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French Pages [216]
Spinoza en Angleterre
The Age of Descartes Descartes et son temps
Volume 7 Centro Dipartimentale di Studi su Descartes e il Seicento ‘Ettore Lojacono’ Università del Salento Series Editor Giulia Belgioioso (Università del Salento) Editorial Board Igor Agostini (Università del Salento) Roger Ariew (Tampa University, Florida) Jean-Robert Armogathe (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) Carlo Borghero (Università di Roma, La Sapienza) Vincent Carraud (Sorbonne Université) Alan Gabbey (Barnard College) Daniel Garber (Princeton University) Tullio Gregory † (Accademia dei Lincei) Jean-Luc Marion (Académie française)
Spinoza en Angleterre Sciences et réflexions sur les sciences
édité par Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti
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© 2022, Brepols Publishers n. v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2022/0095/32 ISBN 978-2-503-59383-8 eISBN: 978-2-503-59384-5 DOI: 10.1484/M.DESCARTES-EB.5.122810 ISSN: 2736-7010 eISSN 2566-0276 Printed in the EU on acid-free paper.
Table des matières
Préface Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti
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Spinoza et la culture scientifique Spinoza et la science nouvelle Descartes ou Hobbes ? Theo Verbeek
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Dans le « cabinet scientifique » du philosophe Spinoza et les sciences médicales Luisa Simonutti
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The Barnacled Conatus, or the Power of Self-Preservation in England before and after Spinoza Guido Giglioni Notes sur le développement du concept de « mémoire » chez Spinoza Annunziata Di Nardo
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Spinoza et Hobbes De l’Angleterre aux Pays-Bas : Hobbes et l’espace d’une « trading zone » 85 Catherine Secretan Conatus et corpora simplicissima Hobbes et Spinoza sur la nature et l’origine du mouvement Cristina Santinelli Hypothèses sur la cohésion Spinoza et Leibniz interprètes de la physique de Hobbes Andrea Sangiacomo
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Hobbes et Spinoza Nature et puissance du vouloir Filippo Mignini
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Racines et disséminations Le statut de l’expérience dans la discussion entre Spinoza et Boyle sur la nature du salpêtre Evelyne Guillemeau
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Henry More, Spinoza, et le double statut de la Kabbale Mogens Lærke
169
Droit de nature et forme politique Moïse entre Spinoza et Toland Roberto Evangelista
181
Remarques sur « imagination » et « corps » sous la plume de deux spinoziens italiens Tommaso Rossi et Biagio Garofalo Manuela Sanna
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Postface Pierre-François Moreau
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Index des noms
209
Andre a S a ngi acomo, Lui sa Simonutti
Préface
État de l’art Ce volume s’interroge sur la place de Spinoza dans les milieux intellectuel, philosophique et scientifique de l’Angleterre et de l’Europe du xviie siècle, et il analyse les contextes scientifiques privilégiés qui ont fourni à Spinoza plusieurs motifs de réflexion et qui ont compté ensuite parmi ses principaux lieux de réception. Le rapport entre Spinoza et le débat philosophique en Angleterre a retenu l’attention des historiens depuis longtemps. Il s’agit d’un terrain historiographique complexe où questions de sources, réception des idées et enjeux polémiques se mêlent souvent. On pourrait distinguer deux axes principaux dans les études publiées jusqu’à présent : (1) le rapport entre la pensée éthico-politique et religieuse de Spinoza et les expressions les plus « extrêmes » des voix non-orthodoxes en Angleterre (comme les déistes et les « free thinkers ») ; (2) le rapport entre la métaphysique et l’épistémologie de Spinoza et la science expérimentale anglaise, d’abord baconienne et ensuite newtonienne. (1) Pour ce qui concerne le premier axe, c’est depuis les études de Rosalie Colie1 que Spinoza a été vu comme une source importante pour le développement du déisme anglais et comme un point de référence pour les « free thinkers ». Dans les années plus récentes, les travaux de Jonathan Israel sur les « Lumières radicales2 » sont peut-être l’exemple le plus célèbre (et le plus controversé) de cette approche3. Même si ce débat est centré surtout sur des questions éthico-politiques et religieuses, on peut y découvrir une voie pour discuter certains des points cruciaux du débat métaphysique et scientifique au tournant du xviie et du xviiie siècles. Dans son livre sur Toland et « l’invention du néo-spinozisme », Tristan Dagron montre comment le rapport entre Toland et Spinoza (médié par Bayle, Leibniz et le cabalisme de Wachter) nous amène au cœur de la réflexion sur la métaphysique néoplatonicienne et ses conséquences pour des questions scientifiques très discutées
1 R. L. Colie, « Spinoza and the English Deists », Journal of the History of Ideas, 20, no. 1 (1959), p. 23-46 ; R. L. Colie, « Spinoza in England, 1665-1730 », Proceedings of the American Philosophical Society, 107, no. 3 (1963), p. 183-219. 2 J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001. 3 A. Sangiacomo, « Locke and Spinoza on the epistemic and motivational weaknesses of reason: The Reasonableness of Christianity and the Theological-Political Treatise », Intellectual History Review, 26, no. 4, p. 477-495, montre que l’on peut voir une convergence entre le Locke de la Reasonableness of Christianity et le Spinoza du TTP en ce qui concerne leur commun effort de déconstruire le dogmatisme rationaliste qui est à la base du déisme.
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à l’époque, comme celles de la nature du continu, du statut de l’étendue et du mouvement, et du rapport entre matière et pensée. Toland se montre en effet un interlocuteur important lorsqu’il s’agit de saisir comment la philosophie de Spinoza venait d’être manipulée et mobilisée au début du xviiie siècle aussi bien sur le plan scientifique et métaphysique que sur le plan éthico-politique4. Ce glissement du plan éthique au plan scientifique se complique peut-être si on regarde le rapport entre Hobbes et Spinoza. Bien sûr, on a souvent comparé la politique hobbesienne à celle de Spinoza, mais il demeure très difficile aujourd’hui de se rendre compte à quel point la théorie de la corporéité exposée dans le De Corpore – ou dans le Leviathan lui-même – peut avoir exercé une influence sur Spinoza5. Récemment, Andrea Sangiacomo a soutenu que la physique du De Corpore aurait aidé Spinoza à échapper à certaines difficultés qui émergeaient dans sa reconstruction de la physique de Descartes à l’époque des Principia Philosophiae Cartesianae, notamment sur la question de la composition des mouvements. Cependant (soutient Sangiacomo), la physique hobbesienne reste fondée sur l’idée de la passivité inhérente à toute réalité physique et d’une source toujours extrinsèque de tout mouvement. Ce point de vue va être bouleversé par Spinoza dans l’évolution de sa pensée qui l’amènera à la rédaction finale de l’Éthique et au développement de la doctrine du conatus et de la cause adéquate6. (2) Sur le plan plus strictement scientifique, c’est surtout le rapport avec Robert Boyle qui a retenu l’attention des historiens7. Le rapport entre Spinoza et Boyle
4 A. Sangiacomo, « Dall’origine della superstizione all’origine del movimento: lo strano caso della confutazione tolandiana di Spinoza », Rivista di Storia della Filosofia, 68, no. 4, p. 645-671, explore la liaison entre Toland et Spinoza pour montrer comme l’enjeu polémique porte aussi sur la nature de la causalité et le rôle de Dieu dans la nature (voir la polémique tolandienne contre l’occasionalisme). 5 Pour un cadre général on peut voir les contributions de G. Boss, « Les principes de la philosophie chez Hobbes et chez Spinoza », Studia Spinozana, 3 (1987), p. 87-123 ; et de B. Rousset, « Spinoza, lecteur des “Objections” de Gassendi à Descartes », Archives de Philosophie, 57, no 3 (1994), p. 485-502 ; Id., Spinoza lecteur des objections faites aux Méditations de Descartes et de ses Réponses, Paris, Kimé, 1996 ; Id., Geulincx entre Descartes et Spinoza, postface de P. F. Moreau, Paris, Vrin, 1999, p. 189-199. Jusqu’à aujourd’hui c’est surtout le conatus qui a retenu l’attention des critiques : voir P. Jacob, « La politique avec la physique à l’âge classique », Dialectiques, 6 (1974), p. 99-121 ; Daniel Parrochia, « La science de la nature corporelle », Studia Spinozana, 3 (1987), p. 151-173 ; C. Santinelli, « Spinoza lettore e interprete della fisica di Descartes », in J. Carvajal Cordón, M. L. de la Cámara García (dir.), Spinoza: de la física a la historia, Ciudad Real, Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2008, p. 141-168. Sur les mathématiques, voir J. Médina, « Les mathématiques chez Spinoza et Hobbes », Revue Philosophique, 2 (1985), p. 177-188. Sur la notion de spontanéité, voir F. Toto, L’individualità dei corpi. Percorsi nell’Etica di Spinoza, Milano, Mimesis, 2014, p. 149-157. Pour un cadre plus général, voir : D. Garber, « Natural Philosophy in Seventeenth-Century Context », in The Oxford Handbook of Hobbes, éd. Al P. Martinich and K. Hoekstra, Oxford, Oxford University Press, p. 106-130. 6 Voir A. Sangiacomo, L’essenza del corpo. Spinoza e la scienza delle composizioni. Hildesheim-Zürich-New York, G. Olms ; Id. « Before the conatus doctrine: Spinoza’s troubles with Willem van Blijenbergh », Archiv für Geschichte der Philosophie 98, no. 2 (2016), p. 144-168 ; Id., Spinoza on Reason, Passions and the Supreme Good, Oxford, Oxford University Press, 2019. Voir aussi D. Garber, « Natural Philosophy in Seventeenth-Century Context », in A. P. Martinich et K. Hoekstra (dir.), The Oxford Handbook of Hobbes, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 106-130. 7 Pour une reconstruction complète du débat critique sur la notion de corps et le rôle de la pensée scientifique chez Spinoza, voir A. Sangiacomo, « Spinoza et les problèmes du corps dans l’histoire de la critique. Essai bibliographique (1924-2015) », Journal of Early Modern Studies, 5, no. 2 (2016), p. 101-142.
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avait été discuté surtout avec l’intention de montrer l’opposition entre la méthode rationaliste de Spinoza, et celle, expérimentale, de Boyle8. Cette opposition entre le rationalisme spinozien et l’expérimentalisme boylien restera assez constante9. Albert Rivaud soulignait déjà dans son article fondamental de 1924 sur la physique de Spinoza que, « en matière de physique, l’autorité de Boyle, à la fin du xviie siècle, contrebalance presque celle de Descartes. C’est à lui que Spinoza se réfère quand il paraît s’éloigner du cartésianisme10 ». Néanmoins c’est surtout dans les dernières années du xxe siècle que l’on a commencé à explorer une façon moins rigide et plus complexe de présenter le rapport entre les deux auteurs et le cadre commun à partir duquel ils peuvent s’engager dans un véritable dialogue11.
8 Voir T. J. De Boer, « Spinoza in England », Tijdschrift voor Wijsbegeerte, 10 (1916), p. 331-336 ; Henri Daudin, « Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l’expérience de Boyle », Revue d’Histoire des Sciences et de leurs Applications 12, no. 2 (1948), p. 179-190. 9 Voir : A. Rupert Hall et M. Boas Hall, « Philosophy and Natural Philosophy: Boyle and Spinoza », in R. Taton et B. I. Cohen (dir.), L’aventure de l’esprit. Mélanges Alexandre Koyré, vol. II, Paris, Hermann, 1964, p. 241-256 ; E. Yakira, « Spinoza et Boyle », Archives de Philosophie, 51, no. 1 (1988), p. 107-124 ; M. L. De La Cámara, « La Naturaleza en la correspondencia Oldenburg-Spinoza », Revista de Filosofia 12, no. 22 (1999), p. 129-141 ; L. Simonutti, « Théories de la matière et spinozisme en Angleterre : Robert Boyle et les Boyle Lectures », in M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini et J. Salem (dir.), Materia actuosa. Antiquité, Âge classique, Lumières. Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, Paris, Champion, 2000, p. 299-325 ; L. Simonutti, « Dalle “sensate esperienze” all’ermeneutica biblica. Spinoza e la nuova scienza: Galilei e Boyle », in D. Bostrenghi et C. Santinelli (dir.), Spinoza. Ricerche e prospettive. Per una storia dello spinozismo in Italia, Napoli, Bibliopolis, 2007, p. 299-327 ; L. Zaterka, « Robert Boyle e a química experimental: O Ensaio de Nitro – alguns aspectos relacionados à polêmico com Espinosa », Cadernos de Historia e Filosofia da Ciéncia 11, no. 1 (2001), p. 63-80. 10 A. Rivaud, « La physique de Spinoza », Chronicon Spinozanum 4 (1924), p. 55. Cette opposition entre le rationalisme spinozien et l’expérimentalisme boylien restera assez constante, à partir de A. Rupert Hall et M. Boas Hall, « Philosophy and Natural Philosophy: Boyle and Spinoza », in R. Taton et B. I. Cohen (éds.), L’aventure de l’esprit. Mélanges Alexandre Koyré, vol. II, Paris, Hermann, 1964, p. 241-256, tout au long des études suivantes : E. Yakira, « Spinoza et Boyle », Archives de Philosophie 51, no. 1 (1988), p. 107-124 ; M. L. De La Camara, « La Naturaleza en la correspondencia Oldenburg-Spinoza », Revista de Filosofia 12, no. 22 (1999), p. 129-141, L. Zaterka, « Robert Boyle e a química experimental: O Ensaio de Nitro – alguns aspectos relacionados à polêmico com Espinosa », Cadernos de Historia e Filosofia da Ciéncia 11, no. 1 (2001), p. 63-80. 11 Voir : P.-Fr. Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 269-282 ; P. Macherey, « Spinoza, lecteur et critique de Boyle », Revue du Nord, 77 (1995), p. 733-774 : Id., « Between Pascal and Spinoza: The Vacuum », in S. H. Daniel (dir.), Current Continental Theory and Modern Philosophy, Evanston, Northwestern University Press, 2005, p. 58-69. L. Simonutti, « Spinoza and Boyle: Rational Religion and Natural Philosophy », in R. Crocker (dir.), Religion, Reason and Nature in Early Modern Europe, Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 117-138, au contraire, élargit le débat sur le rapport Spinoza-Boyle aux thèmes théologiques. Sur les affinités entre la new natural philosophy développée par Boyle et la philosophie spinozienne, voir E. Guillemeau et Ch. Ramond, « Conception de l’expérience et méthodologie expérimentale selon Boyle et Spinoza, dans La philosophie naturelle de Robert Boyle », in M. Dennehy et C. Ramond (dir.), La Philosophie Naturelle de Robert Boyle, Paris, Vrin, 2009, p. 295-310 ; F. Buyse, « Spinoza and Robert Boyle’s Definition of Mechanical Philosophy », Historia Philosophica, 8 (2010), p. 73-89. Par ailleurs, sur la méthode spinozienne et la positivité du rôle de l’expérience, assez proche de l’usage qu’en faisait Galilée, voir A. Pastore, « Il principio del metodo sperimentale nella filosofia di Spinoza », Rivista di filosofia, 18 (1927), p. 267-272 ; F. Buyse, « Spinoza and Galileo Galilei: Adequate ideas and intrinsic qualities of bodies », Historia Philosophica, 6 (2008), p. 117-130.
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La conception objective des qualités élaborée par Boyle fournit à Spinoza les outils conceptuels pour penser le rapport entre la structure mécanique du corps et sa capacité à agir et à pâtir : l’essence même des choses peut être réduite à leur forme mécanique, dont suivent les effets qu’elles peuvent activement produire sur l’environnement, et les affections qu’elles peuvent subir sans être détruites. De tout cela il suit aussi que la chose peut interagir avec son milieu de façon active et passive, au point que sa puissance d’agir peut augmenter ou diminuer et être plus ou moins favorisée selon les circonstances12. Bref, l’objectivité que Boyle avait réclamée pour les qualités en tant que dispositions mécaniques constitutives de la nature des corps, devient chez Spinoza le caractère intrinsèque à chaque corps de toute action comme de toute aptitude à pâtir, au point que pour Spinoza également, l’essence d’un corps n’est rien d’autre que la forme ou la structure mécanique qui rend possible ses effets13. Finalement, une nouvelle ligne de recherche qui vient de se développer pendant les dernières années porte sur la réception et les réactions à la pensée spinoziste parmi les newtoniens. Eric Schliesser a présenté de nombreux matériaux sur la façon dont Newton et Clarke approchent la métaphysique spinoziste14. Dans ce contexte, Spinoza est surtout vu comme une cible polémique, un épigone de la physique cartésienne qui va être bouleversée par l’approche newtonienne. Chez Clarke, par exemple, on peut constater comment l’effort pour échapper à la métaphysique nécessitariste de Spinoza amène à développer une forme alternative de rationalisme métaphysique fondée sur l’idée d’une liberté absolue de la volonté divine et de la contingence radicale de la matière15. De ce point de vue, Spinoza reste un interlocuteur important, même si c’est négativement, pour l’évolution du rationalisme à l’âge classique.
12 Boyle s’intéresse aussi au rapport entre la structure de la chose et la qualité qui en suit, de même qu’à son interaction avec le milieu ou, plus particulièrement, avec le système du monde dans lequel la chose existe. Il s’agit du concept de cosmical qualities que Boyle développe en 1670 dans ses Traités (Tracts written by the Honourable Robert Boyle dans lesquels on trouve Of the Systematical or Cosmical Qualities of Things et les Cosmical Suspicions) : cf. R. Boyle, The Works of Robert Boyle, sous la direction de M. Hunter et E. B. Davis, Londre, Pickering and Chatto, 1999-2000, vol. 6 : p. 259-320. Il faut noter d’ailleurs que l’on a deux traductions latines de cet ouvrage (bien que non autorisées par Boyle lui-même) parues presque immédiatement sur le continent, à Hambourg (chez Gottfried Schultz) et à Amsterdam (chez Johannem Janssonium a Waesberge), en 1671. 13 Voir A. Sangiacomo, « Actions et qualités : prolégomènes pour une lecture comparée de Boyle et Spinoza », Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza, 42 (2011 ; paru février 2012) ; Id., « Débat sur la méthode : du bon usage de l’expérience selon R. Boyle et B. Spinoza », in S. Laveran and V. Cortés (dir.), La raison à l’épreuve de la pratique, Paris, Pups, 2013, p. 13-38 ; Id., A. Sangiacomo, L’essenza del corpo…, op. cit., p. 327-408. 14 Voir E. Schliesser, « Newton and Spinoza: on Motion and Matter (and God, of course) », Southern Journal of Philosophy, 50, no. 3 (2012), p. 436-458 ; Id., « Newtonian Emanation, Spinozism, Measurement and the Baconian Origins of the Laws of Nature », Foundations of Science, 18, no. 3 (2013), p. 449-466 ; Id., « On Reading Newton as an Epicurean: Kant, Spinozism and the Changes to the Principia », Studies in History and Philosophy of Science 44, no. 3 (2013), p. 416-428. Voir aussi Y. Timothy, « Clarke Against Spinoza on the Manifest Diversity of the World », British Journal for the History of Philosophy, 22, no. 2 (2014), p. 260-280. 15 Voir A. Sangiacomo, « Samuel Clarke on Agent Causation, Voluntarism and Occasionalism », Science in Context, 31 no. 4 (2018), p. 421-456.
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Sommaire du volume Les essais de ce volume s’interrogent sur le lien entre Spinoza et l’Angleterre en mobilisant trois perspectives. La première partie a une approche plus thématique : on se focalise sur un thème de la philosophie de Spinoza pour y voir, comme dans un prisme, le reflet des débats croisés entre Pays-Bas et Angleterre. L’essai de Théo Verbeek analyse notamment la manière dont le philosophe d’Amsterdam, dans sa version géométrique des Principes de Descartes, reformule et démontre les lois cartésiennes de la nature. L’essai met en lumière l’influence de Hobbes et analyse certaines de ses problématiques. La procédure de démonstration physico-mathématique semble avoir constitué, dans la pensée de Spinoza, un modèle, un canon rigoureux à l’image de l’élaboration d’une méthode historico-critique d’interprétation du texte sacré. Dans cette perspective, l’essai de Luisa Simonutti souligne le rôle important que les sciences médicales, l’anatomie et la physiologie jouent dans sa théologie et dans sa métaphysique et l’influence qu’elles eurent sur les formes de la circulation de la pensée de Spinoza. Guido Giglioni souligne la centralité de la notion de conatus dans la philosophie de Spinoza et l’importance que les réflexions de Bacon et de Hobbes revêtent à propos de ce concept. Spinoza partage avec Bacon la conviction de l’originalité ontologique du conatus et l’essai analyse les interconnexions possibles des notions d’appetitus, cupiditas et voluntas, l’évolution de la notion de conatus chez Bacon dans les réflexions de certains auteurs anglais de la fin du xviie siècle et l’importance qu’ils eurent dans la confrontation critique d’Henry More vis-à-vis de Spinoza. La contribution de Annunziata di Nardo se concentre sur le développement du concept de mémoire chez Spinoza. La mémoire se présente comme un sujet qui est le test décisif pour lire l’évolution de la pensée du philosophe. L’analyse se focalise sur le modèle physique utilisé par Spinoza et ses analogies avec la pensée scientifique qui se nourrit des études de la Royal Society et, plus généralement, des recherches anatomiques en Angleterre et en Hollande au xviie siècle. La deuxième partie du volume est consacrée principalement à Spinoza et à la considération de son rapport avec la physique hobbesienne. L’essai de Catherine Secrétan se concentre surtout sur la réception de Hobbes aux Pays-Bas qui, quoiqu’accueillie par de violentes critiques, constitue un phénomène remarquable ; une réception qui peut être interprétée comme une « trading zone », un espace où les idées et les pratiques se rencontrent, favorisant l’innovation et jetant un éclairage nouveau sur la pensée au xviie siècle. L’essai de Cristina Santinelli propose de déplacer la réflexion sur la relation possible entre le conatus de Hobbes, et l’idée des corpora simplicissima que Spinoza développe dans la première partie du « petit traité » de physique de l’Éthique. Conatus et corpora simplicissima constituent le début du mouvement, ils en sont la première « détermination » et la plus universelle. Ce sont des concepts ou des notions purement rationnels qui représentent la réalité immanente aux corps ab aeterno du mouvement.
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L’étude d’Andrea Sangiacomo se concentre sur la comparaison et l’usage que Leibniz et Spinoza font – explicitement ou implicitement – de la physique du De Corpore de Hobbes. Il analyse à la fois la réception de cette physique dans le milieu savant et, de façon indirecte, le rapport avec Spinoza et les convergences et les divergences entre Spinoza et Leibniz, tout comme entre Spinoza et Hobbes. Hobbes et Spinoza mettent en place un démenti vigoureux de la doctrine traditionnelle de la volonté conçue comme une faculté de l’âme. La contribution de Filippo Mignini part de cette constatation pour poursuivre en examinant d’abord le développement de la doctrine de la volonté de Hobbes et en comparant le système final du philosophe anglais aux recherches de Spinoza dans le même domaine et qui semblent évoquer des positions proches de celles de Descartes et de Bacon. La troisième partie du volume porte sur les polémiques autour des œuvres de Spinoza qui furent lues durant le dix-huitième siècle en Angleterre et sur le continent, comme les spéculations philosophiques d’un cartésien athée et les œuvres d’un impie. L’essai d’Evelyne Guillemeau reprend la correspondance avec Oldenburg et met en évidence le sens de la critique de Spinoza au sujet des insuffisances de la méthode expérimentale de Boyle concernant la constitution du salpêtre, l’importance des questions épistémologiques de la philosophie naturelle et la dette culturelle qu’ils eurent tous les deux face à la méthode inductive de Bacon. Mogens Laerke s’interroge sur les rapports entre le spinozisme et la Cabale juive selon Henry More. Le Platonicien de Cambridge critique sévèrement la kabbale pour son inclination envers le panthéisme qu’il identifie comme étant également celle de Spinoza. Il opère une distinction entre une kabbale inauthentique, mais bonne parce que non-spinoziste, et une kabbale authentique, mais mauvaise parce que spinoziste. Suivant l’affirmation de Spinoza dans la lettre 50 à propos de la différence avec Hobbes et des aspects du droit naturel qui restent actifs dans l’état civil et qui décrivent la distance entre la puissance de la multitude et la potestas de la civitas, Roberto Evangelista examine le lien entre théologie et politique et la présence de la pensée de Spinoza dans le républicanisme de John Toland et sa conception du lien entre religion et politique. L’essai de Manuela Sanna porte l’attention sur deux auteurs qui utilisèrent de manière critique la pensée de Spinoza comme base de départ de leur propre théorisation. Son analyse se concentre sur les notions d’« imagination » et de « corps » dans les écrits de deux lecteurs italiens de Spinoza : Biagio Garofalo et Tommaso Rossi qui jugent l’œuvre de Spinoza en Italie au nom d’une bataille contre les démons du matérialisme et de l’athéisme qui alimentèrent le débat et la réflexion de leurs écrits.
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Le parcours intellectuel du livre s’achève par la postface de Pierre-François Moreau. L’auteur retrace la construction du volume par le biais des rapports et de la fortune de Spinoza dans le contexte de la pensée anglaise et continentale, notamment en ce qui concerne les sciences. Ces pages finales, comme dans un prisme idéal, non seulement problématisent les questions centrales de la pensée du philosophe et de la littérature qu’il a inspirée, mais aussi en esquissent un nouveau chemin interprétatif.16
16 Ce recueil est issu d’une conférence organisée à l’ENS de Lyon (11 et 12 Octobre 2012) sur le même sujet par P.F. Moreau, Andrea Sangiacomo, et Luisa Simonutti. Les directeurs de ce volume sont reconnaissants aux auteurs qui ont participé à cette conférence, et aux autres qui ont rejoint le projet ensuite, pour leur patience et constance à l’égard de ce projet.
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Spinoza et la culture scientifique
Theo Verbeek
Spinoza et la science nouvelle Descartes ou Hobbes ?
Malgré le fait que Spinoza est généralement loué, ou vilipendé, pour avoir tiré toutes les conclusions métaphysiques, théologiques et morales de la science moderne, le rapport de sa philosophie à la science de Galilée, Descartes, Huygens, a été relativement peu étudié. Le plus souvent on se contente d’évoquer quelques généralités qui suffiraient pour montrer que Spinoza aurait une connaissance adéquate de la science de son temps, qu’il en adopte les résultats, qu’il en imite la méthode et qu’il en applique les principes et les résultats dans les domaines de la politique et de la morale. En réalité, le rapport de Spinoza à la science de son temps est, à un niveau plus profond, problématique. Si les philosophes mécaniques, Descartes parmi d’autres, tendent à séparer Dieu et la nature, conférant ainsi à la nature une autonomie ontologique et conceptuelle et faisant de la physique un domaine indépendant, Spinoza déduit, au moins en principe, l’ensemble des choses naturelles, « nature naturée », de l’essence de Dieu, « nature naturante », Dieu étant « substance » et, de ce fait, le seul être qui existe. Dieu se confondrait donc avec la nature ; inversement, la nature ferait partie de Dieu, et la connaissance vraie de la nature ferait partie de la connaissance vraie de Dieu. Au surplus, tout en récusant le finalisme et la téléologie, Spinoza a de la nature une idée dynamique plutôt que mécanique : la puissance de Dieu étant « son essence même » (Éthique I, prop. 34), il y aurait au fond de toutes les choses un dynamisme qui fait « qu’il n’existe rien dont la nature ne donne naissance à quelque effet » (Éthique I, prop. 36). L’idée d’un corps entièrement passif dont les mouvements s’expliquent intégralement par les forces auxquelles il est exposé – idée fondamentale de la physique mécanique – serait donc absurde. Enfin, selon Spinoza les « idées générales » appartiennent à l’imagination, laquelle, incapable de saisir simultanément un grand nombre de choses, forge des « êtres de raison » (entia rationis), lesquels, tout en représentant, dans l’imagination, des classes de choses (« hommes » « animaux ») ou des aspects des choses (« volume » « couleur »), ne sont pas des idées proprement dites, un « être de raison » n’ayant aucune réalité objective. Les notions fondamentales de la science nouvelle – temps, espace, mouvement, matière, force, vitesse, corps – seraient donc tout au plus des « idées fictives », lesquelles, une fois imaginées comme « réelles » et « existantes », deviennent des sources de confusions et d’erreurs. En tout cas, le rapport entre la philosophie de Spinoza et la science nouvelle (et aux Pays-Bas, ce serait avant tout la physique cartésienne) soulève des problèmes complexes. La meilleure manière de les aborder paraît être Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 17-29 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128513
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une étude de la version géométrique des Principes de Descartes (Renati Des Cartes Principia Philosophiae, more geometrico demonstrata, Amsterdam 1663), les Principes (1644) de Descartes étant à cette époque pré-newtonienne la source principale de la physique mécanique. Cette première publication de Spinoza est peu étudiée, pour la raison que Spinoza n’y présenterait pas ses propres idées. Toujours est-il que Spinoza ne suit pas aveuglément les idées de Descartes, et cela non seulement, ce qui est bien connu, dans la Ire Partie, sur la métaphysique de Descartes, mais aussi, comme on va le voir, dans la Partie II, sur la physique générale. Dans ma contribution, je me concentre sur la reformulation et la démonstration des lois cartésiennes de la nature. Au début de la Partie II des Principes de philosophie de René Descartes démontrés d’une façon géométrique (PC) Spinoza présente neuf définitions, vingt et un axiomes et deux lemmes, tout cela dans le but de « débarrasser l’entendement de ses préjugés sur l’espace » (trad. Appuhn)1. L’ensemble correspond plus ou moins aux articles 3–15 de la Partie II des Principes de Descartes. Ce n’est qu’à partir de la proposition 12 de sa propre présentation que Spinoza vient à parler des lois cartésiennes de la nature, qu’il présente comme les « causes du mouvement » – usage sanctionné par Descartes qui lui aussi parle, peu correctement d’ailleurs, des lois de la nature comme des « causes secondes du mouvement » (Principes II, art. 37), la cause première étant évidemment Dieu (Principes II, art. 36). Dans la version spinoziste Dieu est également cause première, non seulement du mouvement, mais aussi du repos (PC II, prop. 11, sc. prop. 13). Dieu aurait imprimé à la matière, non seulement une quantité déterminée de mouvement, mais aussi une quantité déterminée de repos (PC II, prop. 13). En effet, « la même force qui est requise pour imprimer à un corps certains degrés de mouvement, l’est aussi pour enlever à ce corps les mêmes degrés de mouvement » (PC II, def. 8, sub 2). Le repos d’un corps serait sa résistance au mouvement : « dans les corps au repos on entend par force de résister une quantité de repos » (PC II, prop. 22, dem.). Par conséquent, « plus les corps se meuvent lentement, plus ils participent du repos » (PC II, prop. 22, cor. 2). Enfin, le « repos » intervient dans l’explication de la dureté : « comme il est assez certain par ce qui précède que les corps résistent aux autres corps par leur repos seulement, et que dans la dureté, ainsi que les sens l’indiquent, nous ne percevons rien d’autre sinon que les parties des corps durs résistent au mouvement de nos mains, nous concluons clairement que les corps durs sont ceux dont toutes les particules sont en repos les unes à l’égard des autres » (PC II, prop. 38, sc.). Certaines de ces formules ont été prises telles quelles de Descartes, qui lui aussi avait dit « qu’il n’est pas requis plus d’action pour le mouvement que pour le repos » (Principes II, 26) ; que « le mouvement et le repos ne sont rien que deux diverses façons dans le corps où ils se trouvent » (Principes II, 27) ; « qu’il n’y a rien qui joigne les parties des corps durs, sinon qu’elles sont en repos au regard l’une de l’autre » (Principes II, 55). Chez Descartes, cependant, toutes ces formules se rapportent à l’interaction des corps réels dans le monde réel. Dans ce monde, en effet, le repos et le mouvement
1 Toutes les références aux Principes de René Descartes démontrés d’une façon Géométrique, par Spinoza, et aux Principes de la Philosophie, par Descartes lui-même, sont données dans le texte, abrégées respectivement comme PC et Principes.
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sont toujours le repos et le mouvement d’un corps particulier ; ils sont des effets qui s’expliquent par l’interaction de ce corps avec les autres corps. Cependant, ce qui est envisagé dans les lois de la nature est, non pas le corps réel dans le monde réel, mais le cas abstrait et hypothétique d’un corps entièrement isolé. Les lois précisent ce que ferait un corps sans l’action des autres corps, c’est-à-dire ce que ferait un corps s’il ne faisait pas partie du monde réel. Aussi, leur but est-il de fixer un état « normal », c’est-à-dire un état qui n’a pas besoin d’être expliqué à l’intérieur de la physique. Elles définissent donc, d’une façon oblique, l’objet propre de la physique, qui est d’expliquer, non pas le mouvement ni le repos en tant que tels, mais le changement d’état d’un corps matériel, c’est-à-dire ou bien sa transition d’un état de repos à un état de mouvement, ou bien, lorsqu’il s’agit d’un corps déjà en mouvement, le fait qu’il cesse de se mouvoir ou qu’il change de direction ou de vitesse. Au surplus, les lois de la nature précisent les conditions qui doivent être remplies pour qu’une chose et un événement puissent faire partie de la nature, c’est-à-dire puissent être objet de la physique. Pour cela, il faut les réduire : la chose à une portion de l’étendue, l’événement à une redistribution du mouvement ou de l’étendue. Enfin, les lois sont prescriptives dans le sens qu’elles demandent une explication en termes des forces auxquelles le corps est exposé, son mouvement étant le résultat de l’ensemble des forces agissant sur ce corps. Bref, les lois cartésiennes de la nature sont les principes constitutifs de la physique. Si l’on voulait les expliquer ou les démontrer, il faudrait le faire à un niveau différent, les lois faisant partie des principes « axiomatiques » (Newton), ou « métaphysiques » (Kant), de la science. En négligeant ce côté « abstrait » et « métaphysique » des lois cartésiennes de la nature Spinoza méconnaîtrait donc leur caractère particulier ; en fait, il semble les situer au même niveau que des lois empiriques comme, par exemple, les Lois de Kepler ou les lois de la chimie. De plus, si, d’une façon d’ailleurs très cartésienne, Spinoza fait une distinction entre la force (cause du mouvement) et le mouvement (effet de la force), il traite le repos comme une force, ayant au surplus une certaine quantité : Dieu aurait donné à la matière une quantité déterminée de repos, laquelle dans chaque corps particulier serait identique avec la force qu’a ce corps pour résister au mouvement. Du point de vue de Descartes cela présente peu de sens, le repos étant simplement la condition de la matière (de l’étendue) sans le mouvement. Dans le cas imaginaire que Dieu n’eût jamais donné à l’étendue le mouvement, celle-ci serait toujours, entièrement et massivement, « en repos ». Aussi, la résistance d’un corps au mouvement est-elle, selon Descartes, proportionnelle, non pas à une « quantité déterminée de repos », mais à sa masse – ou, en termes cartésiens, à sa « grandeur2 ». En interprétant le « repos » comme une force ajoutée à la matière, Spinoza semble donc vouloir dissocier « repos » et « matière », ou bien parce qu’il rejette l’idée d’une matière absolument passive
2 Avouons que le langage de Descartes n’est pas toujours libre d’ambiguïté. Ainsi, il dit que Dieu « de sa toute-puissance a créé la matière avec le mouvement et le repos », et qu’il « conserve maintenant en l’univers, par son concours ordinaire, autant de mouvement et de repos qu’il y en a mis en le créant » (ii, 36) ; et il parle de « la tardiveté du mouvement, en tant que cette tardiveté participe de la nature du repos » (ii, 44).
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ou bien parce qu’il veut éviter la confusion entre l’étendue en tant qu’attribut de la Substance-Dieu, et l’étendue réelle des corps naturels. Au lieu d’être une portion de l’étendue, laquelle, en fonction de son interaction avec les autres corps, aurait à chaque instant une quantité de mouvement (qu’il peut perdre ou augmenter en fonction de cette même interaction) ainsi qu’une certaine « grandeur » (qui, par division ou par association, peut également se perdre ou augmenter), le corps tel qu’il est conçu par Spinoza, c’est-à-dire l’être fini, se présente plutôt comme un sujet doué de repos et de mouvement, le repos étant la force qui lui permet de résister au changement. Le repos ne serait donc pas simplement la négation ou l’absence du mouvement, mais une force positive qui dans les choses matérielles se présente comme « résistance au mouvement », et, plus généralement, comme faisant partie de la force qu’a chaque chose de persévérer en son être. Si l’on fait abstraction de la troisième loi de la nature (« si un corps qui se meut en rencontre un autre plus fort que soi, il ne perd rien de son mouvement, et s’il en rencontre un plus faible, qu’il puisse mouvoir, il en perd autant qu’il lui en donne » – Principes II, art. 40), qui forme la base des lois du choc (que Spinoza reprend sans les changer dans les propositions 24–31), Descartes en avait proposé deux : 1. Chaque chose demeure en l’état qu’elle est, pendant que rien ne le change (Principes II, art. 37) ; 2. Tout corps qui se meut, tend à continuer son mouvement en ligne droite (Principes II, art. 39). En principe, Spinoza accepte ces lois comme vraies, mais la façon dont il les reformule et surtout la façon dont il les démontre, fait poser des questions. D’abord, Spinoza évite de parler de « lois », comme s’il voulait déjà réserver ce terme aux domaines de la politique et de la morale3. Il présente les lois cartésiennes simplement comme des propositions parmi d’autres, bien qu’il note, dans le cas de la première loi, que « cette proposition est tenue par beaucoup pour un axiome » (PC II, prop. 14), et dans celui de la seconde, « qu’on pourrait placer cette proposition parmi les axiomes » (PC II, prop. 15). Ni Descartes ni, que je sache, aucun cartésien n’ont jamais parlé des lois de la nature comme d’« axiomes », bien que, d’une certaine façon c’est bien ce qu’elles sont, étant donné que, si l’on voulait les expliquer ou les justifier, on devrait avoir recours à des arguments, non pas physiques, mais métaphysiques. Le fait que Spinoza refuse de les regarder comme des axiomes, peut donc être vu comme une autre indication qu’il leur dénie le statut spécial qui leur est donné par Descartes. Il ajoute aussi deux corollaires, et deux propositions, lesquelles sont en réalité des corollaires de la seconde loi. Voici l’ensemble de propositions et de corollaires représentant chez lui les deux premières lois cartésiennes de la nature : 1. Chaque chose en tant qu’elle est simple et indivise, et qu’on la considère seulement en elle-même, persévère toujours, autant qu’il est en elle, dans le même état (PC II, prop. 14) ;
3 Voir à ce sujet le Traité théologico-politique, ch. 4. J’ai analysé la notion de ‘loi’ dans mon Spinoza’s Theologico-political Treatise : Exploring « The Will of God », Aldershot, Ashgate, 2003.
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2. Un corps qui se meut une fois, continue toujours à se mouvoir s’il n’est pas ralenti par des causes extérieures (PC II, prop. 14, cor.) ; 3. Tout corps en mouvement tend de lui-même à continuer à se mouvoir suivant une ligne droite, et non une ligne courbe (PC II, prop. 15) ; 4. Il suit de cette proposition que tout corps qui se meut suivant une ligne courbe est continûment détourné de la ligne suivant laquelle de lui-même il continuerait à se mouvoir, et cela par la force de quelque cause extérieure (par la proposition 14, Partie II) (PC II, prop. 15, cor.) ; 5. Tout corps qui est mû circulairement, comme par exemple, une pierre dans une fronde, est constamment déterminé à se mouvoir suivant la tangente (PC II, prop. 16) ; 6. Tout corps qui est mû circulairement tend à s’éloigner du centre du cercle qu’il décrit (PC II, prop 17). Spinoza reformule la première loi de Descartes comme deux propositions distinctes, dont la première contient la formule générale, et la seconde son application au corps en mouvement – aussi la seconde est-elle présentée comme un corollaire de la première. En cela Spinoza suit Descartes, qui dans l’article sur la première loi avait déjà stipulé que la loi s’applique non seulement au corps en repos, mais aussi au corps en mouvement. Chez Descartes le sens de la loi se réduit à l’affirmation générale que, dans les corps matériels, tout changement de leur état, qu’ils soient en repos ou en mouvement, doit être attribué à des influences étrangères : Mais lorsqu’une chose a commencé une fois de se mouvoir, nous n’avons aussi aucune raison de penser qu’elle doive jamais cesser de se mouvoir de même force, pendant qu’elle ne rencontre rien qui retarde ou qui arrête son mouvement. De façon que, si un corps a commencé une fois de se mouvoir, nous devons conclure qu’il continue par après de se mouvoir, et que jamais il ne s’arrête de soi-même (Principes II, art. 37). La façon dont Spinoza traite la seconde loi, et surtout la façon dont il la démontre, sont plus inquiétantes. Dans les Principes – dans Le monde (que Spinoza ne connaît probablement pas à l’époque où il rédige les Principia) le cas est différent – la preuve de Descartes avait été la suivante : « cette règle, comme la précédente, dépend de ce que Dieu est immuable, et qu’il conserve le mouvement en la matière par une opération très simple ; car il ne le conserve pas comme il a pu être quelque temps auparavant, mais comme il est précisément au même instant qu’il le conserve » (Principes II, art. 39). La démonstration se compose donc de trois ou quatre éléments : 1) Dieu est immuable (principe métaphysique) ; 2) Dieu opère toujours de la manière la plus simple (principe, également métaphysique d’ailleurs, de la simplicité des voies) ; 3) les points qui composent un cercle n’ont aucune dimension (principe géométrique) ; 4) il n’y a donc aucune raison pour laquelle un corps se trouvant dans un de ces points poursuivrait son chemin selon une ligne courbe (principe de raison suffisante). Bien entendu, la validité de cette preuve est douteuse, d’abord parce qu’il n’est pas évident que Dieu opère toujours de la manière la plus simple ; puis parce qu’il n’est pas évident que, s’il le faisait, il conserverait le mouvement d’un corps en chaque
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point géométrique de la courbe, ne fût-ce que pour la raison que dans la réalité physique ce point existe aussi peu que la courbe4. C’est peut-être la raison pour laquelle Descartes fait un appel à l’expérience : « nous le pouvons même sentir de la main, pendant que nous faisons tourner la pierre dans une fronde ; car elle tire et fait tendre la corde pour s’éloigner directement de notre main » (Principes II, 39)5. Au lieu de copier la preuve de Descartes (comme il l’avait fait pour la première loi) ou de traiter la loi comme un axiome (comme il avait admis qu’on puisse le faire), Spinoza donne plusieurs démonstrations, plus ou moins originales et certainement pas cartésiennes. Voici la première : Le mouvement, puisqu’il a Dieu seulement pour cause [PC II, prop. 12], n’a par lui-même aucune force d’exister [PC I, ax. 10] mais il est à tout instant comme procréé par Dieu [PC I, ax. 10, dem.]. Pour cette raison, aussi longtemps que nous avons égard à la seule nature du mouvement, nous ne pouvons jamais lui attribuer, comme appartenant à sa nature, une durée pouvant être plus grande qu’une autre. Or si l’on disait qu’il appartient à la nature d’un corps en mouvement de décrire dans son mouvement une ligne courbe quelconque, on attribuerait à la nature du mouvement une durée plus grande que si l’on suppose qu’il est de la nature du corps mû de tendre à continuer de se mouvoir suivant une ligne droite [PC II, ax. 17]. Or, comme (ainsi que nous l’avons déjà démontré) nous ne pouvons attribuer une telle durée à la nature du mouvement, il ne faut donc pas poser non plus qu’il est de la nature du corps mû de continuer à se mouvoir suivant aucune ligne courbe, mais seulement suivant une ligne droite [PC II, prop. 15, dem.]. Même si l’on passe sur le glissement de « nature du mouvement » à « nature du corps mû », cette démonstration est difficile à suivre, malgré le fait que Spinoza semble accepter la prémisse de Descartes qu’à chaque instant le mouvement est « comme procréé » (quasi procreatur) par Dieu – son argument étant l’axiome 10 de la Partie I de son livre (axiome pris de Descartes), selon lequel « il ne faut pas pour conserver une chose une cause moindre que pour la créer à l’origine ». Pas plus que chez Descartes la démonstration n’est concluante. En effet, si l’on admet que le mouvement n’a « aucune force d’exister », voire que le mouvement n’a pas de nature propre (ce qui n’est probablement pas cartésien), on pourrait aussi bien raisonner que de soi-même le mouvement n’a aucune direction précise, ni droite ni courbe, de sorte que pour qu’un corps continue son mouvement, il faudrait toujours une cause externe. Seulement, le sens de la première loi de Descartes avait été précisément que la continuation du mouvement ne compte pas comme un changement d’état. Ce qui est plus consternant encore est l’introduction d’un élément complètement absent chez
4 De ce point de vue la présentation dans Le monde, où la loi découle de l’incompréhensibilité de Dieu (ch. 7), est, malgré son caractère paradoxal, plus convaincante, la loi étant avant tout l’expression de notre façon de comprendre une réalité qui, s’il fallait la comprendre à partir de notre idée de Dieu, serait inintelligible. 5 La dernière phrase (à partir de « car elle tire… ») manque dans le texte latin.
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Descartes, à savoir la durée. D’après Spinoza lui-même il aurait démontré auparavant que « nous ne pouvons attribuer une telle durée [c’est-à-dire une « durée pouvant être plus grande qu’une autre »] à la nature du mouvement » – mais il ne donne aucune référence précise. Peut-être pense-t-il au corollaire de la première loi, selon lequel « un corps qui se meut une fois continue toujours [semper] à se mouvoir s’il n’est pas ralenti par des causes extérieures » (PC II, prop. 14, cor.). Dans ce cas le sens de son affirmation serait que la durée propre du mouvement est infinie, donc que chaque mouvement ayant une durée finie aurait par définition pu avoir une durée plus longue – la formule choisie par Spinoza (« le mouvement n’a pas une durée pouvant être plus grande qu’une autre ») ne serait donc pas très heureuse. En tout cas, Spinoza paraît prendre le mot « toujours » dans un sens strictement temporel, à savoir que chaque mouvement a une durée infinie, négligeant ainsi le sens logique ou analytique, à savoir que chaque mouvement se compose nécessairement du mouvement initial, lequel selon la seconde loi se poursuit indéfiniment en ligne droite, et des mouvements ajoutés à chaque instant par les forces auxquelles le corps est exposé. Son raisonnement paraît être que 1) pour qu’un mouvement ait une durée quelconque, il faut une cause ; 2) la longueur du chemin reliant deux points de l’espace sera plus grande à mesure qu’il est moins droit ; 3) à vitesse égale la durée du mouvement d’un corps transporté d’un point de l’espace à un autre sera plus longue à mesure que son trajet se détourne davantage de la ligne droite ; 4) pour qu’un corps se meuve selon une ligne courbe, il faut une cause supplémentaire. Réduite à son essentiel la démonstration serait par conséquent : 1) pour qu’un corps puisse continuer son mouvement, il faut toujours une raison ; 2) pour que son chemin soit courbe, il faut une autre raison. Toute continuation du mouvement compterait donc comme un changement d’état, tandis que le sens des lois cartésiennes est que, pourvu que le corps soit déjà en mouvement et que son chemin soit droit, le mouvement ne doit pas être vu comme un changement d’état. Le tour qui y est donné par Spinoza serait donc contraire au sens des lois cartésiennes de la nature. Spinoza paraît se rendre compte du caractère inadéquat de sa démonstration, car dans un scolie il présente une nouvelle démonstration : Cette démonstration paraîtra peut-être à beaucoup ne pas montrer qu’il n’appartient pas à la nature du mouvement de décrire une ligne courbe et pas davantage qu’il lui appartient d’en décrire une droite ; et cela parce qu’on ne peut assigner aucune ligne droite qu’il n’y ait une ligne plus petite, soit droite, soit courbe, et aucune ligne courbe qu’il n’y ait une ligne courbe plus petite. Cependant, même en tenant compte de cela, je juge que la démonstration n’en est pas moins correcte, puisqu’elle conclut de la seule essence universelle, c’est-à-dire de la différence essentielle des lignes (et non de la quantité de chacune d’elles, c’est-à-dire d’une différence accidentelle), ce qui était proposé à démontrer. Toutefois, pour ne pas rendre plus obscure en la démontrant une chose assez claire par elle-même, je renvoie les lecteurs à la seule définition du mouvement, qui n’affirme rien du mouvement, sinon le transport d’une partie de la matière du voisinage, etc. dans le voisinage, etc. Par suite, à moins que nous ne concevions ce transport comme le plus simple possible, c’est-à-dire comme ayant lieu suivant une ligne droite, nous
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attribuerons, par fiction, quelque chose qui n’est pas contenu dans sa définition ou son essence et ainsi n’appartient pas à sa nature (PC II, prop. 15, sc.). Au début du scolie, Spinoza anticipe une objection qui du point de vue de sa propre démonstration ne présente aucun sens. En effet, la question de la divisibilité, finie ou infinie, d’une ligne ne joue aucun rôle dans sa première démonstration, qui repose entièrement sur le rapport entre la durée du mouvement et la longueur du chemin – longueur qui, pourvu que la vitesse soit égale, est d’autant plus grande que le chemin est moins droit. En réalité, l’objection semble viser la démonstration de Descartes lui-même, laquelle semble présupposer que les points dont se compose une droite ou une courbe n’ont aucune dimension – les points composant un cercle pas plus que ceux qui composent une droite. En effet, selon l’opposant imaginaire, les parties composant une ligne seraient elles-mêmes des lignes, ou bien droites, ou bien courbes. Si cela était vrai (autrement dit, si le point géométrique n’existait pas), ce serait évidemment fatal pour la preuve de Descartes, la conséquence étant que Dieu devrait faire continuer le mouvement ou bien selon une ligne droite ou bien selon une ligne courbe – il n’y aurait donc plus de loi. Pour Spinoza, cette objection imaginaire pourrait être une manière oblique d’affirmer que dans la réalité physique il n’existe pas de points géométriques, et ainsi que la démonstration cartésienne manque de fondement. Spinoza poursuit en disant que son propre argument (c’est-à-dire sa première démonstration) repose sur « la seule essence universelle, c’est-à-dire la différence essentielle, des lignes », et non pas sur « la quantité de chacune d’elles, c’est-à-dire une différence accidentelle ». Il est difficile de voir ce que cela peut signifier ; il est même plus difficile de voir quel est le rapport à la démonstration spinozienne, qui concerne le rapport entre la durée d’un transport et la forme de son trajet. De plus, Spinoza réaffirme le caractère « évident » de la loi, sans tirer la conclusion que dans ce cas-là il ne faut aucune démonstration, ni aucune preuve. Pour illustrer cette « évidence » il évoque la définition cartésienne du mouvement : [Le mouvement] est le transport d’une partie de la matière, ou d’un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme en repos, dans le voisinage de quelques autres. Par un corps, ou bien par une partie de la matière, j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoiqu’il soit peut-être composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d’autres mouvements. Et je dis qu’il est le transport et non pas la force ou l’action qui transporte, afin de montrer que le mouvement est toujours dans le mobile, et non pas en celui qui meut ; car il me semble qu’on n’a pas coutume de distinguer ces deux choses assez soigneusement. De plus, j’entends qu’il est une propriété du mobile, et non pas une substance : de même que la figure est une propriété de la chose qui est figurée, et le repos, de la chose qui est en repos (Principes II, art. 25). Étant donné que le mouvement est le transport d’un corps d’un lieu à un autre lieu, il suivrait donc de « la nature du mouvement » qu’il soit rectilinéaire, toutes choses étant égales. Aucune preuve ne serait nécessaire ; la définition serait suffisante. En réalité, le sens de la définition cartésienne est de séparer le mouvement de la force ;
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de lui enlever toute substantialité ; de le réduire à un mode du corps mû. Bref, Spinoza semble ne pas vouloir étudier le mouvement en soi, le mouvement étant pour lui uniquement une fonction du corps mouvant, c’est-à-dire du corps se transportant d’un lieu à un autre – transport pour lequel il faut une raison, externe celle-ci, s’il ne se fait pas selon le chemin le plus court. Pourquoi, au lieu de recopier simplement les arguments de Descartes, qui, s’ils peuvent être trouvés peu convaincants, ne sont pas très difficiles à comprendre, Spinoza introduit-il des arguments nouveaux, qui ne sont pas moins difficiles, et qui au surplus paraissent délibérément méconnaître le sens de la démarche cartésienne ? On peut envisager plusieurs hypothèses. D’abord, il est probable que Spinoza fait déjà valoir des considérations métaphysiques. On a déjà évoqué le fait que pour lui « l’étendue » n’est pas simplement l’attribut de la matière, mais un attribut de Dieu, la seule substance qui existe. Un corps ne serait donc jamais simplement une portion de l’étendue, pour laquelle il serait indifférent d’être ou bien en repos ou bien en mouvement, mais une partie de Dieu, et donc, à une échelle finie, animée de la même force par laquelle Dieu se donne l’être ; en revanche, le corps matériel tel qu’il est défini dans la philosophie cartésienne n’existerait point, et serait une pure fiction de l’esprit, un être imaginaire au lieu d’un objet réel. Au surplus, Spinoza pourrait déjà avoir ébauché sa notion du « conatus », laquelle exclut l’existence d’un être entièrement passif – son avis semble déjà que chaque être, y compris les corps dits « inanimés », fait un effort de persévérer en son être, ce qui dans les corps dits « matériels », se manifesterait comme leur force de résister au mouvement. Enfin, il faut sans doute tenir compte de l’épistémologie de Spinoza, laquelle, si elle est élaborée davantage dans l’Éthique, l’est déjà suffisamment dans la Première Partie des « Pensées métaphysiques », publiées en appendice de la version géométrique des Principes de Descartes, et dans le Traité de la réforme de l’entendement, dont de grandes parties sont sans doute contemporaines de sa version des Principes de Descartes. Le Traité de la réforme de l’entendement en particulier montre les difficultés auxquelles se heurte Spinoza lorsqu’il tâche de comprendre des raisonnements et des arguments qui, en vérité, abondent dans la physique moderne, comme les propositions hypothétiques, les suppositions fausses, les expériences imaginaires. En effet, la seule manière d’en rendre compte serait ou bien de les présenter comme des souvenirs d’une époque où nous n’avions pas encore des idées vraies ou bien comme un effort de nous représenter les pensées de ceux qui n’ont pas l’usage de la raison6. Le fait que ces considérations semblent avoir joué un rôle, voire que sans avoir recours à ces considérations on ne s’explique guère certaines particularités de l’exposé, montre du reste que l’interprétation de la première publication de Spinoza comme un écrit purement didactique peut être écartée définitivement – en vue des « Pensées métaphysiques » publiées en appendice, cette interprétation n’a d’ailleurs jamais eu aucune vraisemblance. En réalité, la version dite « géométrique » des Principes de Descartes se présente comme une façon de se dissocier de Descartes, non seulement en métaphysique (la doctrine de Dieu et de la substance, la théorie de la volonté et
6 Voir en particulier Réforme § 56-57 (Bruder), Gebhardt II, 21.
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de la liberté), mais aussi en physique générale, pour la raison probablement qu’aux yeux de Spinoza la physique générale de Descartes est en réalité une partie de sa métaphysique. Cela fournit en même temps une explication possible du fait que les Parties III et IV des Principes de Descartes ne sont pas reprises par Spinoza – il n’avait probablement aucune raison ni aucun intérêt à se dissocier de Descartes dans les domaines de la physique céleste et de l’explication du monde phénoménal. En fait, on dirait que dans ce premier ouvrage Spinoza fait un effort discret pour remplacer la physique générale de Descartes par celle de Hobbes. Que dans l’élaboration de la philosophie de Spinoza la physique de Hobbes ait joué un certain rôle a déjà été remarqué par Gueroult, qui attire l’attention sur plusieurs parallèles, en particulier dans la Partie II de l’Éthique7. On dirait cependant que même en ce qui concerne la physique générale, et dès avant l’élaboration de l’Éthique, Spinoza avait préféré Hobbes à Descartes, probablement parce qu’à ses yeux la physique de l’Anglais était plus compatible avec sa propre métaphysique et sa propre épistémologie. Hobbes vient à parler des lois du mouvement dans la Partie II du De corpore (1655)8. Après avoir défini le mouvement et le repos il reformule la première loi cartésienne, en tant qu’elle concerne le repos, de la manière suivante : « On comprend que ce qui est en repos demeure toujours en repos, à moins qu’il n’y ait encore quelque autre corps, qui, s’il était là, l’empêcherait d’être en repos ». Voici la démonstration : Supposons en effet qu’il existe un corps fini en repos de manière que tout le reste de l’espace serait vide. Or si ce corps commence à se mouvoir il se mouvra par quelque chemin. Par conséquent, comme tout ce qui était dans ce corps le déterminait au repos, la raison pour laquelle il se meut par ce chemin doit se trouver en dehors de lui-même ; de même, s’il avait été mû suivant un autre chemin, la raison de son mouvement par ce chemin -là devrait également se trouver en dehors de lui-même. Étant donné cependant que nous avions supposé qu’il n’existe rien en dehors de lui, la raison de son mouvement par ce chemin doit être la même que la raison pour tout autre chemin. Par conséquent, il serait mû le long de tous les chemins à la fois, ce qui est impossible. De même il reformule le corollaire : De la même façon on comprend que ce qui est mû se mouvra toujours, à moins qu’il n’y ait une autre chose en dehors de lui-même à cause de laquelle il s’arrête. Car supposé qu’il n’y ait rien d’autre, il n’y aura aucune raison pour laquelle [le corps mouvant] s’arrête à un instant plutôt qu’à un autre. Par conséquent, son mouvement s’arrêterait en chaque point du temps à la fois, ce qui est inintelligible (Hobbes, De corpore II, 8, 19, p. 91).
7 M. Gueroult, Spinoza, 2 vols., Hildesheim, Olms, 1968 (voir l’index). 8 Pour ce qui suit, voir C. Leijenhorst, The Mechanisation of Aristotelianism: The late Aristotelian Setting of Thomas Hobbes’ Natural Philosophy, Leyde, Brill, 2002, p. 193-194. De Corpore est cité d’après l’édition critique de Karl Schuhmann (Paris, Vrin, 1999). Les traductions sont de moi-même.
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La « philosophie première » (philosophia prima) de Hobbes consiste en une série de définitions, lesquelles à leur tour forment la base de toutes ses démonstrations, une démonstration étant selon lui une analyse des idées. Il est donc clair que Hobbes ne peut avoir recours à l’action de Dieu pour prouver les lois naturelles de Descartes, d’autant moins que selon lui Dieu n’est pas objet de la philosophie. Par conséquent, il n’a pas de lois, mais tout au plus quelques « principes », entre autres un « principe de persistance9 ». Ce principe prend deux formes : persistance du repos et persistance du mouvement. Dans les deux cas la preuve se déroule d’une façon parallèle, la présupposition étant que pour tout ce qui est et ce qui se fait il faut une raison suffisante. Voici donc l’essentiel de la démonstration de la première loi : 1) pour qu’un corps en repos commence à se mouvoir, il faut une raison pour laquelle il se meut dans une direction plutôt que dans une autre, sinon il se mouvrait en toutes les directions à la fois, ce qui est absurde ; 2) par conséquent, sans l’action d’un autre corps il est impossible qu’un corps en repos se mette en mouvement. L’action d’un autre corps intervient donc pour expliquer la direction du mouvement et par implication le mouvement en tant que tel, étant donné qu’un mouvement sans aucune direction est impossible. De même pour le corps en mouvement, sauf que cette fois, il faut une raison non pas pour une direction particulière, mais pour le moment où le mouvement s’arrête – sans l’action d’un autre corps, la raison de l’arrêt devrait être dans le corps ; mais si elle était dans le corps, elle y serait tout le temps et le corps mouvant s’arrêterait en tous les moments du temps à la fois, ce qui est absurde. Par conséquent, il faut l’action d’un autre corps pour arrêter le mouvement d’un corps. Dans les deux cas la démonstration repose donc sur une reductio ad absurdum – la raison pour un changement d’état ne peut se trouver dans le sujet de ce changement car, si elle y était, il faudrait qu’elle y soit tout le temps et le changement (du repos au mouvement et du mouvement au repos) serait impossible. Il faut donc l’action d’autre chose pour qu’un changement puisse se faire : sans un autre corps, un corps en repos ne se mettrait jamais en mouvement, et un corps en mouvement ne cesserait jamais de se mouvoir. Cela pour la première « loi » de Descartes. Malgré le fait que Hobbes ne reprend pas la seconde loi de Descartes en tant que telle, il admet bien que lorsque les forces qui causent un corps à se mouvoir suivant une ligne circulaire cesseraient d’agir, le corps poursuivrait son chemin suivant la tangente. La démonstration est donnée dans la Partie III du De corpore, où Hobbes présente aussi sa notion du conatus. Le conatus est un « mouvement à travers un espace et à travers un temps les plus petits qui puissent être donnés » (De corpore III, 15, 2, p. 155). D’après Hobbes, l’indivisible n’existe pas dans la nature – ni le point ni le moment ne seraient des parties absolument indivisibles de l’espace et du temps ; chaque point et chaque moment donné auraient toujours une dimension, bien que celle-ci soit plus petite que tout ce qu’on puisse imaginer. Hobbes ne peut donc
9 D. Jesseph, « Hobbesian Mechanics », Oxford Studies in Early Modern Philosophy 3 (2006), p. 119-152. L’expression a été empruntée à D. Garber, Descartes’ Metaphysical Physics, Chicago, Chicago University Press, 1992.
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reprendre l’idée de Descartes, que, les points d’une ligne étant sans aucune dimension, Dieu doit préserver le mouvement en faisant que le corps continue son mouvement selon une ligne droite. Dans la réalité physique un « point » est selon lui, non pas un point géométrique sans aucune dimension, mais la « ligne droite la plus petite possible ». Or une force n’agit que dans un seul sens, de sorte que le mouvement causé par une seule force serait de nécessité rectilinéaire. Par conséquent, pour qu’un mobile puisse suivre un chemin courbé, il doit être exposé à au moins deux forces différentes, dont chacune agit alternativement, de sorte qu’à chaque instant le conatus du corps mouvant change d’orientation ; et cela est possible parce qu’en se mouvant sous l’action de la première force, le corps s’en éloigne et par conséquent permet à la deuxième force d’exercer une action plus forte que la première – son conatus changerait donc continuellement d’orientation de manière à faire mouvoir le corps le long d’un chemin plus ou moins droit, plus ou moins courbe. Le trajet d’un corps se mouvant le long d’une courbe se composerait de toute façon d’une infinité de lignes infiniment petites mais toujours droites (De corpore III, 15, 6, éd. Schuhmann, p. 158). Bref, pour Hobbes la « loi » de Descartes, que, comme Spinoza, il refuse de nommer « loi », ne serait qu’un corollaire du principe qu’une force ne peut agir que dans un seul sens ; et si cela semble exclure la possibilité d’un trajet courbe, Hobbes résout ce problème par son idée qu’une ligne, ou plutôt un chemin, que celui-ci soit droit ou courbe, se compose d’une infinité de lignes droites, infiniment petites. Il y a évidemment des différences entre Spinoza et Hobbes qui restent difficiles à expliquer. Ils paraissent partager l’idée que le point géométrique n’existe pas dans la nature et que par conséquent ni la durée d’un transport ni le trajet d’un corps mouvant ne sont infiniment divisibles. Mais à l’opposé de Hobbes, Spinoza semble ne pas vouloir se prononcer sur la nature de « la ligne la plus petite possible », laquelle à son avis pourrait être, soit une courbe, soit une droite. Au surplus, il ne semble pas vouloir faire entièrement dépendre le mouvement d’un corps des forces auxquelles il est exposé. Pour lui le corps n’a aucune raison pour dévier de la ligne droite, non pas parce que les forces agissant sur ce corps ne peuvent agir que dans un sens mais parce que du point de vue du corps il n’y a aucune raison pour ne pas prendre le chemin le plus court. De son côté Hobbes fait intervenir la durée pour prouver que « ce qui est mû se mouvra toujours » – ce qu’il démontre en disant que, « pour s’arrêter à un instant plutôt qu’à un autre » il faut une raison, laquelle si elle ne peut être dans le corps mouvant (sinon celui-ci s’arrêterait à chaque moment à la fois, ce qui est absurde), doit se trouver dans un autre corps. Cette preuve, au lieu de s’en servir pour prouver la première loi, Spinoza paraît la réutiliser en la modifiant, pour prouver la seconde loi, à savoir que le mouvement tend à se continuer selon une ligne droite : si le corps mouvant continue son mouvement parce qu’il n’y a aucune raison pour laquelle il s’arrêterait à un instant plutôt qu’à un autre, il n’y a aucune raison non plus pour laquelle il prendrait un chemin plus long que nécessaire, à moins d’y être forcé par un autre corps – de soi-même il prendra le chemin le plus court, lequel par définition est le chemin le plus droit. Il faudrait une étude approfondie avant qu’on puisse tirer des conclusions définitives. Il me semble cependant que dès maintenant on peut retenir les points suivants. D’abord, il est clair que même dans ce premier ouvrage, en apparence
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consacré à une présentation plus « didactique » de la physique de Descartes, Spinoza n’adopte pas simplement la philosophie cartésienne de la nature, mais cherche à la corriger au moyen d’éléments pris de la physique de Hobbes. Cet effort d’adaptation se limite cependant aux démonstrations – Spinoza ne conteste jamais ouvertement la validité ni de la première, ni de la seconde loi de Descartes. En gros il accepterait donc comme vraie la physique cartésienne. Ce qu’il refuse d’accepter, ce serait d’une part le statut spécial – « métaphysique » ou « axiomatique » – accordé aux lois de la nature ; d’autre part, les démonstrations de ces lois, c’est-à-dire leur fondement théologique, métaphysique, géométrique. On dirait que pour lui il s’agit de « lois » ou de « règles » qui ne se distinguent des autres « lois » de la nature (les lois chimiques par exemple) que par leur généralité et par un niveau plus élevé d’abstraction. Enfin, Spinoza paraît nuancer l’importance accordée par Descartes aux mathématiques : ayant pour objet des « êtres de raison », c’est-à-dire des idées fictives, la géométrie ne fournirait pas un modèle exact de la réalité. Bien entendu, ces analyses suggèrent aussi une révision plus générale des rapports de Spinoza à la philosophie de Descartes. Loin d’être le point de départ du projet philosophique de Spinoza, la philosophie de Descartes se présente plutôt comme un obstacle à surmonter10. Cependant, dans un contexte dominé par la philosophie cartésienne, la meilleure manière de le faire doit avoir été de la vaincre par ses propres armes, c’est-à-dire en utilisant la méthode « géométrique ».
10 Voir mon livre Spinoza’s Theologico-political Treatise (cité note 3), ch. 6.
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Dans le « cabinet scientifique » du philosophe Spinoza et les sciences médicales
Spinoza et les sciences Une série d’interrogations restées ouvertes autour du rapport entre la réflexion de Spinoza et la pensée scientifique de l’époque peuvent, aujourd’hui seulement, à la lumière des recherches récentes, trouver une première réponse, quoique peutêtre non exhaustive. Pour quelle raison fut-ce dans le milieu des savants, Boyle et Oldenbourg in primis, en Angleterre et aussi en Hollande, que s’éveillèrent une attention et un intérêt positif envers Spinoza et envers sa critique biblique ? Un intérêt qui se transforma ensuite rapidement en critique et en condamnation au cours de quelques échanges de lettres et à la suite de la lecture de quelques passages du Traité théologico-politique ? Célèbre aussi outre-Manche pour ses connaissances et pour ses intérêts scientifiques, Spinoza semblait offrir une méthode alternative de réflexion en philosophie et en religion, si bien que Oldenbourg lui-même le poussait à ne pas priver « les savants des profonds écrits que la subtilité de votre esprit vous a permis de composer tant en philosophie qu’en théologie. Au contraire, osez les produire en public quoi que puissent radoter les théologastres1. » En quoi consistait donc la nouveauté que « la finesse d’esprit » de Spinoza avait découverte et qui avait tant attiré Boyle au début des années soixante du xviie siècle, mais qui aurait terrifié, par la suite, Boyle et les Anglais, une fois parus le Traité théologico-politique et les Opera Posthuma ? Tant et si bien que cela convainquit le célèbre chimiste de s’adjuger une place privilégiée dans la lutte contre le spinozisme, le premier parmi les athéismes à combattre, à Londres, à travers la fondation des « Boyle Lectures » à partir des années quatre-vingt du xviie siècle2. Quel fut le rôle des lectures scientifiques entreprises et surtout des contacts avec les auteurs scientifiques que Spinoza eut dans les années de sa formation et dans celles qui précédèrent la rédaction de ses ouvrages ? La procédure de démonstration physico-mathématique semble avoir constitué, dans la pensée de Spinoza, un modèle, 1 Spinoza, Correspondance, présentation et traduction par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, Lettre VII, p. 77. 2 Voir L. Simonutti, « Théories de la matière et antispinozisme en Angleterre : Robert Boyle et les Boyle Lectures », in Materia actuosa : Antiquité, âge classique, Lumières. Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, M. Benitez, A. McKenna, G. Paganini et J. Salem (éd.), Paris, Champion, 2000, p. 299-325. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 31-44 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128514
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un canon rigoureux à l’image duquel construire une méthode historico-critique d’interprétation du texte sacré3. Dans l’essai consacré à la figure de Spinoza en tant que scientifique et théoricien de la méthode scientifique, David Savan souligne que « Spinoza showed that the methods of the natural sciences could be fruitfully extended to the scientific study not only of the Bible but of historical texts generally. Spinoza is the founder of scientific hermeneutics4. » Bien que secondaire dans son activité de philosophe, sa méthode d’analyse et ses expériences, d’abord sur le nitre, puis sur l’optique et enfin sur l’or, sont néanmoins fondamentales5. « C’est un aspect de la biographie intellectuelle de Spinoza – écrit Pierre-François Moreau – que l’on ne doit pas négliger et qui rend compte d’un arrière-plan du système, même si les derniers textes n’opèrent pas explicitement l’intégration de cet aspect aux autres6. » Cependant, rappelant qu’il est plus juste de dire que la physique et l’éthique sont toutes deux inspirées par les mathématiques, qui leur fournissent des règles de vérité et des modèles d’expression7, Moreau réitère que « Il est bon de rappeler que Spinoza est plongé aussi dans un milieu passionné de recherches physiques, chimiques et techniques8. » Dans cette perspective, les sciences médicales, l’anatomie et la physiologie jouent un rôle important pour sa théologie et sa métaphysique. Enfin, est-ce qu’une telle révolution conceptuelle eut une influence sur les formes de la circulation de sa pensée sur le continent et surtout en Angleterre et jusqu’à quel point ? Une contribution utile pour démêler certaines des questions posées sera constituée par l’analyse des outils (dans le sens le plus ample) physico-médicaux que Spinoza avait à sa disposition ; reconstruire le décor (hommes et livres) qui entoure Spinoza au moment de la rédaction de ses premiers ouvrages permettra de saisir cette prodigieuse union entre méthode scientifique, physiologico-médicale et réflexion philosophique qui constituait l’un des aspects de la « la finesse d’esprit » de notre philosophe9. Bien loin que l’une soit 3 Voir « Cahiers Spinoza », 1991 et les plus récentes études ponctuelles de Fabrice Audié, Spinoza et les mathématiques, Paris, PUPS, 2005 ; F. Barbaras, Spinoza. La Science mathématique du salut, CNRS éditions, 2007. Voir le volume 23, fascicule 1, 2013 de Intellectual History Review qui est intitulé Galileo and Spinoza. 4 D. Savan, « Spinoza: Scientist and Theorist of Scientific Method », in Spinoza and the Sciences, M. Grene et D. Nails (éd.), Dordrecht, D. Reidel, 1986, p. 95-123: 97. Voir aussi J. Adler, « Spinoza’s Physical Philosophy », Archiv für Geschichte der Philosophie, 78, 1996, p. 253-276. 5 Spinoza, Correspondance, éd. cit., Lettre XL, p. 234-235. Dans la lettre du 25 mars 1667, à propos de « l’affaire d’Helvétius », un médecin et alchimiste allemand qui s’était installé en Hollande et se consacrait à la transformation des métaux moins précieux en or, Spinoza raconte à Jelles : « je suis allé chez Helvétius lui-même, qui m’a montré et l’or et le creuset encore recouvert d’or à l’intérieur, me disant que le plomb fondu qu’il avait introduit était l’équivalent d’à peine un quart de grain d’orge ou de moutarde ». 6 P.-Fr. Moreau, L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 284. 7 Ibid., p. 285. 8 Ibid., p. 284. 9 Voir R. Andrault, La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Paris, Champion, 2014, particulièrement le chap. 2 ; E. Jorink, « Modus politicus vivendi »: Nicolaus Steno and the Dutch (Swammerdam, Spinoza and Other Friends), 1660-1664, in Steno and the Philosophers, M. Lærke et R. Andrault (éd.), Leyde, Brill, 2018, p. 13-44. Voir aussi la thèse de doctorat de A. Di Nardo, Le scienze del corpo in Baruch Spinoza. Fisica e medicina, Chieti, 2017.
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l’essentiel et l’autre une simple enveloppe, elles constituent ensemble l’essentiel du discours philosophique et théologique de Spinoza. Spinoza a appris la nouvelle science, de Galilée à Torricelli, soit par des lectures directes, soit indirectement par les œuvres des mathématiciens anglais Wallis, Gregory, et par la fréquentation de connaissances, correspondants et amis mathématiciens, physiciens, chimistes, naturalistes : les frères Huygens, les van Schooten, Jarig Jelles, mais ici la liste serait longue, jusqu’à la grande rencontre avec l’œuvre de Descartes ; et toujours, à côté de tout cela, il faut ajouter la pratique du polissage des lentilles – Spinoza fut largement reconnu comme un des meilleurs polisseurs de Hollande –, et les études continues d’optique, en particulier autour de la courbure des lentilles et des phénomènes de réfraction. Un aspect de la pensée de Spinoza, mis en lumière quoique sporadiquement mais qui, dans le cours des dernières années, a reçu plus d’attention et qui compte à côté d’autres comme les racines et la culture hébraïques, l’éducation à la culture de la Renaissance et à la culture latine, ses sensibilités politiques entre autres. Dans une page fameuse publiée au début des années soixante-dix, H. A. Wolfson synthétisait la variété et l’ampleur du milieu culturel philosophique qui avait accompagné la formation du philosophe. Two philosophic literatures were open to Spinoza, the Hebrew and the Latin. His knowledge of Hebrew he had acquired in a school where he had studied it systematically under the guidance of competent teachers probably from the age of seven to the age of eighteen (1639-1650). Latin he began to study later, at first not in a school but privately. His systematic study of that language under the tutorage of Francis van Enden did not begin until 1652, when he was already twenty years old. Though he had also a knowledge of several modern languages, Spanish, Portuguese, Dutch, French, and possibly also Italian, German, and Flemish, the philosophic material in these languages was negligible. Hebrew made accessible to him not only the works of Aristotle, mostly as incorporated in the commentaries of Averroes, the works of some of the Latin scholastic philosophers. Latin similarly opened to him not only the original Latin writings of the philosophers of the Roman period, of mediaeval scholasticism, and of Renaissance, but also translations from the Greek, Arabic and Hebrew10. L’ajout de cette composante médicale et physico-mathématique à ce riche panorama et le fait d’en analyser l’importance effective dans l’éducation intellectuelle de Spinoza rendent nécessaire une relecture de certains aspects de ses ouvrages et de leur succès entre la fin du xviie siècle et les trente premières années du xviiie pour une perspective interprétative plus complète et en partie nouvelle. Cela implique une reconsidération importante de certains moments de la pensée du philosophe. Des pages du Court traité à certains chapitres du Traité théologico-politique avec les Lettres qui, du reste, ont toujours eu un rôle de première importance dans le fait de mener le lecteur vers la découverte des secrets de la pensée du philosophe ; à partir
10 H. A. Wolfson, Behind the Geometrical Method, in Spinoza. A Collection of Critical Essays, M. Grene (éd.), Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1973, p. 7-8.
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de quelques propositions de l’Éthique jusqu’aux premières pages du Traité politique, inachevé, qui concluent, en un cercle imaginaire, un parcours philosophique selon lequel, après s’être occupé des différents aspects concernant l’homme dans ses rapports avec la nature et avec Dieu, le philosophe s’occupait de l’homme comme civis toujours en obéissant à cette méthode qui était désormais « sa philosophie », c’est-à-dire en prenant soin d’utiliser dans le domaine de la science politique « la même liberté d’esprit qu’on a coutume d’apporter dans les recherches mathématiques11 ». Ainsi se remplit de sens la première réaction contre Spinoza, qui eut lieu en terre hollandaise, la publication de la Vindiciae miraculorum12 du théologien remonstrant Batelier. Cet écrit constitue une attaque directe contre la pensée de Spinoza et le célèbre chapitre VI du Traité Théologico-Politique dédié aux miracles. Pourquoi était-ce devenu si important de réfuter ce chapitre en particulier pour le théologien Batelier et pour son coreligionnaire Philippus van Limborch qui l’aida dans son entreprise ? Dans un premier temps, attirés par la méthode historico-critique du philosophe d’Amsterdam – quoique ne cachant pas la dangerosité de l’ouvrage – dans Vindiciae miraculorum, les deux théologiens en défendant l’existence des miracles attaquent en même temps l’usage démystificateur plus éclatant, contre les miracles, réalisé à travers la méthode scientifique vis-à-vis du texte biblique. Une fois la non-existence des miracles rendue évidente grâce à une procédure rigoureusement démonstrative et à travers les lois de la nature, Spinoza aurait ouvert la voie à la destruction systématique, à travers la démonstration, des autres piliers de la doctrine contenue dans les textes sacrés13. À partir de là, ce sera une répétition et un renouvellement d’accusations d’athéisme contre le philosophe et ses disciples. Elles se manifesteront dans une succession de textes, de réfutations publiques, de censures dans les universités hollandaises, d’accusations et de contre-accusations chez les théologiens d’orientations contraires jusqu’à la codification dans une calomnie et une incrimination de spinozisme envers toute personne qui – comme écrit le philosophe – n’entend pas « abandonner la liberté de juger et de penser ce qu’il veut », car chacun est « maître de ses pensées par le plus haut droit de la nature14 » ou envers ceux qui s’inspirent d’une conception matérialiste de l’univers dont le deus sive natura spinozien constitue l’effrayante allégorie. Proposer de nouveau, au début du xviiie siècle, certaines parties essentielles de l’imposant volume du néoplatonicien de Cambridge, Ralph Cudworth, le True Intellectual System of Univers, destiné à vaincre l’athéisme caché dans certaines formes antiques et modernes d’atomisme, ne pouvait pas éviter de tomber dans le piège du spinozisme. De tels extraits, publiés dans les revues hollandaises de Jean Le Clerc
11 Spinoza, Traité politique, texte établi par O. Proietti, traduction et notes par Ch. Ramond, in Spinoza, Œuvres, vol. V, Paris, PUF, 2005, p. 91. 12 J. J. Batelier, Vindiciae Miraculorum, per quae divinae religionis et fidei Christiana veritas olim confirmata fuit, adversus profanum auctorem Tractatus Theologico-Politici, Amsterdam, Johannes Janszon, 1673. 13 L. Simonutti, « Vindiciae miraculorum. I rimostranti e Spinoza », in La centralità del dubbio. Un progetto di Antonio Rotondò, C. Hermanin et L. Simonutti (éd.), Florence, Olschki, 2011, 2 vol., vol. II, p. 613-637. 14 Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée et P.-Fr. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. III, Paris, PUF, 1999, p. 635.
