont pas celles d’une subjectivité transcendantale mais celles qui constituent elles-mêmes un champ matriciel et génératif que l’on peut nommer chôra, en son sens platonicien. L’interfacticité où nous sommes conduits par ce nouveau regard phénoménologique ne peut plus se modéliser comme rencontre de deux sphères d’appartenance dont il s’agirait de penser les frontières plus ou moins poreuses, mais comme un champ originairement et radicalement asubjectif, protoontologique et mû d’une multiplicité clignotante de points d’ici, qui par l’effet de rassemblement et de nourrissage de l’environnement est sculpté en un dedans qui est chôra. Dès lors, quand il y a interfacticité actuelle, ce sont deux chôra qui, des tréfonds de ce champ s’enveloppent mutuellement de sorte que l’espace frontalier est partout et la sphère d’appartenance nulle part. Au modèle moderne de la frontière de deux États souverains, délimités, défendus, il faut préférer un rapport nomade à l’espace, où la limite n’est celle que d’une trajectoire du sens kinesthésique dans un espace impersonnel, où les « lignes d’erres 11 » se croisent où se suivent, se satellisent ou s’opposent, parfois fusionnent ou implosent en multiplicités d’amorces transpossibles. L’Einfühlung 10. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 155. 11. Terme que nous empruntons, en le détournant, à Fernand Deligny.
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en ce sens n’est plus que l’épiphénomène perçu de l’événement interfacticiel toujours déjà impersonnel. La mimèsis non spéculaire, active et du dedans, n’est rien d’autre que le miroitement de cette interfacticité anonyme qui se dédouble et se reflète d’abord au sein de ce bain commun. Le contact est aussi le nom de ce redoublement matériel de l’élément lui-même. Ce pli, cette doublure, est le premier mouvement d’invagination qui est à la racine de l’hic et relativement de l’illic. Ce que l’on appelle désormais Einfühlung est la mimèsis d’une ombre, celle d’une intériorité ouverte (chôra avec son hedra), s’enveloppant d’une ombre (d’une autre invagination du champ phénoménologique).
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Au moment de clôturer ce parcours, revenons sur ce qui a fait la texture de ces Recherches. C’est le double coup d’envoi de la phénoménologie et de la psychopathologie, chez Jaspers et Husserl qui a ouvert nos travaux. Nous avons observé comment ces deux œuvres envisagent de fonder un nouveau rapport à la connaissance. Si l’un, Husserl, envisage la refondation des sciences objectives, l’autre, Jaspers voit dans la phénoménologie une épistémologie adéquate à l’entreprise d’une psychopathologie scientifique. Les deux pères fondateurs ont été contrariés dans leurs ambitions par les difficultés propres à l’Einfühlung. Nous avons vu que, si celle-ci fait l’objet d’intenses débats début du xxe siècle, la première brique d’une philosophie première manque et contraint nos auteurs à se poser au chevet de cette question. Pour Jaspers il ne peut y avoir d’intuition directe du vécu d’autrui autrement que par une présentification imaginative (anschauliche Vergegenwärtigung) qui repose elle-même sur la possibilité de l’Einfühlung. L’imagination joue un rôle important dans cette présentification puisque le psychiatre doit procéder à une variation imaginative pour atteindre une certaine typique (idéale) du vécu pathologique. L’expérience schizophrénique se refuse pourtant à cette présentification, se montrant a priori incompréhensible, trop éloignée de l’expérience ordinaire. Pour Husserl la question n’est pas de savoir comment je peux comprendre autrui, mais comment autrui, en tant qu’autrui peut se phénoménaliser pour moi sans rompre la chaîne concordante des aperceptions. Il est non seulement crucial de résoudre cette question pour déjouer l’écueil d’un solipsisme transcendantal, mais d’abord et avant tout parce que le problème de l’altérité est indispensable à la constitution universelle du monde objectif. L’imagination joue pour Husserl un rôle différent, puisque participant à la variation, elle est censée offrir au phénoménologue les phénomènes dans leur généralité eidétique. La variation eidétique a donc pour tâche de libérer l’essence de toute dépendance à l’égard de la facticité. Il s’avérait pourtant
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impossible de dépasser les apories de l’aperception analogique en maintenant la subjectivité et l’intersubjectivité transcendantale sur un registre séparé de la facticité. En effet, sans corps vivant, il ne saurait y avoir de rencontre d’autrui en tant qu’autrui véritable. Si Jaspers s’est écarté de Husserl sur le concept d’intuition d’essence (Wesensschau), sa psychopathologie typique cache en réalité une eidétique inavouée. C’est en examinant de près les recherches de Husserl à l’égard de l’aperception analogisante d’autrui, à partir de ses prémisses chez Lipps et Erdmann, que nous avons progressivement ouvert la voie à une analyse génétique de l’Einfühlung. Celle-ci nous a permis de rentrer dans son épaisseur charnelle et imaginaire. Nous nous sommes ici appuyés sur la lecture richirienne des travaux de Husserl sur la phantasía et la conscience d’image pour trouver la voie d’une imagination incarnée entre soi et autrui. Ce détour nous a permis d’éclaircir les problèmes connexes de l’Einfühlung et de la compréhension tels que nous les avons présentés par un renouvellement de la doctrine husserlienne de l’intersubjectivité. Le mode de temporalisation spécifique de la phantasía nous permettant de penser la présentification (en présence sans présent assignable) de ce qui n’est pas présent pour moi (l’altérité d’autrui). La compréhension-du-dedans (Einverstehen) signifie que le vécu d’autrui