Traité de l'Amour-Fou 2367250464, 9782367250465

Michel Clouscard (1928-2009) est un sociologue et philosophe français, proche du parti communiste, professeur de sociolo

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French Pages [277] Year 2013

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Table of contents :
1.Préface traité de l_amour fou
2.Acte1.chap1
3.Acte1.Chap2
4.Acte2.Chap1
5.Acte2.Chap2
6.Acte3.Chap1
7.Acte3.Chap2
8.postface + sommaire
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Traité de l'Amour-Fou
 2367250464, 9782367250465

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MICHEL CLOUSCARD

TRAITÉ DE L'AMOUR-FOU

Collection dirigée par Alain SORAL

KONTRE KULTURE

www.kontrekulture.com

NOTE LIMINAIRE

MODE D'EMPLOI

Ce Traité de l'amour-fou est à deux entrées. On peut passer par la préface ou bien la contourner pour entrer dans le vif du sujet. La préface est d'ordre didactique et philosophique. C'est qu'une méthodologie ne peut se satisfaire de métaphores. Il s'agit d'un «traité», de connaître, de reconnaître, l'amour et non de l'exprimer, de le chanter. Toute une armature conceptuelle doit étayer cette méthodologie. Mais le lecteur qui n'est pas philosophe ou bien qui est impatient d'en venir au discours de l'amour peut cependant en faire l'économie (ainsi que de la postface). C'est que l'amour porte en lui sa propre logique, Notre traité n'est que le déploiement, la révélation de cette logique immanente. Nous ne ferons que recréer l'existence del' amour (sa naissance, sa durée, sa fin). Ce traité, c'est l'amour-fou qui se raconte. Suivre l'amour, c'est un autre discours de la méthode. 5

PRÉFACE

LA MÉTHODOLOGIE

La méthodologie - car méthodologie il faut - qui doit permettre d'accéder à la connaissance de l'amour-fou va se constituer à partir d'une critique radicale, celle des consensus, dogmatisations, vulgates qui recouvrent notre champ culturel. Cette méthodologie s'inscrit dans une tradition critique et réflexive qui n'est pas une simple dénégation mais q4i est déjà une élaboration conceptuelle, une « dé-construction ». Celle-ci va consister tout d'abord à repérer et à isoler les fondements des systèmes culturels dominants pour ensuite les « retourner », c'est-à-dire reconstituer la réalité cachée par l'usage idéologique. Nous aboutirons ainsi aux trois essentielles résolutions de notre méthodologie, résolutions au sens de solutions, réponses critiques et réflexives. Nous allons tout à la fois les énoncer en leur déconstruction spécifique et les organiser en un ensemble méthodologique:

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J 1° penser autrement, c'est-à-dire récuser radicalement les systèmes culturels dominants ... 2° pour ainsi dévoiler le non-dit de ces discours consensuels en faisant apparaître le moment originel, le phénomène décisif, l'avènement historique qui ont fait notre civilisation, notre être conscient et inconscient, tout ce qui est magistralement« oublié », non su de notre intelligentsia ... 3° pour alors, grâce à cette clé de la connaissance, révéler de l'amour tout ce que ces discours« culturels», pour exister, doivent ignorer, occulter; pour dire del' amour ce qui ne doit pas être dit, ni même imaginé, et qu'il n'est pas un ineffable situé dans l'au-delà, la transcendance et le mystère, mais une réalité encore méconnue, à dévoiler, conceptualisable. Penser autrement? C'est tout d'abord renvoyer dos à dos les deux aliénations, réifications de la pensée qui auront caractérisé notre époque et recouvert la quasi-totalité du champ culturel 1 • Il s'agit, d'une part, du consensu~,.du libéralisme social libertaire, et, d'autre part, de la dogmatisation du marxisme-léninisme, le double recul de la pensée critique et réflexive. Ces deux ensembles idéologiques se sont disposés selon une relation d'engendrement réciproque. Comme il y a eu une course aux armements, il y a eu une course à la dogmatisation, à la réification de la pensée car celle-ci devait être. soumise aux « nécessités » de l'affrontement politique. Ainsi le stalinisme a « récupéré » la révolution d'Octobre comme le libéralisme (social libertaire) a « récupéré» la Révolution française, les droits de l'homme. Penser autrement, c'est ensuite (en tant que correction des errements idéologiques) établir toute une philosophie de la praxis, au sens large du terme, étymologique. Praxis l. Cf. essenriellemenr: De f(I modernité •· Roitssea,, ou Sartr·". , Édi"c1·0 ns soc1a · 1es, pans · 1985 .

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alors signifie « action, et notamment, action ordonnée vers une certaine fin». Nous pouvons ainsi reprendre et subsumer l'acception marxiste « ensemble des activités humaines susceptibles de transformer le milieu naturel ou de modifier les rapports sociaux». Toute notre recherche a eu l'ambition de développer une philosophie de la praxis qui recouvre l'action collective et l'action individuelle, l'histoire macro-sociale (des sociétés) et l'histoire micro-sociale (des individus). 2 Cette formulation va sans doute paraître ésotérique (mais nous l'expliciterons tout au long de ce traité) : nous avons voulu établir la relation historique et dialectique .de !'intersubjectivité et des rapports de production. Alors que les autres philosophies reposent sur d'irréductibles catégories d'exclusion réciproque (sensibilité et raison, par exemple), nous avons cherché à établir l'engendrement réciproque des contraires. Cette philosophie de la praxis permet de repérer un moment essentiel de l'histoire universelle, ce qui est même le tournant de l'histoire3 • Elle va faire apparaître (selon des modalités explicitées tout au long de ce traité) le moment originel de notre culture, ce qui est le non-dit, l'immense impensé de toute... la culture. Ce moment est d'une importance capitale: il marque à la fois la rupture avec le Vieux Monde et le commencement de notre histoire, celle de la société de classes. Lhumanité sort de la répétition entropique. C'est qu'il s'agit, et nous ne craindrons pas une formulation qui peut surprendre car elle va à l'encontre de certains entendus de l'ethnologie (nous la justifierons tout 2. Cf. la lisre de nos livres, en tête de cet ouvrage. 3. Cf. essentiellement L'È.rn et k cotk. En particulier la p roducàon de Lévi-Strauss.

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au long de ce traité) ; de la révolution qu' esr l'exogamie monogamique féodâle. Explicitons s01n1nairement cette terminologie. Exogamie : « Règle interdisant de choisir son conjoint à l'intérieur d'un groupe auquel on appartient soi-même. » Monogamie : « Système dans lequel l'homme ne peut épouser à la fois qu'une seule femme, et la femme un seul homme. » Ce qui veut donc dire, et ce constat est plus qu'une tautologie, la négation de l'endogamie et de la polygamie. C'est un total renversement historique. Il ne s'agit de rien moins que des origines de la famille nucléaire qui caractérise notre « modernité». Il s'agit aussi de l'énorme impensé (et lorsqu'il est approché c'est en contre-sens) de la production néo-kantienne - le support philosophique . du libéralisme social-libertaire - et de la dogmatisation du marxismeléninisme. De même qu'à un certain niveau du savoir on a pu accéder à la notion de« révolution néolithique», une détermination décisive dans l'histoire de l'humanité et pourtant longtemps passée inaperçue, nous proposerons cette «découverte»: la révolution qu'est l'exogamie monogamique, celle qui a décidé de « l'Occident », de son identité. Il y a révolution, révolution exogamique, lorsque certaines conditions historiques peuvent s'organiser en un ensemble synthétique, lorsque, plus précisément, le procès de production féodal permet d'identifier le passage de l'endogamie à l'exogamie et le passage du tribal à la société de classes. La loi révolutionnaire est celle -de l'engendrement réciproque. Chaque modalité du passage ne peut se réaliser que par l'autre. Ainsi se constitue un ensemble sup~rstructural qui est le

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moment originel de notre civilisation, la substance de notre culture, le référentiel inconscient de son discours. Mais alors, n'est-ce pas curieux, étrange, bizarre - et combien révélateur - que ce fondement étymologique soit passé inaperçu ou considéré comme subsidiaire, que toute la culture moderne - qui est pourtant celle des disciples des maîtres du soupçon (Marx, Nietzche, Freud), celle des inventeurs des sciences humaines, celle de · la triomphante ethnophilosophie, celle des spécialistes du dévoilement du caché et de l'inconscient - n'ait même pas soupçonné l'essentiel, le plus important, et puisse prétendre cependant l'avoir cherché et révélé ? La .,..-. découverte de la révolution de l'exogamie monogamique féodale ne rend-elle pas alors obsolète cette connaissance néo-kantienne 1, de même que la découverte·du cogito a rendu caduc le thomisme ? .. _ . Mais ce n'est qu'au niveau de la troisième résolution, proposition, que cette exogamie monogamique va pleinement révéler toute sa portée révolutionnaire et gnoséologique. C'est la résolution la plus décisive de notre méthodologie, celle qui permet d'en venir au vif du sujet, d'énoncer la problématique même de ce traité. De même que la philosophie de la praxis permet de révéler l'immense impensé de notre culture, l' ~xogamie monogamique, nous prétendons que celle-ci permet de révéler la structure, la trame du mythe de Tristan et Yseult. Elle est l'infrastructure de ce mythe. Celui-ci se développe en tant que généalogie de l'exogamie monogamique féodale. Il se construit, architecturalement, en tant .que processus d'institutionnalisation de ce système de la parenté. Ce mythe de Tristan et Yseult a toujours été uniquement considéré comme le mythe, par excellence, de l'amour-fou,

l total, absolu, un modèle parfait. Eh bien, nous prétendons que ce mythe exprime, simultanément, l'implantation de rexogamie monogamique et le surgissement de l'amour-fou. Nous venons de faire apparaître ce qui sera la problématique même de notre traité: que peuvent être alors les rapports de r exogamie monogamique et de l'amour-fou, étant bien précisé, fabuleux paradoxe, que cet amour-fou n'est pas celui des époux? Nous voulons montrer qu'il existe une « causalité structurale», un rapport de cause à effet mais selon des raisons qui surdéterminent les deux termes. Nous voulons établir, même, que l'implantation de l'institution et le surgissement de l'amour-fou s'organisent en un ensemble cohérent, celui qui. est nécessaire pour en finir avec le Vieux Monde et pour engendrer notre histoire, notre modernité. Nous ferons alors apparaître la raison de l'impensé, du non-dit, du non-su: un tel moment, d'une importance aussi décisive, constitue notre inconscient, celui de la culture de classe. Cette nouvelle mise en situation permettra de reconstituer toute une généalogie de l'amour-fou, absolument inédite. Notre investigation polémique et analytique nous a permis d'expliciter les trois résolutions gnoséologiques nécessaires à la connaissance de l'amour-fou. Celles-ci ne sont autres que les fondamentales acquisitions de notre philosophie de la connaissance et de notre philosophie politique. La connaissance de l'amour-fou n'est que leur ultime déploiement, conséquence, effet. Ces trois propositions devaient être tout d'abord proposées en leur surgissement critique, de la manière la plus formelle et systématique. C'est notre énonciation du début: 1° penser autrement ... 2° pour faire apparaître le phénomène historique jusqu'à

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maint nant imp nsé, cach ', in t rdit qui st à l'origjn de notre conscience et de notre inconscient ... 3° pour ainsi révéler de l'amour ce qui n'a jamais écé die. On doit ensuite concrétiser ces propositions, selon un triple réalisme, réalisme méthodologique radical : 1° accéder à la philosophie de la praxis .. . 2° permet de révéler la révolution de l'exogamie monogamique féodale ... 3° celle-ci s'investissant dans le mythe de Tristan et Yseult autorise tout un nouvel éclairage, décodage, celui qui autorise de conceptualiser l'amour-fou. Nous pouvons maintenant proposer, comme conclusion de cette préface, le plan du livre. Le discours démonstratif- le traité en tant que tel- se disposera en trois actes, trois parties, les trois moments del' existence del' amour-fou - sa naissance, sa durée, sa fin - les trois ·étapes de sa conceptualisation, de sa raison d'être. L ensemble se disposera selon une phénoménologie et une logique. La phénoménologie reconstitue la série causale en fonction d'une finalité (c'est la phénoménologie de la praxis) . La logique est une réflexion critique sur les acquis de la phénoménologie (c'est la logique de la praxis).

ACTEI

LE COMMENCEMENT: COMMENT L'AMOUR PEUT-IL NAÎTRE?

I

LES CONDITIONS DU COMMENCEMENT: LES ORIGINES DE LA FÉODALITÉ ET LA RAISON DE L'HISTOIRE D'AMOUR

À. LES PRÉDÉTERMINATIONS PROGRESSISTES: LA NAISSANCE ET LA RECONNAISSANCE DE L'AUTRE EN TANT QUE PASSAGE DE LA TRIBU ET DE L'ENDOGAMIE À lA SOCIÉTÉ DE CLASSES ET À L'EXOGAMIE MONOGAMIQUE .

1. COMMENT LE MYTHE DE TRISTAN ET YSEULT RÉSOUT '-

LA PROBLÉMATIQUE DU COMMENCEMENT

Comment ça commence, l'amour-fou ? Quelles sont ses origines ? À quelles conditions peut-il apparaître ? La réponse - méthodologique - du mythe de Tristan et Yseult pourrait être comparée au syllogisme. Elle propose tout d'abord des prémisses puis une conclusion. Elle établit tout un conditionnement général qui sera antérieur à l'histoire de l'amour-fou en tant que telle. Ces prémisses

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ontier\nent déjà tous l s élétnents de la conclusion mais sans l'éno1\cer. Cette conclusion n'est qu'une explicitation en plus, 1nais selon une autre modalité d'expression, une autre catégorisation, et cette opération est légitimée dans la n1esure où elle ne dépasse jamais les conditions originelles, sans ja1nais faire intervenir un terme extérieur, un « deus ex n1 achina » quelconque - destin, grâce, chance, arbitraire, etc. - mais en apportant, en créant, une autre réalité que les I



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prem1sses n enonça1ent pas. Les prémisses disent les conditions générales de la naissance de l'amour-fou. La conclusion sera l'histoire d'amour en tant que telle.

2. L'AMOUR-FOU, ÇA COMMENCE AVEC LA FAMILLE À L'ENVERS a. La famille « modèle » - Définition formelle

a) Sa généalogie Les prémisses - les conditions générales - commenc~nt par la mise en scène de « la famille à l'envers ». C'est le commencement du commencement. Cette métaphore désigne une notion d'une importance capitale - pour l'amour-fou - et totalement méconnue. Aussi, avant de montrer la naissance de la famille à l'envers dans et par le mythe, devons-nous en proposer une définition formelle et abstraite, celle de sa généalogie. N'est-ce pas le problème : pourquoi à l'envers, et comn1ent ? Cette généalogie, en son principe, est la fin de la famille consanguine - de tous les systèmes de la parenté fondés sur les liens du sang. On sait que ces systèmes sont innombrables et que leur prolifération et diversification recouvre l'histoire

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de l'humanité. Ces systèmes proposent des déterminismes fondamentaux, historiques, sexuels, affectifs, socioéconomiques, etc. La famille à renvers n'étant pas fondée sur les liens du sang est la famille qui permet d, échapper à tous ces déterminismes biologico-sociaux et, au-delà de ces modalités, à la fatalité. C'est le règne de la liberté. Le fils choisit père et mère. Et ceux-ci choisissent aussi ce fils. La préférence est réciproque. La généalogie de la famille à l'envers est faite de trois moments.C'est d'abord le triomphe des« affinités électives »: « parce que c'était lui, parce que c'était moi». Le choix est absolu. Mais il ne s'agit pas là d'un caprice, d'un fantasme. Ces affinités électives veulent la durée, l'organisation de cette durée. Elles peuvent devenir fortes au point de devenir filiations spirituelles. Alors elles se substituent aux liens du sang pour accomplir le rôle et la mission de la famille. Mais ce qui est le plus déterminant, le plus décisif, c'est que cette famille idéale veut et peut devenir une famille réelle. On ne saurait trop insister sur l'importance de ce « transfert ». En effet, il ne s'agit plus, alors, d'un élitisme de circonstance, accidentel, local, marginal, cas d'espèce, d'une situation passagère due au hasard ou à la chance et qui disparaît très vite, engloutie par l'institutionnel. Au contraire: la famille à l'envers - celle qui est en dehors des liens du sang - s'achève et s'accomplit par l'institutionnel, la généralité, la loi. Se révèle alors l'essentiel, le structural, le sens de cette famille à l'envers, son prodigieux pouvoir démiurgique, celui de changer le monde. C'est l'existentiel, en son étymologie, en sa spontanéité, en son effervescence qui veut, qui désire

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- pour se réaliser~ pour passer de la puissance à l'acte _ l' institution11el, la famille, le système de la parenté. Le désir veut, désire l'institution, pour être durée, pour garantir cette durée. Il s)agit donc d'une situation unique, celle où le désir crée son institution, celle des conditions de son existence. Et ce désir est tel que pour être, il a le pouvoir de se défaire de l'ancien système de la parenté - celui qui est fondé sur les liens du sang, celui de la préhistoire - pour refaire· le monde, · abolir ce Vieux Monde en créant un nouveau système de la parenté, celui qui est fondé sur les filiations spirituelles. Quel parcours: des affinités électives qui deviennent filiations spirituelles pour accéder à l'institutionnel et pour devenir système de la parenté! Tel est le sens du désir créé par la famille à l'envers. Ce constat est fondamental. Nous tenons déjà la clé de la connaissance de ce qui va devenir amour-fou.

b) Le meilleur modèle de la plus belle utopie Cette famille à l'envers n'est-elle pas l'expression de l'utopie, de la plus belle des utopies, celle qui les synthétise toutes, l'utopie des utopies ? Cette utopie, réalisée par les trois étapes de la famille à l'envers (affinités électives, filiations spirituelles, système de la parenté) n'est-elle pas la réponse à ce rêve des rêves : Peut-on choisir ses parents? Oui. Peut-on dépasser l' œdipe? Oui. A-t-on le droit de le faire ? Oui. Excusez du peu. N'est-ce pas l'utopie la plus parfaire, celle qui reprend le rêve d'amour universel, institutionnalisé, reproduit par la famille idéale ? Eh bien, cette utopie, cette famille modèle, pour la

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première fois dans l'histoire du monde le mythe de Tristan et Yseult l'exprime et l'accomplit en sa perfection. b. Le mythe de Tristan et Yseult comme réalisation du modèle, historicisation de l'utopie

Tout mythe, c'est devenu une banalité de le dire, exprime à la fois l'histoire et l'universel. Tout mythe est daté. -Ainsi les mythes des primitifs, les mythes grecs, les mythes de la modernit~, etc. Toute culture, civilisation, constat . banal, propose une mythologie qui tend à l'universel mais d'un point de vue particulier. Le mythe de Tristan et Yseult est un mythe féodal: ' il exprime les déterminations institutionnelles et les modalités d'expression et de réalisation de la féodalité. Mais nous prétendons qu'il est le mythe féodal par excellence - -le mythe de la féodalité - et cela parce qu'il exprime au mieux l'universel, en son double mouvement, d'abord celui de la généalogie de la famille à l'envers (toute une création et un cheminement) ensuite celui de l'achèvement institutionnel, l'exogamie monogamique qui sera le référentiel structural de cette féodalité. Ainsi ce mythe représente une rupture totale, sans précédent, sans équivalent, avec toutes les mythologies fondées sur les liens du sang, celles du Vieux Monde, mais aussi avec toutes les « formations sociales particulières » qui peuvent présenter certaines ressemblances partielles, formelles, avec cette féodalité, tout en conservant l'essentiel de l'idéologie du Vieux Monde (nous reviendrons, évidemment, sur la problématique que révèle cette mixité: du clan aux empires). Cette double détermination de l'universel crée les conditions de ce qui pourra devenir amour-fou.

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c. Les enjeux idéologiques et gnoséolo,giques - 11interprétàtion 011.trâd.lctoire de rexogamie monogamique Mais, avant 1nê1ne de montrer comment l'histoire réalise l'utopie, co1n1nent ne pas s, étonner de la splendide ignorance de tout ce que peut représenter cette genèse et structuration de la famille à l'envers, de tout le sens qu'elle apporte. Toute notre culture, depuis la Libération, ne prétend-elle pas, pourtant, avoir beaucoup apporté, avoir même tout dit (presque tout) sur le mythe, l'utopie, la famille, le désir, l'amour ! Mais nous devons bien constater que la famille à l'envers - le renversement« copernicien» de la généalogie - que ce soit en tant que métaphore porteuse de la plus belle utopie ou que ce soit en tant que processus phénoménologique n'a même pas accédé à l'existence culturelle, à l'énonciation. Comment se fait-il que ce~te réponse à des interrogations devenues primordiales, vitales,, soit totalement méconnue, refusée, refoulée? Il est vrai que le mythe raconte la famille à l'envers, la réalisation del' utopie à sa manière: il révèle en camouflant, en cachant. Nous expliquerons les raisons de cette occultation, mais déjà nous pouvons indiquer l'évidente préoccupation du récit mythique: la volonté d'édification. Et comme ce camouflage a pu être réussi, efficace puîsque jamais reconnu, puisque les meilleurs spécialistes n'ont retenu de cette prodigieuse mutation historique que son achèvement institutionnel, coupé de tout le processus d'engendrement que le mythe a pourtant pris grand soin d'exprimer dans les moindres détails. Certes, toute une science positiviste et empiriste, essentiellement l'histoire

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historiciste, a bien reconnu la caractéristique de cette féodalité: l'exogamie monoga1nique. Mais l'interprétation, coupée de tout le processus d, engendrement de la famille à l'envers, du procès de production de la féodalité que le mythe reconstitue, ne retient que le résultat institutionnel, le fait marquant, effectivement décisif. Tout un acte créateur est réduit à son achèvement. Il en résulte .q ue le sens est inversé, jusqu'au contresens. Ce nouveau système de la parenté, coupé de la généalogie exposée par le mythe, sera interprété non pas comme le résultat d'une mutation globale qui signifie un prodigieux " . . , . .. progres mais au contraue comme une repress1on qui impose l'ultime élaboration de l'interdit, l'ultime renfermement de la« meilleure» prohibition de l'inceste. Alors que l'édification mythique propose tout le conditionnement de ce que sera l'amour-fou, ce scientisme historiciste ou structuraliste (qu'importe la prétendue méthode puisque l'interprétation est la même) ignorant tout du procès de production, de l'histoire réelle, celle que le mythe révèle en ses réelles fonctions et structures, ne retient de l'exogamie monogamique que ce qui sera récupéré pour servir le procès de reproduction du système. Alors que le procès de production révélé par l'édification mythique est la mise en place des conditions du nouvel amour, le procès de reproduction effectivement réduit le , résultat à un moyen de reproduction du pouvoir. Il y a récupération de la famille à l'envers, détournement de sens et de fonction de son achèvement institutionnel. L'Église et la noblesse feront del' exogamie monogamique le moyen d'un pouvoir. Connaître le procès de production desaffrontement de l'amour et de la haine, en termes d'ambivalence, fatale, éternelle. Il ne s'agit là que d'une donnée qui, nous l'avons longuement reconstituée, doit être remise à sa place dans la causalité historique. Si conflit il y a, c'est un combat pour la reconnaissance. C'est en termes hégeliens qu'il faut situer la durée del' amour en général et les deux grandes durées que nous avons déjà définies. Lamour naît de l'affrontement de deux individualités: Tristan et Yseult. La durée du commencement est celle de l'enchaînement dialectique des sentiments et des événements qui cheminent vers la réalisation du couple, de l'amour cause de soi. De la plus grande contradiction doit naître la plus forte unité. Larticulation de cette durée à celle de l'affrontement de l'amour et du monde est alors particulièrement révélatrice. En effet, le couple doit élaborer toute une stratégie du secret, de la rencontre secrète, du rendez-vous clandestin, tout un système d'intrigues, un énorme non-dit. Mais alors: si le combat entre Tristan et Yseult cesse n'estce pas à cause de la nécessité du combat contre le monde? Le Je et le Tu ne parviendraient au Nous que par l'obligation de l'alliance - de l'unité d'action - face aux interdits des autres ?

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Autren1ent dit, t>amour ne deviendrait cause de soi qu'à cause du monde? Face à t>ennemi commun, l'union sacrée. Le combat pour la reconnaissance - d'individu à individu - ne semble cesser - ne peut cesser ? - que par la substitution d'un autre combat pour la reconnaissance del' amour face au monde. D'une guerre à l'autre alors, d'une paix obligée à un nouveau conflit. Quel infernal enchaînement des raisons, et des raisons de l'amour! Il semble bien que nous tenons là le lien le plus secret et le plus nécessaire à l'enchaînement des causes et des effets, de la durée (de la naissance} et de la durée (del' amour). C'est par l'affrontement avec le monde - grâce à cet affrontement ? - que l' arriour peut se réconcilier avec luimême, dépasser sa contradiction intime. Alors l'amour dure, dans la mesure où il se transforme, où il est passé del' en-soi au pour-soi, où il est devenu cause de soi. Mais cause de soi dont les autres sont la cause.

4.LEFLAGRANTDÉLIT,PREMIERMOMENTDEL'AFFRONTEMENT

Cette durée doit s'inaugurer par un moment décisif qui marque au mieux le passage du huis clos cosmiqu_e à la vie de cour. Il faut une dramatisation qui proclame tout l'irrévocable des rapports de force. Wagner, une fois de plus, va proposer cette meilleure des mises en scène. Lacte I s'achève en une scène elliptique qui est la meilleure condensation du récit: l'aveu est immédiatement suivi de l'arrivée de l'interdit, le roi Marc. Le désir et l'interdit (devenu objectif) sont inextricablen1ent liés.

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Wagner va procéder quasiment de la même manière pour l'acte II, en faisant succéder brutalement à la scène 2,. qui est le chant de l'extase amoureuse - la mélodie infinie ' la scène 3, un autre réveil en fanfare qui est la honte du flagrant délit. Le désir et l'interdit sont encore inextricablement liés mais en tant qu'objectivation radicale, celle du monde, des pires ennemis de Tristan et Yseult. Il ne s'agit plus d'états d'âme mais d'un scandale public. Tout le jeu de l'intériorité se joue maintenant. dans l'extériorité. Le principe de plaisir vient de rencontrer le principe de réalité. Lamour caché - le beau secret - est devenu l'amour honteux. Ainsi commence l'affrontement de l'amour et du monde. Lamour cause de soi doit partir du plus bas. C'est toute une ascèse qui débute. L'amour cause de soi doit partir du plus bas pour accéder au plus haut.

C. LA. FUITE DANS LA FORÊT

1. POURQUOI L'AMOUR S'ENFUIT-IL DANS LA FORÊT ? - 1A OONSÉQUENCE WGIQUE D'UN COMPROMIS À TROIS PAIUIS

Pour établir la nécessité phénoménologique du second moment - de l'amour cause de soi - reprenons les rôles essentiels, les trois statuts possibles du dispositif relationnel, de la vie de cour, de la superstructure: celui du roi Marc - le pouvoir politique-, celui des barons-, le pouvoir du monde-, celui des amants - le pouvoir de l'amour-fou (quand il devient cause de soi).

