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French Pages 272 Year 1968
Le développement économique de la Russie tsariste
PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE GRENOBLE Centre
de recherche
économique
et
sociale
SÉRIE ÉCONOMIE DU DÉVELOPPEMENT VOLUME N° 2
Paris - MOUTON & C" - La Haye
PUBLICATIONS DE LA FACULTE DE DROIT ET DES SCIENCES ÉCONOMIQUES DE GRENOBLE
Le développement économique de la Russie tsariste par YVES BAREL D I R E C T E U R DU C E N T R E D ' É T U D E S D U DE
L'INSTITUT
D'ÉTUDES
SOCIALES,
DÉVELOPPEMENT
UNIVERSITÉ
DE
Paris - MOUTON & C" - La Haye
GRENOBLE
MOUTON & C ie 196S
INTRODUCTION
La recherche qui est présentée ici n'est pas l'œuvre d'un spécialiste de l'histoire économique. Elle n'a pas d'autres prétentions, sur ce point, que celle d'essayer d'utiliser correctement quelques-uns des travaux effectués par ces spécialistes. C'est que l'objet de cette recherche n'était pas d'apporter une contribution originale à l'histoire économique de la Russie avant 1914, mais de participer à l'effort général d'élaboration d'une théorie du développement 1 en s'interrogeant sur les enseignements que l'on peut tirer dune expérience historique, parmi d'autres. Par définition, le but d'une telle recherche ne peut être que modeste : il s'agit d'ajouter quelques faits à la masse des matériaux dont la théorie du développement a besoin. Celle-ci représente au départ un effort d'abstraction qui, à travers les innombrables traits particuliers revêtus par le développement selon les pays ou les époques, cherche à déceler ce qu'il y a de général dans le spécifique, à caractériser les problèmes qui, sous des formes diverses, se retrouvent dans toutes les expériences historiques et qu'on pourrait appeler les problèmes généraux du développement. Ainsi les formes des relations économiques entre l'agriculture et l'industrie, entre les classes sociales agraires et urbaines, ont-elles été multipliées à l'infini selon les pays et les époques. Mais si on examine ces formes sous l'angle de la théorie du développement, il devient nécessaire de les considérer comme des réponses différentes apportées au même problème, ou au même groupe de problèmes : créer un mécanisme cumulatif de croissance de 1. Il est nécessaire de donner quelques précisions au sujet de la terminologie que nous emploierons. Le terme développement peut avoir deux acceptions : I o ) Une acception précise par laquelle on désigne le processus de rupture des sociétés traditionnelles et le passage à une économie progressive. C'est l'acception îetenue par J. MAILLET (Révolutions structurelles et Développement Economique, cours polycopié à la Faculté de Droit et de Sciences Economiques de Grenoble, p. 4). Parfois, l'emploi du terme est réservé à ce processus tel qu'il s'effectue dans les conditions contemporaines. 2°) Une acception beaucoup plus large dans laquelle le développement est à peu près le synonyme de l'évolution progressive des sociétés (même si celle-ci est très lente). De la même façon, l'industrialisation peut être définie de façon limitée, ou comme désignant l'apparition d'activités autres que l'agriculture et l'artisanat. Pour éviter toute ambiguïté, il aurait été désirable de désigner par un concept particulier chacune des acceptions possibles. Mais cela impliquait de recourir à de longues et pesantes périphrases. C'est pourquoi nous emploierons le terme développement ou industrialisation, tantôt dans une acception, tantôt dans l'autre, le contexte permettant de préciser cette acception.
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Le développement économique de la Russie tsariste
l'agriculture et de l'industrie en organisant l'échange des hommes, des capitaux et des produits. Mais si la théorie du développement, comme toute science en voie de constitution, a été au départ un effort d'abstraction et de généralisation tendant naturellement à privilégier ce qu'il y avait de commun entre ces expériences plutôt que ce qui les différenciait, elle tend aujourd'hui à aborder une nouvelle étape. Les problèmes généraux du développement une fois reconnus, la théorie ne peut que s'enrichir en examinant pourquoi et comment des solutions différentes sont apparues pour résoudre ces problèmes. Les caractéristiques mêmes de ces solutions contribuent à préciser et à nuancer la théorie du développement, y compris dans ses aspects les plus généraux et les plus abstraits. De ce point de vue, la théorie du développement a souffert pendant longtemps d'être fondée sur une base historique trop étroite : l'expérience de développement réalisée au 186 siècle et au 19 e siècle sur une petite portion du globe, l'Europe Occidentale, et plus spécialement l'Angleterre et la France. Il en est résulté une tendance à attribuer une valeur universelle à des phénomènes qui s'expliquaient en réalité par le milieu dans lequel ils étaient apparus. Mais les peuples qui ont réussi ou engagé leur développement en suivant d'autres voies que la voie « classique » anglaise ou française, constituent aujourd'hui, et de très loin, la majorité. Cela suffit à justifier l'élargissement progressif de la base historique sur laquelle s'appuie la théorie du développement, élargissement qui est en cours. Les théoriciens contemporains ont mis au jour l'existence de « modèles » japonais, prussien, américain, etc., du développement. Le terme de modèle est tantôt employé en son sens fort, c'est-à-dire comme un exemple à suivre : on oppose ainsi parfois le modèle chinois au modèle japonais, indien..., ou soviétique. Tantôt le terme sert simplement à désigner ce qu'il y a d'original ou de spécifique dans une expérience de développement, sans qu'il soit porté un jugement de valeur sur le modèle luimême. C'est dans cette seconde acception que nous emploierons le terme. S'il est fréquent d'entendre parler du modèle japonais, ou anglais, ou indien..., on mentionne beaucoup moins souvent l'existence d'un modèle russe 2 . La raison essentielle en est certainement le fait que le modèle russe a été détruit, jusqu'à la racine, par la Révolution d'Octobre. L'échec que l'histoire a infligé au modèle diminue l'intérêt qu'on lui porte. Au surplus, nous aurons l'occasion de voir que pendant une grande partie du 19 e siècle le problème russe, dans les idéologies et dans les faits, est un problème paysan avant d'être un problème de développement. Certes, il existe un lien étroit entre eux, et ce lien est aperçu par de nombreux Russes du siècle dernier. Mais le premier l'emporte sur le second, par son urgence et son acuité. Il domine les esprits et les politiques. Même lorsque la vo2. Russe par opposition au modèle soviétique.
Introduction
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lonté ou la revendication d'un progrès économique général est patente chez certains représentants de l'intelligentzia, elle apparaît avant tout comme un élément de la solution du problème paysan. L'action du gouvernement russe lui-même ne peut être comprise que par référence au problème paysan. Un industrialisme gouvernemental, du type allemand ou japonais, n'y fait son apparition que tardivement. Et il cohabite malaisément avec le problème paysan que l'abolition du servage n'a pas fait disparaître, alors que le gouvernement allemand ou japonais a, de ce côtélà, les mains plus libres. La prédominance du problème paysan, l'impossibilité pour le tsarisme d'y apporter une solution radicale ou même d'empêcher qu'il n'empire, la contradiction grandissante entre les demi-solutions du problème paysan et les exigences du développement, confèrent au modèle russe une allure hésitante et un caractère de compromis perpétuel, qui expliquent probablement que peu d'économistes aient été attirés par cette expérience. Ils n'y retrouvent pas la « pureté » du modèle allemand, ou japonais, ou anglais. Pourtant, le développement réalisé par la Russie prérévolutionnaire a été loin d'être négligeable et certaines périodes de croissance supportent facilement la comparaison avec leurs homologues d'Allemagne ou du Japon. En outre, il nous semble — et nous nous efforcerons de le démontrer — , que le développement russe possède ses caractéristiques propres qui en font une expérience distincte non seulement de l'expérience « classique » anglaise et française, mais même d'expériences plus proches et plus contemporaines, comme celle de l'Allemagne ou du Japon. Nous examinerons successivement l'environnement idéologique du développement russe, et le développement dans les faits. Nous tenterons, dans le chapitre de conclusion, de tirer les enseignements de cet examen des faits et des théories. Avant de commencer cet examen, nous voudrions remercier le professeur G . D E S T A N N E DE BERNIS qui a bien voulu lire ce travail, et lui apporter critiques et remarques. Ce livre voudrait être l'examen d'une expérience historique à la lumière du schéma d'interprétation élaboré par le professeur DE B E R N I S , en particulier de deux points essentiels de ce schéma : les conditions d'apparition de ce qu'on appelle le sous-développement et la typologie des relations entre l'agriculture et l'industrie qui rendent possibles le développement. Nos remerciements vont également à M. le doyen M A I L L E T dont les observations nous ont été précieuses et nous ont servi à corriger, sur de nombreux points importants, notre première version de ce travail 3 . 3 . O n a utilisé la translittération de l'Institut d'études slaves pour la transcription des noms russes, sauf pour un petit nombre de noms propres ou communs dont l'orthographe traditionnelle prédomine (Lénine, koulak, Pouchkine...). D e même la transcription utilisée pour les ouvrages repris en bibliographie a été respectée.
CHAPITRE
I
L'ENVIRONNEMENT IDEOLOGIQUE
Le lecteur trouvera dans le chapitre qui suit des citations des auteurs les plus divers, dont le nombre et la longueur l'indisposeront peut-être, l'amenant à penser qu'il aurait été préférable de présenter une synthèse plus élaborée et plus systématique des principales idées en présence, plutôt que de laisser longuement parler des écrivains peu connus ou oubliés aujourd'hui. Toutefois, au risque d'encourir le reproche de pédanterie qu'entraîne toujours la citomanie, nous avons pensé que le recours à de longues citations se justifiait dans le cas présent, précisément parce qu'il s'agit d'auteurs peu connus ou oubliés, ou bien de textes peu connus d'auteurs célèbres. La science économique, de nos jours, poursuit sa totale reconstruction en mettant au centre de ses préoccupations le problème du développement. Des concepts, des analyses, des formalisations entièrement nouvelles sont ainsi apparues qui ont pu faire croire que les questions abordées l'étaient pour la première fois. D'autant plus que, comme il est habituel et normal en pareil cas, l'effort de création scientifique a cherché en lui-même ses propres lignes de développement, sans soumettre les œuvres du passé à une re-lecture systématique qui n'aurait pas suffi, de toutes façons, à répondre aux préoccupations nouvelles. D e la sorte, la création théorique a contribué à figer — et quelquefois à appauvrir — la compréhension des oeuvres anciennes. On s'est habitué à ne trouver dans ces œuvres que ce que ctautres époques y avaient trouvé sur la base de leur propres préoccupations centrales. Nous voudrions donc que ce chapitre sur l'environnement idéologique soit considéré comme ayant une valeur de document montrant de quelle façon et avec quel langage l'intelligentzia russe abordait déjà — même si c'est d'une façon qui nous apparaît aujourd'hui limitée — des problèmes qui sont au cœur de la théorie contemporaine du développement. L'abolition du servage en 1861 constitue une date charnière dans l'évolution de l'idéologie russe. Après avoir tenté de définir dans quel contexte se situait le problème du développement pour les intellectuels russes de
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Le développement économique de la Russie tsariste
la première moitié du 19 e siècle, nous examinerons quelques-uns des thèmes les plus importants mis en avant durant cette période (section I). La section II examinera l'apport théorique de ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler les « démocrates révolutionnaires », qui sont les représentants de la nouvelle intelligentzia des années 1860. La section I I I sera consacrée à l'interprétation marxiste de la situation russe, et la section IV examinera quelques-uns des prolongements contemporains des débats idéologiques du 19e siècle.
SECTION
I. LES IDEOLOGIES SERVAGE
JUSQU'A L'ABOLITION
DU
§ 1 . L E S PARTICULARITÉS DE L ' A P P R O C H E RUSSE DU P R O B L È M E DU
DÉVELOPPEMENT
L'intelligentzia russe de la première moitié du 19e siècle n'aborde pas le problème du développement exactement de la même manière que le font, à la même époque, les intellectuels de l'Occident. Il est certes impossible d'établir une opposition absolue entre ces deux approches, ne serait-ce que parce que l'intelligentzia russe puise largement son inspiration dans les œuvres étrangères, en adoptant une attitude qui reste souvent et longtemps celle de disciple à l'égard du maître 1 . C'est d'ailleurs ce qui rend d'autant plus frappantes les différences, malgré tout sensibles, qui naissent et qui se renforcent, entre les deux approches. Elles ne font pas de la pensée russe quelque chose de « spécifique », mais elles témoignent de nuances importantes dans la façon dont le même groupe de questions fondamentales est abordé. II est donc intéressant de se demander quelles sont les raisons qui ont entraîné l'apparition de ces différences. Les grands pays qui ont fait leur révolution industrielle à la fin du 18 e siècle ou dans la première moitié du 19e siècle, ont tous fait précéder ou accompagner cette révolution d'une idéologie du développement qui, malgré des variations dues aux différences de tempéraments et de préoccupations nationales, peut être grossièrement résumée sous le terme d'industrialisme. Nous entendons par là le fait que les idéologies de ces pays comportaient toutes la démonstration qu'il faut prolonger l'activité agricole 1. E t aussi parce qu'il existe des différences importantes entre les pays de l'Ouest européen eux-mêmes, quant à la façon dont ils conçoivent le développement.
L'environnement
idéologique
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par une activité industrielle, et que c'est de la mise sur pied d'une bonne liaison entre l'agriculture et l'industrie que dépendent la puissance, la richesse, et le bonheur d'un pays. Ces idéologies traduisaient l'entrée en force de la bourgeoisie marchande et industrielle sur la scène sociale, elles glorifiaient la ville et son caractère civilisateur, le progrès technique, la division du travail. Elles revendiquaient pour la bourgeoisie la place politique et intellectuelle qui lui était due. Pour ne parler que des économistes, c'est ainsi que l'Angleterre a eu S M I T H . L'Allemagne a eu L I S T qui restera le type le plus pur de l'industrialiste 2 . Jusqu'à un certain point, C A R E Y a joué le même rôle aux EtatsUnis 3 . En France il y a eu d'abord, aussi paradoxal que cela paraisse, les physiocrates qui, sous un manteau féodal, chargent leurs théories d'un contenu typiquement bourgeois. Vinrent ensuite J.B. S A Y , et surtout S A I N T - S I M O N et les Saint-Simoniens. S A I N T - S I M O N n'est pas seulement le père d'une certaine conception du socialisme, ou ne l'est que tardivement (c'est en 1825, l'année de sa mort, que ce socialisme apparaît le plus nettement dans Le nouveau Christianisme). Il est aussi le théoricien d'un industrialisme qui unit les intérêts des ouvriers et de leurs employeurs (les « producteurs »), et veut les dresser contre la vieille société. Ecoutons-le : « J'écris pour les industriels contre les courtisans et les nobles, c'est-à-dire j'écris pour les abeilles contre les frelons » (les révolutionnaires russes n'oublieront pas cette métaphore : l'un d'eux fera, sous couvert de l'étude de la vie des abeilles, une dure critique de la société russe). Ou bien encore : « La société toute entière repose sur l'industrie. L'industrie est la seule garantie de son existence, la source unique de toutes les richesses et de toutes les prospérités. L'état de choses le plus favorable à l'industrie est donc, par cela seul, le plus favorable à la Société... Tout par l'industrie, tout pour elle ». R O U G E T DE L ' I S L E compose pour Saint-Simon une Marseillaise des Industriels. On sait que nombre de Saint-Simoniens deviendront des praticiens éminents et enthousiastes de l'industrialisation4. 2. E n 1889, WITTE — dont on a voulu faire le père de l'industrialisme russe — publie une étude sur List dans les Nouvelles russes dans laquelle il « russifie » l'industrialisme de List, et dénonce l'état de dépendance dans lequel sont maintenus les pays agricoles. 3. CAREY publie notamment en 1 8 5 0 un livre au titre évocateur Harmony of Interest, Agricultural, Manufacturing, and Commercial, et, en 1 8 5 8 - 5 9 , Principles of Social Science. Le démocrate révolutionnaire russe PISAREV utilisera son nom pour faire passer auprès de la censure tsariste un certain nombre d'idées « subversives ». 4. Certains liens vont se nouer entre le Saint-simonisme et la Russie. En 1 8 2 1 , ENFANTIN va à Saint-Petersbourg pour y travailler chez un banquier, et y rencontre une société où l'on aime discuter. Les Saint-simoniens s'intéressent de leur côté à la Russie, et lui assignent dans leurs journaux le rôle qu'elle aura à jouer : « elle recevra de l'Europe, moralité, science, industrie, pour faire l'éducation de l'Asie o (V. HUGO exprimera la même idée avec des mots flamboyants). L e Saint-simonien FOURNEL est lyrique : « L a Russie avec ses Tartares, ses Cosaques, ses Baskirs, aidée par sa constitution même, transformant d'un seul signe ses bataillons en bras producteurs, et sillonnant la terre de chemins de fer, qui partiraient de la statue de Pierre-le-Grand pour s'allonger vers la Chine, la Perse, la Turquie 1... s Il y aura des Saint-simoniens russes comme I . VERNADSKTJ, V . BEZOBRAZOV, TENGOBORSKIJ
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Le développement
économique de la Russie
tsariste
Dans les pays qui, comme la Russie et le Japon, s'industrialisent à la fin du 19 e siècle, l'expérience du développement ne s'accompagne pas de l'idéologie, presque de la foi, de List ou des Saint-Simoniens, dans l'industrialisme 5 . Ce qui se passe dans le domaine idéologique dans la Russie des années 1820-60, ne peut pas se comprendre si on ne tient pas compte d'abord de l'extraordinaire isolement de l'intelligentzia dans la société russe. L e mot même d'intelligentzia — apparu dans les années 1860 en Russie pour désigner un groupement déterminé d'individus — , est significatif à cet égard. La paysannerie serve se tait ou se livre à des actes de violence : elle constituera pendant les trois premiers quarts du 19e siècle une énigme pour l'intelligentzia, même pour la partie la mieux disposée à son égard 6 . L e membre de l'intelligentzia est, selon le mot de DOSTOEVSKI, « le grand vagabond de la terre russe ». Le gouvernement, qui est un mélange complexe d'influences bourgeoises et seigneuriales ainsi qu'une bureaucratie de type asiatique, n'a ni doctrine arrêtée sur l'industrialisation, ni volonté d'en faire part au pays en raison de sa nature autocratique. Quand il se décidera avec répugnance à répondre aux attaques de l'intelligentzia, non seulement par la répression « sans phrases », mais aussi par la parole et qu'il aura son journal (« l'Abeille du Nord »), il ne trouvera au début que des talents de second ordre pour le rédiger. Ce n'est que plus tard, avec KATKOV, qu'il aura un polémiste de valeur. Vers les années 1850-60 CICERIN, KAVELIN, BOTKIN, ANNENKOV, DRUZININ, DUDYSKIN..., tenteront d'implanter en Russie un libéralisme pro-occidental « classique ». Ils concevront la réforme du servage comme un point de départ de l'évolution vers un Etat moderne dirigé par les industriels, les gros commerçants et la partie « moderne » de la noblesse. Ils envisageront de faire une certaine place à la propriété privée paysanne, comme moyen de parvenir à une modernisation de l'agriculture. Mais ils parlent dans le vide. Ce sont des fonctionnaires, des professeurs, et non les représentants qui se retrouveront vers la fin des années 1840 dans le cercle de P E T R A S E V S K I J avec des fourièristes et DOSTOEVSKI. Ils n'auront qu'un rôle mineur. En outre, ce n'est pas son industrialisme que l'intelligentzia russe accepte de Saint-Simon : c'est son socialisme. Sur Saint-Simon et les Saint-simoniens, on peut consulter : R . G A R A U D Y , Les sources françaises du socialisme scientifique, éd. Hier et Aujourd'hui, Paris 1 9 4 8 ; et S É B A S T I E N C H A R L E T Y , Histoire du saint-simonisme, éd. Gonthier, 1964. On lira avec profit Le fouriérisme en Russie de G E O R G E S S O U B I N E , thèse de doctorat devant la Faculté de droit de Paris, imprimerie P. Dupont, Paris 1936. 5 . Sur le Japon, voir C H A R L E S H. POUTHAS, « Démocraties et capitalisme, 1 8 4 8 - 1 8 6 0 » , Peuples et civilisations, XVI, P . U . F . , S * édition, 1961. 6. Ce fait est dû en partie à l'ignorance profonde qui règne sur l'histoire de la paysannerie russe à l'époque : chose curieuse, alors que le problème du servage est au centre des préoccupations de l'intelligentzia, il faut attendre la fin du siècle pour que les faits relatifs à la paysannerie soient eux-mêmes étudiés. Voir sur ce point l'article de M I C H A E L B . P E T R O V I C , « V.I. Semevskij (1848-1916) : Russia Social Historian », in Essays in Russian and Soviet History, Leiden, E.J. Brill, 1963, pp. 63 et s.
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de la classe des marchands et des bourgeois. Cette classe existe, mais elle n'a ni les moyens, ni le goût d'avoir des ambitions politiques, voire même de participer à la vie intellectuelle du pays. La Russie a une longue tradition de mépris du marchand, de l'intermédiaire, et la classe marchande accepte de subir ce mépris qui monte du peuple et de ses porte-parole, et qui descend de la noblesse et du gouvernement 7 . L e libéralisme des années 60 est mort-né. Ce n'est que dans les dernières années du tsarisme, qu'il anime une certaine vie politique à la Douma (où il est représenté en particulier par les Cadets), et qu'il participe à la vie intellectuelle 8 . La paysannerie, le gouvernement et la bourgeoisie se taisant, il ne reste que la noblesse. Les premiers membres de l'intelligentzia sont des nobles et ce n'est qu'autour des années 1860 que s'effectuera une certaine relève à partir d'autres couches sociales, en particulier le bas-clergé et la petite bourgeoisie des villes. Ces premiers révolutionnaires sont des exilés dans leur propre classe, dont l'ignorance et l'apathie intellectuelle restent grandes (c'est au point que lorsqu'il s'agira de coucher par écrit ses objections à l'abolition du servage, la noblesse de province aura du mal à trouver des rédacteurs capables de présenter un plaidoyer convenablement écrit). Isolés dans la société, vivant à une époque où le retard économique et politique de la Russie devient manifeste, les premiers révolutionnaires se tournent vers l'enseignement de l'étranger : « Nous avons pris goût, écrit Herzen en 1843 9 , à faire tirer les marrons du feu par les autres ; il nous a paru dans l'ordre des choses que l'Europe élabore chaque vérité, chaque découverte dans la sueur et le sang ; à elle toutes les souffrances de la dure gestation, de l'accouchement laborieux, de l'allaitement épuisant ; à nous l'enfant. Nous n'avons pas réfléchi que cet enfant nous restera étranger, qu'il n'y aura pas de lien organique entre nous et lui ». En fait, on est au contraire frappé de la rapidité d'assimilation par l'intelligentzia des résultats les plus avancés de la pensée étrangère, quand 7. On trouve pourtant chez les décabristes quelques défenseurs de la a classe moyenne ». Voir MAZOUR, The First Russian Revolution 1825, the Decembrist Movement, Stanford University Press, 2" éd., 1963, p p . 13-14. 8. A u printemps 1909 parut nil recueil, les n viekhi i> (les Jalons), qui est considéré comme le grand moment du libéralisme russe. Il est d'ailleurs significatif d'observer que nombre des articles d e ce recueil étaient signés par d'anciens marxistes (BERDJAEV, S. BULGAKOV, P. STRUVE, M . GERSENZON). A. GERSCHENKRON ( Economic Backwardness in Historical Perspective, T h e Belknap Press of Harvard University Press, 1 9 6 2 , p. 192) voit dans ce recueil l'acte d e naissance d'une intelligentzia russe s'appuyant sur une industrialisation déjà bien engagée, et capable de s'affranchir enfin du marxisme. Sur le sort du libéralisme russe on peut lire de GEORGES FISHER, « T h e Intelligentsia and of Russian Society, op. cit., p . 253 et suiv., et Russian Russia » in The Transformation Liberalism : From Gentry to Intelligentsia, Cambridge, Mass., 1958. On consultera aussi l'article de RUTH AMENDE ROOSA, « Russian Industrialists Look to the Future : Thoughts on Economic Development, 1906-17 », in Essays in Russian and Soviet History, op. cit., p p . 198 et suiv, 9. A. HERZEN, Le dilettantisme dans la science, Textes philosophiques choisis, Editions en langues étrangères, Moscou 1950.
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économique de la Russie tsariste
on songe aux conditions matérielles, morales, politiques, dans lesquelles elle vivait. Bielinskij écrit vers 1846 : « Il y a longtemps que ce que nous considérons encore comme des questions importantes a été résolu en Europe ... Mais cela ne doit nous ôter ni le courage, ni l'envie de nous appliquer à les résoudre, car tant que nous ne les aurons pas résolues nous-mêmes et pour nous-mêmes, le fait qu'elles ont été résolues en Europe ne nous sera d'aucune utilité. Transplantées dans le terrain de notre vie, ces questions, tout en restant les mêmes, sont pourtant différentes, et demandent une autre solution » 10 . Vers 1830 l'intelligentzia est sous l'emprise d'une sorte de libéralisme occidentaliste inspiré de Schelling u. Mais tout de suite après 1830, Hegel est introduit en Russie sous l'égide de Stankevic. Non seulement l'intelligentzia (et Herzen, tout le premier) comprend immédiatement le parti qu'il y a à tirer de Hegel (et plus tard de Feuerbach), mais elle va assez vite et assez loin pousser le dépassement des maîtres, en tentant, comme Marx mais indépendamment de lui, d'opérer la fusion entre la philosophie allemande, le socialisme utopique de Saint-Simon, de Fourier ou d'Owen, et les analyses des économistes classiques (l'intelligentzia lit Smith, Carey, Say, Storch, plus tard J.S. Mill...). Dans cet effort de synthèse, l'industrialisme à l'occidentale, notamment sous sa forme allemande ou américaine, ne réussira jamais à s'imposer complètement. Cet industrialisme ne répond pas à toutes les questions que l'intelligentzia se pose à propos du problème paysan. En outre, les conséquences sociales du développement du capitalisme occidental sont déjà apparues et sont critiquées, en Europe même. 10. V . BIÉLINSKI, Coup d'oeil sur la littérature russe en 1846, Textes Philosophiques choisis, Editions en langues étrangères, Moscou, 1951, p. 453. 11. C e s t ÔAADAEV qui introduit ainsi la philosophie allemande en Russie, avec ses Lettres philosophiques, et son Apologie d'un fou (le gouvernement accueillit cette manifestation de la pensée libre en déclarant Ôaadaev fou, et en le faisant placer sous surveillance médicale). Voici un extrait de l'ordre adressé au Général-Gouverneur de Moscou : u Les habitants de notre vieille capitale... ont tout de suite compris qu'un article comme celui-là ne pouvait avoir été écrit par un de leurs concitoyens en pleine possession de ses facultés... S a Majesté l'Empereur a daigné ordonner que votre Altesse prenne, selon les devoirs de sa charge, toutes les mesures nécessaires pour que M . ¿ a a d a e v se trouve entouré de tous les soins possibles et de tous les secours de la médecine. Sa Majesté ordonne que vous le remettiez entre les mains d'un docteur habile qui devra lui rendre visite chaque matin et que vous preniez des mesures en v u e d'éviter q u e M. òaadaev ne soit soumis à l'action pernicieuse d e l'air cru et froid de la saison présente, en un mot, que vous fassiez tout le nécessaire pour rétablir s a santé. Sa Majesté l'Empereur daigne ordonner que, chaque mois, votre Altesse lui adresse u n rapport sur l'état de é a a d a e v ». L a personnalité complexe de ¿ a a d a e v traduit bien les tâtonnements d'une intelligentzia qui se cherche. L e s influences intellectuelles exercées sur Òaadaev sont multiples : Fichte, mais aussi Bonald et Guizot. Òaadaev est un libéral dont le libéralisme est jugé trop tiède par quelques-uns d e ses amis. C'est un occidentaliste qui n'épargne pas les critiques à l'Occident. C'est un partisan de l'abolition du servage qui vend ses serfs à l'armée pour payer ses dettes. C'est un opposant à l'autocratie qui cherche parfois à se réconcilier avec elle. Sur Òaadaev, on consultera avec profit l'excellent livre de CHARLES QUE NET, Òaadaev et les lettres philosophiques, thèse pour le doctorat ès-lettres, Libr. ancienne Honoré Champion, Paris, 1931.
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Elles heurtent les aspirations sociales et humanitaires de l'intelligentzia 12 . Peut-être aussi faut-il tenir compte du fait que les premiers écrivains révolutionnaires sont souvent issus de la noblesse et qu'ils ont au moins ceci de commun avec leur classe, qu'ils méprisent les valeurs sociales ou morales du bourgeois et du marchand. Le message européen n'est donc pas reçu de manière passive en Russie, mais est aussitôt réélaboré et adapté aux conditions russes. Il serait faux de considérer les discussions entre slavophiles et occidentalistes qui fréquentent les mêmes salons dans les années 1830 et 1840 (la rupture n'interviendra que plus tard), comme une simple opposition entre tenants de la tradition russe d'une part, et partisans d'une modernisation de la société de type occidental, d'autre part. En dépit de leur orthodoxie et de leur monarchisme, les slavophiles sont suspects au pouvoir : d'abord parce qu'ils pensent et que le pouvoir considère alors toute pensée comme un danger, même si elle a pour but de justifier le régime. Ensuite, parce qu'en fait, ils n'acceptent pas (ou du moins n'acceptent pas tous) le passé russe en bloc, sans discernement : en particulier, l'importance que certains d'entre eux attachent à la communauté agraire russe conçue comme moyen de protéger le paysan, introduit un ferment révolutionnaire dans le slavophilisme. De même, les occidentalistes, en dépit de leur admiration sincère pour la culture européenne et de leur ouverture vers le progrès économique, ne sont pas prêts à accepter la société bourgeoise comme modèle de la Russie de l'avenir. En fait, la préoccupation centrale qui domine véritablement les débats de l'intelligentzia n'est pas le choix entre l'Orient et l'Occident, c'est le problème paysan. L'intelligentzia n'établit pas et ne peut pas établir de relation simple entre le problème paysan et le développement économique. Ce développement est alors beaucoup trop embryonnaire pour que l'intelligentzia puisse apercevoir le potentiel explosif de rupture de la vieille société qu'il représente. En outre, il intervient, même en ce qui concerne le début de l'industrialisation, dans le cadre du servage : il y a des serfs-ouvriers, comme il y a des serfs-paysans, et les premiers industriels sont aussi de grands propriétaires fonciers. L'abolition du servage est pour l'intelligentzia le premier objectif à atteindre. Bien qu'elle ait conscience de l'importance du développement économique, elle pense que ce n'est pas le développement économique qui apportera une solution au problème paysan, mais que c'est la solution du problème paysan qui permettra le développement économique, et qui donnera à ce développement un caractère particulier, 12. HERZEN, De l'autre rive (écrit en 1848-1850), p. 376, écrit en parlant de « Le temps des illusions, des espérances d'autrefois est révolu. Ici je ne crois à & un petit groupe d'hommes, à un nombre restreint d'idées, et & l'impossibilité mouvement ; je vois la ruine inévitable de la vieille Europe et ne regrette rien existe, ni sa haute instruction, ni ses institutions... Je n'aime en ce monde que persécuté par lui, je n'y respecte que ce qu'il châtie ».
l'Occident : rien, sinon d'arrêter le de ce qui ce qui est 2
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original, spécifiquement russe. En effet l'intelligentzia préconise non seulement l'abolition du servage, mais aussi le renforcement de la communauté agraire qui a disparu en Europe occidentale et ne subsiste qu'en Russie, et qui va devenir le pivot du socialisme de l'intelligentzia. Ainsi se trouve amorcée une théorie de la spécificité du cas russe qui va jouer un rôle fondamental jusque dans les rangs du marxisme russe, et jusque vers 1930 13. Le socialisme agraire de l'intelligentzia n'est pas seulement un enracinement de la pensée étrangère dans la vie russe, c'en est aussi — à partir de l'hegelianisme —, un dépassement. L'intelligentzia ne voit pas, et ne peut pas voir, comment ses idées sur le développement économique pourraient descendre sur la terre russe, s'incarner dans un programme politique et économique concret. Elle évite l'utopie des phalanstères et des colonies icariennes 14 . Le socialisme de l'intelligentzia est pessimiste à court terme, et est politique plus qu'économique. La destruction de l'autocratie lui paraît plus importante dans l'ordre des priorités qu'un programme de développement économique. « Ne cherche pas des solutions dans ce livre, écrit 15 H E R Z E N à son fils en 1855 ; il n'en contient pas. En général l'homme de notre temps n'en possède pas. Ce qui est révolu est fini, et la révolution à venir ne fait que commencer. Nous ne bâtissons pas, nous démolissons ; nous ne proclamons pas de nouvelles révélations, mais éliminons les vieux mensonges. L'homme d'aujourd'hui, triste Pontifex Maximus, ne fait que jeter un pont ; un autre, un inconnu des temps futurs, le franchira. Tu le verras peut-être... ». PISAREV 16 termine sa longue analyse de ce que sont, à son avis, les conditions d'un véritable développement économique par ces trois lignes : « Comment s'y prendre ? Je ne sais pas. On a proposé 13. L e marxiste P L E K H A N O V réagira plus tard avec beaucoup de vigueur contre les théories de la spécificité. H écrit en 1883 dans « Socialisme et lutte politique » (Œuvres philosophiques, T. 1, E d . en langues étrangères, Moscou, pp. 24-25) : « Faut-il ajouter que nos écrivains révolutionnaires — tout comme la majorité des écrivains russes — voyaient " l'Occident " d u même œil que le pauvre écolier juif du conte de Weinberg, pour qui le monde se divisait en deux parties égales : " La Russie et l'Etranger " les seules différences dignes d'intérêt que présente la planète se réduisant à celles par où ces deux " moitiés " se distinguent, et " l'Etranger " constituant un tout rigoureusement uniforme. Nos " spécifiques " écrivains n'ont renouvelé que sur u n point cette subtile géographie : ils divisent " l'Etranger " en Orient et en Occident, et comparent d'un cœur léger celui-ci à notre " foudroyante patrie " qui se voit ainsi attribuer le rôle d'un nouveau Céleste Empire. L'évolution historique de l'Italie se trouve identifiée à celle de la France ; on ne fait aucune différence entre la politique économique de l'Angleterre et celle de la Prusse ; on met Colbert dans le même panier que Richard Cobden ; l'originalité " patriotique " de Friedrich List va se perdre dans la foule des économistes " occidentaux qui, suivant le conseil de Turgot, s'efforcent d'oublier qu'il existe des Etats, avec leurs frontières, et leur organisation propre. De même que, la nuit, tous les chats sont gris, de même la lumière réfléchie par notre originalité spécifique effacet-elle toute différence entre les pays " d'Occident " sous le rapport de l'état social *. 14. Les populistes tenteront, pourtant, après l'abolition d u servage la création de colonies paysannes. Us échoueront et renonceront très vite. 15. E n lui dédiant son livre De l'autre rive, p . 371. 16. D M Ï T H I P I S A H E V , Choix d'articles philosophiques et politiques, Ed. en langues étrangères, Moscou, p . 268.
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maintes recettes, mais jusqu'à présent aucun remède universel n'a été appliqué aux maladies de la vie réelle ». Ce serait probablement simplifier les choses que d'affirmer, comme Gerschenkron 17, que l'intelligentzia a été indifférente ou opposée au développement économique. L'attitude de l'intelligentzia en face du développement économique est plus complexe : elle se refuse à accepter ou à rejeter en bloc l'industrialisme européen qui n'apportait de solution ni au problème paysan, ni au désir de l'intelligentzia d'édifier une économie favorable aux intérêts de la masse de la population. On ne peut y voir de l'indifférence ou de l'opposition au développement économique que si l'on identifie cet idéal du développement avec le contenu pratique de l'enseignement de Storch, de Carey, ou de List. En fait l'attitude critique de l'intelligentzia à l'égard de cet enseignement, sa tentative de trouver sa voie propre par l'intermédiaire de la philosophie hegelienne et d'un socialisme paysan, constituent une autre manière de concevoir le développement économique. L'intelligentzia refuse d'admettre que le développement économique ait en lui-même sa propre finalité. Elle ne le conçoit qu'avec une dimension politique et une dimension sociale. On peut essayer de caractériser en quelques mots les différences entre l'approche russe et les approches occidentales du développement, en disant que ces différences s'expliquent, pour l'essentiel, par le heurt brutal et permanent entre le retard de l'économie et de la société russes sur l'Occident, symbolisé par la survivance du servage et de l'autocratie, et l'avance théorique de l'intelligentzia sur les idéologies de l'Occident, avance qui se définit alors moins par ce que l'intelligentzia apporte de nouveau ou d'autre à la pensée mondiale, que par la façon critique dont elle absorbe les idéologies étrangères. A l'Ouest, les idéologies dominantes naissent dans un milieu qui a effectué ou qui est en train d'effectuer la révolution industrielle. Elles considèrent pour l'essentiel la lutte contre l'Ancien Régime comme une affaire dépassée, et elles s'attachent tout au plus à en dénoncer les survivances. Elles expriment les préoccupations d'une bourgeoisie qui a eu le temps d'élaborer son code de vie et d'en imprégner le corps social tout entier, et qui se sent proche du pouvoir politique, si même elle ne l'exerce pas déjà. Ces préoccupations sont tournées vers la conquête de la richesse (celle de l'individu ou celle de la nation), et la gestion de l'économie. Les grands philosophes et les grands politiques du 17° et du 18e siècles cèdent la place aux grands économistes. La conquête du monde réel prend le pas sur la conquête du monde de l'esprit. Ce tableau est beaucoup plus vrai en Angleterre et en France qu'il ne l'est en Allemagne, pays alors économiquement 17. G E B S C H E N K R O N , Economie Backwardness in Historical of Harvard University Press, 1962, pp. 160 et 164.
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et socialement retardé, où Hegel élabore sa philosophie révolutionnaire. Mais même en Allemagne, List suit de près Hegel. Dès ce moment, la domination des idéologies bourgeoises est certes contestée par les socialismes utopiques, mais ces derniers ne disposent pas encore de leur propre philosophie et de leur propre économie politique : ils inscrivent leur critique sociale à l'intérieur des linéaments de la pensée bourgeoise. En Russie, il est à la fois trop tôt et trop tard pour que ces idéologies puissent être calquées sur celles de l'Occident. Il est trop tôt parce qu'il n'existe pas de classe sociale qui puisse mettre effectivement, concrètement, au centre de ses préoccupations, le problème du développement économique. Il n'existe que des individus affrontant un ancien régime à l'apparence formidable, dans un isolement dont ils sont conscients. La disparition de l'ancien régime — c'est-à-dire l'abolition de l'autocratie et du servage —, ne peut pas ne pas primer sur toute autre préoccupation. Mais elle apparaît elle-même comme hypothétique. Sans prises solides sur le monde réel, l'intelligentzia utilise les armes de toute contestation naissante : la philosophie, le roman, la poésie, la critique littéraire. Mais l'intelligentzia garde la nostalgie de l'action sur le monde réel. Le combat politique et le combat social se tiennent sans cesse à l'affût derrière le combat des idées. Ils constituent le centre réel des préoccupations de l'intelligentzia. Les sous-entendus sont un mode d'expression essentiel de l'époque, qui n'attendent qu'un relâchement de la pression tsariste pour s'exprimer. On ne peut pas prendre la mesure exacte de la pensée de l'intelligentzia, sans tenir compte de cette mutilation volontaire. Mais l'approche adoptée par l'intelligentzia russe est aussi bien autre chose et bien plus que le simple reflet du retard de la Russie sur l'Occident. L'intelligentzia, dès son origine presque, est loin de considérer que le seul problème consiste à rattraper ce retard. Elle tire les leçons de l'expérience occidentale, en même temps que l'Occident lui-même, et son ambition n'est pas de répéter cette expérience. Comme la critique de l'Occident est une critique qui porte essentiellement sur le fonctionnement de son économie, l'intelligentzia ne peut concevoir le dépassement de cette expérience, qu'en élaborant ses propres vues sur le développement économique, tel qu'il doit prendre place en Russie. De ce point de vue, le retard économique de la Russie (le fait que l'idéologie de l'intelligentzia ne soit pas l'émanation de la lutte d'une bourgeoisie pour le pouvoir économique et politique), explique à la fois son avance théorique, c'est-à-dire le besoin qu'elle ressent d'une idéologie du développement distincte de l'idéologie occidentale classique, et les difficultés qu'elle éprouve à donner une expression circonstanciée de cette idéologie.
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La pensée économique, dont on date souvent l'apparition en Russie de a en fait une longue préhistoire 18 . Il faut au moins mentionner, vers 1 5 5 0 , le nom de Peresvetov. Le livre de ERMOLAJ-ERAZM, écrit dans les années 1540 ou au début des années 1550, est le premier traité économique et politique russe. Ermolaj met l'accent sur l'importance du bienêtre paysan, et propose de limiter la rente due au landlord au 1/5 de la récolte (parce que, dit-il, c'est le chiffre donné par la Bible à propos du pharaon). Ermolaj s'oppose à la rente en argent, due par le paysan. Celui-ci devrait payer la rente en nature, et les propriétaires fonciers se procurer l'argent dont ils ont besoin en vendant les produits agricoles à la ville. Ermolaj ne s'occupe pas de la corvée, omission qu'on explique quelquefois en soulignant qu'elle n'est pas encore très répandue au 16E siècle. Il propose aussi la suppression des impôts d'Etat en argent et leur remplacement par des impôts en nature, ainsi que la suppression des obligations postales qui pèsent sur la paysannerie et qui devraient être imposées aux marchands des villes, qui en sont les seuls bénéficiaires. Enfin il veut subordonner et proportionner l'octroi de terres et de paysans aux nobles, à la prestation de services d'Etat fournie par ces nobles. Ermolaj symbolise à la perfection le fait majeur du servage au 16E siècle : son extension coïncide en Russie avec le renforcement du pouvoir central et le déclin de la grande propriété des boyards immunistes (le féodalisme « classique »), tandis qu'à l'Occident le déclin du servage coïncide avec le renforcement du pouvoir central et le recul de la féodalité. Ermolaj rêve de réaliser un « front commun » de la paysannerie, des marchands et de la noblesse de service contre les grands féodaux immunistes. POSOSKOV,
Au 17° siècle, A.L. ORDYN-NASOSKIN, diplomate et homme d'Etat, élabore et fait en partie appliquer une politique cohérente de développement économique dans le domaine du commerce extérieur, des finances, des industries et des voies de communication. A la différence des mercantilistes occidentaux, il insiste davantage sur l'importance des industries travaillant pour le marché intérieur (industrie du fer, métallurgie) que sur celle des industries travaillant pour l'exportation. Ordyn-Nasoskin se prononce à la fois pour une politique d'aide gouvernementale aux premiers industriels, et pour l'octroi d'une large liberté d'action à ces industriels. Les objectifs de son programme sont de liquider le retard économique russe, d'abolir la domination du capital marchand étranger, et de créer une industrie russe. Les écrits et les actes de A.L. Ordyn-Nasoskin, et surtout ceux de Pierre 18. On lira sur ce point avec profit le livre collectif publié par l'Académie des Sciences de TU.R.S.S. en 1955, et traduit en anglais sous le titre A History of Russian Economie Thought : Ninth Through Eighteenth Centuries, édité par J O H N M . L E T I C H E , University of Califomia Press, 1964.
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le Grand,, représentent l'apparition en Russie de cet ensemble complexe d'idées théoriques et de politiques gouvernementales qu'on appelle à l'Occident le mercantilisme. Mais c'est I.T. POSOSKOV qui systématise et donne une grande résonance au mercantilisme russe avec Le livre de la pauvreté et de la richesse écrit en 1724 (mais qui ne sera publié qu'en 1842) 19. Pososkov, issu d'une famille d'artisans, artisan lui-même puis marchandmanufacturier, est un autodidacte. C'est dans l'ignorance complète des écrits occidentaux qu'il élabore sa propre analyse de la politique économique à suivre en Russie et qu'il retrouve de nombreux thèmes communs à tous les mercantilismes. C'est en fait l'expérience de Pierre le Grand qui constitue sa source d'inspiration essentielle. Le mercantilisme de Pososkov présente beaucoup -de points communs avec ses homologues occidentaux, en ce qu'il est un industrialisme première manière tourné vers un développement économique à base industrielle, soucieux d'introduire le progrès technique, désireux d'assurer à l'industrie une main-d'œuvre de la quantité et de la qualité voulues (Pososkov prône le travail des enfants, souhaite la mise au travail des mendiants ...). Toutefois, le mercantilisme présente des particularités importantes en Russie. En premier heu, on insiste sur l'importance de l'industrie lourde et du marché intérieur, alors qu'en Occident on a tendance à mettre l'accent sur les industries de biens de consommation et sur l'exportation. En outre des différences importantes apparaissent sur le plan de l'attitude des différents mercantilismes à l'égard de l'agriculture et la paysannerie. GERSCHENKRON (op. cit., p. 1 5 3 ) soutient la thèse que le mercantilisme russe est beaucoup plus « anti-agraire » que le mercantilisme occidental. Ce jugement mérite d'être nuancé 20 . En ce qui concerne la politique mer19. Posoikov fut arrêté et mourut en prison peu après la mort de Pierre le Grand. Son arrestation, intervenue pour des motifs obscurs, a peut-être été provoquée par la rédaction de son livre. 20. Il va de soi qu'en Occident également, il y a des différences importantes de pays à pays, et d'un écrivain à l'autre. La plupart des mercantilistes sont indifférents aux problèmes agricoles, et certains font preuve d'un véritable « chauvinisme » industriel. Très rares sont ceux qui envisagent une collaboration économique et technique de l'agriculture et de l'industrie. D e même, il n e faut pas prendre à la lettre l'opposition idéologique entre tenants de l'agriculture et tenants de l'industrie. S C H U M P E T E R (History of Economie Analysis, George Allen and Unwin, London, 4* éd., 1961, p. 150) observe très finement que cette « opposition » reflète davantage u n phénomène de division du travail entre les écrivains qu'un antagonisme réel entre deux philosophies de la vie ou deux écoles économiques. Ajoutons que l'observation est valable non seulement pour les mercantilistes, mais aussi pour les physiocrates (contrairement à l'opinion de Schumpeter) et, d'une manière générale, pour tous les « agro-centrismes » ou « industrialismes ». L'opposition — réelle — entre la ville et la campagne, est le résultat le plus apparent de processus complexes qui unissent ou divisent différentes classes sociales ou fractions d'une même classe sociale. Agro-centrisme ou industrialisme sont la traduction déformée, phénoménale, de ces coalitions d'intérêts sociaux. On gardera présent à l'esprit cette remarque lorsqu'il sera question, dans la suite de ce travail, de l'agrarianisme ou de l'industrialisme. On peut consulter sur ce point E L I F . H E C K S C H E R , Mercantilisme Allen and Unwin, Londres, 2* éd., 1955, et surtout l'intéressant article de J o s E r H J. S F E N G L E R , « Mercantilist and Physiocratic Growth Theory •, in Theories of Economie Growth, édité par B E K T F . HOSEIXTZ, T h e Free Press of Glencoe, Hl., 1960.
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cantiliste effectivement pratiquée par les Etats ouest-européens, Heckscher a très bien montré qu'elle consistait, entre autres, à passer du marché citadin au marché national, du municipalisme au nationalisme. Ceci impliquait jusqu'à un certain point que la ville renonçât à son statut médiéval privilégié par rapport à la campagne, à ses prétentions de monopole du commerce et de l'industrie. C'est pourquoi la politique mercantiliste a été un mélange complexe de perpétuation du vieux municipalisme anti-agricole, d'encouragement aux industries rurales, et de tentatives (le plus souvent vaines) de surveillance et d'encadrement de ces industries rurales. Sur ce point il n'y a pas de différences fondamentales entre la Russie et l'Occident. En Russie aussi, la tendance à la constitution d'un marché national est un trait important du mercantilisme pratique. Et en Occident, comme en Russie, c'est en grande partie au prix de la misère paysanne que se développent la ville et l'industrie. La différence la plus frappante entre le mercantilisme russe et le mercantilisme européen est le fait qu'alors que le second apparaît dans une économie où le servage est en pleine dégradation, ce dernier se développe au contraire en Russie. La position de Pososkov sur le problème du bienêtre paysan et sur le servage est complexe et, sur beaucoup de points, contradictoire. Pososkov est favorable à un soulagement de la misère paysanne 2 1 . On a dit que, sur ce point, il n'était pas poussé par un souci réel d'améliorer le sort des paysans, mais par celui d'assurer une meilleure rentrée des impôts. Il n'en reste pas moins qu'il préconise également un allégement des charges fiscales pesant sur la paysannerie. En ce qui concerne le servage, la position de Pososkov est contradictoire. Beaucoup de mesures qu'il préconise ne peuvent que renforcer le servage. Mais, sur un point, il propose une réforme qui aurait constitué une amélioration considérable de la situation des serfs : celle de la limitation légale de leurs obligations. Pososkov ne se pose pas la question de l'abolition du servage, et, en fait, il l'admet. Sa phrase célèbre sur le caractère temporaire du droit de propriété des nobles sur les serfs, quelquefois interprétée comme une allusion à la disparition du servage, signifie en fait autre chose : elle signifie qu'à ses yeux la propriété noble (de terres, de serfs) est conditionnée et subordonnée à l'accomplissement par la noblesse du service d'Etat. Pososkov ne veut pas d'une noblesse indépendante de l'Etat, et il affirme une sorte de droit souverain de ce dernier sur la terre et sur les 2 1 . POSOSKOV : A Les Seigneurs chargent leurs sujets d'impôts incroyables, il y en a qui sont vraiment trop cruels, et qui, pendant les saisons des travaux agricoles, ne leur laissent pas seulement un jour pendant lequel ils pourraient travailler pour le compte de leur ménage. Ayant ramassé l'obrok (redevance servile due au seigneur), les redevances et les vivres, ils ne s'en contentent pas, mais réclament encore, et si quelque paysan par son travail parvient à être un peu moins misérable que les autres, on se dépêche d'augmenter ses redevances. D e cette façon, jamais le paysan ne peut arriver à joindre les deux bouts, car on le prive souvent de sa dernière chèvre. A cause de cette misère, il abandonne la terre. Pourtant il ne faut pas qu'on le réduise à la misère, car la richesse du paysan est la richesse de l'Etat » (cité par SCHKAFF, La question agraire en Russie, Librairie A. Rousseau, Paris, 1 9 2 2 , p. 4 9 .
