Territoires en projet: Michel Desvigne Paysagiste 9783035609981, 9783038219835

Michel Desvigne ist der international profilierteste französische Landschaftsarchitekt. Ansässig in Paris, hatte er Gast

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French Pages 208 Year 2020

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Territoires en projet: Michel Desvigne Paysagiste
 9783035609981, 9783038219835

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TERRITOIRES EN PROJET

MICHEL DESVIGNE PAYSAGISTE

Birkhäuser Bâle

Conception graphique Brigitte Mestrot, Paris Illustration de couverture MDP Michel Desvigne Paysagiste Coordination du projet Martin Basdevant, Paris Henriette Mueller-Stahl, Berlin Traduction de l’anglais (contribution de Dorothée Imbert) Françoise Fromonot, Paris Révision de copie Valérie Thouard, Paris Production Heike Strempel, Berlin Photogravure Les Artisans du Regard, Paris Papier 130 g/m² Fly 05 Impression optimal media GmbH, Röbel/Müritz

Library of Congress Control Number: 2019955166 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.dnb.de. Les droits d’auteur de cet ouvrage sont protégés. Ces droits concernent la protection du texte, de l’illustration et de la traduction. Ils impliquent aussi l’interdiction de réédition, de conférences, de reproduction d’illustrations et de tableaux, de diffusion radiodiffusée, de copie par microfilm ou tout autre moyen de reproduction, ainsi que l’interdiction de divulgation, même partielle, par procédé informatisé. La reproduction de la totalité ou d’extraits de cet ouvrage, même pour un usage isolé, est soumise aux dispositions de la loi fédérale sur le droit d’auteur. Elle est par principe payante. Toute contravention est soumise aux dispositions pénales de la législation sur le droit d’auteur. ISBN 978-3-03821-983-5 e-ISBN (PDF) 978-3-0356- 0998-1 ISBN anglais 978-3-03821-982-8 © 2020 Birkhäuser Verlag GmbH, Bâle Case postale 44, 4009 Bâle, Suisse Membre de Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston 9 8 7 6 5 4 3 2 1 www.birkhauser.com

TERRITOIRES EN PROJET

MICHEL DESVIGNE PAYSAGISTE Direction de l’ouvrage Françoise Fromonot Coordination éditoriale Martin Basdevant Avec des contributions de Françoise Fromonot, Dorothée Imbert, Gilles A. Tiberghien, et deux essais photographiques de Patrick Faigenbaum

Birkhäuser Bâle

1

Patrick Faigenbaum Essai photographique : Paris-Saclay, lisière du campus

22

Françoise Fromonot Le paysagisme est-il un urbanisme ?

28

CHRONOLOGIE DES 10 PROJETS

30

VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE, MARSEILLE, FRANCE

46

Le sol vivant

48

QUARTIER DE PORT-MARIANNE, MONTPELLIER, FRANCE

58

Temps et cohérence

60

SITE DE LA CONFLUENCE, LYON, FRANCE

70

PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE LA RIVE DROITE, BORDEAUX, FRANCE

86

Le végétal matière

88

CLUSTER PARIS-SACLAY, PLATEAU DE SACLAY, GRAND PARIS, FRANCE

108

De nouveaux territoires pour l’espace public

110

BOULEVARD DE LA VOIE-FERRÉE, BURGOS, ESPAGNE

120

Représenter le temps

122

CENTRALITÉ ET CHAÎNE DES PARCS, EURALENS, BASSIN MINIER, FRANCE

138

EAST RIVERFRONT, DETROIT, MICHIGAN, ÉTATS-UNIS

146

Le paysage comme référence

148

CAMPUS NOVARTIS, EAST HANOVER, NEW-JERSEY, ÉTATS-UNIS

156

LITTORAL DE DOHA, QATAR

174

Générique

176

Dorothée Imbert Une attitude territoriale

182

Gilles A. Tiberghien Une idée en paysage

188

Biographie de Michel Desvigne

190

Biographies des auteurs

191

Crédits photographiques

193

Patrick Faigenbaum Essai photographique : Bordeaux, parc aux Angéliques

Plan des frères Olmsted pour le système de parcs de Seattle, 1903.

22

FRANÇOISE FROMONOT LE PAYSAGISME EST-IL UN URBANISME ?

Dans un texte destiné à la consultation pour le Grand Paris 2009 à laquelle il participait au sein de l’équipe de Jean Nouvel, Michel Desvigne envisageait les « trois grands modèles théoriques, formels et stratégiques » qui constituent « l’apport des paysagistes à l’aménagement urbain »1. Le plus ambitieux et le plus séduisant, estimait-il, prend appui sur la géographie naturelle d’un territoire pour le doter d’une charpente paysagère qui gouvernera son urbanisation dans le temps. Cette invention de la fin du xixe siècle a trouvé une apothéose dans les systèmes de parcs conçus aux États-Unis par l’agence Olmsted, comme le « collier d’émeraudes » de Boston et les enchaînements d’espaces publics qui continuent de structurer Buffalo ou Seattle. Un second type d’action s’attache, presque à l’inverse, à désigner des périmètres spécifiques où sera recomposée, pour le loisir ou la contemplation, la nature supplantée par la croissance urbaine. Cette intention a guidé la création des parcs qui, des Buttes-Chaumont à Central Park, représentent encore la quintessence du grand jardin public moderne serti dans la ville dense. Le troisième type, « aux antipodes des précédents », est plus discret, au sens d’une ostentation moindre et d’une discontinuité de son empreinte qui ne l’empêchent pas pour autant de former un ensemble : c’est la constellation de petits espaces plantés que contient toute métropole, ces lieux parfois minuscules qui lui donnent sa porosité et son confort d’usage au quotidien. L’exemple tokyoïte ou new-yorkais des « pocket gardens », cette « poussière de petits jardins qui, parce qu’ils ont tous un statut, sont entretenus et rappellent ainsi constamment la nature en ville », illustre bien cette prodigalité. Or, plus que jamais, les paysagistes et les urbanistes sont amenés à réformer ce qui est « déjà travaillé » plutôt qu’à fonder du neuf, dans des conditions (sites, commande, institutions, objectifs, temps des mandats électifs, etc.) de moins

en moins propices à la mise en œuvre d’une pensée globale sur le long terme. Adopter l’un ou l’autre de ces modèles pour instrument d’un projet à grande visée, poursuivait Michel Desvigne, expose à des déconvenues, voire à l’échec. Miser sur le premier « exigerait une continuité et une constance dans les interventions qui se heurtent à l’état des choses, des possibilités et de l’économie des pouvoirs ». Le second modèle « suppose une volonté d’intervention, une autorité capable de mener à l’invention d’un parc qui […] restent quelque peu exceptionnelles », à l’instar des parcs récréatifs et des bases de loisirs créés dans la grande périphérie parisienne au moment de la construction des villes nouvelles, ou bien, vingt ans après, de ceux des ZAC sur les anciens terrains industriels de la capitale. Quant au troisième modèle, sa réactivation ou sa continuation demandent un recensement préalable d’espaces existants dont la « diversité, impressionnante, invite à les prendre en compte sans s’arrêter aux seuls modèles ancrés dans les têtes » : pour cette raison, il reste souvent lettre morte. Cependant, ces types d’action « peuvent aussi se croiser », s’adapter à l’état des choses et des lieux sans que soit abandonnée pour autant l’ambition des grandes transformations. De fait, le travail de Michel Desvigne s’est toujours attaché, d’une manière toute personnelle, à tresser dans ce but ces trois horizons conceptuels, suivant les combinatoires inspirées par sa lecture des situations sur lesquelles on l’interroge. Les dix propositions rassemblées dans cet ouvrage sont autant d’échantillons de cette pratique à la fois spéculative et pragmatique, caractérisée par la récurrence de ses thèmes, l’adaptabilité de ses outils, l’agilité de leur usage et par une obsession : l’instauration par l’espace et dans le temps de cohérences – l’un des maîtres mots de Michel Desvigne – sur les territoires où il intervient. Le projet pour le plateau de Saclay – l’une des vitrines du Grand

1. Michel Desvigne, « Géographie naturelle, géographie artificielle », Grand Paris 2009, propos recueillis par Jean-Paul Robert le 7 novembre 2008. Ce texte est consultable en ligne sur le site de l’agence MDP à la rubrique « Corpus ».

23

Michel Desvigne, dessin de la série Jardins élémentaires, 1986-1987. MDP, plans et coupes montrant l’évolution dans le temps de l’infrastructure plantée du parc de la péninsule de Greenwich, 1997-2000.

Paris – est peut-être celui qui mobilise le plus explicitement les trois modèles. Il assigne à chacun la prise en charge d’une échelle géographique – large, intermédiaire, fine – tout en pariant sur leur interaction : par symbiose (l’un sert l’autre), emboîtement (l’un contient l’autre), propagation (l’un prolonge l’autre). Il a fallu dix ans pour qu’apparaissent les prémices de la chaîne des parcs sur la réserve foncière ménagée en bordure des deux premiers quartiers du nouveau campus. L’essai photographique de Patrick Faigenbaum qui ouvre ce volume capture dans son étendue et dans son intimité matérielle un moment de cette mutation d’un état vers un autre. Les fosses et les mares, les empierrements et les déblais, les chemins et les noues se confondent parfois au point qu’on ne distingue plus les terrassements en cours des terrains agricoles auxquels le chantier arrache le modelé du nouvel espace public. Une zone humide s’installe peu à peu entre les masses boisées qui soulignent la topographie et le front des constructions au loin. Le quadrillage viaire qui longe ou recoupe ce tout jeune parc pénètre dans l’urbanisation avec ses bandes arbustives, qui s’épanouiront dans la grille bâtie – sur un large green, sur une place – avant de se rediscipliner plus loin en parkway ou de se condenser en petits jardins à l’intérieur des îlots. Autre exemple, Euralens. Là, c’est un double héritage historique – de l’activité minière et des premières tentatives pour en réhabiliter les friches – que Michel Desvigne aborde avec ses trois types de stratégie en tête. Les cavaliers de mine en déshérence sont vus comme un faisceau en puissance de liens et de promenades qu’il suffit de révéler, de renforcer et de compléter pour qu’il puisse faire système, accrochant au passage les parcs publics existants, les équipements en place et ceux qui pourraient s’y ajouter. Ce déploiement intégrateur s’immisce jusque dans les replis du territoire et se prolonge

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vers les cités, dans l’émiettement de leurs jardins et le long de leurs sentes, puis son principe est extrapolé à la totalité de l’ancien bassin minier. Parce qu’elle agit simultanément à plusieurs échelles, une analogie semblable entre les systèmes industriels et naturels – fleuve, rivière, delta – guide aussi le projet de Burgos. Le nouveau boulevard égrène sur son cours comme un chapelet de petits squares et de placettes, aménagés sur les chutes d’espace anarchiques qui tournaient le dos à l’ancienne voie ferrée. Autant d’occurrences d’une casuistique de la négociation entre les trois modèles, par association entre les figures auxquelles ils se rapportent (le réseau, l’enclave, l’archipel), les propriétés spatiales qui leur sont associées (ramification, concentration, éparpillement) et, finalement, les cultures de la nature qui les fondent : amplification, recomposition, dissémination. La contamination entre les logiques du paysage joue aussi par transfert ou par collage. Les grands territoires fascinent Michel Desvigne, et leur imaginaire infuse jusque dans ses plus petits projets par le truchement d’un de ses plus puissants archétypes, la forêt. Depuis le square de la rue de Meaux, à Paris – 2 000 mètres carrés à peine, ceinturés par des logements dans un faubourg dense –, le motif du boisement est un vecteur privilégié de la rencontre entre un certain sentiment géographique et le jardin de poche. La magie qui naît de ce brouillage intentionnel entre les répertoires opère aussi bien par extension à l’espace public urbain. À Tokyo, des spécimens d’arbres anciens cultivés en montagne introduisent fugitivement, près de la tour Otemachi, l’ambiance d’une forêt primaire. Au cœur de la cité, une promenade peut restituer par l’artifice quelque chose du grand paysage dont la ville s’est affranchie en se développant. Autour du VieuxPort de Marseille, le tapis de pierre blanche arrêté net sur

l’eau recompose dans le vocabulaire de l’art édilitaire la juxtaposition du calcaire des calanques et de la mer, typique de la géographie côtière avant son urbanisation. Cette restitution ne vaut cependant pas sans le dispositif gigogne dont elle est l’élément central : la chaîne des parcs qui la prolonge – une idée ajoutée au programme dans le cadre de la proposition rendue au concours – et les microvides qui oxygènent le centre-ville, figurés sur les plans comme des fentes, des entailles, des anfractuosités. Cette manière de voir et de concevoir simultanément à différentes échelles, par addition ou par croisement des stratégies d’intervention, permet aussi de reconquérir, de manière incrémentale, quelque chose de la « grandeur » des épisodes marquants de l’histoire de l’aménagement, dont Michel Desvigne déplore régulièrement que leurs ambitions et leurs moyens d’autrefois manquent aux projets d’aujourd’hui. La coexistence à tout moment de divers types de commande et le possible report sur l’une d’une expérience venue d’une autre expliquent aussi la circulation constatée entre les modèles projectuels de référence. Le calendrier des missions qui, dans ce livre, tient lieu de sommaire temporel aux opérations présentées montre qu’elles s’ajoutent, se répondent ou se démultiplient, parfois sur plusieurs décennies. L’agence en mène de front des dizaines, de toute nature et de toute taille, depuis la prescription de quelques arbres et d’un revêtement de sol pour meubler un passage à l’accompagnement paysager du réseau viaire et aux espaces publics de tel ou tel projet urbain, et, bien entendu, aux entreprises au long cours et de grande ampleur. Cette manière de faire augmente les chances d’attirer des projets qui permettront éventuellement de prolonger ceux entamés dans d’autres circonstances mais qui n’ont pas donné les fruits attendus. Renzo Piano aime lui aussi expliquer

combien sa philosophie professionnelle le porte à ne jamais laisser mourir une idée, à la remettre sans cesse au travail en s’appuyant sur ses insatisfactions. Sa taille – une trentaine de personnes en 2019 – fait de l’agence MDP une exception parmi ses homologues françaises. Cette importance quantitative s’explique certes par son succès, mais aussi par l’attitude de Michel Desvigne face à la commande : une acceptation des sollicitations qu’il qualifie luimême de boulimique. Missions de conception, de consultance, d’assistance à maîtrise d’ouvrage, participation à des équipes de maîtrise d’œuvre d’urbanisme, et même, depuis quelques années, constitution de groupements au titre de mandataire… il prend les grandes et les petites affaires, les commandes directes et les paris plus risqués des concours, les « beaux » et grands projets comme ceux qui paraissent d’emblée trop prescriptifs ou trop restreints. À ces derniers, il faudra alors tenter de faire valoir leur « potentiel » – en réinterprétant la demande initiale, en la reformulant, voire en la détournant – quitte à en extrapoler le programme et même à l’inventer, dans une connivence avec le commanditaire qui, souvent, représente en soi une conquête. À Montpellier, c’est un projet lauréat pour le traitement des abords d’un raccord routier qui a valu à Desvigne & Dalnoky une pléiade d’interventions dans les nouvelles extensions urbaines. Au fil de trente années, ces réalisations ont fini par imposer leur petite musique, favorisées par la politique foncière volontariste menée sur plusieurs mandats par la mairie pour sécuriser à cette fin des terrains publics. À Bordeaux, la rédaction d’une charte paysagère pour la Ville a de fil en aiguille abouti à un projet de réaménagement de toute la rive droite de la Garonne et même au-delà, porté par une volonté politique hors normes. Par un effet d’entraînement, le volume critique de l’agence et des projets qu’elle traite

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MDP, plan de repérage des parcelles agricoles résiduelles à la périphérie d’Issoudun, 2003. MDP, plan de principe des nouvelles « lisières » programmées, entre habitat pavillonnaire et zones agricoles, 2009-2011.

« augmentent sa crédibilité, son poids face aux clients, aux bureaux d’études, aux architectes et même aux assurances. La surabondance de travail a fini par créer des moyens », constate Michel Desvigne2. Sa connaissance de toutes ces commandes est à la fois intime et surplombante, miroir en somme de sa relation avec les territoires qu’elles concernent. L’autonomie donnée aux chefs de projet est équilibrée par les positions affirmées et l’écriture distinctive de l’agence, son vocabulaire élémentaire et sa palette récurrente de rudiments de l’art du paysage qui rejoint celle des ingrédients fondamentaux de la géographie : Dorothée Imbert en détaille un peu plus loin dans ces pages les sources et les effets.

des micro-infrastructures publiques, programmées avec leurs usages : d’inventer, somme toute, au contact des deux modèles – résidentiel et productif – parmi les plus problématiques que le xxe siècle a légué au xxie, les ferments d’une triple écologie, urbaine, agraire, sociale. Songeant au Making Things Public de Bruno Latour5, on pourrait entrevoir, dans cette formulation paysagère d’un nouveau type d’équipement civique en réseau, une alternative à la « mixité » prônée par les urbanistes, ce mantra passablement fatigué qui aboutit rarement aux mélanges escomptés. Mais comment représenter cet espace de rencontres, c’est-à-dire – pour filer le parallèle latourien – imaginer ses protagonistes et lui donner un dessin ?

L’agence peut donc investir de l’énergie et du temps dans des missions a priori peu lucratives au regard de l’engagement logistique qu’elle y met, voire dans des réflexions sur des sujets étudiés quasiment à fonds perdu, du moins dans un premier temps. Ainsi de la transformation des « lisières » de l’étalement urbain à ses limites avec l’agriculture intensive. Esquissée pour la périphérie d’Issoudun en 2003, formulée pour la consultation du Grand Paris six ans plus tard3, testée partiellement à Saclay, elle se poursuit sous forme d’une réflexion prospective dont Michel Desvigne livre ici quelques-uns des développements (« De nouveaux territoires pour l’espace public »). Michel Corajoud avait en son temps fait de l’entre-deux de la ville et de la campagne l’enjeu d’une définition du paysage, « à la mitoyenneté, aujourd’hui conflictuelle, entre ces deux mondes qui s’ignorent et se repoussent, alors que c’est là, précisément, où se joueront, demain, les projets de réconciliation que je souhaite », écrivait-il en 20034. Quinze ans plus tard, Michel Desvigne suggère d’aller plus loin et de créer, par épaississement, dilatation, hybridation de leurs frontières et de leurs définitions, des lieux où viendront s’installer

Si l’agence fabrique beaucoup de maquettes d’études pour alimenter ses recherches, le plan est, pour Michel Desvigne, le générateur et l’outil privilégié de la figuration, comme il l’a été pour ses grands modèles historiques. Le rabattement horizontal permet de juger de la « composition », un mot qu’il emploie souvent dans une acception presque picturale, mais aussi dans le sens plus trivial de « facture » du réel, c’est-à-dire ce qui le constitue, et qui peut donc être analysé, déconstruit pour mieux servir de base au projet qui réassemblera ces éléments, en accusant certains pour en gommer d’autres, en ajoutant et retranchant. On se souvient de sa série déjà ancienne de Jardins élémentaires, des méditations sur les pouvoirs du plan, réalisée lors de son pensionnat à la Villa Médicis. Ces réécritures patientes de grandes vues aériennes à la pointe du crayon, par « édition » de leur complexité dans le langage essentiel de la géographie, devenaient des images-idées grâce auxquelles « redonner forme à la nature et reconstruire le paysage6 ». Dans le projet, le plan est donc premier et les coupes suivent. Elles ne s’attardent pas à montrer ce qui vit dans l’épaisseur des sols

2. Entretien avec l’auteur, 9 avril 2019. 3. Michel Desvigne, « Épaissir les lisières », Grand Paris 2009, propos recueillis par Jean-Paul Robert, texte reproduit dans la revue Pour, n° 205-206, février 2010, p. 145-148. Voir https://www.cairn.info/revue-pour-2010-2-page-145.htm. 4. Michel Corajoud, « Autoportrait – Le paysage : une expérience pour construire la ville », dans Ariella Masboungi (dir.), Grand Prix de l’urbanisme 2003.

Michel Corajoud et cinq grandes figures de l’urbanisme, DGUHC, Paris, 2003. 5. Bruno Latour, « From Realpolitik to Dingpolitik, or How to Make Things Public », introduction à Bruno Latour, Peter Weibl, Making Things Public: Atmospheres of Democracy, catalogue de l’exposition éponyme du ZKM à Karlsruhe, MIT Press, Cambridge (Mass.), 2005, p. 14-43. 6. Michel Desvigne, Gilles Tiberghien, Jardins élémentaires, Carte Segrete, Rome, 1988.

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– les couches géologiques, les développements racinaires – et détaillent rarement leur ingénierie invisible : elles servent d’abord à vérifier la mesure verticale des volumes hors sol, en cohérence avec le plan. Les vignettes planaires du projet pour la péninsule de Greenwich ont pour fond commun le même carroyage scalaire, jauge de l’évolution du diamètre des arbres en fonction de l’écoulement du temps et base de la démonstration ; la coupe confirme la métamorphose homothétique des plantations dans la troisième dimension. Pour que ce qui prendra véritablement forme dans un temps lointain puisse faire sens dès son installation, le dessin des choses compte, tant il doit assumer – arborer ? – sa référence à des figures déjà chargées d’une signification partagée. Ainsi, un nouvel alignement d’arbres véhiculera, par sa géométrie même, une promesse et un sens capables de transcender la réalité des jeunes sujets qui le constituent. Finalement, Michel Desvigne ne serait-il pas urbaniste ? En tout cas, la position qu’il défend et pratique apparaît tranquillement provocante au regard des débats qui ont récemment traversé ce domaine en France, située qu’elle se trouve à distance féconde de deux de ses directions principales : celle, dominante, d’un « urbanisme de composition » qui projette au sol et consigne en plan de masse les grands tracés et les découpages fonciers calqués sur les canons de la ville constituée ; et une autre, qui a nourri à la marge la réflexion sur la transformation des villes dans les deux dernières décennies, à savoir la recherche de moyens d’agir au contraire « de bas en haut », en passant par une archéologie fine du substrat et des ressources des territoires où le projet prend pied. Inspiré par des processus de pensée et de conception venus du paysage, cet « urbanisme de révélation » a réussi à infiltrer un temps l’univers

institutionnel et professionnel du projet urbain à la française, au point de sembler pouvoir en régénérer les productions7. Mais, compte tenu des aléas et des contraintes des opérations urbaines à grande échelle, on sent Michel Desvigne réticent à l’idée de se fier à cette seule méthode, tant la délicate économie des sites sur laquelle elle repose devient vulnérable si des programmes trop conséquents leur sont imposés par les commanditaires. Il peut même se montrer très critique de son versant participatif, qui risque de réduire le concepteur au rôle de simple metteur en forme des demandes éclectiques « remontant » des usagers, au détriment d’une pensée projectuelle globale capable de les dépasser. Il faut trouver les moyens de sortir du dilemme entre « formalisme et animation sociale8 », affirme-t-il, et revendiquer le retour dans l’équation du projet d’un terme devenu un peu tabou, son esthétique. Cette critique de la révélation pure dessine les contours d’un paysagisme ambitieux au présent mais fondamentalement pensé pour le futur : un paysage objectif, en somme, c’est-à-dire désencombré des affects les plus circonstanciels de l’époque et tendu vers la construction de processus actifs à courte, moyenne et surtout longue portées, guidés par le dessin. Dans l’essai qui conclut cet ouvrage, Gilles A. Tiberghien revient sur ce que cette « mise en idée du paysage » suppose d’attention, de détermination mais aussi d’effacement de la part de son auteur. À sa manière, optimiste, Michel Desvigne entend ainsi répondre au défi que ses modèles historiques avaient su relever et que l’urbanisme contemporain semble avoir trop souvent abandonné à l’urbanisation. Parlant du rôle des paysagistes9, il formule cette intention comme un impératif tout simple : « Imaginer une ville qui donne un bonheur quotidien à ses habitants et que les générations futures pourront encore aimer. »

7. Sur les catégories opérationnelles et théoriques de l’urbanisme au début du xxie siècle et leurs filiations historiques, voir Françoise Fromonot, « Manières de classer l’urbanisme », Criticat, n° 8, septembre 2011, p. 40-61. 8. Michel Desvigne, « Le rôle des paysagistes : des progrès considérables et fragiles », Urbanisme, hors-série n° 56, juin 2016, propos recueillis par Frédérique de Gravelaine. 9. Ibid.

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CHRONOLOGIE DES 10 PROJETS

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1993

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1995

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1997

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2003

2004

2005

marseille

montpellier

quartier port-marianne ( 400 ha ) avenue mendès-france ( 1 200 ha ) parc du lez ( 6 ha ) parc charpak ( 7 ha ) jardins de la lironde ( 16 ha )

lyon

quai de saône ( 2 ha ) lyon confluence 1 ( 150 ha )

bordeaux

charte des paysages ( 1 850 ha ) plan garonne ( 330 ha ) rive droite

paris-saclay

burgos euralens bassin minier detroit east hanover qatar

1991

1992

1993

La mise en relation synoptique des dix projets présentés montre la précocité puis l’intensification de la participation de l’agence à des grands projets de territoire.

1994

1995

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Chacun d’eux s’est constitué dans la durée par addition de missions qui se suivent, se chevauchent et parfois s’interrompent.

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requalification du vieux-port ( 29 ha ) chaîne des parcs ( 30 ha ) plan guide centre-ville ( 400 ha ) requalification des espaces publics du centre-ville ( 272 ha )

lyon confluence 2 ( 35 ha ) lyon confluence 2, place centrale ( 0,7 ha ) lyon confluence 2, îlot a3 ( 0,7 ha ) lyon confluence 2, îlot b2 ( 0,35 ha )

( 330 ha ) parc aux angéliques ( 75 ha ) secteur deschamps ( 40 ha ) quartier bastide brazza nord ( 53 ha ) pont simone-veil ( 4 ha )

cluster ( 35 000 ha ) campus sud ( 900 ha ) quartier de l’école polytechnique ( 230 ha ) Satory ( 300 ha ) lisière campus sud ( 170 ha ) jardin des essais ( 1,7 ha ) burgos bulevar, étude ( 2 800 ha ) burgos bulevar, réalisation ( 6 km ) euralens centralité ( 1 200 ha ) chaîne des parcs du bassin minier ( 67 000 - 35 000 ha ) chaîne des parcs de l’artois ( 23 000 ha ) detroit east riverfront ( 380 ha ) detroit uniro yal promenade ( 52 ha ) novartis campus landscape strategy & masterplan ( 80 ha ) novartis campus pilots ( 23 ha ) novartis campus landscape maintenance plan ( 23 ha ) new qatar national museum ( 11,5 ha ) lusail development ( 3 500 ha ) museum of islamic art ( 4 ha ) doha corniche ( 375 ha ) lusail marina district ( 30 ha ) lusail boulevard ( 30 ha ) lusail waterfront ( 9 ha ) lusail wadi park ( 60 ha ) lusail pocket gardens ( 7 ha ) qatar university ( 550 ha ) lusail olymp ic precinct ( 180 ha ) orbital highway ( 200 km )

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VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE MARSEILLE, FRANCE, 2012–

Ici, la nature de la commande est importante. Elle fait presque partie du projet, tout comme la structure de la maîtrise d’ouvrage, qui associe la Ville et la communauté urbaine d’alors, Marseille Provence Métropole. Le concours que nous avons remporté en 2012, comme mandataires d’une équipe comprenant l’agence Foster + Partners, portait sur une mission double : la « semi-piétonisation » des quais du Vieux-Port et l’établissement d’un planguide pour les espaces publics du centre, soit environ 400 hectares. Nous y avons ajouté une réflexion particulière sur le quartier du Faro, qui s’étend au sud du port jusqu’à la façade maritime : en réorganisant et en reliant les espaces plantés existants, on pouvait imaginer une chaîne de parcs, très végétale, qui ferait pendant aux aménagements du port, traités quant à eux de manière entièrement minérale. La transformation du pourtour du Vieux-Port, réalisée la première, est donc la pièce maîtresse d’une vaste étude portant plus largement sur la requalification des espaces publics du Marseille historique. Vieux-Port Les quais du Vieux-Port étaient voués à la circulation automobile à 75 pour cent. Les 25 pour cent restants étaient occupés par d’immenses ronds-points en herbe peu utiles et, le long de l’eau, par les lieux de travail liés aux activités nautiques (le port abrite 1 000 bateaux) enfermés derrière des barrières. Avec à peine un tiers de leur linéaire accessible au public, les quais étaient littéralement privatisés : les gens avaient pris l’habitude de longer ces barrières, au bord des importantes voiries. Le politique souhaitant conserver la circulation des voitures sur les quais tant que la rocade de contournement ne serait pas achevée,

Le Vieux-Port est comme serti dans la densité minérale de Marseille Centre. On distingue sur son pourtour le ruban asphalté de la voie automobile et des quais qui le cernaient avant son réaménagement. Au premier plan, à droite, sur la mer,

il fallait concilier les différents modes de circulation plutôt que créer un grand espace piéton. Le projet a consisté à inverser les proportions héritées en donnant les trois quarts de la surface aux piétons pour un quart à la voiture, et en rendant accessible au public la totalité du linéaire de quais. L’organisation de la voirie comprend aussi un transport public en site propre, qui circule à double sens. D’autres concurrents implantaient ce dernier à l’arrière, sur d’autres rues. Le bon fonctionnement d’un grand espace public tel que celui-ci suggérait plutôt d’intégrer au quai ces voies réservées, ce qui représentait une contrainte car un nombre considérable de bus y circulent. Nous avons privilégié l’idée que tout le monde devait pouvoir venir sur le port directement. Les voiries évolueront, et notamment sur le quai de la Fraternité (anciennement quai des Belges), au fond du port, où les automobiles devraient être supprimées à terme. La proportion de quai dévolue au trafic conserve un équilibre raisonnable : sur les dix files de voitures, il en reste deux, plus les deux files de bus. L’ensemble est traité comme un vaste plateau de pierre, simple et cohérent. Ici, proposer de la végétation n’aurait eu historiquement aucun sens : presque une profanation ! Ou, tout au moins, une banalisation. Les interventions architecturales conçues par l’agence Foster se détachent de ce sol pour mieux le donner à lire et à pratiquer en liberté. Les activités des clubs nautiques ont été reportées sur des plateformes posées sur pilotis au-dessus de l’eau, en évitant de réduire la largeur du chenal central. Ces activités polluaient terriblement le Vieux-Port. Sur les plateformes, les édicules en bois regroupent les équipements nécessaires à la maintenance des bateaux,

le quartier du Faro, dominé par le palais du même nom au-dessus de son anse ; à gauche, le fort SaintJean et les différentes opérations de reconstruction de la rive nord du Vieux-Port par Fernand Pouillon dans l’après-guerre.

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Le plan-guide montre la complémentarité des trois projets d’espaces publics. Au centre, la reconquête des quais du Vieux-Port et le réaménagement des sols dans un seul matériau redonnent

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une unité à sa promenade périphérique. Au sud-ouest, dans le prolongement des quais, les espaces verts de l’ensemble du Faro (existants) forment avec ceux du glacis du fort Saint-Nicolas et du club nautique (à créer)

une chaîne potentielle de parcs : un équivalent planté du Vieux-Port en contrepoint de la minéralité de sa promenade. Ailleurs dans le centre-ville, le recensement méthodique des rues, places, squares

à améliorer permet d’envisager des interventions tout à la fois typiques et spécifiques sur ces espaces publics. Certains projets ont été relancés en 2018 : à l’est, dans l’axe du Vieux-Port, la rénovation de l’axe

majeur qu’est la Canebière ; au nord, à travers la colline, celle de la très ancienne rue Caisserie, dont le tracé sinueux sépare les secteurs concernés par la reconstruction du vieux quartier du Panier. 33

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complétés par de petites grues qui permettent de les soulever pour nettoyer leur coque. Leur usage est privatif. Les plaisanciers se retrouvent au club, bricolent, prennent l’apéritif, les bateaux sortent peu. Outre l’aspect pittoresque de ce spectacle, l’un des intérêts de la promenade vient de l’ambiance de travail qui règne sur le port, et que nous voulions conserver. Sur le quai de la Fraternité, l’ombrière fabrique un lieu très particulier dans l’espace public. Foster avait avancé deux hypothèses : l’une, massive, d’un bloc de pierre sur arcades – une référence à l’architecture de Fernand Pouillon ; l’autre, légère – celle choisie par les élus – qui renvoyait plutôt à l’univers d’un Anish Kapoor : une lame métallique horizontale de quelques millimètres d’épaisseur en rive, portée à 6 mètres de hauteur par huit poteaux reposant sur une charpente enterrée, un véritable exploit technique. Sa sous-face en inox poli reflète comme un miroir les évolutions de la foule sur le sol en granit clair, et la mer. Lors du concours, notre équipe était la seule à proposer

un vide. Le plus souvent, cette solution fait perdre, tant le vide fait peur. Si elle nous a valu ici de gagner, c’est qu’elle ne posait aucun problème à la vitalité marseillaise. Quand les barrières ont été ouvertes, le succès a été immédiat. La géographie naturelle de la ville est gravitaire : tous les quartiers convergent vers le Vieux-Port, où la vie sociale, les clubs nautiques, les cafés existent toujours. Loin d’être une surface non programmée de 20 hectares, les quais prennent en compte tout un ensemble d’usages fixes : le marché aux poissons, aux fleurs, la gare maritime, les cafés et restaurants alentour, avec leurs exigences… La Ville a mené une concertation formelle et informelle, négocié des compensations, organisé tout un accompagnement du projet avec pour but l’intérêt collectif. Ce travail – quinze ans de réflexion, huit mois et 100 millions de travaux (en 2019) – associe donc la dimension territoriale à l’attention portée aux matériaux, à leur sens et au plaisir d’usage. Le Prix européen de l’espace public qui lui a été décerné en 2014 récompense cela, aussi.

Ci-dessus : coupes transversales avant-après sur le quai de la Fraternité (autrefois quai des Belges). Page de droite, en haut : au fond du Port, au débouché de la Canebière, le quai est réservé

En bas : le quai minéral unitaire se poursuit sur toute la rive nord (quai du Port), devant le bâtiment néoclassique de la mairie et les alignements de façades en pierre blonde du Gard des bâtiments réalisés dans les années 1950

aux piétons et aux déplacements doux. Traité comme une esplanade, capable d’accueillir de grands événements urbains, il s’adosse aux voies de circulation automobile et de transport en commun redessinées.

par Fernand Pouillon et André Devin. Sur les pontons, des équipements destinés à l’entretien et à la réparation des bateaux ont été rénovés et rationalisés (architecte : Foster + Partners).

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Comparaisons entre l’état existant (2010) et la rénovation (2013). Page de gauche : sur le quai du Port, autrefois morcelé par des barrières, une promenade piétonne s’étend jusqu’à l’eau, soulignée par les nez de quai en pierre

conservés. On distingue au milieu un figuier sauvage sauvegardé pendant les travaux. Ci-dessus, en haut : quai de la Fraternité, la circulation automobile régnait autrefois autour de deux terre-pleins fleuris. Elle a

cédé la place à des circulations différenciées, séparées par les quais des bus. Au milieu : l’esplanade dégagée sur le quai de la Fraternité met en continuité visuelle la surface minérale du sol piéton et le plan

d’eau du Vieux-Port. En bas : le même principe vaut sur le quai de Rive-Neuve, où les petits ateliers de maintenance des bateaux et leurs grues remplacent les constructions anarchiques édifiées au fil du temps.

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Plan d’exécution des aménagements du quai de la Fraternité. En filigrane, on distingue les traces de la voirie antérieure, en bistre.

Sur la gauche, l’ombrière et les emplacements pour des micro-activités (marché, étals temporaires de vente de pêche…). Le tracé en rouge indique la limite

des parties concernées par le projet. À partir d’un matériau unique, du granit espagnol clair, la conception des sols alterne différentes

découpes, finitions et modes de pose en fonction des types de flux : dalles piquetées pour les surfaces piétonnes, pavés posés en arceaux sur les voies

carrossables. La limite entre les zones est soulignée par les lèvres des caniveaux souterrains et les alignements de petites bornes cylindriques antivoitures.

