Sylvain Lévi (1863-1935) études indiennes, histoire sociale 9782503524474, 2503524478

Un colloque international consacré à Sylvain Lévi s'est tenu à Paris, du 8 au 10 octobre 2003, sous l'égide de

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Sylvain Lévi (1863-1935) études indiennes, histoire sociale
 9782503524474, 2503524478

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SYLVAIN LÉVI (1863-1935) ÉTUDES INDIENNES, HISTOIRE SOCIALE

BIBLIOTHÈQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

130

Série Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses sous la responsabilité de Mohammad Ali Amir-Moezzi N° 3

SYLVAIN LÉVI (1863-1935) ÉTUDES INDIENNES, HISTOIRE SOCIALE

ACTES DU COLLOQUE TENU À PARIS LES 8-10 OCTOBRE 2003 Publiés sous la direction de LYNE BANSAT-BOUDON ET ROLAND LARDINOIS

avec la collaboration d'Isabelle Ratié

@ BREPOLS

La Bibliothèque de !'École des hautes études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de /'École des hautes études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent-vingt volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l'École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérise les études menées à l'EPHE, la collection Bibliothèque de /'École des hautes études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes - judaïsme, christianisme, islam - qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus l'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l'analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'EPHE, anciens élèves de l'École, chercheurs invités ...).

Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Comité de rédaction: Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Michael HousEMAN, Alain LE BouLLUEC, Marie-Joseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT

© 2007 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic,mechanical, photocopying,recording, orotherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2007/0095/15 ISBN 978-2-503-52447-4 Printed in the E.U. on acid-free paper

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1 - Sylvain Lévi sur la terrasse de la Maison franco-japonaise, à Tôkyô, vers 1927-1928

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REMERCIEMENTS

Nos remerciements vont à l'École pratique des hautes études (EPHE) et à sa section des sciences religieuses, ainsi qu'à la Maison des sciences de l'Homme (MSH), qui ont offert le soutien financier indispensable à l'organisation du colloque. De même exprimons-nous notre gratitude à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui nous a accueillis dans ses locaux, ainsi qu'au Centre d'études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIAS), à l'Académie des inscriptions et belles-lettres (AIBL), et au Reed College, Portland Oregon (États-Unis), pour avoir diversement apporté leur concours. Nous avons d'autres dettes. Lucie Kaennel, alors doctorante à la section des sciences religieuses, a contribué à la conception graphique du programme et de l'affiche. Alexandra Leduc, bouddhologue, doctorante, a veillé au bon déroulement des trois journées du colloque. Isabelle Ratié, agrégée de philosophie, sanskritiste, doctorante et allocataire de recherche à la section des sciences religieuses, a pris une part active à la relecture du manuscrit comme à la révision des épreuves, et assumé la lourde charge de l'indexation et de la bibliographie. Travail qui justifie assez la mention, en page de titre, de sa collaboration au volume. Rappelons aussi combien nous avons été sensibles à la présence au colloque de Madame Catherine Vermeil, petite-fille de Sylvain Lévi, accompagnée de plusieurs membres de sa famille. Qu'ils en soient remerciés. La section des sciences religieuses de l'École pratique des hautes études accueille aujourd'hui cet ouvrage dans sa prestigieuse collection, fondée en 1889. Nous voudrions dire notre gratitude à Gilbert Dahan qui la dirige, pour en avoir accepté le projet, à Mohammad Ali Amir-Moezzi, pour avoir inscrit ce volume dans la série de prosopographie qu'il a créée, à Francis Gautier, le responsable des publications, et Frédéric Magda, son collaborateur, pour leur dévouement et leur patience.

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NOTE SUR LA TRANSCRIPTI ON ET LA PRONONCIATION DU SANSKRIT

Le sanskrit oppose les voyelles brèves (a, i, u) aux voyelles longues (a, ï, ü), les occlusives aspirées (kh, gh, th ... ) aux simples (k, g, t ... ). Nous donnons ici les faits de prononciation les plus utiles:

- r est un « r » voyelle qui se prononce «ri»; - use prononce «ou»; - e se prononce « é »; - o se prononce « ô »; - la gutturale g se prononce «gu» comme dans le français «guide»; - c et j valent pour le français « tch » et « dj » (ch et jh sont les aspirées correspondantes); - fi se prononce comme « gn » dans «ligne» ; - ph se prononce comme le français « p » suivi d'un souffle ; - de même les autres occlusives aspirées se prononcent comme les simples, suivies d'un souffle; - !f, sifflante cérébrale, et s, sifflante palatale, se prononcent comme le français «ch» ; - s est toujours sourd, même entre voyelles (c'est dire qu'il se prononce comme le « s » de «sourd», jamais comme le « s » de «rose») ; - l:z, le visarga, est un souffle sourd substitué à s dans certaines positions. Dans la transcription ancienne, ç et sh notent respectivement longues sont signalées par l'accent circonflexe.

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TEXTES LIMINAIRES

OUVERTURE Jean Leclant Secrétaire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

En me confiant l'honneur d'ouvrir ces trois journées d'un Colloque international consacré à Sylvain Lévi, l'illustre maître des études indiennes, les organisateurs, en particulier Madame Lyne Bansat-Boudou et Monsieur Roland Lardinois - que je tiens à remercier de leur accueil-, ont sans doute pris en considération mon attachement à la ye section de l'École pratique des hautes études (celle des sciences religieuses), où j'ai été directeur d'études pendant 27 ans - et la communion de fait qui, à travers les décennies, doit lier les professeurs du Collège de France. Ils ont sans doute aussi pu retenir le rôle joué dans l'orientalisme par l'Académie des inscriptions et belles-lettres; si celle-ci a manqué à consacrer de son vivant la personne et l'œuvre de Sylvain Lévi, elle a cependant à plusieurs reprises rendu hommage au Maître, en particulier - tout récemment encore - en publiant les Correspondances orientalistes entre Paris et Saint-Pétersbourg (1887-1935)1 avec le concours scientifique de l'Académie des Sciences de Russie et du Centre national de la recherche scientifique. Je n'oublie pas non plus que la présente réunion célébrera non seulement l'immense érudit, mais aussi le citoyen et l'ardent défenseur des causes généreuses, un savant qui fut un intellectuel engagé, occupant une place de premier plan dans la vie sociale et culturelle de la première moitié du xxe siècle, en particulier par son rôle au premier plan de !'Alliance israélite universelle. Le programme qui a été établi est digne de l'ampleur de l'œuvre et de l'action de Sylvain Lévi. L'universalité des messages se mesure à la place qu'y tiennent les collègues étrangers: Russes, mais aussi Japonais, Américains, Anglais, Italiens, Autrichiens, Belges et Suisses. À tous j'adresse mes vœux de bon et fructueux séjour à Paris. Avec raison, on a tenu à vous faire connaître la famille de l'illustre savant, sa parentèle, le milieu où il s'est formé et où s'est éveillée sa conscience- scientifique mais aussi politique -, ses réactions face aux grandes crises qu'il a traversées, telles l'Affaire Dreyfus et la Grande Guerre, le modèle qu'il offre alors d'un professeur tout à la fois patriote et pacifique, son rôle éminent comme président de !'Alliance israélite universelle (1920-1935). Né en 1863 à Paris, fils de Louis Philippe Lévi et de Pauline Bloch- tous deux de familles issues des communautés juives alsaciennes-, Sylvain Lévi a été élevé dans le quartier du Marais; excellent élève, il entre à la Sorbonne et, à peine âgé de 20 ans, en 1883, il est reçu auditeur du cours de sanskrit de Bergaigne

1. Voir G. M. BoNGARD-LEVIN, R. LARDINOIS, A. A. V1GASIN, Correspondances orientalistes entre Paris et Saint-Pétersbourg (1887-1935) ("Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres" 26), Paris, 2002.