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hommes. Il exprime là une tradition déjà solide de la pensée russe. L'idéal social de Pososkov peut être résumé de la façon suivante : une société où la paysannerie resterait serve mais où son sort serait amélioré (par la limitation de ses obligations fiscales et de ses obligations envers la noblesse, par la création d'un véritable droit de propriété sur la terre qu'elle cultive), où la noblesse garderait de nombreux privilèges mais serait néanmoins surveillée et limitée dans ses prétentions (elle paierait l'impôt et ses terres seraient séparées de celles de la paysannerie), et où une sorte d'alliance tacite se nouerait entre l'Etat d'une part (doté d'un droit économique éminent), et d'autre part la classe marchande et la paysannerie. Au 18° siècle, le nombre de ceux qui écrivent sur les questions d'économie augmente considérablement en Russie : l'analyse se diversifie, se précise et s'affine. Au risque de simplifier outrageusement cette analyse, on peut dire qu'elle donne naissance à deux écoles de pensée : celle qui accorde la plus grande importance à l'agriculture, et celle qui insiste essentiellement sur l'industrie. D'autre part, parmi les « industrialistes », il faudrait faire une place à part à ceux qui, tout en accordant un rôle décisif à l'industrie, ne perdent pas de vue les besoins de l'agriculture et considèrent que l'industrialisation est elle-même une condition nécessaire du développement agricole. Dans la première école de pensée, on peut ranger SUMAROKOV qui affirme que « la Russie doit placer tous ses espoirs dans l'agriculture », doute de l'utilité des manufactures, voudrait limiter le développement de l'industrie lourde russe. SCERBATOV adopte une position beaucoup plus nuancée à l'égard de l'industrie : il admet que la politique d'industrialisation de Pierre le Grand était une nécessité et il ne méconnaît pas les avantages que la Russie peut retirer de l'implantation de manufactures. Mais il exprime le souhait que cette industrialisation soit prise en main par la noblesse et que le monopole de celle-ci sur la main-d'œuvre, dans l'industrie comme dans l'agriculture, soit assuré. SCERBATOV s'oppose avec vigueur à l'industrialisation dirigée par les marchands, et aboutissant (selon lui) à des ponctions de main-d'œuvre agricole génératrices de famine. Sumarokov et Scerbatov expriment les différentes nuances d'une noblesse qui entend préserver ses intérêts agricoles ou, si l'industrialisation s'avère nécessaire ou utile, contrôler cette industrialisation. L'autre école de pensée met l'accent sur l'industrialisation, en particulier sur l'industrie lourde. LOMONOSOV, par exemple, écrit un véritable panégyrique du rôle du métal dans le développement économique. Il définit la métallurgie comme « le chef de file du développement de la richesse intérieure ». RYSKOV glorifie le rôle de l'industrie : seuls les pays, dit-il, qui ont beaucoup de produits agricoles mais aussi beaucoup de manufactures sont prospères. Mais il ne perd pas de vue l'agriculture : « dans la société toute entière, écrit-il, il n'y a pas d'industrie ou de métier plus utiles ou profitables que l'agriculture ». Dans ses travaux de la période
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1765-75, RYSKQV émet l'opinion qu'il devient impossible à la Russie de pousser plus loin son développement économique, sans faire faijre des progrès à son agriculture : ils deviennent la condition préalable d'une nouvelle croissance de l'industrie. M.D. SULKOV est un penseur particulièrement intéressant de cette période. Lui aussi est très favorable à l'industrialisation (en particulier l'industrie lourde), mais il est aussi l'un des premiers à proposer une analyse systématique de la nécessité d'établir des liens étroits entre le développement agricole et le développement industriel 22 . M.D. Sulkov est intéressant sur un autre plan : il est l'un des tout premiers Russes à raisonner en termes de retard économique, et à rechercher les causes de l'avance ou du retard d'un pays sur les autres pays. C'est ainsi qu'il attribue le retard français sur l'Angleterre aux impôts qui pèsent sur la paysannerie, à l'interdiction faite aux paysans de se livrer à des activités industrielles ou artisanales, et au système des corporations urbaines. Il avance à cet égard une idée qui fera fortune plus tard : les pays retardés comme la Russie auront du mal à rattraper les Français, les Hollandais ou les Anglais en raison précisément de l'avance prise par ces derniers, mais cela reste possible parce que les pays retardés peuvent emprunter leurs méthodes de production aux pays avancés. Tels sont les principaux thèmes de discussion du 18e siècle. Comme on le voit, la question du servage n'est pas encore abordée de front, encore qu'assez curieusement on trouve dans la littérature du siècle des plaidoyers pour le servage auxquels ne correspond aucune attaque publique et directe contre ce dernier, du moins jusque vers 1760. Après cette date les critiques directes ou indirectes du servage apparaissent et se multiplient chez un grand nombre d'écrivains : GOLYCIN, POLENOV, KOZEL'SKIJ, T R E T J A T O V , D E N I C K I J 23 . Toutefois ces critiques ne débouchent en général que sur des propositions assez timides d'aménagement du servage. Mais à la fin du 1 8 E siècle le livre de RADISCEV, Un voyage de Petersbourg à Moscou, 1 7 9 0 2 4 , fait l'effet d'une bombe. Catherine I I annote 22. a Les manufactures et les usines ont des liens étroits avec l'économie villageoise. Cette dernière non seulement fournit la nourriture des travailleurs (de l'industrie), mais encore procure aux usines les matières premières qui leur sont nécessaires. Quand l'entretien des travailleurs et l'approvisionnement en matières premières ne coûtent pas cher, les usines et les manufactures sont prospères ; il en résulte une baisse du prix des objets manufacturés, ce qui favorise une grande exportation dans les autres pays, et une grande consommation dans le pays. L'économie villageoise contribue à la fois à la prospérité des usines et manufactures et à la sienne propre. L'accroissement du nombre de travailleurs dans les manufactures et usines entraîne la vente plus grande et plus rapide de tous les produits agricoles ; par conséquent l'agriculture s'efforcera d'améliorer sa terre et d'augmenter sa production ; et l'accroissement de la production conduira à la baisse des prix. Ainsi l'impact des manufactures sur l'économie et de l'économie sur les manufactures s'en suit » (cité dans A History of Russian Economia Thought, p. 458). 2 3 . D'autres écrivains abordent le problème sur un plan littéraire : Emin, Novikov, Popov, Knjainine, Karamzin. 2 4 . H existe une traduction anglaise, Harvard University Press, 1958 (A Joumey from St-Petersbourg to Moscato).
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rageusement le livre, dénonce l'influence exercée sur Radiscev par des « demi-sages » et « hypocondriaques » comme Rousseau et Raynal, fait condamner Radiscev à mort : il sera finalement gracié et déporté en Sibérie. Sa critique radicale du servage et de l'autocratie — fondée sur une argumentation morale, politique, économique — fait en effet du livre de Radiscev une étape entièrement nouvelle de la pensée russe. Radiscev pose pour la première fois, et de manière éclatante, le problème de l'abolition du servage, et non simplement de son aménagement. Il est le tout premier à établir un lien entre servage et autocratie. Radiscev refuse de voir une solution dans le despotisme éclairé. Son livre est l'entrée en force dans l'idéologie russe du problème paysan. Le bien-être de la paysannerie est au centre de ses préoccupations. Cela amène d'ailleurs Radiscev à développer une théorie de l'industrialisation qui jouera un grand rôle dans l'idéologie russe du 19e siècle et dans les discussions contemporaines sur le sousdéveloppement : mieux vaut une petite industrie « paysanne » employant beaucoup de main-d'oeuvre et peu de capital, qu'une grande industrie créatrice de plus de richesse, mais moins « labor-consuming » 25 . Avec les décabristes, l'abolition du servage accède au stade de la revendication politique. Elle est même au centre de leur programme26. Les décabristes divergent sur les modalités et les solutions, mais sont d'accord sur l'objectif. Les discussions entre décabristes tournent autour d'un point central : libération avec ou sans la terre, anticipant ainsi (dans un contexte évidemment très différent), les débats qui interviendront à la veille de la réforme de 1861. C'est sur la base de leur connaissance de l'économie politique anglaise et française que les décabristes imaginent des solutions, bien qu'un élément proprement russe soit dès le départ présent dans leurs solutions : le problème des rapports entre la « loi agraire » projetée et la commune rurale. PESTEL (1793-1826) est un décabriste « d'extrême gauche » (il fut pendu à la suite de l'échec du complot). Il est républicain. Dans ses œuvres (Principes pratiques etéconomie et La vérité russe), on voit apparaître un certain nombre de thèmes qui vont devenir l'ossature de la pensée économique de l'intelligentzia, en même temps que subsistent des thèmes néomercantilistes (ainsi la création de corporations d'artisans et le contrôle 25. Il écrit : a Tout commerce, métier, art ou pratique capable de nourrir beaucoup de monde, doit être préféré, même s'il fait circuler moins de capital ou produit moins de richesse, à ceux qui, tout en employant beaucoup de capital et en produisant beaucoup de richesse, procurent des moyens d'existence à peu de gens » (cité dans A History of Russian Economie Thought, p. 602). RadiScev est le premier, à notre connaissance, à avancer l'idée des a manufactures d'hiver » destinées à utiliser la main-d'œuvre paysanne en morte-saison. Les populistes reprendront l'idée, un siècle plus tard. 26. Sur ce point, ainsi que sur l'histoire de l'intelligentzia jusqu'en 1881, on dispose de l'excellent livre de FRANCO VENTUBI, Il populisme russo, Biblioteca di cultura storica, Giulio Einaudi Editore, 1952, 2 volumes. Voir également A. MAURY, La conspiration des décabristes. Editions Mondiales, Paris, 1964 ; et ANATOLE G. MAZOUR, The First Russian Révolution 1825, the Decembrist Movement.
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des marchés par l'Etat) sur lesquels Pestel reviendra d'ailleurs lui-même, et que sont développées des idées plus tard abandonnées ou reniées par l'intelligentzia. Pestel est l'un des premiers à fonder son argumentation contre le servage non pas seulement sur l'indignation morale, mais sur le raisonnement économique : sa démonstration de la supériorité du travail libre sur le travail servile deviendra un leit-motiv de l'intelligentzia. Sur les modalités de l'abolition du servage, la pensée de Pestel subit une évolution. En 1819-1820, il se prononce encore pour une libération des serfs sans la terre. « Le pire serait de donner la terre aux paysans, écrit-il 27 . Ce qui compte, ce n'est pas le nombre de bras, c'est le capital et le savoir, et les paysans n'ont ni l'un, ni l'autre ». Quelques années plus tard, sa position se nuance dans La vérité russe. Il se refuse à choisir entre les deux théories en présence, l'une qui préconise la propriété commune de la terre, l'autre la propriété privée. Il propose de diviser la terre en deux parts : irne partie restera commune, ne pourra être ni vendue ni mise en gage, et servira à procurer l'indispensable à toute la population. L'autre partie sera laissée à la propriété privée et servira à créer l'abondance. De la sorte, Pestel pense adapter l'expérience européenne (le rôle positif de la propriété privée dans le développement économique) à la réalité russe (le communisme agraire), et éviter la création d'un prolétariat agricole misérable. Il apparaît, de ce point de vue, comme l'ancêtre du socialisme agraire en Russie. En définitive Pestel propose un programme pratique d'abolition progressive du servage réalisée par la constitution d'un fonds social de terres, grâce auquel chaque paysan pourrait recevoir en jouissance gratuite la terre dont il a besoin pour sa subsistance. Ce fonds doit se composer de terres de la noblesse et de l'Etat, une partie de celles qui appartenaient aux seigneurs les plus riches étant aliénée sans indemnité. Le droit de tout Russe à un lot de terre doit être le point de départ de l'ordre nouveau. La dénonciation de l'aristocratie de l'argent, pire encore que l'aristocratie féodale, deviendra aussi un élément essentiel de l'idéologie de l'intelligentzia. Par contre, sous l'influence peut-être de STOKCH 2 ® très lu en Russie à l'époque, Pestel avance d'autres thèmes sur lesquels l'intelligentzia sera beaucoup moins unanime. Pestel ne croit pas à l'industrialisation de la Russie. Pour lui la mécanisation de la production n'est permise qu'aux pays riches qui peuvent se permettre un taux d'investissement élevé. En outre la mécanisation dans un pays comme la Russie où la main-d'œuvre est abondante et bon marché — apparition d'un argument répandu chez les Cité par V E N T U R I , op. cit., p. 1 0 . 28. S T O H C H Œ démontre » que la Russie ne peut pas et ne doit pas s'industrialiser à la fois parce que le servage et la manufacture sont incompatibles, et parce que la Russie n'y trouvera pas son avantage : la position de monopole d'un pays industriel est temporaire, tandis que celle d'un pays a&icole est permanente. 27.
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théoriciens contemporains de la croissance —, est une absurdité, une politique « fantastique ». Pestel croit à la division internationale du travail, et pense que les pays agricoles jouissent d'une plus grande indépendance que les pays industriels. NICOLAS TURGUENIEV 2 9 reprend l'analyse de Pestel sur la supériorité du travail libre. Et, bien qu'il soit un « occidentaliste » conséquent, il souligne lui aussi les obstacles à l'industrialisation en Russie et ne paraît pas les regretter. Il est l'un des premiers à souligner un aspect important du problème économique russe : l'existence de nombreuses terres libres ouvertes au défrichement. Turgueniev pense que ces terres constitueront toujours un obstacle à l'industrialisation, parce que les paysans n'iront pas s'enfermer dans les fabriques tant qu'ils pourront se procurer de la terre. En fait, comme on le verra plus loin, le rôle des terres libres, à la fois dans le passé agraire de la Russie et dans son avenir industriel, est beaucoup plus complexe : elles ont, dans le passé, à la fois freiné et renforcé le servage ; dans l'avenir, elles ralentiront et accéléreront l'industrialisation. B I E L I N S K I J fut une figure dominante de l'intelligentzia des années 1830 jusqu'à sa mort, à la veille des mouvements révolutionnaires européens de 1848. C'était le fils d'un petit fonctionnaire de Tchembar (un nouveau venu social dans l'intelligentzia à majorité nobiliaire), exclu de l'Université de Moscou pour « capacités médiocres ». Bielinskij n'est pas un économiste, et ne s'intéresse pas à la technique économique en tant que telle 3 0 . Cela ne veut pas dire qu'il ait été indifférent aux problèmes sociaux ou économiques de la Russie d'alors. Mais comme l'a écrit H E R Z E N en parlant de lui 3 1 : « Le tempérament le plus révolutionnaire de l'époque de Nicolas, a été, lui aussi, réduit à la critique esthétique, à la philosophie hegelienne et à de vagues allusions » 32 . A vrai dire s'occuper de questions 29. Turgueniev n'est pas l'écrivain, mais un juriste et un économiste lié au décabrisme. Il publie en 1847, en français, La Russie et les Russes. 30. Il semble bien que ce soit ïa figure de Bielinskij qui ait inspiré à Gerschenkron son thème du désintérêt de l'intelligentzia pour le développement économique. 3 1 . HERZEN,
op.
cit.,
p.
617.
32. Parmi ces « allusions » de Bielinskij, citons-en quelques-unes (op. cit., pp. 512-513). « L'art grec lui-même, s'il se rapproche plus que tout autre de l'idéal de l'art que l'on appelle pur, ne le réalise pas entièrement ... (dans l'art moderne) ... la préoccupation proprement artistique ne pouvait manquer de céder la place à d'autres préoccupations de la plus haute importance pour l'humanité, que l'art a noblement entrepris de servir, dont il s'est fait l'organe... Retirer à l'art le droit de se mettre au service de préoccupations sociales, c'est l'abaisser, et non l'élever, car c'est lui ôter ce qui fait sa force la plus vivante, autrement dit la pensée... On voit que l'art et la science ne sont pas la même chose ; on ne voit pas que la différence n'est nullement dans le sujet, mais rien que dans la façon de traduire le sujet. L e philosophe parle par syllogismes, le poète par images et par tableaux, mais tous deux disent la même chose. L'économiste, armé de statistiques, démontre en agissant sur l'esprit de ses lecteurs ou de ses auditeurs que la situation de telle ou telle classe de la société s'est beaucoup améliorée ou aggravée pour telle ou telle raison. Le poète, par une peinture vive et frappante de la réalité, montre en retraçant un tableau vrai et en agissant sur l'imagination de ses lecteurs, que la situation de telle ou telle classe dans la société s'est en effet beaucoup améliorée ou aggravée pour telle ou telle raison... L a société n'a rien qui offre pour elle un intérêt plus élevé et plus sacré que son propre bien-être également réparti
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économiques, c'est-à-dire du servage, à cette époque de rigueur autocratique extrême, était s'exposer aux persécutions. En outre, qu'est-ce que l'économie politique en Russie dans les années 1840 ? C'est Storch, ou Smith, ou J.B. Say. L'intelligentzia russe de l'époque n'y trouvait pas la réponse au problème qui commande toute son analyse de la future société russe : le problème paysan. Ce problème, elle cherche alors à l'aborder non en termes de technique économique — elle sent bien que cette approche n'a plus, ou n'a pas encore de sens —, mais en termes politiques et philosophiques. Par des voies différentes, Herzen et Bielinskij parviennent à la même conclusion : il faut dépasser Hegel, c'est-à-dire il faut utiliser la méthode hegelienne pour aboutir à l'action et déboucher sur le réel : « la pensée sans l'action est un songe », écrit Herzen. Par réaction contre son hégélianisme mal digéré qui l'avait un temps amené à prendre paradoxalement la défense du tsarisme, Bielinskij aborde la lecture de Cabet, de Fourier, de Leroux, de Proudhon. Mais ni Bielinskij, ni Herzen ne sont décidés à se satisfaire des socialismes utopiques français, dont ils perçoivent les limites. C'est parce qu'ils ne sont pas entièrement satisfaits de ce qu'ils ont trouvé chez les socialistes français et chez les économistes anglais, français ou allemands, que Herzen et Bielinskij font ce grand détour par Hegel et par les analyses politiques. Le but est de parvenir à une synthèse de la philosophie allemande et des socialismes étrangers, dans la perspective d'agir sur la réalité russe. Comme le dit Herzen : « les vérités, les résultats n'étaient ni des abstractions, ni des jeux d'esprit, mais des questions de vie ou de mort ». Bielinskij écrit dans sa correspondance : « Ce qu'il faut... c'est agir dans toute la mesure du possible, pour que d'autres ensuite puissent mieux vivre, si nous-mêmes n'avons pu vivre ». GERSCHENKRON 33 présente Bielinskij comme le père d'une sorte de libéralisme avorté, avorté à cause de la mort prématurée de Bielinskij survenant à un moment où les échecs révolutionnaires de 48 en Europe allaient faire pâlir l'étoile de la bourgeoisie et laisser le champ libre au socialisme populaire de Herzen 34 . II relate qu'en 1847-48, Bielinskij participa à la discussion entre Herzen d'une part (« Dieu sauve la Russie de la bourgeoisie »), et d'autre part Botkin et Annenkov qui souhaitent la naissance d'une bourgeoisie russe. La position de Bielinskij est difficile à définir. Il partage l'aversion de Herzen pour le marchand (la dénonciation du marchand, de l'intermédiaire, du parasite est d'ailleurs un leitmotiv de l'intelligentzia de Pestel à Pisarev, aussi forte et aussi méprisante qu'on la trouvera au 20" siècle sous la plume de FRANTZ FANON). Mais dans sa lettre à Botkin de entre tous ses membres. La route qui conduit i ce bien-être, c'est une prise de conscience, que l'art, non moins que la science, peut contribuer à développer >. Il faut toutefois préciser que dans les années 1830 encore Bielinskij n'avait pas cette conception de l'art « engagé ». 33.
GERSCHENKRON,
op.
cit.,
pp.
165-167.
3 4 . En fait, Bielinskij, d¿s 1847, a le cœur « soulevé • par le spectacle des sociétés occidentales et le dit dans ses lettres.
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décembre 1847, il fait des distinctions entre les diverses couches de la bourgeoisie 35 . Il écrit que la bourgeoisie n'est pas un mal en soi, qu'un pays ne peut pas prospérer sans « classe moyenne », qu'il est condamné sans cela à l'insignifiance. Dans une lettre à Annenkov écrite deux mois plus tard, il précise sa position en se plaçant sur un terrain quelque peu différent : jamais ni nulle part, le peuple ne s'est libéré lui-même ; ce sont les individus qui font l'histoire ; la Russie a besoin d'un nouveau Pierre le Grand et pour qu'elle se développe (mais ce développement n'est pas, aux yeux de Bielinskij, précisément économique), il faut que la noblesse russe se transforme en bourgeoisie (Bielinskij ne croit pas à l'auto-développement de la bourgeoisie russe historique). Gerschenkron a raison de souligner combien Bielinskij est « hérétique » à la fois par rapport au socialisme populaire et agraire en voie de gestation, et par rapport à un classique libéralisme de type européen. Mais probablement force-t-il la thèse lorsqu'il en tire la conclusion qu'accepter la bourgeoisie, c'était accepter le développement industriel, renier l'agrarianisme de l'intelligentzia. C'est la conséquence logique aux yeux de Gerschenkron de la position de Bielinskij ; ce n'est pas la position de Bielinskij. En fait Bielinskij se situe sur le terrain politique et révolutionnaire, non sur le terrain économique 36 . Ce qui l'intéresse c'est d'obliger le peuple à se libérer y compris par la dictature, et non pas de développer l'économie russe. De ce point de vue, la ressemblance entre Bielinskij et ces « vrais » libéraux que sont Botkin et Annenkov est purement formelle et recouvre 3 5 . Voir BIELINSKIJ, op. cit., pp. 5 8 0 et suivantes. C'est surtout aux O grands capitalistes » que Bielinskij en veut : ils sont pour lui comme « la peste et le choléra ». Il distingue la a bourgeoisie militante » (à laquelle il reconnaît de grands mérites historiques) et la « bourgeoisie triomphante » pour laquelle il n'éprouve aucune sympathie : a Tant que la bourgeoisie existe et tant qu'elle est forte, je sais qu'elle doit être et qu'elle ne peut pas ne pas être. J e sais que l'industrie est la source de grands maux, mais je sais qu'elle est la source de grands bienfaits pour la société. A proprement parler, elle est le moindre des maux qu'entraîne la domination du capital et sa tyrannie sur le travail. J e suis d'accord que même la race réprouvée des capitalistes doit exercer sa part d'influence sur les affaires publiques ; mais malheur à l'Etat qu'elle est seule à gouverner !... » (op. cit., p. 5 8 5 ) . 3 6 . L'intelligentzia de l'époque juge que son combat principal se situe sur le terrain politique, et non économique et social. Par là, elle entend démontrer qu'aucune solution au problème paysan ne pourra être trouvée en dehors du renversement de l'autocratie. Un jugement de Granovskij est, sur ce point, 2évélateur (cité par VENTUBI, p. 46) : « Le socialisme est extraordinairement nocif, parce qu'il enseigne à chercher la solution des problèmes de la vie sociale, non dans le domaine politique, qu'il méprise, mais ailleurs, ce qui conduit à la ruine tant du socialisme que de la politique ». N.A. SPESNEV, l'un des premiers russes, peut-être le premier, à s'intituler communiste, écrit en 1 8 4 7 que a le socialisme n ' a pas besoin d'une nouvelle économie politique, mais d'une nouvelle politique ». Il s'en faut que cette attitude, très générale dans les années 1840, soit adoptée par tous. V.A. MILJVTIN, par exemple, collaborateur de la revue dirigée par Bielinskij, tente en 1847 de confronter les problèmes russes à la théorie socialiste occidentale, non sur le plan de la religion ou de la conduite personnelle, mais sur le plan de l'économie politique (voir VENTURI, op. cit., T . 1, pp. 132 et suivantes). Autour de 1 8 6 0 , l'intérêt pour les problèmes économiques renaît témoin ce qu'écrit SERNO-SOLOV*EVIC en 1 8 6 8 : « C'est par l'économie politique que la bourgeoisie nous tue. C'est par l'économie politique qu'il faut nous relever ».
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une très réelle opposition de fond. Bielinskij, dans sa lettre à Annenkov, se montre beaucoup plus le père d'un autoritarisme politique que celui d'une voie bourgeoise du développement37. Il est vrai qu'à partir de 1846 3 8 , les analyses de Bielinskij d'une part, de Herzen et de Bakunin d'autre part, divergent de plus en plus sur un point important : Bielinskij se laisse de moins en moins influencer par les utopies socialistes françaises, cherche à développer une vision plus réaliste de la société russe, à se concentrer sur le problème de la libération des paysans et de la liberté de la presse 3 9 . Herzen ou Bakunin mettent l'accent sur le socialisme. La question essentielle qui les sépare est la suivante : la Russie doit-elle, ou non, passer par l'étape de la domination bourgeoise ? Bielinskij répond par l'affirmative, Herzen et Bakunin par la négative. Ainsi la divergence entre les uns et les autres ne se situe ni sur le plan du problème paysan, ni sur le plan du développement économique, mais sur celui des étapes que doit ou ne doit pas franchir la Russie. Situer le clivage sur le plan du développement économique ou sur l'attitude en face de l'industrialisation, c'est transposer indûment au 19E siècle des préoccupations d'un économiste du 20 e siècle. ALEXANDRE HERZEN (1812-1870) était un noble. On sait quel rôle il a joué, dans la vie russe, avec son journal Kolokol (la Cloche) édité en exil et lu, dit-on, jusque dans le cabinet impérial. De 1840 à 1860 il a incarné la conscience révolutionnaire de la Russie et c'est lui qui va assurer la transition avec la nouvelle intelligentzia des années 1860. Sur la fin de sa vie il a salué la naissance d'une nouvelle génération de révolutionnaires, les Muravskij, les Mihajlov, les Obrucev, les Cernicevskij 4 0 . Dans ses lettres « à un vieux camarade » (lettres de rupture avec Bakunin) Herzen oppose à l'anarchisme de Bakunin l'organisation internationale réalisée pour la 37. Voici ce qu'écrit Bielinskij à Annenkov (GERSCHENKBON, op. cit., p. 166) : « Où et quand le peuple s'est-il libéré lui-même ? Tout a toujours été accompli par des individus. Quand, dans nos discussions sur la bourgeoisie, je vous ai traité de conservateur, j'étais un âne au carré... Quand en présence de mon ami qui-ne-doute-jamais (Herzen), j'ai dit que la Russie avait besoin d'un nouveau Pierre le Grand, il a taxé mon point de vue d'hérésie et il a dit que c'est au peuple lui-même d'accomplir toutes choses par lui-même... Mais maintenant il est clair que le processus interne du développement civil en Russie ne s'amorcera pas avant... qu'on ait transformé la noblesse russe en bourgeoisie ». 38. Voir sur ce point, VENTCBI, op. cit., tome 1, pp. 89-90. 39. Lettre à Gogol, juillet 1847, op. cit., p. 587 : s Aujourd'hui les questions nationales les plus actuelles, les plus brûlantes sont en Russie r l'abolition du servage, la suppression des châtiments corporels, l'application, aussi stricte que possible, ne fut-ce que des lois existantes i . 40. Inversement Cemyievskij écrivit en parlant de Herzen et de Bielinskij : « C'était la première fois que la vie intellectuelle de notre pays produisait des hommes qui furent les égaux, et non les satellites, des penseurs de l'Europe ». On ne doit pas croire pour autant à une relève sans problèmes de la vieille intelligentzia par les démocrates révolutionnaires des années 1860. Ôernycevskij et d'autres reprochent à Herzen d'avoir écrit ses fameuses lettres à Alexandre H, qui semblaient croire à la possibilité d'une solution du problème paysan par l'autocratie tsariste. De même les relations entre Marx et Herzen ne sont pas bonnes (Herzen pense que c'est Marx qui est à l'origine des bruits qui courent dans la presse anglaise, sur le rôle de Bakunin comme agent tsariste).
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première fois dans la 1" Internationale. Herzen symbolise, mieux qu'aucun membre de l'intelligentzia jusque-là, l'union du problème paysan et du problème ouvrier qu'il connaît bien pour avoir vécu longtemps en exil. Le rôle de Herzen dans le domaine qui nous occupe est fondamental, parce que c'est lui qui cristallise les idées, jusque-là diffuses, sur le socialisme paysan, sur la commune agraire, sur le rôle de la Russie révolutionnaire dans le monde. C'est à partir de Herzen qu'une conception du développement économique fondé sur le développement paysan va se polariser, en se débarrassant « d'incidentes » telles que certaines idées de Pestel et de Bielinskij, et va bientôt s'exprimer sous la plume de Cernicevskij, de Dobrol'jubov, et de Pisarev. Il vaut la peine de laisser parler Herzen : « La Russie est restée dans l'ignorance des trois fléaux qui ont retardé le développement de l'Ouest : le catholicisme, la loi romaine et le gouvernement de la bourgeoisie. Cela doit simplifier le problème. Vous et nous devons nous unir dans la révolution qui vient. C'est la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire que nous traversions les marais que vous avez traversés ; il n'est pas nécessaire que nous épuisions nos forces dans le crépuscule de (vos) formes politiques... Il n'y a pas de raison que nous recommencions l'histoire épique de votre émancipation, au cours de laquelle votre route s'est encombrée d'une telle quantité de monuments du passé qu'il vous est difficile de faire un seul pas en avant. Vos peines et vos souffrances sont nos leçons. L'histoire est très injuste. Au lieu d'os rongés, les derniers venus se voient octroyer la préséance (à la table) de l'expérience. Tout le développement de l'humanité n'est rien d'autre (qu'une expression de) l'ingratitude chronologique » 4 1 . Dans son ouvrage, Le peuple russe et le socialisme, écrit en 1852 en réponse à certains jugements de Michelet sur la Russie, il commence par pousser le cri du cœur de l'intelligentzia russe 42 : « Comme s'il y avait d'autres études, d'autres questions sérieuses au 19* siècle, que la question communiste, que la question du partage des terres ! ». Et il poursuit 43 : « La commune a sauvé l'homme du peuple de la barbarie mongole et du tsarisme civilisateur, des seigneurs vernis à l'européenne et de la bureaucratie allemande ; l'organisme communal a résisté, quoique fortement atteint, aux empiétements du pouvoir ; il s'est heureusement conservé jusqu'au développement du socialisme en Europe. Pour la Russie c'est là un fait providentiel... Maintenant vous pouvez apprécier, Monsieur, quel bonheur c'est pour la Russie... d'être restée en dehors de tout mouvement politique, en dehors même de la civilisation européenne qui, nécessairement, lui aurait miné sa commune, et qui aujourd'hui ellemême arrive par le socialisme à sa propre négation... L'Europe à son pre41. Cité par GEBSCHENKRON, op. cit., p. 168. 4 2 . HERZEN, op.
cit.,
p.
532.
43. HERZEN, op. cit., pp. 538, 541-542.
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mier pas dans la révolution sociale, rencontre ce peuple qui lui apporte une réalisation rudimentaire, demi-sauvage, mais enfin une réalisation quelconque, du partage continuel des terres parmi les ouvriers agricoles. Et notez, Monsieur, que ce grand exemple ne vient point de la Russie civilisée, mais bien du peuple lui-même, de sa vie intérieure. Nous autres, Russes, passés par la civilisation occidentale, nous ne sommes tout au plus qu'un moyen, qu'un levain, que des truchements entre le peuple russe et l'Europe révolutionnaire. L'homme de la Russie future, c'est le moujik, comme l'homme de la France régénérée sera l'ouvrier » 4 4 . Herzen est un moment décisif de l'intelligentzia parce que, le premier, il pose avec une grande netteté les trois thèmes qui vont ensuite dominer la vie de l'idéologie russe, jusqu'en 1914, et même, sur certains points, au-delà : 1. Ce qu'on peut appeler le thème des étapes historiques : les pays qui arrivent tard sur la scène de l'histoire peuvent sauter certaines étapes en tirant les leçons de l'expérience des autres peuples 4 5 . Trente ans plus tard le débat entre les populistes et les marxistes s'articulera autour du problème central de savoir si la Russie doit ou non passer par la phase capitaliste. 2. Le thème de la commune rurale russe devenant le foyer d'un socialisme original. On observera qu'Herzen ne parle pas de cette commune comme en parlerait un économiste. Son analyse est celle d'un homme politique, ou d'un poète. Bien qu'il soit conscient du fait que la survivance de la commune est en partie le résultat du retard économique, il a tendance à insister sur les côtés positifs de la commune et du moujik. Il sera l'un des inspirateurs de ce romantisme économique que Lénine reprochera aux populistes plus tard, entendant par là la tendance à idéaliser la commune et la paysannerie russes au mépris des faits. 3. Les deux premiers thèmes conduisent logiquement Herzen à l'affirmation que le peuple russe a une mission révolutionnaire à remplir, qui dépasse les frontières de la Russie.
44. Ce texte pourrait faire penser que Herzen partage totalement le mysticisme des slavophiles à l'égard de la commune agraire. Il n'en est rien comme le montre un texte de Herzen cité par V E N T U R I (op. cit., p. 38). Herzen y souligne que l'absence de prolétariat agricole, la commune agraire, sont de bonnes choses, mais qui proviennent en partie de l'absence de développement économique. 11 n'y a pas lieu de crier au miracle, comme les slavophiles. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le serf n'ait pas acquis le sens de la propriété quand ni sa femme, ni son fils, ni sa fille, ne lui appartiennent ? Quelle signification donner à ce que possède un esclave ? Pour Herzen, la longue survivance de la commune agraire est une chance, à condition qu'on considère le germe socialiste qu'elle contient, et qu'on la sépare de ce qui, historiquement, lui est lié : le servage. 45. Hegel, le maître à penser de Herzen, aurait ici renié son disciple. Il était persuadé (voir la Raison dans l'histoire), qu'aucun peuple, jamais ni nulle part, n'a su tirer parti de l'expérience des autres peuples. 3
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SECTION II. LES DEMOCRATES
REVOLUTIONNAIRES
L'abolition du servage est une date importante dans l'histoire idéologique de la Russie, parce qu'elle coïncide avec (et amplifie) l'apparition d'un nouveau type d'intellectuel, issu d'autres couches sociales que la noblesse : le négoce, la petite bourgeoisie urbaine, le bas-clergé, ce qu'on pourrait appeler le prolétariat nobiliaire, et même la paysannerie. Ces intellectuels se sont « radicalisés », sur le plan politique, par rapport à l'ancienne intelligentzia. Us ne partagent plus les croyances qu'a encore nourries un Herzen, par exemple, dans la possibilité d'une révolution par en haut, en la personne du tsar. Il est significatif que Cernycevskij et ses amis, dans leur revue « Le Contemporain » de mars 1861, passent sous silence l'oukaze de l'abolition du servage ; bien entendu, ce n'est pas manque d'intérêt. C'est volonté de montrer par ce silence qu'ils n'attendent rien du tsarisme. Cette nouvelle couche de l'intelligentzia est la première qui cherche à établir le contact politique avec la paysannerie et à l'organiser. Dans une proclamation clandestine qui sera d'ailleurs interceptée par la police et ne sera pas diffusée, Cernycevskij, après l'abolition du servage, avertit les paysans qu'ils n'ont rien à attendre de l'oukaze impérial, et qu'ils doivent s'organiser clandestinement en attendant le signal de la révolte générale qui viendra de la ville. 1.
Cernycevskij.
CERNYCEVSKIJ (1828-1889), fils d'un archiprêtre, est la figure dominante de l'intelligentzia nouvelle. Il passera des dizaines d'années de sa vie au bagne ou en déportation. Son roman Que faire (1863) a formé des générations entières de Russes. Mais Cernycevskij est probablement plus important comme économiste. Ses écrits économiques — en particulier ses critiques d'un certain nombre d'économistes occidentaux comme Carey ou J.S. Mill — sont nombreux ; malheureusement la plupart n'ont pas été traduits en français 4 6 . En tant qu'économiste, c'est-à-dire avec des arguments d'économiste, il reprend, précise ou corrige certains thèmes fondamentaux qu'Herzen avait avancés en tant que philosophe et que poète de la vie sociale. Cernycevskij est l'un des premiers à avancer l'idée que la Russie est sur le point d'entrer dans l'ère de l'industrialisation, de l'accumulation du capital, du développement de la loi du marché. Avec Cernycevskij, l'indus46. H existe une très vieille traduction de L'économie politique jugée par la science — Critique des principes Séconomie politique de J. Stuart Miïl, Bruxelles, Brismée, 1874 (T. 1 seul paru). Malheureusement nous n'avons pas pu nous la procurer. Une traduction italienne des Principes de M a x annoté par Cemyfevskij existe à la Bibliothèque Nationale (R. 24-323-2).
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trialisation n'est plus l'objet d'un débat théorique, c'est un fait, un processus qui pénètre rapidement la vie économique russe. Cernycevskij est averti des répercussions que la construction des premiers chemins de fer vont avoir sur la vie paysanne, sur le prix du grain, sur le commerce extérieur. Mais Cernycevskij n'est pourtant pas un « industrialiste » au sens occidental du terme. Il ne considère pas que l'industrialisation, en particulier la mise en place d'une grande industrie, soit souhaitable en soi. L'association de l'agriculture et de l'industrie à laquelle il songe est une association de caractère local ou régional, réunissant dans un même ensemble économique de grandes unités agricoles et de petites unités industrielles. Au surplus, Cernycevskij pense qu'au fur et à mesure de l'industrialisation, mais assez rapidement, les capitaux nouvellement formés trouveront de moins en moins d'application dans l'industrie et le commerce, et de plus en plus dans l'agriculture. Nous retrouverons ce thème, amplifié, chez Pisarev. Il préfigure le thème de la « production populaire » qui va plus tard opposer Lénine et les populistes. D'une façon générale, il semble que nombreux soient alors les intellectuels russes qui aient considéré la grande ville moderne industrielle non seulement comme un mal (social, moral...), mais aussi comme un mal très provisoire, comme une sorte d'étape logique hégélienne devant être rapidement dépassée. En ce qui concerne la commune agraire, bien que la conclusion de Cernycevskij rejoigne celle de Herzen : il faut garder la commune, son analyse gagne en précision et corrige Herzen sur des points importants. Cette analyse, Cernycevskij l'a abordée à de nombreuses reprises dans des articles de revue (De la propriété foncière en 1857, Activité économique et législation en 1859, La superstition et les règles de la logique...). Nous prendrons comme exemple de cette analyse son article Critique des préventions philosophiques contre la possession communale du sol, paru en 1858 47 . Cernycevskij commence par rejeter tout mysticisme de la commune 48 : « Avant que la question de la communauté eût acquis une importance pratique en raison des changements qui ont commencé à être apportés aux rapports à la campagne 49 , la communauté russe était l'objet d'un orgueil mystique de la part des admirateurs exclusifs de tout ce qui est russe. Ils s'imaginaient qu'il n'existait rien de semblable à notre organisation communale chez les autres peuples ; qu'elle devait donc être considérée comme une particularité innée de la race russe ou slave, tout comme nos pommettes plus larges que chez les autres européens, ou notre langue qui dit " mouj " et non " Mensch homo ou homme, et qui possède sept cas, alors que le latin n'en a que six et le grec cinq ! Enfin la science impartiale a montré que le régime de la possession communale du sol, tel qu'il existe actuelle47. Voir ¿EBNYCEVSKIJ, Textes philosophiques choisis, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1957. 48. Op. cit., p. 190. 49. ÔemySevskij fait allusion à l'agitation qui commence pour l'abolition du servage.
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ment chez nous, se retrouve chez bien d'autres peuples restés à un stade voisin de l'état patriarcal ; il a existé de même chez tous les autres peuples quand ils en étaient à ce même stade... Nous ne pouvons considérer la possession communale comme une particularité innée de notre peupleNous n'avons pas davantage à nous enorgueillir d'avoir conservé des vestiges d'une antiquité archaïque, car on ne doit jamais tirer fierté de ce qui est ancien, sa conservation témoignant uniquement d'une évolution historique plus lente et paresseuse. Le maintien de la possession communale du sol, qui a disparu chez les autres peuples, prouve seulement que nous avons vécu beaucoup moins qu'eux ». Après cette démystification de la commune agraire d'inspiration antislavophile, Cernycevskij va-t-il se rallier à la propriété privée du sol qui représente à ses yeux l'étape historique ayant permis de progresser par rapport à la communauté primitive ? Non, car la propriété privée du sol est, elle aussi, une forme historique en voie d'être dépassée 5 0 : « L'activité industrielle et commerciale s'intensifie et entraîne un développement considérable de la spéculation ; celle-ci, après s'être étendue à toutes les autres branches de l'économie nationale, gagne la plus vaste et la plus importante de toutes : l'agriculture. Auparavant la terre était à celui qui la cultivait, dépensait son capital à l'améliorer (petits propriétaires cultivant leur terre de leurs propres mains ; emphytéose et métayage héréditaire, avec ou sans servage) ; mais voici qu'un nouveau système est apparu : celui du fermage par contrat ; avec lui la rente qui s'élève, grâce aux améliorations apportées par le fermier, passe aux mains d'une autre personne qui ne contribue en rien, ou contribue dans une mesure insignifiante, à améliorer le sol par son capital, mais bénéficie de tout le profit procuré par les améliorations. Ainsi la propriété privée de la terre cesse d'être un moyen de compenser le capital consacré à améliorer le sol. Par ailleurs la culture de la terre commence à exiger des capitaux qui dépassent la possibilité de la plupart des cultivateurs ; l'exploitation agricole prend des proportions qui excèdent de beaucoup les forces d'une seule famille ; l'étendue des terrains cultivés exclut également (sous la propriété privée) l'immense majorité des cultivateurs d'une participation aux bénéfices que procure la gestion de l'exploitation et ils se transforment en salariés. Ces changements font disparaître des raisons de préférer la propriété foncière privée à la possession communale. Celle-ci devient l'unique moyen d'assurer à la grande majorité des cultivateurs leur part des fruits que fournit la terre en contrepartie des améliorations produites par le travail. La possession communale du sol devient ainsi indispensable non seulement au bien-être de la classe agricole, mais aussi aux progrès de l'agriculture : elle apparaît comme le seul moyen raisonnable et complet de concilier l'avantage du 50. ÈerQycevskij précise qu'il ne cherche pas à savoir, dans le cadre de cet article, si elle est déjà dépassée en Russie.
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cultivateur avec l'amélioration de la terre, et les méthodes de production avec un travail consciencieux, sans quoi une production pleinement satisfaisante est impossible » 51. Dans ce texte, Cernycevskij prend la défense de la commune rurale, non plus sur la base d'arguments d'ordre moral ou national, mais sur la base d'une analyse économique combinant ce qui, aux yeux de Cernycevskij, représente à la fois les exigences de la technique, celles de l'investissement, et celles du bien-être paysan dans une agriculture qui se modernise. Cernycevskij est très en avance sur son temps et sur les conditions de son pays, lorsqu'il cherche à démontrer non seulement que la grande propriété seigneuriale est dépassée (cela lui est relativement facile), mais même que l'agriculture capitaliste elle-même ne constitue pas une solution d'avenir parce qu'elle n'amène l'aisance à quelques paysans qu'au prix de la prolétarisation des autres. Mais s'il n'y a pas lieu de s'enorgueillir de l'antique commune rurale et si pourtant la propriété privée n'est pas la solution de l'avenir, comment Cernycevskij va-t-il se tirer de cette contradiction ? C'est ici qu'il faut se souvenir de l'hegelianisme de l'intelligentzia russe, auquel Cernycevskij va donner une résonance presque marxiste avant la lettre (Marx lit Cernycevskij Cernycevskij 52 , ne connaît pas Marx). « Partout, écrit mais Cernycevskij le degré supérieur du développement apparaît, quant à sa forme, comme un retour à la forme primitive qui avait été remplacée au degré intermédiaire de l'évolution par son contraire ; partout un développement très poussé du contenu entraîne la restauration de la forme rejetée à un degré moins avancé de développement ». Il reste encore à Cernycevskij à surmonter une objection : si l'on admet ce développement hegelien à trois phases (thèse, antithèse, synthèse), un pays qui, comme la Russie, en est à la première phase ne doit-il pas nécessairement passer par la seconde phase avant que l'on puisse envisager le retour à la communauté agraire ? Cernycevskij répond catégoriquement par la négative, en développant longuement une sorte de théorie de l'accélération de l'histoire (théorie qu'il étend d'ailleurs aux phénomènes naturels et aux phénomènes de la vie individuelle des hommes). Voici quelles sont les conclusions qu'il tire lui-même de son analyse 53 : « 1. Quand un phénomène social a atteint chez un peuple un haut degré de développement, un autre peuple, plus retardataire, peut atteindre à son tour ce même degré beaucoup plus vite que ne l'avait fait le peuple plus avancé... 2. Cette accélération se réalise grâce à l'entrée en contact du peuple retardataire avec le peuple plus avancé... 3. Cette accélération con51. Op. cit., pp. 208-209. 52. Op. cit., p. 207. Ce n'est pas le lieu ici de montrer en quoi (dans la formulation, l'absolutisme de la thèse) ¿ernyievslcij se distingue de Marx. Le parallélisme de la direction de recherche est cependant frappant. 53. Op. cit., p. 221.
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siste en ceci que chez un peuple retardataire le déroulement d'un phénomène social s'accomplit, sous l'influence d'un peuple plus avancé, en sautant les degrés intermédiaires, en passant du degré inférieur au degré supérieur... 4. De fait de ce déroulement accéléré de l'évolution, la vie d'un peuple autrefois retardataire et qui profite de l'expérience et de la science d'un peuple plus avancé, enjambe les degrés intermédiaires, qui n'ont plus qu'une existence théorique, comme moments logiques, sans se réaliser effectivement... 5. Si même ces degrés intermédiaires parviennent à se réaliser effectivement, ce n'est plus que dans une mesure infime et avec un effet pratique encore plus insignifiant •». On retrouve là, amplifiée et précisée, une des thèses les plus importantes de Herzen. Elle sera plus tard au cœur de la discussion entre marxistes et populistes. II. Pisareo. PISAREV (1840-1868) venait d'une famille noble ruinée. Ce fut un des révolutionnaires les plus conséquents et les plus audacieux de son temps 54 . Arrêté en 1862, il ne fut libéré qu'en 1866, et c'est dans une casemate de la forteresse Pierre-et-Paul qu'il a écrit la majeure partie de son œuvre. Gerschenkron56 dit de Pisarev qu'il est un partisan du développement industriel (renouant en quelque sorte avec le « bourgeoisisme » de Bielinskij), et l'avocat d'un « capitalisme éclairé ». Nous aurons l'occasion de revenir sur la position de Pisarev à l'égard du développement économique. Le « capitalisme éclairé » de Pisarev résulte, pour Gerschenkron, du rôle que Pisarev attribue à l'instruction et l'éducation dans l'évolution pacifique de la société. Pisarev pensait que la division du travail manuel et intellectuel donnait aux détenteurs du monopole des idées, un pouvoir de domination sur les masses, et que ces dernières pourraient contester ce pouvoir en s'instruisant et en s'éduquant. Il pensait en outre qu'un capitaliste « éclairé » cesserait d'être un « suceur de sang » pour devenir, non un philanthrope, mais un leader du travail populaire, c'est-à-dire un homme mille fois plus utile qu'un philanthrope. Pisarev pensait enfin qu'une ferme ou une usine bien conduites étaient la meilleure école pour le peuple. La position de Pisarev à l'égard du capitalisme est donc loin d'être négative 56 . Cela ne suffit pas
54. C'est lui, dit-on, que Turgeniev peignit (d'un pinceau assez malveillant), sous les traits du révolutionnaire Bazarov. Pisarev écrit avec humour, parlant de ce héros de roman : « Turgeniev, chose évidente, manquait de documentation pour faire une peinture plus achevée de son héros ». 5 5 . GERSCHENKRON, op. cit., pp. 1 7 5 - 1 7 7 . Pour une thèse analogue, voir F R E D E R I C K C . B A R G H O O R N , O Some Russian Images of the West n, in The Transformation of Russian Society, p. 5 8 0 . 56. On a mille fois remarqué — et Gerschenkron lui-même — que le Marx du Manifeste ou le Lénine du « Développement du capitalisme en Russie » se livrent à une véritable apologie du capitalisme. En un sens très précis, c'est parfaitement exact. Le point intéressant à souligner, c'est que Pisarev et Marx donnent presque le même contenu à cette a apologie • du
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à en faire un partisan du capitalisme, même « éclairé ». Pour avoir une idée plus complète et plus précise de la position de Pisarev sur le capitalisme, il faut y ajouter sa dénonciation du « règne tyrannique du capital », son analyse de l'exploitation ouvrière, son apologie de la révolution sociale 57, ses attaques furieuses contre le libéralisme russe de son temps 58 . On pourrait presque dire, à l'inverse de Gerschenkron, que Pisarev est un des tout premiers exemples non pas de la dénonciation du capitalisme (elle est faite depuis longtemps en Russie, en termes généraux), mais de sa dénonciation « russifiée ». Il y a un point sur lequel Pisarev se sépare nettement de Cernycevskij : Pisarev n'est pas partisan de la communauté paysanne, et ne rattache pas la transformation socialiste de la société russe au sort de cette communauté. De ce point de vue, Pisarev introduit un élément absolument nouveau dans l'idéologie russe, dont nous verrons quel développement il prendra. Quant aux attitudes de Cernycevskij et de Pisarev en face du développement économique, elles sont peut-être moins contrastées que ne le pense Gerschenkron. Il n'est pas exact que Cernycevskij soit indifférent au développement économique, mais il est exact que ce développement n'est envisagé par lui qu'en fonction du problème paysan. Il est exact que chez Pisarev les références au développement économique agricole et industriel deviennent beaucoup plus nombreuses que chez Cernycevskij, mais il n'est pas exact que Pisarev soit un industrialiste de type occidental. Les vues de Pisarev sur le développement industriel comportent un certain nombre de restrictions expresses, qui sont le soubassement d'une sorte « d'agro-industrialisme », d'ailleurs en germe chez Cernycevskij. On peut résumer les traits principaux de cet « agro-industrialisme » à partir de « L'essai sur l'histoire du travail » de Pisarev, publié en 1863 59. Voyons d'abord l'industrialisme de Pisarev. Il revêt des formes multiples. Pisarev est un ferme partisan du progrès technique et de la science. L'un et l'autre supposent, pour se développer, des marchés, la division du travail, des moyens de transport modernes, la ville, c'est-à-dire, à tous égards, l'industrie qui offre un marché aux produits de la campagne, qui l'équipe, qui capitalisme : le rôle d u régime comme facteur de progrès, Pisarev insistant surtout sur l'aspect technique, et Marx y ajoutant une dimension économique (il est, de ce point de vue, encore plus s capitaliste éclairé » que Pisarev). 57. L'évolution pacifique vers le socialisme (et non l'évolution pacifique du capitalisme, comme le suggère Gerschenkron) n'est qu'une des thèses de Pisarev : l'autre, c'est la prise révolutionnaire du pouvoir. 58. « Le premier devoir du libéral, écrit Pisarev, est, comme on le sait, de déclarer, par tous les traits de sa physionomie, par toutes ses paroles et tout son extérieur, l'apparence de ses actes, constamment et à chaque instant, son ardent et infini dévouement aux grandes idées et aux intérêts qui suscitent en lui presque les mêmes sentiments qu'un insecticide suscite dans une punaise... Les libéraux, de toute façon, par des voies directes ou indirectes, à l'aide d'infinies délicatesses ou sans icelles... finissent néanmoins par rêver au régime de la matraque i . 59. Dans D M X T B I P I S A R E V , Choix D*articles philosophiques et politiques, Ed. en langues étrangères, Moscou.