Certaines sont escamotables pour permettre l’accès des véhicules aux clubs nautiques. Les larges trottoirs peuvent accueillir en pied d’immeuble des terrasses de café. 39

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Page de gauche : en haut, vue du passage entre la voie carrossable et le sol piéton ; en bas, plan et coupe d’exécution. Le nivellement des différents types de surface conduit les eaux de ruissellement

dans de grands caniveaux souterrains d’évacuation. Ci-dessus : la carrière de Cadalso de Los Vidriosos, près de Madrid, a fourni le granit blanc nécessaire à l’ensemble de l’opération.

Pour la première tranche (soit 35 000 m²) : 250 000 dalles de 12 cm d’épaisseur, 1 000 000 de pavés 8/12, 1 500 ml de bordures 30 x 60 cm, 700 ml de bordures spéciales 300 x 50 x 40 cm pour

les quais de bus. Les dalles et les pavés sont posés sur sable et leurs joints étanchés à l’émulsion pour faciliter le démontage en cas d’intervention sur les réseaux.

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Chaîne des parcs D’emblée, l’équivalence de surface était frappante entre le Vieux-Port et le dispositif d’espaces publics plantés qu’il était possible d’organiser autour, à partir des lieux existants. Tout l’intérêt résidait dans ce couple formé par le Vieux-Port minéral et ce potentiel ensemble végétal : même dimension, même importance, et une complémentarité évidente pour la requalification du littoral marseillais au centre-ville. La réalisation de cette chaîne de parcs impliquait, d’une part de regrouper des lieux de statut public appartenant pour la plupart à l’Armée – des forts – et, d’autre part, d’améliorer le traitement de certaines parcelles privées : une transformation point par point au service de la conquête progressive d’un collier d’espaces verts, reliés par des promenades continues depuis la ville et la mer, du fort Saint-Jean à la plage des Catalans. Sur l’anse du Faro, par exemple, les soutènements des bâtiments construits coupent net dans le coteau et empêchent d’accéder à l’eau. La restauration des remblais en

place des anciens entrepôts permet de restituer un chemin continu entre le palais du Faro et l’université, en passant par l’anse où sont conservées les activités nautiques. Au-dessus, le grand ensemble pourrait profiter enfin d’un accès à la mer. Au pied du fort Saint-Nicolas, un port occupe le centre de l’échangeur qui mène à l’entrée du tunnel du Vieux-Port. Avec l’agence Foster, nous avons imaginé de couvrir ces infrastructures routières d’un glacis vert, une vaste prairie en pente qui abriterait des parkings et donnerait accès à la chaîne des parcs. Certains lieux sont existants et à requalifier, d’autres à créer. Entre les pelouses, garrigues et bosquets, de nouveaux cheminements piétons seront mis en place pour irriguer l’ensemble de la chaîne. Les parcs sont vivants et équipés (pôle de congrès, hôtels, musées, village nautique…) ; les espaces publics ajoutés recevront une programmation récréative et culturelle.

Page de gauche : la mise en relation par la chaîne des parcs des espaces verts existants ou créés donne au centre-ville une aire de promenade et de loisirs équivalente à la surface du Vieux-Port.

La cartographie du foncier (1) et des cheminements (2) montre l’étendue du « parc » potentiellement réalisable (3). Ci-dessus : vue projetée de la nouvelle façade maritime,

Actuellement, les chemins en bord de mer sont interrompus par divers obstacles, dus à leur interférence avec les limites de propriété, les infrastructures et la topographie.

entre le fort Saint-Jean, à gauche, et le palais du Faro, à droite, qui flanquent l’embouchure du Vieux-Port.

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En haut : à la suite du plan-guide, quelques espaces publics significatifs du centre ont été requalifiés ou sont en cours de travaux : au nord, la rue Caisserie (1) et la rue de la République (2) ; à l’est, la Canebière (3) ; au sud, la rue Paradis (4).

En bas : détail de la rive nord. Dans le quartier du Panier, le tracé de la rue Caisserie présente d’innombrables « accidents » dus à son histoire, lieux privilégiés de l’intervention paysagère.

Page de droite : deux modes de transformation (voirie et plantations) de cette voie ancienne : à son début, dans la perspective de la Grand-Rue (à gauche) et, en aval, près du musée des Docks romains (à droite).

Espaces publics du centre-ville Les échantillons d’espaces publics du plan-guide ont été choisis et traités suivant une méthode inaugurée en 2001 pour un projet à Monaco, puis perfectionnée à Bordeaux. Ici, leur sélection représente une part très importante du travail. Il a fallu les identifier en relation avec les types les plus fréquents : places, jardins, rues, ruelles, avenues – au fond, dans toute ville, leur nombre est limité –, mais aussi ceux qui font modèle et où il est relativement facile d’agir. Nous les avons répartis en espaces courants et exceptionnels, ces derniers résultant de situations physiques particulières ou d’accidents – liés à des transformations historiques, par exemple – qui ont engendré des raccords urbains atypiques. Le recensement des sites pertinents s’est accompagné de réunions de travail avec les acteurs locaux. Ils nous ont aidés à les comprendre, à définir des programmes et à orienter les solutions de transformation. L’établissement de cette typologie a préludé à la production d’un livre, qui donne les règles du jeu. L’échantillonnage significatif qu’il consigne permet d’agir sur tous les espaces publics de Marseille dans leur variété. Ce travail équivaut en un sens à dresser le portrait d’un centre-ville à partir de cas particuliers significatifs. Le plan-guide indique des manières de donner une unité à ce remembrement, à ce rapiéçage de petites transformations : c’est un travail urbain classique qui veut fabriquer, par assemblage d’études de cas, l’expérience d’un tout. Les 16 projets que nous y avons mis en fiches ne constituaient donc pas une charte réglementaire, mais plutôt une sorte de casuistique ; elle a permis d’écrire le cahier des charges des concours lancés auprès d’autres confrères maîtres d’œuvre pour la réalisation d’un certain nombre de prototypes. Si, dans un premier temps, la plupart des élus se sont surtout intéressés à l’aménagement des quais du Vieux-Port, nous les avons convaincus de l’importance de transformer le tissu d’espaces publics du centre sur la base de notre étude. Depuis 2018, Marseille Métropole a décidé d’entamer une action significative sur ces espaces, et en a trouvé les moyens. En suivant notre plan-guide, ses services ont réalisé euxmêmes la transformation de la rue Paradis. L’expérience a montré les possibilités d’évolution du centre historique, avec un effet d’entraînement sur leur poursuite à l’intérieur du

tissu urbain. Une consultation a donc été lancée sur la base du plan-guide, et nous avons gagné une mission de maîtrise d’œuvre pour réaliser certains des espaces publics du centre. Les situations dont nous héritons y sont disparates. Certains espaces publics sont anciens, d’autres sont marqués par des travaux récents ; certains sont unitaires, d’autres plus diffus… La Canebière a été transformée il y a une quinzaine d’années, la rue de la République – une percée haussmannienne – également. Vus aujourd’hui, les matériaux utilisés à l’époque ont une connotation datée, générique du moment où ont été réalisés les sols. Ceux-ci auraient pu être plus spécifiques, plus singuliers, et ils s’avèrent souvent inadéquats par rapport aux bâtiments alentour. Pour donner une cohérence à l’ensemble, il faudrait tout casser, ce qui n’est pas envisageable. Il faut faire un état des lieux et accepter des compromis. Pour que les projets « pionniers » – les premiers mis en œuvre – n’accentuent pas le patchwork existant des sols, nous avons revu le plan-guide afin d’en dégager des entités cohérentes. C’est une évolution logique de ce document, auquel manquait une vision cartographique synthétique – à l’époque, la question ne se posait pas en ces termes. Nous devons à présent redéfinir les matériaux, mais aussi les seuils d’un espace à un autre : les raccords, les coutures entre des simulacres de sols laissent souvent à désirer, fonctionnellement et visuellement. Il faut donner une grande évidence aux transitions, ou bien à leur absence. Derrière le Vieux-Port, dans le bas du quartier du Panier, par exemple, la rue Caisserie – issue d’une ancienne rue romaine – circule suivant une topographie accidentée entre de grands morceaux reconstruits, à la période haussmannienne jusqu’à celle de Pouillon. C’est un lieu de fracture en même temps qu’un vrai vestige antique ; en la parcourant, on comprend l’ancienneté de son tracé : des gens circulent là depuis deux mille ans. Elle est ponctuée d’une multitude de « chutes » urbaines, interstices, renfoncements, dents creuses. Ce sont eux que nous allons planter de grands arbres, en privilégiant pour le revêtement de sol un enrobé au lieu d’un « joli » dallage. Plutôt que de déguiser cette voie en rue patrimoniale, il s’agit de redonner à son histoire une présence lisible.

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LE SOL VIVANT

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En un sens, on ne voit pas grand-chose sur le Vieux-Port, et c’était bien notre intention : que ce soit un « rien, dessiné ». Le quai apparaît comme un sol minéral continu, depuis le seuil des constructions qui l’entourent jusqu’au plan d’eau, sans ornementation ni interruption par des « microlieux » : c’est un quai. Le déroulé de sa surface présente cependant des variations. Les architectes des Bâtiments de France nous ont appris en effet que tirer un plan unique du pied de la façade au quai est une aberration, qu’on n’a jamais procédé ainsi dans l’histoire édilitaire. Nous avons donc dessiné un premier trottoir, puis un quai d’autobus, puis une voie, puis le quai du bord de l’eau, où circulent les piétons. L’unité devait provenir du matériau. Historiquement les quais du Vieux-Port étaient pavés d’un mélange minéral, dont la fameuse pierre de Cassis, un calcaire qui a servi pour le canal de Suez. Mais le degré d’exploitation actuel de la carrière ne permettait pas de disposer de quantités suffisantes pour couvrir intégralement de telles surfaces. Nous avons donc choisi un granit espagnol, qui offrait la même qualité de blancheur que la pierre des calanques, des capacités mécaniques satisfaisantes et de bonnes conditions de prix et de transport. Il est décliné sous deux formes – des pavés pour les voies circulées, des dalles pour les aires piétonnes – mais garde sur l’ensemble un aspect monolithique qui fait sens face à l’architecture de Fernand Pouillon. L’aménagement de l’espace public relève du génie civil. Une conception maniérée comme celle d’un hall de banque ne serait pas à l’échelle. Or, depuis les années 1980, la politique des espaces publics – à Barcelone, à Lyon et ailleurs – a trop souvent été menée par des architectes, qui ont reproduit à l’extérieur, dans la ville, ce qu’ils faisaient à l’intérieur de leurs bâtiments. Leurs appareillages de pierre étaient trop précis, trop rigides ; ils n’ont pas résisté aux contraintes que doit supporter un sol urbain, soumis à un usage intense mais surtout qui se dilate sous l’effet des amplitudes de température. Leur technique de pose était inadaptée : les pierres ont éclaté et les sols se sont cassés.

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Les ingénieurs de la Ville de Paris savent, depuis Alphand, que les pavés ou les dalles des trottoirs de la capitale sont posés sur des fondations souples ; ils flottent sur du sable entre des joints simplement étanchés au bitume ou au mortier maigre. L’une des plus belles références auxquelles nous nous sommes reportés se trouve à Milan, un sol urbain séculaire fait de magnifiques blocs de granit alpin, posés sur sable. Pour effectuer des travaux, on les soulève grâce à de petits engins et on les repose en rechargeant le lit de sable. Cette surface modulaire peut être ouverte et refermée en cas d’intervention ; elle peut bouger, voire se briser : on en remplace les éléments abîmés. C’est un sol vivant. De même à Paris, on savait déposer et reposer très simplement les pavés pour accéder aux réseaux. Aujourd’hui, on découpe des tranchées dans les revêtements, puis on les rebouche avec des rustines en bitume ou en béton. Ce manque de respect pour la profondeur des sols, minéraux ou plantés, cette ignorance de leur stratification et de ses bénéfices dans le temps sont responsables de la désolation qui touche certains espaces publics contemporains. Une bonne ingénierie des sols extérieurs doit entretenir un lien effectif avec la conscience des couches sédimentaires qui le constituent en une sorte de géologie. Sur le Vieux-Port, les joints peuvent paraître grossiers. Ils le sont volontairement, pour des raisons d’économie, mais surtout pour que les pierres puissent être démontées facilement. Pour que la voirie fonctionne, les pavés sont disposés en arceaux dans les deux sens, en plan et en coupe : leur surface résiste aux pressions dans toutes les directions. Le sol est légèrement voûté, calé entre des bordures énormes. La récupération des eaux se fait par de grands caniveaux en acier, hauts de 50 centimètres. Ils reposent sur des collecteurs en béton coulés sur une réservation gonflable placée en fond de tranchée. Sur les quais de bus, les pierres mesurent 2,50 mètres de longueur sur 60 centimètres de largeur et autant d’épaisseur. Avec l’usage, cette pierre se salit et se patine pour former une surface unitaire, neutre, un peu comme du béton – un matériau qui aurait déjà été ruiné si

nous l’avions choisi. Le sol devient un véritable patrimoine, magnifique et pérenne, d’une épaisseur palpable. La maîtrise de la fondation est le signe de sols respectés, pris en considération. S’intéresser réellement aux sous-sols vaut pour leur stabilité, mais aussi pour leur coexistence avec les végétaux. Pour installer des arbres en ville, il faut de la terre, dans des volumes proportionnels à la longévité espérée des plantations. Les grandes fosses dans lesquelles sont déposés ces sols fertiles se déforment à mesure de leur tassement. Comment les raccorder en surface à des revêtements minéraux ? Une cohabitation trop proche soumet ces derniers à des mouvements qu’ils n’acceptent pas. Les techniques traditionnelles ont résolu le problème de diverses manières : en ajoutant au mélange de plantation du sable – moins compressible que la terre – comme le font les Néerlandais, ou en retardant la pose des dallages autour des arbres au moment où le compactage de leur substrat sera accompli. Mais cela peut prendre des années. Or, la terre ne peut être piétinée : les échanges gazeux entre les racines et l’air sont cruciaux pour la santé des plantes. D’où l’invention des grilles d’arbre, posées à fleur de sol, sur lesquelles on marche et dont les cercles concentriques pouvaient autrefois être adaptés au fur et à mesure de la croissance des troncs. La négligence ou l’oubli de ces préoccupations et de ces techniques a causé l’échec de nombreuses plantations, ce dont on a pris conscience à la fin du xxe siècle. Aujourd’hui, on tente d’imaginer des sols poreux d’une autre nature. À Luxembourg, nous avons superposé une forêt de pins et de hêtres au parvis du nouveau musée d’Art moderne, qui nous paraissait pauvre et austère. 600 arbres ont été plantés, dans un pavage aux joints engazonnés qui ne se présente pas comme un simple revêtement, mais comme un paysage. Mais il faut les conditions, les moyens, les techniques pour réaliser cela. Il ne suffit pas de dessiner des brins d’herbe entre des pavés. Un paysage, ce ne sont pas des images que l’on colle, ni juste une commodité ; c’est une chose complexe, riche – un plaisir esthétique, aussi.

Je le dis souvent, le xxe siècle n’a pas su construire d’espaces publics à la mesure de ses villes. Mais c’est faux : il a construit partout de très grands et très nombreux parkings. Qu’en faire ? On espère qu’ils évolueront, mais ce sera coûteux. Qui va payer ? Un travail de mutation sera nécessaire. Mais comment s’y prendre ? Leur sol a été entièrement colmaté, recouvert de bitume : il est mort. À Bordeaux, où notre « charte du paysage » prescrivait des parkings arborés, nous avons amorcé la transformation de l’un d’eux pour servir d’entrée sud au Parc floral. Il a été creusé de profondes tranchées parallèles, de 2 mètres de largeur tous les 10 mètres, soit 20 pour cent de sa surface : on ne pouvait traiter qu’un pourcentage limité du sol, sous peine de trop réduire le stationnement. Ces saignées ont été remplies avec un mélange de terre volcanique et de terre végétale, le cornell soil mix – qui est drainant et fertile – pour y faire pousser des rideaux d’arbres. Toujours à Bordeaux, nous avons fait la même chose aux abords du nouveau stade, avec Herzog & de Meuron ; aux deux extrémités du futur pont-place Simone-Veil, avec l’OMA ; et nous le ferons bientôt à Mérignac, près de l’aéroport, où une zone périphérique comprenant un immense parking de centre commercial va muter progressivement en quartier d’habitation. On peut aussi anticiper, dès la construction des parkings, le réemploi futur de leur sol. Nous avions tenté de le faire avec Christine Dalnoky, au début des années 1990, pour l’usine Thomson de Guyancourt conçue par Renzo Piano. Le terrain avait été divisé en îlots par des fossés drainants qui s’écoulaient dans un bassin de retenue creusé à cet effet, puis ces îlots ont été plantés de cordons de saules. Avant d’être revêtu de bitume pour accueillir 1 000 voitures, leur sol avait été stabilisé à la chaux en prévision d’une éventuelle reconversion du terrain. La durée de vie d’une installation industrielle – une trentaine d’années – correspond à la période de développement des végétaux au stade adulte : aujourd’hui, l’usine quitte les lieux, le site va être urbanisé. Ainsi la recherche d’une accumulation de petites cohérences contribue-t-elle à établir une logique globale, dans l’espace et dans le temps.

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QUARTIER DE PORT-MARIANNE MONTPELLIER, FRANCE, 1991–

En 1991, avec Christine Dalnoky, nous avons gagné un concours pour l’aménagement de l’entrée de Montpellier, sur 3 kilomètres entre l’autoroute et la rivière Lez. Le prétexte était le doublement de la route, qui devenait une 2 x 2 voies dont nous devions imaginer le dessin. À l’époque, les abords n’étaient pas encore construits et la bande de territoire disponible à côté des rubans de voirie nécessaires et de leurs échangeurs offrait une très faible largeur. Parcourir 3 kilomètres à 60 kilomètres à l’heure ne prend que trois minutes. Il fallait donc concevoir un paysage unitaire, frappant – un précipité des paysages qu’on rencontre dans la région – et l’installer dans les lambeaux résiduels de terrain de part et d’autre de la route. Nous avons imaginé un dispositif scénique de rideaux plantés qui, vus depuis le boulevard comme depuis les alentours, multipliaient les lignes d’horizon et l’impression de profondeur. Ces coulisses végétales donnaient l’illusion d’un boisement – un paysage épais fabriqué avec des lignes – et installaient des cadrages sur les bâtiments à venir. Elles donnaient à Montpellier une vitrine. Puis nous avons convaincu le maire, Georges Frèche, qu’un projet de paysage lui permettrait de contrôler les extensions en cours de sa ville. Le concours suivant portait sur un secteur urbain de 3 kilomètres sur 2, à l’est de la ville, pour lequel Ricardo Bofill avait déjà dessiné un vaste plan de développement. Il incluait le quartier Antigone et l’hôtel de Région, avec de grands axes, des tracés dont il fallait tenir compte et tirer quelque chose. Nous avions repéré dans le paysage agricole autour de Montpellier deux composants récurrents : les hautes haies orientées est-ouest, qui protègent les cultures du vent du nord, et, dans une direction à peu

Dans le parc Charpak, un réservoir d’orage accueille des lignes de peupliers orientées est-ouest (en haut) tandis que les bords de la Lironde, sur la direction nord-sud, reçoivent un ensemble de bosquets liés à la zone humide (en bas).

près perpendiculaire, des éléments de géographie naturelle comme des petites vallées et des rivières qui rejoignent la mer, bordées par des bosquets et une flore spécifique. À la première catégorie correspondent des géométries précises et des essences limitées, à la seconde, une palette de plantes ripisylves qui accompagnent les cours d’eau. Le foncier des domaines encore agricoles sur lesquels devait se bâtir le quartier qui allait devenir Port-Marianne portait encore les vestiges de cette organisation du paysage rural. Ce vocabulaire spécifique pouvait être conservé, amplifié, et les tracés de Bofill devenir des structures néo-horticoles. Nous avons proposé un schéma directeur qui transposait ces principes au plan hérité. 9 000 grands feuillus – mails de platanes, tilleuls, micocouliers – ont été plantés, qui matérialisent les lignes urbaines est-ouest, tandis que des bosquets de pins ponctuent les tracés nord-sud. Par chance, les services de la Ville nous ont régulièrement appelés avec une assez belle constance jusqu’à aujourd’hui pour mettre en œuvre ce paysage, un morceau après l’autre, dans différents quartiers définis par cette armature. Depuis 1998, nous avons reçu six ou sept missions consécutives sur le site du parc Charpak, qui s’est constitué peu à peu par strates cohérentes à partir de son origine – une retenue hydraulique pour prévenir les crues des deux rivières de la ville. À l’ouest, près du Lez, nous avons peu à peu établi un parc qui accompagne un quartier développé par l’urbaniste Adrien Fainsilber, et un autre plus au nord pour le quartier-jardin de la Lironde, opération conçue par Christian de Portzamparc. Ainsi, le paysage donne une structure à l’urbanisation très rapide de ce secteur : il y a cinquante ans, le quartier de Port-Marianne n’existait pas.

Ces dispositifs reprennent deux modes d’organisation typiques du paysage méditerranéen. Ils forment l’armature de principe qui guide le développement de tout le territoire de Port-Marianne. Ces photographies datent de 2018.

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Le plan-guide, annexé au POS de la Ville, sert depuis 1992 de document de référence à tous les projets d’espaces publics de PortMarianne. Il superpose à l’image satellitaire du territoire une

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simulation de la règle du double système de plantations. Ce système accompagne, prolonge ou absorbe les différents types de tracé planifiés par l’urbanisme du quartier.

Repérage des opérations successivement engagées au fil des missions : 1. En haut, la 2 x 2 voies et ses plantations de pins, qui relient le rond-point d’accès à l’autoroute

(à l’est) et le quartier Antigone. Planifié à la fin des années 1970 par Ricardo Bofill, celui-ci déploie son axe majeur à la perpendiculaire du Lez (à l’ouest). 2. Le parc Charpak, conçu par

une accumulation de strates d’interventions successives autour d’un grand bassin d’orage, entre des ZAC confiées à Architecture Studio. 3. Le parc du Lez, qui articule les bords de cette rivière à un nouveau

quartier conçu par Adrien Fainsilber. 4. Les jardins de la Lironde, réalisés en accompagnement de l’archipel habité dessiné par l’agence De Portzamparc.

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QUARTIER DE PORT-MARIANNE / MONTPELLIER, FRANCE, 1991–

Avenue Mendès-France Nous avons dessiné cette 2 x 2 voies comme un parkway plutôt que comme un boulevard urbain. Nous avions vécu à Rome où, depuis les travaux de bonification, l’entrée sud de l’EUR est plantée de pins filamentaires. Nous imaginions pour Montpellier un effet similaire : une immense forêt de pins parasols et de pins d’Alep. La compagnie nationale du Rhône possédait une pépinière qu’elle voulait vendre. Le maire Georges Frèche lui a acheté 14 000 pins parasols, pour la plupart tout petits, environ 1,50 mètre. Ils ont été plantés très serrés pour donner une présence immédiate au paysage, dans la veine des exploitations forestières. Certains ont péri, d’autres ont été fauchés par des voitures – le maire avait accepté l’absence de protections latérales. Vingt-cinq ans après, on commence à percevoir la présence de la jeune pinède dans le paysage ; à l’âge de 120 ans, elle sera vraiment là.

Plan du rendu du concours, 1991. La nouvelle route d’accès aux quartiers est de Montpellier a été conçue en écartant autant que possible le tracé de ses voies pour installer sur la bande médiane des rideaux d’arbres. Le schéma de plantation joue avec les contraintes

du dessin des routes pour fabriquer un paysage à l’échelle du territoire traversé. Dans le contexte hétérogène de cette entrée de ville, les rubans de la jeune pinède unifient sans la boucher la vision depuis la route. Ils se superposent et

se décalent en perspective au gré du déplacement, pour donner à voir un paysage en mouvement. Les photographies prises à la fin des années 1990 et en 2013 (en bas, à gauche) montrent l’évolution dans le temps de la densité et de l’effet des masses plantées.

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QUARTIER DE PORT-MARIANNE / MONTPELLIER, FRANCE, 1991–

Parc Charpak (1998-2013) Suite à des inondations dans la région, l’emprise réservée au parc par Bofill était devenue un réservoir de réception des eaux d’orage communiquant avec la Lironde et le Lez. On nous a d’abord demandé d’en faire le point de départ du parc : un grand vide central, tenu par des talus, avec de part et d’autre une présence végétale qui deviendrait des jardinsalcôves, et des arbres isolés le long de la rivière. En 2000, nous sommes sortis du dessin formel en initiant des séquences de boisement. En attendant, pour éviter le terrain vague, nous avons semé une prairie fleurie où les gens venaient cueillir des fleurs par brassées. En 2008, nouvelle étape : le bassin existait, les prairies étaient installées, quelques arbres avaient été plantés et Architecture Studio réalisait les ZAC tout autour. Comment donner une réalité acceptable à ces boisements latéraux puisqu’il leur faudrait des décennies pour acquérir une présence, dans les conditions physiques limites du site ?

Reprenant le langage de 1991, nous leur avons ajouté dans le sens axial des lignes de peupliers, déformées pour jouer avec les vues et dessiner des coulisses. Puis nous avons installé une pelouse irriguée, et progressivement tracé des chemins. Arrivera un moment où on réfléchira à du mobilier, à des objets. Au fond, qu’est-ce qui est significatif dans ce parc ? Une organisation spatiale, largement tenue par une règle hydraulique – la forme du bassin, la présence de la rivière – mais aussi par notre propre charte, à une échelle plus large : les espèces à planter, la vision géométrique liée au développement de l’est de Montpellier. Cette campagne artificielle est la matière d’un parc en devenir ; le reste évolue en fonction de la réalité construite. Le processus transfère à l’espace public la logique empirique qu’on applique à son propre jardin : on plante, puis on ajuste au fil des années en fonction de ce qui a poussé ou pas.

Bordé à l’ouest par le Lez et traversé par la Lironde, le réservoir de crues est un plan encaissé de 5 ha (pour un total de 7,5 ha de parc), bordé par deux

ou de zone humide), au fil de la promenade (vues dégagées sur une forme de campagne, aperçus du sommet des constructions de rive, perspectives des allées

larges talus. Leurs surfaces hautes sont plantées suivant des trames forestières d’espacement variable. Le paysage se transforme au gré des saisons (paysage de prairie

régulières), et les effets de pinède varient en fonction des densités plantées.

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QUARTIER DE PORT-MARIANNE / MONTPELLIER, FRANCE, 1991–

Parc du Lez Nos plantations en ligne suivent dans une direction la trame est-ouest de Fainsilber, et la prolongent pour apporter une grande transparence aux allées et vers les bâtiments qu’il avait imaginés. Dans l’autre sens, en longueur, suivant des espacements variables, un « boisement peigné » s’organise en bosquets composés de nombreuses essences. L’effet cinétique recherché sera plus fort quand ces très jeunes arbres seront grands. Nous les avions d’abord entourés d’enclos pour que les gens ne les arrachent pas, et ils se sont transformés presque spontanément en parc, sans les aménagements dessinés qui auraient pu en accompagner la croissance. Sa structure donne à ce parc une lisibilité particulière, les habitants se le sont approprié, il a bien poussé. Il se prolonge dans le quartier par quelques places toutes simples, des surfaces minérales plantées de pins en vrac.

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Jardins de la Lironde (2007-2014) Ce quartier-jardin est conçu par l’agence De Portzamparc comme un archipel d’« îles » habitées, elles-mêmes composées de plusieurs bâtiments de différentes hauteurs. Elles forment des îlots ouverts de plans variés, disséminés dans un paysage qui combine un parc public et des jardins privés et associe dans son principe des composants ruraux déjà présents sur le site, vignes et oliviers. Des bosquets, des talus plantés et des haies vives non taillées masquent les clôtures des jardins. Les parkings sont densément plantés suivant une trame orthogonale. L’ensemble s’accroche au nord à l’avenue Mendès-France, dont les rideaux de pins prolongent la campagne arborée du parc.

Page de gauche : dans le parc du Lez, les bouquets de pins et de chênes verts se répartissent sur des surfaces en herbe délimitées par une grille de chemins en stabilisé.

Dans la direction est-ouest, les allées en enrobé, perpendiculaires au Lez, agrafent à travers le parc les voies intérieures de l’opération de logements aux bords de la rivière.

Ci-dessus : dans les jardins de la Lironde, de la garrigue et une succession de prairies fleuries unifient les promenades, matérialisées par des chemins en dur. La forte présence des

masses plantées forme un couvert continu d’où émergent les îlots bâtis.

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TEMPS ET COHÉRENCE

VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE / MARSEILLE, FRANCE, 2012–

Le temps de la matière végétale, le temps du processus de conception : tous nos projets jouent avec ces deux données. Bordeaux, Lyon Confluence, Montpellier sont constamment en projet. Il ne s’agit pas de vérifier l’avènement de ces opérations ou leur conformité à un dessin initial, mais de les accompagner. Pour le parc Charpak à Montpellier, nous avons produit une image sur le plus long terme possible et nous réévaluons sans cesse, avec chaque nouvelle strate, ce qui a été fait précédemment tout en réinterrogeant le projet d’origine. Ces couches successives de projet correspondent à des missions en pointillé dans le temps. Tout commence par des terrassements, qui ont une dimension irréversible parce qu’ils conduisent l’eau. Une fois les arbres plantés, on ne peut plus changer ces nivellements. Il y a donc des invariants physiques : le sol et ses pentes, l’eau – on n’échappe pas à son écoulement, à son stockage – et certaines plantations. Tout le reste est susceptible de variations permanentes : l’occupation de ces sols, les chemins, les autres strates végétales et, bien sûr, tous les objets qu’on peut installer dans ces structures définies. Aussi certains tracés, au moins topographiques, sont-ils d’emblée nécessaires, ils doivent apporter une permanence. À Saclay, nous avons creusé d’immenses bassins, des grandes rigoles, des zones d’expansion des crues pour préparer l’arrivée de l’urbanisation et gérer ses eaux dans le futur : c’est un préalable dans la hiérarchie des opérations, déterminant et pérenne, qui engage l’avenir. L’implantation des réseaux suppose de grands tracés. Dans notre travail sur les espaces publics, la voirie et les réseaux divers – donc les soussols – ont un poids bien plus important que la végétation. J’aime opposer les modes de viabilisation pratiqués par les ingénieurs et les urbanistes et ceux que je détecte chez certains paysagistes du XIXe siècle comme Olmsted, ou du XXe siècle comme Forestier. Dans le premier cas, on identifie une sorte de voie romaine, avec l’égout et les bordures le long de laquelle s’aligneront les façades. Dans les systèmes de parcs, en revanche, les nécessités de la viabilisation – la gestion des eaux, des routes, des mouvements de sol – fabriquent un paysage. Pour accomplir cela, il faut une vision spatiale, une maîtrise des proportions, le sens d’une certaine composition. Mais tout n’est pas déterminé. Le projet n’est pas consigné dans un plan de

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masse pour l’éternité. Il tient dans un certain nombre d’actions fondatrices qui engagent l’avenir. À Bordeaux, notre parc n’a d’intérêt qu’au regard des mutations urbaines continues de la rive droite : on ne peut l’isoler de son contexte et considérer son plan comme une écriture ou un style. Son organisation graphique en lignes vient d’une manière de gérer l’eau et les parcelles, que nous comptons poursuivre jusque dans les nouveaux quartiers, telle une matrice. C’est une manière de penser et de faire qui prend en compte le temps long de la transformation globale de la ville. Ces continuités sur une vaste échelle peuvent accueillir une remarquable flexibilité. Dans des grands sites comme Saclay, nous sommes concepteurs et maîtres d’œuvre pour certains espaces publics, et simplement prescripteurs pour d’autres. Les « charpentes » de notre projet et l’énoncé de leurs fondements devraient suffire pour que d’autres que nous puissent les mettre en œuvre dans le même esprit. Or ce n’est pas le cas. La part de maîtrise spatiale, plastique, architecturale du canevas de départ et de ses composants que cela implique est immense. Le système de cohérence que nous pensons avoir établi ne se résume pas seulement à des principes. Il relève de tout un ensemble de réactions à l’égard de choses plus ténues : telle haie bien placée, etc. Ces reformulations permanentes demandent de la créativité, au risque que l’histoire ne soit galvaudée ou s’oublie. Cela suppose une certaine intelligence de la mise en œuvre, mais cela dépend surtout de la définition des missions avec nos clients. Il faut contribuer à inventer la commande de manière à rester présents sur les projets pendant plusieurs décennies, même de manière précaire, pour aider à l’interprétation de nos principes et en être les garants. Les opérations réussies sont celles dont les commanditaires comprennent ce besoin d’entretenir un récit. À l’inverse, on peut aussi s’interroger : faudrait-il se donner les moyens de faire exister dès le début ce qui a été composé avec la géographie, pour rendre ces projets plus acceptables plus vite ? Quel est le seuil critique d’achèvement qui les rend utiles ? Quand deviennent-ils lisibles ? À Lens, nos cordons boisés sont conçus pour donner un résultat à très court terme et dessiner dès le départ des limites, une silhouette. La succession des stades de leur évolution va être passionnante. Certains blocs

plantés ont une présence dès l’origine, desquels s’échapperont progressivement des arbres majestueux – s’ils veulent bien survivre. Un jour, ils seront centenaires ! Lorsqu’on installe une jeune forêt, elle se présente comme une surface, un tapis, un plan forestier. Puis elle se transforme en tables, en plaques qui grandissent comme des masses que l’on sculpte petit à petit. À Burgos, les arbres qui ont été plantés sont définitifs. Ce sont les masses forestières non réalisées qui devaient relever de cette logique des états successifs. Qu’elles n’aient pas été plantées représente une sorte de drame : ce sont elles qui auraient pu produire cet effet d’emblée perceptible, qui manque. Comme toutes ces choses se font lentement, notre capacité de renouvellement s’épuise parfois. La tendance à l’autoréférence, l’installation dans nos dessins d’une vibration formelle qui se répète au point de ressembler à un style peuvent entamer la signification du projet. À Bordeaux, l’élaboration de la programmation du parc ne faisait pas partie de la commande initiale. Réfléchir plus tôt au programme aurait été inopérant puisque les besoins n’étaient à l’époque ni identifiés, ni formulés. Soudain, cette réflexion prenait du sens et elle nous a aidés à nous relancer. Les demandes étaient surabondantes pour installer des activités très diverses au sein de ce qui avait déjà été réalisé. Pour résister à la tendance au remplissage et à la prolifération, nous avons dû nous interroger sur la distribution de ces programmes : où les installer, où préserver l’indétermination ? Nous avons dû reconsidérer certaines proportions, revoir l’espace, et même admettre qu’il y avait un certain maniérisme dans nos dessins et leur répétition de lignes. Nous les avons simplifiés. Cette phase programmatique nous a obligés à prendre du recul sur notre écriture, et à retrouver un grain plus juste. Les projets s’enrichissent aussi de leur évaluation par ceux qui les gèrent et par ceux qui les utilisent. À Bordeaux, les services techniques de la Ville s’inquiétaient de la densité de nos plantations et de la grande proximité des arbres. Pour que les personnes en charge du site et de sa longue vie le comprennent, le projet doit être acceptable par eux. Nous avons aussi conscience de la manière dont ce parc est pratiqué et vu par le public, de ce qu’il évoque aux habitants. Contre toute attente, ils se sont bien approprié nos clairières, peut-être

parce qu’elles sont très simples, presque campagnardes, déjà familières. Si le site était incompris, ou malmené, il faudrait modifier le projet. Oui, ce que je fais est un artifice, et il doit être explicite. Mais je sais que le temps va passer, que pour nombre de raisons plus ou moins aléatoires, la matière de départ va se transformer, et qu’une forme de nature va apparaître. C’est Jacques Simon qui a initié cette pratique, et nous sommes ses héritiers à travers Michel Corajoud. Nous essayons de faire cela avec une certaine radicalité, en restant fidèles à la lisibilité des processus qui produisent cette nature que j’appelle intermédiaire, parce qu’elle est en train de se détacher de l’artifice visible qui l’a initiée. L’éclaircissement est un acte de jardinier, motivé par des raisons techniques et esthétiques. À Bordeaux, nous avons opéré des sélections dans les arbres, d’autres sont venus contaminer les plantations du début… Tout cela évolue, la vie s’installe. À Saclay, nous plantons des parcelles forestières sur des sillons réguliers, avec de très jeunes bois qui ont 25 centimètres de hauteur ; comme les forestiers, nous les ceinturons par une épaisseur d’arbres de bonne taille pour leur donner un enclos, ce qui confère au site un ordre lisible. Nous avons tout de suite planté certaines lisières pour que la croissance des arbres interdise de manière irréversible l’urbanisation. Planter vite permet aussi d’anticiper la préservation future du paysage. Cela suppose évidemment une forme de continuité des maîtrises d’ouvrage concernées, et même de permanence. Heureusement, dans la commande publique, il arrive que les élus soient respectueux des décisions de leurs prédécesseurs. Le temps des cycles politiques et économiques est plus déterminant pour le destin de nos projets que celui des cycles de la nature. Ce sont eux qui assurent ou interrompent la cohérence que nous tentons de garantir à long terme. C’est d’ailleurs souvent le cas dans l’administration des grands projets publics, et de certains élus. À Montpellier, le maire possède une mémoire de plusieurs décennies de l’histoire de sa ville, de ce que nous y avons proposé, et fait ; ses services y sont toujours fidèles et nous interrogent régulièrement pour raviver, rénover et poursuivre notre projet. Il est devenu une vision commune, entretenue par les réponses aux nouvelles questions qui se posent à lui au fil du temps.