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Les trois partis vont fonctionner selon une étonnante convergence; apparaît une bien surprenante dynamique vers une solution commune, comme un compromis, non · explicite - inconscient. Ce sera la réponse, politique, au problème posé par le flagrant délit. Pourtant, à ce moment précis, le mythe, les multiples expressions du mythe, semble flotter, marquer une indécision, des .différences sensibles et même d'importantes divergences selon que telle ou telle solution politique est proposée, privilégiée, selon qu'est préférée la réponse des barons, ou du roi Marc, ou des amants. Alors le circonstanciel hésite entre l'extrême rigueur - le bûcher - et l'extrême laxisme (Tristan seulement chassé de la cour prend« hostel » en ville !) La solution exacte, celle qui exprime la nécessité de la phénoménologie, ne peut être révélée què par les rapports de force de ses trois grands rôles. C'est tout un inconscient collectif qui doit être dévoilé, ce qui meut les protagonistes sans qu'ils en reconnaissent la cause. Cette solution va relever d'une complicité objective - consensus inconscient - qui au-delà de l'exaspération conflictuelle révèle une participation commune à ce qui est déjà commune référence (inconsciente): la classe sociale. Le commun dénominateur est déjà suffisamment acquis pour proposer, aux trois composantes de classe, la meilleure solution de classe. Les jeux sont déjà faits, ou presque. Les barons ont marqué un point essentiel; ils ont révélé le caché, les faiblesses et les failles d'un ordre qui évolue vers l'État-nation. Et surtout, ils ont neutralisé les deux piliers de cet État-nation en gestation: Tristan et Yseult. Ils ont obtenu l'essentiel de ce qu'ils voulaient. Certes, ils souhaiteraient bien en finir avec ce couple maudit: la mise à mort (le bûcher par exemple).

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Mais ils se heurtent alors au pouvoir du roi Marc. Celui-ci doit certes sévir, d'autant plus qu'il est le premier concerné. Oh combien ! Mais s'il consentait au châtiment suprême réclamé par les plus intégristes des barons, il se mettrait à leur merci, il perdrait sa force, ses appuis, sa légitimité. Aussi « la fuite organisée » ou la fuite qu'on laisse faire, sera le compromis retenu. C'est une forme de l'exil qui satisfait à peu près le pouvoir politique et le pouvoir du monde. Les barons, s'ils ont obtenu l'arrêt de la dynamique de centralisation ne peuvent cependant pas revenir au bon vieux temps de leur toute-puissance tribale. Quant au roi Marc, s'il sanctionne la faute, il ne fait que mettre Tristan en « disponibilité », en « réserve ». Et s'il répudiait Yseult, ne perdrait-il pas son royaume? Ce compromis, qui réorganise les rapports du monde et du politique - ceux des barons et du roi Marc - va aussi redéfinir l'affrontement du politique et del' amour, du monde et des amants. C'est bien le politique - les rapports de force à ce moment de la généalogie féodale - qui surdétermine tout, et en particulier ce qui est réputé lui échapper: l'amour. Nous avons déjà établi que le monde en son effectivité la complicité des barons et de Merlot- ne se bat pas, comme il le prétend, contre l'amour illégitime, pour défendre l'ordre moral, mais contre le pouvoir politique potentiel ou réel, des amants, de Tristan et Yseult, du chef de guerre et de la reine. Aussi, paradoxe suprême, le monde pourra même consentir à l'amour-fou dans la mesure où les amants renoncent à leurs prérogatives politiques ! Laffaire, alors, est très claire. C'est du donnant-donnant, un échange, en bonne logique. Le monde a révélé la faute et dans la mesure où les amants vont persévérer en leur amour ils s'interdisent - d'eux- mêmes - leurs rôles politiques de

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prépondérance. La stratégie machiavélique du monde est que Tristan et Yseult s'aiment et que leur amour soit fou, total, sans regret du pouvoir. Quant à Tristan et Yseult n' ~btiennent-ils pas, enfin, ce qu'ils souhaitaient ? Enfin seuls ! Ils ont été, pourraient-ils arguer, impliqués malgré eux dans une affaire, un mariage, qui n'était que le prétexte, le moyen d'assurer un pouvoir politique qui ne les concerne plus. Ils . ont « donné », beaucoup; ils ont servi. En échange, quasi légi_time, la liberté de s'aimer. . Les ·trois partis sont donc tacitement d'accord pour convenir d'un amour qui s'exclut et qui est exclu du monde et du politique. · C'est un grand moment de la phénoménologie: celui de « la reconnaissance » de l'amour . par le monde dans la mesure où le monde n'a pas à l'intégrer, à le reconnaître politiquement. Depuis, il ne s'est pas passé grand-chose de nouveau. Dans la logique, nous dirons pourquoi. Chacun des partis peut interpréter la situation à sa manière: bannissement, éloignement provisoire, fuite. Les barons peuvent prétendre avoir chassé Tristan et Yseult de la Cour et prouver leur méprisante magnanimité en les laissant vivre dans la forêt. Le roi Marc satisfait les barons et garde Tristan en réserve. Après la sanction, le pardon sera possible. Pour les amants ce sera la fuite, le choix délibéré, la liberté d'aimer. Enfin seuls. Quel est donc ce lieu, où l'amour peut vivre sa vie, exclu du monde? Il s'agit d'un lieu réel - la forêt (ou l'île déserte) - qui est aussi le symbole de l'amour enfin libre. C'est l'exclusion réciproque en son lieu d'élection.

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2.

POURQUOI L'AMOUR RESTE-'f-lL DANS LA PO~T

?

a. Quand il ne se passe plus rien, l'amour passe aussi ?

Le séjour dans la forêt est un moment décisif de l'histoire de l'amour. Un de plus: tous les moments que nous avons définis ne sont que l'expression phénoménologique de la nécessité. Ils sont obligés d'être car effet d'une nécessité antérieure et cause de la nécessité à venir. La problématique que cette durée fait apparaître est vertigineuse. Nous l'illustrerons par l'une des versions du mythe: l'effet du philtre (quatre ans !) s'achève dans la forêt. Paradoxe suprême et inquiétante interrogation, sous la symbolique: c'est donc au moment où les amants viennent de conquérir la liberté d'aimer que l'amour doit cesser? Lorsque l'amour atteint enfin les conditions de sa propre existence, lorsqu'il devient cause de soi, il meurt? Et, autre paradoxe, à cette question suprême, il n'est proposé que très peu d'événements, de matériaux, comme éléments. ou pistes de recherche. Dans la forêt, il ne se passe rien! Et dès qu'il se passe quelque chose c'est un événement extérieur, politique, et final, l'intervention du roi Marc (lorsqu'il surprend les amants endormis). Cette extrême réduction, par le mythe, de l'événement est à comparer à la floraison événementielle antérieure, celle de la vie à la cour. Alors les intrigues, les ruses, les épreuves prolifèrent. C'est que, à la cour, dans le monde, les événements se multiplient comme signe de leur indécision et de leur contingence alors que dans la forêt il ne se passe rien dans la mesure où le politique, le mondain ne passent plus. Alors comment répondre à une interrogation aussi

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cruciale, à une contradiction aussi brutale: comment l'amour peut-il mourir - mais de quelle mort ? - lorsqu'il est enfin possible, libre ? Une première hypothèse surgit alors, d'une terrible ironie (faisons-nous l'avocat du diable), de par le simple rapprochement des deux essentielles déterminations de cette durée, mise en relation qui consiste à faire de l'une la cause de l'autre: si l'amour meurt n'est-ce pas parce qu'il ne se passe rien ? Terrible hypothèse, aux conséquences effarantes: lorsque l'amour atteint la liberté d'aimer il doit cesser! [amour-fou, la divine extase, ne peut-il que mourir de sa belle mort: d'ennui? Autrement dit, il n'y aurait pas une durée spécifique de l'amour. Cioran et toute la cohorte sceptique et nihiliste auraient raison: entre la Genèse et l'Apocalypse il ne se passe rien. Entre la naissance de l'amour et sa fin, il n'y aurait pas une durée propre à l'amour. Lamour, n'est qu'une illusion, un malentendu; né des circonstances, il meurt quand il n'y a plus de mécanique de la durée pour le porter, de conflictuel pour le vivifier et le prolonger. Notre méthode, la causalité historique qui reconstitue la phénoménologie de l'amour, permet de remettre les choses au point, dans l'ordre. Elle permet de révéler la médiation historique et dialectique entre le coup de foudre et le bâillement (de l'amour), l'extase et l'ennui, la montée du désir et celle du sommeil. Il est vrai qu'il y a un entracte de la causalité historique. Lépopée qui a porté cet amour-fou s'achève, épuisée. Mais pour ainsi donner toute liberté à ce qu'elle a créé, Il fallait qu'il ne se passe plus rien pour que l'amour sans aucun des supports de l'histoire décide lui-même d'une métamorphose qui en effet sera mort ... et résurrection.

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b. La signification historique et dialectique d é. " us Jour dans la foret ,

a) L'amour-fou et la praxis - La liberté d'aimer, sans « /,e minimum vital» Nous allons tout d'abord procéder en termes dialectiques et historiques pour établir la réelle signification du séjour dans la forêt. Puis, pour bien préciser tous les enjeux, nous reprendrons l'explication en proposant l'illustration de cette théorie, en reconstituant le scénario existentiel de ce séjour. La même situation sera dite deux fois, d'abord en termes conceptuels, puis selon son expression dans la vie quotidienne. Il arrive à Tristan _e t Yseult (une fois de plus), et dans le lieu même où il ne se passe rien, ce qui n'était arrivé à personne. Ils vont expérimenter la confrontation des deux grandes dimensions historiques, qui, jusqu'à eux, ne s'étaient jamais rencontrées. Ils vont passer de l'épopée à la -vie de subsistance, du tragique au quotidien, de l'affrontement de la mort au travail de survivre. Et sans décompression. Quel prodigieux renversement de situation, d'existence. Quelle épreuve, pour l'amour ! Nous avons déjà montré que le mythe était une volonté d'édification et même de modèle pédagogique : il enseigne le bon usage de la faute, tout un travail du négatif, pour accéder à un progrès. Mais maintenant - avec le séjour dans la forêt - le mythe propose la plus grande leçon qui soit possible. Au-delà de l'édification éthique, c'est la confrontation avec la praxis en son niveau le plus élémentaire, le plus nécessaire: la survie. Tout est alors remis dans l'ordre, à sa place. Tout ce qui a fait l'épopée et l'effroyable tumulte des sentiments doit

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s'oublier pour faire face à ce qu'il y a de plus élémentaire, de plus dépouillé: comment subsister ? Nous allons proposer le thème du séjour dans la forêt contradictoirement à l'interprétation idéaliste. Ce sera un quasi-coup de force à l'égard de l'idéologie dominante et des interprétations traditionnelles du mythe. Pour l'idéalisme, les amants fuient le monde pour retrouver la nature, un lieu de clémence, de pureté et d'innocence comme leur amour. Pour la philosophie de la praxis, les amants, certes, fuient le monde mais pour s'affronter à des conditions d'existence matérielle au niveau le plus rudimentaire, immédiat: le survivre. Pour l'idéalisme, la nature est un lieu de liberté retrouvée, de fête, de convivialité, d'harmonie préétablie. Elle a le pouvoir de libérer des contraintes artificielles de la culture. Pour la philosophie de la praxis, la nature est au contraire, par définition, le lieu du manque, de la terreur. C'est cette nature que les amants retrouvent, celle que le travail de l'homme n'a pas encore rendue... naturelle, c'est-àdire lieu d'habitat, de vie quotidienne acquise. Ils sont alors condamnés au travail de la survie. Le séjour dans la forêt sera l'affrontement de l'amour et de cette praxis, de cette expérimentation du manque, du besoin élémentaire. Alors la boucle est bouclée, celle del' édification mythique. Son parcours est celui de la thèse et de l'antithèse, de la vie de cour à la vie de survie, du plus haut du superstruccural au plus bas de l'infrastructural, de la culture la plus sophistiquée à la nature la plus fruste. Lamour doit ainsi apprendre à vivre. C'est tout un cheminement expérimental, un système initiatique qui est progressivement imposé. Tout aura été éprouvé. Lamour s'est d'abord affronté à l'amour, l'ambivalence haine-amour. Pour triompher: le couple, l'amour cause de

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soi. Il prétend alors avoir le pouvoir de vaincre le monde, de le refuser et de le fuir. Cet amour-fou qui doit tout au s~perstructural, à l'histoire, qui n'est qu'un effet de l'histoire, s'arroge le droit de les refuser, de les nier ! Toute-puissance de l'amour. En toute logique, le mythe propose alors le retour à la nature, l'avant de la superstructure, l' antéprédicati( L'amour en tant que négation de la culture doit retrouver le lieu sans culture, comme le Même va au Même, pour que l'harmonie soit parfaite. Mais cette nature, en toute logique encore, et par définition même, est privée de culture. Tout est à faire. D'abord survivre. L'amour peut-il résister à une telle épreuve? Celle qu'il a voulue. Le voilà confronté au principe de réalité, au travail de survie organique. Le mythe doit prouver que l'amour a le pouvoir de vaincre le monde - le superstructural - mais que la praxis, elle seule, aura le pouvoir de le rendre raisonnable, de lui apprendre à vivre. Alors le retour à la culture,. par la force des choses, de l'infrastructure, de la praxis.

b) Un camp de survie peut-il rester longtemps un nid d'amour f Le scénari~ del' existence possible, qui illustrera.le schéma dialectique et le retranscrira en termes de vie quotidienne, doit permettre de montrer le passage de l'illusion à la désillusion, du rêve à la pratique, de l'éden mythique à la lutte pour la survie. Dans l'enthousiasme de leur combat, celui de l'amour contre le monde les amants s'enfuient sans se rendre compte ' qu'ils ne font que rejoindre le lieu où ils seront, en définitive, comme « assignés à résidence ». )

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C'est que cette nature - la forêt qui, au Haut Moyen Âge, recouvre presque tout le territoire - n'est déjà plus la nature. Son statut est paradoxal. Elle n'est déjà définissable qu'en fonction du politique. Elle n'est plus une chose en soi, une extériorité inexpugnable, l' antéprédicatif. À ce moment, du progrès de l'histoire (l'implantation du système féodal), le politique, bien que l'État-nation soit encore embryonnaire, a déjà pu délimiter sa territorialité. C'est même sa seule référence. Le politique est alors pensé comme territoire, problématique de frontières. Et la forêt est incluse dans cette territorialité. Elle a ses frontières: celles du politique. Mais elle est aussi le lieu où le politique n'a pas lieu. On sait où elle est et qu'elle est le négatif du politique, un être qui est un non-être politique. Elle est circonscrite dans le territoire du politique et par le politique. En tant que telle elle est connue. Mais dans la forêt, le politique n'a plus lieu; elle est alors l'inconnu: la nature. Tristan et Yseult ne s'enfuient donc pas en un ailleurs inaccessible et inconnaissable (en ces mers ou terres inconnues que d'autres plus tard découvriront3) mais aux lisières de la culture. C'est dans cette nature qu'il faut recréer l'existence possible de Tristan et Yseult. Déjà nous savons tout ce qu'elle ne saurait être, ses limites a priori. Pour reconstituer 3. Ce ser-a, par exemple la fui ce claudélienne, celle de la découverte du Nouveau Monde (Le Soulier de satin), la grande migration qui n'esc plus un exil mais une conquête, cour un déplacement du cencre de gravi ré politique. Alors les aman es ne s'enfuient pas: ils redécouvrenc le monde. Un nouvel espace de liberré esc créé. Il fauc be-,rncoup d'histoire pour retrouver la nature. La na cure comme un ailleurs - ec non comme le lieu clos qu'est la forêt - pourr-ait être proposée comme un immense espace de liberté qui pourrait êcre délimité par la poétique rimbaldienne_et par l'imagerie du wesrern à la John Ford. Dans les deux cas, il s'agir de recommencer, de refaire l'espace, le monde. Le poète et le pionnier one en commun de pouvoir refuser ce que Tri~tan et Yseulc, à ce moment d'organisation du mode de production ec des rapports de producuon, doivem accepter: un ailleurs sous comrôle politique.

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ce qui peut rester d,existence, alors que dans cette nature il ne se passe rien (et que par ailleurs les références totémiques sont inexistantes) une particularité des récits va nous aider à trouver un 61 conducteur. Nous avons déjà constaté bien des divergences événementielles et même des contradictions. Elles vont cette fois nous servir pour décrire tout un parcours, tout un non-dit, toute une occupation de l'espace. Les récits diffèrent beaucoup pour ce qui est du refuge, de l'habitat dans la forêt. Tantôt c'est une grotte, tantôt une hutte de feuillage, tantôt une cabane... L'hypothèse qui va nous servir de guide est que cette diversité d'habitats peut être mise en ordre, que la pluralité indique une succession et qu'elle permet de reconstituer tout le sens de l'existence dans la forêt. Le commencement, du recommencement, ce doit être la grotte. C'est que la radicalité de la rupture avec le monde doit se marquer par la recréation maximale des conditions « naturelles », originelles de l'existence. C'est l'habitat de l' antéprédicatif, le lieu d'origine de l'humain, lieu d'existence d'avant toute détermination historique. C'est l'habitat « naturel », d'avant toute praxis. Cet abri ne doit rien, ou presque rien, au travail de l'homme. Et dans l'euphorie de la rupture avec le monde et de la liberté d'aimer, dans les premiers jours ou du moins, les premières heures, les amants peuvent y vivre joyeusement, comme certaines versions du mythe le relatent. Comment prouver que l'on ne peut pas vivre longtemps dans une grotte quand on a toujours vécu dans un château alors que tout l'imaginaire, toute l'idéologie actuelle, tout l'idéalisme subjectif prétendent le contraire ? Nous ne pouvons apporter que la simple mais évidente preuve du travail de l'humanité pour en sortir, de cette

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grotte, pour accéder aux comtnodités de la vie quotidienne urbanisée, à cette première liberté qu'est la première maîtrise de la nature. Mais peut-elle suffire à la suffisance idéologique, écologico-mondaine, qui identifie principe de plaisir et lieu de nature? Et pourtant, tout bonnement et naïvement dit: Tristan et Yseult, vivant dans la nature primitive, vivent donc en concurrence avec le règne animal, qui est alors celui des animaux féroces. Comme Tristan n'est pas Tarzan, qu'il n'a pas eu le pouvoir magique de domestiquer ces animaux et comme la prédation est la loi de nature - ce quel' écologico-bucolique ne veut pas savoir - Tristan et Yseult sont des proies. Peut-on vivre longtemps comme une proie ? Oui, si on a le temps des' enfuir. Les amants vont quitter cet abri trop précaire pour un repli vers une nature moins sauvage, plus hospitalière car plus près du territoire politique. Commence ainsi toute une translation vers la culture, qui est celle de tout être ayant des besoins de subsistance, qui est celle des animaux aussi, comme ces sangliers qui viennent fouiller les poubelles. Alors l'habitat peut devenir celui de la hutte de feuillage ou même une cabane qui sera bien sommaire, abri combien précaire car fabriqué avec quels outils ? I..:imaginaire peut alors souffler « cabane abandonnée». Mais la raison dialectique répond alors: par qui et pourquoi ? Voilà le couple engagé en un combat de survie qui va dévorer leur amour. Car il faut bien constater qu'ils sont, qu'ils se sont condamnés à une sorte de mort lente, celle de la survie, de la vie qui empêche encore de mourir. La hutte de feuillage est encore un lieu privilég,ié . d,e l'imaginaire; le feuillage empêche de voir la triste realtte.

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Mais la vie de Tristan et Yseult ne peut que devenir celle de tous les manques, de toutes les privations. En effet, double argument à l'égard de cet imaginaire: cette hutte n'est ni la maison de campagne - avec frigo et télé - ni le camp dit de survie des expérimentations exploratrices scientifiques où l'on dispose d'un énorme appareillage et approvisionnement en « rations ». Il n'y a rien. D'aussi précaires conditions d'existence ne peuvent qu'inciter à un autre déplacement, à une autre migration - inconsciente - vers un meilleur aménagement de la survie. C'est un rapprochement de plus: la vie dans la zone périphérique de la forêt, en lisière ou en clairière. Alors la sociabilité peut recommencer: c'est la rencontre avec le « poste » le plus avancé de la praxis: le forestier (bûcheron, charbonnier). Mais n'avait-elle pas déjà été renouée, au plus profond de la forêt, lors de la rencontre de l'ermite (Orgon) ? Les amants ne sont pas seuls dans la nature. Ils voisinent avec les deux autres solitudes qui alors animent la forêt, les deux existences possibles. Les trois cercles d'existence, des amants,. les trois habitats de la forêt, indiquent l'irrésistible glissement - inconscient - vers le retour, retour à la culture. Ils témoignent d'un progressif renoncement au « magnifique isolement» du couple. C'est déjà tout un consentement, du moins toute une préparation, à la négociation du retour. Cette progressive renonc1at1on s'explique par la progressive déréliction de la survie. Celle-ci devient de plus en plus difficile, impossible même. La dynamique du rapprochement est sous-tendue par l'aggravation des conditions d'existence. Car il n'y a pas de place, dans la forêt, pour un couple qui ne sait pas, qui ne veut pas, qui ne peut pas reconstituer par

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le travail, la praxis, un mode de production, des conditions d'existence minimales. Que font-ils ? Rien ! Que savent-ils faire ? Rien ! Yseult sait faire la Reine, Tristan l'épopée. Ils savent s'aimer. Mais, en dehors de toutes ces activités, ils ne savent rien faire. Et ils vont continuer à faire ce qu'ils ont toujours fait, ce qu'ils savent faire: rien. Ce sont des aristocrates qui ne sauraient déroger, déjà. Ils ne savent faire que du superstructural, de l'amour-fou. Pour le reste voir Brangaene ou Kurwenal, ou quelque valet ou servante. Il ne faut pas attendre d'Yseult qu'elle entretienne un jardin potager. Et d'ailleurs avec quels plants, quelles graines ? Tristan, lui, va à la chasse. Mais alors, va arguer l'imaginaire, ne peuvent-ils pas vivre à la manière des primitifs, de la pêche, de la chasse, de la cueillette... d'amour et d'eau fraîche ? Non, car le primitif est un socius: un collectif qui dispose de moyens de production (totems et tabous): un môde de production. Si vie de subsistance il peut y avoir, c'est grâce à l'organisation collective. Tristan et Yseult sont seuls. Et il est un exemple fameux et incontournable de ce que doit être la vie de subsistance quand on est seul: Robinson Crusoë. Le malheureux trime comme un damné pour ne pas mourir, pour subvenir aux besoins les plus élémentaires. Daniel Defoe a proposé là une magistrale leçon de choses, de réalisme, d'économie politique. C'est toute une démystification du principe de plaisir identifié à la vie de nature. Un homme seul, dans la nature, ne peut s'en sortir qu'en reconstituant des éléments de la praxis, en refaisant, par une vie extraordinairement besogneuse, quasi fébrile, des moyens

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de production et des modalités de la production. Il faut un travail incroyable pour bricoler ce que les autres ont su créer, ensemble. Robinson Crusoë ne peut survivre qu'en travaillant sans cesse. Comment Tristan, qui, lui, ne « s'y met » jamais pourrait-il longtemps subsister ? Aussi toutes les conditions de la plus grande misère physiologique - et psychologique - sont requises. Car le rien faire suscite à la fois la faim et l'ennui. Robinson Crusoë, lui, ne s'ennuie jamais, trop occupé par . la praxis. Il n'en a pas le temps. Tel est le premier mérite du travail, empêcher la contemplation du non-sens. Cette existence de survie des amants exprime, avant tout, un choix. Et celui-ci est d'autant plus décisif qu'il est inconscient. Si Tristan a choisi la forêt comme lieu de fuite, s'il ne « s'y met » jamais, s'il ne cherche pas à ·recréer une économie de subsistance, c'est qu'il ne fait que séjourner. Tristan et Yseult ne sont là que provisoirement. Ils sont de passage. Aussi, à mesure que la misère de la survie s'aggrave, que l'ennui s'exaspère, le couple se rapproche progressivement du politique, de la lisière de la forêt. Le passage devient une attente. Les limites de la forêt vont se révéler les limites de l'amour-fou. Et là, aux lisières, ils attendent l'occasion qui permettra de revenir à la culture. Ils trompent leur ennui par l'attente inconsciente-du signe du retour. Sans se le dire, sans le savoir: première tromperie, première ombre sur la transparence du couple, de l'amour cause de soi. [amour s'ennuie ou, déjà, l'amour ennuie ?

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3. POURQUOI L'AMOUR REVIENT-IL DE LA FoRtr p ,

,

.



~

1

a. Lorsque 1amours ennuie - ou ennuie ~ - e politique peut revenir

Comme par hasard, le roi Marc et sa suite découvrent la cabane des amants - endormis - au cours d'une chasse. (C'est dire que la cabane n'était pas bien loin, dans la forêt. C'est dire aussi le degré de déréliction, de non-vigilance du guerrier - et de l'amant - qui dort). .. Le politique mène l'affaire. Il est maître du jeu. Il sait. Et il agit selon une stratégie qu'il ne doit pas dévoiler. Le roi Marc sait où et quand. Il connaît toutes les données du problème à résoudre. Il sait où se trouvent les amants. C'est qu'il dispose des deux antennes qui sont à l'origine de l'information et de la communication en milieu « naturel » - dans la forêt: le forestier (bûcheron ou charbonnier) et l'ermite. On pourrait énoncer ce paradoxe: moins la nature est travaillée par le politique (pour donner la culture) et plus elle est soumise à ce politique. Plus la nature est dite sauvage et plus elle est policée. Le forestier et l'ermite sont des « indicateurs ». Une nature non culturelle, c'est-à-dire non culturée, non humanisée par le travail, ne peut. être habitée que par des postes avancés du politique. C'est grâce à son soutien, à ses aménagements que la vie peut se risquer en forêt. Ce sont des avant-postes qui requièrent la plus grande participation, le plus grand investissement, du politique mais aussi de l'économique (il en est toujours ainsi: voir le budget de la

NASA). Les deux principes de la culture sont alors le forestier

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et l'ermite, le principe de l'infrastructure et celui de la superstructure. Ils sont fondamentalement isolés, inorganisés. Ils sont ainsi totalement soumis au principe politique, au roi (Marc) qui autorise métier et contemplation. Aussi, dès qu'il se passe quelque chose dans le lieu où rien ne se passe - la présence des amants dans la forêt -, ça se remarque. Ermite et forestier sont les premiers informés. Et ils avertissent - par des médiations diverses - qui de droit. Ce n'est même pas une dénonciation, c'est la «circulation» d'alors de l'information, c'est la référence « naturelle » au protecteur, à la seule dimension de communication qui existe. Le roi Marc sait donc, depuis longtemps, depuis le début même, où se cachent les amants. Et il n'interviendra, autre . autre sagesse, qu' au moment prop1ee. . savoir, Ce moment est celui où les amants en ont vraiment «marre» de leur misère physiologique (état de soussubsistance) et de leur misère psychologique (ennui de quasiprostration). C'est le grand tournant de la phénoménologie de l'amour-fou: lorsque l'amour, à un certain niveau du délabrement physiologique et psychologique, lui-même ennuie, alors le politique peut revenir, discrètement et proposer, symboliquement d'abord, les termes de la nouvelle négociation du politique et de l'amour. Le roi Marc doit intervenir à un moment très subtil, ni trop tôt, ni trop tard. Trop tôt, les amants -auraient encore assez de force pour tenter une autre fuite, désespérée. Trop tard, ils ne pourraient même plus recevoir le message. Le roi Marc doit aussi très subtilement doser ce message. Son intervention dans la cabane est publique; c'est celle de sa suite, de la Cour. Devant témoins, et quels témoins, il doit communiquer un message codé.