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élève les exigences de l'instruction, qui construit les moyens de transports, et qui permet de progresser dans la voie de la libération sociale Pisarev trace un sombre tableau, technique, économique et social, d'une agriculture laissée à ses propres forces ou d'un pays qui se fie à son agriculture pour prospérer. « Où la population est disséminée sur une grande étendue de terre, où les habitants sont obligés, bon gré mal gré, de se procurer du blé par les procédés primitifs d'une agriculture à l'état rudimentaire, où les occupations sont uniformes, il ne saurait y avoir échange des produits, parce qu'il n'y a rien à échanger ; il ne saurait non plus y avoir de voies de communication, parce qu'il n'y a rien à transporter, nulle part et sous aucun prétexte ; il ne saurait y avoir là d'échange vivant d'idées, les idées d'une telle société étant aussi uniformes que ses produits matériels... 61 . Les panégyristes du commerce avec l'étranger recommandent aux pays où l'activité manufacturière est peu développée, d'exporter les produits bruts et de les échanger contre du drap étranger, des tissus de soie et de coton, des instruments d'acier et toutes autres fabrications... Les panégyristes démontrent que cela doit toujours se faire ainsi, parce que certains Etats doivent être essentiellement agricoles, d'autres industriels... Exporter les produits bruts revient à enlever les couches supérieures de la terre et les expédier par delà la mer... Expédier le produit à l'étranger, c'est renoncer à l'engrais... L'agriculture ne prospère que dans les pays où tout le produit brut est transformé et consommé sur place. Or cela n'est possible que dans la diversité des occupations et le développement de l'industrie permettant aux hommes de se resserrer en groupes et d'organiser une multitude de petits centres. L'agriculture va bien en Angleterre, mieux encore en Belgique et en Allemagne du Nord, c'est-à-dire justement dans les pays où l'activité manufacturière est plus développée6Z. L'agriculture va mal en Russie, en Turquie, dans les Etats méridionaux d'Amérique, c'est-à-dire dans les pays justement que les savants condamnent à un rôle exclusivement agraire. Il suit de là qu'un pays essentiellement agricole, et qui pratique l'agriculture avec succès, n'est qu'un mythe pur et simple... 6 3 . (Dans les Etats esclavagistes d'Amérique) les produits bruts étaient exportés vers l'Angleterre parce qu'il n'y avait pas de manufactures sur place, et il n'y en avait pas parce que l'esprit d'entreprise manquait ; or l'esprit d'entreprise est impossible dans un pays où la majorité des habitants travaillent à leur corps défendant, et où la minorité dépense ses revenus 60. PISAREV, op. cit., pp. 206-207 : « Là où tout le monde laboure la terre, la personne du travailleur est inexistante... Les premiers indices de l'autonomie à l'égard des féodaux se manifestent parmi les artisans ; ils forment des communes et s'élèvent contre les évêques et les barons ; c'est parmi eux que se recrute le fameux Tiers-Etat, et pendant ce temps les cultivateurs supportent encore le poids de la corvée et de toutes sortes d'exactions ». 61. Op. cit., p. 247. 62. A. Smith avait déjà fait cette observation. 63. Op. cit., pp. 232-233.
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sans fournir le moindre effort. Par conséquent, l'esclavage et l'épuisement du sol forment u n cercle magique dont les Etats du sud n'arrivent pas à se tirer » 6 i . Pisarev en arrive très logiquement à se rebeller contre l'impérialisme industrialiste de l'Angleterre, et à préconiser une localisation des voies de communication et des moyens de transport adaptée au commerce intérieur et non à l'exportation des richesses du pays vers l'étranger. Il faut ici souligner que le souci de Pisarev de protéger l'économie nationale contre l'étranger est un élément très nouveau par rapport à Cernycevskij et à d'autres membres de l'intelligentzia. Pour Cernycevskij, par exemple, le libéralisme extérieur manchestérien est le 3 e terme d'une trilogie hégélienne : libéralisme primitif, protectionnisme, libéralisme moderne. Il faudra, après Pisarev, attendre Nikolaï-on et d'autres populistes pour qu'on entende à nouveau parler de la vocation agricole de la Russie, « en raison des données géographiques ». La position de Pisarev se démarque aussi d'un protectionnisme de type listien. Il est dans l'intérêt de l'agriculture elle-même de se tourner pour l'essentiel vers le marché intérieur, parce que c'est la condition d'une agriculture diversifiée qui n'épuise pas le sol, et au contraire le régénère (assolements complexes), et occupe à plein temps la population rurale, alors que l'exportation de blé est le signe d'une agriculture pauvre et dépendante. Voilà, à grands traits, l'industrialisme d e Pisarev. Mais il convient tout de suite d'ajouter deux précisions. La première est que l'industrialisme de Pisarev ne signifie nullement indifférence à l'égard de l'agriculture, comme on peut d'ailleurs déjà le voir sur la base des textes cités plus haut. E n fait Pisarev souligne expressément que si l'agriculture ne peut prospérer sans la présence d'une industrie qui l'équipe et lui offre des débouchés variés, inversement l'industrie doit reposer sur une agriculture prospère, ce qui dans l'esprit de Pisarev implique d'ailleurs un agriculteur prospère, c'est-à-dire la disparition du régime seigneurial à la campagne. Au surplus il précise que la prospérité de l'agriculture est une condition indispensable d'amélioration du niveau de vie de l'ensemble du peuple, y compris les ouvriers des villes 65 . La deuxième précision est que l'industrie de Pisarev n'est pas n'importe quelle industrie, mais une industrie étroitement définie. Pisarev est contre la grande ville, la ville qui concentre en elle toute l'industrie, et qui fait le vide autour d'elle dans les campagnes. Il applique à l'analyse du marché intérieure exactement la même méthode que celle qu'il a employée pour les relations entre nations. Le type de liaison agriculture-industrie que défend 64. Op. cit., p. 180. Ce cercle magique évoque irrésistiblement les cercles vicieux de la théorie contemporaine. 65. Pisarev croit beaucoup à ce qu'il appelle s l'agriculture rationnelle », c'est-à-dire au progrès agricole réalisé & partir des découvertes de la science. Il rejoint ici Òemyievskij pour dénoncer avec violence le malthusianisme de... Malthus et de J.S. Mil].
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Pisarev est une liaison non seulement économique, mais spatiale66. C'est au niveau des localités rurales et des petites villes que l'industrie et l'agriculture doivent fusionner. Assez curieusement, Pisarev pense que le développement de moyens de transport modernes, loin de favoriser la concentration géographique de l'industrie, va favoriser sa dissémination. Son « modèle » de réseau de transports s'adapte parfaitement à la liaison agriculture-industrie proposée : ce qu'il faut, ce ne sont pas des moyens de transport à grande distance, ce sont des réseaux locaux denses et, pour ainsi dire, «populaires». « L e s économistes, écrit PISAREV®7, et tous ceux dont le cœur saigne pour le bien public, ne feraient pas mal de temps en temps de reporter leur attention éclairée, des grandes et belles lignes de chemin de fer sur des objets subalternes et plats que l'on appelle dans le peuple les sales bourgades. C'est là que réside justement toute la puissance des voies de communication, puissance qui au moins est capable de faire vivre et d'habiller le moujik, de lui faire entendre raison, de faire de lui un homme utile et pourvu de tout le nécessaire ». Pisarev lui-même nous explique comment il conçoit le développement économique : « Au début, les voies de communication facilitent le transport, mais plus tard elles débarrassent peu à peu le producteur de la nécessité de transporter ses produits. « Cette dernière pensée peut paraître paradoxale, mais il n'est pas difficile de se rendre compte qu'elle n'a rien de factice. Tout perfectionnement dans les voies de communication transmet, nous l'avons vu, entre les mains du producteur une partie des bénéfices qui allaient précédemment aux 66. C'est un thème important du xix* siècle. Qu'on relise ce qu'écrivait le vieux révolutionnaire allemand A. BEBEL, à la fin du siècle encore : « Personne ne considérera comme un phénomène sain la formation de grandes villes à laquelle nous assistons aujourd'hui... Ces concentrations humaines nécessaires dans l'évolution actuelle et qui forment en quelque sorte les centres de la révolution ont, dans la nouvelle société (socialiste), achevé de remplir leur rôle. Leur dispersion graduelle est nécessaire, et l'on verra désormais la population quitter les grandes villes pour les campagnes, y former de nouvelles communes correspondant à la situation nouvelle et y joindre l'activité industrielle à l'agriculture... (souligné par Bebel). L'exode commencera, la vie connaîtra les avantages de la grande ville sans ses inconvénients... La population rurale prendra part aux activités industrielles, la population ouvrière à l'agriculture et à l'horticulture... Grâce à la décentralisation de la population la contradiction existant aujourd'hui entre population des villes et population des campagnes disparaîtra également ». (La femme et le socialisme, Dietz Verlag, Berlin, 1964, 60* édition, pp. 460-62). On trouve des notations analogues chez KATJTSKY (La question agraire, V. Giard et Brière, Paris, 1900, p. 458). D'autres marxistes comme Lénine et Engels ont, eux aussi, abordé le problème de la grande ville (en le liant au problème de la suppression de l'opposition entre la ville et la campagne). Toutefois la façon dont ils abordent ce problème est différente de celle de Pisarev où même de Bebel. Tout en reconnaissant les maux de la grande ville, ils ne la condamnent pas en tant que telle : ils veulent l'aménager, non la supprimer car elle constitue, dit Lénine, un élément de progrès. On peut consulter sur ce point LÉNINE, Œuvres complètes, tome IV, Editions Sociales Internationales, Paris 1929, (La question agraire et les critiques de Marx, pp. 236 et suivantes). Voir également F. ENGELS, La question du logement, Editions Sociales, Paris, pp. 57-58 et pp. 101-102. 67. Op. cit., p. 231.
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intermédiaires, c'est-à-dire à la classe des marchands ®8. Lorsqu'un de ces derniers s'enrichissait, il employait sa richesse à étendre les opérations commerciales, ou à satisfaire les lubies qui apparaissent tout naturellement chez l'homme nanti. Dans le premier cas, la domination du marchand sur les producteurs, les consommateurs et les petits commerçants, devenait d'autant plus irrésistible que la quantité de capitaux mis en circulation augmentait. Il n'y avait certes dans l'accroissement de cette domination rien de réconfortant ni pour la société entière, ni pour la masse des travailleurs. Dans le second cas, le marchand dépensait sa richesse dans de grands centres commerciaux et industriels du pays. C'est ainsi qu'augmentait la force d'attraction de ces centres qui, de surcroît, drainaient du fond des provinces la meilleure part de leurs produits. En outre, ces dépenses de richesses encourageaient la fabrication des articles de luxe, fabrication inopportune et nuisible dans une société où la majorité des membres ont besoin du strict nécessaire. La situation se modifie entièrement quand les énormes bénéfices du marchand sont partagés entre les producteurs de façon que chacun d'eux reçoit un petit surplus. Ce surplus est employé pour faire face aux besoins de la consommation personnelle, ou pour perfectionner les instruments de production... « Quand le producteur est rassasié, vêtu et habite un logis sec, chaud et clair, il travaille davantage, plus volontiers et avec plus de succès. Sa santé s'améliore, la durée moyenne de sa vie augmente, les facultés de procréation s'accroissent, la société grandit et s'enrichit. La densité de population entraîne la variété des occupations, qui développe l'esprit d'entreprise et d'invention ; le mouvement des idées s'intensifie avec l'échange des produits, et la société, dans toutes ses couches, devient chaque année plus riche, plus active et plus heureuse. Il en va de même quand le producteur dépense son surplus à améliorer les instruments de travail, parce que cette amélioration entraîne, bien entendu, un accroissement du produit qui aboutit à une nouvelle amélioration et donne ainsi le signal d'un mouvement en avant toujours plus rapide. Ce mouvement est d'autant plus rapide que l'on dépense moins de travail et de temps pour le transport... 69. « Lorsque les producteurs accroissent le nombre des achats et des commandes, cet accroissement est bientôt repéré par les fabricants et les artisans... Le fournisseur qui reçoit constamment de nombreuses commandes d'un endroit tâchera naturellement de se rapprocher de cet endroit... Lorsque la vente avantageuse des produits agricoles, sans l'intermédiaire des marchands bienfaisants, a permis à tous les moujiks de se chausser humainement, le cordonnier a fait son apparition dans le village. Plus le 68. Pisarev attache une grande importance au parasitisme commercial, à la suite de Fourier qu'il connaît bien et qu'il suit sur beaucoup de points. C'est l'absence de moyens de communication faciles qui permet au commerçant d'imposer son monopole, de séparer le producteur de son marché. Fisaxev pense que le développement des voies de communication a pour effet de briser le monopole, et de mettre directement en contact le producteur et le consommateur. 69. Op. cit., pp. 227-229.
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paysan devient riche et plus nombreux sont dans le village les établissements de l'artisanat et du commerce ; il s'y forme un centre qui satisfait à tous les besoins des villageois ; le paysan nourrit l'artisan, et c'est ainsi qu'il écoule son blé ; l'artisan, lui, habille et „chausse le paysan, et c'est ainsi qu'il écoule son travail. Les produits bruts que l'on obtient sur place, y sont immédiatement transformés, consommés et restitués à la terre sous forme d'engrais. Le paysan n'a nul besoin de se rendre en ville ni pour vendre, ni pour acheter » 70... « Il faut une multitude de centres d'attraction locaux. Si une ville immense absorbe la majorité des forces industrielles d'un pays, les habitants se trouvent dépendre de ce centre commun... Aucun habitant ne prend le parti de fonder un établissement industriel hors du grand centre, parce qu'il ne peut compter sur la vente ; la population dispersée est contrainte de s'occuper exclusivement d'agriculture et épuise son sol par l'exportation incessante des produits bruts qui sont consommés au marché lointain et, par conséquent ne restituent aucun engrais » 71. « L'agriculture et l'industrie manufacturière qui se soutiennent mutuellement constituent les occupations naturelles et indispensables du peuple qui aspire à la prospérité. Tout ce qui détourne le peuple de ces occupations productives, tout ce qui rompt l'équilibre nécessaire entre l'agriculture et les manufactures, constitue une erreur et entraîne la pauvreté s> 72 . On voit que Pisarev est loin d'être un partisan aussi absolu de l'industrialisation que le présente Gerschenkron. L'idéal de Pisarev n'est pas la grande ville et la grande usine ; c'est l'association de l'agriculture et de l'artisanat ou de la petite industrie. Il se peut qu'il y ait là des réminiscences de lecture : grand admirateur de Fourier, il lui a peut-être emprunté sa vision d'un phalanstère où l'industrie moins « attrayante » que l'agriculture sert surtout à entretenir l'activité durant la morte-saison. Il partage certainement la prédilection de Fourier pour l'agriculture « savante » : le jardinage, les vergers, les productions agricoles délicates... Mais on se tromperait si l'on y voyait seulement la répétition des paroles du maître par un disciple. En réalité, pour Pisarev comme pour Cerriysevskij, et en dépit de nuances d'analyse, le problème fondamental reste le problème paysan. C'est pour augmenter le bien-être et l'ouverture d'esprit du paysan que l'industrie est nécessaire. C'est en fonction des besoins économiques et géographiques de l'agriculture, que l'industrie doit se construire. Pour 70. Op. cit., pp. 229-230. 71. Op. cit., p. 207. Cette liaison production-consommation-engrais sur laquelle Pisarev revient si souvent est probablement une réminiscence de la théorie du « circulus » de Pierre Leroux. C'est un argument que Bebel emploiera encore (op. cit., p. 457), de même que Kautsky (qui souligne néanmoins qu'une solution existe, imparfaite à ses yeux : l'engTais artificiel). On aurait tort de sourire. La contradiction entre les besoins en engrais humains de l'agriculture et les nécessités de l'hygiène dans les grandes villes, a été un grand problème du 19* siècle, dont Liebig s'est beaucoup préoccupé. 72. Op. cit., p. 260.
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Pisarev la grande industrie est une menace parce qu'elle sacrifie l'agriculteur et l'ouvrier, le peuple. Pisarev ne voit pas de contradiction entre son idéal de progrès technique et scientifique ininterrompu, et son modèle d'industrialisation autostoppée. Il ne se pose pas non plus le problème de savoir s'il est possible précisément de stopper l'industrialisation, de l'enfermer dans ce cadre villageois, d'éterniser le type d'équilibre agriculture-industrie qu'il considère comme le meilleur. L'analyse de Pisarev recèle incontestablement, de ce point de vue, un élément conservateur. Mais à l'époque où écrit Pisarev, et dans les conditions de la Russie d'alors, cet élément n'a pas l'importance qu'il revêtira plus tard lorsque l'industrie russe commencera à étouffer dans le carcan tsariste. III. Des démocrates révolutionnaires aux
populistes
Tel est, avec Cemysevskij et Pisarev, le point d'arrivée de l'intelligentzia russe révolutionnaire vers 1860. Leurs analyses représentaient une sorte de point d'équilibre entre le passé et l'avenir de la Russie. Il leur paraissait encore possible de concilier les intérêts de l'agriculture et de l'industrie, sur la base d'une solution radicale du problème paysan (ils considèrent l'abolition du servage et les conditions dans lesquelles elle s'est faite, comme la caricature d'une telle solution). Leurs écrits contiennent en germe un programme de développement agro-industriel de la Russie, qui aurait pu se développer et se préciser si les circonstances l'avaient permis. Mais le fragile équilibre des années 1861-63 est très vite détruit, dès 1863, sur le plan politique. Il est aussi détruit sur le plan économique, dans les 20 années qui suivent l'abolition d u servage. Disons d'abord quelques mots de l'évolution politique. De 1861 à 1863 les démocrates révolutionnaires ont cru qu'ils allaient pouvoir soulever la paysannerie contre l'autocratie, sur la base des aspirations à la terre et de l'insatisfaction profonde qui se fait jour dans les campagnes à la suite de la lecture du Manifeste de février 1861 (un peu partout des troubles agraires éclatent). En août 1862 se crée l'organisation « Terre et Liberté » avec un programme agraire d'ailleurs relativement modéré qui se radicalisera par la suite. Les démocrates révolutionnaires s'attendaient à une insurrection paysanne générale en 1863 (fin de la période de transition prévue par le Manifeste d'abolition du servage, et que nombre de paysans interprétaient comme la date à laquelle on leur remettrait gratuitement la terre). Ils pensaient que la désillusion inévitable engendrée par le contenu véritable de la réforme, entraînerait l'explosion. En fait cette explosion n'eut pas lieu. La rare communion qui se fit en 1861 autour du socialisme agraire et de la Commune n'a pas résisté, même dans un laps de temps aussi court, aux ferments de dissolution de la solidarité paysanne contenus dans le Manifeste. Le gouvernement réussit pour l'essentiel à faire appliquer sa réforme qui bouleverse la société
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paysanne et y entame un processus de différenciation sociale. En janvier 1863, l'insurrection polonaise est durement réprimée. La paysannerie russe n'ose pas bouger. 1863 marque l'ouverture d'un double processus marqué d'une part par le renforcement de la répression tsariste, d'autre part par l'évolution de la démocratie révolutionnaire, dépourvue d'assise paysanne, vers le terrorisme et le nihilisme. Les attentats commencent. Une longue période s'ouvre, au cours de laquelle l'intelligentzia paraît suspendre la recherche d'une base et d'un programme, recherche qui a marqué la vie intellectuelle russe de 1825 à 1860. Ceci n'est vrai que d'une manière générale. En 1864 encore, SernoSolov'evic se préoccupe d'élaborer un programme concret d'action économique (voir VENTURI, op. cit., T. 1, p. 441). Il pose notamment le problème des formes que doit revêtir l'intervention économique de l'Etat dans le développement de l'industrie et de l'agriculture. Il rejette aussi bien le vieil interventionnisme « autocratique » que le libéralisme économique occidental. En particulier, rejoignant une idée de Cernysevskij, il pense que l'aide de l'Etat (sous forme de crédit) est nécessaire pour permettre à la commune agraire d'organiser la modernisation de l'agriculture, mais que cette aide ne doit pas se transformer en une intervention étatique dans les affaires des paysans. C'est grâce à l'aliénation progressive de ses biens que l'Etat peut garantir le financement du développement économique. Serno-Solov'evic, un des créateurs de la première « Zemlia i Volia » considère que les problèmes économiques doivent être placés au centre des préoccupations de l'intelligentzia. Il écrit (VENTUBI, op. cit., T. 1, p. 464) : « Ou les économistes théologiens ont raison, ou ils ont tort. S'ils ont raison, pourquoi hurler contre eux ? Si l'Internationale ne peut rien créer, inclinonsnous devant la sagesse impotente des maîtres. S'ils ont tort, il faut faire soi-même de l'économie politique et rechercher la formule ». Dans les années 1860, Zukovskij qui est l'économiste de la revue Sovremennik, laquelle tente de continuer l'œuvre de Cernysevskij, se préoccupe du problème du développement économique. Il admet la nécessité de l'industrialisation de la Russie, mais il veut que cette industrialisation se fasse au profit de la paysannerie, non de la noblesse et des capitalistes (sur Zukovskij, voir VENTUBI, op. cit., vol. 1, p. 529 et 530). Dans les conditions de la pauvreté paysanne d'alors, la grande industrie n'a pas de sens : ni le paysan, ni l'ouvrier n'ont de quoi payer ses produits. Ce qu'il faut, c'est créer une vie industrielle dans le monde paysan lui-même. C'est la seule façon de donner une base solide à l'économie de la nation. L'Etat doit donner son appui financier à l'artisanat, à la petite industrie locale, aux coopératives. Zukovskij dénonce le prélèvement de 300 millions de roubles d'impôts effectué sur la paysannerie et qui ne servent pas au développement agricole, mais à soutenir les intérêts des classes dirigeantes. On voit que Zukovskij continue, en l'accentuant peut-être la ligne de
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pensée de Cernyiievskij et de Pisarev, en même temps qu'il annonce l'antiindustrialisme des populistes de la génération suivante. Mais ces tentatives d'analyse se font de plus en plus rares. Une partie importante de l'intelligentzia se détourne de la réflexion théorique, et proclame le primat de l'action sur la parole. A la fin de 1876 apparaît l'organisation « Zemlia i Volia » qui tente de fonder des colonies agraires. L'échec de la tentative conduit à la scission de 1879. La minorité fonde le « Partage noir », tandis que la majorité s'oriente vers le terromisme, « la Volonté du peuple ». L'exécution d'Alexandre II en mars 1881 déclenche la répression qui décime l'organisation terroriste. Il semble qu'on aboutit à une impasse totale de l'intelligentzia. C'est alors qu'en septembre 1883 un petit groupe membre de « Partage noir » (Plekhanov, Axelrod, Deutsch, V. Zaculic, Ignatov) rompt avec le populisme et fonde le groupe « Libération du travail » : c'est l'entrée en scène du marxisme, et c'est l'ouverture d'une nouvelle phase de l'intelligentzia russe. Sur le plan économique, il se produit de même au cours des années 60 et 70 un changement moins visible, plus lent, mais tout aussi important. Le début d'industrialisation qui intervient en Russie fait qu'il n'est plus possible de discuter dans l'abstrait de ce que devrait être l'industrialisation. Ce qu'elle est, la manière dont elle s'effectue, est désormais une réalité, et cette réalité entraîne une évolution très nette de l'intelligentzia vers l'antiindustrialisme. Lavrov est l'un des premiers à dénoncer le caractère « d'importation » du capitalisme en Russie. Il fait un parallèle entre la manière dont le capitalisme s'est développé en Europe, et dont il se développe en Russie. L'Europe n'est passée que graduellement au capitalisme, et ce caractère graduel lui a permis, d'un certain point de vue, d'être bénéfique pour la masse des travailleurs. Les transitions ont été ménagées. Au contraire le caractère importé du capitalisme russe et son insertion dans une économie retardataire lui ont conféré un élément de brutalité, et ont développé à l'extrême les traits les plus négatifs du capitalisme. Tkacev procède à l'analyse des premiers pas du capitalisme en Russie (voir VENTURI, op. cit., T. II, pp. 671-672). La commune agraire, dit-il, commence à se dissoudre. Une classe de koulaks commence à se former dans la paysannerie. Bon gré, mal gré, l'aristocratie foncière est obligée d'apporter des améliorations à son système agricole. Tout cela réunit les conditions de l'essor d'une bourgeoisie rurale et citadine. Tkacev en tire la conclusion que les chances du succès de la révolution diminuent, et qu'on ne peut plus attendre. Celle-ci n'est possible, en effet, que si l'on sauve la commune agraire, si l'on interrompt le développement du capitalisme. Tkacev personnifie déjà la contradiction que l'on retrouvera chez les populistes de la génération suivante : tout en observant lucidement les progrès du capitalisme russe, ils veulent croire qu'il n'est pas encore trop tard, qu'on peut sauver la commune agraire, c'est-à-dire la révolution.
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L'analyse de Plekhanov, encore dans sa phase populiste, reflète la même contradiction (voir V E N T U R I , op. cit., T . II, p. 1 0 6 7 et suivantes). Il commence par faire observer que, dans les conditions techniques de l'agriculture russe, on ne peut espérer un passage facile de la commune agraire traditionnelle à une agriculture collective moderne. L'agriculture extensive, la prédominance de la charrue, donnent au travail agricole un caractère individuel. Sur la base de cette technique, la division du travail est impossible, et les formes collectives de travail n'augmentent pas le rendement. Les paysans russes qui appliquent d'instinct le travail coopératif à l'artel (organisation artisanale ou industrielle paysanne), ne l'appliquent pas aux travaux agricoles. La socialisation du travail agricole suppose le passage à un degré supérieur de la technique agricole. Plekhanov est encore populiste en ce sens que la victoire du capitalisme en Russie ne lui apparaît pas comme inévitable. Toutefois, le côté pessimiste de l'analyse, déjà sensible chez Tkacev, s'accentue chez Plekhanov. L'oppression exercée par l'Etat sur le monde paysan rend de plus en plus difficile une évolution de la commune agraire vers l'agriculture collective moderne. D'une façon générale, l'opinion de Plekhanov est que l'Etat implante artificiellement le capitalisme en Russie. Les conclusions de Plekhanov sont qu'il devient impossible au populisme de pénétrer dans le monde paysan, que la commune survit plus comme un idéal que comme un fait, que le capitalisme se développe à l'ombre de la protection étatique. D'une analyse très similaire (quoique moins fouillée), Tkacev a tiré la conclusion qu'il faut se concentrer sur la lutte politique, et qu'une fois l'ennemi principal abattu (l'autocratie tsariste), le développement capitaliste de la Russie peut être arrêté. Plekhanov, lui, ne croit pas au coup de main, au terrorisme politique. Il met alors son espoir dans une œuvre d'éducation et d'organisation des travailleurs, dans la généralisation et l'amplification de leurs luttes revendicatives : à cet égard, il est le premier à souligner que le centre de gravité des problèmes économiques est en train de se déplacer de l'agriculture vers l'industrie. D'autres révolutionnaires de la « Volonté du peuple », comme Marozov et Tihomirov, développent l'analyse du rôle joué par l'Etat dans l'implantation du capitalisme russe, rôle fondé sur l'exploitation de la masse de la population au moyen des impôts. TIHOMIROV (La Russie politique et sociale, Paris 1886) emprunte à Marx la notion d'accumulation primitive. Kibal'cic, dans un écrit sur La révolution politique et le problème économique, se refuse à donner la prépondérance soit au facteur politique, soit au facteur économique. Il admet qu'il faut tenir compte de l'évolution économique de la Russie pour élaborer la stratégie révolutionnaire, mais il conserve l'espoir que le combat politique permette d'arrêter cette évolution économique. Nous retrouvons, sous une autre forme, la contradiction que l'on sentait déjà chez Tkacev, et que Kibal'cic cherche à surmonter par sa théorie des liens entre l'économique et le politique.
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Ce qui frappe dans ces analyses populistes de la période de 1870-80, c'est leur caractère de transition, et la transformation rapide qu'elles font subir aux thèses principales des démocrates révolutionnaires des années 1860. Au fur et à mesure que cette évolution se poursuit, on voit des doses de plus en plus importantes de marxisme pénétrer dans la pensée de l'intelligentzia. Mais les populistes ont, à l'égard du marxisme, une attitude complexe, faite à la fois d'acceptation et de refus. Cette complexité est un autre aspect de la contradiction interne du populisme des années 1870, contradiction qui va aboutir au clivage des années 1880 : conversion totale, d'une part, de Plekhanov et de son groupe au marxisme, et apparition d'un nouveau populisme anti-capitaliste et résolument orienté vers le sauvetage de la commune et la défense d'un socialisme purement paysan. Un texte de Plekhanov de 1884-85 met en relief de façon saisissante la différence d'attitude entre le marxisme russe naissant et le populisme (Nos controverses, op. cit., p. 139-140) : « Ni Bakunin, ni Tkacev, écrit Plekhanov, ne paraissent avoir réfléchi à la question de savoir si la commune existe parce que le peuple est « pénétré du principe de la possession communautaire du sol », ou s'il est « pénétré » de ce « principe », c'est-à-dire accoutumé à la commune, parce qu'il vit sous le régime de la possession collective de la terre... Il leur aurait fallu déplacer le centre de gravité de leur argumentation, la faire sortir du plan des dissertations sur « l'instinct » et l'idéal populaire, pour la transporter sur le plan de l'économie nationale. Il leur aurait fallu s'intéresser à l'histoire de la propriété foncière et, en général, au droit de propriété chez les peuples primitifs, à l'apparition et au développement progressif de l'individualisme parmi les tribus de chasseurs, de nomades et d'agriculteurs, ainsi qu'à l'influence politique aussi bien que sociale de ce nouveau principe, qui devient peu à peu prédominant. Ayant appliqué les résultats de leurs recherches à la Russie, ils auraient dû évaluer les facteurs de décomposition de la commune, facteurs dont l'importance croissante se fait sentir depuis l'abolition du servage. Cette évaluation les aurait logiquement amenés à essayer de définir la force et l'importance du principe individualiste dans l'économie de la commune agraire russe d'aujourd'hui. Puis comme l'importance de ce principe ne cesse d'augmenter sous l'influence de conditions hostiles au collectivisme, il leur aurait fallu calculer l'accélération que prend l'individualisme à mesure qu'il pénètre dans le droit et dans l'économie des communes. Ayant calculé, aussi précisément qu'il l'est permis en l'espèce l'ordre de grandeur de cette accélération, ils auraient passé à l'étude des propriétés et du développement de la force à l'aide de laquelle ils pensaient non seulement prévenir la victoire de l'individualisme, et non seulement ressusciter la commune agraire sous son aspect original, mais lui conférer une forme nouvelle, de type supérieur. Ceci aurait posé la question... de savoir si cette force sera l'effet de la vie interne de la commune, ou le résultat de l'évolution historique des conditions ambiantes. Dans le second 4
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cas, si la force qui nous intéresse se révélait purement extérieure à la commune, il leur aurait fallu se demander si des influences extérieures suffisent à réorganiser la vie économique, politique et sociale d'une classe. En ayant fini avec cette question, ils auraient dû s'attaquer immédiatement à une autre : où prendre le point d'application de cette force, dans le domaine des conditions de vie ou dans celui des habitudes mentales de notre paysannerie ? En conclusion, ils eussent dû démontrer que la force des partisans du socialisme augmente plus vite que celle de l'individualisme dans la vie économique russe. C'est seulement une fois ce point devenu au moins probable, qu'ils auraient pu prouver la probabilité de cette révolution sociale qui, dans leur opinion, ne se heurtera en Russie à " aucune " difficulté. A chacune de ces opérations, il leur aurait fallu envisager l'état de la société, non point sous le rapport statique, mais sous le rapport dynamique, " prendre " le peuple non pas " tel qu'il est mais tel qu'il devient, considérer la vie russe non comme un tableau immobile mais comme un processus se déroulant selon de certaines lois. Il leur aurait fallu recourir à l'outil dialectique dont Cernysevskij s'était déjà servi pour étudier la commune sous son aspect abstrait ». Les principaux populistes — Mihajlovskij, Voroncov, Nicolaï-on —, vont développer l'anti-industrialisme73. Voroncov (« V.V. ») publie en 1882 son livre sur « Le destin du capitalisme en Russie ». Le capitalisme ne peut pas s'implanter en Russie. Il demeurera ce qu'il est depuis sa naissance en Russie, « un hôte introduit pour ainsi dire par la force ». « Nous avons emprunté à l'Ouest, écrit-il, tous les attributs et instruments du capitalisme, mais non la production capitaliste elle-même ». La faiblesse du capitalisme russe est prouvée par le fait qu'il lui faut avoir recours au protectionnisme. Rien ne permet d'affirmer que l'agriculture soit résolument entrée dans la phase capitaliste de son développement. La loi de développement économique de la Russie n'est pas la même que la loi de développement de la société occidentale. Cela provient du fait que la Russie est entrée dans la voie du progrès après les autres pays. Il en résulte à la fois que la Russie peut emprunter à l'étranger ses techniques les plus modernes, et 73. Pour MIHAJLOVSKIJ, il s'agit d'un anti-industrialisme de fait, sinon d'intention. Il craint la grande industrie, il est favorable au progrès technique, et il ne sait guère comment concilier les deux, sinon en paroles. Il écrit (Œuvres, T. 2, 2 ' éd., pp. 102-103) : « On nous dira : impossible d'en rester éternellement à l'araire et à l'assolement triennal, avec des procédés antédiluviens pour la fabrication des caftans et des touloupes. Absolument 1 Mais il existe deux moyens de se tirer de cette difficulté. L'un, qui a l'approbation du point de vue de la pratique, est fort simple, et commode : élevez les tarifs, supprimez les communes, cela suffit ; une industrie va pousser à l'anglaise comme champignons après la pluie. Mais elle dévorera le travailleur ; elle l'expropriera. Il y a une autre issue, certes bien plus malaisée, mais solution facile ne signifie pas solution exacte. Cette autre issue consiste à développer les rapports de travail et de propriété déjà existants, quoique sous une forme extrêmement grossière et primitive. H va de soi que ce but ne pourra être atteint sans une intervention étendue de l'Etat dont la première démarche devra consister en la consolidation législative de la commune ».
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qu'elle ne peut pas trouver à l'étranger les débouchés indispensables à son développement. La Russie peut trouver sa voie originale de développement à partir de l'industrie Koustare (industrie artisanale), dont il serait faux de supposer qu'elle est en train de devenir capitaliste. La petite industrie a encore un large avenir, même sur le plan technique. Ce n'est que dans des branches d'industries bien définies que, pour le moment, la supériorité de la grande industrie s'affirme. V.V. pose ainsi les bases théoriques de ce qu'il appelle la « production populaire ». N I K O L A Ï - O N qui écrit dans les années 1880-90 va, avec un vocabulaire marxiste, reprendre et développer certains thèmes, en germe dans l'idéologie de l'intelligentzia des années précédant 1860 7 4 . A la différence de V.V., Nikolaï-on admet que le capitalisme fait des progrès rapides, y compris dans l'agriculture. Mais il se fait l'analyste de la défaillance du marché sous la règle capitaliste. Rattachant les crises économiques au phénomène de la sous-consommation, il démontre que le capitalisme réduit le nombre d'ouvriers en mécanisant et détruit les activités artisanales du paysan. Le capitalisme n'accroît pas la valeur de la production totale. Simplement il transfère la production de la hutte du paysan à l'usine. Le paysan ne peut pas augmenter son revenu parce qu'il n'est pas capable d'améliorer les techniques, et est impuissant devant la dure concurrence américaine qui travaille sur un sol vierge avec la technique moderne. En même temps la fiscalité oppressive sur le paysan détruit le marché intérieur. L'industrie doit et ne peut pas trouver des marchés à l'étranger. La grande famine de 1891 est le résultat catastrophique de la politique inepte d'industrialisation artificielle fondée sur un protectionnisme exacerbé. Il est encore temps de revenir en arrière, de sauver la commune agraire, de décréter la production populaire 75 . Le capitalisme est impossible en Russie. Le populisme est tout près d e déboucher sur l'agrarianisme et sur les théories d'un « féodalisme rénové » que nous trouvons dans la littérature moderne sur le développement. Mais avant que nous examinions quelques unes de ces thèses contemporaines, il nous faut maintenant préciser l'attitude du marxisme en face du développement russe.
74. Un des livres de N I K O L A Ï - O N a été traduit en français : Histoire du développement économique de la Russie depuis Vaffranchissement des serfs, Marcel Giard, Paris, 1903. 7 5 . N I K O L A Ï - O N , Notes sur notre économie sociale d?après la réforme, Saint-Pétersbourg, 1893, pp. 322-323 : « Au lieu de nous en tenir fermement à nos traditions séculaires, au lieu de promouvoir le principe dont nous avons hérité, le principe d'intime liaison entre les moyens de production et le producteur direct, au lieu de profiter des acquisitions de la science occidentale et de les appliquer à faire progresser une forme d'industrie fondée sur la possession par le paysan des moyens de production, au lieu d'accroître la productivité de son travail par la concentration des moyens de production entre ses mains, au lieu d'utiliser, non la forme de production existant en Europe Occidentale, mais son organisation même... au lieu de tout cela, nous nous sommes engagés dans la voie opposée. Loin de faire obstacle au progrès des formes capitalistes de production, bien qu'elles se fondent sur l'expropriation de la paysannerie, nous nous sommes, au contraire, attachés de toutes nos forces à seconder un bouleversement économique qui a abouti à la famine de 1891 ».
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SECTION
économique de la Russie tsariste
III. LE MARXISME ET LE DEVELOPPEMENT
§
RUSSE
1 . MABX, ENGELS E T LA RUSSIE
Dès la fin des années 1840, des « marxistes » russes, comme Saconov, vivent à Paris. En 1846, Marx correspond avec le libéral Annenkov, à propos de Proudhon 76 . En septembre 1860, Marx écrit à Lassalle que son livre la Contribution à la critique de l'économie politique, a fait « une grosse impression » en Russie. En 1868, il parle à Kugelmann du succès de Misère de la philosophie parmi les Russes. La Russie est le premier pays qui traduit Le Capital (la traduction est achevée par Danielson, le futur Nikolaï-on), et l'édite en 1872 à 3 000 exemplaires, ce qui est un chiffre important pour la Russie. Dans les années qui suivent, les polémiques autour du Capital, critiqué notamment par les intellectuels libéraux, sont assez vives. Tkacev est l'un des premiers à parler de Marx aux russes, en 1 8 6 5 " , avec Sieber. Parallèlement à l'intérêt de la Russie pour Marx, l'intérêt de Marx et d'Engels pour la Russie augmente rapidement vers la fin des années 1860. Il n'en a pas toujours été ainsi. Pendant longtemps Marx et Engels ont partagé l'aversion de toute la gauche révolutionnaire européenne pour la Russie, considérée comme le rempart de l'autocratie. On le sait, Marx se met à étudier le russe pour lire la documentation qui lui parvient de Russie, et les œuvres de Cemycevski. Il a l'impression que la Russie, enfin, bouge. Il écrit en 1871 à S. Meyer 78 : « Le mouvement intellectuel qui se développe actuellement en Russie révèle une fermentation souterraine profonde. Les têtes pensantes sont toujours reliées par d'invisibles fils au "body" du peuple...». 76. D.
a consacré un livre aux rapports de Marx avec les Russes des années 1840. n'est pas marxiste. 11 polémiquera plus tard avec Plekhanov. En 1 8 7 4 , dans une lettre à Engels, il présente le tableau a classique » d'une Russie sans prolétariat, sans bourgeoisie forte, mais dotée d'une paysannerie « communiste d'instinct, par tradition... ». Engels s'insurge contre ce tableau idyllique : i On ne saurait imaginer révolution plus facile et plus agréable. Il suffit de déclencher l'insurrection en trois ou quatre endroits simultanément et les «révolutionnaires d'instinct», la a nécessité pratique», l'a instinct de conservation» feront tout le reste de soi-même. Il est vraiment impossible de comprendre alors, puisque tout est si incroyablement aisé, pourquoi la révolution n'est pas accomplie depuis longtemps, pourquoi le peuple n'est pas libéré et pourquoi la Russie n'a pas été transformée en pays socialiste modèle ». (Voir Les marxistes, présentation de K O S T A S PAPAIOANNOU, éd. « J ' a i lu», 1 9 6 5 , pp. 3 0 0 - 3 0 3 . Voir aussi P L E K H A N O V , " Nos controverses », Œuvres philosophiques, op. cit., T . 1 , pp. 133 et suivantes). 78. Voir a Lettres sur le Capital », Correspondance Marx-Engels, Ed. sociales, Paris, 1964, Lettre n* 134. 77.
RJAZANOV
TKACEV
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Marx s'intéresse en particulier au problème agraire russe et accumule sur ce point une documentation énorme, qu'il n'aura d'ailleurs pas le temps d'utiliser. L'opinion de Marx et d'Engels sur les problèmes posés par le développement économique de la Russie a évolué et a mis du temps à se cristalliser, au fur et à mesure que leur connaissance de la Russie augmentait, et que le développement russe se précisait dans les faits. On peut distinguer trois étapes dans l'évolution de leur pensée, qui sont comme le développement d'une triade hegelienne qui aurait enchanté Cernysevskij : affirmation (186877), négation (autour de 1881), retour à l'affirmation primitive mais à un niveau d'analyse plus élaboré (à partir de 1891). En juillet 1868 79, Engels signale à Marx la parution du livre de P. L I L I F . N F E L D , Terre et Liberté qui s'efforce de démontrer que depuis l'émancipation des serfs la propriété communale est la cause de la ruine de l'agriculture russe et de ses paysans. Engels commente : « La valeur d'échange a déjà trop profondément pénétré ces communes primitives pour que l'affaire puisse paraître soutenable, une fois le servage aboli ». En novembre 1868 Marx répond à Engels au sujet du même livre, et souligne que la commune russe se distingue d'autres communes primitives en ce que sa direction est non démocratique, mais patriarcale, et en ce qu'elle sert d'instrument fiscal, sous la forme de la responsabilité collective pour le paiement des impôts 80 . Marx conclut avec vigueur : « toute cette merde est en train de s'écrouler » 81 . En février 1870, Marx écrit à Engels que la lecture du livre de Flerovskij (La situation de la classe laborieuse en Russie) le renforce dans son scepticisme à l'égard de « l'eldorado communiste » russe 82 . Flerovskij (pseudonyme du révolutionnaire Bervi) décrit dans son livre le processus de différenciation sociale qui s'amorce à la campagne, la lutte qui oppose les paysans pauvres aux koulaks, secondés par l'Etat (qui accroît la misère des paysans pauvres par sa politique fiscale). Dans un article de 1875, Engels, comme Marx l'avait fait pour l'Inde, établit un lien entre la survivance de la commune agraire, et ce que l'un 79. M A R X et E N G E L S , op. cit., Lettre n° 1 1 0 . 80. Les conservateurs russes sont assez de l'avis de Marx. Voici un extrait d'un rapport de Juillet 1860 d'un des organismes chargés de la préparation de la réforme du servage : « le maintien de l'obscina (communauté agraire) naturelle... présente cet avantage qu'il ne favorise pas la formation de coalitions dans les classes ouvrières, ni le développement du principe démocratique destructeur ; de plus il constitue même contre ces tendances le rempart le plus sûr i . S'ensuit une discussion entre Panin qui doute de la solidité de ce rempart, et le Prince Ôerkaskij qui y voit un principe hiérarchique utile. Panin : a il n'y a pas de doute que c'est utile ». — Samarin : s La ressemblance avec le communisme est seulement extérieure... si l'on s'exprime en russe, la dissemblance est totale ». — Panin : s c'est vrai, il y a beaucoup de gens qui pensent que c'est comme en Europe. C'est exagéré : cela n'a aucun fondement je vous comprends ». (Le statut des paysans libérés du servage 1861-1961, ouvrage collectif, La Haye-Paris, Mouton and Co, 1963, p. 160). 81. Op. cit., Lettre n° 120. 82. Op. cit., Lettre n" 130.
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et l'autre appellent le « despotisme oriental » : « Un tel isolement complet des divers villages les uns des autres, est le fondement naturel du despotisme oriental, et de l'Inde jusqu'à la Russie, partout où elle a existé, cette forme sociale a toujours produit le despotisme... le despotisme du tsar... est un produit nécessaire et logique des conditions sociales russes » 83 . En 1877, dans un texte connu sous le titre de Lettre à Mikhailovskij, Marx écrit encore que si la Russie doit devenir capitaliste, elle ne le pourra qu'en transformant une bonne partie de ses paysans en prolétaires. Mais une observation fait pour la première fois son apparition sous sa plume : « Le chapitre sur l'accumulation primitive ne prétend que tracer la voie par laquelle, dans l'Europe Occidentale, l'ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l'ordre économique féodal... Mais c'est trop peu pour mon critique. Il lui faut absolument métamorphoser mon esquisse historique de la genèse du capitalisme dans l'Europe Occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés... Mais, je lui demande pardon. C'est me faire, en même temps, trop d'honneur et trop de honte » 8 4 . Marx va préciser ses idées dans une lettre à Vera Zasulic de mars 1881 85 , 8 3 . Le texte d ' E N G E L S ci-dessus est tiré de H É L È N E C A R R É R E D ' E N C A U S S E E T STOAHT S C H R A M , Le Marxisme et l'Asie 1853-1964, collection « U », A. Colin, 1965, pp. 18-19. Le despotisme oriental est pour Marx et Engels, on le sait, une des grandes formations sociales qui, à côté de l'esclavagisme et du féodalisme, ont précédé le capitalisme. Sur le concept marxiste de despotisme oriental, on peut consulter notamment : — K. M A R X , Pre-capitalist economie formations, Lawrence et Wishart, Londres, 1964. — Le n' spécial de La Pensée, n* 114, avril 1964. — M A R X - E N G E L S , Textes sur le colonialisme, Ed. en langues étrangères, Moscou. — M. GODELTEH, La notion de mode de production asiatique et les schémas marxistes d'évolution des sociétés, Cahiers du C.E.R.M. 8 4 . Cité par PLEKHANOV, Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, Editions en langues étrangères, Moscou, 1956, p. 293. Ce texte de M A R X fut le point de départ de discussions nombreuses entre Plekhanov et les populistes. Utilisant le fait que Marx précise explicitement que son schéma historique n'est pas ime théorie générale valable pour tous les temps et tous les lieux, Plekhanov en déduit que c'est à partir de l'observation de la réalité russe qu'il faut trancher le problème de savoir si la Russie suivra ou non la voie capitaliste. Il écrit (op. cit., p. 297) : a Messieurs les subjectivistes (c.-à-d. les populistes) pensent que « les disciples » (c.-à-d. les marxistes), font erreur. Qu'ils le prouvent à l'aide d'éléments tirés de la réalité russe. « Les disciples » disent : La Russie va continuer de suivre la voie capitaliste, non point parce qu'il existe quelque force extérieure, on ne sait quelle loi mystérieuse qui l'y pousse, mais parce qu'il n'y a pas de force interne capable de l'en faire dévier. Messieurs les subjectivistes pensent qu'une telle force existe ? Qu'ils disent en quoi elle consiste, qu'ils démontrent sa présence ».
85. Lettre sur le Capital, op. cit., Lettre n° 162. Marx a rédigé plusieurs A brouillons » de cette lettre. Deux d'entre eux (le second et le troisième) ont été publiés partiellement en anglais par E R I C H O B S B A W N (op. cit., pp. 1 4 2 à 1 4 5 ) . Dans le brouillon n° 2 Marx évoque la possibilité d'une transformation de la commune agraire, à condition qu'elle sache s'approprier les « résultats positifs » du mode de production capitaliste. Le a cœur de la question », selon les propres termes de Marx, est que la commune rurale recèle un dynamisme interne qui peut conduire à sa ruine ; la propriété du sol est collective, mais le mode d'exploitation est individuel. Il en résulte & la fois que le caractère individuel de la propriété mobilière entraîne une évolution graduelle vers la différenciation sociale, et que la supériorité économique de la
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qu'on peut considérer comme l'ouverture d'une seconde étape dans le cheminement de sa pensée. Vera Zasulic avait demandé en 1881 à Marx d'exposer ses idées sur l'avenir possible de la communauté rurale russe et sur la théorie selon laquelle les peuples sont obligés de passer par toutes les phases de la production capitaliste. Marx lui répond que la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production n'est une « fatalité historique » que pour l'Europe Occidentale. L a raison en est qu'il s'agit en Europe Occidentale de la transformation d'une forme de propriété privée (fondée sur le travail personnel) à une autre forme (capitaliste). Il poursuit : « L'analyse donnée dans « Le Capital » n'offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l'étude spéciale que j'en ai faite, et dont j'ai cherché les matériaux dans les sources originales, m'a convaincu que cette commune est le point d'appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu'elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d'abord éliminer les influences délétères qui l'assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d'un développement spontané ». Deux points doivent être retenus de cette lettre : 1. Marx se refuse à prendre position, en général et dans l'abstrait, sur la point de savoir si toutes les étapes doivent ou non être franchies, ou si certaines peuvent être sautées. 2. Il revient nettement sur son scepticisme primitif à l'égard de la commune, et affirme son utilité sous conditions. Dans un autre texte de la même époque s®, Marx revient sur le même sujet, avec une argumentation un peu différente 87 . « En Russie, à côté d'un capitalisme qui se développe avec une hâte fébrile, à côté de la propriété foncière bourgeoise à peine constituée, nous trouvons un communisme rural de la terre qui occupe plus de la moitié du territoire. Maintenant, la communauté paysanne russe, le Mir, où se trouve, dans une forme à vrai dire décomposée, la primitive communauté du sol, permet-elle de passer directement à une forme de communisme supérieure de la propriété foncière ? Ou bien, lui faudra-t-il subir d'abord la dissolution qui apparaît dans le développement historique de l'Occident ? Voilà la question. Le seule réponse qu'on y puisse faire aujourd'hui est propriété collective, liée aux formes collectives du travail, ne peut pas jouer. Dans le brouillon n* 3, Marx se refuse à faire un pronostic sur l'issue finale de ce dualisme interne, victoire de la propriété collective ou de la propriété individuelle : « Cela dépend du contexte historique ». Il est à souligner sur ce point que dans le brouillon n" 2, Marx renouvelle la thèse (bien souvent exprimée par lui) selon laquelle l'isolement dans lequel se trouve chacune de ces petites communautés rurales favorise la naissance d'un despotisme centralisateur. Mais il ajoute que cet isolement peut être brisé, pour peu que les entraves gouvernementales soient éliminées. 86. Préface de MAUX au Manifeste Communiste publié en Russie en 1882 (cité par ELIE HALEVY, Histoire du socialisme européen, Libr. Gallimard, 8* Edit., 1948, p. 240). 87. Déjà employée par Engels dans son article de 1875.