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donnèrent l’occasion à une âpre confrontation entre Le Clerc et Pierre Bayle sur un ample éventail de thèmes sur le fond desquels apparaissait le spectre du spinozisme15. En terre anglaise, outre le milieu des savants, les premiers à avoir entre leurs mains les ouvrages de Spinoza, le Traité théologico-politique d’abord et les Opera posthuma ensuite, furent les deux éminents philosophes néoplatoniciens de Cambridge, Henry More et Ralph Cudworth et leur entourage de savants et professeurs qui avaient contribué à faire de Cambridge, dans la deuxième moitié du xviie siècle, un centre intellectuel de première importance. Après avoir longtemps combattu le mécanisme cartésien, Henry More avait trouvé chez Spinoza son vrai et encore plus dangereux héritier. La physique et la métaphysique du philosophe d’Amsterdam constituaient, selon More et les néoplatoniciens de Cambridge, les deux clefs de la philosophie athéiste – autrement dit la séparation de la raison, dont la tâche est d’avoir recours à la sagesse et à la vérité, et de la religion, dont le but est l’obéissance et la piété, et l’identification de Dieu avec la matière infinie, la nature, par la définition d’une substance universelle unique. Elles devinrent objet de réfutation dans les œuvres de ces auteurs et dans les échanges épistolaires qu’ils eurent avec Philippus van Limborch et les Remonstrants de Hollande. Ce fut grâce à la correspondance entre ces théologiens, à la constante information et aux échanges de livres qui accompagnèrent leurs lettres que les premiers exemplaires du Traité théologico-politique arrivèrent à Cambridge. Aux néoplatoniciens des générations suivantes comme John Howe qui continuèrent leur bataille contre le spinozisme et aux milieux religieux latitudinaires qui partagèrent cette bataille, s’ajoutèrent des clercs et des laïcs qui furent appelés annuellement à composer et à lire publiquement, dans la cathédrale Saint-Paul de Londres, leurs sermons en défense de la religion chrétienne : les « Boyle Lectures ». À la fin du xviie siècle et au cours des premières décennies du xviiie siècle, ils cherchèrent à combattre à travers la nouvelle science newtonienne toute forme d’athéisme et d’hérésie « for proving the Christian religion against notorius Infidels, viz. Atheists, Theists, Pagans, Jews and Mahometans, not descending lower to any controversies, that are among Christians themselves16 ». Le « Kingdom of the darkness » représenté par la pensée de Hobbes était remplacé, dans les préoccupations des clercs newtoniens, par le glorieux combat contre les matérialismes antiques et modernes, contre la « Vanity, Folly and Wearness » de la pensée de Spinoza, « the most celebrated Patron of Atheism in our time » comme l’écrivait Samuel Clarke, au début du xviiie siècle dans son ouvrage au titre révélateur A Demonstration of the Being and Attributes of God. More particularly in Answer to Mr Hobbes, Spinoza and their Followers.
15 L. Simonutti, « Bayle and Le Clerc as readers of Cudworth: aspects of the debate on Plastic Nature in the Dutch learned journals », Geschiedenis van de Wijsbegeerte in Nederland, 4, n. 2, 1993, p. 147-165 ; H. Bost, Pierre Bayle, Paris, Fayard, 2006, p. 478-488. Sur la correspondance entre More, Cudworth et Limborch voir L. Simonutti, Liberté et vérité. Politique et morale dans la correspondance hollandaise de More et de Cudworth, in The Cambridge Platonists in Philosophical Context, G. A. J. Rogers, J. M. Vienne, Y. Ch. Zarka (éd.), Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1997, p. 17-37. 16 R. Boyle, Works, London, Printed for J. and F. Rivington [etc.], 1772, vol. I, « Appendix to the Life of the honourable Roble Boyle », p. clxvii.
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Malgré l’ampleur des critiques et des détracteurs du philosophe sur le sol anglais, ils ne furent pas unanimes. Une attention positive, une adhésion, quoique dissimulée, aux caractères plus généraux du spinozisme ne manquèrent pas jusqu’à une réception ouverte avec la traduction de passages des ouvrages de Spinoza et avec leur reproduction en abrégé, nonobstant l’explicite motivation de les réfuter. Free-thinkers et déistes, Charles Blount, Thomas Burnet, Gildon et d’autres encore furent les mentors du nouveau spinozisme du xviiie siècle anglais. Enfin Toland constitue un chapitre spécial17.
Le laboratoire de Spinoza Observons le jeune philosophe, en l’imaginant plongé dans ses réflexions historico-critiques et métaphysiques, à sa table de travail, mais en même temps occupé à enquêter et expérimenter, dans son laboratoire, avec des creusets et des alambics, les propriétés et la composition du salpêtre, ou, tandis qu’il taille et qu’il polit les lentilles, fasciné par la lumière réfléchie et par le monde microscopique et lointain qu’elles lui permettaient d’admirer. Reconstituer ce contexte, tel est le but de cette enquête. L’expérimentation scientifique fournit à Spinoza des modèles et des procédures de type scientifique qui pénétrèrent sa pensée. Non seulement dans l’Éthique, mais aussi dans les Lettres et en particulier dans sa réflexion exégétique, dans le Traité théologico-politique, ils participèrent à ce processus de maturation qui porta le philosophe à l’élaboration de la méthode historico-critique de l’interprétation des Écritures et à l’étude des caractères de l’homme et des attributs de Dieu. Il faut donc mettre en lumière les contacts directs et indirects de Spinoza avec certains savants et avec les œuvres de certains de ses contemporains parmi les plus grands représentants de la pensée scientifique européenne ; analyser les connaissances théoriques et instrumentales acquises par Spinoza et les sollicitations reçues dans les phases initiales de sa réflexion philosophique au sujet de la production scientifico-expérimentale de l’époque18.
17 Voir les articles contenus dans Atheism and Deism Revalued. Heterodox Religious Identities in Britain, 1650-1800, W. Hudson, D. Lucci et J. R. Wigelsworth, Farnham, Ashgate, 2014. 18 Pour un aperçu concernant le milieu médical en France, Hollande et outre-Manche voir, entre autres, P. Delaunay, La vie médicale aux xvie, xviie et xviiie siècles, Paris, Éditions Hippocrate, 1935 ; D. Jacquart, Le milieu médical en France du xiie au xve siècle, Genève, Librairie Droz - Paris, Librairie Champion, 1981 ; I. Maclean, « The “Sceptical Crisis” Reconsidered: Galen, Rational Medicine and the Libertas Philosophandi », Early Science and Medicine, vol. 11, no. 3, 2006, p. 247-274 ; S. Buchenau, Cl. Crignon, M. Gaille, D. Kolesnik-Antoine et A.-L. Rey (dir.), « Découvertes médicales et philosophie de la nature humaine (xviie et xviiie siècles) », Revue de synthèse 134, 6e série, no 4, 2013, p. 1-15 ; Cl. Crignon, The Debate about « methodus medendi » during the Second Half of the Seventeenth Century in England: Modern Philosophical Readings of Classical Medical Empiricism in Bacon, Nedham, Willis and Boyle, in Medical Empiricism and Philosophy of Human Nature in the 17th and 18th Century, Cl. Crignon, C. Zelle et N. Allocca (éd.), Leyde, Brill, 2014, p. 13-33 ; S. Carvallo, « The Empirical Turn of Medicine in England 1660-1690 », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, vol. 67, no. 178, 2017, p. 75-111.
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Sa bibliothèque est par conséquent un point d’observation utile. Sur environ 160 volumes, elle compte un nombre important de livres d’astronomie (Longberg, Kepler), de mathématiques (Diophante, Viète, Kinckhuysen, Verstap, Melder), de physique (Pline, Sacrobosco, Lansberge, Stensen, Boyle), d’optique (Huygens, Gregory, Scheiner) – et je ne les ai pas tous cités ; la bibliothèque recueille de nombreux ouvrages de Descartes dont les Meditationes de prima philosophia (1642), De homine (1662), les Opera philosophica aux éditions Elzevier parues en 1650, et en particulier l’édition de la Géométrie traduite en latin et commentée par son ami Frans van Schooten (Leyde 1649), ainsi que les œuvres de van Schooten. Que Spinoza ait été familier des œuvres de Bacon est encore une fois confirmé par la présence dans sa bibliothèque de certains écrits. Voici une source d’inspiration dans le passage de l’histoire à l’interprétation de la nature : la méthode quo ad interpretationem naturae ex ipsius historia utimur19. Les livres et les objets appartenant à Spinoza furent probablement vendus aux enchères, comme il est annoncé dans la Gazette de Haarlem du 2 novembre 1677 : « … livres, manuscrits, télescopes, verres grossissants, lentilles déjà polies et d’autres outils à polir, etc.20 » et la découverte de l’inventaire de la bibliothèque à la fin des années quatre-vingt du xixe siècle constitua bien évidemment un apport important, même s’il était évident que cette liste ne pouvait pas épuiser la liste des livres lus, étudiés, consultés par Spinoza ou donner des certitudes sur ses lectures, mais cet inventaire pouvait bien entendu illustrer les « multiples aspirations scientifiques » du philosophe21. Cristina Santinelli reconnaît dans la rédaction des Principia non seulement l’intention de réfuter la pensée cartésienne et de promouvoir la sienne ; mais il s’agit surtout de reconnaître dans l’opération de ré-écriture mise en œuvre par Spinoza la présence efficace de certaines lignes directrices. Jacqueline Lagrée avait souligné qu’un des sens des citations textuelles à l’âge classique était d’insérer l’auteur dans un horizon commun à ses lecteurs, malgré la difficulté de cette interprétation si l’objet est le Traité théologico-politique22. De la même manière, une bibliothèque ne peut pas constituer une source directe, toutefois elle fait ressortir les intérêts spécifiques, les intérêts culturels privilégiés qui peuvent donner des pistes qui méritent d’être approfondies23. Il y a au moins une dizaine de textes de médecine et d’anatomie présents dans la bibliothèque de notre philosophe : outre les deux volumes des œuvres d’Hippo-
19 Traité théologico-politique, cap. VII in Spinoza, Opera, C. Gebhardt (éd.), 4 vol., Heidelberg, Carl Winter, 1924, vol. 3, p. 102 ; cf. S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, Paris, PUF, 1965, p. 31. 20 P. Pozzi, La biblioteca di Spinoza, in J. M. Lucas et J. Colerus, Le vite di Spinoza, Quodlibet, Macerata, 1994, p. 150. Le catalogue de la bibliothèque de Spinoza est disponible sur divers sites web, notamment dans « Biblioteca di Spinoza » mis à jour par Pina Totaro, http://www.iliesi.cnr.it/. 21 P. Pozzi, ibid., p. 152. 22 J. Lagrée, La citation dans le Traité-théologico politique, in Spinoza to the Letter: Studies in Words, Texts and Books, F. Akkerman et P. Steenbakkers (éd.), Leyde, Brill. 2005, p. 107-124. 23 E. Canone, « Bibliothecae selectae » da Cusano a Leopardi, Florence, Olschki, 1993 et surtout le grand projet lancé par la Scuola Normale Superiore de Pise et l’Université de Cagliari : « Biblioteche Filosofiche Private in Età Moderna e Contemporanea », http://picus.unica.it.
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crate (Bâle, 1554) et le De homine de Descartes (Leyde, 1662), Spinoza possédait le Syntagma Anatomicum de Johann Vesling (Padoue, 1647) qui se forma à Venise et à Leyde et qui fut professeur d’anatomie à Padoue. Il possédait aussi l’œuvre anatomique de Jean Riolan (Paris, 1626) qui enseigna la médecine et l’anatomie à Paris et qui fut premier médecin de Marie de Médicis, le Spicilegium anatomicum de Theodorus Kerckring (Amsterdam 1670) et le Commentarius in Currum triumphalem antimonii (Amsterdam, 1671), toujours de Kerckring. Dans une page du Spicilegium anatomicum, celui-ci affirme avoir utilisé un microscope habilement construit par Spinoza pour ses observations des vaisseaux lymphatiques et des glandes (Est et mihi microscopium praestantissimum a Benedicto illo Spinosa Mathematico et Philosopho nobili elaboratum)24. Notre philosophe avait connu Kerckring quand il fréquentait l’enseignement de Van den Enden25. Spinoza possédait en outre l’Anatomia reformata de Thomas Bartholin (Leyde, 1651) (son frère, Rasmus, la même année, publia une introduction à la géométrie cartésienne), les Observationes medicae de Nicolaes Tulp (Amsterdam, 1672) – grosso modo contemporain de Spinoza, il exerça sa profession entre Leyde, Amsterdam et La Haye ; les Elementa physica, sive nova philosophiae principia, ubi Cartesianorum principiorum falsitas ostenditur de Franz Wilhelm Nylandt, (La Haye, 1669) qui connut Constantijn Huygens et Tschirnhaus, peut-être aussi Spinoza, comme le suppose Petry dans son étude de 1985, la Pharmacopoea Amstelredamensis (Amsterdam 1651) et les œuvres de Sténon et de Velthuysen, Tractatus duo medico-physici (Utrecht, 1657) de Velthuysen et les Observationes anatomicae (Leyde, 1662) de Sténon. Mais ce ne sont pas les seules œuvres que Spinoza possède de ces auteurs ainsi que des ouvrages de médecins juifs comme Delmedigo. Il s’agit d’ouvrages très riches et composés de parties et appendices qui méritent une analyse détaillée – non seulement les traités de Velthuysen et Sténon, mais aussi ceux de Kerckring et le texte de Vesling qui est accompagné d’un important commentaire médico-terminologique. Le seul texte au sujet de médicaments est la Pharmacopoea Amstelredamensis qui recueille les indications et les composants pour la préparation des médicaments. Rupert Hall avait comparé les observations et les expériences reportées dans De humani corporis fabrica, (Bâle, 1543) de Vésale – mais aussi la circulation du sang de Harvey – à la révolution de Copernic26. La médecine entre les xvie et xviie siècles devient consciente, en allant outre les experimenta, les consultations et les Concilia medica, d’une méthodologie propre toujours plus comparable à la science (épistèmè) et d’un rôle cognitif propre de l’homme, son objet privilégié et des créatures et des choses naturelles appartenant aux Nouveaux Continents.
24 Th. Kerckring, Spicilegium anatomicum, Amstelodami, sumpt. Andreae Frisii, 1670, p. 178. 25 J. H. Coert, Spinoza’s betrekking tot de geneeskunde en haar beoefenaren [Spinoza’s Relation to Medicine and its Practitionners], Mededelingen Vanwege het Spinozahuis 4, Leyde, Brill, 1938. 26 Voir S. Mammola, La ragione e l’incertezza. Filosofia e medicina nella prima età moderna, Milan, FrancoAngeli 2012, p. 13 ; voir aussi S. Carvallo, « Les styles de raisonnement médical à l’épreuve du concept de santé dans les années 1630-1670 », Gesnerus 76, no 1, 2019, p. 5-35.
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Pour les penseurs des xvie-xviie siècles, la médecine n’est donc pas seulement une métaphore utile pour décrire les « symptômes » d’un événement mémorable qui est en train de s’achever – comme nous le trouvons déjà dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide – ou efficace pour exprimer « des jugements » ou pour recourir à des « remèdes » comme Machiavel décrit le corps politique en se référant à la base naturelle et en soulignant les procédés intrinsèques de génération et de dégénérescence des gouvernements et des organismes politiques : c’est une conceptualisation de la médecine où l’homme est un modèle pour la réflexion philosophique, tout comme l’homme de Vitruve a été un modèle même pour un art de l’inerte tel que l’architecture27. Ars medendi e methodus philosophandi
Dans la pensée de Spinoza, la connaissance médicale ne constitue pas seulement la métaphore d’une incitation à chercher une réponse aux inquiétudes humaines : « Je me voyais en effet plongé dans un péril extrême, et contraint de rechercher un remède, fût-il incertain, jusqu’à l’extrémité de mes forces, comme un malade atteint d’une affection mortelle qui, lorsqu’il voit venir une mort certaine s’il n’emploie un remède, est contraint de le rechercher, fût-il incertain, jusqu’à l’extrémité de ses forces, puisque là réside tout son espoir28 », comme il l’écrit dans une belle page du Traité de la réforme de l’entendement mais cela peut nous aider à mieux comprendre et à attribuer un sens plus riche au concept d’expérience. Et c’est avec ce concept qu’il commence sa première page en tant que philosophe : Quand l’expérience m’eut enseigné que tout ce qui advient couramment dans la vie commune est vain et futile, comme je voyais que tous les objets de mes soins et de mes craintes n’avaient en eux-mêmes rien de bon ni de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme en était émue, je résolus finalement de chercher quelque chose qui serait un bien véritable, capable de se communiquer, et qui, une fois tout le reste rejeté, serait l’unique affection de l’âme ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me feraient jouir pour l’éternité d’une joie suprême et continue29. Concept qui se distingue de l’expérimentation scientifique, de l’experimentum30. « Ici – écrit encore Spinoza – je traiterai de l’expérience de manière un peu plus développée ; et j’examinerai la méthode et la manière de procéder des Empiriques
27 Ibid., p. 275-276. Les œuvres de Thucydide et le Prince de Machiavel sont présents dans la bibliothèque de Spinoza. 28 Traité de la réforme de l’entendement, in Spinoza, Premiers Écrits, texte établi par F. Mignini, traduction et notes de M. Beyssade, in Spinoza, Œuvres, vol. V, Paris, PUF, 2009, p. 67-69. 29 Ibid., p. 65. 30 Sur ce thème voir le précieux volume de P.-Fr. Moreau, Spinoza : L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 271. Voir aussi The book of nature in early modern and modern history, K. van Berkel et A. Vanderjagt (éd.), Leuven, Paris, etc., Peeters, 2006.
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et des philosophes récents31 ». Cette précision nous aide à placer dans une autre perspective le reproche par lequel Spinoza ouvre la troisième partie de l’Ethique : « Ceux qui ont écrit sur les affects et la façon de vivre des hommes semblent, pour la plupart, faire comme s’il s’agissait non pas de choses naturelles, qui suivent les lois communes de la nature, mais de choses qui sont en dehors de la nature32. » Reproche qui concerne une idée générale du corps et de son rapport avec la pensée ; un concept d’experientia plus subjectif quoique plus incertain que l’experimentum. Ainsi la « mondanisation » de la figure des prophètes peut-elle avoir une importance différente dans le deuxième chapitre du Traité théologico-politique : « C’est pourquoi, en fonction des divers tempéraments de leur corps, les prophètes étaient plus aptes à telle révélation qu’à telle autre33 » : si le prophète était joyeux, il avait des visions de paix et de victoires et s’il était triste, ses visions lui révélaient « les guerres, les supplices et tous les maux qui lui étaient révélés ; et ainsi de suite, selon que le prophète était miséricordieux, doux, coléreux, sévère, etc.34 » puisque, affirmait Spinoza, « la certitude prophétique issue des signes n’était pas mathématique (c’est-à-dire une certitude qui suive de la nécessité de la perception de la chose que l’on perçoit ou que l’on voit), mais seulement une certitude morale, et que les signes n’étaient donnés que pour persuader le prophète35 ». Tout en affrontant la question de la méthode dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza expliquait que définir une procédure signifie d’abord : « il faut réfléchir et trouver le moyen de guérir l’entendement36 » ; et il soulignait que la connaissance de l’union de la pensée avec la nature entière n’était pas suffisante puisqu’ensuite il est nécessaire de former une société qui aide les individus à atteindre le bonheur et le bien avec la plus grande facilité et sécurité. Pour arriver à cela, le philosophe conclut : il faut s’appliquer à la philosophie morale, ainsi qu’à une doctrine de l’éducation des enfants. Parce que la santé est un moyen non négligeable d’arriver à cette fin, il faut donner à la médecine son plein accomplissement ; et parce que l’art facilite beaucoup de choses difficiles, et que nous pouvons ainsi gagner beaucoup, dans la vie, en temps et en commodités, il ne faut nullement négliger la mécanique37. Par conséquent pour un tissu social heureux il faut : philosophie morale, éducation, science médicale, technique, mécanique. Ainsi, dans le lexique de l’Éthique, en ce qui concerne les fonctions du corps, nous trouvons des termes du domaine physico-médical.
31 Traité de la réforme de l’entendement, in Spinoza, Premiers Écrits, op. cit., p. 81, note. 32 Éthique, « Troisième partie : De l’origine et de la nature des affects », in Spinoza, Ethica/Éthique, texte établi par F. Akkerman et P. Steenbakkers, traduction par P.-Fr. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. IV, Paris, PUF, 2020, p. 241. 33 Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée et P.-Fr. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. III, 1999, p. 123. 34 Ibid., p. 121. 35 Ibid., p. 119. 36 Traité de la réforme de l’entendement, in Spinoza, Premiers Écrits, op. cit., p. 73. 37 Ibid.
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Spinoza utilisera le lemme fabrica, largement présent dans les manuels médicaux du xviie siècle ; il utilise, par exemple, les termes dispositio et constitutio pour indiquer la disposition des organes du corps et affectio, terme lié à l’ensemble des affections qui se construisent pendant la vie de l’individu38. Enfin il est significatif que dans l’article de l’Encyclopédie dédié aux sectateurs du philosophe, Diderot confirme l’union féconde de la métaphysique de Spinoza avec les sciences de la vie : Il ne faut pas confondre les Spinosistes anciens avec les Spinosistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c’est que la matiere est sensible, ce qu’ils démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l’état d’être sentant & vivant, & par l’accroissement de tout animal qui dans son principe n’est qu’un point, & qui par l’assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu’il n’y a que de la matiere, & qu’elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l’ancien spinosisme dans toutes ses conséquences39.
Conclusions Dans sa longue lettre d’avril 1662, Spinoza avait fourni une analyse précise, bien que fragmentaire, de la deuxième partie des Physiological Essays de Boyle consacrée à l’histoire de la fluidité et de la solidité. Ses objections avaient porté sur la notion de nature, sur les limites de la science expérimentale, sur la structure atomistique de la matière et sur la conception du mouvement de Boyle, sur la légitimité du vacuum. Au scepticisme de Boyle à l’égard d’une rationalité métaphysique qui ne se soucie d’aucune vérification expérimentale, Spinoza oppose sa lecture critique qui veut souligner le caractère de contingence et de précarité d’une connaissance qui ne se fixe pas comme but l’investigation des principes, connaissables seulement par l’entendement, mais qui se base, au contraire, uniquement sur la recherche expérimentale comme le proposent les amis anglais. Spinoza souligne donc l’impossibilité de parvenir à une démonstration certaine en l’absence de présupposés théoriques et d’un statut mathématique cohérent dans la conduite de la méthode expérimentale40. Il ne peut pas accepter la définition par Boyle des qualités primaires de la matière comme l’impénétrabilité, la dureté, la fluidité et autres qualités sensibles, car ces qualités ne peuvent pas être déduites rationnellement de principes généraux parfaitement évidents, comme c’est le cas pour la notion de mouvement, d’inertie et leurs lois.
38 Voir A. Di Nardo, Le scienze del corpo in Baruch Spinoza. Fisica e medicina, op. cit., p. 5-7. 39 Diderot, « Spinosiste », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), vol. XV, p. 474a, http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/ Voir aussi C. T. Wolfe, Epigenesis as Spinozism in Diderot’s Biological Project, in The Life Sciences in Early Modern Philosophy, O. Nachtomy et J. E. H. Smith (éd.), Oxford, Oxford University Press, 2014. 40 Spinoza, Correspondance, Lettre VI, p. 70.
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Dans sa lettre à Oldenburg, en juillet 1663, Spinoza avait évoqué les raisons qui l’avaient poussé à écrire une exposition et une interprétation précises des Principes de la philosophie de Descartes. En racontant l’histoire de la rédaction du livre, Spinoza souligne sa propre adhésion critique à la physique cartésienne : « je n’admettais pas, pour ma part, tout ce que ce traité contenait, car j’y avais écrit un certain nombre de choses en étant d’un avis tout contraire41 ». En outre, dans la deuxième partie de l’Éthique, après avoir exprimé, dans la proposition XIII, la nécessité de définir la nature des corps, Spinoza résume, presque dans un bref traité de physique, ses propres réflexions sur la mécanique cartésienne, qui en paraissant « dirigées vers une meilleure intelligence du fonctionnement du corps humain, relèvent entièrement d’une adhésion aux principes mécanistes et non d’une forme de vitalisme42 ». Tout en prenant ses distances à l’égard du finalisme cartésien et en proposant une interprétation plus dynamique de l’extension de la matière et des corps vivants, il restera fidèle à l’orientation cartésienne. Le philosophe hollandais ne propose donc pas un raisonnement basé sur une procédure physico-expérimentale, mais procède à la fondation rationnelle des principes de la métaphysique pour affirmer la nécessité de l’existence de la matière, dont il démontre qu’elle est, en plus d’être infinie, nécessairement étendue et homogène dans tous ses composants. Dans le Scolie de la proposition XVII de la deuxième partie de l’Éthique, Spinoza répète : Je ne crois pas cependant être très éloigné de la vraie [cause], puisque tous les postulats que j’ai admis ne contiennent pratiquement rien qui ne soit établi par l’expérience, de laquelle il ne nous est pas loisible de douter une fois que nous avons montré que le corps humain existe tel que nous le sentons (voir le cor. de la prop. 13)43. André Charrak clarifie davantage : La valeur de l’exposition produite dépend donc du fait qu’elle est à la fois conforme à l’expérience et déduite des postulats les plus solidement établis. On trouve là une transposition très frappante des raisons que fournit Descartes pour fixer le niveau de certitude des explications relatives au détail des phénomènes et, en particulier, à ceux dont nous ne pouvons démêler toute la complexité (et il mentionne explicitement la médecine) – si elles ne sont pas exclusives d’explications concurrentes, du moins ces hypothèses sont-elles déduites des vrais principes et compatibles avec les expériences44. Même si Spinoza a montré un vif intérêt pour la science expérimentale, il a fait passer avant elle la spéculation sur les principes métaphysiques sur lesquels – more
41 Ibid., Lettre XIII, p. 106. 42 André Charrak, « Sur l’abregé de physique de l’Éthique », in Spinoza, Ethica/Éthique, op. cit., p. 626, à laquelle nous nous référons pour une analyse précise de ces pages spinoziennes. 43 Spinoza, Ethica/Éthique, ibid., p. 193. 44 A. Charrak, « Sur l’abregé de physique de l’Éthique », in Spinoza, Ethica/Éthique, op. cit., p. 637.
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geometrico – la théorie physique est légitimement fondée45. Néanmoins, la réflexion sur le sens théorique et sur le rôle de l’expérience dans la connaissance des fondements de la nature traverse les lettres de Spinoza et en particulier les lettres qu’il échangeait en ces mêmes mois avec le jeune Simon De Vries. Il est à noter que Spinoza adhère à la conception mécaniste non seulement en raison de l’explication satisfaisante des phénomènes naturels qu’elle est en mesure de fournir, mais aussi en raison de l’efficacité méthodologique et de la rigueur géométrique avec lesquelles Descartes élabore sa doctrine. Il ne conduit pas non plus sa critique de la physique cartésienne d’un point de vue expérimental, ou strictement scientifique. D’autre part, Spinoza n’est pas motivé uniquement par l’intérêt épistémologique et la rigueur rationaliste. Il pense, au contraire, que la doctrine cartésienne peut lui fournir le cadre théorico-scientifique et la méthodologie qui lui permettront de mieux exprimer ses propres conceptions éthico-politiques et de mieux mener ses recherches dans le domaine de l’exégèse biblique sur lequel il travaillait depuis quelques années. De manière significative, en juin 1665, il conclut sa correspondance avec Blyenberg en rappelant que l’éthique requiert à la fois la métaphysique et la physique comme fondement46. L’enthousiasme initial pour ses lettres et ses écrits que Spinoza avait suscité chez ses deux amis anglais et chez les scientifiques de l’autre côté de la Manche, a certainement changé radicalement vers le milieu des années soixante-dix. Ayant repris sa correspondance avec Oldenburg elle s’est avérée être dirigée essentiellement vers des questions exégétiques-religieuses et éthico-politiques. Les considérations faites jusqu’ici mettent en évidence un rôle de la connaissance scientifique qui n’est pas secondaire dans la philosophie de notre auteur. C’est précisément le dialogue avec Oldenburg qui permet d’avancer au moins quelques réponses aux questions initialement posées, en soulignant la différence de statut que le philosophe attribue à la science par rapport aux convictions des scientifiques anglais. C’est donc aussi, et peut-être surtout, à partir de là et pas seulement à cause des divergences certainement plus frappantes sur le terrain éthico-religieux que se manifestera le caractère irréconciliable de leurs positions, ce qui convaincra Boyle de promouvoir les « Boyle Lectures » pour défendre la doctrine chrétienne contre les attaques du mécanisme matérialiste hobbesien, des nouveaux épicuriens et des rationalistes exagérés comme Spinoza. En conclusion l’on peut également affirmer que la curiositas de Spinoza envers une ars, l’ars medendi, et envers une méthode et une philosophie de la nature ne s’épuise pas en expédients rhétoriques mais qu’elle constitue un réseau qui connecte beaucoup de questions cruciales de sa pensée. Un point de vue qui se place à côté d’un mélange de cultures que synthétisa déjà Wolfson : la Renaissance, les cultures hébraïques, des auteurs de la modernité, culture littéraire, politique, historique et scientifique qui donnent une dimension à son système de philosophie. Enfin nous pouvons être en désaccord avec Trendelenburg qui, dans la seconde moitié du
45 Voir en particulier Spinoza, Correspondance, Lettre X. 46 Ibid., Lettre XXVII, p. 190.
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xixe siècle affirmait que Spinoza avait « beaucoup pensé et peu lu »47. Spinoza était non seulement lié à un cercle de libertins et d’hétérodoxes mais il fit aussi partie d’un cercle de médecins, chimistes, physiciens, astronomes, opticiens, mathématiciens, anatomistes48. La curiositas de Spinoza envers les sciences constitue un élément supplémentaire d’interprétation de sa philosophie, de sa biographie intellectuelle et des raisons et des modes de circulation de sa pensée dans des milieux sociaux précis. Il en est ainsi de sa première acceptation, de son refus ultérieur et de la progressive ampleur de cette réaction dans des pays exemplaires comme la Hollande et l’Angleterre jusqu’à la reconnaissance de sa présence fondatrice dans la culture de l’âge moderne et du monde contemporain49.
47 P. Pozzi, La biblioteca di Spinoza, op. cit., p. 154. 48 Voir P.-Fr. Moreau, Spinoza: L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 284. 49 À cet égard, voir les deux volumes de Jonathan I. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, et Enlightenment contested. Philosophy, Modernity, and the Emancipation of Man 1670-1752, Oxford, Oxford University Press, 2006.
Guido Gi g lioni
The Barnacled Conatus, or the Power of SelfPreservation in England before and after Spinoza
A series of Uncanny Family Resemblances (Bacon, Glisson, Hobbes and Spinoza) Empiricism, induction and theories of language are usually the first topics to spring to mind every time historians of seventeenth-century philosophy raise the question of possible Baconian influences on later thinkers. Past historiographic experience, however, shows that this interpretative path does not lead very far. At most, it results in patronizing views about Francis Bacon, who is then portrayed as the naive empiricist who misunderstood the meaning of induction and came up with a series of platitudes about the power of human prejudices – the all too famous idola – reinforced by language misuse. Another approach, less straightforward perhaps but in the end much more rewarding, is to take Bacon’s contribution to metaphysics seriously – especially on such philosophical themes as matter and motion (a part of his philosophy that is usually summarily dismissed as confused and untenable) – and see whether some of his positions did in fact impact later trends in philosophy in this domain. This is the case, for instance, for the theory of living matter elaborated by the physician Francis Glisson (1599-1677) during the 1660s. Glisson made it clear that he had relied on Bacon’s notion of appetitive motion. Traces of this borrowing can still be found in eighteenth-century views on irritability and sensibility, even though the lineage Bacon-Glisson-Haller is barely visible and recognized.1 We know that not all borrowings of ideas are always openly declared, for a large part of the traffic involved in the commerce of ideas often goes unacknowledged. This does not mean that influences are less real. In this chapter, I argue that Bacon’s metaphysics of matter and motion did in fact exercise a certain influence on Hobbes’s and Spinoza’s natural philosophies. I intend to discuss this point without falling into the trap – usually set up by historians of Hobbes’s and Spinoza’s philosophies – of investigating Bacon’s contribution by looking at empiricism, induction
1 See Guido Giglioni, ‘What Ever Happened to Francis Glisson? Albrecht Haller and the Fate of Eighteenth-Century Irritability’, Science in Context, 21 (2008), p. 1-29; Id., ‘How Bacon Became Baconian’, in The Mechanization of Natural Philosophy, ed. by Daniel Garber and Sophie Roux (Dordrecht: Springer, 2013), p. 27-54; Id., ‘Active Matter: A Philosophical Aberration or a Very Old Belief?’, in Conserving Active Matter, ed. by Peter N. Miller and Soon Kai Poh (New York: Bard Graduate Center, 2022), p. 164-185 (177-180) Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 45-60 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128515
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and the theory of language. On the contrary, I will focus on that unique interplay of matter, desire and knowledge that is at the centre of Bacon’s own philosophy. More specifically, I will concentrate on the notion of conatus (or ‘conation’, to use the English term of the time). This, in my opinion, is the area where one can expect plausible long-term influences on early modern metaphysics stemming from Bacon’s own view of nature. Before starting, though, a couple of disclaimers are in order. Two historiographic assumptions have powerfully shaped the history of early modern philosophy, a discipline that, understandably, is still affected by the ways in which the major thinkers at the time, from Bacon to Spinoza, fashioned their own images of philosophers. In the long run, these assumptions have severely hampered our attempts to understand the development of major philosophical trends in Europe from the fifteenth to the eighteenth century. The first historiographic assumption postulates that in the early modern period a clear-cut division emerged between naive animists and sound philosophers. This division has been traditionally described in terms of an irreconcilable contrast between vitalism and mechanism. The second assumption intimates that a parallel, sharply defined distinction between empiricism and rationalism became prevalent during the early modern period. In both cases, powerful forces of nationalistic, institutional and disciplinary order were at work. They invigilate and see to it that these divisions are kept in place. Despite all noble and edifying proclamations of interdisciplinarity and field-to-field cross-pollination, a series of institutional constraints such as academic bureaucracies, the art of applying for grants, national and international projects, editorial boards and learned societies support disciplinary divisions and spheres of influence that were established decades, if not centuries ago. In this chapter, I would like to introduce the notion of experimental metaphysics. Focusing on this philosophical approach initiated by Bacon, I will tackle the question of intersecting lineages of seventeenth-century thought by circumventing the binary oppositions mentioned above (vitalism versus mechanism; empiricism versus rationalism). By ‘experimental metaphysics’, I refer to Bacon’s original way of conducting philosophical inquiries. He intended to put to test the validity of key metaphysical tenets – mainly, the concept of living and thinking matter, the nature of extension (both material and spiritual) and the role of force (conatus) – by articulating carefully crafted programmes of natural histories and experiments. I argue that Bacon’s original project to carry out metaphysical investigations through experimental trials was then pursued by authors as different as René Descartes (Principia philosophiae), Robert Boyle (Certain Physiological Essays) and Henry More (Enchiridion metaphysicum). Such labels as vitalism, mechanism, empiricism and rationalism provide us with comforting historiographic categories, laden with judgements of value and dogmatic expectations. Through them, we tend to outline accounts in the history of metaphysics that have the allure of teleological fulfilment. However, if there is a point on which both Bacon and Spinoza insisted with particular emphasis in their works it is that we can do without a telos, especially when the telos is likely to be a projection of our mind2.
2 On the link between conatus and teleology in Spinoza, see Martin Lin, Being and Reason: An Essay on Spinoza’s Metaphysics (Oxford: Oxford University Press, 2019), p. 150-157.
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This chapter has five main characters: Bacon, Hobbes, Glisson, Spinoza and Henry More. I will ask questions about who influenced whom only to a certain extent. To put it briefly, the story goes that Bacon fathered experimental science, empiricism and scientific methodology, but his ideas failed to have any significant impact on Hobbes’s materialism, which instead influenced Spinoza, who in turn dismissed Bacon as a confused and confusing philosopher, especially with respect to his theory of knowledge. As for Glisson, he is precisely one of those alleged ‘animists’ who should not be admitted to the rather exclusive club of the serious philosophers of the seventeenth century. In my story, Glisson will accordingly play the awkward role of the uninvited guest. Henry More, finally, is probably the only philosopher at the time who thought that all these positions were worthy of a comprehensive philosophical and theological appraisal, and to this effect he provided an overall critique of them. For this reason, I will start with More and move backwards towards Bacon. I will then end with some provisional conclusions about the metaphysical status of conatus during the mid-seventeenth century.
A Comparative Analysis of Conatus by Henry More The growing interest in the ‘conative’ nature of substance represents a major development in the history of early modern metaphysics. The shift coincided with the gradual demise of the view that reality was defined, first and foremost, by ideas and forms in favour of a more ‘energetic’ consideration of substance. The adjective ‘energetic’ may sound odd in contemporary English when applied to substance (less so in Romance languages), but here I am simply paraphrasing the title of the philosophical treatise that Glisson published in 1672. In it he provided a metaphysical defence of the inherently living character of matter: Tractatus de natura substantiae energetica, ‘Treatise on The Energetic Nature of Substance’.3 The book came out two years after Spinoza’s Tractatus theologico-politicus, but the impact of the two volumes could not have been more different. Glisson’s Tractatus managed to draw the attention of a handful of metaphysicians, divines and practitioners in the field of natural philosophy, among them an anonymous reviewer for the Philosophical Transactions, the official journal of the recently established Royal Society, who could barely disguise his embarrassment for the octogenarian doctor, once celebrated for his brilliant anatomical accomplishments (especially on the structure and functions of the liver) and as the Regius Professor of Physic at Cambridge, and now apparently lost in reveries about perceiving and appetitive material corpuscles.4 On the contrary,
3 Francis Glisson, Tractatus de natura substantiae energetica, seu de vita naturae, eiusque tribus primis facultatibus (London: Elizabeth Flesher, 1672). English translations from Glisson’s, Bacon’s, Hobbes’s, More’s and Spinoza’s Latin works are mine. 4 On Glisson, see John Henry, ‘Medicine and Pneumatology: Henry More, Richard Baxter, and Francis Glisson’s Treatise on the Energetic Nature of Substance’, Medical History, 31 (1987), p. 15-40; repr. in J. Henry, Religion, Magic, and the Origins of Science in Early Modern England (London: Routledge, 2012); Guido Giglioni, ‘Anatomist Atheist? The “Hylozoistic” Foundations of Francis Glisson’s Anatomical Research’, in Religio Medici: Medicine and Religion in Seventeenth-Century England (Aldershot: Scolar Press, 1996), p. 115-135;
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Spinoza’s Tractatus became one of the most notoriously famous books in the history of philosophy.5 For all their differences, however, the two works shared a crucial belief: no serious understanding of mental operations is possible without considering the mind as part of nature. From the smallest particle of matter to human beings and their complex communities, both Glisson and Spinoza looked at life – including its most sophisticated products, i.e., the intellectual functions of the brain – as a phenomenon that could be understood only when studied as an immanent attribute of nature, the one and all-encompassing power in the universe. The two views departed on a key point: Spinoza identified nature with God, since the latter played a crucial role in the explanatory framework; Glisson removed God from the picture for the opposite reason. Suspicious readers at the time regarded both positions (i.e., everything is God; God is on a different ontological level from phenomenal reality and therefore should not be considered when doing philosophy) as protective devices. According to the theologico-political standards at the time, both Glisson and Spinoza were in fact atheists, and atheists of the worst kind because they explained substance through ontological self-sufficiency. Among their contemporaries, the only philosopher who noted resemblances and differences between the two works (and found the similarity a matter of metaphysical and theological concern) was the Cambridge Platonist Henry More (1614-1687). When More published his Latin Opera omnia in 1679, Glisson had died two years earlier. In re-editing his philosophical summa, the Enchiridion metaphysicum (‘Handbook of Metaphysics’, originally published in 1671) and the Ad virum clarissimum epistola altera (‘The Second Letter to a Right Honourable Man’) for his new collection of works, More added a number of scholia to the two treatises, in which he surveyed the philosophical claims contained in De natura substantiae energetica. More’s tone was critical but always respectful towards Glisson, depicted as a ‘most illustrious physician’, a ‘distinguished doctor and philosopher’ and ‘most learned’, very different from his parallel remarks against Spinoza.6According to More,
G. Giglioni, ‘Sentient Nature and the Great Paradox of Early Modern Philosophy: How William Harvey and Francis Glisson Reinterpreted Aristotelian ΦΥΣΙΣ’, in Natureza, causalidade e formas de corporeidade, ed. by Adelino Cardoso, Marta Mendonça and Manuel Silvério Marques (Vila Nova de Famalicão: Húmus, 2016), p. 9-28; Anne-Lise Rey, ‘Metaphysical Problems in Francis Glisson’s Theory of Irritability’, in The Life Sciences in Early Modern Philosophy, ed. by Ohad Nachtomy and Justin E. H. Smith (Oxford: Oxford University Press, 2014), p. 85-97; Guido Giglioni, ‘Glisson, Francis, and the Irritable Life of Nature’, in Encyclopedia of Early Modern Philosophy and the Sciences, ed. by Dana Jalobeanu and Charles T. Wolfe (Cham: Springer, 2020), p. 1–12 < https://link.springer.com/referenceworkentry/10.1007/978-3-319-20791-9_620-1 > 5 On Spinoza’s Tractatus, see Spinoza’s Theological-Political Treatise: A Critical Guide, ed. by Yitzhak Y. Melamed and Michael A. Rosenthal (Cambridge: Cambridge University Press, 2010); Jacqueline Lagrée and Pierre-François Moreau, ‘Introduction’ to Baruch Spinoza, Tractatus Theologico-Politicus/ Traité théologico-politique (Oeuvres, III), ed. by Fokke Akkerman, J. Lagrée and P.-F. Moreau (Paris, PUF, 2012), p. 3-17; Susan James, Spinoza on Philosophy, Religion, and Politics: The Theologico-Political Treatise (Oxford: Oxford University Press, 2012). 6 Henry More, Ad virum clarissimum epistola altera, quae brevem Tractatus theologico-politici confutationem complectitur, in Opera omnia, 3 vols (London: Walter Kettilby, John Maycock and Roger Norton, 1675-1679; repr. Hildesheim: Olms, 1966), I, p. 604-609. On this letter, see Paolo Cristofolini, Cartesiani e sociniani: Studio su Henry More (Urbino, Argalia, 1974), p. 139-206; J. Henry, ‘Medicine and Pneumatology’.
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both Glisson and Spinoza belonged to a new, unprecedented strand of atheism, premised on the assumption that the self-reliant character of substance derived from its being inherently endowed with life. Significantly, within this interpretative framework, Glisson’s indebtedness to Bacon’s theory of motion and matter had not escaped More’s attention.7 In More’s opinion, Glisson – ‘like Spinoza’ – had maintained that ‘any substance, insofar as it is a substance, exists by itself because it subsists by itself’, and that ‘necessarily, by virtue of its nature, it is alive, that is, it perceives, desires and moves itself’.8 Glisson’s substance was therefore a βιουσία and the alleged followers of his philosophy were labelled by More as ‘Biusianists’. More interpreted Glisson as saying that plants and non-human animals were nothing but plain ‘matter’, understood as a substance ‘alive by itself’. ‘No φύσις, no ψυχή, as the Platonists say, inhere in them apart from living matter’.9 In More’s reconstruction, Glisson had ruled out both Pythagoreanism (the philosophical position that postulates innumerable individual souls for all living things) and Averroist scholasticism (the opposite philosophical position advocating the reality of substantial forms and the existence of one sublunary intellect for all human beings and – perhaps – all other living beings). On this specific point, More congratulated Glisson on discovering where the ‘foul’ error of the Aristotelians lay, namely, in the implausible doctrine of the substantial forms. Unfortunately for him, rather than going back to the ontological safe haven of Platonic and Pythagorean ‘souls’, Glisson had made the mistake – unforgivable for More – to embrace ‘Behmenism’, i.e., vital materialism.10 Here is how More sketched out the disgraceful ‘summa’ of Glisson’s philosophy: Since matter is a self-subsisting being, indeed, such a noble entity that it subsists by itself, one cannot accept the thesis that matter is useless and born for no activity. All operations can be divided into perception, appetite or motion. One cannot easily understand, however, how a substance can move itself without appetite, or how appetite can emerge without perception. Glisson therefore strongly affirms that all these faculties inhere in matter itself as energetic parts of its nature, and they bring to perfection its immediate and original life.11 7 Henry More, Scholia in Epistolam alteram ad virum clarissimum, in Opera omnia, I, p. 608. 8 Scholia in Epistolam…, p. 604: ‘medicus clarissimus Franciscus Glissonius in suo tractatu De natura substantiae energetica, seu De vita naturae, ubi, ut Spinozius, omnem substantiam, quatenus substantia est, a se, quippe quae per se subsistit, existere contendit, ita hic substantiam, quatenus substantia est, necessario vi suae naturae vivere, hoc est, percipere, appetere seseque movere’. 9 More, Scholia in Epistolam…, p. 605: ‘Quibus innuere vult et plantas et bruta animalia nihil aliud esse nec ab alio ullo principio formari et sustentari quam ab ipsa materia, quippe per se viva. Nullam ipsis inesse φύσιν, nullam ψυχὴν ut Platonici loquuntur, praeter ipsam materiam ex se vivam’. 10 Henry More, Enchiridion metaphysicum (Scholia in cap. XXV, sect. I), in Opera omnia, I, p. 300. On Henry More’s critique of Behmenism and Averroism, see Sarah Hutton, ‘Henry More and Jacob Boehme’, in Henry More (1614-1687): Tercentenary Studies, ed. by S. Hutton (Dordrecht: Kluwer, 1990), p. 157-171; ‘The Cambridge Platonists and Averroes’, in Renaissance Averroism and Its Aftermath: Arabic Philosophy in Early Modern Europe, ed. by Anna Akasoy and Guido Giglioni (Dordrecht: Springer, 2013), p. 197-211. 11 More, Enchiridion metaphysicum (Scholia in cap. XXV, sect. I), p. 300: ‘Materia cum sit ens per se subsistens, equidem tam nobilem entitatem, quam quae per se subsistat, nequaquam decere ut sit inutilis et ad nullam operationem natam. Cum vero omnis operatio vel perceptio sit vel appetitus vel motus, nec tamen facile
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Among the arguments used by Glisson to demonstrate the intrinsically vital character of matter, More stressed the extent to which Glisson had relied on Bacon’s theory of the inherent motions of matter: motion of resistance (motus antitypiae), motion of connection (motus nexus), motion of the earth and other celestial bodies, motion to avoid a vacuum (fuga vacui), motion for freedom (motus libertatis), of rarefaction and condensation, of ‘schematism and continuity among the parts of matter’. More was certainly right in stressing the link between the two authors, for Glisson had openly acknowledged his debt to Bacon, who, More said, had identified these primordial motions by investigating ‘the appetites of self-preservation, self-elevation and self-propagation’ diffused in nature. Significantly, in rejecting the way in which Glisson had justified his notion of material life by appealing to Bacon’s natural philosophy, More had decided to turn to Descartes and use some of his arguments against vitalist explanations of natural processes. Resistance was thus a sign that matter could not be annihilated, and not evidence of its life. The motion of connection could be explained through Descartes’s motus circulus, without assuming that a vacuum was involved in the process and, above all, without invoking the untenable principle that material parts were able to penetrate each other. Finally, an immaterial entity had mechanically impressed the motion of the heavenly bodies from the beginning of the creation, and the initial stages in the evolution of the universe could be perfectly accounted for by applying Descartes’s theory of vortices. In More’s opinion, motions to avoid the vacuum, of rarefaction and condensation, of schematism and continuity represented no evidence that matter was originally endowed with life. If anything, they confirmed the activity of an immaterial principle capable of supervising all operations in nature. More had called this principle the spirit of nature or ‘hylarchic’ spirit.12 At the time, More had not been the only one to condemn Glisson’s foray into metaphysics. A few years earlier, another Cambridge don, Ralph Cudworth (1617-1688), had already criticized Glisson’s vital materialism. In his True Intellectual System of the Universe (1676), Cudworth had indeed coined a new word, ‘hylozoism’, to refer to Glisson’s philosophy, this time comparing Glisson’s theory of active, appetitive and sentient minima naturalia to the ‘Democritic’ atomism of Hobbes’s mechanistic materialism. The disturbing similarity between Glisson’s ‘confederations’ of perceiving particles of matter and Hobbes’s corpuscles was later noted also by More, who in his scholia to the Enchiridion metaphysicum added to the 1679 Opera omnia rejected Glisson’s hypothesis of materia confoederata as smacking of ‘Hobbism’.13 In More’s rebuttal, Glisson’s and Spinoza’s theories of substance were marred by the same argumentative misstep, in that matter (be that understood as either a substratum or sheer extension) was deemed to be fully self-sufficient and yet lacking that level of ontological cohesion and density required in order to function as the ultimate foundation of reality. Both Glisson’s ‘commonwealth of percipients’ (to use Cudworth’s intelligi possit quomodo substantia ulla seipsam moveret sine appetitu, nec quomodo appetitus oriri possit sine perceptione; hinc ista omnia ipsi materiae inesse tanquam naturae illius energeticae partes, vitamque illius immediatam et originalem complere acriter contendit’. 12 For a recent comprehensive assessment of More’s philosophy, including the meaning of hylarchic spirit, see Jasper Reid, The Metaphysics of Henry More (Dordrecht: Springer, 2012). 13 More, Enchiridion metaphysicum (Scholia in cap. XXV, sect. I), p. 300-302.
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phrase) and Spinoza’s nature as one individual entity made up of infinite parts (totam naturam unum esse individuum) could not be taken as proper substances because matter was subject to external dispersion.14 More rejected Glisson’s confoederationes of minima naturalia for the same reason he had condemned Hobbes’s materialism: if matter lacked intrinsic unity, no ‘confederation’ of particles could ever be held together, for its constitutive parts were not able to share meanings, intentions and volitions.15 More’s comparative analysis of the ontologies of Bacon, Glisson, Hobbes and Spinoza is quite original and sophisticated. The question then becomes whether his critical remarks can be buttressed by actual evidence, both in the works of the authors examined and in the history of their reception. Glisson mentioned Hobbes only once in his De natura substantiae energetica, within a discussion that is of a mathematical rather than physical or metaphysical kind (punctum non esse quantum).16 We do not know whether Hobbes had any specific opinion about Glisson and his philosophy. Judging from his admiring tribute to William Harvey, it is likely that he might have had some inkling of Glisson’s work as anatomist and physician.17 For the time being, the question of whether Hobbes knew Glisson’s medical and philosophical work cannot be solved. Was Hobbes in any way influenced by Bacon? In this case, we know that Hobbes had known Bacon personally (he had been his secretary for a while) and that he certainly read some of his works. Historians, however, have usually dismissed a possible intellectual kinship between the two authors. Noel Malcolm, for instance, intimates that, ‘[d] espite all these personal contacts, it is hard to find any evidence of a strong or direct Baconian influence on the substance of Hobbes’s later philosophy’.18 There is a point, in my opinion, where such evidence can be found: the nature of motion. In this case, Hobbes looks like someone who read Bacon, perhaps the Novum organum or the Sylva Sylvarum, remained extremely unsatisfied with what he had read, discovered Galileo and found the latter’s explanation of motion much more appealing. From Hobbes’s point of view, this was perfectly understandable: ‘Galileo was the first to open to us the principal door that leads to the whole system of physics, i.e., the nature of motion’.19
14 See Ralph Cudworth, The True Intellectual System of the Universe, 3 vols (London: Thomas Tegg, 1845; repr. Bristol: Thoemmes Press, 1995), III, p. 455; Baruch Spinoza, Ethica ordine geometrico demonstrata, in Opera, ed. by Carl Gebhardt, 5 vols (Heidelberg: Carl Winter Universitätsverlag, 1925-1987), II, p. 102; Id., Ethica/Éthique (Oeuvres, IV), ed. by Fokke Akkerman, Piet Steenbakkers and Pierre-François Moreau (Paris, PUF, 2020), p. 188. 15 More, Enchiridion metaphysicum (Scholia in cap. XXV, sect. I), p. 301: ‘Quodsi quae ad suas duntaxat partes pertineant norint particulae singulae [i.e., Glisson’s minima naturalia], tunc eadem difficultas contra hypothesin Glissoniana occurrit quae contra Hobbianam, qui nempe fieri possit ut particulae inter se communicent consilia, adeo ut unum spiritum necesse sit esse qui huiusmodi corporum animalium fabricas possit absolvere’. 16 Glisson, De natura substantiae energetica, p. 445. 17 See, for instance, Abraham du Prat to Hobbes (1 April 1656), in Thomas Hobbes, The Correspondence, ed. by Noel Malcolm, 2 vols (Oxford: Clarendon Press, 1994), I, p. 245. 18 Noel Malcolm, Aspects of Hobbes (Oxford: Clarendon Press, 2002), p. 6. 19 Thomas Hobbes, De corpore, ed. by Karl Schuhmann (Paris: Vrin, 1999), p. 3: ‘Galilaeus primus aperuit nobis Physicae universae portam primam, naturam motus’. For a recent assessment of the place of Galileo’s thought in Hobbes’s philosophy, see Gregorio Baldin, Hobbes and Galileo: Method, Matter and the Science of Motion (Cham: Springer, 2020).
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It is certainly true that Hobbes had no time for Bacon’s ontology of forms and the way in which he had championed induction as the most reliable kind of knowledge. However, deeper allegiances might have been at work, such as the idea of ‘invisible’ motions acting in solid bodies; the political consideration of conatus; the central role of death in both the natural and human universes; and, finally, the methodological decision of considering reality from the point of view of the universe (analogia universi), and not from that of human beings (analogia hominis).20 In Problemata physica (1662), for instance, Hobbes translated Bacon’s motus libertatis into the language of Galilei’s science of motion. While discussing the notion of ‘elastic body’ (elastrum), which he defined as the endeavour (conatus) of the internal parts of a body to return to an original position (conatus restituendi se ad situm a quo per tensionem [partes internae] abductae fuerant), Hobbes did not hesitate to champion the notion of an ‘invisible’ (insensibilis; invisibilis) motion always at work inside a body, often held in check by external impediments.21 The similarities between Baconian and Hobbesian kinds of conatus become more apparent when we connect conatus to death. Indeed, with respect to the question of death, Bacon and Hobbes seem to share the ‘conservative’ notion of conatus as a tendency to postpone death by enhancing an irrepressible striving after self-preservation, universally diffused in nature. One may even say that Bacon had in fact a more tragic sense of death because he maintained that, beneath conservative conatus, there was a deeper regressive conatus, that is to say, a tendency to restore an original state of rest, more primeval than the self-interested and predatory motions of individual beings. In this, Bacon’s conatus was clearly tinged with Epicurean and Lucretian overtones.22
20 See Thomas Hobbes, Leviathan, ed. by Noel Malcolm, 3 vols (Oxford: Clarendon Press, 2012), II, p. 78-89; Problemata physica, in Opera philosophica quae Latine scripsit omnia, ed. by William Molesworth, 5 vols (London: John Bohn; Longman, Brown, Green, and Longmans, 1839-1845), IV, p. 333-341. 21 Hobbes, Problemata physica, in Opera, IV, p. 335: ‘A. Per elastrum intelligo partium internarum conatum restituendi se ad situm, a quo per tensionem abductae fuerant. B. Conatus quid sit non plus intelligo quam quid sit elastrum. A. Per conatum intelligo principium motus in lamina tensioni contrarium. B. Sed principium motus quantumvis insensibile, tamen motus est. Scis autem nihil esse quod principium motus sibi ipsi dare potest. Quid ergo laminae tensae et quiescenti conatum dedit ad situm priorem revertendi? A. Ille dedit qui ipsam tetendit. B. Fieri non potest. Ille enim conatum prorsum dedit: sed conatus hic est retrorsum. A. Concedatur conatum esse motum, et motum illum esse in partibus internis laminae semper sive tensae sive non tensae: quo pacto inde infers, quod necessarium sit, simulatque a vi tensionis liberatur, ut ea ad situm pristinum restituatur? B. Hoc pacto. Cum sit in partibus laminae motus qualem dixi, invisibilis quidem sed tamen velocissimus, etiam ante tensionem, motus ille qui ante tensionem fiebat secundum longitudinem quam habuit ab ictibus malleorum chalybe adhuc candente, tensam nunc ad eundem situm continuo urget. Itaque ablato impedimento, ad situm priorem laminam restituet’. On Hobbes’s conatus, see Agostino Lupoli, ‘Power (Conatus-Endeavour) in the “Kinetic Actualism” and in the “Inertial” Psychology of Thomas Hobbes’, Hobbes Studies, 14 (2001), p. 83-103; Cees Leijenhorst, The Mechanisation of Aristotelianism: The Late Aristotelian Setting of Thomas Hobbes’ Natural Philosophy (Leiden: Brill, 2002), p. 196-201; Douglas Jesseph, ‘Hobbes on Conatus: A Study in the Foundations of Hobbesian Philosophy’, Hobbes Studies, 29 (2016), p. 66-85. 22 See Guido Giglioni, ‘Francis Bacon and the Theologico-Political Reconfiguration of Desire in the Early Modern Period’, in Francis Bacon on Motion and Power, ed. by G. Giglioni, James A. T. Lancaster, Sorana Corneanu and Dana Jalobeanu (Dordrecht: Springer, 2016), p. 1-39.
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The Hobbes-Spinoza liaison is much easier to assess, being part of a long-established interpretative tradition. An atmosphere of ripe Tacitism and Cartesianism in the Netherlands was particularly favourable to the reception of Hobbes’s philosophy. Indeed, to mention Malcolm again, ‘Hobbes’s work, for Cartesians, could usefully remedy the lack of any political theory in Descartes’s own writings’.23 Leviathan had been translated into Dutch in 1667, while Hobbes’s own Latin translation appeared in Amsterdam in 1668. There is no doubt that the principal channel through which conatus arrived to Spinoza is Hobbes. A clear definition of conatus in Hobbes’s works can be found in Leviathan, Part 1, Chapter 6, entitled ‘On the interiour beginnings of voluntary motions’: ‘These small beginnings of Motion, within the body of Man, before they appear in walking, speaking, striking, and other visible actions, are commonly called endeavour’.24 Conatus was not limited to human beings or animal activity. As in Bacon’s account of motions, for Hobbes too, there was no real difference between natural and human motions: ‘every man is desirous of what is good for him, and shuns what is evil, but chiefly the chiefest of natural evils, which is death; and this he doth, by a certain impulsion of nature, no less than that whereby a stone moves downward’.25 In De corpore (XXX, 2), while dealing with the question of gravity, he stated that there could be no real beginning of motion unless it was caused from without, by another thing already in motion (initium motus nisi ab externo et moto nullum esse posse).26 This definition was part of a broader discussion concerning the nature of gravity. For some philosophers, Hobbes pointed out, gravity resulted from the appetite of the falling body striving to reach the centre of the earth. For others, gravity depended on the force of attraction emanating from the earth.27 Hobbes rejected the former explanation (still present in Telesio’s De rerum natura) and sided with the latter. This solution, too, however, was not immune from vitalist implications.28 Here we cannot completely rule out the possibility that Hobbes might
23 Malcolm, Aspects of Hobbes, p. 42. 24 Hobbes, Leviathan, I, p. 78. See Latin text, p. 79: ‘Principia haec Motus parva, intra humanum corpus sita, antequam incedendo, loquendo, percutiendo, caeterisque actionibus visibilibus appareant, vocantur Conatus’. See also Hobbes, Problemata physica, in Opera, IV, p. 335. 25 Thomas Hobbes, Philosophical Rudiments Concerning Government and Society, in English Works, ed. by William Molesworth, 11 vols (London: John Bohn; Longman, Brown, Green, and Longmans, 1839-1845), II, p. 8. 26 Hobbes, De corpore, p. 341. 27 On gravity in Bacon, see Sylva Sylvarum, in Works, ed. by James Spedding, Robert Leslie Ellis and Douglas Denon Heath, 14 vols (London: Longman, 1857-1874), II, p. 565. 28 Hobbes, De corpore, p. 341: ‘Gravia autem dicimus corpora illa quae, nisi vi aliqua impediantur, feruntur versus Telluris centrum, idque, quantum sensu percipere possumus, sponte sua. Itaque in ea opinione fuerunt Philosophi: alii quidem, ut descensum gravium appetitum aliquem esse putarent internum, quo projecta sursum rursus descendant, mota a seipsis, ad locum naturae suae convenientem; alii autem, ea a Terra attrahi. Prioribus illis assentiri non possum, quoniam in superioribus videor mihi satis clare demonstrasse initium motus nisi ab externo et moto nullum esse posse; et proinde ea quae semel in quamcunque plagam motum aut conatum habent, in eandem plagam itura semper, nisi ab externo aliquo reagente impediantur. Quare et gravia sursum mota nisi per motum externum deiici non possunt. Praeterea corpora inanimata appetitu suo insito, cum appetitum nullum habeant, conservationis suae causa, quam causam non intelligunt, locum, ubi sunt, deserere et in alium se transferre, cum homo, qui et appetitum habet et intellectum, ne conservandae quidem vitae causa
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have had some knowledge of Bacon’s views on gravity as expounded in the Novum organum, De augmentis scientiarum and Sylva Sylvarum, all the more so because those views had evident political overtones.29 Finally, we need to assess whether Bacon’s views on appetite and conatus had some impact on Spinoza (and here we can safely exclude Glisson, for it is very unlikely that Spinoza knew his work). It is through Spinoza’s correspondence with Oldenbourg that we learn about the moderately good opinion that the former had on Bacon’s philosophy. It is also apparent, however, that Spinoza was not particularly impressed by the Novum organum. To Henry Oldenburg, he confessed that he had found the Lord Chancellor’s style confusing. This is certainly no surprise, given the deliberately aphoristic and unfinished character of that work. Spinoza was more interested in Bacon’s account of knowledge and theory of human error, where he noted several resemblances with Descartes’s doctrine of the will. Writing from London in 1661, Oldenburg recounted how he had visited Spinoza in Rijnsburg and reminisced about the time they spent together discussing God, the infinite attributes of extension and thought, their differences and similarities, the union of the human soul with the body, and ‘the principles of Descartes’s and Bacon’s philosophy’. Oldenburg asked him what he thought the major faults in their philosophies were.30 Spinoza replied that the greatest mistake was their wrong view about God (‘Primus itaque, et maximus est, quod tam longe a cognitione primae causae et originis omnium rerum aberrarint’); then that they ignored the actual nature of the human mind; and, finally, that they failed to understand the origin of human error. With respect to the latter, Spinoza criticized Bacon’s way of arguing ‘in quite a confused way’, i.e., his inability to conduct a proper demonstration and his tendency only to report things (narrare): For, firstly, he assumes that, apart from the deception of the senses, the human intellect errs only by its own nature (sua sola natura); that the intellect fashions everything relying on analogies based on its nature (ex analogia suae naturae), and not on the universe (ex analogia universi), so that it is like an uneven mirror with respect to the rays of things and it conflates its nature with the nature of things. Secondly, he assumes that the intellect is by its own nature led to abstract notions… Thirdly, that the intellect swells with arrogance and is unable to settle and find rest.31 Spinoza brought all the various causes of error back to Descartes’s belief that ‘the human will is free, and it is more extended than the intellect’ or, to use what Spinoza
ultra tres quatuorve pedes se attollere saltu potest, perridiculum est. Denique corpori creato attribuere potentiam seipsum movendi, quid aliud est quam creaturas esse dicere quae a Creatore non dependeant? Posterioribus, qui descensum gravium Telluris attribuunt attractioni, assentior quidem; sed quo id modo fiat, a nemine explicatum est’. 29 Francis Bacon, Novum organum, in The Instauratio Magna Part II: Novum Organum and Associated Texts, ed. by Graham Rees, with Maria Wakely (Clarendon Press: Oxford, 2004), p. 416. 30 Oldenburg to Spinoza (16/26 August 1661), in Spinoza, Opera, IV, p. 6. 31 Spinoza to Oldenburg, in Opera, IV, p. 8-9.
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thought was Bacon’s more confused language, ‘the intellect is not of a dry light’, but it is soaked with the power of the will (recipit infusionem a voluntate).32 To conclude this section, what I have collected so far is the documentary and exegetical evidence that allows us to speak of a specific migration of notions related to conatus from one side of the Channel to the other, from Bacon to Spinoza, and from Spinoza back to More. Can we take More’s critical remarks on Bacon, Hobbes, Glisson and Spinoza in his 1679 scholia appended to the Enchiridion metaphysicum and the Second Letter to the anonymous vir clarissimus as reliable suggestions concerning the philosophical landscape at the end of the 1670s? My contention is that More’s analysis, biased as it may be towards Platonic commitments, sheds much needed light on the prevailing meanings of conatus at the time. As I indicated in the title of this chapter, the conatus in question was indeed ‘barnacled’, textured and covered with accretions from previous philosophical views.
The Barnacled conatus Seventeenth-century philosophers working on the relationships between nature, desire and matter could make use of several senses of conatus available at the time. There were ‘vital’ and ‘mechanical’ conatus, depending on the meaning one chose to give to the concept of motion, that is, on whether motion denoted a process aimed at actualizing a substance’s potential to be in a certain way or simply a state in which all bodies remain unless some external cause alters that state (inertia). There were ‘conservative’, ‘progressive’ and ‘regressive’ conatus, depending in this case on whether the striving was about, respectively, keeping a steady-state balance, improving a given condition or re-establishing the original state. There were ‘cognitive’ and ‘appetitive’ conatus, according to whether the emphasis was on knowledge (as in Glisson) or desire (as in Bacon). Finally, there were conatus ‘from within’ and conatus ‘from without’, ‘externalized’ and ‘internalized’.33 For Bacon, the conative tendency of the substance, emblematically depicted as blind Cupid, had in fact a certain discerning core understood as the ability to recognize all that was conducive to self-preservation and to avoid any threat of external destruction.34 Within his theory of material motions, Bacon identified two main forms of conatus: a tendency to resist rest (death) in
32 Spinoza to Oldenburg, p. 9. On the impact that some of Bacon’s ideas might have had on Spinoza’s philosophy, see Guido Giglioni, ‘Orlando, Perseus, Samson and Elijah: Degrees of Imagination and Historical Reality in Spinoza’s Tractatus Theologico-Politicus’, Journal of Early Modern Studies, 6 (2017), p. 73-93. 33 The early modern culture of philosophical, medical and scientific conatus has recently become the subject of several perceptive studies. See Rodolfo Garau, ‘Late-Scholastic and Cartesian Conatus’, Intellectual History Review, 24 (2014), p. 479-494; Id., ‘Springs, Nitre, and Conatus: The Role of the Heart in Hobbes’s Physiology and Animal Locomotion, British Journal for the History of Philosophy, 24 (2016), p. 231-256; Gregorio Baldin, ‘Archi, spiriti e conatus: Hobbes e Descartes sui principi della fisica’, Historia Philosophica, 15 (2017), p. 147-165. 34 See Bacon, De sapientia veterum, in Works, VI, p. 654-657.
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order to prolong the activity of being and a tendency to resist change (life) in order to restore the original condition. He assigned the two tendencies to the primordial motions of trepidation (motus trepidationis) and rest (motus decubitus).35 In Hobbes, conatus signalled the beginning of motion, described as the smallest dynamic unit into which any tendency in nature could be segmented before turning into an intentional drive. For Glisson, conatus stood for the innermost motion of matter and, as such, it was constitutively perceptual. Spinoza regarded the conatus ‘through which any thing strives to persist in its being’ as the essence of that very thing (ipsius rei actualis essentia).36 More, finally, being fully aware of all the various meanings associated with the philosophical use of conatus, preferred to stick to Descartes’s original veto about natural tendencies and assigned any form of conatus to the plastic activity of a superior immaterial being (the hylarchic spirit), instructed and controlled by God. Like the fabled Glaucus in Plato’s Republic (612 a), philosophical notions often reach the historian of philosophy encrusted with all kinds of exegetical and speculative material accrued over various centuries. Rather than scraping away the accretions in order to recover the allegedly original meaning, it is hermeneutically and conceptually more productive to interpret the notions together with their sediments and investigate the reasons why those accretions could live in symbiosis with the original mental artefact. This is the case of early modern conatus. That a number of sixteenth- and seventeenth-century philosophers increasingly relied on conatus to provide a naturalistic and materialistic understanding of reality does not come as too much of a surprise. The real surprise is Hobbes’s and Spinoza’s willingness to remove the hylozoistic barnacles from the original conceptual framework and to come up with a more or less mechanized version of conatus. The notion of conatus (‘tendency’, ‘striving’) is at the heart of Spinoza’s philosophy.37 Historians have usually looked at Hobbes as the key source of inspiration that helped Spinoza crystallize his own view on conatus. Before Hobbes, though, Bacon had already outlined a whole system of natural motions in which conative tendencies of all kinds were deemed to pervade every natural body. In Bacon’s philosophy, conatus – together with nisus, virtus, desiderium and appetitus – belonged to a wider semantic cluster denoting the inherent motions of matter. Indeed, Spinoza shared
35 Bacon, Novum organum, p. 410-412. See also Sylva Sylvarum, in Works, II, p. 586: ‘[solid bodies], beside their motion of gravity, have in them a natural appetite not to move at all’. 36 Spinoza, Ethica, in Opera, II, p. 146; Oeuvres, IV, p. 254. 37 Critical literature on Spinoza’s conatus is vast. Here I will refer to a few principal studies on the subject: Sylvain Zac, L’idée di vie dans la philosophie de Spinoza (Paris: PUF, 1963); Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza (Paris: Les Éditions de Minuit, 1988); Daniel Garber, ‘Descartes and Spinoza on Persistence and Conatus’, Studia Spinozana, 10 (1994), p. 43-67; Laurent Bove, La stratégie du conatus: Affirmation et résistance chez Spinoza (Paris: Vrin, 1996); Don Garrett, ‘Spinoza’s Conatus Argument’, in Spinoza: Metaphysical Themes, ed. by Olli I. Koistinen and John Biro (Oxford: Oxford University Press, 2002), p. 127-158; Pascal Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza (Paris: Honoré Champion, 2005); Jon Miller, Spinoza and the Stoics (Cambridge: Cambridge University Press, 2015), p. 100-142; Andrea Sangiacomo, ‘Before the Conatus Doctrine: Spinoza’s Troubles with Willem van Blijenbergh’, Archiv für Geschichte der Philosophie, 98 (2016), pp. 144-168; Id., ‘Spinoza et les problèmes du corps dans l’histoire de la critique: Essai bibliographique (1924-2015)’, Journal of Early Modern Studies, 5 (2016), p. 101-142.
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with Bacon the radical opinion about the ontological primacy of ‘cupidity’ over ‘the good’. They both assumed that good was that which appetite desired, and that the appetite of the part desired what was the best for the whole.38 In this chapter, I would like to suggest that we recognize Bacon’s otherwise neglected contribution to the history of early modern conatus by sketching out possible Baconian lineages alternative to the usual well-trodden path in which Bacon’s philosophy leads smoothly to the Royal Society and its familiar surroundings (Boyle, Hooke, Locke, and even Newton). In the previous sections, I have explored the extent to which mutual influences occurred between the two sides of the Channel. As witnessed by More’s combined critique of Spinozism and Biusianism (i.e., Glisson’s philosophy), Spinoza’s original uptake of conatus had important repercussions in England. By all means, Baconian appetites did not grow in a vacuum. As a result of the rediscovery of Epicureanism, Stoicism and Galenism during the Renaissance, the principle of self-preservation gradually replaced that of self-actualization as the fundamental law of being. This change was also favoured by a general shift in political philosophy, from Aristotelian, Ciceronian and Thomist views about the good and the body politic to an increasingly more favourable consideration of the self-interested character of human nature, rich in Machiavellian and Tacitean overtones. And to the extent that tendencies within being – conatus – became ontologically more significant than structures of being – formae – , nature was being seen as a field pervaded by inclinations and urges of all sorts, thus creating a situation of unremitting restlessness and instability. Spinoza spoke about the ‘force of existence’ (existendi vis), and by that vis he did not mean existence, nor the idea underlying a particular existence, not even its possibility, but the conative nature of substance.39 It is certainly no accident that this generalized engagement with the notion of conatus provided in some cases a philosophical framework to justify ontologies of conflict, war and all kinds of acquisitive tendencies. The time-honoured position according to which ideas (i.e., canons of intelligibility) are somehow embedded in reality began to be seen as increasingly less plausible – and Bacon, Glisson, Hobbes and Spinoza, all in different ways shared this point. They acknowledged a situation of generalised conflict in every aspect of reality, from war, administrative centralization, political absolutism, economic exploitation, greed and individual self-interest. The discussion was primarily about power and lack of power, not reason and unreason. Ends were put on a par with urges, virtues assimilated to appetites, notions of good and evil compared with the useful and the harmful. More specifically, good was defined as everything that could expand the power of acting, evil as that which coerced or diminished this power. Natural philosophers and political theorists agreed in looking at force as a power impressed from without rather than a process of self-fulfilment coming from within. In the new world of physics, inertia had already validated the principle that bodies remain indefinitely in a condition of motion or rest unless
38 In De augmentis scientiarum (1623), Bacon had demonstrated how any individual good (bonum individuale et suitatis) was subject to the good of the whole universe (bonum communionis). See Works, I, p. 722. 39 Spinoza, Ethica, in Opera, II, p. 214; Oeuvres, IV, p. 354.
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they are prevented from doing so by an external force. The same could be seen as happening in the world of human action, where changes were induced by exclusion, suppression or overwhelming force, and not because higher levels of intelligibility were constantly being actualized all over the universe. The way in which both Galilei and Descartes had interpreted inertia was one of the reasons that had prompted Glisson to embark on a comprehensive critique of the mechanical philosophy. His attempt to normalize Bacon’s views on appetite and conatus by submitting desire to knowledge had not escaped More’s attention.40 Beyond the intricate tangle of scholastic proofs and distinctions, More had been able to detect the principal lines of Glisson’s arguments. While the ‘a posteriori’ part of his demonstration rested on Bacon’s belief in original appetites of matter as described in the Novum organum (II, 48), the ‘a priori’ section contained a philosophical demonstration of the inherently conative nature of substance. Glisson’s idea of self-life (βιουσία or – in More’s Proclean terms – αὐτόζωον) rested on a principle of energy which was meant to be radically internal. A true source of motion, he insisted, could only be internal, but in order to be internal, a source had to be intrinsically perceptive and appetitive: I cannot make any sense of a motion that originates purely from an internal principle and nevertheless is not able to perceive nor to desire this principle. Is perhaps nature so heedless that it undertakes on its own a new operation without setting an aim to itself? Or is not rather the case that nature administers everything in a prudent manner and not without admirable foresight?41 The main thrust of Glisson’s argument is clear: there cannot be conatus, i.e., internal striving, without appetite, nor cannot there be any appetite without direction, or direction without perception. More’s reply to Glisson’s solution hangs ambivalently between the extremes of Cartesian mechanism and Platonic immaterialism: motion is a sign of life, but life was introduced into the world from the outside by God, who delegates the routine task of vivifying the created universe to the dutiful offices of a plastic agent.42 The gist of More’s solution is tersely encapsulated in the following statement: ‘it is clear that there can be some form of life without perception and appetite, and without any primary αὐτοκινεσία (self-motion)’.43 For More, Glisson’s notion of substance as αὐτόζωον ruled out not only the existence of God, but also the concept of a divinely created plastic spirit, capable of doing ‘in a vital way’ (vitaliter)
40 Glisson’s criticism of Bacon’s notion of blind appetite can be found in Francis Glisson, De ventriculo et intestinis, published in Cambridge in 1677. Here I am using the Dutch edition published the same year (Amsterdam: Jacobus junior [Daniel Elzevier], 1677), p. 366-367. 41 Glisson, De natura substantiae energetica, p. 226: ‘Ego vero concipere nequeo qui fiat ut motus pure ab interno principio ordiatur, quem tamen istud principium nec appetit nec percipit. An natura adeo temeraria sit ut, nullo sibi proposito fine, novam operationem sponte aggrediatur? An potius omnia prudenter et non sine admirabili providentia administret?’. 42 More, Scholia in Epistolam alteram, p. 607. 43 Scholia in Epistolam alteram, p. 608: ‘Unde vitam quandam sine perceptione et appetitu et sine ulla αὐτοκινεσία prima esse posse manifestum est’.
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what automata do in a mechanical fashion (mechanico modo), that is, without being aware of the operations they were performing.44
Conclusion: The Politics of Mechanized conatus More’s critique of Glisson’s metaphysics of life is particularly revealing, in that it lays bare his own anxieties about vitalism. By oscillating between mechanism and vitalism, More confirmed the inherent ambiguity of the notion of conatus in a post-Cartesian context, where the definition of appetite had been stripped of all its Telesian, Stoic and, above all, Baconian associations. It should be said, to More’s credit, that there was in fact an original ambiguity in many of the early modern attempts to connect the principle of inertia (valid in mechanics) to the principle of self-preservation (at home in the disciplines of medicine and ethics). Both Hobbes and Spinoza tried to conflate the two meanings and to have both principles at work in political philosophy. The combination, however, was spurious, for while the principle of self-preservation was expressly directed to avoid death, the principle of inertia was indifferent to any alternating cycle of death and life. By its very definition, conatus means ‘striving’. How can an action that strives to do something – which is an urge from within, not impelled from without – be described as a state indifferent to rest and motion? There is certainly no striving when a thing is supposed to be in a state of rest or motion indefinitely. In other words, there cannot be a principle of self-preservation in a physical world that is ruled by the law of inertia, for inertia rules within a universe in which there is no force. Hobbes’s and Spinoza’s conatus could not be used to justify the idea that a power may have an intrinsic force of its own. In the end, all tendencies and strivings were reduced to kinds of tractions (whether pulling or pushing) enforced by the impetus of an external force. It seems therefore fair to conclude that any early modern attempt to mechanize conatus remained philosophically awkward. In Hobbes’s case, conatus lost its appetitive drive, having been resolved into the smallest unit of motion in a given natural process. In Spinoza’s case, it lost its ethical significance, being in the end a spasm triggered by the system, seen as the totality of meaning and activity, i.e., God. So why were Hobbes and Spinoza so keen on maintaining the crucial role of conatus in their philosophies? My answer is that they knew that at the time the notion was gaining political momentum. Bacon, the chancellor philosopher who thought that even the smallest particle of matter struggled for its survival and was inherently predatory, had looked at reality as conative in an atomistic sense (i.e., from the point of view of a limited number of original motions). This for him was the proof that no rift existed between human and natural communities of appetites, for the primordial tendencies of matter were the same. In Bacon’s philosophy, the political significance of conatus was more important than any respect for kinematic consistency. By contrast, Galilei 44 Scholia in Epistolam alteram, p. 608-609.