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SITE DE LA CONFLUENCE LYON, FRANCE, 1999–

Cette fois encore, la succession des commandes et la nature des missions explique en partie le projet : c’est en jonglant avec elles, leur stratification, leurs ambiguïtés parfois, que nous avons pu les gérer dans le temps. La première intervention consistait, pour le changement de millénaire, à organiser une promenade le long de la Saône. Le quai était à l’abandon, mal fréquenté – c’était un haut lieu de prostitution et de trafic de drogue – et la plupart de ses bâtiments industriels avaient déjà été démolis. Il fallait le rendre accessible jusqu’à la pointe, tout en commençant à préfigurer la transformation future du site. La demande était limitée et précise : aménager 2,5 kilomètres de promenade provisoire dans cette partie de Lyon. Nous avons répondu ensuite à un concours portant sur toute la presqu’île, comme paysagistes associés à l’équipe de l’urbaniste François Grether. Ce morceau de géographie naturelle dans le centre, très désirable, a toujours suscité des projets, y compris en son temps de la part de Tony Garnier. Oriol Bohigas et l’architecte lyonnais Thierry Melot venaient de faire une proposition de réaménagement de l’ensemble. Ils l’avaient clairement divisé en deux zones, un quartier dense et, vers la pointe, un parc. Mais le faisceau de voies ferrées, l’autoroute en fonctionnement et quelques activités industrielles encore vivantes – notamment un marché-gare – rendaient cette proposition irréaliste : il aurait fallu attendre que tout ait muté pour pouvoir commencer à construire. Le nouveau concours, que nous avons remporté, demandait donc de réviser cette composition pour rendre le projet opérationnel, indépendamment de la préfiguration de la promenade sur la Saône. Dix ans plus tard, une nouvelle commande a été passée, cette fois à Herzog & de Meuron, pour urbaniser une zone

En haut : vue aérienne de la presqu’île au début de son réaménagement. À la confluence de la Saône (à l’ouest) et du Rhône (à l’est), ce territoire encore industriel est parcouru de voies ferrées actives. Sa pointe est

sectionnée par l’autoroute du Soleil (A7) qui longe le quai vers le nord, côté Rhône. À l’arrière, on distingue la trame régulière du marché-gare désaffecté, à l’extrémité de la darse en cours de creusement côté Saône.

spécifique prévue par les plans précédents. Cette zone correspond à la très grande parcelle dite du marché-gare, et va jusqu’à l’autoroute sur le quai du Rhône. J’en suis resté le paysagiste. L’idée du parc est revenue, diffusée cette fois dans un quartier de densité différente, qui intégrait la rénovation des bâtiments existants que les urbanistes avaient décidé de garder en partie. Au-delà de la limite de la trame urbaine, entre les voies ferrées finalement intégrées et l’autoroute (déclassée en 2016), le parc habité se poursuit vers la pointe. Confluence 1 À l’origine, l’intention du maire de l’époque, Raymond Barre, était d’installer sur la presqu’île des conditions d’habitat et de travail en centre-ville si attractives que les jeunes ménages renonceraient à aller vivre en périphérie, dans des pavillons. Notre première décision significative, avec Grether, fut d’abolir la partition en zones imaginée par Bohigas, au profit de ce que nous avons appelé un « parc ramifié », susceptible de se constituer au fil des libérations foncières et d’instaurer des relations intimes, inédites, entre les espaces publics et le futur bâti. À la perpendiculaire du quai de Saône, nous proposions d’établir progressivement des « filaments » plantés vers l’intérieur de la presqu’île, incluant même des parties provisoires, pour donner un statut aux surfaces publiques. Au bout du compte, l’ensemble de ce dispositif de « parc ramifié » aurait permis que, depuis chacun des îlots définis par ces chemins plantés, on débouche dans un jardin ou une allée conduisant au parc de Saône, l’élément principal. Il a fallu ensuite traduire ces principes en prescriptions urbaines et paysagères à destination des architectes et

En bas : schémas de principe de l’installation dans le temps du « parc ramifié ». À mesure de la libération des parcelles, le cordon planté de la promenade des bords de Saône pénètre vers l’intérieur et se mêle au bâti.

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Plan de masse cumulé des aménagements de la presqu’île. Transformé en boulevard urbain avec son tramway, le cours Charlemagne dessert depuis la gare de Perrache les deux secteurs d’aménagement successifs : à l’ouest, Confluence 1

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(urbaniste : François Grether) ; à l’est, Confluence 2 (urbaniste : Herzog & de Meuron). Le terrain du projet s’étend jusqu’au parc de la pointe. Côté Saône, le choix d’un urbanisme de gros objets (ensemble de logements « Le Monolithe »,

centre commercial et de loisirs, hôtel de Région…) a rendu caduc le principe de « parc ramifié » incrémentiel proposé par MDP. Le long de la promenade des berges, des jardins aquatiques (paysagistes : Georges et Julien Descombes)

s’étendent latéralement jusqu’au pied des grands îlots, de part et d’autre de la darse structurant les espaces publics. Côté Rhône, la seconde phase développe par contraste un urbanisme de petits îlots ouverts,

qui associent des constructions de différentes hauteurs et des fragments de l’ancien marché-gare. À la jonction avec la darse, ce quartier s’articule au cours Charlemagne par la « place centrale ». Le projet de paysage propose des variations sur

le thème de la nappe arborée, qui colonise dans des densités variées tous les espaces publics : place, rues, passages, cours accessibles… Au sud, les constructions s’émiettent dans le paysage fortement planté d’un « parc habité ». 63

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des paysagistes qui les mettraient en œuvre. Nous avons revu la proposition pour la rendre opérationnelle dans le temps, en lien avec les libérations progressives du foncier. Cette mission de six ans au départ a été renouvelée pendant une dizaine d’années. Le client nous a autorisés à dessiner bien au-delà de ce que suppose habituellement le rôle d’assistant à la maîtrise d’ouvrage. Le choix des maîtres d’œuvre d’exécution a été très discuté. Désignés pour les espaces publics de la première phase, Georges et Julien Descombes ont cherché à comprendre très intimement ce que nous voulions, et l’ont même enrichi.

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Ci-dessus : plans d’ensemble, de détail et coupes des principes paysagers mis au point pour les bords de Saône. La promenade des berges longe des « jardins aquatiques », qui établissent le cheminement entre leurs grandes zones humides et le plan de la rivière. Ces écosystèmes sont séparés des pieds d’immeuble

par des allées minérales. Au nord de la darse, les jardins se poursuivent dans les cours des îlots de logement, vestiges de l’idée de parc ramifié qui associait étroitement végétal et bâti. Page de droite : quelques vues des aménagements réalisés sur ces principes par les paysagistes genevois Georges et Julien Descombes. La darse occupe

Plus au sud, sur la bande entre les voies ferrées et la Saône, Peter Latz a mis en œuvre nos prescriptions de manière plus romantique. Cependant, le projet initial ne s’est réalisé que partiellement, déséquilibré par des programmations imposées par la Ville – le creusement très coûteux d’une darse, l’arrivée d’un grand centre commercial et de loisirs… – et par le processus de consultation des promoteurs pour de très gros îlots. Le résultat ressemble moins à une main avec des doigts qu’à des parcelles vertes en front d’îlot.

le centre d’une large « place nautique » minérale, traversée par des passerelles. Sur les quais de Saône, la piste en stabilisé de la promenade réservée aux déplacements doux est traitée de manière plus naturaliste. Elle est séparée de la voie carrossable par des bandes de graminées fleuries, ou par des bancs. L’ambiance

de la berge profite de la présence des mariniers ; le quai se prolonge par de petits pontons. Dans le « parc de Saône », les plans d’eau plantés de roseaux évoquent l’ancien paysage des berges de la rivière ; ils sont reliés aux quais par des étendues de prairie ou par des places en enrobé, bordées de rideaux d’arbres.

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Trois déclinaisons des principes d’aménagement paysager de Confluence 2 : en haut, vue plongeante sur la place centrale (esplanade François-Mitterrand) ; en bas à gauche, maquette des plantations pour les décrochés

prévus par Herzog & de Meuron dans le tracé des rues ; à droite, maquette du principe de plantation dans les cours jardinées de l’îlot A2. Page de droite : plan détaillé des îlots (A1, A2, A3), au nord et à l’est de la place centrale. La stratégie

paysagère repose sur la continuité d’écriture (strates d’arbres) entre l’espace public (la place, les rues) et les cœurs d’îlot collectifs traversables (en grisé). Les flèches rouges indiquent les points d’entrée dans les cours fermées.

Confluence 2 Dans le quartier dit du marché-gare, Herzog & de Meuron ont opté pour une « composition » en îlots ouverts très denses. Leur règle du jeu consiste à garder la structure des rues, le long desquelles s’organisent les bâtiments, et à moduler la volumétrie et la hauteur de ces derniers en fonction de l’ensoleillement, des vues et d’un certain nombre de constructions existantes conservées (30 pour cent environ). À ce « systématisme aléatoire » correspond de notre part, pour le paysage, une stratégie de la même veine : une certaine abondance végétale, dans les îlots et en dehors, et trois types de sol selon les situations (cours, seuils, rues). Les alignements des voies ne sont pas stricts, mais ponctués de renfoncements et d’élargissements qui forment des placettes précisément étudiées par les urbanistes : c’est là que nous plantons. À travers l’espace privé des intérieurs d’îlot, nous ménageons des passages publics partout où ils sont acceptables. Ce sont des « cours jardinées ». Leur sol en stabilisé autorise toutes sortes d’usages ; leurs grands

arbres et les massifs d’arbustes à leur pied occupent peu de surface, mais avec la perspective, les « taches » qu’ils forment suffisent à donner l’impression d’un jardin. Les rues sont revêtues d’asphalte poncé et les seuils sont en gorrhe, le granit décomposé traditionnel des espaces publics lyonnais. Nous avons réalisé sur les mêmes principes l’aménagement de la place centrale, qui prolonge la darse, à l’entrée du nouveau quartier. C’est l’un de ses espaces urbains majeurs : ses dimensions sont comparables à celles de la place des Terreaux en centre-ville. À la pointe, le « Champ » est structuré par un maillage de chemins bordés par un paysage de haies, qui absorbe la limite avec les parcelles et dissimule les parkings : l’impression doit être celle d’un habitat disséminé dans un grand parc. Un réseau de fossés inspiré par les anciens méandres de la confluence permet de lutter contre l’inondation et de fixer les limites entre les espaces publics et privés.

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Dans le parc de la pointe (le « Champ »), le tracé des fossés de drainage, l’implantation des cheminements et la répartition des plantations s’inspirent de l’ancienne géographie de cette extrémité de la presqu’île, avant stabilisation.

En coupe, la conjonction de ces éléments définit un système qui associe aux noues en eau des circulations de deux types : les chemins piétons et les voies d’accès aux îlots. En limite des parcelles, une strate buissonnante basse occulte les parkings depuis

les cheminements doux. Page de droite : plan d’ensemble du parc habité. Le réseau se resserre avec le rétrécissement du site vers la pointe, en phase avec la réduction de la taille des parcelles et de l’emprise des constructions.

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PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE LA RIVE DROITE BORDEAUX, FRANCE, 2002–

Le processus de construction de l’espace public sur la rive droite de la Garonne s’étend sur le temps long, au fil de nos missions successives. Il a commencé en 2002 avec la charte des aménagements paysagers que nous avions dressée à la demande de la Ville de Bordeaux. Bâtie sur suffisamment d’études de cas pour être assez exhaustive, la méthode était au sens propre expérimentale : elle s’appuyait sur des intuitions, développées dans un certain nombre de projets véritables, en dialogue avec les services de la Ville, et dont l’ensemble constitue la règle donnée depuis à chaque intervenant sur le territoire urbain. Parallèlement, la Ville devait revoir son PLU en 2003. Elle a donc tiré profit de cette expérience, qui avait fait émerger l’idée d’un parc en centreville, et nous a confié une étude de cas portant sur les bords de la Garonne, rive droite. En 2005, nous avons obtenu pour ce territoire une mission d’aménagement avec le mandataire de l’étude, l’architecte-urbaniste Bruno Fortier. Puis, l’année suivante, une mission de conseil pour la mise en œuvre progressive d’un parc paysager. En 2008, un secteur a été mis en travaux, pour lequel nous étions assistants de la maîtrise d’ouvrage – la Ville –, laquelle était aussi maître d’œuvre. Puis l’urbanisme du secteur Deschamps, plus au sud, a été confié à Christian de Portzamparc, toujours avec notre équipe comme paysagistes. Nous avons reçu une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage sur certains secteurs du parc aux Angéliques, puis gagné un concours qui étendait cette mission à d’autres secteurs opérationnels – Queyries, Brazza –, à la gestion des étapes déjà réalisées par les services de la Ville et au suivi des nouveaux chantiers. Rive droite, la Ville a déclassé des terrains constructibles et acheté d’autres parcelles, guidée par la conviction qu’il fallait aménager le long du fleuve un très grand parc à l’échelle urbaine, sur 6 kilomètres. Pour autant, nous avions imaginé à ce parc toute une série de ramifications vers l’intérieur des

Bordeaux au début du xxie siècle : rive droite, entre la Garonne et la voie ferrée qui, à l’est, limite le secteur industriel et portuaire, le quartier de la Bastide est en déprise depuis les années 1970. Les activités de production s’étaient implantées

dans l’ancien parcellaire rural : de grands terrains découpés en lanières perpendiculaires au fleuve portent encore des entrepôts. Des éléments de reconquête de ce territoire par la Ville ont commencé à apparaître dans la partie sud de

terres, destinées à structurer les nouveaux quartiers. Ce parc n’est pas juste un boudin vert : il vient s’inscrire aussi dans des lanières industrielles démesurées. Dominique Perrault, consulté avant nous sur une partie de ce territoire, avait proposé exactement la même stratégie d’urbanisation pour le quartier de la Bastide. Au début, j’opposais, de manière un peu affirmée, la vision géographique – une grande présence végétale à l’échelle du fleuve – à la vision plus historicisante d’un projet qui s’installerait dans les traces de l’industrie. Ces dernières avaient selon moi peu de poids par rapport à la force de la géographie naturelle du fleuve, qu’il était indispensable de prendre en compte à son échelle. À l’époque, Alain Juppé fréquentait beaucoup l’Amérique du Nord ; il connaissait les systèmes de parcs dont chaque grande ville américaine s’est dotée le long de son fleuve au xixe siècle. Le parallèle était évident, d’une façade végétale profonde qui fasse écho et contrepoint à la célèbre façade minérale que la rive gauche déroule en continu face à la Garonne depuis le xviiie siècle. Puisqu’il n’était pas possible de rivaliser avec cette cohérence historique, puisque nous sommes condamnés à l’éclectisme en architecture, le végétal pouvait donner à la rive droite une homogénéité équivalente à celle de la ville dense. Alain Juppé parlait d’un « airbag vert ». Le creusement du fleuve fait que les alluvions se déposent sur la partie convexe de la rive ; c’est dans ce milieu que la végétation tend le plus naturellement à se développer. Il n’était donc pas absurde de proposer que la ville ait ces deux visages contrastés. Cela s’est traduit par une modification du PLU, qui a déclassé et rendu inconstructibles quelque 50 hectares – lesquels pouvaient dès lors devenir un parc. C’est une grande victoire que d’avoir convaincu le maire, contre l’avis de tous ses urbanistes et de ses conseils, de renoncer à ces surfaces constructibles le long du fleuve alors que tout était déjà dessiné.

l’enclave, sur le quai de Queyries, comme le jardin botanique (paysagiste : Catherine Mosbach) et la ZAC de la Bastide (architecte : Ateliers Lion). En face, rive gauche, on distingue : au sud, la gare, plus haut, la place

des Quinconces, le quai des Chartrons et l’ancien quartier viticole ; au nord, les bassins à flot et la base sous-marine. Les quais du centre n’ont pas encore été réaménagés par Michel Corajoud.

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Projet de parc sur la rive droite. Face à la ville historique dense de la rive gauche, le quartier de la Bastide présente un territoire fait de grandes emprises lâches sur de vastes parcelles. La voie ferrée

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et deux importantes avenues puis la chaîne de pentes boisées des « côtes » en délimitent les contours successifs vers l’est. Au bord du fleuve, les lanières industrielles sont réinvesties par

les plantations au fur et à mesure de leur libération. Le parc aux Angéliques forme ainsi un front végétal épais sur la Garonne, qui contraste avec la « ville de pierre » située en face, et unifie les différents

secteurs découpés à l’arrière par le plan d’urbanisme. Ces opérations mitoyennes seront développées une à une par des urbanistes, en principe autour des ramifications vertes qui doivent prolonger la structure

du parc vers l’intérieur des terres. Au nord, à l’arrivée du nouveau pont Chaban-Delmas, le quartier Brazza (urbaniste : Youssef Tohmé) déploie à la perpendiculaire du fleuve ses grands mails plantés.

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PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE L A RIVE DROITE / BORDEAUX, FRANCE, 2002– 74

Le paysage fluvial avant le projet de réaménagement, en 2003. La fin programmée des activités industrielles et portuaires a commencé à modifier la relation historique entre les deux parties de la ville. Rive droite, leur départ a libéré peu à peu un très vaste

territoire, encore en déshérence ; rive gauche, le dégagement des quais de la « ville de pierre » au profit d’un nouvel espace public (paysagiste : Michel Corajoud) va rendre l’eau accessible et ouvrir des vues lointaines vers les coteaux boisés. La proposition

d’instaurer sur le long terme un parc générateur d’espace public qui devienne l’horizon paysager de la rive gauche se fonde sur ce double constat. Double page, de gauche à droite. Photos du haut : vue de la rive gauche, la berge opposée

mêle encore les bâtiments d’exploitation industrielle et les reliefs de la ripisylve ; en amont, face à la ville historique, on distingue les premières tentatives de reconquête de ce territoire par des opérations de logements. À droite, le Pont de pierre.

Photos du milieu : en aval, vu depuis le quai de Brazza à l’abandon, le pont d’Aquitaine fait franchir le fleuve à l’autoroute sans desservir les quais ; le panorama sur la ville historique montre la disparité persistante entre les deux côtés du fleuve.

Photos du bas : dans le parc d’activités des Queyries, le paysage est morcelé par les derniers entrepôts et leurs enclos, entre des voies de desserte au sol souvent dégradé.

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PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE L A RIVE DROITE / BORDEAUX, FRANCE, 2002–

En parallèle, nous avions imaginé que la constitution du quartier à l’arrière de cette bande puisse se faire dans les traces des anciennes exploitations industrielles. Dès qu’un fragment serait disponible – car les parcelles ne se libèrent pas toutes en même temps, il existait même un planning connu de ces vacances probables –, on allait planter, créant une structure qui serait modifiée ou non lors de la construction ultérieure. Le développement urbanistique conserverait l’empreinte de l’histoire de la reconversion des friches. Puisque le processus était long, nous en profiterions pour donner une présence paysagère à ces espaces libérés.

Page de gauche : plan d’ensemble de Bordeaux avec, en rouge, les parcelles concernées par la « charte des paysages ». Le parc aux Angéliques se révèle une des pièces d’un réaménagement paysager pensé comme une série d’études de cas. Au nord, entre

le Lac, le Parc floral et la Garonne, le projet prévoit de renforcer l’armature bocagère existante. Des prototypes ont pu être testés, notamment pour le réaménagement du parking à l’entrée du Parc floral (ci-dessus). La surface bitumée a été paysagée par

Charte des paysages et prototypes Les outils traditionnels de l’urbanisme – la combinaison de plan de masse et de règlement – sont rendus inopérants par la complexité du territoire. Nous leur avons préféré une méthode qui associe les études de cas à la rédaction d’une charte empiriquement testée grâce à des essais grandeur nature. Nous avons tout de suite pu réaliser des prototypes à taille réelle qui ont été exposés au public sur le site. Ils ont permis de définir une esthétique comme base d’une culture partagée. Les conclusions de l’expérience se substituent aux documents réglementaires classiques.

des rideaux d’arbres plantés dans de profondes tranchées drainantes. Cette structure se prolonge sur la parcelle voisine, pour les stationnements des abords du nouveau stade (architecte : Herzog & de Meuron), traités suivant les mêmes principes.

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Parc aux Angéliques Dans la partie achetée par la Ville s’installe un parc qui n’est pas « joli ». C’est un dispositif quasi forestier, implanté de part et d’autre d’une grande voie pavée conservée, en accord avec Bruno Fortier. Les terrains ont été dépollués un par un et plantés progressivement : le fait d’y développer de la forêt permet de régler une partie du problème en confinant certains sols, pour reporter leur nettoyage à la réouverture des terrains. Dans le territoire industriel, on installe de grandes lignes de ramifications qui correspondent aussi à un mode de gestion de l’eau. Partout, il reste des canaux de drainage datant de l’époque de l’assainissement du territoire par les Flamands. Munis d’un clapet à leur extrémité, ils permettaient de vider l’eau dans le fleuve à marée basse et ils l’empêchaient de remonter sur les terres à marée haute. Nous reprenons cette économie de moyens (nous n’avons qu’1 million par

Page de gauche : dans le parc aux Angéliques, des allées perpendiculaires à la Garonne, bordées de peupliers, dégagent des perspectives sur le fleuve, sur la ripisylve protégée qui le borde, et sur la ville. Plus au nord, la

berge est occupée par de petites activités de loisirs nautiques qui donnent accès à l’eau. Ci-dessus : simulation du parc de la rive droite en vue aérienne orientée vers le sud. Le parc des berges se ramifie

an, ce qui est dérisoire rapporté aux 75 hectares de parc) et nous inscrivons dans la même logique cette plantation campagnarde, qui fait alterner lisiblement, lorsqu’on parcourt le chemin central, des « salles » et des masses : on passe d’un plein à un vide, comme dans un théâtre et ses coulisses. Ce n’est pas une fausse nature, mais littéralement une sorte d’agriculture, qui construit une masse boisée explicitement artificielle mais à une échelle telle qu’elle devient une géographie naturelle. Ce système forestier aura inévitablement une datation, qu’on ne redoute pas puisqu’elle rend lisible ce processus physique très empirique. Les âges des massifs seront ceux des libérations de parcelle dans le temps et de leurs plantations successives. Leurs différents stades de croissance en feront une mosaïque, comme dans toute forêt exploitée.

dans les nouveaux quartiers à l’arrière, jusqu’à la voie ferrée. Les plantations en rideaux sont structurées suivant le parcellaire en lanières. Au premier plan, le nouveau pont Jacques Chaban-Delmas relie

le secteur des bassins à flot, rive gauche, au quartier Brazza ; en haut à droite, on reconnaît la place des Quinconces et, plus en amont, l’historique Pont de pierre, qui rattache la Bastide au centre-ville.

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Premiers dessins du processus de transformation « incrémentiel » des anciens tissus industriels en parc ramifié : à l’échelle de l’ensemble de la Bastide (en bas), et à celle plus détaillée du quai de Brazza (en haut). Le projet paysager ne repose pas sur un phasage, mais sur la

superposition et l’accumulation des strates d’intervention au fil du temps. Les échantillons de paysage et leur abstraction en trames graphiques montrent en trois étapes l’épaississement anticipé de leurs textures et de leur grain (photos aériennes : Alex MacLean). Page de droite : le travail

de densification du paysage dans la durée passe par des étapes techniques successives, préparation du terrain, création des pépinières, réalisation des chemins et plantations, établissement des prairies entretenues ou sauvages, en herbe ou fleuries.

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PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE L A RIVE DROITE / BORDEAUX, FRANCE, 2002–

Méthode de programmation Alors que la séquence Queyries était amorcée, le démarrage de la séquence Brazza a posé le problème de la programmation du parc. Un recensement des activités demandées par les six interlocuteurs du projet avait été effectué. Or, leur quantité était telle qu’elles envahissaient tout l’espace public, ne laissant guère de place pour agencer une continuité végétale avec la séquence Queyries, ou les indispensables connexions piétonnes avec les parkings. Les surfaces plantées se réduisaient comme peau de chagrin. Pour garantir un équilibre entre les deux, nous avons fixé quelques principes : accueillir en priorité des usages en rapport direct avec le fonctionnement du parc et les

activités liées à la Garonne, permettre la conservation et la continuité de toutes les liaisons douces, créer des surfaces d’accueil du public de tailles variées, limiter à 25 pour cent l’imperméabilisation des sols, établir la proportion de 40/60 pour cent entre les activités et les espaces « libres ». Nous avons construit des maquettes pour servir de support à la concertation des décisions. Pour chaque cas, dans une démarche empirique, nous avons proposé une simulation non définitive des activités demandées, afin de visualiser les enjeux. Cet outil de réflexion, malléable comme un puzzle, a permis d’arbitrer entre les usages contradictoires en tension dans cet espace restreint.

Page de gauche : plan de synthèse de l’évolution du projet pour l’ensemble du parc aux Angéliques. La nécessité d’incorporer des activités a fait évoluer le langage de « textures » envisagé initialement pour le parc ; le schéma s’est altéré pour prendre en compte les surfaces fonctionnelles. Le dessin inscrit dans l’espace les décisions issues de la concertation.

direction des espaces verts et maison du projet, ferme urbaine, espaces sportifs. De vastes surfaces libres accompagnent les mails plantés. La rive est ponctuée à intervalles réguliers de trois belvédères sur l’eau. En bas : maquette des usages existants sur la séquence Queyries, et révision après programmation en fonction des enseignements de

Ci-dessus : exemples de simulations par la maquette de concertation. Recensement des usages demandés sur la séquence Brazza par les différentes parties prenantes (en haut) et proposition de programmation (au milieu). En rose, de gauche à droite : aire d’accueil des cirques, esplanade événementielle et grande aire libre ; petite aire libre et parking ;

la séquence Brazza. La nécessité d’incorporer des activités a provoqué une démultiplication et un affinement des « coulisses » végétales. Les guinguettes, restaurants, parc de skate, etc. (en orangé), restent disséminés dans le parc ; les activités événementielles, nautiques et de loisirs sont regroupées dans un pôle en bord de fleuve (en bleu).

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PARC AUX ANGÉLIQUES ET AMÉNAGEMENTS DE L A RIVE DROITE / BORDEAUX, FRANCE, 2002–

Quartier Brazza / pont Simone-Veil En 2013, nous avons gagné le concours pour le secteur de Brazza, situé au nord, avec l’urbaniste Youssef Tohmé (1). Jusqu’ici, la plupart des urbanistes consultés pour les autres quartiers n’avaient pas vraiment compris l’intérêt commun de cet héritage évident, lié au système hydraulique, luimême à la base de l’agriculture, puis à l’histoire industrielle qui s’est installée dans ces structures agraires ; ils avaient eu tendance à lui substituer des idées qu’ils pensaient plus fortes. Cette fois, à l’inverse, l’organisation en lanières a servi de base à l’implantation du futur aménagement. Son plan se structure autour de trois mails perpendiculaires au fleuve, qui renforcent la trame paysagère tout en

préservant les vues sur la rive gauche. Le parc aux Angéliques semble ainsi investir l’intérieur du quartier Brazza. De vastes pelouses bordent les cheminements et accueillent les usages les plus divers. Des jardins collectifs disposés entre les lanières sont distribués par les rues de traverse. Puis, en 2014, l’équipe de l’OMA dont nous faisions partie a remporté le concours du nouveau pont qui complétera la boucle des boulevards de Bordeaux au sud (2). Nous avons été chargés d’en aménager les atterrissages. Traité comme une large plateforme, il se raccorde aux berges par deux espaces publics reflétant la dissymétrie contextuelle des rives : l’une plus rurale, l’autre plus urbaine.

Page de gauche, en haut : plan de l’arrivée du pont ChabanDelmas dans le quartier Brazza nord, maquette de principe des plantations structurantes et simulation d’un fragment du secteur. Autour de placettes laissées libres pour activer les

Page de gauche : plan de l’« atterrissage » du pont SimoneVeil sur la rive droite et vue du paysage proposé : une peupleraie de hauts arbres, aux troncs dégagés, laisse voir le fleuve à travers sa trame orthogonale, qui accompagne les cheminements vélos et piétons.

usages, des équipements sur pilotis alternent avec l’habitat autour de rues minérales traversant longitudinalement le quartier. Le paysage arboré se prolonge dans des jardins, collectifs et individuels ; des bosquets d’arbres cadrent les vues et permettent de régler les vis-à-vis.

En face, un parc composé de bosquets libres accompagne la reconstitution des berges naturelles. Ci-dessus : la traversée créée par le pont Simone-Veil (architecte : OMA) parachève l’irrigation de la rive droite par la boucle de boulevards de la rive gauche.

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LE VÉGÉTAL MATIÈRE

VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE / MARSEILLE, FRANCE, 2012–

La maîtrise du végétal relève davantage d’un choix personnel que d’un processus déductif. Tout a commencé quand j’étais étudiant en sciences naturelles, avec le jardin de ma grandmère, dans la banlieue lyonnaise. À la place de son poulailler, j’avais planté en bosquet un gros fagot de bouleaux, avec au pied des chèvrefeuilles rampants – vingt ans après, le jardin des logements de Renzo Piano rue de Meaux a repris au fond cette intuition. Je me suis aussi beaucoup entraîné dans le jardin de mes parents. Dans la vallée du Rhône, le sol est caillouteux et il fait très chaud l’été : impossible d’avoir une pelouse, une prairie, de l’herbe verte. Mon attachement aux nombreux arbres que j’ai plantés à cette époque était physique. J’en ai gardé un goût de la culture du boisement qui s’est renforcé pendant mon apprentissage, nourri par Jacques Simon, un original très inspiré qui a beaucoup travaillé avec la matière boisée. Il avait une formation de forestier et de photographe. Il plantait des boisements miniatures, très denses ; des arbres inclinés pour mimer l’effet du vent, avec un effet graphique magnifique ; des parcs qui jouaient avec des clairières circulaires, parfaitement géométriques, entourées de bois extrêmement libres. Son utilisation du végétal pouvait aller jusqu’à une certaine brutalité. Il plantait très densément et en quantités très importantes une ou deux essences quelconques, comme on en trouve sur les talus de chemin de fer, en jouant sur les volumes et la lumière, sans prétention botanique. Ses élevages d’arbres étaient assez similaires aux plantations des forestiers de ces années 1970, plus soucieux de production que de la création d’un milieu vivant. Jacques Simon intéressait beaucoup Michel Corajoud, qui a rapidement enrichi et diversifié ce genre d’approche en faisant appel à des consultants. Le parc du Sausset à Villepinte, le chefd’œuvre de Corajoud en termes de parc forestier, montre une complexité de traitement des lisières et une grande connaissance de la botanique, tout en restant une forêt en réduction, sculptée par des chemins : un jeu plastique, spatial, matériel. Les plantations botaniquement pauvres peuvent accueillir une grande diversité spontanée. Dans le jardin provisoire de l’île Seguin, nous n’avons planté que des saules, pour des raisons d’économie ; ils ont provoqué l’apparition de toutes sortes de plantes parasites. Le jardin du Walker Center à Minneapolis, dont nous avons réalisé un des secteurs, était conçu comme une

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miniature du paysage du Minnesota. Il associait des plantations organisées suivant un quadrillage issu de la grille de Jefferson, et d’autres plus aléatoires, liées à la topographie ; il faisait varier les densités de l’une ou l’autre de ces catégories, ce qui provoquait d’infinies modulations de texture. Même une essence unique peut engendrer des univers d’une grande variété. Le boisement est une matière dont on peut maîtriser la porosité, le degré de transparence. J’aime les forêts de production, comme les peupleraies, et m’amuser avec ces plantations systématiques. Elles se modifient d’elles-mêmes à mesure de leur croissance et une forme s’en dégage avec leur évolution dans le temps. Je suis fasciné par l’indéterminé, l’aléa, qui fait qu’on ne tirera qu’un sujet adulte de 100 jeunes baliveaux. Lorsqu’on plante très densément suivant une grille parfaitement orthogonale, comme le font certains forestiers, le processus de sélection qui s’opère sur le long terme fait que l’ordre géométrique disparaît, au profit d’un boisement dont on ne décèle plus forcément l’origine. On ne prétend pas faire une fausse nature, mais une plantation presque agricole à laquelle sa gestion donnera peu à peu une forme naturelle. Il s’agit de jouer sur l’artifice dans l’espoir que les mécanismes naturels de reconquête enclencheront le processus de colonisation qui amènera peu à peu le résultat inverse : des traces d’alignement dans une forêt qui paraît « naturelle ». Ces jeux plastiques avec la matière végétale inquiètent toujours un peu nos clients, qui craignent que les arbres ne s’étouffent entre eux. J’observe toutes les forêts que je vois, je les photographie, je les mesure, je cherche des preuves que cette densité plantée fonctionne. Il existe, à la frontière entre le Michigan et le Canada, sur une île de mineurs, une forêt où les arbres sont plantés à 30 centimètres les uns des autres. Ils peuvent vivre ainsi très longtemps, extrêmement serrés. En France, dans le langage traditionnel du parc, l’arbre est plutôt vu comme un sujet, et cette masse est difficile à accepter. En Allemagne et en Russie, en revanche, on plante très densément, sans avoir peur que la masse écrase l’individu. Dans certains petits jardins, on peut reconstituer dans leur richesse des milieux complexes, quitte à les distordre, à ajouter quelques essences, à les embellir. À Lens, les cordons boisés seront éclaircis en fonction du développement des arbres, pour radicaliser le dispositif artificiel : enrichir la colonisation aidée

et faciliter la fécondation de la grille, outrer un peu l’une et l’autre. La reconquête de l’artifice peut aussi venir de l’usage. Le parking du muséo-parc d’Alésia a été planté d’un boisement à redents très orthogonal, mais les visiteurs ont roulé de travers ; l’herbe renforcée par un substrat caillouteux n’a pas suffi à stabiliser le sol, la fréquentation est trop intense. Nous allons donc refaire les voies roulantes en suivant le dessin de ces parcours, ce qui estompera la géométrie de la forêt provisoire, comme le font les chemins à la campagne. L’objectif est bien de fabriquer des lieux qui soient praticables tout de suite, et pour longtemps. À Bordeaux, les plantations s’installent sur les lignes parallèles des limites parcellaires pour constituer une sorte de radiateur végétal, censé devenir un boisement. Ce système détermine des clairières relativement simples, immédiatement attractives. Leur usage ou leur dimensionnement n’ont pas été imaginés très précisément, mais la densité et les formes mises en place offrent une multitude de situations où chacun peut trouver ce qui lui convient : un endroit à sa taille, une clairière pour piqueniquer… Comme dans un morceau de campagne, personne ne vous dit où faire quoi. La population s’est approprié cette absence de sophistication dans l’écriture – ces saules et ces peupliers, ces lignes de chênes des marais, très pérennes, et quelques rangées de fruitiers ornementaux avec au sol des prairies fleuries rustiques pour apporter dès le début un peu d’animation et de couleur. Contre les demandes de plus en plus pressantes de surdétermination programmatique de l’espace public, je revendique cette indétermination. Pour créer ces multitudes de situations qui doivent avoir un sens par rapport aux territoires où l’on s’installe, à leur histoire, et fabriquent des possibilités d’usage, il faut des clients qui acceptent ce jeu, qui le comprennent, et qui aient une vision à long terme. Montpellier est une ville qui depuis vingt-cinq ans nous a permis de faire un certain nombre d’expériences : avec Christine Dalnoky d’abord, la plantation de 14 000 pins parasols ; dernièrement, le parc Charpak où, à partir d’un réservoir de crue, nous avons installé des boisements organisés, puis d’autres, puis ajouté des lignes d’arbres, puis des bosquets, où une zone humide est en train de se créer… Nos clients nous font revenir périodiquement pour accompagner cette évolution.