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Il ne peut pas l'expliciter davantage, car les barons le guettent. Par ailleurs, il ne doit pas menacer les amants mais il ne peut non plus convenir trop expressément de son intention de négocier. Aussi va-t-il proposer deux grands signes à interpréter: le signe politique et le signe d'amour.

b. Le sublime du roi Marc Le signe politique doit être prionta1re: le roi Marc substitue à l'épée de Tristan, placée entre les amants endormis, , , sa propre epee. Ironie discrète mais cinglante, au passage: alors, le grand guerrier dort ! Celui qui « veillait au salut de l'empire » se laisse surprendre et confisquer son arme de combat. Par ce -geste, le roi Marc signifie à Tristan toute sa déchéance (féodale). Mais surtout l'épée, qui devait protéger les amants, devient le signe qui les sépare. Ce qui était le symbole de leur indépendance n'est plus que celui de leur dépendance. Le lien devient une.séparation. . . Entre Tristan et Yseult, la loi, féodale. Celle-ci les sépare mais, en même temps, elle les protège. Le glaive dit l'interdit mais aussi le refus de la vengeance personnelle. Il a valeur universelle: la loi est la même pour tous, pour ceux qui ont commis la faute comme pour ceux qui l'ont subie. Lorsque la loi est dite- l'impératif catégorique, ce qui doit être - le pardon est alors possible. Il peut y avoir la réparation qui autorise, après la faute, de rejoindre la loi. La loi et le pardon sont complémentaires, mais dans l'ordre rendu possible par le progrès de l'histoire: le pouvoir féodal est suffisamment fort pour se permettre le pardon,

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l'ordre féodal est suffisamment implanté pour atteindre cet ce suprê1ne n1aîtrise. tépée s,adresse à Tristan et le gant à Yseult (ce gant que le roi place sur un trou du toit pour protéger Yseult du soleil). C'est le signe d'amour, de l'époux à l'épouse. (C'est aussi ce qui pourrait être considéré comme un autre geste de cinglante ironie qui souligne la vétusté et la précarité de l'abri.) Certaines versions relatent que le roi Marc passe l'anneau nuptial au doigt d'Yseult. Il nous semble que ce signe est trop explicite étant donné la nécessaire symbolique à laquelle le roi Marc doit se soumettre, pour ne pas alerter les barons et pour ne pas trop dévoiler ses intentions à l'égard de la femme infidèle. Il ne faut pas · non plus trop anticiper sur l'explicitation de ce qui doit être progressivement révélé, assumé, voulu par le roi Marc et qui, alors, est peut-être . , encore un 1mpense. En tous les cas, le roi a atteint le sublime. D'abord celui de l'esthétique, de la plus belle mise en scène symbolique. Quelle œuvre d'art ! C'est-aussi et surtout celui de l'amour. Ou du politique ? Pour apprécier une situation aussi exceptionnelle ne faut-il pas être très critique, très réaliste ? Laffaire n'est-elle pas, pour le moins, à deux lectures ? . Le roi Marc témoigne-t-il, lui aussi, de l'amour-fou, est-il l'époux, l'époux suprême, celui qui abandonne toute dignité politique pour reprendre la femme infidèle ou bien est-il le suprême Machiavel qui manipule l'amour, et son propre amour, qui ne consent au pardon de l'adultère que pour asseoir définitivement son pouvoir, pour « récupérer » Tristan et Yseult que nous avons pu désigner comme étant l~s deux piliers de son royaume, les deux fondateurs de son Etat-nation ? (Nous avons déjà, plusieurs fois, souligné cette

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.....

ambiguïté, qui n'est pas propre au roi Marc mais qui est constitutive des rapports de l'amour et du politique). En d'autres termes, le roi Marc est-il d'une niaiserie sublime - celle qui fait« l'éternel mari », du roi au boulanger4 - ou d'un machiavélisme exemplaire, sublime aussi, à sa manière ? Lorsqu'il affirme qu'entre Yseult et Tristan il ne s'est rien passé de charnel, est-il le cocu magnifique qui nie l'évidence, par amour-fou, ou le parfait diplomate qui justifie ainsi aux yeux du monde, de la Cour, des barons, le pardon qui est- à lui d'abord - tellement nécessaire? Cette ambiguïté sera dépassée, la légitime suspicion du réalisme sera levée si l'on reconstitue les modalités phénoménologiques, historiques de cette accession au sublime. Il s'agit d'un «sentiment» nouveau dû au progrès spirituel de l'histoire. C'est un élément essentiel de la psyché. Mais pour comprendre cette généalogie, cette invention du sublime, il faut rompre, encore une fois, avec les références fondamentales de l'idéologie dominante. Celle-ci est fondée sur la contradiction de l'amour et du politique. C'est l'un ou l'autre, deux univers inconciliables, radicalement antagonistes. Notre méthodologie (celle de la philosophie de la praxis) établit, au contraire, l'engendrement réciproque des deux ordres. Le sublime ne peut exister que par le travail du politique sur l'amour et du travail de l'amour sur le politique. Aussi le roi Marc ne témoigne ni de la sentimentalité niaise d'un« éternel mari » ni du cynisme, non moins éternel, du politicien. Tout au contraire: l'engendrement réciproque de la conscience politique et du sentiment amoureux écarte le « trop humain » du calcul politicien et de la veulerie sentimentale. C'est alors un arrachement aux faiblesses 4. Cf.

La Femme du boulanger de Marcel Pagnol.

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humaines dans la mesure où le sentiment est« éclairé» par la réflexion critique et dans la mesure où la conscience politique s'élabore à partir des exigences du cœur. C'est le privilège - et l'infortune - du roi. Lui seul a le pouvoir de ce savoir, lui seul dispose de l'expérience et de la réflexion, de l'amour et du politique. Le pardon du roi sera la conscience politique de l'amourfou. Seul le maître de l'État peut comprendre et pardonner. Car il ne peut que re-connaître l'ordre de la nécessité qu'il a lui-même voulu et qui, quels que soient les déchirements et les contradictions, lui permet de devenir ce qu'il n'aurait pas été sans Tristan et Yseult. Il faut tout un négatif pour accéder à l'État-nation. Le progrès humain doit se payer. Et c'est à celui qui, en définitive, profite le plus de ce progrès, d'assumer ce négatif. Le projet politique, pour ne pas se compromettre, doit s'achever dans le sublime (du pardon). Il doit reconnaître l'amour-fou. Mais celui-ci, alors, en retour, doit consentir à la nécessité politique. Le pardon du roi porte en lui la rupture des amants. Nous venons d'atteindre une dimension essentielle de l'amour-fou. Ne mérite-t-elle pas une réflexion encore plus approfondie, pour en dégager la double leçon, avant de reprendre le descriptif phénoménologique pour ·montrer son achèvement (le retour à la cour et l'après-retour à la cour) ?

4. L'AMOUR-FOU DÉCOUVRE SES PROPRES LIMITES -

ENTRE

PRAXIS ET AGAPÊ

Lamour cause de soi a pu tout d'abord se constituer, c'est-à-dire accéder à l'unité du couple et ainsi dépasser sa

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contradiction originelle, par un combat contre le monde , grâce à ce combat. Il s'est heurté à l'interdit, à la cour, à une cause extérieure. La fuite dans la forêt est le refus radical de ce pouvoir. Lamour accède à sa totale liberté, au pouvoir de décision . . C'est alors qu'apparaissent les limites de cette liberté et de cet amour. Mais il ne s'agira plus d'empêchements arbitraires, conventionnels, de codifications morales imposées, mais d'un interdit de l'intérieur, de la conscience, qui est la conséquence d'expériences cruciales, sans précédents dans l'histoire, aux enseignements infinis. C'est l'amour-fou qui se donne à lui-même· des limites. Il devient cause de l'interdit! Il devient le créateur de sa , . negatton. Ces délimitations sont issues d'expériences qui doivent, dans la perspective de l'édification mythique, dire non seulement le tout de l'amour et de l'histoire, mais leur articulation; Le mythe reprend le progrès de l'histoire - celui du mode de production féodal, qui permet le passage du clan à la société de classes, de l'endogamie à l'exogamie - et le confronte à l'amour cause de soi, à la plus haute expression de l'amour qui soit possible. Ce progrès de l'histoire est double: matériel et spirituel, infrastructural et superstructural. Il transforme l'homme en bas et en haut, au plus bas et au plus haut. Il modifie l'économie des besoins et l'économie spirituelle. Il est la manifestation de la praxis et de l' agapê. Lamour cause de soi doit, dans la perspective de l'édification mythique, s'affronter, se confronter à la praxis . . ,. l'expérience du survivre dans la nature - et à l' agapê - le pardon du roi Marc. Si l'amour doit vaincre le monde, si le mythe a voulu que

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l'ainour cause de soi soit possible, c'est qu'il doit terrasser ce Vieux Monde qui n'est que l'altérité en sa négativité, en sa réification, en sa fixation archaïque. Mais il n'en est pas de même devant le progrès de l'histoire, devant ses fins et ses 010yens. Devant l'Autre comme réalité matérielle et comme réalité spirituelle du progrès, l'amour-fou doit s'incliner, reconnaître leur nécessité. Et tout d'abord il doit apprendre à vivre, à se vivre, c'est-à-dire à survivre. Lamour sans praxis s'avère alors quasi impossible, preuve a contrario de la nécessité du travail. Le mythe apprend aux amants, comme épreuve décisive, insurmontable, une nécessité élémentaire, tout ce que l'idéalisme bourgeois, la sentimentalité romanesque, la psychanalyse ne pourront jamais reconnaître. Le réalisme du mythe est alors un matérialisme dialectique. Le mythe apprend aux amants que leur amour cause de soi n'a pu se croire un absolu qu'en ignorant naïvement les conditions pratiques del' existence quotidienne. Conclusion: l'amour, c'est les autres, c'est le travail des autres qui autorise sa liberté. Le travail peut exister sans amour, mais l'amour ne peut exister sans le travail. Quelle révélation pour « l'égoïsme à deux » qu'est l'amour-passion mais qui reste toujours insoupçonnée, insoupçonnable même, des maîtres à penser de l'amour moderne ! (Une telle révélation ne pourrait-elle pas servir, aussi, aux « refondateurs » du communisme ?) Lamour, par l'expérience, par l'épreuve doit apprendre ses limites par le bas mais aussi par le haut, par le superstructural, par le sublime du roi Marc, par le pardon. Lamour doit éprouver qu'il est débordé de toutes parts, par la praxis et par... l'amour. C'est l'autre leçon que le mythe doit infliger à l'amour-

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passionnel, amour-fou qui se veut cause de soi, qui croit que sa liberté est infinie... S'il n'est possible que par la praxis, il n'est permis, toléré que par l'amour de commisération, de pitié, de pardon. Sans la praxis, il n'est que survie, sans la pitié, il ne survivrait même pas. [amour-passionnel, du couple, est l'oubli de l'universel dont pourtant il est né. Rappelons-nous: Yseult est la mère (adoptive) de Tristan. Le roi Marc est le père (adoptif). Tristan est le fruit de deux filiations spirituelles. La passion s'avère n'être qu'une déviation profiteuse de l'universel. Le roi Marc rappelle cet amour originel. Non seulement il le continue, le reconduit mais le sublime encore par la pitié et le pardon. Il s'ensuit up.e terrible inversion de la causalité: l'amour quis' est voulu cause de soin' est quel' effet d'une causalité qui, elle, atteint sa finalité: l'amour universel, l' agapê. [ amourfou n'est qu'un amour protégé et toléré et du coup infantilisé, rendu irresponsable par un amour qui accomplit à la fois l'impératif politique, de classe, et l'impératif catégorique du devoir, de l'universel. Autant l'amour qui se libère du monde atteint la pleine liberté, autant cet amour qui se veut cause de soi vient d'apprendre ses limites, dans la forêt. Autant l'amour en son combat contre le monde est renvoyé à sa solitude, celle qui fait le couple, autant cette double expérience de la praxis et de l'agapê est un retour - forcé, matériellement et spirituellement - à l'Autre, à l'universel. Alors que l'interdit de l'extérieur - celui du monde '- est refusé, ces deux «empêchements» que sont la praxis et l'agapê seront des expériences intégrées, intériorisées pour devenir l'interdit de l'intérieur, de la conscience (ou de l'inconscient ou du préréflexif, comme on voudra).

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La praxis et l' agapê ne sont pas -des barrières, des limites de refoulement. Au contraire, elles sont des dynamiques d'expansion, de développement de l'amour-fou. Elles le subliment, l'exaltent en ce sens qu'elles sont reçues comme un enseignement, une révélation. Elles s'incluent dans le jeu et les enjeux del' amour-fou. Elles participent, elles n'excluent pas. (Comme au tennis, où la ligne de démarcation du jeu et du hors-jeu fait partie du jeu). Après s'en être scandalisé, l'amour-fou aimera l'interdit - l' aimera-t-il plus que lui-même ? - faisant de l' agapê et de la praxis, causes extérieures pourtant, la cause suprême de l'amour cause de soi.

D. LE RETOUR (D'YSEULT) À LA COUR

1. LES MESURES DE LA NORMALISATION Lamour ayant découvert ses limites, qu'il .ne peut plus survivre dans la forêt et que le roi pardonne, doit consentir.à revenir au monde, à l'ordre. Mais une « normalisation » de ce genre, ça se négocie. Après la « visite » du roi .Marc, l'ermite de service s'entremet pour régler les modalités du retour de la forêt. Ça se négocie, car rappelons-le, cette histoire d'amour est à trois protagonistes: le monde, le politique, l'amour. Nous avons déjà constaté que la fui te dans la forêt n'était en définitive qu'un accord tacite qui« arrangeait» provisoirement les trois partis. Ce compromis n'était que l'expression des rapports de force.

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Ceux-ci viennent d'être profondément modifiés et par conséquent les relations« statutaires » del' amour, du monde, du politique. Par quelles décisions cela va-t-il se traduire ? Discussions, tout d'abord, entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Notons une fois de plus, au passage, que lorsque celui-ci intervient il na qu'un rôle subsidiaire, médiateur: un entremetteur et non un décideur. C'est dire le rôle de l'Église à ce moment. Alors que la plupart des commentateurs ont voulu réduire le mythe à l'influence du christianisme5, les instances de cette superstructure n'ont qu'un rôle très réduit dans le récit mythique. Transactions, aussi, entre le pouvoir politique et le pouvoir du monde, du roi et des barons. Négociations, aussi, par ermite interposé, du politique et de l'amour. Mais aussi « discussions » entre les amants. En quels « termes » Tristan et Yseult ont-ils vécu ce retour? Quelle décision est née de leurs interrogations et discussions ? Quelles pensées, quelles arrière-pensées ? C'est un moment essentiel de l'intersubjectivité qui va se traduire en problématique du retour. Nous venons de constater l'intériorisation de !'interdit. Q uelles en seront les conséquences ? La phénoménologie doit répondre à ces interrogations, révéler le ·non-dit du retour à la cour et surtout de l'aprèsretour. Mais, en une première approche du retour, celui de la normalisation, tenons-nous en aux faits, à l'ensemble des mesures qui aménagent la normalisation d'une situation devenue intenable. Yseult revient à la cour. Elle reprend sa place. Apparemment, aucune sanction. Comme si rien ne s'était passé. Le fuit ne mérite-t-il pas d' êue souligné ? S. Ou d' une hérésie.

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C,est que _la reine est la reÎl~e. Son pouvoir est déjà inconteste et incontestable. Elle n est pas que la femme du roi. Dans le clanisme et l'endogamie elle serait exécutée ou répudiée. En tous les cas écartée. 1

Mais elle est déjà la moitié du pouvoir. Elle est la relation dialectique et hjstorique qui fait du roi Marc, d,un chef de clan un chef d,Etat.

La grande leçon de l'histoire, c, est que l'exogamie monogamique de la société de classes est plus forte que son négatif (que r adultère). La faute est intégrable et intégrée par la dynamique du nouveau mode de production, de la mutation de l'histoire. Cela ne veut pas dire que la faute soit oubliée ou négligeable. Bien au contraire. Mais elle ne doit pas compromettre l' œuvre politique. Elle sera traitée ailleurs, au prix cher. La faute morale ne doit pas empêcher le progrès de l'histoire. Aussi Yseult revient prendre son rang: le premier. Comme si rien ne s, était passé. C'est qu'elle est la garante de l'État-nation enfin unifié et pacifié. Pour rien au monde il ne faut réveiller des discordes dynastiques qui remettraient en question tout le travail conquérant de la première féodalité. Il n'en est pas de même pour Tristan. C'est lui qui va porter le poids politique de la faute. Il sera sanctionné: banni. C'est une terrible et molle punition. Molle, par comparaison aux châtiments exemplaires, pour ce genre de délit, venus de la Barbarie mais aussi proposés par la Chrétienté. Les versions du mythe en suggèrent plusieurs, qui semblent disproportionnés, anachroniques mais qui témoignent de la réalité de l'époque, de sa rigueur implacable. Mais le bannissement est aussi une punition terrible en une époque

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où la vie de cour est la vie politique et même la condition a priori de « r existence superstructurale ». Si Tristan n'est pas condamné à mort, il devient un « mort politique ». La sanction qui le frappe correspond à ses prestations de service: il a beaucoup fait, beaucoup donné à la féodalité. Aussi est-il épargné en fonction de ses états de service, de son passé. Mais en même temps, il est écarté de la vie politique dans la mesure où il compromet la réalisation du projet féodal. Tristan est aussi « normalisé » en son « état civil », si on peut se permettre cet anachronisme. Il doit se marier. La normalisation, après celle, primordiale, du politique, devient celle des mœurs, des us et coutumes. Tristan doit se soumettre, comme tout le monde, à la loi universelle que devient la monogamie. Il y mettra du temps. Que de tergiversations pour se marier avec Yseult aux blanches mains. Et le mariage blanc témoigne de son enthousiasme. Le guerrier doit se marier; après le service de guerre le service civique. Que signifierait un célibat prolongé dans une classe sociale où l'exogamie monogamique doit devenir la règle ? Ou les ordres ou le mariage - si l'on n'est pas mort à la guerre. Le héros célibataire a servi à l'implantation du système. Qu'il rentre dans le rang pour permettre sa reproduction. Tristan est représentatif d'un imaginaire qui doit être arrêté, figé avant de se tourner contre le système de la reproduction idéologique, politique, culturelle. Qu: Tristan le marieur se marie. Et si sa mission a mal tourne n'est-ce pas à cause d'une disponibilité qui ne doit pas. se prolonger sil' on ne veut, pas que la même cause reproduise les mêmes effets ? Marier Tristan c'est rendre la rupture

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avec Yseult définitive, irrémédiable. L'essentiel, c'est qu'ils ne recommencent pas. Le statut de la normalisation est donc très différent, quasi contradictoire, selon qu'il s'agit d'Yseult ou de Tristan. Mais dans les deux cas il est dosé, justifié en fonction du rôle politique.

2. LA NORMALISATION, TRIOMPHE OU DÉFAITE DU MONDE ? Le monde semble triompher: n'a-t-il pas obtenu la fin du scandale, la séparation des amants ? La situation s'est normalisée selon sa demande morale et religieuse. Linstitutionnel affirme un pouvoir décisif, celui de régulariser toute situation anormale. Mais contrepartie dialectique, cette victoire de l'ordre moral est aussi une décisive défaite des barons : si Tristan disparaît de la scène, Yseult redevient la reine. C'est le résultat des négociations globales entre les pouvoirs. Ironie de l'affaire: la normalisation obtenue par les barons n'est autre que celle de l'ordre féodal qu'ils voulaient déstabiliser. Ce que le monde gagne en termes de normalisation morale, il le perd en termes politiques. Et ces deux situations sont alors irrévocables. Dans l'affaire le Vieux Monde est définitivement vaincu: la féodalité est consacrée, malgré la faute qu'elle porte en elle. C'est une situation irréversible: le progrès de l'histoire est admis, reconnu, consacré et quasi ontologisé (par l'institution). Pour l'édification mythique, la féodalité vaut mieux, malgré son négatif, sa faute originelle, que le Vieux Monde tribal et endogamique.

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E.

L'APRÈS-RETOUR À LA COUR

1.

LE CONSTAT (ÉRUDIT) DES VERSIONS CONTRADICTOIRES

DU MYTHE (DE L'APRÈS-RETOUR À LA COUR)

Un bref détour par l'érudition littéraire sera fort utile et même nécessaire pour bien faire apparaître la nature exacte d'une contradiction d'une extrême importance, puisqu'elle est celle qui achève le parcours de la durée. . Les textes porteurs de la contradiction vont être phénoménologiquement ordonnés selon ce critère: il y aura ceux qui sont historiquement au plus près de l'origine, de l'étymologie, du procès d'implantation et ceux qui témoignent déjà d'une dérive, d'une interprétation, d'un commentaire et même d'éléments surajoutés, gloses qui prétendent se substituer à l'original, le c·orriger. Il y aura donc d'un côté les lais qui sont des _chants brefs, dont le plus ancien est Tristrem, composé vers 1170: « Les cinq fragments conservés-soit 3000 vers environ-évoquent les rendez-vous des deux amoureux dans le jardin, leur séparation, le mariage de Tristan avec Yseult aux Blanches Mains »6 pour en venir ensuite directement à la mort des deux amants. Bref, tous ces épisodes sont ceux que nous avons ordonnés déjà, dans la phénoménologie: « Il n'est pas question d'épisodes tels que Tristan se faisant passer pour fou ou pour lépreux. »7 Mais dans les versions ultérieures (multiples, diversifiées, divergentes): « On les retrouve [ces épisodes], au contraire, dans les deux versions de la Folie de Tristan (xue siècle)' 6. Laffonr-Bompian1·• Dict1onn111re · · · ues .1 • 1980, come VI œuvres, Robert Laffonc, ,, Bouquins », Pam, · 528 'p. . ?.Ibidem.

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dans Tristan moine, poè1ne allemand du xuc siècle qui seral't , la traduction d un poème français perdu, ainsi que dans Je Tristan ménestrel de Gerbert de Montreuil, inséré à la suite du Perceval de Chrétien de Troyes. On a conservé en partie le Tristan du Normand Béroul (xnc siècle), poète authentique, mais négligent dans l'art de composer. Ce fragment d'environ 4 500 vers montre Tristan et Yseult surpris la nuit dans le jardin, mais ils n, en continueront pas moins à se voir en cachette. On possède en entier un roman prolixe ( Tristan) en français, composé vers 1230 et dont l'auteur disposait de plusieurs versions de la légende. »8 Restons-en à cette énumération qui pourrait s'élargir sur les versions d, allemand médiéval, par exemple. On peut vérifier que plus la version s'éloigne de son modèle originel et plus prolifèrent les épisodes secondaires « donnant lieu aux interprétations les plus fantaisistes. Très populaires sont en Italie le Tristano Riccardiano et le Tristano Cornniano (tous deux du XIIIe siècle) [... ]. On retrouve aussi la légende dans la Table Ronde, compilation anonyme du x111e siècle » 9. Et l'on sait la dérive mystique, religieuse, symbolique et déjà romanesque de cette légende. Il semble donc qu'il y ait un« modèle» étymologique, de référence, de concentration phénoménologique, et qu, ensuite l'interprétation, la glose, la copie dérivent doublement, essentiellement soit vers une trame romanesque soit vers une symbolique chrétienne. D'un côté, le lai : le chant, la poésie, le cri. De l'autre, la glose, le récit descriptif, le montage systématique et symbolique. D'un côté le modèle étymologique, de l'autre ses interprétations et dérives. B.ibidem. 9.lbidem

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2.

L'UN OU L'AUTRE: LE RENONCEMENT ( CONTEMPLATIF)

OU LA RÉPÉTITION (ENTROPIQUE)

?

Le mythe, tout d'abord, se devait d'exprimer le tout de la causalité historique: les deux interprétations contradictoires. Ainsi l'amour-fou est totalement présent, par en haut et par en bas, parfaitement circonscrit et exprimé en son infinie dynamique. Dans le premier système (originel, modèle, lai), du retour à la cour à la mort des amants, il ne se passe rien. C'est le silence. Aucune péripétie, aucun commentaire. Tout est accompli ? Il semble qu'il y ait consentement - de quel ordre ? - à une situation devenue définitive, et incontournable. Les jeux sont faits. La mort, seule, peut apporter une autre conclusion. Lagonie de Tristan, seule, relancera l'affaire, pour la boucler définitivement. Dans le second système (copie, dérive, poésie descriptive) ce n'est pas le renoncement mais tout au contraire, la relance de l'amour-fou en de fols épisodes, comme ceux de Tristan pèlerin, Tristan ménestrel, Tristan fou, etc. Tout semble se passer comme si le retour_ à la Cour, contraint et forcé, des amants obligés de subir des rapports de force, n'était qu'une normalisation apparente qui permet de cacher des arrière-pensées lesquelles « passent à l'acte» à la première oçcasion. La fin officielle de la liaison ne serait en rien la 6n de l'histoire d'amour. Celle-ci se prolongerait en une nouvelle stratégie, dans la clandestinité, la marginalité, la ruse. Non seulement il n'y aurait pas renoncement, mais au contraire, re-chute, folle poursuite d'un amour pourtant condamné. Ce serait le moment parfait de l'amour-fou, la preuve (l'autre preuve) par l'absurde, l'amour au-delà de tout.

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Nous devons donc, n1aintenant, expliquer l'amour- fou en fonction de cette contradiction incontournable, constitutive du récit n1ythique. L'amour-fou est-il dans l'une ou l'autre thèse, d'une manière exclusive ? Est-il fou dans sa pureté ou son pourrissement ? Est-il un absolu dans le modèle ou la copie, dans la puissance ou l'impuissance? Est-il dans le cri ou la symbolique ? Sa proclamation n'est-elle pas autant dans la persistance de l'entropie que dans la création originelle ? Comment interpréter cette contradiction de la conception de l'amour-fou? C'est en révélant la volonté d'édification du mythe que nous aurons la réponse.

3. LA RÉPÉTITION ENTROPIQUE ET BANALISANTE Ce que les récits mythiques font apparaître, veulent faire apparaître, dans le second système (de l'après-retour à la cour), c'est la différence radicale avec non seulement le moment de la fuite dans la forêt - ~utre manifestation de la radicalité de la passion - mais aussi avec toute l'antérieure épopée passionnelle. Cette nouvelle période, contestataire, subversive ne fait que reconduire, d'une ~anière entropique, qui sent l'instinct de mort, une charge affective et un projet initial qui, eux, répondaient à une nécessité historique. Il n'y a plus de création, mais redite, entêtement. C'est que les amants n'ont plus l'initiative, ils ne mènent plus le jeu. En déplaçant celui-ci de la cour à la forêt, ils avaient créé une spatio-temporalité qui n'appartenait qu'à eux. C'était le lieu libre de leur libre amour. Et dans cet espace « naturel », ils avaient pu vivre une expérience intime, propre à l'amour. En le payant très cher. Lorsque Yseult est de retour à la cour et fixée à une spatio-

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temporallté autre, celle du monde, les amants Jouent, si l'on peut utiliser cette image sportive, « chez l'adversaire», selon les règles d,un jeu qui réduit répopée

à t>intrigue, ramour-

fou à une banale histoire d'adultère. Il y a un radical changement de catégorie: on passe de la tragédie au drame. Et celui-ci est une catégorie, en soi, ·déjà bourgeoise. Le problème n, est plus de vivre r amour-fou en des affrontements d, épopée, de vie ou de mort, mais de faire le roi Marc cocu. Et le drame glisse très vite à la comédie humaine. C'est une transformation radicale des conditions d,existence de r amour-fou. Il perd tout ce qui justifiait son outrance. Il se banalise « objectivement ». Il n,y a plus de sacrificiel, d, épreuve. Jusqu,à ce moment les amants ont payé« cash». Mais r après-retour à la cour devient une affaire banale de consommation sexuelle. Lamour-fou devient une aventure, une affaire d, adultère comme les autres. À la cour du roi Marc, Tristan et Yseult trichent comme la cour triche, alors qu'ils r avaien t fuie, dénoncée pour ne pas tricher. Dans le jeu du monde, ils ne font plus que vivre les enjeux du monde. Ils sont rentrés dans le rang. Lamour a perdu sa puissance créatrice. Plus précisément, le procès de production de cet amour est à bout de course, exsangue. Il semble que sa mission soit accomplie et que vouloir la prolonger au-delà de sa légitime durée serait la trahir. Ce que la volonté d'édification mythique doit révéler, avant tout, dans ces circonstances du retour à la cour, c'est une loi implacable, celle qui codifie l'entropie de l'amour et la déchéance politique. Il y a commune dégénérescence de r amour et du politique lorsque l'amour s, entête, alors qu,il ne peut plus être cause de soi, doublement vaincu, par la praxis et par r agapê. Il y a bien amour-fou mais comme inversion de son sublime, comme misérabilisme de l'amour,

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co1n1ne désir qui persévère au-delà de son moment et qui n'a plus de raison d, être. Le double négatif doit être montré pour une mise en garde d, ordre éthique et politique. Le mythe établit même comment les deux thèmes - l'errance du chevalier banni et rintrigue amoureuse, la double dégradation de l'épopée et de la passion - lengendrent réciproquement. Tristan devient le chevalier errant. On le retrouve à la cour du roi Arthur ! Puis en Armorique, puis en Cornouaille et encore en Armorique ! Et que fait-il ? S'il reprend la geste cheval~resque, celle qu'il a vécue comme épopée, au service de l'État-nation, c'est pour la répéter d'une manière entropique, dans la dégradation événementielle, celle de l'intrigue. Il ne sert plus l'universel, l'éthique identifié au politique, il ne fait que promouvoir les intérêts particuliers. Il devient mercenaire, il guerroie, il tombe dans les querelles locales. Ou bien il se met au service des copains, d'autres chevaliers, pour les aider dans des affaires de cœur (Kakerdin) aux relents d'adultère. Le mythe établit ai~si · la totale dégradation du chevaleresque, qui passe del' épopée à l'intrigue de cour, de la création de l'État-nation aux modalités de sa dissolution, du combat pour l'universel au duel, à la dispute pour le singulier. Mais ce qui serait encore plus grave, c'est que cette affaire du cocuage pourrait préfigurer la trahison politique. Certes, l'intrigue reste mondaine mais tous les éléments ne sont-ils pas réunis pour un glissement progressif vers le complot? Pourrait-il y avoir pire dégradation de l'épopée qui ~vair permis d'instaurer les fondements dynastiques de l'Etatnation ? Il s'agir-là d'une situation limite, qui achèverait d'une manière désastreuse le parcours de la phénoménologie de la durée, de l'amour qui s'est voulu cause de soi.