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Jean Leclant

à la IVe section de l'EPHE; puis il suit les cours de grammaire comparée de Michel Bréal et de Ferdinand de Saussure ainsi que les conférences de James Darmesteter sur la langue zend, le persan et le pehlevi. En 1895, il publie dans le Journal asiatique un article remarqué. Une cinquième section consacrée aux sciences religieuses étant créée à l'EPHE en 1886, il y est chargé de conférences pour les religions de l'Inde. En juin 1889, il épouse Désirée Bloch, sa cousine croisée matrilatérale, et en 1893 soutient ses thèses de doctorat en Sorbonne. La thèse principale porte sur le théâtre indien; la secondaire, en latin, est intitulée Quid de Graecis veterum Indorum monumenta tradiderint. Puis, en 1894 (il a 31 ans), il est élu au Collège de France dans la chaire de langue et littérature sanscrite. Je n'ai donné toutes ces dates-repères que pour témoigner de son extrême précocité. Au début de sa carrière, il a professé un temps au Séminaire israélite de France. L'Affaire Dreyfus éclatant en 1894, il sympathise avec la Ligue des droits de l'homme. Toute sa vie, il soutiendra !'Alliance israélite universelle. Très vite introduit au cœur du milieu orientaliste, engagé dans des correspondances étonnamment riches avec les grands savants internationaux-en particulier les érudits russes tels que Sergej F. Ol'denburg -, Sylvain Lévi va accomplir de longues missions qui vont lui faire découvrir !'Extrême-Orient et acquérir sur le terrain une expérience irremplaçable. D'octobre 1897 à l'automne 1898, soit durant une année entière, il visite l'Inde et le Népal, dont il écrira l'histoire; il se rend aussi au Japon, ne se bornant pas à Tôkyô et Kyôto, mais visitant en détail les temples répandus à travers le pays; il rentre par voie de terre: Vladivostok, Tomsk, Irkoutsk, enfin Moscou. Il retournera en Russie durant l'été 1913, en raison d'un projet international d'édition et de traduction de l'Abhidharmakofo de Vasubandhu et aussi de l'étude de manuscrits en tokharien. En 1921-1923, Sylvain Lévi se rend au Bengale où, à l'initiative de Rabindranath Tagore, il enseigne à l'Université de Shantiniketan; bien entendu il circule à travers l'Inde «de gouverneur en gouverneur, de collège en collège, à travers les universités, les fouilles, les sites». Il gagne l'Indochine, multipliant séminaires et conférences. Son retour se fait par la Mandchourie et l'Union Soviétique, alors dans les moments difficiles de la NEP (Nouvelle Politique Économique); il y visite son ami de longue date Sergej F. Ol'denburg devenu Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. C'est pour représenter la science française que, avec Paul Pelliot et André Lirondelle, il retourne en URSS en 1925, pour les fêtes du bicentenaire de l'Académie russe des Sciences. Le troisième voyage en Extrême-Orient de Sylvain Lévi se situe en 1927-1928; il gagne alors le Japon où il prend la direction de la Maison franco-japonaise de Tôkyô fondée sur ses conseils. Durant la Grande Guerre, Sylvain Lévi avait pris parti très fortement contre l'impérialisme allemand et austro-hongrois. Aussi est-il heureux, l'Alsace recouvrée, d'être nommé à l'université de Strasbourg «directeur des études orientales»; il y enseigne durant les deux années académiques 1919-1920 et 1920-1921; mais le nombre d'étudiants est très faible et cet enseignement, isolé. Nous avons déjà évoqué les voyages de Sylvain Lévi en URSS. C'est dans ce cadre qu'il participe à la création, en novembre 1925, d'un Comité français des relations scientifiques avec la Russie; la période d'enthousiasme cède la place, à partir de 1930, à l'inquiétude jusqu'à ce que, après le pacte entre l'Allemagne et l'URSS d'août 1939, le Comité annonce la suspension des activités. 10

Ouverture

Mais, entre temps, en 1935, le grand orientaliste Sylvain Lévi avait disparu. Voici, Mesdames et Messieurs, chers amis, quelques touches très rapides qui permettent de situer quelques étapes d'une vie si remplie, si riche d'expériences et de créations diverses, quelques aspects d'une œuvre de valeur exemplaire, à laquelle il convenait de rendre l'hommage particulièrement important qu'au cours de ces trois journées vous allez célébrer de façon tout à la fois solennelle et amicale.

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RECONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE SYLVAIN LÉVI Roland Lardinois Centre national de la recherche scientifique Oh! la plaie du posthume. Faut-il qu' éternellement les morts écrasent les vivants comme pour se venger d'être morts?

En exergue à ce colloque, cette mise en garde de Sylvain Lévi' voudrait nous inviter à analyser d'un point de vue scientifique les différents aspects de son œuvre, de son parcours et de ses engagements, et nous prémunir d'être écrasés par sa figure posthume. «Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale». Pourquoi prendre pour objet de réflexion Sylvain Lévi dont la biographie2 , résumée en quelques dates, témoigne de la reconnaissance que cet universitaire a obtenue de son vivant même? D'abord, parce que ce savant qui fut l'un des maîtres des études indiennes reste aujourd'hui une figure relativement mal connue ou méconnue de l'histoire culturelle de la première moitié du xxe siècle. En attestent, pour leur part, ces témoignages de la postérité que sont dictionnaires et encyclopédies. Ainsi, Le Robert des noms propres et Le Grand Larousse Universel lui consacrent-ils une brève notice, mais Le Petit Larousse illustré l'ignore, lui préférant l'occultiste Constant Lévi, dit Éliphas, plus connu du grand public que les érudits orientalistes, il est vrai, dans les dernières décennies du x1xe siècle. Tout comme l'ignore encore le Dictionnaire des intellectuels français 3 qui entend pourtant dresser un ample inventaire de la vie culturelle au xxe siècle. En outre, il faut consulter I'Encyclopœdia Judaica pour apprendre que Sylvain Lévi fut aussi, au lendemain de la Grande Guerre, président de !'Alliance israélite universelle. Ainsi, la méconnaissance dont Sylvain Lévi est l'objet se double-t-elle d'un clivage dans les empreintes sociales de la mémoire, comme en témoigne un rapide survol de son actualité bibliographique. En premier lieu, les indianistes. Ceux-ci n'ont pas manqué d'honorer l'œuvre accomplie par leur maître en s'attachant à maintenir accessibles ses ouvrages principaux. Ainsi, pour le centenaire de la naissance de Sylvain Lévi, en 1963, sa thèse sur le théâtre indien a fait l'objet d'un second tirage, augmenté d'un complément de Louis Renou, et dont il ne subsiste dans le commerce que quelques exemplaires. Cet anniversaire avait donné lieu à une exposition au musée Guimet et à une série de conférences réunies dans un petit livre, Hommage à l Lettre de Sylvain Lévi à Jacques Bigard, secrétaire général de !'Alliance israélite universelle, Tôkyô, 23 déc. 1926 (Archives de !'Alliance israélite universelle, dossier Sylvain Lévi: France VII, A 34). 2. Voir la chronologie ci-dessous. 3. Voir J. JuLLIARD et M. WrNOCK (dir.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Éditions du Seuil, Paris, 1996.

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Roland Lardinois Sylvain Lévi, édité par l'Institut de civilisation indienne (et toujours disponible). Ensuite, La Doctrine du sacrifice dans les Brâhmm:ias. L'ouvrage fut également réédité, en 1966, avec une préface de Louis Renou, mais il était devenu introuvable; aussi, à l'occasion de ce colloque, la présente collection vient-elle de procéder à une réimpression augmentée d'une postface de Charles Malamoud. La monographie Le Népal. Étude historique d'un royaume hindou a été rééditée en 1985 (pour les deux premiers volumes) aux éditions Kailash par Marc Gaborieau et Gérard Toffin. Paru initialement en 1937, à Paris, chez Paul Hartmann et réunissant une quarantaine d'articles divers, le Mémorial Sylvain Lévi a été réédité en 1996 chez Motilal Banarsidass, à Delhi, par les soins d'Eli Franco; augmenté de l'étude de Louis Renou, «Sylvain Lévi et son œuvre scientifique», parue en 1936 dans le Journal asiatique, de la bibliographie de Sylvain Lévi préparée par Maurice Maschino et de l'index réalisé par Nadine Stchoupak, tous deux publiés dans le fascicule VII-VIII de Bibliographie bouddhique (1934-1936), ce Mémorial ainsi complété est un outil de travail précieux pour tous ceux qui souhaitent avoir une vue d'ensemble de la production scientifique de Sylvain Lévi. Enfin, récemment, les éditions Mille et Une Nuits ont repris, en livre de poche, la traduction de la Bhagavad Gîtâ préparée en collaboration avec le sanskritiste américain Joseph Trumbull Stickney. Pour information, le petit livre de Sylvain Lévi, L'Inde et le monde (1925, 1928) est toujours disponible chez Honoré Champion. Et puis, comme l'a rappelé Monsieur Jean Leclant, le volume des Correspondances orientalistes édité par l'Académie des inscriptions et belles-lettres marque la publication de sources inédites concernant Sylvain Lévi et quelques autres indianistes qui lui sont contemporains. La documentation originale collectée à l'occasion de cette dernière publication nous a incités à poursuivre collectivement, sous la forme de ce colloque, la réflexion engagée lors de ce travail. En second lieu, les historiens français et étrangers qui étudient l'histoire sociale et politique des Juifs, en France et au Moyen-Orient, aux xrxe et xxe siècles. Ces chercheurs ont traité des engagements civiques et des prises de position politiques, au sens large, de celui qui fut, dès le début des années 1880, proche de !'Alliance israélite universelle qu'il présida pendant les quinze dernières années de sa vie. On peut citer, parmi d'autres, les travaux d'André Chouraqui4, de Michael Marrus 5, de Paula Hyman 6 , de Pierre Birbaum7 ou de Vicky Caron8 • Les problèmes politiques dont Sylvain Lévi eut à débattre en son temps sont donc, depuis plusieurs décennies déjà, des objets de recherche historique dont il est difficile d'ignorer les résultats, aussi sensibles que soient aujourd'hui encore ces questions que grèvent nombre d'anachronismes. Enfin, les sociologues connaissent-ils du moins Sylvain Lévi pour la relation privilégiée qu'il entretenait avec