Le paysage est un préalable. On crée des structures végétales très fortes, et les édifices trouvent leur place dans cette structure bricolée à partir de l’observation d’un territoire plus large. Un de nos jardins en périphérie de Milan s’inspire de la plaine du Pô et de sa structuration par des lignes d’arbres – un paysage végétal de limites qui, comme les parois d’une cellule, finissent par faire un paysage. La forêt, les alignements végétaux sont des éléments de composition matérielle du territoire à très grande échelle. On le voit quand on roule sur la nationale 7, ou qu’on se promène le long des canaux en Bourgogne, ou sur la place des Quinconces à Bordeaux, avec sa grille régulière de platanes dans laquelle se sont installés depuis longtemps toutes sortes d’usages. Ce sont des masses très importantes, sans commune mesure avec le volume des bâtiments. Dans des territoires de périphérie, dilués, perdus, nos paysages sont peut-être à l’architecture ce que l’urbanisme a été pendant très longtemps pour cette dernière. Les volumes végétaux peuvent donner de la cohérence à des édifices flottants, dans une forme de recomposition qui rendra ces territoires plus vivables. À Saclay, c’est bien le sujet : sur ce plateau, les gros édifices construits par les architectes paraissent perdus dans le territoire agricole, bien qu’ils mesurent parfois 200 ou 300 mètres de longueur ! Il faut une ligne d’horizon qui les réunisse, qui transcende leur accumulation. Elle est liée aux coteaux boisés, lisibles depuis le plateau comme depuis la vallée. Nous l’avons conçue dans l’espace, en fonction des distances, dans sa longueur, sa hauteur, son volume, en intégrant des rythmes, en anticipant la croissance des arbres. Dans la ville constituée, plus homogène, les agglomérations laissent d’abord percevoir des masses, puis les bâtiments ; dans la périphérie, à l’inverse, on voit des bâtiments dont rien ne paraît relever de la dimension collective. C’est le végétal qui peut donner cette dimension à des constructions indépendantes. Le danger serait de croire que la matière végétale suffit, et de banaliser cette démarche. À Bordeaux, initialement, reconstituer une ripisylve le long de ce fleuve millénaire m’intéressait plus que de révéler les traces des quelques décennies d’activité industrielle. Finalement, l’idée de la forêt a eu pour effet d’ouvrir la réflexion à l’échelle du fleuve, laquelle s’est conjuguée avec la prise en compte des traces de l’industrie.

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CLUSTER PARIS-SACLAY PLATEAU DE SACLAY, GRAND PARIS, FRANCE, 2009–

En 2009, nous avons remporté, comme mandataires d’une équipe qui comprenait les urbanistes Floris Alkemade (FAA) et Xaveer De Geyter (XDGA), le concours international de maîtrise d’œuvre urbaine pour le projet de Paris-Saclay. Son programme visait à étendre et à renforcer ce site d’enseignement et de recherche pour en faire un pôle majeur de la constellation du futur Grand Paris, relié à Paris Centre et aux bassins de vie et de travail des Yvelines et de l’Essonne par l’extension des transports en commun. Le plateau de Saclay étend ses 5 000 hectares de terres très fertiles au-dessus de vallées auxquelles il est relié par des coteaux boisés. Sur son pourtour se trouvait déjà présents 15 pour cent de la recherche scientifique française : le CEA dessiné par Auguste Perret, construit dans les années 1960, puis Supélec et, depuis 1973, l’École polytechnique, le synchrotron Soleil, le centre de recherche Danone… autant de gros objets implantés au coup par coup, un peu perdus et difficiles à appréhender. Même si, vu de très haut, ce paysage apparaissait essentiellement agricole, on n’était pas du tout en plein champ. Ses dimensions étaient très intimidantes : on nous interrogeait sur l’avenir d’un territoire qui s’étendait sur 30 kilomètres… Toute la difficulté résidait dans l’accommodation : appréhender les enjeux à la bonne échelle ne va pas de soi. Des projets avaient déjà été faits par des urbanistes français pour le sud du plateau. Ils les avaient conçus à partir du bâti, en produisant des plans de masse sur des longueurs de 7 à 8 kilomètres. Or, ces plans figés ne paraissaient pas capables de donner à ces quartiers une structure dans la durée. Nous avons préféré l’idée d’un processus de gestion progressive du développement urbain par ses infrastructures, avec pour référence l’extension ouest de Washington,

menée entre les années 1900 et 1950 par Olmsted Jr. Les dimensions du quartier universitaire de Georgetown sont comparables à celles du sud du plateau de Saclay. Alors que les villes explosaient sous les effets du développement industriel, Olmsted Jr a constitué à partir d’un inventaire de la géographie naturelle de vastes continuums paysagers superposés à la grille de Jefferson, une sorte d’armature où faire passer les grands réseaux. Des vallées creusées par les rivières, Olmsted a fait des parcs où l’on circule. Aujourd’hui, sa géographie amplifiée tient encore. Les arbres ont poussé, mais la lisibilité de l’aménagement reste extraordinaire : la collecte des eaux, les voitures, les cyclistes, les piétons, tout coule dans la vallée. Les décisions d’ingénierie, de voirie et de viabilisation sont cohérentes avec le paysage, lequel confère sa logique à l’ensemble. Pourtant, si ces principes sont excellents, la manière de dessiner compte. La géographie naturelle de l’Île-de-France n’est pas spectaculaire ; sa maigre présence doit être préservée et confortée. Il fallait donner une cohérence physique à l’échelle du plateau sans pour autant négliger les différents niveaux intermédiaires auxquels travailler simultanément. Nous avons donc défini trois échelles d’intervention paysagère : celle du territoire entier (7 700 hectares, les 30 kilomètres), celle du campus urbain (650 hectares, 8 kilomètres), et celle des quartiers, l’échelle des 2,5 kilomètres, soit 2 à 300 hectares. Ces échelles emboîtées correspondent aux trois missions initialement confiées à notre groupement de maîtrise d’œuvre : une stratégie d’intervention sur l’ensemble du plateau, un cadrage des aménagements de la frange sud (le campusville) et une mission d’urbanistes pour le quartier de l’École polytechnique.

Vue aérienne du « paysage intermédiaire » en cours de réalisation, en lisière du campus sud. Les terrains rassemblés au titre des compensations écologiques pour la construction du cluster forment un grand parc urbain. Une chaîne de bassins

EDF (architecte : Francis Soler) ; derrière, le plan en peigne du centre de recherche Danone. Au fond à droite, on distingue le « bicorne » du lac de l’École polytechnique, qui appartient désormais au nouveau réseau hydraulique.

de rétention traversée par des avenues plantées modèle l’espace entre les lisières boisées renforcées (sur la gauche) et, sur la droite, le quartier de l’École polytechnique en cours de densification. Au premier plan, les bâtiments circulaires du laboratoire

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Le plateau de Saclay dans la géographie du Grand Paris. On reconnaît en haut de l’image la capitale dans les méandres de la Seine, la tour Eiffel et La Défense ; à gauche, Versailles, dont les fontaines et canaux du

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parc étaient alimentés en eau par le réseau de drainage du plateau. Cerné de pentes boisées, ce territoire largement agricole domine les vallées de l’Yvette (au sud) et de la Bièvre (au nord). Vélizy, Trappes, Saint-Quentin-en-

Yvelines, Palaiseau, Orsay, Gif-surYvette complètent la couronne d’entités urbaines qui entoure ce vaste espace ouvert protégé. Le projet Paris-Saclay, déclaré opération d’intérêt national (OIN) en 2006, concerne 7 700 hectares.

Son cœur est le « campus urbain » qui s’étend au sud du plateau, sur 7 kilomètres (soit la distance du Louvre à La Défense) entre l’École polytechnique (1) et le CEA (2) ; il englobe les vastes campus de l’université Paris-Sud, sur

le plateau et dans la vallée (3), ainsi que celui du CNRS à Gif-surYvette (4). La vue aérienne simule, en blanc, l’archipel d’ensembles bâtis compacts mis en place, chacun sur sa trame, par les urbanistes

pour le campus sud : de droite à gauche, les quartiers de l’École polytechnique (230 ha), de Corbeville (90 ha), de Moulon (330 ha). Cette densité libère un « paysage intermédiaire » entre les espaces agricoles et

naturels protégés et le long de ceux-ci, une lisière épaisse et programmée qui constitue un système de parcs mis en œuvre progressivement.

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CLUSTER PARIS-SACL AY / PL ATEAU DE SACL AY, GRAND PARIS, FRANCE, 2009–

Page de gauche : cartes collages illustrant la géographie naturelle et ses continuités boisées (en haut), ainsi que les proportions respectives des zones agricoles et urbanisées (en bas). Ci-dessus : les paysages du

plateau font coexister les territoires agricoles, marqués par les techniques nécessaires à leur exploitation (gestion des eaux), les implantations universitaires et de recherche et les infrastructures de desserte.

De haut en bas : un champ céréalier et l’étang de Saclay ; l’École polytechnique, face à son lac, et les implantations de la frange du plateau, vues de l’ouest vers l’est, avec, au premier plan, le synchrotron Soleil, Saint-Aubin

et le CEA (architecte : Auguste Perret) ; une route paysagée sur le plateau près de l’École polytechnique, et la RN 118, qui relie la vallée de l’Yvette et ParisPorte de Saint-Cloud via le plateau de Saclay.

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Échelle 30 kilomètres Premier geste à l’échelle de l’ensemble du site : amplifier les coteaux boisés afin de renforcer la cohérence entre les quartiers existants et donner de la qualité aux grandes voies d’accès déjà présentes. Le futur « cluster scientifique » est d’abord une transformation de ce qui est déjà là : des campus gigantesques et 2 400 hectares agricoles protégés. Il ne s’agit pas de créer une ville nouvelle mais d’ajouter au site un certain nombre d’établissements d’enseignement, de recherche et de production. Le travail des urbanistes FAA et XDGA consiste précisément à donner de l’intensité, de la compacité à ce qui n’est pas un tout mais un archipel hérité, en préservant l’absence d’unité de ce territoire, sans le remplir. Bien entendu, les transports sont le véritable élément de cohérence

qui rend cet archipel acceptable : la boucle du Grand Paris Express, les lignes de bus en site propre, le RER amélioré. Dans l’existant, les seules structures lisibles à cette échelle étaient ces fameux coteaux boisés, parfois classés, souvent proches des campus – ils forment en tout cas la ligne d’horizon visible depuis les vallées, le plateau, le train, l’autoroute, et même l’avion… Nous avons imaginé leur ajouter trois kilomètres de boisement, en remontant dans les thalwegs, qui constituent un appui substantiel pour les quartiers. Chacune de ces extensions a une légitimité géographique : ce ne sont pas des coulées vertes, des taches vertes gratuites. Tous ces éléments entrent dans un dispositif authentique, cohérent et juste.

Page de gauche : deux « moments » du développement du paysage à l’échelle de l’ensemble du territoire : le paysage amplifié s’installe dans la géographie et la prolonge, les « parcs-campus » s’y adossent. L’arrivée de la ligne 18

de l’OIN. Les lignes pointillées indiquent les contours des 11 secteurs d’intervention. Ci-dessus : la géographie du plateau vue vers l’est, avant le projet. Entre la vallée de la Bièvre (au nord), celle de l’Yvette

du métro relie ces quartiers entre eux et au territoire métropolitain. En rouge : le périmètre d’intervention de l’établissement public Paris-Saclay, l’EPAPS (35 000 ha, soit dix fois Paris intramuros). Il comprend les 7 700 ha

(au sud) et leurs coteaux boisés, le plateau déploie sa zone agricole protégée, trouée par les poches d’une urbanisation créée au coup par coup pour les activités d’enseignement et de recherche.

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Échelle 8 kilomètres À l’échelle intermédiaire, sur le sud du plateau, les solutions avancées pour l’ensemble du site ne sont pas valables. L’aménagement du territoire ne relève pas de l’homothétie : les éléments de cohérence varient selon les échelles. Ici, c’est l’instauration de « lisières » sur 250 hectares qui va donner une ossature à ces campus intensifiés. Dans chacun des quartiers, un espace public sera l’élément fort d’une chaîne de « lieux majeurs », égrenés le long du système de transports. C’est la manière dont Bruxelles s’est étendue à l’est le long de l’avenue de Tervuren et de son tramway : les promoteurs ont aménagé des espaces publics et des parcs autour desquels se sont développés les quartiers, qui s’en sont trouvés valorisés. Ici, nous ne construisons pas un parc, mais une sorte de paysage intermédiaire entre les champs et les campus, un dispositif composite qui combine l’écologie et l’ingénierie. Il regroupe les compensations écologiques demandées pour l’annexion des terres agricoles en vue de l’extension du campus. Il accueille les services environnementaux mutualisés (pour la gestion des zones humides et de la biodiversité), des équipements techniques et sportifs, des espaces récréatifs, des jardins et une petite agriculture : pépinières, maraîchage… C’est une sorte de prototype de ce que l’on pourrait réaliser aux limites des grands lotissements de la ville diffuse qui, dans le Grand Paris, représentent un développé de 800 kilomètres entre la ville et la campagne. Cultiver sur ces franges urbanisées n’est pas si simple, les acteurs et l’économie n’existent pas pour cela. À Saclay, nous avons des acteurs réels – des agronomes, l’INRA – et des besoins d’écologie environnementale. Ici, nos vergers, entretenus par des horticulteurs, sont plus ornementaux que productifs mais ils participent à la fabrication de l’espace public. Un paysage est créé le long des rigoles historiques de drainage du plateau, que nous exagérons pour permettre le stockage des crues exceptionnelles : nous faisons fusionner un patrimoine historique, un système hydraulique et une surface de compensation environnementale en un paysage qui se pratique, puisqu’un chemin longe le dispositif en bordure des vergers. L’idée est donc celle-ci : le paysage peut donner une cohérence à des besoins multiples et rendre les solutions lisibles ; il est en outre porteur d’une économie potentielle. Il ne s’agit pas de ceinturer les quartiers d’un cordon paysager, d’un rempart vert, mais de leur offrir un « tiers espace » où peut se jouer la réconciliation entre deux mondes que l’on a longtemps opposés, la ville et la campagne.

Page de gauche : en haut, le schéma d’étude du campus sud montre l’intégration des nouveaux pôles au « paysage intermédiaire » de la lisière nord. La chaîne de « lieux majeurs » figure en jaune, la ligne de RER B en bleu, les transports en commun du plateau, dont le futur viaduc

du Grand Paris Express, en rouge. En bas, la carte des trames verte et bleue de la même zone met en évidence le renforcement du réseau existant de gestion de l’eau par le nouvel aménagement paysager, et désigne les corridors écologiques. Ci-dessus : en haut, les trois

schémas analytiques montrent l’emprise du parc-campus (en vert foncé), les quartiers de forte densité (en rouge), le « paysage intermédiaire » de la lisière nord (en vert clair). En bas, la maquette d’étude, réalisée en 2012 avec les urbanistes, simule

les formes urbaines et les densités du parc-campus, les raccords entre le secteur agricole et les parties bâties via la lisière – petite agriculture et boisements –, la transition d’échelle et de découpage viaire entre l’agriculture extensive et les quartiers.

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Quartier de Moulon Page de gauche : détails du futur paysage de la lisière nord entre le CEA (en haut à gauche) et le futur quartier de Moulon (en bas). Le parc public s’installe sur un élément majeur du réseau hydraulique ancien

qui structure le plateau : la rigole de Corbeville – un ancien fossé de drainage de près de 2 km réalisé au xviie siècle dans le cadre des grands travaux de Versailles – qui le limite au nord. L’espace public est organisé selon un système de

bassins et de plantations, tramé par les cheminements (piétons et vélos) qui le rattachent aux quartiers en développement. Ci-dessus : coupe transversale sur la lisière. De gauche à droite : le territoire agricole, la rigole

de Corbeville et son aire de débordement, la promenade plantée de peupliers, les vergers, les constructions. La perspective simule le paysage résultant et la coexistence entre ses usages : agriculture, promenade, loisirs.

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Progression des aménagements de la lisière nord. Page de gauche, de haut en bas : lignes de jeunes plantations entre la rigole de Corbeville et les nouvelles constructions du quartier de Moulon ; quadrillage des promenades hautes entre les

bassins de rétention qui prolongent la trame d’arbres. En bas et ci-dessus, en haut : terrassements préparatoires à la poursuite du creusement des bassins, le long de la nouvelle pénétrante nord-sud qui limite le quartier de Polytechnique.

Au centre et en bas : vu depuis les nouvelles voies qui le bordent ou le traversent, le paysage hydraulique déjà réalisé dans le corridor écologique déploie l’étendue de ses zones humides, ourlées par le cordon boisé de la RN 36.

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Manteau forestier

Quartier de Polytechnique Ci-dessus : zoom sur le quartier et ses lisières. Au nord, la RD 36 marque la limite entre la zone agricole et le cordon forestier que traversera le viaduc du Grand Paris Express (ligne 18). Le raccordement

Vallée en eau

du bassin de l’École polytechnique au vaste dispositif hydraulique qui structure le parc assure la continuité de la zone humide et renforce sa biodiversité. Schémas ci-dessus : le manteau forestier en rive de campus intègre

Trame viaire

les infrastructures ; la vallée en eau assure la gestion hydraulique et la continuité des corridors écologiques ; l’intensité des plantations sur la trame viaire diffuse dans le quartier une présence végétale dense.

Page de droite : croquis de Michel Desvigne. L’intervention d’ensemble procède par transitions graduelles entre, au nord, le parc naturaliste, au milieu, le paysage « artificiel » de la bande centrale et, au sud, la géographie amplifiée du coteau boisé.

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Ci-dessus : plan de détail du « green ». Ce large espace public, qui articule le « quai de Polytechnique » à la bande médiane, forme la séquence centrale de la chaîne des lieux majeurs, colonne vertébrale de la

partie la plus citadine du quartier. Au sol, les pelouses alternent avec des placettes minérales (dans la perspective des rues transversales) ; ces différentes surfaces sont plantées de grands arbres disposés de manière

aléatoire, ce qui donne à l’espace son unité paysagère et son caractère. Page de droite : éléments d’écriture des espaces publics. En haut, le jardin des essais et ses prototypes de plantation

grandeur nature ; au milieu, deux vues du paysage de noues (paysagiste : Martel & Michel) réalisé devant l’ENSAE (architecte : CAB) ; en bas, au sol de la bande centrale, pavage en granit suivant deux types de finition.

Échelle 2,5 kilomètres Si l’on zoome encore dans la substance des quartiers de cet archipel, on voit que chacun d’eux ressemble à un gros lotissement. Le quartier de Polytechnique a d’ailleurs sensiblement la même taille que la ZAC Paris-Rive gauche. Au nord, sa lisière intègre de vastes bassins et des ouvrages écologiques nécessaires au fonctionnement du quartier. L’urbanisation et la faible perméabilité des sols du plateau impliquent en effet la création d’importants volumes de stockage des eaux pluviales, qui permettent ensuite des rejets dans des rigoles à très bas débit. Ces bassins sont rassemblés en une succession de pièces d’eau intégrant des habitats pour la faune et la flore ainsi que des cheminements publics. Les espaces publics ont été conçus avec FAA et XDGA. Dans la direction est-ouest, une promenade centrale de 18,50 mètres de largeur réservée aux modes de déplacement doux doit

devenir un lieu d’urbanité au sein de la trame urbaine. En référence aux quadrangles des universités britanniques comme Oxford, cette trame est occupée par une typologie particulière de bâtiments à cour, parfois très grands – jusqu’à un hectare – et dotés de vides intérieurs fortement végétalisés. Les fonctions mêlent l’enseignement supérieur et la recherche, l’accueil d’entreprises et le logement, notamment étudiant. En accord avec la référence au campus américain, le paysage du cœur de quartier évite quant à lui la séparation entre les parcs et les jardins d’une part, la voirie et les places de l’autre. Pour sortir de la logique domaniale préexistante, il compose une géographie des institutions dans laquelle les espaces interstitiels sont aussi importants que les édifices eux-mêmes. La présence végétale se joue des limites foncières, déborde de l’espace public pour conquérir les

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intérieurs d’îlot et distinguer le paysage du campus de celui d’une ville. La grande unité d’écriture des espaces extérieurs et sa continuité jusque dans les cœurs d’îlot transcendent la séparation programmatique entre les bâtiments, d’une part, et avec l’espace public, d’autre part. Ainsi, nous mettons en place une infrastructure végétale adaptable, qui ne surdétermine pas les espaces mais les qualifie, et qui évolue dans ses usages. La promenade centrale et le green sont constitués de véritables pelouses, ponctuées de grands arbres répartis de manière aléatoire. Un système extensif de prairies, de plus en plus rustiques, se développe au-delà. À mesure que le cadre bâti devient moins dense, des bosquets d’arbres apparaissent, menant progressivement aux masses boisées de la lisière et des coteaux. Ces paysages ne s’ajoutent pas les uns aux autres, mais se transforment en fonction des milieux qu’ils traversent.

Page de gauche : exemples de plantations denses le long des voies et entre celles-ci, dans diverses situations de voirie. Ci-dessus : la coupe transversale sur le boulevard Descartes et

Toutes les voies carrossables – la RD 36, au nord, le boulevard ouest, au centre, le boulevard Descartes, au sud, les avenues qui leur sont perpendiculaires – sont traitées en parkways, c’est-à-dire plantées entre leurs voies d’alignements d’essences forestières qui intègrent le plus souvent des noues. Là encore, le principe admet des variations. La palette végétale s’adapte aux environnements traversés : chênes, hêtres, charmes dans les secteurs urbanisés, peupliers, saules, aulnes au-dessus des zones humides. Notre travail sur le boulevard ouest et les pénétrantes nord-sud porte sur des longueurs considérables – et il est lent. Nous avons testé avec des prototypes à taille réelle les voiries, les matériaux et les essences, les densités de plantations, la composition des cordons bordant ces rues, lesquels tiennent plus du boisement que de l’alignement urbain et deviennent lisibles en quelques mois.

l’extrait de plan montrent le dédoublement des voies par des bandes médianes arborées autour d’une large noue, qui caractérise la « stratégie du parkway ».

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DE NOUVEAUX TERRITOIRES POUR L’ESPACE PUBLIC

Nos sociétés, dans un futur proche, vont devoir faire face à plusieurs phénomènes de grande ampleur, à commencer par la nécessaire mutation de leur agriculture. La pratique industrielle de celle-ci nous a légué de très grandes étendues fonctionnelles, et l’évolution de ces paysages ne se fera pas rapidement. Elle demandera par exemple des mises en jachère pour préparer la transition biologique vers d’autres modes de culture. Si l’on veut bien considérer cette mutation comme un « grand projet » en soi, une opportunité extraordinaire s’ouvre d’améliorer la qualité de ces paysages tout en soignant la lisière des villes. L’action que nous avons entamée entre la périphérie urbaine et les territoires de l’agriculture intensive – redonner à l’une et aux autres une sorte d’espace public en y installant certaines pratiques horticoles – prendrait tout son sens dans le cadre d’une grande réforme agraire à venir. Dans les années 1960, la mécanisation du travail agricole a entraîné un remembrement des parcelles et la fin des chemins, des fossés et des haies. Les conséquences écologiques désastreuses de ces destructions ont suscité des réactions chez les paysagistes. Claude Guinaudeau, par exemple – un ingénieur horticole fameux qui a travaillé un temps avec les Corajoud, puis avec Renzo Piano –, avait imaginé une loi de financement pour encourager les agriculteurs à replanter des haies sur les fossés. Mais cette proposition n’a rencontré que peu de succès. Aujourd’hui, les sensibilités ont évolué. Elles sont mûres pour que cet objectif prenne consistance. Le territoire va se recomposer de toute façon : mettons cette nécessité au service de nos villes en restaurant l’idée d’un « grand projet », même si cette appellation semble susciter aujourd’hui une peur panique, ou tout au moins une certaine incompréhension. La nature est en général abordée de manière défensive, en privilégiant dans le discours l’angle de sa « protection ». Je suis frappé par le fait qu’à Berlin, par exemple, la transformation de Tempelhof – la gigantesque friche laissée en pleine ville par la fermeture de l’aéroport du même nom – se soit faite sous forme de bricolages, parfois brillants mais dépourvus d’intention projectuelle. La ville contemporaine s’est construite d’une manière presque insidieuse, par étalement ; même les ZAC semblent se faire sans ambition

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explicite, sans grande fierté. Il paraît donc très important de redonner du sens à la notion de « grand projet » : non par goût de la grandiloquence, mais pour hisser nos ambitions et nos moyens à l’échelle du problème. Mais tout cela ne s’exprimera pas dans un dessin – aucun paysage agricole n’a jamais été dessiné, sauf peut-être dans les régimes totalitaires ! Ce sont les données quantitatives et les nouvelles manières de travailler le sol qui composeront un autre paysage. Cette recomposition pourrait se faire dans un premier temps à partir de certaines cultures locales. La périphérie des villes se prêterait bien à cet usage. Mais le seuil critique de rentabilité des exploitations agricoles de ce type n’est pas optimal, on le voit bien sur le plateau de Saclay. À l’évidence, celui-ci pourrait accueillir autre chose, comme de la forêt, qui va se révéler de plus en plus nécessaire à la régulation climatique de l’agglomération parisienne. Gilles Clément avait d’ailleurs fait une proposition d’agroforesterie expérimentale sur le plateau. Les bois qui ponctuent le grand territoire agricole sont souvent des produits du hasard : une culture abandonnée, une réserve de chasse… Pourquoi ne pas leur donner une raison d’être environnementale et esthétique en créant de grandes continuités forestières ? Il faudra accompagner cette mutation par l’organisation d’ateliers, où seraient discutées les propositions produites et les règles établies et qui arbitreraient en fonction des objectifs, des besoins et des intérêts : ceux des futurs agriculteurs, des villes, de l’écologie. Il s’agit de substituer à la notion de protection des paysages celle de leur fabrication, de tisser des liens et des continuités avec les villes, de révéler certains lieux, de proposer des promenades et des découvertes, de mettre en valeur des topographies et des vues, comme nous essayons de le faire à Euralens. Un autre grand chantier s’annonce, conséquence lui aussi de l’évolution d’un aménagement typique de la fin du xxe siècle : les territoires de la grande distribution telle qu’elle a proliféré depuis trente ans. Les abords de nos villes vont se trouver confrontés au déclin des zones commerciales et de leurs gigantesques parkings. Qu’en faire ? Nous travaillons sur ce sujet à Mérignac Soleil, avec l’OMA, et depuis peu à Saint-Malo. Dans le premier

cas, la relative proximité avec Bordeaux permet d’envisager le remplacement des installations obsolètes par des habitations : plutôt qu’aller miter un territoire plus lointain encore, profitons de la viabilisation des terrains et des transports publics qui les desservent déjà. Mais dans des villes petites ou moyennes, ceci n’a pas de sens. Il faudra trouver d’autres manières de procéder, peut-être recourir à des renaturations, comme on le fait déjà pour transformer des vestiges industriels ou miniers. Qui s’en occupera ? On ferait bien de se poser la question rapidement, tant qu’il existe encore des propriétaires solvables. Aujourd’hui, quand un entrepreneur ouvre une carrière, il doit proposer en même temps un projet de remise en état du site, dont le financement doit être connu. Rien de ceci n’a été prévu pour ces zones commerciales, et les surfaces concernées sont considérables. Un politique osera-t-il s’attaquer à ces acteurs territoriaux surpuissants ? À Mérignac, c’est un maître d’ouvrage public qui nous met en situation de recomposer un quartier : nos prescriptions s’adressent à des propriétaires privés, qui espèrent bien faire du profit en revendant ensuite leurs terrains. La mutation agricole devra elle aussi relever d’une vision commune, mise au service de la collectivité. On sait comment installer de manière pérenne les « trames verte et bleue », nécessaires à l’écoulement de l’eau et à l’établissement de continuités écologiques. Elles pourraient s’enrichir de cheminements permettant de pratiquer la campagne : les habitants des petites villes doivent parfois parcourir 20 kilomètres en voiture pour trouver un lieu de promenade. Mais on ne passera pas d’étendues de substrat neutre, privé d’insectes, bourré d’engrais et constamment arrosé à des cultures d’une rentabilité toute autre. Il faudra faire de grands travaux, mobiliser pour cela des fonds à un niveau qui reste hors de portée de ces communes. À l’occasion de tel ou tel projet, nous avons pu convaincre sur le principe que nos « lisières » hybrides pouvaient être un outil pour valoriser la ville diffuse en la dotant des espaces publics qui lui manquent. Mais les moyens nécessaires pour rendre ce principe opératoire demeurent toujours trop faibles. Il faudrait articuler des capacités financières et une vision politique à un échelon qui dépasse l’échelle de

proximité. Alors qu’une initiative locale apparaîtrait comme une sorte de dissidence au caractère pionnier, valeureuse mais fragile, un grand plan agricole, national et peut-être même européen serait nécessaire pour que les changements puissent advenir localement. Cette commande publique reste à inventer. Le paysage des grandes infrastructures s’ajoute à la liste. La ville de la seconde moitié du xxe siècle a été dessinée par des ingénieurs de voirie : partout, l’étalement urbain est structuré par le médiocre « dessin » des giratoires. Le projet de paysage pourrait déterminer la position de routes lorsqu’on les implante, mais aussi guider leur « réparation », puisque c’est surtout la tâche qui nous incombe aujourd’hui. Nous travaillons avec l’agence de Richard Rogers sur l’avenir des voies rapides et des autoroutes du Grand Paris. Leur construction a laissé des chutes considérables : sur le seul tronçon de l’A1 entre Paris et l’aéroport Charles-de-Gaulle, nous en avons dénombré 260 hectares ! Rien n’y a été fait, sinon l’ajout d’ornementations ridicules. Plutôt que suivre le réflexe qui voudrait les transformer en parcs urbains –  souvent hors de propos et hors d’échelle –, il faudrait que ces interventions relèvent des domaines agricole et forestier. Les plaies les plus préoccupantes de l’aménagement du territoire pourraient donc trouver leur réparation dans de grands projets de paysage, dont une pensée globale sur l’agriculture du futur serait le levier. Regardons vers la Suisse : les paysagistes y œuvrent dans ces domaines à partir de la définition de composants, de règles, et d’un accompagnement du processus. La renaturation de certains cours d’eau canalisés y a été entamée pour combattre l’appauvrissement des milieux : Georges Descombes a eu l’occasion d’en réaliser une près de Genève. En France, le rôle des paysagistes a été grand du temps des villes nouvelles. Michel Corajoud a conçu un plan de paysage pour celle de l’Isle-d’Abeau, près de Lyon. Jacques Sgard, Gilbert Samel, Allain Provost ont proposé à Cergy-Pontoise, à Saint-Quentinen-Yvelines et dans certaines banlieues des interventions qui se rapprochaient parfois d’un système de parcs, nourries par une vision écologique assez présente. Il ne faudrait pas que notre société rate la possibilité de donner dès à présent un autre souffle à l’aménagement du territoire.

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BOULEVARD DE LA VOIE-FERRÉE BURGOS, ESPAGNE, 2006-2012

Le faisceau ferré qui traversait Burgos sur 9 kilomètres a été démantelé au profit d’une nouvelle ligne qui la contourne, dotée d’une gare dans l’immédiate périphérie. La Ville a appelé Herzog & de Meuron pour transformer l’ancienne emprise des voies ferrées en boulevard urbain et viabiliser à cette occasion de nouveaux quartiers à l’emplacement des sites ferroviaires : gares de triage, arrières de parcelle en déshérence, entrepôts cernés de murs. Pour échapper au stéréotype du boulevard urbain que l’on connaît (une viabilisation de base, des bâtiments alignés de part et d’autre d’une voie bien propre avec ses espaces publics, ses trottoirs, ses lampadaires et ses façades) et éviter l’étalement de l’urbanisation tout du long, Herzog & de Meuron ont défini des aires de construction précises, concentrées là où la vie existait déjà. Ces noyaux d’intensité urbaine relativement denses alternent par séquences avec des espaces laissés vides sur la trajectoire de l’ancienne infrastructure. Nous avons essayé de comprendre l’importance et la nature des surfaces que libérait la désaffection de la voie ferrée, et leur relation avec une géographie naturelle relativement ténue. En Espagne, l’étalement urbain n’est pas celui que l’on connaît en France : les villes sont denses et leurs limites avec la campagne souvent franches. Burgos est traversée par une rivière bordée de quelques coteaux. Or, la voie ferrée et ses dépendances formaient un second système, parallèle à celui de la rivière et de son paysage. Nous avons donc considéré qu’on pouvait établir une relation imaginaire entre les deux. Parce que les voies ferrées s’installent sur les horizontales, l’amplitude de leur emprise variait selon les lieux traversés, le paysage de collines, même peu marquées, assignant des limites à l’expansion du territoire industriel vers la périphérie. Les surfaces libérées apparaissaient donc comme l’empreinte d’une géographie naturelle ; leur horizontalité décrivait

À l’entrée est de la ville, les espaces publics qui bordent le nouveau boulevard de la Voie-Ferrée ouvrent sur le paysage de prairies, de bois et de collines. Entre les jeunes pins, la géométrie des chemins délimite des surfaces plantées de graminées, des aires de promenade et des lieux de repos.

une ligne de flottaison qui soulignait la topographie. Puisque l’ancienne emprise ferrée formait une pseudogéographie, nous avons eu tout de suite l’ambition de la planter fortement, afin de constituer des blocs forestiers importants qui accompagneraient le « lit » de cet ancien « fleuve » ferroviaire. Le long de la rivière existent en effet de grandes pinèdes, qui se sont développées naturellement sur les aires inondables. Ces zones d’expansion des crues, très importantes, dessinaient des sortes de parcs, en tout cas des lieux forestiers qui pouvaient en devenir. Nous sommes ainsi passés de l’idée d’un boulevard continu à celle d’une voie qui changerait de nature selon les séquences bâties, avec des expansions paysagères latérales formant des boisements. Nous avions prévu de les planter d’essences forestières – des pins, des chênes verts – plutôt qu’avec des arbres de ville. La réalisation portait donc, de part et d’autre des voies de circulation du boulevard, sur des espaces publics conçus en fonction des situations qu’elles traversaient – places, allées, trottoirs, dessinés dans le détail… –, de leur amplitude et de leurs spécificités, au sein d’une continuité plantée aux contours variables. L’ensemble rappelait une ripisylve, le couvert végétal qui accompagne une rivière. L’adhésion de la population à ce projet était forte, car la coupure créée par l’emprise ferrée dans la ville était considérable, avec peu de points de franchissement. Le projet a réussi à traverser la crise immobilière : les commanditaires –  la Ville et un consortium d’entreprises – n’ont pas renoncé, mais ils ne l’ont réalisé que partiellement. Malgré tout, la zone auparavant interdite est aujourd’hui un espace public. Les murs arrière des parcelles sont devenus des murs de devant, bordés par des promenades et des jardins. Même inachevé, le retournement de la ville sur ce boulevard géographique a eu des effets véritablement incroyables.

Dans la vieille ville, les dépendances de l’ancienne voie ferrée retournées par le projet sont devenues la « façade » d’un nouveau boulevard aux contours singuliers. L’ouverture de certains délaissés a favorisé l’expansion latérale des trottoirs et la création de petits espaces publics.