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·Tel est l'enseignement majeur de l'édification mythique (celui des versions du second système): l'amour pourrait devenir fou au point de glisser dans la trahison politique ! Il y a effectivement amour-fou. Mais c'est parce qu'il pourrit en son entropie, en une singularité qui se tourne contre l'universel, contre l'autre et contre ses propres origines. 10

4. L'ANTITHÈSE: LE RENONCEMENT CONTEMPLATIF Nous devons maintenant révéler l'autre volonté d'édification du mythe, l'antithèse face à la persévérance entropique, envers et contre tous, d'un amour- fou dont les rechutes ne sont que la continuité d'une durée sans fin. Le mythè vient de montrer ce qu'il ne faut pas faire - mais au risque d'édifier l'amour-fou comme malédiction « sublime », épreuve suprême du combat de l'amour contre le monde - aussi doit-il établir ce qu'il faut faire: · renoncer. C'est l'interprétation suggérée par le lai, l'étymologie, le cri, le modèle originel. De même que la volonté d'édification antérieure était soumise à l'impératif politique, l'amour-contemplatif est 10.Ec il faur proposer un constat d'une extrême ironie: c'est la volonté d'édification du myche qui« invente» cet amour-fou pour montrer sa négativité! C'est une preuve par l'absurde: voyez ce qu'il ne faut pas faire. Mais ruse suprême de l'édification: c' esr au nom de l'amour-fou, de sa séduction ec de sa fascinarion que la leçon esc proposée. Nous l'avons plusieurs fois expliqué: le myche saie dorer la pilule. La voloncé d 'édification doit conscammenc se concilier à celle de la séduction. Alors la croyance au myche. , . Cel) e-c1· n' existe · que d ou bl emem enracinee , (d ans 1•·111consc1ent · et Je consc1en • t) , par I incerdH . ec · le mythe de Trisran ec Yseulc a le pouvoir • d e conc1·1·1er Jes deux pour laisser par 1a se'd ucnon. .. . . • l d f: I . . pour e1npêcher de faire. croire mais empec 1er e aire selon cecre ruse de la raison: aJSSer croire · d e codification er Lo rsque cerce volomé d ,édification s'effacera, le politique perdanr son pouvou . d. 'J· · · l' , . · cropique dev1en ia d e d e uniranon, amour-fou radicalisera sa négacivire. Le poumssemem en , f' • . . ·que I amour- ou la preuve meme de la passion. Pour cour un couranc ro111am1que ec romanes ' , .. · et s accomp 1ira sera au-delà des lois ec même concre la loi. Il commencera par la transgression par la rrahison ec le crime; l'infamie rémoignera de sa pureté.

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d

rexpression

de l'impératif religieux, chrétien. C'est l'autre exigence de la superstructure féodale. Dans la perspective religieuse, c'est le même fonctionnement, paradoxal, contradictoire, que pour l'édification politique: l'amour-fou va encore être proposé pour les besoins de la cause, comme situation exemplaire. C'est l'impératif catégorique de la religion qui crée, exige, cette radicalisation. Le péché a donc été commis. À tout péché miséricorde. Le roi-mari a pardonné. Les amants se sont repentis (la double expérience de la déréliction dans la nature et du sublime de la culture). L'essentfèf est alors qu'il n'y ait pas re-chute. Les amants ne doivent pas être «relaps». On a vu pourquoi: ce serait la déstabilisation de l'ordre féodal. Mais felix culpa: il est un bon usage de la faute. Le péché doit être une telle expérience du négatif que cette expérience doit préserver du péché. La repentance, le remords deviennent les meilleurs moyens de l'interdit. Mais là où se manifeste toutrle génie du christianisme, c'est que l'amour n'est pas... interdit! Au contraire. Si le péché de chair, lui, est interdit, l'amour, s'il renonce à se prolonger en une répétition entropique et mondaine, éternelle faute, éternelle errance, non seulement est autorisé mais recommandé. Mais alors amour pur, contemplatif, exercice spirituel, cheminement vers Dieu, amour de l'amour et non amour de la chair. Celle-ci est accomplie et abolie (le pardon et le remords). L'amour est ce qui reste quand la chair n'a plus cours. L'amour est permis quand il est interdit, C'est cet échange qui est proposé à l'amour-fou et qui devient... amour-fou: le renoncement à la chair pour le consentement au pur amour. Donnant, donnant. Ce qui est perdu d'un côté - et qui ne pouvait durer - est rendu de

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l'autre - ce qui peut durer. C'est un marché, entre l'Église et les créatures> la spiritualité et la chair, l'amour-fou et l'amour-fou. Le mythe est devenu l'illustration du christianisme. Il est pur modèle didactique. Il incarne la théologie, il expose la dialectique chrétienne du péché originel. I..:homme ne peut que commettre la faute. Mais alors le pardon et le remords - en leurs œuvres - autorisent la rédemption. Le modèle est totalement édifiant; il est une épopée du péché, du pardon, de la rédemption. Ainsi le christianisme fait d'une pierre deux coups. Il garantit le fondement de l'ordre féodal: l'exogamie monogamique. Mais aussi et surtout, il propose le modèle existentiel qui doit, à partir de l'attrape-nigaud de la séduction du récit, amener au renoncement contemplati( C'est dans la vie la plus intime, érotique et sentimentale, que le christianisme impose son interdit.

5. LA SYNTHÈSE OU RÉUNIFICATION DU MYfHE - LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA CONCILIATION DES CONTRAIRES

Les versions contradictoires du retour à la cour révèlent donc deux conceptions opposées de l'amour- fou: la répétition entropique et le renoncement contemplatif, la thèse et l'antithèse. Nous allons proposer la synthèse, la mise en relation causale, phénoménologique, de la répétition entropique et du renoncement contemplatif. Autrement dit, nous allons reconstituer le lien qui va caractériser l'amour-fou en sa logique intime, en sa volonté d'être cause de soi, en sa durée spécifique. Comme nous sommes loin des exégèses traditionnelles du mythe ! Nous avons pu établir:

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1° la contradiction constitutive de la conception mythique

de l'amour-fou; 2° les raisons de cette contradiction, la double volonté d'édification politique et spirituelle; 3° le constat alors que dans ces conditions l'amour-fou est porté à bout de bras par la volonté d'édification de l'être féodal; l'amour-fou ne dispose pas d'une causalité propre, il n'est qu'une conséquence, paradoxale, des impératifs de la superstructure; 4° la nécessité alors de reconstituer la durée, la phénoménologie · de l'amour cause de soi en son ultime moment pour « rectifier » ces interprétations idéologiques et révéler le plus secret del' amour-fou. Autrement dit, les commentateurs du mythe auraient été dupes de la volonté d'édification du mythe. Ils ont confondu alors les effets et les causes. Ils ont imputé à l'amour-fou ce qui n'était que les besoins et expressions idéologiques de la féodalité. Et par conséquent, ce qui est le plus grave, ils n'ont pas su définir la causalité spécifique del' amour-fou, sa necess1te 1nt1me. Notre problème 1 donc: comment le moment ultime, décisif, de la durée se constitue, s'invente, dialectiquement et historiquement, en tant que mise en relation· synthétique, unifiante, de la répétition entropique et du renoncement contemplatif? Lamour-fou s'accomplit comme étant à la fois répétition entropique et renoncement contemplatif mais dans un ordre révélé par l'opération synthétique. La phénoménologie reprend la contradiction mais pour des raisons, alors, de causalité historique et dialectique, elle révèle qu'il s'agit de deux moments de l'amour-fou, des deux termes d'une commune élaboration, des deux moyens de réaliser une durée I



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spécifique de l'a1nour. C'est l'un et l'autre et l'un par l'autre. C'est cet énorn1e paradoxe que nous allons maintenant non seulement justifier mais proposer comme étant la grande loi de la psyché, totalement méconnue car toujours recouverte d'idéologie - de politique ou de religiosité -, toujours traduite en considérations partielles ou réduite aux catégories d'interprétation des sciences humaines, psychanalyse en particulier.

6. LA RÉPÉTITION ENTROPIQUE -

LA RECHUTE -

COMME MÉDIATION VERS LE RENONCEMENT CONTEMPLATIF LE PASSAGE DE L'EN SOI AU POUR SOI

Lamour veut donc se répéter, se reproduire comme toute cause de soi mais, justement, est-il encore, peut-il être encore, cause de soi ? · Avec le retour à la cour, cet amour a quitté la dynamique ascendante de la volonté d'autonomie du couple. Nous avons constaté qu'il devait« jouer» sur le terrain de l'adversaire: le monde (l'intrigue) ..Celui-ci est une mesure de délimitation, de restriction. C'est un interdit, l'interdit del' extérieur. Mais ce qui est essentiel, c'est quel' amour vient d'éprouver de l'intérieur, comme expérience du couple et expérience de conscience, la double limite - objective et subjective - de l'amour-fou: il n'a pu persévérer que dans la survie, il n'a pu survivre que par le pardon du roi Marc. Cet amour a appris qu'il était conditionné par la praxis et débordé par l' agapê. Il n'est plus, à ses propres yeux, un absolu. C'est ce savoir-là qui est à rorigine de la dialectique de la répétition entropique et du renoncement contemplatif. Il est la cause de tout ce qui suit. Nous avons constaté aussi

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que cette origine, cette cause, était occultée à la fois par l'édification religieuse et les exigences du politique. Mais il est fondamental de reconnaître que ce savoir n'est qu'un en-soi, une expérience existentielle qui pourrait rester sans conséquence décisive. Pour qu'il devienne poursoi, pour qu'il se reconnaisse, pour qu'il accède aux décisions qu'implique cette connaissance il faudra tout un parcours, tout un système d'expériences . .Len-soi correspond au plus grand refus, dénégation, refoulement d'un savoir inconscient. L'amour cause de soi veut, encore et toujours, se reproduire, se répéter. C'est la contradiction constitutive de. ce moment de la durée. L'amour-fou veut persévérer en son être tout en sachant - sans se l'avouer, sans le reconnaître - qu'il ne peut plus le faire. Cette contradiction intime n'est autre que le principe de la répétition entropique. Alors que dans la naissance de l'amour et dans l'affrontement du monde la répétition est celle de l'ascendance, de la dynamique triomphante, - de l'accès à la cause de soi, au moment de l'après-retour à la cour la répétition devient le contraire, dégénérescence, expropriation de la cause de soi, expérimentation du négatif, de l'empêchement, de l'échec. Et cette situation se vit en extériorité et en intériorité. À l'extérieur, c'est le monde qui interdit. À l'intérieur, c'est la figure sublime de l'ami, de l'époux qui non seulement pardonne, mais protège. Apparaît alors cette loi: la contradiction va se développer maximalement par la répétition entropique. Plus l'amour cherchera à se reproduire, plus il va expérimenter son négatif. Et de telle manière qu'il devra le reconnaître, l'accepter et même l'aimer plus que son propre amour.

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C'est par le cheminement, le moyen de la répétition entropique que l'amour-fou pourra, devra accéder au renoncement contemplatif. Autrement dit le passage de l'ensoi au pour-soi - l'acceptation de la négation - ne peut se faire que par une médiation, un apprentissage progressif, celui de la répétition entropique. S'il y a eu, tout d'abord, l'expérience inexorable, fatale des limites de l'amour il y avait aussi trop d'amour pour l'admettre. Sont apparues, certes, les raisons impérieuses du renoncement. Mais celui-ci ne s'imposera qu'après un long combat, un long refus, la farouche volonté de persévérer en son être d'un amour qui avait pu et su conquérir l'unité et unicité du couple, et sa liberté. Ne craignons pas de le répéter: l'erreur spiritualiste et même platonicienne consiste à vouloir croire que l'on peut passer de la passion charnelle au renoncement contemplatif, du désir à la psyché puis à l' agapê, par le simple effet d'un volontarisme idéaliste. Alors, l'unicité peut être proclamée. Mais -sur la base d'une convention idéologique, celle de l'idéalisme subjectif qui veut faire croire et qui croit qu'une ascèse intérieure, exercice spirituel, volonté individuelle peut renverser, d'elle- même, le cours de la nature. Il n'en est rien.

7. LE BON USAGE DE L'ACTE MANQUÉ Nous allons retranscrire cette problématique en des termes plus familiers, plus usuels, en nous référant à la psychanalyse. Nous allons « récupérer » la notion d'acte manqué, comme nous l'avons déjà fait pour le transfert. . Cet acte manqué sera reconstitué comme pranque existentielle, celle qui permet d'en venir au renoncement

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conte1nplatif. Nous allons identifier l'acte manqué _ comme le décrit le psy, la psychanalyse - et la répétition entropique _ celle que nous avons déjà proposée en son premier degré (IE3). Cette reconstitution sera la généalogie de l'inconscient. La psychanalyse explique par l'inconscient; notre démarche consiste à expliquer comment l'inconscient est possible, à quelles conditions historiques il devient, et devient « opérationnel ». Pour ce faire, nous établirons les opérations dialectiques et historiques del' engendrement del' ensemble: histoire, conscience, inconscient. Ce détournement d'usage, de l'acte manqué, peut certes paraître abusif: il n'est plus un symptôme révélateur de l'inconscient mais une conduite, une pratique révélatrice de la causalité historique. (Dans les deux cas, il y a cheminement vers une finalité non sue). Mais la répétition entropique est bien identifiable à l'acte manqué: c'est la même contradiction entre la volonté de répéter, de persévérer en son être, d'être cause de soi et l'interdit - extérieur et intérieur. C'est le même problème et la même solution. [identification des deux termes permet de proposer un ensemble plus complet, plus explicite: la répétition entropique révèle que l'acte manqué est une chaîne, une suite de tentatives de plus en plus ratées. Et l'acte manqué nous apprend pourquoi : une confusion fatale vient d'apparaître entre le désir et son insatisfaction, la volonté d'affirmation et la culture du négatif. Cet acte doit-être considéré comme ruse de la raison. Il n'est en rien une volonté masochiste ou un maniérisme psychologique mais l'expression objective des rapports de force - nous l'avons vu - de l'amour, du politique, du monde. C'est la manifestation, intériorisée, d'une situation phénoménologique.

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Le piège se referme: l'acte manqué devient, en tant que répétition entropique, l'engendrement réciproque du désir et de l'interdit, de la volonté d'affirmation et de l'échec. Quelle ironie - cachée, objective aussi - de l'édification phénoménologique, de l'apprentissage de la vie (mais aussi et surtout de la mort, nous le verrons dans l'acte III). Les amants en sont arnves a cette s1tuat1on ·ou, pour expnmer leur désir, ils souhaitent aussi son échec ! Tout le cheminement de l'amour-fou est alors dans ce glissement progressif: confondre, identifier le désir et les ~onditions insatisfaisantes de sa réalisation. C'est une culture du négatif, une exploitation éducative du principe du plaisir. C'est la fatalité contenue dans la répétition entropique: chaque moment de la dégénérescence du désir est quand même un moyen d'éprouver du ,plaisir ! Ça vaut mieux que rien. En même temps s'éprouve le soulagement, puis le contentement d'avoir obéi à l'interdit intériorisé. Lacte manqué opère cette pitoyable synthèse: un peu de plaisir, un peu d'interdit. Mais ainsi il mécontente à la fois le désir et l'interdit. Mais ainsi il chemine vers sa finalité: le renoncement contemplatif. On peut proposer, pour rendre plus concrète cette conceptualisation à partir de la « récupération » phénoménologique d'une notion c}é de la psychanalyse, les moments del' acte manqué. Il suffira de reprendre le parcours de la répétition entropique, de profiter d'un travail déjà fait (IE3) et d'interpréter ses données, ses acquisitions du point de vue de la culture du négatif, de l'acte manqué. Autrement dit : à quelles conditions un acte manqué peut-il être réussi ? Comment la culture du négatif apprend-elle ce qui ne veut pas être su? •

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Nous distinguerons trois grands moments, trois détenninations de la contradiction qui amènent au renoncement contemplatif. En un premier moment, la conciliation des contraires apparaît possible. C'est un opportunisme qui, après tout, ne ferait que témoigner d'une naïveté (gnoséologique et spirituelle) de bon aloi. Mais persévérer en cette naïveté serait glisser dans la pathologie dont témoigne le libéralisme. 11 Ce moment répète l'affrontement des amants et du monde. Laprès-retour à la cour voit le couple renouveler son défi à l'égard de l'interdit de l'extérieur. Après tout l'amour a sa fierté, son honneur. Il a été cause de soi par l'affrontement du monde, il veut se retrouver par le même défi. Il s'agit alors d'une logique interne du sentiment: accepter sans regimber la fin imposée serait témoigner d'une 1ncons1stance qui autonseralt une susp1c1on recurrente sur ce qui se prétendait passion fatale. Mais alors les amants jouent sur le« terrain del' adversaire». Tristan est banni, Yseult à la cour. Tout le circonstanciel des retrouvailles est très difficile, très dangereux. Et manqué. Le coïtus interruptus se répète, sous de multiples formes de l'échec. En un second moment, de tentative de retrouvailles, les amants s'affrontent à l'interdit de l'intérieur: il faut tromper celui qui a pardonné, l'ami sublime et l'époux (non moins sublime). Quelle contradiction, alors, au plus intime de la conscience. Tristan aime, en Yseult, ce que l'amo"ur de stan pour Marc, lui inflige comme étant la peine meme ~ aimer. . • • et plus grande puissance, Alors qu,aimer est p l us gran d e Joie •













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l l. Cf. nos trois livres des Éditions sociales.

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cet amour devient misère et affliction. Aussi si la tentative de retrouvailles est encore... tentée, c'est pour être mieux ... manquée! Elle est tentée car il peut être considéré qu'il ne s'agit encore, après tout, que de contourner une institution, un interdit social: les droits de la passion valent bien ceux du mariage. Il ne s'agit que de tromper un mari et sa suite. Il y aurait même là l'esquisse de la possibilité du ménage à trois ... Ne peut-on pas tromper un mari sans trahir l'ami? Mais cette tentative est encore manquée, car cet ami est l'Ami, non pas un simple allié ou un copain, mais celui qui est aimé presque autant - autant ? - que l'aimée. Il n'est pas le sur-moi abstrait que représente le mari anonyme, celui de la loi formelle et arbitraire, mais le père spirituel et adoptif qui aime Tristan plus que Tristan ne s'aime, dégoûté de luimême, de son double jeu et de sa déchéance féodale. En un troisième moment, les retrouvailles seraient encore possibles mais au prix de la trahison. La tentation peut être grande, les sollicitations multiples. À ce prix, celui de la trahison, la repossession d'Yseult, la reconstitution du couple. C'est alors l'ultime ratage, définitif, celui qui impose le renoncement. Tristan ne peut devenir un traître: le sublime du roi Marc le lui interdit. Il restera fidèle, même au plus bas de l'intrigue, de l'entropie, à l'idéal chevaleresque (nous avons vu selon quelles dégradations des conduites). Le facteur - lorsqu'il est le destin - « sonne toujours deux fois ». Lacte manqué, lui, « sonne » trois fois. Il doit se répéter en une telle entropie, en une telle désespérance, en une telle expérimentation de l'instinct de mort que le renoncement contemplatif devient l'évidente solution ·d'un problème impossible à résoudre autrement. Et quel soulagement ! Mais c'est bien le politique qui, en dernière instance,

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est l'ultime valorisation - incontournable - de l'interdit. Mais pas n'importe quelle expression de ce politique. Ce qui fait l'interdit devant lequel l'amour enfin renonce, c'est l'identification, en un seul être-l'Ami-du principe politique et de l'amour universel. Lamour-fou ne peut renoncer et ne doit renoncer que devant le plus grand amour lorsque celuici est la plus grande effectivité politique, lorsque le projet a les moyens de sa réalisation. Tels sont les enjeux et les raisons de l'entropie. L'amourfou peut encore vouloir se répéter - mal - face au monde et même à la morale. Mais pas devant le politique, lorsque celui-ci est potteur de l'universel. Quel est l'essentiel enseignement de cette- très schématique phénoménologie de l'acte manqué ? Commènt cet acte manqué a pu être réussi? Tout se passe comme un apprentissage progressif, méthodique, par essais et erreurs, de la finalité. Le renoncement est progressif, appris, accepté. C'est un parfait exemple de la culture du négatif. Nous avons voulu montrer que le renoncement contemplatif ne relève ni de l'angélisme chrétien ni de la mécanique psycho-sociologique . . Ni la religion ni le positivisme des sciences humaines ne sont capables de rendre compte de la réalité de l'amour-fou. La phénoménologie a pu révéler une culture du négatif qui n'est autre que l'acquisition de « l'inconscient», ce fameux inconscient qui a fait la conscience de l'homme moderne. Au-delà de la phénoménologie del' amour-fous' eS t révélée toute une phénoménologie de la conscience. C' eS t ce que nous allons reprendre et développer en un bilan qui nous permettra aussi de compléter l'analyse de l'amour-fou lorsqu'il a pu atteindre ce monstrueux paradoxe: être cause de soi pour renoncer à lui-même.

II

LA LOGIQUE DE LA DURÉE

À. LE BILAN DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA DURÉE

Nous pouvons maintenant exprimer la durée de l'amour en termes de formalisation et d'axiomatisation. Cette durée est constituée, définie, délimitée par le système de relations du monde, du politique, de l'éros. La phénoménologie de la durée - durée de l'amour - est accomplie lorsque toutes les modalités de ce relationnel sont venues à l'existence, et dans l'ordre. Telle est l'incomparable fécondité de la raison dialectique: 1) elle permet de proposer les axiomes constitutifs du jeu de la durée· ' 2) elle dévoile tous les étants possibles de cette durée, la combinatoire des axiomes ; . 3) surtout elle reconstitue l'ordre de ces étants, leur engendrement progressif, historique et dialectique. Tel est le privilège de notre méthode sur les discours des 193

critiques littéraires et sur les analyses des sciences humaines (les deux démarches étant maintenant le plus souvent combinées): elle permet de reconstituer un ensemble où les parties s'articulent selon une progression. Elle autorise ainsi un premier système d'explication. La nécessité apparaît à travers la floraison événementielle, ses contingences et ses fausses pistes. Mais ce n'est pas tout: la phénoménologie, grâce à cette première interprétation systématique, permet d'accéder à un autre ordre de questionnement que les « critiques » du mythe (à la manière de Denis de Rougemont, par exemple) ou les essayistes (à la manière de Foucault ou de Barthes, par exemple) n'ont même pas soupçonné. En effet, les données de la phénoménologie ne sont que la première rampe de la connaissance. Elles proposent une explication qui à son tour fait problème: la phénoménologie va être examinée par la logique pour déconstruire le sens, de la durée, de l'amour, et proposer un autre système de connaissance, au-second degré, pour parvenir ainsi à un jel:l de questions et de réponses que les auteurs cités devaient ignorer pour ainsi n'exprimer que la demande idéologique - sur l'amour-de leur époque. Nous pourrons ainsi accéder à cette philosophie de la connaissance qui est celle des suprêmes interrogations: }a raison del' amour (son essence, sa trame, son sens) et la raison de la conscience (son origine, sa cause, sa nature).

B.

LES MÉTAMORPHOSES DE

« L'AMOUR LIBRE »

1. L'AMOUR NE DURE QUE PARCE QU'IL CHANGE - CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ DU SENTIMENT

Lamour-fou, l'amour modèle, mais modèle de la culture féodale, naît de la fin de la substance. Il surgit au moment où 194

l'histoire a le pouvoir de casser cette substance, moment où l'histoire, pour la première fois, dicte sa loi. Il résulte, de cette radicale rupture, l'ambiguïté originelle de ramour-fou, haine et amour. C'est qu'il y a conflit, et paro:>..')'stique, entre les fixations originelles - celles dont témoigne Antigone-et les nouvelles valeurs féodales. Le couple _ le premier couple ? - doit naître de ces matériaux: haine et amour qui doivent être mis en relation d'engendrement réciproque pour atteindre l'unité des contraires, l'amour-fou, le paradoxal fondement du nouvel ordre. · Pour ce faire, Tristan et Yseult doivent mourir au Vieux Monde pour naître à la société de classes et à l'exogamie. Le passage de ces origines à la durée (de l'amour-fou) peut tout d'abord être proposé en termes de continuitédiscontinuité. Ce deyenir peut être exprimé par cette for~ule: l'am9ur dure parce qu'il change. (Cette 1'0.i--ne fait d'ailleurs que préparer une autre énonc1at1on, une autre axiomatisation: l'amour ne dure que par son procès de négation.) Lamour-fou sera ce paradoxe, d'apparaître comme une passion qui ne doit rien au fatum mais tout à l'enchaînement logique de ses situations, lesquelles sont tellement différentes qu'elles ne .peuvent apparaître, aux yeux du monde, des critiques littéraires et des sciences humaines, que comme des discontinuités incompréhensibles alors soudées par un deus ex-machina (le philtre, par exemple). Ce qui fera l'originalité de la durée (le deuxième moment) de l'amo ur-rou, c · mutation · son essence, c' est l' extraord'1na1re de cette passion en une action. Si le commencement est comme un assemblage forcé et même « bricolé », car ~~~contre des données historiques les plus opposées, moment inca,ndescence créatrice, de ruptures, de chaos, moment par definition incontrôlé et incontrôlable, la durée devient 195

une culture de n1aîtrise, d'organisation de l'amour par luimên1e, de lui-même, pour lui-même. C'est un moment de synthèse, de dépassement de la contradiction haine-amour, par le couple enfin unifié et qui, pour la première fois dans l'histoire, peut prendre la décision d'aimer en toute liberté de par la seule force de l'amour. La phénoménologie a proposé les · raisons de cette mutation bien souvent, presque toujours, passée inaperçue des observateurs pourtant patentés. Ce sont des raisons historiques et dialectiques. Le couple se pose en s'opposant. Il s'unifie par le combat commun à Yseult et à Tristan, combat contre le monde et contre le politique. Ce deuxième moment témoigne del' autonomie (relative) de l'amour. Il n'·est possible, paradoxalement, que par des conditions extérieures à son existence ! Il faut que Tristan et Yseult soient suffisamment intégrés à l'ordre féodal pour qu'ils puissent s'en dégager! Il faut que les rapports de force autorisent la décision de l'amour. Il s'agit d'un «état» amoureux qui n'a plus grand-chose de commun avec la passion originelle. Tristan et Yseult accèdent à une situation paradoxale, une sorte de conjugalité sans le mariage, une vie de couple faite de quotidienneté et d'habitudes, mais qui reste clandestine et marginale. Du désir originel, fait de haine et d'amour, les amants sont passés à une union quasi conjugale. C'est alors que surgit, que peut surgir le troisième moment, absolument inouï, totalement incompris des commentateurs du mythe car il va totalement à l'encontre de leur désir idéologique, de la prétendue fatalité de l'arnourfou.