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celle-ci : s'il arrive que la révolution russq donne le signal d'une révolution en Occident, de façon que les deux révolutions se complètent, le communisme foncier de la Russie actuelle, le Mir russe actuel pourra être le point de départ d'une évolution communiste ». Ce texte est intéressant parce qu'il marque la première apparition, à notre connaissance, d'un thème qui jouera plus tard un rôle essentiel dans le marxisme russe : celui de la liaison entre le sort du socialisme en Russie et les révolutions d'Occident. Il est dommage que Marx n'ait pas davantage précisé sa pensée, et indiqué quelle était, à son avis, la façon dont la révolution ouvrière en Occident devait permettre la réussite du communisme en Russie, à partir de sa base agraire. Il est possible que Marx ait songé à une alliance entre la communauté paysanne russe et l'industrie occidentale prise en mains par les ouvriers (c'est une idée que Lénine développera plus tard). C'est, semble-t-il, l'interprétation d'Engels, dans un texte de 1894 : « L'initiative pour une telle transformation éventuelle de la commune russe, ne peut point partir de cette commune elle-même, mais uniquement du prolétariat industriel de l'Occident. La victoire du prolétariat d'Europe occidentale sur la bourgeoisie, et le remplacement de la production capitaliste par la production socialement dirigée qui accompagnera cette victoire — voilà la condition préalable nécessaire de l'élévation de la commune russe à ce niveau ». (Le marxisme et l'Asie..., p. 20). En 1907 encore, Lénine écrira : « S'il s'agit d'une garantie économique véritable et parfaitement réelle contre la restauration (du capitalisme), c'est-à-dire une garantie qui assurerait les conditions économiques excluant la restauration, il faudra dire alors que l'unique garantie en ce cas, c'est la révolution socialiste à l'Occident ; il ne saurait y avoir aucune autre garantie dans la véritable et pleine acception de ce mot. Hors cette condition, quelle que soit la solution adoptée (municipalisation, partage, etc...), la restauration n'est pas seulement possible ; elle est tout bonnement inévitable. J'aurais formulé cette thèse comme suit : la révolution russe peut vaincre par ses propres forces, mais elle ne peut toute seule, en aucun cas, sauvegarder et consolider ses conquêtes. Elle ne peut y aboutir sans la révolution socialiste à l'Occident » 88. C'est l'apparition d'un thème de discussion entre marxistes russes dont on sait quelle importance il revêtira plus tard dans les controverses entre Trotsky et Staline sur la révolution permanente et la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays. En tout état de cause, un point au moins est certain : Marx ne pense pas que le communisme agraire russe, à l'aide de ses seules forces, puisse résister aux « influences délétères » qui l'assaillent. De ce point de vue, les analyses de Marx de 1881-82, tout en témoignant d'une évolution marquée 88. LÉNINE, « Le congrès d'unification du F.O.S.D.R. >, in L'alliance de la classe et de la paysannerie, Editions en langues étrangères, Moscou, 1957, p. 346.
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de sa pensée, ne constituent pas la volte-face complète décrite par Gerschenkron 89 . La troisième phase s'ouvre avec une lettre d'octobre 1891 9 0 d'Engels à Danielson (Nikolaï-on). Elle est la première d'une série où Engels précise peu à peu sa position. Malheureusement nous ne possédons pas les lettres de Danielson. D'après les réponses d'Engels, on devine que ce qui préoccupe Danielson, c'est l'avenir du capitalisme et de la commune agraire en Russie. D'une lettre à l'autre on sent que l'interprétation d'Engels et celle de Danielson divergent de plus en plus l'une de l'autre. Dans la lettre d'octobre 1891, Engels souligne que la communauté rurale doit probablement perdre beaucoup de terrain dans sa lutte contre le capitalisme moderne. « Il me semble, ajoute-t-il pourtant, que le paysan russe, là où on n'a pas besoin de lui comme ouvrier pour l'usine ou la ville, ne se résignera pas non plus à succomber et se fera tuer bien des fois avant de mourir pour de bon ». Il approuve, sans les critiquer, les affirmations de Danielson sur la destruction du marché intérieur opérée en Russie par le capitalisme, et sur le fait que le capitalisme russe bâti à partir du protectionnisme lie son sort à celui de la récolte, ou bien, si la récolte est mauvaise, à une guerre victorieuse. Dans une interview au journal l'Eclair d'avril 1892, ENGELS développe ce thème 91 . Pourtant, en 1892 aussi, ENGELS publie un article dans VAlmanach du parti ouvrier (« Le socialisme en Allemagne »), dans lequel apparaît un son de cloche nouveau : Engels y souligne le rôle de la famine de 1891 en Russie dans la création du marché intérieur (nous verrons plus loin pourquoi). En mars 1892, toujours, dans une nouvelle lettre à Danielson 9Z , Engels 89. Encore moins peut-on affirmer comme le fait G E R S C H E N K R O N (op. cit., p. 183) que Marx épouse ici la « basic attitude « de èemycevskij. Il y avait dans I'hegelianisme de éernycevskij un parti-pris de mécanicité et d'automaticité très éloigné de la dialectique telle que la pratique Marx. 90. Lettres sur le Capital, n° 209. 91. Voir Correspondance F. Engels, P. et L. Lafargue, Ed. sociales, Paris, 1959, T. III, p. 418 : « L'émancipation des paysans n'a été qu'un seul côté de la révolution économique qui s'est produite en Russie ; l'autre côté est la création artificielle d'une bourgeoisie industrielle destinée à servir de classe intermédiaire. Pour y arriver plus vite, on a établi un véritable système prohibitif qui a favorisé et développé l'industrie russe d'une façon extraordinaire ; mais comme cette industrie ne pouvait exporter, il lui fallait un marché intérieur. Or, le paysan russe n'achète presque rien... Il produisait même naguère beaucoup d'articles en bois, fer, cuir, qu'il vendait dans les foires. Mais, quand on a retiré le bois au paysan, en donnant les forêts aux seigneurs, l'industrie rurale a périclité. L'industrie des fabriques est venue l'achever et les paysans ont dû recourir à elle. Au moment où cette industrie allait triompher, la famine est arrivée lui porter un coup mortel : les paysans ne peuvent plus rien lui acheter et la ruine des uns amène la ruine des autres ». De même L É N I N E dans un de ses premiers écrits (Ce que sont les amis du peuple, 1894) parlera aussi de l'implantation artificielle du capitalisme en Russie. M A R X (Le Capital, Ed. sociales, 1960, livre III, T. 3, p. 166) soulignait aussi qu'il fallait distinguer le processus progressif et le processus accéléré d'implantation du capitalisme, dans une analyse qui rappelle celle de Lavrov. 92. Lettres
sur le Capital,
n* 215.
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compare la situation russe actuelle à ce qu'était la situation en France sous Louis XIV. Son analyse rejoint ici l'analyse qu'ont donné du développement économique sous le tsarisme des hommes aussi différents que Gerschenkron et Pisarev, différents entre eux et différents d'Engels. L'industrie se bâtit sur le dos des paysans, mais elle est précaire, parce que menacée par la première mauvaise récolte. Cependant « une énorme différence existe : la différence entre la vieille manufacture et la grande industrie moderne... Bien plus, tandis qu'en 1680 la petite agriculture était encore le mode normal de production et que la grande agriculture domaniale ne pouvait être qu'une exception progressive, mais toujours une exception, la grande agriculture mécanisée est maintenant la règle et devient de plus en plus le seul mode possible de production agricole. Si bien qu'aujourd'hui le paysan paraît condamné... Si l'on persévère dans la voie ouverte en 1861, l'obtchina 93 paysanne doit aller à sa ruine. Cela me semble en train de se réaliser en ce moment. L'instant semble approcher, tout au moins dans certaines régions, où l'ensemble des vieilles institutions sociales de la vie paysanne russe non seulement perd toute valeur pour le paysan individuel, mais devient une entrave, exactement comme ce fut le cas autrefois en Europe occidentale. Je crains qu'il nous faille traiter l'obtchina comme un rêve du passé et compter à l'avenir avec une Russie capitaliste. C'est sans nul doute une grande chance qui disparaît ainsi, mais contre les faits économiques il n'est aucun recours ». Engels se demande en outre si, d'ores et déjà, le propriétaire foncier qui s'endette et qui vend peu à peu ses domaines, n'est pas condamné lui aussi au profit d'une classe naissante de koulaks (paysans enrichis) ou de bourgeois des villes. Une lettre d'Engels de juin 1892 précise le thème, en réponse vraisemblablement à des objections de Danielson 94 . La mauvaise récolte de 1891 n'est pas un accident, mais la conséquence de l'évolution qui se poursuit depuis la fin de la guerre de Crimée, du passage de la communauté agraire et de l'industrie domestique patriarcale à l'industrie moderne. Il n'est pas douteux que la croissance soudaine de la grande industrie en Russie a été assurée par des moyens artificiels, mais il en a été de même partout. Engels s'oppose catégoriquement à l'idée (probablement émise par Danielson) que la Russie de 1890 pourrait vivre de l'exportation de son blé en échange de produits industriels. Le protectionnisme n'est pas un accident, mais ime réaction contre le monopole industriel de l'Angleterre. L'industrie moderne est une nécessité. Et, poursuit Engels, « il me semble évident que la grande industrie en Russie tuera la commune agricole95, à moins que n'interviennent d'autres grands changements qui puissent préserver l'obtchina. La question est de savoir s'il s'écoulera assez de temps pour que l'opinion 93. Communauté agraire. 94. Lettre) sur le Capital, n* 217. 95. Souligné par Engels.
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publique russe évolue au point qu'il devienne possible de greffer une industrie moderne et une agriculture moderne sur l'obtchina et de modifier en même temps cette dernière, de telle façon qu'elle puisse devenir un instrument convenable et approprié pour l'organisation de cette production moderne et pour le passage de celle-ci de la forme capitaliste à une forme socialisée ». Engels, dans la suite de la lettre, accumule les doutes quant à la possibilité d'obtenir ce sursis. En septembre 1892 96, Engels cherche une dernière fois à convaincre son interlocuteur. La grande industrie est devenue en Russie une nécessité politique. Elle s'appuie sur une métallurgie développée, et celle-ci nécessite le développement des autres branches industrielles, en particulier l'industrie textile. La guerre de Crimée a marqué le début de la compréhension de cette nécessité politique. Le protectionnisme a hâté le processus, a resserré l'évolution sur 20 ans au lieu de, peut-être, 60 ans. Mais il ne l'a pas créé. Ce processus a été entamé en 1861 (le protectionnisme ne viendra que plus tard). A partir du moment où il existe une grande industrie russe, la destruction de l'industrie domestique traditionnelle était inévitable. Le choix n'était pas entre garder ou abandonner l'industrie domestique ; le choix était : écraser l'industrie domestique par la grande industrie russe, ou par l'importation anglaise. Engels précise ses vues sur le marché intérieur : « C'est un des corollaires nécessaires de la grande industrie qu'elle détruit97 son propre marché intérieur par suite du processus même par lequel elle le crée97. Elle le crée en détruisant la base de l'industrie domestique de la paysannerie. Mais, sans industrie domestique, les paysans ne peuvent pas vivre. Ils sont ruinés en tant que paysans 97 ; leur pouvoir d'achat est réduit au minimum et jusqu'à ce qu'ils se soient, en tant que prolétaires97, installés dans de nouvelles conditions d'existence, ils constitueront un marché très précaire pour les usines nouvellement surgies ». L'exportation n'est qu'une solution provisoire à cette contradiction. Engels envisage que les choses peuvent aller au point en Russie, que la grande industrie ruine aussi bien les grands propriétaires fonciers que les moujiks, au profit des koulaks des villes et des champs, provoquant ainsi une « révolution agraire fondamentale ». Ainsi au fur et à mesure que la discussion se poursuit avec Danielson, l'analyse d'Engels s'est, on le voit, précisée : la communauté agraire est dépassée sauf miracle, le capitalisme industriel et agraire est inévitable et est en voie de développement, il n'est pas créé par le protectionnisme mais seulement accéléré par lui, il crée le marché intérieur en même temps qu'il le détruit. Tous les linéaments de la controverse entre Lénine et les populistes sont déjà présents. Engels n'a pas réussi, en effet, à convaincre son interlocuteur. Il écrit en février 1895 à Plekhanov 98 : « Quant à 96. Lettres sur le Capital, n* 219. 97. Souligné par Engels. 98. Lettres sur le Capital, n* 227.
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Le développement
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Danielson, je crains qu'il n'y a rien à faire avec lui... Il n'y a pas moyen de discuter avec cette génération de Russes, dont il fait partie, et qui croit toujours en la mission spontanéo-communiste qui distingue la Russie, la vraie " sviataia Russ des autres peuples profanes. Du reste, dans un pays comme le vôtre, où la grande industrie moderne est greffée sur la commune paysanne primitive et où toutes les phases de civilisation intermédiaire sont en même temps représentées, dans un pays qui en outre est entouré plus ou moins efficacement par une muraille de Chine intellectuelle érigée par le despotisme, il n'y a pas à s'étonner si les combinaisons des idées les plus bizarres et impossibles se produisent ».
§
2 . LÉNINE E T L E
POPULISME
En ce qui concerne les opinions des marxistes russes eux-mêmes sur le développement de leur pays, nous nous attacherons surtout à l'analyse des idées de Lénine, considéré ici comme le marxiste dont les vues sur le sujet ont l'importance historique la plus grande. Toutefois, on ne doit pas oublier le rôle joué en la matière par les « marxistes légaux » et par Plekhanov. Les « marxistes légaux » — Struve, Tugan-Baranovskij, Bulgakov, Berdjaev, Frank — représentent un groupe d'universitaires ou d'intellectuels qui, au cours des années 1890, a joué un rôle important dans la polémique avec le populisme et dans la diffusion des idées marxistes en Russie. Toutefois, leur engagement sous la bannière du marxisme a été de courte durée : très vite, ils dirigent l'essentiel de leurs travaux vers la critique de Marx (de sa théorie des crises, de sa théorie de la réalisation du produit social, de sa théorie de la valeur...). Plus que des marxistes — même durant la courte période où ils font figure d'autorités en la matière —, ce sont des occidentalistes. Presque tous trouveront leur place politique et intellectuelle définitive dans le cadre du libéralisme auquel ils donneront une impulsion certaine. C'est en eux que la jeune bourgeoisie russe trouvera ses représentants les plus qualifiés dans l'intelligentzia Le livre de PLEKHANOV (Nos controverses, 1885) est la première tentative marxiste d'analyse de l'économie russe. Pour Plekhanov, le développement du capitalisme russe est un fait qu'il faut apprendre à utiliser, sans s'attarder à regretter un passé condamné. C'est la classe ouvrière, et non la paysannerie, qui est la classe révolutionnaire en Russie 10°. 99. Sur les « marxistes légaux », on consultera avec profit le livre de R I C H A R D K I N D E R S L E Y , The First Russian Revisionists, a Study of Légal Marxtsm in Russia, Clarendon Press, Oxford, 1962. 100. Il faudrait aussi parler longuement du livre de P L E K H A N O V , Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire, publié en 1895. On y trouve une partie des thèmes que
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Lénine a beaucoup écrit sur la question paysanne en Russie. Il lui consacre la première œuvre qu'on ait conservé de lui : « Nouvelles transformations économiques dans la vie paysanne », écrite en 1893 (il a alors 23 ans). Il revient sur ce sujet dans ses Remorques...101, et dans « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique » 1 0 2 . Cependant les écrits qui concernent plus spécialement le sujet qui nous préoccupe sont : Pour caractériser le romantisme économique 103, Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907 104, et surtout Le développement du capitalisme en Russie105. Nous allons essayer de résumer la pensée de Lénine sur les deux problèmes qui nous intéressent plus spécialement et qui sont d'ailleurs au cœur de la polémique entre Lénine et les populistes : le type du développement du capitalisme en Russie, et le problème agraire, plus particulièrement le sort de la commune agraire. Nous n'insisterons que sur les points qui prolongent ou précisent l'analyse d'Engels que Lénine partage sur de nombreux plans, ou qu'il a reconstituée de son côté à partir de sa propre connaissance de la réalité russe. Un premier point est évident : les derniers espoirs d'Engels — déjà fort minces, on l'a vu — quant à la possibilité d'utiliser la commune agraire dans la construction du socialisme, disparaissent chez Lénine. Il n'est plus question d'une modernisation de la commune à contenu socialiste, fondée sur l'alliance économique avec l'Occident révolutionnaire comme chez Marx, ni du sursis que la commune agraire pourrait obtenir de l'opinion publique comme chez Engels. Lénine rejoint ici KARL KAUTSKY dont le livre Die Agrarfrage, paru en 1899, aura un grand retentissement, et dans lequel Kautsky dit expressément qu'on ne peut pas compter sur la commune pour passer à l'agriculture moderne, et qu'il faut combattre à outrance l'industrie domestique, la pire forme de l'exploitation capitaliste (point sur lequel Lénine amplifiera plus tard. Au témoignage de Lénine, ce livre a formé une génération entière de marxistes russes. Toutefois, s'il indique la méthode selon laquelle il faudrait analyser l'économie russe d'un point de vue marxiste, il ne procède pas à l'analyse elle-même, qui ne sera faite systématiquement que par Lénine dans a Le développement du capitalisme en Russie >. Nos controverses a été réédité par les Editions en langues étrangères de Moscou dans les Œuvres philosophiques de G. PLEKHANOV, T. 1, pp. 75 et suivantes, a Nos controverses » constitue à la fois un examen critique détaillé des positions de l'intelligentzia de Herzen à Tkacev et Tihomirov et l'esquisse déjà poussée d'un diagnostic marxiste sur l'économie russe. « Nos controverses • , écrit en 1884, a été précédé en 1883 par Socialisme et lutte politique qui est le premier écrit important du groupe s Libération du travail a et qui aborde déjà quelquesuns des points de la controverse entre les marxistes et les populistes, a Socialisme et lutte politique » est également repris dans le tome premier des Œuvres philosophiques de Plekhanov. 101. Les s Remarques... » sont reprises dans l'édition française du Capital, livre II, T. 2, pp. 183 et suivantes. 102. Ecrit en juin-juillet 1905, publié dans LÉNINE, Œuvres choisies, T. 1, deuxième partie, Editions en langues étrangères, Moscou, 1954. 103. Ecrit au printemps 1897 en déportation en Sibérie, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1954. 104. Ecrit en novembre-décembre 1907, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1954. 105. Commencé en prison en janvier 1896, achevé en déportation en août 1898, Ed. en langues étrangères, Moscou.
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Engels aurait été d'accord) 106 . Pour Lénine, la commune agraire, compte tenu du développement du capitalisme déjà intervenu, est une formule condamnée par l'histoire 1 0 7 . L'analyse des raisons pour lesquelles la commune agraire est dépassée représente probablement l'apport le plus original de Lénine, par rapport à Marx et à Engels. Lénine part de l'observation que la commune agraire ne correspond plus à une nécessité économique, en raison du développement déjà atteint de l'économie marchande dans l'agriculture. Lénine conteste que l'agriculture russe soit encore pour l'essentiel, comme le soutiennent les populistes, une économie naturelle. De ce point de vue, il est amené à refuser le témoignage des chiffres moyens, la prise en considération de la situation moyenne de la paysannerie. Ces réalités moyennes n'ont pas d'existence aux yeux de Lénine : elles ne synthétisent pas la réalité paysanne, elles dérobent à l'observation ce qui se passe réellement dans les campagnes. Ce qui compte, ce n'est pas que la fraction commercialisable de la récolte russe soit encore faible, c'est que le dynamisme économique de la campagne russe dépende désormais de ce surplus commercialisable. Les chiffres moyens ont de la valeur dans une situation de stabilité de l'économie agricole, ils perdent toute valeur interprétative dans une situation de déstructuration rapide. Nous dirions aujourd'hui que Lénine prend une vue dynamique et sectorielle de l'agriculture russe, tandis que les populistes adoptent une méthode statique et globaliste qui correspond d'ailleurs parfaitement à leur ethique économique orientée vers une sorte de retour aux sources et vers une apologie du paysan russe éternel. Pour Lénine ce paysan n'existe plus ou disparaît rapidement : il y a désormais des types nombreux de paysans russes. Lénine pense également qu'à l'époque où il écrit (un peu avant 1900), l'impôt et les redevances en argent (rente, rachat du lot) prévues par la réforme du servage de 1861 ont cessé de jouer un rôle important dans le développement de l'économie monétaire à la campagne, et que c'est désormais le processus de commercialisation qui joue le rôle principal. Cette 106. Voir La question agraire, V. Giard et Brière, Paris, 1900. 107. Pour caractériser le romantisme économique, pp. 128-129 : « La Communauté... répondait au besoin limité de s'unir que ressentaient les paysans d'une même localité, liés entre eux par la possession en commun de la terre, des pâturages, etc. (et surtout parce qu'ils se trouvaient sous le pouvoir d'un même seigneur terrien et des mêmes fonctionnaires), mais... ne répond aucunement aux besoins de l'économie marchande et du capitalisme, lequel abat toutes les cloisons locales, de caste et corporatives, et suscite au sein de la communauté un profond antagonisme entre les différents intérêts économiques. Dans la société capitaliste le besoin de s'associer, de s'unir, loin de diminuer, s'est incomparablement accru. Mais il est tout-à-fait absurde de prendre une vieille forme pour satisfaire ce besoin de la société nouvelle. Celle-ci exige d'abord que l'association ne soit pas limitée au cadre d'une localité, d'une caste, d'une corporation ; ensuite, qu'elle ait pour point de départ la diversité des situations et des intérêts créée par le capitalisme et la différenciation au sein de la paysannerie. Quant à l'association locale, l'association de caste, qui groupe des paysans très différents par leur situation économique et leurs intérêts, elle devient désormais, en raison de son caractère obligatoire, préjudiciable aussi bien aux paysans eux-mêmes qu'au développement de la société dans son ensemble ».
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observation a plus d'importance qu'il n'apparaît au premier abord, car il s'agit, pour Lénine, d'affirmer le caractère économique et « naturel » de l'évolution de l'agriculture russe, par opposition aux populistes pour lesquels c'est par le moyen politique et « artificiel » de l'impôt et de l'obligation faite aux paysans de racheter leur lot après l'abolition du servage, que l'agriculture russe est entraînée par la force sur la voie de la commercialisation. De la même façon, pour l'industrie, l'interprétation « naturelle » de Lénine s'opposera à l'interprétation « artificielle » des populistes (l'industrie est un pur produit du protectionnisme et des dépenses de guerre, sans base intérieure russe). A partir de ce développement de l'agriculture commerciale, Lénine s'attache à analyser le processus de différenciation économique et sociale qui se produit à l'intérieur de la commune agraire, qui rend caduques les anciennes distinctions juridiques entre les catégories de paysans, et qui fait apparaître de nouvelles catégories fondées sur le degré de maîtrise sur la terre et sur la richesse sociale. L'un des aspects essentiels de ce processus est le transfert de terres qui s'efiFectue de l'extérieur de la commune (terres de l'Etat et de la noblesse terrienne) vers la commune, et, à Vintérieur de la commune, des paysans pauvres vers les paysans riches. En effet, le cadre institutionnel de la commune n'effectue une répartition relativement égalitaire de la terre disponible qu'à concurrence de ce que l'on appelle le « lot paysan ». L'ensemble de ces lots ne représente qu'une partie des terres cultivables. C'est ce lot qui est inaliénable et dont le paysan communautaire ne peut pas être privé. Mais, rien dans la réglementation de la commune, ne s'oppose à ce que le paysan riche achète ou loue de la terre à l'Etat ou à la noblesse terrienne, ou bien loue de la terre appartenant aux paysans pauvres. Et Lénine, analysant les chiffres des Zemstvos 108 , fait observer que le lot concédé joue un rôle économique de plus en plus réduit par rapport à la partie de l'exploitation qui consiste en terre achetée ou louée en dehors de la répartition égalitaire dans le cadre de la commune. Il s'ensuit, bien entendu, que cette répartition des terres est elle-même de moins en moins égalitaire. Ce sont les paysans riches qui ont pouvoir d'arrondir peu à peu leur domaine d'exploitation tandis que les paysans pauvres, parce que d'ailleurs le lot « réglementaire » est bien souvent insuffisant et ne permet pas de faire vivre une famille, perdent le contrôle de ce lot et sont de plus en plus réduits à trouver une occupation salariée à l'extérieur, c'est-à-dire dans l'industrie domestique ou sur les terres de la noblesse terrienne et des koulaks. Pour montrer à quel point « l'éthique » communautaire est en pleine désagrégation, Lénine souligne en outre le fait que l'administration de la commune elle-même (le Mir) passe des contrats d'achat ou de location collectifs de la terre (auprès de l'Etat ou de 108. Organismes administratifs locaux.
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la noblesse foncière), et que cette terre ainsi « absorbée » par la commune, est ensuite répartie entre ses membres non pas de façon égalitaire, mais en fonction des différenciations sociales en voie de cristallisation. Autrement dit, on voit une administration « communiste » accélérer le processus de différenciation sociale. Pour Lénine, malgré la commune, et parfois avec son aide, le capitalisme agraire est en plein développement dans la campagne russe, ce capitalisme signifiant la concentration des terres entre les mains d'une classe de koulaks, et le développement du travail salarié parmi les paysans pauvres. On retrouve, avec des formes originales, le processus marxiste de l'accumulation primitive caractérisé par la séparation des producteurs de leurs moyens de production et par la formation d'une main-d'œuvre « libre ». Cette analyse du dynamisme agraire russe des années 90 conduit Lénine à porter sur la commune agraire un jugement très différent de celui des populistes. Les populistes définissent la commune agraire comme le régime idéal, le « véritable » socialisme russe, permettant d'intégrer l'agriculture et l'industrie dans des unités économiques homogènes, assurant l'égalité économique, réalisant ce qu'ils appellent la « production populaire ». Pour les populistes, cette production populaire est un mode de production original, sui generis, qu'ils opposent aussi bien à la vieille économie seigneuriale qu'au capitalisme. C'est ce que Lénine conteste formellement : « La structure des rapports économiques dans la « commune » rurale, écrit-il 109 , ne constitue nullement un système particulier (" la production populaire ", etc.), mais un banal régime petit bourgeois. En dépit des théories qui ont dominé chez nous en ce dernier demi-siècle, la paysannerie russe communale n'est pas l'antagoniste du capitalisme, mais au contraire sa base la plus profonde et la plus solide. La plus profonde, parce que c'est là précisément, loin de toute influence « factice » et malgré les institutions qui entravent les progrès du capitalisme, que nous assistons à la formation constante d'éléments du capitalisme au sein de la « commune » elle-même. La plus solide, parce que c'est sur l'agriculture en général et sur la paysannerie en particulier que pèsent le plus les traditions de l'ancien temps, celles du régime patriarcal ; et c'est donc là que l'action transformatrice du capitalisme (développement des forces productives, changement de tous les rapports sociaux, etc.) se manifeste avec le plus de lenteur et de la façon la plus graduelle » 110. 109. Le développement du capitalisme en Russie, Ed. en langues étrangères, Moscou, pp. 179-180. 110. Quelques mots d'explication sont ici nécessaires, pour que la pensée de Lénine n'apparaisse pas contradictoire. 11 fait ici allusion à un autre débat avec les populistes, ceux-ci affirmant que le capitalisme russe est une création artificielle, n'ayant pas d'assise interne véritable. Lénine répond : non seulement cette assise existe (on reviendra sur ce débat), mais elle existe déjà, massivement et en création continue, dans la partie la plus arriérée de l'économie russe, l'agriculture. Que le capitalisme ait déjà brisé la barrière agricole apparaît à Lénine comme ime preuve de la a naturalisation » du capitalisme russe.
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En définissant la commune, historiquement datée, comme un régime « petit-bourgeois >, Lénine entend attirer l'attention sur deux points : 1. La « production populaire » n'est pas séparée d'autres modes de production, en particulier du mode seigneurial et du mode capitaliste, par une quelconque muraille de Chine, elle noue des liens étroits avec ces modes, elle est en quelque sorte l'humus, le terreau, sur lequel ils grandissent ou se maintiennent. 2. La production « petite bourgeoise » est, par vocation, un régime de transition parce qu'elle libère certaines forces d'inégalité économique, sans toutefois leur permettre un développement intégral. C'est pour Lénine, le rappel d'une thèse marxiste classique n l . Cependant, sur ces deux points, Lénine se livre à une analyse des conditions originales dans lesquelles cette thèse s'applique à la Russie. En particulier, il cherche à montrer comment la commune agraire est liée à l'ancien mode de production seigneurial (en ce sens qu'elle est un compromis permettant à l'agriculture seigneuriale d'utiliser la commune comme instrument de domination politique, réservoir de main-d'œuvre, et source d'enrichissement), et comment concrètement le capitalisme agraire et même industriel naît et se développe à partir du koulak qui, d'abord simple agriculteur, diversifie ensuite son action économique en faisant de l'usure et du commerce, et développe l'industrie rurale au point que parfois l'exploitation agricole du koulak ne joue plus qu'un rôle auxiliaire. L e jugement de Lénine sur la commune agraire est donc nuancé : il y voit à la fois un organisme qui prolonge la survie de l'agriculture seigneuriale et qui assure un certain développement « populaire » du capitalisme, tout en contenant potentiellement des éléments de freinage d'un plein développement du capitalisme (difficulté de déplacement de la main-d'œuvre, inaliénabilité d'une partie des terres, dirigisme agricole en ce qui concerne les assolements...). En outre, le développement (inévitable) du capitalisme à partir de la commune se fait, du fait même de la commune, dans des conditions particulièrement pénibles pour la masse de la paysannerie. En 1861 la majorité des foyers paysans n'a pas reçu assez de terres pour pouvoir vivre, et a même perdu de la terre en se libérant du servage. La commune a été un compromis entre la soif de terre des paysans, et le souci de la noblesse terrienne de continuer aussi loin et longtemps que possible l'ancien mode d'exploitation. L e passage au capitalisme aurait pu être moins douloureux, dit Lénine, plus rapide aussi, si, au lieu d'une agriculture néo-seigneuriale, on avait mis en place une véritable agriculture de petits exploitants pleinement propriétaires de la terre appartenant aux seigneurs, et libérés des contraintes d'un communisme agraire fictif. Au contraire, dans les conditions de la commune agraire russe, les paysans ne sont pas, comme on le dit communément, attachés à la terre. 111. Voir Le Capital, livre I, T. 3, pp. 202-203. 6
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Cette terre, ils la perdent de plus en plus. Ils sont par contre attachés au village, qu'ils ne peuvent quitter qu'avec autorisation et non parfois sans pertes économiques (il arrive qu'ils soient obligés de payer pour avoir le droit de partir). La commune assure donc le passage au salariat dans les pires conditions : celle d'un salariat mi-agricole, mi-industriel, asservi politiquement et administrativement aux nobles, aux koulaks et au Mir, agent d'exécution des volontés de la noblesse terrienne et du gouvernement. Enfin le dirigisme agricole de la commune perpétue une agriculture techniquement archaïque. Tous ces éléments, joints à l'option de Lénine pour un développement aussi plein et aussi rapide que possible du capitalisme (à l'époque où il écrit, Lénine n'en est pas encore à la conception de la réalisation simultanée de la révolution bourgeoise et socialiste), expliquent que Lénine, en 1900, se prononce pour la disparition de la commune. Dès 1885, le groupe « Libération du travail » avait d'ailleurs déjà esquissé cette position 112 . « Nous sommes pour, écrit Lénine 113, l'abolition de toutes les restrictions au droit du paysan de disposer librement de sa terre, d'abandonner son lot, de sortir de la commune. Seul le paysan peut juger de ce qui lui est le plus avantageux : être salarié agricole avec ou sans lot de terre. Aussi les entraves de ce genre ne peuvent en aucun cas ni d'aucune façon se justifier. En les défendant, les populistes se font les serviteurs des intérêts de nos agrariens ». Il écrit encore 114 : « D'une façon générale, il est faux de croire que l'apparition du capitalisme agraire suppose en elle-même une forme particulière de possession foncière... Aucune particularité de la possession foncière, ne peut donc, au fond, être un obstacle insurmontable au capitalisme qui revêt des formes différentes suivant les différentes conditions agricoles, juridiques et sociales. On peut voir par là à quel point le problème lui-même était mal posé par nos populistes, qui ont créé toute une littérature sur ce sujet : « la commune ou le capitalisme »... La forme de possession foncière des paysans nous laisse très froids. Quelle que soit cette forme de possession le rapport entre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural n'en sera nullement changé en son essence. Le point vraiment important ne concerne donc pas la forme de possession foncière, mais les survivances purement moyenâgeuses qui continuent à peser sur la paysannerie : l'isolement de caste des communautés paysannes, la caution solidaire, les impôts excessifs frappant la terre paysanne hors de toute comparaison avec ceux qui frappent les terres des domaines privés, l'absence de toute liberté quant à la mobilisation des terres paysannes, au déplacement et à la migration des paysans. Toutes ces institutions surannées, sans garantir aucunement la paysannerie contre sa décomposition, ne font que multiplier les diverses formes de 112. Voir le « Programme du groupe social-démocrate « Libération du travail », in Œuvres philosophiques, T. 1, pp. 363 et suiv. 113. Le développement du capitalisme en Russie, p. 176. 114. Ibid., pp. 357-359.
PLEKHANOV,
G.
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redevances et de servitudes et retardent considérablement toute l'évolution sociale ». Toute l'analyse de Lénine est donc centrée sur le fait que le capitalisme, et, en particulier, le capitalisme agraire, est en cours de développement en Russie. Il faut signaler ici — nous reviendrons sur ce problème —, que Lénine ne préjuge pas du type de capitalisme qui va se développer. Dans la préface de la 2e édition de son livre Le développement..., préface qui date de 1908, Lénine mentionne expressément deux voies possibles : ou bien le renforcement de la propriété seigneuriale sur la base d'une évolution vers les formes capitalistes de la grande propriété, mais comportant de nombreuses survivances économiques du servage 115, ou bien un développement purement capitaliste à la ville et à la campagne ayant comme point de départ la disparition de la propriété seigneuriale après partage des terres (nous sommes à l'époque où les socialistes-révolutionnaires, soutenus par les bolcheviks, réclament la nationalisation du sol). Lénine revient plus longuement sur ce problème dans Programme agraire... Le dernier point de l'analyse de Lénine dont il faut faire mention ici concerne le problème du marché intérieur. Là encore Lénine adopte pour point de départ une thèse marxiste bien connue. On a vu qu'Engels dans ses lettres à Danielson exposait que le capitalisme industriel ne fait pas que détruire le marché intérieur en ruinant les paysans et les artisans. Dans le même temps, et par le même processus, il crée son propre marché intérieur. Marx avait déjà fait des observations semblables11B. En reprenant ces idées de Marx et d'Engels, Lénine veut s'attaquer à la thèse populiste selon laquelle le capitalisme est impossible en Russie, parce qu'il ne s'accompagne pas d'un accroissement du marché intérieur, mais simplement du remplacement d'une forme de production (artisanale et paysanne) par une forme autre (industrielle). En utilisant les schémas de la reproduction élargie de Marx, Nikolaï-on avait cherché à démontrer que la réalisation de la plus-value (c'est-à-dire la vente des marchandises qui représentent le surplus net de la production sociale) est impossible dans une économie capitaliste fermée, et que cette réalisation suppose la conquête de marchés extérieurs. Lénine consacre tout le premier chapitre de son livre sur « Le développement du capitalisme en Russie » ainsi que son écrit « Pour caractériser le romantisme économique », à essayer de démontrer que Nikolaï-on n'a pas compris l'économie des schémas de la reproduction élargie, et que la réalisation du capital constant pose plus de problèmes à la théorie que celle de la plus-value. Lénine ne croit pas à la prétendue impossibilité d'expansion du capitalisme en circuit fermé, et donne les raisons de son attitude. Nous ne nous attarderons pas à cette discussion 115. C'est ce que Lénine appelle la voie « prussienne > au capitalisme, faisant allusion par là i la reconversion de l'économie agricole des junkers de l'Allemagne de l'Est vers le capitalisme. 116. Voir Le Capital, livre I, T . 3, pp. 189-190.
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qui reste sur le plan général de la théorie et ne fait pas appel aux données de la situation russe, sinon pour faire observer un phénomène curieux : à peu près à la même époque, des marxistes ou des économistes utilisant des concepts marxistes ont abouti à des conclusions analogues (la nécessité supposée du marché extérieur pour le capitalisme) en partant les uns de la situation dans un pays retardataire (la Russie de Nikolaï-on), les autres en partant de la situation dans des pays très développés pour l'époque (cf. l'analyse de R. Luxembourg de l'impérialisme et sa polémique avec Marx et avec Tugan-Baranovskij). Nous dirons seulement quelques mots de la façon dont Lénine analyse, dans les conditions concrètes de la Russie ce double processus de création et de destruction du marché intérieur. Tout le livre de Lénine sur le développement du capitalisme s'inscrit en faux contre la thèse des populistes selon laquelle le capitalisme est, en Russie, un phénomène importé et artificiel, produit de la politique protectionniste et de la politique d'armement du gouvernement. Bien que Lénine soit d'accord avec Engels (et avec les populistes) pour reconnaître que le protectionnisme et les soucis militaires ont eu pour effet de hâter la maturation du capitalisme, et que ce dernier a donc quelque chose « d'artificiel », sa thèse centrale n'en est pas moins que le développement du capitalisme russe a des racines profondes dans l'évolution de l'économie russe ellemême, en particulier de l'économie agricole. Il amène sur ce point une masse énorme de documents et de chiffres, qui reste le document fondamental sur l'évolution de l'économie russe de cette période. Parmi ces faits et ces documents, il y a ceux qui concernent la façon dont concrètement le marché intérieur se crée. Dans la mesure où l'économie paysanne est une économie naturelle, dans la mesure où la production et la consommation sont intégrées dans la même unité d'exploitation, le marché intérieur est réduit. A partir du moment où intervient un processus de différenciation sociale à l'issue duquel une minorité de paysans s'est transformée en classe de koulaks, tandis que la majorité doit passer en tout ou partie, au travail salarié pour subsister, le marché intérieur se développe considérablement, même si la majorité des paysans s'appauvrit. La question du marché intérieur ne se confond nullement avec celle du pouvoir d'achat moyen de la population : elle englobe tous les problèmes posés par la répartition inégale des richesses, la concentration des moyens de production entre les mains d'une minorité, la structure de classes de la société. C'est pourquoi Lénine aboutit à la conclusion que le marché intérieur se crée aux deux extrémités de la société paysanne : à son sommet et à sa base. Il écrit (Le développement..., p. 169 et 171) : « Les frais de nourriture en argent atteignent leur maximum absolu et relatif dans les deux groupes extrêmes : chez les prolétaires ruraux et dans la bourgeoisie rurale. Les premiers tout en consommant moins que le paysan moyen, achètent plus, ils achètent les produits agricoles les plus
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indispensables dont ils ont grand besoin. La seconde achète plus parce qu'elle consomme plus, surtout les produits non agricoles. Le rapprochement de ces deux groupes extrêmes nous montre avec évidence comment, dans un pays capitaliste, se crée le marché intérieur des articles de consommation individuelle. La transformation de la paysannerie en prolétariat rural crée donc un marché principalement pour les objets de consommation, et sa transformation en bourgeoisie rurale, principalement pour les moyens do production. Autrement dit, dans les groupes inférieurs de la « paysannerie », nous voyons la force de travail se convertir en marchandises et les moyens de production, en capital dans les groupes supérieurs... ». C'est de cette façon, ajoute LÉNINE (op. cit., p. 190) qu'on peut expliquer le développement intense du marché intérieur des cotonnades industrielles, malgré l'appauvrissement de la majorité des paysans. Le même processus explique non seulement comment les produits industriels trouvent des débouchés à la campagne, mais encore (et c'est un point sur lequel Lénine insiste beaucoup) comment, à la campagne même, les produits agricoles s'ouvrent de nouveaux débouchés. Un exemple va permettre d'expliquer plus concrètement quelle allure pouvait revêtir le développement du marché intérieur en Russie. Cet exemple est celui du valet de ferme d'ENGEL'HABDT 117. Il reçoit en argent 60 roubles par an, plus du seigle, de l'avoine, de l'orge, du fromage, un petit potager fournissant du lin et des pommes de terre, de la vodka, du fromage blanc et du lait. Mais il doit acheter pour vivre, 4 sacs et 2 mesures de seigle, soit 34 roubles. Il reste 26 roubles, dont 20 roubles passent à l'impôt de capitation. Il reste 6 roubles pour le sel, l'huile de tournesol et les vêtements. Cet exemple renferme « dans une coquille » tout le type de développement du marché intérieur russe : 1. Le débouché pour les produits industriels de consommation est évidemment très faible (moins de 6 roubles), mais il représente, lorsqu'il est multiplié à des millions d'exemplaires, une masse de commandes appréciables ; en outre, une partie (qu'il est impossible de quantifier) de l'impôt de capitation passe à l'industrialisation du pays (chemins de fer, protectionnisme de la sidérurgie...) ; 2. Le prélèvement fiscal sur le paysan, même le paysan pauvre comme ce valet de ferme, est lourd ; il correspond, si l'on veut, à ce qu'a « d'artificiel » le développement du capitalisme russe ; 3. Le marché pour les produits agricoles à l'intérieur de la paysannerie elle-même est très important : plus de la moitié du revenu en argent, bien qu'un salaire en nature soit versé, essentiellement sous forme de nourriture. 1 1 7 . E N G E L ' H A I U Ï T est un propriétaire foncier russe, partisan du progrès technique en agriculture, populiste convaincu, et observateur de l'évolution de l'agriculture russe de son temps, d'une finesse et d'une ampleur de vues remarquables. H est dommage qu'une édition intégrale de ses Lettres n'ait pas été publiée en France. On en trouvera des extraits dans Le statut des paysans libérés du servage ; les chiffres concernant le valet de ferme d'Engel'hardt figurent & la p. 280 de ce livre.
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Le développement économique de la Russie tsariste
La démonstration de Lénine sur la possibilité de création d'un marché intérieur en dépit de la pauvreté de l'immense majorité de la paysannerie, conserve une résonance très moderne dans la mesure où une partie de la théorie contemporaine de la croissance appliquée aux pays sous-développés, repose implicitement sur l'affirmation « populiste » selon laquelle il existe un lien mécanique entre le niveau du pouvoir d'achat de la paysannerie et l'ampleur du marché intérieur, et fait reposer bien des échecs d'expériences de développement sur « l'indifférence » manifestée à l'égard du pouvoir d'achat de l'agriculture. Le problème est, on le voit, plus complexe.
SECTION
IV.
QUELQUES PROLONGEMENTS CONTEMPORAINS
THEORIQUES
Toutes ces discussions idéologiques qui ont précédé la disparition du tsarisme ne constituent pas qu'un chapitre d'une histoire des doctrines, elles présentent des analogies nombreuses avec les discussions contemporaines sur la croissance et sur l'avenir des pays en voie de développement. L'intelligentzia russe a centré ses débats autour de quelques thèmes que l'on retrouve aujourd'hui. Citons quelques-uns de ces thèmes : — Le thème de la division internationale du travail, en particulier la division du travail entre pays « agricoles » et pays industriels. Une partie de l'intelligentzia prône les mérites de la spécialisation agraire, soit sur la base de l'argument qu'un pays agraire défend mieux son indépendance qu'un pays industriel U8 , soit sur la base d'arguments « géographiques ». Une autre partie analyse au contraire la spécialisation agricole comme une perte de substance. — Le thème de la possibilité ou de l'impossibilité de « sauter » les étapes du développement, qui reste un des problèmes clés du Tiers-Monde aujourd'hui. Aujourd'hui aussi, comme autrefois les marxistes et les populistes, les économistes et les sociologues s'interrogent sur les conditions dans lesquelles il est possible d'utiliser les institutions traditionnelles pour la création d'une économie moderne. — Le thème des relations entre l'agriculture et l'industrie, entre la ville et la campagne, thème dont on peut bien dire qu'il est au cœur de la théorie contemporaine du développement. Le débat sur les mérites respectifs de la petite et de la grande industrie, sur la nature souhaitable 118. Un argument qui n'est plus guère employé aujourd'hui, sauf dans un cas précis : en cas de conflit mondial ou de ruptures des relations économiques internationales.
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des investissements à effectuer (labor-consuming ou capital-consuming), sur le caractère moteur ou au contraire destructeur des grands pôles industriels, se poursuit encore aujourd'hui. — Le thème des conditions institutionnelles qui doivent accompagner la création d'une agriculture moderne : forme collective ou individuelle de la propriété du sol, conditions de la réforme agraire, conditions de diffusion du progrès technique à la campagne, rôle joué par le crédit, etc... — Le thème du surplus : la discussion entre les marxistes et les populistes conserve une grande actualité aujourd'hui encore, parce qu'elle porte sur les conditions dans lesquelles un surplus économique peut apparaître dans l'agriculture, et être affecté aux besoins de l'industrialisation. De même on trouvera dans la littérature russe une analyse des formes d'utilisation improductive du surplus économique par les marchands, les usuriers, les consommations de luxe..., analyse qui se poursuit encore aujourd'hui. Quand Pisarev attaque les dépenses de consommation ostentatoires et souligne que le surplus ainsi consommé servirait mieux au développement s'il était affecté non seulement à l'investissement (ce qui est évident) mais aussi aux consommations de base des masses populaires, il anticipe une analyse dont on commence seulement aujourd'hui à saisir toute la portée. Nous ne tenterons pas de poursuivre ce parallèle et de confronter systématiquement les thèses de l'intelligentzia russe avec les analyses contemporaines. Nous avons seulement voulu montrer que cette confrontation était possible et que, s'il en est ainsi, c'est que l'économie politique du 19e siècle affrontait déjà, à sa manière certes, des problèmes dont on a quelquefois un peu tendance à croire qu'ils ont été découverts il y a quelques années seulement, lorsque l'analyse économique a commencé à se ré-articuler autour du problème du développement. Nous insisterons davantage sur ce que quelques théoriciens ont cru pouvoir tirer de l'expérience russe comme enseignement utilisable par l'analyse contemporaine. Il s'agit de ce qu'on peut appeler l'agrarianisme théorique que l'un de ses représentants, N. Georgescu-Roegen, a tenté de définir dans son article « Economie Theory and Agrarian Economies » U 9 . Son analyse est une sorte de version modernisée du populisme qui, comme au temps de Lénine et des populistes russes, se définit par rapport au marxisme 12°. Publié dans Agriculture in Economie Development, édité par C A Ï U . K . E I C H E H et W . W I T T , McGraw-Hffl Book C ' , pp. 1 4 4 et suiv. 120. Il faut également mentionner le nom de A. V. ¿AJANOV dont deux livres publiés en russe en 1924 et 1925, ont été traduits en anglais et édités par D. THORNEH, B. KERBLAY et R.E.F. SMITH, chez Richard D. Irwin C*. American Economie Association, 1966. Une édition française est en cours. Voir l'article de D. THOKNER, a Une théorie néo-populiste de l'économie paysanne : l'Ecole de A. V. Èajanov », Annales, 21* année, n" 6, novembre-décembre 1966. Voir aussi bibliographie des œuvres de Cajanov publiée par B. KERBLAY dans les Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 7, 1, janvier-mars 1966. Voir D. T H O B N E R , I L'économie paysanne, concept pour l'histoire économique », Annales, n* 3, mai-juin 1964. 119.
LAWRENCE
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Le développement économique de la Russie tsariste
Jusqu'à nos jours, dit GEORGESCU-ROEGEÎÎ, l'économie agraire est restée une réalité sans théorie. Le marxisme a procédé avec des idées préconçues sur les lois d'une économie paysanne. Il n'aime pas le paysan, et n'a pour lui que paroles de mépris. La différence entre la « philosophie » de la vie industrielle et celle de la campagne repose sur une base réelle : il n'y a pas de parallélisme possible entre l'agriculture et l'industrie du point de vue de l'échelle de production. En outre, on ne peut en agriculture, comme dans l'industrie, raccourcir la période de production. La plus grande erreur de Marx a été de croire que l'agriculture et l'industrie obéissent aux mêmes lois. Rien dans sa vaste activité littéraire n'indique qu'il ait jamais étudié une agriculture non-capitaliste. La loi marxiste de la concentration en agriculture a été catégoriquement et promptement réfutée. Aux congrès de Francfort et de Breslau (1894 et 1895) la question agraire brise presque l'unité du parti. Marx a compris qu'il faisait fausse route, et il a essayé vers la fin de sa vie de revenir en arrière, témoin la déviation de la ligne marxiste que représentent la préface à l'édition russe de 1882 du Manifeste, et la lettre à V. Zakulic de 1881. Après la mort de Marx, le marxisme oscille entre l'opportunisme léniniste qui se pose en défenseur du paysan, et les circonvolutions dialectiques qui veulent prouver qu'il y a concentration dans l'agriculture, quoique dans un sens très différent de celui de Marx (Georgescu-Roegen ne semble pas connaître les lettres d'Engels). Ensuite, vint Staline qui proclama la guerre sainte contre les paysans. C'est l'aboutissement normal de la vieille hostilité marxiste contre le paysan 121 . GEORGESCU-ROEGEN écrit (op. cit., p. 1 5 1 ) : « que les intérêts de la ville entrent en conflit avec ceux de la campagne est maintenant un fait bien établi >. A la vision sommaire d'une harmonie préétablie, exempte de heurts et de contradictions, entre la ville et la campagne, il oppose ainsi la vision, qui nous semble tout aussi sommaire, d'un antagonisme fondamental. Georgescu-Roegen cherche alors à déterminer quel est le fondement objectif du caractère d'hostilité des relations entre la ville et la campagne. Les ciseaux de prix ne sont qu'un des éléments du problème, dit-il. Le vrai est que la nourriture est une nécessité éternelle, tandis que les besoins de produits industriels sont des besoins secondaires 122 . Le pain à bon marché est une exigence de la société industrielle qui la dresse contre le paysan (ou plutôt qui dresse l'ouvrier contre le paysan davantage que contre 121. Gerschenkron défend une thèse analogue, selon laquelle l'agriculture socialiste est une résurrection ou une prolongation de ce que l'on pourrait appeler le > modèle de Pierre le Grand » de relations entre l'agriculture et l'industrie. De même, dans un rapport sur l'exploitation agricole coopérative : Quelques réflexions critiques, p. 4 2 , B A J K R I S H N A , L . C . J A I N , G O P I K R I S H A N , décrivent la propriété collective de la terre comme la « forme supérieure du féodalisme ». 122. Cette affirmation semble éterniser certains traits de sociétés pré-industrielles. Dans le monde moderne, y compris pour la paysannerie, les produits industriels jouent bien entendu un rôle aussi « vital » que la nourriture.