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and Descartes, who ruled out the existence of conatus as actual dynamic entities, felt no need to tinker with such ontologically suspicious and impure notions as conations, endeavours and tendencies.45 It was precisely because of Galilei’s and Descartes’s cautions in the science of kinematics that a chasm inevitably opened between natural and human appetite in Hobbes’s and Spinoza’s philosophies.
45 René Descartes, La dioptrique, in Oeuvres, ed. by Charles Adam and Paul Tannery, 11 vols (Paris: Cerf, 1897-1909; repr. Paris: Vrin, 1964-1974), VI, p. 88: ‘il faut distinguer entre le mouvement, et l’action ou inclination a se mouvoir’.
Annunzi ata Di Na rdo
Notes sur le développement du concept de « mémoire » chez Spinoza
Le but de ces pages est d’analyser les passages où Spinoza s’occupe de la mémoire et d’en indiquer le fondement radical dans le corps et l’attribut de l’étendue. Par conséquent, notre analyse suivra le développement historico-génétique de la pensée de Spinoza : depuis le Traité de la réforme de l’entendement jusqu’à l’Éthique, avec un court arrêt sur le Traité théologico-politique. Cela nous permettra de remarquer la façon dont les expressions utilisées par Spinoza sur la mémoire changent et gagnent en perfection parallèlement à la systématisation de sa pensée métaphysique. Si, d’un côté, on peut relever une indiscutable influence des positions traditionnelles de l’histoire de la philosophie sur le sujet, d’un autre côté, grâce à une comparaison entre ces dernières et les contemporains les plus proches de notre auteur, notamment Hobbes, nous essaierons de mettre en évidence la spécificité spinozienne dans la compréhension de la mémoire. La mémoire est un sujet qui représente un test décisif pour lire l’évolution de la pensée de Spinoza. En particulier, nous préciserons comment, dans les derniers passages où la mémoire est évoquée, les questions provenant de récents débats scientifiques anglais, centrées sur le mouvement, influeront sur le philosophe. Les conclusions de ces analyses se focaliseront spécifiquement sur le modèle physique utilisé par Spinoza et mettront en évidence quelques analogies avec la pensée scientifique qui se nourrit des études de la Royal Society et, de manière générale, avec le climat de recherches anatomiques répandu en Angleterre et en Hollande au xviie siècle
Que peut un corps ? Dans les premières pages du Traité de la réforme de l’entendement Spinoza déclare systématiquement vouloir former une architecture des savoirs nécessaires à la réalisation du plus grand bien dans la communauté. Parmi ceux-ci, il énumère
Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 61-81 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128516
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la philosophie morale, l’éducation, la mécanique et la science médicale1. Cette dernière est mentionnée plusieurs fois par Spinoza dans le texte, et, probablement, les récentes découvertes et les débats sur cette discipline ne lui étaient pas étrangers. Les remarques qu’il fera dans l’Éthique sur la connaissance insuffisante du corps humain pourraient être un indice de son intérêt pour le fonctionnement physiologique du corps humain qui soutient son explication métaphysique et de son interaction avec des textes et des auteurs impliqués sur le terrain « physiologique ». Toutefois, Spinoza ne considère pas ces travaux comme satisfaisants. Nous devons nous plonger dans un contexte où les sciences humaines et les disciplines scientifiques ne s’excluaient pas réciproquement et où le philosophe, en particulier, n’était pas étranger aux questions de physique, de mécanique et de médecine. Il ne serait donc pas hasardeux de penser que Spinoza tire ses remarques, en ce qui concerne le traitement du corps humain, des textes scientifiques qu’il connaissait indépendamment des œuvres de Descartes. À ces observations préliminaires, il faut ajouter un élément essentiel, c’est-à-dire la présence dans la bibliothèque de Spinoza de quelques textes médicaux. L’inventaire notarié qui dresse la liste des livres possédés par le philosophe révèle la présence de manuels anatomiques et d’études physiologiques qui pourraient être le laboratoire expérimental où Spinoza aurait puisé ses hypothèses et ses modèles scientifiques, qu’il aurait ensuite reconfigurés à la lumière de ses problématiques philosophiques. Parmi ceux-ci, il suffit de citer Thomas Bartholin, Theodorus Kerckring et Lambert Velthuysen2. Il est difficile de penser que la constitution d’une bibliothèque soit seulement le fruit de la passion d’un érudit bibliophile, surtout si la compréhension de l’union entre l’esprit et le corps, au moins selon les premiers traités, passe par la connaissance adéquate du corps. De plus, dans les lettres du philosophe, il y a des allusions aux découvertes anatomiques contemporaines qui témoignent que les questions de pharmacopée et de médecine ont été l’objet de discussions dans le cercle des intellectuels autour de Spinoza3. Ce dernier, effectivement, vit à une période où circule
1 Pour atteindre le souverain bien, c’est à dire la connaissance de l’union que l’âme a avec la nature entière, et afin que beaucoup d’autres l’atteignent, il est nécessaire « d’avoir de la Nature une compréhension suffisante pour l’acquisition d’une telle nature ; puis de former une société qui permette au plus grand nombre possible d’y parvenir aussi facilement et aussi sûrement que possible. En outre il faut s’appliquer à la philosophie morale ainsi qu’à une doctrine de l’éducation des enfants. Parce que la santé est un moyen non négligeable d’arriver à cette fin, il faut donner à la Médecine son plein accomplissement ; et parce que l’art facilite beaucoup de choses difficiles, et que nous pouvons ainsi gagner beaucoup, dans la vie, en temps et en commodités, il ne faut nullement négliger la mécanique ». Traité de la réforme de l’entendement, in Spinoza, Premiers Écrits, texte établi par F. Mignini, traduction et notes de M. Beyssade, in Spinoza, Œuvres, vol. V, Paris, PUF, 2009, p. 73. 2 Parmi les études consacrées à la bibliothèque de Spinoza, on peut consulter le classique P. Vulliaud, Spinoza d’après les livres de sa bibliothèque, Paris, Chacornac, 1934. B. Vandewalle a fait une reconstruction des livres médicaux qui étaient dans la bibliothèque: Spinoza et la médecine. Éthique et thérapeutique, Paris, L’Harmattan, 2011. 3 Pour une reconstruction détaillée du cercle spinozien, on peut consulter le classique K. O. Meinsma, Spinoza et son cercle, Paris, Vrin, 2006 et M. Rovere, Le Clan Spinoza : Amsterdam, 1677. L’invention de la liberté, Paris, Flammarion, 2017.
notes sur le développement du concept de « mémoire » chez spinoza
la thèse selon laquelle il y a une correspondance bilatérale entre les états réels de la faculté cognitive du sujet et les contenus cognitifs, sensoriels ou intellectuels. Les réflexions sur le fonctionnement des différentes parties du cerveau étaient largement répandues. Il ne faudrait pas s’étonner qu’il ait tenté de comprendre quels modes (c’est-à-dire quels états et actes) de la matière corporelle – et spécifiquement du cerveau – correspondent aux modes de la pensée et leur sont simultanés. Ce que peut un corps est la question à laquelle, selon Spinoza, on doit encore répondre et qui, probablement, existe dans la spéculation spinozienne dès les premiers traités : ceux-ci, bien qu’ils soient encore proches du cartésianisme sur beaucoup de points, par exemple sur le fonctionnement des esprits animaux, contiennent des remarques originales. Un des points que nous voulons mettre en évidence dans cette contribution est que, comme l’attestent l’inventaire des livres de Spinoza et quelques remarques dans les lettres, l’intérêt scientifique pour la structure et le fonctionnement du corps humain n’est pas seulement dicté par le fait que l’anatomie et la physiologie étaient l’objet de discussions dans le cercle de Spinoza, mais qu’il naît aussi des exigences proprement philosophiques. Si, pour la Korte Verhandeling van God, de Mensch en des Zelfs Welstand, la science médicale était rapportée à l’étude de l’interaction âme-corps, dans l’Éthique, où le problème disparaît par l’affirmation de l’unicité de substance, les connaissances médicales sont employées pour présenter la nature du corps humain comme un mode complexe de l’étendue. Dans ce cadre, la mémoire, dont Spinoza parle principalement dans le Traité de la réforme de l’entendement, puis dans l’Éthique, se situe comme interface entre le physique et le mental, ou, plus exactement, elle peut être observée des deux points de vue, et cela nous permet de mettre en évidence quelles sont, selon Spinoza, les catégories à utiliser dans le traitement du corps.
La mémoire comme simultanéité des empreintes dans le cerveau et la pensée de la durée Dans les textes précédant l’Éthique, le mot « mémoire » se répète souvent dans le TIE, alors que dans les PPC et les CM on ne peut détecter que deux occurrences significatives. Les résultats que nous pouvons tirer de l’analyse lexicographique sont les suivants : 1) La mémoire, et le fait de rappeler quelque chose au souvenir, sont définis négativement, dans le cadre des différences avec la fiction et l’entendement. 2) Dans tous les passages du texte où il y a le mot « mémoire », il y a des notes concernant le cadre sémantique de l’imagination, de la sensation, de la corporéité. La mémoire est lue principalement du côté des pratiques corporelles. 3) Le fait de rappeler au souvenir des images et des choses peut induire en erreur s’il est fait confuse ad omnia simul. 4) En outre, on peut remarquer qu’une locution récurrente est « in memoria revocavi ». Par conséquent, dans le traitement spinozien du TIE, il y a aussi, à côté des traditions philosophiques qui insistent sur la caractérisation fidèle de la mémoire, les doctrines qui soulignent l’aspect par lequel la mémoire est souvenir.
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Nous pouvons donc commencer notre analyse par la définition précise de la mémoire que Spinoza énonce dans le TIE : « Que sera donc la mémoire ? Rien d’autre que la sensation d’impressions (impressionum) du cerveau, accompagnée (simul cum) d’une pensée (cogitatione) visant à déterminer la durée de la sensation4 ». Les premières considérations que l’on peut, en lisant cette définition, tirer des traditions de l’histoire de la philosophie semblent apparemment cohérentes. L’acte de « laisser des traces », de transmettre, provient d’une vaste tradition philosophique. Il est impossible de la parcourir dans sa complexité. Il suffit de découvrir la façon dont l’image s’était diffusée. Les références aux présocratiques ne manquent pas, mais la première occurrence significative qui introduit cette métaphore est présente dans le Théétète de Platon : Disons maintenant que c’est un présent de la mère des Muses, Mnémosyne, et que, toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose que nous avons vu, ou entendu, ou conçu nous-mêmes, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, comme nous gravons le sceau d’un anneau, et que ce qui a été imprimé ainsi, nous nous le rappelons et le savons, tant que l’image reste sur la cire, tandis que ce qui s’est effacé ou qu’il a été impossible de graver, nous l’oublions et ne le savons pas (Théétète, 191d‑e)5. Nous savons que chez Platon, la mémoire prend de l’importance quand elle est mentionnée comme réminiscence, anamnèse, ce qui permet à l’acte cognitif d’avoir lieu en rappelant les idées contemplées par l’âme dans le monde de l’intelligible, l’arrière-monde des Idées, avant d’être « emprisonnée » dans le corps. Il est banal de mettre en évidence qu’une telle tradition ne touche pas Spinoza pour de nombreuses raisons : surtout le statut ontologique différent de l’âme-esprit, l’impossibilité qu’elle existe sans un corps dont elle est l’idée, l’absurdité de penser à une mémoire sans corps. Aristote hérite de la métaphore de Platon, mais il y ajoute la composante du mécanisme physique6 et libère la réminiscence des instances transcendantes en confirmant le caractère incontournable du corporel dans la cognition. Dans le De memoria et reminescentia d’Aristote, on lit que « le mouvement qui se passe alors empreint dans l’esprit comme une sorte de type de la sensation, analogue au cachet qu’on imprime sur la cire avec un anneau7 ». La dynamique de la formation de la mémoire, qu’exige le mouvement, permet de traiter le sujet en termes physiques et, comme nous le verrons, la reprise moderne de l’image aristotélicienne renverra à la question du mouvement qui, au xviie siècle, était débattue éminemment. La tradition aristotélicienne n’est sûrement pas étrangère à notre auteur et, bien que lui-même prête peu d’attention à l’autorité d’Aristote, cela ne nous permet pas de penser à une indifférence ni à un refus du texte aristotélicien et de sa relecture qui
4 TIE § 83 p. 117. 5 Voir aussi Platon, Théétète, 191d, trad. Chambry, Flammarion, 1967 (Roma – Bari, Teeteto, Laterza, 2006). 6 J. Y. Tadié et M. Tadié, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999. 7 Aristote, Mem I, 450a 33-35. Aristote, Opuscules. Traité de la Mémoire et de la Réminiscence. Περὶ μνήμης καὶ ἀναμνήσεως. Traduction française de Barthélémy Saint-Hilaire. http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/memoire.htm.
notes sur le développement du concept de « mémoire » chez spinoza
parvient à Spinoza par la tradition arabe et juive8. Que Spinoza n’ignore pas la leçon aristotélicienne sur la mémoire9, malgré l’absence de citations directes, peut être démontré par les échos qui se présentent dans certains passages spécifiques10. L’emplacement des empreintes dans le cerveau est, en outre, conforme aux théories les plus répandues au xviie siècle qui perfectionnent les théories « localisatrices » et qui conduisent, par une nouvelle étude méthodologique du cerveau, à rejeter les théories ventriculaires, au profit des circonvolutions cérébrales et de la plasticité de la matière cérébrale. Les anatomistes de la Renaissance se plaçaient sur une ligne interprétative encore galénique, en optant pour une division du cerveau en ventricules, en greffant sur celle-ci les théories ventriculaires11 et en soutenant, avec des modifications ultérieures sur le nombre et les localisations, que les facultés supérieures de l’âme y avaient leur place. Habituellement la mémoire était placée dans le troisième ventricule, c’est-à-dire le lobe occipital. Ces théories, qui utilisaient encore les catégories des virtutes, perdent de leur crédibilité au cours du xvie siècle, avec à la fois l’amélioration des techniques d’instrumentation et la diffusion de la pratique de dissection des anatomistes. Ainsi assiste-t-on à une perte progressive de l’importance des ventricules, à une simplification des facultés jusqu’à l’idée unitaire de l’âme humaine (Vésale). À l’époque où vit Spinoza, les nouvelles études sur le cerveau conduisent à un abandon définitif des théories ventriculaires et à l’insistance sur les structures cérébrales, en particulier sur l’écorce (Franciscus de La Boë). Ainsi, la mémoire, pour Thomas Willis, n’est pas la virtus qui siège dans le quatrième ventricule, mais elle est associée à l’écorce cérébrale12. Quand Spinoza affirme que la mémoire est « sensatio impressionum cerebri, simul cum cogitatione ad determinatam durationem sensationis13 », en parlant de cerveau de manière globale, il ne se prononce pas en faveur d’une localisation des empreintes. Toutefois nous croyons pouvoir affirmer que, vu la métaphysique spinozienne, il ne peut pas se
8 Ch. Grellard et P.-M. Morel (éd.), Les Parva Naturalia d’Aristote. Fortune antique et médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. 9 Bordoli retrouve chez Aristote la source commune de Hobbes et de Spinoza. Les affirmations aristotéliciennes acceptées dans l’Éthique sont à propos du lien génétique entre imagination et mémoire et de la connexion entre mémoire et temps. Cf. R. Bordoli, Memoria e abitudine. Descartes, La Forge, Spinoza, Verona, Guerini e Associati, 1994, p. 87-88. Sur la relation entre Spinoza et Aristote : F. Manzini, Spinoza : une lecture d’Aristote, Paris, PUF, 2009. 10 En articulant la non-coïncidence de la mémoire et de l’entendement, Spinoza utilise un argument qui crée une correspondance valable avec le texte aristotélicien, pour affirmer le rapport proportionnel entre l’intelligibilité de la chose et la possibilité de la rappeler facilement : « par exemple, si je donne à quelqu’un un grand nombre de mots sans lien, il les retiendra beaucoup plus difficilement que si je les lui communique sous forme de récit », TIE § 44. Voir aussi Aristote, Mem II, 452a 3-5. 11 Le modèle le plus répandu localisait dans le ventricule antérieur la virtus sensitiva, ou sensus communis (où confluent les stimulations sensorielles), dans le deuxième ventricule la ratio ou virtus cogitativa (dans certains modèles elle est distincte de l’aestimativa). Au troisième ventricule est reliée la virtus memorativa. 12 Sur ce sujet voir : R. G. Mazzolini, « Schemi e modelli della macchina pensante (1662-1762) », in La fabbrica del pensiero. Dall’arte della memoria alle neuroscienze, Milano, Electa 1989, p. 68-143. 13 Spinoza ajoute une note pour éclaircir la détermination de la durée : « Si au contraire la durée est indéterminée, la mémoire de la chose est imparfaite […] Souvent en effet, pour mieux croire quelqu’un dans ce qu’il dit, nous demandons quand et où cela est arrivé », TIE § 83 note f.
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référer aux ventricules14 comme siège des facultés, ces dernières n’ayant pas de place dans le système spinoziste15. D’un côté, on peut affirmer que Spinoza peut se situer à l’intérieur de la tradition de l’aristotélisme biologique, d’un autre côté, il est dans la lignée des plus récentes études scientifiques sur le corps humain qui attachent le fonctionnement du cerveau à la structure de la matière cérébrale plutôt qu’aux théories ventriculaires. La mémoire n’est pas considérée exclusivement comme le lieu de collecte des empreintes. Plus précisément la mémoire est : 1) la sensation de ces empreintes, « sensation » en tant que perception d’un changement16, ou d’une idée, 2) la pensée de sa durée. La première considération que l’on peut formuler par l’analyse de l’affirmation spinozienne est que la simultanéité est le trait distinctif de la mémoire et, pour la première fois dans le corpus spinozien, l’adverbe simul relie le corporel au mental, c’est-à-dire « sensatio impressionum cerebri simul cum cogitatione ». Dans le texte que nous analysons, l’architecture métaphysique de Spinoza n’est pas encore présente et l’idée que l’âme et le corps sont uno et simul, ne l’est pas non plus ; c’est pour cette raison qu’il faut souligner que, dans le cas de la mémoire, cette simultanéité est déjà annoncée. Il ne suffit pas que les empreintes existent dans le cerveau, mais elles doivent être perçues et l’âme doit s’y référer et en reconnaître l’horizon temporel, ou plus exactement, en reconnaître la durée. Cela implique non seulement qu’il ne faut pas confondre ces empreintes perçues en pensant à leurs durées avec une sensation créée par l’impact de l’objet externe dans le présent, mais aussi qu’il faut évaluer l’éloignement dans le temps17. Habituellement on dit que sur la mémoire et l’imagination Spinoza suit la définition de Hobbes : « Spinoza’s account follows in the wake of Hobbes’s dictum “that imagination and memory are but one thing”18 ». C’est juste une remarque, mais nous devons préciser que le trait spécifique de la mémoire, que les deux auteurs
14 La disjonction exclusive, par laquelle Spinoza connecte cerebro et imaginatione, est significative : « quae sunt in cerebro aut in imaginatione », TIE, p. 96 § 57 note x. 15 « La détermination de la mens – sa structure modale et son origine dynamique – témoigne qu’elle n’a aucune facultas absoluta d’entendre, désirer, aimer, vouloir […] et qu’elle se présente comme séquences causales identifiables aussi comme centre d’activité de causations-déterminations supplémentaires. Les mêmes considérations, mutatis mutandis, valent pour le corps : lequel se réduit à un ensemble dynamique de corpora ». R. Bordoli, Memoria e abitudine…, op. cit., p. 100-101. 16 Dans la KV Spinoza écrit « et notre changement provenant des autres corps qui agissent sur nous ne peut se produire sans que l’âme qui, de la même manière, change constamment, ne le perçoive ; et ce changement est proprement ce que nous nommons sensation », Court Traité, II, préface, in Spinoza, Premiers Écrits, texte établi par F. Mignini, traduction et notes de J. Ganault, in Spinoza, Œuvres, op. cit., p. 261. 17 Giovanni Dandolo, en 1893, écrivit un article sur « La dottrina della memoria in Cartesio, Malebranche e Spinoza » (Riv. ital. di filos., VIII [1893], 1, p. 289-320). Bordoli remarque que Dandolo reconnaît que Spinoza est le seul qui s’est aperçu de l’importance de l’élément temporel, sans lequel il n’y a pas de mémoire (R. Bordoli, « Notes sur le positivisme italien et Spinoza », in A. Tosel, P.-Fr. Moreau et J. Salem, Spinoza au xixe siècle : actes des journées d’études, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 331-344). 18 P. Weigel, « Memory and the Unity of the imagination in Spinoza’s Ethics », International Philosophical Quarterly, vol. 49, no. 2 (2009), p. 229-246. Sur le lien qu’il y a chez Spinoza et Descartes entre imagination et mémoire, Emanuela Scribano analyse la reprise sélective que Spinoza fait des textes de Descartes : « è la memoria materiale cartesiana che deve essere salvata per costruirvi una teoria dell’immaginazione adeguata», en concluant que «in Spinoza la teoria della conoscenza inadeguata, e quindi dell’immaginazione, è, prima
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soulignent, est exactement la temporalité. En effet si l’imagination est « sentir les traces laissées dans le cerveau par le mouvement des esprits, excité lui-même dans le sens par les objets19 », la spécificité de la mémoire, par laquelle elle se distingue de l’imagination, est la pensée de la durée déterminée, « duratio sensationis, id est, ipsa memoria20 ». Dans le De Corpore, Hobbes explique également que « Non enim differunt inter se φαντάζεσθαι et “meminisse”, nisi quod “meminisse” supponit tempus praeteritum, φαντάζεσθαι autem minime21 ». Jusqu’à présent, à propos de l’analyse de la définition que Spinoza énonce de la mémoire comme sensation des empreintes avec la pensée de leur durée, nous pouvons affirmer avant tout qu’avec cette détermination Spinoza se réfère non pas à sa formation génétique, mais à la structure du phénomène. En deuxième lieu, si être corps signifie être modifié et, en même temps, modifier – dans le contexte des forces où il est inséré – nous pouvons entendre « empreinte » comme la trace ou la différence22, laissée sur la surface d’un corps par un autre corps plus dur, dont la pression externe, exercée dans leur action réciproque, vainc la résistance du premier à la pénétration ou à la déformation. L’empreinte, si elle est reçue à travers les organes des sens du corps humain, est le résultat de la sensation, et elle peut être comprise comme réaction involontaire de l’organisme à la pression des corps extérieurs. Pour reconnaître la spécificité de la mémoire chez Spinoza, il faut insister sur le fait que la sensation est, en même temps, aussi l’objet d’un contenu mental23 présent qui la contextualise dans une période de temps déterminée. En troisième lieu, dans la structure du phénomène « mémoire », la distinction entre le corporel (modification du cerveau) et le mental (la pensée) ne consiste pas dans l’opposition antériorité-postériorité : le corporel ne devance pas le mental, ni inversement. Au contraire, dans la structure du phénomène « mémoire », il faut penser le corporel et le mental comme concomitants, avec une coïncidence présente dans le temps. Leur synchronie est la relation de correspondance réciproque et ponctuelle entre la sensation des empreintes et la pensée de sa durée. Ne pas tenir compte de la structure temporelle de la mémoire est l’origine de l’erreur. En ce qui concerne la fiction des essences, Spinoza écrit dans sa note que « simplement, ce qui est dans le cerveau ou l’imagination (cerebro, aut in imaginatione) est rappelé à la mémoire et l’esprit s’applique confusément à tout en même temps (confuse ad omnia simul)24 ». di tutto, una teoria della memoria. L’equivalenza tra immaginazione e memoria è data per scontata […] », E. Scribano, Macchine con la mente. Fisiologia e metafisica tra Cartesio e Spinoza, Rome, Carocci, 2015, p. 142. 19 CM I, 1. 20 TIE § 83. 21 Hobbes, De corpore IV, 25, 8, in Elementi di filosofia: il corpo, l’uomo, édité par A. Negri, Turin, UTET, 1972. Hobbes, Elementorum philosophiae sectio prima de Corpore, Londres, Andrea Crook, 1655. 22 Dans un texte où il analyse en détail la trace en réaction à la sémiotique, Lorenzo Vinciguerra affirme que : « la trace est la manifestation sensible de la différence », L. Vinciguerra, La semiotica di Spinoza, Pise, ETS, 2012, p. 79. 23 On précise que parler de « pensée » comme « contenu mental » ne serait pas possible dans l’Éthique, où la pensée n’est pas un acte subjectif. 24 TIE § 56, note.
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On peut tirer de confuse ad omnia simul l’origine de la fiction et de l’erreur, quand on rappelle à la mémoire les empreintes passées et conservées dans le cerveau. Les choses qui sont dans le cerveau ou dans l’imagination ne sont pas la cause des erreurs, mais elles le sont si l’âme les conçoit simul. C’est-à-dire que l’âme ne tient pas compte de la distance entre les choses rappelées à la mémoire, une distance qu’on peut établir, selon moi, dans un sens qui n’est pas seulement temporel. Autrement dit, l’âme superpose des images ou des choses qui se sont présentées à l’imagination ou au cerveau à un certain moment et à la suite de différentes rencontres. Mais cela est dû au fait que l’âme n’a pas une connaissance claire des choses au sujet desquelles quelque chose est affirmé. Il y a un rapport inversement proportionnel entre entendement et fiction : « le pouvoir qu’a l’esprit de forger des fictions est d’autant plus grand qu’il a moins d’intellections tout en ayant plus de perceptions, et ce pouvoir diminue d’autant plus qu’il a plus d’intellections25 ». Ainsi, même s’il est possible de dire qu’un corps est infini, il n’est pas possible d’en ignorer l’impossibilité dès qu’on en connaît la nature. De la non-connaissance de l’âme dérivent de telles erreurs, jusqu’à la fiction selon laquelle l’âme est carrée : « il arrive souvent qu’un homme rappelle à son souvenir ce mot d’âme et forme en même temps quelque image corporelle26 ». La coexistence confuse en l’âme de plusieurs perceptions – une image et un son – est l’origine de la fiction. En effet une idée forgée ne peut être que confuse27. L’entendement, au contraire, se soustrait à ces risques puisque ses idées sont le produit « de l’esprit pur et non des mouvements fortuits du corps28 » ; il se place donc en contradiction avec la mémoire où, par exemple, les mots « se composent vaguement […] en vertu de quelque disposition du corps29 ». Si l’entendement, ou pura mens, est actif indépendamment du corps, aucune formation ni activation de la mémoire ne sont possibles indépendamment de la nécessité extérieure des mouvements physiques entre les corps.
Mémoire et physique des chocs Dans l’Éthique, Spinoza utilise un paradigme physique pour parler de mémoire et le cadre auquel il se réfère est celui du corps humain. L’idée que les lois physiques expliquent le fonctionnement du corps humain est importante pour notre étude. Dans cet exemple, comme nous le verrons en détail, le choix du mécanisme physique pour traiter le corps humain reflète la tendance de l’iatromécanique. Si dans le TIE nous avons analysé la mémoire dans sa forme physiologique, en soulignant le fonctionnement cérébral, dans l’Éthique Spinoza nous offre une 25 TIE § 58. 26 TIE § 58 note. 27 « L’esprit ne prend qu’une connaissance partielle d’une chose formant un tout ou composée de nombreux éléments, sans distinguer le connu de l’inconnu et de plus, s’applique en même temps, indistinctement, aux nombreux éléments contenus en chaque chose (simul attendat sine nulla distinctione). » TIE § 63. 28 TIE § 91. 29 TIE § 88.
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autre définition nette de la mémoire, qui, même si elle ne se réfère pas clairement au fonctionnement des organes, intervient dans les propos physiques concernant le corps humain, tout en renvoyant à la composante de l’attribut de la pensée, par la référence aux idées. Le postulat dont on a besoin pour parler de la mémoire et justifier le processus de sa formation est donné par Spinoza dans la section de la deuxième partie de l’Éthique, comprise entre les propositions 13 et 14, appelé communément « traité de physique ». « Lorsqu’une partie fluide du corps humain est déterminée par un corps extérieur à heurter souvent une autre partie qui est molle, elle en modifie la surface et lui imprime pour ainsi dire certaines traces du corps extérieur qui l’ébranle30 ». Ce postulat a souvent été analysé par les chercheurs comme préalable à la doctrine de l’imagination, mais nous pouvons en remarquer aussi les retombées sur la mémoire, qui devient explicite dans le corollaire de la proposition 17 et dans la démonstration qui le suit31. Si l’âme a été affectée par un corps extérieur d’une façon qui en enveloppe la nature, alors elle pourra contempler le même corps comme présent même quand l’objet de la perception n’existera plus. Elle pourra donc le rappeler au souvenir et le penser. Cela grâce à la structure et au fonctionnement des parties du corps humain. Le modèle du corps humain que Spinoza décrit dans le « traité de physique », et surtout dans les premiers postulats32, se compose d’une structure faite d’individus qui se différencient en fluides, mous ou durs. C’est grâce au mouvement spontané (spontaneo suo motu) de ces parties, selon un mécanisme qui enveloppe les chocs et les réflexions répétées, que l’âme pourra contempler comme présents des corps qui ne le sont plus. La démonstration est claire : Lorsque des corps extérieurs déterminent des parties fluides du corps humain à heurter souvent des parties plus molles, cela modifie les surfaces de celles-ci (en vertu du postulat 5) ; il en résulte (voir l’ax. 2 après le cor. du lemme 3) que les parties fluides sont réfléchies d’une autre façon qu’à l’accoutumée, et que, plus tard encore, lorsqu’elles rencontrent par leurs mouvements spontanés les mêmes surfaces nouvelles, elles sont réfléchies de la même façon que lorsque les corps extérieurs les mettaient en mouvement vers ces surfaces ; et par conséquent, tandis qu’elles poursuivent leur mouvement ainsi réfléchis, elles affectent le corps humain de la même façon, ce dont l’âme (en vertu de la prop. 12) formera de nouveau la pensée – c’est-à-dire (en vertu de la prop. 17) que l’âme se représentera de nouveau le corps extérieur comme présent ; et cela autant de fois que les parties fluides du corps humain rencontreront par leur mouvement spontané les mêmes surfaces33. 30 Spinoza, Ethica/Éthique, texte établi par F. Akkerman et P. Steenbakkers, traduction par P.-Fr. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. IV, op. cit., II postulat 5, p. 189. 31 « Les corps extérieurs par lesquels le corps humain a été affecté une fois, même s’ils n’existent plus et ne sont plus présents, l’âme pourra cependant se les représenter comme s’ils étaient présents. » E II 17 cor. 32 Postulat 1 : « Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature différente), dont chacun est fort composé. » Postulat 2 : « Parmi les individus dont le corps humain est composé, certains sont fluides d’autres sont mous, et d’autres enfin sont durs ». 33 E II 17dém.
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L’identification exacte de ces parties du corps humain est encore incertaine. Des hypothèses non définitives ont été avancées par les chercheurs spinoziens34. Joachim, en analysant cette démonstration, identifie les parties fluides avec les esprits animaux et les parties molles avec le cerveau An external body « determines » a « fluid’ part of the human body, so that the latter impinges upon a « soft part » ; i.e. the « Animal Spirits » are set in motion by the action of an external body on our organs of sense, and in their motion they impinge upon the nerves and brain35. Gueroult adopte la même interprétation36. Nous pourrions objecter que la présence des esprits animaux dans la spéculation spinozienne au temps de l’Éthique est discutable. Si dans la KV Spinoza pouvait encore parler des esprits animaux comme de ce qui unit âme et corps, dans l’Éthique, où la structure métaphysique est déjà assez mûre pour abandonner toute interaction entre les deux modes, on n’a plus besoin de ces corps très subtils pour garantir une telle interaction. En outre, comme nous le rappelle Vinciguerra, « de nombreux commentateurs – même si ce n’est pas le cas de tous – ont trouvé naturel de voir dans les parties dures les os, dans les molles les muscles et dans les fluides le sang37 ». Que les parties molles citées dans cette démonstration puissent être rapportées au cerveau pourrait être justifié, comme le fait Martin Lin38, en rappelant les mots du TIE qui se rapportent clairement au cerveau. Les esprits animaux, après la KV, ne sont plus mentionnés39. L’unique partie du corps humain que Spinoza cite souvent et identifie comme « parties fluides » est le sang. L’idée que la fluidité des parties impliquées serait une composante nécessaire pour la mémoire est constante dans la tradition philosophique. Peter Weigel rappelle la métaphore utilisée par Parkinson40 pour expliquer le mouvement des parties fluides : celui des vagues de l’océan qui se brisent sur un rocher.
34 François Zourabichvili ne discute pas cette association. Dans son livre, Spinoza : Une physique de la pensée, il écrit : « les traces mnésiques s’expliquent en effet, non pas directement par l’effet d’un corps extérieur sur le nôtre, puisqu’il s’agit du cerveau, mais indirectement par le fait qu’un corps extérieur détermine une partie fluide du corps (les esprits animaux, qui circulent dans les nerfs) à venir souvent heurter une partie molle (le cerveau, ou l’une de ses parties) […] », Paris, PUF, 2002, p. 79. 35 H. Joachim, A Study of the ‘Ethics’ of Spinoza, Oxford, Oxford University Press, 1901, p. 157. 36 « Quand des corps extérieurs déterminent des parties fluides du Corps humain (ces parties fluides sont les équivalents des esprits animaux) à frapper de façon répétée des parties assez molles (le cerveau), les surfaces de ces parties sont changées (Ax. 2, post Lemma 3) et réfléchissent les parties fluides autrement que lorsque ces surfaces n’étaient pas changées », M. Gueroult, Spinoza, t. 2 : L’Ame (Éthique, II), Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 202. 37 L. Vinciguerra, La semiotica di Spinoza, op. cit., p. 28. 38 M. Lin, « Memory and Personal Identity in Spinoza », Canadian Journal of Philosophy, vol. 35, no. 2 (2005), p. 243-268. 39 Raphaële Andrault remarque que, à la différence de l’opinion la plus répandue, Sténon n’utilise pas la notion d’esprits animaux. Dans le même livre, en ce qui concerne la critique des interprétations physiologiques de la proposition XVII, on peut consulter le chapitre 2 (Cf. R. Andrault, La vie selon la raison. Physiologie et Métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Paris, Honoré Champion, Paris 2014). 40 G. H. R. Parkinson, Spinoza’s Theory of Knowledge, Oxford, Oxford University Press, 1954.
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Nous pouvons à ce propos retrouver des consonances avec ce que Thomas Willis écrit dans le De Cerebri Anatome : sensibilis impressio, velut species optica, aut tanquam aquarum undulatio, interius vergens ad corpora striata defertur, sensionis exterius habitae perceptio sive sensus internus oritur: quod si isthaec impressio ulterius provecta corpus callosum trajiciat, sensui imaginatio succedit: dein si eadem spirituum fluctuatio Cerebri cortici, quasi ripis extimis, allidatur, objecti sensibilis iconem sive characterem isti imprimit, qui cum exinde postea reflectitur, ejusdem rei memoriam resuscitat41. Aristote se servit d’une métaphore aquatique. La mémoire ne se produit pas dans une condition de flux : « ceux qui par la violence de l’impression, ou par l’ardeur de l’âge, sont dans un grand mouvement, n’ont pas la mémoire des choses, comme si le mouvement et le cachet étaient appliqués sur une eau courante42 » et à l’époque moderne, les métaphores utilisées, surtout par Hobbes et Hume, sont d’origine aristotélicienne. Hobbes est bien entendu un des points de référence et nous devrions recourir à ses œuvres pour éclaircir les notions de dur, mou et fluide et la vision générale de la physique où elles s’insèrent, telle qu’elle est exprimée dans le « traité de physique » de Spinoza. Les expressions employées dans le « traité de physique » reproduisent celles de Hobbes dans le De corpore sur plusieurs aspects : la loi d’inertie43, l’être modifiable d’un corps en repos seulement par un corps en mouvement et vice versa44. Pour ce qui concerne notre commentaire, il est intéressant de remarquer les points communs entre les deux philosophes à propos de la composition des individus et du maintien de leur nature dans la relation avec les corps environnants. Spinoza, dans l’axiome 3 affirme : « j’appellerai, durs les corps dont les parties sont appliquées les unes sur les autres, suivant de grandes superficies, mous, ceux dont les parties sont appliquées les unes sur les autres suivant de petites superficies ; et fluides, ceux dont les parties se meuvent les unes parmi les autres45 ». Dans le De corpore, en parlant de la nature des corps, on lit ceci : Tam autem ipsa corpora mota, quam media in quibus moventur duorum sunt generum ; vel enim talia sunt ut eorum partes inter se cohaereant, ut moventi nulla pars moti facile cedat, nisi cedente toto ; qualia sunt quae vocantur Dura ; vel partes eorum, immoto toto, facile tamen cedunt moventi, ut quae Fluida dicuntur et Mollia46. Le point commun le plus significatif entre les deux affirmations est la nature relationnelle de ces caractéristiques. Dans la lettre à Oldenburg, où il discute des
41 Th. Willis, Cerebri anatome: cui accessit nervorum descriptio et usus, Apud Gerbrandum Schagen, Amsterdam, 1666, p. 102-103. 42 Aristote, Mem, I, 450b 1-3. 43 Hobbes, Elementorum philosophiae sectio prima de Corpore, Londres, Andrea Crook, 1655, « IX. […] quod movetur, motum iri semper, nisi existat aliud extra ipsum quod motum ejus impediat », De corpore III, 15, 1 ; Spinoza : « un corps en mouvement se meut jusqu’à ce qu’il soit déterminé par un autre à s’arrêter », E II lemme 3 cor. 44 Hobbes: « X. […] Motus omnis (ex quiete antecedente) causam immediate efficientem esse in aliquo corpore moto et contiguo », De corpore III, 15, 1. 45 E II ax.3. 46 Hobbes, De corpore III, 22, 2.
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essais de Boyle47, Spinoza explique que fluide et solide sont des notions engendrées pour le sens commun et ne doivent pas être confondues avec les notions pures, telles que le mouvement et le repos. Le terme fluide indique quelque chose d’extérieur et il est « employé par le vulgaire pour désigner seulement des corps en mouvement dont la petitesse et les interstices échappent aux sens. Il convient ainsi de diviser les corps en fluides et solides et en visibles et invisibles48 ». Dans la définition suivant l’axiome 2, il fait allusion au rôle que la pression des corps externes joue sur la configuration d’un corps composé : Lorsque quelques corps (de même grandeur ou de grandeur différente) sont comprimés par les autres corps de façon à rester appliqués les uns sur les autres […] nous dirons que ces corps sont unis entre eux, et que tous ensemble ils composent un seul corps, autrement dit un individu, qui se distingue de tous les autres par cette union de corps49. Si cette pression permet aux parties d’adhérer complètement, la configuration du corps composé sera dure. Quand l’adhérence entre les parties concerne seulement de petites surfaces, il sera mou, ou fluide si le mouvement des parties est indépendant des autres. Ces définitions du « traité de physique » sont ensuite utilisées dans les propositions qui suivent immédiatement les postulats, dans la reprise du texte principal. La caractéristique physique des parties molles, qui sont les protagonistes dans la formation de la mémoire, est la traçabilité permise par leur structure. Dans la démonstration de la proposition 17, en effet, la pression des parties fluides sur les molles en rend possible la modification, qui se manifeste comme trace. La structure physique de la partie molle permet, donc, que ses composants cèdent à la pression50. Dans le De corpore aussi, la raison qui fonde l’utilisation des notions de dureté et de fluidité est ce que la pression entre les corps en mouvement produit quand « conatu suo unum eorum facit ut alterum vel pars ejus loco cedat51 ». Quand cela arrive à des corps fluides, dans un espace fermé, les corps se pénètrent. Le point crucial de la question est que, chez Hobbes et Spinoza, la disposition particulière des parties du corps humain rend possible la mémoire grâce à la traçabilité et à la capacité qu’ont certaines de ces parties de conserver le mouvement52. Ces particularités
47 Sur le rapport Spinoza-Boyle on peut consulter A. Sangiacomo, L’essenza del corpo. Spinoza e la scienza delle composizioni, Olms Verlag 2013. 48 De la Fluidité, Lettre à Oldenburg (6 OP/NS – 6 G). 49 E II def. après l’ax. 2. 50 Sur cette question, je renvoie au texte de Lorenzo Vinciguerra qui offre une analyse détaillée sur les notions de dur, mou et fluide. En particulier il met en évidence la nature relative, en définissant mollesse « la capacité d’un corps, d’un corps quelconque, d’être recouvert de traces », dureté «la plus petite capacité, ou aussi la plus grande résistance, des corps à être tracés », fluidité « la plus grande capacité de recevoir des traces et la plus petite capacité de les conserver » Cf. L. Vinciguerra, La semiotica di Spinoza, op. cit., p. 32. 51 Hobbes, De Corpore III, 15, 2. 52 Retrouver dans les livres de Hobbes une distinction entre les corps animés et inanimés selon la capacité de retenir le « mouvement imprimé », est intéressant si l’on considère les analyses que Raphaële Andrault a consacrées à la mémoire dans une étude détaillée qui, dans les chapitres centraux, approfondit la notion
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sont cohérentes avec l’idée spinozienne que la complexité du corps est directement proportionnelle à la puissance de son âme. Hobbes partage aussi, dans le chapitre concernant la « Sensation et le mouvement animal » (IVe partie du De corpore), cette idée de la nécessité d’une certaine conformation du corps, afin qu’il y ait mémoire, en distinguant les corps animés des corps inanimés puisque dans ces derniers si ex reactione etiam corporum aliorum phantasma aliquod nasceretur, illud tamen, remoto objecto statim cessaret ; nam nisi ad retinendum motum impressum, etiam remoto objecto, apta habeant organa, ut habent animalia, ita tantum sentient, ut nunquam sensisse se recordentur53. Ce qui nous intéresse chez Hobbes, et qui est exprimé dans d’autres écrits, c’est la modalité selon laquelle un fantasme peut continuer à exister bien que l’objet auquel il se réfère n’y soit plus, c’est-à-dire la manière dont peut persister le mouvement que la pression de l’objet crée sur un organe des sens au moment de la sensation. Erwin Straus, en analysant les pages initiales du Léviathan, montre la manière dont Hobbes utilise les lois de la physique dans le traitement de la question : « fasciné par la physique de Galilée, Hobbes essaie de comprendre tout le contenu de l’expérience humaine comme des mouvements. Pour démontrer la validité des lois du mouvement, Hobbes développe une théorie dynamique de la trace. Dans la mémoire, il voit une manifestation de la loi d’inertie54 ». Le passage du texte de Hobbes auquel on fait référence est le suivant : When a body is once in motion, it moveth, unless something else hinder it, eternally; and whatsoever hindreth it, cannot in an instant, but in time, and by degrees, quite extinguish it; and as we see in the water, though the wind cease, the waves give not over rolling for a long time after: so also it happeneth in that motion, which is made in the internal parts of a man, then, when he sees, dreams, &c. For after the object is removed, or the eye shut, we still retain an image of the thing seen, though more obscure than when we see it55. Alfredo Ferrarin a associé ce passage de Hobbes à des affirmations de Hume sur le même sujet : Quand Hobbes parle de ripple effect, c’est-à-dire qu’il compare l’impulsion de la sensation qui s’affaiblit à l’image d’une pierre jetée dans un étang qui
de « vivant » chez Spinoza et Leibniz. En présupposant que pour la philosophie de Spinoza le rapport entre mouvement et repos identifie un corps, Andrault remarque un lien entre la circulation sanguine – qui pour les théories les plus répandues est la distinction entre les corps vivants et inanimés – et la rétention de la mémoire. Pour les uns et les autres Spinoza utilise le verbe retinere. Selon Andrault le scolie du poète espagnol atteint d’amnésie « invite à penser que le critère de la conservation des souvenirs n’est pas moins pertinent que celui de la circulation sanguine pour illustrer la rétention du rapport de mouvement et de repos qu’entretiennent les parties du corps humain ». (R. Andrault, La vie selon la raison, op. cit., p. 186). 53 Hobbes, De Corpore IV, 25, 5. 54 E. Straus, Forme dello spazio forme della memoria, Rome, Armando Editore, 2011, p. 76. 55 Hobbes, Leviathan, II, 2, « Of Imagination », in The English Works of Thomas Hobbes of Malmesbury; Now first Collected and Edited by Sir William Molesworth, Bart., Londres, Bohn, 1839-1845, 11 vols., vol. 3.
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continue à faire des vagues après qu’elle a coulé (Elements, I III 21, L II 8/14), ou quand Hume écrit que l’imagination est comme le mouvement d’un bateau qui persévère dans son cours, même après que les rames ont été tirées à bord (Treatise, Selby-Bigge, I IV 2, p. 198), ils ne se contentent pas de reprendre la formule aristotélicienne sur la motion du projectile ou du javelot, qui continue son cours bien après que le bras a cessé d’imprimer la force (De insomn., 459a 28 et suivants) : dans l’imaginatio, la transmission de l’impulsion dépasse le contact direct, et est plus durable56. Mais dans l’Éthique Spinoza ne reprend pas la loi d’inertie pour traiter de la mémoire, mais il emploie plutôt les règles de la physique des chocs et les modifications conséquentes des surfaces. Dans un axiome qui précède la démonstration de la proposition 17 de la deuxième partie, Spinoza en parle d’une façon plus claire : Quand un corps mû heurte un corps au repos qu’il ne peut mettre en mouvement, il est réfléchi de sorte qu’il continue à se mouvoir, et l’angle que forme la ligne du mouvement de réflexion avec la surface du corps en repos qu’il a heurté est égal à l’angle que forme la ligne du mouvement d’incidence avec cette même surface57. Cette loi est utile dans la démonstration où l’on suppose qu’un corps fluide en mouvement heurte un corps mou au repos. Toutefois, dans ce cas, avant d’être réfléchi, il modifie la surface molle qui, exactement pour sa structure, cède au mouvement reçu. La réflexion, ou le rebond, est elle-même modifiée. Chez les physiciens, le débat sur les lois des chocs s’ouvrit après la publication des Principes de Descartes sur les règles du mouvement. Huygens, membre de la Royal Society à partir de 1663, comptait parmi les chercheurs les plus actifs sur ces questions et Spinoza témoigne qu’il connaît, même s’il ne les partage pas, ses expériences dans les lettres échangées avec Oldenburg autour de 1665 : « Scio, quidem, me, ante annum circiter, ab eo audivisse, omnia quae ipse dudum circa motum calculo invenerat, post in Anglia experimentis comprobata reperisse58 ». La théorie du choc des corps devient l’une des plus discutées parmi les membres de la Royal Society, surtout entre Wallis, Huygens et Wren à partir de 166859. Dans les communications exposées à la Royal Society, et rapportées par T. Birch, nous retrouvons celles de 1668 :
56 A. Ferrarin, « Immaginazione e memoria in Hobbes e Cartesio », in Tracce nella mente. Teorie della memoria da Platone ai moderni, édité par M. M. Sassi, Pisa, Edizioni della Normale, 2007, p. 159-189, p. 162. La traduction française est de l’auteur. Les références des traductions italiennes renvoient à Élements, I III 1 et Léviathan I, 2 des éditions en anglais. 57 E II ax. 2. 58 « Je sais qu’il m’a dit, il y a environ un an, que tout ce qu’il avait découvert par le calcul concernant le mouvement lui avait été confirmé depuis en Angleterre par l’expérience », lettre à Oldenburg 30 bis, 1665, in Spinoza, Opera. hrsg. von Carl Gebhardt, Heidelberg, Carl Winter, 1925, IV, p. 202-203. Correspondance, op. cit., p. 200-201. 59 Pour une analyse des études et des discussions sur les lois du choc, voir les lectures imprimées dans : The Philosophical Transactions of the Royal Society of London, from Their Commencement, in 1665, to the Year 1800 (Vol. 2) ; 1672-1683, printed by and for C. and R. Baldwin, 1809. Voir en particulier : The General Laws of Motion. By Dr John Wallis p. 307-310 ; The Law of Nature in the Collision of Bodies. By Dr Christopher
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It was also moved, that since the society was upon the disquisition of the nature, principles, and law of motion, all authors, who had written on that subject, and delivered their hypotheses concerning it, might be consulted and examined, and an account of their oinion brought in to fee, what had already done in this matter. Whereupon Mr Collins was desired to peruse such authors, and particularly Descartes, Borelli, and Marcus Marci: and Mr Oldenburg was desired to write to Dr Wallis, that he would take a share of this work60. Dans le TTP, l’application des lois physiques du choc à la mémoire revient par analogie avec la conséquence d’accentuer l’automatisme et le caractère involontaire de l’action de rappeler. On lit par exemple, tous les corps, lorsqu’ils en heurtent d’autres plus petits, perdent autant de mouvement qu’ils en communiquent aux autres, c’est là une loi universelle de tous les corps, qui suit de la nécessité de leur nature. Ainsi encore un homme qui se souvient d’une chose, se souvient aussitôt d’une autre semblable, ou perçue en même temps : c’est là une loi qui suit nécessairement de la nature humaine61. Ces lois sont celles des corps qui agissent par nécessité naturelle. Ici aussi, Spinoza utilise un paradigme physique, et précisément la dynamique des chocs, pour expliquer le fonctionnement de l’activité mentale. Le choix opéré confirme l’idée de Spinoza à propos de la nécessité d’associer le fonctionnement du corps aux études de physique-mécanique62. De la comparaison entre les textes de Hobbes et Spinoza, on peut déduire que les deux philosophes traitent du fonctionnement du corps humain en termes physiques : en utilisant les notions de dur, mou et fluide dans le cadre d’une théorie dynamique galiléenne fondée sur la notion d’inertie et sur l’idée de l’interaction entre les forces extérieures que les corps exercent les uns sur les autres. Toutefois, à la différence de Hobbes, Spinoza explique le phénomène de la mémoire en accentuant l’idée du choc dans les corps qui changent autant leur mouvement que leur surface. Spinoza explique mieux l’acte involontaire du souvenir dans le scolie de la proposition de la troisième partie où il réfute ceux qui attribuent à l’âme la capacité de décréter librement et de gouverner le corps. Par exemple, bien que la majorité croie parler par libre décision de l’âme, en réalité « le délirant, la bavarde, l’enfant […]
Wren, p. 310-312 ; The Laws of Motion on the Collision of Bodies. By M. Huygens, p. 335-338. 60 T. Birch, The history of the Royal Society of London for Improving of natural knowledge…, Londres, Millar, 1756, 4 vols, vol. 2, p. 320. 61 Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, traduction et notes par J. Lagrée et P.-Fr. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. III, Paris, PUF, 1999, chap. IV, p. 181. 62 Il s’agit d’une prise de position dans le débat scientifique du xviie siècle. Les Académies des sciences naturelles, en particulier médicales, accueillaient des courants scientifiques qui se sont distingués sur la base de différents critères d’interprétation et d’opération sur le corps humain. À un courant qui disposait l’étude des mécanismes physiologiques en conformité avec les lois de la physique (iatromécanique) s’opposait le courant, né des élaborations des médecins paracelsiens, qui préféraient, au contraire, la chimie comme paradigme explicatif de la physiologie humaine.
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ne peuvent contenir l’impulsion [impetum]63 qu’ils ont à parler » et, dans le même scolie, il répète qu’« il n’est pas au libre pouvoir de l’Âme de se souvenir d’une chose ou de l’oublier » (ici il ne distingue pas entre mémoire et souvenir, bien qu’il l’ait fait dans le TIE). Il associe la mémoire à l’imagination et à la décision de l’âme, qui est considérée à tort comme libre, mais en réalité « ces décrets se forment dans l’Âme avec la même nécessité que les idées des choses existant en acte64 ». En cas d’association d’idées, les dispositions du corps qui déterminent l’enchaînement des idées dans l’âme sont données par une nécessité extérieure qui relie un mot ou une image à un concept. Ainsi le mot pomum et le fruit n’ont rien en commun, sauf le corps qu’ils ont affecté simultanément. De la même manière, l’image d’une empreinte (vestigia) d’un cheval s’associera à l’idée d’un cavalier ou d’une charrue selon les dispositions auxquelles le corps du sujet est habitué, c’est-à-dire selon qu’il est un soldat ou un paysan65. L’automatisme corporel est uno et simul avec l’automatisme mental. Bernard Vandewalle souligne cet aspect : il y a ici une sorte d’automatisme corporel qui conduit l’âme à percevoir des choses absentes comme étant pourtant présentes. Dans le même ordre d’idées, la mémoire est fondée sur un mécanisme non moins corporel par reproduction mentale dans l’association des idées de ce qui est inscrit dans le corps dans l’enchaînement de ses affections […] l’automatisme mental (enchaînement des pensées) renvoie à l’automatisme corporel (succession habituelle des affections du corps)66. Cela clarifie les raisons pour lesquelles les dispositions que le corps humain reçoit dans l’interaction entre les parties si différemment composées du corps, dans l’enchaînement des rencontres avec les corps extérieurs, donneront la direction à la formation de la mémoire et des idées. Si du point de vue de l’étendue la mémoire est un enchaînement des affections du corps, cela se traduit simultanément dans l’attribut de la pensée comme « rien d’autre qu’un certain enchaînement d’idées qui impliquent la nature de choses extérieures au corps humain67 ». Dans la conception spinozienne de la substance unique, qui implique que l’homme n’est pas une substance, trace (empreinte) et idée « sont la même chose. La trace est pour le corps exactement ce
63 Le terme impetus acquiert dans le développement de la pensée philosophico-scientifique une valeur remarquable, à partir des débats sur le mouvement à distance. De l’étude du Livre IV de la Physique, qui parle du mouvement à distance, et précisément dans le § 8 sur la question des projectiles, proviennent la théorie de l’impetus et les développements ultérieurs de la mécanique. On citera les remaniements importants de Philopon, Avicenne, Ibn Bajja, Buridan. La question fut reprise par Galilée qui ouvre le De motu justement sur le mouvement des projectiles. C. Lewis, The Merton tradition and kinematics in late sixteenth and early seventeenth century Italy, Padoue, Antenore, 1980. R. Sorabji, The Philosophy of the Commentators. 200-600 AD. A Sourcebook. 3 vol., Cornell University Press, 2005. 64 E III 2 sc. 65 « L’habitude inscrit donc certaines liaisons d’images qui forment l’histoire corporelle et le tissu mémoriel, dont les résurgences suivent les lois ordinaires de l’imagination, c’est-à-dire, principalement, les lois de l’association des idées et des affects par contiguïté ». S. Laveran, Le Concours des parties – Critique de l’atomisme et redéfinition du singulier chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 254. 66 B. Vandewalle, Spinoza et la médecine. Éthique et thérapeutique, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 59-60. 67 E II18 sc.
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que l’idée est pour l’âme68 ». Nous pourrions paraphraser la célèbre proposition 7 en disant que, en ce qui concerne la mémoire, ordo et concatenatio idearum idem est ac ordo et concatenatio rerum. La répétition du terme concatenatio renvoie à une dimension temporelle, corporelle qui est incontournable pour parler de mémoire. La mémoire présuppose une durée et donc un mouvement dans le temps. Le terme concatenatio que Spinoza utilise dans la définition de la mémoire est signe d’une succession des affections du corps humain qui est simultanée à l’ordre et à l’enchaînement des idées qui sont dans l’âme69. Si nous acceptons les hypothèses de Jaquet, selon lesquelles ce qu’on appelle parallélisme n’exclut pas la possibilité qu’un des deux attributs ait plus de visibilité que l’autre70, nous pouvons dire que le corporel a dans la mémoire le rôle le plus manifeste : c’est pourquoi il est examiné selon les lois de la physique. À notre avis, il faut ajouter l’impossibilité d’une mémoire référée à la pura mens71. C’est pourquoi, en accord avec ce que dit Spinoza dans le TIE (où on lit que les mots se composent dans l’âme selon une certaine disposition du corps)72, et plus tard, dans la lettre à Boxel de 1674, où il répètera l’impossibilité d’une mémoire sans corps73, nous pouvons affirmer que l’attribut du corps est la condition de la possibilité de la mémoire. Le corps n’est pas seulement la base de la mémoire, mais sa disposition particulière individualise et rend singulier l’enchaînement des idées qui lui correspondent. Spinoza souligne que l’ordre et l’enchaînement du corps sont différents de « l’enchaînement d’idées qui se produit selon l’ordre de l’entendement, où l’âme perçoit les choses par leurs causes premières et qui est le même pour tous les hommes74 ». Il y a donc une différence entre les enchaînements de l’entendement, identiques pour tous les hommes, et ceux des affections du corps, du simple corps. Juger selon ce deuxième enchaînement ne
68 L. Vinciguerra, La semiotica di Spinoza, op. cit., p. 73. 69 « Car les rapports que les choses ont entre elles, en se suivant les unes les autres, se retrouvent entre les mouvements qu’elles donnent à l’esprit ». Aristote, Mem II, 452a 3-5. 70 C. Jaquet, L’unité du corps et de l’esprit chez Spinoza, Paris, PUF, 2004. 71 L’allusion est à Descartes, et précisément à l’exposition de la mémoire dans les lettres à partir de 1640. Emanuela Scribano a analysé le changement de la modalité selon laquelle Descartes parle de mémoire. Dans l’Homme, la mémoire était exclusivement matérielle, se reproduisait avec les plis du cerveau et était importante pour la réaction de l’homme-machine à l’environnement, selon les traces de l’expérience passée ; en 1640 apparaît la notion de « mémoire intellectuelle » – Scribano écrit : « Le lettere a Mersenne del 1640 si caratterizzano per un crescendo: Cartesio introduce per la prima volta la nozione di memoria intellettuale; poi attribuisce a questa memoria contenuti indipendenti dalle modificazioni cerebrali, parlando di “specie” proprie della memoria intellettuale; infine attribuisce a essa la maggior parte dell’attività memorativa umana » (E. Scribano, Macchine con la mente…, op. cit., p. 51). La thèse défendue par Scribano est que Spinoza récupère de manière sélective les œuvres de Descartes, et préfère les théories neurophysiologiques qui sont dans l’Homme pour construire sa théorie de la connaissance. En outre, une comparaison entre la théorie de la mémoire chez Descartes et Spinoza est présentée par O. I. Tóth, « Memory, Recollection and Consciousness in Spinoza’s Ethics », Society and Politics 12, 2 (2018), p. 50-71. 72 « c’est selon qu’ils se composent vaguement dans la mémoire en vertu de quelque disposition du corps que nous forgeons bon nombre de concepts » TIE § 88. 73 « Dites-moi, je vous prie, s’il n’est pas vraisemblable également qu’il y ait une mémoire, une ouïe, et une vision sans corps puisqu’on trouve des corps sans mémoire, sans ouïe, sans vision ? » Lettre à Boxel (58 OP/NS – LIV G). 74 E II 18 sc.
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conduira pas à des connaissances partagées. Spinoza s’exprime dans l’Appendice de la première partie, en ce qui concerne le préjugé anthropocentrique et finaliste, en rapportant le dicton « Autant de têtes, autant d’avis ». C’est-à-dire que chacun juge selon les dispositions de son propre corps mais, poursuit Spinoza, « les différences ne sont pas moindres entre cerveaux qu’entre palais ». Ces sentences le montrent assez, les hommes jugent des choses d’après la disposition de leur cerveau, ils imaginent les choses plutôt qu’ils ne les comprennent75. Si l’entendement est actif suivant une concatenatio qui est « nécessité intérieure », « logique », la mémoire opère selon une concatenatio qui est « nécessité extérieure », concernant la succession des « états espace-temps », c’est-à-dire que cela dépend d’un enchaînement des dispositions corporelles, concernant le « simple » corps. De plus, on remarque que la mémoire fonctionne comme une aide de l’habitude aussi dans le sens inverse, c’est-à-dire en disposant le corps : les idées relatives aux images mnémoniques ne se présentent pas seulement dans l’âme selon la disposition du corps, mais le corps lui-même peut être habitué à diriger ses pratiques imaginatives de façon simultanée, mais logiquement consécutive, aux pratiques mentales répétées et mémorisées76. Ce point semble aller dans une direction opposée par rapport à ce que nous avons dit jusqu’à présent, c’est-à-dire la prééminence du corporel, et pourtant le passage où Spinoza l’affirme justifie le changement. Dans la cinquième partie de l’Éthique, concernant la puissance de l’âme, il traite la possibilité « d’ordonner et d’enchaîner les affections du Corps suivant un ordre valable pour l’entendement ». Dans le scolie, en tant qu’aide pour échapper aux affections contraires à notre nature, on parle de concevoir une règle de vie correcte, c’est-à-dire certaines maximes de vie, de les confier à la mémoire et de les appliquer sans relâche aux choses particulières qu’il est courant de rencontrer dans la vie, pour qu’ainsi notre imagination en soit affectée en profondeur et que nous les ayons toujours sous la main77.
Conclusion : physiologie ou physique du corps humain Nous avons suivi l’évolution de la pensée spinozienne en ce qui concerne la mémoire. Dans le premier texte analysé, TIE, on remarque l’absence de la structure
75 E I App. 76 Sur la fonction de la mémoire comme dispositif lié à la prédisposition à l’obéissance dans les systèmes politico-religieux, Jacques-Louis Lantoine analyse le souvenir de la loi introduit dans le TTP : « Le “souvenir de la Loi” n’est pas, chez Spinoza, une intuition de l’idée intellectualisée de la Loi, comme le serait un impérieux rappel à l’ordre de la part de l’autorité, mais plutôt une liaison d’affections incorporées, comme un ordre qui se rappelle à nous, en nous et, d’une certaine manière, par nous, mais malgré nous […]. Si tout est affaire de mémoire et de reconnaissance de l’autorité de la loi, cette mémoire et cette reconnaissance n’ont rien à voir avec un exercice réfléchi de facultés intellectuelles. Elles sont davantage de l’ordre d’enchaînements automatiques entre des images ». J. L. Lantoine, L’intelligence de la pratique : Le concept de disposition chez Spinoza, Lyon, ENS Éditions, 2019, p. 178. 77 E V 10 sc.
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métaphysique qui permettra à Spinoza de parler, dans l’Éthique, de mémoire en termes d’idées. Toutefois nous avons vu qu’il annonce la « simultanéité » entre les modifications qui se produisent dans le corps et la pensée de la durée de ces dernières. Le corps est fondamentalement la base physiologique de la mémoire et Spinoza donne cette orientation à la question en introduisant le substrat cérébral qui la constitue. Dans l’Éthique, les passages impliqués dans le traitement de la mémoire sont marqués par la structure métaphysique plus complète, quant à la méthode géométrique-déductive. On parle de la formation de la mémoire du point de vue de l’attribut étendue et de l’attribut pensée. Le premier aspect – celui de l’attribut étendue – nous semble riche de questions qui concernent la conception spinozienne du corps et qui pourraient impliquer une tentative d’appliquer les connaissances scientifiques au corps. Spinoza rapporte la dynamique des chocs dans le corps humain et elle pourrait être influencée par les débats sur le modèle des chocs de Huygens, avec lequel Spinoza s’entretient dans les années consacrées à la rédaction de l’Éthique78, et par les discussions avec les membres de la Royal Society. Les connaissances optiques de l’époque étudiées par Spinoza ne sont pas secondaires, car elles recouvrent sûrement un rôle important quand, dans les passages cités ci-dessus, il introduit l’action du reflet sur les parties molles. Nous devions, de façon générale, répondre à la question du modèle du corps humain que Spinoza examine. Lors d’une première analyse, il semble que les notions de dur, mou et fluide soient les catégories reprises de la physique, avec une particulière assonance avec la physique hobbesienne. Chez Spinoza, en outre, c’est exactement la caractéristique « anatomique » de ces parties qui garantit un certain fonctionnement. Cette classification nous reconduit vers les corps composés. Si pour les corps très simples la distinction était la vitesse et la lenteur79, voici ce qu’écrit Spinoza à propos des corps composés : j’appellerai durs les corps dont les parties s’appliquent les unes sur les autres selon de grandes surfaces, mous en revanche ceux pour lesquelles ces surfaces sont petites, et enfin fluides ceux dont les parties se meuvent les unes par rapport aux autres80. À partir de l’anatomie et de la composition de ces parties, la mémoire sera ou ne sera pas possible ; quant à ce qui est causé par les mouvements extérieurs : « cela arrive surtout dans des âmes faibles qui, par une légère action de l’objet sur elles, reçoivent très facilement une modification ou une idée81 ». Si, dans le TIE, il était clair que la « partie » du corps où s’imprimaient les images ou les mots était le cerveau, dans l’Éthique, cette précision n’a pas été formulée et il n’est donc pas légitime de penser que cette localisation soit valable. Une telle réticence doit être conservée aussi en ce qui concerne la possible identification des parties fluides avec les esprits animaux. 78 Cf. J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 246-252. 79 « Les corps se distinguent les uns des autres sous le rapport du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et non pas sous le rapport de la substance. » E II lemme 1. 80 EII ax 3. 81 KV II, chap. 16, § 7.
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En guise de conclusion il est important de signaler les débats qui animaient les philosophes et scientifiques anglais, dont beaucoup étaient membres de la Royal Society, sur le thème de la mémoire, et toujours sur des questions physiques. En particulier les discussions comportent des critiques adressées à Descartes et Hobbes et, dans la majorité des cas, elles portent sur la difficulté de penser la conservation et la persistance du mouvement dans le cerveau. Parmi les plus actifs sur le sujet nous rappelons Kenelm Digby, qui arrivera à la conclusion que ce n’est pas le mouvement qui se conserve, mais les corps mêmes, Henry More, Joseph Glanville et Robert Hooke82. De ce dernier, nous rappelons un document lu en 1682 à la Royal Society, Memory and Time : Memory then I conceive to be nothing else but a Repository of Ideas formed partly by the Senses, but chiefly by the Soul itself […] This Repository I conceive to be seated in the Brain, and the Substance thereof I conceive to be the Material out of which these Ideas are formed, and where they are also preserved when formed, being disposed in some regular Order83. La modalité physique selon laquelle Spinoza traite de la mémoire est donc un trait commun chez les scientifiques et philosophes du xviie siècle. Il est intéressant d’analyser les termes de la question : Hobbes et Spinoza ont probablement été influencés par le courant « iatromécanique » et le courant « iatrochimique ». Toutefois, si Hobbes, comme Digby et d’autres, pense ne pas devoir approfondir la question des chocs entre les corps pour expliquer la persistance du mouvement qui détermine la fonction mnémonique, Spinoza utilise la loi des chocs – question débattue à la même époque à la Royal Society, débat dont il était informé – et des réflexions entre corps comme base de leur interaction, dans un système philosophique où les rencontres entre les corps ont la priorité ontologique sur la forme. La traçabilité des corps laisse de la place à une « physique de la pensée ». En définitive, nous pouvons identifier trois lignes fondamentales dans le développement de la pensée spinozienne : a) Si dans le TIE on retrouve une adhésion aux positions contemporaines sur le fonctionnement cérébral et si les rares notations de Spinoza sur ce thème laissent soupçonner son approfondissement de l’aristotélisme biologique et des questions concernant les sciences médicales en général, dans l’Éthique se révèle une conscience plus mûre du mécanisme physique à la base du fonctionnement du corps humain : en particulier, nous avons essayé de mettre en évidence les liens avec la physique de Hobbes et avec les débats scientifiques sur le mouvement dans la Royal Society.
82 Pour une analyse approfondie je renvoie à J. Sutton, Philosophy and memory traces: Descartes to Connectionism, Cambridge University Press, 2007. 83 The posthumous works of Robert Hooke, M. D. S. R. S. Geom. Prof. Gresh. etc. containing his Cutlerian lectures, and other discourses, read at the meetings of the illustrious Royal Society… ilustrated with sculptures. To these discourses is prefixt the author’s life, giving an account of his studies and employments, with an enumeration of the many experiments, instruments, contrivances and inventions, by him made and produc’d as curator of experiments to the Royal Society publish’d by Richard Waller, R. S. Secr. Londres, printed by Sam. Smith and Benj. Walford, (printers to the Royal Society), 1705.
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b) Si dans les deux textes, TIE et Éthique, on retrouve la même structuration du phénomène « mémoire », où il est pensé comme la relation simultanée entre le corporel (dans le TIE les modifications du cerveau et dans l’Éthique les enchaînements des affections du corps humain) et le mental (dans le TIE la pensée de la durée de la sensation et dans l’Éthique les enchaînements des idées), nous avons relevé que dans l’Éthique le rapport de simultanéité entre âme et corps se fonde sur l’ontologie de la substance unique. c) Bien que la notion de l’entendement dans le TIE ne soit pas encore bien établie, il est possible de retrouver une certaine correspondance quand Spinoza trace les rapports entre entendement et mémoire dans les deux textes. Si dans le TIE la mémoire est définie en contraste avec l’entendement , qui perçoit « les choses […] sous l’aspect d’une certaine forme d’éternité84 » et est référé à un ordre de nécessité intérieure, la mémoire, au contraire, n’est pas produite par la pura mens, et elle contextualise les sensations reçues dans une période de temps déterminée du passé et dépend des mouvements fortuits du corps, selon une nécessité extérieure, dans l’Éthique l’activité de l’entendement suit un enchaînement logique, une nécessité intérieure, commune à tous les hommes, au contraire la fonction mnémonique du corps humain arrive selon un enchaînement, qui est la nécessité extérieure, concernant la succession des états espace-temps, les dispositions du simple corps.
Abréviations Pour les références, nous adoptons les abréviations suivantes : en ce qui concerne l’œuvre de Spinoza : PPD = Renati Des Cartes Principiorum philosophiae Pars I. & II ; CM = Cogitata metaphysica ; KV = Korte Verhandeling van God, de Mensch en des Zelfs Welstand – Court traité de Dieu, de l’homme et de la santé de son âme ; TIE = Tractatus de intellectus emendatione – Traité de la réforme de l’entendement ; E = Ethica – Éthique ; TP = Tractatus politicus -Traité politique ; TTP = Tractatus Theologico-Polticus - Traité théologico-politique. En ce qui concerne l’œuvre de : Aristote, Opuscules. Traité de la Mémoire et de la Réminiscence. Περὶ μνήμης καὶ ἀναμνήσεως. Traduction française de Barthélémy Saint-Hilaire. http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/memoire.htm Hobbes, De corpore = Hobbes, Elementorum philosophiae sectio prima de Corpore, Londini, Andrea Crook, 1655. Autres abréviations utilisées : ax = axiome, dém = démonstration, sc = scolie, cor = corollaire, déf = définition, expl = explication. 84 TIE § 108.
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Spinoza et Hobbes
Catherine Sec retan
De l’Angleterre aux Pays-Bas : Hobbes et l’espace d’une « trading zone »
La réception de Hobbes aux Pays-Bas constitue un phénomène remarquable qui jette un éclairage nouveau sur un des modes d’appropriation philosophique des idées au xviie siècle, et ses raisons. C’est un élément essentiel pour comprendre le contexte intellectuel dans lequel Spinoza va développer sa pensée. Le premier épisode de cet événement est dû à l’auteur néerlandais Lambert van Velthuysen (1622-1685)1. Issu d’une famille bourgeoise d’Utrecht, Velthuysen avait fait des études de philosophie, de théologie et de médecine à l’université d’Utrecht, puis à celle de Leyde. En 1650, il s’établit comme médecin dans sa ville natale, qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de sa vie. Membre actif de la vie politique d’Utrecht, il entra comme échevin au conseil municipal (« Vroedschap ») en 1669. Il exerça aussi, à partir de 1665, la fonction d’administrateur de la Compagnie des Indes occidentales. À la suite de l’invasion de la République des Provinces-Unies par l’armée française, en 1672, et du retour du stadhouder Guillaume III d’Orange, il fut démis de ses fonctions au sein du conseil municipal2. Ses écrits nombreux et variés témoignent de la diversité de ses intérêts et de l’intelligence avertie avec laquelle il suivit les débats philosophiques et théologiques de son temps. S’il n’exerça jamais aucune charge universitaire, Velthuysen n’en prit pas moins une part très active aux controverses qui divisèrent le monde académique au moment de la diffusion du cartésianisme, après la mort de Descartes3. Cette position de témoin éclairé, extérieur au milieu universitaire, donne tout son intérêt à une pensée qui fait le pont entre les enjeux théoriques et pratiques des questions les plus vives de son temps.
1 Sur la biographie de Lambert van Velthuysen, cf. A. C. Duker, Gisbert Voetius, Leyde, 1897-1915, 4 vols., vol. 3, chap. 4 (on en retrouve l’essentiel, en anglais, dans l’ouvrage de W. Klever, Verba et sententiae Spinozae or Lambertus Van Velthuysen (1622-1685) on Benedictus de Spinoza, Amsterdam/Maarssen, 1991) ; voir aussi : The Dictionary of Seventeenth and Eighteenth-Century Dutch Philosophers, Wiep van Bunge et al. (éd.), Bristol, Thoemmes Press, 2003, p. 1017-1020. 2 Pour tout ce qui concerne l’histoire des Pays-Bas au xviie siècle, cf. J. Israel, The Dutch republic. Its rise, greatness, and fall, 1477-1806, Oxford, Clarendon press, 1995 ; M. Prak, The Dutch Republic in the Seventeenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 (1re éd. 2005) ; C. Secretan et W. Frijhoff, Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’Or, Paris, CNRS Éditions, 2018. 3 On trouvera une présentation et une analyse précises de ces polémiques dans R. Vermij, The Calvinist Copernicans. The reception of the new astronomy in the Dutch Republic, 1575-1750, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, 2002, en particulier p. 272-294. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 85-96 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128517
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Une entreprise risquée Un homme remarquablement versé en philosophie et dont je souhaitais très vivement qu’il approuvât mes écrits, s’étant trouvé en désaccord avec moi à propos de certaines questions et m’ayant exposé la liste des absurdités qui, selon lui, découlaient des principes du fameux Hobbes – dont je suis les traces en matière de doctrine morale – j’ai pensé qu’une très belle occasion s’offrait là de nous disculper, Hobbes et moi, des erreurs qu’on nous prête. C’est en ces termes que Velthuysen annonçait, dès le troisième paragraphe de sa « Préface au lecteur », l’origine de son apologie en faveur du De Cive de Hobbes4. Celle-ci se présente comme une lettre adressée en réponse à un destinataire avec lequel aurait eu lieu un échange de vues sur Hobbes – mais Velthuysen ne donne aucune indication sur l’identité de ce destinataire, si ce n’est qu’il est mort entre temps (Apologie, p. 47, ED, p. 182). On a avancé l’hypothèse que ce correspondant aurait été Descartes puisque Velthuysen, en même temps qu’il s’intéressait à Hobbes, publiait une défense des idées cartésiennes sur le mouvement, l’espace et les corps5. L’hypothèse pouvait se trouver justifiée du fait que Descartes avait fait connaître, dans une lettre de 1643, ses objections aux idées de Hobbes, écrivant : Tout ce que je puis dire du livre De Cive, est que je juge que son auteur est le même que celui qui a fait les troisièmes objections contre mes Méditations et que je le trouve beaucoup plus habile en morale qu’en métaphysique ni en physique ; nonobstant que je ne puisse aucunement approuver ses principes ni ses maximes, qui sont très mauvaises et très dangereuses en ce qu’il suppose tous les hommes méchants ou qu’il leur donne sujet de l’être. Tout son but est d’écrire en faveur de la Monarchie ; ce qu’on pourrait faire plus avantageusement et plus solidement qu’il n’a fait, en prenant des maximes plus vertueuses et plus solides. Et il écrit aussi fort au désavantage de l’Église et de la Religion romaine, en sorte que, s’il n’est particulièrement appuyé de quelque faveur fort puissante, je ne vois pas comment il peut exempter son livre d’être censuré6. Toutefois, si la mort de Descartes se situe, en effet, au moment où paraît l’Epistolica dissertatio, aucun indice ne permet de conforter l’hypothèse qu’il serait le destinataire de la réponse de Velthuysen.
4 Epistolica dissertatio de principiis justi et decori, continens apologiam pro tractatu clarissimi Hobbaei De Cive (Amsterdam, 1651) ; L. van Velthuysen, Des principes du juste et du convenable. Une apologie du De cive de Hobbes (1651-1680), trad. et présenté par C. Secretan, Caen, Presses universitaires de Caen, Centre de philosophie morale et politique, 1995, p. 45-46. C’est à cette édition, en traduction française, du texte de Velthuysen que nous renvoyons désormais par Apologie. Pour l’édition du texte latin, cf. Lambert van Velthuysen, A Letter on the Principles of Justness and Decency, containing a defence of the treatise De Cive of the learned Mr Hobbes, éd. et trad. de M. de Mowbray, intr. de C. Secretan, Leiden, Brill, 2013, p. 181 (indiqué ici, désormais, par ED). 5 Disputatio de finito et infinito in qua defenditur sententia clarissimi Cartesii de motu, spatio et corpore (Amsterdam, 1651). 6 Descartes, Œuvres philosophiques, III, 1643-1650, F. Alquié (éd.), Paris, Garnier Flammarion, 1989, p. 61 ; édition Adam et Tannery, IV, p. 67.
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Quoi qu’il en soit, ces premières lignes de la Préface signalent qu’en 1651 les idées de Hobbes circulaient aux Pays-Bas et faisaient déjà l’objet de débats importants. Très vite, la diffusion prit une grande ampleur et les polémiques se développèrent, notamment avec les violentes critiques venues, à partir de 1656, du théologien Gisbert Voetius (1589-1676), dissimulé derrière le pseudonyme de « Suetonius Tranquillus7 ». Rappelons brièvement que les Pays-Bas ont joué un rôle essentiel dans l’édition des œuvres de Hobbes puisque c’est à Amsterdam que parut, en 1647, le De Cive d’après un exemplaire de l’édition originale apporté par Sorbière. C’est également en Hollande, en 1649, que la traduction en français procurée par le même Sorbière vit le jour, sous le titre Elemens Philosophiques du Citoyen. Le Leviathan fut traduit et publié en néerlandais en 1667, l’édition des Opera philosophica parut en 1668, et jusqu’en 1675 les éditions se succédèrent8. Lorsque Velthuysen publie son Epistolica dissertatio il est clair que l’on s’intéresse à Hobbes et que ses idées suscitent la curiosité. Ainsi, Grotius, dans une lettre à son frère en mars 1643, demande à ce dernier de lui procurer un exemplaire du De Cive dont il a entendu dire beaucoup de bien. On comprend alors qu’Étienne de Courcelles (théologien remontrant auquel on doit la traduction en latin du Discours de la Méthode)9, à qui Velthuysen avait soumis pour avis le manuscrit de l’Epistolica dissertatio, ait conseillé à son correspondant de faire figurer le nom de Hobbes dans le titre, comme un argument publicitaire. Le conseil était bon car nous savons – toujours par Courcelles – que le livre se vendit rapidement et en un grand nombre d’exemplaires10. L’initiative de publier une défense ouverte de Hobbes n’en constituait pas moins une entreprise audacieuse et Velthuysen ne sous-estimait pas les risques qu’il courait : attaques verbales violentes, voire censure. À plusieurs reprises il évoque, au début de son texte, la situation dans laquelle il s’engage : « Tout le monde sait le danger qu’il y a pour une personne privée, démunie de tout soutien public et ouvertement exposée à toutes les atteintes de la calomnie, à vouloir définir des articles fondamentaux » (Apologie, p. 46 ; ED, p. 182). Un peu plus loin, il renchérit : « Le parti d’un petit nombre de savants est parfois si puissant que de leurs travaux dépend entièrement la célébrité ou l’oubli de tous
7 R. Vermij, The Calvinist Copernicans, op. cit., p. 304-309. 8 Cf. Cornelis W. Schoneveld, Intertraffic of the mind. Studies in seventeenth-century Anglo-Dutch translation with a checklist of books translated from English into Dutch, 1600-1700, Leyde, E. J. Brill, Leiden University Press, 1983, p. 29-46. 9 Etienne de Courcelles (1586-1659) était un théologien français, formé à Genève et favorable aux idées des « remontrants » (disciples de Jacobus Arminius, cf. C. Secretan et W. Frijhoff, Dictionnaire, op. cit., p. 39-40), dont il rencontra certains représentants majeurs comme Johannes Uytenbogaert en exil à Paris. En 1634, il se fixa à Amsterdam où il vécut de traductions (notamment celle du Discours de la Méthode en latin) avant d’être nommé professeur de théologie au séminaire remontrant en 1643. On lui doit, entre autres, une édition critique du Nouveau Testament, cf. P. Dibon, Regards sur la Hollande du Siècle d’Or, Naples, Vivarium, 1990. 10 « Quin gratae sint [= lucubrationes tuas] multis dubitare non sinit earum satis magna intra breve tempus a typographo facta distractio », Courcelles to Velthuysen, 19 may 1651, in C. Vermeulen, « “Convenimus in praecipuis”. The letters, 1648-1657 by Etienne de Courcelles (1586-1659) to Lambertus van Velthuysen (1622-1685) », LIAS 26 (1999) 2, p. 169.