n’est pas perçu ou senti chez l’autre mais paradoxalement illocalisé immédiatement comme présent non présent par la mise en jeu de la phantasía pure. Ainsi repensée, la compréhension est rendue possible par la médiation (immédiate) d’un élément libre et inachevé de la phénoménalisation qui permet la mise en jeu mutuelle du sens dans la rencontre. Il ne peut donc pas y avoir de rencontre clinique qui ait un sens sans que soit mis en jeu le registre de la phantasía qui travaille l’espace de la relation des corps en présence et les affects qui y circulent. Si je peux comprendre autrui, ce n’est donc pas par la reconnaissance, fût-elle tacite, d’un type pathologique ou d’une Gestalt symptomatique qui figurerait telle essence, ou agrégat d’essences pathologiques. Par ailleurs, s’il y a apperception d’autrui en tant qu’autrui c’est dans l’incoïncidence radicale des Leiblichkeit et le déphasage incontournable dès maintenant. La voie d’une fondation phantastique de la psychopathologie s’ouvre alors, mais il nous manquait encore les moyens de penser la constitution génétique de l’intersubjectivité transcendantale comme Einstimmigkeit. Pour cela il fallait pouvoir penser la mise en concordance des expériences subjectives et intersubjectives au cours du temps. Pour Husserl, la concordance est
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toujours posée d’avance par une téléologie universelle qui s’impose dans sa généralité idéale aux faits individuels et contingents. Autrement dit, s’il peut y avoir une communauté d’expériences apparaissant comme mutuellement concordantes c’est que chaque humain est mû d’une même volonté téléologique. C’est ainsi que la compréhension est possible au sein d’un sens commun. Mettre en question la normativité résiduelle de la phénoménologie husserlienne revenait dès lors à repenser le rapport hiérarchique entre faits et eidos et de là le rapport entre téléologie et contingence. Richir a montré que l’idée d’une téléologie universelle précédant les expériences factuelles relève d’une tautologie symbolique. Si l’on veut penser une anthropologie phénoménologique sans sacrifier la facticité, il nous faut trouver la médiation pour pouvoir rendre compte d’une certaine concordance intersubjective. La voie s’ouvrait alors d’une téléologie inachevée et sans origine mais minimale et relativement concordante. Alors que j’envisageais initialement de débarrasser l’anthropologie de ce qui lui reste d’eidétique de la subjectivité et de l’intersubjectivité, j’ai trouvé la voie d’une « eidétique de champ », relevant de ce que Husserl nomme « structure originaire » (Urstruktur) se donnant dans les « changements » et mouvements de la Urhyle, en variation (active) ou en phantasía (passive). Au sein de cette « structure », les phénomènes originaires sont faits du nouage de concréscences de Urfakta/Urwesen. Structure de vide, ou logos troué de lignes de fuite, cette eidétique est un champ de points d’appuis et d’axes de torsion instables, principiellement inachevée et sans origine attestable. Cette eidétique bizarre permet dès lors de penser la matérialité et la généralité structurelle du champ des kinesthèses / affectivité /instinct originaires en rapport de force relatif et plicaturé, de telle sorte que le sens qui y est en amorce s’y irise de manière singulière. Nous ouvrions ainsi la voie à une autre manière de penser l’interfacticité transcendantale de la rencontre des corporéités de chair. Radicalisant le modèle de l’accouplement transcendantal de la cinquième Méditation Cartésienne, je me suis réapproprié l’eidétique comme le nom de la matérialité du champ frontalier du contact d’ego et alter-ego. Le contact apparaissait alors comme l’élément d’une vibration qui devient la matrice amorphe de la phénoménalisation de ses deux bords qui, se touchant, se ratent, tissant pourtant entre eux une trame de concordances incoïncidentes, d’analogies en retard et de mimèsis plus ou moins heureuses. Il nous fallait encore les ressources des écrits posthumes de Merleau-Ponty, pour penser cette structure originaire
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comme s’ordonnant de la facticité du corps humain. La notion révisée de schéma corporel, me permettait dès lors de penser une « cohésion sans concept » des phénomènes de monde sans qu’ils s’ordonnent préalablement d’un logos. Au terme de la première Recherche, l’élément du contact se définissait comme le bain pré-phénoménal de concrétudes de schéma corporel en jeu mutuel et en coalescence rythmique, et pourtant s’organisant en « structure de vide » qui nous « porte ». En son sein, l’analogie apparaît comme miroitement de membrure à membrure, mimèsis de tremblement, situant comme après coup l’ici et le là-bas. La seconde Recherche s’est attachée à décrire la méthode phénoménologique telle qu’elle a été refondée par Richir comme épochè phénoménologique hyperbolique et réduction architectonique. La nouveauté consiste à s’intéresser moins aux phénomènes qu’à la phénoménalisation dans son mouvement génétique et génératif d’apparition. Le transcendantal n’est dès lors plus pensé comme l’Ich-punkt de l’ego transcendantal mais comme le champ des effectuations anonymes qui concourent à la Sinnbildung et à la Sinnstiftung. Pour Richir, on ne peut pas mener cet épochè « hypercritique » sans une analyse serrée des rapports ambigus entre le registre phénoménologique et le registre de l’institution symbolique (et avec elle la langue philosophique et son histoire institutionnelle). S’il vise une phénoménologie des concrétudes phénoménologiques (Wesen sauvages), celles-ci ne se donnent jamais « en chair et en os ». Ce qu’il nomme « phénomènes-comme-rien-quephénomène » ne se donne qu’en clignotement entre présence et absence, au