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le capitaliste) et elle est la base de la politique agraire marxiste plus qu'une prétendue loi de prolétarisation inexorable des paysans. Marx, poursuit Georgescu-Roegen, a reconnu une fois en passant l'existence de l'antithèse entre la ville et la campagne 123. Il ajoute 124 : « Cette remarque est très importante. Elle montre que Marx, pour une fois, a reconnu l'existence d'une antithèse qui — comme nous l'avons soutenu dans le paragraphe précédent — paraît s'enraciner dans les conditions permanentes de l'espèce humaine, et devrait donc dépasser en importance toute antithèse propre à un système économique particulier. Malheureusement Marx n'a pas poussé son exploration jusqu'à expliquer comment il aurait envisagé la solution scientifique (au sens hegelien) de cette antithèse ». Que Marx ait remarqué que toute l'histoire économique jusqu'à présent peut être résumée comme le mouvement de l'antagonisme entre la ville et la campagne ne signifie pas que pour Marx cet antagonisme est enraciné dans « les conditions permanentes » de « l'espèce humaine ». Cette déduction est aussi hâtive que celle qui définirait la lutte de classes comme le résultat des conditions permanentes de l'espèce humaine, sous prétexte que Marx a, dans le Manifeste, affirmé que toute l'histoire de la société a été, jusqu'à présent, l'histoire de la lutte des classes. Entre la constatation qu'un phénomène a jusque là toujours été observé dans l'histoire et l'explication de cette perennità par l'existence de « conditions permanentes » indépendantes du régime social en vigueur, il existe un pas dans l'analyse que Marx ne pouvait pas franchir sans se mettre en contradiction avec sa propre méthode dont on sait qu'elle consiste précisément à nier tout caractère explicatif à la « nature humaine » en général. Marx ne pouvait donc pas chercher la solution d'une antithèse définie dans les termes choisis par Georgescu-Roegen. Il existe par contre, éparses dans les œuvres de Marx — mais aussi chez Engels, chez Lénine, chez Kautsky —, de nombreuses indications sur la manière dont le marxisme conçoit un dépassement possible de l'antagonisme entre la ville et la campagne. En Russie, poursuit GEORGESCU-ROEGEN, l'impossibilité de faire entrer les particularités d'une économie agrarienne dans un schéma marxiste a amené un violent conflit entre les populistes et le marxisme. L'idéologie populiste et agrarienne en vint à s'identifier à une double négation : ni capitalisme, ni socialisme. Mais ni les populistes ni les agrariens n'ont réussi à construire une théorie de l'économie paysanne. Au surplus, ils n'ont manifesté que peu de goût pour l'analyse théorique : « ils ont fait fond exclusivement sur une approche intuitive, sur le verstehen de la 123. Marx a, non pas une fois, mais de nombreuses fois, parlé de l'opposition entre la ville et la campagne. 124. Op. cit., pp. 152-153.
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Le développement économique de la Russie tsariste
Weltanschauung paysanne » (op. cit., p. 154). Le populisme, comme le marxisme, est une foi. Georgescu-Roegen aborde alors sa propre construction. Dans les agricultures surpeuplées, le loisir n'est pas recherché, n'est pas un bien économique. Il considère comme un fait que dans une telle économie surpeuplée la formule féodale conduit au produit national maximum, ou bien encore, suivant la formule de Barone, au bien-être maximum 125 . Or, poursuit Georgescu-Roegen, que s'est-il passé dans les pays de l'Est européen au siècle dernier ? Ces pays n'ont pas abordé « naturellement » le capitalisme mais à l'issue et sous l'impulsion d'un processus d'imitation, d'une contagion culturelle. Il écrit (op. cit., p. 162) : « A proprement parler, les pays de l'Est européen n'ont jamais eu l'occasion de connaître ce qu'on appelle le calvaire du capitalisme. A sa place, à partir du milieu du 19° siècle, si ce n'est plus tôt, ces pays commencent à subir l'impact du capitalisme occidental. Bien qu'on ait coutume de le considérer comme un phénomène analogue au « calvaire du capitalisme », cet impact était un processus essentiellement différent. Ce qui est clair, c'est que les économies de l'Est européen n'étaient pas encore suffisamment développées pour aborder le « calvaire ». Le vrai de la chose peut se raconter en quelques mots. La croissance du commerce avec l'Ouest fit connaître qu'il existait d'autres systèmes économiques, en même temps qu'elle provoquait des désirs nouveaux chez les propriétaires fonciers et des ambitions nouvelles chez les bureaucrates. Sous cette influence, le « contrat social » féodal commença à perdre de la force. Un nombre toujours croissant de propriétaires fonciers se rallia à la formule capitaliste de maximation du profit et de la rente, changement qui avait l'avantage, même s'il n'accroissait pas toujours leur part, de les délier de leurs obligations traditionnelles envers les villageois. Ce processus a débouché plus tardivement sur l'absentéisme pur. De ce point de vue, le principal bénéficiaire de la libération des serfs a été le propriétaire foncier, non le paysan. C'est vrai également 125. Il y a un raccourci sur lequel il aurait été souhaitable que Georgescu-Roegen s'étendît davantage, parce qu'il supporte toute son analyse. Autant qu'on puisse « décontracter » le raisonnement, il se décompose en trois phases : 1. à surpopulation égale, le féodalisme occupe plus de travailleurs que le capitalisme ; 2. il en résulte que le produit national est maximum sous le régime féodal ; 3 . donc, la formule féodale garantit le bien-être maximum. Il nous semble que, sur ces tiois points, des objections peuvent être élevées contre le raisonnement de Georgescu-Roegen. En présence d'une population active donnée, les performances respectives du capitalisme et du régime féodal quant au nombre de travailleurs employés, doivent s'apprécier sur la base du nombre total d'emplois fournis, et pas seulement des emplois du secteur agricole. H n'est alors nullement prouvé que la performance féodale soit supérieure à la performance capitaliste : le régime féodal peut fournir éventuellement plus d'emplois dans une activité économique déterminée, mais le capitalisme multiplie ces activités et le résultat global n'est certainement pas déterminé d'avance. E n second lieu, l'assimilation faite par Georgescu-Roegen entre l'emploi maximum et le produit national maximum fait abstraction des progrès de la productivité du travail qui sont à la portée du capitalisme, mais pas du régime féodal. Enfin, il est aujourd'hui bien banal de faire observer que le produit et le bien-être maximums ne coïncident pas nécessairement.
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pour les premières réformes agraires (1861 en Russie, 1864 en Roumanie), qui ont en réalité encouragé la séparation des intérêts économiques du propriétaire foncier de ceux du paysan ». 126 GEORGESCU-ROEGEN écrit encore : « Le féodalisme a été de la sorte aboli avant que ces économies aient été à même d'atteindre la « phase du calvaire » capitaliste, c'est-à-dire la porte qui ouvre normalement la voie à l'étape supérieure du développement économique. Seul un système fondé sur les lots 127 peut efficacement entraîner une économie marquée par la surpopulation, durant cette phase... Le capitalisme — comme nous l'avons expliqué — est arrivé en Europe de l'Est non comme une phase naturelle du développement économique, mais comme le résultat d'une contamination culturelle. A la lumière de la théorie de la dynamique économique et du bien-être matériel, il ne fait pas de doute que c'était un mouvement contre le grain... Dans l'idéologie agrarienne, nous découvrons cependant une position différente, plus hegelienne encore d'inspiration : on ne peut pas sauter les étapes du développement économique. En particulier, le féodalisme ne peut pas disparaître avant d'avoir complètement achevé son œuvre. Si on l'abolit artificiellement, il réapparaît sous une forme ou sous l'autre (sauf si l'holocauste malthusien survient). Devant une telle alternative, la seule attitude logique consiste alors à organiser rationnellement le maintien du féodalisme, en faisant en sorte même que son fonctionnement soit amélioré. La politique de réforme agraire radicale dans les pays surpeuplés, aux termes de laquelle le chef de chaque famille paysanne est transformé en entrepreneur féodal, répond précisément à cette logique ». On retiendra plus spécialement deux points de l'analyse de GeorgescuRoegen. Georgescu-Roegen et Gerschenkron parviennent tous deux, sur la base d'argumentations différentes, à la même conclusion : le caractère « artificiel » du développement du capitalisme en Russie. Pour Georgescu-Roegen, ce développement est le résultat d'une contamination culturelle. Pour Gerschenkron, il résulte du retard d'industrialisation qui a obligé à trouver à la place des préalables normaux du dévelopment du capitalisme (l'initiative privée, le crédit, ...) des substituts tels que l'action de l'Etat et les prélèvements forcés sur la population. L'un et l'autre font reposer leur analyse sur l'inexistence ou l'insignifiance d'un développement capitaliste « authentique ». Ce point est particulièrement net chez Georgescu-Roegen : pourquoi était-il trop tôt, à ses yeux, pour passer au capitalisme ? Parce que la suppression du régime féodal devait mener à l'accroissement du chômage et à la baisse de la production. 126. Op. cit., p. 164. 127. Georgescu-Roegen fait vraisemblablement allusion au système de répartition de lots de terre plus ou moins égaux entre les familles paysannes.
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Le développement économique de la Russie tsariste
La formule féodale permet, en effet, selon Georgescu-Roegen, d'employer la population active jusqu'au point où la productivité marginale du travail s'annule, tandis que le capitalisme exige une productivité marginale positive, et crée donc moins d'emplois. Ceci, on le conçoit, n'est un argument (à la condition supplémentaire d'admettre l'existence d'un raisonnement de type marginal dans l'économie féodale), que si l'on se limite exclusivement à la partie agricole du développement. Si le capitalisme en général emploie les gens que le capitalisme agraire refuse d'employer, nous aurons peut-être non pas une baisse, mais une hausse de la production et une diminution du chômage quelle que soit la forme — ouverte ou larvée, agricole ou industrielle — qu'il revêt. Autrement dit, le raisonnement de Georgescu-Roegen n'est admissible que s'il n'y a pas de développement industriel, pas d'exode rural, pas de progrès technique, pas de perfectionnement de la division du travail, pas de nouveaux marchés pour l'agriculture... c'est-à-dire, en définitive, pas de capitalisme en général, mais seulement un capitalisme agraire. Ceci doit être considéré comme une hypothèse d'école. En vérité, la question qui se pose, et la seule est : le capitalisme russe est-il une pure importation de l'étranger et l'est-il resté, ou bien avait-il ou a-t-il acquis par la suite, des racines économiques profondes dans la vie du pays ? A cette question de pur fait, nous essaierons de répondre plus tard. La théorie de GeorgescuRoegen qui se présente comme une théorie générale (fondée sur la relation entre productivité marginale et emploi en régime capitaliste et féodal), repose en fait sur une appréciation implicite de l'expérience historique russe du développement. Georgescu-Roegen oppose ce qu'il appelle l'hegelianisme marxiste et l'hegelianisme agrarien. Ce dernier repose sur une sorte de loi de franchissement nécessaire de toutes les étapes, alors que le premier ne formule, sur ce point, aucune conclusion de portée universelle et admet, selon les cas, qu'il est possible ou qu'il n'est pas possible de sauter une étape. Cette loi du franchissement nécessaire amène logiquement GeorgescuRoegen à affirmer qu'il ne faut pas chercher à faire disparaître le féodalisme avant son heure, mais qu'il faut l'aménager, c'est-à-dire en conserver les bons aspects, en faire disparaître les mauvais. On aboutit ainsi à un programme pratique de suppression de la grande propriété foncière féodale, et de la répartition des terres entre les familles paysannes, qui conserve ce qui fait l'avantage du féodalisme, c'est-à-dire le patriarcalisme : le fait que la famille paysanne, comme l'exploitation féodale, s'entend à porter au maximum la quantité de travail effectuée par ses membres. Sur ce point précis, il est curieux de constater que « l'hegelianisme » agrarien et marxiste tombent d'accord sur la base, il est vrai, de motivations très différentes. Ce qui intéresse Georgescu-Roegen, c'est le côté « patriar-
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eal » de la réforme agraire, le fait qu'elle assure, comme la formule féodale, le maximum d'emplois. Ce qui intéressait Lénine, c'est le partage des terres réalisé par la réforme agraire 128 . De ce point de vue, Lénine, loin d'estimer que le féodalisme a disparu « trop tôt » en Russie, reproche au contraire à la réforme de 1861 d'avoir attribué trop peu de terres à la paysannerie, d'avoir trop ménagé la grande propriété foncière, et d'avoir laissé subsister entre l'économie seigneuriale et l'économie paysanne des liens économiques encore très proches du servage. L'accord entre l'optique agrarienne et marxiste sur l'intérêt pratique de la réforme agraire dans des conditions déterminées, est donc momentané et ne doit pas dissimuler le profond désaccord théorique. Alors que le marxisme définit la petite propriété paysanne comme la voie la plus rapide (par rapport à l'agriculture féodale ou néo-féodale) de développement du capitalisme, c'est-à-dire comme la transition la moins douloureuse vers l'agriculture socialiste, lorsque l'étape du capitalisme est déjà commencée ou est jugée inévitable, l'agrarianisme considère la propriété paysanne comme une fin en soi. Alors que le marxisme pense qu'un régime, dépassé ou non par l'histoire, doit être pris en bloc avec ses « bons » et ses « mauvais » côtés, l'agrarianisme songe, pour sa part, à une sorte d'opération d'étemisation qui conserve le « bon » côté du féodalisme en éliminant le « mauvais ». Cette façon de comprendre l'hegelianisme est, soit dit en passant, curieusement proche de celle de Proudhon 1 2 9 . Le problème le plus important qui se pose alors dans l'optique agrarienne est de démontrer que cette forme de féodalisme rénové — la petite propriété paysanne patriarcale — est compatible avec le développement économique, c'est-à-dire qu'elle ne freine pas ce développement, ou que celui-ci s'effectuant malgré tout, il ne met pas en cause l'égalitarisme agraire. Les observations finales de Georgescu-Roegen sur ce point sont très générales, et, à vrai dire, peuvent difficilement être considérées comme une réponse au problème posé. Affirmer que les agrariens n'ont jamais perdu de vue le principe le plus élémentaire du développement économique parce qu'ils ont posé le principe 128. LÉNINE, Le développement du capitalisme en Russie, pp. 715-716 : « M. Skvortsov pense probablement... que moins les paysans auraient reçu de terre au moment de l'affranchissement, et plus cher ils l'auraient payée, plus le développement du capitalisme en Russie aurait été rapide. J e pense au contraire : plus les paysans auraient reçu de terre au moment de l'affranchissement et moins cher ils l'auraient payée, plus rapide, plus large et plus libre aurait été le développement du capitalisme en Russie, plus le niveau de vie de la population se serait élevé, plus le marché intérieur se serait élargi, plus rapide serait l'application des machines à la production, plus, en tin mot, le développement économique de la Russie ressemblerait à celui de l'Amérique ». Dans le Programme agraire, p. 26, Lénine reproche à certains marxistes de confondre la théorie des populistes sur le partage égalitaire de la terre, théorie sans prespectives du point de vue du développement, avec le contenu historiquement justifié de cette revendication d'égalité, dans la mesure où elle est instrument de lutte contre la propriété féodale dont le contenu reste positif dans la Russie de 1906. 129. Qu'an se réfère à la polémique MARX-PROUDHON, Philosophie de la philosophie.
de la misère, et Misère
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Le développement
économique de la Russie tsariste
qu'aucun facteur de production ne doit rester oisif si cela n'est pas nécessaire, n'est pas, on le conçoit bien, une réponse suffisante 130. Georgescu-Roegen reconnaît qu'il n'est pas facile de réconcilier la formule agrarienne avec les exigences de la technique moderne, et avec les formes contemporaines de l'industrie, c'est-à-dire, en définitive, avec le développement économique. Sa recommandation pratique est qu'on doit et qu'on peut y aller progressivement, parce que dans les économies surpeuplées, même en voie de développement, il existe de nombreux secteurs où il est encore possible et souhaitable d'employer le travail suivant la formule « féodale > (c'est-à-dire en consacrant beaucoup de travail à l'obtention d'un résultat donné). C'est une observation très juste. Une partie importante du problème du développement économique est en effet d'arriver à un certain synchronisme entre le mouvement de modernisation de la technique et de la production, et le programme d'emploi de la main-d'œuvre disponible. Un passage trop rapide à la technique moderne ne crée pas du chômage comme semble le penser Georgescu-Roegen, mais il transforme un chômage larvé en un chômage ouvert 131 . En observant les conditions dans lesquelles les jeunes capitalismes de l'Occident étaient nés et avaient fait leurs premiers pas, Marx faisait observer que la rapidité du développement capitaliste, dans l'industrie et dans l'agriculture avait été en partie fonction de la constitution préalable d'une importante masse de main-d'œuvre flottante, d'origine agraire. Tout se passait en quelque sorte comme si la création d'un emploi dans l'industrie devait être précédée ou accompagnée de la disparition du gagne-pain de plusieurs paysans. Ce type capitaliste de développement — qu'on retrouve aussi bien d'ailleurs, dans le cas où le féodalisme est « artificiellement » aboli trop tôt comme en Russie et dans le cas où, aboli « au bon moment » comme 130. Sauf pour un économiste qui soutiendrait que le développement maximum dans le long terme passe toujours et nécessairement par l'emploi maximum en situation instantanée. Ce ne serait vTai que si cet emploi maximum pouvait être réalisé sans équipement ou investissement d'aucune sorte, ou bien si ces équipements et investissements n'entraient jamais en concurrence (compte tenu de la rareté relative d u capital) avec des formes moins « laborconsuming D d'investissements» mais porteuses du progrès technique et garantes des développements futurs. 131. Et le problème du choix d'un rythme correct du progrès technique se pose quels que soient le régime de propriété des terres et la forme d'organisation du travail agricole. L'agriculture collective des pays socialistes connait de nombreux cas où la considération de l'emploi freine la diffusion du progrès technique, par rapport à un taux de diffusion théoriquement concevable. Ce qui compte, c'est moins le type de la propriété paysanne que la politique générale de l'emploi. On pourrait distinguer trois grands types de politiques : 1. celle de la petite propriété paysanne qui, pour survivre, substituera à un progrès technique souvent inaccessible, l'utilisation la plus intensive, sinon la plus productive, du temps de travail de la famille paysanne ; 2. celle de la grande exploitation agricole capitaliste qui substituera la machine à l'homme chaque fois qu'elle y trouve avantage et n'est pas retenue par des préoccupations de lutte contre le chômage ; 3. celle de l'agriculture collective qui doit nécessairement réaliser un compromis entre la nécessité de favoriser le progrès technique et celle d'éviter l'apparition d'un chômage massif.
L'enoironnement idéologique
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en Angleterre, il se développe « normalement » — peut en effet ne pas être considéré comme le modèle optimum de développement. Mais il n'est intéressant de comparer des modèles réels à des modèles optimums que si ces derniers sont, dans des conditions historiques déterminées, concrètement réalisables ou concevables. Ce qui signifie qu'il faudrait pouvoir imaginer pour le 18e siècle occidental par exemple, un modèle qui, tout en assurant le même développement économique que le modèle capitaliste, aurait pu éviter le chômage et le déracinement qu'il engendrait. Poser la question sur ce plan serait un anachronisme dont la signification serait que le 18e siècle occidental n'a choisi qu'une formule, parmi d'autres, de développement économique. Dans la mesure où l'on admet que le choix n'était pas ouvert, où l'on arrive difficilement à imaginer quel autre modèle eût été concevable, on est conduit à penser qu'il y avait un réel antagonisme, au moins à court terme et dans la phase de démarrage du capitalisme, entre l'emploi et la croissance. La destruction des structures d'emploi traditionnelles de l'agriculture était la condition du développement économique. Il est essentiel de faire observer qu'elle le demeure aujourd'hui. Les formules contemporaines de développement, comme le modèle capitaliste du 18e siècle reposent sur la déstructuration de l'emploi agricole et sont incompatibles avec un type d'organisation agricole fixant une fois pour toutes le rapport entre l'homme et la terre. La différence avec le modèle du 18e siècle ne vient pas de là, mais des méthodes utilisées et du coût humain payé pour obtenir la plasticité nécessaire. Or l'analyse de Georgescu-Roegen s'arrête au point précis où se pose le problème de savoir de quelle façon il est possible de concilier l'existence d'une petite propriété paysanne conforme à l'idéologie agrarienne, avec la plasticité requise par le développement économique. C'est aussi à ce point qu'elle reprend dans l'article de V. M. DANDEKAR, qui est une réflexion sur les thèses de Georgescu-Roegen132. Dandekar écrit : € Conçu comme un élément du problème de la croissance économique, le problème agrarien consiste à fixer (à la terre) la population jusqu'à ce qu'une proportion croissante puisse être transférée dans le secteur non agricole, tout en l'employant utilement dans l'intervalle de façon à maximer la production totale du secteur agricole ». Dandekar admet la problématique de Georgescu-Roegen : il admet l'analyse du niveau de l'emploi en termes de productivité marginale et les différences de niveau selon qu'on est en régime féodal ou en régime capitaliste. Il admet que l'agriculture traditionnelle obéit à la loi de maximation du produit total. 132. i Economie Theory and Agrarian Reform ment, pp. 169 et suivantes.
dans Agriculture
in Economie
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Le développement
économique de la Russie tsariste
Mais, sur cette base même, il pense que la théorie agrarienne aboutit à des contradictions. La petite exploitation paysanne est justifiée par Georgescu-Roegen en fonction de l'objectif du plein emploi. Dandekar fait observer que le même raisonnement est applicable à l'industrie, et conduit à privilégier l'industrie villageoise ou la petite industrie (on a vu d'ailleurs que c'est effectivement la position des populistes et des agrariens). « On établit de la sorte l'équivalence entre les techniques qui utilisent beaucoup de travail et les techniques fondées sur le travail personnel ou familial » (self-employment techniques), (op. cit., p. 174). La conséquence en agriculture est qu'il faut plafonner la dimension de l'exploitation agricole, la limiter à la quantité de terre nécessaire pour faire vivre la famille. Sans ce plafonnement, on aura un processus de différenciation des exploitations, de pénétration du travail salarié dans l'agriculture, qui détruira le plein emploi. Mais (op. cit., p. 174) : « imposer une limite à la possession de terre revient à imposer une limite à l'évolution de la paysannerie en tant que paysannerie ». En outre, une politique d'inspiration agrarienne conduit en pratique à une taille d'exploitation qui est en dessous de l'optimum (du fait du morcellement des terres, et de la réduction de la taille de l'exploitation inévitable dans un pays surpeuplé). Georgescu-Roegen a bien vu le problème, dit Dandekar : il n'y répond pas, sauf en affirmant que les agricultures socialistes sont, elles, au dessus de l'optimum. Il se peut, continue Dandekar, mais ce qu'il faut pour admettre la validité de la théorie agrarienne, c'est trouver une solution à ce problème, et non se contenter d'affirmer que les autres ne l'ont pas trouvée. Or, selon Dandekar, il n'est pas possible, dans l'optique agrarienne, de définir la taille optimum de l'exploitation agricole à partir de l'efficience économique, car le critère de l'efficience aboutirait à montrer qu'en situation de surpopulation, on n'atteint pas et on ne peut atteindre l'optimum. Admettre le critère de l'efficience, c'est admettre la création d'un prolétariat agricole sans emploi (Dandekar rejoint ici, par d'autres voies, l'observation faite plus haut selon laquelle le chômage, pour n'être pas apparent, n'en existe pas moins dans la formule « féodale » de plein emploi). Si l'on veut s'en tenir au critère du plein emploi, la taille de l'exploitation est le simple résultat arithmétique de la division de la terre disponible par la population. La quantité de terre attribuable à chaque famille est donc une donnée qu'on ne peut pas discuter. Par contre, ce qui peut être discuté, c'est de savoir s'il vaut mieux que les parcelles familiales soient cultivées individuellement, ou s'il convient de les regrouper et de les exploiter collectivement. Mais la coopérative de production est gouvernée par des considérations de productivité marginale. « Pour utiliser la formulation habituelle, l'organisation coopérative met au jour le chômage qui, dans d'autres conditions, revêt la forme déguisée du self-employment ». La coopérative organisée sur la base d'un partage plus ou moins égalitaire des lots de terre, ne pourrait absorber ce chômage qu'en adoptant une gestion de type « féodal », c'est-
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à-dire une gestion qui ressemble plus à celle d'un ménage qu'à celle d'une entreprise utilisant le calcul économique. Une solution est théoriquement concevable : c'est que les coopératives fassent des investissements-travail en biens de production, qu'elles créent leur capital d'exploitation par le travail de leurs membres. Ce type d'investissements est possible dans la coopérative, alors qu'il ne l'est pas, ou l'est moins, dans le cadre de la petite exploitation familiale. A partir des exigences de ces investissements-travail on pourrait essayer de déterminer la taille optimum de l'exploitation coopérative. Cependant, ce n'est là qu'une solution théorique parce qu'elle-même mène, à plus ou moins brève échéance, à une contradiction. Ces investissementstravail ne sont en effet réalisables que s'il s'instaure une certaine discipline collective de travail et de production. Une coopérative qui veut à la fois instaurer cette discipline et respecter pleinement l'indépendance du paysan coopérateur sur son lot, est un organisme qui se condamne à la paralysie. Une telle formule, concevable à titre de transition, doit rapidement céder la place à une autre formule qui réduit, dans des proportions variables et sous des formes diverses, l'autonomie économique du coopérateur par rapport à la coopérative. Il faut bien concevoir qu'à la limite, c'est la fusion progressive des lots qui est une condition de renforcement de la coopérative. Si elle n'intervient pas, la coopérative est inefficace, et peut même disparaître laissant la place à la petite propriété paysanne qui, dans de telles conditions, peut s'avérer plus efficiente. C'est bien dans cette voie du renforcement progressif du rôle de la coopérative que s'oriente DANDEKAR (op. cit., p. 175) : « La solution doit être trouvée dans une organisation du secteur agricole en grandes unités de terre et d'hommes, féodales en théorie, modernes sur le plan technique, et orientées vers des objectifs socialistes. Puisque les unités de production sont de grandes unités, la relation entre l'homme et la terre est nécessairement beaucoup plus lâche qu'elle ne l'est dans les exploitations paysannes individuelles ». Dandekar signale deux autres conditions essentielles pour que la liaison agriculture-industrie revête une forme propre à favoriser le développement économique : 1. l'organisation de l'agriculture doit être conçue de telle sorte qu'elle ne fasse pas obstacle au prélèvement de la main-d'œuvre nécessaire pour l'industrie. Un lien de type agrarien entre la terre et l'homme crée cet obstacle. Il faut donc éviter, dit Dandekar, de donner des droits individuels sur la terre là où ils n'existent pas, ou ont été détruits. 2. En outre, la petite exploitation agricole est mal adaptée au problème de la fourniture d'aliments et de matières premières à la ville, durant les premières phases du développement. La conclusion de Dandekar est que l'agrarianisme n'est pas adapté aux e
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Le développement économique de la Russie tsariste
exigences du développement économique133 et qu'il ne permet donc pas de renvoyer dos à dos le capitalisme et le socialisme, parce qu'il ne constitue pas la tierce solution cherchée au problème du développement.
133. Des conclusions analogues ont été tirées par D. Warrmer sur la base non plus d'arguments théoriques, mais de l'analyse critique des réformes réalisées par les partis agrariens dans les pays balkaniques entre les deux guerres mondiales. Voir D. W A R R I N E R , Economies of peasant farming, Frank Cass and C*, 2* éd., 1964, en particulier p. 166.
CHAPITRE
II
LE DEVELOPPEMENT RUSSE DANS LES FAITS
Nous avons étudié, dans le chapitre premier, l'environnement idéologique du développement russe. C'est de ce développement lui-même qu'il va être question maintenant. Ce qui suit ne prétend en aucun cas être un résumé, même très succinct, de l'histoire économique de la Russie. Cette histoire ne sera pas abordée en tant que telle, mais tout spécialement sous l'angle de la théorie du développement et, plus spécialement, des relations entre l'agriculture et l'industrie. Il s'ensuit que nous aurons à développer plus longuement tel ou tel aspect du développement, tandis que d'autres — parfois fort importants —, ne seront qu'esquissés. Nous examinerons successivement : — le développement russe sous le servage (des origines à 1861), — la réforme du servage, — le développement du capitalisme (1861-1913).
SECTION I. SERVAGE ET
DEVELOPPEMENT
Ce qui nous intéresse, ce sont les particularités du développement du capitalisme en Russie après 1861. Pourtant nous allons faire remonter notre enquête à la Russie semi-légendaire de Kiev. Ce n'est pas pédantisme, encore moins le souci de découvrir la cause dernière d'une situation historique. Gerschenkron remarque avec beaucoup de finesse qu'il faut savoir s'arrêter dans la recherche des racines historiques d'une situation si l'on ne veut pas être amené à repousser dans un passé de plus en plus lointain et hypothétique l'origine des phénomènes, c'est-à-dire en définitive à refuser de donner une structure à l'histoire économique d'un pays et à nier l'existence de périodes décisives telles que la révolution industrielle ou le passage au capitalisme.
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Le développement
économique de la Russie tsariste
Considéré sous cette forme — la recherche dans le passé lointain de causes dernières, au delà desquelles il n'est pas possible de remonter, parce qu'il n'y a pas encore d'histoire —, la méthode historique est évidemment stérile et dangereuse parce qu'elle mène à sous-estimer l'importance des seuils historiques du développement d'un peuple, qui se ramassent souvent dans des périodes comtes de quelques années ou de quelques dizaines d'années. Ce n'est pas une raison pour croire que ces périodes décisives de la vie d'un peuple peuvent être étudiées en elles-mêmes, sans référence à un passé qui, en fait, pèse très lourd sur elles. Si le développement du capitalisme russe après 1861 a pris tel ou tel caractère, c'est parce que le servage a été aboli très tard en Russie, et parce qu'il y avait eu un commencement d'industrialisation1 dans le cadre du servage. Si le servage lui-même a survécu si longtemps c'est parce qu'il s'est implanté en Russie plus tard qu'en Europe, et ce phénomène tient lui-même aux particularités du Moyen-Age russe. Ce qui s'est passé au temps de la « Russkaia Pravda » et du « Dit d'Igor », conserve de l'importance en 1861. Ce n'est pas nier l'existence ni même l'importance de la révolution agricole et industrielle dans l'Angleterre du 18e siècle, que de faire observer que les choses ne se seraient pas passées de la même manière (et ne se sont pas passées de la même manière dans d'autres pays), s'il n'y avait pas eu à partir de la fin du 15e siècle une première révolution économique fondée d'abord sur l'exportation de la laine brute anglaise, ensuite sur la transformation sur place de cette laine 2 . Nous étudierons successivement : — le développement du servage en Russie, — le servage et les relations entre l'agriculture et l'industrie aux 17* et 18e siècles, — la période de transition (1800-1861).
1. En toute rigueur, l'emploi du terme industrialisation est ici un anachronisme. H entend désigner l'apparition d'industries, de manufactures, d'activités non agricoles de transformation de la matière. Mais on peut et on doit donner un contenu beaucoup plus précis au concept d'industrialisation : il désigne alors non n'importe quelle collection d'industries, mais un ensemble industriel cohérent qui trouve en lui-même et dans les relations qu'il noue avec le reste de l'économie les raisons de son propre développement. Pratiquement il désigne ce type moderne de système industriel dont le dynamisme est à base de machines et qui assure l'équilibrage satisfaisant, et sans cesse remis en cause, de la production de biens d'équipement et de la production de biens de consommation. Il aurait été plus juste de réserver le terme d'industrialisation à ce second sens et d'en employer un autre pour désigner la simple apparition d'activités non agricoles. Nous avons déjà expliqué pourquoi nous y avons renoncé. 2 . La thèse a été défendue par J O H N U . N E F dans plusieurs articles publiés aux alentours de 1936. Même si elle est présentée de manière trop systématique, elle est un élément important de l'explication du retard français sur l'Angleterre au 18* siècle. Voir sur ce point F. C R O U Z E T , A Croissances comparées de l'Angleterre et de la France au 18* siècle », Annales, 21* année, n°2, mars-avril 1966.
Le développement russe dans les faits §
1.
LE
DÉVELOPPEMENT
DU SERVAGE
EN
85
RUSSIE
I. Le Moyen-Age russe. En Europe de l'Ouest le système féodal devient le système économique et social dominant à partir des 5e et 6e siècles après Jésus-Christ. Il connaît son apogée entre le 10e et le 14e siècles, après quoi il se désagrège rapidement, en même temps que sa base économique, le travail servile. En Russie, le système féodal ne se développe ni si tôt, ni si complètement, ni sous les mêmes formes qu'à l'Ouest. Les différences sont telles que l'ancienne historiographie russe a nié pendant longtemps l'existence d'un féodalisme russe 3 . Aujourd'hui, on ne met guère en doute son existence, mais on insiste sur les nombreux traits originaux qui le séparent du « modèle > européen 4 . A partir du 9 e siècle, le vieux régime cianai se désagrège, et laisse rapidement la place, d'une part à la communauté paysanne territoriale, d'autre part à un début d'appropriation privée des terres, à l'apparition de l'inégalité foncière 5 et de l'emploi des esclaves dans la production. Ce dernier trait constitue un autre point de repère saisissant : le travail productif des esclaves apparaît en Russie, au moment où il disparaît définitivement en Europe 6. En 1146 un domaine appartenant à un des deux fils d'Oleg, prince de Cernigov, emploie 700 esclaves. 3. C'est la thèse soutenue par exemple par P. Kovalevskij. Le même historien affirme que c'est seulement au 18* siècle que le servage s'est instauré en Russie. 4. En particulier, le féodalisme russe présente de nombreux points communs avec le despotisme oriental, tels que le définissent les marxistes : importance du rôle joué par la communauté agraire, particularités du pouvoir politique russe, importance plus grande qu'en Occident d'une noblesse de fonction qui ne doit ses terres, sa richesse et son statut social qu'à son insertion dans l'appareil de gouvernement, etc... Le problème de la nature exacte de l'ancien régime russe est un problème complexe sur lequel nous n'aurons pas la prétention de donner une réponse. L'énumération marxiste classique des grandes formations sociales — la communauté primitive, l'esclavage, le despotisme asiatique, le régime féodal... — nous paraît conserver un grand pouvoir explicatif, à condition de ne pas la manier sans précautions lorsqu'on l'applique à la réalité concrète. Le mieux est, semble-t-il, de considérer que de nombreux régimes sociaux ont été des combinaisons complexes empruntant des traits caractéristiques de plusieurs des grandes catégories abstraites énumérées ci-dessus. Cela paraît avoir été le cas de la Russie parmi d'autres (par exemple l'ancien régime chinois, l'Inde pré-anglaise...). 5. On date du 8 ' et 9* siècles l'apparition de plusieurs milliers de « khoromy », manoirs fortifiés où vivent 20 à 30 personnes autour des premiers boyards, des chefs de clan... 6. En fait il y a eu des esclaves bien avant cette époque, sur le territoire de l'U.R.S.S. actuelle. Sans parler de la diffusion de l'esclavage dans les Etats de la Transcaucasie et de l'Asie centrale dans l'Antiquité, il faut se souvenir que la colonisation grecque des 6 a et 5* siècles av. J.-C., entraîna l'apparition d'Etats ou de Cités-Etats qui connaissaient l'esclavage . royaume scythe du 3* siècle av. J.-C., villes-colonies d'Olbia, Kherson, Théodosia, Pantieapée, Tanaïs (cette dernière, centre du royaume du Bosphore). L a révolte d'esclaves dirigée par Saumacus dans le royaume du Bosphore et réprimée par Mithridate au 2 e siècle av. J.-C., est célèbre. Mais cet esclavage, lié au phénomène grec, est d'une autre nature que celui qui réapparaîtra en Russie vers la fin du 1 " millénaire, et qui consiste à employer des esclaves dans la production, et non plus seulement à les vendre aux Bysantins ou aux marchands juifs de l'Allemagne du Sud.
86
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Cette évolution de la structure sociale russe paraît liée à l'accroissement du rôle de l'agriculture dans la vie économique, tandis que le rôle de la chasse, de la pêche, de la forêt et de productions « traditionnelles » comme le miel et la cire, reculent 7 . Le défrichement des terres commence, dans le cadre notamment de la commune agraire. C'est l'époque où apparaît une des premières formes étatiques russes, la Russie kievenne. Une caste d'origine étrangère, les Varègues, y joue un rôle important 8 . Les Varègues sont à l'origine des guerriers et des marchands, et ne constituent pas une structure sociale terrienne, encore que les premières traces marquant l'apparition d'une grande propriété terrienne concernent des princes d'origine varègue (10e siècle). Mais ils ne sont pas assez nombreux pour dépouiller les Slaves de toutes leurs terres. Ils ne constituent pas une aristocratie enracinée dans le sol. Au surplus, il y a beaucoup de terre libre, et lorsque la grande propriété cherche à s'étendre, elle le fait par colonisation plus que par expropriation, d'autant plus que les paysans ont forgé un instrument de défense efficace, la commune. La vassalité des 9° et 10e siècles est une vassalité sans système de fiefs à l'européenne : ou, plus exactement, le fief consiste essentiellement dans le droit de percevoir tribut, qui gardera longtemps la forme d'une tournée annuelle des princes dans les villages. Il faut noter également après la conversion de Vladimir au christianisme (date traditionnelle, 988) l'apparition et le développement rapide de la propriété terrienne des monastères. Après la mort de Iaroslav (1054), l'empire varègue commence à se désagréger et à s'éparpiller en fiefs. C'est la période féodale de l'Etat de Kiev, qui disparaîtra d'ailleurs deux siècles plus tard avec la prise de Kiev en 1240 et la domination tartare. Au début de cette période « féodale », la majorité des ruraux reste composée de paysans libres. La figure dominante de la campagne est le « smerd », petit paysan libre, propriétaire de ses terres ou travaillant les terres de la commune. Cependant dès le 10° siècle commence la mise en servage du smerd, début d'un très long processus où la paysannerie n'abandonnera que pied à pied sa liberté. Le smerd a le droit de transmettre sa propriété par héritage, mais quelques restrictions légales apparaissent. On trouve, à côté du smerd, le « zakup » qui est un débiteur travaillant pour autrui et sur la terre d'autrui pour rembourser sa dette : cependant le « zakup » est libre, et ne devient « Holop » (esclave) qu'en cas d'insolvabilité. C'est souvent un smerd appauvri qui a un cheval, mais pas d'outils. Il dispose malgré tout d'une exploitation propre. La Russhaia Pravda parle des « riadovici », qui sont de véritables serfs par contrat. Les « izgoï » sont des 7. Faute d'une information sûre sur cette période, les historiens de l'économie ne sont pas d'accord sur le rôle exact joué par l'agriculture à l'époque : certains assurent qu'il est déjà prépondérant, tandis que d'autres insistent sur l'importance des activités non-agricoles. 8. On sait que, depuis longtemps, deux thèses s'affrontent sur l'origine de l'Etat russe : la thèse qui l'explique par le rôle joué par les Scandinaves, celle qui voit dans cet Etat une création slave. Nous n'aurons pas la prétention de trancher ce point.
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sortes de serfs d'église ou de monastères. Au 10° et surtout au 11e siècle apparaissent des codes écrits protégeant d'abord les droits des princes, puis plus généralement ceux des seigneurs : « Code des fils de Iaroslav » (10541072), législation de Vladimir Monomaque (1113-1125) 9, le « Grand Droit » composé à la fin du règne du Monomaque et sous le règne de son fils Mstislav (1125-1132). La propriété communale continue à exister, mais on y pratique déjà la vente, l'héritage, l'inégale distribution des terres. Le partage des terres communales commence. La commune réagit en mettant au point un mécanisme de repartage. Dès le 11e et 12e siècles, on peut distinguer deux types de propriétés : la « terre noire » qui est la petite propriété, et la « terre blanche », propriété des privilégiés exonérés d'impôts. Cette grande propriété commence à vivre sur le travail des paysans, serfs ou esclaves. Elle a déjà une importance certaine à la fin de l'ère Kiévenne, encore que la majeure partie des terres soit probablement, à l'époque, entre les mains des communes rurales. Après la prise de Kiev, le territoire se fractionne en principautés, et ces principautés elles-mêmes en fiefs. Les uns et les autres deviennent permanents, héréditaires, possessions patrimoniales des familles. Economiquement, deux facteurs sont à la base de ce processus de féodalisation : l'émergence de la propriété privée des princes, des boyards, et de la noblesse de service, et l'expropriation de la petite paysannerie, l'appropriation des terres communales, l'évolution du paysan libre vers le servage par mille voies. Du 12° au 14e siècles, ce processus s'épanouit pleinement dans la Russie de RostovSuzdal (successeur nominal de Kiev), de Vladimir et de Moscou, dans le cadre de la suzeraineté tartare (1236-1480) qui continue à pratiquer le tribut, d'abord prélevé directement, ensuite par l'intermédiaire des princes russes. L'impôt joue un rôle important dans l'appropriation des « terres noires » (paysannes) par les princes et les boyards. Pour avoir droit à la terre, il ne suffit plus de défricher, il faut payer l'impôt. Aux 13® et 14e siècles, les paysans perdent de plus en plus à la fois terre et liberté. Pourquoi ce processus d'asservissement malgré l'existence de terre libre ? Il est possible d'avoir de la terre, mais à condition de déforester. Comme l'agriculture russe est encore une agriculture semi-nomade sur brûlis, et qu'il faut « nettoyer » beaucoup plus de sol qu'on n'en utilise, le défrichement représente une énorme dépense de ressources et de travail qui n'est guère 9. La Charte de Vladimir promulguée sous la pression témoigne indirectement de l'importance relative déjà revêtue L'intérêt per(u sur emprunt est déjà très lourd : 50 % par de l'intérêt à 3 ans (ce qui revient à abaisser le taux à droit de quitter son maître ou de plaider en justice. La est punie d'une forte amende.
d'une émeute populaire à Kiev, par le processus d'asservissement. an. La Charte limite le paiement 17 %). Elle donne à l'asservi le vente d'un asservi par le maître
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possible que dans le cadre de la commune 10 . Or, la commune russe se trouve alors dans une période de transition : encore assez puissante et vivace pour empêcher l'asservissement total de la paysannerie, elle s'affaiblit à la suite des empiétements externes et du développement de la propriété privée en son sein même, et elle ne peut plus assurer pleinement sa mission de défrichement collectif. Ainsi, du 10e au 15 e siècle commence à s'instaurer un féodalisme dont les principaux traits sont « classiques » : existence d'une grosse exploitation domaniale qui fonctionne grâce au travail, aux outils, et au bétail de serfs ou de paysans dépendants, exercice par le seigneur de droits de justice et d'administration sur son domaine. La mise en dépendance du paysan a été poussée loin, bien avant que le servage juridique ne s'établisse (il est curieux d'observer d'ailleurs qu'il n'existe pas de loi ou mesure ayant officiellement instauré le servage). Le servage dont on date l'apparition massive de la fin du 16° siècle a ainsi une longue préhistoire. Au début du 168 siècle, il existe toutefois deux différences importantes avec l'Europe : 1. le servage n'a pas pris une extension aussi grande qu'en Europe ; 2. par contre, l'esclavage joue encore un certain rôle dans l'agriculture russe. Du 12° au 14e siècle, le domaine seigneurial moyen n'est pas encore très étendu, et l'utilisation des Holops (esclaves) y domine. Mais au 15e siècle, la terre seigneuriale s'agrandit et l'offre des Holops devient insuffisante 1 1 . Selon certains historiens (Beljaev), le nombre d'esclaves agricoles est négligeable dès le 16e siècle. Il semble qu'en fait, ils sont encore nombreux, mais que la formule de l'esclavage est dépassée par les nouvelles exigences de l'exploitation agricole encore qu'en plein 16e apparaisse une nouvelle variété d'esclavage, l'esclavage pour dette. On constate même dans 1 0 . Le paysan ne se déplace pas seul. R O B I N S O N écrit (Rural Russia lIndex the Old Regime, MacMillan, New York, 2" éd., 1949, p. 10) : A Les habitants de ces domaines forment un O complexe D OU une famille patriarcale qui habituellement comprend non seulement les enfants et petits enfants du chef de famille, mais aussi d'autres parents par le sang ou par le mariage, et fréquemment aussi, un certain nombre d'étrangers à la famille qui se sont agrégés à l'organisation économique et sociale du groupe. A la suite de l'expansion naturelle de la famille complexe, de nouvelles familles « simples » se formaient parfois en s'adjoignant d'autres habitants, mais il semble que durant les premiers siècles de l'histoire russe, ces changements n'entraînaient pas d'ordinaire la dissolution du groupe patriarcal ; qu'ils habitent ensemble ou qu'ils occupent des demeures voisines, ses membres, à ce qu'il semble, travaillaient et possédaient la terre en commun, et il est également possible que le produit de leur travail ait été leur propriété collective ». D'après E. S C H K A F F (La question agraire en Russie, Libr. A. Rousseau, Paris, 1922, p. 9), il faut au paysan 3 à 5 ans de travail pour amasser le pécule lui permettant de monter une économie indépendante sur terre défrichée. La plupart des paysans de l'époque préfèrent s'endetter et demander de la terre aux nantis. 1 1 . J É R Ô M E B L U M (Lord and Peasant in Russia From the Ninth to the Nineteenth Century, Princeton University Press, 1961, p. 114), présente une interprétation un peu différente : les esclaves sont encore nombreux au 16* siècle, mais ils sont surtout artisans, domestiques, administrateurs. L'emploi d'esclaves aurait eu tendance à diminuer dans l'agriculture (où leur statut tend à se rapprocher de celui des tenanciers) dès le 13'-15' siècles, en raison du recul relatif des grands domaines exploités directement, après l'ère Kiévenne.
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la seconde moitié du 17° siècle une recrudescence de l'emploi des esclaves dans les domaines. II. L'accélération du processus de la noblesse traduit le double souci de se protéger contre les francs-tireurs de sa classe, et d'adapter le cadre institutionnel à l'élargissement de son propre horizon économique. L'intérêt croissant de la noblesse pour l'activité économique est renforcé par le Manifeste de 1762 qui permet aux seigneurs de quitter à leur gré le service de l'Etat et de s'intéresser à leurs domaines. « L'établissement sur les gouvernements » de 1775 qui crée de nombreuses fonctions d'administration locale pour la noblesse, favorise ce « retour à la terre ». La charte de 1785 confirme le droit de propriété foncière des nobles et l'étend aux gisements souterrains. Pour achever ce tour d'horizon sur les origines sociales de la manufacture russe du 18e siècle, il reste à noter l'apparition d'un type proprement 33. Un rapport officiel de 1813-1814 précise que 64 % des entreprises minières, 78 % de l'industrie des vêtements de laine, 60 % de l'industrie du papier, 66 % de l'industrie du verre, 80 % de l'industrie de la potasse, sont entre les mains des nobles. Ces chiffres sont impressionnants mais ils doivent être interprétés, « L'industrialisme i n'atteint qu'une fraction limitée de la noblesse. Beaucoup de nobles propriétaires d'usine (notamment dans l'Oural) sont des nobles de très fraîche date. Dans d'autres cas le noble, propriétaire nominal, fait exploiter son usine par un marchand, ou sert de prête-nom à ses serfs.
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paysan et servile de manufacture. Le point de départ en est l'industrie koustare, qui a déjà des racines historiques profondes et qui joue, en Russie, un rôle infiniment plus important que l'artisanat urbain 34 . Encadrée par la classe marchande, elle alimente le marché en articles de lin, vêtements de laine, papier, soie, articles d'or et d'argent, tannerie, cuir, objets de métal... Cette industrie koustare revêt soit la forme de travail à domicile du paysan, soit celle de petits ateliers artisanaux. Elle est, elle aussi, un produit du servage : les seigneurs trouvent parfois leur avantage à permettre à leurs serfs de se livrer à des occupations non-agricoles, notamment dans les régions où les sols sont pauvres, l'agriculture peu lucrative, et où domine l'obrok, c'est-à-dire le versement d'une redevance en argent ou en produits du serf à son maître. Certains de ces ateliers campagnards réussissent, et deviennent des manufactures dirigées par les serfs eux-mêmes. Le serfentrepreneur emploie occasionnellement d'autres serfs assignés, mais la majeure partie du personnel est de statut libre : c'est un autre paradoxe de la vie économique russe que de voir des serfs commander des hommes libres. Cette industrie rurale est fort lucrative pour la noblesse, car elle permet d'exiger un obrok parfois très élevé. Le serf Morozov, futur grand industriel, verse 17 000 roubles pour son rachat, somme énorme. Nombre de cotonniers d'Ivano-Voznesensk, futur centre textile de la Russie, sont d'anciens serfs du comte Seremetev. En général ces serfs-entrepreneurs réussissent assez vite à conquérir leur liberté, et peu d'entre eux seront encore serfs en 1861. Dès 1840-50, leurs fabriques sont devenues des entreprises capitalistes de type pur. B. La lutte autour de la main-d'œuvre servile Même au 18e siècle, il ne faut pas s'exagérer l'importance de la maind'œuvre servile dans l'industrie. Il existe déjà un embryon de classe de salariés libres. Cette classe représenterait, selon B. Gille, 1/3 de la maind'œuvre industrielle vers 1750. Dans la mesure où la manufacture marchande « pure » se développe, elle le fait, nous verrons pour quelles raisons, sur la base du travail salarié. Déjà au 18e siècle il existe une série de branches industrielles où la technique plus élaborée interdit l'emploi de serfs : il existe en effet une corrélation entre l'archaïsme de la technique et la prépondérance de la main-d'œuvre servile : on emploie des serfs là où c'est possible, c'est-à-dire là où l'état de la technique est infantile, et cette technique reste infantile parce qu'on emploie des serfs. Ainsi la proportion de serfs et de travailleurs libres varie selon la branche industrielle. A l'intérieur d'une fabrique ou d'une manufacture donnée, il existe aussi un partage des tâches entre la main-d'œuvre servile affectée aux 34. Son développement a été favorisé par l'absence d'une législation restrictive de type corporatif. Les efforts du gouvernement sur ce point (le dernier, le code des Guildes, est de 1799) ont toujours échoué.