4. Voir A. CHOURAQUI, Cent ans d'histoire. L'Ailiance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Presses Universitaires de France, Paris, 1965. 5. Voir M. R. MARRUS, Les Juifs de France à l'époque de !'Affaire Dreyfus, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 1972 (éd. en anglais 1971), rééd. Éditions Complexes, 1985. 6. Voir P. HYMAN, De Dreyfus à Vichy. L'évolution de la communauté juive en France 1906-1939, Fayard, Paris, 1985 (éd. en anglais 1979). 7. P. BIRNBAUM, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d'État de Gambetta à Vichy, Fayard, Paris, 1992. 8. Voir V. CARON, Uneasy asylum. France and the Jewish refugee crisis 1933-1942, Standford University Press, Stanford, 1999.

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Reconnaissance et méconnaissance de Sylvain Lévi

Marcel Mauss et, par cet intermédiaire, avec le groupe des durkheimiens et avec Émile Durkheim lui-même. Cependant, très rares sont les travaux qui ont pris pour objet d'étude Sylvain Lévi dans l'une ou l'autre des dimensions mentionnées et moins encore dans les deux. Et les rares chercheurs qui s'y sont essayés, au risque de données factuelles souvent imparfaitement établies, ont contribué à construire une vision très problématique et du travail indianiste et des engagements de Sylvain Lévi 9• Il reviendra à un travail historique méthodique de mettre en relation l'ensemble des éléments qui structurent son œuvre et son parcours. On peut noter cependant que dans son activité scientifique comme dans ses engagements de citoyen, Sylvain Lévi se caractérise par son souci constant, tendu par une visée universaliste, d'élargir la compréhension des activités humaines, passées et présentes, en rompant notamment avec une vision européocentrique du monde. Par ailleurs, lui-même nous invite à considérer sans exclusive les différents aspects de sa trajectoire d'universitaire, d'intellectuel - au sens précisément dont se charge cette appellation depuis l'affaire Dreyfus -, lorsqu'il déclare sans détour, avec une grande fermeté: «Juif et indianiste bouddhisant, je cumule dans cet ordre là »10 • Les différentes raisons de la méconnaissance dont Sylvain Lévi est l'objet nous seront un peu plus compréhensibles après avoir entendu plusieurs des communications qui vont nous occuper pendant ce colloque. Mais parmi ces raisons, il y en a une au moins qu'il faut évoquer, ou rappeler, c'est celle qui concerne l'histoire des archives de Sylvain Lévi. Nous nous en sommes expliqués dans l'introduction aux Correspondances orientalistes, je serai donc bref. Les papiers personnels de Sylvain Lévi (comme ceux de Marc Bloch, de Léon Blum et d'autres encore) ont été confisqués par les nazis qui ont pillé l'appartement parisien de la rue Guy-de-la-Brosse, près du Jardin des plantes, au printemps 1941, six ans donc après la mort de Sylvain Lévi. Ensuite, ces papiers sont allés grossir le butin de guerre qui s'est entassé à Berlin; puis, au lendemain de la guerre, les Russes ont récupéré ce butin qu'ils ont transféré à Moscou. C'est donc aux Archives centrales spéciales d'État que les papiers de Sylvain Lévi ont été conservés dans le plus grand secret (nos collègues russes en ignoraient totalement l'existence) jusqu'au début des années 1990, lorsque ces fonds sont devenus accessibles aux chercheurs. Toutefois, ces archives sont de dimension modeste et elles sont assez hétéroclites: elles rassemblent de nombreuses nécrologies parues au lendemain de sa mort, dans la presse nationale et étrangère - indice, s'il en fût, de sa notoriété publique-, quelques copies de discours officiels, des rapports, des esquisses de projets, des correspondances familiales, mais très peu de correspondances professionnelles. Il subsiste néanmoins de nombreuses lettres de Sylvain Lévi, dispersées dans les fonds publics ou privés des destinataires; mais sauf exception, elles sont appelées à demeurer des correspondances passives, ou presque. Si la disparition des archives a contribué à soustraire Sylvain Lévi au regard de l'historien, cette raison ne suffit pas, bien évidemment, à rendre compte de l'oubli relatif dont son parcours et son

9. Voir en particulier I. STRENSKI, Durkheim and the Jews of France, The University of Chicago Press, Chicago, Londres, 1997, p. 116-148. 10. Lettre de Sylvain Lévi à Jacques Bigard, Tôkyô, 4 mars 1927 (Archives de l'AIU).

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Roland Lardinois

œuvre ont pâti dans la seconde moitié du xxe siècle. Je laisse donc cette question ouverte à la discussion. «Études indiennes, histoire sociale». Ce qui nous réunit autour de Sylvain Lévi c'est, me semble-t-il, un travail réflexif centré sur un moment particulier de l'histoire des études indiennes, qui s'étend depuis les années 1880 jusqu'aux années 1930. Cette période se caractérise, d'une part, par la professionnalisation relative des études orientalistes et, de l'autre, par la position éminente qu'occupe alors la philologie sanskrite au regard des autres disciplines, en particulier des disciplines émergentes des sciences sociales, comme la sociologie. Ce colloque voudrait être l'occasion de nous interroger sur les champs de recherches ouverts par Sylvain Lévi lui-même ou en collaboration avec ses collègues: réflexion sur les outils intellectuels, les instruments de travail que les linguistes, les philologues et les historiens ont alors élaborés et mis en pratique au service de la compréhension de l'Inde. Ce programme nous engage donc dans un travail collectif sur les conditions intellectuelles et sociales qui président à la pratique de disciplines savantes orientées vers la connaissance d'une aire culturelle spécifique, le monde indien. Si ce travail réflexif semble aujourd'hui une pratique assez commune dans nos disciplines de sciences sociales, celle-ci n'est pas aussi nouvelle qu'on pourrait l'imaginer. En effet, on peut rappeler que Sylvain Lévi, déjà, s'était appliqué à cette démarche, par exemple dans le bel article, au moins à mes yeux, qu'il a consacré à la fondation de la chaire de langue et littérature sanscrite du Collège de France11 • (À propos de l'intitulé de cette chaire, je voudrais ouvrir une parenthèse et solliciter nos collègues spécialistes sur un problème d'érudition. Peut-être avezvous noté, à l'occasion, une certaine inconstance dans la manière d'accorder «sanscrite» avec ou sans s, selon que l'on considère «langue et littérature» comme un tout, ou comme deux notions distinctes, «la langue et la littérature sanscrites». Il me semble que c'est à Gaston Paris, spécialiste des langues romanes à la IVe section de l'EPHE et au Collège de France dans la seconde moitié du xrxe siècle - et l'un des maîtres de Sylvain Lévi-, que l'on doit de considérer «langue et littérature» comme un tout. D'où l'intitulé des chaires au Collège de France mais aussi à la Sorbonne à cette époque: «langue et littérature sanscrite», sans s. Mais je laisse à de plus savants le soin de nous éclairer sur cette dénomination des chaires.)