sein d’une présence sans présent assignable. C’est pour cela qu’à la temporalisation du présent intentionnel en flux continu, Richir substitue la discontinuité de la temporalisation de la phantasía comme registre fondateur de la phénoménologie comme rien que phénoménologie. Ensuite, la réduction architectonique permet de repérer les transpositions du sens entre registres phénoménologiques, d’en observer la déformation cohérente, les excès et les pertes. C’est dans ces écarts et ces débordements qu’il devient possible au phénoménologue de sentir ce que l’institution symbolique de la langue (philosophique) n’a pas encore capturé et fixé. Le sens qui apparaît d’abord comme concrétude sauvage est une amorce fragile au sein de la multiplicité inchoative du champ phénoménologique, puis par transposition successive va se coder symboliquement en se temporalisant. L’analyse phénoménologique vise dès lors à mener l’anamnèse du sens se faisant, toujours à
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rebours, dans l’après coup et par le biais de constructions phénoménologiques qui ne doivent pas être prises pour des faits, mais uniquement comme étais artificiels méthodologiquement induits (par exemple quand je Richir parle de systole ou de diastole, il ne s’agit pas de décrire le mouvement existant, mais la pulsation de l’apparaître de la phénoménalisation). Le champ que Richir découvre, est mystérieusement animé de phantasía et d’affectivité en concrescence mutuelle s’organisant d’un « principe » d’indétermination propre au registre le plus archaïque de la phénoménologie. La déformation cohérente de la transposition architectonique procède d’un rapport de transpossibilité du registre le plus archaïque ou fondateur, au registre fondé, ce dernier restant transpassible à l’archaïque. Le sens se fait de la rencontre, ou la malencontre, des phantasiai-affections avec un schématisme de la phénoménalisation décrit comme an-archique et a-téléologique. Bien que les schématismes organisent le logos inachevé de la phénoménalisation, il y a au registre le plus archaïque de la phénoménologie un schématisme hors langage. C’est en remontant la piste de la phénoménalisation de l’affectivité que Richir entend dévoiler les effectuations secrètes du champ phénoménologique. Immature et immémoriale, l’affectivité est en effet le dernier témoin arrivé jusqu’à la présence, des profondeurs enfouies (sous la masse des habitus sédimentés) des phénomènes comme rien que phénomènes. Si nous sommes toujours en retard sur la tonalité affective de l’atmosphère c’est que la Stimmung est l’écho déformé d’un mouvement plus souterrain et ancien dans le processus d’hominisation. L’affectivité est la trace de la vie phénoménologique avant (d’un passé qui n’a jamais eu lieu) l’institution de la subjectivité comme ici délimité et souverain. Si la Stimmung est contagieuse dans la rencontre, parfois bien malgré nous, c’est en passant par la couche asubjective et hors langage que j’ai appelé élément du contact. Cette « substance » ou ce « milieu » intermédiaire ne peut être compris qu’avec l’affectivité, qui en elle-même est aspiration infinie et sans limite. Richir a réinvesti le schématisme kantien pour rendre compte de l’infini fini qui limite, sans concept préalable, l’affectivité en flux. Ce schématisme réfléchissant, permet de rendre compte de la genesis de la cohésion sans concept qui traverse les transpositions architectoniques et nous permet de ne pas vivre un chaos phénoménologique, mais du sens, qui se cherche et parvient, dans l’Histoire transcendantale du sujet à tracer quelques lignes de force pour croître et maturer. J’ai soutenu l’idée que le schématisme a une histoire qui est celle de la
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Leiblichkeit. Dès lors ce « schéma corporel » est la matrice transcendantale de la Sinnbildung, principiellement inachevée, et dont il a été nécessaire ensuite de tracer l’Histoire transcendantale. Pour cela, il s’est avéré fécond de faire l’anamnèse de l’Histoire transcendantale de la confiance. Ce chapitre a permis de montrer comment remonter par induction et construction phénoménologique le cours de la phénoménalisation en menant successivement l’analyse statique, génétique puis générative. C’est ici que nous avons aperçu, très concrètement, la constitution de la concordance du champ phénoménologique au creux des soins parentaux du nourrisson. Il s’agissait notamment de décrire comment les soins concrets participent à l’introjection de la confiance dans une relation qui n’est pas encore intersubjective mais concrètement interfacticielle (du point de vue naissant du nourrisson). L’analyse, qui prenait la Leiblichkeit des soins comme axe d’observation, a montré comment de l’ensemble indivis infant-in-care va progressivement se différentier en s’invaginant, le « dedans » d’une intériorité, et en face de lui un Monde. C’est ainsi que du Giron transcendantal se forme une chôra qui deviendra le sol transcendantal de la confiance et le siège (hedra) d’un Soi. Bien que l’environnement parental « suffisamment bon » selon les termes de Winnicott, préserve autant que possible l’enfant de l’offense d’un réel imprévisible, l’Histoire transcendantale du sujet ne se fait pourtant pas sans heurts et sans échecs. C’est parce que l’environnement va répondre de manière de moins en moins coïncidente avec les besoins du nourrisson que celui-ci pourra s’approprier le monde à petite dose au sein de l’aire transitionnelle d’expérience, incontestablement trouvée et créée. Richir a vu dans les phénomènes transitionnels la matrice développementale de la phantasía perceptive, qui continue, à l’âge adulte de participer à la mise en jeu du réel et de l’imaginaire comme un espace habitable. Quand ce processus d’humanisation achoppe, cela produit une faille dans la phénoménalisation naissante de soi et du monde. Pour observer ces échecs, j’ai mené une analyse génétique de l’Einfühlung. Il s’agissait d’observer comment l’enfant, qui n’existe pas encore, s’aperçoit pour la première fois dans le regard de son environnement parental. La genèse de l’ipseité se produit dans une première Einfühlung, médiée par le Phantasieleib de l’environnement parental (la mère, ou son substitut). C’est en étant eingefühlt que l’enfant deviendra ensuite « capable » de mimèsis non spéculaire et du dedans. C’est le croisement des regards, avec les phantasiai-affections qui y transite qui humanise l’enfant,