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les autres savants » (Apologie, p. 51 ; ED, p. 185). « Pourtant », assure-t-il, « qui n’a jamais tenté sans danger une grande et mémorable entreprise ? » (Apologie, p. 53 ; ED, p. 188). En prenant la défense de Hobbes, Velthuysen avait donc décidé de braver « ceux qui, avant même de s’engager dans une controverse […] montrent dès le début tant d’arrogance, comme si leur adversaire avait déjà commis quelque crime impie… » (Apologie, p. 54 ; ED, p. 188). Ainsi, toute la Préface et ce, jusqu’aux premiers paragraphes de l’Introduction, semble un réquisitoire contre les rivalités intellectuelles et les jeux de pouvoir qui affectent la circulation des idées nouvelles dans la société hollandaise de l’époque. Pour nous, vue d’aujourd’hui, cette « apologie » dans son principe même, constitue bien un événement remarquable. Et cela pour trois raisons. Tout d’abord, elle intervient assez tôt après la publication du De Cive – comme on vient de le rappeler. Ensuite, sa publication coïncide avec un moment de crise politique : l’année où paraît ce texte – 1651 – est en effet celle de l’établissement de la République de Jean de Witt, peu de temps après la tentative de coup d’État du prince d’Orange Guillaume II contre Amsterdam (septembre 1650), en vue d’accroître son pouvoir au sein de l’union des provinces11. Mais c’est aussi un moment où les querelles théologico-politiques interfèrent avec les antagonismes qui opposent en même temps républicains et orangistes. Indubitablement, l’intention qui préside à la rédaction d’une défense de la philosophie morale et politique de Hobbes se fonde sur un objectif directement lié à l’actualité. Enfin, ce texte ne se comprend pleinement que dans ses deux versions. L’Epistolica dissertatio, en effet, présente la caractéristique d’avoir eu deux versions, à trente ans d’écart : la première, en 1651 ; la deuxième, en 1680, au sein des œuvres complètes de Velthuysen, dans une édition fortement remaniée par rapport à la première12. On ne saurait donc parler de l’une des versions sans parler de l’autre.
Une morale naturaliste Quelles sont donc les idées de Hobbes que Velthuysen veut défendre dans son « apologie » ? On ne peut qu’être surpris, au premier abord, de sa prise de position
11 M. Prak, The Dutch Republic, op. cit., p. 186-198. 12 Opera omnia, Rotterdam, Reiner Leers, 1680. Signalons au passage – mais on n’en parlera pas ici – qu’il existe une traduction anglaise de cette Epistolica dissertatio, publiée à Londres en 1706 et faite à partir de la première édition, sans nom d’auteur (ni de traducteur – hormis une allusion à « a learned pen »), mais portant une curieuse mention manuscrite sur la page de titre qui suggère que cette édition aurait été faite par « Lord Bolingbroke ». Une telle indication ne peut manquer de retenir l’attention car elle laisse penser qu’il y aurait une certaine proximité entre les idées de Bolingbroke et ce que contient le texte de Velthuysen. Bolingbroke s’opposait, en effet, à l’idée que la loi naturelle puisse dériver des essences éternelles de justice et d’équité, considérant que la loi naturelle, même si elle est l’expression de la volonté divine, n’est pas différente de la raison et demeure accessible à l’entendement humain par l’expérience et l’observation de la nature. Selon cette méthode, les fondements de la morale seraient à chercher dans l’expérience et l’observation de la nature, et ce que l’on appelle vertu serait tout ce qui s’accorde avec les lois naturelles (I. Kramnick, Bolingbroke and his circle. The politics of nostalgia in the age of Walpole, Cambridge, Mass., Harvard University press, 1968). Reste à savoir par quelle voie ce texte de la première édition serait arrivé en Angleterre.
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en faveur d’une philosophie à laquelle tout semblerait, au contraire, devoir l’opposer. La religion, d’abord, c’est-à-dire le calvinisme auquel Velthuysen reste fidèle. Dès les premières pages de cette « apologie », Velthuysen pose, en effet, comme un principe qui ne sera pas contesté, que « Dieu existe et qu’il a créé le monde en sagesse » ; un peu plus loin, il se défend de vouloir entretenir tout commerce avec des « athées » et se présente sans ambiguïté comme un membre de l’Église réformée (Apologie, p. 55, ED, p. 189). Mais en matière d’idées politiques, l’auteur de l’Epistolica dissertatio diverge aussi très nettement de Hobbes puisqu’il se range plutôt du côté de la tradition politique des monarchomaques (Apologie, p. 127, ED, p. 240). D’une part, en effet, si l’idée d’un état de guerre n’est pas absente de l’Epistolica dissertatio (Apologie, p. 108 ; ED, p. 226), elle n’est pas la conséquence d’une définition anthropologique de l’homme, comme chez Hobbes, mais découle d’une conception théologique où la nature de l’homme est déterminée par la chute originelle. L’histoire commence, pour Velthuysen, avec le péché d’Adam et Ève et non pas avec un état de guerre de tous contre tous. De ce fait, c’est l’idée même de péché originel qui fournit la justification de l’institution politique, laquelle est alors commandée par le principe de conservation de soi. D’autre part, la critique par Velthuysen de l’absolutisme politique s’appuie sur l’argumentaire calviniste qui ne voyait là que l’expression d’un pouvoir personnel arbitraire. Non seulement l’auteur de cette apologie considère que la souveraineté peut être divisée, mais il n’imagine pas que « le peuple ait jamais voulu abandonner à la décision du roi seul tout ce qui concerne le salut de la société » (Apologie, p. 131 ; ED, p. 243). On retrouve ici l’idée de contrat et surtout celle du droit de résistance légitime des sujets en cas de tyrannie du prince. Il n’est guère surprenant, alors, de voir évoquée la notion de « magistrat inférieur », idée centrale de la pensée politique calviniste : « Le jugement des sujets demeure libre, de sorte que, sans violation du respect dû au pouvoir souverain et sans péché, il leur est permis de dire de certains actes du souverain qu’ils sont impies, tyranniques et contraires au devoir d’un bon roi. On peut, par l’intermédiaire du magistrat inférieur, rappeler au roi son devoir. » (Apologie, p. 127 ; ED, p. 240) Il y a donc quelque chose de très paradoxal dans cet engagement de Velthuysen et c’est en cela qu’il m’a semblé que le modèle de « trading zone » proposé par l’historien des sciences, Peter Galison, en 1997, était intéressant et pouvait peut-être fournir un outil herméneutique dans le cas d’une question comme celle-ci13. L’idée de Peter Galison lui a été inspirée par l’exemple d’une forme de collaboration entre théoriciens et techniciens de la microphysique, mais au-delà de ce cas précis, elle lui est apparue très féconde pour étudier en général les échanges d’idées dans les laboratoires de chimie en Angleterre, au xviiie siècle. Elle définit un espace où une coopération locale peut s’opérer de manière rationnelle et productive et cela sans qu’au
13 P. Galison, Image and Logic. A Material Culture of Microphysics, Chicago and London, University of Chicago Press, 1998 ; cf. l’usage qu’en fait L. Stewart, in Margaret C. Jacob et Catherine Secretan (dir.), In Praise of Ordinary People. Early Modern Britain and the Dutch Republic, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 97-98.
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niveau global les cadres théoriques s’accordent14. Dans un espace intermédiaire de ce type, nous voyons – si l’on revient à Velthuysen – l’auteur de l’Epistolica dissertatio importer du De Cive de Hobbes l’idée de conservation de soi et lui faire subir, afin de pouvoir l’interpréter comme l’expression de la volonté divine, une certaine distorsion par rapport à sa fondation dans le système de Hobbes. Il en résulte un objet nouveau, c’est-à-dire une justification théologiquement recevable de l’utilitarisme moral. Mais revenons d’abord à l’objectif de Velthuysen dans le texte qui nous intéresse. Cet objectif est très précisément circonscrit : il s’agit de proposer une fondation rationnelle de la morale et d’en déduire le droit du magistrat en matière de justice civile. C’est en cela que la « méthode » suivie par Hobbes dans la déduction des lois naturelles apparaît aux yeux de Velthuysen comme la plus « légitime », autrement dit la plus solide rationnellement. Mais en quoi consiste donc cette « méthode » sur laquelle il insiste tant ? Comme pour Hobbes dans le De Cive, il s’agit d’« un premier principe que l’expérience fait connaître à chacun et que personne ne nie15 ». Une telle méthode montre à la fois comment déduire correctement, à partir d’une première loi, toutes celles qui en dépendent (« J’ai donc entrepris de prouver à cet homme savant que les lois naturelles et tout ce qui en découle immédiatement ont été légitimement démontrés par Hobbes », Apologie, p. 46 ; ED, p. 182), et comment atteindre ce commencement d’où découle tout le reste. C’est ainsi que l’esprit découvre le plan divin, la rationalité d’un ordre du monde auquel l’homme ne peut échapper et le devoir que lui prescrit cette dépendance.
Le laboratoire velthuysien Dans la deuxième édition, certaines variantes apporteront un éclairage nouveau sur ce que Velthuysen entendait par « méthode ». En effet, comme je l’ai indiqué plus haut, l’Epistolica dissertatio présente la particularité d’avoir subi d’importants remaniements entre ses deux éditions. Pourquoi ces variantes ? En quoi consistentelles ? Que s’est-il passé ? C’est ici que l’on entre dans ce que l’on pourrait appeler le « laboratoire velthuysien ». Loin d’être anecdotiques, ces variantes – certaines très longues – renforcent, complètent ou nuancent, selon les cas, de manière déterminante le raisonnement 14 « I want to treat the movement of ideas, objects and practices as one of local coordination through the establishment of pidgins and creoles, not by invoking the metaphor of global translation and its philosophical doppelganger, the conceptual scheme » ; « I repeatedly use the notion of trading zone, an intermediate domain in which procedures could be coordinated locally even when broader meanings clashed » ; « Two groups can agree on rules of exchange even if they ascribe utterly different significance to the objects being exchanged; they may even disagree on the meaning of the exchange process itself. Nonetheless, the trading partners can hammer out a local coordination, despite vast global differences. In an even more sophisticated way, cultures in interaction frequently establish contact languages, systems of discourse that can vary from the most function-specific jargons, through semi-specific pidgins, to full-fledged creoles rich enough to support activities as complex as poetry and metalinguistic reflection » (P. Galison, Image and logic, op. cit, p. 46, 48, 783). 15 Le citoyen ou les fondements de la politique, trad. de S. Sorbière, chronologie, introduction, bibliographie, notes, par S. Goyard-Fabre, Paris, Flammarion, 1982, Préface, p. 71.
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de Velthuysen. On peut les regrouper en deux catégories. Dans sa première version, l’Epistolica dissertatio se contentait de dire que cette méthode venait de Hobbes et qu’elle permettait de déduire rationnellement les premières lois naturelles. Dans la deuxième version, Velthuysen introduit l’idée de « conservation de soi », laquelle, une fois associée à l’idée de chute originelle (autre variante), permet de justifier une fondation utilitariste de la morale : l’homme d’après la chute ne peut que suivre « ce que la raison nous dicte », comme le dit Hobbes au chap. II du livre I du De Cive, pour décider du juste et de l’injuste, qu’il s’agisse « de ses actions comme de celles des autres16 ». Sans nullement renier son exposé de 1651, Velthuysen, dans la refonte de son texte, en précise les contours et les objectifs : « j’ai voulu – dit-il – montrer pourquoi, encore maintenant, après la chute de l’homme qui a troublé et bouleversé toute chose, il est de l’intérêt des hommes de suivre la vertu, afin de se procurer des commodités et d’éviter des inconvénients, ce qui est une autre façon de considérer la vertu que celle qui avait cours dans l’état originel » (Apologie, p. 57 ; ED, p. 190). D’emblée, on comprend que la rhétorique de cette réécriture permet à Velthuysen de tenir un discours rationnel qui ne contredit pas l’enseignement de la théologie. L’argumentation ainsi réordonnée autour de ces deux formes de savoir – raison et Révélation – fournit une justification théologiquement recevable de l’utilitarisme moral tout en fondant la morale sur un « premier principe que l’expérience fait connaître à chacun et que personne ne nie » – pour reprendre une autre formule de Hobbes17. L’autre type de variante n’est pas moins remarquable. Elle consiste à supprimer toute mention (sauf une) du nom de Hobbes, y compris dans le titre de l’œuvre. Dans l’édition des Opera omnia de 1680 le titre originel de l’Epistolica dissertatio est devenu simplement : Epistolica dissertatio de principiis justi et decori, la suite est supprimée, c’est-à-dire : continens Apologiam pro tractatu Clarissimi Hobbaei, De Cive. Seule demeure la mention de Hobbes qui apparaissait dans les premières lignes de l’introduction (Apologie, p. 52, ED, p. 187). Il résulte de cela qu’en 1680 « Le but premier de cet écrit » n’est plus « de démontrer qu’est légitime la méthode observée par le très fameux Hobbes dans la mise à jour des lois naturelles » (Apologie, p. 46 ; ED, p. 182), mais « de démontrer que la méthode que j’observe dans la mise au jour des lois naturelles est légitime lorsque l’on pose pour loi fondamentale – et dont découlent les autres lois – celle de la conservation de soi, une fois introduite une certaine distinction dont il sera traité dans cette Lettre » (il s’agit de la distinction entre l’homme d’avant la chute et l’homme d’après » (Apologie, p. 57 ; ED, p. 190). Sur le modèle de cette variante, une partie de celles qui suivent consiste à remplacer systématiquement le nom de Hobbes par « conservation de soi ». Ainsi, par exemple, « Je pense que cet homme est un honneur pour son siècle et si, en accord avec ses principes, on institue la navigation en Philosophie morale, je pense que l’on pourra, en détournant quelque peu sa course dans certains cas, gagner le port en toute sécurité. Mais afin de ne pas porter aux nues inconsidérément cet auteur, je tenterai brièvement de discuter ici certaines questions particulières… » (Apologie, p. 55, ED, p. 189), devient, en
16 Ibid., Livre I, chap. II, art. 1, p. 102. 17 Ibid., Préface, p. 71.
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1680 : « Je pense que ce principe de la conservation de soi fournit un moyen approprié de débrouiller ce qui est bien et juste et si, en accord avec ce principe, on institue la navigation en Philosophie morale, je pense que l’on pourra, en détournant quelque peu sa course dans certains cas, gagner le port en toute sécurité. Mais afin de ne pas paraître porter ce principe aux nues plus qu’il ne convient, je tenterai brièvement de discuter ici certaines questions… » (Apologie, p. 55, ED, p. 189). Plus loin, là où le texte de 1651 disait : « Jusqu’ici nous nous sommes employés à démontrer ces principes que l’illustre Hobbes avait, soit présupposés, soit effleurés de manière très obscure… », celui de 1680 corrige en : « Jusqu’ici nous nous sommes employés à illustrer cette loi fondamentale qu’est la conservation de soi » (Apologie, p. 120 ; ED, p. 122). Des quatorze occurrences du nom de Hobbes qui figuraient dans la version de 1651 ne subsiste plus que celle – comme on vient de le voir – des premières lignes de l’introduction. Si l’on ajoute à cela quelques remaniements plus discrets, du type : « un noble anglais » remplacé par « quelques-uns… » (Apologie, p. 48 ; ED, p. 60), ou, plus loin : « ces principes de notre auteur » remplacé par « ces principes de moralité » (Apologie, p. 50, ED, p. 185), ou encore : « cet excellent auteur » devenu « ces principes d’éthique » (Apologie, p. 52 ; ED, p. 186), c’est toute évocation d’un auteur particulier qui disparaît au profit d’une doctrine dont Velthuysen se présente comme l’auteur. Pourquoi ces variantes et quel est leur sens ? On a interprété – certainement à raison – ce type de modification comme une mesure de prudence après les événements de 1672, la fin dramatique de la République de Jean de Witt et surtout, la condamnation, en 1674, par la Cour de Hollande, de trois ouvrages dénoncés par les théologiens : le Tractatus theologico-politicus de Spinoza, la Bibliotheca Fratrum Polonorum (une compilation de textes sociniens) de Frans Kuyper et la Philosophia S. Scripturae interpres de Louis Meyer18. Il valait mieux, en effet, supprimer le nom de Hobbes. En revanche, la critique est allée un peu vite quand elle en a conclu que Velthuysen avait renié ses premières positions pour revenir à des opinions plus conformes aux enseignements de la théologie calviniste. Certes, on trouve quelques concessions19 qui peuvent apparaître comme la recherche d’un compromis avec le point de vue des théologiens orthodoxes, notamment ceux qui formaient ce qu’on a appelé la « Nadere Reformatie ». (« cette sagesse sombre et austère », à laquelle Velthuysen avoue « ne pas pouvoir s’élever », Apologie, p. 64 ; ED, p. 195)20. Mais l’objectif premier de cette « apologie » me semble ailleurs. En 18 Cf. J. Israel, The Dutch Republic, op. cit., p. 915-924 ; Ingrid Weekhout, Boekencensuur in de Noordelijke Nederlanden, Den Haag, Sdu Uitgevers, 1998, p. 104-105. 19 Comme celles à propos de relations extra-conjugales ou lorsqu’il parle de « divertissement modéré » à propos de l’usage de la boisson et de la nourriture et déclare qu’il n’est pas nécessaire de « négliger cette volupté », (Apologie, p. 75 ; ED, p. 202). 20 Un mouvement de réforme morale et religieuse, connu sous le nom de « Nadere Reformatie » (« Réforme continuée »), s’était développé à partir des années 1650, principalement à Utrecht, afin d’exhorter les fidèles à une plus grande piété dans leur vie religieuse et leurs conduites. Diverses requêtes furent adressées, entre 1658 et 1674, par le consistoire d’Utrecht au magistrat de la ville, signalant un certain nombre de conduites inacceptables et demandant le concours des autorités civiles pour corriger pareille situation. Une liste était dressée de tous les « péchés » qu’il fallait sanctionner, que ce fût dans la vie privée ou la vie publique. On citait – par exemple, dans la requête présentée le 28 février 1659 – le blasphème, l’ivrognerie,
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effet, cette œuvre témoigne aussi, par l’une de ses caractéristiques remarquables (le grand nombre de variantes entre la première édition, de 1650, et la deuxième, de 1680), d’une évolution de pensée chez l’auteur, qui, loin d’être purement un cas individuel, doit être rapportée à l’émergence d’une autonomie plus affirmée de la critique intellectuelle néerlandaise dans les dernières décennies du xviie siècle.
Justice civile et tolérance Du laboratoire velthuysien est sorti un objet nouveau, sous l’effet d’une demande pratique. C’est bien ce à quoi faisait allusion Étienne de Courcelles lorsqu’il disait, dans sa lettre adressée à Velthuysen peu avant la publication de l’Epistolica dissertatio, que le travail de son correspondant n’avait pas seulement consisté à « suivre les traces » de l’auteur qu’il défendait mais, « sur les fondements jetés par Hobbes, en élever d’autres et compléter très heureusement ceux restés inachevés21 ». Cet objet – qui garde quelque chose de la théorie politique de Hobbes – innove, comme un outil pratique. Voyons cela de plus près. Si l’on considère l’articulation logique où intervient la question du magistrat dans le développement du texte (« À partir de tout cela se révèle maintenant clairement quelle sorte de droit dans des affaires de ce genre – c’est-à-dire le droit de juger – nous devons concéder au magistrat » (Apologie, p. 122 ; ED, p. 237)), on s’aperçoit que ce qui a intéressé Velthuysen chez Hobbes, ce n’est pas seulement la possibilité de fonder une morale naturaliste à partir du principe de conservation de soi, mais aussi les conséquences que l’on pouvait en tirer, en matière politique, pour le droit de punir. Il pouvait sembler, jusque-là, qu’en s’attachant au principe de conservation de soi, Velthuysen n’avait pas retenu le trait le plus fondamental du système hobbesien et que le caractère très circonscrit de cet emprunt lui permettait de laisser subsister, au sein d’une construction imparfaitement systématique, des éléments hétérogènes à la doctrine politique hobbesienne, comme la légitimité du droit de résistance au souverain ou l’obligation de l’unanimité au sein du corps politique en lieu et place de l’absolutisme politique ou de la règle de majorité. Mais il n’en est rien et sitôt que la question du droit de juger des personnes privées est abordée (et cela, dès la première édition), l’argumentation suit une logique différente. Face aux choses qui peuvent sembler injustes parce que trop difficiles à saisir, le devoir d’une personne privée
le non-respect du jour du sabbat, la mauvaise éducation des enfants, le laxisme à l’égard des catholiques, mais aussi des propos « arminiens » qui défendaient la supériorité de l’autorité politique sur l’autorité ecclésiastique et, dans une requête suivante, on dénonçait des pratiques « irrégulières » en matière de commerce, comme l’endettement ou les faillites. Sur la « Nadere Reformatie », cf. C. Secretan et W. Frijhoff, Dictionnaire, op. cit., p. 610-612 ; R. Vermij, The Calvinist Copernicans, op. cit., p. 245-246 ; F. van Lieburg, De Nadere Reformatie in Utrecht ten tijde van Voetius. Sporen in de gereformeerde kerkeraadsacta, Rotterdam, Lindenberg, Boeken & Muziek, 1989. 21 « Tu, doctissime vir, non tantum vestigia eius premis, sed etiam fundamentis ab illo iactis alia inaedificas, et praetermissa feliciter supples », Courcelles à Van Velthuysen, 27 mai 1650, in : C. Vermeulen, « “Convenimus in praecipuis”… », art. cit., p. 164.
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est « de ne pas chercher à savoir si la chose est juste ou non mais, par un jugement charitable, de considérer que tout ce qu’ordonne le magistrat est juste […]. S’il ne peut s’empêcher d’approuver ou de désapprouver une action, ce jugement doit rester théorique et ne pas être mis en pratique » (Apologie, p. 132 ; ED, p. 244). La deuxième édition ajoutera : « Je ne peux que désapprouver l’attitude de ceux qui, dès que le magistrat commet une chose qui leur semble s’écarter du droit et du juste, s’enflamment de tout leur zèle contre le magistrat, comme s’ils voulaient engager une action contre lui » (Apologie, p. 143 ; ED, p. 253). Une allusion nous renseigne plus précisément sur les personnes que visait cette critique de Velthuysen : « Ainsi, tandis que le gouvernement semblerait confié au magistrat, il serait, en réalité, aux mains du peuple et de ceux qui jouissent des faveurs de la foule, comme il en est habituellement de ceux qui les dirigent dans les choses spirituelles » (Apologie, p. 133 ; ED, p. 245). Ce à quoi fait allusion cette remarque semble bien être le danger d’une opinion publique instrumentalisée par les théologiens. La cohérence du discours de Velthuysen apparaît tout entière dans cette intention qui sous-tend son raisonnement et qui vise à soustraire le pouvoir politique aux risques des conflits d’opinion. S’il maintient la légitimité du droit de dénoncer un souverain qui abuserait de son pouvoir (et donc une certaine forme de droit de résistance), il veut aussi y mettre un frein et empêcher que la vie politique ne devienne l’arène des controverses entre jugements individuels : « S’il est permis à n’importe quel particulier, une fois transféré le droit de gouverner, de s’en tenir encore à son propre jugement, c’est qu’il n’a pas alors soumis son jugement à celui du magistrat » (Apologie, p. 133 ; ED, p. 244). Ce qui est ici visé ce n’est pas la liberté de penser des individus, mais les prétentions des théologiens à l’ingérence politique22. C’est là un souci commun à Velthuysen et Hobbes (et à d’autres au même moment). Que l’on pense à la préface du De Cive qui dénonçait l’arrogance des jugements privés : « De combien de rébellions et d’étranges félonies a été cause l’erreur de ceux qui ont enseigné qu’il appartenait à des personnes privées de juger de la justice ou de l’injustice des édits d’un monarque…23 ». Ce thème se retrouvera dans d’autres écrits de Velthuysen publiés plus tard, comme l’Ondersoeck of de Christelijcke Overheydt eenigh quaedt in haer gebiedt mach toelaten, 1660 (repris dans les Opera omnia, en latin, sous le titre : Disquisitio de tolerando malo in republica). Mais, dès l’Epistolica dissertatio, de manière frappante et explicite, il ordonnait aux jugements privés de rester « théoriques » et de « ne pas être mis en pratique afin de ne pas donner un dangereux exemple et conduire à refuser d’obéir au magistrat ou à persuader aux autres de ne pas obéir » (Apologie, p. 132, ED, p. 244). Il n’y a de droit de punir que celui d’une autorité politique, car il n’y a de justice que séculière, la justice de Dieu ne s’exercera « qu’au jour du jugement dernier » (Apologie, p. 145 ; ED, p. 254). Cette thèse se trouve renforcée dans la deuxième version du texte où le recours à l’idée de la chute de l’homme, introduit par les variantes signalées plus haut, ne
22 Je renvoie ici à l’analyse que je proposais dans « La réception de Hobbes aux Pays-Bas au xviie siècle », Studia Spinozana, 1987/3, p. 32-42. 23 Le citoyen ou les fondements de la politique, trad. de Samuel Sorbière, op. cit., p. 69.
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se borne pas à fonder la possibilité d’une connaissance rationnelle et à l’accorder aux énoncés de la théologie, mais commande aussi une redéfinition de la justice qui distingue justice divine et justice humaine. L’homme imparfait ne peut connaître les décrets divins ni exercer une justice qui s’en réclamerait. La corruption par le péché n’autorise qu’une justice relative. Quelle meilleure thèse soutenir, en effet, que celle de l’imperfection de notre connaissance pour dénier à quiconque la capacité à dire le juste absolument ? N’est-ce pas la manifestation d’une grande impiété que de prétendre, dans ces conditions, juger de la conformité ou non d’un acte humain avec le plan de la justice divine ? « Lequel d’entre nous aura suffisamment confiance en lui pour déterminer de manière décisive quels sont les châtiments que mérite chaque péché ? » (Apologie, p. 149 ; ED, p. 257). Ainsi se trouvaient fondés, selon Velthuysen, non seulement la suprématie du magistrat civil mais aussi le choix politique de la tolérance. Ce point de vue ira en s’affirmant encore dans la deuxième version du texte avec l’insistance sur la notion de « circonstances ». Le propre de la justice civile, selon Velthuysen, est de juger un acte, non dans l’absolu mais en fonction des circonstances dans lesquelles il a été commis, car il n’y a pas de mal moral en soi (« Le juge, avant de fixer un châtiment, doit savoir quels sont les péchés les plus graves et lesquels sont moins graves, ceux qui seront sévèrement punis en raison des circonstances et ceux qui le seront en raison de leur nature », Apologie, p. 147). De même que l’Écriture ne se comprend, pour Velthuysen, qu’à partir des circonstances de sa rédaction, la moralité d’une conduite ne se juge qu’à partir des circonstances qui l’entourent. Ainsi formulée, la thèse de Velthuysen apparaît comme la recherche d’une fondation rationnelle de la justice civile. Ce qui passe désormais au premier plan c’est la justice humaine, « la justice qui protège les sociétés civiles » (Apologie, p. 146, ED, p. 254). L’Epistolica dissertatio s’est ainsi appliquée à définir les règles d’une société libre en articulant deux influences opposées : celle de la pensée calviniste qui avait porté au plus haut point la théorisation du droit de résistance des sujets face au Prince et celle de Hobbes qui confiait à la toute-puissance politique la tâche d’assurer la paix civile. Si une telle tentative n’atteint pas la systématicité d’une véritable théorie, elle n’en présente pas moins le grand intérêt d’inaugurer ce que l’on appelle le cartésianisme politique24. L’intérêt de cet éclectisme philosophique – propre au contexte néerlandais du xviie siècle – a été de combiner différents éléments empruntés aux théories de Descartes et de Hobbes (psychologie des passions, conservation de soi) pour comprendre et élaborer une certaine forme de « balance politique » apte à sauvegarder tant la libertas philosophandi que la liberté civile. La réception du De Cive par Velthuysen illustre, en outre, en quoi le détour par l’Angleterre, en la personne, ici, de Hobbes, a donné les moyens philosophiques de justifier un principe défendu dès le début du siècle, par ceux qu’on appelait les « remontrants » : celui d’une
24 Cf. W. Mijnhardt, « The Construction of Silence: Religious and Political Radicalism in Dutch History », in Wiep van Bunge (dir.), The Early Enlightenment in the Dutch Republic. 1650-1750, Leyde, Brill, 2003, p. 251-257 ; T. Nyden-Bullock, « Radical Cartesian Politics: Velthuysen, De La Court and Spinoza », Studia spinozana, 15/1999, p. 41-62.
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priorité du pouvoir civil sur le pouvoir religieux25. Sans jamais avoir été lui-même un sympathisant avoué des thèses politiques « remontrantes », Velthuysen montre cependant en quoi la voie ouverte par le courant issu du conflit entre leurs thèses et celles des « contre-remontrants », suivie par la conception spinoziste de la liberté de pensée, avait largement pénétré la pensée politique néerlandaise dans la deuxième moitié du xviie siècle.
25 Cf. H. Grotius, De imperio summarum potestatum circa sacra, éd. critique, introduction, traduction anglaise et commentaire par Harm-Jan van Dam, Leyde, Brill, 2001.
Cristina Santinelli
Conatus et corpora simplicissima Hobbes e Spinoza sur la nature et l’origine du mouvement
Dans l’historiographie récente, le rapport entre le concept hobbesien et spinozien de conatus a fait l’objet de recherches qui se sont penchées tout particulièrement sur les thèmes psychologiques, éthiques et politiques aussi1. Il y a une vingtaine d’années, dans le cadre de la reconstruction de la présence de ce terme à l’époque moderne, Rousset considérait comme « surprenant » que le concept hobbesien de conatus – « incontestablement présent » dans toute la déduction de la vie affective et sociale de l’Éthique, jusque dans la doctrine de la liberté qui la conclut – ne puisse pas être retrouvé dans la seconde partie du chef-d’œuvre de Spinoza, c’est-à-dire précisément là où l’on parle plus spécifiquement de physique. Privée d’« une physique démontrée » (donc d’« une physique proprement spinoziste »), l’Éthique – note Rousset – offre une utilisation du mécanisme qui se rapproche de celle de Hobbes dans le but d’exclure « la dépendance de lois contingentes de la nature par rapport à la volonté arbitraire de Dieu », et pourtant, dans une telle proximité évidente de la pensée du philosophe anglais, l’absence du concept de conatus physique ressort clairement : « le conatus physique hobbesien n’y est ni déduit, ni même explicité, mais – écrit Rousset – n’y est pas non plus exclu2 ». On a donc l’intention de proposer une hypothèse de lecture qui confirme cette « non-exclusion » du conatus de la physique spinozienne, et de montrer que – dans le cadre de l’intérêt pour la physique incontestablement secondaire par rapport à l’éthique et en même temps fonctionnel à l’égard de celle-ci – l’« Abrégé de physique » de la deuxième Partie de l’Éthique permet de distinguer des affinités et des consonances entre le concept hobbesien de conatus (surtout dans la formulation essentiellement physique qu’il a dans le De corpore) et l’idée spinozienne des corpora simplicissima. Laissant de côté la complexe question philologique et historique du statut de Hobbes en tant que source de Spinoza, on se concentrera donc uniquement sur les définitions de ces concepts chez les deux auteurs, en se limitant à sonder les assonances dans
1 Ce chapitre constitue la version révisée d’un article précédemment publié en italien : C. Santinelli, « “Conatus” e “corpora simplicissima”. Hobbes e Spinoza sulla natura e origine del moto », Rivista di filosofia, 3, 2018, p. 383-406. 2 B. Rousset, « Les apports du conatus hobbien et du conatus spinoziste », L’enseignement philosophique, mars-avril 1992, p. 21-29, réimp. sous le titre « “Histoire d’un météore”. Le conatus selon ses diverses dimensions», in B. Rousset, Geulincx entre Descartes et Spinoza, Paris, Vrin, 1999, p. 189-199. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 97-113 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128518
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le rôle ‘fondateur’ qu’on leur attribue dans le cadre d’une philosophie rénovée de la nature et d’un mécanisme relu à la lumière de l’idée d’activité, de potentia/power, en controverse avec l’idée cartésienne de la matière en tant que moles quiescens.
« Conatus/endeavour » L’apparition et l’évolution du concept de conatus dans le corpus hobbesien ont été l’objet de recherches riches et articulées. Empruntant à ce patrimoine, et avec sous nos yeux notamment la rédaction achevée que nous rendent de ce dernier les pages du De Corpore (publié en 1655, mais dont les manuscrits préparatoires circulaient dès le début des années 1640)3, nous essaierons d’en reconduire le sens et la fonction aux traits fondamentaux. 1) Conatus (endeavour) est le terme que Hobbes choisit pour indiquer le « commencement » du mouvement, non seulement dans le domaine physique au sens étroit, mais aussi physiologique et psychique. Hobbes bannit tout sens métaphysique et transcendant du concept de « commencement », qu’il place au contraire dans une « détermination » : le conatus est l’origine du mouvement en ce sens qu’il en est, tout d’abord, la première « détermination ». L’idée d’« origine » subit une radicale immanentisation : le conatus est un commencement physique, immanent au mouvement et, en tant que tel, immédiatement « opératif », causal. Après avoir refusé toute valeur cognitive à la métaphysique, Hobbes soustrait le discours sur l’origine du mouvement soit au plan des principes généraux abstraits, à savoir des « essences séparées » (fruit de la vana philosophia)4, soit au plan de l’infini (dont la scientia est « finito quaesitori inaccessibilis »), pour l’amarrer fermement à l’origine sensible de toute scientia, à savoir aux ‘traces’ que l’expérience sensible laisse en nous, les phantasmata : « Quicquid homines scimus, a phantasmatis nostris didicimus, phantasma autem infiniti (sivi magnitudine sivi tempore) nullum est5 ». Les phantasmata sont l’ancre (ainsi que le lest) de notre capacité spéculative, qui nous préservent des erreurs de la vana philosophia. C’est à ces dernières seulement, et non pas à des intuitions ou à de vides universalisations que doit recourir la définition des « principes ».
3 Pour les diverses hypothèses sur la datation des manuscrits préparatoires, voir G. Paganini, « Hobbes’s Galilean Project: Its Philosophical and Theological Implications », in D. Garber et D. Rutheford (dir.), Oxford Studies in Early Modern Philosophy, vol. VII, Oxford, Clarendon Press, 2015, p. 1-46, p. 15, n. 29. 4 « this doctrine of separated Essences, built on the Vain Philosophy of Aristotle » (Hobbes, Leviathan, XLVI, N. Malcom (éd.), Oxford, Clarendon Press, 2012, vol. III, p. 1082 (à partir de maintenant M). Nous mentionnerons les autres œuvres de Hobbes dans l’édition réalisée, par W. Molesworth, Th. Hobbes, The English Works, 11 vol., Londres, 1839-1845 (= EW), et Opera philosophica, 5 vol., Londres, 1839-1845, réimpr. Aalen, Scientia Verlag, 1966 (= OL). 5 Hobbes, De Corpore, XXVI, 1, K. Schuhmann (éd.), avec la collaboration de M. Pécharman, Paris, J. Vrin, 1999, p. 282 (à partir de maintenant (= S), qui sera également suivie de l’indication des Opera philosophica, ici : OL, I, p. 335).
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C’est pour cela que ce mouvement doit être défini lui aussi à partir de la ‘trace’ que laisse en nous le corps externe. Voilà qui explique le recours à l’« hypothèse annihilante », que Hobbes soustrait à la tradition théologique et transforme en une ‘expérience’ de la pensée abstraite ou raisonnable, qui est appelée à faire les comptes avec les phantasmata, les ‘traces’ représentatives de l’action des corps externes sur le nôtre. La définition de mouvement qui en ressort exalte l’idée de continuité : – « Motus est continua unius loci relictio et alterius acquisitio6 ». C’est dans cette continuité que Hobbes situe la première « détermination », le conatus, et lui assigne une fonction ‘fondatrice’ du mouvement même d’un corps : le conatus est le moteur du mouvement, immanent au mouvement même, c’est-à-dire à une réalité conçue nécessairement sans solution de continuité. 2) Le conatus est un moteur qui meut, mais qui est lui-même en mouvement. Dès les écrits des années 1640, il apparaît évident que le conatus n’est pas entendu par Hobbes comme « puissance » de mouvoir, mais comme « acte », mouvement actuel. La polémique du philosophe anglais vise soit les catégories aristotéliciennes de puissance et d’acte, soit la distinction cartésienne entre le mouvement et l’ ‘action’ ou « tendance » à se mouvoir. Déjà dans l’Examen (1643) du De mundo dialogi tres (1642) de Thomas White, il précise que le conatus ne doit pas être pensé selon la philosophie scolastique, à savoir comme « potentia ad motum sine actu », mais comme « motus actualiter, licet exiguus, nec oculis manifestus » (XIII, 2)7. Dans les mêmes années, dans le Tractatus Opticus (I e II, respectivement de 1641 et 1644-1645), le refus de la conception cartésienne de la lumière comme inclinatio ou « tendance » au mouvement est également thématisé, pour affirmer au contraire que « omnis actio est motus localis in agente », toute action est ellemême mouvement8.
6 Hobbes, De Corpore, VIII, 10 (S, p. 87 ; OL, I, p. 97), c’est nous qui soulignons. 7 Pour l’Examen de Hobbes, on se réfère à l’édition critique éditée par G. Paganini, Moto, luogo e tempo, Turin, Utet, 2010 (c’est nous qui traduisons les citations de cette œuvre), suivie de la page de l’édition critique française Critique du De Mundo de Thomas White, par J. Jacquot et H. W. Jones, Paris, VrinCNRS, 1973. Dans son introduction, l’éditeur présente cet ouvrage (resté inédit jusqu’en 1973) comme un « laboratoire » de la pensée du philosophe anglais en formation – en particulier de la philosophia prima, qui verra son exposition complète et systématique dans le De Corpore –, où la philosophie scolastique est confrontée à la nouvelle culture galiléenne que Hobbes a accueillie avec enthousiasme et assimilée avec originalité. Sur le rôle crucial joué par une telle assimilation et ses implications philosophiques et théologiques, voir aussi G. Paganini, « How did Hobbes think of the existence and nature of God? De motu, loco et tempore as a turning point in Hobbes philosophical career », in The Bloomsbury Companion to Hobbes, S. A. Lloyd (éd.), Londres, Bloomsbur, 2013, p. 286-303. 8 OL, V, 217 ; voir J. Barnouw, Le vocabulaire du conatus, in Hobbes et son vocabulaire, Y-Ch. Zarka (éd.), Paris, Vrin, 1992, p. 106. Pour la conception cartésienne de la lumière, voir La Dioptrique, I (in Descartes, Œuvres, Ch. Adam et P. Tannery (éd.), [1887-1913] ; nouvelle édition par B. Rochot et P. Costabel, 12 vol., Paris, Vrin, 1964-1974, 1986r (= AT), vol. VI, 88) ; Principia philosophiae, III, 55 sqq ; dans l’art. 63 on lit : « Notandum est vim luminis, non in aliqua motus duratione consistere, sed tantummodo in pressione sive in prima preparatione ad motum, etsi forte ex ea motus ipse non sequatur » (AT, VIII-1, 115, 9-14). Dans le Decameron Physiologicum (cap. II) Hobbes, âgé, revient sur sa pensée et l’éclaircit : « In all motion, as in all quantity, you must take the beginning of your reckoning from the least supposed motion. And this I call the
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L’« actualité » est la condition indispensable de l’action. L’idée de pure puissance (comme celle de « tendance ») appartient au plan des abstractions vides (une fois encore la vana philosophia) : ce que nous disons être en puissance est en réalité un pur « néant », c’est seulement une pensée qui n’est pas ancrée dans les phantasmata. Le refus des catégories aristotéliciennes de « puissance » et d’« acte », comme aussi celui de la conception cartésienne, trouve une synthèse efficace dans une affirmation saisissante du De corpore : « Nam conari simpliciter idem est quod ire9 ». Conari, s’efforcer, tendre, signifie être ‘déjà’ en mouvement. L’ ‘effort’ s’identifie avec le mouvement même, avec l’action immanente et toujours présente dans chaque corps, que celui-ci soit en état de mouvement ou de repos. Anticipant Leibniz, Hobbes attribue en effet le mouvement, sous une forme imperceptible, aux corps en repos aussi, en tant que condition nécessaire pour pouvoir être mus10. 3) Le conatus est le mouvement actuel (motus actualis) à l’origine des états de mouvement et de repos que l’on peut expérimenter et calculer dans les corps visibles : il est donc, par lui-même imperceptible et incalculable11. Hobbes explique cette nature à travers la notion de « ponctualité ». Il définit le conatus comme un mouvement ponctuel et instantané (« motum per spatium et tempus minus quam quod datur, id est, determinatur, sive expositione vel numero assignatur, id est, per punctum et in instanti »), où le « point » indique une quantité considérée comme nulle pour les fins du calcul ou de la démonstration (« ita ut punctum non habeatur pro indivisibili, sed pro indiviso ») et l’« instant » indique, également, un temps « indivis », mais non pas « indivisible » (« sicut etiam instans sumendum est pro tempore indiviso, non pro indivisibili12 »). Hobbes essaie de concilier la nature première et, en même temps, quantitative du conatus. En tant que mouvement originel (premier), détermination première, au-delà de laquelle on ne peut remonter, il est « indivis », mais en tant que « quantité », il ne peut être indivisible : il est donc « quantité », mais différemment de la façon dont le sont la ligne, le plan, ou le volume, parce qu’il n’a aucune validité pour les fins du calcul13. first endeavour of the movent; which endeavour how weak soever, is also motion. For if it have no effect at all, neither will it do anything though doubled, trebled, or by what number soever multiplied: for nothing, though multiplied, is still nothing » (OL, VII, p. 87, c’est nous qui soulignons). 9 Hobbes, De Corpore, XXII, 1 (S, p. 232 ; OL, I, p. 71). 10 Barnouw pense que, dans son application à la psychologie, le concept hobbesien de conatus a contribué à la théorie des petites perceptions de Leibniz (« The Psychological Sense and Moral and Political Significance of “Endeavour” in Hobbes », in Hobbes e Spinoza. Scienza e politica, D. Bostrenghi (éd.), Naples, Bibliopolis, 1992, p. 399-416.) Sur l’influence de l’idée hobbesienne de conatus sur la pensée de Leibniz, cf. aussi H. R. Bernstein, « Conatus. Hobbes, and the Young Leibniz », Studies in History and Philosophy of Science, XI, 1980, p. 167-181, et D. Jesseph, « Hobbes on ‘Conatus’: a Study in the Foundations of Hobbesian Philosophy », Hobbes Studies, XXIX, 1, 2016, p. 66-85. 11 « le conatus est à tous égards un mouvement en acte [motus actualis], soit de tout le corps qui tend, soit de ses parties internes et invisibles » (Hobbes, Moto, luogo, tempo, XIII, 2, Paganini éd., p. 279, ; éd. Jacquot, p. 195) ; cf. « conatus motus est, quanquam imperceptibili s» (Hobbes, Dialogus physicus de natura aeris ; OL, IV, 250). 12 Hobbes, De Corpore, XV, 2 (S, p. 154-155 ; OL, I, p. 177-178). 13 Quand il pense la divisibilité du conatus, Hobbes la soustrait à la pensée imaginative-figurative : « non ita accipiendum est, ac si fieret aliqua infinita sive aeterna divisio » (De Corpore, VII, 13 ; S, p. 80 ; OL, p. 89), parce que « Divisio est opus intellectus » (Examinatio et Emendatio Mathematicae hodiernae, OL, IV, 56).
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4) La nature infinitésimale du conatus (quantité imperceptible et non mesurable), empêche de le comparer à une quantité sensible et mesurable, mais elle n’interdit pas la comparaison avec un autre conatus, de la même manière – explique Hobbes – qu’il est possible de comparer deux points grâce aux lignes qui y convergent, aux angles que chacun génère, etc. La vitesse, ou « quantité de mouvement » (impetus), et la direction sont les caractéristiques de chaque conatus, qui en permettent la comparaison réciproque. Telles sont les caractéristiques qui vont ‘générer’, dans sa spécificité, le mouvement visible et calculable d’un corps, qui est donc la résultante des directions et des vitesses, à savoir des propriétés des différents conatus qui le composent14. Mis de côté quant à sa valence métaphysique, le concept d’« infini » récupère un rôle propre sur le plan physique, soit quant à l’idée d’une « non-indivisibilité » du conatus, soit quant à sa considération en tant que mouvement qui se propage « à l’infini » (« Conatus autem omnis, sive fortis sive debilis, propagatur in infinitum ») : dans le vide, la vitesse du conatus serait constante, dans le plein, au contraire, quelle qu’elle soit, même si elle était très faible, le déplacement s’avérerait instantané15. Dans la théorie du conatus on n’a pu que reconnaître une relecture radicalement rationaliste de l’atomisme (que Hobbes avait appris à travers Lucrèce et les recherches sur Épicure de Gassendi) à la lumière des études sur les indivisibles16. Une interprétation qui valorise la nature dynamique des composants premiers d’une réalité conçue en tant qu’homogène et continue : l’indivis « non indivisible » indique, de manière spatio-temporelle, une entité concevable (mais non expérimentable) qui est déterminée et active dans le continuum spatio-temporel17. 5) Tout en étant originel et « originant », le conatus ne comporte pas l’auto-détermination : on se trouve donc en face d’une origine qui génère autre chose, mais non elle-même, une origine qui n’est pas causa sui. Même l’affirmation selon laquelle « quelque chose peut être mû ou engendré par lui-même » rentre dans les inana Donc le concept de divisibilité à l’infini de l’espace et du temps peut être mieux «expliqué » (explicatur) grâce à des affirmations comme celles-ci : quicquid dividitur, dividitur in partes rursus divisibiles, ou aussi non datur minimum divisibile, ou encore, grâce à l’énonciation des mathématiciens : quavis quantitate data sumi posse minorem (De Corpore, VII, 13 ; S, p. 80-81 ; OL, p. 89). 14 Hobbes, De Corpore, XV, 2 e 5. 15 Hobbes, De Corpore, XV, 7. 16 Selon Pacchi « Grâce au concept de conatus, Hobbes réussit à dépasser les tentatives infinitésimales de Bonaventura », qu’il connaissait bien et qu’il a cité plusieurs fois, tentatives infinitésimales d’origine archimédienne dans lesquelles « la discontinuité conceptuelle était plutôt réduite à des termes imperceptibles mais elle n’était pas définitivement vaincue » (A. Pacchi, Convenzione e ipotesi nella formazione della filosofia naturale di Thomas Hobbes, Florence, La Nuova Italia, 1965, p. 211, notre trad.). Il ne s’agit pas, ici, d’entrer dans les détails de l’éventuelle adhésion de Hobbes à une forme de corpuscularisme (présent de manière nuancée dans l’Examen de White, absent dans le De Corpore), mais seulement d’indiquer dans l’hypothèse atomiste, notamment dans sa renaissance à l’époque moderne, une source fertile de sollicitations et de provocations théoriques exercées sur la pensée hobbesienne des fondements. 17 Impliquant le principe de la divisibilité infinie du temps et de l’espace (De Corpore, III, 15, 2), le concept de conatus – écrit encore Pacchi – finit par « supprimer tout hiatus entre phénomène et phénomène, entre perception et perception » (Convenzione e ipotesi, op. cit., p. 211).
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verba scholasticorum18. En effet puisque le conatus est l’origine du mouvement d’un corps, son auto-détermination comporterait l’auto-causalité du corps même, mais – c’est Hobbes qui le souligne – il est évident que dans la nature aucun corps n’est la cause de lui-même, et tout mouvement est causé par un autre mouvement, dans une chaîne infinie de laquelle on peut seulement faire l’hypothèse d’« a First, and an Eternal Cause of all things », qui reste reléguée à l’ignorance19. Toutefois il est certain (recte infertur) que cette cause première ne peut être un aeternum immobile, mais plutôt un mouvement éternel, ou un mouvement éternellement mû (aeternum motum), parce que s’il est vrai que nihil moveri a seipso, il est également vrai que nihil moveri nisi a moto, rien n’est mû sinon par ce qui est mû20. Originaire, mais non point auto-causatif, le conatus est une détermination qui détermine à son tour. Il existe donc seulement dans un contexte illimité de déterminations, il appartient constitutivement à la chaîne infinie des causes/déterminations, où chaque mouvement est toujours causé/déterminé par un autre : « Causa motus, nulla esse potest in corpore nisi contiguo et moto21 ». Le plan métaphysique des essences séparées étant banni, l’origine immanente du conatus est reconduite sans reste au paradigme purement physique du mécanisme, selon lequel un mouvement existe toujours et seulement en tant que causé par un autre mouvement. 6) Toutes ces caractéristiques font du conatus un mouvement pensé, mais pensé en tant que réel : « concevable », même si « imperceptible ». Alors que la « concevabilité » indique non point la pensée représentative (sentir, imaginer, se rappeler), mais le fait de ‘rendre compte’, ‘expliquer’, ‘rendre compréhensible’ : le concept du conatus est l’expression de l’acte calculant, rationnel, ou ‘explicatif ’ de la pensée qui « fonde » la science des corps. À travers le concept de conatus, il est possible de ‘rendre compte’ non seulement du mouvement d’un corps, mais aussi de ses « effets » en état de repos, comme la résistance, la pression, la dureté ou la cohésion. En effet, eux aussi sont le résultat sensible de mouvements internes imperceptibles. En bref, le conatus sert à expliquer d’un corps qu’il est lui-même « ce » corps, abandonnant alors le recours aux notions d’essence ou de nature22. Il est donc l’origine ou la cause non seulement du mouvement d’un corps, mais aussi de ses états et de ses qualités.
Un concept de frontière La définition de conatus appartient à la partie ‘fondatrice’ (pars prior) de la méthode d’enquête, où « ratiocinationis Principia prima (nempe definitiones), vera 18 Hobbes, De Corpore, XXX, 15 (S, p. 353 ; OL, I, p. 431). 19 Hobbes, Leviathan, cap. XII (M, vol. II, p. 166) ; cf. De Corpore, XXVI, 1 (S, p. 282 ; OL, 1, p. 335-336). 20 Hobbes, De Corpore, XXVI, 1 (S, p. 281-282 ; OL, 1, p. 336). 21 Hobbes, De Corpore, IX, 7 (S, p. 97 ; OL, I, p. 110). 22 « Est ergo nomen hoc universale non rei alicujus existentis in rerum natura neque ideae sive phantasmatis alicujus in animo formati, sed alicujus semper vocis sive nominis nomen » (Hobbes, De Corpore, II, 9 ; S p. 23 ; OL, I, p. 17-18).
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esse facimus nosmet ipsi per consensionem circa rerum appellationes23 ». Le conatus est donc un concept rationnel ou explicatif, que produit notre capacité « calculante » ou ratio, pour rendre compte des « phénomènes » (mouvements et qualités des corps). C’est un « dispositif épistémique » qui appartient à un contexte qui s’occupe « non de sensu et experientia, sed de ratione rerum24 ». C’est précisément cette origine qui lui confère le caractère de la certitude : « And although unstudied men, do not conceive any motion at all to be there, where the thing moved is invisible […] yet that doth not hinder, but that such Motions are25 ». Défini dans le cadre de la prima philosophia, où le mouvement du raisonnement procède a generatione ad effectus possibiles, le conatus montre toutefois sa valeur ‘applicative’ dans la pars altera de la méthode, dans laquelle, partant de la connaissance sensible et se servant de propositions singulières, on essaie de découvrir la génération « possible » des phénomènes (« ab effectibus phainoménois ad possibilem generationem26 ») : ici il montre sa valeur d’instrument universel dans le domaine de toute la Physica, sive de naturae phaenomenis, se révélant aussi efficace à réfuter les expériences sur le vide qu’à expliquer les différents états des corps, ou à considérer les dynamiques psychologiques, elles-mêmes ramenées entièrement aux lois du mouvement27. C’est à travers la forme déterminée du conatus que le motus, cause universelle, « produit ses effets ». Si en effet pour le philosophe anglais tout est corps et le mouvement est la cause génératrice universelle, ou – comme on a dit – « le principe des principes » qui occupe la place laissée vide par la disparition de la métaphysique, Hobbes n’exprime jamais ces convictions sous forme d’énoncés généraux et abstraits28. La « permanence » du corps (« non autem generari aut perire magnitudinem propter quam nominamus aliquid corpus29 ») n’implique pas l’affirmation de l’existence d’une materia prima entendue comme res éternelle et ingénérée. Le recours à cette expression pour indiquer le corpus generaliter sumptum doit toujours être accompagné de la conscience de sa nature purement verbale : merum nomen30. C’est pour cela (et pour l’inaccessibilité des questions sur l’infini) que Hobbes ne parle pas d’éternité de la matière, et pas non
23 Hobbes, De Corpore, XXV, 1 (S, p. 267 ; OL, I, p. 316). 24 Hobbes, De Corpore, XV, 7 (S, p. 159 ; OL, I, p. 183). L’expression « epistemic device » est de M. Bertman, « Conatus » in Hobbes, De Corpore, « Hobbes Studies », 14, 2001, p. 38. 25 Hobbes, Leviathan, VI (M, vol. II, p. 78, c’est nous qui soulignons). 26 Hobbes, De Corpore, XXV, 1 (S, p. 267 ; OL, I, p. 315-316). 27 Le conatus est à l’origine de la sensation, des « sentiments » qui lui sont associés (le plaisir et la douleur), de la voluptas (voir De Corpore, XXV), et de l’habitus aussi, défini « motus, consuetudine (id est) perpetuo conatu vel conatibus iteratis contra conatus resistentes per certam viam diversam ab ea, in qua a principio coeptum est moveri, factus expeditior » (ibid., XXII, 20 ; S, p. 241 ; OL I, p. 284). La continuité, ou la parfaite homogénéité entre la dimension psychologique et physique émerge de façon exemplaire de cette dernière définition, valable soit pour les corpora inanimata soit pour les animata. 28 En forgeant un néologisme, F. Brandt définit Hobbes « motionalist », plutôt que « matérialiste » : Hobbes – écrit-il – est le philosophe du mouvement comme Descartes est le philosophe de l’étendue (Thomas Hobbes’ Mechanical Conception of Nature [1921], Hachette, Londres 1928, p. 379). 29 Hobbes, De Corpore, VIII, 20 (S, p. 92; OL, I, p. 103). 30 Hobbes, De Corpore, VIII, 24 (S, p. 93 ; OL, I, p. 105).
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plus d’éternité du mouvement31. Il s’en tient toujours à la nature « déterminée » de ces ‘principes’, dans l’acte ‘fondateur’ de la scientia aussi, à savoir quand il en donne la définition. L’hypothèse de l’annihilatio mundi (libérée du sens théologique encore présent dans l’utilisation qu’en a fait Gassendi)32 fixe le ‘début’ de la scientia, qui recherche la compréhension des res corporelles à travers des concepts généraux. Un ‘début’ dans lequel s’unissent l’instance universaliste de la définition (constitutive de la scientia) avec le particularisme impliqué dans l’origine sensible de nos phantasmata. Les phantasmata évoqués au cours de l’hypothèse, bien qu’étant vagues (« supponamus deinceps aliquid eorum rursus reponi »), sont des « traces » physiques représentatives de res singulières. Quand ils reçoivent leur définition générale, corpus et motus ne perdent pas leur statut d’entités déterminées et distinctes : « corpus est quicquid non dependens a nostra cogitatione ». Cela veut dire que tout raisonnement sur le corps et sur le mouvement – à partir de leur définition même ‘générale’ ou ‘universelle’ – doit inclure, de quelque façon, la détermination, et assumer le profil d’une argumentation sur des res déterminées. Dans sa définition générale même, le corps est donc « un quelque chose » de déterminé : c’est l’imago d’une res (aliquid, quicquid) qui se « re-propose » ou se « re-crée » (reponi, sive creari denuo) – comme dans une création ex-nihilo – dans l’espace imaginaire (qui est, à son tour, la trace de la pure existence d’un corps, « phantasma rei existentis, quatenus existentis33 »). C’est seulement si l’on conserve la caractéristique de la « détermination » que les principes sont mis à l’abri de l’abstraction de la spéculation en tant que fin en soi et des risques d’une métaphysique vaine (le recours aux « essences » et aux « universaux »), pour être confiés, au contraire, à des définitions le plus possible implicatives de déterminations. La définition de conatus – exposée par Hobbes dans le cadre de l’examen de natura et proprietatibus motus – est incluse ou impliquée dans la définition générale de mouvement comme « continua unius loci relictio et alterius acquisitio », et elle se présente non seulement comme une explicitation de ses caractéristiques de continuité et de détermination, mais aussi comme une explication de son ‘origine’. En tant que forme ou détermination à travers laquelle le mouvement agit comme ‘principe premier’ produisant des effets (les mouvements visibles et les changements des corps)34, le
31 « Magnitudo et duratio universi inscrutabiles » (Hobbes, De Corpore, XXVI, 1 ; S, p. 281, OL, I, p. 334). G. Paganini écrit que « la possibilité que le monde soit éternel, du moins dans ses composants constitutifs […] ou que donc l’univers ne soit pas destiné à la destruction » est une idée qui apparaît seulement en tant qu’« hypothèse voilée » chez Hobbes (« Hobbes, Gassendi e l’ipotesi annichilitoria », Giornale critico della filosofia italiana, 2006, n. 1, p. 63, notre traduction). Dans « Hobbes’s Galilean Project: Its Philosophical and Theological Implications » (op. cit.), Paganini illustre les racines galiléennes de la conception hobbesienne de la matière en mouvement (« Hobbes had developed his own conception of matter in movement taking his lead from Galileo’s physics ») et développe largement les effets de cette dernière sur le plan métaphysique et théologique (voir notamment, p. 20-30). 32 Cet aspect de la réflexion de Gassendi (la fonction théologique de l’hypothèse annihilante et l’absence de l’homme survivant) est pris en grande considération chez G. Paganini, « Hobbes, Gassendi e l’ipotesi annichilitoria », op. cit., p. 55-81. 33 Hobbes, De Corpore, VIII, 1. 34 « Mutatio motus est » (Hobbes, De Corpore, IX, 9 ; S, p. 99 ; OL, I, p. 112).
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concept de conatus – origine générée, point divisible, quantité non mesurable – se situe donc comme concept de frontière, entre la physique « rationnelle » (la formulation des principes) et la physique « appliquée » (l’étude des phénomènes), appartenant à la première grâce à son statut (en tant qu’implication de la définition générale du mouvement) et à la seconde grâce à sa valeur explicative-opérative (en tant qu’instrument d’explication des états et des mouvements des corps singuliers observés). Le concept de conatus explicite la nature toujours déterminée du mouvement : il nous apprend que le mouvement et la matière – avant d’être encore calculables dans les phénomènes physiques – sont effectivement « pensables » scientifiquement (ou philosophiquement) seulement sous la forme de la détermination. Le mouvement existe in re (ou, simplement, existe) seulement sous la forme d’une chaîne infinie de causes et son ‘origine’ doit être immanente à cette chaîne (le premier moteur doit être mû à son tour) : il ne peut y avoir un point originel, une source première immobile, mais il y a des points infinis en relation réciproque. Si certainement la notion de conatus permet le passage du caractère discret de la géométrie euclidienne au continuum physique, elle fait fonction principalement de principe universel ‘fondateur’ (explicatif) de cette phénoménicité mesurable et calculable que l’expression materia prima exprime, au niveau uniquement verbal, dans son homogénéité et unité d’extensio et magnitudo. Les instances qui peuvent avoir inspiré le concept hobbesien de conatus – exprimer la nature première et toujours déterminée du mouvement ; constituer le fondement immanent et actif des caractéristiques et des changements des corps mesurables – ne semblent pas si éloignées de celles que l’on peut reconnaître dans la nature et dans la fonction des corpora simplicissima que Spinoza pose à la base de la physique esquissée dans l’« Abrégé ». Ces derniers aussi, bien qu’ils soient conçus dans un contexte philosophique très différent, sont des concepts de frontière, placés entre les fondements ontologiques du système et la physique des corps observables. C’est justement à partir de cette situation que l’on peut commencer leur examen. « Corpora simplicissima »
La réflexion hobbesienne sur le conatus offrait des aspects d’un grand intérêt pour repenser le cartésianisme et l’idée de la matière comme moles quiescens, dont l’infertilité explicative a été ouvertement dénoncée par Spinoza dans une lettre adressée à Tschirnhaus au printemps 167635. À travers le lexique et les concepts généraux du mécanisme, l’« Abrégé » de l’Éthique propose les grandes lignes d’une physique centrée sur la notion d’« individu » 35 « Materia enim quiescens, quantum in se est, in sua quiete perseverabit, nec ad motum concitabitur, nisi a causa potentiori externa » (Spinoza, Lettre 81 ; G, IV, 18-20). Sur la correspondance avec Tschirnhaus (Lettres 80-83) cf. A. Matheron, « Physique et ontologie chez Spinoza : l’énigmatique réponse à Tschirnhaus », Cahiers Spinoza, n. 6, printemps 1991, p. 83-109. Insatisfaction et perplexité se révèlent dès la rédaction des Principia philosophiae Cartesii, où on retrouve un profond travail d’éclaircissement et de perfectionnement théorique des concepts fondateurs de la physique cartésienne; à ce propos je me permets de renvoyer le
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et établie en fonction de la déduction de la vie de l’esprit et de ses dynamiques36. Comme fondement de l’illustration de la notion d’« individu » – à travers laquelle tous les corps complexes sont expliqués comme homogènes dans leur constitution et dans les lois qui les régissent – on trouve la théorie des corpora simplicissima. Placé au début du traité, il illustre les « constituants » simples et primaires des corps complexes et expérimentables, les « individus » précisément, proposant à première vue un modèle revisité de l’atomisme. Cependant, le rejet décisif de l’atomisme par Spinoza est bien connu : conceptuellement, l’étendue n’est concevable que comme une et indivisible, ce qui exclut un atomisme rationnel (ou démonstratif), alors que sur le plan imaginatif, elle est certainement concevable comme divisible, mais à l’infini37, avec comme conséquence l’exclusion d’un atomisme ‘imaginatif ’ ou hypothétique (comme le corpuscularisme des particulae que Descartes énonce dans sa fabula mundi)38. En excluant les deux formes d’atomisme, Spinoza propose une explication différente de la structure ‘profonde’ de la matière : rigoureusement liée à la déduction rationnelle générale qui structure l’éthique et étrangère au recours à tout type de support imaginatif (l’hypothèse physique). Par conséquent, qualifier la théorie des corpora simplicissima d’« atomiste » est totalement inapproprié. Pour comprendre sa particularité, il faut plutôt considérer, tout d’abord, sa position dans la chaîne déductive : à la frontière entre l’exposé qui vient de se terminer sur l’ontologie de la substance unique (De Deo), et l’illustration des grandes lignes d’une physique des « individus » qui sert à la déduction ultérieure de l’« esprit humain » et de sa relation avec le corps. À la lumière de cette contiguïté et de cette continuité entre l’ontologie et la physique, les caractéristiques des corpora simplicissima – entités purement intelligibles et constituées du seul mouvement, comme nous le verrons plus loin – acquièrent une plausibilité conceptuelle moins obscure et problématique qu’on ne le pense habituellement, ce qui nous permet de réfléchir à la relation de ces corpora avec les « individus » qu’ils « composent » non pas en termes de somme, mais en termes de détermination ou causalité. Dans la deuxième partie de l’Éthique, la déduction passe au plan de la Natura naturata, c’est-à-dire qu’elle considère non plus la nature absolue de Dieu (ou Natura naturans), mais ce qui de Dieu necessario sequi (ses modi). Avant de présenter la déduction des « modes finis » qui constituent l’objet spécifique de l’argumentation – l’esprit humain ou idea corporis, et son objet, le corps – Spinoza insère son bref excursus de physique générale (ou rationnelle), d’empreinte mécaniste, qui s’ouvre
lecteur à mon article : « Spinoza lettore e interprete della fisica di Descartes. Dai Principia philosophiae cartesianae al trattato sui corpi dell’Ethica », in Spinoza. De la física a la historia, J. Carvajal, M. L. de La Cámara (éd.), Cuenca, Publicaciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2008, p. 141-168. 36 Cf. Rousset, « “Histoire d’un météore”. Le conatus selon ses diverses dimensions », op. cit., p. 189-199. 37 Spinoza, Éthique, I, prop. 15 sch. 38 Exclu comme inconcevable pour l’intellect, des fundamenta rationnels de la physique (Principia I e II), l’atomisme est repris par Descartes sous forme ‘imaginative dans l’hypothèse des particulae imperceptibles qui constituent les corps visibles (Principia, III, 52) : la notion de l’unique extensio indéfiniment divisible cohabite donc avec une explication atomistique (sous la forme la plus classique qui attribue une figure aux atomes) de l’origine du mundus aspectabilis.
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sur l’illustration de la structure matérielle commune à tous les « individus », quel que soit leur degré de complexité : les corpora simplicissima. Ceux-ci constituent donc la notion physique la plus explicative après la notion encore plus générale et indéterminée d’extensio, parce qu’ils sont la première et la plus élémentaire détermination de l’étendue, qui précède toutes les autres, lesquelles seront nécessairement moins compréhensives et plus complexes. À la lumière de cette position dans le contexte argumentatif, la théorie des corpora simplicissima pourrait être lue comme la déclinaison, sur le plan physique, du concept ontologique de « détermination première et immédiate » de la substance infinie considérée sous l’attribut de l’étendue. On pourrait y voir une reprise et une redéfinition, sur le plan de la « philosophie naturelle », de la doctrine ontologique des « modes infinis immédiats » illustrée dans la première partie de l’ouvrage : ceux qui, si l’on adopte les catégories de la physique, sont appelés dans l’« Abrégé » corpora simplicissima et sont présentés comme les ‘constituants ultimes’ des corps. Donc, considérés dans leur ensemble infini, ils pourraient être compris comme le correspondant de ce que, sur le plan ontologique, Spinoza lui-même avait fait connaître comme la première « détermination » infinie de l’attribut divin infini de l’extensio, et qu’il avait identifié au mouvement et au repos infinis. Dans sa lettre de 1675 à Schuller 39– qui lui avait demandé une explication des concepts de détermination infinie « immédiate » et « médiate » des attributs divins (que l’Éthique propose dans les propositions 21-23 de la première partie) – Spinoza précise que, en ce qui concerne l’attribut de l’extensio, la modification « immédiate » de la substance divine (immediate a Deo producta) consiste en motus et quies. Le mouvement jouit donc du statut ontologique de « détermination » première et immédiate, donc « éternelle et infinie », de l’étendue infinie. De plus, l’Éthique précise que, sur le plan épistémologique, le statut de notio communis lui appartient, de sorte que, avec l’attribut de l’étendue, et toutefois dépendant logiquement de ce dernier, la notion de mouvement constitue la notion la plus large et la plus compréhensible, donc universellement explicative, pour l’intelligence de la réalité physique : « En effet tous les corps conviennent [conveniunt] en ceci qu’ils impliquent tous le concept d’un seul et même attribut […] ; ensuite en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt plus lentement et tantôt plus vite, et – absolument – tantôt se mouvoir et tantôt être en repos40. » À travers la doctrine ontologique des « modes infinis immédiats » et la doctrine gnoséologique des « notions communes », Spinoza établit ainsi la nature ‘fondatrice’ du mouvement-repos comme première et infinie « détermination » de l’expression infinie de Dieu (agir, produire des effets) grâce à l’attribut étendue : tous les corps ont le ‘fondement’ de leur « être » et de leur « être étendu » dans le mouvement, dont ils sont à leur tour des « déterminations » particulières et finies. Contre l’idée 39 Spinoza, Lettre 64 (G, IV, 278). 40 Spinoza, Éthique, II, Lemma II (G, II, p. 98, l. 4-5 (trad. fr. par P.-F. Moreau, in Spinoza, Œuvres, vol. IV, Paris, PUF, 2020, p. 181), et prop. 38, cor. : « sont données certaines idées, autrement dit certaines notions, communes à tous les hommes. Car (en vertu du lemme 2) tous les corps conviennent en certaines choses, lesquelles […] doivent être perçue par tous adéquatement » (G, II, p. 119, l. 6-9 ; trad. Moreau, op. cit., p. 213).
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cartésienne selon laquelle le mouvement a été introduit dans la matière par Dieu, Spinoza – en accord avec Hobbes – l’assigne entièrement au plan de l’immanence et en fait un constituant originel de la réalité. Mais contrairement à Hobbes, il le situe sans équivoque dans le cadre d’une ontologie, celle de la substance unique (Dieu), et l’entend comme une modification immédiate de la potentia Dei (la capacité infinie de produire des effets) considérée sous l’attribut de l’étendue41, comme sa première « détermination » infinie. Celle-ci à son tour se « détermine » infiniment dans les corps visibles et finis (les « individus »), qui, tous ensemble, constituent la « face » infinie de l’univers, facies totius universi – toujours changeante, bien que restant la même –, objet d’observation, d’expérimentation et de calcul42. En tant qu’« infini » et « immédiat », le mouvement a donc un statut qui l’assigne aux fondements de la réalité : c’est un principe fondateur ou une cause. En tant que « mode », il implique dans sa nature infinie même la détermination : il est natura naturata43. Ainsi, Spinoza, comme Hobbes, nous place devant une origine « déterminée », ou – pourrait-on même dire – une détermination originaire et fondatrice de la réalité physique. Pour les deux auteurs, la nature du mouvement est à la fois déterminée et déterminante : Spinoza l’entend comme une cause déterminée (« mode infini immédiat ») qui produit les déterminations ultérieures de l’étendue : l’univers, considéré dans son unité (« mode infini médiat ») et l’infinité numérique des corps (« modes finis ») qui le composent se succédant dans le temps et l’espace. Mais que signifie, plus précisément, sur le plan physique, être une « détermination infinie », qui à son tour cause d’autres « déterminations » ? Jusqu’à présent, nous avons examiné la plausibilité d’une interprétation selon laquelle, dans le passage de la déduction du plan ontologique (Éthique I) au plan de la physique (Éthique II, « Abrégé »), la fonction ontologiquement fondatrice du mouvement (en tant que « déterminant déterminé ») acquiert la physionomie, homogène dans tous les corps complexes, des corpora simplicissima, c’est-à-dire de « déterminations » premières et simples, sans figure, constituées du mouvement seulement, ‘composantes’ de la structure profonde des corps ou « individus » observables. Le superlatif de simplex, qui met l’accent sur leur nature une et première, peut être considéré comme le correspondant, dans la sphère physique, de l’adjectif « immédiat » qui qualifie, sur le plan ontologique, la relation du mouvement à la substance infinie (dont il est précisément un mode infini « immédiat »). La totalité infinie des corpora simplicissima, en tant qu’originaire et causale de chaque « individu, exprime, sur le plan physique, ce que l’ontologie des modes définit, au singulier, un « mode infini immédiat » de l’extensio, c’est-à-dire le mouvement infini qui à son tour produit les « modes finis » ou corps singuliers44. Mais une cause immanente d’une part à l’attribut qui la détermine et, 41 Spinoza, Éthique, I, prop. 34 et 36. 42 Spinoza, Lettre 64 (G, IV, p. 278, l. 27). 43 Spinoza, Éthique, I, prop. 29 sch. 44 En tant qu’entités physiques privées de figure (donc non imaginables) et de durée, constituées de mouvement seulement, les corpora simplicissima représentent, selon Cristofolini, « la grande difficulté et en même temps la nouveauté épistémologique du spinozisme » dans le cadre de la renaissance de l’atomisme au xviie siècle. Cristofolini propose de les lire comme des « modes finis immédiats »
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d’autre part, aux modes qu’elle produit, traduite sur le plan physique ne peut exister que sous la forme d’une ‘loi’, à savoir comme ordo et connexio. À la lumière de ces considérations, la doctrine des corpora simplicissima ne peut plus être interprétée comme l’affirmation de l’existence d’une sorte de particulae, c’est-à-dire comme une forme d’atomisme ou de corpuscularisme (tous les deux rejetés par Spinoza), mais peut être lue comme le mode d’expression le plus conforme au lexique du mécanisme (et en même temps le plus cohérent avec l’ontologie de la première partie de l’Éthique) pour formuler les « lois » très générales et fondatrices du mouvement, valables pour tous les corps et – étant donné l’identité de l’ordo rerum ac idearum – également pour les dynamiques psychiques des individus. L’Axiome qui ouvre l’« Abrégé » énonce en effet la « notion commune » la plus générale de la physique, la loi impliquée dans toute autre et donc au maximum explicative ou fondatrice de la scientia des corps : Omnes corpora movent vel quiescunt. Spinoza reconnaît l’égalité de statut entre mouvement et repos établie par le mécanisme cartésien et considère les deux comme immanents à l’extensio, qui – comme il l’explique à Schuller – « est donc déterminé infiniment et éternellement par eux45 ». Comme les conatus hobbesiens, ce n’est donc pas en vertu de l’idée de substance (non ratione substantiae) que les corpora simplicissima peuvent être pensés et qu’ils peuvent se distinguer mutuellement, mais ratione celeritatis et tarditatis (E II, Lemma 1) : leurs caractères distinctifs ne sont pas la figure et la grandeur, mais le mouvement et le repos, la vitesse et la lenteur (E II, Lemma 2). Spinoza ne parle pas de mesurabilité, ni de durée de leur vitesse, car non seulement il ne nous met pas face à des ‘entités’ substantielles, mais pas non plus face à des entités « modales » dans le sens où un « individu » en tant que doté de forme et de grandeur mesurables est un « mode » de la substance. En fait, la mesurabilité ne concerne que les « individus ». Cela confirme que les énoncés de l’« Abrégé » relatifs aux corps simples servent non pas à la description des entités (atomes, particules), mais plutôt à l’exposition des lois universelles du mouvement. Les corpora simplicissima font l’objet des énoncés qui décrivent le mouvement en général, considéré dans ses lois fondatrices et les plus générales, donc dans son « essence » même, à laquelle la durée est étrangère46.
de l’étendue, à rapprocher des modes « infinis immédiats » (le mouvement), « infinis médiats » (la facies totius universi) et « finis médiats » (les corps) (P. Cristofolini, « La mente dell’atomo », Studia spinozana, n. 8. Spinoza’s Psychology and Social Psychology, 1992, p. 27-35, notre traduction). On pense, au contraire, qu’il n’est pas nécessaire d’ajouter une nouvelle figure de la modalité (ni de qualifier comme « médiats » les modes finis), mais qu’il est possible de voir dans les corpora simplicissima, considérés dans leur totalité, la détermination infinie de l’étendue dans le mouvement, soit le mouvement infini dans sa nature toujours déterminée : une détermination première qui précède sa configuration en formes et figures. 45 Cf. supra, n. 39. En ce qui le concerne, Hobbes exclut l’attribution (qu’affirme la physique cartésienne) du même statut ontologique (et donc d’efficacité) au mouvement et au repos, et démontre l’énergie nulle du repos : « pugnat cum motu motus adversus, quies non pugnat » (De Corpore, IX, 7 ; S, p. 98, OL, I, p. 111) ; et cf. les Corollaria du De Corpore, XV, 3 (S, p. 156 ; OL, I, p. 180). Le repos – avait-il écrit dans sa critique de White – « ne peut être la cause d’aucun effet » (nullius omnino effectus causam esse posse) et encore : « concipi non posse quomodo aliquid agat nisi per motum », « omnis actio [quae quidem concipi potest] est motus » (Moto, luogo e tempo, XXVII, 10, éd. Paganini), p. 477 ; éd. Jacquot, p. 321). 46 Spinoza, Éthique, I, prop. 24, cor.
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En tant que déterminés et pluriels, les corps simples sont définis comme res singulares47 et, en tant que tels, ils obéissent à la loi du déterminisme universel énoncée dans la proposition 28 de la première partie de l’Éthique, selon laquelle chaque corps (ou res singularis) est déterminé au mouvement ou au repos par un autre, qui à son tour est en mouvement ou en repos, et sic in infinitum. Le Lemme 3 de l’« Abrégé » reformule ainsi, par rapport aux corpora simplicissima – c’est-à-dire au niveau de ce que nous pourrions définir comme la ‘physique des fondements’ – l’énoncé de la Proposition 28 de la première partie de l’Éthique, qui exprime sur le plan ontologique la loi de causalité en vigueur entre les res singulares (quelle que soit leur nature, mentale ou corporelle, simple ou composée) et affirme l’immanence de la chaîne causale infinie dans l’unité et la simplicité de la substance (et sic in infinitum). Spinoza confirme alors que dans « la nature » (c’est-à-dire dans ce qui dans son ontologie correspond à la natura naturata) la causalité, et donc l’action ou l’efficacité du mouvement, a toujours la forme d’une « chaîne de causes ». Il semble ainsi en parfaite harmonie avec les thèses de Hobbes48. Ce n’est donc que sous la forme d’une chaîne infinie de déterminations, dont ils ne sont pas physiquement isolables (comme le serait un atome), que les corpora simplicissima existent et agissent. Comme les conatus hobbesiens, ils excluent donc l’auto-causalité : ils sont originels en tant qu’ils structurent le « tissu » de la réalité physique, mais pas en tant qu’auto-causatifs). D’ailleurs, cet aspect aussi trouve une correspondance dans l’ontologie de la première partie de l’Éthique, dans laquelle on apprend qu’en raison de son statut modal, le mouvement exclut nécessairement l’auto-causalité : en tant que « mode infini » de la natura naturata – c’est-à-dire de Dieu considéré comme causé et non comme causant – le mouvement existe et n’est concevable que dans la détermination. Seul Dieu considéré absolute, c’est-à-dire comme « cause libre » ou natura naturans, est auto-causatif : tous les « modes », finis ou infinis, sont des déterminations des attributs divins. Les corpora simplicissima, comme les conatus hobbesiens, sont des déterminations placées dans une chaîne causale. Ils expriment la nature déterminée du mouvement ou, en d’autres termes, ils nous disent que ce que nous désignons par le terme singulier « mouvement » n’existe que sous cette forme infiniment déterminée et donc infiniment plurielle. L’« Abrégé » se poursuit avec l’énonciation d’une autre loi du mouvement, le principe d’inertie : considéré en lui-même, indépendamment des autres corps, un corps (très simple) tend à persévérer infiniment dans son état, c’est-à-dire à se mouvoir ou à rester en repos, jusqu’à ce que des causes extérieures interviennent49. Spinoza rétablit le principe d’inertie dans les termes par lesquels Descartes l’avait formulé, à savoir avec l’inclusion du repos, dont il fait une ‘composante’ de l’extensio au même titre que le mouvement et ayant la même capacité de « déterminer » et de « produire ». Et même si les locutions temporelles présentes dans la formulation de cette loi (et
47 « Corpora res singulares sunt » (Spinoza, Éthique, II, lemma III, dem. ; G, II, p. 98, r. 4). 48 « Causa motus, nulla esse potest in corpore nisi contiguo et moto » (Hobbes, De Corpore, IX, 7 ; S, p. 97 ; OL, I, p. 110). 49 Spinoza, Éthique, II, lemma 3, cor.