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L’urbanisation de la ville de Burgos est circonscrite par sa géographie. Son développement industriel s’est effectué autour de la voie ferrée qui traversait la ville de part en part. Avec ses espaces servants, le domaine ferroviaire dessine

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un système analogue à celui formé par la rivière Arlanzon (en vert foncé) : le projet exploite cette similitude pour faire du tracé de la voie ferrée et de ses dépendances une nouvelle géographie urbaine (en vert clair).

Dans le projet de l’agence Herzog & de Meuron, le boulevard qui se substitue aux voies ferrées forme l’armature d’une nouvelle urbanisation reliant l’ouest de la ville et sa nouvelle gare, au nordest. De part et d’autre de son

emprise, un collier de nouveaux quartiers fait alterner les noyaux d’intensité et les vides qui les séparent. Le projet paysager de MDP comprend deux échelles d’intervention : celle du territoire,

avec l’installation d’ensembles boisés et de prairies ; au sein des quartiers existants et à venir, l’aménagement d’espaces publics de proximité.

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BOULEVARD DE L A VOIE-FERRÉE / BURGOS, ESPAGNE, 2006–2012 114

Le site de la voie ferrée avant le projet : d’immenses friches, un paysage dilaté de caténaires et de bâtiments ferroviaires ; une coupure dans la ville, matérialisée par les hauts murs aveugles des cours industrielles.

Page de droite : le plan d’ensemble montre (en rouge) les bâtiments remarquables du centre-ville, étendu au système formé par le nouveau boulevard (en gris) et ses espaces publics (en vert foncé). La création de chemins vers les quartiers mis en

relation par l’ouverture de l’ancienne enclave a parfois nécessité d’importants terrassements dans le relief. Partout, les arbres existants ont été conservés et complétés par d’autres plantations : boisements de jeunes pins, graminées.

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BOULEVARD DE L A VOIE-FERRÉE / BURGOS, ESPAGNE, 2006–2012 116

Plan détaillé des aménagements d’un tronçon central du boulevard. Avant intervention : la voie ferrée formait un étroit ruban, étanche à son environnement, délimité par des murs qui découpaient à l’arrière de nombreux délaissés.

Après : la disparition des murs met en valeur la campagne ou les bâtiments adjacents, et les vides ouverts de part et d’autre des voies de circulation deviennent partie intégrante des espaces publics du boulevard.

Son tracé tire lui aussi avantage de ces opportunités d’expansion latérale. Elles permettent par exemple d’écarter les voies et donc de planter plus généreusement le terre-plein central.

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BOULEVARD DE L A VOIE-FERRÉE / BURGOS, ESPAGNE, 2006–2012

De part et d’autre du nouveau boulevard, la disparition des murs, l’annexion des cours industrielles et ferroviaires, le raccordement topographique des voies latérales autrefois sectionnées par le train créent des situations spécifiques d’espaces publics. Squares ouverts

plantés de chênes verts, parcs aux pelouses ombragées par de grands arbres conservés, aires de jeux et de repos, grands talus paysagés, tous sont desservis d’un côté par le boulevard et de l’autre par les nouveaux chemins.

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REPRÉSENTER LE TEMPS

VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE / MARSEILLE, FRANCE, 2012–

Comment faire pour que la réflexion à large échelle anticipe les grands mouvements de transformation des territoires concernés ? Pour qu’elle permette d’en conduire certains, d’orienter des choix, mais aussi de sortir de l’histoire même du projet parce que soudain une évidence autre s’impose, ou qu’il faut répondre à de nouveaux besoins ? Le temps long doit être pris comme une chance : il n’y a rien de pire qu’un projet sans fin où l’on se retrouve gardien d’une idée morte. À Burgos, illustration clé de ces dilemmes, nous avions fait un plan complet associant la création du boulevard et de ses espaces publics connexes, la fabrication d’un paysage imaginaire autour de ce boulevard et toute une série de quartiers conçus avec lui. Puis la crise est arrivée. Seuls les abords du boulevard ont été traités, laissant en jachère le paysage à grande échelle, et nous regardions les images du projet initial avec désespoir. Il était guidé par une conception forestière, basée sur l’existence à Burgos d’une pépinière très importante, une pinède d’usage assez urbain. Or, sur les 250 000 arbres programmés – un chiffre qui correspondait plus ou moins au nombre d’habitants de la ville, au grand amusement de ses élus –, 5 000 seulement ont été plantés. L’aménagement du grand paysage n’a pas eu lieu, aucun des quartiers n’a été réalisé. Seuls certains des espaces publics ont été amorcés. Aujourd’hui la réalité construite n’est donc pas celle qui a été dessinée. D’où un important décalage entre le projet initial et cette réalité. « Alors ce n’est que ça ! », se dit-on en parcourant les lieux, ou leurs images. Mais c’est ça tout de même : 48 millions d’euros de travaux, des routes, un pont, des arbres, des espaces publics, dans une cohérence avec le paysage, existant et projeté. La localisation, la densité, le caractère des quartiers que nous avions imaginés demeureront dans les visions futures ; elles intégreront cette vision séquencée, localisée, en relation à un grand territoire et à des situations géographiques différenciées dont le projet tient compte. Mais tout cela n’est pas aussi précis que l’on croyait. La crise qui a tout stoppé vient d’ailleurs de cet aveuglement : on pensait que 9 kilomètres allaient pouvoir s’aménager d’un coup dans une ville de cette taille ! Nous étions tous égarés par la frénésie de construction qui avait saisi

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le pays. Pourtant il y avait déjà des opérations abandonnées dans la ville. Nous pressentions le désastre que provoquerait ce surinvestissement fou de l’Espagne dans l’immobilier. Mais il était d’autant plus difficile d’y échapper que le financement de nos réalisations reposait sur la rémunération des entreprises en droits à construire sur les terrains viabilisés. Cette réalité juridique perdurera. Ce n’est donc pas par fidélité à un dessin daté que les quartiers se réaliseront. Au-delà même du plan urbanistique, il existe quelque chose qui relève d’une forme de propriété invisible et sans doute inaliénable. C’est cela le temps dont nous parlons, d’une manière trop théorique peut-être. Les débuts ne sont jamais grandioses à de telles échelles. Ils peuvent être prometteurs, et l’idée de promesse est partie intégrante de celle de projet. Ces mégaviabilisations, qui ont dans le temps un impact énorme, restent au début peu visibles. La grande échelle est à reconquérir en permanence, à reformuler. Il ne faut pas perdre cette ténacité sous peine de paraître velléitaire. Dans un territoire, les bâtiments, les routes, les espaces publics évoluent tout le temps. Lorsqu’on dessine un plan, on produit un arrêt sur image de phénomènes tous mouvants. Il faut alors mettre à jour sans arrêt des plans sans cesse périmés. Pour le projet de Skolkovo, sept personnes ont passé des mois à intégrer au plan d’ensemble des changements incessants. Nous prétendons donner une image stable d’une multitude instable, en nourrissant l’illusion que l’actualisation des choses équivaudrait à un projet. Comment faire ? Peut-être accepter qu’un plan ait des états, chacun doué de sa propre durée de vie, et combiner la représentation d’un état fixe du projet avec des carnets de modifications, pour éviter de paralyser la conception. Les architectes connaissent cela pour un bâtiment, mais je ne l’ai vu que rarement pratiquer à la grande échelle du projet de paysage. Nous en avons mis en place le principe pour un projet à Monaco. Le plan « stable », celui du début de la conception, représente l’ensemble des transformations, tout y est cohérent à ce moment donné. Mais dès lors que ce plan existe par le dessin, il devient caduc : de tous côtés, tout continue à vivre, à se modifier. Nous essayons donc de rendre cette image stable

indépendante de l’ensemble des morceaux qui évoluent. La méthode consiste à refabriquer cette image sous forme d’une série d’ajustements opportunistes à la micro-échelle, tout en gardant à tout moment au macroprojet sa cohérence. Le plan qui représente l’image périmée – un garde-fou destiné à évoluer jusqu’au prochain plan périmé – cohabite en permanence avec un carnet de détails vivant, réactif aux contraintes, lesquelles sont très nombreuses puisque le projet peut couvrir jusqu’à 15 hectares. À Burgos nous n’avions pas ce dispositif, seulement le plan périmé du départ, conçu pour être un document unique. Il faudrait maintenant reprendre point par point les parties réalisées et mettre à jour le grand plan. Nous avons voulu croire à la possibilité d’une cohérence en temps réel d’un projet avec sa réalisation. Mais rêver ces coïncidences n’a aucun sens. Il n’y a qu’un grand système de cohérence dans lequel opérer sans cesse des ajustements. C’est le cahier des évolutions qui constitue le vrai projet, facilité par l’informatique. On pourrait même imaginer lui faire contaminer l’ensemble, à certaines échelles et à certains moments. À Saclay par exemple, l’enchaînement des espaces publics est toujours un peu discutable. On pourrait repenser ceux-ci plus indépendamment les uns des autres au sein de l’image globale, qui resterait inchangée et serait mise à jour plus tard. Il faudrait se pencher sur la manière dont les références historiques qui nous inspirent ont été réalisées en leur temps. Olmsted dessinait tout sur des échelles immenses et à un degré de détail inimaginable. La commande des grands systèmes de parcs américains serait à ré-explorer sous cet angle. Ces plans ont-ils eux aussi donné lieu à des révisions infinies ? Manipuler les grandes dimensions et le temps long n’est pas la même chose que traiter un objet fini. Mais d’un autre côté, il faut également s’interroger : pour contourner cet écueil du « ni fait, ni à faire », ne faudrait-il pas se donner les moyens de rendre visible plus tôt ce qui a été composé avec la géographie ? À quel seuil critique d’achèvement le projet devient-il utile ? Quand devient-il lisible ? À Montpellier, le parc Charpak est ainsi pensé comme une suite d’états dont chacun est acceptable.

La conscience de nos échecs appellerait leur analyse rétrospective. Il faut cependant dédramatiser ce sentiment d’insuccès. Car tout projet en nourrit d’autres, y compris lorsqu’il n’est pas réalisé. Face à une instabilité immense, nous développons sans relâche quelques idées et convictions, sans savoir ce qui aboutira, ni quand ni comment. Notre domaine est soumis aux mille aléas de la société, plus fortement encore que l’architecture, du fait de l’échelle de nos interventions, de la multiplication des acteurs, de l’ampleur des problématiques – l’étalement urbain, les limites de la ville, les centres commerciaux… – auxquelles nous cherchons des solutions : comment redonner de la qualité à ces territoires massacrés, que peut-on en faire ? Nous développons comme nous le pouvons des hypothèses, nous lançons des pistes. Puisque nous ne savons jamais ce qui aboutira parmi nos tentatives, rien n’est un échec. Dans son caractère aléatoire, la réalité réserve aussi des surprises positives. Une idée de projet, quand elle est forte, parvient à s’installer durablement dans les têtes, à impressionner les esprits à long terme ; elle est parfois si présente que les acteurs oublient de la réaliser ! Tout le monde ne voit pas la même chose, ce qui peut donner lieu à d’infinis malentendus. La formulation de la « vision » incarnée par le « grand plan » doit donc être suffisamment simple pour que chacun se fabrique une image sans être bridé par un détail prématuré, par une expression hâtive. Si la représentation est trop formelle, trop fermée, trop encombrée d’effets, elle sera vite datée et vidée de son sens. Les politiques ont besoin de cette image fixe, formulée dans un langage universel qui leur permet d’atteindre un consensus, ou tout au moins un point d’accord minimal. Le plan stable signifie pour eux deux choses : le fait qu’ils ont choisi, car ils ne supportent pas l’indéterminé, mais aussi la promesse d’une prise en compte démocratique de l’opinion. Lors de la concertation publique, ce plan servira aussi de base à sa propre relativisation, puisqu’il sera présenté comme un support capable d’intégrer de nouveaux avis. Nous devons produire l’illusion qui permet d’avancer. Le grand plan est une image de projection portée par une question : dans ce que l’on dessine, qu’est-ce qui va être vrai ?

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CENTRALITÉ ET CHAÎNE DES PARCS EURALENS, BASSIN MINIER, FRANCE, 2010–

L’objectif affiché de l’opération Euralens était de profiter de l’arrivée d’une antenne du musée du Louvre et d’une gare de TGV pour redynamiser le territoire de l’ancien bassin minier, suivant la vision politique très forte du président de la région Nord – Pas-de-Calais à l’époque, Daniel Percheron. Il était demandé de créer à partir de trois communes – Lens, Liévin, Loos-en-Gohelle – une « centralité » pour cette zone géographique de 400 000 habitants. Ce projet prolongeait celui entamé depuis la cessation d’activité des mines, quarante ans plus tôt. Beaucoup de sites avaient été renaturés et transformés en lieux de loisirs. Leurs usages et les représentations que s’en font les populations avaient commencé à changer. Des terrils avaient été conservés dans leur intégrité et plantés ; la flore tapissante singulière qui s’y était développée spontanément avait été préservée. Mais ces interventions ponctuelles formaient une collection peu lisible. Nous avons été chargés au titre de paysagistes mandataires, avec Christian de Portzamparc comme urbaniste, d’imaginer le redéploiement de ce territoire. Du temps de son activité, le bassin minier était concédé à des exploitants qui avaient chacun créé une cité ouvrière autour de leur puits. Le territoire résultant de cette histoire se lit donc comme un archipel où les villages, les cités, les lotissements apparaissent comme autant d’îles construites. Les vides qui les séparent sont vécus comme des lieux de l’abandon, des délaissés. Ils correspondent à des terrils, gardés tels quels ou aplanis, et à des lieux d’exploitation en déshérence ; la population les considère comme des arrières de leur ville. Les élus, enfants de mineurs comme beaucoup d’habitants, en parlent encore comme des lieux « interdits », en souvenir du temps où leur accès n’était pas autorisé aux ouvriers des mines, suspectés d’y voler du charbon. Souvent, les urbanistes consultés sur ces sites avaient imaginé utiliser ces vides, les remplir. Nous sommes partis au contraire de l’intuition que cet archipel était un atout urbanistique

Le boulevard Émile-Basly ouvre une perspective vers les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle. Leur géographie artificielle monumentale (186 m d’altitude, soit les plus hauts d’Europe) constitue un repère majeur dans ce plat pays.

La vue à vol d’oiseau montre un territoire où des poches urbanisées alternent avec de grands vides verts. De part et d’autre de la rue Paul-Bert et de la coupure de la voie ferrée, on distingue le stade Bollaert (à

extraordinaire : les vides entre les concessions permettaient justement d’installer des continuités infrastructurelles à travers tout le territoire. Plutôt que de les combler en les urbanisant, nous avons imaginé mettre ces lacunes au service d’une structure paysagère forte, qui formerait une nouvelle centralité à l’échelle des trois communes. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur les « cavaliers », ces digues et talus en réseau, construits pour que les wagonnets chargés de matériaux puissent circuler et franchir les routes sur des ponts. À l’abandon depuis des décennies, ils étaient couverts par une végétation spontanée qui amenait en ville des continuités paysagères imprévues. Ils pouvaient être restaurés et complétés par d’autres pour structurer le redéploiement paysager. Au sein de cette armature de cavaliers en forme de croissant, viendraient s’insérer dans ce système de parcs les grands équipements : le Louvre (architecte : Sanaa), ses réserves (architecte : Rogers Stirk Harbour + Partners), mais aussi des équipements sportifs, le stade Bollaert, des terrains de jeux, l’université, la gare du TGV. Nous avons donc pensé cette « centralité » comme un grand arc ramifié, le faisceau de cavaliers constituant le support d’un remembrement foncier. Plutôt que de réaliser ce remembrement depuis les voiries existantes ou de créer des boulevards urbains, le redécoupage des parcelles préalable à la densification des constructions s’opère donc à partir de ce grand écheveau paysager. Son continuum de chemins retisse le territoire par ses coulisses, qui se retournent pour devenir un devant ; les emblèmes de la déshérence du site deviennent des vecteurs de sa transformation. On ne restaure pas le tissu, on le prolonge. Il ne s’agit pas de passer d’un « archipel noir » à « un archipel vert », ce qui équivaudrait à peindre dans de nouvelles couleurs un héritage difficile, mais de tirer profit de cette configuration particulière, vécue comme une donnée politique.

droite) et le Louvre Lens (à gauche) entouré de son parc. La passerelle qui franchit la rue (au premier plan) assure la continuité du cheminement piéton entre la gare du TGV (hors cadre, en bas à droite) et l’accès

au nouveau musée. Le tracé de ce « faux cavalier » est repérable à son étroit ruban clair et à la végétation dense qui le recouvre par plaques.

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Le projet transforme en infrastructure paysagère l’écheveau des « cavaliers » autrefois indispensables à l’activité minière, considérés à présent comme une ressource du territoire tout entier. Les

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vestiges de cette sorte de voirie industrielle se superposent aux tracés actuels des rues avec une certaine indépendance. Ils constituent potentiellement un réseau de promenades donnant accès à certains sites, et d’abord

au Louvre. Installé sur un ancien carreau de mine, le musée initie la reconquête des « îles » en devenir entre les cavaliers, et la symbolise. En rouge : le périmètre de l’opération, qui couvre trois communes.

Du nord-ouest au sud-est, on reconnaît les terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle (1), en lisière la base 11/19, réhabilitée en plateforme d’éducation à l’environnement et au patrimoine (2), le stade Bollaert (3), le Louvre

Lens entouré de son parc (4) et flanqué de ses parkings (5), la gare du TGV (6). Les aménagements paysagers intègrent les abords des infrastructures autoroutières existantes, comme la rocade

minière (7), repensée sur le principe du parkway. Ils accrochent entre eux les multiples espaces verts, parcs publics ou bois, et prennent en compte les aménagements antérieurs comme les parcs de loisirs (8). 125

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Cordons boisés À partir de ces principes, la cohérence se construit à l’échelle du territoire grâce à des procédures et à des palettes de végétaux et de matériaux. Pour compléter le réseau de « cavaliers » restaurés, nous lui avons ajouté des « faux cavaliers », dessinés sur le même modèle. Ensemble, ils formeront à terme une structure continue de « chemins arborés » vouée à transformer la manière de vivre et de se déplacer entre les pièces de l’archipel. La réalisation de la première tranche participait d’un double enjeu : contribuer à offrir au Louvre Lens de bonnes conditions d’ouverture et amorcer le processus de mutation du territoire en donnant une réalité aux premiers linéaments du faisceau vert.

Page de gauche : en haut, un exemple de cavalier abandonné et inaccessible (à gauche), puis requalifié en infrastructure paysagère (à droite). Pour donner à ces anciennes voiries de mine le statut de paysage, la végétation spontanée de haute tige a été

conservée, de part et d’autre d’un chemin minéral bordé d’accotements en herbe. Avant-après, trois exemples d’aménagement de « faux cavaliers » : le « chemin Euralens » aux abords de la gare du TGV, rue Jean-Létienne,

La nécessité de conférer une présence et une lisibilité immédiates au dispositif a été privilégiée. Pour amorcer la transformation, nous avons réalisé une série d’aménagements très modestes : nous avons tracé des chemins, planté 5 000 arbres. Cela représente 20 millions d’euros et six ans de travail. Les cordons boisés sont faits d’arbres forestiers plantés très serrés ; cette densité extrême les fait ressembler à des masses poussées spontanément plutôt qu’à des alignements. Leurs essences, compatibles avec les sols, font écologiquement sens ; elles varient en fonction des situations – proximité de l’eau, pente d’un talus… – mais participent toujours de la recherche

avant intervention et trois ans après sa livraison ; près du stade Bollaert, deux situations de transformation de la route par l’introduction de terrepleins plantés (central et latéral, avec ou sans piste cyclable) et par la densification des masses

végétales sur les talus existants. Ci-dessus : maquette d’étude des tracés et des intensités de l’infrastructure végétale autour des boucles paysagères du Louvre Lens et du stade Bollaert.

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globale de cohérence qui vise à produire l’image d’une forêt. La densité de ces plantations est un peu forcée pour créer d’emblée des cheminements dans un contexte très peu lisible : nous fabriquons littéralement des couloirs, des décors. Intercalées entre les constructions, elles prennent visuellement une forte importance. Le contrôle de l’eau est essentiel dans le bassin minier. Le creusement des mines a extrait du sous-sol des volumes de déblais considérables – les terrils n’en sont qu’une petite partie – et causé des effondrements gigantesques.

Les cordons boisés sont composés d’un mélange de jeunes arbres forestiers – charmes, frênes, chênes… – plantés très serrés pour constituer d’épais rideaux. Le choix des essences s’adapte aux différents types de sol. Les chemins sont réalisés en stabilisé

ou en enrobé clair. Cette palette végétale et matérielle, délibérément réduite, se combine à la diversité des situations de voirie pour constituer une grande variété de circulations douces, du « cavalier » au « cheminement sur trottoir ». L’essentiel des eaux

À mesure du creusement des galeries, le terrain est lentement descendu, parfois de dix, quinze mètres. En se tassant, il se noie : on doit pomper en permanence l’eau présente dans les galeries de mines pour empêcher qu’elle ne remonte et forme des lacs. Le drainage des eaux de surface est crucial car il ne faut pas ajouter à l’eau des sols celle du ruissellement. C’est toujours un outil formidable pour nous : les fossés irriguent les plantations que l’on installe, l’eau coule dans les fossés et rejoint les rivières. Ici, les cavaliers servent aussi à la gestion hydraulique.

de ruissellement est recueilli dans les fosses de plantation des cordons boisés. Ci-dessus : maquettes d’étude du paysage des cavaliers. Leur circulation en talus, à 6 m au-dessus du sol, en fait de véritables digues végétalisées.

Ces longs « filaments » plantés dessinent dans le territoire un paysage vert aux horizons multiples, très perceptible lors des grands déplacements.

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Densification des cités Par leur faible densité et avec l’abandon progressif de leurs jardins vivriers, les cités minières constituent de grandes réserves de constructibilité, d’autant que leur foncier est souvent maîtrisé directement par la collectivité. Elles possèdent des espaces publics magnifiquement dessinés par des ingénieurs – rues bordées d’alignements réguliers d’arbres, mails plantés, places, petits parcs. Ces espaces sont importants, et nous les respectons. Nous proposons de les compléter, à l’intérieur des îlots, par des « chemins jardinés », vecteurs de la densification des pièces de l’archipel mais aussi de la transformation de la manière de vivre et de se déplacer entre les trois communes d’Euralens.

Échantillons de densification de trois cités minières, sur les cinq identifiées autour du Louvre pour devenir des « éco-cités » : cité des Provinces, cité du 9 (deux prélèvements), cité du 4. On reconnaît en bas à droite le faisceau ferré et la gare de TGV, plus haut le stade Bollaert et

à sa gauche le Louvre Lens. Page de gauche : vue axonométrique de la proposition de densification de la cité du 4. Dans le respect des hauteurs bâties existantes, les nouvelles constructions se concentrent autour du maillage créé à l’intérieur de l’îlot. Les jardins

Imaginer des processus de densification de leur tissu bâti permet de résister à la tentation de combler les interstices du paysage, tout en préservant cet héritage architectural et social. Je me suis rappelé les allées qui desservent par l’arrière les maisons en bande de la banlieue victorienne de Paddington, à Sydney, où les anciens garages et bâtiments utilitaires, les mews, sont devenus des lieux d’habitation. Avec Christian de Portzamparc, nous avons repris le même principe pour créer derrière les maisons de nouvelles rues, qui desserviront les cabanes de jardin transformées en logements : c’est à partir de la structure existante qu’on donne de l’intensité au territoire.

autrefois vivriers s’enrichissent de haies et de fruitiers ; plantés d’une végétation ornementale (arbres à fleurs, plantes grimpantes), les espaces publics deviennent de véritables « jardins linéaires », à la fois chemins de desserte et de promenade mais aussi instruments de gestion des eaux.

Exemples de mise en valeur hydrographique des secteurs transformés : à gauche, vue aérienne du faisceau de noues du parking Jaurès à Liévin ; à droite, propositions pour l’écocité du 9 et pour la restauration du fossé Seignier.

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Chaîne de lieux et de liens Il existe dans le bassin minier une constellation de vestiges industriels aménagés qui font chacun l’objet d’une gestion indépendante : chaque petite commune a son terril, son espace de nature, son embryon de chemin qui, ensemble, ne forment pas une structure. En observant ce paysage du haut d’un terril, avec Daniel Percheron, nous nous sommes rendu compte que les reliefs artificiels créés par la mine, avec à leurs pieds les nouveaux parcs reliés par les cavaliers restaurés, composaient potentiellement une chaîne d’espaces publics d’une richesse incroyable. Lieux de promenade, équipements de sports et de loisirs, refuges de biodiversité, grands sites culturels ou de mémoire : chaque site, avec sa singularité, pouvait jouer un rôle dans

la vie quotidienne des habitants et contribuer à valoriser l’image du Pôle métropolitain de l’Artois, pour peu qu’on le relie aux autres. Le succès de cette idée auprès de la population a fait émerger de nombreuses demandes, qui ont été arbitrées en fonction des possibilités d’organisation et d’accessibilité des lieux. Les liaisons douces peuvent être le support de pratiques quotidiennes (utiliser le vélo pour se rendre à l’école, au travail, se promener le dimanche…) comme de pratiques touristiques (parcourir le bassin minier à bicyclette). Elles constituent un « ruban vert » qui encourage la découverte des espaces de nature, de sport et de culture du territoire.

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Pages précédentes : géographie et « monuments » industriels du bassin minier. La lecture de ce paysage distingue trois « strates » : au sol, les vides verts ; en épaisseur, la couche arbustive ; en émergence, les terrils et autres artefacts artificiels.

L’ancien bassin minier est classé au patrimoine de l’Unesco. Le projet de chaîne des parcs extrapole à grande échelle la stratégie mise en place pour Euralens Centralité. Les vestiges de l’activité du bassin ont été photographiés, cartographiés et classés suivant six thématiques. De gauche à droite : (1) terrils,

(2) bois, forêts et zones humides, (3) lieux clés, (4) cavaliers, boucles et chemins, (5) hydrographie, (6) points d’entrée. Chacun des parcs devient l’espace public majeur autour duquel se développe l’urbanisation. Mis en relation, ils s’additionnent pour constituer potentiellement

un ensemble structurant le territoire entier. Les cartes ci-contre présentent, sur un fragment élargi du bassin minier, les chemins et circulations douces créés pour relier les parcs existants autour d’Euralens Centralité (à gauche) et l’ensemble de la « chaîne de lieux et de liens » (à droite).

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Ci-dessus : exemples d’interventions sur quelques sites de la Souchez aval, dans la vallée de la Souchez, près de Loisonsous-Lens, là où le canal de Lens rejoint celui de la Deûle. En haut : amélioration du chemin de halage et de l’ancien viaduc minier qui enjambe le canal, à Courrières. Au centre : renforcement de la continuité des aménagements

de voirie et raccord avec les espaces urbains limitrophes aux abords du canal, à Harnes. En bas : facilitation de l’accès à la chaîne des parcs depuis l’ouest de Harnes, par le chemin qui traverse le canal de Lens. Page de droite, en haut : paysagement des entrées du site du terril de Fouquières-lès-Lens au niveau de la RN 43. Au centre :

amplification des parcours piétons à Montigny-en-Gohelle ; sur le boulevard Pierre-Bérégovoy, un maigre trottoir de rond-point devient une promenade liée au paysage. En bas : requalification d’un ancien cavalier à Barlin. Ci-contre : plan de l’ensemble de la chaîne des parcs. Les couleurs font apparaître les onze grandes unités opérationnelles.

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EAST RIVERFRONT DETROIT, MICHIGAN, ÉTATS-UNIS, 2016–

La fascination, horrifiée ou romantique, pour les ruines et les friches du centre de Detroit a trop souvent dominé, au détriment d’un regard global sur son aire métropolitaine. Or, celle-ci correspond à plus de 4 millions d’habitants. Dans les années 1950, les emplois s’étaient déplacés vers les quartiers périphériques où vivait une middle class aisée tandis que ne subsistait dans le centre-ville qu’une population ouvrière, majoritairement noire. Les émeutes raciales, puis les crises industrielle et immobilière, ont accéléré son abandon. J’ai été appelé par l’urbaniste de Detroit, Maurice Cox, pour postuler au concours de réaménagement, sur trois kilomètres de longueur, du front de rivière de cette ville dévastée. Dans le cadre de la reconquête entreprise par la municipalité, Cox avait déjà lancé une série de projets pour tester par grands prototypes des interventions sur les espaces publics. La Ville nous demandait maintenant de réfléchir à une recomposition d’ensemble, susceptible d’aider à repeupler le centre et sa première couronne désertés. Qu’un organisme public ait autorité pour le dessin d’un territoire est devenu relativement rare aux États-Unis : le savoir-faire européen en la matière pouvait être utile. Le cahier des charges imposait de s’associer à une grosse équipe pour conduire des enquêtes, dresser des inventaires, mettre en œuvre de la programmation et de la concertation. Nous avons sollicité l’agence américaine SOM pour mener à bien cette étude et cette opération, dans des délais relativement courts. Comme partout dans le monde, la déshérence de la rive correspond au départ de l’industrie de ses sites urbains. Ce foncier est donc largement privé, et la ville doit négocier avec les propriétaires. Mais la situation est quasiment l’inverse de celle que nous rencontrons en Europe : dans nos centres saturés, on se réjouirait presque de trouver un tel vide, parce qu’il manque. Ici, le vide est surabondant. En même temps, nous devons préparer l’avenir : si, comme on l’espère, le centre se repeuple et si on l’urbanise entièrement, on aura

En haut : vue satellite de la ville et de ses principaux espaces récréatifs. La géographie naturelle a pratiquement disparu sous l’urbanisation en grille du territoire. Exception notable, à l’ouest, le système de parcs de la River Rouge.

oublié de penser les espaces publics de cette ville à l’échelle du bord de rivière. On aura reproduit en accéléré ce qui s’est fait dans les villes européennes, et dont nous souffrons. Dans ce centre-ville en recomposition, la densification est une urgence, mais en même temps nous devons trouver un équilibre qui préserve la présence significative de la géographie naturelle, que l’on sait précieuse. Même dans cette situation où l’on nous pressait de construire au maximum, l’anticipation fondée sur la préservation du vide a convaincu les responsables de l’urbanisme, l’ensemble des propriétaires et surtout la population. Notre plan directeur (East River Front Framework Plan) prévoit la création d’un parc en front de rivière, le Creek Park. Il donne d’un côté sur la rivière par une promenade continue et s’insinue de l’autre dans les tissus lacunaires du centre grâce à des ramifications paysagères. Cet arraisonnement du vide vers l’arrière inclut Lafayette Park, le complexe résidentiel dessiné par Mies van der Rohe à partir de la fin des années 1950, et une autoroute qui arrive en plein centre et se diffuse dans la grille orthogonale de la voirie. Ce principe général a été négocié parcelle par parcelle avec les propriétaires par la Ville et SOM. Nous avons participé à certaines réunions de concertation, en particulier avec la population restée sur le site, pauvre et chargée d’une histoire très lourde. Tous craignaient d’être exclus à leur tour de ce territoire, et entendaient ne pas s’en laisser conter. La concertation a été conduite de manière très méthodique, comme un vrai processus démocratique structuré, où chacun pouvait s’exprimer. La lenteur de réalisation du projet s’explique par le manque d’argent et la carence de culture dans le domaine public : quand la Ville de Detroit a été mise en faillite, ses services publics ont disparu, y compris ceux de l’urbanisme. Mais à présent, des compagnies commencent à accepter de réinstaller leurs bureaux en centre-ville, et leurs cadres à envisager de venir y habiter : cette évolution était inenvisageable dix ans plus tôt.

En bas : à la même échelle, le schéma hydrographique avant urbanisation. Un ensemble d’affluents « historiques » drainait les abords marécageux de la Detroit River.

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Le projet exploite les vides laissés par la désindustrialisation, profite des opportunités foncières et amplifie les traces de la géographie existante pour constituer un système de parcs ramifié.

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En front de rivière, le Creek Park recrée un grand paysage de zone humide. Il est irrigué par les eaux pluviales amenées depuis les espaces publics qui s’ouvrent à sa perpendiculaire. Ces ramifications se développent de part et

d’autre de la Jefferson Avenue réhabilitée, qui les relie. Elles comprennent, d’ouest en est : la bretelle du Chrysler Freeway, une partie de Lafayette Park, la percée rectiligne de Aubin Street, les espaces verts de plusieurs

ensembles résidentiels et le grand cimetière. Le Creek Park intègre dans sa partie ouest des parcs existants et le port de plaisance ; sa partie est profite des grandes friches qui flanquent l’atterrissage du

pont. Entre les deux, la continuité – interrompue par l’existence de grandes emprises privées – est assurée par une promenade au bord de l’eau.

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EAST RIVERFRONT / DETROIT, MICHIGAN, ÉTATS-UNIS, 2016– 142

Ces terres autrefois industrielles étant polluées, le site doit rester protégé des crues. Les friches et les surfaces libérées le long de la Detroit River reçoivent un aménagement volontairement rudimentaire, qui épouse le système urbain de collecte des eaux pluviales.

Le parc est imaginé comme un grand paysage humide, parcouru par des chemins, propice à la biodiversité. Les volumes blancs suggèrent les emplacements et les gabarits des densités à construire pour compenser les vides préservés. Au fond, les tours du Renaissance Center.

Le cheminement continu en bord haut de rivière prend la forme d’une large promenade, laissée libre pour encourager la variété des usages. Ses rideaux d’arbres forment un écran végétal qui donne un premier plan au parc en cours d’installation dans le site.

Le garde-corps, un élément très important du fait de la dangerosité de la rivière, a été imposé par la Ville. Pour éviter qu’il n’altère la relation visuelle avec la rivière depuis la promenade, il borde un chemin aménagé en léger creux, qui fait un gradin sur l’eau.

Parc en front de rivière Quelques aménagements nous avaient précédés. À une extrémité du site, le siège de General Motors avait été rénové en Renaissance Center, en partie par SOM. Autour de ce bâtiment, un petit parc public avait commencé à être aménagé, avec un luxe incongru – un paradoxe lié à son financement, non par la Ville, qui n’a aucun moyen, mais par une sorte de SEM (l’East River Front Conservancy) capable de capter des fonds privés et même des donations. La rivière est réputée dangereuse à cause de ses forts courants ; on ne l’approche pas et, bien entendu, on ne s’y baigne pas. Ce petit parc représentait donc pour certaines populations la seule relation possible avec la nature et avec l’eau. Un petit étang avec des passerelles avait été aménagé pour que les enfants des écoles viennent faire l’expérience de cet élément. L’étendue des bords de rivière n’est finalement pas si grande à l’échelle de la ville. Nous proposons d’y installer un milieu humide qui formerait une sorte de nature, des marais évocateurs d’une géographie naturelle disparue

dont on restaurerait ainsi la présence. La collecte des pluies exploite la pente entre Jefferson Avenue, à l’arrière, et les bords de la rivière qui lui sont parallèles. Leur ruissellement est recueilli dans des bassins de décantation et de nettoyage, car il est interdit de rejeter directement les eaux dans la rivière pour ne pas accentuer les phénomènes d’inondation. Creek Park est morcelé par les propriétés privées. Mais une promenade continue passe devant celles-ci en bord de rivière, comme un large quai. La Ville ne voulait pas d’une promenade vide et dépourvue de couverture – le climat est très continental, brûlant l’été et glacial l’hiver – ni d’un boardwalk : pour qu’il puisse survivre dans cet environnement très rude, il aurait fallu le réaliser dans un bois coûteux, qui lui aurait donné en outre un aspect balnéaire. Le niveau de financement de cette Uniroyal Riverfront Promenade ne permet qu’un traitement de type industriel ou portuaire : nous la ferons donc en béton.