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l’ouvrant à la transitionnalité et c’est la suffisante fiabilité rythmique de l’environnement qui soutient l’intégration des habitus schématiques et l’invagination de la chôra. L’accordage rythmique de la dyade infantin-care est d’abord parfaitement adéquat et conduit à l’éveil du nourrisson. C’est, paradoxalement, quand les phantasíai-affections en flux échouent à se rythmer que l’élément fondamental, composé des premiers agrégats schématismes et d’affectivité élémentale, se précipite et qu’apparaît un Zeit-punkt avec son hic et son illic. Aussitôt le contact apparaît-il qu’il se déschématise en rythme avec le tissu élémental qui le baigne. J’ai ainsi montré que sans les désaccordages des soins rien ne se phénoménaliserait pour personne. À condition qu’elles ne soient pas trop intenses ces interruptions sont corrélative de l’apparaître d’un ici/ présent perceptif. Sans cela, l’enfant et son environnement resteraient dans une symbiose sans dehors, situation que Richir nomme psychose transcendantale puisque dépourvu de facticité. La transposition de l’interfacticité transcendantale à l’interfacticité actuelle s’agence sur les cicatrices laissées par les défaillances et les heurts de l’Histoire transcendantale du sujet et de l’Einfühlung. Ce qui fait la singularité de chaque sujet, consiste dans les structures intersubjectives de significativité avec et sans autrui. Si les premières concourent à l’appropriation de la culture au travers de l’aire transitionnelle, les secondes relèvent du fantasme qui hante véritablement toute Sinnbildung. Richir a, selon moi, introduit la folie au cœur de son anthropologie, ouvrant ainsi la voie à une phénoménologie sans discontinuité, indifférente à la folie ou à la santé. La troisième Recherche consistait à déployer les ressources méthodologiques de la refonte richirienne de la phénoménologie à la refondation de la compréhension des expériences schizophréniques. D’autre part, il s’agissait de montrer comment l’étude des psychopathologies se situe dans l’œuvre philosophique de Richir. J’ai montré que, non seulement sa phénoménologie veut penser la maladie mentale en dehors d’une définition déficitaire, mais qu’elle situe la folie, l’indétermination, la discordance et l’abîme au cœur de l’anthropologie phénoménologique. Préférant fonder la vie phénoménologique sur la phantasía plutôt que sur l’intentionnalité perceptive, notre auteur nous a offert les moyens de penser l’humanité avant l’institution de ce qui constitue les attributs souverains du sujet moderne et rationnel de la philosophie. De cette manière il devient possible de faire l’anamnèse de l’Histoire
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transcendantale et d’en situer les accrocs dans une analyse génétique se repérant des constructions architectoniques. D’autre part, Richir utilise les ressources descriptives des expériences schizophréniques documentées par Binswanger et Artaud pour rendre compte d’effectuations phénoménologiques qui sont trop coalescentes pour le phénoménologue « bien portant » qui les examine. Cela ne signifie pas que l’expérience du philosophe est une nouvelle « norme » phénoménologique au regard de laquelle décrire la folie. Il s’agit plutôt d’observer les folies comme révélatrices de faits humains trop inchoatifs ou préréflexifs pour celles et ceux qui ne sont pas contraints de vivre avec la schizophrénie. Quand on procède à l’épochè phénoménologique hyperbolique, on n’a pas accès à une Sache selbst, on ouvre une faille dans l’empilement indécis des effectuations sédimentées en couches architectoniques. Lorsqu’on essaie d’exposer l’anamnèse de telle amorce de sens, on tire un fil de l’analyse statique, mais en tirant ce fil c’est toute la grappe qui vient avec, toute emmêlée. Il est alors très difficile de disséquer méthodiquement et pédagogiquement les différentes concrétions qui viennent au jour. La réduction architectonique s’enrichit de ce que j’ai appelé réduction psychopathologique. Cette dernière focalise l’attention sur les mouvements de Spaltung des amorces de sens, et leurs fixations, soit imaginaires au registre du Phantomleib, soit dans la sécession de la Leibhaftigkeit. Richir introduit un renversement de l’anthropologie phénoménologique, puisqu’il ne prend plus comme angle d’analyse la concordance (Übereinstimmung) mais la discordance dont l’excès et l’écart sont les seules attestations possibles. Nous avons vu, au long de notre chemin avec l’écriture phénoménologique de Richir, la proximité méthodologique qu’il construit avec la folie. L’enjeu étant, dès les années 1990, de reprendre le projet d’une psychiatrie phénoménologique à partir d’une refondation véritable de l’anthropologie. Richir fait le pari d’une fécondité mutuelle de la psychopathologie phénoménologique et de l’anthropologie phénoménologique. À cette époque, c’est le statut ambigu et sauvage de l’affectivité qui mobilise les recherches du philosophe. Il cherche alors à en élucider le caractère transgressif et tyrannique sur le plan anthropologique en même temps qu’il essaie de la tirer du carcan heideggerien. L’analyse de la manière dont Richir s’est emparé du matériel clinique de Binswanger et expérientiel d’Artaud révèle une rigueur épistémologique et éthique similaire à son travail proprement philosophique. Fait rare parmi les phénoménologues, Richir s’intéresse très tôt à la question