«Études indiennes, histoire sociale». Dans l'intitulé de ce colloque, nous avons laissé ouverte la nature du lien entre ces deux domaines disciplinaires afin de ne préempter aucune approche, aucune méthode au regard des objets d'études que chacun de nous a fait choix d'exposer. Pour terminer, je voudrais cependant suggérer comment j'envisage, de mon point de vue, leur articulation, lorsque le problème se présente, en nous laissant tout loisir de reprendre ces questions lors des discussions.

11. Voir S. LÉVI, «Les origines d'une chaire: l'entrée du sanscrit au Collège de France», Livre jubilaire composé à /'occasion du IV' centenaire du Collège de France, Paris, 1932 (repris dans Mémorial Sylvain Lévi, Paul Hartmann, Paris, 1937, p. 145-162).

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Reconnaissance et méconnaissance de Sylvain Lévi

L'un des écueils qu'il me paraîtrait souhaitable d'éviter serait d'opposer une analyse interne de l'univers des études indiennes à une analyse externe, en laissant à l'histoire sociale le soin, comme on dit vaguement, de contextualiser la première. Cette division du travail scientifique ne me paraît plus tenable aujourd'hui compte tenu de l'état des recherches en sociologie des sciences. Je crois, au contraire, que l'historisation des conditions sociales de production des instruments de connaissance, des outils, des problématiques, des types d'approches, dans des disciplines aussi techniques en apparence que la philologie ou la linguistique, est nécessaire pour comprendre pleinement les productions scientifiques considérées. Cependant, on ne saurait qu'être prudent, en particulier dans l'étude d'un cas singulier, pour rapporter les choix intellectuels opérés, scientifiques et autres, à des déterminations sociales et culturelles. À cet égard, il faut garder présents à l'esprit deux principes au moins. Premièrement, les déterminations que l'on peut invoquer ne s'exercent jamais que par la médiation de l'espace social considéré (ici l'univers des études indiennes érudites) au sein duquel elles sont réfractées, retraduites en enjeux intellectuels spécifiques selon des modalités dont il faut rendre compte; deuxièmement, nous sommes toujours confrontés non à une ou quelques déterminations simples, mais à un faisceau de déterminations au sein duquel il est souvent difficile de mesurer le poids relatif de chacun des éléments qui le composent. Un dernier point, pour conclure. Le sanskritiste, le sociologue ou l'historien qui se donne le type d'objet de recherche qui nous retient aujourd'hui - objet préconstruit dans sa formulation commune, soit: un homme, une œuvre - doit tenter de se déprendre à la fois de la posture commémorative et de la singularisation extrême que ce choix d'objet induit, presque malgré nous. L'hagiographie des pères fondateurs, mais tout autant leur rejet, est l'une de ces voies posthumes dont parlait Sylvain Lévi, celle qu'empruntent les morts pour écraser les vivants - et dont il est bon de se garder.

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SYLVAIN LÉVI. L'ASPIRATION À L'UNIVERSEL* Lyne Bansat-Boudou École pratique des hautes études Section des sciences religieuses

Nombre d'entre nous s'inscrivent dans la parmr1para de Sylvain Lévi, soit en ligne directe, pour avoir été les élèves d'un élève de Sylvain Lévi, de Louis Renou par exemple, soit pour avoir lu son œuvre. Certains d'entre nous encore, consultant à l'Institut de civilisation indienne les ouvrages de la bibliothèque Sylvain Lévi, ont été éclairés et guidés, pour ainsi dire, par la main même du maître. Car les livres de Sylvain Lévi abondent en notes marginales, dont l'écriture fine et serrée, tracée à la plume dure ou au crayon à papier, est nette, précise, extrêmement lisible, comme sa pensée elle-même. Guidés donc, et subtilement émus, de se sentir ainsi dans la proximité du maître, de sa pensée au travail, par delà le temps. Car ces annotations, repérant par exemple, dans un commentaire, les articulations de la démonstration et la source des citations 1, sont autant de jalons, voire de balises, où le lecteur, fûtil bon sanskritiste, se suspend un moment avant de poursuivre sa progression dans la haute mer qu'est toute glose indienne. Le colloque qui nous réunit aujourd'hui s'inscrit lui aussi dans une lignée. Les hommages à celui qui, d'emblée, fut reconnu pour un maître se sont en effet succédé. Dès 1911, à l'occasion du 25e anniversaire de son enseignement, ses élèves lui offrent un recueil d'articles, intitulé Mélanges d'indianisme: Lévi n'a alors que 48 ans 2 • Presque aussitôt après sa brutale disparition survenue le 30 octobre 1935, paraît, dans la livraison de janvier-mars 1936 du Journal asiatique, un long article de Louis Renou: «Sylvain Lévi et son œuvre scientifique» - qui deviendra le texte liminaire du Mémorial Sylvain Lévi (p. x1-u), publié l'année suivante3 • Presque au même moment, l'Institut de civilisation indienne, créé à l'instigation de Sylvain Lévi en 1927, publie son rapport d'activité pour les années 1933-1935, rapport qui est surtout l'occasion d'un hommage, sobrement intitulé «Sylvain Lévi», de plusieurs de ses élèves: Nadine Stchoupak, Charles Autran, Marcel Mauss, Jules Marouzeau, Ferdinand Herold. Probablement en

* On trouvera ici une version élargie du texte présenté à l'ouverture du colloque. Plusieurs descendants de Sylvain Lévi, parmi lesquels sa petite-fille, Madame Catherine Vermeil, entourée de ses petits-enfants, nous ont fait l'honneur et l'amitié d'assister au colloque. Celle qu'une célèbre photographie montre, enfant, posant en costume népalais aux côtés de ses grands-parents, a singulièrement éclairé le débat, lors de la table ronde de clôture, en particulier lorsque fut posée la question de la pratique religieuse au sein de la famille Lévi. !. Ainsi son annotation du commentaire de Riighavabhatta à l'Abhijfiéinafakuntaléi. 2. Au nombre de ces contributions, le célèbre article de Marcel Mauss: «Anna-Viriij ». 3. Mémorial Sylvain Lévi, Paul Hartmann, Paris, 1937. 19

Lyne Bansat-Baudon

août de la même année 4 , le Bulletin de la Maison franco-japonaise lui consacre son tome huitième: Sylvain Lévi et son œuvre. En 1937, paraît le Mémorial Sylvain Lévi qu'annonçait le rapport de l'Institut de civilisation indienne; livre d'hommage qui, renonçant au genre des Mélanges, se veut une anthologie d'articles et d'études du dédicataire, quarante-trois au total, jusqu'alors «égarés dans des recueils introuvables»5 • Le 13 avril 1937, Jules Bloch évoque à son tour l'homme et l'œuvre dans la leçon inaugurale qu'il prononce au Collège de France 6 • En 1964, à l'initiative de l'Institut de civilisation indienne, paraît l'Hommage à Sylvain Lévi pour le centenaire de sa naissance (1963 ), recueil des conférences de Luciano Petech, Étienne Lamotte et Paul-Émile Dumont, respectivement introduites par Philippe Stern, Louis Renou et Jean Filliozat. Hommage renforcé de la réédition, sous les auspices du Collège de France, du Théâtre indien, depuis longtemps épuisé. Le colloque qui s'ouvre aujourd'hui ne célèbre pas une date dans la biographie de Sylvain Lévi. Il n'entend pas davantage adopter la posture commémorative ou hagiographique, même s'il est incontestable que l'œuvre et l'homme suscitent l'admiration. Encore faut-il les connaître. S'il était besoin d'une justification à ce colloque, ce serait en effet le souci de remédier à l'oubli relatif dans lequel on tient cette haute figure, et, pour ce faire, de placer la réflexion sous le double signe des études indiennes et de l'histoire sociale. Je me félicite de l'occasion unique qu'offre ce colloque: montrer que la conjonction des points de vues de la philologie et de l'histoire sociale est non seulement possible, mais nécessaire et féconde. La figure de Sylvain Lévi, savant, citoyen, homme engagé, bâtisseur institutionnel, se prête exemplairement à cette double approche. Cependant, conjoindre et articuler ne veut pas dire confondre. Rares sont ceux, en effet, qui pourraient prétendre à l'alliance des deux compétences et, parmi ceux-là, en trouve-t-on qui les sollicitent au même titre l'une et l'autre? Ainsi, lorsque Mauss partage, le temps d'un article («Anna-Viraj ») ou de l'étude d'une notion (le sacrifice), les objets de recherche des philologues indianistes, il privilégie la posture du sociologue ou, du moins, ne l'abandonne pas, tant il est vrai que, pour un chercheur, la première des filiations est disciplinaire, et que cette appartenance même est garante d'une pratique efficace de l'interdisciplinarité. À l'instar de toute œuvre, celle de Sylvain Lévi est conditionnée par un ensemble de données objectives. Néanmoins, tant les objectifs que les voies d'approche, les matériaux collectés, les modalités de leur analyse et de leur interprétation diffèrent dans l'une et l'autre discipline. Lévi est pour nous, philologues, un philologue parmi d'autres, c'est-à-dire un chercheur qui n'est lecteur et exégète des textes qu'il soumet à son examen que pour en avoir été d'abord l'éditeur et