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2. L'AMOUR NE DURE QUE PAR SON PROCÈS DE NÉGATION ! I.:amour va cheminer vers la décision de la séparation ! Surgit cet inconcevable paradoxe: l'amour, en connaissance de cause, de sa cause, de la cause de soi va décider de sa fin mais selon la loi, apprise, de l'amour. Lorsque l'amour accède au savoir de l'amour, il a le pouvoir de ne plus le vouloir. C'est que l'exercice de sa liberté lui a appris à se connaître lui-même et, corollaire, à reconnaître ses propres limites. I.:amour-fou doit s' expérimenter, s'éprouver, comme n'étant qu'une catégorie historique. Il est doublement délimité par l'histoire. En bas, par la praxis, la révélation de la nécessité de l'infrastructure, de l'ordre du travail, créateur de toute chose et en particulier des conditions d'existence de cet exercice superstructural qu'est l'amour-fou; en haut, par le sublime qui témoigne d'un amour universel capable du pardon, qui démontre que l' agapê déborde infiniment le prétendu amour-fou à deux, du couple. Cet amour sait alors, et comme étant les conditions mêmes de son existence, la relativité de son absolu. Lamour cause de soi découvre les causes qui surdéterminent sa prétendue autonomie. Alors, peut apparaître le quatrième moment de sa logique, de son savoir, paradoxale relance de l'amour- fou, quatrième moment de l'initiation. En effet, ce savoir qui peut vouloir ne peut malgré tout atteindre sa finalité maintenant révélée: le renoncement contemplatif. Il doit passer par l'acte manqué, la reconstitution d'une ambiguïté fondamentale, au point qu'elle deviendra, isolée et exaspérée, l'expression de la sensibilité « occidentale » et même de son entendement. , À ce moment de l'amour-fou, apparaît un déchirant equilibre entre tout un passé de passion et tout un avenir de

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renoncement contemplatif. C'est une hésitation qui devient le propre de la culture « occidentale »: hésitation entre le passé et l'avenir, le Même et l'Autre, l'éros et la psyché. Ce moment a été privilégié, monopolisé, exalté par la littérature occidentale qui en a fait l'essence même de l'amour, du sentiment, de l'émotion érotique. C'est qu'il ne peut y avoir plus riche pathos, celui de l'hésitation entre la substance et l'histoire, état transitoire qui n'est ni substance ni histoire, qui se nourrit des deux et qui peut ainsi, longtemps, toujours peut-être, profiter de l'entre-deux mais du coup n'être, éternellement, qu'une substance perdue et un universel concret raté (les deux nostalgies de la conscience bourgeoise). Le cinquième moment, l'achèvement du parcours, de la durée de l'amour-fou est le renoncement contemplatif. Mais quelles peuvent être ses conditions d'existence ? La phénoménologie, certes, nous a permis de le définir non plus comme une expression religieuse mais au contraire comme l'achèvement « parfait », logique, d'un processus historique. Mais cet accomplis.s~ment peut-il, doit-il, avoir vraiment li~u ? Nous verrons que ce n'est que dans la troisième partie, celle de la fin de l'amour, que surgissent les conditions de son inéluctable nécessité. Ce n'est que devant la mort qu'il peut et doit advenir. Aussi, dans la phénoménologie de la durée, ce renoncement contemplatif n'a pas besoin de se réaliser en sa totalité pour consacrer l'achèvement de l'amour-fou. Il lui suffit d'apparaître, dans l'ambiguïté et la contradiction de l'entre-deux, comme la seule voie de salut, comme le but à atteindre (ce sera le rôle de « La Table Ronde»). Il doit avoir un rôle prospectif, celui qui indique le sens,

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même si sa réalisation peut s'avérer encore impossible, Le renoncement contemplatif est tendanciel. Mais il est aussi un impératif objectif, politique. Et celui-ci tend à exiger la réalisation.

3. L'AMOUR NE DURE QUE S'IL CHEMINE VERS L'ABSOLU Ces cinq grands moments de la durée étant mis en ordre, pour expliquer pourquoi et comment l'amour dure, nous pouvons maintenant accéder à une élaboration plus approfondie de la logique de la durée. Contrairement à l'idéologie dominante qui veut réduire l'amour-fou au désir et au sentiment, selon un syncrétisme éclectique dont le désordre est érigé en ordre passionnel, du destin, la logique permet de montrer que cet amour-fou est la mise en ordre du désir et du sentiment, la plus parfaite synthèse de tous les sentiments et désirs, synthèse de l'éros, de la psyché, de l' agapê. Lamour-fou l'est dans la mesure où il n'est plus le délire d'un désir mais l'incroyable tentative de synthèse de toutes les affections possibles de l'humain. Lamour-fou est alors un modèle « absolu » qui vise à l'édification des amants, bien sûr, mais aussi d'une classe sociale et même du genre humain. Très schématiquement dit, les trois états possibles de l'émotion humaine, de l'affect, sont bien le désir (l'expression naïve et immédiate du corps soumis à l'œdipe et à la séduction), la psyché (lorsque l'élaboration historique du sentiment tend à dominer le désir au point de « l'oublier »), l'a ,. ' l' amour . gape (1 orsque le sentiment lui-meme se soumet a« ~n~ellectuel », à la réflexion critique, à la charité, pour accéder a l universel). A

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Mais ces trois états sont, par définition, séparés et même considérés co1nme incompatibles. Lordre du désir ne reconnaît que lui-même, le Même. Il est impératif et entropique. Il porte en lui l'instinct de mort. La psyché est autre: elle est reconnaissance de l'Autre, élan qui a pu trouver ses appuis dans le désir mais qui est capable, par son propre désir, de renoncer à ce désir. Lagapê, enfin, est le fruit de l'oblation, refus de l'ordre du désir et condescendance à l'égard de la psyché. Toute la culture occidentales'est organisée en développant trois typologies irréductibles les unes aux autres, trois systèmes de référence, trois modèles. Que peut-il y avoir de commun entre Don Juan, Mme de Rénal, Aliocha ? Et pourtant ce sont bien trois « amoureux ». Le génie du mythe de Tristan et Yseult est non seulement d'avoir assemblé ces trois « étants », mais surtout d'avoir établi la relation dialectique et historique qui autorise leur articulation en un ensemble. C'est une stupéfiante synthèse, un prodigieux travail dialectique dont l'incompréhension est constitutive de l'idéologie bourgeoise. Ce qui ·porte la plus parfaite logique est même considéré comme le plus irrationnel. Aussi pouvons-nous maintenant proposer « la nature», l'ultime « nature » - l'essence - de cet amour- fou. Elle est l'unification en un moment parfait, de la diachronie et de la synchronie, des deux expériences du temps. Lamour-fou est d'abord fait del' accumulation progressive, historique, des trois « étants » possibles de l'émotion humaine, des trois affects que sont le désir, la psyché, l'agapê. (Et dans l'ordre, celui de la causalité historique, à partir du désir.) Il peut devenir alors l'expérience temporelle de la synrbèse

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finale, celle qui a le pouvoir de re-créer le temps vécu (une longue durée) en une ponctualité elliptique et quasi extatique, qui exprime le tout de l'histoire en une nouvelle émotion qui sait tout, le tout de l'ordre humain. Cette temporalité est le savoir intime - plus profond que celui de la psychologie des profondeurs - de l'histoire de l'amour (désir, psyché, agapê). Elle prépare au renoncement contemplatif, elle est même, déjà, _ ce renoncement contemplatif. Car tout est redonné dans la mesure où tout est su comme accompli. Lamour, c'est aimer parce que l'on . , a aime. Cette temporalité est plus près de la mélodie infinie wagnérienne que du temps retrouvé proustien. Elle est l'ultime vague, spasme, déferlement. Elle est du temps réel de l'amour le savoir qui l'achève, synthèse et ultime expérience. Le savoir de l'amour, comme achèvement de sa durée, est l'accession à l'universel: une nécessité est connue comme accomplie. Le savoir de soi-même est devenu connaissance de la loi. Cela est bien différent de la démarche proustienne qui ne retrouve qu'une singularité- une individualité- après l'avoir, certes, épurée du parcours de sa contingence, alors que le temps retrouvé de Tristan et Yseult est celui de l'histoire, l'expérience cruciale du passage du Vieux Monde à la société de classe, de.l'endogamie à l'exogamie. . Proust se rappelle un temps où il ne s'est rien passé, dans le mondain et la séduction ; le mythe témoigne d'une subjectivité qui est le savoir de l'histoire. Le frivole et le sérieux, 1.

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I.Le~Fr-_-iv--:ole_e_d_e_sér-ie-ux-,-Éditions Hallier - Albin Michel, Paris 1978.

201

C. LA

1.

CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT

LE JEU DE L'INTERDIT

En tant que réalisation et expression de la rupture avec le Vieux Monde, apparaît aussi une conscience qui est le commencement, le fondement de la conscience« moderne » ' celle sur laquelle « travailleront » Descartes, Rousseau, Kant, Husserl, Hegel. Elle est même à l'origine de la plus actuelle problématique, celle de la conscience et de l'inconscient (Freud). Cette phénoménologie de l'histoire vient d'atteindre et de réaliser, comme pratique - échange relationnel - produite par des individus, ce qui est le problème même des rapports de la conscience et de l'inconscient: l'intériorisation de l'interdit. Et elle prétend non seulement poser le problème mais encore et surtout avoir trouvé la solution: l'amour de l'interdit. Nous établirons la spécificité de ce moment crucial de la phénoménologie de l'histoire en comparant la conscience - et l'inconscient - alors produite à celle du primitif et du sauvage, celle de la religion (chrétienne), celle du libéralisme social libertaire, trois autres grandes manifestations de l'histoire humaine particulièrement révélatrices. Le primitif, puis le sauvage ne peuvent être que par l'interdit. Ils n'ont d'existence possible que par le système de la parenté. Il s'agit alors d'un code impératif, arbitraire, extérieur. C'est qu'aux débuts de l'histoire, l'homo erectus ne dispose d'aucun matériau pour communiquer. Aussi emprunte-t-il au règne animal le principe de son fonctionnement biologique, · le Jeu · d e la nature d' une generat1on ' ' · a' l'at1tre ' celle ce qui· crait des mâles et femelles en état de procréer et celle des autres

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(trop jeunes et trop vieux) pour en faire la prohibition de nnceste. Une réalité de nature devient l'impératif catégorique dans la mesure où elle est le seul moyen d'établir un système de communication. Larbitraire est dans la multiplication des codes alors possibles (patrilinéaire, matrilinéaire, etc.)~ Mais arbitraire catégorique car seul moyen d'établir le relationnel. La conscience individuelle n'existe pas. Elle n'est que l'intériorisation mécaniciste de l'interdit. Alors il est pertinent de parler de reflet. Limpératif catégorique - l'interdit - est tel qu'il n'a même pas besoin d'appareil d'État pour gérer une société civile qui n'existe pas. Lintériorité est le pur reflet de l'extériorité. Le christianisme, on le sait, intériorise l'interdit comme conscience morale individuelle. Linterdit n'est plus soumis à un code de prohibition de l'inceste mais à une transcendance qui peut proposer les tables de la Loi - et même la Révélation - et qui, aussi et surtout, permet une relation à l'autre d'ordre universel, échange réflexif et charitable, « l'amour du prochain ». Ce n'est qu'avec le mode de production féodal que cette loi intériorisée, porteuse d'universalité, peut atteindre le réel, la praxis, et proposer même la codification politique de ce qui n'était qu'un« universel abstrait». Avant, elle ne pouvait se manifester qu'occasionnellement et localement (empereur chrétien, première Église, évêque, etc.) en termes de gestion institutionnelle. Linterdit va s'extérioriser en codifiant le relationnel de l~ superstructure: l'exogamie monogamique. Il s'agit alors dune pratique de l'interdit, d'un travail de codification, d'une édification politique. Et ce travail-là est une production d'individus (de la

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cellule de base de la féodalité: le suzerain, le vassal, la femme ou fille). C'est un moment unique dans l'histoire universelle: la création de l'interdit par l'échange des consciences individuelles. Ce que le sauvage et le chrétien (d'avant la féodalité) n'ont pu réaliser, et pour cause. Linterdit est donné au sauvage. Il doit l'apprendre (rites d'initiation). Léchange n'est jamais que la récitation du code, interdisant a priori l'intrusion de l'individu. Le chrétien primitif, lui, au contraire, ne peut atteindre le politique. Il n'est qu'une intériorité interdite de praxis, de codification politique. Il est exclu du réel. La féodalité peut, seule, dépasser la thèse et l'antithèse pour proposer la synthèse - ce qui sera la conscience « moderne», parfois dite aussi « occidentale». C'est l'intériorité qui, après échange, travail de production de l'échange, crée la loi. Chez le sauvage, le code est tout puissant mais pour interdire l'intériorité. Chez le chrétien primitif, c'est l'intériorité qui est le vrai pouvoir mais pour interdire la codification politique: rendre à César ce qui appartient à César. Nous avons constaté que la caractéristique fondamentale de ce moment de la phénoménologie de l'histoire, de la classe sociale, de la conscience individuelle était l'engendrement réciproque de l'amour et du politique. Alors que le sauvage, pour codifier, ne se réfère ni à l'un ni à l'autre, alors que le chrétien (de l'Église primitive) a mis une distance infinie entre le royaume de César et celui du Christ2, la féodalité peut produire un interdit qui synthétise ce qui, jusqu'à elle, ne pouvait être que le jeu des contraires, que le blocage de l'histoire, que le principe de la répétition entropique. 2. La Croix.

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La conscience 1noderne est donc le résultat de tout un procès de production. Ellen' apparaît qu'au moment où toutes les conditions sont réunies, où tous les matériaux susceptibles de participer à la synthèse sont disponibles. Produire l'interdit comme échange des intériorités, des subjectivités, échange qui peut codifier le système relationnel, c'est une longue histoire, un drame pathétique. Pour la première fois, dans l'histoire, il y a une relation dialectique et historique entre l'intériorité et l'extériorité, la subjectivité et l'institutionnel, l'inter-subjectivité et le politique. Et ce procès de production est tel qu'il y a même engendrement réciproque des termes jusqu'alors irréductibles ! Il s'agit là d'un phénomène inouï que · même la phénoménologie de !'Esprit, de Hegel, a ignoré. Quant au marxisme, que ce soit celui de Marx ou des meilleurs marxistes, pas la moindre allusion à ce tournant de l'histoire de la conscience. La phénoméndlogie de la praxis, seule, permet de faire apparaître le procès de production de la conscience. Mais si cette phénoménologie, en son moment féodal, a pu atteindre la problématique même de la conscience- l'interdit intériorisé comme principe de la pratique institutionnelle et relationnelle - si cette intériorisation n'est autre que la généalogie de l'inconscient - intériorisation du parcours historique du macro-social, identification de l'existentiel subjectif et de la réalisation politique-, elle prétend en même temps apporter une réponse, la meilleure solution: l'amour de l'interdit. Cet amour découle de l'énoncé initial. Et il est en parfaite opposition à notre post-modernité, celle du consensus du libéralisme social libertaire qui hait, méprise l'interdit.

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Le 1nythe rnontre bien les deux moments de la généalogie de l'interdit: celui du refus, du scandale devant ce qui semble arbitraire, celui de la conscience libertaire ec libérale, celui du principe de plaisir (celui de l'acte I, de la naissance de l'amour), puis celui de l'amour de l'interdit. Et il établit alors pourquoi et comment le passage de l'un à l'autre est non seulement possible mais nécessaire, pour qu'il y ait décision, liberté d'aimer. Autrement dit, il procède à toute une critique - combien prophétique - de ce que sera la modernité permissive, de la conscience et de l'amour prétendus libérés. Alors que cette modernité revendique le progrès, le mythe la révèle comme n'étant qu'un archaïsme, un moment primitif, naïf, infantile, l'expression d'une conscience amputée qui, à la manière du primitif, ne fait que réciter un code reçu et machinalement intériorisé, conscience mécanisciste du pur reflet. La meilleure preuve de l'universalité de cette conscience, c'est qu'elle sera aussi proclamée par le plus grand démocrate: Rousseau. Dans la Nouvelle Héloïse il ne fera que reprendre, presque à la lettre, le mythe féodal. Le plus grand républicain répète ce mythe pour définir ce que doit être l'amour de la citoyenneté républicaine. (Nous avons proposé dans· De la modernité: Rousseau ou Sartre un descriptif de l'amour-fou et de l'amour de l'interdit qui ne fait que retranscrire dans une autre époque - combien décisive - le descriptif de l'amour de Tristan et Yseult et Marc.) Cette identité de perspectives - du mythe féodal et du théoricien de la démocratie moderne, de la plus pure expression de la féodalité et du plus grand contempteur de l'Ancien Régime - est une donnée phénoménologique tellement « énorme» qu'à notre connaissance aucun « des

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spécialistes» du mythe ou de Rousseau ne s'en est aperçu. Pour comprendre ce qui s'avère même complémentarité de perspectives, il faudrait reconnaître le rôle créateur de l'histoire et savoir mesurer toute la portée de ces deux fondamentales révolutions: le passage de la tribu à la société de classes, de l'endogamie à l'exogamie mon.ogamique, et le passage de la monarchie absolue de droit divin au Contrat social (à la Volonté générale), du libertinage de l'Ancien Régime à la Nouvelle Héloïse. · C'est le même cheminement de la conscience vers l'universel, la même relation d'engendrement réciproque de l'amour et du politique, bien sûr à travers toutes les vicissitudes idéqlogiques particulières aux époques. La conscience, en tant qu' amour de l'interdit, commence par la rupture avec le Vieux Monde et s'achève par la théorisation de la démocratie. Son universalité consiste à rendre tout d'abord possible le processus historique qui rompt avec la répétition entropique du Même pour alors accéder aux conditions del' échange de réciprocité et d'égalité du Même et de l'Autre. Ces conditions, Socrate déjà les avait proposées. Mais l'histoire les rend effectives, comme pratiques du relationnel qui produit le superstructural. · De la féodalité à la· Révolution française s'accomplira tout . un travail de définitive laïcisation - l'Être suprême - qui permettra la totale _autonomie politique de cette conscience (cf De la modernité: Rousseau ou Sartre). ramour de l'interdit - fondement de la féodalité et de la démocratie - est bien le principe de la conscience humaine. Mais en rappelant tout de suite, autrement ce serait l'énoncé le plus s.E?iritualiste, idéaliste, moraliste: dans la mesure oü cette consçience a produit elle-même l'interdit, comme effet de praxis.

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La conscience atteint l'universel lorsqu'elle peut: 1) engendrer une relation intersubjective fondée sur la production commune de l'interdit; 2) extérioriser en un code politique cette expérience subjective comme principe del' organisation superstructurale. Il faut les deux moments, synthétisés en une complémentarité dialectique, pour que la conscience puisse atteindre son unité, la relation de l'en-soi et du poursoi, deux dimensions toutes les deux produites, effets de . l'histoire. Alors l'intériorité et l'extériorité, !'intersubjectivité et l'institutionnel peuvent vouloir se séparer pour produire deux systèmes relativement autonomes qui tendent même à oublier leur commune origine. Dans De la modernité: Rousseau ou Sartre, nous avons montré comment Kant théorisait cette situation phénoménologique en identifiant les trois axes de réalisation pratique de la conscience et les trois projets républicains. Nous avons établi aussi comment le néokantisme, . support de l'idéologie du consensus du libéralisme social libertaire, instaurait une dichotomie irréductible de cette conscience - conscience alors malheureuse-, comment elle retombait dans la contradiction de l'intériorité et de l'extériorité,' du subjectif et de l'institutionnel, pour en venir à la haine et au mépris de l'interdit.

2. LE MYfHE DE TRISTAN ET YSEULT EN TANT QU'ACTUALISATION - DÉPASSEMENT DU MYfHE D' ŒDIPE - LE CONTRE-SENS DE 1A PSYCHANALYSE

Nous disposons maintenant de suffisamment d'éléments pour comparer, terme à terme, le mythe d' œdipe et le mythe

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de Tristan et Yseult. Celui-ci se structure aussi par le meurtre lun père et par l'inceste (spirituel). Mais la différence essentielle, radicale, est que ces deux fondamentaux ne se disposent plus selon une situation familiale formelle mais selon deux actes historiques. Le mythe de Tristan et Yseult se situe dans l'histoire universelle en tant que liquidation del' œdipe du Vieux Monde et en tant qu'inauguration de notre « champ œdipien ». En effet, il commence par le meurtre de ce p~re qu'est Morholt, gardien de l'endogamie tribale, et s'achève par l'inceste (de la famille à l'envers, de la filiation spirituelle). S'instaure alors un inconscient de classe, la production historique, concrète, du ça, du je, du sur-moi et la relation dialectique du désir et de l'interdit. Mais le tout est l' œuvre de la famille à l'envers, des prédéterminations historiques, du sens de l'histoire. Il s'agit alors de l'essentielle conquête de la liberté humaine; le passage d'un interdit mécanique et biologique à un interdit qui rend compte du sens, du progrès. Le message de la famille à l'envers est de portée universelle, bien au-delà de la configuration familiale de l' œdipe: tout homme est père et rival, toute femme est mère et amante. Lamour du fils est la réconciliation de ces contradictions. Le mythe de Tristan et Yseult est la preuve que cela est possible. La meilleure preuve de cette actualisation-dépassement est bien ... l' œdipe, celui de la psychanalyse. Lautonomie fonctionnelle qu'elle propose, de la conscience individuelle et de l'inconscient, est l'aboutissement de l'histoire. Cela marche maintenant tout seul. Mais parce que cette psychanalyse a le fabuleux pouvoir (de classe) · de rejeter dans l'inconscient (de classe) tout le procès de. production de notre œdipe. Cet oubli eS t le

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propre de l'idéalisme. Ainsi peut-on attribuer à un sujet éternel ce que l'histoire a produit. Du coup, l' œdipe devient propriété privée, pratique familialiste, origine du pathos (les complexes), référence de la singularité. L usurpation - récupération - de la psychanalyse repose sur cette confusion - idéologique: prendre l'effet pour la cause, le résultat pour l'origine. C'est la définition du contresens.

ACTE III

LA FIN: COMMENT L'AMOUR PEUT-IL MOURIR?

I

LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA FIN (DE L'AMOUR) MORT ET RÉSURRECTION

À.

LA

MORT CONTRADICTOIRE: YSEULT ARRIVE TROP TARD,

YSEULT ARRIVE À TEMPS

1. LA PHÉNOMÉNOWGIE EN TANT QUE SYSTÈME DFS CONTRADICTIONS ET DE LEURS RÉSOLUTIONS

À chaque acte, à chaque grand moment de l'amour, le mythe nous a réservé une contradiction majeure (celle qui s'exprime par les versions, les récits divergents). Et nous avons établi que cette contradiction sous-tend une synthèse qui permet d'inclure toutes les interprétations phé~oménologiques dans une logique qui les unifie. Al' acte 1, c'est la contradiction de l'amour et de la haine, des fi xauons · au passé et des déracinements du d evenu. · L' un1te · ' des contra1·res permet l' acces ' a' l' amour-pass10n. .

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À l'acte II, c'est la contradictio11 entre l'entêtement et le renoncement, la répétition entropique et l'oblation contemplative. La synthèse, alors, consiste à faire de l'acte manqué, de la culture du négatif, le moyen du cheminement vers une finalité qui doit s'apprendre par paliers pour enfin s accepter. Lacte III propose aussi une contradiction paroxystique, deux significations de la mort: Yseult arrive à temps, Yseult arrive trop tard. Une telle contradiction peut-elle être dépassée en une synthèse? )

2.

LA VERSION CHRISTOLOGIQUE DU MYTHE - LE MOURIR

SEUL DANS L'ESPÉRANCE-DÉSESPOIR

Pour essayer de résoudre une telle énigme - celle de la fin - nous allons procéder d'une manière très précautionneuse, pour tenter de dégager le sens suprême du mythe, son message le plus secret. Nous procéderons tout d'abord à l'examen de la thèse: Yseult arrive trop tard. Cette priorfré, dans l'exposé, ne préjuge pas de son importance, n'indique pas une détermination décisive. Nous ne ferons que développer la mort la plus féodale et la plus chrétienne, celle qui, dans un certain sens, continue au mieux 1~ préparation à la mort, son apprentissage, par le renoncement contemplatif. Lédification politique du mythe atteint son apogée. La mort de Tristan sera chevaleresque, blessure mortelle au combat, au service de l'autre, l'autre .chevalier. Mais audelà de cette mise en scène, va s'imposer une appropriation suprême de la mort, son intégration dans le code de classe, comme si la mort devenait un acte de classe,

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C'est Yseult aux Blanches Mains, la femme légitime de Tristan, qui en donne le signal. C'est la légitimité conjugale qui est l'ultime juge, qui a le suprême pouvoir de décision sur la vie et la mort. Bien sûr ses motivations sont vulgairement psychologiques: la jalousie. Mais si elle n'a pas eu, comme l'autre Yseult, le pouvoir de se faire aimer, elle a le pouvoir, de classe, suprême proclamation et réalisation de l'exogamie monogamique, de faire mourir. Il y a une totale réappropriation de la mort par la classe sociale qui en décide - indirectement, inconsciemment, certes - en fonction de l'impératif de classe qui doit tout faire rentrer dans l'ordre. C'est l'épouse qui joue alors, en dernière instance, le rôle du destin, de la fatalité, de la nécessité. C'est par elle que tombe l'ultime jugement de classe, le signal de. la mi~e à mort, de l'ultime exclusion, quasi-exécution de ~lasse. La justice de classe redevient immanente. Le mythe, après avoir montré ce qu'il ne fallait pas faire - l'adultère -, montre la légitime punition - par le conjoint - de la faute. Le plus féodal, le plus idéologique se doit d'être aussi le plus chrétien, le plus christologique même. Cette version du mythe propose comme une surenchère réciproque des deux thèmes, comme si la meilleure édification politique était la mort la plus chrétienne et celle-ci la proclamation des catégories féodales. Le mythe soude le politique et le religieux et la mort permet même leur paroxystique exaltation rec1proque . I



. Le mythe doit alors dire que, pour autant que la psyché sou la meilleure préparation à la mort, on ne peut que mourir seul, que, même dans le meilleur des cas, celui d'une mort au monde et à soi-même qui a précédé la mort physique, il Y a je mourir, la fin inexorable d'une unicité organique, le corps, e corps-sujet.

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Ce mourir, le chrétien doit l'assumer à l'imitation de JésusChrist. Sa mort sur la croix est la preuve la plus péremptoire du mourir seul, de ce qu'est la mort de l'unicité organique. Le plus grand amour possible, celui qui veut sauver de la mort, doit vivre sa propre mort. Paradoxe terrible - un mystère en terme de théologie - que le mythe doit reprendre à son compte: la psyché certes donne un autre sens à la mort, mais celle-ci - ne jamais l'oublier - est toujours la mort d'un corps, une agonie et un mourir. Lédification mythique, à l'image de l'édification religieuse, doit articuler le sens que l'amour peut donner à la mort, à l'agonie. On doit mourir seul mais le mourir. permet de donner un sens, une espérance à cette agonie. C'est que le mourir peut être autre chose que l'agonie; il peut devenir un acte, celui du passage consenti de la vie à la mort, un autre « mystère » pour la théologie. Le mourir est alors une présence de soi à sa propre mort, l'acte. ultime du sujet qui prend une extrême importance car il fait du mourir une mort-vivante, si l'on ose dire, une appropriation de la mort. Alors que l'agonie est le phénomène organique, physiologique, naturel - la passivité -, ce mourir est acte, présence, participation. Le corps assume l'agonie, le sujet peut créer son mourir, paradoxale valorisation de la vie par la mort même. La version christologique du mythe a été quasi unanimement retenue car elle exprime au mieux l' extrên1e importance que le christianisme a pu prendre. C'est bien « l'idéologie » la plus dominante. Tristan devra mourir seul, blessé mortellement au service de la féodalité, en définitive en paix avec sa conscience de classe mais« chrétiennement» privé de l'ultime paix, celle de la présence d'Yseult, de son regard.