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de la folie. Dès 1992, il refuse d’assigner la personne souffrante à un échec de la subjectivité transcendantale ou à une inauthenticité du Dasein. Il traque les pièges métaphysiques, dénonce les stigmates des simulacres ontologiques et illusions transcendantales qui traversent également la phénoménologie philosophique et psychiatrique. Richir tente pour cela d’extirper chez Binswanger les restes « gâtés 1 » de sa fascination pour la pensée et la langue de Heidegger. L’étude de ces situations d’impasse de la vie phénoménologique permet de repérer, comme en négatif, les rapports relatifs de l’imagination, de la perception, de la phantasía, de l’affectivité et de la Leiblichkeit. Découvrant le moyen de penser comment la vie phénoménologique peut s’agencer entre les prises du Phantomleib, Richir nous offre des moyens inédits pour penser comment des personnes schizophrènes continuent à vivre, penser, et faire du sens malgré la présence du trouble. L’anamnèse de la Sinnbildung schizophrénique permet d’enrichir une phénoménologie des psychoses souvent monolithique, ne permettant pas de penser l’en dehors de la maladie. Il y a encore de la vie phénoménologique au bord de l’abîme de la folie, c’est cet enseignement crucial que la pensée richirienne nous invite à méditer. L’anthropologie de la folie qui s’ouvre à nous est marquée par l’espoir, celui que le sens peut toujours se faire, vaille que vaille, au milieu des ruines de la mélancolie ou de la tempête schizophrénique. En témoigne l’incroyable génie artaldien, qui continue à produire une pensée philosophique lumineuse dans la torture psychique et corporelle qu’il subit. Artaud, le meilleur phénoménologue de la schizophrénie écrit Richir en rendant hommage à son génie, nous offre les clefs descriptives et conceptuelles pour penser la Sinnbildung schizophrénique et ses conséquences pour ma modélisation de l’élément du contact. Notamment, il s’agissait de comprendre comment s’originent dans le délire des intentionnalités vides au régime du Phantomleib, afin de rendre compte à la fois de l’énucléation de la Leiblichkeit et son retournement comme à l’extérieur. La nouveauté de la pensée phénoménologique de Richir est de donner corps à la pensée et à la formation du sens (Sinnbildung) au croisement de l’affectivité, de la corporéité et de la phantasía. Ce modèle de compréhension offre l’opportunité de penser à nouveaux frais la catastrophe subjective que constitue la Wahnstimmung de la schizophrénie naissante. Si nous 1. Richir M. & Carlson S. (2015), L’écart et le rien, op. cit., p. 231.
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avons vu comment la Spaltung du Phantasieleib entraîne son atmosphérisation, comme à l’extérieur en apparences perceptives désormais figées en significations éparses et proprement hallucinatoires, ce modèle permet de penser du même mouvement l’extrême vulnérabilité dans laquelle est laissée la corporéité désaffectée du malade, soumise de plein fouet aux revirements impensables du champ phénoménologique archaïque. Richir propose par ce biais une définition tout à fait originale de la Spaltung qui va prendre, à la fin de son œuvre, une place capitale dans le renouvellement de l’anthropologie phénoménologique. Les années 2000 marquent, on le sait, le tournant imaginaire de Richir consistant dans la substitution méthodique du registre de la phantasía à celui de la perception et l’ouverture du chantier immense de l’anthropologie d’homo imaginans 2. Il apparaît alors de plus en plus difficile de différencier quantitativement ou qualitativement ce qui relève d’une expérience normale ou d’une expérience pathologique. Cela confirme la réussite du programme de refondation anthropologique des psychopathologies et répond à l’agenda philosophique que Richir s’était donné. Cependant, sur le plan clinique il apparaît utile d’explorer en détails et en nuances les espaces frontaliers que Richir a repérés. Dans un geste que nous pourrions rapprocher de celui de Claude Bernard en physiologie 3, Richir refuse de positionner un saut qualitatif entre le normal et le pathologique. Si l’on veut radicaliser la perspective richirienne, nous dirions qu’il n’y a pas de psychopathologie ! La folie n’est qu’une configuration de la Sinnbildung, et qui n’a d’autre « réalité » que ses agencements matériels et concrets au sein de l’institution symbolique de la société et de la langue. Il y a la vie phénoménologique qui peut se retrouver dans l’impasse et la souffrance quand elle ne permet plus la liberté du sens et le contact avec ce qui le nourrit. Henri Ey, figure tutélaire de la psychiatrie française du xxe siècle, définissait la psychiatrie comme médecine appliquée aux pathologies de la liberté 4. Dès lors, la distinction du normal et du pathologique ne se rapporte pas à une qualité essentielle, mais au retentissement fonctionnel au sein des agencements indistincts du registre phénoménologique et du registre symbolique. Avec Richir c’est la liberté (le libre jeu) du sens se faisant qui est entravée dans la maladie. Ce qui fait maladie c’est la 2. Schnell A. (2015), La déhiscence du sens. op. cit., p. 235-245. 3. Bernard C. (1877), Leçons sur le diabète, et la glycogenèse animale, Paris, Bailliere. 4. Ey. H., Bernard P., Brisset C. (1989), Manuel de psychiatrie, 6e éd., Paris, Masson.