4. L'avant-propos de L. de la Morandière signale que la mort de Sylvain Lévi est survenue dix mois auparavant. 5. É. LAMOTTE, «L'Œuvre bouddhique de Sylvain Lévi», dans Hommage à Sylvain Lévi pour le centenaire de sa naissance (1963), Institut de civilisation indienne, Paris, 1964, p. 37. 6. Jules Bloch, Sylvain Lévi et la linguistique indienne, Adrien Maisonneuve, Paris, 1937. Deux autres hommages paraissent sous la plume de Jules Bloch: la notice nécrologique de L'Univers israélite (9 nov. 1935), p. 99, et un texte bref, intitulé «Sylvain Lévi», publié dans !'Annuaire de !'École pratique des hautes études, section des sciences historiques et philologiques, 1937-1938, p. 3943.

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Sylvain Lévi. L'aspiration à l'universel

le traducteur. Quelque admiration que nous ayons pour l'homme, quel que soit notre intérêt pour le contexte historico-social de la constitution de son œuvre et ce qu'il peut nous apprendre sur elle, ce qui nous importe, au premier chef, c'est la place que cette œuvre occupe dans la production indianiste. C'est en quoi consiste notre travail. C'est ce que l'on attend de nous, ou, du moins, ce que nous attendons de nous-mêmes. Ce sera notre contribution à ce colloque, jusque dans les communications qui font voir les points de rencontre entre les deux perspectives. À cette occasion, la collection de la Section des sciences religieuses de l'École pratique des hautes études, à qui l'on doit la publication, en 1895, de La Doctrine du sacrifice dans les Briihmm:zas, a accédé au souhait des organisateurs du colloque: rééditer7 cette œuvre maîtresse de Sylvain Lévi, à laquelle vient s'adjoindre une postface inédite de Charles Malamoud. Le bref exposé qui va suivre n'a d'autre ambition que de faire partager une expérience de lectrice: lecture des textes du maître (comme des annotations qu'il inscrivait dans les marges de ses éditions indiennes), lecture des hommages qui lui ont été précédemment rendus, tel le bilan magistral et inégalé dressé par Louis Renou. Pour tenter de dire d'un mot l'œuvre et la vie de Sylvain Lévi, j'emprunterais volontiers la formule lapidaire de Monseigneur Lamotte: «Sa carrière scientifique: cinquante années de professorat, deux longs séjours en Inde et en ExtrêmeOrient, trois cent cinquante-quatre publications »8 , tout cela sous-tendu, c'est moi qui ajoute, par une formidable érudition acquise par des lectures immenses que signale le nombre important des comptes rendus, préfaces et introductions dont Sylvain Lévi est l'auteur. On échouerait à vouloir saisir toutes les figures qu'assuma successivement ou simultanément Sylvain Lévi, inlassablement curieux de l'Inde et de l'humanité tout entière. Épigraphiste9, numismate, géographe10 , ethnographe, philosophe,

7. "Bibliothèque de !'École des hautes études, sciences religieuses" 118, Turnhout, 2003. L'ouvrage avait déjà été réédité en 1966 avec une préface de Louis Renou. 8. É. LAMOTTE, «L'Œuvre bouddhique de Sylvain Lévi», dans Hommage à Sylvain Lévi, op. cit., p. 36. Aux deux séjours asiatiques que mentionne Étienne Lamotte, il convient d'ajouter le voyage qu'il fit au seul Japon en 1927 pour mettre en place le projet du HobOgirin. 9. Ainsi, «Anciennes inscriptions du Népal» (deux séries), Journal asiatique (sept.-oct. 1904), p 189, et (1907), I, p. 49; et l'article qu'il donne en 1921 dans la Célébration du Cinquantenaire de /'École pratique des hautes études ("Bibliothèque de !'École des hautes études, sciences historiques et philologiques" 230), p. 91-99 [repris dans Mémorial, op. cit., p. 299-305]: «La suite des idées dans les textes sanscrits, à propos d'une des inscriptions de Nasik». 10. Vocation que réalise son premier voyage (1897) dont rend compte aussitôt un article: «De Nagasaki à Moscou par la Sibérie», Annales de Géographie, 8 (1899), p. 330 sq. Un géographe fasciné par la cartographie, comme le montrent «Un projet de cartographie historique de l'Inde» (Transactions of the 9th International Congress of Orientalists, vol. 1, London, 1893, p. 366-369), et nombre de passages de ses œuvres où il excelle à allier géographie physique et géographie historique; ainsi, L'Inde civilisatrice (publication posthume des conférences professées par Lévi à l'Université de Strasbourg en 1919-1920), p. 10 sq., p. 113, p. 250-251, et, p. 213, ce passage: «dans la terre sacro-sainte du brahmanisme, à Stâl)vîçvara (auj. Thanesar), sur l'étroite levée de terre qui sépare le drainage de !'Indus et le drainage du Gange, le long du mince filet d'eau né au pied des montagnes et bientôt absorbé par les sables du désert, que la piété brahmanique vénère pourtant à l'égal du Gange céleste, la Sarasvatï. C'est là le point d'équilibre entre les forces internes du génie

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Lyne Bansat-Boudon

s'en défendît-il11 , linguiste12 , dans tous les cas, philologue 13 , et par-dessus tout, peut-être, historien 14 - à condition d'entendre aussi l'histoire en son sens