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Car ce n1ourir seul - qui doit dire l'inexorable, le fatal ! la mort du corps, lieu de la privatisation, du particulier et du singulier et qui dans le meilleur des cas peut se vivre à l'imitation de Jésus-Christ - va se compliquer d'une autre dimension religieuse: il doit être aussi une punition légitime, le châtiment qui permettra d'accéder à la totale rédemption. La version chrétienne du mythe ne saurait oublier ni pardonner le péché commis. Celui-ci, en termes de pure spiritualité, est encore plus grave que l'adultère. Le péché de Tristan est avant tout péché à l'égard de ... l'amour ! En réponse au sublime du roi Marc, à la pitié et au pardon, il a persévéré dans le répétitif entropique, le péché de chair devenant péché à l'égard de l'esprit. [éros offense la psyché et celle-ci peut même offenser l'agapê. Tout avait été accordé à Tristan pour qu'il accède à l'ordre de l' agapê et il s'est dérobé, retombant même dans l'errance de l'éros. Aussi doit-il être puni non pas tellement de sa faute mondaine qui, elle, est pardonnable car « humaine, trop humaine » mais de son refus de la grâce, des signes de l'esprit, des chances de la providence, puni de son acharnement dans la répétition entropique, de la chaîne de ses actes manqués, de son éternelle tergiversation à consentir à l'oblation contemplative.

Le mythe - en sa v~rsion chrétienne - doit lui infliger u~e suprême leçon. Il va lui apprendre, terrible et décisif acte d apprentissage, à vivre, c'est-à-dire à mourir seul, dans le manque, 1a d'ere'l'1ct1on, · · ''l pu1squ 1 en est responsa ble: n 'a-t-1·1 pas lui-même cree , , ces con d'1t1ons . d,eso1antes d e sa mort.? . Îristan mourra des blessures d'une vie qu'il a assumée JU.S ) l' qu au bout, mort qui correspond à sa vie et même accomplit.C'est une mort paradoxale, qui concilie la liberté

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du pécheur et la punition religieuse. C'est une mort libre: Tristan vit sa faute même dans la mort et meurt de sa faute. Le mythe en son réalisme, en sa sagesse, en sa mesure, a su équilibrer et même concilier liberté conquise et péché commis. C'est le mourir seul en une espérance terrestre non comblée. Le mythe synthétise admirablement la liberté individuelle et l'inexorable de la loi, liberté et nécessité. Il ne fait que montrer, expliciter ce qui doit nécessairement advenir lorsque la plus grande liberté possible rencontre l'inexorable de la mort. Aussi le mourir -1' agonie - de Tristan sera, comme sa vie, ambigu: un poignant mélange de désespoir et d'espérance, une « imitation » de l'agonie du Christ: « Mon dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Il veut encore contempler Yseult. Mais la mère-amante ne viendra plus : c'est la voile noire. Tristan meurt de sa contradiction, de son péché. Qui a vécu dans l'attente terrestre doit mourir dans le désespoir... mais c'est alors ce désespoir qui suscite la suprême espérance de la résurrection. Tel sera le message christologique: de la culture du négatif, de l'extrême déréliction doit naître l'ultime espérance. Paradoxe suprême: -le désespoir du mourir seul témoigne de la foi. Tristan meurt en croyant, croyant de l'amour. Il apporte la preuve suprême: c'est bien à l'amour qu'il donne sa vie. Tristan meurt de la condition humaine selon le christianisme. Il faut mourir en croyant, croyant de l'amour. Le désespoir de ne plus vivre est la punition d'avoir vécu et déjà l'espérance de la vraie vie ! C'est le désespoir qui crée la foi ! Lattente ne peut jamais être comblée. Et c'est la promesse du salut, la seule rédemption possible, Lespérance-désespoir est le couple fatal porteur du projet

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humain, de r hun1ain, du trop humain. C'est la raison de vivre qui est la cause de la mort, mais qui est aussi son sens. Le mythe - en sa version christologique - illustre cette condition humaine. Il montre comment elle doit être assumée, comment le jeu de la contradiction est le chemin du salut et permet d'atteindre la rédemption. Le pire peut être vécu dans les meilleures conditions. C'est le paradoxe le mystère - de la mort christologique.

3. LA GRÂCE DU MYTHE:

LE MOURIR COMME RÉSURRECTION

DE L'AMOUR!

a. Le sens que ni le romanesque ni le romantisme

ne peuvent atteindre... De la fidélité Wagner - lui - propose l'antithèse: Yseult arrive à temps. Il va nous permettre d'accéder à la pleine compréhension de l'Éternel Retour, de la mort vaincue.par l'amour. Son interprétation du mythe de Tristan et Yseult, en son sens et en sa fin, est antiromanesque mais encore et surcout antiromantique. Cette formulation peut paraître bien risquée car Wagner, bien souvent, presque toujours, est considéré comme un romantique. Mais n'y a-t-il pas alors un malentendu, du même genre, par exemple, que celui qui permet au mythe d'imposer sa volonté d'édification à travers une mise en scène de séduction ? Wagner a cheminé contradictoirement mais dialectiquement - grâce au romantisme mais aussi contre le ~omantisme. C'est dans l'idéologie romantique - celle de son epoq~e - qu'il développe un antiromantisme qui n'est autre que l accomplissement de la phénoménologie de l'amour-

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fou: la mort dans et par l'amour et non l'amour de la mort, ce qui est le contraire, soit une réde1nption soit un renoncement. Mais il est vrai que de loin, de l'écoute bourgeoise, du point de vue du syncrétisme éclectique - la nuit toutes les vaches sont noires - les deux peuvent se ressembler. Au contraire de la culture romanesque - que nous proposerons en son meilleur moment: la perfection proustienne - au contraire del' amour de la mort du romantisme, le mythe de Tristan et Yseult proclame la résurrection effective, réelle, concrète de l'amour, un Éternel Retour. Nous ne saurions trop insister sur cette différence cruciale: le mythe est autre, il témoigne d'une grâce que la sentimentalité romanesque ne peut même pas soupçonner, par définition. Si cet amour peut être résurrection c'est qu'il a su, voulu, pu conquérir les deux conditions préalables et nécessaires à ce« miracle». Celui-ci alors ne doit rien ni à la magie ni à la transcendance. Il est pure œuvre humaine: l'amour devenu couple, réciprocité des consciences, amour partagé et.indivis - l'Un -, et l'amour devenu réminiscence de prospection, d'expansion infinie, le souvenir devenant non plus une fin (comme chez Proust) mais le moyen d'assurer la continuité et le renouvellement, une médiation et un relais et non une esthétique de la nostalgie. La résurrection de l'amour - l'Éternel Retour - n'est que la suite logique, la conséquence « naturelle » de la réalisation phénoménologique de ces deux conditions. Elle n'apparaît pas comme un surgissement imprévisible, quasi miraculeux, mais comme l'achèvement de l'amour cause de soi, de la psyché, de la fidélité. Le donjuanisme s'avère alors la plus radicale opposition à la fidélité « inventée » et exigée par le mythe. Il a vocation de répéter, de recommencer, lui aussi, mais ailleurs, autrement,

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L

avec d'autres. Il est la dénégation du couple et de sa durée, l'expression individualiste, atomisée, du désir. Il est mépris et haine de la psyché. Il doit répéter, machinalement, la pulsion, le fan tas me. 1 Tristan et Don Juan, la fidélité et le libertinage, étant des existences opposées, celles-ci s'achèveront en des morts , opposees. Don Juan passe directement du désir à la mort, sans aucune préparation. Aussi la vie lui est arrachée, il est entraîné par le Commandeur. C'est une mort horrible, la plus horrible: il perd tout - la substance - pour mourir seul dans l'épouvante du face à face avec la mort. Il meurt de cette contradiction: plus le désir s'affirme plus forte sera sa négation. Tristan au contraire est préparé par la psyché, tout le nocturne de la culture du négatif consentie. Aussi ppurrat-il non seulement s'approprier sa mort - mort féodale et mort à la substance - mais aussi recommencer à vivre de l'existence de l'amour pérennisé par le retour d'Yseult. Le mythe lui octroie cette grâce ineffable: le mourir dans l'Éternel Retour de l'amour. La fidélité permet de retrouver dans la fin tout l'émerveillement du commencement, de substituer au chagrin l'allégresse des retrouvailles: « Que ma joie demeure. » Ni le romanesque ni le romantisme n'ont reconnu cette grâce pas plus que la culture du négatif qui l'autorise. Ni le retour en arrière - la réminiscence proustienne - ni la fuite en avant - l'amour de la mort: la psyché est la solution de cet écartèlement du temps. En sa fidélité, elle réconcilie le passé 1. Psych , d . . . 1 h, , 1 ·e d ~ et OllJuamsme ne sont que les expressions anragon1sres de a P enom~no ogi 1 d~ ~ meme classe sociale. L'une dit le commencement, la dynamique ascendanre, 1autre la e~enére~cence, la décadence. La psyché er la fidéli té témoignent d e l'idemificarion de l'universel ;~c u ~roJ_ec de classe ; le donjuanisme esr le mo menr d e l'aromisarion de la culrure de classe er_s_a uperauon à usage individuel, fa ntasmatique, Le « grand seigneur méchant homme » ne hut que profiter de ses exorbirancs privilèges de classe pour laisser croire à sa séduction personnelle.

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et l'avenir> le rétrospectif et le prospectif et même la durée hun1aine et t>éternité. C'est qu'elle est l'accomplissement dans la mort et par la mort de tout ce que la vie a voulu. Aussi cette vie trouve une réalité, un sens que ni le romanesque ni le romantisme ne peuvent atteindre. b. Cidentification du sens de l'amour et du sens de l'histoire

Ce sens n'est autre que le sens de l'histoire. Il y a identification, alors, des deux sens du mot sens. Le sens, en tant que signification nouvelle, mise en relation de la vie et de la mort, n'est possible que par le sens, en tant que cours du temps, direction finalisée, nouvelle répartition des durées. Si le couple peut accéder à la commune durée- qu'est la fidélité - une nouvelle existence - c'est en participant à l'histoire, porté, emporté par l'histoire. C'est la nécessité de l'histoire, la causalité et la finalité de la phénoménologie, qui expliquent la fidélité. Celle-ci n'est que la réalisation, la pratique, du sens. · Le sens de l'histoire veut que les prémisses de la fidélité étant acquises, la conclusion s'ensuive nécessairement. La fidélité ne peut que s'accomplir dans l'Éternel Retour. Alors se révèle le but, la finalité de l'amour fou, et tout un renversement de l'interprétation. C'est du point de vue de cet accomplissement que toute la phénoménologie doit être re1nterpretee. Alors s'accomplit l'Esprit, au sens laïque du terme, bien entendu: œuvre de l'histoire. Cette Révélation, cette bonne nouvelle, ne peut apparaître qu'après une triple « extraction » phénoménologique. C'est qu'elle a été triplement occultée, récupérée, falsifiee par les trois grands interprètes del' amour: /.

/

/

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le christianisme, le romantisme, le romanesque, les trois essentielles stratifications de notre connaissance de l'amour. Ce sont les trois variantes de la même illusion, la même référence au substantialisme transcendant de l'amour, qui ne peut se révéler que par la grâce ou la magie et qui ne peut, par définition, accéder à la cause de soi. Alors l'amour devient conquête del' arrière-monde ou bien le refus de la vie ou bien la seule aventure individuelle. Ce que le mythe (historique) révèle, c'est la totale dénégation de ces récupérations de l' œuvre de l'histoire. Alors le sens peut apparaître: la phénoménologie, en son acte ultime, sera la proclamation de l'amour partagé, amour du couple - c'est le retour d'Yseult - qui, incroyable grâce, mais due à l'histoire, recommence à vivre au moment même de mourir. Le mythe (historique) opère une fabuleuse remise en relation de la vie et de la mort, par la médiation de l'amour recommencé. Il peut y avoir alors identification de la vie et de la mort en un acte commun qui bouleverse totalement les interprétations reçues, q ue ce soient celles du Vieux Monde ou celles du christianisme, du romantisme, du romanesque. Cet acte peut alors recouvrir même le mourir. Il peut s'identifier, se confondre à ce moment de telle manière que le mourir devient l'ultime affirmation du couple, de l'amour. Le mourir est occupé, investi par l'acte de vie. L'amour, paradoxe suprême, se proclame en son éternité grâce à la mort. La mort devient le re-vécu de l'amour, sa résurrection. Elle devient le moyen de sceller une continuité sans fin. ·Son pouvoir de négation absolue devient l'affirmation de l'absolu de l'amour. Telle peut être la formulation laïque de la résurrection, de l'ÉterneI Retour, du salut rendu possi hle par l'h·istoue. . Le parcours phénoménologique de l'amour s'est achevé et

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accompli. C'est en termes de logique que nous pouvons, maintenant, dire la mort vaincue.

B. LA

SYNTHÈSE -

SYNTHÈSE NÉGATIVE (PROUST) ET

SYNTHÈSE POSITIVE (ROUSSEAU)

Mais avant d'en venir à la logique, et comme préparation à cette logique, comme médiation entre la phénoménologie et la logique, nous devons répondre à notre interrogation (du début de cette troisième partie): « Une telle contradiction peut-elle être dépassée en une synthèse?» Cette question ne porte que sur les interprétations du mythe. Il ne s'agit donc pas de rechercher le moyen terme entre trop tard et à temps. Cette temporalité ne saurait exister. Le trop tard et l'à-temps sont irréductibles, double face de la fin. Le problème est de savoir s'il peut y avoir une synthèse qui «dépasse» la thèse christologique et la thèse wagnérienne, celle de l'amour puni et de l'amour redonné, de la rédemption par le désespoir et de l'Éternel Retour ? Nous avons constaté qu'à chaque grand moment de l'interprétation contradictoire, de l'acte I et de l'acte Il, de la naissance de l'amour et de sa durée, la synthèse était non seulement possible mais nécessaire à la causalité phénoménologique, à la reconstitution du sens de l'amour. En est-il de même pour l'acte III ? Nous proposerons la« synthèse négative» et la« synthèse positive». Cette différence ne relève pas d'une appréciation qualitative, sélective, mais d'une opposition exclusivement justifiée et apportée par le politique, par la donation de sens

224

....

du politique. C'est dans cette perspective que nous avons choi~i Proust et Rousseau pour illustrer ces deux synthèses. A /,a recherche du temps perdu propose bien un «dépassement» de la contradiction du mythe. Les « excès » de l'interprétation chrétienne et wagnérienne sont écartés. Toute considération religieuse, de rachat, de rédemption, est ignorée. De même, il ne s'agit plus de recommencement dans l'Éternel Retour, d'une nouvelle prospection intersubjective, du face à face du couple et de la mort. Mais par contre Proust est bien le plus wagnérien des romanciers. Son œuvre est aussi celle de la désubstantialisation. Il s'agit aussi d'un descriptif des rapports de classe. Et pour finir le temps n'est-il pas retrouvé ? Alors pourquoi synthèse négative? C'est que Proust en reste à la réminiscence. Ainsi il peut - ne peut que - proposer l'esthétique de l'idéalisme subjectif en écartant . toute la démarche prospective de l'amour et l'engendrement réciproque du politique et de la sensibilité. Mais surtout il écarte l'Autre, le réifie, le réduisant au moyen de se souvenir, à un présentoir du passé. Albertine n'est qu'un , pretexte. Il fonde ainsi le sujet sur la solitude et non sur l'échange intersubjectif. Il y a bien production du sujet mais celui de l'idéalisme subjectif. Alors que pour le mythe la réminiscence est le support de l'élan prospectif et de.l'échange, chez Proust elle devient le moyen de l'appropriation, du privatif. Il faut évidemment constater que ce dépassement de la contradiction, de son ultime expression, est extérieur à la thématique mythique. La synthèse négative n'est pas possible à l'intérieur de la phénoménologie de l'amour-fou. Elle témoigne d'un autre mode de production, d'une autre h, , egemonie de classe.

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C'est une autre phénoménologie, celle de la sentimentalité romanesque que le sujet a le pouvoir de formaliser et d'axiomatiser, de n1aîtriser comme accès au savoir de son histoire, celle d'un sujet devenu, lui aussi, libre entreprise. Il en sera de même pour la synthèse positive, celle qui dépasse la contradiction mythique mais aussi la synthèse négative de l'idéalisme subjectif Elle se fera ~illeurs, en un espace privilégié, celui de la fin du mode de production féodal et du commencement du mode de production bourgeois, moment où on peut critiquer à la fois ce qui se défait et ce qui se refait, l'Ancien Régime et la libre entreprise. C'est le moment de Rousseau et d'une conception de l'amour qui dépasse à la fois la culture féodale et la culture bourgeoise dans la mesure, combien paradoxale, où elles sont exprimées au mieux ! La Nouvelle Héloïse établit longuement, minutieusement, comment échapper à la décadence de la noblesse et à l'ascendance de la bourgeoisie (cf De la modernité: Rousseau ou Sartre). Le seul .républicain de l'Ancien Régime a su reprendre le mythe féodal, en sa phénoménologie et en sa logique, ainsi que la sentimentalité romanesque en tous ses états, pour les dépasser en une synthèse positive, alors, qui dépasse aussi la conception de l'éros antique, platonicien (ainsi que, bien entendu, la réduction psychanalytique). Ces synthèses ont permis de proposer, au-delà de la contrainte formelle de notre méthodologie, deux modèles majeurs del' après-mythe, deux grandes conceptions, combien antagonistes, de l'amour. Cette (nouvelle) contradiction est fondamentale. Aussi doit-elle apparaître comme conclusion de la phénoménologie - relance de son interrogation originelle - et réapparaître dans la logique au moment de la confrontation, alors systématique, des modes de production et des conceptions de l'amour.

II

LA LOGIQUE DE LA FIN - THANATOLOGIE DE L'AMOUR

À. LA PROBLÉMATIQUE DE 1A FIN

1. L'ÉNONCIATION DE LA LOGIQUE - « TOUT EST DANS LA FIN »1 '

Nous allons reprendre le grand thème révélé par la phénoménologie, celui des rapports d'Éros et de Thanatos lorsqu'ils sont médiatisés par la psyché, par le travail de l'histoire, par la culture du négatif Mais cette problématique va quitter l'ordre de la recherche pour en venir à celui de l'exposé logique. Linterprétation alors, du sens et de la raison de l'amour, sera définitivement élargie et garantie en systématisant notre démarche comparative. D'abord, nous ferons intervenir les grandes conceptions,

-~~---1. Gérard de Nerval

227

consacrées ou sacrées, d,Éros et de Thanatos, celles des « grandes » philosophies et des religions. Nous traiterons de ces rapports (d,Éros et de lhanatos) en reprenant encore les grandes catégories constitutives de la culture moderne, les mises en forme et en contenu que sont le romantisme et le romanesque. Nous tiendrons compte enfin des plus récentes « acquisitions » des sciences humaines, comme nous l'avons déjà fait à propos de la psychanalyse. La logique sera alors suffisamment armée pour résoudre la ténébreuse affaire de « la pulsion de mort », pour définir l'exacte et précise relation de la mort et de l'amour. Nous disposerons de suffisamment de données gnoséologiques pour faire apparaître la logique combien cachée - et nous dirons pourquoi - du mythe. Tout ùn traité · de la mort s'avère alors non seulement possible niais nécessaire. Cette thanalogie doit achever et accomplir l'amour-fou.

2. LFS DEUX PARTIES

DE LA LOGIQUE

Mais il ne s'agit là que d'une première partie de la logique: la logique de la fin, de l'acte III. Lorsque la phénoménologie se termine une autre logique est possible: celle du parcours achevé, d'un ensemble accompli, fini (la phénoménologie et la logique de la naissance, de la durée, de la fin de l'amour). C'est, à notre connaissance, la seule étude du mythe de Tristan et Yseult qui peut prétendre proposer une saisie exhaustive, totalisante, phénoménologique et logique, des trois moments de l'amour. En effet, la plupart - pour ne pas dire l'unanimité - des exégèses du mythe, en particulier, et des discours sur l'amour, en général, ne font que véhiculer cette fondamentale erreur

228

qui consiste à confondre le tout et la partie , à proposer une particularité comme étant la loi générale. Il est attribué à l'essence de t>amour une détermination de ses moments. De là, une prolifération, à l'infini, des définitions idéologiques et mondaines de l'amour. Notre méthode, au contraire, distingue les moments de l'amour, propose leur articulation et révèle leur finalité. Nous disposons des déterminations qui permettent de définir l'amour comme une catégorie historique. Celle-ci peut être saisie comme un ensemble complet et fini. On peut alors porter une appréciation globale, générale sur cet ensemble -:- l'amour-fou. On peut légitimement s'interroger sur le rôle historique de cette catégorie, sur son « destin». C'est ce que nous ferons comme conclusion globale. Celle-ci sera un constat et une heuristique.

B.

L'AMOUR-FOU,

POSSIBLES -

MEILLEURE

DES MORTS

QUI SOIENT

« MORT OÙ EST TA VICTOIRE f »

1. LE TERRIBLE ET-SÉDUISANT DRESSAGE DE L'AMOUR-FOU a.

Cesthétique comme ruse de l'éthique

Nous avons montré, dans les deux premiers actes de la phénoménologie - généalogie et durée de l'amour - que la volonté d'édification - impératif catégorique, éthique et ontologique -, pour atteindre sa pleine efficience, avait dû e,t s~ mettre au point une fondamentale ruse pédagogique. Il sagu d'un stratagème qui est l'explication même du myth e,

229

de sa constitution~ de sa réalisation : la volonté d'édification est la séduction même, l'expression esthétique alors la plus parfaite. Elle est le Beau. Et celui-ci est la mise en forme de la pratique de classe, de la quotidienneté, de la relation immédiate. I.:édification a le pouvoir - unique dans l'histoire - de mettre en forme parfaite le relationnel de classe. C'est dire l'infini pouvoir de séduction du mythe qui atteint le beau et l'impose comme la forme même de la pratique sociale. Cela lui permet de révolutionner la pédagogie, l'édification éthique, la culture de classe. Sa démarche sera le contraire del' édification soit religieuse soit morale. Alors que celle-ci explicite et interdit selon la dialectique du tout ou rien, de la faute et du péché, en édictant les tables de la loi, en dressant le catalogue de ce qui est permis et de ce qui est défendu, le mythe, au contraire, propose un modèle qui raconte une histoire d'amour, rentrant de plain-pied dans les catégories de l'adversaire, de la sédu~tion du monde, de l'éros. Ainsi le récit mythique devient porteur de ces catégories ! Il dit le désir et s'arroge même le privilège de le codifier en sa réalité la plus explicite, atteignant du coup un savoir que la séduction, elle, engluée en ses naïves pratiques, ne peut approcher ni même soupçonner. Le mythe apprend au désir qu'il peut être le Beau, lorsque c'est l'édification éthique et politique qui lui donne forme et sens. b. Le camouflage de ce dressage par l'illusion subjective et par la méconnaissance objective

Et il faut bien constater la parfaite réalisation de cette stratégie. Elle fait partie des choses qui doivent être« cachées

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depuis le début du monde ». Tout le monde a marché: le projet éthique et pédagogique du 1nythe n'a pas transpiré: tout le n1onde a cru que le mythe de Tristan et Yseult était la procla1nation de l'irrationnel, de la substance magique et éternelle de l' amou!·, modèle de subversion de l'ordre établi, du politique, de l'Etat, alors que c'est tout le contraire. Ce camouflage est d'ordre in terne et externe. Il correspond à la production de l'inconscient de classe, à la volonté intime de ne pas savoir, c'est-à-dire à l'illusion subjective des créatures qui doivent élaborer la classe sociale. Ni Tristan ni Yseult, ni même le roi Marc pourtant principe du politique, ne doivent savoir, qu'en dernière instance, ils servent le principe de réalité. Alors que la nécessité politique impose une quasi-mécanisation des comportements humains, les créatures, du moins au début de l'affaire, témoignent de la plus grande spontanéité et du plus naïf volontarisme du sentiment. Pourtant, ce qui est en jeu, ce qui est le but du mythe, c'est leur propre édification, .l'apprentissage du renoncement et la préparation à la mort. Et progressivement,. selon les actes de l'histoire de l'amour, !es amants y viennent, comme culture du négatif, comme expérience de la psyché. Mais si les amants doivent vivre l'histoire de l'amour sans sa représentation conceptuelle, il nous faut bien constater que tous ceux qui ont prétendu expliquer le mythe de Tristan et Yseult témoignent de la même ignorance. Mais alors ce qui était venu - nécessité existentielle, preuve de l'engagement subjectif - devient défaut. Lillusion subjective se change en contresens. _La volonté d'édification du mythe qui veut préparer à la meilleure d es morts qu1• soient · , poss1· bles, pour qu1· l' amour n eS t qu' apprentissage de la mort, sera totalement incomprise,

23 1

méconnue. Et l'on peut même constater que l'interprétation idéologique sera dite la plus profonde, perspicace, démystifiante dans la mesure où elle tombera dans le panneau du camouflage de cette volonté d'édification. Le plus parfait des contresens est alors l'interprétation romantique.

c. L' antiromantisme du mythe - Mourir d'amour et amour de la mort Le mythe de Tristan et Yseult est donc, tout d'abord, derrière son camouflage de séduction, un terrible dressage qui doit apprendre à vivre (nous l'avons constaté acte I et acte II). La seconde, ultime et essentielle mission du mythe, est d'apprendre à mourir. Les deux projets du mythe vont alors s'articuler et s'unifier en un acte unique: le dressage qui a permis d'apprendre à vivre servira aussi à bien mourir. Si, en termes de phénoménologie, on peut distinguer, analytiquement, les deux moments, la logique permet de les synthétiser en un sens global. Tout le travail d'édification du mythe devient une préparation à la mort. Et c'est la raison d'être du mythe. 2 C'est bien alors une mort qui peut se dire en termes leibniziens: meilleure des morts qui soient possibles. Il ne s'agit pas d'éluder l'ultime nécessité, de la renvoyer dans l'imaginaire ou la croyance. La mort est dite, vécue, assumée. Mais alors ce retournement dialectique: si le mythe doit 2. Le camouflage, alors, se renforce er se perfectionne. La logique doit faire apparaître par quels procédés, par quel srraragème, par quelle ruse de la raison. Le myrhe va jouer, se servir, des deux momenrs. Il va utiliser le premier camouflage, celui qui a proposé l'hisroire d'amour pour apprendre à vivre selon les impératifs de la classe dominame, pour procéder à un camouflage au second degré: la séduction va cacher le message de morr comme elle a permis de faire u passer • le dress-age. De même que fa séduction doit déboucher sur le renoncemem conremplarif, coure la durée de l'amour ne sera que prépararion à la mort. Le message de more pourra être profondément enfoui dans l'inconscient er devenir la docte méconnaissance des grands spécialistes.