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sic in infinitum, tamdiu, donec) mettent en cause l’idée de durée50, ni celle-ci, ni le temps n’interviennent pour qualifier de quelque manière la nature individuelle des corpora simplicissima. Alors que Hobbes fait appel à la catégorie du temps pour établir la nature ponctuelle du conatus, la nature imaginative que Spinoza attribue à l’idée de « temps » la rend tout à fait étrangère à la fondation de la physique, tandis que la notion de « durée » concerne seulement les corps complexes, les « individus51 ». Enfin, l’exposé de la doctrine des corpora simplicissima se conclut en expliquant comment la nature déterminée de ces derniers implique que le mouvement d’un seul corps soit toujours le résultat de sa nature (mouvement ou repos, vitesse ou lenteur) et de celle du corps qui le détermine52. De cette manière on explique la loi physique fondamentale de la réflexion53 et – comme le montrera la déduction qui suit – on peut comprendre soit la variété des natures individuelles soit, dans la sphère psychique, la complexité des dynamiques affectives. Les lois générales du mouvement que la théorie des corpora simplicissima exprime, constituent ainsi – comme pour Hobbes – les fondements de la psychologie et de l’éthique.
Conclusion Comme le conatus hobbesien (fruit du calcul rationnel), les corpora simplicissima sont donc des entités purement intelligibles, des notions produites par la potentia mentis, des instruments intellectuels qui servent à l’illustration de la nature du mouvement et à la compréhension adéquate de la réalité observable. Toutes les deux donnent « forme » à l’idée générale de mouvement conçu comme une origine immanente, actuelle et déterminée, toutes les deux permettent de penser de manière homogène et dynamique la structure profonde et commune des corps individuels, en la considérant non comme un substrat inerte, mais comme la cause génératrice de toutes leurs manifestations sensibles et de leur constitutio ; enfin, toutes les deux sont à l’origine de la spécificité et de l’attitude comportementale d’un « individu54 ». À la différence de Hobbes, Spinoza donne à la théorie des corpora simplicissima un fondement ontologique sans équivoque et essentiel : ils expriment, sous une forme plurielle inspirée du lexique mécaniste, la première détermination immédiate et éternelle de l’extensio divine, ils déclinent dans le langage de la physique la région
50 Spinoza, Éthique, II, def. 5 : « Duratio est indefinita existendi continuatio ». 51 Sur la notion de temps on renvoie à l’épître 12 de Spinoza à Meyer. Pour Hobbes aussi, à l’origine de la notion de temps il y a l’imagination : « le temps est une image mentale du mouvement » (tempus est motus imago mentalis) (Moto, luogo, tempo, XXVIII, 2, éd. Paganini, p. 495 ; éd. Jaquot, p. 332; cf. De corpore, VII, 3), mais – comme on l’a déjà vu – à la différence de Spinoza, Hobbes attribue à cette faculté un rôle indispensable pour la naissance de la science, qui a précisément dans les représentations imaginatives, ou phantasmata, son point de départ et la première condition de sa possibilité. 52 Spinoza, Éthique, II, ax. 1. 53 Spinoza, Éthique, II, ax. 2. 54 Spinoza reprend l’expression qu’il a déjà utilisée dans les Principia : « jam ad composita ascendamus » (G, II, 99, 24-25).
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ontologique des « modes infinis immédiats », constituant le point de rencontre de l’instance unitaire et fondatrice de la « métaphysique » (le mouvement en général comme modus infinitus) avec celle qui est plurielle et opérative de la physique (les mouvements des corps singuliers et finis). Eux aussi, comme les conatus hobbesiens, se situent à la limite entre le discours sur les ‘fondements’ purement rationnels (ontologie et lois générales du mouvement) et la physique concrète et « expérimentale » des corps individuels. Les notions de conatus et de corpora simplicissima constituent deux manières consonantes qui traduisent l’effort partagé de repenser le mouvement comme originaire, immanent et toujours déterminé, c’est-à-dire l’effort de réfléchir sur sa nature en mettant de côté toutes les explications théologiques dans la sphère physique (y compris la « chiquenaude » au monde que Pascal reprochait au Dieu cartésien) et en rejetant en même temps le recours à des définitions abstraites ou purement spéculatives. L’atomisme redécouvert par la philosophie du xviie siècle a joué un rôle fondamental dans cette relecture : refusé à la fois par Hobbes et par Spinoza en tant que théorie physique, il a été récupéré par l’un et par l’autre dans son efficacité explicative grâce à des formes et des modalités totalement originales55. En fait, ils partagent le recours à une sorte d’ ‘atomisme non substantiel’ pour expliquer la dynamique immanente à la génération/composition de corps complexes. Et tous les deux entendent la compositio comme un déroulement « ascendant » de la pensée, qui procède more geometrico du simple au composé, du clair à l’obscur : « Mathematicorum more a clarissimis ad magis obscura, et a simplicissimis ad magis composita ascendamus56 ». Le fait que le paradigme ‘compositionnel / génératif ’ des corps visibles produits par ces points imperceptibles ne coïncide plus chez les deux auteurs – Hobbes utilise le modèle géométrique ou paradigme dimensionnel (les séries dimensionnelles de point-ligne-surface-corps) écarté par Spinoza57 – est un aspect qui ouvre un autre chapitre de la physique. En libérant le modèle atomiste des aspects imaginatifs (par le refus de l’idée « substantielle » de l’atome), Hobbes et Spinoza ont à la fois préservé et exploité son potentiel hautement explicatif, en accord avec les recherches physiques et
55 Cristofolini écrit: « Spinoza se trouve alors au point critique au-delà duquel le concept classique d’atome ne peut plus survivre sinon en donnant le jour à quelque chose de nouveau » et pourtant sans avoir développé ses intuitions dans le domaine physique (lesquelles semblent anticiper le problème du rapport matière-énergie), il est possible de « voir en elles-mêmes l’élaboration en même temps plus cohérente et plus ouverte d’une théorie immanente de la nature fondée sur le principe d’inertie » (« La mente dell’atomo », op. cit., p. 33-34). 56 Spinoza, Principia philosophiae Cartesii (G, I, 227, 2-4). On a déjà eu l’occasion de noter que le concept de corpus simplicissimum semble résumer, sous forme propositive, la critique adressée aux incongruences cartésiennes à propos du continuum proposée par Spinoza dans sa relecture des Principia « Spinoza lettore e interprete della fisica di Descartes », op. cit., p. 168). 57 Sur le recours de Hobbes à ce paradigme, cf. R. Santi, Ragione geometrica e legge in Thomas Hobbes, Padoue, Cedam, 2012, cap. III. « Il “metodo” tra logica e matematica », p. 73 sqq. ; à propos du dépassement de ce paradigme pour une conception dynamique de la composition des corps en termes de sémiophysique, se rapporter à L. Vinciguerra, La semiotica di Spinoza, Pise, ETS, 2012, en particulier au chap. II : « Le figure della forma », p. 43 sqq.
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mathématiques sur l’infini. L’idée d’« infini » récusée par Hobbes en tant qu’idée métaphysique, devient en fait ‘opératoire’ dans sa physique du conatus, qui l’envisage sous la forme de points dynamiques infinis – chacun infiniment divisible, tendant à se mouvoir indéfiniment – et comme l’origine des mouvements infinis calculables présents dans l’univers infini. La cause physique génératrice, immanente au monde, acquiert chez les deux auteurs une forme plurielle, non pas dans un sens substantiel, mais dans le sens dynamique d’une infinité de mouvements déterminés, en acte et efficaces, imperceptibles mais réels. Les conatus, comme les corpora simplicissima, constituent des intuitions de l’essence ‘vivante’ de la matière, de son équivalence avec l’énergie. Des intuitions qui trouveront des formulations achevées dans la philosophie et la physique, quelques siècles plus tard58.
58 À propos des corpora simplicissima, Cristofolini parle d’une « intuition électronique », en avance de deux siècles et demi sur les découvertes de la physique contemporaine (Cristofolini, « La mente dell’atomo », op. cit., p. 31). Rousset rappelle la progressive entrée en jeu, dans la physique du xviie siècle, de concepts comme la pression, l’oscillation, la vibration, le « moment d’inertie », à travers lesquels le mouvement est de moins en moins pensable en termes de déplacement local : une nouvelle idée de la matière comme force mûrit, tandis que la mécanique évolue en dynamique (« “Histoire d’un météore”. Le conatus selon ses diverses dimensions», op. cit., p. 191).
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Hypothèses sur la cohésion Spinoza et Leibniz interprètes de la physique de Hobbes
Le problème de la cohésion En 1671, Leibniz souhaite s’introduire dans le milieu scientifique de l’époque avec deux essais, la Theoria Motus Abstracti qu’il dédie à l’Académie des sciences de Paris et l’Hypothesis physica nova qu’il dédie à la Royal Society de Londres. Dans le premier essai il pose les fondements d’une physique complète qu’il s’efforce de développer dans le second. Au fond de l’intérêt leibnizien, il y a le problème de la cohésion, c’est-à-dire de la possibilité de rendre raison de façon mécanique du fait que les corps, bien que composés d’innombrables parties, restent ensemble et s’opposent à leur désagrégation. Leibniz choisit de réfuter dès le début la solution cartésienne à ce problème et s’oriente plutôt vers le modèle physique que Hobbes avait proposé dans son De Corpore de 1655. En 1671, Leibniz prenait également contact avec Spinoza. Entre autres, il lui signale son Hypothesis physica nova. Spinoza semblait assez curieux à propos de l’ouvrage de Leibniz et lui demandait de le lui envoyer. Il ne paraît pas exister de preuves que Spinoza ait finalement reçu l’opuscule leibnizien. Cependant, il est très intéressant de s’interroger sur les raisons de cette offre. Spinoza venait de publier le Traité Theologico-Politique et il était en train de retravailler son Éthique. Au cœur de l’ouvrage on trouvera la doctrine de l’individualité, qui pose également un problème analogue à celui de la cohésion physique. Et si Spinoza connait très bien la politique de Hobbes, une attention aiguë à son ébauche de physique nous montre à nouveau des aspects hobbesiens1. Cependant, il est toujours très difficile de bien discerner les éléments qui témoignent d’un travail sur la physique hobbesienne de ceux qui semblent plutôt une reprise de la physique cartésienne. Dans ce chapitre, je me propose de comparer l’usage que Leibniz et Spinoza – l’un de façon explicite, l’autre de façon implicite – font de la physique du De Corpore. Mon but est d’étudier à la fois la réception de cette physique parmi le milieu savant et, de façon indirecte, plus particulièrement le rapport avec Spinoza. Le parallèle avec Leibniz nous aidera à localiser les éléments qui paraissaient plus féconds à
1 Voir à ce propos les contributions de Theo Verbeek et Cristina Santinelli dans ce volume. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 115-130 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128519
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Spinoza dans la physique de Hobbes, et les aspects, au contraire, qui lui semblaient plus difficiles à accepter. Si la liaison entre Hobbes et Spinoza va devenir un lieu commun des réfutations qui seront dirigées contre les deux philosophes dans la deuxième moitié du xviie siècle, cette prétendue convergence dans la réception de leur pensée risque de nous cacher quels pouvaient être les éléments de divergence, surtout sur un terrain aussi peu exploré que celui de la physique. De ce point de vue, j’aimerais démontrer avec l’exemple contemporain et parallèle de Leibniz que la physique du De Corpore constituait à la fois une alternative valable pour ceux qui voulaient se détacher de la physique cartésienne – et notamment de l’assimilation de l’essence des corps à l’étendue géométrique –, mais aussi un outil conceptuel que l’on ne pouvait employer sans y apporter de profonds changements dans son sens général et dans son fonctionnement théorique. D’un point de vue plus général, il s’agit d’éclaircir ici un morceau limité mais central dans la plus vaste controverse qui agite les philosophes de l’âge classique : comment peut-on développer une conception de la nature à la fois mécaniste et satisfaisante (cela ne va pas de soi !)2 ? En étudiant le dialogue indirect mais précis entre Spinoza, Leibniz et Hobbes sur le thème de la cohésion physique, on peut bien apercevoir que la solution proposée par Descartes n’était pas considérée comme satisfaisante. Leibniz et Spinoza regardent donc la physique du De Corpore comme un point de départ préférable. Néanmoins, ils regardent aussi (bien que pour des raisons tout-à-fait différentes) autant Descartes que Hobbes lui-même comme incapables de produire une conception de la réalité physique qui puisse rendre compte de son activité intrinsèque. Comme l’étude de toutes les controverses le montre, les philosophes sont assez difficiles à satisfaire. Néanmoins, cette étude nous donne une clé pour nous placer au milieu du réseau conceptuel et dialogique de la philosophie naturelle du xviie siècle, et mieux les comprendre. Je vais procéder en trois étapes : d’abord je vais exposer les fondements de cette première ébauche de la physique leibnizienne. Pour ce faire, je vais mettre de côté le texte de l’Hypothesis Physica Nova en tant que telle, pour me concentrer sur des passages de la Correspondance de Leibniz avec Hobbes et Oldenburg aussi bien que sur la Theoria Motus Abstracti3. Ces textes, en effet, nous fournissent les prémisses générales de l’entreprise développée de façon plus détaillée dans l’Hypothesis. Ensuite, je vais rappeler certains éléments de l’abrégé de physique de Spinoza, pour conclure sur les convergences et les divergences autant entre Spinoza et Leibniz, qu’entre Spinoza et Hobbes. Je vais beaucoup simplifier en ce qui concerne les détails physiques pour mieux mettre en évidence les points majeurs de cette comparaison.
2 Sur la méthode (intertextuelle et décentrée) nécessaire à l’étude de l’histoire des idées par le bais de l’étude des controverses, voir M. Laerke, Les Lumières de Leibniz : Controverses avec Huet, Bayle, Régis et More, Paris, Classiques Garnier, 2015. 3 Sur la physique du jeune Leibniz, voir : P. Beeley, « Mathematics and nature in Leibniz’s early philosophy », in S. Brown (dir.), The Young Leibniz and his Philosophy, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1999, p. 123-145 ; parmi les commentaires plus étendus voir F. Duchesneau, La dynamique de Leibniz, Paris, Vrin, 1994, p. 15-94.
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Leibniz lecteur de Hobbes A partir de Ferdinand Tönnies jusqu’à Dan Garber, beaucoup d’interprètes ont signalé la dérivation « hobbesienne » de l’Hypothesis de Leibniz4. Il semble toutefois préférable de distinguer quatre aspects selon lesquels il faut caractériser différemment le rapport de Leibniz à Hobbes : (a) les problèmes communs que Leibniz reprend de Hobbes, (b) les ennemis qu’il partage avec le philosophe anglais, (c) les éléments qu’il reprend de façon positive et (d) ceux qu’il réfute. (a) Pour ce qui concerne les problèmes, celui de la cohésion est particulièrement délicat dans la physique du xviie siècle. Il s’agit d’expliquer en termes mécaniques pourquoi les corps restent unis, c’est-à-dire quelle est la raison qui tient ensemble leurs parties. En effet, si on admet la divisibilité à l’infinie de l’étendue, on risque de rester avec une « arena sine calce5 ». Il faudra donc trouver un principe de cohésion qui puisse expliquer ce qui tient ensemble les innombrables parties dont chaque corps est composé. D’autre part, partager la thèse atomiste – et donc postuler dès le début des corps indivisibles et absolument cohérents – ne signifie pas résoudre la question, mais l’éviter. Pour comprendre le rapport entre Hobbes et Leibniz sur ce problème il faut très brièvement rappeler le cœur de la physique hobbesienne6. D’après Hobbes, tous les phénomènes physiques doivent être expliqués en termes de mouvement. Le mouvement reste en effet le concept fondamental de la physique hobbesienne et la véritable essence des corps. De ce point de vue, le mouvement a aussi la priorité sur l’étendue. Hobbes propose deux arguments pour justifier cette position. D’abord on a un argument ontologique : on doit définir les choses par leur cause génétique, et la cause génétique de tout ce qui est étendu est le mouvement de quelque chose. Dans le cas le plus simple, celui de la ligne, sa cause génétique est en effet le mouvement d’un corps dont on ne considère aucune dimension, c’est-à-dire un point au sens hobbesien. En ce sens, on peut faire abstraction de l’étendue en tant que telle, mais jamais du mouvement. Quand on arrive à considérer uniquement le mouvement dans un espace moindre que tout espace assignable, on a ce que Hobbes appelle le conatus. On a aussi un argument épistémologique pour démontrer la priorité du mouvement sur l’étendue. D’après Hobbes, être corps implique être quelque chose perçu dans
4 Voir F. Tönnies, « Leibniz und Hobbes », in E. G. Jacoby (dir.), Studien zur Philosophie und Gesellschaftslehre im 17. Jahrhundert, Stuttgart-Bad-Cannstatt, Fromman-Holzboog, 1975 ; D. Garber, Leibniz: Body, Substance, Monad, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 13-40. 5 Tous les textes des lettres de Leibniz citées dans ce chapitre sont pris de G. W. Leibniz, Philosophischer Briefwechsel, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle der Universität Münster, Erster Band, 1663-1685, Zweite, Neuberarbeitete und erweiterte Auflage 2006. Lettre n. 28, Leibniz à Oldenburg, 28 Septembre 1670, p. 103-104 : « et utrumque quiescet reductum in arenam sine calce (corpora enim quiescentia nihil aliud sunt quam mera puncta sine unione, sine lineis, sine superficiebus nisi spatii cui insunt) ». 6 Sur la physique hobbesienne et ses fondements, voir : F. Brandt, Thomas Hobbes’ Mechanical conception of nature, Copenhague, Levin & Munksgaard, 1928 ; A. Gargani, Hobbes e la scienza, Turin, Einaudi, 1971 ; D. Jesseph, Squaring the Circle. The War between Hobbes and Wallis, Chicago et London, The University of Chicago Press, 1999 ; Id., « Hobbesian Mechanics », Oxford Studies in Early Modern Philosophy, 3, 2006, p. 119-152.
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l’espace. Mais on ne peut pas être perçu à moins d’exercer une certaine modification sur les organes des sens et cette influence doit se réaliser en termes de mouvement des parties composantes. Donc on peut percevoir uniquement les corps qui ont un certain mouvement. Mais si on peut avoir un corps uniquement s’il est perçu dans l’espace et s’il peut être perçu uniquement pour les effets mécaniques qu’il produit, il s’ensuit qu’on peut considérer quelque chose comme un corps uniquement en fonction de son mouvement. De façon plus particulière, Hobbes réduit le phénomène de cohésion aussi à un genre de mouvement. Hobbes donnait sa solution au chapitre 28, § 5 du De Corpore7 : durum ex eo cognoscimus, quod, cum corporis alicujus partem quam tangimus ulterius volumus propellere, nisi toto simul propulso frustra volumus. […] Definimus ergo durum esse corpus illud, cujus pars moveri sensibiliter nulla potest, nisi moto toto. Quod ergo molle vel fluidum est, fieri durum ab alia causa non potest, nisi a motu tali, ut partes plures motum partis unius cujuslibet, simul omnes ipsi resistentes, impediant. (DCp28, 5) D’après Hobbes, être dur (c’est-à-dire, avoir de la cohésion interne) signifie que les parties d’un corps ne peuvent pas être déplacées indépendamment l’une de l’autre, mais que toutes ses parties se déplacent ensemble. Tout corps peut devenir dur si ses parties ont un mouvement tel qu’elles opposeront une résistance au déplacement d’une partie spécifique indépendamment des autres. Or, Leibniz, en écrivant à Hobbes pour lui présenter son Hypothèse, lui explique aussi ses raisons d’insatisfaction : fateor me haesisse, maxime autem in eo quod causam consistentiae, seu quod idem est cohaesionis in rebus liquidam redditam non deprehendi. Nam si Reactio, ut alicubi innuere videris, ejus rei unica causa est, cum reactio sit motus in oppositum impingentis, impactus autem oppositum sui non producat, erit reactio etiam sine impactu. Reactio autem est motus partium corporis a centro ad circumferentiam; ille motus aut non impeditur, et tunc exibunt partes corporis, et ita corpus suum deserent, quod est contra experientiam; aut impeditur, et tunc cessabit motus reactionis nisi externo auxilio, quale nullum hic commode reperias, resuscitetur. […] Ego crediderim ad cohaesionem corporum efficiendam sufficere partium conatum ad se invicem, seu motum quo una aliam premit8. Donc, ce que Leibniz n’accepte pas de la conception hobbesienne de la cohésion est sa définition en termes de réaction uniquement. En effet, si on suit Hobbes sur ce point, on devrait admettre que la réaction d’un corps – et donc la cause qui le rend un ou qui en unifie les parties – doit lui arriver de l’extérieur9. Au contraire, l’idée de Leibniz c’est de faire de la cohésion toujours un effet d’un certain genre de mouvement, mais en même temps une propriété intrinsèque du corps, qui ne nécessite pas un support qui vienne de l’extérieur.
7 Tous les textes du De Corpore suivent l’édition Molesworth : Thomae Hobbes Malmesburiensis Opera philosophica quae latine scripsit omnia : in unum corpus nunc primum collecta studio et labore Gulielmi Molesworth, apud J. Bohn, 1839. 8 Lettre n. 25, Leibniz à Hobbes, 13/23 Juillet 1670, p. 92-93. 9 Suivant DCp9, 7 : tout mouvement procède de l’extérieur, donc celui de la réaction aussi.
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(b) Évidemment, l’ennemi commun de Hobbes et de Leibniz paraît être Descartes. Les deux philosophes sont d’accord pour se détacher de la définition cartésienne de la cohésion comme transport simultané des parties ou comme repos réciproque. En écrivant à Oldenburg pour lui présenter son Hypothèse, Leibniz est très clair sur ce point : Agnoscebam facile, necessariam esse aliquam in rebus cohaesionem ad Oeconomiam rerum; sed unde ea fieret, exputare mecum non poteram. Plerique Philosophi tanti momenti rem ne tetigerunt quidem; ipse Cartesius cum varia corpuscula et ex eorum collisu ramenta facta supponit, non reddit rationem cur ista corpuscula consistant, nec ad quemlibet impulsum divellantur10. Il n’est pas exclu que Descartes ne soit pas le seul ennemi commun. Oldenburg avait aussi transmis l’Hypothèse de Leibniz à Wallis et celui-ci lui avait reproché : Fundamentum Hypotheseos novae petit ex Abstracta sua motus Theoria […], nempe, Quod nulla sit cohaesio quiescentis, sed omnis consistentia seu cohaesio oriatur a motu, §. 7. […] Contra vero, Honoratissus Boylius Consistentiam in particularum quiete, et Fluiditatem in earundem continuo motu, collocat11. Évidemment, Leibniz prend soin de montrer qu’il n’y a aucune opposition entre sa position et celle de Boyle, mais il le fait en démontrant que Boyle n’aurait pas pu soutenir une thèse ainsi nette sur le problème de la cohésion. C’est-à-dire que Leibniz ne se sent pas d’aller contre l’autorité de Boyle, parce qu’il considère inenvisageable que Boyle puisse (ou ait pu) penser quelque chose de contraire à sa propre Hypothèse : Video, eum potissimum subsistere in hac propositione: nulla est cohaesio quiescentis. Fateor, Cartesium alia omnia sentire, cui videtur corporibus ad cohaesionis firmitatem nullo alio Glutine opus esse praeter quietem. Ego contra; hoc Gluten esse motum. Sententia Illustrissimi Boylii de fluiditate et firmitate non difficulter, opinor, conciliabitur meae. Fateor ego, motu res fieri fluidas, quiete firmas; sed motu irregulari vario, crasso externo, perturbante proprium intestinum, quo cessante restituitur intestinus, id est quies sensibilis, seu potius motus insensibilis conspirans. Recte dubitat ipsemet Boylius, an detur absoluta quies in corporibus: Consistentiam ergo a quiete oriri, certum ei esse non potest. Imo, ne quid dissimulem, quanto rem considero profundius, tanto persuadeor magis, nullam esse quietem absolutam in corporibus, et quod a nobis appellatur corpus quiescens, id in rei veritate esse spatium vacuum, quicquid dissentiant Cartesiani. Hinc infero, ad essentiam corporis requiri aliud aliquid quam extensionem (id est magnitudinem et figuram), alioquin a spatio non differet12. Il faut remarquer cette opposition à Boyle, parce qu’on connait très bien la polémique engagée par Hobbes à l’égard du Naturaliste Anglais peu d’années avant13.
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Lettre n. 28, Leibniz à Oldenburg, 28 Septembre 1670, p. 102. Lettre n. 68, Oldenburg à Leibniz, 12 Juin 1671, p. 218. Lettre n. 86, Leibniz à Oldenburg, 15/25 Octobre 1671, p. 271. Sur la controverse entre Hobbes et Boyle voir l’étude classique : S. Shapin et S. Schaffer, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle, and the experimental life, Princeton, Princeton University Press, 1985.
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Leibniz fait référence dans sa lettre à l’appendice que Boyle avait ajouté à ses Certain Physiological Essays, c’est-à-dire l’essai Of the Absolute Rest in Bodies (1669). Dans cet essai, Boyle avançait, de façon très prudente comme d’habitude, l’hypothèse qu’un repos absolu n’existait pas. Ce faisant, il se rapprochait d’une position que Hobbes avait bien soulignée dans son approche anticartésienne mais qui sera reprise aussi par les cartésiens les plus illustres, comme Malebranche. Si les ennemis de Hobbes étaient donc Descartes et Boyle, bien que pour des raisons différentes, Leibniz prend soin de marquer son opposition à Descartes uniquement, mais en montrant que Boyle aussi, en fin de compte, ne pourrait pas avoir raison contre Hobbes sur ce point. (c)Voilà donc les éléments que Leibniz reprend dans son Hypothèse pour expliquer la cohésion des corps. D’abord, il réfute avec Hobbes que l’essence des corps soit l’étendue uniquement et il accepte avec lui la priorité du mouvement. Donc, il essaie d’expliquer, suivant Hobbes, la cohésion en termes de mouvements et donc de conatus des corps. Comme il le résume dans sa lettre à Oldenburg déjà citée : rectissime Aristoteles contigua definit, quorum termini sunt simul, et continua quorum termini sunt unum. Quorum igitur termini unum sunt, ea connexa ac sibi cohaerentia sunt, quamdiu perdurat terminorum unitas. Sed quomodo effici potest ut duorum corporum termini sint unum, et quomodo rursus ex uno eoque indivisibili (termini enim rerum indivisibiles sunt) possunt fieri duo, ad res tum connectendas, tum dissolvendas? Haec pendent ex subtilissima contemplatione de natura puncti seu indivisibilium, ex qua pleraque miracula in rebus naturalibus oriuntur. Statuo igitur: quaecunque ita moventur ut unum in alterius locum subire conetur, ea durante conatu inter se cohaerent. Conatus enim, rectissime observante Hobbio, est initium motus, seu id in motu, quod in linea punctum. Si igitur unum conatur intrare in locum alterius, alterumque (ne detur penetratio dimensionum) ex eo expellere, sequitur ut primo momento temporis jam sit in primo puncto loci, quem intrat, extremo puncto suo ingressum; sed eodem primo momento alterum, expellendum, nondum est egressum; duo igitur puncta seu extremitates corporis, expellentis et impulsi, se penetrant (datur enim punctorum, non corporum, penetratio) et proinde unum sunt14. Leibniz procède de façon assez étonnante. Il reprend la définition aristotélicienne de la continuité et il essaie de trouver les causes physiques qui puissent satisfaire à cette définition. Ce faisant, il accepte le concept hobbesien de conatus comme début du mouvement mais en même temps il réfute la définition hobbesienne du point. Comme il le dit très clairement au début de sa Theoria Motus Abstracti15 : § 5. Punctum non est, cujus pars nulla est, nec cujus pars non consideratur; sed cujus extensio nulla est, seu cujus partes sunt indistantes, cujus magnitudo est inconsiderabilis, insassignabilis, minor quam quae ratione nisi infinita ad aliam sensibilem exponi possit,
14 Lettre n. 28, Leibniz à Oldenburg, 28 Septembre 1670, p. 103. 15 Les textes de l’Hypothesis et de la Theoria de Leibniz sont reproduits suivant l’édition de l’Académie de Berlin (Sämtliche Schriften und Briefe, Deutsche Akademie der Wissenschaften zu Berlin) serie 6, vol. 2, p. 219-276.
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minor quam quae dari potest : atque hoc est fundamentum Methodi Cavalerianae, quo ejus veritas evidenter demonstrator, ut cogitentur quaedam ut sic dicam rudimenta seu initia linearum figurarumque qualibet dabili minora. Selon Leibniz, le conatus est authentiquement quelque chose qui n’occupe pas de place. En ce sens, il est tout à fait contraire aux fondements et aux définitions hobbesiennes. Si Leibniz explique très clairement à Oldenbourg pourquoi il va modifier en ce sens la conception hobbesienne, il faut remarquer que sa solution ne reste pas sans ses difficultés. La clé de la solution leibnizienne est bien exprimée dans l’énoncé : « quaecunque ita moventur ut unum in alterius locum subire conetur, ea durante conatu inter se cohaerent » (toutes choses qui s’efforcent de se mouvoir d’une place à l’autre doivent avoir une cohésion entre elle pendant cet effort). Cette thèse s’appuie sur deux suppositions préalables. D’abord, comme nous venons de le voir, il faut bien que les points n’aient pas d’étendue mais soient des indivisibles non-étendus. Deuxièmement, il faut que le mouvement ne soit pas une simple translation comme le voulait Descartes, mais qu’il ait à chaque instant un conatus par lequel il s’efforce d’entrer dans le lieu ultérieur. Autrement dit, un corps en mouvement n’est jamais dans un lieu à chaque instant, mais à chaque instant est en train d’abandonner le lieu précédent et de rentrer dans le lieu ultérieur. Or, si on admet le plein, le mouvement de n’importe quelle partie de matière implique qu’à chaque instant cette partie s’efforce de prendre la place de la partie adjacente et elle prend réellement sa place dans la mesure où son extrémité est un point non-étendu et donc pénétrable. En ce sens, Leibniz explique la cohésion et la dureté en admettant pour tout corps en général un degré minimal au moins d’élasticité. L’univers leibnizien décrit par cette première ébauche de physique, en effet, exclut qu’il puisse y avoir des corps absolument impénétrables ou absolument durs – comme c’était le cas dans l’univers cartésien. Au contraire, tout corps est toujours sujet à être pénétré de façon au moins infinitésimale lorsqu’il subit le choc des autres corps dans lesquels il est plongé. Comme Leibniz l’énonce dans sa Theoria Motus Abstracti : § 10. Conatus est ad motum, ut punctum ad spatium, seu ut unum ad infinitum, est enim initium finisque motus16. § 11. Unde quicquid movetur, quantumcunque debiliter, quantumcunque etiam sit obstaculum, conatum per omnia obstantia in pleno propagabit in infinitum, ac proinde omnibus aliis imprimet conatum suum: neque enim negari potest, quin pergere etiam cum desinit, saltem conetur; ac proinde conetur seu quod idem est, incipiat obstantia quantacunque movere, etsi ab iis superetur17. § 13. Unum corporis moti punctum tempore conatus seu minore quam quod dari potest, est in pluribus locis seu punctis spatii, id est, implebit partem spatii se majorem, vel majorem quam implet quiescens, aut tardius motum, aut conans in unam tantum plagam. […]
16 Cf. DCp15, 2. 17 Cf. DCp15, 7.
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§ 14. Sed et omnino quicquid movetur, non est unquam in uno loco, dum movetur, ne istanti quidem seu tempore minimo, quia quod in tempore movetur, in instanti conatur seu incipit desinitque moveri, id est locum mutare18. Il s’en suit le fondement de la cohésion : § 15. Contra, tempore impulsus, impactus, concursus, duo corporum extrema seu puncta se penetrant, seu sunt in eodem spatii puncto : cum enim concurrentium alterum in alterius locum conetur, incipiet in eo esse, id est incipiet penetrare, vel uniri. Conatus enim est initium, penetratio, unio ; sunt igitur in initio unionis, seu eorum termini sunt unum, § 16. Ergo corpora, quae se premunt vel impellunt, cohaerent: nam eorum termini unum sunt. La force de cette solution est en même temps son aspect paradoxal. La difficulté réside dans le fait que le conatus leibnizien n’a pas d’étendue, mais il doit également être un mouvement et tout mouvement est toujours étendu sur plusieurs positions en même temps. On voit bien les raisons de Leibniz pour conserver le conatus comme principe de son Hypothèse : c’est en expliquant la cohésion avec le mouvement qu’on peut se détacher de la solution cartésienne qui, au contraire, donnait la priorité à l’étendue et admettait le repos absolu. L’insistance sur le caractère continu du mouvement est typique de la philosophie première de Hobbes, à laquelle Leibniz évidemment souscrit. En même temps, Leibniz aimerait expliquer la cohésion non comme une simple réaction, comme c’était le cas chez Hobbes, mais comme un effet intrinsèque des corps. Pour ce faire il reprend la définition aristotélicienne du continu, mais il a besoin de postuler que les points ne sont pas étendus afin de pouvoir admettre une compénétration des parties. Il s’en suit, paradoxalement, que le conatus est le mouvement dans un point non-étendu qui en même temps s’étend d’un lieu à l’autre en tant qu’il implique un mouvement – ce qui est une contradiction19. Si les raisons qui déterminent le choix leibnizien sont claires, sa solution ne semble pas entièrement cohérente. (d) Jusqu’ici on a déjà rencontré plusieurs points où Leibniz semble s’opposer à Hobbes. Cependant il faut mieux discerner les raisons de sa critique. Apparemment,
18 Cf. DCp8, 11. 19 F. Duchesneau, remarque bien d’autres paradoxes dans la Theoria motus abstracti. Cependant, il ne souligne pas la difficulté qui nous avons signalée ici et il écrit au contraire : « c’est pour rendre raison du commencement ou de la fin du mouvement que l’on doit supposer des ingrédients ultimes d’espace, de temps et de mouvement. Pour l’espace, cet ingrédient est un “inextensif ” ayant, par juxtaposition avec d’autres inextensifs en nombre infini, le pouvoir d’engendrer une étendue finie. Parce que l’étendue de ce point physique est incommensurable à toute grandeur assignable, mais qu’en même temps elle possède la caractéristique ontologique de toute étendue réalisée, savoir le fait de comporter des parties juxtaposées, ses parties intégrantes sont dites “indistantes”, signifiant par là le caractère ultime de la division qui permettait d’obtenir de tels points » (La dynamique de Leibniz, op. cit., p. 58). Cela est très fidèle à ce que dit Leibniz, mais ne l’explique pas. En effet, si on admet des inextensifs ayant des parties indistinctes, on ne comprend pas comment on pourrait identifier ces inextensifs avec les conatus, étant donné que le conatus engendre toujours un mouvement et le mouvement est toujours d’un lieu à l’autre, c’est-à-dire implique toujours des parties réellement distinctes.
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Leibniz semble uniquement corriger certains aspects de la physique hobbesienne qui lui semble incapable d’expliquer le phénomène de la cohésion. De ce point de vue, s’il y a une critique leibnizienne, elle n’est pas une réfutation de Hobbes et n’est donc pas non plus un véritable élément d’opposition. Le point de contraste, il faut le chercher dans le projet général de Leibniz qui nous permet d’apprécier l’usage uniquement instrumental qu’il fait de la physique du De Corpore. L’objection qui réside au fond du discours leibnizien est que la cohésion ne peut pas être une réaction. La réaction présuppose en effet qu’il y a déjà des corps bien formés, mais la cohésion apparaît à Leibniz comme la condition de possibilité pour l’existence de tout corps. Il s’ensuit que la cohésion ne peut pas être un simple effet, parmi d’autres, mais doit être le présupposé qui rend tout corps capable de produire ses effets. C’est pourquoi la cohésion ne peut pas être une réaction, mais doit dépendre de quelque chose d’intrinsèque aux corps. En ce sens, la cohésion doit être une action du corps lui-même. Tous les changements que Leibniz apporte à la physique hobbesienne ont pour but de justifier cette réinterprétation de la cohésion en termes d’activité. Il s’agit d’un point très important. D’après Hobbes, en effet, non seulement la cohésion mais tout phénomène est toujours une réaction, c’est-à-dire le résultat de l’interaction entre plusieurs corps. Proprement, un corps en tant que tel n’est jamais cause entière de quoi que ce soit : quemadmodum, causam efficientem, et materialem per se ipsas ostendimus esse partes tantum causae integrae, nec nisi conjunctas effectum producere, sic quoque potentia activa et passiva partes tantum sunt potentiae plenae, et integrae, nec poterit ex iis actus educi, nisi conjunctis ; ideoque potentiae illae, ut diximus […], dicuntur potentiae cum hac conditione, posse scilicet agens, si modo patienti applicetur, et posse patiens, si modo agenti applicetur ; aliter neutrum quicquam posse, neque ergo accidentia, quae in illis sunt, potentiae proprie loquendo dici possunt ; neque actus aliquis possibilis dici propter potentiam solius agentis aut solius patientis. (DCp10, 3) Suivant Hobbes, la puissance active et la puissance passive ne sont rien d’autre que des parties de la cause entière qui embrasse les deux. En tant que telles, ni la puissance active ni la puissance passive n’ont aucun pouvoir causal indépendant du système qu’elles forment ensemble. Pour le dire autrement, selon Hobbes c’est uniquement dans l’union de l’agent et du patient dans la cause entière que réside le pouvoir causal. Ce pouvoir n’est pas le résultat d’une simple addition des pouvoirs partiaux de l’agent et du patient. En tant que parties considérées indépendamment l’une de l’autre, ni l’agent ni le patient n’ont de pouvoir causal. Pour le dire avec une terminologie empruntée aux sciences d’aujourd’hui, Hobbes regarde le pouvoir causal comme une propriété émergente par rapport à ses parties constituantes. Pour Leibniz, au contraire, le corps doit être responsable de sa cohésion, parce que c’est grâce à sa cohésion qu’il peut interagir avec d’autres corps. En ce sens, la possibilité pour les corps d’être actifs en eux-mêmes reste au centre de l’intérêt leibnizien. De ce point de vue, la référence à Aristote ne doit pas nous étonner. La théorie de la cause entière de Hobbes n’est pas étrangère aux débats scolastiques et
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aristotéliciens20. L’originalité de la position de Hobbes dépend plutôt de la radicalité de sa définition, suivant laquelle ce sont uniquement les systèmes et jamais les corps finis en eux-mêmes qui peuvent être actifs. Au contraire, Leibniz part d’une inspiration aristotélicienne à propos de la définition de la cohésion comme continuité et arrive à récupérer l’activité intrinsèque des corps finis, typique de l’approche aristotélicienne de la physique. Il y a de nombreuses raisons pour imaginer que Spinoza aussi aurait pu être d’accord sur plusieurs points avec Leibniz. Spinoza et le problème de l’individu
Nous allons suivre le même ordre d’enquête à propos de Spinoza, pour mieux saisir convergences et divergences avec l’usage leibnizien de la physique de Hobbes. (a) Pour ce qui concerne la problématique de départ, Spinoza aussi s’intéresse à la question de la divisibilité de l’étendue et donc de ce qui unifie les corps. Cependant, dans le Court Traité comme dans l’Éthique, ce sujet n’est pas abordé pour lui-même mais toujours à l’intérieur d’une discussion plus large. Pour ce qui concerne le problème de la divisibilité, il s’agit, pour Spinoza, d’une question très pressante qu’il doit résoudre pour justifier l’attribution à Dieu de l’attribut étendue. De ce point de vue, sa position reste assez constante entre le Court Traité et l’Éthique : Spinoza admet la divisibilité infinie de l’étendue uniquement pour ce qui concerne les modes et non pour l’attribut en tant que tel. Dans le Court Traité, et plus tard dans une lettre à Tschirnhaus (Lettre 81 et 83), il affirme qu’on ne peut pas entendre l’étendue comme moles quiescens mais il faut admettre que le mouvement et le repos sont deux modifications immédiates de sa nature. Il s’ensuit que le mouvement doit être conçu comme constitutif de la nature de l’étendue et, évidemment, qu’il ne peut pas y avoir un repos absolu, mais toujours du mouvement-repos. Cependant, cette discussion ne nous dit pas encore ce qui produit l’unité ou la cohésion des corps finis. Dans l’Éthique c’est surtout le prétendu abrégé de physique (Éthique II, prop. 13, sc.) qui répond à cette question. Spinoza admet deux catégories de corps : les corps très simples, qui sont distingués entre eux uniquement en termes cinétiques, et les individus. Comme il le dit dans sa définition, on a deux conditions pour avoir un individu : cum corpora aliquot ejusdem, aut diversae magnitudinis a reliquis ita coercentur, ut invicem incumbant, vel si eodem, aut diversis celeritatis gradibus moventur, ut motus suos invicem certa quadam ratione communicent, illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod a reliquis per hanc corporum unionem distinguitur (Éthique II, prop. 13, def).
20 Sur les sources aristotéliciennes de la pensée de Hobbes, voir C. Leijenhorst, The mechanisation of Aristotelianism. The late Aristotelian setting of Thomas Hobbes’ natural philosophy, Leyde, Brill, 2002.
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L’union qui produit l’individu est donc réalisée à deux conditions : la contrainte par d’autres corps – a reliquis ita coercentur ut invicem incumbat – ou bien (vel), la communication du mouvement des corps composants selon une certaine proportion ou rapport – motus suos invicem certa quadam ratione communicent. Il nous semble important de remarquer que cette dualité est bien fondée sur l’axiome 1 sur lequel s’ouvre l’abrégé de physique : « tous les corps sont soit [vel] en mouvement, soit [vel] en repos » (Éthique II, prop. 13, ax. 1). Or, dans le cas des corps en repos, ces corps ne peuvent pas s’unir spontanément : étant en repos, il faut que ce soient d’autres corps – reliquis – qui les rassemblent. Au contraire, si les corps sont en mouvement, leur unité requiert qu’ils se communiquent leur mouvement selon un certain rapport déterminé. Pour le problème qui nous occupe maintenant, on peut discerner deux aspects à confronter avec Hobbes, c’est-à-dire le rôle de la pression des ambiants et la conservation d’une proportion dans la communication des mouvements des parties. La pression des ambiants est une cause de cohésion expressément réfutée par Descartes, mais admise par Boyle dans ses Certain Physiological Essays21. Pour notre discours, il faut remarquer que ce qui contraint les parties de l’individu à adhérer les unes aux autres, c’est le mouvement par lequel les corps externes les poussent les unes contre les autres. Dans ce contexte, donc, la pression exercée sur les parties au repos implique elle aussi un type de mouvement. Spinoza ne précise pas de quel type est le mouvement requis, et probablement sa définition vise à rester assez large pour pouvoir en considérer plusieurs. Pour l’instant, il suffit de se demander si cette condition est cohérente avec la position de Hobbes. Comme nous venons de le voir, Hobbes considère que la cause de la dureté est un mouvement de résistance telle que les parties s’empêchent les unes les autres, c’est-à-dire opposent une résistance à tout mouvement qui voudrait en détacher une. Par exemple, après avoir donné sa définition de la dureté, Hobbes explique la cause qui transforme l’eau en glace : ventus, qui aquas summas compellit, simulque aliquantum elevat, earum conatum ad centrum terrae impediens. A conatu autem ad centrum terrae, conjuncto cum conatu venti modo dicti, fit particularum aquae summarum compressio, et conglobatio in grumos ; unde summa aqua cutescit, durescitque. Eodem modo paulo post durescit acqua summae proxima, donec fiat tandem glacies crassa (DCp28, 6). Et peu après, en résumant la même thèse, Hobbes écrit : ostensum est, cap. 28 art. 6 et 7, ubi causa frigoris quaesita est, corpora liquida frigidiora fieri propter aerem ipsis incumbentem, id est, propter constantem ventum ipsa comprimentem (DCp30, 12).
21 Sur la position de Descartes, voir Descartes à Mersenne 15 Novembre 1638 (AT II, 440) et E. Slowik, « Natural Laws and the Problem of Matter in Descartes’ Universe », History of Philosophy Quarterly, 13 (2), 1996, p. 187-204. Sur la discussion entre Boyle et Spinoza à propos de la pression des ambiants, voir A. Sangiacomo, L’essenza del corpo. Spinoza e la scienza delle composizioni, Hildesheim, G. Olms, 2013, p. 76-102.
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Il faut souligner l’usage terminologique synonyme que Hobbes fait des verbes incumbere et comprimere. Si on accepte la même équivalence pour le texte de Spinoza aussi, alors quand on lit dans sa définition de l’individu : « ita coercentur, ut invicem incumbant », on pourrait traduire par « se contraignent de façon telle qu’ils se compriment entre eux ». Mais cette compression est précisément ce qui pour Hobbes transforme un corps liquide comme l’eau en un corps dur comme la glace par le biais de l’opposition des conatus entre les parties contraintes et la cause externe qui s’applique sur elles22. On peut en tirer que la condition posée par Spinoza reste tout à fait cohérente avec la position du De Corpore. A propos du concept de proportion cette convergence est encore plus évidente23. Au contraire de Descartes, qui ne le mentionne jamais dans sa discussion des lois et des règles de la communication du mouvement, il suffit de regarder les chapitres 11-16 du De Corpore pour s’apercevoir que Hobbes – en suivant l’école de Galilée – en fait la clé pour comprendre toutes les interactions physiques. En effet, la théorie des proportions occupe chez Hobbes le même rôle que les règles du choc ont pour la physique cartésienne, c’est-à-dire qu’elle définit les conditions des interactions et des changements physiques. Mais proportion signifie aussi conservation non des termes, mais de leur rapport réciproque, ce qui permet à Spinoza d’en faire la clé pour définir ce qui permet à un individu complexe d’admettre une quantité de changement à l’intérieur tout en conservant sa forme. D’après Spinoza, donc, ce qui unifie les parties d’un individu pour en faire un corps uni, c’est le mouvement – autant celui des corps externes qui compriment les parties constituantes, que celui que ces parties se communiquent entre elles. À ce point, il faut signaler une différence que Spinoza introduit entre le problème de la cohésion – ou union – de l’individu et celui de l’état dur, mou ou fluide que cet individu peut assumer. Après la définition que nous venons de voir, Spinoza écrit : quo partes Individui, vel corporis compositi secundum majores, vel minores superficies sibi invicem incumbunt, eo difficilius, vel facilius cogi possunt, ut situm suum mutent, et consequenter eo difficilius, vel facilius effici potest, ut ipsum Individuum aliam figuram induat. Atque hinc corpora, quorum partes secundum magnas superficies invicem incumbunt, dura, quorum autem partes secundum parvas, mollia, & quorum denique partes inter se moventur, fluida vocabo (Éthique II, prop. 13, ax. 3). Il faut bien signaler qu’être un individu c’est la condition pour être dur, mou ou fluide. Ce que nous venons de voir à propos de ce qui permet à un certain ensemble de parties de s’unifier en un même corps composé, s’applique indifféremment à tout genre d’individu. La distinction d’état physique, au contraire, dépend du type de cohésion qui se réalise, c’est-à-dire qu’on la déduit de la dimension des surfaces selon lesquelles les parties adhèrent les unes aux autres. De ce point de vue, Spinoza distingue entre la cohésion en tant que telle et la dureté. Ce faisant, il peut admettre des individus fluides,
22 Pour une autre lecture de cette définition de Spinoza, voir F. Toto, L’individualità dei corpi. Percorsi nell’Etica di Spinoza, Milan, Mimesis, 2015, p. 63-90. 23 Sur ce point voir A. Sangiacomo, L’essenza del corpo, op. cit., p. 289-306.
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autrement dit, des corps composés qui cependant n’ont pas de dureté, c’est-à-dire qui se tiennent ensemble par la communication du mouvement de leurs parties. En effet, il revient plutôt à Leibniz d’avoir identifié le problème de la cohésion avec celui de la dureté. Comme on l’a noté, Leibniz vise à expliquer quelle est la calx qui tient ensemble l’arena dont la matière est divisée. Pour ce faire, il ne distingue pas entre l’union physique et la dureté en considérant que si un corps n’est pas dur il ne peut pas être uni, c’est-à-dire, il ne peut pas être un corps. Comme nous venons de voir, il s’agit d’une question centrale pour Leibniz dans son Hypothesis et les textes corrélés. Hobbes, pour sa part, n’avait pas posé la question en ces termes – et on pourrait ajouter que Spinoza non plus. La raison de ce souci leibnizien n’est pas difficile à trouver. Le genre de cohésion qui intéresse Leibniz, semble en effet un principe de distinction des corps qui puisse permettre de les considérer en soi, c’est-à-dire comme des choses qui existent en ellesmêmes, voire des substances. Il s’agit d’un aspect qui restait ambigu chez Descartes, que Hobbes n’avait nul intérêt à réclamer et que Spinoza refusait ouvertement. D’ailleurs, nous allons au moins mentionner le fait que Leibniz lui aussi va repenser sa position, en se rendant compte que le problème de l’unité tel qu’il l’envisage ne peut pas avoir une solution physique et donc ne peut pas être résolu par le biais de la cause de la dureté. Pour l’instant, il suffit de remarquer que, sur ce point, la position de Spinoza n’arrive pas à identifier cohésion et dureté, mais considère la dureté comme un état que certains corps – qui ont leur propre cohésion physique – peuvent avoir ou non. Sur ce point, encore une fois, Spinoza reste beaucoup plus proche de Hobbes. (b) Pour ce qui concerne l’ennemi commun, donc, Spinoza, avec Hobbes et Leibniz, partage une attitude critique à l’égard de Descartes. Il ne faut pas exagérer cet aspect, mais une considération adéquate du rapport avec la physique cartésienne nous mènerait trop loin24. Il suffit donc de signaler que sur le point de la cohésion voire de l’unité des corps composés, Spinoza semble d’accord avec Hobbes et Leibniz dans l’exigence de trouver une explication fondée non sur le repos mais sur un certain type de mouvement entre les parties du corps lui-même. (c) Pour ce qui concerne les points que Spinoza reprend de Hobbes, donc, on vient de voir que les conditions qu’il donne pour avoir un individu sont tout à fait cohérentes avec la physique du De Corpore. En général, pour Spinoza – comme pour Leibniz – la nature des corps ne se réduit pas à l’étendue, mais s’exprime plutôt en termes cinétiques, c’est-à-dire se fonde sur le concept du mouvement. (d) Il y a cependant une différence majeure avec la physique hobbesienne, qui porte sur le concept clé du De Corpore, le conatus. On a vu que Leibniz avait l’exigence de repenser le conatus hobbesien pour construire une physique où la cohésion pouvait être conçue comme une propriété ressortissant au corps lui-même, c’est-à-dire non comme une simple réaction mais comme un certain type d’action. On retrouve la même exigence chez Spinoza.
24 À propos du rapport entre la pensée de Spinoza et la physique de Descartes voir A. Sangiacomo, L’essenza del corpo, op. cit., p. 241-275.
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Spinoza est d’accord avec Hobbes sur l’idée que le conatus peut être le concept qui permet une véritable déduction de la nature des passions et donc de faire la liaison entre physique et psychologie. Mais cet accord ne doit pas nous cacher la différence, également fondamentale, entre la façon spinoziste et hobbesienne de concevoir le conatus. En effet, en définissant ce qu’est une chose, Spinoza déjà nous disait que le critère le plus général est un critère causal : per res singulares intelligo res, quae finitae sunt, et determinatam habent existentiam. Quod, si plura individua [of bezonderen Singularia] in una actione ita concurrant, ut omnia simul unius effectus sint causa, eadem omnia eatenus, ut unam rem singularem, considero (Éthique II, def. 7). De ce point de vue, un individu est effectivement un corps parce que sa constitution physique permet à ses parties de produire un même effet. De plus, au tout début de la troisième partie de l’Éthique, Spinoza nous offre une définition d’activité qui va contre celle de cause entière de Hobbes. Étant donné que Spinoza admet la possibilité pour les corps finis comme celui de l’homme d’être actifs, il admet aussi qu’on peut être cause adéquate et donc active sans pour autant être cause entière de ce qui se produit dans la nature. Chez Hobbes, ce concept de cause adéquate – et celui de nature ou essence d’une chose – manquent dans ce sens fort et c’est pourquoi il ne peut pas admettre d’intermédiaire entre la cause entière et l’absence complète de pouvoir causal. La définition spinozienne, au contraire, semble montrer qu’il y a un terme moyen, et ainsi il est également possible pour les choses finies d’être actives bien que leur activité soit toujours limitée25. Cet intérêt spinozien pour la notion d’activité joue un rôle majeur dans la déduction de la doctrine du conatus dans les propositions 6 et 7 de la troisième partie de l’Éthique. Descartes avait reconduit le principe de conservation de l’état à l’immutabilité divine et l’avait érigé en première loi de la nature. Hobbes, de sa part, avait présenté lui aussi une formulation de ce principe de conservation, mais l’avait déduit plutôt du principe de raison suffisante, c’est-à-dire de l’impossibilité qu’un corps puisse avoir en soi-même la raison pour changer d’état26. Spinoza n’ignore pas cette possibilité et dans l’abrégé de physique quand il s’agit de présenter une formulation du principe de conservation strictement physique, il reproduit une démonstration fidèle à Hobbes plutôt qu’à Descartes (Éthique II, lemme 3 et cor.). Cependant, dans sa déduction du conatus proprement dit, Spinoza fait jouer plutôt la puissance divine (Éthique III, prop. 6, dem.) et transforme l’effort de se conserver en puissance de produire ce qui suit de la nature de la chose elle-même. Il faut justement admettre que de la nature d’une chose ne peut pas suivre ce qui détruit la chose – sinon la nature de la chose serait contradictoire. Mais cela implique – et Spinoza fait de cette implication la clé de sa doctrine – que donc chaque chose s’efforce de produire ce qui suit de sa nature,
25 Sur le développement que cette idée trouve dans l’ontologie de l’Éthique, voir A. Sangiacomo, Spinoza on Reason, Passions, and the Supreme Good, Oxford, Oxford University Press, 2019, p. 110-183. 26 Cf. DCp8, 19.
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c’est-à-dire que chaque chose est une modification finie de l’essence infinie de Dieu, qui n’est rien d’autre que sa puissance. De ce point de vue, chaque chose peut bien être cause adéquate et donc agir, dans la mesure où elle s’efforce de produire tout ce qu’il appartient à sa nature de produire27.
Conclusions Spinoza semble partager avec Leibniz la même exigence de défendre une forme d’activité pour les corps finis. Pareillement, il reprend plusieurs éléments typiquement hobbesiens dans son discours sur la nature des corps pour dépasser la définition cartésienne de l’étendue comme moles quiescens. Cependant, pour ce faire, il a besoin comme Leibniz de s’opposer à la tendance, elle aussi typiquement hobbesienne, à nier toute forme d’activité et spontanéité pour les corps finis. Leibniz s’oppose à cet aspect de la physique de Hobbes avec un mélange instable d’éléments aristotéliciens. Spinoza, de son côté, arrive à une solution qui porte plutôt sur un changement de plan : quand il s’agit d’expliquer le principe de tout effort, c’est sur le plan de l’ontologie qu’il faut se placer. Ici, Spinoza trouve les instruments conceptuels pour faire place – dans un cadre qui conserve malgré tout beaucoup d’aspects hobbesiens – au concept de cause adéquate que Hobbes visait à éliminer. Si Leibniz a envoyé à Spinoza son Hypothèse ce n’est pas uniquement pour se faire valoir aux yeux du philosophe. Il connaissait probablement Spinoza pour son exposé de la physique cartésienne (dans la deuxième partie des Principia Philosophiae Cartesianae) mais surtout pour son Tractatus Theologico-Politicus. L’influence de Hobbes sur le TTP est indéniable et manifeste. Leibniz pouvait bien penser que si Spinoza avait pris en compte aussi soigneusement les positions de Hobbes dans son TTP, il pouvait s’intéresser à sa physique aussi et donc pouvait s’intéresser à la façon leibnizienne de la réinterpréter. À cette époque, d’ailleurs, Leibniz semble vouloir faire de Hobbes le même usage que Spinoza, c’est-à-dire utiliser le De Corpore pour s’opposer à la définition cartésienne de l’étendue et bâtir une physique sur la priorité du concept du mouvement. Dans ce projet, il partage avec Spinoza le même souci de « corriger » Hobbes, en ce qu’il avait de contraire à toute forme d’activité pour les corps finis. Dans le développement de sa réflexion, cependant, Leibniz se rendra compte des échecs de son Hypothèse. En particulier, dans le cours des années soixante-dix, il va bientôt apercevoir qu’une solution purement mécaniste au problème de la cohésion peut admettre justement une forme d’activité pour les corps, mais ne peut pas préserver leur nature substantielle28. Ce n’est pas un hasard, en effet, si chez 27 Sur l’ontologie de l’activité ou de la puissance chez Spinoza, voir A. Matheron, « Physique et ontologie chez Spinoza: l’énigmatique réponse à Tschirnhaus », Cahiers Spinoza, 6, 1991, p. 83-109 ; P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005 ; V. Viljanen, Spinoza’s geometry of power, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; et A. Sangiacomo, L’essenza del corpo, op. cit. 28 Sur la façon dont la confrontation avec Spinoza et Hobbes a influencé l’évolution de la pensée leibnizienne, voir C. Wilson, « Atoms, Minds and Vortices in De Summa Rerum », in S. Brown (dir.), The Young Leibniz and his Philosophy, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 1999, p. 223-243.
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Spinoza la réécriture de la physique hobbesienne se fonde sur la démonstration de la nature uniquement modale des corps finis. Mais on sait bien quelle était l’aversion de Leibniz pour cette position. On peut imaginer que, quand il a finalement lu l’Éthique, tous ces scrupules ont été confirmés et son aversion à l’égard de la philosophie spinozienne est devenue définitive. Il s’agit, cependant, d’une histoire qui va bien au-delà de notre sujet. Pour ce qui concerne le rapport entre Spinoza et Hobbes, au contraire, la difficulté principale réside, comme d’habitude chez Spinoza, dans l’extrême pauvreté des références explicites. Le seul concept qui semble emprunté à Hobbes, celui du conatus, a un usage tellement large à l’âge classique qu’il nous fournit à première vue plutôt une fausse piste29. C’est pourquoi l’examen de l’Hypothesis de Leibniz peut nous donner un fil rouge beaucoup plus consistant sur la façon concrète dont la physique hobbesienne, au milieu du xviie siècle, faisait l’objet non seulement de critiques mais de développements. Leibniz, au contraire de Spinoza, est totalement explicite dans l’admission de ses sources et dans la discussion de ce qu’il veut reprendre et ce qu’il veut changer. Si on pose au texte de Spinoza les mêmes questions que Leibniz s’était posées, on constate que Spinoza aussi s’était engagé dans leur résolution. Leibniz avait bien soupçonné cette affinité. Bien qu’il en ait tiré une raison de plus pour réfuter à la fois Hobbes et Spinoza, il s’agit pour nous d’un indice important pour discerner les traces de la considération que Spinoza avait non seulement pour la politique hobbesienne, mais aussi pour son fondement, la physique justement.
29 Sur l’usage de ce concept chez Descartes et chez les scolastiques voir D. Des Chene, Physiologia: natural philosophy in late aristotelian and cartesian thought, Ithaca et Londres, Cornell UP, 1996 ; R. Garau, « Late-scholastic and Cartesian conatus », Intellectual History Review, 24 (4), 2015, p. 479-494.
Filippo Mignini
Hobbes et Spinoza Nature et puissance du vouloir
Introduction Il n’y a pas de doute que Spinoza connaissait Hobbes. Mais qu’est-ce qu’il en connaissait ? Dans la liste des livres présents dans sa chambre au moment de sa mort, figure un exemplaire des Elementa philosophica de cive, édité par Elzevier à Amsterdam en 16471. Sur les différences entre la politique de Hobbes et la sienne, Spinoza répond sans hésitation à J. Jelles le 2 juin 16742. La lecture du De cive pouvait être suffisante pour cette réponse. D’autre part nous savons que les livres appartenant à sa bibliothèque au moment de sa mort ne constituent pas un témoin complet de ses lectures. Plusieurs fois dans ses œuvres il cite des auteurs et des livres qui ne figurent pas dans sa bibliothèque3. En plus, pour ce qui concerne Hobbes, on ne peut pas exclure qu’une connaissance du Léviathan ait été disponible pour lui même avant la publication de la traduction néerlandaise (1667) faite par son ami Abraham van Berkel4. Nous n’avons pas d’autres indices à notre disposition. En tout cas, en examinant concordances et différences entre les doctrines de Hobbes et Spinoza sur la volonté, je ne vise pas à soutenir, en cas de concordance, une dépendance directe de Spinoza par rapport à Hobbes, même si on ne peut pas 1 Patrizia Pozzi, « La biblioteca di Spinoza », in J. M. Lucas et J. Colerus, Le vite di Spinoza, par R. Bordoli, Macerata, Quodlibet, 1994, p. 170. 2 Spinoza, Opera, C. Gebhardt, C. Winters (éd.), Heidelberg, 1925, vol. IV, Ep. 50, p. 238-239 ; Spinoza, Oeuvres, Ch. Appuhn, (éd.), 4, Lettres, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 283. 3 On peut rappeler, par exemple, les citations de l’Arioste, Orlando furioso (TTP, VII, 15) et de Joseph ben Shem Tob, Kebod Elohim (TTP, V, 19), des auteurs qui ne figurent pas dans la liste des livres de Spinoza. 4 La possibilité que Spinoza ait connu, du moins en partie, le Leviathan à partir de 1655, année où A. van Berkel commença à traduire de l’anglais en néerlandais l’œuvre de Hobbes, est soutenue par C. W. Schoneveld, « Holland and the Seventeent-Century Translations of Sir Thomas Browne’s Religio Medici », in J. Van Dorsten (dir.), Ten Studies in Anglo-Dutch Relations, Leiden-Londres, publications of Sir Thomas Brown Institute, 1974, p. 40. On pourrait remarquer, en général, que des études exhaustives sur la diffusion et la connaissance des œuvres de Hobbes aux Pays Bas, en particulier de la part de Spinoza, manquent même dans les deux recueils majeurs dédiés aux rapports entre Hobbes et Spinoza, c’est-à-dire le volume 3 (1987), pp. 27-46, des « Studia Spinozana », Spinoza and Hobbes, qui contient un article de Catherine Secrétan, « La réception de Hobbes aux Pays-Bas au xviie siècle », mais qui ne concerne pas Spinoza, et D. Bostrenghi, Hobbes e Spinoza. Scienza e politica, introduzione di Emilia Giancotti, Naples, Bibliopolis, 1992.
Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 131-146 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128520
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l’exclure, à cause de l’incertitude concernant la lecture spinoziste des œuvres du maître anglais. Je me propose, au-delà de la question de dépendance, de reconnaître convergences et différences comme des éléments significatifs de l’évolution de la pensée occidentale au xviie siècle sur un thème capital comme celui de la volonté humaine. Il n’y a pas de doute que les deux auteurs concordent dans l’impossibilité d’attribuer à Dieu une volonté analogue à celle des hommes. Hobbes et Spinoza nous donnent un démenti vigoureux à la doctrine traditionnelle de la volonté conçue comme une faculté de l’âme. À cet égard, la thèse des deux auteurs exprime un changement radical non seulement par rapport à la tradition scolastique, mais aussi par rapport aux philosophies de Descartes et Bacon. J’ai eu récemment l’occasion d’examiner les doctrines de Hobbes et Spinoza par rapport aux thèmes de la nécessité et de la liberté5. Dans ce travail je me suis aussi intéressé, en passant, au thème de la volonté, comme à d’autres thèmes pour lesquels je renvoyais à un examen ultérieur systématique. Cet article-ci est l’occasion pour accomplir cette promesse pour ce qui concerne la volonté. Je vais donc commencer par l’examen de la doctrine de la volonté de Hobbes, à partir des Elements jusqu’au Leviathan, en passant par les différents textes de Liberté et Nécessité et en comparant le système final de Hobbes à la recherche de Spinoza dans le même domaine. Celle-ci semble évoluer de positions proches de celles de Descartes et de Bacon dans le Tractatus de intellectus emendatione à une doctrine déjà définie et globalement en ligne avec Hobbes dans la Korte Verhandeling, qui est suivie par des confirmations importantes dans l’Éthique, avec quelques développements concernant la relation entre le vouloir et l’appétit.
Nature et puissance de la volonté chez Hobbes Les textes que j’ai examinés se regroupent sur une dizaine d’années, à partir des Éléments jusqu’au Léviathan, en passant par De Cive, Liberté et nécessité, les Questions concernant liberté et nécessité et les Troisièmes Objections aux Méditations de Descartes. Je n’ai pas l’intention, ici, de présenter tout cela ; je me bornerai à reconstruire, en examinant de façon synoptique ces textes, les éléments essentiels. Je prendrai le Léviathan comme texte de référence et j’utiliserai les autres œuvres pour confrontation ou complément. L’examen de la volonté conduit par Hobbes se déroule sous la catégorie générale du mouvement : Il existe chez les animaux deux genres de mouvements qui leur sont propres. L’un est le mouvement vital, qui commence à la génération et se poursuit sans interruption pendant toute la vie : tels sont les mouvements du sang, du pouls, de la respiration, de la digestion, de la nutrition, de l’excrétion, qui n’ont pas besoin de l’aide de l’imagination. L’autre mouvement est dit animal et volontaire : tels
5 F. Mignini, « Liberté et nécessité : Spinoza avec Hobbes », in Y. Ch. Zarka (dir.), Liberté et nécessité chez Hobbes et ses contemporains. Descartes, Cudworth, Spinoza, Leibniz, Paris, Vrin, 2012, p. 81-101.
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sont la marche, la parole et le mouvement des membres, conforme à ce qui avait d’abord été pensé dans l’esprit. Que la sensation soit un mouvement produit dans les organes et dans les parties internes du corps humain par les objets vus, entendus, etc., et que l’imagination [phantasia] soit ce qui subsiste [reliquiae] de ce même mouvement après la sensation, c’est ce qui a été exposé précédemment aux chapitres I et II6. Le fait que Hobbes appelle « volontaire » le mouvement animal ne doit pas nous conduire à un faux jugement, c’est-à-dire à considérer la volonté comme faculté productive du mouvement animal. Comme nous le verrons, la volonté n’est pas à l’origine du mouvement animal, mais, dans un certain sens, à sa fin. Donc, le mouvement animal connaît son origine de façon indépendante et autonome par rapport à la volonté. Il débute par la sensation, qui est un mouvement produit dans les organes et dans les parties internes du corps humain par les objets perçus à travers les organes du sens. Toutefois, puisque la sensation est un mouvement qui dépend de l’extérieur quant à sa constitution même, on peut dire qu’elle désigne le commencement extérieur des mouvements volontaires. Mais puisque les traces des modifications produites dans les organes internes au moyen de la sensation peuvent être conservées par la mémoire et représentées, c’est-à-dire reconstituées dans leur actualité, même en absence de l’objet externe correspondant, par l’imagination, il en suit que celle-ci, l’imagination, « est le premier commencement interne de tous les mouvements volontaires7 ». À vrai dire, l’imagination est le premier commencement des mouvements volontaires considérés dans leur expression extérieure, comme marcher, parler, etc. Mais puisque l’imagination peut agir seulement en présence des mouvements conservés dans les organes internes à partir des sensations, on doit considérer ceux-ci, proprement, comme les premiers commencements internes des mouvements volontaires. Ces petits commencements invisibles des mouvements visibles, grâce à l’intermédiaire de l’imagination, sont appelés par Hobbes endeavor, c’est-à-dire « effort » ou, en latin, conatus8. Celui-ci, qui est en définitive le mouvement produit par la sensation et qui est capable de demeurer dans les organes internes même lorsque l’objet externe a disparu, constitue le vrai commencement du mouvement volontaire. Le conatus peut être donc considéré comme la réponse interne du corps humain à l’affection externe d’un objet donné à travers la sensation. Or, cette réponse, suivant Hobbes, peut être de deux genres : « Cet effort, quand il est dirigé vers ce qui le cause, s’appelle appétit ou désir. Le premier de ces 6 Léviathan, I, 6 ; la citation, ici et par la suite, est tirée de Th. Hobbes, Léviathan, traduit du latin et annoté par F. Tricaud (Parties I, II, III, et Appendice) et M. Pécharman (Partie IV), introduction de M. Pécharman, Paris, Vrin/Dalloz, 2004, p. 49. 7 Ibid. 8 Léviathan, I, 6, p. 50. Sur le lexique du conatus chez Hobbes je renvoie à J. Barnouw, « Le vocabulaire du conatus », in Y. Ch. Zarka (dir.), Hobbes et son vocabulaire, Paris, Vrin, 1992, p. 103-124 ; du même auteur voir aussi « The Psychological sense and moral and political significance of “Endeavor” in Hobbes », in D. Bostrenghi, Hobbes e Spinoza: Scienza e politica, Naples, Bibliopolis, 1992, p. 399-416 ; voir aussi W. Sacksteder, « Speaking about Mind: Endeavor » in Hobbes, The Philosophical Forum, 11, 1979, 1, p. 65-79.
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deux termes est général, le second est souvent restreint à la désignation de quelque appétit particulier comme la faim ou la soif. Et quand c’est un effort pour s’éloigner d’une chose, il se nomme aversion9 ». Dans d’autres passages, le conatus (appétit ou aversion) est appelé par les noms de plaisir ou déplaisir : Ce mouvement, en lequel consiste le plaisir ou la douleur, est également une sollicitation, ou provocation, soit à s’approcher de la chose qui plaît, soit à s’éloigner de la chose qui déplait. Et cette sollicitation est l’effort, ou commencement interne du mouvement animal, qui, lorsque l’objet plaît, est appelé appétit. Lorsqu’il déplait, il est appelé aversion au regard d’un déplaisir présent, mais crainte au regard d’un déplaisir attendu10. Or, il y a un caractère essentiel du conatus qui doit être souligné : c’est précisément son caractère totalement non volontaire, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une réponse corporelle automatique qui exprime la réaction du corps vers ou contre l’objet perçu. Il faut aussi noter que l’imagination, grâce à sa capacité de réactualiser l’objet absent à travers la perception de sa trace, permet au désir et à l’aversion de se réactualiser et de se conserver, même dans une alternance de l’un et de l’autre. Hobbes décrit soigneusement cette alternance puisque c’est précisément en elle que naît ce qu’on appelle volonté : Quand l’appétit, l’aversion, l’espoir, la crainte, naissent alternativement dans l’esprit humain au sujet de la même chose, et que viennent successivement à l’esprit les bonnes et mauvaises conséquences d’une action et d’une abstention, de telle sorte que tantôt nous désirons, tantôt nous fuyons, tantôt nous espérons, tantôt nous craignons, alors, tout cet agrégat de passions, qui se prolonge jusqu’à ce que la chose soit accomplie ou écartée, se nomme délibération11. Dans cette description d’un processus de conatus opposés par rapport au même sujet, il faut remarquer que l’action de « venir à l’esprit » des conséquences différentes de l’action ou de l’abstention n’est pas volontaire ou intentionnelle, mais qu’elle est aussi spontanée et automatique, n’étant rien d’autre que la conscience immédiate de l’alternance de conatus opposés considérés comme également possibles. Sur les choses que nous pensons impossibles, comme sur le passé, qui ne peut pas être changé, il n’y a pas de délibération. Il y a délibération sur des choses impossibles que nous croyons possibles jusqu’au moment où nous les reconnaissons comme impossibles. À ce moment le processus d’alternance de sentiments opposés cesse sur un désir ou sur une aversion, considérés comme actualisables. La « délibération » a obtenu son but, qui est de sortir d’une sorte de liberté subjective et fictive par rapport à l’action possible. À partir du moment où l’action a été délibérée nous sortons de cette apparente liberté et le désir ou l’aversion se configurent comme des actes d’appétition ou de fuite. Cette détermination à agir du dernier désir ou de la dernière aversion
9 Ibid. 10 Th. Hobbes, Éléments de droit naturel et politique, intr., notes, bibliographie, index et traduction par Delphine Thivet, Paris, Vrin, 2010, chap. 7, 2, p. 75. Les citations qui suivent sont tirées de cette édition. 11 Léviathan, I, 6, p. 55.
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s’appelle volonté : « Dans la délibération, le dernier appétit ou la dernière aversion, immédiatement attaché à l’action dont on a délibéré, est la volonté : j’entends bien l’acte, et non pas la puissance, de vouloir. Il en découle que les bêtes, qui délibèrent, sont aussi douées de volonté12 ». Encore une fois Hobbes nous propose un modèle de réalité psychologique reconduite à sa matrice physiologique réglée par des lois naturelles. La volonté, ainsi que la délibération, est attribuée aux hommes comme aux bêtes, puisqu’elle désigne simplement une fonction de la corporéité animale. C’est justement à ce titre que Hobbes précise nettement que par volonté il entend « l’acte, et non pas la puissance de vouloir ». De cette façon il refuse complètement la doctrine traditionnelle scolastique de la volonté comme faculté de l’âme humaine, et donc aussi la définition de la volonté comme appétit rationnel : « si elle l’était, aucune action volontaire ne pourrait être contraire à la raison13 ». Si l’on considère la volonté comme appétit – mais on doit à aussi juste titre appeler la volonté aversion – on doit l’entendre comme le résultat dernier d’un processus corporel fondé sur des conatus et réglé par des lois naturelles précises. Mais il faut bien préciser, encore une fois, que par volonté Hobbes entend seulement le dernier acte d’une délibération et non les actes (appétits ou aversions) qui précèdent, qui peuvent être nommés inclinations. Donc, qu’est-ce qui arrive à partir du moment où la volonté, c’est-à-dire le dernier appétit ou aversion, essaye de se réaliser, c’est-à-dire de rejoindre l’objet désiré ou d’écarter l’objet qu’on craint ? On se trouve face à deux possibilités : ou bien la volonté ne trouve pas d’obstacles sur son chemin et alors on dit qu’elle est libre ; ou bien elle rencontre des obstacles insurmontables et alors on dit qu’elle est déterminée ou empêchée. La seule liberté possible est donc celle de pouvoir exécuter ou réaliser l’acte de volonté : si on peut l’accomplir sans empêchement on est libre, autrement on est déterminé par l’extérieur. Donc, pour les raisons que nous avons présentées, on ne peut pas parler de volonté libre en tant que volonté, parce que chaque appétit ou chaque aversion sont déterminés strictement par le processus corporel dans lequel ils surgissent. C’est pour cela que toute volonté, c’est-à-dire acte de vouloir ou volition, a une cause déterminée précise qui le produit. Il n’existe donc pas de volonté libre. Sur ce point les Éléments sont encore plus explicites : L’appétit, la crainte, l’espoir et les autres passions ne sont pas appelés « volontaires », car elles ne proviennent pas de la volonté, mais sont la volonté, et la volonté n’est pas volontaire. Car un homme ne peut pas plus dire qu’il « veut vouloir » qu’il « veut vouloir vouloir », et faire ainsi une répétition infinie du mot « vouloir », ce qui est absurde et dépourvu de sens14. Que la volonté ne soit pas volontaire signifie, encore une fois, que la volonté n’est pas une faculté de laquelle surgissent des actes appelés volontaires ; les actes
12 Léviathan, I, 6, p. 56. 13 Ibid. 14 Éléments, chap. XII, 5, p. 107.
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que nous appelons volontaires sont en réalité les résultats d’actes précédents qui les déterminent. Mais dans les Éléments Hobbes complique son cadre, en y introduisant le rôle de l’opinion : Dans la mesure où la volonté de faire est appétit, et la volonté d’omettre crainte, les causes de l’appétit et de la crainte sont aussi les causes de notre volonté. Mais le fait de proposer des bénéfices et des maux, c’est-à-dire une récompense et un châtiment, est la cause de notre appétit et de nos craintes, et par conséquent aussi de nos volontés, pour autant que nous croyons que ces récompenses et bénéfices, tels qu’ils sont proposés, vont nous arriver. Et par conséquent, nos volontés suivent nos opinions, comme nos actions suivent nos volontés. C’est en ce sens que ceux qui disent que le monde est gouverné par l’opinion parlent justement et à propos15. La complication dont je parle ne concerne pas la détermination de la volonté, qui ne change pas en présence de l’opinion, mais l’habitude de considérer l’opinion comme un produit ou une forme de l’esprit. Or, dans le chap. VI des Éléments nous trouvons une définition formelle de l’opinion, fondée sur la distinction entre savoir une chose et la croire vraie: « Toutes ces propositions admises par confiance ou par erreur, nous ne disons pas les connaître, mais les penser comme vraies, et le fait de les admettre est appelé opinion16 ». Donc l’opinion implique toujours que son contenu ou objet soit considéré comme vrai par celui qui la professe, mais sans certitude ou possibilité de démontrer sa vérité. Or, de quelle façon l’opinion peut-elle arrêter la délibération sur un appétit ou une aversion en le déterminant comme volonté ou acte de volonté ? Il faut préciser, à ce propos, que l’esprit n’est pas constitué par une substance différente de celle du corps, mais qu’il exprime une fonction du corps. L’opinion est une des modalités possibles du pouvoir de connaître de l’esprit, avec la sensation, l’imagination, la mémoire, le raisonnement, fondées sur la parole ou l’usage des mots. Or, toutes ces fonctions sont strictement déterminées par le corps et ses lois. Donc, lorsque Hobbes affirme que la volonté est déterminée par l’opinion, il ne prétend pas qu’une substance spirituelle met en mouvement un corps, puisqu’il n’existe pas de substance spirituelle. Ce qui arrive est simplement qu’une forme du pouvoir représentatif de l’esprit détermine une forme du pouvoir moteur de l’esprit lui-même, lequel s’appelle moteur en tant qu’il peut mouvoir le corps. Mais la possibilité que l’appétit ou l’aversion finale de la délibération puisse mouvoir le corps est justifiée par le fait qu’elle aussi est une fonction du corps. Sur la distinction entre pouvoir cognitif et pouvoir moteur de l’esprit on peut voir le chap. VI, § 9 : Et cela suffit concernant la sensation, l’imagination, la discursion, le raisonnement et la connaissance, qui sont les actes de notre puissance cognitive, ou conceptuelle. La puissance de l’esprit que nous appelons « motrice », diffère de la puissance
15 Éléments, chap. XII, 6, pp. 107-108. 16 Éléments, chap. VI, 6, p. 73.