de l'Inde en voie d'expansion et les forces du dehors en travail de pénétration. C'est là aussi les Thermopyles de l'Inde, barrière ou porte des invasions. L'épopée y place le Kuruk~etra, le "champ des Kuru" où les deux branches rivales de la famille de Kuru se disputèrent l'empire de l'Inde et du monde. C'est là, à Narayina, que le dernier défenseur de la liberté de l'Inde, Prithi Raj (Prthvi Râja) réussit à repousser le champion de l'Islam, Mohammed Ghori (1191); là aussi, à Narayina, qu'il succomba l'année suivante ... » (L'Inde civilisatrice, Publications de l'Institut de civilisation indienne, Librairie d'Amérique et d'Orient, Adrien Maisonneuve, Paris, 1938). Pour d'autres références, en particulier aux recherches ptoléméennes, voir L. Renou, Mémorial, p. XXXVI-XXXVII. Il. Dans l'introduction à sa traduction du Sütralmpkara d'Asailga (Asanga MahayanaSütralmpkara, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système Yogaciira, t. 2. Traduction, Introduction, Index ("Bibliothèque de !'École des hautes études, sciences historiques et philologiques", Paris, 1911), Lévi se défend d'être autre chose qu'«un philologue honnête», ajoutant: «Je ne suis pas philosophe: les hasards de la recherche m'ont conduit à étudier un texte de philosophie». Sur Sylvain Lévi, philosophe, voir L. RENOU (Mémorial, p. xxx) et É. LAMOTTE (Hommage, p. 45-46), ainsi que, dans le présent volume, l'article d'Eli Franco. On sait également, par une lettre de 1889, que Lévi a enseigné cette discipline proprement indienne qu'est la philosophie de la grammaire, sous les espèces de son texte fondateur: le Vakyapadïya (Voir G. BoNGARD-LEVIN, R. LARDINOIS et A. V1GASIN, Correspondances orientalistes entre Paris et Saint-Pétersbourg (18871935), Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2002, p. 114). 12. Statut que lui reconnaissent, en dépit de certains, Alfred Foucher et Jules Bloch, respectivement dans «Sylvain Lévi et son œuvre», Bulletin de la Maison franco-japonaise, p. 25, et dans Sylvain Lévi et la linguistique indienne, p. 14 sq. 13. Philologue au sens large, nietzschéen, pourrait-on dire, dont la compétence s'étend de l'édition de textes d'après les manuscrits à la lecture et à l'herméneutique. Sur Lévi, déchiffreur de manuscrits, voir, en particulier, «Étude des documents tokhariens de la mission Pelliot », Journal asiatique (mai-juin 1911), p. 433, et «Un ancêtre de Tagore dans la littérature javanaise», Mémorial, p. 403. Toute l'œuvre «tokharologique» de S. Lévi témoigne de sa qualité de philologue, de même que la mise en place, grâce à sa connaissance des langues du bouddhisme, d'un mode de restitution des textes sanskrits fragmentaires ou lacunaires par le secours combiné de leurs versions chinoises et tibétaines (voir L. RENOU, Mémorial, p. xxx). Méthode dont la mise en garde des bouddhologues postérieurs (voir notamment C. RÉGAMEY, Bhadramayiikaravyakarm;a, The Warsaw Society of Sciences and Letters, 1938, p. li) sur la constitution de lexiques sanskrit/tibétain/chinois à partir du relevé des occurrences dans des passages parallèles d'un même texte, n'invalide pas le principe. Au reste, comme l'a souligné Cristina Scherrer-Schaub au cours d'une conversation privée sur cette question, Lévi était conscient qu'il ne pouvait s'agir que d'une restitution hypothétique, avec le risque d'aboutir à un texte hybride. En ce sens, on peut considérer que les travaux de Lévi fondent l'étude stratigraphique des textes bouddhiques. Entre autres remarquables illustrations de cette compétence de philologue, voir également les articulets qui répondent au titre de «Le nom de ... », tels «Le nom de l'or en tibétain», Journal asiatique (janv.-fév. 1915), p. 191; «Le nom chinois du safran», Journal asiatique (mars-avril 1917), p. 358, et le grand article posthume publié dans le Journal asiatique (janv.-mars 1936), p. 61-121, «Kani~ka et Satavahana, deux figures symboliques de l'Inde au premier siècle», notamment la démonstration (p. 83-90) consacrée au terme de titulature tchan-t'an, et les conclusions qu'on peut en tirer pour l'histoire des dynasties indiennes, en particulier, la page 87, où Lévi pose la correspondance Yue-tche/Cand(r)âl)a. De même est-il saisissant de voir comment, sous sa plume, de vastes synthèses, tant historiques que géographiques, surgissent de l'examen de la toponymie (voir « Kani~ka et Satavâhana, deux figures symboliques de l'Inde au premier siècle», p. 72-75). 14. Vocation qu'il affirme dès Le Théâtre indien; voir mon article, infra, p. 35-36. Dans L'Inde civilisatrice (p. 162), à propos de la date de Kâlidâsa, il a cette définition lucide de l'historien de l'Inde contraint d'enregistrer l'indifférence indienne à la chronologie: «Nous en sommes sûrs,

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Sylvain Lévi. L'aspiration à l'universel étymologique d'enquête-, mieux, un historien, lecteur de Kim 15 , ayant le sens et le goût du récit 16 : que ne fut-il pas? Archéologue, peut-être? Du moins, pas un «archéologue militant», pour reprendre le mot de Jules Bloch17 • Toutefois, s'il ne retourna pas les sables de l'Asie centrale ou le sol de Mohenjo-Daro, il conduisit ses fouilles dans les bibliothèques, et, archéologue, il le fut encore par délégation, puisque, membre de la section française du comité international pour l'exploration de l'Asie centrale, il fut de ceux qui, en 1906, y dépêchèrent Pelliot18 . Lévi justifiait alors l'entreprise en ces termes: «La France ne pouvait pas, sans renier des traditions glorieuses, s'effacer et rester inerte »19 • Son troisième ouvrage, Le Népal, étude historique d'un royaume hindou, qui paraît en trois volumes entre 1905 et 1908, illustre cette exemplaire polyvalence. Citons Renou: C'est au premier chef la description analytique d'une province indienne: géographie, ethnographie, état social et politique, état des sectes et des cultes, monuments et fêtes; à quoi se superpose un aperçu historique, mené depuis les origines accessibles, et qui s'achève de façon imprévue par un «carnet de séjour» (II, p. 306), où le savant, cédant la plume au voyageur, retrace avec une délicieuse fraîcheur les mille aventures de la route et l'émerveillement sans cesse renouvelé devant les choses et les hommes. L'ouvrage se termine par un recueil d'inscriptions népalaises, inédites, qu'accompagnent une traduction annotée et des introductions particulières où sont traités nombre de problèmes débordant le cadre du Népâl. Toutes les sources ont afflué pour combiner l'édifice: chroniques locales, documents européens, chinois et tibétains, inscriptions, manuscrits et monnaies, expériences personnelles et prévisions de l'homme qui sait. C'est l'histoire de l'Inde à travers celle d'un royaume hindou 20 •

nous l'affirmons, tout nous en avertit, sauf la chronologie qui toujours nous fait défaut. Il faut être personnellement mêlé à l'indianisme pour concevoir le cas extraordinaire de l'Inde. Tout est à construire par tâtonnements successifs; l'histoire procède à la manière de l'enfant qui bâtit un jeu de patience avec des contours de hasard qu'il essaie d'emboîter». 15. Voir L'Inde civilisatrice, p. 169. 16. Il n'est que de voir les conclusions aux chapitres de L'Inde civilisatrice; quelques exemples:« La tentative était pleine de promesses; un ricochet du conflit des Chinois avec les Huns la réduisit à néant» (p. 84); «Les grands courants de la civilisation mondiale, qui longtemps ont effleuré l'Inde, l'ont maintenant pénétrée à fond, elle n'a rien perdu de son originalité native, mais ses voisins et ses envahisseurs lui ont appris à tirer de ses propres ressources un parti meilleur: un âge classique va s'ouvrir» (p. 161); «Mais le bonheur est éphémère et les barbares n'étaient pas loin: les Huns allaient encore une fois se déchaîner sur le monde» (p. 186); ::

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Sylvain Lévi dans sa parentèle 3. Lettre de Sylvain Lévi à Eugène Müntz 57

Paris, 4 avril 1899 Cher Monsieur, Je vous ai depuis longtemps éprouvé si aimable et si complaisant que je n'hésite pas, au risque d'être indiscret ou importun, à solliciter aujourd'hui votre bienveillance en faveur d'un de mes jeunes parents, M. Max Jacob. Le jeune homme, après d'excellentes études et de brillants succès de lycée, s'est senti la vocation de la critique d'art; il a lui-même quelque peu manié le pinceau, mais il s'est formé surtout par l'étude directe des chefs-d'œuvre et par les recherches historiques. Très intéressé d'autre part [par] le mouvement contemporain, il a déjà publié dans les journaux d'art 58 quelques articles qui n'ont point passé complètement inaperçus. M. Roger Marx 59 en particulier a bien voulu plus d'une fois lui témoigner son estime et son amitié. M. Max Jacob n'a pas d'autre ressource que son travail; j'ai pensé que vous pourriez peut-être lui donner une part de collaboration aux articles d'art de l'Encyclopédie 60 • Il vous exposera lui-même ses désirs, si vous voulez bien le recevoir. Je me porte volontiers garant de son caractère et de ses connaissances générales; quant à sa compétence en art, vous êtes le meilleur des juges. Je vous remercie d'avance de ce que vous voudrez bien faire en sa faveur et je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués. Sylvain Lévi Professeur au Collège de France 9 Rue Guy de la Brosse 4. Quatre lettres de Max Jacob à Désirée Lévi 61

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[s.l.] 1er novembre [19]35 Ma chère Dédée Je n'ai pas passé un jour de ma douloureuse vie sans penser à Sylvain avec la plus grande affection! Il en sera encore ainsi. Que Dieu bénisse tes enfants et tes petits enfants et tous les tiens. Max Jacob

57. BnF, Nouvelles acquisitions françaises 11.301, Fonds Eugène Müntz, f. 1; Eugène Müntz (18451902), membre de l'Institut, était conservateur des archives et du musé e de !'École des Beaux-Arts de Paris . 58 . Il s'agit du Moniteur des arts, voir supra , note 32. 59. Roger Marx (1859-1913), alors inspecteur général des Beaux-Arts , avait introduit Max Jacob au Moniteur des Arts. 60. Il s'agit de La Grande Encyclopédie publiée sous la direction de Marcelin Berthelot, entre 1885 et 1902, et à laquelle Sylvain Lévi collabora. 61. Papiers Sylvain Lévi (fonds privé). On a corrigé les coquilles qui subsistaient dans les lettres. Les soulignements sont dans les manuscrits.