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restriction des possibilités de jeu et de résonance avec la communauté asubjective du sens qui continue à se tisser dans l’élément du contact. Le transcendantal, où la percée richirienne nous conduit, ne relève plus des effectuations d’une subjectivité pure et constituante dont il faudrait décrire les actes constitutifs ou les échecs, mais un « registre » d’où le sens se fait, d’abord de manière anonyme et où le soi et l’autre n’apparaissent que dans une sorte d’après coup. C’est en ce sens, que le Phantasieleib d’autrui m’est passible, de Phantasieleib insituable à Phantasieleib insituable. Il ne peut donc pas y avoir d’intuition eidétique ici, il n’y a que le sentiment flou d’une présence toute proche. Ce champ, en lui-même non essentialisant mais nourricier, est un transcendantal que je voudrais penser chthonien 5 ou rhizomatique, dont l’anamnèse consiste à suivre les trajectoires de la déhiscence d’amorces de sens. Quand efflore le sens, son fondement reste dans une profondeur qui est comme celle de la masse terrestre. Ces rhizomes résonnent par proximité et sans limite. Le transcendantal qu’il s’agit dès lors de soigner est un espace intermédiaire dont la frontière est partout et l’État (souveraineté de l’Un) nulle part, structuré d’un schématisme charnel an-archique et a-téléologique. Cherchant une épistémologie phénoménologique pour la psychiatrie, je découvre une anthropologie presque inhumaine et, paradoxalement, humanisante. Avec elle, le continent d’une phénoménologie de la folie, qui n’est pas une phénoménologie des fous, ou encore des psychoses. C’est une phénoménologie depuis la folie, celle des humaines et des humains, celle de l’enfance, du rêve et de la symbiose 6. Il faudra désormais penser, grâce aux outils que nous avons acquis, comment et dans quelles conditions le sens, et l’ipseité qui lui est 5. Selon l’expression géniale de Donna J. Harraway. Voir l’introduction de Harraway D. (2016), Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press. 6. Je rejoins ici la proposition de Wouter Kusters d’une philosophie de la folie. Cet auteur, philosophe et linguiste ayant traversé l’expérience de la folie, propose de mener à la fois une philosophie des psychoses et d’examiner la psychose de la philosophie. Il y critique à très juste titre la dimension normative de la phénoménologie. Il faudrait examiner si la proposition de refondation de la psychopathologie que je propose peut constituer une réponse à la critique que W. Kusters adresse à la phénoménologie. La découverte trop tardive du travail de cet auteur me contraint à différer à plus tard cette discussion. Voir Kusters W. (2020), A Philosophy of Madness. The experience of psychotic thinking, Cambridge, MIT Press.
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coalescente, peut se relancer malgré la maladie. Cette nouvelle donne nous permet-elle de penser le soin ou le rétablissement des personnes vivant la schizophrénie ? Le concept de rétablissement 7 fait référence dans la littérature contemporaine à l’expérience d’un équilibre personnel retrouvé malgré la maladie, ainsi qu’une capacité à pouvoir se réapproprier un sens de soi et des normes propres à la personne concerné. Le rétablissement « expérientiel » se distingue de la rémission symptomatique ou de la guérison définits selon des normes externes (celles du médecin). Le rétablissement est associé à la « reconstruction durable d’un sens du soi en tant qu’agent actif et responsable 8 ». Dans ce sens, le rétablissement ne concerne pas directement l’évolution de la maladie mais le destin de la personne 9. Ce processus ne signifie donc pas nécessairement la disparition de la maladie, mais la capacité d’une personne à ré-ancrer sa vie dans ses possibilités propres, dans ses valeurs et à se réintégrer activement dans la communauté 10. Jusqu’à présent, la phénoménologie s’est attachée à décrire ce qui de l’humain se trouble dans la maladie, par-là, elle a cherché à participer à une anthropologie phénoménologique, c’est au fond l’objet de ce présent livre. Des concepts descriptifs tel que l’anomalie du Self minimal, l’autisme ou l’hyper-réflexivité permettent d’affiner notre compréhension de l’expérience vécue des personnes concernées, mais nous laisse les mains vides quand il s’agit de penser le soin à leur apporter. La refonte et la refondation de la phénoménologie dont Richir a donné le coup d’envoi offre les outils méthodologiques pour dépasser cette critique légitime du mouvement phénoménologique en psychiatrie. Les recherches à venir devraient à mon avis se diriger dans la direction d’une phénoménologie du soin et du rétablissement. Une voie parmi d’autres consiste à explorer les implications d’une phénoménologie de la Leiblichkeit et de la Phantasía sur le processus psychothérapique 7. Traduction du terme recovery. Si le rétablissement est désormais un concept que dont s’est emparé la littérature psychiatrique, et quelques auteurs d’inspiration phénoménologique comme Larry Davidson, Paul Lysaker ou Bernard Pachoud, ce terme est issu des mouvements d’usagers et de survivants de la psychiatrie aux États Unis. 8. Davidson L & Strauss JS. (1992), « Sense of self in recovery from severe mental illness » British Journal of Medical Psychology 65 (2), 131-145. 9. Davidson L. (2003), Living outside mental illness. Qualitative studies of recovery in schizophrenia. New York, New York University Press. 10. Pachoud B. (2012), « Se rétablir de troubles psychiatriques : un changement de regard sur le devenir des personnes » L’information psychiatrique 88 (4), 257-266.