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EAST RIVERFRONT / DETROIT, MICHIGAN, ÉTATS-UNIS, 2016–

Ramifications La rivière possédait autrefois de nombreux affluents perpendiculaires à son cours. Leur lit s’est perdu avec l’urbanisation. Puisqu’on ne peut pas « fréquenter » l’eau, nous avons pensé la réinstaller là où elle était auparavant, pour suggérer la géographie – sans pour autant la restituer – au travers de l’état urbanisé. D’autres agences de paysagistes urbanistes avaient imaginé des continuités écologiques dans les tissus dévastés à l’arrière. Nous avons proposé une série d’interventions à l’intérieur de la grille urbaine, qui créent des continuités à une échelle plus vaste. Ces ramifications du parc de front de rivière se matérialisent par exemple par la création de passages publics dans certains îlots construits. Nous proposons aussi de faire un lieu plus accueillant, praticable et urbain de Jefferson Avenue, avec ses huit files de voitures et ses stationnements, en anticipant l’arrivée de transports collectifs dont la ville n’a aujourd’hui pas encore les moyens. Il fallait aussi dégager des capacités à construire pour financer l’espace public. Nous avons adopté la solution d’un grand boulevard abondamment planté de grands fruitiers ornementaux. Notre modèle était celui, à Boston, de Commonwealth Avenue à Back Bay, qui donne sur les commons. Cet espace de référence fait partie du système

Page de gauche : principe d’une des « ramifications ». En haut, le quartier dans son état actuel : entre les larges coupures des avenues subsistent un petit parc, quelques logements, d’anciens immeubles industriels et des

entrepôts au milieu des parcelles vides. En bas, processus et état proposé : récupération des parkings et des friches, démolition du bâti sur certaines parcelles, mise en place de

de parcs d’Olmsted pour la ville ; sa gestion des masses d’arbres y crée de belles discontinuités dans les plantations. Ici, à Detroit, il existe quelques endroits miraculeux où Jefferson Avenue touche Creek Park. Pour faire la transition entre les deux, l’architecte Inessa Hansch a imaginé des esplanades, de grands espaces publics urbains où pourraient s’installer des terrasses de café. Detroit a été fondée par un Français sur un détroit entre deux des Grands Lacs, d’où son nom. Son plan a été inspiré par celui qu’avait dessiné en 1791 l’ingénieur Pierre-Charles Lenfant (1754-1825) pour la Federal City qui allait devenir Washington. L’île (Belle Îsle) a été dessinée par Olmsted. Il paraissait pertinent, pour l’aménagement du front de rivière, de faire là aussi référence à Olmsted, à son système d’interventions types destinées à révéler une géographie spécifique, à son écriture écologiste avant l’heure et à son naturalisme. Avec son langage simple, son usage du végétal et sa compréhension des singularités de la topographie et de l’hydrographie, les systèmes de parcs qu’il a donnés à de nombreuses grandes villes américaines ne renvoient pas en effet à un modèle répétitif, mais ressemblent à une nature préexistante.

continuités plantées intégrant le petit parc. Les futures constructions se concentrent autour de Jefferson Avenue. Ci-dessus : plan de gestion des eaux pluviales. Les systèmes de plantation des ramifications

recueillent les précipitations et les dirigent jusqu’aux bassins de décantation qui forment le paysage de marais de Creek Park. Les surplus sont évacués dans la Detroit River.

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LE PAYSAGE COMME RÉFÉRENCE

VIEUX-PORT ET ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE / MARSEILLE, FRANCE, 2012–

Lorsque j’étais étudiant en deuxième année à l’École nationale supérieure du paysage à Versailles, j’ai fait une découverte qui a représenté une ouverture décisive pour ma culture du paysage. Michel Corajoud m’avait obtenu un stage à l’agence de Renzo Piano. Celle-ci possédait une bibliothèque extraordinaire, très choisie. Elle contenait des publications à peu près introuvables en France à l’époque, en particulier la revue Process, que Nori Okabé, un architecte de l’agence, rapportait du Japon. Certains numéros présentaient des travaux de paysagistes, américains pour la plupart – Peter Walker, Robert Zion, Lawrence Halprin, Paul Frittberg, Dan Kiley… –, tous inconnus de nous, étudiants. À l’école, le paysagisme du xxe siècle était considéré comme inexistant ou ringard, on le réduisait aux parcs paysagers conçus par des ingénieurs municipaux. Tout à coup, je prenais conscience de l’existence de ces Américains qui avaient réalisé une quantité de choses étonnantes, le plus souvent dans des formes assez simples, bien proportionnées. Elles évoquaient l’espace des jardins classiques mais dans une écriture qui me paraissait moderne : bref, elles proposaient une interprétation moderne du classicisme. En France, où l’on est convaincu qu’il n’est point de salut hors de la commande publique, cette production était regardée de haut parce qu’elle était associée à l’entreprise privée. Ainsi, grâce à des Japonais formés en Angleterre qui travaillaient à Paris pour un architecte italien, et à leur regard nouveau pour moi, j’ai pu relativiser le credo défendu par l’école, selon lequel la renaissance du paysagisme ne pouvait s’accomplir qu’à travers une réinvention radicale. C’est aussi à cette occasion que j’ai pris connaissance des travaux d’Olmsted. Nos cours de topographie étaient illustrés par des vues aériennes en stéréoscopie, qui combinent deux images pour donner l’illusion d’une troisième dimension. Nous devions reconstruire la topographie des sites observés en dessinant en plan les courbes de niveaux. Dans mon musée personnel, la photo aérienne continue de jouer un grand rôle mais avant Google Earth, ces images étaient assez rares. Pour en trouver, nous avions à l’époque deux sources. D’abord les aéroclubs : nous allions voir les pilotes, on discutait, on leur payait les quelques heures de vol dont ils avaient besoin pour passer leur permis, et ils acceptaient de nous emmener avec eux. J’ai

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pris ainsi toutes sortes de vues de nos sites de projet, purement documentaires et dépourvues d’intention esthétique. Pour comprendre les systèmes urbains et leurs logiques, nous avions également recours aux livres de tourisme qui montraient les villes et les territoires « vus du ciel ». À l’époque, j’en achetais systématiquement partout où j’allais. Les clichés étaient le plus souvent vulgaires, mais très inspirants ; il y en avait aussi de très beaux. Je me souviens par exemple de ceux de Georg Gerster qui, bien avant Alex MacLean, donnaient une compréhension intuitive des systèmes de cohérence régissant les lieux survolés. Nos travaux d’école analysaient en détail ces photographies aériennes : la végétation, les structures de chemins, les découpes parcellaires liés à la topographie. En croisant la lecture du relief naturel et celle de la propriété foncière, on peut à peu près tout saisir. Notre approche rudimentaire avec le calque, le crayon et la loupe binoculaire nous permettait d’acquérir une intelligence de l’adéquation entre les topographies et les structures qui se superposaient à elles, plutôt que de les considérer juste comme des formes dont s’inspirer. Notre génération a appris, comme le faisaient les géographes, à relier toutes ces structures visibles. Aujourd’hui, Google Earth est un outil extraordinaire à condition qu’on l’utilise comme une base pour l’analyse des sites, mais sans perdre de vue leur échelle, et sans se laisser fasciner par les figures qu’il révèle. Quand on dessine un projet, la tentation existe inévitablement de se livrer à des jeux formels, voire de reporter des modèles sur le plan ; le risque est qu’ils se substituent à la véritable maîtrise de l’espace que procure la compréhension du réel. Combien avons-nous vu de peintures cubistes projetées au sol par des paysagistes ? Ou de plans de paysage réduits à des logos, graphiquement habiles mais privés de l’intelligence intime des mécanismes à l’œuvre dans le territoire ? Le troisième pan de ma culture du paysage, ce sont bien sûr, et peut-être d’abord, les lieux et les jardins où j’ai passé du temps. Versailles en est l’étalon : son parc, la vallée, la ville, le potager du Roi où j’ai vécu puisque l’école y est installée. J’en connais la structure spatiale de référence, je la maîtrise, elle appartient physiquement à ma formation de paysagiste. Le jardin de la villa Médicis, où j’ai habité et travaillé pendant

plusieurs années, est un autre élément de mesure qui me sert en permanence. Pour avoir vécu à Boston, et y retourner souvent, je connais aussi très bien les systèmes de parcs américains. Je les ai éprouvés dans leur substance, je les apprécie pour leur simplicité qui échappe au dessin : de l’herbe, des arbres, quelques chemins – parfois même pas. Ils ne sont pas tellement définis, et pourtant : grâce à cette matière, leur espace est toujours extrêmement lisible. J’ai connu tous ces parcs alors qu’ils étaient dans un état de relative ruine. Avant la tempête de 2009, celui de Versailles était quasiment à l’abandon ; il n’en restait que la charpente, une forêt organisée où l’on décelait en négatif l’empreinte des tracés d’origine. À la Villa Médicis, dans les jardins à peine taillés et presque fantomatiques, beaucoup d’arbres étaient cassés lorsque j’y étais ; la matière existait à l’état élémentaire, sans détails, sans effets, sans sophistication. À cause, ou grâce à leur mauvais état, ces parcs échappaient à l’écume de l’ornementation ; on dit d’ailleurs que Le Nôtre détestait les « broderies », ces encombrantes passementeries de buis qui lui étaient demandées par le roi. J’aime aussi les jardins du xixe siècle que l’on rencontre en Belgique, ces sortes de boisements sculptés de clairières, installés sur de vagues vallons, un peu exagérés par leurs concepteurs et parcourus de chemins en lisière : le parc de Tervueren et son arboretum, une collection d’arbres organisée autour de grandes éclaircies en creux, ou encore celui de Woluwe, aménagé par le paysagiste français Élie Lainé. Tous ces exemples sont pour moi des référents pour leurs dimensions. Je procède par allers et retours entre l’échelle de mon projet et celle de ces sites, où j’ai besoin de retourner pour me les remettre dans l’œil. Cette référence spatiale, matérielle, physique doit s’entretenir en permanence. À la différence de l’informatique, dont l’abstraction rend tout interchangeable, cette pratique réserve toujours des surprises. Revenir dans ces lieux procure chaque fois un plaisir mêlé d’étrangeté, comme lorsqu’on redécouvre son propre appartement après de longues vacances. L’appréhension de l’espace que l’on dessine, sa taille, son orientation, cette expérience physique est essentielle. Et puis il y a ma collection de paysages plus personnels, connus et fréquentés ou juste aperçus. Dans la vallée de

Chevreuse, je repasse toujours sur le même chemin pour aller faire la gymnastique de l’œil et du corps indispensable au re-réglage de la machine. Comme je voyage beaucoup, ma collection s’enrichit d’endroits banals liés au travail : le paysage entre un aéroport et une ville, des espaces publics quelconques. La pensée du projet procède par association d’expériences similaires. Une situation physique éprouvée en évoque une autre, de référence, qui nécessite aussi – pour devenir opératoire – la distanciation que procure sa vue aérienne. Au hasard de ces confrontations, par on se sait quel procédé, quelque chose apparaît, sans que le processus soit purement déductif. Dans le cas du parc de Novartis, les images d’archipels sont venues tout de suite. Alors qu’elles évoquaient des paysages fragmentés, elles paraissaient porteuses d’une cohérence possible. À Lens, la courbure, la hauteur, la densité des cavaliers nous sont vite apparues comme une sorte de paysage deltaïque. Soudain l’image d’un faisceau de rivières et de bras morts conférait une logique possible aux fragments de digues qui jonchaient le territoire minier. De cette simple analogie avec un système d’écoulement, nous avons fait autre chose. La quasi-similarité des configurations amène un autre développement possible. Typologiquement, beaucoup de paysages sont assez semblables. Les situations sont différentes, mais les raisons qui façonnent les formes territoriales ne sont pas si nombreuses, dans la géographie naturelle comme dans la géographie humaine. Ainsi le projet passe-t-il par un imaginaire géographique pour pouvoir transformer une histoire. Le dessin, cette organisation de la pensée par le geste, compte beaucoup dans ce processus, qui n’est ni linéaire ni déductif, mais plutôt circulaire. En passant d’un référent à l’autre, le dessin accomplit une transformation, mais s’appuie fortement sur cette conscience de l’espace : celui du site que l’on doit transformer, et celui des exemples de référence. Ce que l’on regarde se compare à des devenirs possibles. Avec l’expérience, on finit par sentir presque physiquement le moment où un système de cohérence apparaît. Un ethnologue qui enseignait autrefois à Versailles nous parlait de populations lointaines qui percevaient soixante nuances de vert là où nous n’en voyions qu’une. Plus on dispose de mots et de référents, plus on voit.

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CAMPUS NOVARTIS EAST HANOVER, NEW-JERSEY, ÉTATS-UNIS, 2013–2016

Le siège américain du géant pharmaceutique occupe 56 hectares à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de New York, dans une région très industrielle qui côtoie de grands paysages. Il regroupe un ensemble hétérogène de gros bâtiments, des usines et des laboratoires voués à être transformés en campus de recherche. Il s’agit donc d’accompagner cette mutation sur plusieurs décennies, avec un passage anticipé de 7 000 à 9 000 employés, qui continueront à travailler sur le site pendant toute l’opération. Le PDG de Novartis, Daniel Vasella, aime l’architecture ; il a conduit la mutation du campus amiral de Bâle avec l’urbaniste milanais Vittorio Lampugnani. Ce dernier avait proposé un plan de masse pour le campus d’East Hanover, avant notre intervention. Il disciplinait les nouvelles constructions et intégrait certains édifices existants dans une forme en U de 500 mètres d’envergure, entourant sur trois côtés un parc de 23 hectares, soit la surface du jardin des Plantes à Paris : une proposition qui encaisse très bien les aléas de la programmation. Nous partions donc d’une vision à long terme dont l’énoncé précédait notre projet. Il fallait trouver des ruses pour maîtriser par le paysage les mutations dans le temps de cet espace central, afin que chacune des étapes réalisées en fasse un lieu vivable en permanence. Le concours pour ce parc nous faisait affronter West 8, James Corner, Günther Vogt et le paysagiste en place, Michael Van Valkenburg. Nous l’avons emporté avec une stratégie « incrémentielle » – tout cela n’allait pas se faire d’un coup – assortie de la vision physique d’un long terme possible. Nous sommes partis pour cela d’images de stations de sports d’hiver aux États-Unis, où les pistes de ski sculptent la forêt, fabriquant entre elles un paysage d’îlots forestiers, une sorte d’archipel. On circule entre ces blocs que le déplacement et la perspective ne cessent de recomposer en paysages.

Le futur campus de East Hanover vu du ciel. Ce vaste ensemble hétérogène est constitué de grands bâtiments autonomes –  les plus récents réalisés dans les années 2010 – avec leurs

L’expérience fait aussi penser à la navigation dans la baie de Stockholm, une ancienne moraine glaciaire où les îlots sont presque tous recouverts de belles forêts de sapins. Quand on se déplace dans ce type d’espaces, à ski ou en bateau, les lignes d’horizon changent en permanence grâce à la présence mouvante de ces petits îlots ; le paysage est très unitaire mais le vide est toujours une surprise. Ce sont des espaces cinétiques. Imaginer qu’on allait composer le grand parc du campus par taches successives était donc presque une évidence : ces îlots boisés et leurs qualités spatiales font sens dans le paysage du New-Jersey. Mais surtout, nous savions par anticipation que nous devions jouer avec des éléments existants de ce parc : il faudrait en enlever certains, en ajouter d’autres, en remplacer. L’ordre des mutations prévues par Lampugnani comportait beaucoup d’imprévus : implanter un tracé lié à une géométrie rigide était impossible. L’îlot forestier permet d’imaginer une structure physique dont on connaît les qualités et les capacités. Nous avions montré une image à long terme mais aussi proposé à court terme un plan de requalification des voies, des trottoirs, des accès et des parkings grâce à des boisements qui constituent un signal et améliorent d’emblée, même provisoirement, la vie quotidienne des usagers. Ces interventions ponctuelles se faisaient en parallèle avec le début de l’édification d’un grand paysage. Les bâtiments de recherche sont imposants ; même s’ils doivent être réalisés par de bonnes agences américaines, leur démesure peut paraître terriblement rébarbative. A contrario, il est possible de la mettre en valeur. Un parc me paraît toujours petit ; je recherche plutôt des solutions qui fassent perdre le sens de sa mesure, qui démultiplient l’espace. Au fond, c’est un des thèmes récurrents des parcs et jardins : s’ils apparaissent vraiment tels qu’ils sont, on ne peut être que

nombreux parkings. Des bosquets ponctuent le centre du site, d’autres sur son pourtour font écran à l’environnement proche. La voie rapide qui le dessert au nord le sépare d’un grand mall commercial. 149

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Maquette de principe de la stratégie pour le parc. Entre les trois côtés bâtis, disciplinés par la forme en U du plan d’urbanisme, le site en forte pente vers le sud recevra phase

après phase des plantations qui formeront à terme un archipel boisé. La figure emprunte sa référence et l’effet cinétique recherché aux images des taches de boisements délimités par les

pistes de ski qui serpentent dans la neige. Ces « projets pionniers » très ciblés créent une succession de nœuds d’intensité végétale qui reçoivent immédiatement des usages. 151

frustré. Une partie de la réussite de Le Nôtre tient au fait qu’on ne comprend pas l’échelle de ses parcs. Chez Olmsted aussi, la manière de jouer avec ce thème est déterminante. Si on extrapolait à la grande échelle une proposition plastique conçue pour la petite, cela paraîtrait incongru. Les échelles ont des vitesses différentes ; un artifice peut se tenir lorsqu’il reste de petite taille, mais la fantaisie univoque ne donne pas prise à l’histoire quand il s’agit d’un paysage : le résultat ne paraît pas synchrone – comme les pignons d’une boîte de vitesses, il « gratte ». La mutation du site de Novartis possède les caractéristiques de toute mutation urbaine : c’est celle d’un grand quartier. Cependant, les données bien identifiées et les conditions stables de celleci – une emprise et un nombre d’acteurs limités, un statut privé, des rouages économiques plutôt que politiques – l’apparentent à une expérience scientifique.

CAMPUS NOVARTIS / EAST HANOVER, NEW-JERSEY, ÉTATS-UNIS, 2013–2016

Un archipel dans le temps Le site comporte quelques boisements préexistants, des vestiges de la nature environnante, quantité de bâtiments historiques, un certain nombre de nouvelles constructions, une zone hydraulique protégée et une infinité de parkings et de dépôts… c’est un lieu difficile, très morcelé. Le terrain est

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en forte déclivité – 20 mètres de dénivelé du nord au sud – et les saisons sont très contrastées dans cette région. En outre, les démolitions en site occupé sont très contraintes. L’idée est donc d’installer un archipel de blocs boisés et un ensemble de clairières qui fabriquent une sorte de tissu infini : on glissera d’un endroit vers l’autre. Ce dispositif vise à encourager les déplacements à pied entre les bâtiments, à faire que les gens traversent le parc entre les lieux de travail, de rencontre, d’information, de recherche, de restauration. Pour l’activer, ce parc recevra un certain nombre de pavillons abritant des aménités telles qu’une bibliothèque et des lieux de réunion. Nous pensions gérer le temps de réalisation en mettant en place des ouvrages provisoires et un phasage. Mais personne n’accepte l’idée d’un provisoire qu’il faudra démonter ensuite. Et un phasage par zonage géographique ne permettait pas nécessairement d’établir la lisibilité des continuités que nous recherchions. Le client a proposé de procéder par projets « pilotes », ou « pionniers » : il s’agit de réaliser chaque année un morceau de projet démonstratif mais permanent, qui sera en lui-même la miniature d’un système de parcs. Leur addition fabriquera progressivement un tissu qui gagnera tout le site.

Page de gauche : principe de succession des projets pionniers. Conçus pour être immédiatement effectifs dans leur programmation, ils doivent à terme coloniser le site entier par addition. Pour activer les « taches boisées », l’architecte

Inessa Hansch a proposé d’associer à chacune d’elles une aménité, pensée en lien avec son site spécifique. Ci-dessus : l’image du parc repose sur des vallonnements en herbe modelés dans la pente entre

les taches boisées. Les chemins circulent en lisière de ces îlots forestiers. Lien fonctionnel entre les différents secteurs du campus, le parc est aussi un paysage habité où se promener, se rencontrer ou faire une pause-déjeuner.

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CAMPUS NOVARTIS / EAST HANOVER, NEW-JERSEY, ÉTATS-UNIS, 2013–2016

Projets pilotes  Ces projets pilotes, ou « pionniers », étant pérennes, ils fabriqueront progressivement un système de vallées malgré la présence persistante de grandes plaques de tissu industriel ou de parkings. Nous avons reçu une mission sur trente ans et, depuis 2013, plusieurs « pilotes » ont été conçus. Le premier a été réalisé. Il s’immisce entre les parkings puis dans les plantations, on ne sait plus bien où on est – c’est déjà un petit parc de 600 mètres de longueur, pas très large, avec un chemin et des boisements partiels qui préfigurent le sentiment de l’espace qu’on cherche à installer. Ce projet pionnier ne procède pas d’un découpage géométrique, il n’est pas la réalisation partielle d’un tout : il s’installe, permet tout de suite de modifier les usages et de valoriser le site. Pour constituer cet archipel démesuré, nous nous sommes appuyés sur l’exemple de quelques parcs bruxellois du début du xxe siècle, établis sur une charpente d’allées qu’on étoffait par des pelouses et des bois. Nous avons beaucoup réfléchi

Page de gauche : plans de progression réelle des interventions sur le site ; exemples : premières plantations en lisière, établissement d’un cheminement planté, colonisation végétale d’un parking.

Ci-dessus : un chemin en bois (boardwalk) – une des aménités conçues par Inessa Hansch – traverse une zone humide à l’intérieur d’un bosquet. Cette promenade présente des variations qui fabriquent

à la position de nos chemins, au maillage des clairières et des micro-boisements. Nous constituons un réseau de vallées plus qu’une addition d’interventions. Les ambiances, les échelles sont déterminées, mais le système est souple ; à nous de jouer avec le rythme des plantations dans le temps. Si, à terme, des grandes taches boisées doivent se développer, dans un premier temps nous ne pouvons établir que leur rive forestière. L’idée est d’installer là une véritable lisière à croissance rapide, une première enveloppe de boisement appartenant à l’archipel, qui sera complétée et épaissie après la démolition des bâtiments industriels. Jusqu’où faut-il exagérer la densité de la ligne pour que ce décor rende lisible l’espace de la future vallée ? Nous avons réalisé des prototypes de ce projet pilote pour voir si la lisière fonctionnait. Elle est fondamentale pour faire exister le vide, obtenir immédiatement un effet de rideau qui ait une belle présence pour les usagers. C’est un paysage « à rebours » qui part de ses limites pour se constituer en épaisseur.

des situations particulières (cheminement, banc intégré au garde-corps…) en relation avec la nature des lieux.

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LITTORAL DE DOHA QATAR, 2008–2016

Nous avons été appelés, par opportunités successives, à concevoir pour Doha un ensemble de très grandes interventions urbaines, qui s’installent dans un périmètre si étendu qu’on peut presque parler de projet territorial. Ici, nous ne partons pas d’une visée d’ensemble qui se déclinerait point par point, comme dans certains de nos projets européens, mais procédons au gré d’une accumulation de commandes qui nous ont obligés à prendre en compte le territoire au sens large. Le premier de nos projets accompagnait le nouveau Musée national en construction : Jean Nouvel nous avait mandatés pour en concevoir les jardins. Nous avions dessiné de grands parterres en forme de roues, un peu parachutés, qui prolongeaient l’écriture très particulière, en disques, de Nouvel pour son bâtiment. Contre toute attente, l’émir du Qatar a dit : « Non, nous avons une culture, ce n’est pas cela. » Il était choqué que ce parc puisse se constituer autour de grands disques abstraits, comme posés sur une page blanche, et qu’il ressemble de surcroît aux systèmes d’irrigation vendus par les Américains à l’Arabie saoudite. En observant un peu mieux le paysage qatari, nous avons cherché ce qui pourrait nourrir un projet de paysage situé en ville. Comme toujours, la géographie naturelle fournit des formes et des situations particulières, qui incluent des pratiques agricoles et urbaines. Les rivières sèches, les fameux wadi, charrient par moments des eaux de ruissellement et concentrent le reste du temps un peu d’humidité. Une végétation s’y développe, maigre mais spécifique, ce qui produit des formes, des coulées, des méandres. L’agriculture a créé des digues, des retenues, des canaux, dont la logique et les géométries se superposent à la géographie et à la topographie

Quelques paysages typiques du Qatar et leurs formes territoriales associées : la géographie naturelle des rivières sèches du désert (wadi), où la végétation qui sinue entre les dunes trahit l’humidité sous-jacente (en haut) ;

naturelles. Sur le littoral se sont installées de nombreuses mangroves, décimées dans le Golfe par les remaniements portuaires, industriels ou touristiques, mais qui formaient un écosystème précieux – il en reste quelques-unes. Il y a aussi des dunes, leurs lieux de contact avec l’eau, des lagunes… Bref, il existe une culture territoriale qatarie que nous n’avions pas repérée au départ. Nous avons donc refait une lecture du paysage, de son histoire et de ses pratiques, pour la transposer dans le jardin du musée. La constance dans la méthode et dans la démarche a donné son lexique aux projets qui ont suivi, parfois à d’autres échelles. Nouvel nous a fait participer à un concours pour l’ensemble de la corniche de Doha. Nous avons eu ensuite une importante commande par Architecture Studio, qui nous a confié la charge d’espaces publics et de parcs pour le quartier de Lusail, en limite du désert, au nord. Puis nous avons été appelés, directement mais en association avec Pei, pour la transformation des abords du musée d’Art islamique. Nous avons fait aussi un grand nombre de concours et d’études pour l’OMA : l’université du Qatar, les abords de l’aéroport, incluant un parc d’attraction, puis l’Endurance Village et, à très grande échelle, le paysage d’une autoroute. La plupart sont restés à l’état d’études. Pourquoi s’engager dans tout cela ? Parce qu’il est excitant de réaliser rapidement des opérations de grande dimension. Ces espaces publics sont ceux qu’on aurait dû construire dans nos banlieues : les échelles sont les mêmes qu’à Saclay, par exemple, où nous n’avons jamais pu projeter en continu sur 10 à 15 kilomètres. Être associé à des constructions de cette taille est une chose fascinante, même si leur échelle reste bien inférieure à celle des réalisations de Boston au xixe siècle.

les systèmes d’irrigation agricoles et la géométrie régulière de leurs digues et de leurs retenues (au milieu) ; sur le littoral, les deltas et lagunes, avec leur écosystème de mangrove et les méandres de leur paysage de sable et d’eau (en bas).

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Une accumulation de grands projets, au bord de la côte du Golfe en pleine transformation. Du sud au nord : à Doha, les jardins du Musée national du Qatar (architecte : Jean Nouvel) (1), une proposition d’aménagement

de la corniche (2), le parc du musée d’Art islamique (architecte : I.M. Pei) (3) ; les espaces publics du quartier de Lusail (4), l’université (5) ; le Wadi Park (6), la marina de Lusail (7), le Parc olympique de Lusail (8), l’autoroute (9).

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LIT TORAL DE DOHA / QATAR, 2008–2016

Musée national du Qatar Le jardin du musée a servi de banc d’essai pour définir cet atlas de formes paysagères. La « rose des sables » de Jean Nouvel est posée dans un paysage aride. Le jardin qui l’entoure avait une vocation encyclopédique, il devait évoquer les paysages et l’agriculture du Qatar – mais, pour des raisons budgétaires, il ne se fera pas. Nous avions imaginé un réseau de dunes artificielles, un grand paysage dans lequel s’installait toute une série de jardins tels que nous les avions observés dans les dépressions cultivées du territoire. Nous voulions mettre en scène, à petite échelle, un certain nombre de « pseudo-paysages » agricoles. La transposition aurait été très artificielle. Le plan montre les éléments précédemment décrits : une lagune surcreusée pour faire un avant-plan au musée derrière la corniche

Page de gauche : représentations du projet initial du jardin du musée. En haut, simulation perspective et principe de coupe du paysage de dunes artificielles et de leurs strates plantées ; en bas, plan d’ensemble du jardin entourant les bâtiments en forme

de « rose des sables » dessinés par Jean Nouvel. Ce paysage métaphorique installe le complexe muséal dans une topographie faite d’ondulations, entre un milieu lagunaire et une série de jardins botaniques, vivriers et ornementaux.

existante, dont les rives en béton transposent les courbes des dunes qui viennent mourir dans la mer. C’est une idée récurrente dans l’histoire des jardins que celle de réinterpréter les paysages où ils s’inscrivent. Les jardins vivriers ont précédé les jardins d’agrément. En Europe, les jardins de la Renaissance possédaient une forte dimension potagère. Ce n’est que progressivement que celle-ci a laissé la place à des décors, avant qu’à la période classique ne s’opère un changement de dimension. Au Japon, le jardin est toujours une transposition miniaturisée d’un large paysage. Dans les grands jardins anglais, les propriétaires – qui possédaient aussi la campagne alentour – faisaient redessiner celle-ci comme s’ils composaient des tableaux. Il existe toujours une relation entre le paysage, le territoire et les jardins.

Ci-dessus : détail du plan des géométries mises en présence par le projet ; détails de maquettes de présentation de deux exemples d’application des grilles de plantation au relief des dunes artificielles.

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Corniche de Doha Toujours avec Nouvel, nous avons réfléchi aux aménagements paysagers de la corniche englobant le musée d’Art islamique (architecte : Pei Cobb Freed & Partners). Notre proposition voulait donner une cohérence à ce vaste paysage de route, qui se développe sur 3,5 kilomètres, à partir de l’idée de transposition présente dans le jardin du musée, mais cette fois peut-être plus à l’échelle. Pour les 300 hectares du « Central Park », nous avons repéré les reliefs et les points bas qui pouvaient constituer des vallées. L’exacerbation de ce qui est déjà là permet de retrouver la manière empirique

Page de gauche : derrière la corniche, le parc est structuré à l’image des wadi, les oueds sculptés par les pluies torrentielles et investis entre les crues par de micro-parcelles agricoles. Inversant l’ordre des choses, le site est scarifié de longues « vallées »

sèches où des jardins forment des alcôves ombragées. Ces creux accueillent des équipements variés, tandis que les reliefs qui les séparent sont traités comme de grandes surfaces plantées. Les vallées, irriguées par des routes, convergent vers la baie. Elles

par laquelle ces territoires ont été aménagés. Une lagune est raccordée à l’arrière de la corniche par de petites digues qui franchissent le cordon dunaire. Pour ne pas reproduire littéralement le schéma du paysage existant, nous l’avons inversé : ce qui aurait dû être sec devient vert, mais en suivant la morphologie du site. De vastes prairies prennent place sur les reliefs, qui s’étendront en fonction des disponibilités en eau. Les opérations urbaines occupent les vallées, avec leurs espaces publics dont les plantations, très ordonnées, reprennent les motifs agraires.

ouvrent sur une lagune artificielle puis sur le Golfe, ourlé d’une plage le long des 3,5 km de la corniche. Ci-dessus : plans de détail de deux des vallées avec, à gauche, la distribution de leurs plantations et, à droite, leur topographie et leurs programmes : en haut, des

haras, des vergers, une mosquée, des équipements sportifs et des digues-chemins qui franchissent la lagune vers la corniche ; en bas, un palais des sports-auditorium, le Théâtre national, divers terrains de jeux et un espace de spectacle pour les enfants.

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Parc du musée d’Art islamique Le chantier du musée conçu par I.M. Pei avait laissé un tas de déblais. Nous les avons réutilisés pour constituer les topographies artificielles de ce parc de 14 hectares, en extension sur la mer. Nous sommes partis de vrais dessins de dunes que nous avons rendues constructibles en transformant leurs ondulations en facettes. Avec leurs pentes vertes plantées en prairie, ces trois dunes alternent avec des « vallées ». Ces creux accueillent des cafés et leurs terrasses, des événements et des performances en extérieur, sous des ombrières en métal dessinées par l’ingénieur Jean-François Blassel et l’agence Pei.

En complément de la petite corniche en arc-de-cercle et de ses alignements réguliers de palmiers, le parc déploie ses dunes, dépourvues de toute ornementation. Un système d’irrigation par le sol permet

de garder vertes leurs pentes à facettes, plantées de gazon ou de graminées. Les failles qui les séparent sont occupées par de petites aménités publiques, abritées sous de grands auvents. Depuis le point de vue haut, les

On peut « utiliser » le site de deux manières : soit en pénétrant dans les vallées et en s’installant sous les ombrières ; soit en gravissant depuis l’arrière la dune artificielle, en pente très douce jusqu’à une crête d’où l’on découvre soudain la ville. Le lieu est très apprécié des habitants, qui viennent s’installer le soir sur les pentes pour profiter de la vue sur le skyline et ses gratte-ciel. On peut ensuite redescendre vers le quai et se promener jusqu’au belvédère qui termine la corniche, où a été installée une immense sculpture de Richard Serra.

visiteurs peuvent contempler, d’un côté le panorama sur l’horizon de Doha et, de l’autre, la corniche et les deux attractions auxquelles elle conduit : côté ville, le musée, et, sur la mer, la sculpture de Richard Serra.

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Parc Wadi Le plan d’urbanisme existant, conçu par une agence britannique, prévoyait un parc de 3 kilomètres de longueur de la mer vers l’intérieur des terres. Son tracé correspond justement à une ancienne rivière, donc à une vallée sèche, très largement négligée et même dégradée. L’hypothèse est de réinstaller dans ce long couloir la présence de la rivière sèche, d’exagérer la topographie existante et de retrouver tout au long les composants du paysage qatari – le jeu des dunes et, dans la partie la plus humide, de l’agriculture –, et même, dans un tiers du parc, de réintroduire l’idée que les mangroves pourraient le contaminer. On accuse le canyon en l’excavant pour créer d’un côté une dune, en

Page de gauche : le parc est un corridor écologique de 56 ha destiné à fédérer les différents quartiers de la ville nouvelle de Lusail. Structuré dans sa longueur par un oued, il est traversé par des routes qui définissent

cinq séquences aux qualités paysagères spécifiques. Planté d’espèces végétales locales, il organise la rencontre entre différents milieux naturels et forme une infrastructure hydraulique complexe, support

sable renforcé, qui offre une promenade et des points de vue. Dans la vallée, on installe des digues qui sont autant de passages. Elles déterminent des zones plus humides où se nichent de petits jardins, voire des programmes plus grands, et même une ferme pédagogique. Les plantations se développent tantôt de manière naturaliste au pied de la dune, tantôt sous une forme plus organisée, à l’image des cultures. La mangrove, reconstituée par creusement, est également traversée par des digues, comme celles que nous avions repérées sur les sites existants. Ces aménagements ne sont pas que des décors : ils créent les conditions pour qu’une nature s’établisse.

d’équipements légers. Les sections de la coupe longitudinale montrent l’évolution du relief et des plantations entre les parties arides, à l’ouest, et les rives marécageuses avec leur mangrove, à l’est.

Ci-dessus : chantier de creusement de l’embouchure de l’ancienne rivière. Protégées de la mer par un barrage temporaire, les pelleteuses excavent le sable et le rocher pour façonner les reliefs qui recevront la mangrove.

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Parc olympique de Lusail et université du Qatar La ville nouvelle de Lusail, à 15 kilomètres au nord de Doha, devrait accueillir à terme 200 000 habitants. L’urbanisme revendique ici la production d’un cadre de vie de haute qualité – dont participent ses aménagements paysagers – couplé à une forte mixité programmatique. Ces deux projets pour des équipements majeurs s’installent sur des territoires cultivés. Dans les deux cas, la structure agraire territoriale nous fournit le tracé des plantations et des circulations, ménageant dans sa maille les sites qui reçoivent les fonctions programmées. La cité olympique de Lusail est implantée, à 20 kilomètres du nord de Doha, sur la ceinture agricole irriguée par un oued qui dirige les eaux de ruissellement vers la baie, à l’est. Un

Page de gauche : maquette du quartier olympique et simulations perspectives d’ambiance des jardins implantés selon la grille (colonne de gauche) ; vue aérienne de l’université et maquettes de principe des plantations en rideau (colonne de droite).

En bas : l’addition d’actions typologiques stratégiques –  en cœur de campus, sur ses périphéries successives, à travers le site – engendre un plan de végétalisation d’ensemble (ci-dessus) qui intensifie les caractéristiques du lieu.

quadrillage de haies vives définit un parcellaire où prennent place les équipements et le village olympique, complétés par des rideaux d’arbres – casuarinas, eucalyptus. L’université occupe 8 kilomètres carrés de campagne, très convoitée pour sa situation entre les quartiers résidentiels, à l’ouest, et, à l’est, par son opulent tissu de villas et de jardins avec leur golf. Pour préserver cette frange rurale menacée, la stratégie préfigure le développement urbain en s’appuyant sur les caractéristiques du lieu. Le schéma de plantation des espaces publics est déduit de la topographie et des réseaux d’irrigation existants, qui nourrissent des rideaux d’arbres ombrageant les chemins. Les lisières sont découpées par des canaux en parcelles aménagées, jardinées ou cultivées.