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Roland Lardinois

2 Quimper, 8 rue du Parc le 31 mai [19]38 Ma chère Désirée, Une phrase qui me concerne dans ta lettre à ma sœur m'a ému violemment: est-il vrai que tu aies eu la pensée de me remercier d'une douleur associée à la tienne? Un mot de toi m'aurait tant soulagé, moi qui porte le fardeau de tant de folies. L'âge m'a fait mesurer ma bêtise et je n'ose même plus solliciter des pardons ... d'ailleurs peut être le ridicule (? on ne sait plus où sont les sentiments aujourd'hui) m'a-t-il déjà et encore condamné ... ... Je me borne donc à te donner les renseignements pour une œuvre qui m'est sympathique et je te les mets sur une feuille à part pour que tu puisses les conserver en déchirant celle-ci? Je sais la reconnaissance que je dois à Sylvain et à toi. J'ai toujours apprécié votre bienfait et l'honneur qui m'était fait à moi, pauvret. Le sentiment de mon indignité a été pour beaucoup dans mes sottises 62 ••• mais il ne s'agit pas de psychologie, bien sûr. Il s'agit de regrets, de remords, de chagrins, de respect et de souvenirs affectueux. Max Jacob P.S. Sylvain vit près de moi, à toute heure, je le consulte, je l'aime en pleurant. J'ai connu beaucoup de gens: lui seul est grand, lui seul est bon. Il y a longtemps qu'il m'a pardonné. Il est le seul saint que j'ai vu dans ma vie. Que Dieu bénisse tes fils. [Sur une feuille séparée] Mon grand-père (de Quimper) s'appelait Alexandre dit Jacob. Il était le frère de Madame David de la rue Simon le Franc. Madame David s'appelait Alexandrine Alexandre; elle était mariée à David (Léon-Paquin) mon autre grand-père. Ils ont eu: 1° Delphine t, mariée à Raphaël Jacob t de Lorient qui a eu Henri t; 2° Alexandre t, marié à Laure Ascoli t, tous deux morts sans enfant; 3° Prudence, mariée à Lazare Jacob de Quimper; Prudence et Lazare ont eu: Delphine, Maurice t, Gaston, Max, Jacques et Mirthé mariée à Lucien Lévy dont un fils Robert. Mon grand-père Alexandre dit Jacob était marié à Mirthé Léa Mayer t (de Paris originaire d'Avignon). Ils ont eu: 1° Julie t, mariée à Nathan t: ils ont eu Léon Nathan. 2° Lazare t, mariée à Prudence t (voir plus haut). 3° Maurice t, marié à Lucie Subert t; ils ont eu Pierre et André(?) Ta mère Julie Bloch était la nièce de mon grand-père Alexandre dit Jacob.

62. Ce propos fait écho à la dernière lettre de Max Jacob à Jean-Richard Bloch, datée du 26 juillet 1934, et dans laquelle il écrit: «Je ne pleurerai jamais assez mes sottises, mes folies, mes fautes graves, mon incertitude», voir M. TREBITSCH, «Lettres de Max Jacob à Jean-Richard Bloch, 2' partie 1914-1934», Europe, op. cit., p. 157.

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Sylvain Lévi dans sa parentèle

Raphaël Jacob mari de Delphine de Lorient, fille de David était le frère de ta mère, neveu de mon grand-père par conséquent. Jacob-Jacob de Lorient était le neveu de mon grand-père de même. Il a eu d'Henriette (?) de Lorient, deux fils: Ernest t marié à Lucie Haas t dont il eu Yvonne(?), Éliane(?), Marcelle(?), mariées. Eugène t, marié à Mlle Godchau t dont elle a eu des fils devenus beaux-fils de Georges Lecomte (le consulter). Je ne sais pas autre chose, sinon que: - Maxime Jacob, le musicien devenu moine, et son frère Emmanuel Jacob, rédacteur du Petit Parisien, disent qu'ils sont nos parents mais ne savent pas comment - 118 avenue de Versailles. - La mère de Sylvain disait que les deux frères t ta jeunesse étaient nos parents. - Il est dit aussi que la famille Paquin couturier était la nôtre (?). Il y a aussi les Jacob de Chartres, les Lévy d'Abbeville, ceux de Saumur. On trouverait beaucoup de sources à Paris- [ill.]

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Vendredi 3 juin [1938] Quimper 8 rue du Parc

Ma chère Dédée, Je recevrai avec bien du plaisir tout ce qui parle de Sylvain. J'ai le culte de son souvemr. D'après mon frère et ma sœur on ne doit pas appeler mon grand-père Samuel Alexandre - «Alexandre dit Jacob» - mais seulement Samuel Alexandre. Le nom de Jacob a été acquis par mon père avec changement à l'état civil [coûteux?]. Je ne sais pas du quel de tes grands-parents il était frère car le nom de Jacob n'intervient pas - comme je te le dis dans les lignes précédentes. En effet le grand-père David n'est parent que par alliance. Il n'y a pas de papiers ici dans le genre de ce [sic] dont tu parles. Je crois qu'à la maison de couture (Bottin) Paquin on pourrait te dire ce qu'ils sont devenus. Je crois que Mme Paquin existe et remariée. Il me semble que deux (?) frères Paquin étaient neveux du grand-père David (?). Oui. Emmanuel Jacob habite 118 avenue de Versailles. On l'aurait aussi au Petit Parisien. Il habite avec ses parents, je crois. Mon frère et ma sœur qui vivent tous deux seuls depuis la mort de ma mère (Prudence) t'envoient leurs amitiés. J'y joins mes souvenirs, pour toi et tes fils, très émus, très attendris, mes chers souvenirs, ceux d'un vieil homme de 62 ans qui a beaucoup, beaucoup souffert. Max Jacob P.S. Je ne suis que de passage. J'habite dans un village entre Orléans et Giens: St Benoît-sur-Loire (Loiret) et j'y serai avant huit jours. J'y vis très seul malgré des visites et de la correspondance. C'est là que tu peux m'envoyer le fascicule de Sylvain.

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Roland Lardinois

4 St-Benoît-sur-Loire, Loiret à partir de jeudi Quimper le 5 juin [19]38 Ma chère Désirée J'ai reçu la brochure de l'Institut de Civilisation Indienne 63 • J'ai l'espoir que beaucoup d'hommes de cette époque-ci la liront. La plupart des gens d'aujourd'hui ne se proposent pas un but élevé dans la vie parce qu'ils croient impossible d'atteindre certaines hauteurs. Il serait sain de leur faire connaître des vies comme celle de Sylvain - Celles de !'Histoire et de !'Hagiographie ne les touchent pas: les soleils sont trop loin! Mais qui ne serait pas ébranlé par la sublime phrase, la dernière que cet homme du ciel ait écrite: «X, garçon de café, a besoin d'une veste et d'un tablier de travail». Quant à moi, cette phrase m'a fait pleurer à chaudes larmes et je sens encore mes yeux humides rien que de m'en souvenir. Je pense n'être pas le seul être au monde capable de m'en servir pour la direction à donner à la vie. Amitié et souvenir fidèle. Max Jacob P.S. Je souscrirai au Mémorial 64 certainement. Excuse cette lettre peut-être trop insistante. J'ai cru devoir te remercier de la triste joie qui m'a été donnée par ce livre de revivre avec le grand saint comme jadis ... et génial.

63. Voir Université de Paris, Institut de civilisation indienne, 1933-1935, Paris, brochure qui rassemble des hommages à Sylvain Lévi. 64. Voir le recueil d'articles réunis dans Mémorial Sylvain Lévi, Paul Hartmann, Paris, 1937 (réédité par E. FRANCO, Delhi, 1996).