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individuel. La psychothérapie de « soutien » trouve avec la phénoménologie que nous avons déployé ses lettres de noblesse. Il s’agit de retrouver dans la rencontre le giron du sens, et de là, un sol suffisamment solide pour l’existence. L’apport de la pensée de Winnicott à la phénoménologie permet de penser la préoccupation « suffisamment bonne » de la présence soignante pour que la patiente ou le patient puisse gagner progressivement la force interne pour se porter seul en l’absence d’autrui. La fécondité de l’aventure du sens ne peut s’espérer qu’en aménageant un espace de holding suffisamment stable pour la maturité d’une confiance transcendantale. En aménageant cette psychothérapie de soutien pour le soin psychothérapique des schizophrénies, le thérapeute doit engager son propre Phantasieleib. Non pour interpréter avec brio, mais d’abord pour participer en chair et en os du sens qui peine à naître et l’aider à grandir. Il s’agit de prêter la Leiblichkeit du Leib à la pensée de l’autre. Si la psychothérapie des psychoses sévères est littéralement épuisante c’est que « le sujet psychotique est malgré lui conduit à “emprunter” à l’Innenleiblichkeit de l’autre pour se “refaire” une Leiblichkeit ; il y a donc, dans la rencontre, un impalpable effet de “pompage de Leiblichkeit” qui est immédiatement ressenti comme pénible 11 ». Winnicott écrivait pour sa part que « la folie, c’est ne pas pouvoir trouver quelqu’un qui vous supporte 12 ». Et c’est ainsi par le passage, au plus profond de l’Innenleiblichkeit, que le thérapeute peut prêter la chora de sa chair à une véritable dialyse du sens. L’accueil de l’autre en psychothérapie des schizophrénies à quelque chose de littéral, bien que tout le danger réside dans le tact à conserver pour que cet accueil ne vire pas à la symbiose et la dissolution d’une ipseité naissante dans un environnement qui répondrait à tous ses besoins. Accompagner l’aventure du sens se faisant rejoint dès lors le soutien primaire du vivre incarné pour qu’une histoire transcendantale puisse enfin s’y amorcer et y germer. D’autre part, la reconfiguration architectonique proposée par Richir permet de mettre en vue les transpositions architectoniques fécondes ou celles qui sont en impasse et se clivent sans possible transpassibilité ou transpossibilité aux registres symboliques. L’ouvrage pionnier de Joëlle Mesnil insiste à cet égard sur l’intérêt d’un diagnostic architectonique, « une telle évaluation 11. Richir M. (2000), « Stimmung, Verstimmung et Leiblichkeit dans la schizophrénie », op. cit., p. 64. 12. Winnicott D.W. (1988), Conversations ordinaires, Paris, Gallimard, p. 120.
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s’inscrit dans un cadre architectonique sans lequel le thérapeute ne sait pas comment il doit travailler, ce qu’il doit faire 13. » L’attirail théorique richirien peut dès lors nous servir de grille de lecture pour ne pas se perdre dans les méandres du labyrinthe d’air 14 décrit par István Fazakas. Ces points d’appui 15 n’ont rien d’une structure fixe mais sont des guides phénoménologiquement construits qui n’ont d’utilité que pour le repérage de différentiels institutionnels. Il s’agit bel et bien de soigner les institutions et en premier lieu celle du langage pour assister la phénoménalisation du sens au registre de la langue. Non qu’il faille à tout prix dire, mais que le soin consiste à se donner les moyens d’inviter le sujet schizophrène à cohabiter avec le thérapeute et ses proches au sein de structures de significativité partagées. Le travail consistant à essayer en vain de symboliser ce qui a chaque fois se dérobe à la symbolisation peut trouver une voie de résolution dans la construction de significations hybrides capables de performer le langage pour redonner lieu à une fonction poétique de la langue 16. Dans son écoute attentive, le thérapeute met en jeu sa Phantasía perceptive à même d’entendre autre chose que ce qui est dit. Cette fonction poétique peut alors participer à remettre en jeu les amorces de sens en effigie ou en sécession des phantasiai-affection qui ordinairement les animent. Une seconde dimension des recherches phénoménologiques concerne la fonction thérapeutique des institutions collectives. L’hôpital, la famille, le « corps social » sont des espaces qui peuvent certes participer de l’aliénation (que Francisco Tosquelles appelle aliénation sociale, à distinguer de l’aliénation psychopathologique) mais peuvent, dans certaines conditions, soutenir la relance des processus transcendantaux de la phénoménalisation. Il s’agit de concevoir des dispositifs humains et non humains qui, par leur structure institutionnelle factice et les jeux qu’ils permettent, peuvent servir de prothèse et de sol à la remise en vie de la Sinnbildung et dès lors à la relance des processus d’institution de l’ipseité qui ont été précarisés par la maladie. 13. Mesnil J, op. cit., p. 235. 14. Fazakas I. (2020), « Le Labyrinthe d’air. La structure des fantasmes dans l’anthropologie phénoménologique de Marc Richir. » op. cit. 15. Mesnil J, op. cit., p. 235 16. Voir à ce propos Cermolacce M, Despax K, Richieri R, Naudin J. (2018), « Multiple Realities and Hybrid Objects : A Creative Approach of Schizophrenic Delusion. » Front Psychol. 13 ; 9:107.