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apporter la mort, c'est autorisé, justifié par son invention de la meilleure des morts. On pourrait même dire que s'il se permet d'imposer la mort c'est parce qu'il a pu, a su créer une nouvelle manière de mourir. Si le mythe doit faire mourir, c'est d'amour. Il apporte la plus douce des morts. Derrière la dureté du dressage se cache une infinie tendresse. Cette philosophie leibnizienne inhérente au mythe est aussi... spinoziste, en ce sens qu'elle n'est pas une méditation sur la mort mais sur la vie: le bien mourir passe par le bien vivre, il ne fait qu'accomplir l' œuvre de la vie. Le mythe contracte les deux philosophies en un acte unique qui montre comment la meilleure des vies qui soient possibles permet d'accéder à la meilleure des morts qui soient possibles: vivre d'amour, de l'amour, permet de mourir avec l'amour, dans l'amour. C'est le même acte, déployé, la mort étant l'accomplissement de la vie. La philosophie de la mort devient alors rimbaldienne: la vie ayant été réinventée, la mort aussi. Cette interprétation est donc un antiromantisme absolu, une totale inversion de son énoncé. Pour le romantisme, l'amour étant impossible, un échec a priori, il faut se réfugier dans la mort. Le mythe témoigne, au contraire, quel' amour ayant enfin été rendu possible - par l'histoire, mais le mythe n'a pas à le savoir et à le dire -, la mort peut être vaincue et devenir un acte de vie. De même que l'amour permet de vivre dans la mesure où il peur naître et durer pour devenir cause de soi, la réalité même de la vie, il permet de mourir. De même que, malgré le malheur d'aimer, l'amour est la meilleure des vies qui soient ~ossibles, il est la meilleure des morts qui soient possibles, etant donné le malheur de mourir. . Pour le romantisme, l'amour, venu d'ailleurs, sub stance

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absolue, ne peut être que vaincu en ce monde. Le romantisme en reste au conflit de l'individu «génial» et de la société « conformiste », des philistins. Cette imagerie est constitutive, et ses expressions sont multiples, du jugement porté sur l'amour-fou. Le mythe est une leçon de sagesse. Il enseigne le principe de réalité, en toutes ses conséquences. Il témoigne d'une expérience du réel qui permet une nouvelle mise en relation de la vie et de la mort. Le romantisme reste un imaginaire qui ne peut même pas se dégager du politique, ce qui est pourtant son essentielle prétention. Il est incapable de penser l'amourfou, réduit à un désir impuissant qui capitule honteusement -vive la mort - devant le monde. Car il s'agit bien d'un « vive la mort»: les romantiques ont commis cet énorme péché contre l'esprit -:-- et contre les règles pourtant élémentaires de l'entendement - qui consiste à confondre le mourir d'amour, grâce à l'amour, en _état d'amour et l'amour de la mort, du néant. Ce vive la _mort n'est qu'une extrême bouderie devant la vie, la surestimation du pouvoir du monde et la sousestimation de l'amour. C'est un point de vue idéologique, qui, à sa manière, ratifie l'interdit qu'il prétend dénoncer et qui se refuse à remettre en question l'ordre établi. Ces romantiques ont sommé de choisir entre l'amour et la vie, la vie et la mort. Le mythe au contraire réconcilie l'amour et la vie, la vie et la mort. Le mythe propose l'amour comme vie, la vie qui permet de mourir.

d. Le romanesque, ou comment éluder la mort La culture dominante propose une autre manière, magistrale, impérieuse, d'ignorer ou de méconnaître l'édification mythique

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et sa préparation à la mort. C'est une négation a priori de tout l'enseignement du mythe. Et c'est même le meilleur des dispcsitifs culturels pour ignorer ou du moins éluder la « problématique » de la mort. Il s'agit du romanesque et de sa sentimentalité qui vont révéler, encore une fois, leur vocation mondaine et leur volonté de ne pas savoir. La mort alors devient vague, imprécise, une dimension existentielle et philosophique non structurée, allusive. On ne peut même pas suggérer un statut général spécifique à la catégorie, au romanesque. Il n'y a pas de sens global, un commun dénominateur. C'est une mort hors statut. C'est que le romanesque est le lieu d'expression des particularismes et des personnalismes. Chacun dit la sienne. Et le genre veut que cela soit non seulement licite mais recommandé:_ le romanesque est par définition le droit à la différence. La mort n'est pas un sujet romanesque, sauf pour .servir de contre-point ou de mise en scène. Elle n'apparaît que comme un accident. Elle ne fait que s'ajouter aux péripéties. Elle devient un événement comme un autre, parmi les autres. La mort n'a valeur que de rumeur. Et quand elle menace ou atteint le héros romanesque elle est singularisée à l'extrême, mort pittoresque. C'est toujours une . aventure tellement particulière qu'elle semble hésiter entre l'exercice de style le morceau de bravoure - et le self-service (comme pour la sexualité). Le romanesque recommande d'admirer la mort qu'on ne verra jamais deux fois. Elle n'est pas intégrée dans le récit, alors que le mythe fait du récit la modalité d'accès à la mort. La sentimentalité romanesque ne propose aucune relation dialectique de la vie et de la mort aucun ordre aucune préparation, la mort ' ' arrive toujours comme un accident imprévisible. Ce n'eS t qu'occasionnellement qu'un chapitre, un roman, un auteur

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proposent une méditation, au passage. Le roman bourgeois propose une suffisance existentielle étonnante, tout à fait déplacée, incongrue, devant la mort, comme si celle-ci, somme toute, ne le concernait pas. C,est que, comme nous l'avons déjà montré, le genre (romanesque) n'est que l'expression de la contradiction interne - de classe - surdéterminée par cette classe. Croyant s'opposer au sérieux bourgeois, à son ordre, il ne fait que proposer l'autre attribut, l'autre pouvoir de la bourgeoisie. Il dit bien l'existentiel mais en tant que marginalité incluse et . , non reJetee. Le romanesque est participation à l'être (de classe) dans le lieu prétendu de l'exclusion. C'est sa problématique et son expression, sa limite aussi. Le romanesque ne peut exprimer que le mondain: comment être dans une classe sociale en refusant son ordre. C'est une problématique de gestion, celle de la substance (plus précisément d'un mode de la substance), une négation a priori de la mort. Celle-ci ne peut être, alors, qu'un thème littéraire parmi d'autres. Le héros de roman n'a pas le temps de s'occuper de la mort. Il fonctionne comme un immortel. Les exceptions ne font que confirmer la règle. Nous en proposerons deux d'essentielles: Tolstoï et Céline. La Mort d1van 1/ich, sans doute le meilleur roman « possible » sur la mort, n'est qu' édification chrétienne. Il est presque alors un antiroman dans la mesure où il condamne le mondain, le romanesque. Et Tolstoï sera cohérent au point de refuser l'expression esthétique en tant que telle, car quintessence de la culture mondaine. Céline est un autre témoin de la mort dans la mesure où son expérience (de la mort) tend, elle aussi, à quitter le genre romanesque, le récit traditionnel. Mais son naturalisme

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misérabiliste est comm~ une expérience chrétienne à l'envers, celle de la fin de la fo1. Et la 1nort triomphe, sans recours, alors que le mythe de Tristan et Yseult est au contraire la victoire de la vie et de l'amour\

2.

REPENSER LA MORT, GRÂCE AU MITHE

a. La réconciliation des inconciliables

Nous avons constaté que le romantisme propose un contresens sur Je mythe, sur l'amour-fou, sur la mort. Quant au romanesque, il permet d'éluder le problème et même de , l'evacuer. Le mythe refuse la négation de la vie par l'affirmation de la mort comme il refuse la négation de la mort par l'affirmation imaginaire. Il récuse l'alternative. Et il réussit ce qui peut paraître incroyable: réconcilier ce que le romantisme et le romanesque ont rendu inconciliables. Le mythe fait apparaître la négativité fondamentale de ces deux systèmes d'interprétation. Ils n'ont atteint leur radicalité qu'en rejetant une partie du réel. Chacun affirme ce quel' autre nie. Le statut de la mort sera aussi révélé par la confrontation avec les deux grandes édifications traditionnelles, venues de !'Antiquité, qui fondent notre culture en son enracinement: la philosophie et le christianisme. . Le mythe permet encore de dépasser les affirmations 1 ~conciliables. La mort qu'il propose n'est ni la mort religieuse 1 ~ la mon du sage. Ce n'est ni l'imitation de Jésus-Chri st ni a mon de Socrate. La culture chrétienne empêche de vivre pour préparer à

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la mort: « Il faut cesser de vivre avant de mourir. » Elle est la négation du monde, lequel est identifié au péché. Il n'est pas de salut possible dans le monde. La philosophie grecque, en son illustration socratique, en sa meilleure élaboration conceptuelle, propose, en définitive, une conception de la sagesse à la fois analogue et différente. Il faut aussi apprendre à se détacher de la vie pour se préparer à la mort. Mais il n'y a pas de résurrection de la chair. Il est essentiel de noter la fondamentale aporie sur laquelle débouche la sagesse grecque: stoïcisme-épicurisme. À partir du constat commun: la mort et la nécessité de préparer à la mort, deux solutions radicalement opposées: la jouissance ou l'ascèse. (En termes plus communs: la vie est courte: donc jouissons; donc prions !) . Cette aporie prouve bien l'impuissance de la philosophie devant la mort: la meilleure des vies possibles, qui veut prendre la mort en considération, qui permettra de bien mourir, est une contradiction. La relation de la vie et de la mort est vouée à un choix arbitraire, à un pile ou face. Le mythe - de Tristan et Yseult - seul a le pouvoir de réconcilier les inconciliables, de dépasser toutes les contradictions. Lui seul a su poser la problématique de la mort et, incroyable bonne nouvelle, a su la résoudre. Il propose un statut de la mort en totale rupture avec la mort définie par l'Antiquité et le christianisme (et qui est aussi en totale rupture avec la mort conçue par la modernité romantique et romanesque). La mort - du mythe - n, a rien de commun avec la religiosité et la laïcité traditionnelles. Toute une nouvelle méditation sur le sens de la mort alors '. s impose.

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b. Le sens de l'histoire (suite) comme donation du sens de la n1ort

Lamour-fou est bien la meilleure manière d'apprendre la meilleure des morts qui soient possibles. Cette mort peut dépasser et synthétiser toutes les autres conceptions de la mort (religieuse, idéaliste, matérialiste) parce qu'elle exprime le sens de l'histoire. Enfin est conçue une mort qui peut être changée, rédimée. C'est le moment où l'histoire peut produire la psyché. Mais, retour dialectique, l'histoire ne peut accorder que ce possible. Elle -ne peut donner que ce dont elle dispose. Elle n'apporte à la vie que les conditions historiques du dépassement des morts idéologiques et religieuses. Aussi peut-elle paraître frustrante; elle prive de l'imaginaire, du fantasmagorique, des puissances trompeuses, de tout ce qui propose des espérances de résurrection qui ne sont qu'illusions. I.:histoire peut empêcher ces rêveries mortelles. Son réalisme peut défaire toute cette fantasmagorie. Elle substitue à une symbolique d'évocation allusive de l'au-delà tout un système de pratiques. Le mourir, nous l'avons établi dans la phénoménologie, devient un acte. Et un acte commun, celui du couple. Et quel acte, celui de l'appropriation de la mort ! Celle-ci n'est plus subie dans la terreur; elle devient la participation volontaire du sujet qui peut identifier le retour de l'amour et la fin du corps. Lopération est purement laïque et pourrait même être considérée comme l'accession à la laïcité. Elle est épurée de tout sacrificiel magique, de toute référence transcendante. Elle témoigne de la grandeur et de la misère de l'homme.

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Elle est un acte historique à la fois très pratique - qui pourrait même être assimilé à une astuce, combine, termes que nous avons déjà employés pour rendre compte de la pauvreté des moyens de la ressource humaine-et merveilleux -, puisque cet acte de la praxis a pu servir de fondement à la transcendance, à la foi, à l'espérance chrétienne. Ce mourir, acte final, deux philosophes rationalistes nous ont permis de le définir, dans la mesure où ils ont su dépasser l'aporie sur laquelle la sagesse grecque a buté: Leibniz et Spinoza. Tous deux, à leur manière, témoignent d'un progrès historique du savoir, celui d'un xvne siècle rationaliste qui sera à l'origine de la philosophie des Lumières. Ils définissent une nouvelle sagesse qui est porteuse d'une nouvelle conception de la mort, enseignements qui recoupent celui du mythe, troublante convergence, analogie même, et telle que nous avons pu déjà révéler le caché du mythe, sa vocation édifiante, en nous référant à ces philosophies .. Avec Leibniz, « la meilleure des vies qui soient possibles» permet de dépasser à la fois le principe de plaisir et le principe de réalité, épicurisme et stoïcisme, pessimisme et optimisme, la contradiction constitutive de la vie. Il propose en définitive, un réalisme issu de la praxis - mais il n'a pas à le savoir et alors cela n'a pas à se savoir - qui n'est autre que le constat - inconscient - de tout ce que l'histoire a pu révéler et autoriser. Cette philosophie en s'articulant sur celle de Spinoza, permet de définir le mourir du mythe, le sens de la mort. Le mythe propose - mais caché - « la meilleure des vies qui soient possibles », celle qui est la meilleure préparation à la mort, celle qui répond au mieux à la définition spinoziste: « La sagesse n'est pas la méditation de la mort mais de la vie. » Les deux perspectives philosophiques convergent au point

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que l'explication du mythe n'est autre que.leur identification: si la meilleure des vies est possible c'est parce qu'elle est la méditation de la vie et non de la mort, alors est possible une autre mort, celle que le mythe propose. C'est aussi la mort du Vieux Monde. C'est tout un ordre magique et même religieux qui est inversé: le sens de la vie ne vient plus du ténébreux commandement de l' arrière:.monde, de la terreur du nocturne, de la peur de l'au-delà. La plus vieille aliénation de l'homme - devant la magie et la prêtrise - peut être abolie. C'est tout un déplacement du sens de la vie. La mort, incroyable retournement, devient la réalisation de la vie. C'est la vie qui lui donne sens. La mort cesse d'être la -fatale ordonnatrice de l'existence. La volonté de l'homme èt la praxis ont accédé au pouvoir de création de l'existence, à la donation de sens et même du sens de la mort. La mort devient même le dernier moment del' action, son achèvement. Le mourir peut servir de moyen d'appropriation de la mort, suprême existence. L acte de vivre peut se proclamer plus fort que jamais au moment de la plus définitive négation. Lamour éprouve son identité et sa pérennité au moment où tout doit se défaire. La mort permet d'éterniser l'amour. Car ce qui ne s'achève pas, qui recommence toujours, qui n'a pas de fin, qui recommence même dans la fin, n'est-ce pas déjà l'éternel? Ce sera le suprême paradoxe: du « merveilleux » mythique il faut savoir extraire un message qui n'est autre que celui de ~a ~agesse. Le bon- usage de la mort n'est que l'application a vivre. La mort dramatique des amants cache et promeut la meilleure des morts qui soient possibles quand on a pu accéder à la meilleure des vies qui soient possibles. Cette sagesse, qui répétons-le, n'est possible que grâce à

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l,histoire, à l'acte collectif de la praxis, au progrès, est aussi une poétique: « Ô mon dieu donne à chacun sa propre mort, donne à chacun la mort née de sa propre Vie où il connut l'amour et la misère. »3 La demande du poète: « Fais qu'il lui [l'homme] soit permis de veiller jusqu,à l'heure où il enfantera sa propre mort, plein d, échos comme un grand jardin »4, n, est-elle pas pleinement satisfaite par la mort de Tristan ?

c. La mort d'Yseult, pure logique La mort d'Yseult est la conséquence logique de toute cette logique et de la mort de Tristan. Si nous n'avons pas traité de cette mort dans la phénoménologie, c'est pour la réserver à la logique, comme point d'orgue. Si la mort de Tristan s'explique parfaitement, tout d'abord, en termes de phénoménologie - c'est une mort « naturelle » et féodale, il meurt d'une blessure reçue au combat -, la mort d'Yseult se passe de ce genre de raisons. Et n'est-il pas étrange, pour le moins, que cette mort sans cause physiologique déterminée semble parfaitement aller de soi, et pour toutes les versions du mythe ? N'est-il pas extraordinaire que ce qui est le moins naturel soit présenté comme allant de soi, «-naturellement» logique ? Tout se passe comme si le mythe, en son achèvement, réalisait son projet d'édification de telle manière que l'ordre logique s'impose comme un fait d'évidence, une cause entendue. Et le plus fort, c'est que le lecteur l'accepte, comme sil' esprit humain ratifiait d'évidence cet ordre de la logique, comme s'il était acquis, après tout le travail d'édification du 3. Rainer Maria Rilke, le Livre de /11 pauvreté et de lt1 mort, Le Paradou-Acres Sud, 1982, p. 19. 4. Ibidem, p.21.

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mythe, que l'amour peut disposer de la mort, sans médiation, sans support organique, comme à la commande. C'est que la mort d'Yseult est l'accomplissement des deux plus profondes raisons de la logique. Tout d'abord, la mèrean1ante ne peut que mourir après la mort de son amour. Elle n'a plus de raison de vivre. Dans l'ordre naturel, la mère meurt avant le fils pour lui enseigner, aussi, la mort (la mort de la mère est la première actualisation de la mort, par l'amour). Si l'ordre mythique inverse cette relation, c'est pour sauver le fils de sa propre mort ! Mission accomplie - la prise en charge du fils spirituel au-delà du cycle naturel - de sa re-naissance à sa mort-, la mère-amante n'a plus de raison d'être. [autre raison est aussi décisive, impérieuse. En fin de l'action qu'est l'amour-fou, cette conquête, acte parfait: l'Un, la fusion. La logique ne fait que montrer sa conséquence, par la mort d'Yseult. [Un n'est pas une somme, l'amour de Tristan s'ajoutant à celui d'Yseult. Ce serait substantialiser cette indicible fusion que de considérer l'Un comme n'étant quel' addition de deux moitiés. LUn n'est pas quantifiable. Il est l'indivis del' amour, une fusion, un Nous. Et ceci, par définition, en tant que fin des singularités, des i11dividualités désirantes. Aussi lorsque l'Un est acquis, aussitôt celles-ci doivent s'anéantir, d'elles-mêmes. Le Nous est la fin du Je et du Il s'accomplit par l'intégrale désubstantialisation; ces mdividualités doivent mourir de la fin de leur désir. Alors elles ne meurent pas à cause del' amour, en tant que cause négative, les amants étant broyés, dépassés, anéantis r,ar l'amour, mais au contraire dans l'amour, par la grâce de Un. La mort de Tristan est alors la mort d'Yseult. Il s'agit du ,même acte logique mais qui se dispose en deux moments phenoménologiq ues.

:u.

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Nous concluerons par une formulation qui subsume ces deux raisons: il aura été accordé à celle qui a « inventé» l'amour - par sa décision d'aimer - de mourir dans la grâce de l'amour - par sa décision de mourir. C'est une relation de cause à effet. Yseult meurt de pure logique.

3. LES STRATÉGIES DU COMBAT CONTRE LA MORT a. Les niveaux d'élaboration

La meilleure des morts qui soient possibles est un acte, une conquête, une stratégie. C'est l' œuvre de la vie, de toute une vie, exemplaire - celle qu'édifie le mythe - un long et difficile travail de donation de sens. Par quel processus intime le sens de l'histoire devient-il donation du sens de la ·mort ? Comment cette mort peut-elle« naître» à elle-même? . En première approche, peut proposer deux niveaux de réponse, d'élaboration et de réalisation, deux démarches , . strateg1ques. Tout commence par la psyché, dont nous avons proposé une approche qui va s'avérer incomplète. Il faudra achever son parcours. Nous devrons montrer son autre face - son nocturne -, toute une stratégie de préparation et même d'intégration de la mort. Lorsque cette psyché aura été saisie, définie en son essence, on pourra révéler comment elle peut devenir un moyen, le support d'un deuxième moment de la stratégie du combat contre la mort, La psyché, en effet, permet d'affronter la mort de deux manières: par sa stratégie intime, en réalisant sa finalité, mais aussi comme référence, instrument. Au deuxième niveau del' élaboration stratégique, la psyché

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devient le n1oyen de combattre victorieusement les vieilles peurs de la mort, au statut bizarre. En effet, c'est bien le sujet qui les éprouve, com1ne suprêtne terreur et horreur, mais elles sont codifiées, modelées par le culturel, les civilisations, de telle manière que l'on peut se demander à qui ou à quoi elles appartiennent: à la nature ou à la culture, au sujet ou au socius ? Ce sont de bien vieilles peurs, archaïques, mais toujours présentes, increvables, comme immortelles. Ces morts, la psyché a le pouvoir de les accueillir, de les traiter, de les neutraliser, de les écarter. Elle peut éliminer les superstitions et les fantasmes, les mauvaises morts et leurs cortèges de fantômes. C'est tout un renversement de la problématique de la mort, du vécu de la mort. Alors que la vieille mort s'impose à la vie pour la soumettre à des peurs archaïques, la nouvelle mort, celle que la psyché prépare, permet d'accéder à un sens nouveau de la vie, celui d'une mort libérée. La psyché, alors, aura réalisé un tel travail d'intériorisation, de laïcisation, de rationalisation qu'elle pourra faire apparaître une ultime stratégie, un suprême combat contre la mort. Mais "cela devra se dire en d'autres catégories - celles de l'anthropologie historique - car le jeu et les enjeux se seront tellement déplacés qu'il s'agira d'un autre énoncé de la mort, celui qui porte en lui la suprême solution.

b. Comment la psyché prépare à la meilleure des morts qui soient possibles

a) Le statut gnoséologique du nocturne En termes de phénoménologie, nous avons donc déjà pu accéder à une première saisie, définition de la psyché. Elle est fo ndamentalement ambiguë, contradictoire, dualiste même.

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Ainsi elle peut recouvrir toute la sensibilité, tous les affects et en particulier la contradiction originelle du désir: haine et amour. La psyché est à double face, diurne et nocturne, Elle dit « que ma joie demeure » mais aussi que« tendre est la nuit». Nous devons maintenant systématiser ces acquisitions de la phénoménologie, pour les interpréter en termes de logique, c'est-à-dire les formaliser et axiomatiser de telle manière que l'essence même de la psyché soit révélée et déterminée en son œuvre de vie et en son œuvre de mort. Nous avons constaté que la psyché est quasi miraculeuse puisqu'elle permet la durée du désir, alors que celui-ci est condamné, par définition, à la répétition entropique, à l'instinct de mort. La psyché sauve le désir de sa propre mort. Elle redonne vie à ce qui est condamné à mort. Mais évidemment la psyché exige une contrepartie pour que cette durée soit possible. En termes de ressource humaine - d'astuce de la misère et de la grandeur de l'homme -, il ne peut en être autrement car il ne s'agit que de l'aménagement culturel, historique, d'une donnée biologique, d'un matériau, lui, intangible. Si elle redonne vie, elle apporte aussi la mort. C'est que, pour que dure le désir, ce désir doit voir sa satisfaction, son spasme retardés, éludés, enfin définitivement écartés, pour en venir au renoncement contemplatif, l'amour de l'autre s'étant alors subséitué à l'amour du désir. Un jeu de dupe, alors ? Si le désir peut se prolonger audelà de son existence, c'est pour apprendre, consentir, à mourir à lui-même ? Comme si on avait le choix: l'économie de la ressource humaine, répétons-le encore, ne fait qu'utiliser la pauvreté du matériau biologique pour lui imposer des décisions culturelles. Le bénéfice peut paraître infime, peut-

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être. Il n'est que l'expression de la misère humaine. Mais aussi de sa grandeur. Ce bénéfice doit être calculé en termes dialectiques. La psyché est donc, en son essence, fondamentalement ambiguë, tel est son statut gnoséologique. Cette formulation, dans la mesure où elle surprend - le statut gnoséologique de la psyché, l'ambiguïté de cette psyché ? - montre bien dans quelle incertitude, approximation vague, la psyché a été connue et reconnue. Pourquoi, nous dira la culture dominante; vouloir proposer un « statut gnoséologique » à ce qui, par définition, relève de l'ineffable ? Tout ce néo-kantisme considère que l'ordre du sentiment- ainsi que tout le« désordre amoureux:» - est du côté de la chose en soi, du Noumène, de ce qui ne peut erre connu en son essence. Aussi, comment la dualité constitutive de cette psyché pourrait-elle être comprise et reconnue ? Et comment le nocturne pourrait-il être accepté comme une exigence irréductible ? Certes, le romantisme, en s'y perdant, et la musique, en s'y créant, ont reconnu et même proclamé ce nocturne. Mais la culture dominante, nous l'avons constaté, grâce à la banalisation médiatique et à la frivolité romanesque, dispose des meilleurs moyens d'écarter son sérieux et sa profondeur. Et il faut bien constater que les philosophes de la connaissance ont suivi le mouvement idéologique pour éluder le problème ou pour le réduire, tantôt par le positivisme des sciences exactes, tantôt par l'insidieuse subjectivisation des sciences molles. A

Nous devons donc procéder à la mise à jour, gnoséologique, du nocturne pour révéler comment la psyché est aussi un apprentissage de la mort.