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SYLVAIN LÉVI, LA PALESTINE, LES ÉTATS-UNIS ET L'AVENIR DU JUDAÏSME Henry Laurens Professeur au Collège de France L'avènement du sionisme comme force politique majeure à l'intérieur du monde juif a conduit à minimiser le rôle des autres composantes dans le destin juif du xxe siècle, et à imposer une lecture rétrospective des événements tendant à passer sous silence l'apport des israélites français du début du xxe siècle. On les présente ainsi en position défensive à l'époque de l'affaire Dreyfus et se désintéressant du sort de leurs coreligionnaires. En réalité, depuis les années 1880, les principaux responsables de la communauté sont associés à l'œuvre colonisatrice du baron Edmond de Rothschild en Palestine, ce dernier étant même président du Consistoire à l'époque de la séparation de la religion et de l'État. Il serait trop simple de définir l'entreprise d'Edmond de Rothschild comme simplement philanthropique. Dès le début, il a conscience de la nécessité de maintenir un profil bas afin de ménager les autorités ottomanes particulièrement inquiètes des conséquences politiques de la colonisation juive, mais son action a un caractère nettement national, allant dans le sens de la restauration de la dignité juive, de la régénération d'une population moralement atteinte par les pratiques de l'antisémitisme de l'Europe centrale. Herzl lui est apparu comme un danger majeur en raison du caractère tout à la fois tapageur et inefficace, selon lui, de sa prédication sioniste. Après la mort du fondateur de !'Organisation sioniste, un certain rapprochement a eu lieu entre les rothschildiens et les sionistes, mais la méfiance demeure. Dans la Palestine de 1914, la colonisation rothschildienne reste de très loin le premier opérateur juif sur le terrain. Les résultats sont relativement contrastés. D'un côté, une véritable base territoriale et humaine a été établie. De l'autre, l'entreprise s'est naturellement moulée sur les réalités économiques et humaines du Proche-Orient et s'est levantinisée. Dans un objectif de rentabilité économique, les colonies de Rothschild sont devenues des employeurs massifs de main d'œuvre arabe et ont adopté la culture francophone levantine spécifique de ce moment de l'histoire du Proche-Orient. Elles sont en butte aux critiques véhémentes des premiers véritables militants sionistes arrivés dans le contexte de la révolution russe de 1905. Ces militants nationalistes radicaux critiquent la forte implication des rothschildiens dans la société proche-orientale et prônent un séparatisme ethnique indispensable à la réalisation du projet national. L'Alliance israélite universelle - dont Sylvain Lévi a été très tôt l'un des dirigeants - se trouve en première ligne dans la confrontation avec le sionisme. Son idéal de régénération des juifs par l'éducation et le travail a pour but leur intégration à la société du pays de résidence. Dans l'Empire ottoman, l'action de !'Alliance a eu pour effet paradoxal de mieux intégrer les juifs à la société levantine francophone tout en les laissant désemparés par rapport aux développements des mouvements nationaux. Dans la décennie qui précède la Grande Guerre, les communautés ottomanes et balkaniques sont déchirées entre « alliancistes » et «sionistes», ce qui correspond à un véritable choix de destin. 289

Henry Laurens

Même si le projet de !'Alliance et celui d'Edmond de Rothschild diffèrent notablement, il n'en reste pas moins qu'ils partagent une commune hostilité au sionisme. L'Alliance rejette le projet national qui lui paraît lourd de danger, tout aussi bien pour les juifs de Palestine par rapport à la société arabe que pour les juifs assimilés qui se verraient rejetés comme ressortissants d'un peuple distinct de celui dans lequel ils vivent. La position de !'Alliance est largement partagée par l'ensemble de la notabilité juive des pays libéraux qui finance partout dans le monde les œuvres de secours aux juifs déshérités. On est loin de refuser l'implantation de juifs en Palestine et on la finance largement, mais on est l'adversaire résolu de toute orientation nationale qui, nécessairement, imposerait en Palestine de donner des privilèges spéciaux aux juifs - discrimination à rebours - et créerait à l'extérieur le problème de la double allégeance. Ce qui est tactique chez Edmond de Rothschild (agir dans la discrétion dans le sens d'un projet en réalité national) est stratégique et vital pour !'Alliance et ses homologues (rejeter l'orientation nationale). La Grande Guerre accélère les évolutions. En décembre 1915, le Quai d'Orsay inspire la création du Comité français d'information et d'action auprès des juifs des pays neutres chargé de la propagande française dans ces milieux. Les juifs américains sont particulièrement considérés; or les sionistes américains connaissent un puissant élan grâce à l'impulsion donnée par le juge à la Cour suprême, Brandeis, un proche du président Wilson. Ils créent une unité d'action avec les sionistes britanniques menés par Chaïm Weizmann, qui entrent en négociation avec les autorités britanniques en 1917 pour aboutir à la déclaration Balfour du 2 novembre 1917. La diplomatie française est naturellement plus proche de !'Alliance, institution française, que du sionisme, vu comme une création allemande regroupant des juifs russes qui se sont mis au service des Britanniques afin de détruire la «France du Levant» chère aux diplomates français. Dans le dossier palestinien, elle adopte la vision de !'Alliance, bien que tactiquement elle soit prête à faire des déclarations suffisamment vagues pour donner satisfaction aux sionistes. En France, il n'existe pas de mouvement sioniste; d'ailleurs ni Herzl ni ses successeurs n'ont cherché à s'y implanter, reconnaissant par là la prégnance du modèle assimilateur et la place écrasante d'Edmond de Rothschild. Ce dernier en profite durant la guerre pour créer un Comité d'études sionistes qui lui donne le monopole du terme en France. Après la prise de Jérusalem en décembre 1917, les Alliés décident l'envoi d'une commission sioniste en Palestine. Le gouvernement américain, désireux de ne pas se trouver lié par les engagements franco-britanniques, y interdit la participation de juifs américains, et Sylvain Lévi se trouve être le représentant français. Comme l'explique, le 1er mars 1918, le ministre français des Affaires étrangères Stéphen Pichon à Georges Picot, alors haut commissaire français pour la Syrie et la Palestine: Il vous appartient de continuer à faire comprendre aux juifs et aux non-juifs que le régime à instituer ne doit pas tendre à une suprématie quelconque de l'un des éléments des populations qui habitent ou viendraient habiter la Palestine, et que la bonne harmonie qui règnera entre ces divers éléments assurera seule le progrès et la prospérité du pays après la paix.

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Sylvain Lévi et l'avenir du judaïsme La mission sioniste qui, vers le milieu de mars, se rendra en Palestine, comprendra un membre français: M. Sylvain Lévi sera le délégué d'un groupement d'israélites français constitué sous le nom de «Comité d'études sionistes» et présidé par le baron Edmond de Rothschild. Vous trouverez en M. Sylvain Lévi un collaborateur éclairé, d'un patriotisme solide, et un sioniste de bon sens éloigné de tous les excès 1.

La mission de Sylvain Lévi prend un caractère à la fois politique et scientifique, puisque son arrêté de détachement du 6 mars 1918 2 lui donne une« mission d'études en Égypte, en Syrie et en Palestine, dans l'intérêt de l'expansion universitaire et scientifique de la France à l'étranger». La commission sioniste se réunit au Caire à la fin mars 1918. Weizmann, qui la dirige, comprend immédiatement la nécessité de donner toutes les assurances souhaitées par les Français afin de désarmer leur hostilité. Il leur ment délibérément sur ses intentions profondes, comme le montre ce télégramme du représentant français au Caire, Defrance, daté du 1er avril 1918: Nécessaire de prévoir et de prendre les mesures utiles pour que la création et le développement des organisations juives en Palestine ne favorise pas la formation d'un foyer de culture et de tendances allemandes, l'une de ces mesures devant consister dans l'élimination du jargon «yeddich» et dans son remplacement par l'hébreu comme langue spéciale aux Juifs. Avec M. Lévi, j'ai insisté sur l'intérêt que nous avons à répandre par tous les moyens le français afin de le faire adopter comme langue générale en Palestine. Ces idées ont été partagées d'emblée par M. Lévi. Quant au Dr. Weizmann, il y est également rallié et il m'a assuré hier qu'il ne demandait pas la création d'un État juif et qu'il le déclarerait publiquement prochainement. Il a donné la même assurance à quelques personnalités arabes du Caire. M. Lévi m'a dit qu'étant donné les idées que le Dr. lui avait précédemment exposées, cette déclaration constituait de sa part une véritable conversion 3.

Durant sa mission en Palestine, Sylvain Lévi s'intéresse particulièrement à la future université hébraïque de Jérusalem - dont il voudrait que la langue d'enseignement soit le français - tout en suivant attentivement la situation politique du pays. Le compte rendu qu'il donne de sa mission, en 1918, Une renaissance juive en Judée4, marque bien ses interrogations. Il admet la poussée d'un vrai sentiment national juif mais s'inquiète de son devenir. Les juifs de Palestine sont soit des Levantins de la Méditerranée, soit des Orientaux de l'Europe, issus d'empires nés de la guerre où l'idée de nation se confond étroitement avec celle de groupe confessionnel: Nation grecque, nation latine, nation arménienne sont dans le Levant des rubriques

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