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Dans quelle condition l’Innenleiblichkeit en instance d’effondrement peut-elle être soutenu, du dehors, par un exosquelette institutionnel, maillé de lieux, de règles, de relations, de promesses et de souvenirs. Par ailleurs, comment un collectif institutitonnel concret peut-il faire prothèse, fût-elle fragile, aux effectuations transcendantales défaillantes ? Il faudra étudier comment les personnes qui ont fait l’expérience de la catastrophe schizophrénique peuvent trouver des « trucs » comme dit Jérôme Englebert 17 qui les tiennent et comment le processus d’institution concrète peut soutenir un rétablissement de l’ipséité 18.
17. Englebert J. (2021), « Le “soi territorial” : propositions théoriques à partir d’une compréhension phénoménologique de la schizophrénie ». L’Évolution Psychiatrique 86 (4), p. 693-702. 18. Les questions connexes du rétablissement de l’ipseité et les soins institutionnels feront l’objet de mon prochain livre.
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Table des matières
Préface, par István Fazakas ................................................................................... 5 Introduction .............................................................................................................. 19
Première Recherche Psychopathologie et le problème de l’intersubjectivité transcendantale. D’une anthropologie compréhensive à une dimension élémentale du contact I. Fonder une psychopathologie phénoménologique : enjeux et écueils ................................................................................................ 37 II. Intuition, imagination et empathie chez Husserl et Jaspers : du paradoxe de l’intersubjectivité en phénoménologie ................. 43 III. Intersubjectivité et Einfühlung chez Husserl ..................................... 53 Einfühlung, corporéité et expression – à propos du débat Erdmann, Lipps et Husserl ............................................................................... 59 L’ Einfühlung et le statut de l’analogie chez Husserl et la nécessité d’une radicalisation de la réduction phénoménologique ......................... 65 IV. Phantasía, Leiblichkeit et intersubjectivité transcendantale ....... 85 V. Prolégomènes d’une dimension élémentale du contact – Facticité et Intercorporéité du sens .................................................. 107 Phénoménologie transcendantale et anthropologie chez Husserl et Richir ...................................................................................... 107 Merleau Ponty : anthropologie du sauvage et la chair du sens ............................................................................................. 126
Deuxieme Recherche Refondation de la phénoménologie chez Marc Richir. Vers une anthropologie asubjective du contact I. Marc Richir et le projet de refondation de la phénoménologie ................................................................................. 143
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Phénoménologie et Schizophrénie
II. L’expérience du penser et la générativité du sens .......................... 155 III. Du problème de l’affectivité et de son attestation, prémisses à l’étude des psychopathologies chez Marc Richir ....................... 181 IV. Leiblichkeit et schématismes transcendantaux de la phénoménalisation ............................................................................ 203 V. Pour une Histoire transcendantale de la confiance ...................... 217 VI. Interfacticité transcendantale et l’Histoire transcendantale de l’Einfühlung ............................................................................................... 251
Troisième recherche Schizophrénie et phénoménologie : penser au bord de l’abîme I. Folie comme révélateur de l’anthropologie phénoménologique transcendantale : du statut de la Spaltung en phénoménologie ................................... 289 II. Destin, vie et mort phénoménologique dans la schizophrénie : Richir lecteur de Binswanger .................................................................. 315 Cas Gerda ........................................................................................................... 317 Cas Jürg Zünd ................................................................................................... 322 Cas Lola Voss ..................................................................................................... 329 III. Pensé et corporéité schizophrénique : Artaud phénoménologue .......................................................................... 347 Note à la Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants .............................................................................................. 351 Lettre du 17 février 1932 .............................................................................. 353 Lettre du 19 février 1932 .............................................................................. 358 IV. Délirer et halluciner la Sinnbildung .................................................... 369 V. D’une épistémologie sensible de la rencontre ................................. 393 Conclusion .............................................................................................................. 403 Bibliographie .......................................................................................................... 419
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Remerciements
Ma reconnaissance va à l’Equipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (EA 3051) de l’Université de Toulouse Jean Jaurès, à l’Institut für Transzendentalphilosophie und Phänomenologie de la Bergische Universität Wuppertal, à l’Association pour la promotion de la phénoménologie, aux Archives Marc Richir, au Centre Hospitalier Universitaire de Toulouse et au Centre Psychothérapique Philippe Pinel qui ont constitué un cadre indispensable à l’avancée de mes recherches philosophiques et psychiatriques. Ces travaux ont bénéficié du soutien du collège doctoral franco-allemand « Philosophies européennes contemporaines sur l’axe franco-allemand » de l’Université Franco-Allemande.
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Dans la même collection
Gozé Tudi, Expérience de la rencontre schizophrénique. De la bizarrerie de contact, 2020. Englebert Jérôme et Cormann Grégory, Le cas Jonas. Essai de phénoménologie clinique et criminologique, 2021. Wykretowicz Hubert, La sentinelle silencieuse. Recherches phéno méno logiques sur l’incarnation de l’esprit et perspectives cliniques, 2021. Noë Alva, Hors de nos têtes. Pourquoi vous n’êtes pas votre cerveau, et autres leçons de la biologie de la conscience, traduit par F. Moinat et L. Bardet, 2022. Zielinski Agata, La perte de l’évidence humaine. Phénoménologie de la relation en situations extrêmes, 2022. Dupuis Michel, Existence et significativité. Six études, 2023.
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