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travaux les plus grossiers, et la main-d'œuvre libre 3 5 . Par exemple, la métallurgie de Tula et de Kasira emploie une majorité de travailleurs libres. Seuls le transport et la préparation du bois restent confiés à la maind'œuvre servile. Toutefois la métallurgie de l'Oural est un bastion de l'industrie servile et le restera au 19 e siècle, fait qui signera d'ailleurs son arrêt de mort, incapable qu'elle sera de s'adapter à la nouvelle situation après l'abolition du servage (le nombre de serfs employés dans la métallurgie de l'Oural passe de 31 000 en 1719 à 312 000 en 1796, ne travaillant, il est vrai, qu'une partie du temps à l'usine). Il n'en reste pas moins vrai que le développement industriel repose fondamentalement sur la possibilité de disposer d'une main-d'œuvre de serfs. Dans un pays où le servage s'étend à une rapidité prodigieuse au 18° siècle, le travail libre est rare, et quelquefois, il est cher 36 . C'est pourquoi l'apparition d'une industrie russe marque l'entrée en scène d'un élément nouveau du problème du servage : la concurrence autour du droit de disposition de la main-d'œuvre industielle servile, concurrence dont il ne faut d'ailleurs pas exagérer l'acuité dans la mesure où les marchands, même lorsqu'on leur laisse le droit d'utiliser de la main-d'œuvre servile, ne trouvent pas toujours de leur intérêt d'utiliser ce droit. Déjà au 16® siècle, on avait vu les seigneurs se « débaucher » mutuellement leurs serfs. Mais cette lutte était circonscrite à l'intérieur de la noblesse. Or le mouvement manufacturier met en branle d'autres classes sociales que la noblesse, et constitue donc une menace potentielle contre son monopole économique. C'est pourquoi la noblesse modifie son attitude : alors que jusqu'au 18e siècle on avait vu des marchands, et même des paysans posséder des serfs, la noblesse va lutter tout au long du 18e siècle pour s'assurer le double monopole de la terre (car la terre donne droit aux serfs) et des serfs eux-mêmes. L'attitude du gouvernement sur ce problème est hésitante. Il est, bien entendu, tout disposé à donner satisfaction à la noblesse. Mais ce n'est pas toujours possible, non que la classe marchande ou industrielle ait déjà un grand poids économique ou politique, mais parce que lorsque la raison d'Etat exige une poussée d'industrialisation (le développement industriel du 18e n'intervient pas uniformément, mais par saccades liées à la politique générale de l'Etat), le gouvernement sait fort bien qu'il ne peut pas compter sur la noblesse seule pour assumer la direction du mouvement. C'est pourquoi au 18e siècle les décisions contradictoires se succèdent sans qu'une politique nette soit jamais dégagée. En fait, le problème de la main-d'œuvre servile ne sera jamais réglé, et les solutions qui interviennent 35. Dans d'autres cas — l'industrie textile vers 1740-50 — , ce sont au contraire les salariés qui effectuent les travaux les moins qualifiés et les plus mal payés. 36. Il arrive d'ailleurs que des ouvriers, au départ salariés libres, soient transformés en serfs. C'est ce que réalisent les Ukaz de 1736 et 1747 pour plus de 10 000 ouvriers qualifiés de l'industrie textile, désormais c inscrits & jamais », c'est-à-dire rattachés & la manufacture où Ils travaillent.
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auront toutes un caractère provisoire. Voici un tableau succinct des principales dispositions du siècle : 1699 - Interdiction aux paysans de s'engager dans le commerce et l'industrie, sauf dans le cadre des « établissements urbains ». 1721 - Les marchands reçoivent le droit d'acheter des paysans et des villages pour approvisionner leurs manufactures en main-d'œuvre. 1722 - La noblesse perd le droit de poursuite à l'égard des paysans fuyards employés dans l'industrie. 1726 - Les paysans perdent le droit d'aller dans l'industrie sans l'autorisation du maître. 1736 - Ukaz sur le transfert des mendiants et des vagabonds dans l'industrie. 1736 - Interdiction d'achats de villages par les usiniers. 1746 - Suppression du droit d'acheter des serfs pour les roturiers. 1747 - Rétablissement du droit d'acheter des villages. 1752 - Ce droit est soumis à des quotas. 1762 - Renouvellement de l'interdiction de 1746. 1763 - Les étrangers reçoivent le droit d'acheter des serfs pour leurs usines. 1798 - Rétablissement du droit d'achat de serfs (mais il est trop tard : le travail servile constitue, pour les non-nobles, une forme d'exploitation dépassée ; ce droit est d'ailleurs à nouveau supprimé en 1806).
C. Les limites de Tindustrialisation servile Au 17" siècle, la Russie est industriellement un pays retardataire par rapport à l'Europe. Au 18° siècle ce retard a été en grande partie rattrapé et la manufacture russe apparaît à peu près comme l'équivalent de la manufacture européenne. Toutefois, il s'agit partiellement d'une illusion d'optique et d'une coïncidence historique : la manufacture servile russe est le résultat ultime qu'a pu obtenir un régime social tendu à l'extrême et pour ainsi dire exporté hors de son cadre agricole, au moment où la révolution industrielle, ni en France ni en Angleterre, n'a encore apporté de changement massifs à la vie économique. En fait, dès ce moment, le retard technique de la Russie est très important, même s'il n'est pas patent dans toutes les branches. Il suffira de quelques années d'application des techniques modernes à l'Ouest, pour que l'industrie russe soit distancée irrémédiablement 37 . De ce point de vue, le rattrapage industriel russe du 18e siècle est incontestablement un tour de force sans lendemains. La technique métallurgique 37. Par exemple, dans le domaine sidérurgique. La possibilité technique de l'emploi du coke a été démontrée en Angleterre par Abraham Darby dès 1709. Mais c'est seulement dans le dernier quart du 18a siècle que les aménagements techniques complémentaires sont bien au point. Ce seuil franchi, le passage à la sidérurgie au coke se fait très rapidement en Angleterre. En 1788, déjà, il n'y a plus que 24 fours à fonte sur 77 utilisant le charbon de bois. En 1806, 11 sur 173. La sidérurgie au coke se prolonge tout naturellement par le puddlage inventé par Henry Cort seulement en 1783-84, lequel permet à son tour, par la mise au point de méthodes de laminage, de faire toutes sortes de formes de section uniforme.
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ouralienne, par exemple, qui correspond aux normes modernes sous Pierre le Grand, va se figer pendant 150 ans, si l'on excepte quelques améliorations mineures. Il faut ajouter que la « grande » industrie russe n'est souvent qu'une apparence. Toujours sensibles au thème de l'artificialité et du « grand bond en avant », de nombreux historiens de la Russie affirment que la Russie est passée directement du stade de la petite industrie domestique ou même de l'absence totale d'industrie, à la grande manufacture moderne du 18e siècle — les mêmes répéteront que, plus tard, la Russie passera directement de l'artisanat à la grande industrie mécanique sans passer par la manufacture 38 . Les chiffres d'effectifs de certaines manufactures du 18° siècle sont en effet impressionnants (plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'ouvriers). En fait, des recherches récentes ont montré que certaines de ces grandes manufactures ne sont en réalité que la raison sociale donnée à des groupements de petits ateliers ou même de travailleurs à domicile. Au moins dans l'industrie légère, la « vraie » manufacture (celle qui rassemble physiquement les travailleurs dans de grands bâtiments et perfectionne la division du travail entre eux) n'est pas fréquente. Il y a des cas, comme dans la métallurgie, où la technique impose le rassemblement dans un bâtiment central. Mais, même dans ce cas, il arrive souvent que le bâtiment central n'effectue que quelques opérations fondamentales, tandis qu'une multitude de travaux annexes sont dispersés aux alentours. Il en est ainsi même pour des fabrications très élaborées, comme celle de la manufacture d'armes de Tuia. La manufacture russe présente souvent le tableau original d'une polarisation d'un groupement de villages voisins autour d'une tâche industrielle, sans pour autant que ces villages cessent d'être, sauf exceptions, des centres agricoles. Le caractère de « tour de force » revêtu par l'industrialisation du 18e siècle, s'explique par le fait que, dès ce moment, l'industrialisation servile rencontre des limites qu'il faut essayer d'esquisser. Tout tourne autour du servage. Le servage agit d'abord directement par les caractéristiques qu'il impose à la main-d'œuvre industrielle. Il y a ici une contradiction fondamentale entre le fait que la noblesse cherche et parvient quelquefois à s'assurer le monopole de la main-d'œuvre servile industrielle (et qu'elle s'assure ainsi une arme essentielle de blocage du développement d'autres couches sociales), alors que sa « vocation » indus38. TROTSKY figure parmi les partisans de cette thèse : « L'analyse du développement de l'industrie (le métier, la manufacture, l'usine) que Marx a faite, se rapporte à l'alphabet de l'économie politique, ou plus exactement, de la théorie économico-historique. Mais, en Russie, l'usine fit son apparition en laissant de côté la période de la manufacture et du métier. Ce sont déjà là les syllabes de l'histoire... On ne peut pas comprendre l'histoire de la Russie sans avoir appris le schéma de Marx : le métier, la manufacture, l'usine. Mais on n'y comprendra rien si on n'apprend que cela. C'est que l'histoire russe — soit dit sans offenser Staline—, avait réellement sauté quelques étapes » (L. TROTSKY, « La révolution permanente », Idées, 1963.
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trielle est, nous l'avons vu, limitée à la fois dans ses ambitions et dans ses possibilités : les nobles ne sont qu'exceptionnellement devenus de « vrais > industriels, et seules les intéressent un certain nombre de branches industrielles bien choisies. La noblesse n'est prête à assumer ni tout le développement, ni toutes les formes du développement, c'est-à-dire la lutte économique, l'extension du marché, le progrès technique, la formation d'une main-d'œuvre qualifiée. En subordonnant la réalisation de sa vocation industrielle particulière à la conquête d'un monopole général sur la maind'œuvre servile, la noblesse gêne par là même le développement des secteurs qui ne l'intéressent pas. En outre, il faut bien comprendre que même en l'absence du monopole noble sur les serfs, même lorsque les marchands reçoivent le droit de s'approvisionner en serfs, le blocage industriel ne disparaît pas pour autant. Il y a d'abord le fait que le recours aux serfs se traduit par un blocage immédiat de la technique, et par l'impossibilité de former de la maind'œuvre qualifiée. En second lieu, lorsque les marchands réussissent à se procurer de la main-d'œuvre par accord amiable avec les nobles, ces nobles profitent de leur position pour imposer un lourd tribut aux manufacturiers, tout en se réservant le droit de rappeler la main-d'œuvre servile à n'importe quel moment (par exemple, au moment des gros travaux agricoles). Ceci peut mener à une situation intolérable pour le manufacturier. Le manufacturier qui dispose de serfs peut les traiter aussi mal qu'il le désire, mais n'a pas le droit, en principe, de se débarrasser de sa main-d'œuvre. Il est donc relativement désarmé contre la mauvaise volonté — qui confine au sabotage — apportée par la main-d'œuvre à l'exécution de son travail. Les conséquences indirectes du servage ne sont pas moins importantes. Le servage n'est pas seulement un statut juridique et économique particulier du producteur, c'est aussi la forme extrême d'un antagonisme qui existe aussi sous l'Ancien Régime dans l'Europe de l'Ouest, mais sous des formes moins virulentes : l'antagonisme entre la ville et la campagne, entre l'industrie et l'agriculture, antagonisme qui recoupe de manière complexe les luttes sociales entre classes urbaines et rurales d'une part, et, à l'intérieur des classes rurales, entre aristocratie foncière et producteurs immédiats, d'autre part. Cet antagonisme ville-campagne, de type pré-industriel ou pré-capitaliste, repose sur le fait que la ville ou l'industrie ne sont pas encore assez puissantes pour s'auto-développer, et que leur développement repose en grande partie sur la perte de substance — qui s'effectue à leur profit —, de la campagne et de l'agriculture. En Russie, compte tenu du fait que la ville et l'industrie n'ont pas encore conquis leur autonomie à l'égard de l'aristocratie foncière, et que l'une et l'autre, de même que l'action gouvernementale, apparaissent comme des formes de vie économique de la noblesse, la contradiction entre la ville et la campagne revêt sa forme la plus virulente : l'intérêt immédiat
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de la noblesse à pressurer au maximum la paysannerie. Une ville qui se développe de façon autonome se crée progressivement d'autres terrains d'exploitation que la campagne. Une noblesse dont l'intérêt fondamental reste agraire et qui par ailleurs tient la ville, l'industrie et le gouvernement, ajoute à sa puissance de domination sur la paysannerie, sans pourtant se créer d'autres sources d'enrichissement que l'exploitation de cette dernière. En Russie, l'agriculture reste donc le moyen principal grâce auquel l'industrie peut se développer, mais comme ce moyen repose sur l'appauvrissement paysan, il limite par là même l'extension possible de l'industrie. D'où une oscillation perpétuelle entre de brusques flambées d'industrialisation, et des chutes brutales provoquées par l'épuisement paysan. La Russie n'a pas le monopole de ce type d'oscillation : on le retrouve dans la France de Louis XIV, par exemple, ou dans l'histoire chinoise. Mais, du fait du servage, il revêt en Russie des formes aiguës 39 . Nous voudrions souligner un aspect particulièrement important de ce « modèle économique de l'épuisement ». La manufacture russe du 18e siècle est, jusqu'à un certain point, en avance sur son marché. Non que nous voulions ressusciter à ce propos la thèse de l'artificialité : le marché de la manufacture existe et se développe, mais moins vite que la manufacture elle-même. La base sociale de ce marché manufacturier est extrêmement étroite : seuls peuvent acheter des biens manufacturés les nobles, les marchands, une partie des fonctionnaires et du clergé, et, bien entendu, le gouvernement. La quasi-totalité des besoins des masses urbaines et rurales est satisfaite par la petite industrie artisanale ou familiale : les châles et les rubans de soie sont les seuls produits de la manufacture qui commencent à pénétrer à la campagne. On conçoit que c'est une base industrielle insuffisante. Au surplus il faut noter que les couches sociales qui ont accès aux produits de la manufacture continuent elles-mêmes à faire un large appel à d'autres sources de produits : la noblesse, dans une très large mesure, vit en économie fermée sur son domaine, y compris pour des produits industriels, ou reçoit des produits de la petite industrie koustare, en les achetant ou en les percevant gratuitement au titre de l'obrok. Inversement, une partie de la noblesse dédaigne l'industrie nationale, et importe les marchandises dont elle a besoin (en échange, d'ailleurs, de produits agricoles qu'elle commence à exporter : laine, grain, bois, lin...). Dans ces conditions, il est normal que le débouché le plus sûr et le plus important de la manufacture du 18e siècle soit le gouvernement luimême. Dans la mesure où le gouvernement est le principal acheteur de toute une série de produits, l'extension du marché repose directement, non pas sur l'amélioration du niveau de vie, mais au contraire sur l'appauvrissement de la masse de la population. L'impressionnant développement 39. La Russie du 18' siècle (de même que la Russie de la première moitié du 19* siècle), à la différence de l'Occident, n'entame pas la révolution agricole.
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de la métallurgie russe au 18e siècle repose directement sur cet appauvrissement, ainsi que sur l'exportation de fer qui prend une extension considérable 40 . L'industrie lourde russe du 18e siècle n'entraîne pas, et ne peut pas entraîner, le reste de l'économie : elle n'est pas « industrialisante » faute de trouver un débouché dans l'équipement technique et économique des autres branches industrielles, ou de l'agriculture. Que la pauvreté paysanne ait constitué un frein de l'industrialisation russe du 18e siècle, est un fait incontestable. Mais cela ne signifie pas que ce type d'industrialisation était déjà condamné, comme l'histoire de la première partie du 19e siècle va nous le montrer. La manufacture russe peut encore se développer ne serait-ce qu'en se substituant aux importations ou en prenant la place des industries koustares et des artisans des villes. La relation entre développement et pouvoir d'achat paysan et ouvrier est une relation complexe, que ce type de développement soit servile ou capitaliste (entre les deux, la différence est de degré, non de nature) : lorsque l'on dit que le développement s'arrête faute de pouvoir d'achat suffisant de la masse de la population, c'est une formulation admissible à condition d'en bien voir le caractère simplificateur. En clair, elle signifie que l'élément frein de tout appauvrissement de la masse de la population, l'emporte sur l'élément moteur du même appauvrissement dans les conditions du servage ou du capitalisme. Il existe certes une barrière absolue â l'appauvrissement au delà de laquelle tout développement, servile ou capitaliste, devient impossible. Mais on n'a pas pour autant le droit d'interpréter tout essoufflement d'un modèle de développement fondé sur l'exploitation de la masse de la population, comme une preuve que ce modèle est historiquement dépassé. En fait, l'expérience montre qu'il découvre mille moyens de se perpétuer en éludant la remise en cause de son principe moteur : l'exploitation de la masse de la population. Et il se perpétue en fait tant qu'un modèle plus puissant et plus efficace de développement n'a pas encore acquis la < présence » nécessaire pour contester massivement l'ancien modèle. En termes clairs, cela signifie que l'industrialisation servile du 18e siècle en Russie comportait des contradictions déjà manifestes à l'époque, mais qui restaient latentes, parce que rien n'obligeait encore la vieille société à endosser le vêtement capitaliste, comme c'était le cas alors en Angleterre ou en France. C'est l'indice le plus frappant du retard réel de la Russie du 18" siècle, en dépit de son rattrapage industriel apparent par rapport au 17e siècle. 40. Toutefois il semble qu'au cours du 18' siècle le rôle du débouché intérieur civil se soit légèrement accru. Il semble aussi qu'on voit se dessiner une sorte de division du travail régionale : la métallurgie de l'Oural travaille surtout pour l'Etat et l'exportation, tandis que la vieille métallurgie du centre moscovite travaille essentiellement pour le marché intérieur (faucilles, fil de fer, clous, vaisselle...). 8
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Le développement économique de la Russie tsariste §
3.
LE
POURRISSEMENT
DU
SERVAGE
Nous étudierons successivement : — Le développement industriel de 1800 à 1861. — Le malaise agraire. — Les préliminaires de la réforme du servage. I. Le développement
industriel de 1800 à 1861.
Il y a eu incontestablement un développement industriel non négligeable de 1800 à 1861. Selon les calculs de Jacunskij, la production de la grande industrie manufacturière, en prix comparables, s'est accrue de 40 fois de 1799 à 1858. Calculée en roubles d'argent et aux prix des dernières années 1850, la production industrielle par tête passe de 0,17 roubles en 1799, à presque 3,4 roubles en 1858. Certes, à la veille de l'abolition du servage, les besoins de la masse de la population continuent à être satisfaits dans une mesure très importante par l'industrie familiale et par la petite industrie koustare. Néanmoins, les produits de la grande industrie commencent à pénétrer en quantité appréciable dans la masse de la population. Le développement de la manufacture russe s'effectue notamment par la relève de l'industrie koustare et par la substitution des importations (aidé en cela par un strict protectionnisme après 1820). Vers 1850, selon le contemporain Tengoborski, la production de la grande manufacture représente à peu près la moitié de la production de la petite industrie artisanale et koustare, en dépit de la pauvreté toujours aussi manifeste de la grande masse de la population. D'autres chiffres permettent de confirmer ce développement industriel. Nous ne reprendrons pas les chiffres d'investissements de capitaux dans les sociétés par actions données pai- B. G E L L E (op. cit., p. 139), parce qu'ils sont difficilement utilisables (Gille ne précise pas s'il s'agit du montant total d'investissements à une date déterminée, ou du montant quinquennal ou annuel d'investissements neufs). Toutefois, on peut tirer de ces chiffres deux observations importantes : 1. le montant des investissements s'accélère brutalement après la guerre de Crimée. Tous les observateurs de l'époque et tous les historiens de la Russie sont unanimes à considérer que la guerre de Crimée a joué un rôle énorme à la fois dans l'abolition du servage et dans l'accélération de l'industrialisation, parce qu'elle a rendu manifeste la supériorité militaire d'un adversaire qui s'appuie sur une industrie puissante (du côté français et anglais, la guerre de Crimée a été le premier exemple de guerre industrialisée).
Le développement russe dans les faits
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2. L'immense majorité des investissements dans les sociétés par actions avant 1860 concerne d'une part le système bancaire (banque et assurances), d'autre part les moyens de transport (chemin de fer et navigation). L'industrie proprement dite ne reçoit qu'une proportion négligeable des investissements, et le seul poste de quelque importance concerne la filature et le tissage. Le capital moderne ne s'intéresse encore qu'à ce qu'on pourrait appeler le cadre de l'industrialisation, non à l'industrialisation elle-même. De même les statistiques concernant le nombre d'entreprises et le nombre d'ouvriers (voir annexe II) montrent que de 1804 à 1860 le nombre d'ouvriers a été multiplié par près de 6. Il faut dire quelques mots de deux industries particulièrement importantes, la métallurgie et le textile. Contrairement à d'autres branches la métallurgie qui reste essentiellement servile ne se développe guère et prend un retard considérable sur l'Europe. Selon JACUNSKIJ (op. cit., p. 301) le taux de croissance annuel de la production de fonte de 1799 à 1835 est d'environ 0,36 %, c'est-à-dire moins élevé que le taux de croissance de la population. Par la suite, il s'accélère légèrement mais il ne dépasse pas, pour les 60 premières années du siècle, le taux de 1 % par an selon LJASCENKO (op. cit., p. 330). Vers 1858 la production atteint environ 17,6 millions de pouds de fonte, et 12,2 millions de pouds de fer, c'est-à-dire que la production double à peu près par rapport au début du siècle. A titre de comparaison, signalons que la production anglaise passe de 10 millions de pouds de fonte en 1800 à 240 millions en 1860. L'industrie russe qui représentait à peu près le tiers de la production mondiale à la fin du 18° siècle, n'en représente plus que 4 % en 1860. Le retard croissant de la métallurgie russe s'explique par le fait qu'elle a déjà atteint ses limites dans le cadre du servage à la fin du 18e siècle : en effet elle a, dès cette époque, totalement éliminé la petite industrie métallurgique alors que d'autres branches peuvent encore se développer aux dépens de l'industrie koustare, et il n'y a pas de substitution d'importations dans la métallurgie, parce que la Russie est un gros exportateur de fer dès le 18e siècle. Ce débouché à l'exportation est d'ailleurs en voie de diminution rapide. L'évolution de la structure des exportations au cours du demi-siècle traduit le retard industriel russe croissant, la part des exportations de produits élaborés diminuant rapidement au profit des exportations de matières premières et surtout de produits agricoles (voir annexe III). La Russie commence à devenir un exportateur de grain non négligeable. En ce qui concerne les manufactures textiles, les fabriques seigneuriales, paysannes, marchandes, continuent à se développer durant la première moitié du 19e siècle dans le domaine de la soie, du lin et de la laine, bien qu'avec certaines difficultés notamment dans le domaine du lin, qui subit la concurrence du coton, et qui ne peut lutter contre la production étrangère mécanisée. L'exportation traditionnelle des filés de lin cède la place à l'exportation de la fibre.
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Mais l'événement le plus important de l'industrie textile, et même de l'industrie russe de la première moitié du 19e siècle, est l'apparition d'une industrie du coton. L'impression de calicot est apparue en 1750. Deux filatures sont fondées en 1799 et 1808. Il y en a 11 à Moscou dès 1812. Le tissage apparu vers 1750 se développe. L'ensemble de l'industrie connaît un essor rapide de 1825 à 1850, et les importations de coton brut augmentent rapidement : 87 000 pouds en 1821-30, 1 877 000 pouds en 1851-60. Vers 1850-60, les importations de brut l'emportent très nettement sur les importations de produits cotonniers transformés. Le développement rapide de l'industrie du coton est un phénomène extrêmement important, car c'est en fait la première industrie moderne qui apparaît en Russie, employant exclusivement du travail salarié, et passant même rapidement à la mécanisation après 1840 (en 1842, l'Angleterre a supprimé la prohibition d'exportations de machines cotonnières). En dehors de la métallurgie et du textile, peu d'industries méritent d'être mentionnées. En particulier il n'y a ni industrie du pétrole ni charbonnages importants malgré la découverte déjà ancienne du charbon du Donets. La chimie est presque inexistante, si ce n'est une petite industrie d'acide sulfurique d'ailleurs à demi koustare. Il faut cependant signaler l'apparition d'une industrie du traitement de la betterave à sucre, à base en grande partie servile. La fabrication locale de machines commence (matériel agricole, en particulier batteuses et charrues, locomotives...). Toutes ces industries n'ont encore qu'une importance très négligeable. Quelle appréciation porter sur cet effort d'industrialisation ? Si l'on reste dans le cadre russe, et si l'on compare avec les efforts passés, le développement est important. Mais l'emploi du seul critère russe cesse d'être valable, compte tenu du fait que la première moitié du 19® siècle est une période de développement industriel intense en Europe. De ce point de vue, le retard de la Russie s'accuse et prend des proportions très importantes, comme le montrent les chiffres de production par tête vers 1850-60 (voir annexe IV). Est-ce à dire que l'industrialisation de la première moitié du 19° siècle n'est que la continuation du siècle précédent ? Il serait inexact de l'affirmer. Deux phénomènes d'une importance capitale pour l'avenir interviennent : Le premier est l'apparition de machines dans l'industrie russe. L'acquisition de machines, d'abord presque un phénomène individuel, s'accélère après 1830. Les importations de machines évoluent comme suit d'après Ljascenko (en roubles) : 1815 1825 1840 1850
: 97 : 828 : 3 500 : 8 397
000 000 000 000
La mécanisation commence, comme nous l'avons dit, essentiellement dans l'industrie cotonnière, mais également dans l'industrie du sucre et du
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papier. Le puddlage progresse dans la sidérurgie après 1836. En 1859 le fer puddlé représente à peu près la moitié de la production totale de fer. Quelques machines agricoles apparaissent ça et là dans l'agriculture seigneuriale en voie de transformation du Sud. Le premier bateau à vapeur apparaît en 1817. La navigation fluviale à vapeur fait des progrès importants. Le premier chemin de fer (Carskoe Selo), construit en 1836, est ouvert en 1838. Les premières lignes télégraphiques apparaissent vers 1835-36. Peu à peu la Russie met en place un réseau de transports : après les canaux et les ports baltiques de Pierre, viennent les ports du sud de Catherine II (Herson en 1778, Nicolaev en 1788, Sebastopol en 1784, Odessa commencé en 1794), puis à nouveau les canaux et la construction de chaussées empierrées après 1816 (8 000 verstes en 1860), enfin les chemins de fer. La longueur du réseau ferroviaire passe de 27 verstes en 1836 à 1 488 verstes en 1856 (mais pour les routes comme pour les chemins de fer, il s'agit avant 1860 davantage de voies stratégiques que de voies commerciales). Le second phénomène dont l'importance ne doit pas être sous-estimée, et qui est d'ailleurs en relation étroite avec le premier, c'est le recul relatif extrêmement rapide et important du travail servile dans l'industrie (voir annexes II et V). Dans le premier quart du 19e siècle le travail industriel salarié progresse deux fois plus vite que le travail servile. De 1825 à 1860 le nombre de serfs industriels n'augmente plus que légèrement, tandis que le rythme d'accroissement du travail salarié est à peu près aussi rapide qu'au début du siècle. On estime que le travail industriel servile ne représente plus à la veille de la réforme que 15 à 20 % de la main-d'œuvre industrielle41. Dans les faits, et à l'exception importante de la métallurgie de l'Oural, le modèle servile d'industrialisation disparaît rapidement, au moins dans la grande industrie. Quoiqu'on pense de la vitalité du servage dans l'agriculture, il est manifeste que son ressort est brisé dans l'industrie. Il y a par contre un trait qui rapproche l'industrialisation de la première moitié du 19® siècle de celle du 18e siècle : c'est le rôle joué dans l'industrialisation — rôle qu'il ne faut ni exagérer ni négliger — par la paysannerie 41. Il faut apporter ici une nuance : pour une part qu'il est impossible d'apprécier, ces salariés « libres d sont en réalité des a paysans d'Etat i ou des serfs privés auxquels le maître a donné permission de s'engager dans l'industrie. Us ont le statut de salariés quant à leurs relations avec l'employeur, mais ils demeurent dans la dépendance de leur maître légal. Toutes sortes de situations de transition sont possibles : quelquefois le maître lui-même passe contrat avec le manufacturier et perçoit directement les salaires des serfs. En outre, les estimations ne tiennent pas compte d'un certain nombre d'industries (métallurgie, mines, industries agricoles), où précisément le recours au travail forcé, sous ses formes variées, est très important. Si l'on tient compte de ces branches, on obtient un tableau très différent (J. BLUM, op. cit., p. 324) : En % de la main-d'œuvre industrielle Salariat Travail forcé 1767 9 91 1804 27 73 1825 34 66 1860 56 44
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elle-même, les serfs, les domestiques, bref toutes les petites gens que compte la Russie. Il se produit en Russie comme à l'Ouest ce phénomène d'ascension sociale que les partisans de l'artificialité russe aiment à présenter comme la marque d'un développement naturel 42 . Parallèlement à la création de nouvelles grandes usines, la première moitié du 19e siècle est caractérisée par une décentralisation industrielle : des manufactures éclatent, émigrent à la campagne, à la recherche de main-d'œuvre. Le travail paysan à domicile prend un développement énorme. La Russie offre le spectacle rare de manufactures « ambulantes », qui se déplacent avec la main-d'œuvre, ou qui se placent au long d'un courant migratoire. C'est ainsi que naissent des manufactures tout au long de la route qui mène les paysans en Sibérie. Au cours de leur long voyage vers de nouvelles terres, ils « se reposent » et reconstituent un pécule en travaillant un certain temps en usine. Tous ces éléments montrent que tout un aspect du développement russe est spontané, « naturel », « populaire », et ne correspond pas au schéma simpliste d'une industrie décrétée du sommet. II. Le malaise agraire. Tant que l'industrialisation russe n'absorbe que quelques dizaines ou quelques centaines de milliers de paysans, les inconvénients manifestes du servage dans l'industrie ne remettent pas en cause le système : à l'intérieur même du système, il est possible de parvenir à remplacer à un rythme rapide les serfs par du travail salarié. Il n'en va évidemment pas de même dans l'agriculture. C'est dans le domaine agricole qu'une tension extrême du servage apparaît au début du 19° siècle. Certes, si le nombre de serfs se stabilise en montant absolu, la population serve diminue rapidement par rapport à la population rurale totale. Mais ce recul relatif du servage ne traduit pas une évolution harmonieuse vers un autre type de rapports sociaux à la campagne, il s'accompagne au contraire d'une crise aiguë de ces rapports. Cette crise a des aspects politiques et économiques que nous allons rapidement passer en revue.
42. Voici quelques exemples pittoresques : Morozov (qui s'est racheté si cher en 1820, on l'a vu) a été paysan, serf, berger, cocher, ouvrier-tisserand, tisserand-petit patron. Il va à pied à Moscou vendre sa marchandise aux revendeurs, puis il acquiert un comptoir de distribution, enfin une fabrique. Il a deux fabriques à sa mort en 1862. En 1890 les 4 fabriques de ses descendants occupent 3 9 0 0 0 ouvriers. Dans la province de Vladimir un grand nombre de grands fabricants de soie sont d'anciens ouvriers. Les plus gros fabricants d'Ivano-Voznesensk sont d'anciens koustari. Le fabricant Kondratov allait à pied à Pavlovo, avec un sac rempli de ses articles. Le fabricant Asmolov avait été conducteur de chevaux au service de colporteurs, petit marchand, propriétaire d'un petit atelier de tabac, puis d'une grande fabrique, etc.
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russe dans les faits
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A. Les aspects politiques du malaise agraire La Russie a connu d'énormes jacqueries : celles de Bolotnikov (1606-1607), de Stenka Razin (1667-71), de Bulavin (1707-1708), de Pugacev (1773-74). La première moitié du 19° siècle ne connaît pas de révolte massive, mais une suite ininterrompue de troubles agraires qui, pour être moins spectaculaires, sont néanmoins considérés par la noblesse russe, à juste titre, comme un phénomène inquiétant. Sous Paul I" (1796-1801), 32 provinces sur 52 sont affectées par des troubles. Par la suite, la statistique des troubles soigneusement tenue à jour, montre une progression rapide : 1826-34 1835-44 1845-54 1855-61
: : : :
148 cas de troubles 216 « « 348 « 474 «
Souvent, le « trouble » commence par un rassemblement où les paysans refusent la corvée ou l'obrok collectivement ou s'emparent des terres, des pâtures, des forêts. La révolte paysanne s'exprime sous mille formes : insoumission aux ordres, négligence, sabotage, meurtres (144 propriétaires assassinés de 1836 à 1854), incendies, pillages, fuites. Certains troubles confinent à l'insurrection. Sur 423 troubles étudiés, Ignatovic signale 210 cas provoqués par le désir de se libérer du servage. Il faut souligner le rôle joué dans toute cette période par les rumeurs, les faux bruits, les « on dit que.. » auprès des paysans. Cette paysannerie tenue dans l'ignorance oscille à la moindre rumeur. La légende du tsar ami des paysans, du tsar à qui l'on cache la réalité des choses, est vivace dans la paysannerie. Au moment de la guerre de Crimée, le bruit court que 1» tsar va libérer les paysans qui s'engagent pour la guerre. Des rassemblements énormes se forment spontanément, encouragés par cette rumeur, et mus par le patriotisme. La situation atteint les limites de l'absurde : la troupe réprime férocement les paysans qui ne demandent qu'à se battre pour la patrie russe. En 1856 on en vient à craindre une révolte à la Pugacev. Depuis longtemps la noblesse a le sentiment qu'il devient dangereux de posséder des serfs, que le temps des demi-mesures est terminé, qu'il n'y a que deux politiques possibles : la répression brutale ou l'abolition du servage. Les avertissements au tsar se multiplient. Dès 1839, Benkendorf, le chef de la police secrète définit le régime servile comme « cette poudrière sur laquelle repose l'Etat ». Dans un mémoire à Nicolas I" Pogodin écrit en 1855 : « Mirabeau n'est pas terrible pour nous ; pour nous c'est EmelTca Pugacev qui l'est ; personne ne suivra Mazzini, mais que Stenka Razin jette un seul cri !... » La crainte de la révolte paysanne générale est partout, dans tous les écrits, dans tous les actes politiques. Lorsque le nouveau tsar Alexandre II annoncera à mots couverts à la
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noblesse assemblée son intention d'abolir le servage, il dira, en une phrase célèbre, qu'il vaut mieux réaliser par le haut, ce qui de toutes façons risque d'être exécuté par la base. Encore que Pugacev soit souvent utilisé comme épouvantail dans les discussions entre nobles (car la noblesse se fractionne en groupes dont les intérêts économiques sont contradictoires), le danger est réel et chacun en tient compte. B. Les aspects économiques 1. La rupture de Féconomie naturelle Il s'est produit une sorte de retour à la terre de la noblesse, après les événements de 1812 qui ont ruiné le gros de la noblesse. Mais cet intérêt subit de la noblesse pour les choses de la terre, cet engouement pour la physiocratie, ce mouvement intellectuel des années 1820-40 vers les problèmes d'agronomie et de technique agricole, s'expliquent fondamentalement par le début de la rupture de l'économie naturelle observable à l'époque. Aux exportations traditionnelles de lin, de chanvre, de bois..., vient s'ajouter le puissant stimulant de l'exportation de grain au début du 19e siècle 43 , tandis que l'exportation de la laine s'intensifie. Cependant, plus que l'exportation, c'est le marché intérieur qui joue un rôle important dans le développement de la commercialisation de l'agriculture. Le débouché urbain pour les produits agricoles s'accroît : il y a 4,1 % de citadins en 1796, et 7,8 % en 1856. La laine pour l'armée, la distillerie seigneuriale deviennent des sources importantes de profit pour les nobles. Plus importante encore que la croissance des villes, qui reste malgré tout modeste, est la croissance des échanges à la campagne même. Il se produit une différenciation croissante des activités paysannes : les activités paysannes non agricoles gagnent du terrain sur les activités agricoles, aidées en cela par la tendance à rogner de plus en plus, au moins dans certaines régions, le lot de terre laissé à la disposition du paysan. Soit qu'elle n'ait pas suffisamment de terre pour vivre, soit qu'elle se consacre de plus en plus à l'industrie rurale, une partie de la paysannerie est obligée (Tacheter de la nourriture. Cette création d'un marché des produits agricoles à la campagne même, s'accompagne de l'apparition d'une sorte de division interrégionale du travail : tandis que les régions de terres noires du centre et du Sud ont tendance à se spécialiser dans le domaine agricole, la paysannerie des terres pauvres du Nord se tourne vers l'industrie : les deux régions commencent à échanger produits agricoles contre produits industriels. Cette division du travail qui correspond également à des différences dans le type 43. 70 000 tchetverts de blé en 1750-60, 233 000 en 1790-92, 2 000 000 en (SCHKAÏT, Op. Cit., p. 68).
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de servage (la corvée domine dans les terres noires, notamment celles du centre, tandis que lobrok se développe dans le nord industriel), sera à la base d'une croissante divergence entre les intérêts de la noblesse des deux grands types de régions : pour la noblesse des terres noires c'est la terre qui compte (le prix de la terre monte rapidement), tandis que pour la noblesse des pays à obrok, la terre compte peu, alors que le serf, en tant qu'individu, coûte de plus en plus cher quand il est vendu sans la terre. Selon certaines sources, la commercialisation de l'agriculture se fait essentiellement dans le cadre du domaine seigneurial : au début du 19e siècle, 90 % du grain commercialisé vient du domaine seigneurial. Même si la participation paysanne est un peu plus forte pour le lin, le chanvre..., le problème de la commercialisation est pour l'instant surtout un problème d'agriculture seigneuriale 44 . C'est de cette époque que date l'apparition d'une agriculture capitaliste en Russie. Elle naît dans le Sud où le servage est moins solidement implanté, et le marché international plus proche. Elle est aidée par une colonisation gouvernementale qui introduit des agriculteurs allemands, bulgares, grecs. Le rôle du travail salarié est plus important qu'ailleurs. C'est là qu'on commence à utiliser des machines importées. Il existe à la fois une petite agriculture capitaliste, très commercialisée, travaillant avec machines et salariés, et une grosse exploitation capitaliste qui apparaît vers 1820-30 fondée sur l'élevage du merino (extensif), et sur l'exportation du grain. L'exportation de grain du Sud passe de 10,7 millions de pouds en 183135, à 38,1 millions en 1856-60. Dans le Sud-Ouest, le capitalisme agraire apparaît sous la forme de grandes fabriques de sucre de betteraves : il y en a 7 en 1825, 57 en 1836, 206 en 1844. Dans le Nord, à la fois chez les paysans et chez les seigneurs, apparaît l'industrie laitière intensive. Toutefois ce capitalisme agraire ne représente que des îlots d'agriculture moderne au sein d'une énorme agriculture archaïque. 2. Le problème de la productivité agricole. Pendant un temps (de 1825 à 1840) la noblesse s'intéresse au progrès agricole, s'enthousiasme pour les assolements savants, les fourrages artificiels, l'élevage intensif, l'introduction de nouvelles plantes comme la betterave. Toutefois ce mouvement n'a qu'une extension limitée, à la fois dans l'espace (il se limite aux régions où le capitalisme agraire fait son apparition), et dans le temps (la première vague d'enthousiasme passée, la noblesse constate que l'agriculture, en particulier l'agriculture commerciale, est une entreprise qui réserve bien des déboires). 44. Selon d'autres sources — des chiffres de N.L. Rubinstein cités par CONFINO (Domaines et Seigneurs en Russie vers la fin dit 18' siècle, p. 140) — dès la fin d u 18* siècle la participation paysanne & la commercialisation des produits agricoles serait plus importante que celle des seigneurs.
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Toute la première moitié du 19e siècle est dominée par le problème d'élever la productivité agricole, conçue comme moyen de sortir la noblesse de la situation inextricable dans laquelle elle est en train de se mettre. La faiblesse des bases sur lesquelles peut s'édifier une agriculture capitaliste, fait que le seul moyen d'élever la productivité agricole consiste, une fois de plus, à demander davantage au paysan et à tâcher d'obtenir un rendement supérieur du travail servile. Les machines, l'agriculture intensive ou savante étant hors de portée de l'immense majorité des nobles, ceux-ci n'ont pour augmenter leur revenu qu'un moyen à leur disposition : développer au maximum l'agriculture extensive du grain, et pour cela accroître les dimensions de leurs domaines, accroître les superficies emblavées, et exiger toujours plus de travail de leurs serfs. Les nobles ont aussi la préoccupation de trouver du travail pour occuper les serfs l'hiver ; d'où un certain engouement pour « l'industrialisation de l'agriculture » : « il faut que chacun de nos villages ait son usine pour les six mois d'hiver » écrit le « Journal de l'agriculture » en 1829. Cest de cette époque que date l'orientation de l'agriculture russe vers la production extensive du grain, orientation qui va constituer un blocage du progrès technique agricole. La double tendance à l'accaparement des terres et à l'accroissement du poids de la corvée correspond donc à la même préoccupation fondamentale de la part de la noblesse. Le noble empiète sur les terres de labour, les prairies et les terrains de parcours. Dans certains cas extrêmes, il va jusqu'à supprimer complètement le lot paysan, faisant du serf un journalier dont la condition est proche de celle de l'esclave. Par rapport au 18e siècle, la dépossession des terres paysannes se poursuit à un rythme accéléré, surtout dans les terres noires : les paysans soumis à l'obrok disposent au 19® siècle des 4/5 des terres des domaines (la totalité au 18e siècle), tandis que les paysans soumis à la corvée n'ont plus que la moitié des terres (les 2 / 3 au 18e siècle). Le montant de l'obrok lui-même, qui est de 2 à 5 roubles sous le règne de Catherine II, passe à 10-20 roubles à la veille de la réforme du servage. Parallèlement, le poids de la corvée se fait de plus en plus lourd. Pendant la saison d'été, il n'est pas rare que le propriétaire exige du serf 4, 5, 6, et parfois la totalité des jours de la semaine au titre de la barcina (il arrive que le paysan travaille la nuit sur son lot, le jour sur le domaine du maître). Parfois on remplace l'évaluation de la corvée en nombre de journées, par une évaluation en tâches à accomplir par le tjaglo (le couple serf adulte). N'ayant pas le temps de travailler son lot durant la saison des gros travaux il est évident que le serf va non seulement à l'épuisement, mais aussi à la ruine complète. En outre, le travail forcé industriel prend de l'extension au 19e siècle, surtout l'hiver. La corvée de transport représente aussi une lourde charge : on estime qu'elle absorbe 30 % du temps de travail du serf l'hiver, 8 % l'été. De même la valeur argent de l'obrok augmente continuellement.
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Du 17e au 19° siècle, le servage s'est non seulement étendu à l'intérieur de la paysannerie, mais il a pesé de plus en plus lourd sur les épaules de chaque serf. Mais le renforcement du servage ne produit pas les résultats escomptés. Il a pour contrepartie immédiate, le sabotage paysan. Selon le témoignage de l'économiste soviétique Strumilin, le rôle du sabotage dans la chute du régime féodal a été décisif 45 . Le démocrate révolutionnaire Dobrol'jubov décrit à l'époque le phénomène 46 : « Refuser carrément de faire les corvées, protester ouvertement, cela le paysan ne le pouvait pas... Bon gré mal gré, il fallait travailler. Mais qu'estce que l'on constate ? Dans toute la Russie, dans tous les domaines seigneuriaux, sans évidemment se concerter ni s'entendre, les paysans protestent d'une façon particulière contre le travail forcé : ils travaillent mal. Le plus souvent, ils ne savent même pas motiver leurs actes, mais que les travaux de corvée sont très mal exécutés est un fait général ». La noblesse est consciente du phénomène, et de sa gravité, dans des conditions où l'accroissement de la productivité agricole devient essentiel pour ses intérêts. Les discussions, les dissertations sur la supériorité du travail libre fleurissent dans les salons et dans les revues. Mais qu'y faire, puisque la noblesse n'est pas prête, ni politiquement, ni psychologiquement, ni économiquement, à se passer du travail servile ? La pensée noble s'ingénie à trouver dans l'arsenal du servage la formule qui conciliera les inconciliables : le travail forcé et la productivité. C'est le sens d'un débat, qui a longuement préoccupé la noblesse à la veille de l'abolition du servage, sur les avantages et inconvénients respectifs de la barcina et de l'obrok, débat que l'histoire a suspendu. La masse des serfs est une masse informe qu'il est difficile de manier. Parfois il y a trop de main-d'œuvre, on ne peut pas l'employer, et il faut pourtant la nourrir : obligation que les nobles ressentent amèrement là où la surpopulation agraire s'aggrave, et au moment des mauvaises récoltes. Il y a des régions entières où la terre se vend plus cher sans les serfs qu'avec les serfs. Par contre au moment des grands travaux, on n'arrive pas à obtenir les corvées suffisantes. Outre le sabotage, il faut souligner l'importance décisive d'un autre élément du travail servile quant à ses effets sur la productivité agricole. C'est le fait que le paysan qui exécute sa corvée doit le faire avec son matériel agricole et son cheptel de trait. Cela veut dire que l'équipement de l'économie seigneuriale dépend de celui de l'économie paysanne, qui est désespérément archaïque. Quant à s'équiper lui-même, le propriétaire terrien le fait rarement, d'abord parce qu'il n'en a pas les moyens (il ne peut pas 45. Voir STROPMTT.TNE, « L'U.R.S.S. du féodalisme au communisme 1, Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 27, 1961, p. 10. 46. N. D O B R O L ' J U B O V , Textes philosophiques choisis, Ed. en langues étrangères, Moscou, 1956, p. 549.
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à la fois s'équiper et soutenir son train de maison), ensuite parce qu'il n'y tient pas. Le servage est précisément conçu par lui comme le moyen d'obtenir un revenu sans faire aucune dépense dans ce but. L'investissement n'est pas un comportement économique naturel et habituel, dans l'aristocratie foncière. Cependant il existe, selon les pays, selon les époques, des nuances dans ce comportement, voire des adaptations, parfois même (c'est exceptionnel) des conversions progressives à un type capitaliste d'économie domaniale. Le cas s'est produit en Angleterre, et en Allemagne de l'Est. Mais la noblesse russe s'est révélée, sauf cas individuels, réfractaire à toute évolution. Même après la suppression du servage, nous le verrons, la noblesse persistera un temps à lier son exploitation à l'équipement technique de l'agriculture paysanne. Cela seul suffisait, sans même mentionner le sabotage des paysans, pour réduire à néant tout effort d'amélioration de la productivité du domaine seigneurial. Aussi bien, cette productivité n'a pratiquement fait aucun progrès au cours du demi-siècle. Voici les chiffres calculés par Ljascenko (op. cit., p. 324 — il s'agit vraisemblablement de grain) 47 : Années
Rapport
1801-10 1811-20 1821-30 1831-40 1841-50 1851-60 1861-70
3,5 fois 3,5 « 3,4 « 3,4 « 3,6 o 3,6 « 3,7 «
3. Les contradictions de l'économie agricole seigneuriale 48. Le renforcement du servage dans la première moitié du 19e siècle est étroitement lié, on l'a vu, à la naissance de nouvelles possibilités économiques pour la noblesse terrienne. Mais cette noblesse ne va pas réussir à exploiter pleinement ces possibilités et elle va au contraire s'enfermer dans une série de contradictions. La première de ces contradictions, et la plus importante, est l'impossibilité où se trouve la noblesse d'adapter la main-d'œuvre servile aux nouvelles conditions de l'agriculture, en dépit ou à cause de son violent effort d'intensification du servage. 47. Ces chiffres montrent que la productivité agricole n ' a fait aucun progrès depuis le 16* siècle, ni peut-être même depuis le Moyen-Age. La comparaison avec l'étranger vers 1850 est très défavorable à la Russie (en hectolitres de grain par hectare, J. B L U M , op. cit., p. 330) : Russie 6,0 Italie 9,0 France 9,3 Grande-Bretagne 13,2 Belgique, Hollande 14,0 48. On consultera avec fruit l'excellent livre de M. C O N T T O O , Domaines et seigneurs en Russie vers la fin du 18' siècle, Institut d'Etudes Slaves de l'Université de Paris, 1963, en particulier son étude des « attitudes seigneuriales i , pp. 136 et suivantes.