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motrice du corps, car la puissance motrice du corps est ce par quoi il meut d’autres corps et ce que nous appelons « force ». Mais la puissance motrice de l’esprit est celle par laquelle l’esprit donne le mouvement animal au corps dans lequel il existe. Les actes de cette puissance sont nos affections et nos passions dont je vais maintenant parler17. Cela dit, il faut encore ajouter que la volonté n’est pas quelque chose de divers ou qui implique quelque chose de plus par rapport à l’idée en tant qu’idée, c’est-à-dire, à la représentation de la chose ou image ou ressemblance de la chose. À ce propos, très significative est la sixième objection soulevée par Hobbes contre Descartes dans les Troisièmes Objections. La thèse de Descartes critiquée par Hobbes reconnaît que dans les idées il y a quelque chose de plus que la simple représentation de la chose, ou « similitudo rei », puisque certaines d’entre elles s’appellent volitions ou affects tandis que d’autres s’appellent jugements. Donc Descartes pense que la nature du jugement et de la volonté implique dans l’idée quelque chose de plus que d’être simplement idée conçue comme une simple représentation d’une chose. Hobbes répond que la volonté, ou n’importe quel affect, n’implique rien de plus que l’idée de la chose voulue ou désirée ou aimée en tant qu’elle est une idée de cette chose : Lorsque quelqu’un veut ou craint, il a bien, à la vérité, l’image de la chose qu’il craint et de l’action qu’il veut ; mais qu’est-ce que celui qui veut ou qui craint, embrasse de plus par sa pensée, cela n’est pas ici expliqué. Et quoique à le bien prendre la crainte soit une pensée, je ne vois pas comment elle peut être autre que la pensée ou l’idée de la chose que l’on craint. Car qu’est-ce autre chose que la crainte d’un lion qui s’avance vers nous, sinon l’idée de ce lion, et l’effet (qu’une telle idée engendre dans le cœur) par lequel celui qui craint est porté à ce mouvement animal que nous appelons fuite ? Maintenant ce mouvement de fuite n’est pas une pensée ; et partant, il reste que, dans la crainte, il n’y a point d’autre pensée, que celle qui consiste en la ressemblance de la chose que l’on craint. Le même se peut dire aussi de la volonté18. L’acte de volonté ou volition ne comprend donc autre chose que l’idée considérée uniquement comme ressemblance de la chose représentée, donc l’idée an tant qu’idée. Hobbes continue sur cette ligne pour montrer que même le jugement, dans lequel l’affirmation ou négation consiste, n’implique pas quelque chose de plus qu’une deuxième ressemblance de la chose représentée. Davantage, l’affirmation et la négation ne se font point sans parole et sans noms ; d’où vient que les bêtes ne peuvent rien affirmer ni nier, non pas même par la pensée, et partant, ne peuvent aussi faire aucun jugement. Et néanmoins la pensée peut être semblable dans un homme et dans une bête ; car, quand nous affirmons
17 Éléments, chap. VI, 9, p. 74. 18 Descartes, Œuvres, édition Adam et Tannery, t. IX-1, p. 141-142.
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qu’un homme court, nous n’avons point d’autre pensée que celle qu’a un chien qui voit courir son maître et partant, l’affirmation et la négation n’ajoutent rien aux simples pensées, si ce n’est peut-être la pensée que les noms, dont l’affirmation est composée, sont les noms de la chose même qui est en l’esprit de celui qui affirme ; et cela n’est rien autre chose que comprendre par la pensée la ressemblance de la chose, mais cette ressemblance deux fois19. La réponse très courte de Descartes, en se référant à l’évidence de la différence entre idée et affect correspondant, comme entre idée et affirmation de l’idée, semble ne pas prendre au sérieux le raisonnement de Hobbes ou, plutôt, le prendre assez au sérieux pour ne pouvoir s’engager dans une analyse qui lui aurait demandé de discuter les points cardinaux de son propre système. Voici la réponse : « Il est de soi très évident, que c’est autre chose de voir un lion, et ensemble de le craindre, que de le voir seulement ; et tout de même, que c’est autre chose que de voir un homme qui court, que d’assurer qu’on le voit. Et je ne remarque rien ici qui ait besoin de réponse ou d’explication20. » Ce qui ne fait pas de doute est que sur ce point, comme nous le verrons, la position de Spinoza est en substance conforme à celle de Hobbes et nettement éloignée de Descartes. Avant de terminer avec Hobbes, il faut remarquer que la doctrine générale du conatus-appétit-volonté constitue chez le philosophe anglais la justification ou même l’explication des raisons et des modalités concrètes ou règles qui rendent possible l’actuation de la loi générale de la nature, c’est-à-dire la conservation de soi-même.
Spinoza Autrefois, en plusieurs occasions, j’ai essayé de démontrer que dans le Traité de la réforme de l’entendement il y a, du moins, une position ambiguë par rapport à la volonté et, qu’en tout cas, il n’y a, sauf sous forme d’annonce dans quelque note, aucune des thèses qui caractérisent la doctrine de la volonté dans le Court Traité et dans l’Éthique. Par exemple, cela arrive dans la note n au § 34, dans laquelle l’auteur annonce que dans son étude de la nature il démontrera qu’il n’existe pas de volonté : « Notez que nous ne cherchons pas ici comment la première essence objective est innée en nous. Car cela relève de l’étude de la nature, où ces questions sont expliquées plus amplement, et où l’on montre en même temps qu’en dehors de l’idée il n’y a aucune affirmation ni négation, ni aucune volonté21 ». Toutefois il y a bien des probabilités que cette note, comme d’autres dans le traité, ait été ajoutée après sa composition, dans une phase ultérieure de révision et d’accomplissement du traité, qui n’a jamais
19 Descartes, Œuvres, op. cit., p. 142. 20 Descartes, Œuvres, op. cit., p. 142. 21 Spinoza, Tractatus de intellectus emendatione/Traité de la réforme de l’entendement, texte établi par F. Mignini, traduction par M. Beyssade, in Spinoza, Œuvres, I, Premiers écrits, P. F. Moreau (dir.), Paris, PUF, 2009, p. 85.
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été mené à son but22. Pour des éléments d’une doctrine mûre de la volonté il faut donc s’adresser au Court Traité et à l’Éthique. Dans le Court Traité on trouve une doctrine ébauchée du conatus et une doctrine de la volonté. Voyons, de façon synthétique, l’une et l’autre. Dans le chap. 5 de la première partie, la notion théologique traditionnelle de « providence », considérée comme attribut propre de Dieu, est réduite à la notion philosophique de poginge, qui correspond au latin conatus et peut être rendue par le français « effort » ou, aussi, « pulsion ». Par ces noms on entend la force avec laquelle la nature entière et chaque partie de la nature considérée par soi-même, tendent « au maintien et à la conservation de leur être même. Il est en effet évident qu’aucune chose ne pourrait, de par sa propre nature, tendre à sa propre destruction, mais, au contraire, que chaque chose manifeste en elle-même un effort, tant pour se conserver elle-même dans son état que pour se porter à un [état] meilleur23 ». Or, il est évident qu’entre les positions de Hobbes et de Spinoza sur le conatus il y a un point de contact et un point de différence. Pour Hobbes aussi, comme pour Spinoza, le conatus est au service de la meilleure conservation de soi. Vers quoi serait orienté l’appétit ou l’aversion si ce n’est à la conservation de soi-même ? Mais l’appétit ou l’aversion ne sont pas seulement deux formes opposées et fondamentales du mouvement originaire qui s’appelle conatus. La différence consiste dans le fait que Spinoza, dans le Court traité, tout en concevant le conatus comme une puissance d’agir, ne précise pas sa constitution physique en le laissant sans détermination explicite. Mais si l’on considère que tous les modes de l’étendue peuvent être conçus comme proportions déterminées de mouvement et de repos, on peut supposer de façon légitime que le conatus spinozien aussi peut être reconduit au mouvement. Ce qui manque, par rapport à Hobbes, est la détermination physique du conatus par rapport au corps humain. Le chap. 16 de la deuxième partie est dédié à l’examen de la volonté. La recherche procède d’une exigence morale, c’est-à-dire de connaître « ce que nous sommes et de voir si nous parvenons à ce bien-être par une volonté libre (vrywillig) ou par nécessité24 ». Pour conduire cette recherche Spinoza pose une distinction entre désir et volonté. Il s’agit d’un point intéressant pour notre recherche puisque cette distinction identifie la volonté avec l’affirmation ou la négation de la bonté de l’objet vers lequel l’âme est inclinée. S’il y a affirmation, le désir passe à l’action ; s’il y a négation, il se produit une aversion envers l’objet. Hobbes identifie la volonté avec le désir ou aversion ultime en soutenant implicitement qu’une affirmation ou négation de la bonté de l’objet s’est déjà produite, c’est-à-dire que la délibération a eu lieu. Donc, a eu lieu l’affirmation ou négation de la bonté de l’objet, avec lesquelles Spinoza identifie la volonté, tout 22 Sur la composition du Traité de la réforme je renvoie à l’introduction à l’édition de cette œuvre, citée dans la note qui précède, p. 21-58, et pour l’analyse du concept de volonté dans le même traité voir aussi mon article « Per la datazione e l’interpretazione del Tractatus de intellectus emendatione » in B. Spinoza, La cultura, 17 (1979) 1/2, p. 139 sqq. 23 Spinoza, Korte Verhandeling/ Court Traité, texte établi par F. Mignini, traduction par J. Ganault, in Spinoza, Œuvres, op. cit., p. 235. Les citations du Court traité sont tirées de cette édition. 24 Spinoza, Œuvres, ibid., p. 331.
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en laissant distinct le désir (et l’aversion). Hobbes, au contraire, appelle volonté le désir ou l’aversion en tant qu’ils sont ultimes, c’est-à-dire expressions d’une décision, ou affirmation et négation de la bonté de l’objet. Toutefois, Spinoza appelle volonté l’affirmation ou la négation en tant qu’elles sont des actes de l’esprit, en concevant donc la volonté comme une fonction de l’esprit. Hobbes, en identifiant la volonté avec le désir ou aversion, la reconduit dans le domaine unique de la corporéité, puisque le désir n’est autre chose que l’orientation du conatus, mouvement corporel, vers l’objet. Donc, entre Hobbes et Spinoza il y a, sur ce point, encore Descartes. Or, la question que Spinoza pose, et que Hobbes aussi s’est posée dans des œuvres célèbres dédiées à ce sujet, est la suivante : l’affirmation ou la négation sont-elles libres ou nécessitées par l’extérieur ? Le § 3 du chap. 16 du Court Traité démontre la nécessité de l’affirmation ou de la négation en se référant au principe général suivant lequel une chose qui n’est pas cause de soi-même est produite par une cause extérieure, et qu’une cause déterminée à produire produit son effet avec nécessité. Le § 4 démontre que la volonté n’est pas une faculté puisque, ainsi considérée, elle est seulement un être de raison. Seuls sont réellement existants les actes de volonté, c’est-à-dire les volitions particulières, lesquelles, n’étant pas cause de soi-même, sont nécessairement déterminées par des causes extérieures. Donc la volonté, en étant « un simple mode de pensée, un être de raison et non un être réel, ne peut être cause de rien. Nam ex nihilo nihil fit. C’est pourquoi je pense aussi, comme nous l’avons démontré, que la volonté n’est pas une chose de la nature mais seulement une fiction et qu’il n’est pas nécessaire de se demander si la volonté est libre ou non25 ». Donc, sur ce point la position de Spinoza coïncide avec celle de Hobbes (rappelons l’explication nette de celui-ci dans le Léviathan : « J’entends bien l’acte, et non pas la puissance, de vouloir ») ; et il s’accorde avec Hobbes aussi en réduisant les volitions, c’est-à-dire les affirmations ou négations, à la nature de l’idée en tant qu’idée, comme Hobbes le soutient dans la sixième objection à Descartes. Donc la mens est conçue seulement comme activité de comprendre et pas du tout comme une activité de vouloir (contre Descartes). Mais Descartes reste entre Hobbes et Spinoza en tant que celui-ci considère l’idée comme un mode de la pensée, réellement différente de l’étendue. On peut dire, peut-être, que Spinoza a corrigé la conception cartésienne de l’âme à travers Hobbes, sans toutefois devenir hobbesien. Nous pouvons ajouter, en passant, qu’en vertu de cette doctrine élaborée dans le Court traité, Spinoza a eu la possibilité, dans la deuxième lettre à Oldenburg (aout-septembre 1661), de reconduire toutes les causes de l’incompréhension que Bacon et Descartes ont eue de la nature de l’erreur à la seule qui renvoie à Descartes : avoir conçu la volonté humaine comme libre et plus ample que l’entendement26. Il faut ici ajouter que dans le chap. 17 Spinoza revient sur le désir et sur sa différence par rapport à la volonté. Il démontre que le désir, comme la volonté, n’est pas une
25 Ibid., p. 335. 26 Spinoza, Œuvres, par Ch. Appuhn, 4, Lettres, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 124. Je renvoie, sur ce thème, à mon article « Les erreurs de Bacon sur l’intellectus, selon Spinoza », Revue de l’enseignement philosophique 47, 1997, 6, p. 23-30.
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faculté de l’âme et que ne sont réellement existants dans la Nature que « ce désir-ci ou celui-là, causé par ce concept-ci ou celui-là27 ». Sur cette ligne de réalisme radical Spinoza s’accorde avec la position de Hobbes ; mais une différence demeure dans le fait que Hobbes identifie la volonté avec le dernier appétit ou désir tandis que Spinoza identifie la volition avec l’affirmation et la négation, c’est-à-dire, avec un concept déterminé qui est cause de ce désir déterminé. Mais si nous mettons de côté l’identification de la volonté avec le dernier désir, lorsque Hobbes affirme dans les Éléments que « nos volontés suivent nos opinions, comme nos actions suivent nos volontés », il ne semble pas raisonner différemment de Spinoza, qui affirme que ce désir-ci est causé par ce concept-ci, en tant que ce concept-ci implique dans sa constitution une affirmation (étant donné que nous parlons de désir). Dans l’examen de l’Éthique je me bornerai à deux blocs de textes, les uns concernant la volonté, les autres concernant le conatus. Pour ce qui est de la volonté, il faut s’adresser aux prop. 48 et 49 de la deuxième partie. La prop. 48 développe quatre thèses. La première est soutenue dans l’énoncé de la proposition et dans sa démonstration : il n’existe pas de volonté libre, parce que l’âme est un mode déterminé de la pensée et par conséquent « ne peut être une cause libre, autrement dit, ne peut avoir une faculté absolue de vouloir ou de non-vouloir ; mais elle doit être déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause (1P28), laquelle est aussi déterminée par une autre28 ». Donc il n’y a pas de volonté libre. Or, le second passage de la thèse spinoziste, exposé dans le scolie de la même proposition, nie l’existence d’une volonté conçue comme faculté de l’âme, comme il n’existe « aucune faculté absolue de connaître, de désirer, d’aimer, etc.29 ». Chaque acte de vouloir, ou volition, est réel tandis que la volonté est ou bien une fiction ou bien un universel, c’est-à-dire une abstraction que l’imagination élabore à partir des actes singuliers de vouloir. Cette deuxième thèse dépasse et neutralise de quelque manière la précédente, parce que s’il n’y a pas de volonté il n’y a pas non plus le problème d’une volonté libre. La troisième thèse est que la volonté ne doit pas être identifiée avec le désir (cupiditas) ; la volonté est le pouvoir de l’esprit d’affirmer et de nier, plus précisément d’affirmer ou de nier ce qui est vrai ou ce qui est faux ; mais le désir (cupiditas) est la force par laquelle l’esprit appète les choses ou les rejette. Comme on peut le voir clairement ici, Spinoza maintient la volonté dans le domaine des activités cognitives (« La volonté et l’entendement sont une seule et même chose » affirme-t-il dans le corollaire de la prop. 49) et considère la cupiditas comme l’expression élémentaire de la puissance motrice de l’esprit. Sur ce point la position de Spinoza est exactement contraire à celle de Hobbes qui identifie la volonté avec le dernier acte, désir ou aversion, de la délibération. La quatrième thèse exposée à la fin du scolie est que les volitions ne se distinguent pas des idées, ou, plus exactement, des affirmations ou négations que les idées, en
27 Spinoza, Œuvres, I, Premiers écrits, op. cit., p. 345. 28 Spinoza, Œuvres, par Ch. Appuhn, 3, Éthique, Paris, Garnier Flammarion, 1965, p. 124. 29 Ibid.
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tant qu’elles sont des idées, impliquent. Il n’y a pas dans l’esprit, en dehors de cette affirmation ou négation enveloppée par l’idée, d’autres affirmations ou négations, comme se propose de le démontrer expressément la prop. 49. Celle-ci soutient qu’une volition singulière et une idée singulière sont une seule et même chose ; mais puisque la volonté et l’entendement ne sont rien en dehors d’une volition ou d’une idée, volonté et entendement sont une seule et même chose, comme on le lit dans le corollaire. Dans le scolie de la prop. 49 Spinoza précise, entre autres, que l’idée en tant qu’idée exprime seulement la puissance de l’esprit et ne doit pas être confondue avec l’image ou le mot : « L’essence des mots, en effet, et des images est constituée par les seuls mouvements corporels qui n’enveloppent en aucune façon le concept de la pensée30 ». On pourrait soupçonner à ce propos que la mise au point faite par Spinoza sur la distinction entre idée d’un côté, image et parole de l’autre, vise directement Hobbes qui les conçoit dans le même domaine du corporel. Le deuxième bloc de textes concerne la notion de conatus et est constitué par les prop. 6-9 de la troisième partie. Nous pouvons résumer les thèses soutenues par Spinoza de la manière suivante. Le conatus est identifié avec la puissance (potentia) par laquelle chaque individu, doué d’une certaine nature, est déterminé par celle-ci à persévérer dans son existence, cette puissance étant une expression déterminée de l’unique puissance infinie existante, celle de la Nature ou Substance. Donc le conatus n’est pas identifié, comme chez Hobbes, avec le petit mouvement par lequel un corps répond à une affection externe, mais avec l’essence actuelle de cette chose31. La deuxième thèse est que le conatus ou l’effort ou pulsion à se conserver soi-même n’implique pas un temps défini, ou limité, mais un temps indéfini ou illimité32. Si le temps impliqué par le conatus était limité, ce temps passé, la chose devrait cesser d’exister par soi-même. Au contraire, aucun être n’est détruit par soi-même, mais seulement par des êtres externes doués d’une puissance majeure et contraire. Puisque l’essence de l’esprit est constituée soit par les idées adéquates soit par les idées inadéquates33, l’esprit est poussé à se conserver soi-même tant en possédant des idées adéquates tant qu’en possédant des idées inadéquates. Il est ici intéressant de souligner que Spinoza soumet la conscience que l’esprit a de son conatus à la même condition à laquelle l’esprit doit se soumettre pour avoir conscience de soimême, c’est-à-dire les idées des affections du corps34. Or les affections du corps sont
30 Ibid., p. 127. 31 Éthique, III, prop. 6 : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (Appuhn, 3, p. 142) ; dans la dém. de la même proposition on lit : « Les choses singulières en effet sont des modes […] qui expriment la puissance de Dieu, par laquelle il est et agit, d’une manière certaine et déterminée » ; Éthique, III, prop. 7 : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Appuhn 3, p. 143). 32 Éthique, III, prop. 8. 33 Éthique, III, prop. 3. 34 Éthique, II, prop. 23 : « L’Ame ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle perçoit les idées des affections du Corps » (Appuhn, 3, p. 100).
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exactement ces mouvements de réponse à des affections externes dont parle Hobbes en les appelant conatus. Pour Spinoza ces mouvements ou modifications internes du corps sont ce dont l’idée permet à l’esprit d’avoir conscience de soi puisqu’il est constitué par ces idées. Et en ayant conscience de soi, il est aussi conscient de son conatus, c’est-à-dire de la force par laquelle les idées qui le constituent persévèrent dans leur être et par laquelle les objets de ces idées persévèrent dans leur être, c’est-à-dire les mouvements originaires de réponse aux affections externes. Vu dans cette perspective Hobbes n’était pas trop loin, peut-être, des réflexions de Spinoza. Dans Éthique, III, prop. 9 sc. on lit que si le conatus est référé à la mens, il s’appelle volonté ; s’il est référé au corps il s’appelle appétit. Il est évident qu’une telle distinction n’est pas acceptable par Hobbes ni même compréhensible pour lui. En effet Spinoza maintient la distinction entre corps et esprit, qui relève de la distinction entre étendue et pensée, attributs qui n’ont rien en commun entre eux, puisqu’ils expriment chacun une essence infinie en son genre35. Or le conatus, conçu comme détermination de la puissance unique de la Substance, ne concerne pas uniquement le corps, mais simultanément l’esprit ou la pensée aussi. Donc le conatus de Spinoza ne peut pas être défini par la seule définition donnée par Hobbes, c’est-à-dire par le seul mouvement imperceptible interne au corps. On a vu que le conatus spinoziste est la force à travers laquelle chaque chose se conserve soi-même et essaye aussi de se perfectionner. Donc le conatus s’identifie avec la loi générale de la conservation de soi, qui n’arrive pas nécessairement à Spinoza par la voie de Hobbes, mais plutôt par des traditions plus anciennes, et notamment par la tradition stoïcienne, et particulièrement par une définition de Sénèque dans les Lettres à Lucilius36. J’ai l’impression que pour le corps Spinoza conçoit le conatus à la manière de Hobbes ; mais comment est-il possible d’appliquer le même conatus à l’esprit ? À bien le considérer, il ne s’agit pas de deux conatus, mais d’un seul et même conatus d’un seul et même individu37. Une réponse, à mon avis, n’est possible que si nous revenons à cette doctrine spinoziste qui ne considère pas le corps et l’esprit comme deux individus, mais comme un seul et même individu qui peut être conçu, en même temps, sous deux attributs ou sous deux modes38. Or, qu’est ce même et identique individu si ce n’est le même et identique conatus ?
35 Éthique, I, def. 4 et 6 ; prop. 10, dém. 36 Voir, par exemple, toute la Lettre 121, en particulier le § 13 : « Nemo non ex nobis intellegit esse aliquid quod impetus suos moveat: quid sit illud ignorat. Et conatum sibi esse scit: quid sit aut unde sit nescit » (L. D. Reynolds, Oxford Classical Texts, 1965). 37 Éthique, III, prop. 2, sc. : « Tout cela montre clairement qu’aussi bien le décret que l’appétit de l’Âme, et la détermination du corps sont de leur nature choses simultanées, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est considérée sous l’attribut de la Pensée et expliquée par lui, détermination quand elle est considérée sous l’attribut de l’Étendue et déduite des lois du mouvement et du repos. » (Appuhn 3, p. 140). 38 Éthique, II, prop. 7, sc. : « Un mode de l’étendue et l’idée de ce mode c’est une seule et même chose, mais exprimée en deux manières » (Appuhn 3, p. 76) ; Éthique, II, prop. 21, sc. : « Cette proposition se connaît beaucoup plus clairement par ce qui est dit dans le Scolie de la Proposition 7 ; là, en effet, nous avons
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Or, le conatus n’est pas autre chose qu’une force ou puissance39 ; mais étant donné qu’en nature il n’existe qu’une seule force ou puissance, c’est-à-dire celle de la substance absolue et infinie40, le conatus n’est qu’une détermination de cette puissance infinie, indéterminée par rapport à tous ses attributs, qui conserve, dans sa détermination quantitative, une indifférence qualitative, pour ainsi dire41. Mais avec cette perspective ontologique de la volonté chez Spinoza, nous sommes rentrés dans un monde tout à fait différent de celui de Hobbes. Pour terminer, il nous reste à examiner encore trois points par rapport aux deux auteurs : le rapport entre conatus et volonté, le pouvoir de la volonté, le rapport entre conatus et vertu. Quant au premier point, nous avons vu que la volonté, chez Hobbes, est ce conatus, qui a forme d’appétit ou d’aversion, dans lequel la délibération s’arrête ; donc la volonté est conatus, entendu comme mouvement du corps. Chez Spinoza aussi la volonté peut être appelée conatus, mais si celui-ci est référé à la mens ou esprit ; s’il est référé au corps il s’appelle appétit ou aversion. Donc on a, par rapport au corps, une coïncidence avec Hobbes ; mais une différence dans la mesure où Spinoza appelle volonté le conatus de la mens ou esprit. Or, à ce sujet il faut encore remarquer la conclusion du scolie de la prop. 9 : « Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n’appétons ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons42 ». Spinoza semble établir ici le renversement de la doctrine traditionnelle suivant laquelle l’appétit suit le jugement relatif à la bonté d’une chose, doctrine apparemment suivie par Hobbes aussi lorsqu’il soumet la volonté à l’opinion. Ici, au contraire, la volonté, assumée comme le conatus de la mens, précède et détermine le jugement parce qu’elle exprime l’essence même de l’homme, « de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l’homme est ainsi déterminé à le faire43 ». La volonté, conçue comme on l’a vu ici, semble donc être plus originaire que l’entendement et
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montré que l’idée du Corps et le Corps, c’est-à-dire (Prop. 13) l’Âme et le Corps, sont un seul et même individu qui est conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’Étendue. » (Appuhn 3, p. 99). Pour l’identification de conatus et potentia voir Éthique, III, prop. 7, dém. : « la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel, soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose, c’est-à-dire (Prop. 6 p. III) la puissance ou l’effort, par lequel elle s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence donnée ou actuelle de la chose » (Appuhn 3, p. 143). Éthique, IV, prop. 4, dém. : « La puissance par laquelle les choses singulières et conséquemment l’homme conservent leur être est la puissance même de Dieu ou de la Nature (Coroll. de la Prop. 24, p. I), non en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par une essence humaine actuelle (Prop. 7, p. III). Donc la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie de la puissance infinie, c’est-à-dire de l’essence (Prop. 34, p. I) de Dieu ou de la nature. » (Appuhn 3, p. 224). F. Mignini, « Le Dieu-Substance de Spinoza comme potentia absoluta », in G. Canziani, M. A. Granada, Y. Ch. Zarka (dir.), Potentia Dei - L’onnipotenza nel pensiero dei secoli xvi e xvii, Milan, Angeli, 2000, p. 387-409. Éthique, III, prop. 9, sc. (Appuhn, 3, p. 145). Ibid. Sur la différence entre cette position de l’Éthique et les thèses du Court Traité voir E. Scribano, « La connaissance du bien et du mal, du Court Traité à l’Éthique », in C. Jaquet et P.-F. Moreau (dir.), Spinoza transalpin. Les interprétations actuelles en Italie, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2012, p. 59-78.
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capable de le déterminer ; comme il arrive chez Descartes, mais avec une doctrine de la volonté complètement différente de celle que Spinoza a ici exposée. Dans les deux doctrines ce qu’il y a en commun est uniquement le nom « volonté ». Quel est, donc, le pouvoir de la volonté ? Chez Hobbes elle meut à l’action afin d’arriver à son but : rejoindre ce qu’on pense être bien ou fuir ce qu’on pense être mal ; mais elle n’a pas un pouvoir absolu, parce qu’elle est déterminée soit du point de vue de la formation de l’opinion, soit du point de vue de la formation du conatus, soit dans l’action pour rejoindre son but, puisque cette action doit se mesurer à des obstacles qui, en tout cas, peuvent interférer avec l’action ou la bloquer totalement. Chez Spinoza le pouvoir de la volonté coïncide avec le pouvoir même de l’essence de l’homme, qui est limité et déterminé dans sa constitution même, par la série des causes externes. De ce point de vue, c’est-à-dire par rapport à la négation d’une volonté absolument libre ou douée d’une liberté d’indifférence, la position de Hobbes et de Spinoza est identique. Pour venir enfin au dernier point, c’est-à-dire au rapport entre conatus et vertu, il apparaît aussi que les doctrines de Hobbes et de Spinoza se rejoignent. Pour ce dernier le conatus constitue le premier et l’unique fondement de la vertu, en ce sens que personne ne peut tendre à la vertu s’il ne tend pas d’abord à conserver son être44. Mais il y a un sens ultérieur : le conatus orienté vers la vertu est la forme la plus puissante de conatus et donc aussi le moyen le plus parfait pour se conserver soi-même. On peut dire la même chose pour Hobbes, pour lequel la différence des talents dépend des passions, c’est-à-dire de ceux des mouvements internes que l’auteur appelle aussi conatus. Et ces conatus ou passions dérivent de la constitution physique différente, de l’éducation et de l’expérience45. La différence par rapport à Spinoza est constituée soit par la conception de l’esprit comme mode de l’attribut de la pensée, soit par la doctrine d’une idée d’homme parfait comme moteur d’une pulsion vers la perfection.
Conclusion Au terme de cette analyse on peut reconnaître, au-delà des différences ontologiques des systèmes, trois points certains de convergence entre les philosophies de Spinoza et de Hobbes au sujet de la volonté. 1. Il n’existe pas une volonté entendue comme faculté de l’âme et cause de ses actes, c’est-à-dire, des volitions. Seules les volitions sont réelles, tandis que la volonté n’est qu’un ens rationis ou plutôt une fiction. 2. La volition n’est pas autre chose qu’une idée et plus précisément n’est pas autre chose que l’affirmation ou la négation impliquée par l’idée même. Cette dernière identité est seulement partielle.
44 Éthique, IV, prop. 22, cor. (Appuhn, 3, p. 240 : « L’effort pour se conserver est la première et unique origine de la vertu. Car on ne peut concevoir (Prop. préc.) aucun autre principe antérieur à celui-là, et sans lui (Prop. 21) nulle vertu ne peut être conçue »). 45 Léviathan, I, VIII, 14.
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3. Les volitions ne sont pas volontaires, c’est-à-dire ne sont pas causées par la volonté, mais par d’autres causes externes ou internes à l’homme, qui sont très complexes et peuvent aussi être conçues comme des séries de causes. La conséquence est qu’il n’existe pas de volitions qui ne soient pas déterminées. Toute volition est déterminée et donc il n’existe pas du tout d’arbitre entendu comme indifférence de choix, ni, non plus, de libre arbitre. Le constat de ces convergences n’implique pas, nécessairement, une dépendance directe de Spinoza par rapport à Hobbes sur le thème central de la volonté ; ce qui importe plus est de reconnaître que ces convergences peuvent indiquer une exigence de thèses communes au sein des débuts de la pensée moderne. La question à poser semble donc être la suivante : pourquoi cette convergence de thèses, libérée de l’hypothèque scolastique et théologique de la volonté humaine, n’est pas devenue un patrimoine commun, je ne dis pas de la culture, mais, du moins, du domaine plus restreint de la philosophie moderne ? En rappelant ici qu’une thèse ne cesse pas d’être vraie même si elle n’est pas partagée par la majorité des philosophes46, on pourrait encore demander si la question précédente n’aurait rien à voir avec le narcissisme humain dont parlait Freud. Mais on rentrerait dans un domaine de questions bien différentes de celles qui constituent l’objet de cette contribution.
46 Spinoza le rappelle dans la conclusion du Court Traité : « Vous savez bien qu’une chose ne cesse pas d’être une vérité pour la seule raison qu’elle n’est pas reconnue par beaucoup » (Œuvres, I, Premiers écrits, op. cit., p. 409).
Racines et disséminations
Ev e lyn e Guill e me au
Le statut de l’expérience dans la discussion entre Spinoza et Boyle sur la nature du salpêtre
Comprendre la relation entre Spinoza et l’Angleterre revient à s’interroger sur la compatibilité du naturalisme spinozien avec les tendances dominantes généralement attribuées à la philosophie dite « anglo-saxonne » : primat de l’expérience dans la connaissance, de l’intérêt et de l’utilité dans la pratique, souci d’efficacité. Si l’influence d’un Spinoza, critique des superstitions religieuses, sur le déisme anglais est reconnue1, celle, plus générale, de sa philosophie naturelle ne l’est pas. Tenant du rationalisme cartésien, Spinoza aurait-il ignoré la révolution expérimentaliste sur le point de triompher dans la physique newtonienne ? Ce sera l’objet de notre réflexion à partir de l’analyse d’un casus belli souvent pris en exemple de l’insuffisance épistémologique de Spinoza2. Dans le débat qui l’oppose à Robert Boyle sur la nature chimique du salpêtre, Spinoza serait-il empêtré dans un esprit de système tandis que Boyle développerait la démarche expérimentale dans la philosophie naturelle ? Quel serait l’intérêt d’opposer le « déductivisme cartésien » de « l’athée de système3 » à « l’inductivisme baconien » du « chimiste sceptique » sans tenir compte d’un contexte épistémologique où la chimie reste très proche de l’alchimie4 mais où la 1 R. L. Colie, « Spinoza and the early English Deists », Journal of the History of Ideas, Vol. 20, Number 1, January 1959, p. 23-46. 2 H. Daudin, « Spinoza et la science expérimentale : sa discussion de l’expérience de Boyle », Revue de l’histoire des sciences, 1949, p. 179-190 ; A. Rupert Hall et M. Boas-Hall « Philosophy and natural philosophy: Boyle and Spinoza » in Mélanges Alexandre Koyré, Paris, Hermann, 1964, vol. II, p. 241-256. E. Yakira, « Boyle et Spinoza », Archives de philosophie no 51, 1988, p. 107-124. Bien qu’il ne reprenne pas à son compte cette perspective qui réduirait la controverse entre Boyle et Spinoza à un cas particulier de l’opposition rationalisme/ empirisme (p. 108), il n’en conclut pas moins que Spinoza s’oppose pour des raisons métaphysiques à une application bien plus pragmatique du rationalisme mécaniste et il juge sévèrement les propos de Spinoza : « La critique de l’empirisme de Boyle montre donc un Spinoza très inattentif à la vraie nature de l’expérience scientifique – ce qui est quand même remarquable après Galilée. Ceci se manifesta aussi très clairement face à “l’expérimentalisme de Boyle”. Car il y a effectivement une très grande différence, par exemple dans l’exactitude et la méticulosité des rapports de chacun des deux philosophes à leurs expériences, dans la façon dont ils les soumettent à différents procédés de contrôle comme la mesure quantitative, etc. » (p. 112). L. Zaterka, « Boyle et Spinoza » Cadernos de historia e filosofia da ciência, no 11 (1), 2001. 3 Bayle, Dictionnaire historique et critique, 1696, article Spinoza, in Écrits sur Spinoza, textes choisis par Fr.-Ch. Daubert et P.-Fr. Moreau, Paris, L’autre Rive, Berg International, p. 29. 4 B. Joly, La rationalité de l’Alchimie au xviie siècle, Paris, Vrin, 1992.
Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 149-167 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128521
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suprématie de la physique mathématique n’entrave pas la pratique expérimentaliste, notamment dans les sciences qui ont affaire aux « concrets », aux particularités qualitatives des corps, telles la chimie5 ou la médecine ? Qu’il s’agisse de connaître les formes et les qualités matérielles des corps plutôt que d’énoncer les lois les plus générales de l’univers, les deux approches participent de la philosophie naturelle et bénéficient d’un relatif consensus épistémologique. En rupture avec l’empirisme aristotélicien, le nouveau concept d’expérience attribué à Bacon peut être vu comme le point nodal des relations entre Spinoza et la philosophie naturelle en Angleterre. Son débat avec Boyle, lui aussi héritier de Bacon et de Descartes, ne peut donc se résumer au modèle standard6 de l’antithèse : science hypothético-déductive ou bien science expérimentale. Le statut de l’expérimentation fait débat ; ainsi dans le conflit qui oppose Hobbes à Boyle à propos du vide, l’invention de la pompe à air n’apporte pas de preuve expérimentale tant que l’explication par les causes fait défaut7. Le débat sur le statut de l’expérience montre que les enjeux sont à l’échelle d’une République des Lettres européenne au sein de laquelle les positions des protagonistes ne sont pas aussi tranchées qu’une illusion rétrospective pourrait le laisser croire. Certes, l’analyse synchronique de la correspondance entre Spinoza et Boyle entre 1661 et 16658 ne suffira pas à rendre compte de ce qui se joue à ce propos dans la connaissance scientifique, c’est pourquoi une approche diachronique de cet enjeu sera nécessaire. Une fois posés les termes du débat, leur généalogie remontera jusqu’au projet baconien d’instaurer une nouvelle forme de recherche9. Mais ce modèle, à son tour dépassé, c’est la persévérance diffuse de la pensée spinozienne dans les Lumières anglaises, en particulier dans la philosophie pratique10, qui retiendra l’attention. Notre 5 S. Carvallo, « Chimie et scepticisme : héritages et ruptures d’une science. Analyse du Chimiste sceptique, 1661, Robert Boyle », Revue d’histoire des sciences, 2002, t. 55, no 4, p. 451-492. 6 P-F Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité. II, 1 : Détermination et limites de l’expérience ; 1. La théorie standard, Paris, PUF, 1994, p. 227 sq. 7 R. Boyle, New experiments Physico-Mechanical, touching the spring of the air, 1660 ; Hobbes, Examinatio et Emendatio Mathematicae hodiernae, Opera Latina, éd. Molesworth, London, John Bohn; Longman, Brown, Green, and Longmans, 1839-1845, vol. 4. Hobbes critique les nouveaux physiciens qui se contentent de découvrir de nouveaux phénomènes mais ne cherchent pas l’explication causale. Il est intéressant de noter que Hobbes fut mis à l’écart de la Royal Society, véritable pilote de la République des Lettres à cette époque ; et cela au profit de Robert Boyle. Mais on ne peut en conclure que tous les membres de cette académie partageaient les conceptions de Boyle. 8 Durée de la première correspondance entre Spinoza et Oldenburg ; la première lettre date d’août 1661, la lettre 33 du 8 décembre 1665 clôt cette première période ; la correspondance ne reprend sur des questions théologico-politiques qu’en 1675 et le ton est beaucoup moins amical. 9 La circulation des idées philosophiques a dû suivre celle des marchandises et, même lors des périodes de guerres entre les deux États, l’intensité des échanges entre l’Angleterre et les Provinces Unies ne faiblit pas ; Spinoza et Oldenburg y font allusion respectivement à la fin des lettres 32 et 33, Spinoza, Correspondance, présentation et traduction Maxime Rovère, Paris, G-F, 2010, p. 211, 215. Spinoza Opera, Gebahrdt IV Epistola XXXII, p. 175, 14-30 ; Epistola XXXIII, p. 178, 34-35. 10 Le livre de Ch. Miqueu, Spinoza Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération républicaine à l’aube des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2012 s’inscrit dans la recherche croisée des dialogues entre les philosophes anglais et Spinoza ; G. Boss, Hume et Spinoza, La philosophie et la superstition, in Esquisses de dialogues philosophiques, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1994. Le même auteur est aussi traducteur et commentateur de J. Stuart Mill.
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objectif est de montrer que Spinoza a bien marqué la philosophie anglo-saxonne, parce qu’il a étendu la philosophie naturelle au nouveau territoire de l’histoire sociale et politique11. Considérant les faits humains comme des faits naturels, il a donné un statut primordial à l’expérience comme en témoigne l’expression récurrente « experientia docet ».
La critique du modèle standard : expérimentalisme contre dogmatisme ? La rencontre entre Spinoza et l’Angleterre
Oldenburg adouba Spinoza et le fit entrer dans la République des Lettres12 après l’avoir rencontré à Rinjsburg, alors qu’il était venu pour voir Christiaan Huygens. La correspondance de Spinoza commence en août 1661 par une lettre d’Oldenburg, lequel prévient Spinoza qu’il va lui envoyer une copie des Certain Physiological Essays13. Celui-ci répond pour se démarquer en même temps de Descartes et de Bacon14, l’héritage n’excluant pas le droit d’inventaire. Rédigée entre novembre 1661 et juillet 166215, la lettre 6 propose la première critique que Spinoza fera de l’essai, dont il a reçu une version latine16 probablement restreinte aux essais sur le salpêtre, la fluidité et la solidité. La controverse sur le salpêtre
La discussion porte sur la constitution chimique des corps, car bien qu’elle soit inconnue, les chimistes savent qu’elle détermine les propriétés sensibles observables,
11 J. I. Israël, Les Lumières radicales, Paris, éditions Amsterdam, 2010, chapitre XXIII. 12 Lettre de Oldenburg à Spinoza du 16 août 1661, la première lettre de la correspondance renvoie implicitement à cette notion, laquelle est explicitement formulée dans la lettre 7 de juillet 1662 : « Bien entendu la Société dont j’ai parlé [Le collège de savants devenu la Royal Society] poursuivra désormais son programme avec plus de zèle, et, sans doute, pourvu que la paix se maintienne sur ses côtes, elle ornera sans démérite la République des Lettres », Spinoza, Correspondance, op. cit., p. 78 ; G. IV p. 38, 18-19. 13 Works of The honorable Robert Boyle in five volumes, London 1744. Certain physiological Essays and other tracts, A proemial Essay wherein, with some considerations touching Experimental Essays in general, Some specimens of an attempt to make chymical experiments usefull to illustrate the notions of the corpuscular philosophy. Vol. 1, p. 227-281 (reprinted) A physic-Chemycal Essay contening an Experiment, with some considerations touching the differing parts and redintegration of Salt-Petre, p. 230-240 ; The history of fluidity and firmness, p. 240-281. La réponse de Spinoza dont nous disposons dans les lettres 6 et 13 laisse supposer qu’il reçut, probablement dans leur version latine, les trois essais sur le salpêtre, sur la fluidité et sur l’impénétrabilité des corps. La première édition anglaise date de 1661, la version latine de 1665. 14 C. Jaquet, « Les trois erreurs de Bacon selon Spinoza », Revue de l’Enseignement philosophique, juillet-août 1997, p. 4-14. 15 Spinoza, Correspondance, éd. citée, p. 61-76 ; G. IV, p. 15-36. 16 Tentamina quaedam physiologica diversis temporibus et occasionibus conscripta a Robert Boyle, cette traduction latine de l’essai sera publiée en 1665.
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les « particularia17 ». Ainsi le salpêtre, connu empiriquement depuis le Moyen-Âge, a une consistance solide et se présente sous la forme de cristaux blancs à six côtés, de saveur acide18. Alors que Boyle prétend en montrer le caractère hétérogène, Spinoza conteste la validité et l’intérêt d’expériences qui ne prouveraient rien quant à son essence. Produit naturel impur ou produit de la technique, le salpêtre présente des propriétés utiles : mélangé au sulfate de cuivre, il sert, dans la métallurgie fine à séparer l’or de l’argent, ou, par ailleurs, à la fabrication d’explosifs. Le « sel de pierre » ou nitre, est un composé inorganique (actuellement le nitrate de potassium, KNO3). Recueilli dans un creuset et chauffé, il laisse une partie fixe sous forme de « cendres » (le potassium, une base) ; une autre partie volatile s’échappe, « l’esprit de nitre », et se transforme en liquide acide après dissolution (l’acide nitrique). Boyle décrit des opérations réitérées par lesquelles il décompose puis recompose le salpêtre19 : dissolution, décomposition par la chaleur, exposition aux braises, à l’air, distillation, etc. Tous les paramètres sont scrupuleusement notés, ainsi que les doutes, les échecs. Artisan familier de l’atelier, Spinoza ne méprise pas ce genre d’expériences, ainsi la lettre 40 reprend la question de l’or ; toutefois, il distingue deux méthodes de recherche, la déductive à partir des idées adéquates, la narrative pour toutes les idées restantes, « toutes celles qui dépendent de la seule mémoire ». Il écrit à Bouwmeester (lettre 37, 10 juin 1666) : Pour comprendre cela, autant du moins que la méthode l’exige, il n’est pas besoin de connaître la nature de l’esprit par sa première cause. Il suffit d’assembler une petite histoire (historiola) de l’esprit autrement dit des perceptions, à la manière de ce que Bacon enseigne20. Lui aussi propose des expériences, par exemple, dans la lettre 41 à Jarig Jelles, afin de vérifier que la pression de l’eau dans un tube est bien indépendante de sa longueur. Voici brièvement sur la question que tu m’as posée […] ce que j’ai tiré de l’expérience (experientia/ ervarentheit). Je vais t’en faire le récit, puis j’ajouterai l’opinion que j’ai sur cette affaire21.
17 Voir la difficulté pour traduire particularia, Introduction au Novum Organum, traduction J.-M. Pousseur, Fr. Malherbe, Paris, PUF, 1986 : « traduire par particuliers ou données particulières revient à introduire un positivisme qui n’appartient pas à la philosophie de Bacon. Choses particulières dit trop, en français, le mot chose tirant vers l’idée de substance, alors que les particularia peuvent être toute espèce de réalité. » (p. 60). 18 C’est une démarche dissidente par rapport au principe cartésien de réduire les qualités sensibles aux seuls déterminants que sont l’étendue et le mouvement. L’étude du morceau de cire à la fin de la Deuxième Méditation pouvant être prise comme paradigme de la physique mécaniste et rendre vaine toute autre recherche sur les qualités des corps. 19 Le salpêtre naturel est très impur. Depuis le Moyen Âge les techniques de purification par lessivage, évaporation naturelle ou provoquée par le feu, cristallisation, raffinage mais aussi différentes combinaisons avec du carbone, de l’azote, de la chaux, de la potasse ont été éprouvées par les artisans et les alchimistes. 20 Lettre 37 à Bouwmeester, du 10 juin 1666, op. cit., p. 229 ; G. IV, 189. 21 Lettre 41 à Jarig Jelles du 5 septembre 1669, op. cit., p. 238, G. IV, 202.
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L’expérience permet de tirer un enseignement, à titre seulement probable tant que des instruments de mesure suffisamment précis ne vérifient pas par le calcul son hypothèse : J’aurais pu déterminer le temps que requiert l’eau dans un tube plus long pour recevoir une telle vitesse si j’avais pu me procurer des instruments plus précis. Pourtant je n’estime pas que cela soit tellement nécessaire, dès lors que le plus important est suffisamment déterminé22. « Le plus important » est le principe physique de la constance de la pression de l’eau, car le mouvement qu’elle communique est celui qu’elle reçoit de la gravitation. Spinoza raisonne comme Galilée : faire des essais pour mettre en évidence par des faits construits ce que le raisonnement mathématique a démontré. Ce qui est vrai de la physique mécanique l’est-il de la chimie ? Parce qu’il ne dispose d’aucune théorie des éléments chimiques23, Boyle suit une démarche inverse et se présente en théoricien sceptique24. Mais il se démarque des « empiriques », catégorie qui, à l’époque, désigne l’aristotélisme scolastique et l’alchimie de Paracelse. Dans The sceptical chymist, il montre que la théorie aristotélicienne des quatre éléments est caduque et que les trois principes des alchimistes, sel, soufre et mercure, ne peuvent être des éléments premiers. Aux notions obscures et confuses des alchimistes, il préfère l’atomisme sans en faire une « vérité métaphysique » sur la matière, car il est convaincu que l’éclectisme théorique favorise les découvertes25. Il prétend donc avoir décomposé le salpêtre en deux éléments hétérogènes de façon concluante, la preuve étant qu’il a pu procéder à l’expérience inverse de recomposition. En effet, si les composants, la potasse d’une part et l’esprit de nitre d’autre part, ont des propriétés chimiques différentes une fois le salpêtre décomposé, c’est qu’il ne s’agit pas d’un mélange, sinon ils auraient conservé leur identité et leurs propriétés dans le mélange. Et si le salpêtre présente des propriétés nouvelles, c’est la preuve que la composition chimique produit une forme nouvelle. Contestant cette hypothèse, Spinoza va tenter de l’infirmer par des contre-expériences tenant compte des qualités sensibles tout en les expliquant par des causes mécaniques. Les métiers de la métallurgie, de la verrerie, entre autres, ont fourni un savoir empirique suffisant pour agir sur les qualités et les propriétés utiles des corps : les couleurs, les odeurs, les formes visibles. Mais l’objectif scientifique de la théorie associée à l’expérimentation est de passer de la forme empirique à l’essence du corps. Aussi, pour Spinoza, le raisonnement expérimental de Boyle n’est-il pas satisfaisant. Bien que s’inspirant de Bacon, Boyle mène ses investigations chimiques sur la base
22 Spinoza, Correspondance, lettre 41 à Jarig Jelles du 5 septembre 1669, op. cit., p. 238, G. IV, 202. 23 La chimie « scientifique », qui analyse les éléments et leur réaction, commence avec Lavoisier un siècle plus tard. 24 R.-M. Sargent, The diffident naturalist, Robert Boyle and the philosophy of experiment, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1995. 25 La notion de fait est éminemment problématique ; « matters of facts » semble être la règle de la méthode boylienne, cependant le fait est autant une « donnée naturelle » observée qu’une construction expérimentale ; encore largement inspirée par l’alchimie, notamment celle de Van Helmont via Hartlib, la chimie boylienne est opérationnaliste.
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pratique des métiers, « la partie active à partir de laquelle il faut tracer les contours de la partie spéculative26 ». Il ne souscrit pas pleinement à l’exigence baconienne de la rationalité scientifique, laquelle vise « l’invention de la forme vraie », c’est-à-dire la connaissance de la configuration du corps ou de son essence ; au-delà du phénomène variable, la forme vraie constitue une structure invariante27. Le soupçon de Spinoza à l’encontre de Boyle est donc recevable. Afin de pousser Boyle à reconnaître que ses expériences sont de simples observations de certains effets, mais qu’elles ne permettront jamais de remonter à la cause du phénomène, Spinoza objecte à titre d’hypothèse opposée que le salpêtre pourrait bien être un corps chimiquement simple ou homogène, ce que les expériences décrites par Boyle dans son essai ne permettent pas d’infirmer. Une interprétation rétrospective verrait Boyle plus proche de la vérité, mais elle oublierait qu’il n’a pas réussi à dégager tous les composants impliqués, tels l’air et le charbon, dans les expériences décrites ; et, en outre, du gaz carbonique (dioxyde de carbone CO2) intervient dans la réaction chimique à son insu. Bien plus, la notion de réaction chimique étant complètement ignorée, un des faits observés reste parfaitement opaque : pour expliquer comment l’acide nitrique exposé à l’air peut se décomposer partiellement en dioxyde d’azote et donner alors des vapeurs rouges ou jaunes, il faut prendre en compte la présence de l’oxygène et de l’azote dans l’air et comprendre le processus d’oxydation, ce que ni Boyle ni Spinoza ne sont en mesure de faire. Face à l’impossibilité de connaître les corpuscules élémentaires dont l’existence est probable28, Boyle tente – préalables interminables – de mettre en évidence les propriétés chimiques par des expériences répétées. Le point de désaccord : le statut de l’expérimentation dans l’avancement des connaissances
Dans l’essai consacré à la fluidité, Boyle en vient à dévoiler son point de vue en affirmant : « À moins que nous puissions prouver cela par des expériences chimiques », ce à quoi Spinoza rétorque : « Cela ne pourra jamais être prouvé par des expériences, ni chimiques, ni autres, mais bien par la seule raison et par le calcul. Car c’est par la raison et par le calcul que nous divisons les corps à l’infini, et par conséquent aussi
26 Bacon, Novum Organum, II, 4, op. cit., p. 189. 27 « Mais il en va de même avec l’invention de la forme vraie ; car la forme d’une nature est telle que, si elle est posée, la nature donnée suit infailliblement. C’est pourquoi elle est toujours présente ; elle l’affirme universellement et elle lui est inhérente en tous cas. Cette même forme est telle que, si elle est ôtée, la nature donnée s’évanouit infailliblement. » Ibid. À comparer avec Ethique II, déf. 2 : « Je dis qu’appartient à l’essence d’une chose ce qui ne peut pas être donné sans que la chose soit posée et ne peut pas être supprimé sans que la chose soit supprimée ; ou bien, ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui réciproquement ne peut ni être ni être conçu sans la chose », trad. P-F. Moreau, Paris, PUF, 2020, p. 161. 28 Dans The sceptical Chymist, dialogue de type galiléen, les interlocuteurs discutent des hypothèses qui vont de trois à cinq éléments de base, alors que la chimie moderne dans le tableau de Mendeléïev et ses dérivés en propose plus d’une centaine (112).
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les forces qui sont requises pour les mouvoir. Mais par l’expérience, jamais nous ne pourrons prouver cela29. » Dans la lettre 6, Spinoza exprime également ses doutes sur l’intérêt des paragraphes 13 à 18 du traité : Le très illustre auteur s’efforce de montrer que toutes les qualités tactiles dépendent seulement du mouvement, de la figure et d’autres affections mécaniques. Il n’est pas besoin d’examiner si ces démonstrations sont tout à fait convaincantes, dans la mesure où ce très illustre Monsieur ne les présente pas comme mathématiques. Néanmoins je ne sais pas pourquoi il s’efforce avec tant d’insistance de le déduire de cette sienne expérience, dès lors que, par Verulam, et ensuite par Descartes, cela a été démontré assez et plus qu’assez. Et je ne vois pas que cette expérience nous fournisse des preuves plus lumineuses que d’autres expériences suffisamment accessibles30. Les qualités sensibles s’expliquent par les causes mécaniques, encore faut-il le démontrer, or, selon Spinoza, Boyle montre sans démontrer, ses expériences sont « lumineuses », c’est-à-dire évidentes, mais pas « fructueuses », ses observations ne conduisent à aucune « invention ». À cette objection, Oldenburg répond pour Boyle : À vos remarques sur les § 13 à 18, il répond seulement qu’il a surtout écrit ces passages pour soutenir et illustrer comment la chimie permet de confirmer les principes de la philosophie mécanique. Il ne les a pas trouvés aussi clairement rédigés et traités chez d’autres. Notre Boyle est de ceux qui n’ont pas une confiance en leur raison assez grande pour décider que les phénomènes ne sont pas conformes à la raison31. Partisan du rationalisme mathématique qui donne l’initiative à la théorie déduite selon les règles a priori, Spinoza limite-t-il l’expérimentation à la preuve matérielle de la vérité, tandis que Boyle, parce qu’il se méfie des présupposés théoriques, donnerait plus de champ à l’expérience, multipliant ainsi les chances de découverte ? Les critiques de Spinoza et les contre-expériences qu’il propose
Spinoza pointe les insuffisances des expériences de Boyle sur trois points : – 1° Pour conclure que l’esprit de nitre n’est pas du nitre, il faudrait une preuve négative et montrer qu’il ne peut cristalliser ou se solidifier sans addition d’une solution contenant du salpêtre. – 2° Ou du moins il faudrait pouvoir vérifier que la quantité de sel fixe restant dans le creuset après que le feu a séparé les deux constituants est toujours proportionnelle à la quantité de salpêtre décomposée.
29 Spinoza, Correspondance, op. cit., lettre 6, p. 70-71 ; G. IV, 29, 12-17. 30 Spinoza, Correspondance, lettre 6, op. cit., p. 67-68. C’est nous qui soulignons. G. IV, 25, 1-10. 31 Spinoza, Correspondance, lettre 11 d’Oldenburg, op. cit., p. 92. C’est nous qui soulignons. G. IV, p. 50, 14-22.
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– 3° Enfin, il faudrait que le poids de l’esprit de nitre récupéré et pesé soit égal au poids perdu, or il est moindre, Boyle le reconnaît dans la section IX de l’Essai. Imprécision des instruments de mesure ou infirmation de l’hypothèse ? L’expérience n’est pas décisive. Après avoir exposé l’hypothèse mécaniste selon laquelle la différence entre le salpêtre volatil et le salpêtre solide a pour cause le mouvement très rapide des particules dans l’un et leur repos dans l’autre, Spinoza présente trois expériences « qui semblent confirmer cette explication ». Prudemment mais à l’inverse de Boyle, il déduit l’explication théorique des principes mécanistes et construit les expériences pour la confirmer. La première expérience montre que l’esprit ou partie volatile est du salpêtre. Spinoza fait fondre du salpêtre dans un creuset jusqu’à incandescence, recueille la fumée dans une ampoule de verre, et, après refroidissement, constate la formation de cristaux. La deuxième expérience montre que la partie fixe n’est pas du salpêtre. En effet, plus le salpêtre est purifié par décantation et plus la partie volatile est apte à former des cristaux. La troisième expérience montre que les particules d’esprit de nitre dès qu’elles perdent leur mouvement deviennent inflammables, par exemple quand elles sont fixées sur du sable ou sur une enveloppe de carton humide. Ces expériences « suffisamment accessibles » correspondent-elles à ce que Bacon nommait simple expérience (experientia mera), c’est-à-dire l’expérience aveugle, stupide et désordonnée (N.O I, 70), donc limitée à la perception des propriétés visibles ? Non, car Spinoza suit un protocole expérimental et, sans entrer dans le détail des opérations, on remarque l’effort de précision, de rigueur, de méthode et l’économie du compte rendu32. L’analyse « standard » de cette controverse : Spinoza cartésien dogmatique versus Boyle précurseur des sciences expérimentales
Contrairement à l’interprétation d’Elhanan Yakira33, Spinoza ne confond pas l’expérience vague avec l’expérience construite dans le cadre d’une recherche scientifique34. L’admettre reviendrait aux versions idéalistes de Saisset ou de Cousin, quand ils laissent croire que Spinoza confond les recherches dans les sciences avec la connaissance du premier genre, comme s’il ne différenciait pas l’experimentum de l’experientia vaga. Cette mise au point a été faite par Pierre Macherey, Pierre-François Moreau35 et Jean-Marie 32 « Il ne s’agit pas seulement de porter ses recherches et ses soins à des expériences plus nombreuses et d’un autre genre que les expériences pratiquées jusqu’ici, il faut introduire un lien méthodique, un ordre et un progrès tout différent, dans l’enchaînement et l’avancement de l’expérience. Car une expérience vague et s’abandonnant à elle-même (comme on l’a dit plus haut) est simple tâtonnement et paralyse les hommes plus qu’elle ne les informe. Mais quand l’expérience progressera selon une loi sûre avec suite et sans interruption, on pourra espérer mieux des sciences ». Bacon, Novum Organum, I, 100, op. cit., p. 160. 33 E. Yakira, Boyle et Spinoza, Archives de philosophie, 51, 1988, p. 107-124. 34 Selon P. F Moreau, Yakira range sous le même vocable « expérience » les lettres 6 et 13 et la lettre 10. Or les deux premières concernent l’experimentum, la dernière, l’experientia. 35 P. Macherey, Spinoza, lecteur et critique de Boyle, Archives du Nord, t. LXXVII, octobre-décembre 1995, p. 733-774 ; Pierre-François Moreau, Spinoza. L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994, p. 269-285.
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Pousseur36. Comme Descartes37, Spinoza mesure l’intérêt de la chimie et, s’il n’attend rien du travail de fourmi des expérimentateurs intempestifs, il préfère de loin faire son miel des multiples expériences que de rester en surplomb du réel dans sa toile d’araignée. Mais plutôt que de renvoyer Boyle et Spinoza dans les limbes de la pensée préscientifique où, selon la formule de Bachelard, « l’empirisme décousu » est le revers « d’un rationalisme à vide38 », mieux vaut analyser le contexte épistémologique de la discussion.
Boyle et Spinoza, héritiers de Bacon et de Descartes L’expérience dans le modèle baconien
Quelles que soient les positions, la communauté des savants use des mêmes termes pour désigner l’expérience. L’anglais comme le latin distinguent au moins deux terminologies : experience/ experientia signifie la connaissance ordinaire ou toute connaissance acquise par l’habitude ; experiment /experimentum dénote les procédures systématiques et rigoureuses d’observation, d’exploration des phénomènes dûment identifiés et répertoriés, de vérification d’hypothèses39. Boyle utilise presque toujours le terme experiment(s), ou experimentum, et Spinoza dans ses réponses, Lettres 6 et 13, reprend naturellement le terme experimentum. Déclaré « père de la philosophie expérimentale » par la Royal Society, Bacon a développé son projet de Restauration du savoir, Instauratio Magna, dans The advancement of Learning, De Dignitate et Augmentis scientiarum, Novum Organum, entre autres40. Le nouveau savoir sera un processus ininterrompu et collectif progressant par l’accumulation d’expériences diligentées d’après des protocoles d’investigation très rationalisés et à partir desquelles se construisent les explications théoriques par les causes efficientes. Mais la meilleure démonstration est de loin l’expérience (experientia), pourvu qu’elle tienne ferme à cela même qui est expérimenté (modo haereat in ipso 36 J.-M. Pousseur, « Le Novum Organum de Descartes à Spinoza », in Ch. Jaquet (dir.), L’héritage baconien au xviie siècle, Paris, Kimé, 2000, p. 17-43. 37 Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie : « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique… ». ATVI, 61, 28-32. B. Joly montre comment Descartes chimiste réorienta la théorie du mécanisme corpusculaire sur une autre voie que la physique des chocs : Bernard Joly, Descartes et la chimie, Paris, Vrin, 2011. 38 La philosophie dialoguée : « En résumé, pas de rationalité à vide, pas d’empirisme décousu, voilà les deux obligations philosophiques qui fondent l’étroite et précise synthèse de la théorie et de l’expérience dans la physique contemporaine ». Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris PUF, 1970, p. 3. 39 Pour une étude très approfondie de l’apparition d’un lexique spécifique à la pensée expérimentaliste nous renvoyons aux travaux de Marta Fattori sur Bacon de Verulam : Marta Fattori, Études sur Francis Bacon, Paris, PUF, 2012, Chap. III, experientia-experimentum, p. 169-189. 40 Pour une approche critique de l’héritage baconien : Luc Peterschmitt « Bacon et la chimie . À propos de la réception de la philosophie naturelle de Francis Bacon aux xviie et xviiie siècle », Methodos en ligne 5/2005 ; « Le programme “baconien” des chimistes de la Royal Society », Methodos, 8/2008.
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experimento). Car si elle est étendue à d’autres cas qui sont jugés semblables sans que cette extension soit faite de manière réglée et ordonnée, alors elle est fallacieuse41. Abandonnant les causes finales dans la philosophie naturelle, Bacon faisait de l’expérimentation la base d’un savoir scientifique qui devait quadriller les faits naturels observables et tendre vers des notions de plus en plus générales. Si l’induction était l’opération constitutive de ce savoir, elle ne pouvait être fructueuse, c’est-à-dire inventive, qu’à partir de « données » qui ne laissaient rien au hasard. Selon Bacon, l’expérimentation, soigneusement distinguée de l’empirisme, aurait la double fonction d’exploration du réel et de vérification des hypothèses42. Plusieurs hypothèses étant plausibles, une série d’expériences en invalidera certaines jusqu’à l’expérience cruciale qui décidera de la meilleure. La dimension concrète et pragmatique de la recherche43, que Bacon a conçue sans rien inventer, se retrouve chez Galilée, et lui est à la fois essayeur et physicien-géomètre, ses expériences corroborent ses calculs. Dans la seconde préface de la Critique de la Raison Pure44 Kant a bien saisi ce moment où émerge une nouvelle pensée à la fois rationaliste et expérimentaliste. Parce qu’il souscrit à l’exigence rationnelle de la science, Boyle s’inquiète du manque de rigueur des alchimistes45 et il sait que l’observation ne suffit pas, mais il pense qu’en opérant sur les phénomènes on peut mettre en évidence les constituants et les formes intermédiaires des corps, leur texture. Cet opérationnalisme repose sur l’induction et sur le consensus pour constituer une chimie rationnelle irréductible
41 Bacon de Verulam, Novum Organum, Livre I aphorisme 70, traduction Malherbe, Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 130, l.20-23. « Sed demonstratio longe optima est Experientia, modo haereat in ipso experimento. Nam si traducatur ad alia quae similia existimantur, nisi rite et ordine fiat illa traductio, res fallax est. » Francisci Baconis De Verulamio summi Angliae CANCELLARII, Novum Organum scientiarum, Editio prima Veneta, Andreas Tosi p.58; Archive digitalisée en 2009, Bibliothèque de l’Université de Toronto. 42 Bacon, Novum Organum, Livre I, aphorisme 95, ibid., p. 156-157. 43 Luc Peterschmitt, « Bacon et la chimie. Á propos de la réception de la philosophie naturelle de Francis Bacon aux xviie et xviiie siècles », Methodos en ligne 5/2005. http:// methodos.revues.org/385.DOI :10.400/ methodos.385. 44 « Car il n’y a guère plus d’un siècle et demi en effet que l’essai magistral de l’ingénieux de Bacon de Verulam en partie provoqua, et en partie, parce qu’on était déjà sur la trace, ne fit que stimuler encore cette découverte qui, tout comme la précédente ne peut s’expliquer que par la révolution subite dans la manière de penser. Je ne veux considérer ici la physique qu’autant qu’elle est fondée sur des principes empiriques. Lorsque Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur et déterminée selon sa volonté, quand Toricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue […] Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements selon des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire à la laisse par elle. » Kant, Critique de la Raison pure, Préface de la seconde édition 1787, traduction Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 1968, p. 17. 45 « Now this I fear may prove somewhat prejudicial to the advancement of solid philosophy: for though I am a great lover of chymical experiments, and though I have no mean esteem of divers chymical remedies, yet I distinguish theses from their notions about the causes of things and their manners of generation. » Robert Boyle, The sceptical Chymist, Mineola New-York, Dover publications, INC, 2003, p. 2.
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à la physique. À l’opposé, quel est le statut de l’expérience dans une épistémologie cartésienne fondée sur des principes métaphysiques ? Dans une lettre à Mersenne du 23 décembre 1630, Descartes répond sur le moyen de faire des expériences utiles : À cela je n’ai rien à dire, après ce que Verulamius en a écrit, sinon que sans être trop curieux à rechercher toutes les petites particularités touchant une matière, il faudrait principalement faire des recueils généraux de toutes les choses les plus communes et qui sont très certaines, et qui se peuvent savoir sans dépense46. Est-ce ce type d’expérience « facile », ou du moins « facilement accessible » que Spinoza suggère à Boyle ? En tout cas, les critiques qu’il exprime souscrivent aux exigences de la méthode baconienne puisqu’elles renvoient aux tables de comparution47. La première critique renvoie à l’aphorisme 4 du second Livre du Novum Organum qui établit la corrélation entre la forme et le phénomène. Spinoza applique la table d’absence (« cette même forme si elle est ôtée, la nature donnée s’évanouit infailliblement »), l’esprit de nitre devrait être réellement distingué du nitre par la preuve négative. La seconde critique fait écho à l’aphorisme 13 du second livre du Novum Organum qui présente les tables des degrés ou de comparaison, les mesures indiquant des proportions constantes dans les phénomènes, condition du passage du particulier à l’universel : Il faut faire comparaître devant l’entendement les instances où la nature sur laquelle porte la recherche se trouve à un degré plus ou moins grand, soit que l’on compare son accroissement et son décroissement sur un même sujet, soit que la comparaison porte sur différents sujets, les uns par rapport aux autres. En effet, comme la forme de la chose est la chose dans son être même, qu’il n’y a pas d’autre différence entre la chose et la forme que celle entre l’apparent et l’existant, ou l’extérieur et l’intérieur, ou la chose relativement à l’homme et la chose relativement à l’univers, il suit nécessairement qu’on ne recevra pas une nature comme étant une forme vraie, si elle ne décroît pas toujours quand la nature en question décroît, et si elle n’augmente pas toujours quand la nature augmente48. Dans la critique de la fluidité et de la solidité Spinoza ne déroge pas au précepte baconien (N.O II, 7) selon lequel il ne faut pas se contenter d’une connaissance superficielle des apparences mais, au contraire, pénétrer dans l’intérieur des corps pour en maîtriser les causes structurelles : En effet, nous en sommes encore à nous attarder dans le vestibule de la nature, sans nous ménager un accès vers l’intérieur. Il n’est pas possible de pourvoir un corps donné d’une nouvelle nature ou de réussir à le transmuter de façon appropriée
46 Descartes, Lettre à Mersenne du 23 décembre 1630, AT, I, p. 196. 47 Nous reprenons les analyses de J. M. Pousseur, « Le Novum Organum de Descartes à Spinoza », op. cit., p. 27 sq. 48 Bacon, Novum Organum, II, 13, op. cit., p. 207-208.
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en un nouveau corps, si on n’a pas au préalable acquis la juste connaissance du corps à altérer ou à transformer49. Pourquoi Boyle et Spinoza, tous deux héritiers de Bacon et de Galilée, ont-ils une telle divergence épistémologique sur la fonction de l’expérience, sinon parce qu’ils ne s’accordent ni sur les objets ultimes, ni sur les causes des agencements des réalités particulières ? Convaincu qu’il est impossible d’atteindre les particules élémentaires, Boyle considère que ce qui est hors du domaine de l’expérience relève d’une théorie métaphysique de la matière ultime, inaccessible à la raison humaine. En effet, Boyle croit que seules les expériences exploratoires font vraiment progresser le savoir, alors que Spinoza, parce qu’il affirme la puissance de la raison, n’accorde qu’une valeur probatoire aux expérimentations. Précurseur de Newton, Boyle se serait-il méfié des hypothèses métaphysiques50 ? Or il avait encore besoin de la notion de matière, instrument théorique peu fiable en dehors de la norme mathématique51. La méthode cartésienne revue par Spinoza : Mos geometricus
La méthode cartésienne – « bien conduire sa raison pour découvrir la vérité dans les sciences » – est fondée sur le raisonnement mathématique. À la différence de Bacon, Descartes fait de la physique théorique la base de la science elle-même fondée sur le principe métaphysique de l’inhérence naturelle des idées mathématiques à l’esprit. Spinoza gommera l’hypothèse créationniste des vérités éternelles52 mais gardera le principe d’un univers déchiffrable par les mathématiques selon le modèle galiléen. Présent chez Bacon, le thème du livre de la Nature ne recoupe pas le mathématisme parce que la connaissance non seulement commence par l’expérience mais se constitue expérimentalement par les tables de vérification qui élèvent progressivement l’esprit des faits particuliers vers les axiomes de plus en plus généraux. Pour la Royal Society, promotrice des sciences sous la double égide de Bacon et de Descartes, Spinoza représente la voie cartésienne. En effet, en 1661, Spinoza doit reprendre à son compte la quatrième partie des Principes ou la sixième partie du Discours de la Méthode : l’expérimentation est nécessaire dans la physique
49 Bacon, Novum Organum, II, 7, op. cit., p. 192. 50 C’est la seule signification de « hypotheses non fingo », expression qui restera la marque du rationalisme expérimental que les idéologues des Lumières réformistes ne cesseront de brandir à l’encontre de l’esprit de système. 51 « But (says Carneades) if you remember that ‘tis a sceptik speaks to you, and that’tis not so much my present talk to make assertion as to suggest doubts, I hope you will look upon what I have proposed, rather as a narrative of my former conjectures touching the principles of things, than a resolute declaration of my present opinion s of them […] that I do not embrace all Epicurus principles. » Robert Boyle, The sceptical Chymist, op. cit., p. 202. 52 Descartes, Le monde, « Outre les trois lois que je viens d’expliquer, je n’en veux point supposer d’autres, que celles qui suivent infailliblement de ces vérités éternelles, sur qui les mathématiciens ont accoutumé d’appuyer leurs plus certaines et plus évidentes démonstrations […] et dont la connaissance est si naturelle à nos âmes, que nous ne saurions ne les pas juger infaillibles, lorsque nous les concevons distinctement. » A.T. XI p. 47.
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mais elle n’est jamais décisive. Toutefois, faire de Spinoza un pur « géomètre53 » reviendrait à ignorer que son ontologie et son épistémologie sont distinctes dans la mesure où la connaissance du deuxième genre, la connaissance rationnelle par les causes transitives, ne se déduit pas de la connaissance ontologique de la Nature naturante. À la différence de « la méthode géométrique54 » cartésienne, dans l’épistémologie spinozienne on ne déduit pas les lois physiques des principes métaphysiques selon l’ordre des raisons. Peut-être parce que les définitions et les axiomes sont des vérités dont l’évidence, contrairement à l’innéisme cartésien, a partie liée avec les invariants de l’expérience commune. Cependant, même si, chez Spinoza comme chez Descartes, le statut de l’expérience découlait du géométrisme, la science échapperait au formalisme, car la réalité du monde physique est pour eux irréductible et demande à être prouvée : plus les choses matérielles sont diverses et complexes, plus leur existence doit être prouvée55. Ainsi dans l’article 46 de la troisième partie des Principes, Descartes reconnaît une fonction heuristique à l’expérimentation : Ces choses [particulières] ayant pu être ordonnées de Dieu en une infinité de diverses façons, c’est par la seule expérience, et non par la force du raisonnement, qu’on peut savoir laquelle de ces façons il a choisie56. Dirigée par la théorie mécaniste, l’expérience permet de vérifier que parmi toutes les possibilités inférées d’un principe universel, certaines sont effectivement réalisées. Spinoza suit une démarche comparable dans l’Éthique quand il affirme dans la huitième proposition de la première partie, qu’on ne peut déduire l’existence des individus a priori de leur essence : Si par exemple il existe vingt hommes dans la Nature (je suppose pour plus de clarté qu’ils existent ensemble, et qu’il n’en a pas existé d’autres auparavant dans la Nature), il ne suffira pas (pour rendre raison de l’existence des vingt hommes, j’entends), de montrer en général la cause de la nature humaine, mais
53 Interpréter littéralement le passage de : Éthique I, appendice, dans lequel la géométrie est présentée comme norme de vérité, ou encore en comprendre stricto sensu l’expression « ordine geometrico demonstrata ». 54 « J’ai, premièrement considéré en général toutes les notions claires et distinctes qui peuvent être en notre entendement touchant les choses matérielles, et […] n’en ayant point trouvé d’autres sinon celles que nous avons des figures, des grandeurs et des mouvements, et des règles suivant lesquelles ces trois choses peuvent être diversifiées l’une par l’autre, lesquelles règles sont les principes de la géométrie et de la mécanique, j’ai jugé qu’il fallait nécessairement que toute la connaissance que les hommes peuvent avoir de la nature fût tirée de cela seul. » Descartes, Les Principes de la philosophie, 4e partie, art. 203, A.T.IX, p. 321. 55 Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie : « de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre d’une infinité d’autres qui pourraient y être si c’eût été le vouloir de Dieu de les y mettre […] si ce n’est qu’on vienne au-devant des causes par les effets, et qu’on se serve de plusieurs expériences particulières », A.T, VI, p. 64 ; il faut recourir à l’expérience lorsque nous descendons des choses les plus communes (générales) et les plus simples que nous pouvons déduire des premières causes, à celles qui sont plus particulières car il est impossible à l’esprit humain de concevoir l’infinité des possibilités de la création des choses concrètes, ce qui oblige l’homme à procéder à des expériences. 56 Descartes, Les Principes de la philosophie, 3e partie, A.T.IX, p. 124.
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il sera nécessaire en plus de montrer la cause pourquoi il n’en existe ni plus ni moins que vingt57. La question de la méthode expérimentale implique une ontologie du réel : la connaissance des choses physiques est-elle déductible de la connaissance des lois constantes de la nature ? Encore faut-il s’entendre sur le sens de ces « choses physiques », ces « êtres réels ». Dans le Traité de la Réforme de l’entendement, Spinoza recommandait de déduire selon la série des causes les idées des réalités physiques, et de déduire le réel non de l’abstrait, encore moins des réalités changeantes, mais des « réalités fixes et éternelles58 », c’est-à-dire des rapports constants, l’ordre des idées étant le même que l’ordre des choses. Ni formes substantielles, ni empirisme, la connaissance scientifique ne concerne que les causes prochaines et transitives. Sur ce point, il s’accorde avec Boyle, le désaccord portant sur le niveau de réalité susceptible d’être objet de science : les choses physiques, c’est-à-dire, ni les universaux, ni les phénomènes ondoyants et divers. Pour Spinoza, seule l’essence actuelle des corps, leur proportion de mouvement et de repos, constitue l’objet de la science. Qu’en est-il des faits chimiques ? Boyle a concentré toute sa recherche sur les formes et les qualités des corps, est-ce le niveau de réalité requis ? Spinoza précisera par la suite comment les êtres réels sont connaissables par leur « tendance à persévérer dans l’être », c’est-à-dire le conatus en tant qu’essence actuelle, connaissable en tant que rapport quantifiable entre leurs parties. C’est pourquoi l’expérience ne peut en aucun cas permettre de pénétrer l’essence des choses, mais une fois une essence conçue, elle sert à vérifier que des choses particulières conçues par cette essence existent réellement. C’est donc moins la pratique expérimentale qui oppose Boyle et Spinoza que le statut de l’expérience dans le processus de recherche de la vérité. Ces divergences sur le statut de l’expérimentation sont-elles en relation avec des théories de la matière concurrentes ? Si Bacon autorise aussi bien la position de Boyle que celle de Spinoza, lequel a le mieux compris l’injonction de renouveler la méthode de la science ? Il faut considérer leur conception de la matière pour trancher cette question. La matière : le concept commun ou la pomme de discorde ? Deux interprétations de la science mécaniste
Les deux interlocuteurs admettent le principe cartésien de la réduction à l’étendue, au mouvement et au repos comme principe de base de toute explication des faits 57 Spinoza, Éthique I, 8, sc., op. cit., p. 109 ; GII, 51, 1-6. 58 Spinoza, Traité de la Réforme de l’entendement, 99-100, Œuvres I, Premiers écrits, Paris, PUF, 2009, p. 127 ; G II, 36, 20-35, 37, 1-9. « De là nous pouvons voir qu’il nous est avant tout nécessaire de déduire toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’être réels, en progressant, autant que faire se peut, selon la série des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela bien sûr sans passer à l’abstrait et à l’universel, ni pour en conclure quelque chose de réel, ni pour le conclure de quelque chose de réel : dans les deux cas, en effet, on interrompt le véritable progrès de l’entendement. Mais il faut noter qu’ici, par la série des causes et des êtres réels, je n’entends pas la série des choses singulières changeantes mais seulement la série des choses fixes et éternelles. »
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physiques. Mais Boyle est corpusculariste et, à cette époque, Spinoza reprend à son compte le modèle cartésien d’une matière réduite à l’étendue et au mouvement, indéfiniment divisible et pleine. Au contraire, Boyle admet l’existence du vide dans la matière infiniment petite. Pour lui, la nature profonde sous-jacente aux phénomènes observables est la condition de possibilité d’objets plus complexes, tels les corps chimiques, accessibles aux expériences d’investigations. Cependant, comme Oldenburg le remarque dans la lettre 14, le résultat de telles expériences peut s’avérer contre-productif. La pompe à air pourrait conforter aussi bien la thèse pléniste que la vacuiste. L’expérimentation a donc des limites, la connaissance des causes universelles semble hors de sa portée. Dans la lettre 16, cherchant le consensus, Oldenburg, minimise les divergences entre Boyle et Spinoza : De là, tant que la réduction à la matière primordiale n’est pas faite, les philosophes ainsi que d’autres personnes, concluent en conscience à une certaine hétérogénéité. Et j’incline à penser que sur le fond du propos, il n’y a pas de différence entre vous et le seigneur Boyle59. Or, s’il est vrai que le principe cartésien de l’identification de l’espace géométrique avec la matière fonde la science mécaniste60, la représentation d’une étendue homogène constituée d’éléments divisibles à l’infini, sans espace vide ni atomes, explique la réticence de Spinoza pour les concepts chimiques qui reposent sur le principe de particules élémentaires dont seraient composés les corps complexes. Or comment décider de la validité ou de l’invalidité des thèses opposées : le vacuisme corpusculariste de Boyle, Gassendi ou Newton versus le plénisme continuiste de Spinoza, Huygens et Hobbes ? Ce modèle est évidemment beaucoup moins favorable aux recherches de chimie. Avant Lavoisier, qui appliquera à l’échelle infiniment petite les principes newtoniens de l’attraction et de la répulsion, la chimie semblait bloquée dans une sorte d’impasse épistémologique due au mécanisme cartésien trop abstrait. N’admettant que le mouvement local, Descartes excluait les autres modalités du mouvement définies par Aristote, notamment la génération et la corruption, modèles de la métamorphose des réalités matérielles pour les alchimistes. Sur ce point la divergence entre Boyle et Spinoza paraît indépassable. La physique de Newton se présentera comme une théorie suffisamment générale du mouvement pour englober tous les corps existants et elle unifiera aussi la méthode de la science appelant à une dialectique efficace de la théorie mathématisée et de l’expérimentation. Même s’il mit du temps à admettre que la notion cartésienne de la matière était pratiquement inutilisable61, Spinoza s’en démarqua progressivement. Datée du 20 novembre 1665, la lettre 32 répond à la question posée par Oldenburg dans la lettre 31 où, reprenant les mots de Spinoza, il se demandait si « nous connaissions comment chaque partie de la nature convient avec son tout et sous quel rapport se
59 Spinoza, Correspondance, lettre 16, op. cit., p. 121 ; G. IV, p. 74, 18-19. 60 Descartes, Principes de la philosophie, « La même étendue qui constitue la nature du corps, constitue aussi la nature de l’espace », 2e partie, art. 11, A.T.IX, p. 68-69. 61 Lettre 83 de Spinoza à Tschirnhaus, Correspondance, op. cit., p. 388. G. IV, p. 334, 22-28.