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b) Le système des morts qui donne vie à la p1yché- « La douce mort » La phénoménologie (de classe) a révélé les trois étapes de ce nocturne - comme meilleure des préparations à la mort: l'intériorisation de l'interdit, l'acte manqué, le renoncement contemplatif Ni plus, ni moins. C'est tout un système de morts au monde et surtout à soimême qui donne vie au nncturne. La phénoménologie a bien précisé les conditions réelles, pratiques, de cette production; elle est forcée, imposée à un sujet dont le pouvoir et la liberté ne consisteront qu'à ratifier la nécessité pour, en fin de parcours, la vouloir et même l'aimer. Répétons-le: cet amour-fou est un amor fati. Lintériorisation de l'interdit (nous l'avons vu dans l'acte II) qui permet à l'amour de devenir cause de soi, d'être enfin la psyché, une production commune à un couple, est aussi, dialectiquement et contradictoirement, l'açhèvement d'une ascèse - celle du séjour dans la forêt - qui consacre la rupture avec le monde, le Vieux Monde, tout un système de plénitude ontologique garanti par les dieux (ou les totems et tabous). La substance est morte. Mais pour donner naissance à une conscience réflexive qui est poàeuse de son cadavre: l'inconscient, mémoire de l'être perdu. Mais depuis, le jeu de l'inconscient et de la conscience est celui d'une substance qui n'en finit pas de mourir et d'une conscience réflexive et critique qui n'arrive pas à exister . vraiment. C'est une première mort et résurrection, mort de la substance et naissance de la conscience malheureuse, par définition, puisque conscience qui a perdu l'être et en porte le rêve éternel, et le deuil, et qui, autre malheur, est en quête d'une impossible identité, qui lui ferait retrouver

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la plénitude de l'Un, car elle est devenue une dualité constitutive, le jeu parfaitement défini par Sartre del' en soi et du pour soi. Mais l'intériorisation de l'interdit dépasse de beaucoup le jeu formel et idéaliste de la conscience sartrienne: ce qui doit être « néantisé » est bien un contenu concret, charnel et non une représentation de la conscience. La psychanalyse, elle, a bien saisi cette réalité biologico-culturelle: l' œdipe, le désir, les fixations. Mais elle aussi est tombée dans le jeu de la conscience idéaliste dans la mesure où elle s'est refusée à historiciser les modalités de l'intériorisation de l'interdit. Celle-ci est bien la mort du ·désir comme refus de la participation, négation de la substance, de la substance charnelle. Mais l'empêchement n'est plus pure extériorité: le tabou, le fatum, les tables de la loi. Il est devenu une production réflexive, une volonté de ne plus être, une décision du sujet. C'est bien une mort et résurrection, mort qui donne vie à la psyché. Nous l'avons déjà constaté: la reconnaissance de l'Autre est directement proportionnelle à la dénégation du désir. Dans l'acte II, nous avons montré que cette loi était celle d~ la durée de l'amour, la condition nécessaire et suffisante de son existence comme cause de soi. Mais l'intériorisation de l'interdit ne fait que proposer un premier montage, les conditions a priori de la psyché. C'est son« fonctionnement» qui va faire problème. Quand il va y avoir passage à l'acte, ce sera... l'acte manqué ! Celui-ci n'est pas un accident mais une structure essentielle du nocturne. Pourrait-il en être autrement ? La phénoménologie nous a permis d'établir le jeu constitutivement contradictoire, duali ste, de la conscience et de l'inconscient. Ce dispositif ne

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peut qu'engendrer un acte contradictoire, corn me passage de la puissance à l'acte, un acte manqué. Cet acte 111anqué, rappelons-le, est doublement suscité par les exigences de l'histoire, de la classe sociale. C'est une contradiction irréductible - entre ce qui a pu être appelé instinct de vie et instinct de mort - et aussi un cheminement irrésistible, par étapes, vers la mort définitive du désir, le renoncement contemplatif. Mais tout cela, répétons-le inlassablement, contraints et forcés. Tristan et Yseult sont des « malgré nous » de la mort du désir. C'est sous la pression de la nécessité historique que la psyché actualise et exaspère le jeu dialectique de« l'instinct de vie et de l'instinct de mort». Et cette exaltation paroxystique devient l'acte même de l'amour, du couple, de la conscience. C'est ainsi que la psyché - conséquence des impératifs de la classe dominante - s'enfonce dans le nocturne, crépuscule d'un désir sur lequel se lève, au loin, en contrepoint, l'aurore de la contemplation. Nous sommes au cœur de la psyché, de son nocturne. Le désir se prolonge, dérisoire paradoxe, de sa négation, d'une irréalisation qui glisse vers l'irréalisable. Et cette mort engendre l'amour de l'autre, d'un autre qui n'est plus l'objet du désir mais le sujet de l'amour. C'est tout un nouveau système de la mort et de la résurrection. Lacte manqué s'avère être le révélateur de la subjectivité à la ... subjectivité. Ce qui au début n'est qu'un dressage, une répression, il faut bien en convenir, devient l'expérience la plus intime, la plus chère. Et la plus exquise, celle quis' avère, ironie suprême de la dialectique amoureuse, la plus recherchée, délectation morose, tourment et délice. Lacte manqué n'en reste pas moins une mortelle blessure, une béance. Mais, nous l'avons vu, le mythe, en sa sagesse a su

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le graduer. C 'est tout un apprentissage, un rituel initiatique (à ne pas penser à la manière de la Table Ronde mais comme pratique sociale). C'est la chaîne des actes manqués qui fait l'acte manqué; le projet global se réalise par la somme des péripéties. Le sens n'apparaît qu'au dernier moment. La fin de ce rituel initiatique - est le renoncement contemplatif. Celui-ci achève en sa perfection la chaîne des actes manqués. Alors la mort s'installe, mais mort de la substance, du moi sensible et empirique, de la mondanité, tout ce qui fait la vie de la psyché. Le renoncement contemplatif est le suprême acte manqué. Il témoigne de la même ambiguïté mais exaspérée, paroxystique. Encore une fois, il s'agit d'un dressage. C'est par la force des choses et en désespoir de cause que les amants renoncent. C'est l'impossibilité de faire autre chose, comme un piège qui se referme. Tristan et Yseult disposent alors de tout ce qui reste lorsque l'actîon n'est plus possible: la contemplation. Celle-ci n'est que la conséquence «fatale» d'une action qui a cherché, par presque tous les moyens, à l'écarter.-Elle est la suite de l'échec imposé et le fruit de l'acte manqué terrible culture du négatif. En aucun cas il ne faut la penser comme une conquête triomphante. C'est notre leitmotiv: on doit écarter toute édification volontariste, tout spiritualisme qui réduirait l'ascèse phénoménologique de l'acte manqué à un exercice de l'idéalisme subjectif Le renoncement contemplatif est l'ultime intériorisation de l'interdit grâce à la chaîne des actes manqués. C'est le ~uprê~e triomphe du « dressage »: le sujet doit maintenant ;nctionner tout seul. C'est de lui-même qu'il doit renoncer. t le comble: il doit désirer l'interdit !

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Mais revenons sur la fin phénoménologique qui accomplit, parachève le cycle mort et résurrection d'une manière paroxys.t ique, ultime message de la psyché. Le mythe propose les modalités quasi techniques de cette opération. Elles sont d,un implacable réalisme, pour certaines versions à la limite du naturalisme. C'est comme un brutal stratagème, car le temps presse, la nécessité n'a plus le choix des moyens. Le mythe va achever la préparation historique, culturelle à la mort par la mort effective, biologique. Il y aura identification des deux processus. C'est la nécessité fatale, l'accomplissement de la fin. Cet ultime moment est le mourir. Il est délimité, dans le temps et l'espace, par la blessure mortelle, de Tristan, qui entraîne l'agonie, et la mort organique. Entre-temps, le mourir: un acte, une participation, une donation de sens. Alors le mythe - en sa version wagnérienne, la bonne peut réaliser tout un renversement dialectique: la négativité imposée n'est plus le cheminement de la désespérance, mais quasi miraculeusement, l'ultime recours, l'ultime espérance, joie, chance. Alors, et seulement alors, apparaît toute la raison et tout le bénéfice de la culture du négatif Grâce à la préparation historique de la mort, à l'apprentissage du renoncement, cette grâce est possible: confondre la fatalité de la mort et la volonté humaine. [initiation historique à la mort se continue et s'achève dans la mort même de telle manière que cette mort devient l'ultime accomplissement de la vie. La vie peut être sauvée et, renversement dialectique inespéré, déconcertant, ahurissant, au moment même de la mort, par la mort! Lorsque tout est perdu tout est rendu. Le mythe accorde cette ultime grâce: la contemplation,

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récompense du renoncement, ne sera pas un acte banal de mémorisation à la Proust, une contemplation narcissique, une solitude qui contemple une autre solitude, la nostalgie . ., . . d'une conscience qui evoque une vie morte, mais au contraire le retour d'Yseult, le recommencement, l'éternelle présence, l'éternel regard. Ahurissant paradoxe, « mystère » du mythe: lorsque le renoncement est acquis, la contemplation devient résurrection ! Tout est redonné à celui qui a su tout perdre. Ainsi s'achève le nocturne, la culture du négatif, l'apprentissage de la mort, la« douce mort», un« bel morir ». c. Comment la psyché peut vaincre les trois grandes peurs de la mort

La psyché est une fin et un moyen. Elle est une stratégie intime . mais aussi un instrument de combat. _ Si -son acquisition, sa conquête est le but de la vie, de l'édification mythique, elle sert aussi, complémentairement, de moyen pour combattre les grandes peurs de la mort. Ce rôle n'est pas subsidiaire, c'est un corollaire nécessaire, une implication fonctionnelle. Il indique dans quel contexte historique, selon quelles représentations de la mort, la psyché doit déployer sa stratégie.

La psyché se conquiert comme intériorisation de l'interdit, acte manqué, renoncement contemplatif. Ces trois étapes sont celles de l'acquisition de la conscience et de l'inconscient de « l'Occ1"de9t », l' origine de notre mo dern1te, · ' l'.1ntenonte. ' . . , Mais ce combat se mène aussi en tant qu'inévitable affrontement avec les autres morts, les autres conceptwns · ~e la mon. Celles-ci convergent et se confondent en un inco nscient · collectif que la psyché a les moyens d e corn battre,

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de démystifier, réalisant ainsi une fabuleuse « révolution culturelle» évidemment passée inaperçue pour toute la culture bourgeoise, qui, dans le meilleur des cas, interprétera ce phénomène comme une résurgence de ce que la psyché dénonce (le religieux, par exemple), contresens absolu. La psyché peut désigner, circonscrire, isoler, neutraliser, vaincre enfin les trois grandes peurs de la mort. Avant d'établir selon quelle stratégie, ce qui sera la suite et la systématisation du combat contre la mort, il nous faut déterminer plus précisément ces peurs ancestrales et toujours présentes bien qu' atténuées, banalisées, refoulées. (Précisons, au passage, que le recensement bien plus systématique de ces peurs pourrait servir de fondement à une thanatologie « scientifique». Ce n'est pas notre propos. Nous ne proposons de la thanatologie que ce qui sert ce projet: la thanatologie del' amour-fou.) Les trois peurs fondamentales de la mort sont: la peur... de ne plus vivre (de perdre la vie, la substance ou ses attributs privilégiés), la peur du mourir, la peur del' au-delà (des enfers, de l'enfer, etc.). Ce sont, dans l'ordre «chronologique», si l'on doit chercher un critère de classification, les trois modes fondamentaux de la peur, en référence au passé, au présent, à l'avenir. Il semble bien, en effet, que la temporalité - forme a priori de la sensibilité - soit organisationnelle des peurs de la mort. On a peur avant la mort de perdre la vie, pendant la mort, du mourir, et quand on sera mort de l'après-mort. Ces trois peurs peuvent être analytiquement distinguées et syncrétiquement confondues, accumulées. Ainsi, avant ou pendant la mort, on peut éprouver en même temps les trois peurs. Ces trois essentielles peurs de la mort doivent être interprétées - rappelons-le ,_ comme des expressions

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phénoménologiques, des déterminations historiques, au statut bizarre: elles appartiennent autant à la culture qu'au sujet, sans que l'on puisse désigner, au début, le lieu précis de leur articulation et la part réelle du sujet. Ce n'est que progressivement que la psyché par son œuvre de démystification, de clarification, pourra faire apparaître ce qui revient au sujet, pour que celui-ci le prenne en charge, comme epreuve supreme mais aussi comme supreme solution. Mais alors le jeu et les enjeux se seront tellement déplacés qu'il faudra passer à d'autres catégories d'expression et de la connaissance. La première peur de la mort, selon notre classification, peut être illustrée, donc, par cette lapalissade: c'est la peur de perdre la vie, c'est-à-dire ce qui fait la substance de la vie, tout ce que la vie peut accumuler pour se donner de l'être ou de l'avoir, ou du paraître. C'est la fin de toutes les appropriations, de tous les référentiels, de tous les justificatifs, de tout ce qui fait agir les créatures et qu'elles ont inventé comme négation a priori de la mort. Mais suprême scandale, le roi meurt, le cadavre du saint pue. Comme apparaît dérisoire, alors, la tentative de restauration, comme ce substantialisme entêté qui met dans le cercueil des nourritures terrestres pour l'au-delà. Et le pire attachement à la substance est bien celui de la fixation à ses modes, aux accidents et qualités secondes, qui font le prix de la vie de ceux qui la perdent dans la contingence, la gratuité, le futile et le frivole. Comme il est facile alors à la psyché de se détacher de ce qu'elle a déjà abandonné. De même que le substantialisme est négation a priori de la mort, la psyché est négation a priori de la substance. Elle eS t autre, autre que l'ordre de l'appropriation. Ce n'est plus ,

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son problème. Elle n'a plus rien à perdre de substantiel, de l'avoir et du paraître. Tout se passe comme si la qualité de son existence lui rendait tout le reste négligeable. Un ordre d'existence s'est substitué à un autre ordre d'existence. La psyché est un ailleurs (mais une pratique). Elle ne peut perdre ce qu'elle a rejeté. . Pourtant, en son principe, elle est entachée de substantialisme: elle a voulu la possession, elle a cru à la possession. Mais elle a appris, très vite, à s'éloigner de l'avoir et même de l'être, et même de l'être du couple. La phénoménologie a établi comment la fuite dans la forêt et le retour à la cour marquent le moment de cette rupture. C'est, rappelons-le, l'acquisition d'un savoir non représentéinconscient - qui est le fruit des deux expériences de rupture avec la substance et qui convergent, se rejoignent pour s'identifier. Il est appris quel' amour lui-même, celui qui a pu devenir cause de soi, est doublement dépendant, en son existence même. Il n'est possible que grâce à la praxis, au travail des autres, qui permet cette spatio-temporalité de luxe, aménagée dans le superstructural. Il est appris aussi que l'amour ne peut persévérer en son existence que par le pardon, l' agapê, le sublime du roi Marc. Lamour qui se croyait cause de soi perd ses ultimes références substantialistes: il n'est qu'un effet de praxis et un effet d' agapê, qui se rencontrent. Une autre grande peur est celle du mourir, de l'agonie. Même le sage qui a su et pu se détacher de la substance peut - et doit? - en avoir peur. Car si la sagesse en bonne santé peut accéder à la maîtrise de la vie qu'en sera-t-il, dans la souffrance, le délire, l'agonie ? Le quant à soi de la sagesse ne va-t-il pas se débonder, alors, lui aussi, pitoyablement, dans

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les relâchements organiques ? Peut-on envisager calmement de devenir un légume, et qui souffre? Aussi toute une sagesse - stoïcienne - a-t-elle pu décider du moment et des moyens du mourir: le suicide. La littérature peut en proposer des illustrations assez récentes: Montherlant, Hemingway, etc. Bernanos, dans le Dialogue des Carmélites a su montrer l'incontrôlable du mourir, ce qui, pour le chrétien, reste un effroyable mystère. Alors que la femme faible monte paisiblement et volontairement à la guillotine, la femme forte se débat, dans son lit, et hurle à la mort. La psyché n'a pas peur du mourir. Autant, dans l'existence, elle se cherche, autant, dans le mourir, elle s'affirme. Le mourir accomplit la psyché. Le pire des moments devient le moment du salut. Nous avons vu avec quel soin, quelle attention le mythe détermine les conditions du mourir, le bon usage de la mort. En certaines versions, c'est une quasi-réglementation, tellement l'affaire est délicate, c'est le moins qu'on puisse dire. Tristan est blessé à mort. Il agonise. Etc' est alors qu'Yseult réapparaît, que l'amour est redonné. Le mythe établit comme un échange: une vie, une présence rendue contre une vie qui se perd; une parole redonnée contre l'entrée dans le silence. Alors, sur l'agonie se superpose l'ultime donation de sens d'une vie d'amour. Le mourir devient l'acte ultime de la vie, la consécration par la mort de la vie. • Alors une espérance aussi folle que logique se fait jour: et si cette durée se prolongeait, pouvait... durer dans l'au-delà ? Cette supputation, somme toute rendue légitime, ne peutelle devenir une postulation ? Alors la troisième peur, la peur de l'au-delà, serait, elle aussi, vaincue.

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Cette dernière peur pourrait être considérée comme la plus effroyable, mais peut-il y avoir des degrés dans l'horreur de la mort ? Une éternité négative, sur laquelle on ne sait rien, on ne peut rien savoir, rend disponible aux pires hypothèses, aux plus hideux des fantasmes. Alors que les autres morts sont, si l'on ose dire, des morts de son vivant, des expériences, la peur de l'au-delà ne repose sur rien de sensible. Même la catégorie de l'imaginaire défaille pour rendre compte des représentations ou images de cette indicible inquiétude. Son paradoxe, qui fa,it éclater toutes les catégories de la sensibilité, de l'entendement et même de la raison, c'est que le non-être impliquerait un sens ! Lesprit humain ne peut en venir à une telle interrogation sans vaciller, frémir. C'est une contradiction insoutenable, une déroute totale, une inquiétude ... mortelle qui balaie tous les remparts de la substance (Sartre, Ionesco). La seule solution d'apaisement « inventée » pour affronter l'au-delà, en écartant superstition (et religion), est d'avoir la conscience tranquille, d'être un juste. Alors on ne donne plus prise aux puissances des ténèbres; on ne s'expose plus à quelque vengeance posthume, à un règlement de compte dans l'au-delà. La mauvaise conscience, elle, s'attend au pire. Mais le mythe de Tristan et Yseult apporte, dans l'histoire de l'humanité, bien plus que ces apaisements. Nous l'avons déjà suggéré: une folle espérance qui est aussi légitime, expérimentale. Un nouveau calcul des probabilités, articulé sur un nouveau pari pascalien, pe1,1t être énoncé à partir de cette étonnante nouveauté, la psyché. En effet, cette psyché:

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1) a créé une existence, lui a donné une durée et celle-ci apparaît sans fin ; 2) par conséquent cette psyché a vaincu le temps; 3) par conséquent cette durée ne peut-elle se prolonger dans l'au-delà ou bien même - vertigineuse hypothèse - n'estelle pas la création (historique) de l'au-delà, d'une existence qui avant n'était pas possible mais qui le serait devenue ? La psyché ne peut-elle prétendre être devenue une puissance presque égale à celle de la mort ? N'a-t-elle pas le pouvoir, elle aussi, de vaincre le temps et la substance ? N'y a-t-il pas, pour le moins, une troublante identité mais dans la plus totale inversion de sens ? Alors que la mort ne propose rien, sinon le néant, la psyché donne vie à une temporalité qui n'est pas dans la nature, qui n'était pas dans la culture, qui est née quasi ex nihilo, grâce à l'histoire, qui dure et qui semble ne plus avoir de fin. . . _ , Elle est un acte de vie qui s'exclut del' ordre de la nafure, laquelle est, comme le dit Hegel: «l'être-là de la mort». Si cette psyché a pu s'exclure de la nature, ne s'exclut-elle pas, par conséquent, de la mort ? La psyché serait une expérience de ce qui peut être audelà de la nature dans l'au-delà ou comme au-delà. Une durée qui n'a pas de fin n'est-elle pas déjà une sérieuse promesse d'éternité ? Si la psyché a pu durer par elle.même - devenir cause de soi.-, s'il y a une temporalité de l'au-delà, ne peut-elle être, ne doit-elle pas être, celle de la psyché? Ou mieux encore: si la psyché a pu créer une durée en dehors de la nature cette durée n'est-elle pas créatrice aussi d'un au-delà ? Ces supputations - somme toute raisonnables dans le domaine du calcul des probabilités et dans celui des chances du pari, au moins aussi plausibles, dans le domaine de

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la recherche, que la thèse qui fait naître la vie du hasard peuvent devenir une postulation del' espérance laïque. Nous disons bien laïque, ce qui exclut donc la foi et l'athéisme, la thèse et l' and-thèse, l'engendrement réciproque des contraires. (Dans De la modernité: Rousseau ou Sartre nous avons montré que la pensée réflexive et critique avait comme première condition le dépassement de l'affirmation et de la négation, du modèle et de sa copie inversée.) Pour l'espérance laïque, il ne peut y avoir de preuve ni de l'existence de Dieu ni de l'inexistence de Dieu. C'est de l'expérience de la vie, de la production historique, que peuvent apparaître les arguments et les postulations. Alors que pour les religions monothéistes l'existence de .Dieu est la condition de l'existence de l'âme et de son éternité (la psyché n'étant qu'un élément de l'amour, un mode de ce qui la dépasse infiniment, compromise à jamais dans le monde, la nature, la chair) pour l' e~pérance .laïque l'ordre causal est invecsé. C'est la psyché qui est décisive, la meilleure des vies qui soient possibles grâce à l'histoire. La preuve n'est pas dans l'au-delà, apportée par la Révélation, mais dans la révélation du pouvoir de création de l'homme historique. Cette preuve a été faite; la preuve que ce qui n'existait pas pouvait être créé, que cela pouvait durer et que cette durée ne finissait pas avec la vie puisqu'elle recommençait dans le mourir, Éternel Retour de l'amour. Ce parcours historique parfait, qui a donné par sa perfection l'existence, ne peutil, ne doit-il pas se reconduire, se reproduire en un ailleurs qui certes ne présenterait pas les conditions d'existence de la nature mais n'était-ce pas aussi les conditions d'existence de la psyché? Et celle-ci a pu, quand même, vaincre le temps et la

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substance. Ne peut-elle se continuel' en une perfection qui, en elle-même, par définition, contient l'existence ? Nous proposons une laïcisation, sécularisation, de l'argument de saint Anselme. (Lidée de parfait contient l'existence. Dieu, étant parfait, existe.) Nous disons que la psyché ayant atteint l'existence et celle-ci étant devenue parfaite - deux êtres qui s'aiment au point d'abolir le temps et la substance et de n'être que par l'amour - cette psyché serait éternelle, ici bas comme ailleurs, en ce monde comme dans l'au-delà. La psyché, de par cette perfection, contient . aussi une postulation de l'existence de Dieu. Nous passons alors .à un autre niveau de l'élaboration de l'espérance laïque. Mais c'est encore une donnée issue de l'histoire, de la praxis, de l'existence qui décide des catégories possibles del' au-delà. Le renversement est encore radical: ce n'est plus Dieu qui est cause et garant de l'amour mais l'amour humain qui, en sa perfection, « désire », souhaite, veut l'Être suprême. Son existence est l'ultime postulation de la psyché. Car « toute joie veut l'éternité, la tendre éternité »: la plus grande joie humaine, le plus grand bonheur possible - l'amour partagé comme Éternel Retour- ne peut que vouloir l'Éternel non plus en sa_finitude terrestre - la psyché - mais dans son infinitude - Dieu. C'est à cause de -l'expérimentation de la perfection dans la ·finitude qu'apparaît l'exigence d'une perfection infinie. La psyché est une dynamique exponentielle. Son calcul des probabilités et son pari culminent pour s' objectiver en cette hypostase, hyperbole: Dieu, comme Être suprême qui a le pouvoir d'achever dans l'infini ce que la psyché a commencé dans l'existence. Comme nous l'avons déjà montré dans De la modernité:

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Rousseau ou Sartre, à propos du« divin Jean-Jacques», pour l'espérance laïque, l'Être suprême ne fait qu'accomplir et consacrer l' œuvre humaine. Il ratifie et achève la Volonté générale. Le sens de l'histoire se vérifie· par l'existence de Dieu. Dieu est l'hypostase de l' œuvre de la praxis et de la psyché, achèvement dans l'infini de ce que le fini portait d'infini et qui, à un certain moment de son développement qualitatif, ne peut plus contenir dans l'existence terrestre. Dieu est doublement postulé: par le travail humain qui veut la « Jérusalem céleste » et par l'amour humain qui veut se retrouver dans « la tendre éternité». Alors serait possible la contemplation extatique de l' œuvre commune à Dieu et à l'homme, toutes peurs de la mort vaincues ?

POSTFACE

L'APOGÉE DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE DE L'AMOUR

Lamour-fou - de Tristan et Yseult - est une catégorie historique produite par la praxis. Cette catégorie se définit ainsi: 1° elle exprime un progrès décisif de l'histoire; 2° elle n'est qu'un effet de superstructure.· Ces trois propositions - la fondamentale et ses deux attributs - sont constitutives du statut bizarre et paradoxal, dialectique, complexe et contradictoire, de l'amour-fou. Ce sont les trois axiomes qui ont ordonné sa généalogie. Un statut gnoséologique aussi tourmenté permet de comprendre pourquoi cet amour est resté méconnu, abandonné aux littérateurs, incompris, objet mênie de toutes les méprises. Ni la pensée traditionnelle ni la pensée moderne - le néo-kantisme - ' ni la pensée de droite, ni la , pensee de gauche n'étaient capables d'accéder à son essence pour des raisons, en définitive, communes: le refus du réel,

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de la praxis, de la dialectique, et la croyance, aussi obstinée qu,inconsciente, à l'amour substance. Cette situation idéologique a trouvé sa meilleure expression grâce à deux énormes galaxies idéologiques que nous désignerons en ces termes: « 1, occidentalisme » et « l'intellectuel de gauche ». Avant d, établir les modalités de leur antagonisme et de leur méconnaissance de la praxis, nous constaterons qu, elles ont en commun d, avoir proposé des « positionnements » en référence à l'histoire, d, avoir été quasi hégémoniques et d'être pareillement démodées. [appellation « occidentalisme » recouvre un immense univers idéologique, une nébuleuse longtemps en expansion, aux auteurs très divers et même opposés mais toujours soumis à cet axiome 4e base: la supériorité absolue de l'Occident sur toutes les autres cultures, civilisations. Une dominante de cet ethnocentrisme peut être dégagée dans la perspective de la phénoménologie que nous venons d'élaborer. En une première approche nous la désignerons comme étant un spiritualisme chrétien « intégriste ». Celui-ci a sécrété et imposé une conception de l'amour qui a longtemps prévalu: l'amour ne peut être que celui de l'âme, toute une ascèse, un arrachement à la chair. Claudel pourrait être proposé comme une illustration de cet occidentalisme. La galaxie de « l'intellectuel de gauche» est plus familière, plus proche, tout en étant, elle aussi, « complexe et contradictoire». Ce qui la rend homogène, ce qui a été le principe de son expansion, c'est la dénégation - consciente ou inconsciente - politique, culturelle, scientifique (grâce aux sciences humaines) des valeurs de cet occidentalisn1e. Alors, à l'amour d'âme, se substitue le droit au désir et la « libération » sexuelle. C, est toute une érotique (dont

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l'expression paroxystique pourrait être illustrée par l'AntiŒdipe de Deleuze et Guattari). Cette sommaire axiomatisation des deux grands ensembles permet de proposer les deux bouts de la chaîne idéologique: l'âme et le sexe. D'un côté, le spiritualisme chrétien intégriste, de l'autre, le matérialisme bourgeois (du consensus, du libéralisme social libertaire). Ces idéologies n'ont fait qu'affirmer, proclamer leur amour... idéologique. Elles ont défini l'amour que leurs auteurs voulaient aimer, celui qui convenait à leur pouvoir culturel et à leur situation de classe. Comment, à partir de ces promulgations idéologiques, aurait-il pu être compris que l'amour-fou est une catégorie historique produite par la praxis? Comment ces penseurs et leurs épigones et lecteurs - auraient-ils pu accéder à tout le système de déterminations rationnelles et réelles contenues dans les deux attributs de la catégorie historique? Mais, pourtant, nous devons constater que ces deux grands ensembles idéologiques sont porteurs de vérités partielles dans la mesure où, comme nous l'avons déjà précisé, ils se «positionnent» en référence à l'histoire. Ce sont des « historicismes », consciemment ou inconsciemment. Loccidentalisme a bien eu l'intuition, certes confuse et obscure, que le Moyen Âge apportait une décisive mutation, que la féodalité avait été la définitive rupture avec le passé, l'archaïsme, la répétition entropique et le commencement de notre modernité, une nouvelle civilisation. Ce progrès a été reconnu dans la pensée, les mythes, les mœurs, les institutions. Mais tout cela s'exprime en tant que récupération idéologique, car le spiritualisme chrétien intégriste est fatalement amené à méconnaître, à nier même, les causes

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matérielle, infrastructurale, éconotnique, démographique; il n,est jamais reconnu que cette « grande clarté» du Moyen Âge recouvre aussi la société de classes, la rente du sol, le servage. Le mérite de cet ethnocentrisme aura été d'avoir voulu découvrir les topiques de l'âme (quête du Graal), d'avoir même soupçonné que l'esprit est ancré dans le réel. Son esthétique ne vaut-elle pas celle du cinématographe ? Mais tout cela dans la plus grande confusion du religieux, du politique, du poétique, ce qui est la meilleure non-méthodologie pour accéder à la plus pure idéologie réactionnaire. [intellectuel' de gauche - le néo-kantien - a su, lui, reconnaître, à sa manière, ambiguë, une certaine lutte des classes. Il a bien compris le processus de l'aliénation superstructurale, les modalités « culturelles » de la récupération du progrès par la classe sociale dominante. Il a su, en particulier, c'est même sa spécialité, dénoncer le spiritualisme intégriste comme étant le fondement des pires idéologies réactionnaires. Mais il a commis cette erreur capitale: intellectuel et de gauche, il n'a pas su reconnaître l'une des plus importantes révolutions de tous les temps - celle du passage de l'endogamie tribale à l'exogamie monogamique de la société de classes - qui a proposé tout un renversement du sens de l'histoire et qui est restée un énorme impensé, alors qu'elle a apporté un progrès matériel et spirituel décisifs. À partir de cette méconnaissance, comment aurait-il pu reconnaître que ce progrès pouvait, dialectiquement et historiquement, s'exprimer aussi et surtout dans l'effet de superstructure ? Aussi l'amour de chair - 1'érotisme - qu'il a proposé comn1e démystification de toute idéologie, comme dénonciation de l'amour d'âme, n'a été qu'une nouvelle idéologie, un nouvel

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effet de superstructure. Cette chair libertaire est aussitôt devenue le présentoir du marché du désir. Alors la boucle est bouclée: le parcours de l'idéologie de la société de classes s'achève. Cette idéologie tient les deux bouts. Elle enclôt et recouvre tout discours sur l'amour. À un bout, au commencement, le spiritualisme chrétien. À l'autre bout, à la fin, le matérialisme libéral. D'un