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Mais il y a d'autres contradictions, liées à la commercialisation de l'agriculture. A partir de 1803, se produit un mouvement de hausse du prix du grain. Avec cette hausse débute une discussion dans la noblesse qui va durer un demi-siècle sur les fluctuations des prix du grain et sur les conditions de l'adaptation de l'économie seigneuriale à ces fluctuations. Une société économique composée de nobles agrariens met à l'étude en 1803 le problème agricole. Ce n'est évidemment pas la hausse du prix du grain en elle-même qui inquiète ces seigneurs (qui en sont les premiers bénéficiaires), mais c'est le symptôme de la désintégration de l'économie féodale que représente cette hausse. Le rapport pour la société agrarienne, rédigé par Svitkov, attribue la hausse du prix du grain au fait que la population industrielle et commerciale s'accroît à un rythme « qui n'est pas en harmonie avec les besoins de la société ». Le paysan qui entre dans l'industrie, explique Svitkov, impose un double fardeau à la société : il ne remplit pas son « devoir naturel » qui est de faire pousser du grain et, qui plus est, il concurrence le paysan en mangeant le grain dont ce dernier a besoin 49 . Des essais de la même société non publiés déplorent la mutiplication des distilleries, la croissance des mines et de la métallurgie. Svitkov tire la conclusion pratique : il faut diminuer la population des villes. Nous avons affaire à un anti-industrialisme seigneurial sous une forme fruste. Toutefois, les conditions du marché du grain changent vers 1820-25, et après 1840 il y aurait même eu un mouvement de baisse profonde des prix. Cest pourquoi l'Académie des Sciences propose en 1826 le sujet d'études exactement opposé à celui de 1803 : la baisse des prix. Fomin, qui se charge de répondre, aboutit aussi à des résultats exactement inverses de ceux de Ssvitkov et de Cerbatov. Il souligne la faiblesse de la demande étrangère de grain, et l'insuffisance de la consommation des villes. Il demande la croissance des villes et de l'industrie, il prône l'exode rural, la multiplication des groupes sociaux, de la classe moyenne. Il s'appuie sur l'allemand Storch et déplore que l'industrie ne puisse pas recruter de maind'œuvre parmi les paysans, à cause du servage. Il souligne que le travail servile est mal utilisé. Il en résulte que le taux d'accumulation du capital est faible, et que la classe moyenne n'arrive pas à se renforcer. Fomin propose un industrialisme très « classique » mais qui présente toutefois la particularité de vouloir y associer les intérêts de la noblesse, tout en se prononçant contre le servage. 49. En 1770, Udolov avait publié un projet bizarre de réorganisation de la société rurale dans lequel il était prescrit aux serfs de vendre sur le marché autant de produits agricoles qu'ils en gardaient pour leur propre subsistance. Mais comme les paysans auraient dû pour vendre entrer en contact avec la ville et que ces contacts étaient considérés comme malsains par les seigneurs, Udolov envisageait la création de « villages d'agriculteurs » auxquels tout déplacement serait interdit, les produits excédentaires étant vendus au propriétaire foncier qui se chargerait de la commercialisation. Comme dans l'étude de Svithov, l'obligation de vente est considérée par Udolov comme < un devoir > pour le paysan.
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En réalité, les intérêts économiques de la noblesse ne s'accommodent pas de cet industrialisme simpliste. La préoccupation de la noblesse n'est pas tant la baisse des prix du grain (d'après Ljascenko, il n'y a pas eu de baisse réelle de 1825 à 1840), mais l'extrême instabilité des cours du grain, selon les périodes ou les régions. L'économiste Zablockij fait à l'époque une analyse très fine de la signification économique de cette instabilité, et de son lien avec le servage. Le seigneur, dit Zablockij, ne sait pas ce que c'est que le coût de production du grain, et ne peut pas le savoir. Ce qu'il coûte en travail forcé n'a pas de sens pour lui. Ne connaissant pas son prix de revient, ou plus exactement ce prix de revient quel qu'il soit n'ayant pour lui aucune signification économique, il vend et transporte son grain dans les conditions de marché les plus ahurissantes 50. Il est incapable d'adapter sa production et sa vente aux conditions du marché : il ne peut pas réduire sa production, quand le marché est mauvais, il ne peut pas l'augmenter et exploiter ses chances, quand le marché est bon. L'exploitation agricole fondée sur le servage ne peut pas tirer partie de la commercialisation 5 1 parce que le servage interdit une organisation rationnelle de l'exploitation, enlève tout sens à une comptabilité moderne, et introduit la rigidité de l'offre. On aurait tort de considérer que c'est seulement par ignorance ou routine que les seigneurs et leurs intendants persitent à confondre le bénéfice et le prix de vente. Dans des domaines qui vivent encore pour une grande part en économie fermée, tout excédent commercialisable conserve encore longtemps l'apparence d'un surplus, et le montant de la vente en argent celle d'un gain net. Sur le problème de la gestion interne des domaines, on ne peut que renvoyer à l'analyse remarquable de Confino. Il démontre avec toute la clarté souhaitable comment les seigneurs, pris entre leur soif nouvelle de gain et les contraintes de l'économie domaniale s'enfermaient dans des contradictions insurmontables. Il faut ajouter que la comptabilité du domaine n'est pas envisagée comme celle d'une unité économique, mais comme celle d'un grand ménage, avec comme conséquence, en particulier, qu'on ne fait qu'une distinction importante — ce qu'on dépense d'un côté, ce que l'on gagne de l'autre —, 50. Voir chez CONFINO (op. cit., pp. 167-172) comment le seigneur en arrive à considérer que toute vente sur le marché, quel que soit le prix, rapporte un bénéfice. La difficulté de connaître un prix de revient est aggravée par le fait que la comptabilité seigneuriale ne distingue pas les dépenses et recettes par culture. 51. Marx et Engels lisaient souvent à leurs amis ces vers de Pouchkine : « ...Lisait en revanche Adam Smith, Etait profond économiste ; C'est-à-dire savait juger De la façon dont s'enrichit Un Etat et de quoi il vit Pourquoi il n'a pas besoin d'or Lorsqu'il a le simple produit. Ne le comprenant pas son père Grevait ses terres d'hypothèques ». Voir Souvenirs sur Marx et Engels, Ed. en langues étrangères, Moscou.
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sans distinguer entre les catégories de dépenses. Ce qui est important, c'est de dépenser le moins possible. On ne se préoccupe pas de savoir si de telles « économies » n'engendreront pas plus tard des moins-values de revenu, on ne distingue pas entre dépenses productives et improductives, on ignore la notion d'investissement. On maintient par contre une multitude de dépenses secondaires inutiles ou peu utiles, mais qui, peu élevées, sont faciles à effectuer. Les observations faites sur ce point par Confino (op. cit., p. 148 et suivantes) pour la fin du 18e siècle demeurent, pour l'essentiel valables, au début du 19e siècle. Un décalage continue à exister entre le fait que, sous la pression des nouvelles possibilités économiques, les seigneurs visent à tirer de leur domaine le revenu maximum, et le fait qu'ils persistent à conserver l'attitude traditionnelle en face de toute dépense, c'est-à-dire à la considérer en tant que telle (et donc à l'accepter ou à la rejeter suivant sa plus ou moins grande importance), et non pas en fonction des profits qu'elle peut engendrer. Les vers de Pouchkine traduisent exactement la tension entre ce que souhaite la noblesse et ce qu'elle peut faire. La chute des deux derniers vers traduit une vérité économique de l'époque : le seigneur, même dans le cadre du servage, aurait pu chercher à adapter son exploitation au marché en s'équipant avec du matériel moderne, en faisant place à un certain travail salarié sur son exploitation. Mais ceci suppose un certain capital circulant d'exploitation. La noblesse n'a pas ce capital. La noblesse, même la plus riche, est à court de roubles. Incapable de s'adapter et de modifier son mode de vie, elle s'endette. En 1843, 5 575 515 « âmes » sont hypothéquées par les nobles à la Banque d'Etat et aux caisses de dépôts. Il y en a 5 843 735 en 1825, 6 028 794 en 1856, et un million d'âmes sont engagées auprès d'autres établissements (en 1851, il y a 10 708 856 serfs hommes). Dans les domaines hypothéqués, la dette est de 69 roubles par « âme » : compte-tenu du revenu annuel d'un moujik, il s'agit d'une somme énorme. L'auto-étranglement de la noblesse à travers l'endettement est tel que, dans certains cas, (par exemple, dans un projet de propriétaires de 1842), elle envisage l'abolition du servage avec rachat comme un moyen d'éponger ses dettes. Et il est bien vrai qu'une portion importante des indemnités de rachat qui seront versées après 1861 serviront en effet à éteindre les dettes de la noblesse (de façon très provisoire, car elle ne cessera pas, jusqu'à la fin, de s'endetter, passant son temps à essayer de sauver sur le plan politique, ce qu'elle perdait sur le terrain économique). Il va de soi que si certains nobles envisagent en 1840 ce moyen désespéré, le gros de la noblesse s'accroche au servage, ne serait-ce que parce qu'à court terme, la possession de serfs lui permet d'emprunter. Il faut préciser que la situation économique de la noblesse et son attitude en face des problèmes agraires (nous reparlerons plus loin de son attitude en face du servage) est différentei selon les régions. Par exemple dans les sols pauvres de la région industrielle du Nord, c'est le travail non-agricole
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du serf qui intéresse surtout le propriétaire. Il ne cherche pas à développer son exploitation agricole seigneuriale ; la corvée agricole recule constamment dans cette région ; l'agriculture y passe de la culture extensive du grain à la culture intensive du lin, des pommes de terre, du chanvre et à l'élevage. Mais la paysannerie réussit mieux que les seigneurs dans ces cultures intensives, dont le marché commence à passer aux mains des paysans, y compris à l'exportation. Même en ce qui concerne les activités non agricoles des serfs, les seigneurs se contentent de plus en plus de percevoir l'obrok, sans se mêler de la direction des ateliers ou de l'organisation de la production. La production, agricole ou industrielle, échappe de plus en plus au domaine seigneurial ancestral. Dans les provinces du Sud, du Sud-Ouest, dans la Nouvelle-Russie, dans l'Est, dans la Trans-Volga, la noblesse se tourne beaucoup plus franchement vers le capitalisme, ressentant le besoin d'un crédit moderne, de capital, de chemins de fer, de libre recrutement de la main-d'œuvre (ces régions manquent de bras qui viennent par centaines de milliers des régions surpeuplées du centre agricole mais dont le transfert est gêné par le servage). C'est le vieux centre agricole (terres noires du centre) qui constitue le bastion de l'agriculture la plus rétrograde en même temps que celui du servage sous forme de barcina. C'est la terre d'élection de l'archaïque système des trois champs, de l'expansion extrême de la terre arable, de la prédominance du grain (et du grain secondaire) sur toute autre culture, de l'inexistence de tout revenu non-agricole pour les paysans comme pour la noblesse. Et pourtant même là, dans cette région purement agricole, et même pour le grain qui est la monoculture de la région, la concurrence du Sud se fait rudement sentir à l'intérieur de la région. Devant cette crise, non seulement industrielle, mais aussi et surtout agraire, du servage, il paraît difficile de comprendre comment GERSCHENKRON (op. cit., p. 119) peut avancer la thèse qu'en 1861 le servage était encore un système dont la « vitalité et la viabilité étaient intactes pour l'essentiel ». Même si Gerschenkron adoucit sa thèse en reconnaissant que le développement industriel était, lui, subordonné à l'abandon du servage, il n'en reste pas moins que c'est bien dans l'agriculture elle-même que le servage entraîne la noblesse dans des contradictions insurmontables. De même les traits principaux de l'agriculture nobiliaire de la première moitié du 19e siècle paraissent contredire le schéma de Georgescu-Roegen sur la capacité du régime féodal à assurer l'emploi et le produit maximum : prédominance de l'agriculture extensive et céréalière la plus pauvre, assolements archaïques, organisation anti-économique du travail servile sur l'exploitation, équipement paysan primitif, étranglement de l'économie paysanne, obstination à conserver (parce que gratuit), le système de la corvée de charrette paysanne pour le transport, incapacité de l'exploitation seigneuriale à s'adapter au marché. Un conservateur de l'époque écrivait en 1855 « Le
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droit servile réduit l'Etat à une situation anormale et engendre, dans l'économie du pays, des phénomènes artificiels qui ont des effets malsains sur tout l'organisme de l'Etat... Le droit servile est la pierre d'achoppement de tout succès et de tout développement en Russie » 5Z.
SECTION II. LA REFORME DU SERVAGE On étudiera successivement : — Les préliminaires de la réforme. — Les dispositions essentielles de l'Acte du 19 février 1861. — Les conséquences de la réforme sur le développement russe ultérieur.
§
1 . L E S PRÉLIMINAIRES DE LA
RÉFORME
On a vu que jusqu'à la mort de Catherine II 1© servage est allé sans cesse en s'aggravant. Cependant on peut dire qu'à la fin du 18" siècle, le ressort a été tendu à l'extrême : on est allé aussi loin que l'on pouvait, et dès la fin du 18e siècle apparaît le problème : comment revenir en arrière ? Certes il ne faut attacher que l'importance qu'elle a à la belle déclaration de Catherine II dans son « nakaz » : « L'agriculture ne peut prospérer là où le laboureur n'est pas propriétaire ». Ce poétique laboureur va attendre longtemps que s'abaisse le bras qui tient le knout. Mais il y a des frémissements bizarres : à l'avènement de Paul I, le « bruit court » que le nouveau tsar va affranchir les serfs (on a vu l'importance des « bruits » en Russie). Même bruit, lors du discours « libéral » d'Alexandre I à la Diète de Varsovie en 1818. En 1798 un règlement applicable seulement à une portion du territoire interdit la vente de serfs sans la terre. En 1797 un manifeste impérial, resté lettre morte, limite à 3 jours par semaine la barcina exigible. Le Cercle des Jeunes Amis et le Comité Secret qui entourent Alexandre I n'osent pas vraiment s'attaquer au problème. Avant de disparaître très vite, le Comité 52. Projet de réforme de Kavelin. Voir Le statut des paysans libérés du servage, Mouton & C°, La Haye-Paris, 1963, p. 66. Voir également le jugement porté par R. P O R T A L dans sa préface au livre de M I C H A E L COOTTNO, (Domaines et seigneurs en Russie vers la fin du 18' siècle, p. 9) : « La décomposition du système servile s'amorce dès la fin du 18' siècle. Dès lors — et l'influence de l'Occident paraît ici très problématique — se modifient lentement les conditions d'exploitation des domaines, se détériore peu à peu la situation économique des propriétaires nobles, tandis qu'une lutte paysanne opiniâtre, marquée par de brusques flambées de révolte, mais plus encore par une pression continue sur l'administration des domaines seigneuriaux, discrédite chaque jour davantage l'institution servile >. 9
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Secret laissera son testament politique : l'ukaz de 1803 sur la création d'une paysannerie libre par rachat : de 1803 à 1858 il y aura 151 900 affranchissements (1,5 % des serfs). Dans son c introduction au code des lois » de 1807 le ministre Speranskij demande implicitement l'abolition du servage. Il sera plus tard renvoyé par Alexandre I. Quelques années plus tard, le servage est aboli dans l'ancien duché de Varsovie en 1807, en Esthonie en 1816, en Courlande en 1818, en Livonie en 1819. Le tsarisme brise l'insurrection de 1830 dirigée par la noblesse polonaise en promettant la liberté à ses serfs : en fait, les domaines seront distribués à des nobles russes et le servage maintenu. En 1827, une loi prescrit un lot de terre minimum de 4,5 deciatines par serf mâle enregistré. Quelques mesures sont prises par la suite en ce qui concerne les serfs industriels. En 1824 l'attache perpétuelle du serf à l'usine est supprimée. En 1840, on organise un système de rachat, à un taux relativement modique, des serfs d'usine (36 roubles). En 1844 le travail forcé dans les mines et la métallurgie est supprimé, et les seigneurs reçoivent le droit d'affranchir ceux de leurs domestiques qui n'ont pas de terre. Un comité créé en 1835 aboutit à un projet Kiselev-Speranskij qui prévoit la libération des serfs sans la terre. Le projet n'aboutit pas. Toutes ces mesures, on le voit, ne font que tourner autour du problème central, tout en montrant bien le caractère lancinant que revêt la question du servage L'impulsion décisive va être donnée par la guerre de Crimée et les troubles agraires qui l'accompagnent et la suivent. Le discours du nouveau tsar Alexandre II à l'Assemblée de la Noblesse de mars 1856 peut être considéré comme le premier pas officiel dans la voie de l'abolition du servage. Quelles sont les positions des différentes classes sociales à la veille de la réforme ? Celle de la paysannerie ne fait pas de doute, mais ne reçoit pas d'expression publique, sinon indirecte à travers la littérature de l'intelligentzia. La bourgeoisie reste pratiquement muette, et ce sera une fraction de la noblesse qui se chargera d'exprimer ie point de vue du capitalisme. En fait, la discussion se circonscrit à l'intérieur de la noblesse, et entre la noblesse et le gouvernement. S'il y a des discussions à l'intérieur de la noblesse, c'est qu'elle est loin de présenter un front uni sur le problème du servage, parce que ses intérêts économiques divergent considérablement d'une région à l'autre. 1. L'adresse du Tsar au Conseil d'Etat de mars 1842 est très significative : a il n'y a pas de doute que le servage, sous sa forme actuelle chez nous, est un mal, palpable et évident pour chacun de nous, mais y toucher maintenant serait encore plus désastreux... Mais si la situation actuelle ne peut pas s'éterniser et si, en même temps, des mesures décisives pour y mettre fin ne peuvent pas être prises sans provoquer une commotion générale, au moins est-il nécessaire de préparer la voie à une transition graduelle vers un nouvel ordre des choses, sans avoir peur du changement, en considérant avec sang-froid son utilité et ses conséquences. Il n'est pas nécessaire de donner la liberté, mais il faut frayer le chemin & une étape transitoire... > (cité par J. BLUM, op. cit., pp. 547-548).
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La divergence fondamentale oppose les régions où prédomine la barcina (terres noires du centre et d'Ukraine, steppes de Nouvelle-Russie...) et les régions où prédomine l'obrok (notamment sols pauvres de la région industrielle du Nord). Avec des nuances considérables selon les sous-régions, cette opposition de points de vue correspond au fait que dans la région à prédominance de barcina la terre a toujours une importance considérable tandis que la personne du serf, selon les cas, joue ou non un rôle important dans l'exploitation seigneuriale ; au contraire, dans la région à prédominance d'obrok, c'est de la personne même du serf (de son activité non-agricole) que le seigneur tire son revenu le plus important, alors que la terre ne joue pas un grand rôle. Les régions à barcina sont en outre souvent des régions surpeuplées. Au contraire les exploitations du Sud et des steppes manquent de main-d'œuvre et commencent à attacher une grande importance à la main-d'œuvre salariée. Dans la province de Tula, par exemple, de nombreux seigneurs sont désireux de se libérer de leurs serfs (trop nombreux, trop improductifs) tout en conservant le monopole de la terre. Pour eux l'enjeu crucial de la réforme sera, non le rachat personnel du serf, mais la grandeur du lot de terre qui lui sera attribué. Cette position est à peu près générale dans les terres noires. Dans les gouvernements du Sud-Ouest (notamment Kiev et Podolie) où la terre est chère et où la culture de la betterave à sucre rend le salariat avantageux, on observe, pour des raisons différentes, le même intérêt pour la terre, la même indifférence quant au problème du rachat personnel du serf. La même chose peut être dite des gouvernements de l'Ukraine. Par contre dans le « necemozem » (gouvernements de Vladimir, Kostroma, Jaroslav, Tver', Smolensk, Kaluga, une partie de celui de Rjazan), le seigneur se préoccupe peu de la terre tandis que la question du rachat personnel du serf a pour lui une grosse importance : au moment de la réforme, il sera désireux de retenir les paysans en leur donnant de la terre en suffisance, afin de retenir la main-d'œuvre nécessaire pour organiser l'exploitation agricole. Mais comme cette réorganisation implique des capitaux, et qu'il n'en a pas, il s'attachera à réclamer le versement immédiat en espèces des indemnités de rachat. Enfin les seigneurs des steppes où il y a beaucoup de terre et une faible population, sont dans une situation un peu particulière : bien que la terre y soit fertile, ils ne s'attachent pas à en obtenir le monopole, parce qu'il savent que cela les priverait d'une main-d'œuvre rare. De plus ils n'ont pas d'outillage agricole propre. Ils sont donc pour l'attribution d'un lot paysan suffisant. Après le discours d'Alexandre II en 1856, la noblesse commence par faire la sourde oreille. Des projets rédigés par des nobles comme Kavelin ou Koselev commencent bien à circuler, mais ils agissent en francs-tireurs. Cest
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le rescrit impérial du 20 novembre 1857 et les rescrits qui suivent qui forcent la noblesse dans sa retraite. La noblesse décide d'aller à la bataille : « c'était le moment ou jamais, écrit N. CONFINO 2 , de tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être. Les temps des alarmes vaines et ceux des rumeurs gratuites venant à Petersbourg et colportées à l'heure du thé, qui avaient servi à meubler l'ennui de la Noblesse provinciale pendant un demi-siècle, étaient définitivement révolus. Toutes ses craintes étaient soudain devenues terriblement réelles et incroyablement vraies ». Les défenseurs du servage dans la noblesse commencent par se taire. Ils ont peur du mouvement paysan. En outre ils se recrutent dans la noblesse de cour qui peut difficilement s'élever publiquement contre les rescrits impériaux, ou dans la noblesse de province qui a des difficultés à mettre ses objections par écrit. Pourtant, il y a bien une opposition ouverte à la réforme dans la noblesse. Pendant un temps, elle a même été à la tête des organismes d'Etat chargés de la préparation de la réforme. Toutefois, la bataille essentielle va très vite se dérouler non pas autour du principe de l'abolition du servage mais autour du problème du lot à attribuer aux paysans. C'est sur ce point que les intérêts des différentes fractions de la noblesse s'opposent le plus. Pendant longtemps le gouvernement a oscillé entre trois positions : liberté paysanne sans terre, liberté avec un petit enclos, liberté avec un lot plus important. Finalement la noblesse réussit à s'entendre sur un compromis et à faire approuver ce compromis par le gouvernement. Le principe est admis que les lots attribuables prendront pour base l'importance réelle du lot dans chaque région au moment de la réforme, étant entendu que dans certains cas, le lot sera agrandi ou diminué. La noblesse comprend bien qu'il est impossible de libérer le paysan sans lui donner de terre, et que c'est d'ailleurs contraire à l'intérêt de la noblesse elle-même. Par contre elle attache une importance primordiale au fait que les dimensions du lot ne doivent jamais être telles qu'il puisse assurer complètement la subsistance du paysan et de sa famille, en sorte qu'il soit obligé de rechercher un gagne-pain supplémentaire ou bien de prendre à ferme des terres du propriétaire. Il s'agit de détacher partiellement le paysan de la terre tout en le ligotant plus étroitement au village et à l'exploitation industrielle ou agricole du seigneur 3. On présente quelquefois (Gerschenkron par exemple) la réforme de 1861 comme un compromis entre les intérêts agrai2. Voir sa remarquable étude dans Le statut des paysans libérés du servage, p. 73. L'ensemble des études de ce livre représente un apport de premier ordre à l'étude du problème du servage. 3. Voici une citation caractéristique du journal de la noblesse agrarienne, en 1858 (LJASCENKO, op. cit., p. 381) : ainsi que diverses catégories secondaires, le prolétariat d'origine rurale s'élève à près de 4 millions de personnes des deux sexes 7 . Il est vrai qu'il ne s'agit pas de prolétaires immédiatement disponibles pour l'industrie moderne dans tous les cas. Toutefois, si l'on comapre ces 4 millions aux 500 000 ouvriers industriels de 1861, on voit que la Réforme a créé une marge appréciable que l'industrie ne s'empresse guère d'utiliser d'ailleurs (il n'y aura guère plus de 3 millions d'ouvriers d'industrie en 1913). Il est vrai que lorsqu'une industrie capitaliste moderne s'instaure dans un pays, elle ne le fait qu'après avoir créé une masse de main-d'œuvre libre qui est un multiple de ses besoins réels en main-d'œuvre. Elle ouvre une longue période de gaspillage de la main-d'œuvre (ce que Georgescu-Roegen appelle l'égalisation du salaire et de la productivité marginale). Il est bien difficile de dire si le coefficient multiplicateur mis en place par la Réforme était ou non suffisant aux yeux du capitalisme russe naissant. Tout ce qu'on peut dire c'est que s'il ne l'était pas, nous avons affaire à un capitalisme particulièrement « prudent ». Mais si le régime agraire mis en place par la Réforme n'a manifestement pas mis d'entraves à la croissance industrielle du côté de la main-d'œuvre dans la période qui a suivi la Réforme, n'a-t-il pas constitué un frein quand l'industrialisation a pris son véritable essor en Russie ? Il est plus difficile de répondre à cette question. A en juger d'après les chiffres globaux il faut répondre par la négative, en ce sens que, jusqu'en 1913 la croissance de la 7. Voir JERSY G. GUXSMAN, « The Russian Urban Woiker », in The Transformation of Russian Society, pp. 311 et suiv
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paysannerie sans terre a toujours été plus rapide que la croissance du prolétariat industriel, et que la délivrance de « passeports de longue durée », aux paysans partant (temporairement ou définitivement) vers la ville a été fort « libérale » : 59 200 passeports par an durant la période 1861-70, 1 845 000 durant la période 1891-1900 8 . Malgré cet exode rural important, la proportion des paysans sans terre qui restent à la campagne s'accroît. Us sont 4,3 millions (7 % de la paysannerie) vers 1893-96. Selon Loktin en 1905, 19,4% de la population paysanne de la Russie est sans terre (ce chiffre comprend il est vrai un certain nombre de paysans devenus commerçants ou artisans qu'il faudrait pouvoir exclure du prolétariat agricole). Selon une autre estimation le chômage larvé à la campagne représente à la fin du 19e siècle, trois fois la population ouvrière. Le réservoir de main-d'œuvre paysanne est tel qu'il permet à la fois d'alimenter les besoins de l'agriculture capitaliste du Sud, la colonisation de la Sibérie qui commence après 1880 (10 000 départs en 1882, 224 000 en 1899) 9 , les besoins de l'industrie, sans cesser pour autant de croître en valeur absolue et relative. Bien entendu, l'évolution de la situation de la main-d'œuvre, dans le demi-siècle qui a suivi la Réforme, s'explique par un ensemble de raisons complexes dont la Réforme elle-même ne constitue qu'un des éléments Mais cet élément est important : le système impitoyable de pression sur le paysan mis en place par la Réforme est responsable pour une bonne part de l'augmentation rapide de la surpopulation agraire et du dégagement d'un surplus disponible pour les villes, qu'il s'agisse du poids exorbitant des impôts et du rachat, de la lente diminution de la superficie du lot paysan (voir annexe VIII), de la participation du système communal au processus de différenciation sociale à la campagne, et même du système de relations entre l'économie paysanne et l'économie seigneuriale inauguré par la Réforme. D'ailleurs au fur et à mesure que la Russie s'industrialise, que la décrépitude de la vieille industrie seigneuriale devient patente et que l'agriculture seigneuriale elle-même perd du terrain, la position de la noblesse en face du problème de la main-d'œuvre évolue elle aussi, et, consentante ou forcée, cède du terrain aux « besoins nouveaux » en laissant en route beaucoup de son vieil anti-industrialisme. Après 1905 et avec les réformes de Stolypin la volte-face sera à peu près complètement réalisée. 8. Le chiffre donné par Ljasèenko paraît excessif et concerne peut-être la totalité des passeports délivrée durant la période 1891-1900 (c'est l'opinion de Glilcman qui retient le chiffre de 184 500 passeports par an pour la dernière période). Mais le chiffre de Glikman parait faible, si l'on n'envisage que le seul flot de départs pour la Sibérie, par exemple. 9. Fendant longtemps, le gouvernement n ' a pas favorisé et a quelquefois freiné, la colonisation de la Sibérie. Ce n'est qu'en 1904 que la colonisation est déclarée libre. L'achèvement du Transsibérien accélère l'émigration vers la Sibérie. En 1906 il y a 217 000 émigrants ; 577 000 en 1 9 0 7 ; 758 000 en 1 9 0 8 ; 707 000 en 1909. De 1903 à 1913, 4 millions d'émigrants s'installent en Sibérie.
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Toutefois les chiffres globaux ne permettent pas entièrement de répondre à la question posée : la Réforme de 1861 a-t-elle ou non freiné l'industrialisation en retenant de la main-d'œuvre à la campagne ? S'il est vrai que la surpopulation agraire a grandi à un rythme plus rapide que la population ouvrière, il serait trop simple d'en déduire que la croissance de l'industrie n'a pas été gênée par le manque de main-d'œuvre. Si la Réforme avait privé la paysannerie de toute sa terre, l'industrie aurait été seule à avoir besoin de main-d'œuvre en surnombre. En laissant de la terre au paysan mais en lui en laissant insuffisamment, la Réforme a incontestablement mis en concurrence l'industrie et la noblesse terrienne, dans des conditions ou l'une et l'autre ont besoin de main-d'œuvre en surnombre. Et il ne faut pas oublier que la population surnuméraire nécessaire à une noblesse agrarienne « classique » est un multiple de la population surnuméraire nécessaire à une noblesse convertie à l'agriculture capitaliste. En d'autres termes, il est possible que la croissance plus rapide de la surpopulation rurale traduise non pas le fait que les besoins de l'industrie en maind'œuvre sont satisfaits et au-delà, mais simplement le fait que le mécanisme de rétention mis en place par la Réforme au profit de la noblesse terrienne (semi-asphyxie paysanne sur son lot, et tutelle communale des déplacements) l'a emporté sur le mécanisme d'attraction de l'industrie moderne. Il n'est pas impossible qu'en l'absence de ce mécanisme de rétention, la croissance de la population ouvrière n'ait pas été plus rapide. Il est très probable qu'effectivement ce mécanisme de rétention a gêné telle branche d'industrie ou telle région. Toutefois, ce que l'on sait du développement industriel russe montre que la pénurie de main-d'œuvre industrielle n'a jamais constitué un problème massif, et qu'au surplus bien d'autres éléments plus fondamentaux doivent être pris en compte pour expliquer l'allure de l'industrialisation. Une dernière remarque doit être faite sur ce problème des relations entre main-d'œuvre et industrialisation ; en créant un double foyer de surpopulation (agricole et industriel), la Réforme est directement à l'origine d'un trait caractéristique de la main-d'œuvre industrielle russe : son instabilité, son oscillation perpétuelle entre le travail industriel et le retour à la terre, oscillation qui revêt un caractère saisonnier, mais aussi un « tempo » plus allongé, en liaison avec les crises agraires (semi-famine) et aussi les crises industrielles. En particulier, cette instabilité entraîne pour l'industrie russe le désavantage qu'en cas de crise industrielle la réserve de chômeurs urbains, au moins dans certaines limites, peut se reconvertir dans l'agriculture, et que l'industrie russe ne dispose pas du même moyen de pression sur ses ouvriers que ses homologues occidentaux. En outre l'instabilité de la main-d'œuvre entraîne tous les inconvénients habituels quant à la possibilité d'organiser une production sans à-coups, et de former un noyau d'ouvriers industriels qualifiés. Ce n'est qu'après 1890, et seulement avec l'introduction de la grande industrie mécanique que se
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créera une classe ouvrière dont les liens avec la campagne sont définitivement coupés. Il est possible que Gerschenkron ait raison lorsqu'il avance l'idée que l'instabilité de la main-d'œuvre a poussé l'industrie russe à adopter les techniques occidentales les plus modernes, pour diminuer la dépendance de l'industrie à l'égard de sa main-d'œuvre. On peut renverser le diagnostic quelque fois porté sur l'eSet de la Réforme sur l'industrialisation : ce n'est pas parce que la Réforme a trop donné de terres aux paysans qu'elle a freiné l'industrialisation, c'est parce qu'elle ne lui en a pas donné assez. Il ne s'agit pas d'établir un lien mécanique entre le bien-être du paysan et le développement. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que ce bien-être n'est qu'un des éléments du problème complexe de la croissance industrielle dans les conditions du capitalisme. E n fait, tout le problème est de savoir dans quelle mesure le bien-être paysan est compatible avec le développement du capitalisme à ses débuts, étant entendu que le capitalisme est ici soumis à deux tendances contradictoires : d'un côté le débouché paysan peut (mais pas nécessairement) revêtir de l'importance, d'un autre côté le capitalisme a intérêt à ruiner le paysan — non pas bien sûr pour le plaisir de le ruiner, mais parce que cette ruine est le corollaire indispensable de l'accumulation de capitaux industriels à partir de la campagne, et du dégagement de main-d'œuvre. Il serait possible de montrer que ces deux tendances se combattent et se combinent en des dosages différents dans l'histoire des relations entre l'agriculture et l'industrie des grands pays capitalistes. En outre, il est manifeste que dans les conditions russes de 1860, l'abandon de toute la terre disponible aux mains de la paysannerie ou au moins l'adoption de lots suffisants, n'auraient pas nécessairement constitué un terrain plus favorable à l'industrialisation, à la fois parce qu'on aurait vraiment attaché le paysan à la terre et parce que, de toutes façons, dans l'immédiat, le résultat aurait pu être une moindre commercialisation de l'agriculture. En l'absence de la pression exercée par l'impôt et l'indemnité de rachat, en l'absence de la nécessité de trouver des occupations extraagricoles, le paysan russe pouvait parfaitement augmenter son auto-consommation alimentaire, réduire le surplus disponible pour le marché intérieur et l'exportation, limiter ses achats industriels de biens de consommation et d'équipement au strict minimum. Même dans les conditions les plus favorables de 1860, le « bien-être » paysan avait, au départ, un contenu essentiellement alimentaire. Tout cela est vrai. C'est sur la base de telles observations que Rosario Romeo fait reproche au marxiste italien Gramsci d'avancer la thèse qu'une vraie réforme agraire au moment du Risorgimento aurait accéléré le développement italien 1 0 . 1 0 . Voir G E R S C H E N K R O N , Rosario Romeo and the Original Accumulation of Capitai, pp. 90 et suiv. Voir également les œuvres choisies de Gramsci publiées en France aux Editions Sociales. On peut consulter aussi l'article de L U I G I D A I . F A N E , < Les transformations des structures économiques de l'Italie unifiée >, Revue économique, n* 3, mai 65.
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Mais ce raisonnement ne constitue qu'une vue limitée, en quelque sorte statique, de la situation. Lorsque Lénine avance à plusieurs reprises la thèse, très semblable quant au fond à celle de Gramsci, selon laquelle le développement des forces productives en Russie aurait été infiniment plus rapide si on avait fait une réforme agraire radicale et si on avait donné toute la terre aux paysans, il ne cède pas à l'idylle agrarienne (surtout celle qui aboutit à démontrer qu'on a trop touché au régime féodal). En fait le raisonnement de Lénine est le suivant : il est vrai que la petite paysannerie traditionnelle, dans les conditions de l'agriculture moderne, n'a pas d'avenir. Il n'empêche que la petite paysannerie pleinement propriétaire de ses moyens de production et libérée de toute entrave économique et juridique, est la dernière étape avant le passage à des formes plus productives d'organisation de la production agricole. Le régime de la petite propriété paysanne libre est le régime le plus favorable au développement rapide de la différenciation agraire, de la concentration des exploitations sur une base moderne, du développement de la technique. En mettant en place un tel régime en Russie, on pouvait accélérer la modernisation de l'agriculture, son importance en temps que débouché pour les produits industriels de consommation et surtout pour l'équipement. Non la petite paysannerie en soi, mais la petite paysannerie en tant qu'elle se nie elle-même, voilà en gros le sens de la thèse de Lénine. Cette thèse peut être admise ici, à condition de n'en pas faire une « loi de l'économie agricole » éternelle, de la manier avec précaution, et d'en voir le lien avec les conditions spécifiques russes. Il est vrai, par exemple, que la petite paysannerie n'est pas toujours la voie la plus rapide du développement. Sans parler des circonstances absolument nouvelles du monde moderne, il est de fait, que le développement agricole français, après la consolidation des droits de la petite paysannerie effectué par la révolution de 1789, est relativement médiocre comparé à celui, par exemple, de l'Angleterre qui est pourtant l'exemple le plus radical de l'expropriation la plus poussée de la petite paysannerie. Mais si l'on revient aux conditions russes, la différence avec l'Angleterre du 18e siècle saute aux yeux : l'expropriation anglaise du 18e siècle s'est faite en vue du — et dans le cadre du —1 passage à une agriculture moderne fondée sur de gros investissements, sur des assolements perfectionnés, sur un élevage intensif, et bientôt sur le recours au machinisme agricole, tous éléments hors de portée du petit paysan français du début du 19e siècle, et hors de portée du noble russe des années 1860. L'élément actif de la campagne russe, ce n'est pas le russe noble, c'est l'ancien serf astucieux et retors, le futur koulak (« poing fermé »). Toute l'histoire de l'agriculture russe après 1860 va montrer l'extraordinaire capacité de ce koulak à l'emporter sur une coalition incroyable de difficultés. Libérer son énergie c'était la canaliser vers la lutte économique directe et progressive, au lieu de l'employer à mettre bas le mur formidable d'une agriculture nobiliaire désuète.
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La grande propriété terrienne anglaise de la fin du 18e siècle a une vocation moderne, non pas que le comportement de la noblesse anglaise soit fondamentalement différent de celui de la noblesse russe (encore qu'il ne faille pas sous-estimer les différences), mais simplement parce que cette agriculture n'est pas dirigée par la noblesse, mais par une classe de gros fermiers disposant des capitaux nécessaires et dont la mentalité est déjà toute capitaliste. Rien d'analogue dans l'agriculture noble russe. Or, comment intervient la Réforme dans ce tableau? Elle s'analyse comme un sursis de longue durée accordé à l'agriculture seigneuriale. Au lieu de l'obliger à une reconversion brutale, elle lui permet de persister dans ses techniques agricoles archaïques. Elle commence la séparation de l'exploitation paysanne et de l'exploitation seigneuriale mais elle ne l'achève pas. Cette séparation inachevée entraîne le blocage technique de l'une et de l'autre exploitation. Le servage est aboli en tant que statut juridique, mais il subsiste une sorte de servage économique fondé sur la dépendance des paysans à l'égard de leur ancien seigneur. Ce servage économique conserve une partie des effets stérilisateurs de l'ancien servage. L'exploitation seigneuriale continue en effet à reposer sur la présence d'une maind'œuvre extraordinairement bon marché, mais aussi extraordinairement improductive. Cette main-d'œuvre sur-exploitée ne peut développer sa propre exploitation. Le propriétaire terrien ne se préoccupe pas davantage qu'auparavant d'équiper son entreprise : il préfère utiliser l'équipement des paysans. Cette gratuité à court terme le ruine à long terme. Il s'endette comme autrefois. Pour s'en sortir, comme autrefois, il liquide peu à peu sa propriété. Mais il retarde au maximum l'échéance, il fait créer une banque de la noblesse et une banque paysanne qui lui achète la terre au prix fort et la revend au prix fort aux koulaks des villes et des champs. Une quantité énorme de capitaux s'immobilise jusqu'en 1913 dans la ronde stérile des achats et des ventes de terres, à commencer par l'indemnité de rachat ellemême. On a dit quelquefois que cette indemnité de rachat (2 milliards de roubles, quelque chose comme le tiers des capitaux investis dans les chemins de fer jusqu'en 1913) avait été stérilisée du point de vue du développement. Ce n'est pas entièrement exact. Une partie de cette indemnité est allée s'investir dans les banques, dans les chemins de fer, dans les portefeuilles de sociétés par actions. Mais il est exact que parmi les formules possibles de mobilisation de l'indemnité de rachat pour le développement, on a choisi l'une des moins productives. « Techniquement » la formule japonaise de l'ère Meiji (affectation semiautoritaire des indemnités de rachat au développement industriel) est plus réussie. Notamment parce qu'elle a opéré une séparation brutale entre l'agriculture et le nouveau champ d'intérêt de la classe féodale japonaise : celle-ci a vu diriger ses capitaux vers l'industrie, a fourni elle-même une partie importante des cadres industriels, tandis que le soin de promouvoir
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le développement agricole était laissé au paysan japonais. Autrement dit, on ne retrouve pas au Japon la situation russe où l'on conserve à la noblesse une prépondérance économique dans l'agriculture sans l'obliger en fait à y prendre une quelconque responsabilité économique. On le voit, la différence entre le Japon et la Russie ne réside pas seulement, ou pas tellement, dans le fait que l'affectation à des fins productives de l'indemnité de rachat a été plus poussée dans le premier cas que dans le second Elle réside dans le fait que la classe féodale a été boutée hors de son domaine traditionnel dans un cas, et non dans l'autre (il est vrai que les particularités du féodalisme japonais — qui est, dès avant l'ère Meiji, un féodalisme de tribut plus qu'un « féodalisme de barcina », expliquent, entre autres raisons, que cette conversion ait été possible au Japon et non en Russie). Il reste évidemment que les différences entre les types japonais et russe d'indemnité de rachat ne doivent pas faire oublier une ressemblance fondamentale : l'un et l'autre sont un tribut prélevé par une classe sociale sur le développement, ou plus exactement sur le capital disponible pour le développement. Qu'une partie de ce tribut soit ensuite affectée malgré tout au développement ne peut faire oublier que l'affectation directe des fonds disponibles au développement est une formule dont le rendement est bien évidemment supérieur à l'affectation indirecte, surtout lorsque cette affectation concerne une classe qui est presque allergique à la notion même de développement économique. Il serait évidemment ridicule de demander que l'empereur Meiji ou Alexandre II aient exproprié sans phrases leur aristocratie. Encore faut-il remettre dans la bonne perspective les discussions sur les mérites respectifs du « modèle » japonais ou russe d'indemnisation de l'aristocratie, de façon à ce qu'il soit bien clair qu'au 20° siècle le problème n'est plus de savoir comment concilier les intérêts de l'aristocratie et ceux du développement, mais comment concilier, au moment de la réforme agraire, les intérêts de la paysannerie et ceux du développement. Quant au traitement réservé à l'aristocratie, il devrait être évident que c'est un problème politique de rapports des forces et qu'il échappe, comme tel, à l'analyse économique. Plus exactement l'analyse économique doit considérer comme hypothèse la plus favorable au développement, celle où l'indemnisation de l'aristocratie peut être réduite à la plus simple expression.
11. En fait, selon L O C K W O O D (The Economie Development of Japon, Princeton University Press, 1954, p. 248), l'indemnité japonaise comme l'indemnité russe a été consommée, pour une part, improductivement : consommation de l'aristocratie et extinction de ses dettes.
Le développement russe dans les faits
SECTION III. LE DEVELOPPEMENT
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CAPITALISME
§ 1. L'agricultuhe (1861-1913) La période 1861-1913 est une période de changements importants dans l'agriculture russe. Il est indéniable que l'abolition du servage, malgré le souci manifeste des auteurs de la Réforme de laisser les structures agraires aussi peu modifiées que possible, a entraîné la libération d'une partie des forces économiques et sociales de la campagne russe. Les progrès de la commercialisation de l'agriculture, visibles dès avant l'abolition du servage, s'accentuent. Les progrès techniques — jusqu'ici limités à une portion très étroite (socialement et géographiquement) de l'agriculture russe —, se traduisent pour la première fois dans les chiffres de production et de productivité. Il est vrai qu'il ne s'agit pas de progrès uniformes, et qu'on observe un processus de différenciation technique qui accompagne le bouleversement des structures sociales rurales. Nous étudierons successivement : — Les progrès agricoles. — Les structures agraires et le développement. I. Les progrès agricoles. Nous examinerons tour à tour en quoi consistent les principaux progrès agricoles (diversification et spécialisation des cultures, engrais, machinisme agricole), quelle est l'importance prise par la commercialisation et le commerce extérieur des produits agricoles, enfin quelles sont les données principales concernant la production et la productivité agricoles. A. Diversification et spécialisation de Vagriculture La diversification s'entend comme le fait que de nouvelles cultures apparaissent dans l'agriculture russe, que d'anciennes cultures développent leur importance, et que cet accroissement du nombre de plantes cultivées et cette modification de leur importance respective se traduit par des types nouveaux, plus modernes, d'assolements. La spécialisation de l'agriculture s'entend comme une spécialisation géographique, certaines régions agricoles étendant leur marché à l'échelle nationale (ou internationale), et se reposant sur d'autres régions pour leur approvisionnement en produits agricoles qu'elles abandonnent plus ou moins complètement.
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Le développement économique de la Russie tsariste
L'agriculture du lendemain de la réforme se caractérise par une domination extrême de la production de grains : vers 1870, 97 % du sol cultivé est planté en céréales, les cultures commerciales et industrielles n'en occupant que 3 %. Une telle prépondérance des céréales constitue un facteur de blocage du progrès technique, d'autant plus que ce sont les céréales pauvres qui dominent. Le froment ne représente que 17 % de la superficie emblavée en céréales, contre 36 % pour le seigle, 18 % pour l'avoine, 7 % pour l'orge. Le progrès agricole suppose que l'agriculture russe se « décéréalise ». Ce processus de « décéréalisation » va intervenir, de manière très incomplète d'ailleurs, et avec des différences régionales très marquées. La lenteur avec laquelle évolue l'agriculture russe sur ce point s'explique par l'importance encore très grande de l'économie naturelle, par le niveau encore très bas de l'alimentation de la grande masse de la population, et par la ténacité avec laquelle des structures sociales agraires dépassées s'acharnent à survivre. De 1860 à 1890, on constate que la superficie cultivée ne progresse pas ou même diminue dans le « non-black soil belt », tandis qu'elle passe dans les terres noires de 49 millions de déciatines en 1860 à 73,1 millions en 1897. Toutefois ce mouvement général d'accroissement des surfaces cultivées des terres noires recouvre deux évolutions très différentes. Dans les terres noires des provinces du Sud, de la Basse-Volga, de la Trans-Volga, l'extension de la superficie cultivée se fait par défrichement et par réduction des jachères. Dans ces 8 provinces (Kherson, Bessarabie, Tauride, Don, Ekaterinoslav, Saratov, Samara, Orenburg), se développe l'agriculture commerciale du blé, à base de machinisme et de travail salarié, et dont nous avons vu apparaître les germes dès avant l'abolition du servage. Cette région se spécialise dans l'exportation du blé sur le marché intérieur et à l'étranger. « Le développement de l'industrie dans la Russie centrale », écrit L É N I N E (Le développement du capitalisme en Russie, p. 278), et celui de l'agriculture commerciale dans les provinces frontières sont deux phénomènes inséparables, créant réciproquement un « marché l'un pour l'autre ». On a là un phénomène analogue à celui qui a fait la fortune conjuguée de l'Ouest agricole et du Nord-Est industriel, à partir des années 1840 aux Etats-Unis 1. Ce type de développement était, dans les conditions de la Russie d'alors, un phénomène entièrement positif. Il n'en allait pas de même dans les terres noires de la région centrale, citadelle du servage et de l'agriculture archaïque. Dans cette région, l'accroissement de la superficie cultivée se fait aux dépens des prés et des pâturages, amène l'extension des céréales (surtout pauvres) aux dépens de l'élevage, accroît encore la domination du vieux système des trois champs. 1. Voir sur ce point l'intéressante analyse de DOUGLAS C. NORTH, La croissance des Etats-Unis 1790-1860, traduction assurée par l'Institut du Développement de la B.I.R.D., Paris, 1 9 6 3 .
économique économique
Le développement russe dans les faits
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Après 1890, on observe un déclin de la superficie plantée en céréales, dans l'ensemble de la Russie. Mais alors que le déclin témoigne du progrès dans le « non-black soil belt » de l'élevage, des fourrages et des cultures spéciales, le vieux centre agricole inaugure une période aigiie de crise du système des trois champs, sans se montrer capable pour autant de s'adapter aux nouvelles conditions de l'agriculture. Durant la première décennie du 20e siècle, la superficie cultivée progresse encore fortement (voir annexe IX). Mais cet accroissement concerne surtout les superficies cultivées en grains et plantes légumineuses ; les plantes industrielles, tout en représentant une proportion nettement plus forte qu'au lendemain du servage, ne connaissent qu'un progrès modeste. Phénomène plus grave : la quantité de bétail, calculée par tête d'habitant ou par déciatine de terre cultivée, a reculé. Lorsqu'on connaît l'importance du passage à l'élevage intensif dans le processus général de la modernisation agricole, on conçoit les difficultés que rencontre l'agriculture russe pour secouer la routine agricole du passé. Les difficultés sont d'autant plus grandes qu'il ne s'agit pas seulement de vaincre cette routine, mais le mélange bizarre de cette routine avec les incitations nouvelles de la commercialisation qui poussent l'agriculture russe à se « céréaliser », notamment dans le domaine de l'exportation. Il arrive fréquemment qu'une force économique nouvelle, lorsqu'elle s'insère dans un vieil organisme technico-économique, aboutit provisoirement à renforcer cet organisme, à le rendre plus agressif et, si possible, plus nocif. Nous avons observé ce phénomène lorsque nous avons montré comment au 169 siècle les premières incitations venues de la ville et du commerce, ont mené à l'aggravation sans précédent du servage. Ici, c'est la « vocation agricole » de la Russie tsariste de la fin du 19® siècle et du début du 20e siècle, qui offre un sursis aux vieilles structures. Ainsi c'est sur un fonds de très grand immobilisme agricole que se développent les tentatives de diversification de l'agriculture. Par rapport aux expériences étrangères, cette diversification, jusqu'à la fin du tsarisme, sera marquée par son caractère partiel et hésitant. Voyons maintenant quelquesuns de ces aspects. L'un des plus importants est le rôle croissant de la pomme de terre. On sait quel rôle a joué la pomme de terre en Europe occidentale comme plante permettant de détendre le ressort de l'équilibre hommes-subsistances, de fournir une nourriture abondante et bon marché à la masse de la population, de libérer ainsi du grain pour l'élevage, et de la terre pour une agriculture plus savante 2 . 2. Parlant de l'Allemagne du 18* siècle, HERZEN a écrit (op. cit., p. 341) : « Lorsqu'on songe aux hideux crétins qui régnaient dans l'oisiveté, en ruinant et décimant leurs peuples par leur luxe stupide, l'on se demande d'où ont pu sortir ces générations entières d'imbéciles et de gredins sur le trône et tout autour ; l'on est encore plus étonné de la vitalité extraordinaire des Allemands que l'on ruine par la guerre, les troupes et les bourreaux, par la fausse monnaie et les taxes, partout au monde, sans arriver à les faire mourir de faim. Voilà les grands résultats de l'économie de la pomme de terre ».