La grille de plantations est traversée par une végétation plus capricieuse, dont le parcours reflète la présence sous-jacente de l’eau.

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24 « jardins de poche » (en haut) déclinent dans diverses tailles les principes du jardin arabique : une cour fermée, bordée d’arcades ombragées, plantée et occupée en son centre par un point d’eau. Les photographies de maquette

montrent les ingrédients fondamentaux du projet pour les espaces publics : une trame de palmiers de densité variable et des « jardins-blocs », qui forment comme des oasis sur des sols minéraux. L’unité du granit clair

contribue à donner au quartier son identité spécifique. Page de droite : la trame des cheminements en granit accueille des « jardins-blocs » avec une densité variable. Les espèces plantées, qui peuvent supporter

des températures très élevées, protègent du soleil et des vents chauds tout en apportant la fraîcheur nécessaire au développement des activités en extérieur.

Quartier des marinas à Lusail Le Marina District de Lusail englobe dans son intégralité la façade maritime. Nous avons réalisé pratiquement tous ses espaces publics. L’échelle d’intervention est colossale. Lorsque l’émir demandait un prototype, il mesurait 600 mètres de longueur ! Le granit – toute la pierre nécessaire pour les sols d’une ville entière – a été commandé en Chine dans des quantités énormes. Guidé par le concept de « ville-parc », pour cadrer les expansions possibles du bâti par le végétal et installer d’emblée un paysage unitaire, l’aménagement s’appuie sur une trame de rues plantées et de boulevards, et sur des « jardins de poche ». Dérivés des jardins arabiques, les sahn, ces petits espaces clos offrent des lieux de repos et de jeu loin de l’agitation des grands boulevards.

L’abondance de nos plantations est assez inhabituelle pour un quai. Elle renvoie plutôt à certains de nos projets urbains où la composition ne met pas en scène des alignements d’arbres, mais des blocs et des vides qui fabriquent des lieux appropriables à partir de géométries simples. Les gares de métro débouchent toutes dans de petits jardins. Ils apparaissent posés sur des surfaces minérales – un peu à la façon de ce que faisaient certains paysagistes américains dans les années 1950 – et dotés d’une surabondance végétale. Nous avons défendu cette densité car elle crée des milieux qui apportent une qualité environnementale indispensable dans les villes. Dans ce type d’urbanisation, une nappe d’eau superficielle se forme progressivement, qui rend inutile l’arrosage des arbres.

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Ci-dessus : tracé d’ensemble de l’autoroute et repérage de ses paysages existants remarquables. L’autoroute doit contenir l’urbanisation de Doha vers l’ouest. Elle traverse six grandes entités paysagères : le désert,

puis les salines de la côte du golfe Persique, les quartiers résidentiels, la périphérie urbaine de Doha, les rawdat (le système de microdépressions interconnectées qui permet à l’eau de s’écouler vers la mer), et les mangroves dont la survie

dépend de cet apport en eau douce. Page de droite : six séquences végétales et topographiques correspondent aux entités paysagères : elles révèlent leur diversité et rendent perceptibles leurs caractéristiques

géomorphologiques et écologiques. Les 22 échangeurs qui ponctuent l’autoroute représentent chacun un moment privilégié dans son linéaire. Leur paysagement vise à faire dialoguer leurs abords immédiats avec les lointains.

Périphérique du Grand Doha (Orbital Highway) Ce projet d’infrastructure est colossal : il doit desservir le Qatar du nord au sud. Ses ronds-points et leurs aménagements avaient déjà été dessinés. Une étude a été confiée à l’OMA, avec notre équipe comme paysagistes. Une autoroute est un obstacle qui perturbe le fonctionnement des systèmes géographiques et écologiques de son territoire d’accueil. Nous avons proposé d’aller bien au-delà de son tracé pour inscrire son traitement dans les paysages traversés. Le principe consistait à les mettre en valeur, en amplifiant à l’échelle territoriale les phénomènes que nous avons

typologiquement repérés – les continuités, les vallées sèches, parfois agricoles… – en procédant à une reconstitution de la logique de grand paysage plutôt qu’à un embellissement décoratif des ronds-points. Nous avons travaillé à deux échelles de perception : les abords immédiats de l’autoroute qu’il s’agissait d’aménager, et les projets qui prolongent cette intervention au-delà. Les « actions artistiques » suivaient la même démarche : prendre en compte les dynamiques écologiques du site et les révéler, pour connecter la perception de l’autoroute aux systèmes naturels et faciliter l’orientation.

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GÉNÉRIQUE MARSEILLE FRANCE VIEUX-PORT DE MARSEILLE 2012-2016

Maîtrise d’ouvrage Communauté urbaine Marseille Provence Métropole Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) Foster + Partners, architecte  Tangram, urbanistes Ingérop, ingénierie AIK / Yann Kersalé Chefs de projet MDP Justine Miething, Enrico Ferraris

AVENUE PIERRE-MENDÈS-FRANCE 1993-2000

Maîtrise d’ouvrage Ville de Montpellier Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste, associé à Christine Dalnoky, paysagiste Chef de projet MDP François Neveux PARC DU LEZ 1992-2000

Maîtrise d’ouvrage Ville de Montpellier Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste, associé à Christine Dalnoky, paysagiste Adrien Fainsilber, architecte-urbaniste Chef de projet MDP François Neveux

MDP Michel Desvigne Paysagiste Herzog & de Meuron, architecteurbaniste (mandataire) Chef de projet MDP Ana Marti-Baron

2012-2014

PLACE CENTRALE, 2009-2012

Maîtrise d’ouvrage SPL Lyon-Confluence Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Herzog & de Meuron, architecteurbaniste Christian de Portzamparc, architecte Cap vert, ingénieur Chefs de projet MDP Ana Marti-Baron, Guillaume Leuregans

JARDINS DE LA LIRONDE

2013-2017

2001-2014

Maîtrise d’ouvrage Icade Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Herzog & de Meuron, architecteurbaniste Tatiana Bilbao S.C. Manuel Herz Architekten, architecte Christian Kerez AFAA Chefs de projet MDP Ana Marti-Baron, Taro Ernst, Guillaume Leuregans

Maîtrise d’ouvrage Communauté urbaine Marseille Provence Métropole Conseil général des Bouches-du-Rhône Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Chef de projet MDP Justine Miething

Maîtrise d’ouvrage Ville de Montpellier Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Christian de Portzamparc, architecteurbaniste Chefs de projet MDP Pauline Way, Guillaume Leuregans

MARSEILLE PLAN-GUIDE

PARC CHARPAK

2012-2014

Maîtrise d’ouvrage Communauté urbaine Marseille Provence Métropole Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) Tangram, urbanistes Ingérop, ingénieurs Chef de projet MDP Mathieu Labeille ESPACES PUBLICS DU CENTRE-VILLE

1998-

Maîtrise d’ouvrage Ville de Montpellier Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Chefs de projet MDP Pauline Way, Guillaume Leuregans

LYON FRANCE

DE MARSEILLE, 2018-2022

QUAI DE SAÔNE

Maîtrise d’ouvrage Métropole Aix-Marseille-Provence Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Tangram, urbanistes Ingérop, ingénieurs (mandataire) Chefs de projet MDP Guillaume Leuregans, Carla Maria Greco

Maîtrise d’ouvrage SAEM Lyon-Confluence Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste SIOAH, ingénieur Chef de projet MDP Pauline Way

MONTPELLIER FRANCE PLAN-GUIDE PORT-MARIANNE 1991-2002

Maîtrise d’ouvrage Ville de Montpellier Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste, associé à Christine Dalnoky, paysagiste SERM, aménageur (mandataire) Chef de projet MDP François Neveux

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LYON CONFLUENCE 2, ÎLOT B2 2015-2019

Maîtrise d’ouvrage Ogic Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Diener & Diener Architekten, architecte Clément Vergély, architecte Étamine BET, ingénieur Chefs de projet MDP Guillaume Leuregans, Taro Ernst

1999

LYON CONFLUENCE 1 2000-2005 Maîtrise d’ouvrage SPL Lyon-Confluence Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste François Grether, architecte-urbaniste (mandataire) Chefs de projet MDP Pauline Way, Anne Gaillard LYON CONFLUENCE 2 2009-2012

Maîtrise d’ouvrage SPL Lyon-Confluence Équipe

SECTEUR DESCHAMPS 2008

LYON CONFLUENCE 2

LYON CONFLUENCE 2, ÎLOT A3 MARSEILLE CHAÎNE DES PARCS

Chefs de projet MDP Sophie Mourthé, Ana Marti-Baron, AnneFleur Aronstein, Guillaume Leuregans

BORDEAUX FRANCE CHARTE DES PAYSAGES, 2002-2005 PLAN-GUIDE GARONNE, 2003-2004 BORDEAUX RIVE DROITE, 2005-2006

Maîtrise d’ouvrage Ville de Bordeaux Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Chef de projet MDP Sophie Mourthé PARC AUX ANGÉLIQUES 2008-

Maîtrise d’ouvrage Ville de Bordeaux Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) IHA Inessa Hansch Architecte Artelia Bordeaux, ingénieur

Maîtrise d’ouvrage Ville de Bordeaux Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Christian de Portzamparc, architecte (mandataire) Chef de projet MDP Sophie Mourthé QUARTIER BASTIDE BRAZZA NORD 2012-

Maîtrise d’ouvrage Ville de Bordeaux Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Youssef Tohmé, architecte-urbaniste (mandataire) Ingérop, ingénieur VRD Chefs de projet MDP Ana Marti-Baron, Guillaume Leuregans, Sara Maillefer PONT SIMONE-VEIL 2013Maîtrise d’ouvrage Ville de Bordeaux Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste OMA, architecte (mandataire) WSP (groupe EGIS), ingénieur Lumières Studio, concepteur lumière Chefs de projet MDP Ana Marti-Baron, Guillaume Leuregans

PLATEAU DE SACLAY GRAND PARIS, FRANCE PARIS-SACLAY 1er ACCORD-CADRE (2009-2015)

Maîtrise d’ouvrage Établissement public d’aménagement public Paris-Saclay (EPAPS) Groupement de maîtrise d’œuvre urbaine et paysagère MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) XDGA-FAA / Xaveer De Geyter, Floris Alkemade, architecte-urbaniste Arep, Sogreah, Setec, Altostep, Tractebel MOE technique espaces publics  Ingérop Confluences Sol paysage MOE technique lisière  Artélia Confluences Chefs de projet MDP Sophie Mourthé, Ségolène MerlinRaynaud 2nd ACCORD-CADRE (2015-2021)

Maîtrise d’ouvrage Établissement public d’aménagement public Paris-Saclay (EPAPS)

Groupement de maîtrise d’œuvre urbaine et paysagère MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) XDGA-FAA / Xaveer De Geyter, Floris Alkemade, architecte-urbaniste Concepto, concepteur lumière MOE technique espaces publics  Ingérop (2015-2016) / Tugec (2017- ) Confluences Sol paysage MOE technique lisière  Artélia Confluences Sol paysage Chef de projet MDP Ségolène Merlin-Raynaud

Chefs de projet MDP Guillaume Leuregans, Mathieu Labeille CHAÎNE DES PARCS DE L’ARTOIS 2018-

Maîtrise d’ouvrage Pôle Métropolitain de l’Artois Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) IHA Inessa Hansch Architecte Pro Développement, programmiste Biotope, écologue Chefs de projet MDP Guillemette Dumars, Guillaume Leuregans

BURGOS ESPAGNE

DETROIT MICHIGAN, ÉTATS-UNIS

BOULEVARD DE LA VOIE-FERRÉE 2006-2012 Maîtrise d’ouvrage Consorcio para la gestión de la variante ferroviaria de Burgos Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Herzog & de Meuron, architecte (mandataire) Hydra, consultant botaniste MBG Ingenieria y Arquitectura SL, ingénieur Chef de projet MDP Ana Marti-Baron

DETROIT EAST RIVERFRONT

EURALENS FRANCE

CAMPUS NOVARTIS

Maîtrise d’ouvrage Qatar Diar Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Architecture Studio, architecte (mandataire) SOGREAH, ingénieur Chef de projet MDP Sophie Mourthé

EURALENS CENTRALITÉ 2010-2019

Maîtrise d’ouvrage Euralens Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) Christian de Portzamparc, architecteurbaniste IHA Inessa Hansch Architecte (mobilier urbain) Sogreah Lille Groupe Artelia Buro Happold Chefs de projet MDP Guillaume Leuregans, Mathieu Labeille, Hugo Bruley EURALENS CHAÎNE DES PARCS 2013-2015

Maîtrise d’ouvrage Euralens Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) IHA Inessa Hansch Architecte Pro Développement, programmiste Biotope, écologue

Maîtrise d’ouvrage Detroit Riverfront Conservancy, Inc. Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste SOM, Skidmore, Owings & Merrill LLP (mandataire) IHA Inessa Hansch Architecte Chef de projet MDP Taro Ernst

EAST HANOVER NEW JERSEY, ÉTATS-UNIS 2013-2016

Maîtrise d’ouvrage Novartis Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste (mandataire) IHA Inessa Hansch Architecte Chefs de projet MDP Justine Miething, Hugo Bruley

DOHA QATAR MUSÉE NATIONAL DE QATAR 2008-2012

Maîtrise d’ouvrage Qatar Museum Authorities Qatar Petroleum Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Atelier Jean Nouvel, architecte (mandataire) AIK / Yann Kersalé Arup, ingénieur Chef de projet MDP Ana Marti-Baron LUSAIL DEVELOPMENT

QUARTIER DES MARINAS À LUSAIL, 2010-2013

CORNICHE DE DOHA

LUSAIL BOULEVARDS, 2010-2013

2009

Maîtrise d’ouvrage Qatar Diar et LREDC Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Architecture Studio, architecte (mandataire) Artelia, ingénieur RFR, ingénieur structure SNAIK, concepteur lumière BWS, économiste Chef de projet MDP Elinor Scarth

Maîtrise d’ouvrage Qatar Petroleum Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Ateliers Jean Nouvel, architecte (mandataire) Chef de projet MDP Justine Miething MUSÉE D’ART ISLAMIQUE 2008-2013

2016-

infrastructure et équipements WSP / RWDI, environnement Licht Kunst Licht (LKL), concepteur lumière Mijksenaar Signage & Wayfinding De Leeuw, économiste Chef de projet MDP Elinor Scarth

Maîtrise d’ouvrage Qatar Petroleum Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Pei Cobb Freed & Partners, architecte Richard Serra, sculpteur Chef de projet MDP Justine Miething PARC WADI 2011-2015

Maîtrise d’ouvrage Qatar Diar et LREDC Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Architecture Studio, architecte Artelia, ingénieur RFR, ingénieur structure AIK / Yann Kersalé BWS, économiste Chefs de projet MDP Elinor Scarth, Mar Armengol-Reyes UNIVERSITÉ DU QATAR 2012

Maitrîse d’ouvrage Qatar Diar et LREDC Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste OMA, architecte-urbaniste (mandataire) Mott Macdonald, ingénierie, infrastructure et équipements WSP / RWDI, environnement Licht Kunst Licht (LKL), concepteur lumière Mijksenaar Signage & Wayfinding De Leeuw, économiste Chef de projet MDP Elinor Scarth PARC OLYMPIQUE 2012

Maîtrise d’ouvrage Ashghal - Qatar Public Works Authority Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste OMA, architecte-urbaniste (mandataire) Mott Macdonald, ingénierie,

POCKET GARDENS 2011-2013

Maîtrise d’ouvrage Qatar Diar et LREDC Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Architecture Studio, architecte (mandataire) Artelia, ingénieur RFR, ingénieur structure SNAIK, concepteur lumière BWS, économiste Chef de projet MDP Elinor Scarth LUSAIL WATERFRONT 2010-2012

Maîtrise d’ouvrage Qatar Diar et LREDC Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste Architecture Studio, architecte (mandataire) Artelia, ingénieur RFR, ingénieur structure SNAIK, concepteur lumière BWS, économiste Chef de projet MDP Elinor Scarth ORBITAL HIGHWAY 2014-2016

Maîtrise d’ouvrage Ashghal, Qatar Public Works Authority  Équipe MDP Michel Desvigne Paysagiste OMA, architecte-urbaniste (mandataire) Hyder, ingénieur RWDI, environnement Licht Kunst Licht (LKL), concepteur lumière Space Agency, signalétique Chefs de projet MDP Taro Ernst, Mar Armengol-Reyes

2008-2013

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Garrett Eckbo (1910-2000), projet de logement coopératif pour Community Homes, avec Gregory Ain, Joseph Johnson et Alfred Day, vers 1948. 176

En haut : vue d’un verger d’abricotiers de la San Fernando Valley en 1929.

Dorothée Imbert UNE ATTITUDE TERRITORIALE

Depuis trois décennies, Michel Desvigne plaide pour un « exercice sans style » du paysagisme, détaché des figures identifiables du parc à la mode et de la promenade à motifs. Pourtant, il a lui-même développé une œuvre hautement reconnaissable. Son usage très particulier d’éléments simples – lignes d’arbres, vergers, étendues de sol en stabilisé… – dessine un système concret qu’il déploie à toutes les échelles et pour tous les programmes, du jardin au territoire1. Loin de procéder d’une inspiration formelle développée sans questionnement, le projet de paysage devient une expérimentation sur l’échelle, l’espace et le temps. Son processus est continu, ses étapes sont mesurées, son résultat tient à sa fabrication. Il s’agira ici de replacer l’approche de Michel Desvigne dans son contexte et de mettre en lumière ses thèmes et leurs résonances historiques, à la croisée du paysagisme, de l’urbanisme et de la géographie.

Cet usage de jeunes arbres densément plantés pour fabriquer une matrice spatiale rappelle l’œuvre du paysagiste américain Garrett Eckbo (1910-2000), et plus particulièrement les camps qu’il conçut dans la vallée centrale de Californie et dans

d’autres paysages agricoles de l’Ouest pour héberger les fermiers déplacés par la Grande Dépression. Avec ses collègues architectes et urbanistes de la Farm Security Administration, afin de donner un sens aux lieux où se retrouvaient ces populations itinérantes, Garrett Eckbo avait dessiné « de grandes géométries plantées d’arbres, à une échelle baroque, sur des terres rurales bon marché2 ». À la recherche des moyens minimaux susceptibles de produire le plus d’effet possible, ses schémas de plantation associaient dans l’espace les quartiers et les programmes : cours d’écoles, terrains de baseball, etc. Plus remarquable encore, Garrett Eckbo défendait un environnement structuré par des alignements d’arbres, des cordons et des bosquets, qu’il représentait sur des vues aériennes. À la fois contemporaines et intemporelles, ses visions empruntaient à son expérience du travail en pépinière, au contexte agricole, mais aussi à l’art et à l’architecture. Ces aménagements étaient autant de tests des idéaux de l’espace moderne ; ils pouvaient aussi bien convenir à un camp de réfugiés que, dans l’après-guerre, aux lotissements. Quelques années plus tard, Garrett Eckbo allait user d’une stratégie de végétalisation similaire pour un projet de maisons coopératives à Reseda, dans la vallée de San Fernando, au nord de Los Angeles. Son organisation des 40 hectares du site puisait dans « le caractère encore rural de la plus grande partie des alentours », avec ses grands vergers et ses pépinières3. Une série de diagrammes recense la richesse des variations d’espace, de texture et d’opacité introduites par les arbres en fonction de l’échelle et de l’usage des lieux, depuis l’armature publique d’espaces civiques et de loisirs jusqu’au parc communautaire et au jardin individuel. Ses schémas de plantation, qui misaient en priorité sur les unités paysagères les plus simples, exprimaient sa foi dans les capacités du paysage à être un agent de changement social, un artisan des communautés à venir4. Il insistait sur la relation qu’entretiennent la pratique et la théorie, décrivant cette dernière comme un processus scientifique « basé sur l’observation et l’expérience de chaque instant », qui se déploie

1. Michel Desvigne situe l’origine de cette « attitude paysagère », qui a modelé tout son travail, dans son intérêt précoce pour la recherche empirique. Voir « Conversations with Michel Desvigne », dans Dorothée Imbert (dir.), A Landscape Inventory: Michel Desvigne Paysagiste, Applied Research and Design, ORO Press, San Francisco, 2018, p. 20. 2. Garrett Eckbo, « Community Recreation Space in Ceres, Central Valley, California, 1940 », dans Landscape for Living, Duell, Sloan & Pearce, New York, 1950, p. 179.

3. Garrett Eckbo, « Co-operative Housing in the San Fernando Valley, Los Angeles, California, 1945-49 », dans ibid., p. 218-221. 4. Sur les camps de la Farm Security Administration et les projets de logements conçus par Garrett Eckbo dans les années 1940 et 1950, voir Dorothée Imbert « The Art of Social Landscape Design », in Marc Treib et Dorothée Imbert, Garrett Eckbo: Modern Landscapes for Living, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1997, p. 106-167.

En alternative au récit qui fait du paysage un produit fini, les éléments qu’il utilise – structurants et neutres en apparence – établissent des lieux et préparent leur évolution dans la durée. Sur la rive droite de Bordeaux, les bandes parallèles du parc aux Angéliques répondent aux usages d’aujourd’hui et anticipent ceux de demain grâce à un plan-guide pensé sur trente ans. Ces interventions, qui rythment sans les contraindre les 4 kilomètres de rive, mettent en avant la relation entre les éléments du projet et l’ensemble, entre le générique et le spécifique. C’est un paysage « tout bête », pour reprendre l’une des expressions favorites de Michel Desvigne. Ses rangs serrés de jeunes chênes, de pins, de cerisiers et de hêtres en font une sorte d’hybride de pépinière et de pratique forestière, une forêt urbaine économique, simple mais accompagnée, éclaircie et façonnée au fil du temps.

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Frederick Law Olmsted (18221903), vue de Back Bay Fens (1887) et carte du « collier d’émeraudes » de Boston reliant le Common et le Public Garden, le Fens, Jamaica Pond, l’arboretum d’Arnold, Franklin Park et Marine Park.

Moins évidente peut-être dans l’histoire de Michel Desvigne mais tout aussi génératrice pour lui fut l’influence de ses études à l’École nationale supérieure de paysage (ENSP) à Versailles, avec pour professeurs Michel Corajoud et Alexandre Chemetoff. Transformée en 1976 en établissement d’enseignement supérieur et de recherche au sein de l’École

nationale d’horticulture (ENH), sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, l’ENSP avait hérité d’un corps professoral et d’une pédagogie marqués par une tradition horticole significative7. Le cursus combinait l’enseignement des humanités et des sciences, et proposait des cours consacrés au projet, au dessin et à l’histoire de l’art, aussi bien qu’à l’hydrologie, la foresterie, la botanique et la géologie. Le diplôme de paysagiste DPLG sanctionnait trois années d’études et un stage de neuf mois. Les étudiants diplômés d’agronomie générale pouvaient accéder directement en troisième année, ce qui renforçait la perception d’une continuité entre le paysagisme, l’agriculture et l’horticulture8. Même si l’école était petite, elle bruissait de débats sur la nature du paysagisme ou sa relation à la recherche scientifique. Michel Desvigne la rejoignit en 1979, alors que Michel Corajoud se lançait au sein de son atelier Le Nôtre dans une pédagogie du projet opposée à celle de l’atelier Dufresny, dirigé par Bernard Lassus, et nommé d’après le partisan d’une transformation proto-pittoresque des jardins de Versailles9. Michel Corajoud envisageait les jardins comme des messagers du passé et des projections dans le futur. Il rejetait cependant ceux du xixe siècle – à cause de leur « nature flasque », disait-il – tout autant que le paysage générique des « espaces verts » dans les grandes opérations modernistes de l’après-guerre. De son côté, Alexandre Chemetoff, dont Michel Desvigne fut l’étudiant et le stagiaire, enseignait la technique du projet à l’aide de descriptifs et de traités du xixe siècle. Ses cours sur le nivellement, le terrassement, le drainage, les plantations et les sols croisaient les interventions de spécialistes et l’étude des traités, tels que les Études sur l’architecture des jardins de Jean Darcel (1875) et L’Art des jardins : traité général de la composition des parcs et jardins d’Édouard André (1879). Tous deux avaient été enseignants à l’ENH. Ces manuels ne constituaient pas seulement une offre technique, couvrant un large éventail

5. Garrett Eckbo, On the Question of Theory , dans Landscape for Living, op. cit., p. 58, 60. 6. « Conversations with Michel Desvigne », op. cit., p. 24. 7. À ses débuts, l’ENSP rassemblait des praticiens, des designers et des artistes comme Jacques Simon, Jean-Bernard Perrin, Bernard Lassus et Bertrand Lavier, ainsi que des professeurs venus de l’ENH et de l’Institut national de recherche agronomique, l’INRA. Voir Pierre Donadieu, « La saga des diplômes de paysagiste », https://topia.fr/2018/05/28/ la-saga-des-diplomes-de-paysagiste/, 22 juin 2018, consulté le 29 janvier 2019.

8. Sur la création de l’ENSP, voir l’article 15 du décret du 24 octobre 1976 signé par Raymond Barre, Premier ministre, cité par Pierre Donadieu, « La saga des diplômes de paysagiste », art. cit. 9. Pierre Donadieu, « Les débuts de la recherche à l’ENSP », https://topia.fr/2018/12/04/ les-debuts-de-la-recherche/, 1er décembre 2018. Une description de la pédagogie et des objectifs de l’atelier Le Nôtre figure dans Michel Corajoud, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud/ENSP, Arles/Versailles, 2010, p. 239-258.

grâce à « l’analyse, l’hypothèse, l’expérimentation5 ». L’analogie formelle entre l’attitude de Garrett Eckbo et celle de Michel Desvigne peut s’étendre à cette théorie de la pratique. La confiance dans la capacité des arbres à devenir des éléments structurants, l’engendrement du projet par la relation réciproque entre l’observation et l’intuition, le déplacement de l’inspiration vers l’expérience scientifique, tout cela trouve un écho dans le processus de conception de Michel Desvigne et dans son intérêt pour la recherche empirique. Michel Desvigne invoque deux influences majeures pour caractériser sa méthode de travail. En premier lieu, la séquence « observation, hypothèse, confirmation/réfutation » établie par le médecin et physiologiste Claude Bernard (1813-1878), qu’il a découvert lorsqu’il était étudiant en botanique et en géologie dans les années 1970. Il relie ses explorations précoces du modelage des paysages par les phénomènes naturels et son éveil d’alors à la recherche empirique et à la géomorphologie. L’autre influence est venue des architectes Renzo Piano, Richard Rogers et Norman Foster, d’ailleurs fréquemment associés. Michel Desvigne se rappelle leur manière de lancer un projet à partir d’une hypothèse qui serait ensuite remise en cause à l’aide de « tous les moyens d’expérimentation possibles – les maquettes, le dessin, le débat6 ». Pour lui, cette dynamique d’échange s’avérait bien plus riche que l’inspiration formelle qui gouvernait à l’époque la pratique du paysagisme.

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des opérations paysagères ; ils dédaignaient aussi les frontières disciplinaires au profit de la promotion d’une pratique hybride associant le paysagiste, l’ingénieur et l’urbaniste, tout aussi à son aise avec le dessin des plantations qu’avec celui du tracé des routes. Alexandre Chemetoff se souvient du caractère informel et expérimental de l’enseignement à l’ENSP. Ni Michel Corajoud ni Bernard Lassus n’avaient suivi de formation de paysagiste, et la contribution scientifique des enseignants en horticulture donnait des résultats inégaux. Pourtant, Alexandre Chemetoff rappelle combien l’ENSP fut un terrain fertile pour « apprendre à apprendre10 ». Protagoniste majeur de ce qui serait bientôt baptisé l’école française de paysage, Michel Corajoud défendait pour sa part le projet compris comme un « travail d’expérimentation », qui s’inspirait des leçons délivrées autrefois par Le Nôtre à l’échelle du parc pour les étendre au continuum formé par la ville, la campagne et le paysage. Apprenant de Versailles – de son enseignement comme de ses jardins –, Michel Desvigne fut très marqué par cette école française du paysage. En polissant une méthode dans laquelle l’observation et la déduction conduisent les investigations propres à la conception, il a acquis ce qu’il appelle une « intelligence territoriale11 ».

transplantation des arbres de grande taille12. Le recueil d’Adolphe Alphand, Parcs et promenades de Paris (1867) donnait leur feuille de route à la maintenance de ces nouveaux espaces, avec son catalogue hautement codifié de plantes, de mobilier urbain et de machineries d’arrosage. Le remodelage des parcs et promenades parisiens reposait sur l’échange entre le projet, la production horticole et la gestion des espaces publics. L’échelle massive des plantations et des éclaircissements pendant quarante ans – 110 000 arbres pour 236 kilomètres de rues, plantés à 5 mètres entre axes, dont un sur deux devait être enlevé au fil du temps – offre un précédent direct aux projets de longue durée et à grande échelle de Michel Desvigne, notamment ceux de Bordeaux ou du plateau de Saclay, au sud de Paris13.

Michel Desvigne reconnaît ouvertement son affinité avec la fluidité professionnelle propre à la fin du xixe siècle, quand le paysage, l’urbanisme et le génie civil participaient ensemble au projet de réforme de la ville. À Paris, la nature scénographiée du bois de Boulogne et du parc des Buttes-Chaumont remodelés ne parle pas seulement d’esthétique et de pratiques sociales, mais aussi d’avancées techniques. Leur jardinier en chef, Jean-Pierre Barillet-Deschamps, apportait à la fabrication et à la gestion du système paysager d’Adolphe Alphand ses compétences dans le domaine des cultures en pépinière et sous serre, la propagation et l’acclimatation des végétaux et la

Bien qu’appartenant à l’école française du paysage, Michel Desvigne revendique aussi un penchant particulier pour les travaux de l’agence de Frederick Law Olmsted, également concernés par l’urbanisation et par la gestion des eaux, des flux de circulation et des aménités publiques. L’esthétique des aménagements de Frederick Law Olmsted pour Back Bay Fens à Boston (1878-1895) évoquait les paysages côtiers en voie de disparition de la Nouvelle-Angleterre. Leur structure avançait des solutions d’ingénieur aux inondations, au drainage des sols et aux problèmes sanitaires. Son système de bassins de rétention, de promenades et de parkways a inspiré le studio qu’a dirigé Michel Desvigne à l’université de Harvard, dans les années 1990, et continue de figurer tout en haut de la liste de ses références. Ce n’est cependant pas l’esthétique de ces paysages du xixe siècle qui l’attire mais la maîtrise transscalaire, par leurs auteurs, de l’ingénierie et de la topographie. Le relief subtil de la grande prairie de Prospect Park à Brooklyn, de Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux, se lit comme un antécédent du réseau de vallons et de clairières du parc central

10. Alexandre Chemetoff, conversation avec Dorothée Imbert, 22 janvier 2019. 11. Michel Corajoud, « Le projet de paysage : lettre aux étudiants », dans Jean-Luc Brisson (dir.), Le Jardinier, l’artiste et l’ingénieur, Éditions de l’imprimeur, Paris, 2000, p. 38, 47. Voir également Michel Corajoud, Jacques Coulon, Marie-Hélène Loze, « Versailles : lecture d’un jardin », Les Annales de la recherche urbaine, n° 18, 1983, p. 105-117, et Michel Desvigne sur l’école française du paysage : http:// micheldesvignepaysagiste.com/fr/michel-desvigne-bio, consulté le 6 février 2019.

12. Sur les nouvelles techniques horticoles et les techniques de transplantation mises au point par Jean-Pierre Barillet-Deschamps (1824-1873), jardinier en chef sous Alphand et Haussmann, voir Luisa Limido, L’Art des jardins sous le Second Empire : Jean-Pierre Barillet-Deschamps, 1824-1873, Champ-Vallon, Seyssel, 2002. 13. Pour une description des plantations d’arbres à Paris, on se reportera à Henri Pasquier, « Les surfaces vertes dans la ville », Urbanisme, vol. 8, n° 68, janvierfévrier 1939.

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Vue aérienne oblique de Marrakech, montrant les champs d’oliviers et de palmiers, les jardins et les fossés d’irrigation de différents secteurs de la grande plaine du Haouz : la résidence du Sultan, la ville musulmane et la ville européenne ; au fond, les montagnes de Djebilet. Extrait de Marcel Larnaude, Découverte aérienne du monde, sous la direction de Paul Chombart de Lauwe, 1948. Michel Desvigne, extraits de Jardins flottants, polaroid, 1984.

conçu par l’agence Desvigne pour le campus de Novartis, dans le New Jersey. De même, Michel Desvigne attire l’attention sur la virtuosité du maniement des pentes et des bois, de l’eau et des vues par le système de routes du parc de Rock Creek, à Washington, de Frederick Law Olmsted Jr.

fait du paysage un tout en résorbant ses détails. Le « choc » du point de vue surplombant, expliquait Pierre Marthelot, déclenche une lecture synthétique du paysage en regroupant sa multitude de signes14.

Cette mise en relation par Michel Desvigne du projet et du chantier, des vues obliques et des prototypes, témoigne de son intérêt persistant pour la géographie humaine. Dans le livre dirigé par Pierre Chombart de Lauwe, Découverte aérienne du monde (1948), le géographe Pierre Marthelot défendait la nécessité de combiner la vue depuis les airs et la découverte patiente de la nature. Pour lui, la collecte d’informations concrètes, de formes et d’indices structurels par ratissage d’une région en tous sens – « collé à la glèbe comme un paysan » – ne représente que la moitié de la connaissance d’un paysage. L’autre moitié s’acquiert d’en haut, depuis un point de vue qui

La vue aérienne a depuis longtemps les faveurs des urbanistes et des paysagistes, des villes nouvelles que Ludwig Hilberseimer insère dans l’infini du paysage aux « inventaires écologiques » de Ian McHarg. Pour mesurer et manipuler l’« écologie interdépendante » de la Terre, James Corner utilise quant à lui la vue orthophotographique, dont la topographie aplatie dessine un vaste diagramme des systèmes naturels et humains sur lesquels il devient possible de projeter15. Générés par l’imagerie photographique satellitaire et les cartes SIG, ses premiers dessins-cartes mettent en évidence les correspondances et les tensions entre ces systèmes pardelà les échelles. Ils donnent la mesure de la détermination humaine face aux obstacles naturels. À la différence de James Corner, Michel Desvigne tend à s’appuyer sur la vue oblique. Cette perspective spatiale intensément visuelle, presque tactile, permet de lire comme à travers un objectif formel la topographie, les traces de l’écologie, de l’hydrologie et de l’histoire, autant de manifestations des facteurs humains et naturels. En un sens, Michel Desvigne se rappelle que le mot paysage prend racine dans le latin pagus. Selon Henri Pasquier, défenseur d’un paysagisme de grande envergure dans les années 1940, pagus désigne une région naturelle caractérisée par un élément dominant – un bocage, une vallée –, et paysage, une perception humaine temporaire d’un morceau de pagus. Henri Pasquier soulignait la dimension phénoménologique de paysage, une « atmosphère » déterminée par les composants géographiques, ethniques, économiques et esthétiques, et exhortait le paysagiste à prendre en compte l’échelle territoriale du paysage16.

14. Pierre Marthelot, « La Terre et la vie », dans Paul Chombart de Lauwe (dir.), Découverte aérienne du monde, Horizon de France, Paris, 1948, p. 98. 15. James Corner « Aerial Representation and the Making of Landscape », dans James Corner, Alex S. MacLean, Taking Measures across the American Landscape, Yale

University Press, Londres et New Haven, 1996. 16. Henri Pasquier écrivait au début des années 1940, dans une période marquée par l’incertitude politique et l’opportunisme de la profession. Henri Pasquier, « Les avocats du paysage », Urbanisme, n° 86, janvier 1943, p. 16-17.