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fait sa cohésion avec le reste ». Autrement dit, quel est le statut de la connaissance du deuxième genre ? Doit-elle énoncer les lois générales de l’univers et la science est-elle la connaissance du système universel, c’est-à-dire de l’enchaînement de toutes les causes prochaines comme un seul et même mécanisme de l’univers ? Le philosophe qui prétend, contrairement à Boyle, connaître les faits physiques par leur essence, explique-t-il les natures naturées en les déduisant analytiquement de la nature naturante ? La réponse de Spinoza est déflationniste. Il rappelle à Oldenburg qu’il a dit ignorer comment se fait la cohésion entre toutes les parties et comment elles conviennent entre elles et avec le tout62. Bien éloigné de cet esprit de système qui lui sera tant reproché, non seulement il n’a jamais prétendu déduire les choses existantes de l’idée adéquate de la Nature-Dieu-Substance, mais il affirme ignorer comment se fait la cohésion des parties en un tout, car « pour connaître cela, il faut en effet connaître la nature entière63 ». La réponse élimine les idées confuses : pas d’harmonie universelle, les notions d’ordre, de désordre, de beauté sont récusées comme inadéquates, le concept de nature est neutre, la pensée doit se débarrasser des représentations théologiques. Comment comprendre les termes de natures, parties, tout et lois ? La loi c’est la nature de chaque partie, sa cause interne, lorsqu’elle s’accorde avec d’autres, cela forme un tout. Par exemple les mouvements des particules de sang forment un tout, et Spinoza décrit un milieu intérieur. Si l’on imagine un être vivant dans ce milieu, il connaîtrait par les sens, l’observation, puis par le raisonnement chaque partie qui serait comme un tout pour lui, mais il ignorerait comment la nature universelle du sang détermine chaque partie. De même nous ne pouvons pas connaître scientifiquement tout l’univers dont nous faisons partie parce que nous vivons dedans. Il n’y a donc pas de savoir absolu, en surplomb, la science en tant que connaissance du deuxième genre, par les causes transitives, est toujours locale64. Cette présentation contraste avec l’image d’un Spinoza enfermé dans le dogme du système géométrique déductible a priori, mais c’est peut-être ainsi qu’il fut reçu par le philosophe anglais auquel on s’attend le moins, du moins sur la question de l’expérience. Sans suivre Wim Klever65 jusqu’à affirmer que Locke aurait pu être un spinoziste masqué, il faut reconnaître une consonance entre la lettre 32 et le paragraphe 11 du chapitre 6 du livre IV de L’Essai sur l’entendement humain66. Membre de la Royal Society, médecin et ami de Boyle et de Sydenham, Locke est aussi un lecteur attentif de Spinoza67 ; il présuppose qu’au-delà des phénomènes connus par notre expérience,
62 Le lexique est très problématique, la relation tout/partie renvoyant à la question mathématique de l’infini, déjà abordée dans la lettre 12 à L. Meyer. 63 Spinoza, Correspondance, lettre 32, op. cit., p. 207. G. IV, p. 169-176. 64 Eric Schliesser, Spinoza and the Philosophy of science: Mathematics, Motion, and Being. PhilArchivecopyv1 : https://philarchive.org/archive/SCHSAT-23v1 65 Wim Klever, Locke’s disguised spinozism, http://huenemanniac.wordpress.com/ Janvier 1999. 66 Locke, An essay concerning human understanding, Book IV, Chapter VI, section 11, Everyman Library, London, 1972, vol. II, p. 189. 67 Introduction de Raymond Klibansky à l’édition critique de La lettre sur la tolérance, Paris, PUF, 1965, p. xxv.
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laquelle combine nos perceptions et notre réflexion, il est nécessaire de penser une réalité plus fondamentale dans laquelle interagissent tous les corps. Il est impossible dans le cadre de notre propos d’analyser davantage ce rapprochement, mais il nous amène à nous interroger sur une pénétration par capillarité souterraine de la conception spinozienne de l’expérience chez les philosophes anglais traditionnellement étiquetés « empiristes ». Peut-on en conclure que Spinoza serait un chaînon manquant dans l’histoire de la philosophie en Angleterre ?
Le spectre de Spinoza hante-t-il la philosophie en Angleterre ? Avant toute analyse, une question se pose : pourquoi Spinoza fut-il mieux reçu que Hobbes par les Lumières anglaises ? Pourquoi le naturalisme spinozien fut-il moins répulsif que le matérialisme mécaniste de Hobbes alors que l’accusation d’athéisme fut portée à l’encontre des deux auteurs ? On pourrait penser que la théorie hobbesienne de la connaissance apparut comme un modèle hybride de rationalisme déductionniste et d’empirisme. La rigidité de sa philosophie naturelle ne convenait pas à l’esprit consensuel de la Royal Society. Au contraire, Spinoza apparut d’autant plus prudent qu’il se détachait de la physique cartésienne, au point d’insister sur notre ignorance de la configuration et de la production des corps dans leurs parties les plus indiscernables. Dans la lettre 83, l’avant-dernière de sa correspondance connue, Spinoza indique clairement la raison pour laquelle il n’a pas pu développer une physique, encore moins une chimie et plus généralement une connaissance des corps complexes : Tu me demandes si à partir d’un seul concept d’étendue on peut démontrer a priori la variété des choses. Je crois l’avoir déjà montré assez clairement, c’est impossible. Et c’est pourquoi Descartes a tort de définir la matière par l’étendue, car elle doit être nécessairement expliquée par un attribut qui exprime une essence éternelle et infinie68. Spinoza suppose que Tschirnhaus connaît assez l’Éthique pour savoir que l’impossibilité de déduire les réalités variées et variables de l’idée adéquate de la nature naturante est clairement exprimée en EI, 8, sc. 2. Mais la connaissance de ces réalités reste possible, sinon déjà acquise, c’est une connaissance du second genre qui vient des notions communes présentes à l’esprit et des idées adéquates des propriétés des choses (E II, 40, s.2). Spinoza écrit : « jusqu’à présent, je n’ai rien pu mettre en ordre sur cette question69 ». Ce constat mélancolique n’est pas désespérant et ne conduit pas au scepticisme, car, d’une part, il laisse ouverte la possibilité « de mettre en ordre » cette question des propriétés des corps déterminées par les structures et les mouvements
68 Spinoza, Correspondance, lettre 83, op. cit., p. 388. G. IV, p. 334, 26-28. 69 Ibid.
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de la matière, et, d’autre part, il laisse entendre que sur d’autres questions Spinoza est bien plus avancé70. Puisque ne disposant pas des moyens techniques nécessaires aux investigations dans les sciences physiques, il n’a rien trouvé sur la matière et le mouvement, il concentre désormais les forces qui lui restent sur ce qu’il maîtrise le mieux : les questions théologico-politiques, les rapports humains. La remarque sur l’utilité de la recherche est bien plus importante qu’on ne l’imagine, si l’on considère l’accent mis depuis Bacon sur l’utilité des connaissances scientifiques, que ce soit pour Locke ou Stuart Mill. De manière générale, par sa conception unitaire de la réalité qui inclut les faits humains et sociaux dans la nature des choses Spinoza a pu séduire plus d’un philosophe outre-manche et outre-Atlantique. Depuis la planification baconienne des savoirs, l’histoire et toutes les formes du récit pouvaient nourrir la connaissance. Spinoza a retenu comme essentielle l’homologie entre les sciences de la nature et les sciences historiques, comme en témoigne le chapitre VII du TTP. À ce propos on remarquera que le terme experience peut aussi désigner une forme de connaissance commune mémorisée et bien répertoriée dans des recueils, c’est ce que Bacon désignait par experientia literata, ou chasse de Pan71 qui consiste à faire des expériences « comme guidées par la main72 », ce qui situe ce type d’expérience entre l’empirique simple et l’expérimental73. L’expérience est à prendre comme connaissance commune qui, parce qu’elle a une valeur heuristique, se distingue de l’expérience vulgaire, l’experientia vaga. Ainsi l’expression récurrente « experientia docet74 » intervient dans la description et l’analyse des faits sociaux, politiques et psychologiques75. Si une société donnée dans l’histoire est en quelque manière un corps composé, on peut connaître les principes de son équilibre instable, les lois de la vie collective.
70 La lettre 84, ultime témoignage de Spinoza sur l’avancement de son travail, confirme cette idée : « si je n’étais pas occupé à quelque chose que je juge plus utile […] Je compose un Traité politique, que j’ai commencé il y a quelque temps sur ton conseil. Six chapitres de ce traité sont déjà terminés », ibid., p. 389. G. IV, p. 335-336, 18-16. 71 Bacon, De dignitate…II, 13, in The Works of Francis Bacon, éd. J Spedding, R. L. Ellis, D. D. Heat, Boston, Houghton Mifflin, 1857-1882, vol. I, p. 623-633. 72 Cette expression baconienne se retrouve dans la courte présentation de la deuxième partie de l’Ethique, lorsqu’il s’agit, pour Spinoza, de passer de la cause immanente universelle aux choses qui en découlent, non pas toutes « mais seulement celles qui peuvent nous conduire, comme par la main, à connaître l’âme humaine et sa béatitude suprême », Ethique II, p. 161. 73 Chantal Jaquet, Bacon et la promotion des savoirs, Paris, PUF, 2010, p. 196. 74 Selon Marta Fattori, cette expression d’un usage courant est largement utilisée par Bacon, ainsi que d’autres telles « experientia comprobatur », « ad experientia comprobari ». Marta Fattori, Études sur Bacon, Paris, PUF, 2012 ; notamment chapitre III, experientia-experimentum : une comparaison entre les corpus latin et anglais, p. 169-189. 75 Ethique III, 2, sc. : Six occurrences, négatives ou positives de l’expression ou de ses variantes. Après avoir récusé la possibilité de prouver par l’expérience que l’esprit commande le corps, Spinoza récupère cette « preuve par l’expérience » pour la négative : « Mais l’expérience enseigne assez et plus qu’assez que rien n’est moins au pouvoir des hommes que leur langue », p. 249 ; « de sorte que l’expérience, elle-même, non moins clairement que la Raison, nous enseigne ceci : les hommes croient être libres… », p. 251.
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Dans le Traité politique Spinoza appuie ses analyses sur cette expérience acquise par la connaissance de l’histoire des sociétés : Quant à moi, je suis pleinement persuadé que l’expérience a montré tous les genres de cités que l’on peut concevoir pour faire vivre des hommes dans la concorde, en même temps que les moyens par lesquels on doit diriger la multitude, c’est-à-dire la contenir à l’intérieur de limites précises et c’est pourquoi je ne crois pas qu’il nous soit possible de trouver par la réflexion, en cette matière quelque chose qui ne répugne pas à l’expérience (c’est-à-dire à la pratique) et qui ne soit déjà largement connu et reconnu76. Cette connaissance acquise par l’expérience a pour complément nécessaire la théorisation qui explique les « faits » constatés et généralisés, par leur cause prochaine, en l’occurrence « la condition de la nature humaine ». Donc lorsque j’ai tourné mon esprit vers la politique, je n’ai pas cherché à démontrer quoi que ce soit de nouveau ou d’inouï, mais j’ai seulement cherché d’établir par des raisons certaines et indiscutables ce qui s’accorde le mieux avec la pratique et de le déduire de la condition de la nature humaine77. Corroborée par la connaissance a posteriori, la connaissance de la nature humaine a priori conduit Spinoza à la conception d’un État libéral, notamment dans le chapitre XX du TTP. Les encyclopédistes ont négligé cet aspect de sa pensée. Suivant la critique de Bayle qui réduit le spinozisme à une doctrine abstraite de la substance incapable de penser les existences réelles, ils ont ouvert la voie à la lecture idéaliste d’un Spinoza « acosmiste » pour reprendre la formule de L’Encyclopédie des sciences philosophiques78 de Hegel. En réalité, la philosophie de Spinoza est bien centrée sur l’expérience humaine prise dans tous les sens du terme et c’est pourquoi sa pensée a pu se diffuser au point que les naturalismes contemporains retrouvent cette inspiration. La discussion avec Boyle a mis en évidence non une opposition entre un rationalisme dogmatique et un rationalisme expérimental, mais entre un rationalisme appliqué au sens bachelardien et un scepticisme qui préfigure davantage la défiance humienne que l’expérimentalisme qui s’imposera à travers la figure de Newton. N’est-ce pas parce qu’il a tiré un enseignement de l’expérimentalisme baconien que Spinoza fut en définitive mieux reçu par la pensée anglaise que sa réputation ne pouvait le laisser supposer ?
76 Spinoza, Traité politique, Paris, PUF, 2005, Œuvres V, traduction Charles Ramond, p. 91 ; G. III, p. 374, 10-21. 77 Spinoza, Traité politique, 2005, p. 91 ; G. III, p. 374, 10-21. 78 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique, Add. § 151, « Selon elle [cette philosophie spinoziste] il n’y a à proprement parler absolument pas de monde, au sens de quelque chose qui est un étant positif, ce système serait à désigner non pas comme athéisme, mais bien plutôt, à l’inverse, comme acosmisme. », traduction B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1979, p. 586, I-4.
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Mogens Lærke
Henry More, Spinoza, et le double statut de la Kabbale
Une longue tradition de commentaire assimile le spinozisme à la Kabbale juive1. La question resurgit tout au long du xviiie et de la première moitié du xixe siècle, notamment en Allemagne : Buddeus, Brucker, Lessing, Mendelssohn, Jacobi, Herder, Kant, Reimmann, Maimon, Schlegel, Schelling et Hegel se penchent tous sur la question. En France, au xixe siècle, Victor Cousin fait du kabbalisme prétendu de Spinoza un élément clé dans sa tentative de dissocier le spinozisme du cartésianisme et d’insister sur ses racines orientales. De nombreux ouvrages de la deuxième moitié du xixe siècle et du début du xxe siècle, aujourd’hui pour la plupart tombés dans l’oubli, sont entièrement consacrés à la question, tels ceux d’Élie Benamozegh, de Salomon Karppe ou encore de Simon Gelbhaus2. Stanislaus von Dunin-Borkowski y revient encore dans sa grande biographie qui contient un chapitre entier sur les « itinéraires kabbalistiques » de Spinoza3. Plus récemment, des historiens de la philosophie tels que Klaus Hammacher et Richard Popkin ont rouvert la discussion à partir d’un article séminal de Gerschom Scholem publié en 19844. En 2016, Miquel
1 Ce texte revient sur des thèmes également abordés sous une autre forme dans M. Lærke, Les Lumières de Leibniz. Controverses avec Huet, Bayle, Régis et More, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 348-357. Sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres. 2 É. Benamozegh, Spinoza et la Kabbale, Paris, Impr. Jouaust et fils, 1864 ; S. Karppe, Étude sur les origines et la nature du Zohar. Précédée d’une étude sur l’histoire de la Kabbale, Paris, Félix Alcan, 1901 ; S. Gelbhaus, Die Metaphysik der Ethik Spinozas im Quellenlichte der Kabbalah, Wien, Brunn, 1917. 3 S. von Dunin-Borkowski, Der junge De Spinoza. Leben und Werdegang im Lichte der Weltphilosophie, Münster, Aschendorf, 1910. Pour l’ensemble des auteurs et des ouvrages cités, voir aussi Lærke, Leibniz lecteur de Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 925-927. 4 G. Scholem, « Die Wachtersche Kontroverse über den Spinozismus und ihre Folgen », in K. Gründer and W. Schmidt-Biggeman (dir.), Spinoza in der Frühzeit seiner Religiösen Wirkung, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1984, p. 15-25 ; K. Hammacher, « Ist Spinozismus Kabbalismus? Zum Verhältnis von Religion und Philosophie im ausgehenden 17. und dem beginnenden 18. Jahrhundert », Archivio di Filosofia 53:2-3 (1985), p. 29-50 ; Popkin, « Spinoza, Neoplatonic Kabbalist? », in L. E. Goodman (dir.), Neoplatonism and Jewish Thought, Albany, State University of New York Press, 1992, p. 387-409 ; M. L. Morgan, « Spinoza’s Afterlife in Judaism and the Task of Modern Jewish Philosophy », in M. Della Rocca (dir.), Oxford Handbook of Spinoza, New York, Oxford University Press, 2017, p. 573-575.
Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 169-179 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128522
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Beltrán a publié un livre entièrement consacré à l’influence de la Kabbale d’Abraham Cohen Herrera sur la métaphysique de Spinoza5. À première vue, la démarche est peu justifiée par les textes mêmes de Spinoza qui ne dit que très peu de la Kabbale et rien de bien : dans le seul passage qui y fait référence explicitement, contenu dans le chapitre XII du Tractatus theologico-politicus, il se moque de la « sottise » et de la « superstition de vieille femme » des « radoteurs kabbalistes6 ». La comparaison remonte plutôt à une autre source, à savoir à Johann Georg Wachter (1673-1757) qui la propose le premier dans ses deux livres intitulés Der Spinozismus im Judenthumb (1699) et Elucidarius Cabalisticus (1706) : dans le premier, Wachter assimile la Kabbale au spinozisme afin de dénoncer leur athéisme commun ; dans le second, au contraire, il fait la même comparaison, mais cette fois pour disculper l’une et l’autre doctrine de cette même accusation7. Ultérieurement, ces deux travaux de Wachter jouent un rôle important pour le Spinoza-Bild en Allemagne au xviiie siècle : ils étaient en effet bien connus par la quasi-totalité des protagonistes du Pantheismusstreit8. En outre, par l’intermédiaire de ces derniers, Wachter contribue de façon implicite à la genèse du Spinoza idéaliste de Schlegel, de Schelling et de Hegel9. Wachter et la doctrine kabbalistico-spinoziste qu’il élabore 5 M. Beltrán, The Influence of Abraham Cohen de Herrera’s Kabbalah on Spinoza’s Metaphysics, Leiden, Brill, 2016. 6 Spinoza, Traité théologico-politique, in Oeuvres, vol. III, éd. F. Akkerman, trad. J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, p. 368-371. 7 J. G. Wachter, Der Spinozismus im Jüdenthumb oder die von dem heutigen Jüdenthumb und dessen geheimen Kabbala Vergötterte Welt, Amsterdam 1699 [réimpression in W. Schröder (éd.), Freidenker der europäischen Aufklärung, vol. I.1, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1994] ; Elucidarius cabalisticus, sive reconditae Hebraeorum philosophiae brevis et succincta recensio, Rome [en réalité : Halle] 1706 [réimpression in W. Schröder (éd.), Freidenker der europäischen Aufklärung, vol. I.2, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1995]. Il existe aujourd’hui une littérature importante consacrée à l’œuvre de Wachter. Voir, entre autres, W. Schröder, Spinoza in der deutschen Frühaufklärung, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1987 ; W. Schröder, « Einleitung », in J. G. Wachter, Der Spinozismus im Jüdenthumb. Freidenker der europäischen Aufklärung, vol. I-1, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann Holzboog, 1994, p. 7-35 ; J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 645-52 ; M. Mulsow, « A German Spinozistic Reader of Cudworth, Bull, and Spencer: Johann Georg Wachter and his Theologia Martyrum (1712) », in Chr. Ligota, J.-L. Quantin (dir.), History of Scholarship: A Selection of Papers from the Seminar on the History of Scholarship held annually at the Warburg Institute, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 357-383 ; M. Lærke, Leibniz lecteur de Spinoza. La genèse d’une opposition complexe, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 938-942 ; T. Dagron, Toland et Leibniz. L’invention du néo-spinozisme, Paris, Vrin, 2009, p. 131-239 ; M. Vassányi, Anima Mundi. The Rise of the World Soul Theory in Modern German philosophy, Dordrecht, Springer, 2011 ; J.-H. Wulf, Spinoza in der jüdischen Aufklärung, Berlin, Akademie Verlag, 2012, p. 99-108 ; W. Schmidt-Biggemann, Geschichte der christlichen Kabbala, 1660-1850, vol. III, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog 2013, p. 214-242 ; M. Lærke, « Three Texts on the Kabbalah. More, Wachter, Leibniz, and the Philosophy of the Hebrews », British Journal for the History of Philosophy 25:5 (2017), p. 1011-1030. 8 Voir M. Lærke, « Mendelssohn, Wachter et les origines du Spinoza idéaliste », in P. Girard, C. Leduc et M. Rioux-Beaulne (dir.), Les métaphysiques des Lumières, Paris, Classiques Garnier 2016, p. 135-154. 9 Salomon Maïmon représente une exception car il n’avait pas besoin de Wachter pour connaître la Kabbale ou pour se rendre compte de la proximité à Spinoza. Voir A. Engstler, « Zwischen Kabbala und Kant. Salomon Maimon’s “streifende” Spinoza-Rezeption », in H. Delf, J. H. Schoeps et M. Walther (dir.), Spinoza in der europäischen Geistesgeschichte, Berlin, Edition Hentrich, 1994, p. 162-192 ; Y. Melamed,
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sont d’un grand intérêt notamment en raison de cette longue réception, comme en témoignent de nombreux travaux publiés les cinquante dernières années sur le statut du spinozisme en Allemagne, entre les Lumières et le Romantisme10. Or, pour saisir comment cette longue histoire sur Spinoza et la Kabbale s’est construite plus précisément, il faut étudier non seulement Wachter comme source de la philosophie ultérieure mais également les sources de Wachter lui-même. Et parmi ces sources se trouve un philosophe anglais, à savoir Henry More qui, dans le Spinozismus im Jüdenthumb comme dans l’Elucidarius cabalisticus, figure à la fois comme une référence importante et une cible critique privilégiée. L’objectif de ce chapitre est alors de montrer comment, chez Wachter et dans le contexte de la Kabbale, les textes de Spinoza et de More se croisent. D’abord, nous montrons comment More, dans plusieurs textes bien connus par Wachter, progressivement construit une distinction entre une Kabbale inauthentique mais acceptable parce que non spinoziste et une Kabbale authentique mais condamnable parce que spinoziste. Ensuite, nous considérons comment, à partir de ce double statut de la Kabbale qu’on trouve chez More, Wachter élabore un élément clé de sa doctrine kabbalistico-spinoziste. Notre analyse s’autorise un léger anachronisme. Nous nous penchons notamment sur un petit texte de More intitulé Fundamenta philosophiae sive Cabbalae Aëto-Paedo-Melissaeae, publié pour la première fois en 1677 dans le volume I de la grande anthologie kabbalistique de Christian Knorr von Rosenroth, la Kabbala denudata, puis repris dans les Opera omnia de 167911. C’est un texte que Wachter discute en détail dans l’Elucidarius cabalisticus. More y critique sévèrement la Kabbale pour sa tendance panthéistique12. Il ne lui fait pas, en revanche, le reproche d’une tendance spinoziste, et pour cause : le texte
« Salomon Maimon and the Rise of German Idealism », Journal of the History of Philosophy 42:1 (2004), p. 67-96 ; P. Franks, « Jewish Philosophy after Kant: The Legacy of Salomon Maimon », in M. L. Morgan et P. E. Gordon (dir.), The Cambridge Companion to Modern Jewish Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 64-67. 10 A. Altman, « Lessing und Jacobi: Das Gespräch über den Spinozismus », Lessing Yearbook 3 (1971), p. 25-70 ; H. Timm, Gott und die Freiheit, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1974, p. 156-159 ; K. Hammacher, « Lessings Spinozismus… », in M. Vanhelleputte (dir.), Lessing und die Freiheit des Denkens, in Tijdschrift voor de Studie van de Verlichting en van het Vrije Denken 10 (1982), p. 87-110 ; K. Christ, Jacobi und Mendelssohn. Eine Analyse des Spinozastreits, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1988, p. 165-168 ; A. Kilcher, « Kabbala in der Maske der Philosophie. Zu einer Interpretationsfigur in der Spinoza-Literatur », in H. Delf, J. H. Schoeps et M. Walther (dir.), Spinoza in der europäischen Geistesgeschichte, op. cit., p. 193-242 ; J.-H. Wulf, Spinoza in der jüdischen Aufklärung, Berlin, Akademie Verlag, 2012 ; P. Franks, « “Nothing Comes from Nothing”: Judaism, the Orient, and Kabbalah in Hegel’s Reception of Spinoza », in M. Della Rocca (dir.), The Oxford Handbook of Spinoza, New York, Oxford University Press, 2018, p. 512-539. 11 H. More, Fundamenta philosophiae sive Cabbalae aëto-paedo-melissaeae, in C. Knorr von Rosenroth (éd.), Kabbala denudata, Sulzbach, Abraham Lichtenthaler, 1677, vol. I.2, p. 293-312 (= Opera omnia, London, J. Maycock for J. Martyn & W. Kettilby, 1675-1679, vol. II.1, pp. 523-528). 12 Sur More et la Kabbale, voir notamment A. Coudert, « A Cambridge Platonists’s Kabbalist Nightmare », Journal of the History of Ideas 35 (1995), p. 633-652 ; A. Coudert, The Impact of the Kabbalah in the Seventeenth Century. The Life and Thought of Francis Mercury van Helmont (1614-1698), Leiden, Brill, 1999, p. 220-240 ; S. Brown, « Leibniz and More’s Cabbalist Circle », in S. Hutton (dir.), Henry More (1614-1687): Tercentenary Studies, Dordrecht, Kluwer, 1990, p. 77-95.
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fut rédigé avant que More eût l’occasion de lire l’Éthique. Reste que le panthéisme qu’il décrit ressemble fortement au spinozisme que, plus tard, More rejette dans la Demonstrationum duarum propositionum… confutatio, publiée pour la première fois en 1679 dans le vol. II.1 des Opera omnia13. Nous allons donc nous permettre – et voilà l’anachronisme – d’entrevoir dans les Fundamenta philosophiae un texte anti-spinoziste avant la lettre, ce qui n’affecte pas la validité de notre analyse mais impose toutefois des limites aux conséquences que l’on peut en tirer. Notamment, il serait faux de dire sur la base d’une lecture des Fundamenta philosophiae que More établisse le premier le rapport entre kabbalisme et spinozisme. Il ne le fait pas. Reste que, par sa lecture panthéiste de la Kabbale, More prépare le terrain pour celui qui effectivement établit le premier ce rapport, à savoir Wachter. Les Fundamenta philosophiae comportent deux parties. La première contient une liste de seize axiomes qui selon More forme le fondement spéculatif de la Kabbale14. Cet exposé est suivi, dans la deuxième partie intitulée praedictorum fundamentorum confutatio, par un commentaire critique systématique, réfutant les axiomes point par point15. Nous y trouvons également un « scolie général » qui formule la même critique sous une autre forme, et puis finalement le récit d’un cauchemar étrange dans lequel la Kabbale apparut à More successivement sous la forme d’un oiseau, d’un garçon et d’une abeille16. Nous nous intéressons surtout aux neuf premiers axiomes dans la première partie, et au scolie général dans la deuxième. Voici les neuf axiomes : 1. Rien n’est créé à partir de rien. / 2. La matière ne peut donc pas non plus être créée. / 3. Elle ne peut pas non plus exister de sa propre nature inférieure. Par conséquent, ou plutôt c’en est le fondement, aucune chose inférieure ne peut exister par soi. / 4. Il n’y a pas de matière dans la nature. / 5. Tout ce qui est vraiment, est esprit. / 6. Mais cet esprit est incréé et éternellement intellectuel, sensitif, vital, se mouvant par soi, infiniment grand et existe nécessairement par lui-même. / 7. Ainsi cet esprit est en vérité l’essence de Dieu. / 8. Et aucune essence à part celle de Dieu n’existe par elle-même. / 9. Puisqu’il suit des axiomes 1, 2, 3, et 8 qu’il n’existe aucune essence à part celle de Dieu et que, manifestement, quelque chose d’actuellement divisé dérive de cette unique essence, celle-ci est de toute évidence divisible17. Pour More, cet ensemble d’axiomes n’est pas cohérent. Notamment, il s’interroge sur la compatibilité des axiomes 1 et 3. Pour comprendre pourquoi, nous devons nous tourner vers le scolie général. Selon celui-ci, il existe deux types fondamentaux de philosophie que nous pouvons appeler – More ne le fait pas – « spiritualiste » et « matérialiste ». Le principe de la philosophie spiritualiste est le « sens intellectuel et la sagacité » ; celui de la philosophie matérialiste « l’imagination grossière et le sens corporel ». Les 13 H. More, Demonstrationum duarum propositionum … Confutatio, in Opera Omnia, vol. II.1, op. cit., p. 615-635. 14 Voir More, Fundamenta philosophiae…, op. cit., p. 293-294. 15 Ibid., p. 295-307. 16 Voir Coudert, « A Cambridge Platonists’s Kabbalist Nightmare », art. cit. 17 Ibid., p. 293-294.
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spiritualistes s’appuient sur « les idées innées dans l’intellect humain », comme les idées mathématiques ; ils soutiennent que « la vérité ne peut être saisie à partir de la seule quantité corporelle, mais plutôt à partir de toutes les choses dont la sagesse intellectuelle de l’esprit humain possède une première intuition18 ». Les philosophes matérialistes, en revanche, soutiennent que « substance et corps sont d’une extension égale. Toute chose étendue est corporelle […]. Rien ne peut être produit si ce n’est à partir de la matière préexistante, ce qui revient à dire que rien ne peut être créé. Tout corps en mouvement a été mû par un autre corps. Tous les phénomènes du monde s’expliquent par des raisons purement mécaniques19 ». Parmi les matérialistes, More identifie Démocrite, Épicure et Lucrèce, mais on y reconnaît facilement les mécanistes modernes aussi20. Cela va de soi, le matérialisme n’est pas pour More de la « vraie philosophie21 ». Si More considère les axiomes 1 et 3 comme incompatibles, c’est qu’ils ne figurent pas du même côté de la distinction entre philosophie spiritualiste et matérialiste : soutenir que « rien ne peut être créé à partir de rien » est matérialiste ; soutenir que « la nature inférieure ne peut exister par soi », en revanche, est spiritualiste. La Kabbale est donc une « forme mixte de philosophie22 ». Toutefois, en mélangeant des principes aussi hétérogènes, il ne s’ensuit rien que de l’incohérence et de l’absurdité : Car, de la conjonction incohérente de ces deux principes – c’est-à-dire rien ne peut être créé à partir de rien et à cause de sa nature inférieure, la matière ne peut exister par soi (dont le premier dérive du sens corporel et de l’imagination grossière et le second tire ses origines du sens intellectuel et de la sagesse) – découlent nécessairement toutes sortes d’absurdités étonnantes23. Au premier abord, More semble ici accuser la Kabbale d’une violation d’ordre logique ou conceptuel. Cependant, en regardant de plus près, « l’absurdité » en question n’a rien de logique mais se révèle être plutôt théologique. Car, ce que produit le mélange de principes n’est pas tant une contradiction qu’une position théologiquement intenable selon laquelle Dieu est la nature ou l’essence des choses : Le premier fondement est celui-ci : selon la raison philosophique, il est parfaitement manifeste que [la proposition selon laquelle] rien ne peut être créé à partir de rien se déduit de l’imagination grossière et du sens corporel […]. Le troisième fondement ferme, déjà trouvé par la méthode philosophique, est qu’à cause de sa nature inférieure, la matière ne peut exister par soi […]. Toutefois, quand on suppose à la fois ces deux fondements hétérogènes, c’est-à-dire le premier et le troisième, on peut en inférer directement, en philosophant et à partir de la raison commune, les quatrième et cinquième axiomes, à savoir, qu’il n’y a pas en réalité de matière dans la totalité des choses mais qu’il n’y a que de l’esprit.
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Ibid., p. 303. Ibid. Ibid. Ibid., p. 304. Ibid., p. 307. Ibid., p. 306.
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Cela vaut également pour les sixième, septième, et huitième axiomes. Or cela indique clairement que cet esprit est en réalité Dieu, ou l’essence divine, et qu’il ne se trouve dans la nature aucune autre essence que la sienne24. Ainsi, selon More, il se trouve à la base axiomatique même de la doctrine une tendance inévitable vers une forme de panthéisme ou de monisme spiritualiste. C’est pourquoi la Kabbale est « incohérente » et « absurde » ; et c’est pourquoi, comme More le montre ensuite par son rêve sur l’oiseau, le garçon et l’abeille, la Kabbale est à rejeter absolument comme un « cauchemar horrible25 ». Comment la réfutation des Fundamenta philosophiae s’accorde-t-elle avec l’appréciation plus générale de la Kabbale chez More ? Ce n’est pas le seul texte du Platonicien de Cambridge que Knorr von Rosenroth inclut dans le premier volume de la Kabbala Denudata : il contient également les Quaestiones & considerationes pauca brevesque in tractatum primum libri Druschim26, un commentaire critique sur la Kabbale lurianique, et l’Ulterior disquisitio, une réponse à Knorr von Rosenroth prolongeant les Quaestiones & considerationes27. Ces textes ne font que renforcer la critique des Fundamenta philosophiae. Certes, cela n’empêche pas que More continue, dans une lettre à Knorr von Rosenroth également contenue dans la Kabbala denudata, à se servir des éléments de la Kabbale pour développer ses propres idées ; en l’occurrence, il utilise la doctrine des dix Sephiroth afin d’expliquer la vision d’Ezéchiel28. Mais en ce qui concerne la cosmologie kabbaliste et ses fondements philosophiques, dans l’ensemble des textes insérés dans la Kabbala denudata, son rejet est décisif et sans appel. Or, quelque vingt-cinq ans plus tôt, More avait lui-même soutenu une position kabbalistique dans le traité Conjectura cabbalistica, publié en 165329. Comment expliquer ce revirement ? Pour Allison Coudert, il s’agit d’un véritable développement intellectuel : More développe une aversion envers la Kabbale30. Nous pouvons accorder le point, mais seulement à condition de ne pas en conclure que dans les Fundamenta, More rejette la même doctrine qu’il soutient dans la Conjectura. Car, déjà en 1653, en
24 Ibid., p. 304-305. 25 Ibid., p. 300. 26 H. More, Quaestiones & considerationes pauca brevesque in tractatum primum libri Druschim, sive introductionem metaphysicam ad cabbalam genuinam, Authore R I. Loriensi, in K. von Rosenroth (éd.), Kabbala denudata, vol. I.2, p. 62-72 (= More, Opera omnia, vol. II.1, p. 445-472). 27 H. More, Ad Clarissimum ac Eruditissimum Virum N. N. De rebus in Amica Responsione contentis Ulterior Disquisitio, in K. von Rosenroth (éd.), Kabbala denudata, vol. I.2, p. 173-224 (= More, Opera omnia, vol. II.1, p. 423-428). 28 H. More, Catechismus cabbalisticus sive mercavaeus quo, in Divinis mysteriis Mercavae Ezechielis Explicandis & Memoria retinendis, Decem Sephirotharum usus egregie illustratur, in K. von Rosenroth (éd.), Kabbala denudata, vol. I.2, p. 274-292 (= More, Opera omnia, vol. II.1, p. 511-519). Enfin, la Kabbala Denudata inclut aussi un texte de More sur la vision d’Ezéchiel du tétramorphe, la Visionis Ezechieliticae sive Mercavae Expositio, Ex Principiis Philosophiae Pythagoricae Praecipuisque Theosophiae Judaicae Reliquiis concinnata, in K. von Rosenroth (éd.), Kabbala denudata, vol. I.2, p. 221-273 (= More, Opera omnia, vol. II.1, p. 482-508). 29 Voir H. More, Conjectura Cabbalistica or, a Conjectural Essay of Interpreting the Minde of Moses, According to a Threefold Cabbala, London, James Flesher, 1653. 30 Voir Coudert, « A Cambridge Platonist’s Kabbalist Nightmare », art. cit., p. 647-648 ; Coudert, The Impact of the Kabbalah, op. cit., p. 233-234.
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écrivant à Anne Conway, il reconnaît que sa « conjecture kabbalistique » n’a que très peu à voir avec la Kabbale authentique dont il ne sait quasiment rien à l’époque31 : Même si les conceptions dans la Cabbala sont pour la plupart les miennes, toutefois, en ma défense, je fais ce que je peux pour donner à ces enfants nés de mon propre cerveau des beaux-pères et ainsi diminuer l’ennui de ces inventions en me réclamant de l’autorité des philosophes et des pères anciens ; et c’est pourquoi la Défense32 est plus longue qu’elle n’aurait dû l’être33. C’est seulement après sa rencontre avec Franciscus Mercurius Van Helmont en 1671, et suite à leurs discussions avec Anne Conway à Ragley Hall, que More connaît mieux la Kabbale. Et quand il rédige les Fundamenta, il est parvenu à la conclusion que la Kabbale authentique ne peut finalement pas faire office de « beau-père » de ses propres positions historiquement orphelines mais qu’elle tend même dans le sens exactement contraire34. En revanche, il ne répudie jamais sa propre Conjectura cabbalistica avec sa « défense » de la « Kabbale tripartite » qui se trouve toujours, dans une nouvelle traduction latine, dans le deuxième volume des Opera omnia de 167935. En lisant l’ouvrage, on comprend rapidement pourquoi. Dès le début du traité, dans le chapitre 1 sur la « Kabbale philosophique », consacré à la Genèse, More nie l’existence réelle de la matière et affirme sa dépendance ontologique de l’esprit : Mais après ce travail du premier jour, comme nous l’appelons, le Matin et le Soir ne sont que métaphysiques. Car ces principes actif et passif ne sont pas deux substances séparées, l’une matérielle et l’autre spirituelle, mais le principe passif est seulement métaphysiquement de la matière et pas du tout une entité réelle ou actuelle ; et, comme déjà indiqué, il est tout à fait séparé de la lumière de la substance spirituelle et il n’y appartient pas, mais il appartient aux mondes extérieurs dont il constitue la possibilité obscure36. En outre, en revenant sur la cosmogénèse kabbalistique au début de sa « Défense de la Kabbale philosophique », More conçoit la création du monde selon la Kabbale en termes d’une production de substances réellement distinctes de Dieu, autrement dit, il attribue à la Kabbale une doctrine de creatio ex nihilo : Que Dieu n’ait pas le pouvoir de création est impossible, car dans le cas contraire il ne serait pas Dieu. Or, en raison uniquement de ce que notre volonté et notre 31 Voir Coudert, The Impact of the Kabbalah, ibid., p. 232 ; J. Henry, « Henry More », in E. Zalta, Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/entries/henry-more, sect. 2 et 7. 32 Il s’agit de la deuxième partie de la Conjectura, intitulée « Defence of the Threefold Cabbala ». 33 More à Conway, 9 août 1653, in A. Conway, The Conway Letters, M. H. Nicholson et S. Hutton (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 83. 34 Voir Coudert, The Impact of the Kabbalah, op. cit., p. 233. 35 H. More, Conjectura Cabbalistica sive Mentis Mosaicae in Tribus primis Capitibus Geneseos, secundum Triplicem Cabbalam interpretatio, in Opera omnia, vol. II.2, p. 462-643 ; voir aussi Coudert, The Impact of the Kabbalah, op. cit., p. 236. 36 More, Conjectura Cabbalistica or, a Conjectural Essay…, op. cit., p. 25.
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esprit sont incapables de créer une substance distincte de nous-mêmes, nous présumons sottement, en évaluant le pouvoir de Dieu par le nôtre, qu’il n’est pas capable de créer une substance distincte de lui-même37. En somme, la Conjectura cabbalistica fonde la « Kabbale philosophique » sur deux principes également spiritualistes : celui selon lequel la nature inférieure, à savoir la matière, ne peut pas exister par soi ; et celui d’une création à partir de rien. Dans cette version de la Kabbale – inauthentique car en réalité « un enfant né du cerveau » de More – elle possède donc la cohérence théologique que la doctrine authentique analysée dans les Fundamenta ne possède pas : on trouve dans la Conjectura une Kabbale imaginaire inventée par More lui-même mais théoriquement meilleure et théologiquement droite, une Kabbale dont l’aspect « matérialiste » a été entièrement supprimé. Autant dire que, pour More, une évaluation positive exclut une interprétation authentique de la Kabbale, comme aussi, inversement, une interprétation authentique en exclut une évaluation positive – une situation interprétative complexe qu’atteste également une lettre à Anne Conway datant du début des années 1670 : En ce qui concerne les papiers kabbalistiques […]. En les lisant une première fois […] c’était comme si j’avais léché un bout de fer forgé avec ma langue, malgré le peu de plaisir et de goût que j’y trouvais, puisque je ne comprenais aucune des raisons pour tout cela, encore moins en quoi ces textes pouvaient bien contribuer à une vie chrétienne, à un point tel qu’ils ne me procuraient que de la tristesse. Mais je me suis résolu à les lire une fois encore avec plus d’espoir, pour voir si je n’arrivais pas à y accéder au moyen de la raison et de la préconception des choses que j’avais déjà, ce qui s’est avéré n’être pas sans joie et sans succès38. La Kabbale jouit d’un double statut chez More qui, bien plus que par un développement intellectuel réel, doit s’expliquer par le fait qu’il investit parfois la doctrine avec sa propre « raison et préconception des choses », et parfois non. En l’occurrence, c’est ce qui fait toute la différence entre la Conjectura cabbalistica et les Fundamenta philosophiae. Pour More, afin de rendre la Kabbale compatible avec le Christianisme, il faut l’adapter à la notion de creatio ex nihilo. Pour y parvenir, il faut soutenir trois thèses : que Dieu existe à la fois séparément du monde et avant le monde39 ; que toutes les formes et tous les esprits qui font partie de ce monde sont séparés de l’essence de Dieu et de ce qui suit nécessairement de l’essence de Dieu ; qu’il existe non seulement une seule substance spirituelle incréée, Dieu, mais aussi une substance spirituelle créée, supérieure à la matière, ainsi que des esprits individuels. Cette substance spirituelle universelle distincte de Dieu constitue ce que More dans l’Enchiridion metaphysicum désigne comme « l’esprit de la nature ». Il n’est pas difficile d’extraire de cette doctrine une ontologie à trois niveaux – Dieu, les esprits universel et particuliers, et la matière – semblable à celle que More 37 Ibid., p. 141. 38 More à Conway, 5 février 1671/72, in The Conway Letters, p. 529. 39 H. More, Enchiridion metaphysicum, in Opera omnia, op. cit., vol. II.1, p. 153.
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propose explicitement contre Spinoza dans la Confutatio publiée dans les Opera omnia de 167940. Selon More, le système de Spinoza, matérialiste et panthéiste, se fonde sur deux propositions principales : (1) que l’existence appartient à la substance en tant que substance ; (2) qu’il n’existe dans la nature qu’une seule substance41. La réfutation de More tourne surtout autour de la première de ces propositions : il s’applique à montrer que l’existence n’appartient pas à la substance en tant que substance, mais que certaines substances n’existent pas vraiment, à savoir réellement et actuellement ; ce sera le statut de la matière en soi qu’il considère comme possibilité pure. Essayons d’y voir un peu plus clair. More nie la réalité de la matière qui, comme il le disait déjà dans la Conjectura cabbalistica, ne représente que de la « possibilité obscure ». Réellement et actuellement, l’existence n’appartient qu’à l’esprit. Néanmoins, très souvent, y compris dans la réfutation de Spinoza, il parle de la matière comme d’une substance distincte de l’esprit. Ainsi, si l’existence n’appartient réellement qu’à l’esprit, la matière et l’esprit constituent néanmoins des substances distinctes, en raison de l’opposition qui existe entre les aspects hauts et les aspects bas de l’esprit, ces derniers s’approchant de la matière conformément au schéma d’émanation à la base du néo-platonisme42. Si, contrairement aux substances matérielles, l’existence réelle appartient aux substances spirituelles, cette existence ne leur appartient pas en tant que substances, ou en vertu du fait qu’elles sont substances : Si nous faisons [de la proposition qu’il appartient à l’essence d’une substance d’exister] une proposition universelle, et qu’il appartient donc à la nature de toute substance d’exister, je dis qu’elle est manifestement fausse. Car, selon nous, cela n’appartient ni à la nature de la matière car elle peut dépérir, ni à la nature des esprits, aux anges, ou aux âmes humaines que nous considérons clairement comme des substances43. Contrairement à ce que maintient Spinoza, la substance spirituelle peut être conçue comme non existante ; elle n’est pas nécessairement éternelle44. Plutôt, il faut distinguer ces trois substances : la substance non créée qui existe en soi (in se) et de soi (a se), à savoir Dieu ; les substances créées spirituelles qui existent en soi mais non pas de soi mais de Dieu, à savoir les esprits ; et les substances matérielles qui n’existent ni en soi ni de soi, à savoir les corps : Qu’un Être soit vraiment suprême et absolument parfait suggère, non seulement que la subsistance en soi [in se] lui appartient et cela non pas seulement en tant que mode d’autre chose, mais aussi que la subsistance de soi [a se] lui appartient ; autrement dit, il est cause de soi comme le dit Spinoza, et son essence implique
40 More, Confutatio, op. cit., p. 615-635. 41 Voir A. Jacob, « Introduction », in Henry More’s Refutation of Spinoza, A. Jacob, Hildesheim (éd.), Georg Olms Verlag, 1991, p. xvii-xviii. 42 Ibid., p. xx-xxi. 43 Voir More, Confutatio, op. cit., p. 615. 44 Ibid., pp. 615-616.
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l’existence […] il est clairement une substance, mais non pas une substance comme l’est la matière, puisque la matière n’est pas un être suprêmement et absolument parfait, et elle n’est donc pas Dieu proprement dit45. Voilà pour l’essentiel l’argument que More propose contre Spinoza quand ce dernier rejette l’existence de substances créées et, du même coup, démolit toute notion possible de creatio ex nihilo46 : pour More, il n’existe pas un seul type de substance, mais trois, à savoir Dieu, l’être suprême nécessairement existant ; l’esprit universel et les esprits particuliers qui sont des existences créées ; et enfin, la matière qui est une substance créée à la fois distincte et dépendante de l’esprit, et en soi sans existence réelle, à savoir une substance qui en fin de compte n’est qu’obscurité et simple possibilité. L’image que More donne de Spinoza dans la Confutatio comporte une grande similitude avec celle qu’il donne aussi de la Kabbale dans les Fundamenta47 : l’une et l’autre doctrine tournent autour du rejet de la création à partir de rien ; l’une et l’autre doctrine nient qu’il existe vraiment dans la nature autre chose que Dieu. En outre, dans les Fundamenta, More oppose à la Kabbale une ontologie à trois niveaux, similaire à celle qu’il oppose à Spinoza dans la Conjectura : Dieu est réellement distinct de sa création ; Dieu et le monde sont des êtres et des substances distinctes ; Dieu est un être existant en soi et de soi, les esprits universels et particuliers sont des êtres existant en soi et non pas de soi, mais de Dieu dont ils émanent ; la matière n’existe ni par soi ni de soi, mais n’est que possibilité obscure. Une seule différence majeure subsiste entre le modèle résolument matérialiste de Spinoza et la philosophie « mixte » et donc incohérente de la Kabbale, à savoir l’élément spiritualiste de cette dernière, exprimée notamment par les axiomes kabbalistiques 3 et 5 selon lesquels « aucune chose inférieure ne peut exister par soi » et « tout ce qui est vraiment, est esprit ». Seule son incohérence doctrinale sépare donc la Kabbale authentique de la catastrophe du spinozisme. Pour More, la Kabbale et le spinozisme font partie d’une même famille de doctrines panthéistiques à combattre. S’il ne fait pas explicitement le rapprochement, cela s’explique par la seule chronologie : l’ensemble de ses écrits sur la Kabbale est antérieur à la publication des œuvres posthumes de Spinoza. Ce sera donc à un lecteur attentif à la fois de More et de Spinoza de faire ce rapprochement. Ce lecteur, bien entendu, ce sera Johann Georg Wachter qui, dans l’Elucidarius cabalisticus, propose une longue réflexion sur la valeur des axiomes kabbalistiques de Henry More : il juge ceux-ci authentiquement kabbalistiques et en tire la conséquence que la Kabbale s’accorde avec le spinozisme48 ; en même temps, il s’oppose à l’évaluation de More mais cherche à disculper l’une et l’autre doctrine de l’accusation d’impiété49.
45 Ibid., p. 626. 46 Ibid. 47 Voir S. Hutton, Anne Conway, A Woman Philosopher, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 273-275 ; Coudert, The Impact of the Kabbalah, op. cit., p. 234. 48 Voir Wachter, Elucidarius cabalisticus, Rome, 1706, III, vi, p. 29. 49 Ibid., III, vii, p. 31-32.
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Afin d’y parvenir, Wachter va chercher à tirer non seulement la Kabbale mais aussi le spinozisme dans la direction spiritualiste. En ce qui concerne la Kabbale, Wachter va alors exploiter au maximum le potentiel spiritualiste des axiomes kabbalistiques 3 et 5 de More afin de soutenir que tout ce que le corps contient d’existant pour un kabbaliste relève en fin de compte de l’esprit : Les kabbalistes tirent différentes conséquences de ce principe, par exemple que la MATIÈRE ne saurait être créée ni exister par soi en raison de l’imperfection de son essence. Par conséquent, ou bien il n’y a pas de matière dans l’univers, ou bien l’esprit et la matière sont une seule et même chose. Voyez sur cela les Thèses kabbalistiques de H. MORE50. Ensuite, en ce qui concerne Spinoza, moyennant une interprétation originale du scolie de la proposition 15 de la première partie où Spinoza distingue deux manières, imaginaire et intellectuelle, de concevoir de l’étendue51, Wachter soutient que cette même conception spiritualiste de la matière se retrouve aussi dans l’Éthique : chez Spinoza, soutient-il, le terme « matière » reçoit ainsi une nouvelle signification, comme une sorte d’étendue spirituelle. Ainsi continue le passage cité : Ces conclusions s’accordent admirablement en tout avec SPINOZA… il n’accorde aucunement qu’une chose inférieure ait existé éternellement à côté de Dieu, ni que cette chose fut ensuite le sujet de ce monde. Car, il nie qu’il y ait de la matière en Dieu, et il détruit l’existence de la matière toute entière, mais non pas d’une façon telle qu’absolument aucune matière n’existe ; c’est uniquement la MATIÈRE AU SENS COMMUN, définie et expliquée comme une nature très imparfaite, qui n’existe pas. […] Il n’y a donc, pour SPINOZA, aucune matière dans l’univers : tout ce qui est, est éminemment excellent, c’est-à-dire, comme l’appellent les kabbalistes, est ESPRIT52. Au final, le panthéisme commun de la Kabbale authentique et du spinozisme qui, pour More, représente un « cauchemar terrible » se présente alors chez Wachter comme un monisme spiritualiste qui, selon lui, s’accorde avec le christianisme, finalement pas aussi éloigné de la « Kabbale philosophique » imaginaire défendue auparavant par More dans la Conjectura cabbalistica, à condition de renoncer à la creatio ex nihilo au sens propre. Mais là, nous avons déjà commencé le deuxième chapitre de l’histoire de Spinoza et la Kabbale qui finalement, après de nombreuses péripéties, va nous amener de Wachter vers Mendelssohn et Lessing, et ensuite vers Jacobi et Herder, Kant et Maïmon, jusqu’à Schlegel, Schelling et Hegel, et puis encore au-delà. Reste que le prologue de cette histoire doit porter en grande partie sur Henry More.
50 Ibid., IV, vi, p. 45-48. Les « thèses kabbalistiques » auxquelles Wachter fait référence ici sont bien les axiomes contenues dans les Fundamenta philosophiae. 51 Spinoza, Éthique, I, prop. 15, scolie, in Œuvres, IV, F. Akkerman and P. Steenbakkers (éd.), trad. P.-F. Moreau, Paris, PUF, 2020, p. 118-125. 52 Ibid., IV, vii-ix, pp. 45-48 ; pour une analyse plus développée, voir Lærke, « Mendelssohn, Wachter et les origines du Spinoza idéaliste », op. cit., p. 147-151.
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Droit de nature et forme politique Moïse entre Spinoza et Toland
Hobbes et Spinoza. Droit de nature et souveraineté Spinoza adresse à Jelles, une lettre qui commence ainsi : Voici, comme tu le demandes, quelle différence il y a entre Hobbes et moi en politique : pour ma part, je maintiens toujours le droit naturel dans son intégrité et je soutiens que dans toute Cité le Souverain suprême ne possède pas plus de droit sur un sujet qu’à la mesure du pouvoir par lequel il l’emporte sur lui. Ce qui est aussi bien le cas dans l’état de nature1. Que veut dire maintenir le droit naturel ? Et surtout, que signifie déterminer le droit de la summa potestas à partir de la puissance qu’on exerce sur les sujets ? Pour encadrer ces deux questions, j’aborderai le problème du droit de nature, en suivant le parcours de sa liaison avec la nature. La rationalité, écrit Spinoza, pousse les hommes à chercher la paix (et avec elle la sécurité que seule la civitas légitime) ; cela veut dire que l’homme a une tendance naturelle à chercher la paix et donc à suivre les préceptes de l’État : Dans quelque cité (civitate) qu’il soit, l’homme peut être libre. Car assurément un homme est libre dans la mesure où il est guidé par la Raison. Or (notez que Hobbes pense autrement) la Raison conseille absolument la paix. Mais celle-ci ne peut être obtenue qu’à condition que la législation commune de la Cité ne soit pas violée. Donc plus un homme est conduit par la Raison, c’est-à-dire plus il est libre, plus il observera avec constance les règles de droit, et plus il obéira aux commandements du Souverain (summae potestatis) auquel il est soumis2.
1 B. Spinoza, Correspondance, présentation et traduction par M. Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, lettre 50, p. 290. 2 Traité théologico-politique, texte établi par F. Akkerman, trad. par J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, PUF, 2020, chap. XVI, note marginale, p. 688. Emilia Giancotti remarque que la recherche de la paix correspond à un principe d’utilité, bien que ce principe implique, pour conserver sa vie, de dépasser l’état de nature : « Da una condizione di eguaglianza (ontologica) e di libertà naturale (diritto = potere) si passa ad una condizione in cui l’uguaglianza assume la forma del diritto e si accompagna ad una regolamentazione, e quindi restrizione, della libertà naturale. La motivazione di questo passaggio – che ha carattere di necessità, pur implicando un salto qualitativo – risiede nella “utilità”, ai fini della propria incolumità e del proprio Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 181-191 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128523
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En même temps, il est indéniable que la nature humaine est quelque chose de plus complexe. Aussi bien chez Spinoza que chez Hobbes, le regard du philosophe se concentre sur un discours qui concerne l’homme en l’identifiant comme le fondement de toute proposition politique, alors que l’homme est considéré dans sa nature la plus complète. « Mais – affirme Spinoza – en fait la nature humaine a une constitution bien différente. Tous recherchent bien ce qui leur est utile, mais ils le font non pas par un commandement de la saine Raison […]. Il s’ensuit qu’aucune société (societas) ne peut subsister sans un pouvoir et une force (imperio & vi)3 ». S’il y a une tendance naturelle à chercher la paix, il existe, d’un autre côté, la complexion des passions et des affects les plus sauvages et violents. Quand Spinoza affirme que la différence entre Hobbes et lui consiste dans le fait que lui, Spinoza, veut maintenir le droit naturel dans la société civile, il veut dire que le citoyen maintient ses caractères naturels, soit ceux qui ont la tendance à l’obéissance, soit ceux qui tendent à la rébellion ; soit à la société, soit à l’individualisme. Le droit civil ne peut pas ignorer la conformation du droit naturel, il doit en maintenir la validité, dans le but de contenir la rébellion, sans qu’elle devienne tyrannie. Maintenir le droit naturel signifie le gouvernement des affects. Il faut que les hommes aient des lois qui gouvernent leurs impulsions les plus sauvages. Mais ce gouvernement des affects et des désirs ne peut pas déboucher sur la coercition exercée par des pouvoirs violents (violenta imperia). Pour que les affects puissent être gouvernés sans que l’homme renonce à sa liberté, il faut que « ou bien la société tout entière, si c’est possible, doit exercer collégialement le pouvoir afin que de cette façon tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes sans que personne ait à obéir à son égal ; ou bien, si un petit nombre ou un seul homme détient le pouvoir, il doit avoir en lui quelque chose qui dépasse la nature humaine commune ou du moins il doit chercher de toutes ses forces à en persuader le vulgaire4 ». Nous ne nous trouvons pas face à une décision tranchée entre un gouvernement de la raison, qui serait capable de protéger chacun des citoyens, et un mensonge perpétré par un législateur savant. Il y a un aspect nécessaire du gouvernement des affects, qui consiste à jouer sur les affects de l’espoir et de la crainte, avec un équilibre instable : « Dans tout État (imperio) les lois doivent être instituées de façon à retenir les hommes moins par la crainte que par l’espoir d’un bien qu’ils désirent très ardemment5 ». Mais ce qui marque d’une façon plus nette la différence entre Spinoza et Hobbes, c’est le fait que l’unité politique arrive à fonctionner quand l’obéissance est libre et cela met en
benessere, di superare la situazione di rischio derivante dalla contrapposizione incontrollata delle potenze individuali » ; voir E. Giancotti, « Realismo e utopia. Limiti delle libertà politiche e prospettiva di liberazione nella filosofia politica di Spinoza », in E. Giancotti, Studi su Hobbes e Spinoza, Naples, Bibliopolis, 1995, p. 136. À propos de la transformation du droit naturel en droit positif, voir M. Walther « Die Transformation des Naturrechts in der Rechtsphilosophie Spinozas », Studia spinozana, 1 (1985), p. 73-105. 3 TTP, chap. V, p. 219-221. 4 Ibid, p. 221. 5 Ibid.
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évidence une relation étroite entre la forme politique et la nature humaine6 ; mais cela décrit aussi bien un cadre dynamique qui répond à la nature et à la puissance du peuple ou de la multitude qui l’exprime. « Puisque l’obéissance consiste à exécuter des ordres en raison de la seule autorité de celui qui commande, il en résulte qu’il n’y a pas proprement d’obéissance dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont mises en vigueur par consentement commun7 ». Ce consentement commun définit la liberté de l’obéissance et à partir du moment où ce consentement est absent, la potestas de la civitas s’éloigne de ses citoyens avec des conséquences désastreuses qui peuvent être mesurées avec la violence du pouvoir. Il n’est pas nécessaire d’insister ici sur la différence entre le Traité théologico-politique et le Traité politique ; il suffit de dire que le deuxième traité nous montre un traitement plus précis de la science politique, où toutes les déterminations conceptuelles de Spinoza sont explicitées dans un langage objectif8. Bien conscient des différences et des circonstances de l’élaboration de ces deux œuvres, je voudrais mettre en évidence la liaison entre le droit naturel et le droit civil dans la détermination de la nature du pouvoir politique. Dans le TP, en effet, on trouve l’explication de cette liaison dans le concept de potentia multitudinis. Nous savons que la forme du gouvernement est déterminée par la potentia multitudinis ; Spinoza entend par là que le droit – dont le nom est celui d’imperium et qui constitue le droit commun et la source de toute obligation – est détenu par celui qui, par communis consensus, a la tâche du soin de la République : « Ce droit, que définit la puissance de la multitude (potentia multitudinis), on l’appelle généralement “souveraineté” [imperium]. Et celui-ci la détient absolument, qui d’un commun accord (commune consensus) est en charge de la République9 ». Les problèmes de la forme du gouvernement et de la forme politique peuvent être considérés séparément. En effet, il n’est pas question ici de définir les prérogatives de la potestas. Aussi bien chez Hobbes que chez Spinoza – à mon avis –, un problème plus général est abordé, à savoir la liaison entre le droit naturel et l’état civil qui définit
6 Lazzeri, en continuité avec les considérations de Macpherson à propos de Hobbes, met en relation Hobbes et Spinoza en relevant leur liaison entre anthropologie et politique et forme mercantile de la société. À mon avis, et d’une certaine façon conformément aux avis de Lazzeri et de Macpherson, la forme mercantile de la société est aussi une forme politique, qui propose une forme différente de participation. Hobbes et Spinoza partagent ce cadre, mais ils proposent des solutions très différentes. D’un côté, en fait, Hobbes mesure la « valeur » d’un homme à travers son pouvoir, la capacité de réaliser ses désirs et sa puissance ; d’un autre côté, Spinoza mesure le droit des hommes par la possibilité de réaliser une société fondée sur l’« échange » des affects et de la puissance. Voir, aussi, que les deux philosophes, soulignent respectivement, deux aspects différents de la société mercantile. Voir C. Lazzeri, « L’économique et la politique chez Hobbes et Spinoza », Studia Spinozana, 3 (1987), p. 175-225. 7 TTP chap. V, p. 221. 8 En ce qui concerne les rapports entre Traité politique et Traité théologico-politique, il y a beaucoup d’études, mais je voudrais rappeler E. Giancotti, « Realismo e utopia », op. cit., où Emilia Giancotti exprime une position de continuité entre les deux traités spinoziens. Voir, à ce propos, A. Matheron, « Le problème de l’évolution de Spinoza du Traité théologico-politique au Traité politique », in E. Curley, P. F. Moreau, Spinoza Issues and Directions. The proceedings of Chicago Spinoza Conference, Leyde, New York, Cologne, Copenhague, E. J. Brill, 1990, p. 258-270. 9 B. Spinoza, Traité politique, texte établi par Omero Proietti, traduction et notes par Charles Ramond, in Spinoza, Œuvres, vol. V, Paris, PUF, 2005, chap. II, § 17, p. 107.
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la forme politique, c’est-à-dire la forme de la participation politique des citoyens au processus de décision et au processus de changement de l’État. Les deux philosophes donnent au même problème une réponse bien différente, tout en partageant un cadre anthropologique semblable10. Il n’est pas vrai que l’homme hobbesien est l’homme insociable par excellence. Les lois de la nature – bien qu’elles aient été définies comme un aspect moraliste de la réflexion hobbesienne – ne sont pas simplement une superstructure. Le centre du problème est le gouvernement de ces lois de la nature et le fait de composer de nouveau les intérêts particuliers ; c’est-à-dire que le problème est (encore une fois) la composition du droit naturel des hommes à l’intérieur d’un droit unique en mesure d’orienter leurs volontés. En effet, une si grande autorité lui étant conférée par tous, par chacun en particulier, [le souverain/la cité et la république] a une telle puissance (potentia // power) et l’usage d’une telle force (vis // strength), qu’il peut, par la terreur de ces choses, modeler les volontés de tous en vue de la paix commune et de l’union (conjunctio // mutual aid) face aux ennemis11. La superposition de jus et potentia, qui selon Hobbes est valable seulement dans l’état naturel, est neutralisée par une forme politique qui prend de la distance par rapport aux volontés, aux désirs, aux affects des citoyens, en reléguant – de cette manière – la puissance et le droit naturel dans la sphère de l’impolitique. Si pour Spinoza le consensus et la concorde sont les éléments qui rendent la vie libre dans la société, pour Hobbes, d’une façon différente, les conflits des affects individuels doivent être dépassés, par un consentement qui n’est pas réversible ; à travers un consentement qui permet à la personne qui donne forme au corps politique de décider à la place de la multitude. Mais, la volonté du souverain n’est pas simplement la somme des volontés des sujets : elle dépasse la « simple » union des individus parce que les décisions sont déliées du droit naturel en vertu d’une transcendance donnée au souverain à travers le pacte. C’est là – dit Hobbes – quelque chose qui va plus loin que l’accord ou la concorde (amplius quam consensio aut concordia // more than consent or concord) : c’est, en effet, une véritable union de tous en une personne unique (in personam unam vera omnium unio // a real unity of them all, in one and the same person)12. Cela ne veut pas dire que, dans la réflexion hobbesienne, il n’y ait pas de formes de résistance au pouvoir par les sujets ; mais ces formes sont très réduites et – en plus – la forme politique décrit un niveau supérieur par rapport au consensus, c’està-dire la distance entre le souverain et le sujet et entre le droit naturel des hommes 10 J’ai déjà rappelé l’article de Lazzeri. Mais à propos de la liaison entre anthropologie-économie-politique, il est intéressant de mentionner F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique éditions, 2010, et, du même auteur, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis », Revue du Mauss (http://www.journaldumauss.net). 11 T. Hobbes, Léviathan, traduit du latin par F. Tricaud, in T. Hobbes, Œuvres, vol. 6.2, Y. C. Zarka (éd.), Paris, Vrin, 2004, chap. XVII, p. 142. 12 Ibid.
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et l’autorité de la politique13. Mais le droit de nature joue un rôle décisif, parce que le droit naturel montre une partie négative qui est la loi de nature14. Ce sont les lois de la nature qui, chez Hobbes, donnent la mesure de cette distance, parce qu’elles conduisent l’homme vers la vie civile, en l’éloignant de sa condition naturelle. Le contrat social est seulement le moment conclusif de ce processus, autrement dit, c’est le mécanisme rhétorique qui donne forme à ce processus.
La république hébraïque entre souveraineté et démocratie. Spinoza et Toland Chez Spinoza, le lien entre droit naturel et forme politique est si étroit qu’on peut affirmer que le droit politique est la traduction nécessaire d’une puissance déterminée. Cette conception spinozienne est bien visible dans le Traité théologico-politique, mais devient un élément propre de la diffusion de Spinoza en Angleterre, ainsi qu’on peut le voir dans la conception de Toland à propos de la Respublica Hebraeorum. Au moment de la fuite en Égypte, les Hébreux ont la possibilité de se donner les lois qu’ils préfèrent, puisqu’ils se retrouvent de nouveau en possession de leur droit naturel. La fondation de l’État hébreu dépend du mélange de la confiance inspirée par Moïse à son peuple et de la crainte à l’égard d’un Dieu qu’ils pensaient être capable de garantir leur survie. Un mélange de foi et de superstition donc, qui dépendait du manque d’assurance provoqué par l’ignorance concernant la nature (ainsi s’exprime la préface du TTP)15. Le chapitre XVII du TTP raconte en détail l’histoire des Hébreux. Ils avaient retrouvé leur droit naturel et ils décidèrent, sur le conseil de Moïse, en qui ils avaient pleine confiance, de ne transférer leur droit à aucun mortel, mais seulement à Dieu ; sans temporiser, tous, d’une seule voix, promirent d’obéir sans réserve à Dieu en tous ses commandements et de ne pas reconnaître d’autre droit que ce que lui-même, par une révélation prophétique, instituerait comme droit16. 13 Balibar affirme, à propos de la relation entre Hobbes et Spinoza, que la différence la plus importante est dans le rapport entre politique et vérité. La vérité détermine la limite de l’autorité. Voir E. Balibar, « L’institution de la vérité. Hobbes et Spinoza », in D. Bostrenghi, Hobbes e Spinoza, scienza e politica, Naples, Bibliopolis, 1992, p. 3-23. 14 Hobbes fait une distinction entre droit naturel et loi de nature : « Le droit naturel est la liberté qu’a chacun d’user à son gré de sa puissance en vue de la conservation de sa nature, et, en conséquence, de faire tout ce qui lui paraîtra tendre à cette fin […]. Quant à la loi naturelle, c’est un précepte, une règle générale élaborée par la raison, par laquelle il est interdit à chacun de faire ce qui lui paraîtra tendre à son détriment. Et même si les auteurs se servent souvent des termes droit [jus] et loi [lex], indifféremment, il faut cependant les distinguer », T. Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. XIV, p. 111. 15 « Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté, ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais en proie à aucune superstition ; mais ils sont souvent réduits à une telle extrémité qu’ils ne peuvent s’arrêter à un avis et que, la plupart du temps, du fait des biens incertains de la fortune, qu’ils désirent sans mesure, ils flottent misérablement entre l’espoir et la crainte ; c’est pourquoi ils ont l’âme si encline à croire n’importe quoi », TTP, préface, p. 57. 16 Ibid., chap. XVII, p. 545-547.
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Comme on peut le voir, un premier élément décisif est le fait que la décision de transférer le droit à Dieu est le résultat d’une décision des Hébreux, prise suite à un conseil de Moïse et non pas à un ordre. Un deuxième élément est la raison pour laquelle les Hébreux transfèrent leur droit à Dieu ; c’est parce qu’ils font l’expérience de son admirandam potentiam, qui leur avait garanti le salut. Ensuite, nous trouvons une affirmation significative : dans l’État des Hébreux le droit civil et la religion (l’obéissance à Dieu) sont une seule et même chose ; c’est pour cela que l’organisation des Hébreux peut être considérée comme une théocratie : c’est Dieu qui a révélé la loi. « Mais en vérité – conclut Spinoza – tout cela relevait plus de l’opinion (haec omnia opinione magis) que de la réalité effective ; car en fait, les Hébreux retinrent entièrement le droit de l’État17 ». Au début, l’État hébreu est une démocratie de droit divin, puisque les Hébreux ne transfèrent à personne leur droit, mais déclarent ensemble, unoque ore, qu’ils feront tout ce que Dieu leur ordonnera de faire, sans intermédiaire, et instituent la possibilité commune et égale de consulter et interpréter le droit de Dieu. Ce principe collectif de l’État des Hébreux nous permet d’affirmer que la théocratie hébraïque est une métaphore de la démocratie et non une imposture échafaudée par un législateur dans l’intention de rendre obéissants des esprits faibles. Bien entendu, cela ne veut pas dire que l’État hébreu est une démocratie, mais qu’il contient un principe démocratique, qui est l’expression du droit naturel. Ce principe est la puissance collective du peuple, qui exprime une certaine constitution politique. Mais, de plus, la république des Hébreux ne confie pas le pouvoir suprême à un roi, mais laisse le trône du monarque à Dieu, c’est-à-dire que ce trône est vide. De ce point de vue, la république des Hébreux, bien qu’elle ne soit pas une constitution démocratique, est une métaphore de la démocratie, puisqu’elle permet de souligner le principe collectif qui se trouve au fond de toutes les constitutions politiques et, en outre, leur permet de fonctionner. L’autorité dans l’État hébreu n’est pas celle du roi, mais ce qu’on donne à l’interprète de la loi divine, qui est Moïse. Puisque Moïse est le seul qui peut affronter Dieu sans aucune crainte de mourir, il devient le seul legis lator, le seul interprète de la loi de Dieu, et lui seul est capable de racheter les Hébreux de leur péché d’idolâtrie. Mais Moïse n’est pas un souverain de droit absolu. Il partage avec son peuple un univers imaginaire et perceptif. Moïse institue des cérémonies sévères afin de pousser son peuple à obéir par dévotion et non pas par crainte. Néanmoins, Moïse n’est pas un législateur qui se place au-dessus de la religion et de la superstition. Moïse comprend la nature de son peuple et institue les pratiques et l’organisation religieuse, virtute et iussu divino. En ce sens, il agit en s’inspirant du même Dieu que le peuple hébreu, et c’est exactement pour cette raison que l’œuvre de Moïse n’est pas un mensonge, mais la conscience de la nécessité de l’équilibre de l’espoir et de la crainte pour gouverner un peuple, unie à une vertu divine et prophétique. C’est-à-dire – comme on le verra dans l’Éthique - une âme qui voit l’utilité commune et recommande
17 Ibid., p. 547-549.
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l’humilité, le repentir et le respect de Dieu18 qui, pour les Hébreux, coïncide avec l’autorité de l’État. La constitution de la théocratie hébraïque, et l’histoire de cet État, est l’expression de la puissance des Hébreux et de la puissance du peuple. Cette puissance contient le mode de connaissance et de perception de la nature (bien qu’inadéquate) et les affects qui dérivent nécessairement de cette perception imaginaire19. Moïse et son peuple partagent une conception de la nature, une perception imaginaire et une pratique spécifique (historique) du droit naturel. Plus cet aspect émerge dans l’histoire hébraïque, plus on voit que la loi de Moïse est une loi qui ne contredit pas la nature. L’idée que la religion – surtout quand elle devient une forme de constitution politique – est un mensonge, ne trouve pas sa place chez Spinoza, sauf si l’on considère ce qui est seulement du fanatisme et de la servitude. John Toland comprend ce message spinozien20 et renforce sa théorie républicaine dans le fait que Moïse est un législateur panthéiste, qui bâtit son État à partir d’une conception de la nature très précise. Dans les Origines des Hébreux, au paragraphe 17, Toland reconnaît que la République de Moïse était sans doute l’État le plus parfait par rapport à tous les autres, bien qu’il n’ait jamais été réalisé21. Le passage de l’idolâtrie au monothéisme marque un moment important. À travers l’œuvre de Moïse, les Hébreux se sont libérés des faux dieux de leurs ancêtres et – Toland cite ici Tacite – ils conçoivent une seule divinité, seulement avec l’esprit. Ces façons d’exprimer la divinité sont caractéristiques autant du théisme que de l’athéisme – continue Toland –, puisqu’elles conservent toute leur vérité si elles sont référées à l’hypothèse de l’éternité de l’Univers22 et répondent à une raison naturelle. Si vraiment – continue Toland – Moïse identifiait la divinité avec la nature, c’est-à-dire la matière du monde ordonnée selon des lois mécaniques et capables d’agir sans l’intervention d’une intelligence consciente, il aurait été quand même un ennemi acharné de l’idolâtrie23.
18 Ces affections ne sont pas des vertus mais « la foule est terrible quand elle est sans crainte ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant que les prophètes, qui veillaient à l’intérêt commun et non à celui de quelques-uns aient tellement recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et en réalité ceux qui sont en proie à ces affects peuvent être conduits beaucoup plus facilement que d’autres à vivre enfin sous la conduite de la Raison », Éthique, IV, 54, sc., p. 409. 19 Voir Éthique, III, préface. 20 Toland n’est pas un libertin, mais sa conception de la religion accompagne une philosophie de la nature panthéiste. L’absence d’une position libertine mesure la distance entre Toland et Locke et d’un autre côté, décrit une vision politique qui rapproche Toland de Spinoza. Voir M. Iofrida, La filosofia di J. Toland, Milan, Franco Angeli, 1983, p. 53-62. 21 « nisi commodius fieri crediderim in opere, quod aliquamdiu meditatus sum de republica mosaica, quam omnibus aliis longe fuisse perfectiorem (etsi nullibi unquam integre stabilitam aut erectam) pro viribus demonstravero », J. Toland, Origines judaicae sive Strabonis, de Moyse et religione judaica historia, breviter illustrata, § 17, J. Toland, Adeisidaemon et origines judaicae, Amsterdam, Rodopi, 1970, p. 161. 22 J. Toland, ibid., § 15, p. 153-155. 23 « Si ipsammet ergo Naturam, vel Mundi materiam mechanice dispositam, et absque ulla conscia intelligentia agentem, pro Deo (uti affirmat Strabo) habuisset Moses : non minus tamen infestus foret Idolatriae hostis », J. Toland, ibid., § 15, p. 155-156.
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Moïse aussi, affirme Toland, aurait été un panthéiste ou – en termes plus modernes – un spinoziste24, c’est-à-dire, pour Toland, quelqu’un qui conçoit la nature même comme un principe de mouvement des choses, et quelqu’un qui cherche dans la nature les lois nécessaires de ce mouvement et de cette transformation continuelle. Ou, mieux encore, comme Toland le dit plus synthétiquement, l’auteur du Pentateuque semble avoir eu la même opinion que les panthéistes, à cause de certaines phrases mal interprétées et à cause de son silence sur l’immortalité de l’âme ou sur la doctrine des récompenses et des punitions futures après la mort. Sur cette base, ceux-ci veulent donner au nom sacré et ineffable de Jehova le signifié d’existence nécessaire25. La tentative de Moïse est d’établir la loi divine comme si elle était le guide de l’État. Mais la loi divine est une loi simple et naturelle. Aux Hébreux fut solennellement confiée la seule loi de nature, en dix préceptes simples, sans aucune structure rituelle26. La disposition des âmes envers l’idolâtrie et – selon Spinoza – le problème du privilège des Lévites, furent les causes de la confusion et donc du conflit entre le pouvoir politique et religieux27. Le rapport entre Toland et Spinoza peut être problématique, surtout quand on considère les critiques de Toland à l’égard de Spinoza en ce qui concerne son inertie28. D’autre part, nous pouvons voir que l’écho de Spinoza se reflète dans l’idée que Toland exprime sur Moïse. Il n’est pas simplement un législateur, ni un prophète inspiré par un sentiment moral. Il s’agit d’un homme, d’un homme de foi, capable d’interpréter la loi de Dieu et de la communiquer au peuple qui le suit. La loi de Moïse a un rapport d’identité avec la loi naturelle, elle n’en est pas la traduction consciente ordonnée par un savant ou un prophète envahi par des sentiments religieux29. Selon Spinoza, le problème est plus compliqué, puisqu’il existe une différence entre la loi naturelle et la loi divine. Mais, de plus, la fonction de Moïse est la fonction d’un législateur qui ne construit pas une imposture, mais qui trouve dans sa vertu divine la façon d’affirmer la loi de nature et d’acquérir des certitudes vis-à-vis des forces et de la puissance de la nature. La superstition devient religion, communication avec Dieu et,
24 « Mosem enimvero fuisse Pantheistam, sive, ut cum recentioribus loquar, Spinozistam », J. Toland, ibid., § 6, p. 117. 25 « [Scriptor Pentateuchi] et ipse in Pantheistarum fuisse sententia nonnullis videtur, propter certas phrases non probe intellectas, et quod animorum immortalitatis, aut praemiorum et cruciatuum post mortem futurorum, nullam fecerit mentionem. Hinc sibi voluit sacrosantum et ineffabile nomen Jehovah astipulari, cum necessariam solummodo existentiam », ibid., § 15, p. 156-157. 26 « sola Naturae lex, decem comprehensa praeceptis, absque omni rituum apparatu (Patre aut Primogenito in unaquaque familia Sacerdotis vice fungente) sollenniter illis demandata est », ibid., § 16, p. 158. 27 Voir TTP chap. XVII. 28 Voir J. Toland, Lettres à Serena, trad. par T. Dagron, Paris, Honoré Champion, 2004, en particulier les lettres 4 et 5 où Toland expose sa réfutation du système de Spinoza. À propos du spinozisme de Toland, il faut mentionner M. Iofrida, La filosofia di J. Toland, op. cit., et J. Israel, L’illuminismo radicale e le origini intellettuali della democrazia moderna, Turin, Einaudi, 2011. 29 La superstition n’est pas une absurdité, mais une déviation de la raison. Voir à ce propos, M. Iofrida, La filosofia di J. Toland, op. cit., chap. 2. Iofrida dit que le panthéisme de Toland est une position cohérente avec toute sa production philosophique et politique, et qu’à travers ce panthéisme Toland peut penser la superstition comme un produit de la nature humaine dans ses expressions historiques.