Le processus de réciprocité instauré entre le projet et le chantier par l’architecture paysagère du xixe siècle résonne aussi avec les allers et retours de Michel Desvigne entre le travail effectué à l’agence et la construction de projets pilotes. La phase analytique est informée par l’expérience du site, puis déstabilisée par une hypothèse projectuelle qui sera testée à l’aide de maquettes sommaires et de photomontages précis. Les maquettes sont rudimentaires : un socle en carton mousse porte des bandelettes verticales d’acétate imprimées de silhouettes d’arbres noires et blanches, ou monochromes. Vues sous un angle oblique, les lignes d’arbres se transforment en masses, tandis que les ombres projetées par les bandes d’acétate accusent les vides entre les alignements de végétation. La vue synthétique offerte par ces maquettes se révèle tout à la fois ample et ciblée, propice aux itérations rapides qui facilitent les échanges entre l’idée et sa vérification.

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La lecture perceptuelle que fait Michel Desvigne du grand paysage et de son « atmosphère » remonte à ses premières explorations conceptuelles de jardins. Au début des années 1980, tandis qu’il étudiait à l’ENSP, il utilisait un Polaroid pour documenter les marques laissées par le vent, la pluie, les crues et le soleil sur la surface de divers sols. Il n’avait pas choisi son format carré à la légère. En rendant plus abstraits leurs détails familiers, l’effet de flou de ces images formait un champ de motifs et de textures, un catalogue d’éléments naturels et artificiels, dépourvus d’échelle et hautement graphiques. Le format et l’effet renvoyaient autant à l’art contemporain qu’au cinéma, des portraits anonymes de Christian Boltanski aux repérages de Wim Wenders. Par cette approche, Michel Desvigne se distinguait de ses pairs en actualisant la tradition historique du guide pratique de terrain. Exhaustif et pourtant sélectif, ce guide organise une profusion de données suivant un registre spécifique. Il prépare le terrain à la spéculation. Ainsi les matrices de Polaroid de Michel Desvigne ont-elles servi de fil conducteur à son travail de diplôme, Jardins flottants. Ces jardins devenaient les métaphores d’un environnement plus large, modelé par l’action des hommes, par les forces géologiques et climatiques. Des constructions imaginaires en grille interagissaient avec les phénomènes naturels pour engendrer de nouvelles formes de paysages. Comme le Polaroid brouillait la lecture de l’échelle des paysages et intensifiait la qualité de leurs textures, la grille des Jardins flottants enregistrait la dimension. Michel Desvigne a poursuivi cette expérience sur la nature et l’artifice pendant un séjour de deux ans à la Villa Médicis, l’Académie de France à Rome. Là, il a réalisé une série de Jardins élémentaires, des reproductions méticuleuses de photographies aériennes utilisant la mine de graphite. Elles fonctionnent comme des observations en temps réel des phénomènes de la nature – le vent, la pluie, les crues – et de leurs interactions avec les constructions humaines – murs, barrages, fossés. Michel Desvigne décrit la manière

dont la traduction lente et obsessionnelle de ces photographies en dessins l’a libéré du contexte historique écrasant de Rome, et combien elle a affûté son œil scientifique. En rejouant rétroactivement par le trait l’impact d’une entaille sur une pente, les mécanismes de l’érosion, de la crue ou des glissements de terrain, il a appliqué au territoire les leçons de ses Jardins élémentaires. Dans ce projet, la vue aérienne fournit les indices nécessaires à la formalisation de l’espace par-delà les échelles, et le jardin une carte mentale du paysage physique. Les expériences et les projets à plus petite échelle jouent le rôle de croquis, d’exercices d’échauffement ou de simulations au service des projets plus grands, déclare Michel Desvigne. Pourtant, son exercice professionnel n’a pas évolué au fil d’un processus de maturation linéaire. Les échanges des années 1980 entre le jardin et les phénomènes naturels tiennent encore une place dans le projet pour le plateau de Saclay. Là, l’échange intervient entre l’échelle de la géographie amplifiée et le Jardin des essais, où les matériaux et les techniques sont testés avant d’être mis en œuvre plus largement sur le site. Au bout du compte, Michel Desvigne est un authentique produit de l’École de Versailles, et un avocat infatigable de la spécificité du paysagisme. Il accueille l’horizon, interprète les signes pour développer des cadres de travail, démontrant sa compréhension fondamentale de la question des échelles. Il se rappelle aussi le recouvrement entre paysagisme et urbanisme opéré au xixe siècle. Il n’est pas surprenant que les pionniers de l’école française du paysage – Michel Corajoud, Alexandre Chemetoff, Michel Desvigne et, plus récemment, le condisciple de ce dernier, Henri Bava – aient tous reçu le prestigieux Grand Prix de l’urbanisme17. Tous défendent une vision élargie de l’urbanisme, dans laquelle des systèmes de paysage mobilisent le jardin et la géographie pour arbitrer entre les processus naturels et les perturbations humaines : une attitude territoriale.

17. Alexandre Chemetoff a reçu le Grand Prix de l’urbanisme en 2000, Michel Corajoud en 2003, Michel Desvigne en 2011, et Henri Bava (agence TER) en 2018. Henri Bava a étudié à l’ENSP en même temps que Michel Desvigne ; tous deux ont obtenu leur diplôme en 1984.

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Alexander Cozens (1717-1786), planche 6 de Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages, aquatinte sur papier, 24,5 x 31,4 cm, vers 1785. 182

GILLES A. TIBERGHIEN UNE IDÉE EN PAYSAGE

Gilles Deleuze, invité à parler de l’acte de création devant les étudiants de la Fémis, commençait sa conférence en se demandant : « Qu’est-ce qu’avoir une idée en cinéma ? » D’abord, disait-il, avoir une idée n’est pas courant, c’est même plutôt exceptionnel, alors quand on en a une c’est comme « une espèce de fête ». Mais surtout, ajoutait-il, une idée est toujours vouée à un domaine spécial, la peinture, le roman, la science, la littérature, la philosophie, etc. Cela veut dire, expliquait Deleuze, que les idées sont des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression : on n’a jamais une « idée en général » mais une idée en quelque chose, en peinture, en cinéma, etc.1. Chaque idée est une invention dans son domaine propre. Ainsi, avoir une idée en cinéma serait, par exemple, inventer des blocs de durée-mouvement, ou bien en peinture des blocs de lignes-couleurs, et ainsi de suite. Mais ce que toutes ces disciplines ont en commun, ce qui en un sens leur permet de communiquer, c’est qu’elles débouchent toutes sur une même chose, la constitution d’espaces-temps. En partant de ces considérations, on pourrait s’interroger ici sur ce que signifie avoir une idée « en paysage ». Cela reviendrait à réfléchir à la notion de projet mais avec d’autres attendus. On pourrait définir le projet, en effet, comme l’ensemble des « processus intellectuels et plastiques, théoriques et pratiques, au moyen desquels ou plutôt à travers lesquels une intuition vient à prendre forme, quelle que soit la complexité de ces procédures, le nombre des médiations techniques et le poids des contraintes matérielles qui limitent et favorisent à la fois son expression2 ». Or, l’intuition peut être assimilée en un sens à l’idée dont parle Deleuze, à une idée matérielle en quelque sorte.

1. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? », conférence prononcée à la fondation Fémis le 17 mai 1987. Une retranscription a été publiée en ligne : http://www. lepeuplequimanque.org/acte-de-creation-gilles-deleuze.html (consulté en avril 2019). 2. J’avais proposé cette définition dans la conférence inaugurale au symposium French Contemporary Landscape Architecture organisé par John Dixon Hunt à la Penn University en 2003. Une version française en a été publiée dans Les Carnets du paysage, n° 12, « Ça & là », printemps 2005, p. 90.

La pensée de Luigi Pareyson me semble à ce stade de la réflexion particulièrement intéressante, en dépit – mais peut-être aussi à cause – de sa provenance idéaliste qui remonte à la philosophie de Benedetto Croce. Il y a en effet chez ce dernier, dont la pensée a dominé toute la première moitié du xxe siècle en Italie, un moment où sa réflexion sur la création artistique fit vaciller tout son système. C’est en partant de là que Pareyson mit au point sa théorie de la formativité. Dans un texte de 1904, « Une théorie de la tache », Croce reprend à son compte les conclusions de Victor Imbriani, un écrivain napolitain proche des Macchiaioli, ces peintres italiens que l’on pourrait situer entre impressionnisme et tachisme. La peinture, disait Imbriani alors engagé sur une voie néo-hégélienne qu’il devait abandonner rapidement par la suite, doit représenter l’idée ; mais, ajoutait-il, pas une idée abstraite, une idée picturale – ou une « idée en peinture », comme dirait encore Deleuze. Or, qu’est-ce qu’une telle idée ? La tache. Et qu’est-ce que la tache ? « Elle est le sine qua non du tableau, répond Imbriani, l’essentiel indispensable qui peut faire oublier certaines autres qualités absentes mais qui ne peut être remplacé par aucune. La tache, elle, est l’idée picturale comme l’idée musicale est un certain accord de sons que le grand musicien appelle un air3. » Mais qu’on y prenne garde : la tache n’est pas la trace ou la macule. Elle est le résultat d’un processus d’élaboration pour l’artiste qui, lorsqu’il la découvre à même le mur, sur le papier ou dans la nature, y trouve une force d’incitation et en fait le point de départ de sa création. Une trace n’est rien en soi : elle ne devient le premier moteur d’une œuvre que si elle est remarquée par un esprit qui l’actualise et fait advenir ce qu’elle n’est encore qu’en puissance. Car « la tache, commente Croce, n’est

3. Benedetto Croce, « Une théorie de la tache », Essais esthétiques, traduits et présentés par Gilles A. Tiberghien, Gallimard, Paris, 1991.

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Michel Desvigne et Christine Dalnoky, le square des bouleaux de la rue de Meaux (architecte : Renzo Piano) photographié en 2008 par l’agence MDP.

pas objectivement dans les choses mais elle est création de l’artiste qui croit pouvoir la retrouver dans les choses où il l’a mise4 ». On pense à Alexander Cozens et à sa Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages qui, au xviiie siècle, partait de l’observation de taches pour dessiner et peindre ensuite des paysages5.

aux différents « modes d’existence » des êtres. Après s’être demandé si l’on pouvait considérer l’existence comme un bien, il poursuivait : « N’est-elle pas plutôt une prétention et un espoir ? » Sans doute mais pas seulement, précisait-il, car elle doit aussi être conçue comme un pouvoir exigeant à ce titre « une action instauratrice ». Et Étienne Souriau de conclure que cette œuvre était « œuvre à faire »8.

C’est au fond ce que Luigi Pareyson, méditant ce même texte, appellera, dans sa Théorie de la formativité, le spunto6. Dans le processus de création la forme est en même temps formée et formante, ou plutôt elle est à chaque moment de sa formation anticipation de la forme qu’elle sera, sans que celle-ci soit nécessaire pour autant. Dès lors, former c’est inventer une forme qui, dans le mouvement de sa formation, est à elle-même sa propre loi. Si bien qu’« il n’y a pas de distinction entre projet, opération et résultat, puisque la forme elle-même se fait en croissant et mûrissant ». Ainsi, la forme est-elle « la maturation d’un processus organique dont elle est elle-même le germe, la loi individuelle d’organisation et la finalité interne : elle existe uniquement une fois qu’elle a été faite de l’unique manière dont elle pouvait être faite ».7 Même s’il ne s’agissait pas pour Pareyson de suivre le mouvement préordonné du vivant, on voit en transposant ici cette théorie tout le parti que le jardinier-paysagiste peut en tirer. Michel Desvigne le sait bien, qui accompagne ce mouvement tout en intervenant pour composer avec lui.

Cette pensée complexe et quelque peu dépassée – engluée dans des catégories archaïques auxquelles on ne saurait non plus la réduire complètement – peut nous être utile ici comme une sorte de plateforme ou de rampe de lancement pour la réflexion. Elle montre bien qu’une chose peut avoir une existence physique incontestable, que son mode d’existence ne saurait s’y réduire complètement. Ainsi, par exemple, une table fabriquée par un menuisier reste encore à faire pour l’artiste ou le philosophe. Une pomme dans un compotier posée au milieu d’autres fruits n’est pas la même que celle représentée par Cézanne, même si elle lui a servi de modèle. De la même façon, un site n’est jamais donné pour quiconque le fréquente – un promeneur, un géographe, un peintre ou un paysagiste9.

Cette question du projet nous renvoie à la question du statut des œuvres. Étienne Souriau, philosophe oublié qui régnait sur l’esthétique de l’après-guerre jusqu’aux années 1960 et que Bruno Latour et Isabelle Stengers ont remis à l’honneur, a précisément consacré une bonne part de son énergie à réfléchir

Les « œuvres à faire » sont bien des êtres physiques, néanmoins riches de différents possibles. Chacun de ces êtres est saisi sur un plan d’existence mais « comme accompagné sur d’autres plans par des présences ou des absences de luimême [et] il s’y redouble en se cherchant ». Dès lors un être – comme « une montagne, une vague, une plante, une pierre – est comme doublé au-dessus de lui-même par des images de plus en plus sublimes de lui ».10 Ce dernier terme sonne peutêtre un peu étrangement aujourd’hui mais on comprend bien en quoi, dans le domaine du paysage, l’observation est juste.

4. Ibid. 5. Alexander Cozens, Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages, traduction et introduction dans Jean-Claude Lebensztejn, L’Art de la tache, Le Limon, Paris, 1990. 6. Luigi Pareyson, Estetica. Teoria della formatività, 1954, Esthétique. Théorie de la formativité, trad. Gilles A. Tiberghien avec Rita di Lorenzo, éditions rue d’Ulm, Paris, 2006. 7. Luigi Pareyson, Théorie de la formativité, vol. II, chap. 12, p. 77.

8. Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, suivi de De l’œuvre à faire, présentation de Isabelle Stengers et Bruno Latour, PUF, Paris, 2009, p. 196. 9. Ce qu’exprime aussi John Dewey lorsqu’il écrit que « l’erreur fondamentale c’est de confondre le produit physique avec l’objet esthétique qui est ce que l’on perçoit. Physiquement une statue est un bloc de marbre, rien de plus. Elle est immobile et, pour autant que l’épargnent les ravages du temps, permanente. Mais identifier le bloc physique à la statue, c’est à dire à une œuvre d’art, et identifier les pigments sur une

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Ce que voit le paysagiste devant lui, c’est un paysage possible dans un paysage réel, ce qu’on pourrait appeler un potentiel. Un peu comme lorsqu’Olivier Cadiot dit qu’il « démoule » le poème dans le langage : il était là en puissance, encore fallait-il l’en extraire. Bien d’autres poètes opèrent ainsi sans le savoir ou formulent différemment la chose mais, de toute manière, ils ne voient jamais le même poème. Les existences encore virtuelles vont ainsi s’actualiser dans le libre choix fait par l’artiste parmi tous les possibles contingents qui se présentent à lui, en fonction de leur plus ou moins grande faisabilité. Mais Étienne Souriau se refuse à réduire ce processus à un projet, défini par lui comme « ce qui en nous-même ébauche l’œuvre dans une sorte d’élan et pour ainsi dire la jette au-devant de nous pour la retrouver au moment de l’accomplissement ». Or, une telle conception du projet a l’inconvénient, selon lui, d’embrasser une perspective suivant laquelle l’acte créateur serait quelque chose de préformé qui n’aurait plus ensuite qu’à « dérouler ses états », comme dirait Leibnitz, dans l’expérience concrète. En allant dans ce sens, continue Étienne Souriau, « on supprime la découverte, l’exploration et tout l’apport expérientiel »11, autrement dit les erreurs et tâtonnements qui permettent l’élaboration de l’œuvre.

Il y a en fait des accents assez pareysoniens chez Étienne Souriau : l’insistance sur la réussite que rien ne garantit a priori, l’importance de la tentative mais aussi la façon dont l’œuvre guide celui qui est supposé en déterminer la forme. Car « l’être en éclosion, dit-il, réclame sa propre existence. En tout cas l’agent a à s’incliner devant la volonté propre de l’œuvre, à deviner cette volonté, à faire abnégation de lui-même en faveur de cet être autonome qu’il cherche à promouvoir selon son propre droit à l’existence. »12 On pourrait mettre cette approche en parallèle avec une conception du projet de paysage selon laquelle le site est « le point de départ et l’horizon13 ». Il est en effet impossible de dissocier les deux, le site n’étant finalement qu’un paysage en puissance dont le paysagiste actualise l’idée. Mais, comme je l’ai dit, chacun en manifeste alors quelque chose qu’un autre ne montrera pas et qui s’y trouve pourtant aussi. Comme si là se trouvait en germe une infinité de paysages ou de jardins possibles. Dès lors, toutes les idées en paysage se valent-elles ? Et sinon, quelle est la plus juste ? Ce qui est juste, n’est-ce pas « ce qui est déjà là » et qui en même temps ne se donne qu’à celui qui l’invente, précisément au sens où le fait le chercheur de trésor ? Or, quel est le trésor du site ? Nul doute qu’il est dans sa rencontre avec le paysagiste, dans la façon dont celui-ci révèle celui-là en le testant en quelque sorte. « Chaque fois qu’une distribution, une forme insiste pour paraître et se clore, écrivait Michel Corajoud, vous devez vous porter sur les contours, éprouver sa résistance et vous glisser dans ses porosités. » 14

Au terme de projet, il préfère celui de trajet, l’œuvre étant la résultante « de toutes les rencontres » faites au cours du processus d’instauration, lequel suppose de suivre et d’explorer une voie. Mais cette voie n’est pas royale : il y a toujours chez Étienne Souriau l’idée de l’échec possible et de la création comme une forme d’expérimentation dont le résultat n’est pas garanti. Au fond, la notion de projet relève pour lui d’une conception trop idéaliste de la création.

Un projet, c’est d’abord de la terre, de l’eau, du végétal, un matériau vivant, un sol dont Michel Desvigne se désole par exemple qu’à Paris on ne sache plus le faire respirer et vivre. Quelques rares ingénieurs agronomes remettent

toile à un tableau est une chose absurde. » L’Art comme expérience, trad. française sous la direction de Jean-Pierre Cometti, Farrago, Paris, 2005, p. 261. De même, identifier un paysage à ses seuls éléments naturels est insuffisant pour le qualifier. 10. Ibid., p. 199. 11. Ibid., pour les deux citations, p. 207.

12. Ibid., p. 208. 13. Sébastien Marot, « L’alternative du paysage », Le Visiteur, n° 1, automne 1995, p. 68. 14. Michel Corajoud, « Le projet de paysage : lettre aux étudiants », dans Jean-Luc Brisson (dir.), Le jardinier, l’artiste et l’ingénieur, Les éditions de l’Imprimeur, Paris, 2000, p. 41.

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Michel Corajoud, dessin extrait de l’article « Le paysage : une expérience pour construire la ville », Atelier Michel Corajoud, juillet 2003.

en évidence l’importance du sol, comme Claude et Lydia Bourguignon, fondateurs du LAM (Laboratoire d’analyse microbiologique des sols). Mais, malgré une certaine médiatisation ces dernières années, ils restent encore une minorité. Or, comment agir sur la surface des sols si on ne les pense pas aussi en profondeur ? L’ignorance si répandue de ces questions est responsable de l’état alarmant de certains espaces publics contemporains. Le végétal, Michel Desvigne le trouve par prédilection dans les arbres plus que dans les autres plantes, les fleurs par exemple. Sa première réalisation, importante d’ailleurs, c’est un petit bois de bouleaux dans la cour d’un immeuble de Renzo Piano, rue de Meaux à Paris.

ce qui était une source d’interrogations, voire d’inquiétudes pour le public, semble, comme à Bordeaux désormais, devenu presque une évidence. Telle est la responsabilité du paysagiste car, dit-il, « si le site était incompris, ou malmené, il faudrait changer le projet16 ». Le paysagiste ne dessine pas une forme – un jardin ou un paysage – pour la traduire physiquement avec excavatrices et bulldozer et l’enrichir ensuite par des plantations. Il pense la forme dans le matériau et par rapport à lui. Si l’on reprend les analyses de Tim Ingold inspirées de Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gilbert Simondon, on comprend bien que ce que ces philosophes appellent le modèle hylémorphique, l’application extrinsèque d’une forme sur une matière, est une conception abstraite pour penser le faire et, a fortiori, toute activité dans le domaine du paysage. Il ne s’agit pas d’opérations discrètes distribuées entre les différents acteurs du projet, si nombreux soient-ils, mais d’un flux continu qui procède de la même idée. Une « idée en paysage » c’est, comme le disent Gilles Deleuze et Félix Guattari, « une intuition en acte », ou encore « de la matière en mouvement, en flux, en variation »17. Ainsi est-on très loin d’une simple application. On se trouve au contraire dans une relation d’intrication et de suivi ou, si l’on préfère, de transformation continue. On peut reprendre ici les mots de Tim Ingold, en substituant au terme artisan qu’il utilise celui de paysagiste : « C’est le propre du désir du paysagiste que de voir ce que les matériaux peuvent faire, à la différence du désir des scientifiques qui vise à savoir ce qu’ils sont18. »

Mais qui dit végétal dit croissance et temporalité ; or, le temps des architectes n’est pas celui des paysagistes. Ennemi des premiers, il est l’allié des seconds – à condition toutefois que la nature soit encadrée et accompagnée dans son processus de croissance. Michel Desvigne constate l’inquiétude des services techniques de la Ville de Bordeaux face à la densité de ses plantations, dans lesquelles il a prévu de retailler ensuite comme un sculpteur15. Or, l’espace, pour un politique, c’est du temps pour un paysagiste. Pour l’un, c’est l’image qui compte, pour l’autre c’est le matériau, sa profondeur et son évolution. Mais aussi la façon dont les habitants de la ville vont s’emparer du paysage créé, y vivre en le traversant, en y faisant des haltes et en le prenant en considération, de telle manière qu’au bout d’un certain nombre d’années leur vie n’en sera plus vraiment dissociable. Cet entrelacement des existences et des milieux est la chose la plus délicate à mener, et Michel Desvigne est bien conscient qu’un projet n’est réussi qu’au moment où

Mais Michel Desvigne sait très bien que travailler avec le paysage et avec sa temporalité propre, c’est comme

15. Ce qu’il a fait aussi pour le « jardin de préfiguration » de l’île Seguin, à BoulogneBillancourt, en 2010. 16. Michel Desvigne, « Temps et cohérence », p. 58 de ce volume. Et aussi, à propos de ces structures boisées destinées à évoluer et créant ainsi « une nature intermédiaire » entre deux états du projet : « Le processus est un accompagnement du temps, mais la matière

même témoigne de ce temps et évolue avec lui. » Michel Desvigne, « Mutations urbaines et paysages à contretemps », entretien avec Gilles A. Tiberghien, Les Carnets du paysage, n° 1314, « Comme une danse », janvier 2007, p. 244. 17. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 509. 18. Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, éditions Dehors, Paris, 2017, p. 81.

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écrire sur du sable. Pour le projet de Skolkovo, un terrain de 500 hectares en Russie sur lequel doit être construit un campus de recherche confié à plusieurs équipes d’architectes19, il reconnaît que l’image arrêtée des phénomènes mouvants derrière laquelle il court ne peut rendre leur réalité car il lui faut « mettre à jour sans arrêt des plans sans cesse périmés20 ». Les formes du temps sont surtout mentales et leurs sédimentations paysagères éphémères. La lucidité du concepteur est cruelle car il sait qu’il disparaîtra avec elles. Déjà son autorité est brouillée, quasi invisible. En architecture, on connaît souvent vaguement l’auteur de tel ou tel bâtiment – dans certains pays mieux qu’ailleurs. Mais l’œuvre d’un paysagiste, hormis au sein de la profession, pour ses pairs comme on dit, n’a quasi aucune réalité pour le public sauf l’usage que celui-ci en fait, le soin qu’il en prend, le plaisir qu’il y trouve. Ainsi le paysagiste est-il absorbé par le jardin ou le paysage qu’il a créé, dans lequel il va disparaître peu à peu comme le peintre Wang-Fô dans son tableau, selon le merveilleux conte chinois raconté par Marguerite Yourcenar21.

19. Herzog & de Meuron, Valode et Pistre, Sanaa (Kazuyo Seijima), OMA. 20. Michel Desvigne, « Représenter le temps », p. 120 de ce volume. Et plus loin : « Nous prétendons donner une image stable d’une multitude instable, nourrissant l’illusion que l’actualisation des choses équivaudrait à un projet. » 21. Marguerite Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé », Nouvelles orientales, Gallimard, Paris, 1938 ; rééd. coll. « L’Imaginaire », 1978.

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BIOGRAPHIE DE MICHEL DESVIGNE

Michel Desvigne est né en 1958 à Montbéliard. Après des études de sciences naturelles à la faculté des sciences de Lyon, il intègre en 1979 l’École nationale supérieure de paysage (ENSP) de Versailles. Peu après son diplôme (1983), il est lauréat du concours de l’Académie de France à Rome et passe deux ans (1986-1988) à la Villa Médicis comme pensionnaire. À son retour à Paris, il fonde une agence avec Christine Dalnoky ; leur association prend fin en 1996, mais certaines études continuent d’être développées en commun. En 1989, Renzo Piano leur confie le jardin de son opération de logements située rue de Meaux, dans le 19e arrondissement de Paris. Remarqué, ce « square des bouleaux » (1990) les lance. Suivent nombre de projets, dont des espaces publics à Lyon, les abords des gares du TGV Méditerranée (1992-2002), le quartier de Port-Marianne et l’entrée de ville de Montpellier (1993). D’emblée, la démarche de l’agence (Desvigne & Dalnoky, puis MDP Michel Desvigne Paysagiste après 1996) s’inscrit dans la mise en œuvre d’une pensée paysagère au service de la fabrication des grands territoires et de l’espace public. Des projets d’envergure, tels que Lyon Confluence (1999) et, à Bordeaux, la charte des paysages (2002), le plan Garonne (2003) et l’aménagement de la rive droite (2005) se mettent en place au début des années 2000. En parallèle, l’agence continue d’œuvrer à des échelles moindres, réalisant de nombreux jardins – le jardin Caille (Lyon, 1992), les patios du Parlement européen (Strasbourg, 1996), le jardin du ministère de la Culture (Paris, 2004-2011), un jardin pour Vacheron Constantin (Genève, 2003), le jardin de la Maison de la radio (Paris, 2006), le jardin de préfiguration de l’île Seguin (Boulogne-Billancourt, 2009), le jardin du campus Jussieu (Paris, 2013). Elle participe à des concours d’idées, tels que les consultations pour le futur Grand Paris (2008-2009), pour Lille Métropole 2030 (2011), et le projet Eau et Paysages pour la Métropole Nantes–Saint-Nazaire (2014). Michel Desvigne a toujours mené de front ses projets français et des collaborations à l’étranger. Il a ainsi réalisé le parc de la péninsule de Greenwich à Londres (avec Richard Rogers, 1997-2000), le parc Dräi Eechelen à Luxembourg (avec Ieoh Ming Pei, 1999-2008), la place centrale d’Almere

aux Pays-Bas (avec Rem Koolhaas, 2000-2005), les espaces extérieurs et jardins du Dallas Center for the Performing Arts (avec Foster + Partners et l’OMA, 2004-2009), la réinterprétation d’un jardin de Noguchi pour la Keio University de Tokyo (2004-2005), le boulevard de la VoieFerrée de Burgos (avec Herzog & de Meuron, 2006-2012), ainsi que de multiples projets pour le grand Doha (avec Ieoh Ming Pei, l’Atelier Jean Nouvel et l’OMA). Simultanément à ces partenariats avec des architectes et urbanistes, mondialement connus ou débutants, Michel Desvigne est aussi parfois leur mandataire pour des projets de grande envergure tels que le cluster Paris-Saclay (2009-), Euralens et la chaîne des parcs du bassin minier (2010-), ou le Vieux-Port de Marseille (2012-). Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs monographies : Jardins élémentaires (Carta Segrete, 1988), Desvigne & Dalnoky. Il ritorno del paesaggio (Motta Architettura, 1988), Natures intermédiaires. Les paysages de Michel Desvigne (Birkhäuser, 2009), Le Paysage en préalable (Parenthèses/ DGALN, 2011), A Landscape Inventory. Michel Desvigne Paysagiste (ORO Editions, 2018). Michel Desvigne enseigne depuis le début des années 1990 : d’abord à l’ENSP de Versailles, puis à l’EPFL à Lausanne, à l’UCL à Louvain, à l’AA School à Londres, à l’Accademia Svizzera de Mendrisio. Professeur invité à la Harvard Graduate School of Design et réalisant de nombreux projets aux États-Unis, il a pu jouer un rôle original de « passeur » entre les cultures urbaines européennes et nord-américaines. Ses recherches et réalisations ont reçu plusieurs prix importants, nationaux et internationaux. En 2011, le Grand Prix de l’urbanisme a récompensé sa contribution à la réflexion sur la ville et le territoire. La requalification du Vieux-Port de Marseille a été lauréate en 2014 du Prix européen de l’aménagement de l’espace public urbain. Plus récemment, le projet développé pour le Detroit East Riverfront Framework Plan (avec SOM) s’est vu décerner le National Honor Award for Urban Design (2019) par l’American Institute of Architects (AIA).

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BIOGRAPHIES DES AUTEURS

Patrick Faigenbaum, photographe, enseigne à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Peintre de formation, il s’est fait connaître par ses portraits photographiques en noir et blanc des grandes familles de l’aristocratie italienne dont les noms ont marqué la Renaissance. D’autres portraits ont suivi, où son regard à la fois intime et documentaire se portait sur l’identité des paysages, des villes et des objets. Ses travaux ont été montrés dans nombre d’expositions accompagnées de livres-catalogues, notamment Tulle (Le Point du jour, 2007), Santulussurgiu (éditions Xavier Barral/Musée de Grenoble, 2008), Paris, proche et lointain (Paris-Musées, 2011) et Kolkata/Calcutta, avec des textes de Jean-François Chevrier (Lars Müller Publishers, 2015). Ce dernier projet a remporté en 2013 le prix Henri Cartier-Bresson.

Dorothée Imbert, architecte et paysagiste de formation, historienne des jardins, dirige la section paysage à l’Ohio State University comme titulaire de la chaire Hubert C. Schmidt ‘38. Elle est l’autrice de nombreux textes sur le paysage moderne et contemporain, notamment The Modernist Garden in France (Yale University Press, 1993), Garrett Eckbo: Modern Landscapes for Living, avec Marc Treib (University of California Press, 1996, 2005) et Between Garden and City: Jean Canneel-Claes and Landscape Modernism (University of Pittsburgh Press, 2009). Elle a dirigé l’édition de Food and the City: Histories of Culture and Cultivation (Dumbarton Oaks, 2015) et, plus récemment, celle de A Landscape Inventory: Michel Desvigne Paysagiste (ar+d, 2018). Elle a réalisé avec Andrew Cruse le square sur le campus de Novartis à Bâle.

Françoise Fromonot, architecte de formation, est critique d’architecture et professeure à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville. Elle a consacré de nombreux articles et ouvrages à la production contemporaine de l’environnement construit, notamment deux monographies sur l’architecte Glenn Murcutt (Electa-Gallimard, 1995 et 2003), une histoire d’un bâtiment-icône (Jørn Utzon et l’opéra de Sydney, Electa-Gallimard, 1998), un portrait de ville (Sydney, histoire d’un paysage, avec Christopher Thompson, Telleri, 2000) et un diptyque qui analyse les déboires de la dernière rénovation du centre de Paris : La Campagne des Halles. Les nouveaux malheurs de Paris, en 2005, et La Comédie des Halles. Intrigue et mise en scène, en 2019, publiés tous deux aux éditions de La Fabrique. Elle a cofondé en 2008 et co-animé pendant dix ans à Paris la revue criticat.

Gilles A. Tiberghien, philosophe, travaille à la croisée de l’histoire de l’art et de l’esthétique, qu’il enseigne comme maître de conférences à l’université Paris I-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages (Nature, art, paysage, Actes Sud/École nationale supérieure de paysage de Versailles, 2001 ; Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses, Le Félin, 2005 et 2014, Land Art, Dominique Carré, 1993 et 2012), il codirige avec Jean-Marc Besse la revue Les Carnets du paysage. Il a publié récemment Le Paysage est une traversée (Parenthèses, 2019).

Toutes les textes des pages 30 à 173 proviennent des propos de Michel Desvigne, recueillis par Françoise Fromonot.

Michel Desvigne aimerait remercier Jean-Paul Robert, architecte et critique, qui a été l’initiateur du présent ouvrage pour MDP à la suite de leur participation commune au projet de l’équipe Nouvel pour « le Grand Pari(s) » en 2008-2009, ainsi que tous les collaborateurs de l’agence, pour leur précieuse contribution à sa réflexion et à sa production au fil des années.

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CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

Pour l’ensemble des illustrations : Agence MDP Michel Desvigne Paysagiste

P. 81 (col. 1, n° 1 ; col. 2, n° 1) Paysages Possibles, Jean-Pierre Grunfeld

Excepté pour les pages suivantes :

P. 81 (col. 1, n° 3 et 4 ; col. 2, n° 3 et 4) Guillaume Leuregans

P. 1-16 Patrick Faigenbaum P. 22 Courtesy of the United States Department of the Interior, National Park Service, Frederick Law Olmsted National Historic Site

P. 84 (col. 2, n° 3 et 4) Florian Delon P. 88 AltiClic

P. 135 (col. 1, n°2) Guillaume Leuregans P. 136 (col. 2, n° 1, 2, et 3), 137 (col. 2, n° 1, 2, et 3), 142, 143 (bas), 144 Florian Delon P. 148 Novartis P. 152, 153 Florian Delon

P. 93, 95 Établissement public d’aménagement Paris-Saclay

P. 155 IHA Inessa Hansch Architecte

P. 97 (bas) XDGA-FAA

P. 156 Google Earth

P. 36 (bas) Tangram

P. 98 (col. 2, n° 2) Établissement public d’aménagement Paris-Saclay

P. 164, 165 Taro Ernst

P. 37 (col. 2, n° 1), 40 (haut) Florent Joliot Photographe

P. 99 (bas) Florian Delon

P. 45 (2 et 4) Florian Delon

P. 100, 101 Françoise Fromonot

P. 48 (haut), 52 (bas), 54 (col. 1 ; col. 2 ; col. 3, n° 1 et 3), 55, 56, 57 (bas) Guillaume Leuregans

P. 105 (col. 2, n° 3) Carlos Ayesta Photographe

P. 30 Gilles Martin-Raget Photographe P. 35 Florent Joliot Photographe

P. 57 (milieu) Christian de Portzamparc, architecte P. 60 (haut) SPL Lyon-Confluence P. 70 Desvigne Conseil P. 77 (col. 1, n° 2) Google Earth P. 77 (col. 2, n° 2) Dorothée Imbert P. 78 (haut) Guillaume Leuregans P. 79 Florian Delon P. 80 (haut) Alex MacLean + MDP Michel Desvigne Paysagiste

P. 110 (haut) Future Documentation eo P. 110 (bas), 117 Herzog & de Meuron

P. 166 (bas), 168 (col. 1, n° 1, 2 et 3 ; col. 2, n° 1), 173 (col. 1, n° 3 ; col. 2, n° 2 et 3) Florian Delon P. 176 University of California, Berkeley, Environmental Design Archives P. 178 The New York Historical Society, Getty Images

P. 118 (col. 1, n° 2 ; col. 2, n° 2), 119 (col. 1, n° 1 et 3 ; col. 2, n° 1 et 3) Future Documentation eo

P. 179 Courtesy of the United States Department of the Interior, National Park Service, Frederick Law Olmsted National Historic Site

P. 122 (haut) Guillaume Leuregans

P. 180 Chombart de Lauwe

P. 122 (bas) G. Huchette, Euralens 2013

P. 182 Tate, London, 2019

P. 126 Guillaume Leuregans

P. 186 Atelier Michel Corajoud

P. 130 (haut ; col. 2, n°1), 131 Christian de Portzamparc, architecte

P. 188, 193-198 Patrick Faigenbaum

P. 132 (bas), 134 (col. 1, n°1 ; col. 2, n°1 ; col. 3, n°1), 135 (col. 1, n°1 ; col. 2, n°1 ; col. 3, n°1) G. Huchette, Euralens 2013