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par la suite, vie politique et sociale. C’est la vie politique qui permet aux hommes de ne pas succomber à une nature puissante qu’ils ne sont pas capables de contrôler et de comprendre. Mais chez Toland aussi nous pouvons reconnaître que le problème théologique entre dans la discussion autour de la forme politique, non pas comme un élément de cohésion qui se place au-dessus des consciences individuelles, mais plutôt comme un élément qui décide et exprime la puissance politique de l’individu, dans certaines conditions historiques30.
La loi naturelle et la loi divine : une « naturalité inadéquate » Dans le chapitre IV du TTP, on trouve la distinction entre la loi naturelle et la loi humaine. La première dépend de la nécessité naturelle, la deuxième dépend de la volonté des hommes et s’appelle proprement jus. Spinoza répète que tout est déterminé à exister et à opérer d’une certaine façon selon les lois de la nature. Malgré cela, la loi humaine dépend de la volonté des hommes pour deux raisons : l’homme, en tant qu’il est une partie de la Nature, constitue une partie de la puissance de la Nature ; donc ce qui suit de la nécessité de la nature humaine, c’est-à-dire de la Nature même en tant que nous la concevons comme déterminée par la nature humaine, cela, bien que nécessairement, suit cependant de la puissance humaine31. La loi humaine dépend de la volonté et de la décision de l’homme, seulement si nous considérons la volonté humaine comme une partie de la nature humaine, c’est-à-dire une partie de la nature. En outre, Spinoza dit que « ces lois dépendent d’une décision des hommes parce que nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines et que cette considération universelle sur le destin et l’enchaînement des causes ne peut nullement nous servir pour former et mettre en ordre nos pensées touchant les choses particulières32 ». La loi divine, par contre, concerne la question du refus du système de la punition et de la récompense. La loi divine se résume donc dans ce précepte suprême : aimer Dieu comme le souverain bien et non pas […] par peur du châtiment ou de quelque supplice, ni pour l’amour d’une autre chose dont nous désirons jouir. Voici en effet ce qu’impose
30 Sabetti voit une opposition en Angleterre entre une forme de panthéisme et de philosophie de la nature qui tend à l’athéisme, et un théisme rationnel qui serait une forme conservatrice de politique. Voir A. Sabetti, Deismo e teismo nell’Inghilterra dei secoli xvii e xviii, Naples, Liguori, 1969, p. 131-143. Selon Sabetti, du point de vue de la rationalité qui se développe par l’interprétation de la religion, Toland serait en opposition avec Locke. Voir A. Sabetti, John Toland, un irregolare della società e della cultura inglese tra seicento e settecento, Naples, Liguori, 1976, p. 45-104. Au contraire, Simonutti voit des lignes de continuité entre Locke et Toland. Voir, L. Simonutti, « Toland e gli inglesi del circolo di Furly a Rotterdam », in A. Santucci, Filosofia e cultura nel Settecento britannico, Bologne, Mulino, 2000, p. 259-269. 31 TTP, Chap. IV, p. 183. 32 Ibid., p. 183.
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l’idée de Dieu : Dieu est notre souverain bien ; ou encore : la connaissance et l’amour de Dieu est la fin ultime vers laquelle doivent tendre toutes nos actions33. Cette façon d’obéir et d’aimer Dieu est le modèle de la libre obéissance à l’État. Dans l’État des Hébreux, on voit que l’obéissance est contenue dans un espace de crainte et d’espoir, mais en même temps, elle pousse ces forces affectives vers une pratique d’amour de Dieu, en lui transférant le droit de conservation de la vie. Comme la véritable fin des lois, d’ordinaire, n’est claire que pour un petit nombre de gens […] les législateurs, afin que tous soient également contraints, ont sagement établi une autre fin, fort différente de ce qui suit nécessairement de la nature des lois ; ils ont promis à qui respecte la loi ce que le vulgaire aime le plus, et menacé au contraire qui violerait la loi, de ce qu’il craint le plus34. Respecter la loi en craignant la punition ou pour le désir d’être récompensé ne veut pas dire obéir librement à la loi ; il s’agit en effet d’un respect qui est seulement celui d’un ordre donné par autrui. En fait, « celui qui rend à chacun ce qui lui revient parce qu’il connaît la vraie raison des lois et leur nécessité, agit avec constance et selon sa propre décision, non celle d’autrui35 ». La loi de Moïse – bien qu’elle exprime la nature superstitieuse du peuple hébreu – possède un contenu d’amour pour Dieu, qui libère les Hébreux des aspects les plus négatifs de la crainte et de l’espoir, et les conduit à craindre et espérer les mêmes choses au nom de cette forme d’amour de Dieu qui est représentée par la dévotion. La loi de Moïse « bien qu’elle ait été non pas universelle, mais parfaitement adaptée à la complexion et à la conservation particulière d’un seul peuple, peut cependant être appelée loi de Dieu36 », parce qu’elle est définie par la révélation, rapporte toutes les choses à Dieu et affirme – enfin – l’amour de Dieu sous la forme de la dévotion. Selon Toland, les Hébreux, grâce à la loi de Moïse, sont libres de l’idolâtrie et ils peuvent reconnaître un dieu unique comme principe de toutes les choses. Chez Spinoza, les Hébreux, bien qu’ils voient Dieu à travers les lunettes de l’imagination et de la superstition, sont libérés de la crainte aveugle, et peuvent aimer avec dévotion le dieu qui coïncide avec la nation hébraïque37.
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Ibid., p. 189. Ibid., p. 183-185. Ibid., p. 185. Ibid., p. 189. Les Hébreux construisent une nation souveraine, où l’autorité suprême est donnée à Dieu. La nation hébraïque est une communauté « fermée », où tous ceux qui s’éloignent de ce système culturel sont ennemis de l’État. Dans ce contexte, le christianisme brise la structure souveraine de la communauté nationale et ouvre à la construction d’une communauté politique qui suit une règle universelle : cette règle est l’égalité de tous les hommes, c’est-à-dire le fondement du discours politique de la modernité. Quand la loi de Dieu s’exprime dans les cœurs et dans la conscience et non par un commandement d’une autorité que l’on craint, alors les hommes peuvent découvrir la loi naturelle. Pour une récente interprétation de la relation entre la politique et le commandement de Dieu, voir T. Verbeek, Spinoza’s theologico-political treatise. Exploring the « will of God », Aldershot, Ashgate, 2003. À propos de la communauté des Hébreux voir J. Assmann, Le prix du monothéisme, tr. par L. Bernardi, Paris, Aubier, 2007.
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Au fond de cette confiance en la constitution de Moïse, il y a une conception spécifique de la nature qui s’appuie sur la détermination d’un principe unique agissant grâce à des règles nécessaires. Dans ce cadre, la religion devient un aspect de cette loi naturelle, à la différence de ce qui se passe dans le nominalisme hobbesien. Elle devient, en d’autres termes, l’instrument de la concorde parce qu’elle s’adapte aux affects et aux sentiments du peuple (comme nous l’avons vu dans le cas des Hébreux) aussi bien qu’à la liberté des citoyens (comme on le voit dans le Traité politique). On peut dire, à mon avis, que la concorde des Hébreux est une concordia sub specie superstitionis, où la compréhension imaginaire de la réalité et du droit naturel permet, à travers des pratiques particulières comme le pacte avec Dieu et ensuite les cérémonies, de constituer une communauté fondée sur l’amour de Dieu. Mais cet amour n’est pas tout à fait libre parce qu’il est subordonné à la loi divine et à l’autorité des prophètes. Par contre, la religion, quand elle ne contredit pas la loi de nature et quand elle affirme une forme d’amour de Dieu, ne renferme pas la puissance de la nature humaine puisqu’elle établit une forme politique adéquate à la puissance du peuple qui l’exprime, bien qu’il ne suive pas la compréhension de la loi de nature. On peut dire que la religion exprime adéquatement la puissance d’un peuple qui ne comprend pas adéquatement la nature. La dévotion – sans les risques qui conduiront à la chute de l’État hébreu – exprime un amour de Dieu qui permet à une multitude dispersée et rebelle d’expérimenter d’une façon pratique le contenu fondamental de la loi naturelle – à savoir que l’homme ne peut pas vivre hors d’une société politique fondée sur la concorde et sur une certaine forme d’amour, même si elle s’enchaîne à une conception imaginaire de Dieu et donc de la nature. La compréhension de ce rapport entre nature et religion (c’est-à-dire entre l’expression naturelle de la puissance humaine et l’organisation de la réalité grâce à cette puissance) est un élément très important du spinozisme de Toland ; il contribue à reconnaître les points de la différence par rapport à Hobbes dont Spinoza parle dans la lettre 50. Une différence qui n’est pas radicale, mais qui marque un passage important dans la rationalité politique moderne. La connexion entre la religion et la loi de nature permet de dépasser la simple superposition de la liaison théologique-politique, et de la souveraineté en réévaluant les habitudes (ou, mieux les mores), les mémoires, et l’expérience historique d’un peuple. Chez Spinoza, et dans la réception de Spinoza dans le républicanisme de Toland, l’idée que le moyen le plus efficace pour conserver l’imperium et l’État est celui d’une composition transcendante (quelquefois brutale) des volontés individuelles, est dépassée. Cette idée débouche sur l’affirmation – hors de la réflexion de Spinoza, comme on le voit chez Toland – du droit du citoyen singulier dans le cadre de la communauté politique et de l’État38.
38 Comme Alfredo Sabetti l’a déjà bien montré, dans l’Angleterre des xviie et xviiie siècles, il y a un développement de la rationalité bourgeoise qui bâtit et organise l’État pour l’individu en rationalisant la religion. Bien que la solution spinozienne, dans son conflit avec Hobbes, soit certainement plus complexe, dans le républicanisme de Toland, elle produit des effets en cette direction. Voir, A. Sabetti, John Toland, un irregolare, op. cit.
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Remarques sur « imagination » et « corps » sous la plume de deux spinoziens italiens* Tommaso Rossi et Biagio Garofalo
Les premières controverses italiennes sur Spinoza l’ont souvent lu en partie à travers des connexions avec la philosophie anglaise, notamment avec les pensées de Locke et de Hobbes. Cette courte intervention se propose de porter l’attention sur deux auteurs qui s’intéressèrent à la pensée de Spinoza, eurent un rapport conflictuel avec elle et trouvèrent un point de départ commun. Le traité de Tommaso Rossi intitulé Mente sovrana del mondo est publié en 1743 et, divisé en trois parties, consacre sa dernière section, la Disamina del sistema dello Spinosa, à démontrer « la vanité du système athéologique de Spinoza (la vanità dell’ateologico sistema dello Spinosa)1 ». Il est donc évident que nous sommes confrontés à une œuvre qui met en place une attaque directe au nom d’une lutte contre les démons du matérialisme et de l’athéisme qui nourrirent le débat et la réflexion ainsi que la circulation de l’œuvre de Spinoza en Italie2. Le milieu intellectuel de l’époque tout entier lit et discute avec intérêt la question de la matière et le spectre de l’athéisme qui en dérive, comme Spinoza en témoigne lui-même dans une lettre à Oldenburg, où il écrit sans ménager ses mots que la populace ne cesse de le dépeindre comme un athée3. Athéisme et matérialisme sont effectivement les frontières à l’intérieur desquelles la culture italienne aborde les textes de Spinoza, à partir du compte rendu, publié en 1697 dans la « Galleria di Minerva », de la lettre de Michelangelo Fardella à Antonio Magliabechi, où Spinoza était rapproché de Démocrite et de Hobbes. Tommaso Rossi, juriste et correspondant fidèle de Giambattista Vico, est un représentant, au sein du royaume de Naples, d’un mouvement qui – de Doria à Vico – s’exprime avec force contre l’œuvre spinozienne. Rossi ne conteste pas seulement Spinoza, il réfute également le système philosophique de Locke, en rapprochant le Néerlandais et l’Anglais
* Traduction française de Raffaele Carbone. 1 Della mente sovrana del mondo, in Opere filosofiche, A. De Spirito (éd.), Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2006, p. 289 (édition plus récente, in ISPF-Lab del CNR, « Quaderni dell’ISPF », 2014, éditée par R. Evangelista, http://www.ispf-lab.cnr.it/en/quaderni/2014_q01). 2 Voir les travaux de E. Giancotti, « Nota sulla diffusione della filosofia di Spinoza in Italia », Giornale critico della filosofia italiana, XLII, 1963 ; ou encore, d’une manière plus générale, R. Ajello, Pietro Giannone e il suo tempo, Naples, Jovene, 1980. 3 B. Spinoza, Epistolario, A. Droetto (éd.), Torino, Einaudi, 1974, p. 164 ; Correspondance. Présentation et traduction par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, Lettre 31, p. 203. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 193-202 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128524
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sur un plan spéculatif, au sujet de la primauté de la matière sur l’esprit : il vise, quant à lui, à démontrer que l’esprit n’est pas engendré par la matière. Il s’agit d’une lecture et d’un réexamen de l’œuvre spinozienne représentatifs d’un mouvement intellectuel plus vaste et général. Ce mouvement était en mesure de reprendre des idées et des thématiques, comme celles du corps comme limite et de l’infini comme entité non numérique, qui pouvaient ouvrir un dialogue avec la nouvelle ontologie spinozienne. Biagio Garofalo s’intéresse à un autre versant de la pensée spinozienne. Il publie en 1701 les Considerazioni intorno alla poesia degli Ebrei e dei Greci, mises à l’index entre 1716 et 1718, qui ont pour objectif de lire les textes sacrés et de les comparer avec la poésie grecque des origines. Alors que pour traiter le thème de la poésie juive Garofalo recourt à Spinoza, et que pour l’analyse des psaumes bibliques il suit les indications du Tractatus theologico-politicus (chapitre VII), sur l’interprétation des Saintes Écritures, pour ce qui est de la poétique grecque, il lit le Traité des passions de Descartes et l’Essay de Locke. Si Rossi se situe au cœur du débat sur le lien entre l’âme et le corps et sur la définition des propriétés des deux res, et Garofalo au cœur du débat sur la constitution du vrai dans les Saintes Écritures, tous les deux traitent toutefois de la nature de la mens dans son rapport au corps d’une manière univoque et sans guère d’ambiguïté. Dans les deux cas, les questions posées concernent les possibilités et les limites de la connaissance et représentent deux chemins de réflexion sur la voie imaginative telle qu’elle fut supposée par Spinoza : d’une part, la considération du rapport entre imagination et matière, et donc de la difficulté de penser l’infini, avec la dichotomie qui s’ensuit entre entendement et imagination ; d’autre part, une réflexion sur l’« imaginative » comme voie de communication directe avec le divin. Comme l’a écrit Emilia Giancotti dans les années soixante, l’intérêt de la culture italienne pour la doctrine de Spinoza fut très vif même avant sa mort : le xviiie siècle en Italie exprima un jugement sur le philosophe hollandais empreint de fascination et de peur, étant donné que les propositions de l’Éthique et les thèses du Traité théologico-politique étaient porteuses d’une force de rupture capable de subvertir radicalement le conformisme de la tradition. Dans une lettre à Muzio Gaeta datant de la fin de 1737, Giambattista Vico affirmait qu’avec la méthode géométrique Spinoza « impose aux esprits faibles une Métaphysique démontrée qui conduit à l’athéisme ». De la fin du xviie siècle au début du xviiie, la réputation de Spinoza fut irrémédiablement liée à son athéisme, surtout lorsqu’elle fut automatiquement associée à l’article Spinoza du Dictionnaire de Pierre Bayle, qui tendait à relier la doctrine stoïcienne de l’âme du monde aux thèses spinoziennes. Emilia Giancotti démontre comment, pendant plus d’un siècle, la philosophie spinozienne fut rejetée parce qu’elle était censée incarner la conception de l’athéisme la plus hardie, car elle se fondait sur une interprétation matérialiste de la substance, que l’on identifiait avec la res extensa cartésienne et que l’on concevait comme une matière dépourvue d’intelligence, comme une passivité pure, soumise aux lois aveugles du fatum4. Cette lecture radicale de l’athéisme accompagna et caractérisa la première diffusion du spinozisme.
4 Giancotti, « Nota sulla diffusione della filosofia… », op. cit., p. 339.
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L’esprit est souverain en ce sens qu’il domine le corps et la matière et l’œuvre de Rossi vise à diffuser l’image d’un Spinoza partisan convaincu de la primauté de l’être de la matière ; il est résolu à faire valoir la différence substantielle entre l’esprit et la matière afin d’en déduire que l’esprit n’est pas engendré par la matière et que l’existence est un des principaux caractères qui définissent la mens. Rossi réfute notamment la première définition de l’Éthique, celle de la causa sui : il considère comme fausse l’affirmation selon laquelle chaque fois qu’une chose ne peut pas être déclarée comme non existante, il faut admettre qu’elle existe nécessairement et qu’elle est cause de soi, sinon l’impossibilité de connaître prouverait l’impossibilité d’exister. Et, en renversant la perspective, il serait impossible de penser que la faculté imaginative puisse se représenter quelque chose qui n’existe pas : la non-existence possible de la matière ne peut être ni sentie par les sens ni imaginée par la fantasia5. L’œuvre de Rossi, qui a pour objet propre la critique de la thèse lucrétienne contre l’immortalité de l’âme, présente dans la préface, comme il était habituel, la lettre de Vico de 1729. Dans l’épître de juin de la même année, l’abbé soumettait son ouvrage au jugement public du philosophe napolitain, qui était censé représenter la référence d’un travail qui se proposait de saper les fondements du système impie de Spinoza, en se réclamant de Platon. L’œuvre de Rossi, si peu étudiée, constitue un intermédiaire en partie encore inexploré de l’influence spinoziste. Le problème que présente Rossi, ainsi que presque toute l’orthodoxie catholique, est lié à la réduction du dualisme cartésien au monisme matérialiste. L’erreur qui avait poussé les épicuriens à croire que l’âme et le corps possédaient une même nature s’est transformée en l’erreur de supposer qu’ils appartenaient à deux natures totalement différentes. Aux yeux de cette petite partie de l’historiographie philosophique6 qui a prêté attention à cet ouvrage, Tommaso Rossi a exprimé une vive recrudescence du platonisme de la Renaissance, qui visait à résoudre ce dilemme grâce à une union indissoluble entre l’un et le multiple, représentée en dernière analyse par l’homme entendu comme un tout incluant en lui-même le monde de la matière et le monde de l’esprit. D’ailleurs, la reprise de termes platoniciens devint une constante dans les théories qui essayaient d’apporter des corrections au stoïcisme et à l’épicurisme. Dans l’œuvre de Rossi, le rôle central revêtu par la substance et non pas par l’ens est ce qui détermine de fait le primat de la nécessité. La « dissertation » tout entière est une critique ouverte du troisième livre du De rerum natura lucrétien7 : elle a pour objectif d’opposer aux disciples de Lucrèce la difficulté inhérente à l’essence
5 Ibid., p. 346. 6 Surtout E. Garin, Storia della filosofia italiana, Turin, Einaudi, 1978, vol. II, p. 896-899. 7 Un examen attentif se trouve dans la seule critique de l’œuvre de Rossi d’un certain intérêt, à savoir V. Lilla, « T. Rossi critico di Lucrezio Caro », Atti dell’Accademia Pontaniana, XXVI (1894), p. 1-25 ; Lilla publie dans ces actes, deux autres contributions sur le philosophe de Benevento, « Di un precursore sconosciuto di A. Rosmini », Atti dell’Accademia Pontaniana, XXV(1895), p. 1-31, et dans le volume XXIX (1899) « Medesimezza delle dottrine più fondamentali di G. Vico e T. Russo », p. 1-24. On peut citer aussi, mais d’un moindre intérêt, P. E. Tulelli, « Intorno alla vita ed alla dottrina filosofica di T. Rossi », Atti dell’Accademia Pontaniana, VII (1857) ; P. Ragnisco, Tommaso Rossi e Benedetto Spinoza. Saggio storico-critico, Salerne, 1873 ; A. Cozzi, T. Rossi nella vita, nelle opere, nella scienza, nella critica, avec une
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du corps et de montrer combien la nature corporelle est plus obscure et trompeuse que la nature spirituelle. L’esprit reçoit les formes sensibles des objets extérieurs, en reçoit et en conserve les simulacres ; aussi maintient-il un rapport très étroit avec la matière, caractérisé par le fait que l’esprit et l’objet de connaissance, les mouvements de l’âme et ceux du corps possèdent une même nature. Rossi distingue la valeur axiomatique du corps comme expression de l’étendue et celle de l’âme comme expression de la pensée8. En réalité, l’union substantielle de l’esprit et de la matière est aussi bien le principe de toutes les pensées que de toutes les sensations, et toutes les deux contribuent à modifier la matière. La matière de l’homme est un « esprit matériel » qui s’exprime par l’intermédiaire d’un « corps organique » qui permet la communication entre les parties. En s’opposant à Lucrèce, selon lequel l’esprit ne peut rien faire et n’est rien sans le corps, Rossi prétend que le « vouloir », qui gouverne la sphère de la matière, et le « savoir », qui suit le mouvement de la matière, ne constituent pas les lieux purs de l’esprit, mais découlent de l’union des deux natures et sont le siège des affects et des passions. Il faut noter également qu’aussi bien Tommaso Rossi que Giambattista Vico font la même observation critique sur le lexique utilisé par Spinoza : en commentant la quatrième proposition9 de la première partie de l’Éthique et en la confrontant à la suivante, Rossi critique l’emploi du terme res dans cette proposition et le fait qu’il a été remplacé en position analogue par le terme substantiae (« Duae aut plures res distinctae » et ensuite « duae aut plures substantiae ») au cours de la démonstration qui suit. Ainsi Spinoza finit par confondre l’être substantiel réel avec l’être substantiel idéal. Rossi ne comprend pas que Spinoza n’entend pas l’esprit comme substance, mais comme idée : le corps existe en tant qu’idée, en tant qu’idée de l’esprit d’un corps déterminé. Cela s’explique parce que les corps ne se réduisent pas tout simplement à l’étendue : la matière est étendue, divisible à l’infini, mais l’étendue fournit aux corps une manière d’être pensés, étant donné que c’est dans l’étendue que se produisent les mouvements grâce auxquels – ou par l’absence desquels – les corps se différencient les uns des autres. La matière de l’homme est « esprit matériel » qui se modifie selon la modification du corps organique, et perçoit cette modification qui lui appartient ; et pour cette raison, ainsi que pour l’union intime, il perçoit aussi, ou sent, la matière qui lui est jointe10. Les modifications du corps organique, dues à l’âge, aux maladies ou à d’autres causes, ne sont pas en mesure de modifier la substance en soi, qui est conservée et protégée tout entière11. Ce texte concerne évidemment Lucrèce, mais dialogue aussi avec Aristote et sa Physique, en créant un rapport étroit entre forme, organisation préface de B. Croce, Benevento, De Martini, 1915 ; L. Ventura, T. Rossi e la sua filosofia, Gênes, 1912. Voir aussi R. Evangelista, « La filosofia di Tommaso Rossi fra scienza e antropologia », in T. Rossi, Della mente sovrana del mondo, in ISPF-Lab del CNR, op. cit., p. 11-66. 8 Dell’animo dell’uomo, in Opere filosofiche, op. cit., p. 200. 9 Della mente sovrana, in Opere filosofiche, op. cit., p. 388. 10 Dell’animo dell’uomo, op. cit., p. 233. 11 Ibid., p. 238.
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et nécessité12. La solution technique proposée par Rossi consiste en une rencontre entre deux extrêmes, « l’état sublime d’une intelligence parfaite » (il più eccelso stato di perfetta intelligenza) et « la condition infime de la cécité de la matière » (la più bassa condizione della cecità della materia)13. L’esprit descend de sa hauteur jusqu’aux plus bas échelons de la substance et s’unit à la matière ; la matière s’élève par degrés au-dessus de son imperfection et se relie à l’esprit. Dans le premier cas, s’expriment des mouvements matériels, dans le second, des mouvements spirituels. À la thèse lucrétienne selon laquelle l’esprit ne peut exister sans le corps et à la thèse spinozienne selon laquelle il n’y a pas de pensée sans corps14, Rossi répond en proposant la relation partie-tout. La circulation entre les parties est un des arguments majeurs de Rossi : considérant le corps organique comme une totalité matérielle et l’esprit comme une totalité spirituelle, il déclare que les deux sont défectueux et imparfaits. Le sens propre de l’être humain consiste en son existence comme tout, au point que les yeux, les oreilles et les autres sens ne pourraient exercer aucune fonction s’ils étaient séparés de l’homme en tant que tel15. En adoptant en tout et pour tout les thèses lucrétiennes, l’esprit ne peut opérer en dehors du corps ou sans lui, et ce dernier ne peut ni sentir ni penser, donc ne peut exister, sans l’esprit. Grâce à une conjonction spécifique entre volonté et mouvement, des pensées et des affects correspondent aux sensations. Aussi Rossi mélange-t-il la doctrine de Lucrèce et celle de Locke en donnant naissance à une conception hybride. Il vise ainsi à prendre une position nette à l’égard de Spinoza, suivant un parcours qui commence par la critique de la distinction esprit-matière et fait valoir ensuite une théorie de la perception fondée sur la coopération des parties et sur la fonction de l’imagination. Locke et Spinoza finissent par constituer les deux courants divergents issus de la théorie de Descartes ; l’argumentation identifie le stoïcisme et le spinozisme, qui ont en commun le danger du panthéisme, et fait coïncider l’épicurisme d’abord avec Lucrèce et Gassendi, puis avec Locke, considéré comme panthéiste au même titre que Spinoza. Les sensations s’élèvent jusqu’aux pensées ou descendent par une autre voie pour finir dans les affects. À la différence de ce que pensait Lucrèce, les affects et les passions ne passent pas du corps à l’esprit, mais sont des affections de l’esprit qui troublent ce dernier et causent des dommages au corps. Les maladies sont des « offenses » touchant le corps qui induisent des passions dans l’esprit de même que les passions sont des « offenses » portées à l’esprit qui se transmettent au corps16. Cette conception de la maladie comme « offense » rapproche la maladie de l’erreur, car elle confirme que la maladie porte atteinte au corps de même que l’erreur porte atteinte à l’âme. Elle reprend ici, contre Descartes, la thèse traditionnelle de Cicéron, car pour Descartes, il n’y a jamais d’erreur de la part du corps mais plutôt le consentement de 12 V. Morfino, « “Il mondo a caso”. Su Lucrezio e Spinoza », in Spinoza. Ricerche e prospettive. Per una storia dello spinozismo in Italia, D. Bostrenghi e C. Santinelli (éd.), Naples, Bibliopolis, 2007, p. 25-49. 13 Dell’animo dell’uomo, op. cit., p. 238. 14 Cf. Lettre de Spinoza à H. Boxel, in Epistolario, op. cit., p. 235 ; Correspondance. Présentation et traduction par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 2010, Lettre 54, p. 302. 15 Rossi, Dell’animo dell’uomo, op. cit., p. 249. 16 Ibid., p. 240-241.
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la volonté dans un jugement (à cet égard, on peut considérer le cas exemplaire, chez Descartes, de l’homme atteint de la jaunisse : celui-ci se tromperait s’il pensait voir tout en jaune, parce que ses yeux sont teints en jaune ; mais il ne ferait que combiner ce que la fantaisie lui présente et ce qu’il ajoute lui-même s’il disait voir tout en jaune parce que les choses sont jaunes)17. Dans ce contexte, l’imagination a pour fonction d’établir sans équivoque les limites et les possibilités de la connaissance humaine : si les sens présentent à notre connaissance une première élaboration de la matière, par la suite l’intervention de la fantaisie la peint et la décrit à sa façon. Les sens et la fantaisie sont eux aussi des facultés matérielles – en ce sens que l’homme ne peut sentir ou imaginer l’absence de matière – ; ils sont dans l’impossibilité de sentir ou d’imaginer quelque chose qui n’est pas sensible ou imaginaire. Ce raisonnement a naturellement pour objectif de combattre l’idée spinozienne selon laquelle l’homme peut penser une matière infinie ; le commentaire de la deuxième proposition spinozienne s’explicite dans la distinction entre un infini qui est dans l’esprit – et qu’on peut envisager –, et un infini de la matière, qui est tout à fait impossible. Spinoza n’admet la possibilité d’une matière infinie que parce qu’il tombe sur un concept de grandeur qui dépasse l’activité de l’imagination et des sens. Il nous semble qu’à cette lecture fait défaut entre autres une réflexion adéquate sur le scolie de la proposition 15 de la première partie de l’Éthique. Dans ce texte, Spinoza explique que la matière doit être considérée comme finie si « in imaginatione est », ou comme infinie si « in intellectu est » : à savoir qu’il y a deux manières différentes de penser l’étendue et de distinguer l’entendement de l’imagination. L’existence d’un large débat sur la nature de la mens contraignit une grande partie du milieu vichien à se mesurer avec le philosophe néerlandais et à lire les textes originaux de Spinoza, comme l’avait fait presque sûrement Biagio Garofalo, correspondant privilégié de Vico, lors de l’élaboration de ses Considerazioni intorno alla poesia degli Ebrei e dei Greci, où les analogies avec des passages du Tractatus teologico-politicus sont très nombreuses. Le cadre de l’œuvre de Biagio Garofalo, qui avait quitté Naples pour Rome au cours de ces années et était constamment en contact avec la cour de Vienne, est fixé par une lecture directe des ouvrages de Spinoza, car Garofalo se lia d’une amitié intense avec Matteo Egizio. Ce dernier était un remarquable représentant de la culture napolitaine de la première moitié du xviiie siècle et il fut le premier bibliothécaire de la bibliothèque royale de Charles de Bourbon ; sans doute fut-ce son engagement parmi les partisans de Giannone qui causa, vers 1730, son départ pour Vienne, où il entra en contact avec les intellectuels italiens qui étaient impliqués dans les activités de la bibliothèque impériale. On sait que Pietro Giannone conservait l’œuvre entière de Spinoza et avait hérité du manuscrit de l’Éthique de son maître D’Aulisio, qui fut également
17 Regulae, XII : « Ainsi, quand l’homme malade de la jaunisse se persuade que ce qu’il voit est jaune, sa connaissance est composée et de ce que son imagination lui représente, et de ce qu’il tire de luimême, savoir, que la couleur jaune vient non d’un défaut de son œil, mais de ce que les choses qu’il voit sont réellement jaunes. »
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le maître de Garofalo18 et l’auteur de l’ouvrage Delle scuole sacre, édité à Naples en 1723. Aulisio aussi fut accusé d’être partisan des doctrines de Spinoza à cause de sa théorisation d’une substance unique et de l’unité indissoluble de l’âme et du corps. Entre le xviie et le xviiie siècle, l’intérêt pour la faculté imaginative peut, en général, prendre deux directions différentes : ou bien faire de l’imagination une véritable voie cognitive sur la base du modèle dominant qui pose la différenciation entre ratio et imaginatio ou bien associer l’imagination avec la prévoyance19. Garofalo suit scrupuleusement le Tractatus spinozien en signalant que Dieu avait l’habitude de se manifester aux Hébreux soit par mots soit par signes, c’est-à-dire par l’intermédiaire des rêves, comme le savent bien tous ceux qui sont accoutumés à la lecture de la Bible20. Il ajoute aussi que Dieu communique avec les hommes par le truchement des sens externes ou bien grâce au mouvement des extrémités internes des fibres du cerveau, dans lesquelles se produit le rêve21. Aussi se réfère-t-il nettement à la théorie spinozienne, selon laquelle il n’y a d’autre intermédiaire de la révélation divine que la voie imaginative : la révélation intellectuelle est totalement exclue22. La thèse fondamentale consiste dans l’affirmation que les opérations principales de l’esprit sont le mouvement et le sens en vertu d’une loi d’union puissante que Dieu a établie entre l’esprit et le corps par son vouloir, à savoir que les pensées produisent des mouvements de même que les mouvements produisent des pensées23. De cette manière, il est facile de démontrer que Dieu est la cause de toutes les pensées en ce qu’il est la cause de tous les mouvements qui engendrent précisément les pensées dans un esprit joint à son corps. En effet, toutes les différences concernant le tempérament individuel résultent du fait que les mouvements sont différents selon la consistance des fibres, plus ou moins épaisses24. Comme les hommes ne peuvent comprendre les choses que par l’intermédiaire des sens, ils ont toujours besoin de former des images pour comprendre les réalités mentales25. Les indices dans le texte montrant que Garofalo partage les doctrines spinoziennes sont nombreux : tout d’abord il considère la Sainte Écriture comme un texte écrit dans un langage poétique26, convaincu qu’il faut traiter les textes sacrés à l’instar des textes profanes pour formuler des règles de critique historique fondées sur l’analyse historique des rédactions et sur l’étude sémantique des mots et de leur place. Les
18 G. Ricuperati, « Alle origini del Triregno », Rivista storica italiana, LXXVII, 1965, p. 602-638. 19 F. Piro, Il retore interno. Immaginazioni e passioni all’alba dell’età moderna, Naples, La città del sole, 1999. 20 Considerazioni intorno alla poesia degli Ebrei e dei Greci, Roma, Gonzaga, 1707, p. 68. 21 Ibid., p. 47. 22 P. Totaro, « “Il lezzo di ser Benedetto”: motivi spinoziani nell’opera di Biagio Garofalo », Bollettino del Centro di studi vichiani, XXX (2000), p. 61-76 et D. Bostrenghi, Forme e virtù dell’immaginazione in Spinoza, Naples, Bibliopolis, 1996. 23 Considerazioni…, op. cit., p. 16. 24 Ibid., p. 40. 25 Ibid., p. 69. 26 G. Ricuperati, « Alle origini del Triregno », op. cit., p. 618.
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Saintes Écritures ne sont pas dépositaires de messages philosophiques, mais laissent la voie ouverte à la liberté spéculative du lecteur27. Le texte de Garofalo est aussi une discussion plus ou moins ouverte et déclarée – à la lumière de la pensée de Spinoza – sur la doctrine de la substance unique et sur la structure d’ordre éthique du texte sacré. Cette proximité est corroborée également par la considération que Garofalo consacre à la révélation de Dieu aux prophètes et à la voie imaginative comme forme privilégiée de connaissance de la révélation même28. La pensée naît donc avant la parole et la précède, c’est pourquoi les paroles sont signes des idées et servent seulement à fournir une explication rationnelle des pensées ; mais surtout, s’opposant à la conviction cartésienne que le lien entre les mots et les choses est purement arbitraire, Garofalo met ainsi en relation l’activité de penser avec celle de parler. Nous parvenons à connaître les objets de pensée, fondamentalement la substance et les modes, lorsque nous percevons les choses. C’est ainsi que nous exprimons les passions et attribuons aussi un rôle actif au corps et à la dimension temporelle tout entière. De la même manière, lorsque nous utilisons les formes verbales, nous employons des mots qui indiquent l’action de l’esprit, qui formule de cette façon un jugement sur la qualité de la chose. La clarté et l’obscurité de la pensée vont de pair avec la clarté et l’obscurité de l’expression, et lorsque nous établissons un rapport entre une idée claire et manifeste et une idée inconnue, nous activons les passions et utilisons plus facilement les figures rhétoriques. Dans les Considerazioni, Garofalo aborde un grand nombre de questions présentes dans le livre Della ragione poetica de Gianvincenzo Gravina, dès lors qu’il ouvre son traité en déclarant qu’il veut enquêter sur l’origine des affects et des passions : il y a sûrement parmi ces questions celle de l’usage des passions, et il en discutait certainement avec Matteo Egizio à partir de son Discorso fisico-filologico de 1702. L’idée que les passions peuvent être réveillées par la présence des images, qui nous fournissent une connaissance de choses dont nous n’avons pas idée, lui est certainement familière, même si son milieu intellectuel considère d’habitude les passions comme menaçantes aussi bien pour la tranquillité de l’âme que pour la conservation du corps. Pour s’opposer à la thèse qu’on lui attribuait, à savoir de ne pas distinguer la doctrine cartésienne de celles de Hobbes et Spinoza, Garofalo se propose essentiellement de démontrer jusqu’à quel point la base métaphysique de la philosophie cartésienne est loin de celle de Spinoza, puisque la première est fondée sur la distinction entre deux substances et que la deuxième hypostasie une seule substance et une infinité d’attributs. L’idée d’une substance qui pense à l’infini est une idée naturelle et innée chez l’homme, parce qu’elle est unie à la pensée, qui constitue la véritable nature humaine ; mais nous pouvons aussi penser une substance infinie et pensante par le moyen de
27 S. Zac, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, Paris, PUF, 1965. 28 « Sin dal primo capitolo del Tractatus teologico-politicus, Spinoza aveva escluso con fermezza che nella Scrittura si parli di altra forma di rivelazione divina che non sia quella per via immaginativa, negando così la possibilità di una rivelazione per via intellettiva come voleva la scolastica. » (P. Totaro, “Il lezzo di ser Benedetto”…, op. cit., p. 68).
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l’activité sensorielle, à savoir en observant l’ordre des choses et la séparation des corps, la structure et l’harmonie des parties de notre corps et leur ordre congénital. En se référant à Théocrite, il établit que dans la nature il n’y a que l’étendue, et tout le reste est du mouvement qui se produit en nous et qui change selon l’épaisseur et la position de nos fibres29. L’union de l’esprit et du corps réveille et évoque des pensées de même que les pensées engendrent des mouvements ; et c’est la présence divine qui produit chez l’homme ces mouvements, soit en remuant les fibres de notre corps soit par des signes externes soumis aux sens, tels que les visions qui naissent au cours des rêves, engendrées par les extrémités des fibres cérébrales. Il conclut enfin que Dieu est la cause de toutes les pensées, en ce qu’il est la raison de tous les mouvements qui suscitent des pensées dans un esprit étroitement lié à un corps. La maîtrise des mouvements sur la structure corps-esprit requiert l’intervention de la substance infinie pour pouvoir résister aux mouvements mêmes et pouvoir ainsi vivre avec une plus grande liberté et intelligence. Poussés incessamment par ces mouvements, nous ne réussissons pas à examiner les objets avec le temps et la tranquillité nécessaires, car ils nous incitent à suivre des choses qui en vérité ne sont pas bonnes : de cette manière naissent en nous des désirs mauvais, contraires à la conservation et à la loi humaine interne30. C’est pourquoi il est possible d’affirmer que le bien et le mal naissent de l’emploi de notre libre arbitre, qui nous amène à vivre selon la raison ou selon les passions. Ce discours sur les modalités cognitives d’une structure intimement double – la structure esprit-corps – se relie intimement au rôle joué par la production humaine des images. Ce n’est pas par hasard que le reproche majeur qu’on adresse à l’œuvre de Garofalo est lié à l’idolâtrie, et concerne notamment le problème des images : à cet égard, Garofalo prétend que Moïse emploie un grand nombre d’images en attribuant à la divinité ce qui est propre à l’homme ; par exemple lorsque le prophète représente Dieu avec une épée à la main, il le décrit comme affecté par des passions entraînant des mouvements locaux, tels que la jalousie, la colère ou la vengeance. En réalité, selon Garofalo, ce modèle descriptif sert à faire comprendre le concept de divinité au peuple hébreu, qui n’était absolument pas enclin à une connaissance conceptuelle capable de s’élever à l’idée de Dieu31. Ces images sur lesquelles Moïse s’appuie sont interprétées par la censure romaine par rapport aux simulacres, tandis que Garofalo entend par images la représentation de « l’idée, concept, perception de l’esprit » (idea, il concetto, la percezion della mente). Les images dont parle Garofalo sont seulement des « idées ou ressemblances32 », selon le sens authentique du mot image. Les images servent à évoquer la connaissance de choses dont nous ne possédons pas les idées ; c’est ainsi que pour Garofalo, Dante devient le grand théologien qui illustre bien comment la connaissance intellective tout entière reçoit le matériel par toute forme de connaissance sensible.
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Considerazioni…, op. cit., p. 116. Ibid., p. 151. Ibid., p. 41. Ibid., p. 23.
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La séparation entre l’idée et l’image est évidemment un point central du dépassement du christianisme chez Spinoza et dans cette tradition ; on peut rappeler la conclusion de la deuxième partie de l’Éthique, où Spinoza conteste que les idées puissent être réduites à des peintures muettes. Ces hypothèses de lecture que nous venons de prendre en considération voient en Spinoza un point de passage essentiel à l’intérieur d’une dynamique moderne des passions et de l’imaginatio, d’un esprit qui participe du corps et n’est pas en soi un corps.
Pierre-François Moreau
Postface
Spinoza n’a jamais quitté les Provinces-Unies. Il vit pourtant dans un monde culturel international. Issu d’une famille venue de la péninsule ibérique, il connaît l’histoire de l’Espagne et sa littérature (sa bibliothèque en témoigne)1 ; il fréquente des Allemands (Leibniz, Schuller, Tschirnhaus), des Français (le cercle qui entoure Condé, et quelques libertins)2, des Italiens (Magalotti)3, des Danois (Borch, Stensen) ; il lit (en latin) des Anglais (Bacon, Boyle, Hobbes) et correspond assidûment avec un Allemand qui vit en Angleterre (Oldenburg). Ses amis et relations circulent eux aussi dans toute l’Europe – souvent pour s’y instruire (Bouwmeester à la Faculté de médecine de Montpellier, Tschirnhaus à Paris, Londres et Rome), parfois pour s’y convertir (Stensen, Burgh en Italie), parfois pour y périr (Van den Enden dans la France de Louis XIV). Il lit des livres publiés partout en Europe, et les livres qu’il écrit sont assez vite lus, secrètement admirés peut-être, publiquement dénoncés certainement. Dans ce monde qui ne connaît ni TGV ni Internet, les hommes, les nouvelles et les livres circulent pourtant beaucoup. Dans ces pays souvent en guerre, et dont chacun possède sa censure, ses douanes, parfois son Inquisition, les idées s’infiltrent néanmoins, se diffusent, sont discutées. Le latin, langue commune, y contribue beaucoup, mais l’on traduit aussi dans les langues vulgaires, et ce qui ne peut être publié officiellement circule en manuscrit. Dans cette Europe de l’âge classique, les situations nationales et les traditions locales existent, elles sont fortes, mais elles communiquent : c’est pourquoi rendre compte de la formation d’une pensée, de son développement et de sa réception, c’est aussi tenir compte de ces dialogues et de ces circulations. C’est aussi analyser comment s’entrecroisent événements historiques, destinées individuelles et structures de réception.
1 Cf. S. Ansaldi : Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris, Kimé, 2001. Et l’on sait qu’au moins au début de son itinéraire il a eu l’occasion de fréquenter des Espagnols : voir I. S. Revah, Spinoza et le Docteur Juan de Prado, Paris-La Haye, Mouton, 1959. 2 Cf. P. Vernière : Spinoza et la pensée française avant la Révolution, t. I, Paris, PUF, 1954. 3 E. Giancotti-Boscherini, « Nota sulla diffusione di Spinoza in Italia », Giornale critico della filosofia italiana, 1963, p. 339-362 ; A. Corsano, « Il Magalotti e l’ateismo », ibid., 1977, p. 241-262 ; P.-F. Moreau, « Rome, Venise, Florence. Lectures spinoziennes », in R. Descendre et J.-L. Fournel, Langages, politique, histoire. Avec Jean-Claude Zancarini, Lyon, ENS-Éditions, 2015, p. 493-500. Spinoza en Angleterre : Sciences et réflexions sur les sciences, éd. Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti, Turnhout, Brepols, 2022 (DESCARTES, 7), p. 205-210 © FHG10.1484/M.DESCARTES-EB.5.128525
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Le plus ancien correspondant de Spinoza, pour ce que nous en savons, vient donc de Londres. Membre dès sa fondation en 1660 du Collège qui deviendra la Royal Society4, Oldenburg en est le secrétaire l’année suivante et le reste jusqu’à sa mort ; c’est lui aussi qui en 1665 en fonde la revue, les Philosophical Transactions. Par ses voyages et sa correspondance5, il crée un réseau européen comparable à celui de Mersenne quelques décennies auparavant. Il a rendu visite à Spinoza très tôt, s’enquiert de ce qu’il devient et de ce qu’il pense, parle de lui dans son entourage – et quel entourage ! quelques-uns des fondateurs de la science moderne –, échange des informations sur la politique internationale et lui donne du grain à moudre en l’informant sur ce que l’on appellerait aujourd’hui l’état de la recherche. Il l’encourage à publier, et cela explicitement pour « le cercle des philosophes6 ». À vrai dire, à ce moment, il connaît surtout ses positions en sciences, et un peu (les premières lettres en témoignent) les principes de sa métaphysique. Une seconde série de lettres, dix ans plus tard, portera sur la métaphysique elle-même, et surtout sur ses conséquences pour la morale et la religion, sur un ton un peu différent : c’est qu’entretemps Oldenburg aura lu le Traité théologico-politique. Si Oldenburg est la seule personne, sinon anglaise, du moins résidant en Angleterre (et y jouant un rôle intellectuel et institutionnel essentiel) pour laquelle nous avons la preuve d’une relation directe avec Spinoza7, d’autres apparaissent sous sa plume, parce qu’on lui demande de se situer par rapport à eux – Bacon, brièvement, Boyle, plus longuement, et Hobbes8 – qui vivra assez vieux pour lire encore non seulement le Traité théologico-politique, mais aussi les Opera posthuma, et exprimer son étonnement ou son intérêt (« il a lancé la balle plus loin que moi » aurait-il dit, selon Aubrey9). Au chapitre des lectures sans doute faut-il compter aussi d’autres écrits scientifiques publiés en Angleterre, et à celui des relations personnelles, le séjour de Huyghens en Angleterre10 et le rôle de transmetteur de courrier joué par Serrarius11. Et puisque l’on parle de références, il faudrait ajouter quelques événements de l’histoire britannique que Spinoza analysera dans ses œuvres. Plus tard viendront les traductions, l’influence sur les déistes anglais et les réfutations – du
4 Le « College for the Promoting of Physico-Mathematical Experimental Learning » est fondé en 1660 ; une charte royale de juillet 1662 le transforme en « Royal Society of London », et une autre, l’année suivante, en « the Royal Society of London for the Improvement of Natural Knowledge ». Oldenburg informe Spinoza de cette transformation dans la lettre 7 (juillet 1662). Sa première lettre à Spinoza était du mois d’août 1661 ; il avait donc dû le rencontrer à Rijnsburg un peu auparavant. 5 The Correspondence of Henry Oldenburg, éd. Alfred Rupert Hall et Marie Boas Hall, Madison, University of Wisconsin Press, London and Philadelphia, Taylor and Francis, 13 volumes, 1965-1986. 6 Lettre 31. 7 Je laisse de côté l’épisode quaker qu’a cru découvrir Richard Popkin, avec William Ames et la traduction d’un livre de Margaret Fell : il ne me paraît pas suffisamment prouvé. 8 C’est Oldenburg qui l’interroge sur ce qu’il pense de Bacon, puis lui fait parvenir les travaux de Boyle en lui demandant son avis ; sur Hobbes, c’est Jarig Jelles qui pose la question. 9 « He told me he had outthrown him a bar's length, for he durst not write so boldly ». 10 Lettre 33 ; mais auparavant, il joue aussi un rôle de contact entre Spinoza et les Anglais (cf. lettre 26). 11 Il est né à Londres et a fait ses études à Oxford ; il vit à Amsterdam et fréquente le milieu des collégiants. Voir les travaux d’Ernestine G. E. van der Wall.
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côté des Platoniciens de Cambridge ou de Samuel Clarke et des Boyle Lectures. Sans compter la position originale de Toland. Mais peut-on se contenter d’énumérer ces traits singuliers ? – une rencontre, une correspondance, des lectures, quelques discussions, des traductions… Autrement dit : est-ce que l’Angleterre est un concept ? Existe-t-il une tradition nationale – quelque chose qui fait que les différentes relations ont une dimension commune ? Et, du point de vue britannique, existe-t-il une tradition néerlandaise, qui gouvernerait leurs attentes et leurs perceptions à l’égard de ce qui arrive des Pays-Bas ? Il ne s’agit pas seulement de la tradition effective : mais aussi de l’image que les autres en ont, et des associations qu’elle induit. Si l’on veut montrer que l’expression « Spinoza et l’Angleterre » a une signification qui dépasse celle d’une collection d’événements ponctuels, il faut, d’abord, rappeler le cadre historique où s’insèrent les biographies individuelles et où elles viennent croiser les événements politiques, les dissensions religieuses, les héritages scientifiques. À cette histoire il y a, comme toujours, une préhistoire ; et comme souvent, elle donne quelques clefs pour comprendre ce qui l’a suivie. Le pays où vit Spinoza a conquis son indépendance durant la guerre de Quatre-vingts ans (1568-1648) qui l’a libéré du joug espagnol. Aux premiers temps de cette révolte, il a été aidé par l’Angleterre, officieusement d’abord, puis de façon ouverte : en 1585, la reine Élisabeth (à qui on a proposé la couronne des Pays-Bas et qui l’a refusée) s’engage par le traité du Sans-Pareil ; elle envoie aux Néerlandais de l’argent et un corps expéditionnaire. Elle fournit aussi aux provinces rebelles un gouverneur général, son favori Lord Dudley, comte de Leicester, qui s’en tire fort mal et se heurte aux États généraux, lesquels y trouvent l’occasion de réaffirmer leur souveraineté – un épisode que Spinoza citera dans le Traité théologico-politique. Au total une relation historique assez ambiguë. Les trois guerres anglo-néerlandaises du xviie siècle le rappelleront, toutes les trois du vivant de Spinoza (1652-54, 1665-67 et 1672-74) – et Oldenburg, soupçonné d’espionnage, passera quelque temps en prison durant la deuxième12. Au xviie siècle, l’Angleterre, vue des Pays-Bas, est un pays concurrent sur le plan commercial, certes. Mais c’est aussi un pays assez proche sur d’autres plans, avec quelques inflexions dans cette proximité : une pluralité religieuse, conflictuelle et par moments menacée ; une politique républicaine, brève et en échec dans un cas, durable mais parfois menacée elle aussi dans l’autre ; une liberté scientifique inédite, si on la compare avec ce qui se passe dans les pays catholiques, du moins pour les sciences de la nature. Ce n’est pas par hasard que lorsque, plus tard, les Britanniques se débarrasseront de leur roi Jacques II, pour éviter le risque d’un souverain catholique – c’est au néerlandais Guillaume III qu’ils feront de nouveau appel (il est vrai qu’il est marié à Mary, la fille de Jacques II, avec qui il régnera)13. Des différences aussi : un pays fédéral d’un côté, une monarchie unie dans la personne du roi de l’autre ; un
12 La même guerre empêche un temps l’envoi à Spinoza des publications récentes de la Royal Society : de nouveaux travaux de Boyle et ceux de Hooke (cf. lettre 25, d’avril 1665). 13 Il aura donc la légitimité dynastique que Cromwell n’avait pas – ce qui conforterait après coup l’analyse de Spinoza (cf. plus loin, au sujet du chap. XVIII du Traité théologico-politique).
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arminianisme persécuté d’un côté, persécuteur de l’autre ; une recherche scientifique multiple ici, centralisée là. Une liberté de publication qui, en dépit de tout, demeure constante aux Provinces Unies14, bien plus qu’en Angleterre. Mais à l’intérieur de ce cadre général ? si l’on essaie de serrer d’un peu plus près le maillage des biographies avec ces événements qui les dépassent ? Quand Spinoza est né, en 1632, Charles Ier est roi d’Angleterre et d’Écosse ; il a dix ans quand la Guerre civile commence en 1642 – c’est le moment où Hobbes gagne la France, où il publiera le De Cive – , et dix-sept lorsque le roi est jugé et exécuté, une fois la République instaurée avec Cromwell comme Protecteur : on peut donc dire que son enfance et son adolescence ont eu pour horizon les événements dramatiques du pays voisin – alors que, dans son propre pays (« sa patrie », dit-il dans le Traité théologico-politique, sans préciser s’il s’agit d’Amsterdam, de la Hollande ou des Provinces-Unies), la paix civile règne depuis la mort inopinée de Guillaume II : durant cette longue période sans stadhouder (1650-1672), le gouvernement de Jan de Witt accompagne la prospérité commerciale et l’essor scientifique du pays. Au moment où il rencontre Oldenburg, la royauté vient d’être rétablie en 1660 à Londres, grâce au général Monk et à la suite de la démission d’Oliver Cromwell, le fils du Protecteur (lequel a donc échoué dans sa tentative de créer une dynastie – et Spinoza s’en souviendra, quand il abordera, au chapitre XVIII du Traité, la question de savoir si un peuple habitué à la monarchie peut renverser son roi). Charles II régnera encore durant toute la vie de Spinoza, ce qui peut donner à celui-ci l’impression d’une paix civile désormais rétablie et durable. Au contraire, en 1672, c’est aux Pays-Bas que se produisent des bouleversements qui montrent la fragilité réelle de ce régime qui semblait si solide, fragilité dont Spinoza essaie de rendre compte dans le dernier ouvrage qu’il entreprend durant les deux dernières années de sa vie, le Traité politique. C’est aussi l’époque où la Cour de Hollande condamne le Traité (en 1674, en même temps que le Léviathan, la Philosophia S. Scripturae Interpres et la Bibliotheca Fratrum polonorum) et où les rumeurs que font courir les prédicants aboutissent en 1675 à ajourner la publication de l’Éthique. La liberté dont Oldenburg créditait les Provinces-Unies dans ses premières lettres15 semble ainsi sérieusement remise en cause. Peut-on aller plus loin pour saisir ce qui se dessine dans cette circulation d’idées et ce faisceau d’événements ? Y a-t-il autre chose qu’un cadre historique et une série de lectures dans un sens et dans l’autre (Spinoza lit Bacon, Henry More lit Spinoza…) ou de rencontres singulières (Oldenburg vient voir Spinoza, puis lui écrit…) ? Si l’on veut obtenir une détermination plus explicative, il faut sans doute
14 Elle connaît des limites, certes, et la condamnation de Koerbagh puis de l’éditeur de la Vie de Philopater en sont des preuves ; mais c’est sans comparaison avec les autres pays européens. 15 « Liberrima est respublica vestra, liberrime in ea philosophandum », écrivait-il en 1662 (lettre 7, Opera, ed. Gebhardt, t. IV, p. 37-38) ; et il a du mal à comprendre les hésitations de Spinoza à publier ses pensées puisqu’il vit dans une république « tam libera, ut sentire ibi, quae velis, et quae sentias dicere liceat » (lettre 14, ibid., p. 70 – une formule de Tacite, que Spinoza utilisera aussi) ; alors que, lorsqu’il décrit les tâches du Collège, il en reste clairement à la découverte des secrets de la Nature (lettre 14, « Naturae adyta », ibid., p. 38) et indique comme moyens : expériences, observations, appui sur les principes mécaniques (Lettre 3).
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se donner plus que de simples interactions d’individu à individu, même si elles sont riches et éclairantes. Il existe en effet ici un autre niveau de réalité : les images, miroirs déformants (ou peut-être vaudrait-il mieux dire : qui édifient une autre forme) qui sélectionnent, transforment, fusionnent des traits d’une réalité antérieure. C’est en grande part à travers de telles images que se structurent les interrelations entre deux milieux intellectuels, ou entre deux traditions nationales. En l’occurrence, parmi ces miroirs culturels, il faut considérer un effet de scène et un effet de prisme. En effet les informations dont disposent les contemporains sur l’histoire et sur l’actualité n’ont pas toutes la même intensité ni la même visibilité16. Certaines sont sur le devant de la scène et d’autres demeurent à l’arrière-plan ; certaines se limitent à la scène nationale, d’autres au contraire relèvent d’une scène internationale parce que certains faits éclatants (ou impensables), certaines démarches intellectuelles brisent les limites des traditions nationales. Au milieu du xviie siècle, tout le monde sait qui est Bacon (comme tout le monde, un peu plus tard, sait qui est Descartes) et tout le monde sait que les Anglais ont tué leur roi. Quand Spinoza fait référence au régicide, il peut exprimer son jugement directement, il n’a pas besoin de rappeler les faits en détail ; de même les jugements sur Bacon et Descartes ne nécessitent pas de rappeler le détail de leurs doctrines. C’est comme la Bible ou l’Antiquité latine : des références immédiatement disponibles pour tous – c’est-à-dire pour tous les lettrés. En revanche, quand Oldenburg lui parle de Boyle, à un moment où celui-ci n’est pas encore connu, il lui donne quelques explications ; et quand Spinoza raconte une anecdote sur un roi d’Espagne surnommé Poignard17, il doit expliquer à son lecteur de qui il s’agit. Il y a donc, à un moment donné de l’histoire intellectuelle, et de l’histoire tout court, différents degrés de visibilité, donc différentes attentes. Ces effets de scène ne correspondent pas nécessairement à notre mémoire historique : Shakespeare à l’époque ne fait pas partie des représentations de l’Angleterre sur la scène internationale. Et si Bacon au contraire y appartient, cela n’implique pas forcément que tous ceux qui en parlent connaissent sa pensée de façon approfondie : il est cité tout autant que lu, voire plus, et ce n’est pas nécessairement ce qu’il a écrit de plus original qui est cité : Descartes et lui sont plutôt des emblèmes de la nouvelle philosophie. C’est sans doute le sens de la première question d’Oldenburg ; elle revient à dire : situez-vous parmi ceux qui remettent en cause la tradition. À côté des effets de scène, il faut aussi admettre des effets de prisme. La réception passe parfois par l’inscription d’un fait ou d’un livre dans une série qui est censée lui donner un sens ; la série précède alors le fait singulier, et il est déchiffré à travers elle. Certains contresens peuvent alors être révélateurs : par exemple, le traité anonyme De jure ecclesiasticorum, n’est pas de Spinoza ; le lui attribuer, comme on l’a fait (comme le font encore certains catalogues de bibliothèques pourtant renommées) est, ponctuellement, une erreur. Mais c’est aussi une fiction, ce qui est plus important
16 Dans le journalisme français actuel, on parle de la « loi de proximité » ou du « mort kilométrique » : un accident qui fait quelques victimes près de Paris a droit à plus de place dans les colonnes des journaux français – et provoque plus d’émotions chez les lecteurs – qu’un cataclysme à l’autre bout du monde. 17 Traité politique, VII, 30.
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qu’une erreur – une fiction qui témoigne de la perception confuse d’un lien réel : celui qui marque les étapes de la réception de Hobbes dans laquelle s’inscrit aussi la lecture de Spinoza. C’est à travers de tels filtres que les individus et les cultures perçoivent ce qui vient d’une autre culture, même proche. Ce sont ces effets de déformation/transformation qui font que, sans s’en rendre compte, on « choisit » ce que l’on sait et ce que l’on attend de l’autre et de son milieu… Qu’attend-on de Spinoza, quand on ne sait encore (presque) rien de lui ? d’abord des discussions scientifiques, parce qu’il passe pour un cartésien avancé, ou plutôt pour un « nouveau philosophe », ce qui implique aussi Bacon ; en un sens, en annonçant à Oldenburg la parution des Principia, Spinoza répond à cette attente. Ses travaux ou ses réflexions sur les travaux des autres, non seulement en physique, mais aussi en mathématiques18 et dans les sciences de la vie19 correspondent à cette dimension, et à l’image que s’en font à ce moment ses lecteurs anglais. Sa réputation d’athée ou d’hétérodoxe, au contraire, il ne l’a pas encore dans l’Angleterre des années 60 – il l’a déjà très tôt aux Pays-Bas et c’est lui qui en informe Oldenburg20. Lorsque celui-ci essaie de tracer à Spinoza les limites à ne pas franchir, il tente désespérément de le garder dans le cadre de l’imaginaire scientifique de la Royal Society : une science des lois de la Nature qui ne remet pas en cause, mais épure le message chrétien. C’est un autre effet de prisme qui va s’enclencher lorsque Spinoza commencera à être dénoncé partout comme athée, négateur du libre arbitre, donc de la morale. Il sera alors celui que l’on réfute, et dont on réfute aussi les premiers réfutateurs en les accusant de ne l’avoir pas assez bien réfuté (donc de répandre sa pensée sous couleur de la dénoncer)21. À qui va-t-on alors l’associer ? à Locke et surtout à Hobbes ; et ici, la connexion anglaise jouera un rôle dans la réception par les autres pays d’Europe : cette image s’appuiera sur le repérage des liens réels ou supposés entre Spinoza et les penseurs anglais – une sorte d’histoire externe de la réception. Ces effets de scène et de prisme dessinent le portrait d’un Spinoza virtuel. Mais il n’y a rien de plus réel que le virtuel. C’est pourquoi tant la crise de l’âge classique que le siècle suivant bâtiront aussi sur de telles connexions : l’histoire du spinozisme dépendra non seulement de l’œuvre de Spinoza, mais de ce jeu de miroirs multiples où se construisent les attentes, les réceptions, les déceptions.
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Cf. F. Audié, Spinoza et les mathématiques, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005. Cf. R. Andrault, « Spinoza’s Missing Physiology », Perspectives on Science, 2019, 27 (2), p. 214-243. Lettre 30 (octobre 1665). C’est ce qui arrivera aux cartésiens, et notamment à Wittichius. Le phénomène est assez visible pour que Colerus en fasse la remarque dans sa vie de Spinoza.
Index des noms
Adam Ch., 60n, 86n, 99n, 137n Adler J., 32n Ajello R., 194n Akasoy A., 49n Akkerman F., 34n, 37n, 40n, 51n, 69n, 75n, 170n, 181n, Alighieri Dante, 201 Allocca N., 36n Alquié F., 86n Altman A., 171n Ames W., 204n Andrault R., 32n, 70n, 72n, 73n, 208n Ansaldi S., 203n Appuhn Ch., 18, 131n, 140n, 141n, 142n, 144n Arioste L., 131n Aristote, 33, 64, 64n, 65n, 71, 71n, 77n, 81, 98n, 196 Arminius J., 87n Assmann J., 190n Aubrey J., 204 Audié F., 32n, 208n Aulisio D., 198-199 Averroès, 33 Avicenne, 76n Bachelard G., 157n Bacon F., 11, 12, 37, 45-47, 49-59, 132, 150, 152n, 154n, 155, 156n, 157-160, 162, 166, 203, 204, 206-208 Baldin G., 51n, 55n Balibar E., 185n Barbaras F., 32n Barnouw J., 99n, 100n, 133n Barthélémy Saint-Hilaire J., 64n, 81 Bartholin R., 38 Bartholin Th., 38, 62
Batelier J. J., 34 Bayle P., 7, 35, 149n, 194 Beeley P., 116n Beltrán M., 170 Benamozegh É., 169 Benitez M., 9n, 31n Berkel A. van, 131 Berkel K. van, 39n Bernstein H.R., 100n Bertman M., 103n Beyssade M., 39n, 62n, 138n Birch T., 74, 75 Biro J., 56n Blount Ch., 36 Blyenberg W. van, 43 Boas Hall M., 9n, 204n Bolingbroke H., 88n Bonaventura voir Cavalieri Borch O., 203 Bordoli R., 65n, 66n, 131n Borelli G.A., 75 Boss G., 8n, 150n Bost H., 35n Bostrenghi D., 9n, 100n, 131n, 133n, 185n, 197n, 199n Bouwmeester J., 203 Bove L., 56n Boxel H., 77, 197n Boyle R., 8-10, 12, 31, 35n, 37, 41, 43, 46, 57, 72, 72n, 119-120, 125, 149-167, 203, 204, 205n Brandt F., 103n, 117n Brown S., 116n, 129n, 171n, Browne T., 131n Brucker J.J., 169 Buchenau S., 36n Buddeus J.F., 169
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in d e x de s n o m s
Bunge W. van, 85n, 95n Burgh A,. 203 Buridan, 76n Burnet Th., 36 Buyse F., 9n Cámara García M.L. de la, 8n, 9n, 106n Canone E., 37n Canziani G., 144n Carbone, R., 193n Cardoso A., 48n Carvajal Cordón J., 8n, 106n Carvallo S., 36n, 38n, 150n Cavalieri B., 101n Chambry É., 64n Charles I, roi d’Angleterre et d’Écosse, 206 Charles II, roi d’Angleterre et d’Écosse, 206 Charles-Daubert Fr., 149n Charrak A., 42 Christ K., 171n Cicéron (M. Tullius), 197 Clarke S., 10, 35, 205 Coert J.H., 38n Cohen B.I., 9n Cohen Herrera A., 170 Colerus J., 37n, 131n, 208n Colie R.L., 7, 149n Collins J., 75 Condé, Prince de, 203 Conway A., 175, 176n Copernic N., 38 Corneanu S., 52n Corsano A., 203n Cortés V., 10n Costabel P., 99n Coudert A., 171n, 172n, 174 Courcelles E. de, 87, 93 Cousin V., 169 Cozzi A., 195n Croce B., 196n Crignon Cl., 36n Cristofolini P., 48n, 108n, 109n, 112n, 113n Crocker R., 9n
Cromwell O., 205n, 206 Cudworth R., 34, 35, 50, 51n, 132n Curley E., 183n Dagron T., 7, 170n, 188n, Dam H.-J. van, 96n Dandolo G., 66n Daniel S.H., 9n Daudin H., 9n, 149n Davis E.B., 10n De Boer T.J., 9n De Spirito A., 193n De Vries S., 43 Della Rocca M., 169n, 171n Delaunay P., 36n Delf H., 170n, 171n Delmedigo J., 38 Démocrite, 173, 193 Dennehy M., 9n Des Chene D., 130n Descartes R., 8, 9, 11, 12, 17-29, 37, 38, 43, 46, 50, 53, 54, 56, 58, 60, 60n, 62, 74, 75, 77n, 80, 81, 85, 86, 95, 99n, 106, 110, 119-121, 125n, 128, 132, 137-138, 140, 150, 151, 154, 157, 160-163, 194, 197, 207 Descendre R., 203n Di Nardo A., 11, 32n, 41n, 61 Dibon P., 87n Diderot D., 41 Digby K., 80 Diophante d’Alexandrie, 37 Doria M., 193 Dorsten J. van, 131n Droetto A., 193n Duchesneau F., 116n, 122n, Dudley R., Lord comte de Leicester, 205 Duker A. C., 85n Dunin-Borkowski S. von, 169 Egizio M., 200 Élisabeth I, reine d’Angleterre, 205 Ellis R.L., 53n, 166n Enden F. van den, 33, 38, 203 Engstler A., 170n Épicure, 101, 173
i nd e x d e s no ms
Evangelista R., 12, 181, 196n Ezéchiel, 174 Fardella M., 193 Fattori M., 157n, 166n Fell M., 204n Ferrarin A., 73, 74n Fournel J.-L., 203n Franks P., 171 Freud S., 146 Frijhoff W., 85n, 87n, 93n Gaeta M., 194 Gaille M., 36n Galilei G. 9n, 17, 33, 51, 52, 58-60, 73, 76n, 126, 149n, 153, 160 Galison P., 89, 90n Ganault J., 66n, 139n Garau R., 55n, 130n Garber D., 8n, 27n, 45n, 56n, 98n, 117 Gargani A., 117n Garin E., 195n Garofalo B., 12, 194, 198-202 Garrett D., 56n Gassendi P., 101, 104, 197 Gebhardt C., 25n, 37, 51, 74n, 131n, 150n, 206n Gelbhaus S., 169 Giancotti-Boscherini E., 131n, 181n-183n, 190n, 194, 203n Giannone P., 198 Giglioni G., 11, 45, 45n, 47n-49n, 52n, 55n Gildon Ch., 36 Girard P., 170n Glanville J., 80 Glisson F., 45, 47-51, 54-58, 58n, 59 Goodman L. E., 169n Gordon P.E., 171n Goyard-Fabre S., 90n Granada M.A., 144n Gravina G., 200 Gregory J., 33, 37 Grellard Ch., 65n Grene M., 32n, 33n Grotius H., 87, 96n
Gueroult M., 26, 70n Guillaume II d’Orange, 88, 206 Guillaume III d’Orange, 85, 205 Guillemeau E., 9n, 12, 149 Hall R., 9n, 38, 149n, 204n Haller A., 45, 149n Hammacher K., 169, 171n Hartlib S., 153n Harvey W., 38, 51 Heath D.D., 53n, 166n Hegel G.W.F., 167, 169, 170 Helvétius J.Fr., 32n Henry J., 47n, 48n Herder J. G., 169 Hermanin C., 34n Hippocrate de Cos, 37 Hobbes Th., 8, 11, 12, 26-29, 35, 45, 47, 5053, 55-57, 59-61, 65n, 66, 67, 71-73, 75, 80, 81, 86-95, 98-104, 108, 109n, 110-113, 115-130, 131-146, 163, 165, 181-184, 193, 200, 203, 204, 206, 208 Hoekstra K., 8n Hooke R., 57, 80, 205n Howe J., 35 Hudson W., 36n Hume D., 71, 73, 74 Hunter M., 10n Hutton S., 49n, 171n, 175n, 178n Huygens Christiaan, 17, 33, 37, 74, 79, 151, 163, 204 Huygens Constantijn, 17, 33, 38 Ibn Bajja, 76n Iofrida M., 187n, 188n Israel J., 7, 7n, 44n, 79n, 85n, 92n, 151n, 170n Jacob A., 177n Jacob M.C., 89 Jacob P., 8n Jacobi F.H., 169 Jacoby E.G., 117n Jacquart D., 36n Jacques II (roi), 205
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in d e x de s n o m s
Jalobeanu D., 48n, 52n James S., 48n Jacquot J., 99n, 100n, 109n, 111n Jaquet Ch., 77, 144n, 151n, 157n, 166n Jelles J., 33, 153n, 181 Jesseph D., 27n, 52n, 100n Joachim H., 70 Joly B., 149n, 157n Jones H.W., 99n Jorink E., 32n Joseph ben Shem Tob, 131n
Limborch Ph. Van, 34, 35 Lin M., 46n, 70 Lloyd S.A., 99n Locke J., 7n, 57, 164, 166, 189n, 193, 194, 197, 208 Longberg Chr.S., 37 Lordon F., 184n Lucas J.M., 37n, 131n Lucci D., 36n Lucrèce, 101, 173, 195-197 Lupoli A., 52n
Kant I., 19, 158, 169 Karppe S., 169 Kepler J., 19, 37 Kerckring Th., 38, 62 Kilcher A., 171n Kinckhuysen G., 37 Klever W., 85n, 164 Klibansky R., 164n Knorr von Rosenroth C., 171, 174 Koerbagh A., 206n Koistinen O.I., 56n Kolesnik-Antoine D., 36n Kramnick D., 88n Kuyper F., 92
Macherey P., 9n, 156n Machiavel N., 39 Maclean I., 36n Macpherson C.B., 183n Magalotti L., 203 Magliabechi A., 193 Maimon S., 169, 170n Malcolm N., 51, 52n, 53, 98n, Malebranche N., 120 Malherbe Fr., 152n Mammola S., 38n Manzini F., 65n Marci, M., 75 Marie de Médicis, reine de France, 38 Martinich Al P., 8n Mary II, reine d’Angleterre, 205 Matheron A., 56n, 105n, 129n, 183n Mazzolini R.G., 65n McKenna A., 9n, 31n Médina J., 8n Meinsma K.O., 62n Melamed Y., 48n, 170n Melder Chr., 37 Mendelssohn M., 169 Mendeléïev D., 154n Mendonça M., 48n Mersenne M., 77n, 125n, 159, 204 Meyer L., 92, 111n Mignini F., 12, 39n, 62n, 66n, 131 Mijnhardt W., 95n Miller A. J., 56n Miller P.N., 45n Miqueu Ch., 150n
La Boë F. De (Sylvius), 65 Laerke M., 12, 32n, 116n, 169 Lagrée J., 34n, 37, 40n, 48n, 75n, 181n Lancaster J.A.T., 52n Lansberge J.Ph., 37 Lantoine J.-L., 78n Laveran S., 10n, 76n Lavoisier A., 153n Lazzeri C., 182n, 184n Le Clerc J., 34, 35 Leduc C., 170n Leibniz G.W., 7, 12, 73n, 100, 115-130, 203 Leijenhorst C., 26n, 52n, 124n Lessing G.E., 169 Lewis C., 76n Lieburg F. Van, 93n Ligota Chr., 170n Lilla V., 195n
i nd e x d e s no ms
Moïse, 187, 188, 190-191, 201 Molesworth W., 52n, 53n, 73n, 98n, 118n, 150n Monk G., 206 More H., 11, 12, 35, 46-49, 50, 51, 55, 57-59, 80, 169-179, 206 Moreau P.-F., 8n, 9n, 13, 32, 34n, 39n, 40n, 44n, 48n, 51n, 66n, 69n, 75n, 107n, 138n, 144n, 149n, 150n, 154n, 156n, 170n, 181n, 183n, 203 Morel P.-M., 65n Morfino V., 197 Morgan M.L., 169n, 171n Mulsow M., 170n
Pozzi P., 37n, 44n, 131n Prak M., 85n, 88n Prat A. du, 51n Proietti O., 34n, 183n Quantin J.-L., 170n
Oldenburg H., 12, 42, 43, 54, 71, 74, 75, 116, 119, 150n, 151, 154, 163, 164, 193, 203-208
Ragnisco P., 195n Ramond Ch., 9n, 34n, 183n Rees G., 54n Reid J., 50n Reimmann J.F., 169 Rey A.-L., 36n, 48n Revah I. S. 203n Ricuperati G., 199n, Riolan J., 38 Rioux-Beaulne M., 170n Rivaud A., 9, 9n Rochot, B., 99n Rogers G.A.J., 35n Rosenthal M.A., 48n Rossi T., 12, 193-197 Rousset B., 8n, 97, 106n, 113n Roux S., 45n Rovere M., 31n, 62, 150n, 193n, 197n Rutherford D., 98n
Pacchi A., 101n Paganini G., 9n, 31n, 98n-100n, 104n, 109n, 111n Paracelse, 153 Parkinson G.H.R., 70 Parrochia D., 8n Pascal B., 112 Pastore A., 9n Pécharman M., 98n, 133n Peterschmitt L., 157n, 158n Petry M.J., 38 Philopon J., 76n Piro F., 199n Platon, 56, 64, 195 Pline, 37 Poh Soon Kai, 45n Popkin R., 169, 204n Pousseur J.-M., 152n, 157, 159n
Sabetti A., 189n, 191n Sacksteder W., 133n Sacrobosco J. de, 37 Saisset E., 156 Salem J., 9n, 31n, 66n Sangiacomo A., 7, 8, 10n, 12, 13n, 56n, 72n, 115 Sanna M., 12, 193 Santi R., 112n Santinelli C., 8n, 9n, 11, 37, 97, 97n, 115n, 197n Santucci A., 189n Sargent R.-M., 153n Sassi M.M., 74n Savan D., 32 Schaffer S., 119n Scheiner Chr., 37 Schelling F.W.J. von, 169, 170
Nachtomy O., 41n, 48n Nails D., 32n Negri A., 67n Newton I., 10, 19, 57, 160, 163, 167 Nicholson M. H., 175n Nyden-Bullock T., 95n Nylandt F.W., 38
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in d e x de s n o m s
Schlegel F., 169, 170 Schliesser E., 164n Schmidt-Biggemann W., 169n, 170n Schoeps J. H., 170n, 171n Scholem G., 169 Schoneveld C.W., 87n, 131n Schooten F. van, 33, 37 Schooten J. van, 33 Schröder W., 170n Schuhmann K., 26, 28, 51n, 98n Schuller G.H., 107, 109, 203 Scribano E., 66n, 67n, 77n, 144n, Secrétan C., 11, 85, 86n, 87n, 89n, 93n, 131n Selby-Bigge L.A., 74 Sénèque, 143 Serrarius P., 204 Sévérac P., 56n, 129n Shakespeare W., 207 Shapin S., 119n Silvério Marques M., 48n Simonutti L., 7, 9n, 11, 13n, 31, 31n, 34n, 35n, 189n Slowik E., 125n Smith J.E.H., 41n, 48n Sorabji R., 76n Sorbière S., 87, 90n, 94n Spedding J., 53n, 166 Steenbakkers P., 37n, 40n, 51n, 69n Steensen N., 37, 38, 70n, 203 Sténon voir Steensen Stewart L., 89n Straus E, 73 Stuart Mill J., 150n, 166 Sutton J., 80n Sydenham T., 164 Tacite, 187, 206n Tadié J.Y., 64n Tadié M., 64n Tannery P., 60n, 86n, 99n, 137n Taton R., 9n Telesio B., 53 Théocrite, 201 Thivet D. 134n
Thucydide, 39 Timm H., 171n Timothy Y., 10n Toland J., 7, 8, 12, 36, 185-191, 205 Tönnies F., 117 Torricelli E., 33, 158n Tosel A., 66n Totaro P., 37n, 199n, 200n Tóth O.I., 77n Toto F., 8n, 126n Trendelenburg F.A., 43 Tricaud F., 133n, 184n Tschirnhaus E.W. von, 38, 105, 129n, 163n, 165, 203 Tulelli P.E., 195n Tulp N., 38 Uytenbogaert J., 87n Van Helmont F.M., 153n, 175 Vanderjagt A., 39n Vandewalle B., 62n, 76 Vanhelleputte M., 171n Vassányi M., 170n Velthuysen L. de, 38, 62, 85-96 Ventura L., 196n Verbeek Th., 11, 17, 115n, 190n, Vermeulen C., 87n, 93n Vermij R., 85n, 87n, 93n Vernière P., 203n Verstap W., 37 Vésale A., 38, 65 Vesling J., 38 Vico G., 193-196, 198 Vienne J.M., 35n Viète F., 37 Viljanen V., 129n Vinciguerra L., 67n, 70, 72n, 77n, 112n Vitruve (M. Vitruvius Pollio), 39 Voetius G., 87 Vulliaud P., 62n Wachter J.G., 7, 170-179 Wakely M., 54n Wall E. van der, 204n
i nd e x d e s no ms
Wallis J., 33, 74, 75, 119 Walther M. 170n, 171n, 182n Weekhout I., 92n Weigel P., 66n, 70 White T., 99, 101n, 109n Wigelsworth J.R., 36n Willis Th., 65, 71 Wilson C., 129n Witt J. de, 88, 92, 206 Wittichius (Wittich) J., 208n Wolfe C.T., 41n, 48n Wolfson H.A., 33, 43
Wren Chr., 74 Wulf H., 170n, 171n Yakira E., 9n, 149n, 156 Zac S., 37n, 56n, 200n Zarka Y.Ch., 35n, 99n, 132n, 133n, 144n, 184n Zaterka L., 9n, 149n Zelle C., 36n Zourabichvili F., 70n
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