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Le développement
économique de la Russie tsariste
Ce rôle, la pomme de terre va le jouer en Russie aussi. La récolte nette par habitant fait plus que tripler de 1864-66 à 1904-05. Les superficies emblavées en pommes de terre et la production évoluent comme suit (LÉNINE, Le développement du capitalisme en Russie, p. 272). Superficie emblavée (déciatines)
1841 1861 1871 1881 1895
790 000 1375 000 2 154 000
Production 100 = 1841
100 120 162 297 530
Outre son rôle « classique », la pomme de terre (en même temps que le froment et d'autres céréales), a donné naissance à une nouvelle industrie rurale pratiquée sur les domaines seigneuriaux, mais aussi dans l'économie paysanne : la féculerie, c'est-à-dire la fabrication d'amidon et de mélasse à partir de la pomme de terre. La féculerie a progressé rapidement après la réforme du servage, grâce au fait notamment que l'industrie textile est une grosse consommatrice d'amidon. Il y avait 60 féculeries en 1865, il y en a 192 occupant 3 418 ouvriers en 1890. Certaines de ces usines sont déjà de grandes entreprises ayant éliminé les râpes à bois, utilisant des machines mues par des chevaux, puis par le « tambour cylindrique ». Il existe aussi des « râperies » paysannes. Le paysan cultive la pomme de terre (qui donne un revenu plus élevé que le seigle ou l'avoine) et la transforme. La présence d'une râperie ou d'ime féculerie accélère la concentration des terres entre les mains de paysans-fabricants qui prennent à bail les lots d'autres paysans et les emploient dans l'entreprise. Ici « l'union » de l'agriculture et de l'industrie joue comme un facteur de différenciation sociale à la campagne. Un autre élément important de la diversification agricole, est l'apparition de l'élevage commercial. Cet élevage se concentre dans les provinces de la Baltique et de l'Ouest, dans le Nord, dans les provinces industrielles et dans une partie des provinces centrales. Il s'agit d'un élevage intensif tourné vers l'industrie laitière, tandis que dans l'extrême-Sud et le Sud-Est domine l'élevage extensif pour la viande de boucherie, et que, plus au Nord, le bétail à cornes est élevé comme force de travail, et comme « machine à fumier » dans les zones centrales des terres noires. La fabrication de beurre et de fromage en Russie remonte à 1795, sous la forme de fromageries seigneuriales. Celles-ci connaissent ime crise violente après 1861, époque à partir de laquelle se développent les fromageries des paysans et des marchands. De 1866 à 1890 la production des fromageries décuple. L'élevage couplé à l'industrie laitière est un élément important de progrès technique. Dans la province de Vologda le perfectionnement de l'industrie laitière commence en 1872, avec l'ouverture de la voie ferrée JarosIav'-Vologda. La production de lait entraîne à son tour l'amélioration des
Le développement
russe dans les faits
153
soins au troupeau, la culture de plantes fourragères, l'introduction d'instruments agricoles perfectionnés. Dans les provinces industrielles, le développement de l'industrie laitière influe indirectement sur l'agriculture en favorisant le passage de l'assolement triennal à l'assolement à 5-7 champs comprenant des plantes fourragères, en provoquant le défrichement des landes, en développant la sélection du bétail. L'industrie laitière elle-même se modernise : jusqu'en 1882 il n'y a presque pas d'écrémeuses en Russie et le procédé traditionnel, qui consiste à laisser reposer la crème, domine. A partir de 1886 les écrémeuses se répandent très rapidement, et les écrémeusesbarattes apparaissent après 1890. L É N I N E définit ce processus de reconstruction de l'économie agricole à partir d'un produit principal (Le développement du capitalisme en Russie, pp. 291-292) : « Le degré de développement de la beurrerie et de la fromagerie a une grande importance pour la raison qu'il témoigne d'une révolution complète dans l'agriculture qui prend un caractère d'entreprise et rompt avec la routine. Le capitalisme se soumet un des produits de l'économie rurale, et c'est à ce produit principal que s'adaptent toutes les autres branches. L'entretien du bétail laitier entraîne la culture des plantes fourragères, l'abandon de l'assolement triennal pour les assolements multiples, etc. Les résidus de la fabrication du fromage sont employés pour engraisser le bétail destiné à la vente. Ce n'est pas seulement le traitement du lait, c'est toute l'économie rurale qui devient une entreprise. L'influence des fromageries et des beurreries ne se borne pas aux domaines où elles fonctionnent, car le lait est souvent acheté en gros aux paysans et propriétaires terriens des alentours. Par ce moyen, le capital soumet également à son influence les petits cultivateurs, surtout en organisant des « centres de ramassage » dont la diffusion a déjà été constatée dans les années 70 ». Comme l'élevage intensif exige un personnel nombreux et que l'entretien du bétail exige plus de bras l'hiver que l'été, le développement de l'industrie laitière dans certaines régions a entraîné un afflux de main-d'œuvre agricole (venant du Nord et des terres noires centrales), et a régularisé la demande de la main-d'œuvre tout au long de l'année. De même que la pomme de terre et l'industrie de la féculerie, l'élevage laitier accélère la différenciation sociale à la campagne. Par exemple, en ce qui concerne les produits laitiers, les propriétaires-éleveurs jugent plus avantageux d'acheter à bas prix du bétail aux petits paysans, plutôt que de l'élever eux-mêmes. Ce n'est que grâce à une véritable débauche de travail (notamment féminin) que le moujik peut se contenter de ce bas prix très souvent inférieur au prix de revient de l'élevage correctement évalué (c'està-dire en comptant le travail à un taux « normal »). Une partie importante de la paysannerie qui n'a pas de vache ou qui n'a qu'une vache ne peut profiiter du stimulant offert par l'industrie laitière. Elle n'a pas de lait à vendre, ou si elle dégage un surplus en se privant, elle n'en tire pas grand bénéfice car elle est obligée de passer par des revendeurs et ne peut atteindre directement
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Le développement économique de la Russie tsariste
le marché de la ville. De même l'élevage des veaux, qui est une branche importante de l'élevage commercial n'est permis qu'aux paysans aisés car il est impossible de pratiquer cet élevage lorsque l'on ne possède qu'une vache ou deux peu productives. Les paysans pauvres qui s'engagent comme ouvriers dans les fromageries passent à une alimentation à base de lait coupé d'eau... Tous ces éléments montrent que l'introduction d'une nouvelle technique est rarement « neutre » en milieu agricole, mais qu'elle s'appuie sur la différenciation sociale existante et qu'elle l'accentue 3 . Le lin est une plante industrielle qui a déjà un long passé dans l'agriculture russe au moment de l'abolition du servage. Il a été pendant longtemps un des rares moyens qu'avait le paysan de se procurer de l'argent frais. Néanmoins la production de lin s'est accrue considérablement après l'abolition du servage : évaluée à 12 millions de pouds de fibre avant 1870, elle s'élève à 26 millions de pouds vers 1900. La région linière se situe essentiellement dans le « non-black soil belt ». L'exportation de lin a presque triplé en volume de 1860 à 1900. Le développement de la culture du lin s'accompagne d'un développement des échanges intra-agricoles, grain contre lin. Sa commercialisation revêt de plus en plus l'aspect d'une spéculation : les anciens petits revendeurs sont dépouillés de leur monopole, les « comptoirs liniers » accaparent le commerce du lin. Les petits cultivateurs qui s'essaient à cette spéculation s'y ruinent et finissent par céder leur lot. Une minorités de koulaks et de marchands peut néanmoins s'équiper en broyeuse à main ou à cheval (la « broyeuse de Pskov »), quitte d'ailleurs à louer ces broyeuses aux planteurs de lin. Le lin comme la pomme de terre et l'élevage laitier accélère la différenciation sociale, mais peut-être a un degré moindre, en raison du montant élevé du fermage lié à cette culture (on ne doit pas oublier qu'à cette phase du développement agricole russe, l'inégalité de la distribution des terres progresse davantage par la location de la terre d'autrui que par l'achat). Le lin, au même titre d'ailleurs que le chanvre et le tournesol, a donné naissance à une industrie agricole de transformation, l'huilerie, qui, comme il arrive souvent dans la Russie de l'époque, revêt deux formes principales ; la petite huilerie appartenant aux seigneurs ou aux paysans, et la grande usine équipée avec des machines à vapeur. Même ancienneté pour la betterave à sucre, même développement après 1861. Cette culture, d'abord concentrée dans les provinces du Sud-Ouest, s'étend ensuite aux terres noires du Sud et du Centre. L'aire de la culture betteravière a quintuplé depuis l'abolition du servage. La production, elle, a été multipliée par 8 de 1860 à 1900. La betterave est aussi une culture 3 . Sur ce point, voir notamment l'excellente thèse soutenue en 1965 devant l'Université de Dakar, par J . BROCHIER, sur la modernisation de l'agriculture sénégalaise, thèse qui aboutit à des conclusions analogues à partir d'un milieu social évidemment très différent. Le point est d'autant plus important à souligner, que la modernisation technique est parfois présentée comme un i substitut » de la réforme agraire.
Le développement
russe dans les faits
155
« développante » en ce qu'elle implique un système de culture perfectionné, l'amélioration du travail du sol, une meilleure nourriture du bétail, un matériel agricole plus exigeant (charrues perfectionnées — la betterave est l'un des terrains d'élection du labourage à la vapeur alors à la pointe du progrès). Il faut mentionner le développement de la culture du tabac, celui du coton (dans la Russie « coloniale ») 4 , et surtout celui de l'horticulture commerciale (provinces de Kovno, Vilno, Minsk, Grodno, Mogilev, Nijni-Novgorod...) et des cultures maraîchères (environs des villes, voisinage des voies ferrées). B. Le machinisme agricole Les chiffres suivants illustrent le développement de l'emploi de machines agricoles (en milliers de roubles) : Production
Importation
« Consommation v
1876 2 329 1628 3 957 1879 3 830 4 000 7 830 1890 5 046 2 519 7 565 1894 9 445 5 194 14 639 1900 1 27 900 1902 12 058 15 240 1903 20 615 1908 1 61 300 19131 48 900 109 200 N.B. : Les chiffres sont empruntés à L É N I N E (op. cit., p. 234), sauf les chiffres marqués de (1), empruntés à LJASCENKO. Selon Lénine, les chiffres de production russe pour les années postérieures à 1890 sont sous-estimés, du fait qu'ils ne comprennent plus la valeur de la production artisanale comprise dans les premières années. Cette production artisanale représenterait après 1890 à peu près la même valeur que la production d'équipement agricole en usine. Il faudrait donc doubler les chiffres postérieurs à 1890 pour les rendre comparables aux premiers.
L'équipement qui se développe le plus est l'équipement «classique » de l'agriculture de la fin du 19e siècle. La charrue d'abord : on produit environ 14 500 charrues par an vers 1879, 75 500 vers 1894. On fabrique plusieurs milliers de batteuses par an. La production de moissonneuses connaît irne ascension vertigineuse : 780 moissonneuses en 1879, 7 à 8 000 en 1893, 27 000 en 1894-95. Le semoir à la volée et le semoir à ligne plus perfectionné, se répandent. Bien que le moteur à pétrole vienne d'être inventé à l'étranger, il y a déjà 7 usines russes qui en fabriquent à la fin du 19" siècle. Il faudrait ajouter les tarares, les trieurs, séchoirs, presses à foin, broyeuses à lin... Sous quelle impulsion se développe l'emploi de machines dans l'agricul4 . A la suite de la construction de voies ferrées au Turkestan russe. Dès 1891, le Turkestan envoie 3 000 tonnes de coton brut vers le centre textile moscovite. En 1894, 50 000 tonnes. En 1900 la production nationale assure le tiers de l'approvisionnement en coton brut. En 1913, la moitié des besoins (26 millions de pouds).
156
Le développement économique de la Russie tsariste
ture ? Il y a d'abord le noyau c moderne » de l'agriculture russe, c'est-à-dire l'agriculture du sud qui emploie le travail salarié, celle de Sibérie qui manque de main-d'œuvre. C'est là que se concentre une grande partie du parc russe. Il faut observer également que le développement du machinisme est le résultat paradoxal des crises commerciales qui commencent à secouer l'agriculture russe périodiquement. Quand une agriculture se commercialise, c'est-à-dire accepte de lier sa prospérité à l'évolution du cours des céréales (c'est essentiellement des céréales qu'il s'agit alors), toute baisse du cours impose sous peine d'étranglement la diminution du prix de revient, c'està-dire, en l'occurrence, le recours à la machine qui, dans l'état de la technique d'alors, a déjà mis au point des procédés d'économie massive de travail en ce qui concerne au moins les céréales. L'une des conséquences les plus importantes de l'apparition de la machine dans l'agriculture russe, est l'affaiblissement qui en résulte du système des « prestations de travail ». Ce système, comme nous le verrons, a remplacé l'ancienne barcina du servage : il consiste en prestations que le paysan s'engage à fournir au propriétaire foncier en contre-partie de divers avantages négociés avec le seigneur : utilisation des otreckij, location de terres, prêts de semences ou de matériel... Les prestations de travail continuent à se faire, comme autrefois, avec le matériel du paysan. Cette combinaison de l'homme et de son équipement est même ce qu'il y a de plus typique dans l'économie seigneuriale traditionnelle, celle qui dispense le seigneur d'avoir un capital agricole, de s'occuper de l'organisation du travail, de la rationalisation de son exploitation, etc. Le fait même d'acheter des machines oblige le seigneur à reconsidérer l'ensemble de son système agricole. Il fait tomber en désuétude la prestation de travail, même lorsque pendant un temps l'opérateur sur machine est un débiteur du seigneur et non un salarié agricole. Par mille voies, la prestation du travail évolue vers le salariat agricole. C'est en réalité tout l'avenir du domaine traditionnel qui est remis en question. Naturellement il serait inexact d'affirmer que la machine a envahi l'agriculture russe en général. Si la progression de la production et de l'utilisation de machines est si forte, c'est que le point de départ est extrêmement bas. Même en 1913, l'équipement de l'agriculture russe est à peine entré dans la voie de la modernisation. Pour une douzaine de millions de « feux » ruraux, on compte 27 000 batteuses à vapeur, 811 000 machines à récolter, 490 000 herses métalliques, 6 millions de charrues en fer. L'emploi du matériel traditionnel en bois est encore extrêmement répandu : 3 millions de charrues de bois, 7, 9 millions de « sokha » 5 en bois, 5,7 millions de herses en bois, 15,9 millions de herses en bois munies de dents de fer. La faucille et le fléau sont encore d'usage courant. En fait, deux catégories sociales seulement ont accès à la machine : les 5. Outil primitif de culture à traction chevaline.
Le développement russe dans les faits
157
propriétaires fonciers (nobles et bourgeois des villes), et les koulaks les plus riches 6 . Encore faut-il ajouter que les propriétaires fonciers nobles ne s'engagent qu'avec répugnance et très partiellement dans la voie de la mécanisation. Cette voie « américaine » (comme l'appelle Lénine) de l'agriculture ne les tente guère. Disons un mot pour terminer de l'essor de la consommation d'engrais artificiels dans les dernières années du tsarisme : de 5-7 millions de pouds en 1900, la consommation passe à près de 40 millions de pouds en 1912. Une petite industrie d'engrais artificiels est née. La progression est très forte, mais le retard à rattraper est gigantesque. C. La commercialisation
de
l'agriculture
Les progrès de la technique agricole dont on vient de retracer les principaux traits sont évidemment liés à la commercialisation croissante de l'agriculture russe qui est elle-même le résultat du développement du marché intérieur (y compris à la campagne elle-même), de la croissance des villes et de l'industrie, et du développement des exportations. Malheureusement, les données chiffrées sur les progrès de la commercialisation sont rares. En voici qui concernent seulement les principales céréales (il est vrai que c'est un indice essentiel), et la dernière période du tsarisme. Ces données comparent le volume de la récolte au volume de céréales transportées par chemin de fer (en millions de pouds). Elles sont tirées de Ljascenko (op. cit., p. 517) : Frêt céréales % du frêt par rapport Récolte des â la récolte ch. de fer 1886-90 1891-95 1896-1900 1901-05 1906-10 1911-13
2 457 2 709 2 993 3 485 3 300 4 557
421,7 476,3 615,0 744,7 897,5 842,1
17,2 17,6 20,5 21,4 27,2 18,5
Ces données ne concernent que le transport par chemin de fer. Si on tient compte des autres moyens de transport (en particulier de la navigation fluviale qui joue un rôle très important en Russie), on peut estimer, selon Ljascenko, qu'au début du 20" siècle la commercialisation porte sur la moitié de la récolte de céréales. Cela représente une progression considérable par rapport à la situation d'avant l'abolition du servage. Il faut préciser que cette commercialisation atteint très différemment les divers secteurs de l'agriculture. Elle concerne surtout la grande propriété 6. D'après une enquête faite à la veille de la 1 " guerre mondiale dans 4 gouvernements (Tver, Tula, Penza, Poltava), on compte 1 7 9 9 familles possédant des machines (sur 15 480), dont 1 4 7 8 à titre individuel (ROBINSON, op. cit., p. 254). Il est impossible de savoir dans quelle mesure de tels chiffres sont généralisables.
158
Le développement
économique de la Russie tsariste
foncière où la commercialisation porte selon certaines estimations sur la moitié de la récolte 7 . La paysannerie proprement dite commercialiserait environ 1/5 de sa production, essentiellement sur le marché local. Encore faudrait-il pouvoir opérer des distinctions plus fines à l'intérieur de la paysannerie. Le surplus commercialisable provient pour l'essentiel des koulaks. La paysannerie moyenne ne dispose d'un surplus modeste que lors des très bonnes récoltes. La paysannerie pauvre ne dispose d'aucun surplus, et une partie importante des paysans pauvres doit acheter des céréales. Ceci explique une des particularités de la situation russe : une large portion de la paysannerie est la première à souffrir de la hausse du prix du grain, tandis que sa situation économique s'améliore lorsque le prix du grain tombe. La commercialisation du grain, bien qu'elle fasse des progrès considérables et beaucoup plus rapides que ceux de la production, se heurte en effet aux structures agraires en place. On a l'impression qu'une sorte de limite est atteinte vers 1905 ; après quoi, dans les dernières années du tsarisme, les quantités commercialisées n'augmentent plus qu'à un rythme très ralenti ou même régressent légèrement, tandis que la part commercialisée régresse de manière importante (voir les chiffres de LJACSENKO repris plus haut). A supposer que le modèle tsariste de développement ait poursuivi sa route en maintenant le haut taux de croissance industrielle auquel il était parvenu, on s'acheminait vraisemblablement vers une crise des approvisionnements urbains qui n'aurait pu être surmontée qu'au prix d'un développement accéléré du capitalisme agraire, soit d'une reconversion accélérée de l'agriculture seigneuriale. C'est évidemment la première tendance qui eût été la plus plausible. Chose curieuse, ce ralentissement dans la commercialisation du grain se produit dans une période où les termes d'échange entre la ville et la campagne deviennent moins défavorables à la campagne. De 1906 à 1912 et surtout à partir de 1911, se produit une hausse assez considérable du prix du blé et du seigle sur les marchés d'Odessa et de Riga, en raison de l'augmentation des prix sur les marchés mondiaux et de l'accroissement de la demande des villes. De même, les prix des produits de l'élevage sont en hausse importante. Toute la paysannerie ne bénéficie pas au même degré de cette hausse des prix agricoles. Dans certains cas, elle en pâtit : il en est ainsi pour les paysans (notamment au Nord de la ligne qui sépare la steppe de la forêt) qui doivent acheter du seigle pour se nourrir. Il semble que la paysannerie ait réagi à l'amélioration de sa position en tant que partenaire commercial en intensifiant son auto-consommation, phénomène d'ailleurs fréquent dans les sociétés dont le niveau de vie est bas 8 . Par contre la com7. PIERRE SORIJN, La société soviétique 1917-1964, Collection « U », A. Colin, p. 17. Les grands domaines fourniraient les 2 / 3 des exportations de céréales. 8. Elle augmente aussi, d'ailleurs, ses achats de produits industriels.
1964,
Le développement
russe dans les faits
159
mercialisation d'autres produits que les céréales progresse rapidement dans la dernière décennie du tsarisme (voie annexe X). Un des aspects les plus importants de la commercialisation du grain concerne les exportations de céréales. De 1860 à 1900 le volume de ces exportations est multiplié par un coefficient de 5,5 (voir annexe XI) : la part des céréales dans les exportations s'accroît notablement. LJASCENKO estime qu'en 30 ans (de 1870 à 1900) le seul profit commercial retiré de l'exportation des céréales s'est élevé à 1,5 milliard de roubles, ce qui est une somme considérable, comparable par exemple au montant de l'indemnité de rachat des terres. Cela représente 50 millions de roubles par an, ce qui est très supérieur au montant annuel des importations de matériel agricole (ce n'est qu'à la fin du tsarisme que les importations de machines agricoles atteignent les 50 millions). Il est incontestable que le dégagement d'un surplus disponible pour l'exportation a joué un rôle important dans le développement, en dégageant des ressources et des devises pour les importations de biens d'équipement. Les céréales ont joué en Russie un rôle analogue à celui que le thé et la soie ont joué au Japon durant la même période. A un certain moment (au moment du boom industriel des années 1890), près de la moitié de la production de blé, le tiers de la production d'orge, sont exportés. A la même époque, la moitié à peu près des exportations est constituée par les céréales. Compte tenu des besoins incompressibles d'un marché intérieur en expansion d'ailleurs rapide, il était difficile de pousser plus loin la « vocation » russe comme pays exportateur de céréales qu'on ne l'a fait 9 . Pourtant, même abstraction faite des vicissitudes du marché mondial du grain, l'exemple russe montre combien est fallacieux le schéma simpliste de division internationale du travail, proposant aux pays sous-développés de financer l'équipement de leur industrie à partir de l'exportation agricole. Les chiffres que nous donnerons concernant l'accumulation du capital et les importations de biens d'équipement en Russie après l'abolition du servage montrent à l'évidence que la Russie n'aurait pu réussir son démarrage industriel si elle n'avait dû compter que sur ses exportations de céréales. Dans son livre (La question agraire, pp. 364 et suivantes), KAUTSKY se livre à une analyse intéressante du rôle des exportations agricoles dans un pays comme la Russie. Il commence par une description du rôle de l'Etat dans un pays de « despotisme oriental », qui rappelle certains développements populistes des années 1870 : < La civilisation européenne fait son entrée dans un pays sous la forme du militarisme, du bureaucratisme et de la dette d'Etat, et augmente subitement, en même temps que les besoins d'argent de l'Etat, sa force vis-à-vis des communautés rurales. Les impôts deviennent des impôts en argent ou 9. Tension qui s'exprime dans un slogan de l'époque : il faut manger moins pour exporter plus.
160
Le développement
économique de la Russie tsariste
plutôt les minimes impôts en argent qui pouvaient exister déjà montent à des hauteurs exorbitantes. C'est l'agriculture qui constitue la branche de production la plus importante de ces Etats, c'est sur elle que pèsent presque toutes les charges des impôts, d'autant plus que la population agricole est incapable de résistance... Tout ce qui n'est pas absolument indispensable aux besoins les plus stricts de la vie va au marché... L'exportation des denrées alimentaires devient dès lors une question vitale... On peut à peine parler de la fixation des prix de ces vivres, d'après les frais de production. Ils n'ont pas été produits d'une manière capitaliste, ils sont vendus sous la pression de l'Etat et de l'usurier qu'attire la rentrée des impôts en argent. Plus les impôts et les intérêts usuraires sont élevés, plus la misère et la sujétion du paysan endetté est grande, et plus la nécessité s'impose à lui de se défaire de ses produits à n'importe quel prix, plusi grande est la somme de travail qu'il doit fournir gratuitement au créancier, riche paysan, aubergiste ou propriétaire, pour éteindre sa dette, plus est grande la quantité de produits qu'il porte au marché, d'autant moindre sera le prix qu'il en tirera, d'autant meilleur marché seront les produits fournis par les terres de ses créanciers ». Telles sont les raisons pour lesquelles, selon Kautsky, les céréales russes peuvent concurrencer victorieusement l'agriculture des pays industriels développés, malgré son archaïsme technique. Cependant Kautsky observe (op. cit., p. 374) que, pour des raisons diverses, le succès de l'exportation de blé à partir d'une agriculture archaïque tend à développer le capitalisme agraire au sein de cette agriculture, à la contraindre de s'engager dans la> voie du progrès technique : « Les conditions de la production en Russie deviennent de plus en plus analogues à celles de l'Europe, et sa concurrence produit de moins en moins une baisse des prix ». Il semble bien, en effet, que les dernières années du tsarisme ont vérifié l'observation de Kautsky. Elle est intéressante car elle montre que dans la mesure où l'exportation agricole joue bien le rôle que lui prêtent certains économistes contemporains en matière de développement et de progrès technique, elle ne peut le faire qu'en tarissant ses propres chances de développement. Il faut ajouter qu'un net tournant se dessine après 1900 : en 1911-1913 les exportations de céréales ne dépassent que de 7 % le niveau de 1901-1905. Leur place est prise par les exportations de pommes de terre, de sucre, de tabac, de viande et de produits laitiers (voir annexe X) 1 0 . Toutefois elles n'ont pas, en importance, celle qu'avaient les exportations de céréales. Sauf pour l'orge, dont on exporte encore plus du tiers de la production, le principal marché des céréales est de loin le marché intérieur (voir annexe XI). On a donc l'impression très nette qu'après 1900, tant sur le marché intérieur qu'extérieur, la commercialisation agricole se diversifie, après avoir 10. Outre les céréales, on ne doit pas oublier le râle important joué par les exportations de bois (57 millions de roubles en 1901).
Le développement russe dans les faits
161
été longtemps axée sur les céréales. Cela seul est un indice important des progrès agricoles qui sont intervenus. D. Production
et productivité
agricoles
Là encore, on ne dispose que de données partielles concernant deux des principales cultures : les céréales et les pommes de terre. Elles montrent sans conteste aussi bien l'accroissement important des récoltes globales, que l'accroissement de la production par habitant au moins jusque vers 1905. Il semble bien que Gèrschenkron se trompe lorsqu'il affirme qu'au cours des années 1890 la Russie produit moins de grain par tête d'habitant qu'à la veille de l'abolition du servage. Les données suivantes sont tirées de Lénine (Le développement du capitalisme en Russie, p. 272). Elles concernent les 50 provinces de la Russie d'Europe. Récoltes nettes * Céréales et pommes de terre 1864-66 1870-79 1883-87 1885-94 (1900-1904)-05
152,8 211,3 255,2 265,2 396,5
Récolte nette par habitant "" Pommes de terre 17,0 30,4 36.2 44.3 93,9
Céréales
Pommes de terre
2,21 2,59 2,68 2,57 2,81
0,27 0,43 0,44 0,50 0,87
Total 2,48 3,02 3,12 3,07 3,68
• Millions de tchetverts. Tchetverts.
00
Ainsi l'accroissement de la production agricole a été suffisant non seulement pour nourrir une population en croissance rapide (et dont une partie rapidement croissante habite la ville), et alimenter une exportation importante, mais encore pour améliorer la ration de nourriture disponible par habitant 1 1 . Certes il ne faut pas se faire d'illusion sur la portée d'un chiffre moyen tel que la quantité de grain disponible par habitant, ne serait-ce que parce que l'exportation absorbe une bonne part de cette ration, et parce qu'il faudrait pouvoir tenir compte des inégalités sociales et régionales. Mais ce qu'il est important de retenir ici ne concerne pas le bien-être de la masse de la population. C'est le fait qu'en dépit d'entraves considérables, l'agriculture est entrée dans la voie du développement de la même façon et pour les mêmes raisons que l'industrie. Il est incontestable aussi que la productivité agricole a augmenté. Nous ne possédons pas de chiffres concernant l'accroissement de la productivité11. De 1865 à 1905 la population russe passe de 61,4 millions à 107,6 millions, soit un accroissement de 75,2 %, tandis que l'accroissement correspondant est de 159 % pour la production de céréales et de 452 % pour la production de pommes de terre ( A . M I C H E L S O N , L'essor économique de la Russie avant la guerre de 1914, R. Pichon et R. Durand-Auzias, Paris, 1965, p. 28). 11
162
Le développement économique de la Russie tsariste
hommes : on peut préjuger qu'elles s'est améliorée, en raison de l'important exode rural qui a pris place au cours de ces années. En dépit de l'extension considérable de la superficie cultivée (elle est passée de 72,4 millions de déciatines en 1848 à 230 millions en 1905), la productivité de la terre a elle aussi augmenté, comme le montrent les chiffres suivants (exprimés en pouds par déciatine ; source : B. GILLE, op. cit., p. 198) : Autres terres
Terres paysannes rendement
1861-70 1871-80 1881-90 1891-1900 1901-10
29 31 34 39 43
indice
rendement
indice
100 107 117 134 148
33 37 43 47 54
100 112 127 142 164
Pour la première fois, après la réforme du servage, quelque chose bouge sur la terre russe, qui s'analyse en autre chose qu'une conquête de nouvelles terres, qu'une extension en largeur d'une agriculture archaïque. Bien que cette révolution agricole soit plus faible et plus hésitante que celle qui a accompagné la révolution industrielle dans d'autres pays, elle n'en existe pas moins, et elle emprunte les mêmes voies. Le modèle « classique * de développement « à la russe », tel que le décrit Gerschenkron (c.-à-d. fondé sur les maigres réserves d'une agriculture incapable d'intensification) est brisé et l'est, contrairement à ce qu'affirme Gerschenkron, dès avant 1906, c'està-dire dès avant les mesures de Stolypin qui constituent pour Gerschenkron l'aurore d'un nouveau modèle. Nous verrons plus loin que ce « nouveau » modèle (qui n'est pas autre chose que le modèle capitaliste de développement sous sa forme russe) s'est fait jour dans l'industrie lui aussi avant 1905. Il est important d'observer dès maintenant que ce qui est vrai pour l'industrie l'est aussi pour l'agriculture. II. Les structures agraires et le
développement.
La Réforme du servage avait été conçue de façon à mettre en place ime structure agraire différant aussi peu que possible de l'ancienne structure. En rationnant la terre aux paysans et en les enserrant dans le cadre économico-administratif de la commune agraire, la Réforme maintient un trait essentiel de l'ancienne structure : la dépendance économique (et même en partie personnelle) du paysan à l'égard de l'ancien seigneur. De la sorte, l'économie seigneuriale obtient un long sursis dans la mesure où elle peut continuer à fonctionner à l'aide du travail forcé paysan, économiquement sinon juridiquement forcé. La structure agraire voulue est simple : elle oppose une agriculture seigneuriale à une agriculture paysanne indifférenciée, où chaque exploitation paysanne ressemble à une autre exploitation paysanne, où, pour reprendre l'expression employée par Marx à propos de la paysannerie fran-
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russe dans les faits
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çaise des années 1850, l'ensemble de l'économie paysanne est constituée par la répétition à l'infini de petites exploitations identiques, de même qu'un sac de pommes de terre est le rassemblement d'un certain nombre de pommes de terre. En réalité, l'évolution de la campagne russe va singulièrement compliquer cette nouvelle forme de l'économie de la pomme de terre. On doit tout d'abord observer que la Réforme du servage ne résolvait pas la contradiction entre la nécessité d'accroître la productivité agricole et le caractère de plus en plus onéreux et improductif du travail forcé paysan. Qu'il s'agisse de travail juridiquement forcé ou d'une contrainte économique, ne changeait fondamentalement rien aux choses. On comprend ainsi que la noblesse ait été soulagée de n'avoir pas, du jour au lendemain, à bouleverser son économie agricole, à chercher des salariés, à trouver du capital d'équipement, à se mettre en quête d'un bon régisseur ou à réorganiser elle-même la production de l'exploitation. Mais, par là même, la Réforme a revêtu l'allure d'un report d'échéances : la contradiction qui, déjà, avait fait sauter le servage, subsistait en partie. Elle va d'ailleurs donner naissance à des phénomènes nouveaux. Toute prudente qu'elle ait été, la Réforme du servage a accru la liberté économique, dans le domaine agricole comme dans le domaine industriel, de la paysannerie. Cette liberté économique va libérer les forces centrifuges à la campagne et provoquer un processus de différenciation sociale. La différenciation sociale va avoir un double effet contradictoire sur l'économie agricole seigneuriale : d'une part elle va offrir des chances de survie à cette économie en augmentant son pouvoir de contrainte économique sur la partie pauvre de la paysannerie ; d'autre part — et c'est l'élément qui, à terme, sera décisif — elle va miner, pour des raisons que nous examinerons plus loin, les fondements économiques de l'exploitation seigneuriale. En fait, pendant un demi-siècle, l'agriculture russe va être un théâtre où s'affronteront trois partenaires principaux : le paysan pauvre (et quelquefois le paysan moyen), le koulak, et le propriétaire foncier. Il naîtra en fait trois agricultures qui auront entre elles des liens d'une extraordinaire complexité : l'agriculture koulake se développera en partie contre l'agriculture seigneuriale, en partie avec son aide. L'agriculture seigneuriale résistera en partie malgré les assauts de l'agriculture koulake, en partie grâce à son existence. Seule l'agriculture de la paysannerie pauvre sera la victime « de principe » des deux autres agricultures. Le caractère contradictoire des rapports sociaux intra-agraires reflète le caractère de compromis des solutions intervenues, compromis typique des périodes de transition. De tels compromis confèrent toujours à la crise des formes phénoménales bizarres qui compliquent le diagnostic à porter. La période d'après l'abolition du servage connaîtra deux crises : une crise permanente du système social de l'agriculture, et une crise spécifique de la paysannerie pauvre, qui a nom la faim de terre. Ces deux crises parviendront ensemble à maturation aux environs de 1905,
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Le développement
économique de la Russie tsariste
et entraîneront une refonte importante des rapports sociaux agraires, qui sera la dernière tentative de compromis du tsarisme. On examinera successivement : — L'agriculture seigneuriale. — Le processus de différenciation sociale à la campagne. — L'évolution du problème agraire. A. L'agriculture seigneuriale « L'organisation économique du domaine moderne du propriétaire foncier, écrit L É N I N E 12, se ramène à deux systèmes fondamentaux dans leurs combinaisons les plus variées : le système des prestations de travail et le système capitaliste. Le premier consiste en ce que la terre est travaillée avec le matériel des paysans du voisinage... Le système capitaliste consiste dans le louage à terme, à l'année, à la journée, etc., des travailleurs cultivant la terre avec le matériel du propriétaire. Les systèmes en question se combinent dans la vie réelle de façon très variée et bizarre : dans la plupart des domaines des propriétaires fonciers les deux systèmes sont unis et appliqués à des opérations économiques différentes. Il est tout-à-fait naturel que la combinaison de systèmes aussi divers et même opposés, entraîne dans la pratique bon nombre de contradictions et de conflits des plus profonds et compliqués, et que sous le poids de ces contradictions bon nombre de propriétaires courent à leur ruine ». La prestation de travail est donc une survivance de l'ancienne corvée, qui revêt les formes et porte les noms les plus divers. Tantôt le paysan s'engage pour de l'argent à cultiver les terres du propriétaire avec son matériel : c'est le « louage à la tâche », le « travail à la déciatine », « la culture par cycle »... Il s'agit souvent de payer une dette de blé ou d'argent. Tantôt les paysans s'obligent à rembourser en travail les dégâts causés par le bétail. Parfois ils travaillent « pour la gloire », à seule fin de ne pas se voir retirer un autre gagne-pain par le propriétaire foncier. Parfois ces prestations revêtent les formes les plus confuses. Voici un exemple fourni par Lénine : pour chaque déciatine de terre louée au paysan, ce dernier doit travailler 1,5 déciatine de terre du propriétaire, et fournir dix œufs, une poule, plus une journée de travail effectuée par sa femme. Ces prestations couvrent tout le cycle des travaux agricoles : y compris la rentrée du blé et des foins, l'approvisionnement en bois de chauffage, le transport des chargements, la réparation des toits... Il est important toutefois de distinguer deux types principaux de prestations ; celles qui ne peuvent être fournies que par le paysan muni de son matériel (prestations attachées au cycle cultural comme le labour), et celles qui ne mobilisent que la force de travail du paysan (moissonnage, battage, 12. Le développement
du capitalisme en Russie, p. 201.
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russe dans les faits
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fauchage...). Ce dernier type de prestations constitue une transition directe vers le travail salarié, et il est parfois bien difficile de l'en distinguer. D'ailleurs il existe dans beaucoup de domaines une sorte de division du travail : les travaux agricoles qui nécessitent de l'attention et du scrupule sont confiés à des salariés, tandis que les travaux qui supportent la grossièreté d'exécution mais impliquent de la vitesse, sont effectués par prestations de travail. Compte tenu des moyens de pression dont dispose le propriétaire foncier sur le paysan, le travail forcé sous forme de prestations de travail revient beaucoup moins cher que le travail agricole salarié (voir annexe XII). Toutefois, très vite après la Réforme, le travail salarié s'est développé dans les domaines seigneuriaux. Dès les années 1880, la forme capitaliste est largement répandue dans l'exploitation seigneuriale (voir l'annexe XIII) 13 . Pourquoi cette évolution, pourquoi cette renonciation partielle de la grande propriété foncière aux avantages qui lui ont été ménagés par le Statut ? Les raisons en sont complexes et multiples, et on ne fera que mentionner les principales. Il est d'abord évident que tout progrès de la commercialisation agricole remet en cause le système des prestations de travail, parce que ce système a les mêmes inconvénients que le servage du point de vue de la productivité : même si le travail forcé paysan est extrêmement bon marché, il est aussi très peu productif, et le prix de revient de la production seigneuriale est élevé. La disparition des prestations de travail est évidemment accélérée lorsque, dans la lutte pour le prix de revient, le propriétaire foncier passe à l'achat de machines. En second lieu, le système des prestations de travail ne fait pas disparaître, mais aggrave l'un des inconvénients essentiels du servage, qui était la difficulté de maîtriser une main-d'œuvre, en quantité voulue, au moment voulu. Au contraire, ce système introduit un élément d'incertitude supplémentaire : « Il n'y a pas une exploitation, écrit ENGEL'HARDT 14, basée sur la mise en culture des terres par les paysans, qui sache d'avance si toutes ses terres seront ou ne seront pas cultivées. Tout dépend de la situation des paysans, de la récolte, de l'importance des gains d'hiver, du prix des céréales. Le problème ne relève d'ailleurs pas du prix des travaux, mais de l'acceptation ou de la non acceptation de ces travaux par les paysans. Si le paysan a des céréales, il ne s'engagera à aucun prix...1B. Tout repose, même dans les domaines les mieux organisés et qui n'ont pas de revenus annexes, sur une main-d'œuvre extraordinairement et anormalement bon 13. Dans Le développement du capitalisme en Russie, Lénine avance l'opinion que le capitalisme est, d'ores et déjà, la forme dominante de l'agriculture seigneuriale. Plus tard, il reconnaîtra qu'il avait surestimé le développement d u capitalisme agraire. Il écrit en 1906 (« La révision du programme agraire d u parti ouvrier », in J'alliance..., p. 322) : « Dans l'ensemble, les grandes exploitations foncières de la Russie d'aujourd'hui reposent plutôt sur le système d'économie féodale que sur le système capitaliste ». 14. Le statut des paysans libérés du servage, p. 284. 15. Ceci provient de ce que l'assujettissement du paysan à des travaux d'été hors de son lot est un facteur essentiel de son appauvrissement, parce qu'il n'a pas assez de temps à consacrer à son exploitation au moment décisif.
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marché... Mais dès que le salaire à la tâche pour les « cercles » atteint un certain niveau, les agriculteurs sont forcés coûte que coûte d'adopter une économie basée sur la main-d'œuvre salariée ». C'est pourquoi, poursuit Engel'hardt, le premier effet de la Réforme a été de réduire les emblavures sur les terres des nobles, et même de diminuer leur surplus commercialisable. Lénine fait une analyse très semblable à celle d'Engel'hardt. Toutefois, alors qu'Engel'hardt s'attache à montrer les variations de la contrainte économique sur le paysan dans le temps, Lénine centre son analyse sur les différences de contrainte économique qui pèsent sur les diverses couches de la paysannerie. Lénine montre que la base de masse pour les prestations de travail est offerte par la paysannerie moyenne (voir annexe XIV). La paysannerie riche dispose d'une réserve économique suffisante pour échapper en grande partie à la pression de la grande propriété foncière. Lorsqu'elle traite avec le propriétaire foncier, ce n'est pas pour assurer sa simple survie, c'est pour réaliser une bonne opération. C'est ainsi que beaucoup de koulaks louent des « otreckij » aux propriétaires fonciers, achètent une paire de bœufs au printemps, les engraissent sur les otreckij durant la belle saison, et les revendent un bon prix à l'automne. Lorsque le propriétaire foncier exige en contre-partie une prestation de travail, le koulak expédie à sa place un débiteur ou engage temporairement un paysan sans terre. Cet exemple montre de quelle façon les intérêts des koulaks et des propriétaires fonciers s'épaulent mutuellement sur certains plans. De même, le paysan pauvre ne constitue pas une réserve importante de main-d'œuvre pour les prestations de travail. Tout d'abord, ce paysan précisément parce qu'il n'est presque plus attaché à la terre, est plus mobile que le paysan moyen ou riche, et est moins malléable à la pression économique du landlord. Ensuite, ce paysan, même lorsqu'il a un peu de terre, ne dispose pas de l'équipement suffisant (c'est même l'insuffisance de cet équipement, plus encore que l'exiguité du lot, qui caractérise le paysan pauvre). Il ne peut donc assurer que les prestations de travail du second type, celles qui engagent la personne seule du paysan, sans son équipement. En fait, il est alors à la limite du salariat agricole. Les chiffres fournis par Lénine montrent en effet qu'aux deux extrémités de la société rurale, la participation aux prestations de travail est inférieure à l'importance numérique de la couche sociale dans la paysannerie. Il reste le paysan moyen qui est le prestataire type à la fois parce qu'il dispose d'un peu de terre et d'équipement, et parce que son exploitation est trop petite pour lui permettre de survivre. Or la paysannerie moyenne est une couche sociale instable, que le processus de différenciation sociale décompose en permanence, en rejetant la grande masse de la paysannerie moyenne dans les rangs de la paysannerie pauvre, tandis qu'une minorité s'en va rejoindre les koulaks. La décomposition sociale de la paysannerie accélère le recul des prestations de travail. En outre les paysans moyens fournissent le gros des émigrants en Sibérie.
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167
Ainsi, les forces sociales en action dans la campagne russe sapent un peu chaque jour les structures sociales mises en place par la Réforme de 1861. La grande propriété foncière doit, bon gré, mal gré, injecter chaque fois un peu plus de capitalisme dans son économie. Toutefois ce processus se déroule « à la russe », avec beaucoup d'hésitation et de réticences de la part de la noblesse. Ce que la noblesse emprunte — de manière encore très incomplète — au capitalisme, c'est le système du salariat agricole. Mais elle est incapable d'assurer un plein développement au capitalisme, d'acheter suffisamment de machines, de constituer un capital d'exploitation minimum, d'introduire franchement le progrès technique, d'adopter une gestion rationnelle de l'exploitation. Ce capitalisme agraire est une sorte de capitalisme de seconde zone, dépourvu du contenu progressif du capitalisme agraire pleinement développé. Le diagnostic d'Engelhardt est sévère sur ce point 16 : « Dix sept ans ont passé depuis la Réforme mais l'économie domaniale n'a fait aucun progrès, au contraire elle s'est dégradée d'année en année, sa productivité a diminué, les terres sont retournées à l'état de friches. Ni les certificats de rachat, ni les crédits hypothécaires, ni la construction de voies ferrées, ni la vente du bois — malgré les occasions de gains momentanés —, n'ont permis à l'économie domaniale de se redresser. Les propriétaires n'habitent plus leur domaine et ne s'occupent plus de l'exploitation. Ils ont tous des emplois, et n'investissent plus aucun argent dans leur exploitation... Ne vaudrait-il pas mieux mettre fin à cette forme d'exploitation et donner la terre aux paysans contre un prix de rachat convenable ? ». Ce jugement porté vers 1880 devrait peut-être être nuancé si l'on considérait l'ensemble de l'évolution jusqu'en 1913. Néanmoins, dans ses grandes lignes, il reste valable jusqu'au bout. Le faible pouvoir d'adaptation de la noblesse russe fait qu'on assiste à un lent étranglement de l'économie seigneuriale. Il revêt deux formes principales. La première forme est le développement de la pratique de la location de leurs terres par les nobles. Ils réduisent progressivement les dimensions de leur domaine, c'est-à-dire de la portion de leur terre exploitée directement. Les chiffres suivants de Ljascenko le prouvent (op. cit., p. 466, en % des domaines hypothéqués à la Banque de la Noblesse) :
1886-90 1891-95 1896-1900
Terres exploitées directement
Terres affermées
Formes mixtes
40 38 29
39 42 51
21 20 20
Ce mouvement accompagne ia baisse des prix agricoles. Il s'agit pour le propriétaire foncier de rejeter sur le paysan locataire le poids des aléas 16. Le statut des paysans libérés du servage,
p. 288.
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Le développement économique de la Russie tsariste
du marché, en préservant sa rente sous la foime d'un revenu fixe. Dans les conditions de la campagne russe, cela revient à passer de la forme relativement plus progressive de la grande exploitation, à la petite exploitation plus rétrograde (sauf lorsque l'affermage se fait au profit de paysans riches). La deuxième forme — la plus importante, et de loin —, est la vente des terres nobles. Sitôt apuré© sa dette au moment de la Réforme, la Noblesse a recommencé à s'endetter. Sa dette s'élève dès 1878 à 1 328 millions de roubles (et 1 544 millions si on inclut les provinces de l'Ouest). Cette dette, jointe à la situation souvent difficile des domaines seigneuriaux, contraint la noblesse à la vente. Cette vente revêt des proportions massives, et la superficie des domaines se réduit comme une peau de chagrin. Voici quelle a été d'après Ljascenko (op. cit., p. 462) l'évolution du partage des terres privées (en %) : 1877 1887 1905 Noblesse Paysannerie 1 7 Marchands et bourgeois
77,8 7,0 14,2
68,3 13,1 16,3
52,5 23,9 20,2
Selon P. Sorlin (op . cit., p. 17), les grands propriétaires vendent 800 000 hectares de terre par an de 1900 à 1910. Les acheteurs de cette terre noble sont jusque vers 1880 surtout des marchands et des bourgeois, et surtout des paysans (il s'agit essentiellement des koulaks) après 1880 (voir annexe XV). Les terres de la noblesse passent de 73,2 millions de déciatines un peu après la Réforme, à 54 millions de déciatines en 1900, et 44,5 millions de déciatines en 1905. Le mouvement se poursuit par la suite. Toutefois, il faut ajouter que cette réduction de la terre noble revêt l'allure non d'une débâcle, mais d'une « retraite organisée ». La noblesse cherche à liquider ses terres dans les meilleures conditions possibles. Elle utilise à cette fin deux organismes bancaires créés par le gouvernement tsariste pour venir au secours des finances seigneuriales et soutenir les transactions sur la terre : la Banque de la Noblesse et la Banque paysanne (créées en 1885 et 1883). En prêtant de l'argent à la fois à la paysannerie riche et à la noblesse, l'appareil bancaire évite non seulement que l'apport permanent de terres à vendre n'amène la chute des cours, mais nourrit en fait une hausse considérable des prix. La terre, qui se vend 12 roubles1 69 kopecks la déciatine à la veille de la Réforme, monte à 20 roubles 44 kopecks à la fin des années 1860, et 66 roubles 92 kopecks à la fin des années 1890. La vente de la terre a constitué pour la noblesse une méthode aussi lucrative de capitalisation de sa rente que l'avait été la réforme du servage. Mais elle a aussi immobilisé des centaines de millions de roubles de capital russe qui, autrement, aurait pu être consacré au développement. Elle a en particulier freiné l'essor de l'élément le plus dynamique de l'agriculture russe : la paysannerie koulake. 17. H s'agit de la terre privée. Ces chiffres ne comprennent donc pas les lots paysans.
Le développement russe dans les faits
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B. Le processus de différenciation sociale à la campagne On a déjà esquissé dans la première partie de ce travail les aspects principaux du processus de différenciation sociale de la campagne russe. On ne fera que les rappeler brièvement ici : le phénomène principal est l'apparition après 1861 d'une classe (auparavant il n'existait guère que des individus) de koulaks, bourgeois des villes ou paysans enrichis. Cette classe se développe par une foule de voies, qui vont de la commercialisation du surplus agricole de leur exploitation jusqu'à l'usure en passant par l'activité industrielle et artisanale et par l'exercice de toutes sortes de métiers ou fonctions d'intermédiaires, de revente, etc. L'enjeu essentiel de la bataille sociale menée par cette classe est la possession ou la jouissance assurée de la terre. Il s'agit d'arrondir le lot de la Réforme par tous les moyens possibles. La lutte pour la terre se développe à la fois à l'encontre de l'aristocratie foncière (c'est l'achat de terre noble par les koulaks, ou la location de terres nobles, ou la concurrence économique contre les produits des domaines), et à l'encontre de la masse des paysans pauvres : selon P. Sorlin, par exemple, en 5 années seulement (de 1906 à 1910) les paysans pauvres ont été obligés de vendre 3 millions d'hectares aux paysans riches. Cette différenciation sociale a été facilitée par le fait que, sauf exceptions, les lots de 1861 ne permettent pas à la famille paysanne de vivre, et que le premier noyau de koulaks a ainsi trouvé une main-d'œuvre exploitable à bon marché, qu'elle a dû d'ailleurs partager avec l'aristocratie foncière. En outre, l'accroissement de la population aidant, le lot paysan a eu tendance à se restreindre au cours des années. Ecrasée de plus par le poids des impôts et de l'indemnité de rachat (la paysannerie paie 195 millions de roubles d'impôts sur les 208 millions demandés à l'agriculture, l'aristocratie foncière étant pour ainsi dire exemptée), la masse de la paysannerie pauvre perd de plus en plus la terre. Un prolétariat agricole important se forme : le salariat agricole atteindrait déjà environ 3,5 millions de personnes vers 1890 (il y a alors environ 10 millions de « feux » paysans)18. Ce processus de différenciation sociale est en partie masqué (et, selon les cas, freiné ou accéléré) par des structures foncières singulièrement complexes où il faut distinguer la terre communale et la terre privée, la terre des domaines, la grande propriété foncière noble, la grande propriété foncière bourgeoise, etc. Il est difficile de se faire ime idée exacte des résultats obtenus dans le domaine de la différenciation sociale. Les statistiques russes distinguent la répartition de la terre communale de la répartition de la terre privée, et il n'est pas facile de se faire une idée précise de l'emprise sur la terre (communale et privée) exercée par les koulaks. Prenons un exemple : il existe 18. Le recensement de 1897 n'indique que 1 837 000 ouvriers agricoles pour les 50 gouvernements de la Russie d'Europe. Il est vrai qu'il s'agit d'ouvriers à plein temps.
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Le développement économique de la Russie tsariste
en 1905 une toute petite propriété terrienne (3,9 déciatines en moyenne) aux effectifs peu nombreux. Mais il n'est pas possible de savoir dans quelle mesure cette terre appartient à de véritables petits propriétaires, ou bien à des koulaks arrondissant ainsi leur lot communal. Enfin la statistique russe est établie par « feu » (famille paysanne). Mais elle ne tient pas compte de la plus ou moins grande importance du feu selon la couche sociale intéressée (la famille koulake a tendance à être plus importante que la famille de la paysannerie moyenne ou pauvre). Les principaux chiffres disponibles sont repris dans l'annexe XVI. Les conclusions suivantes peuvent en être tirées : plus de la moitié des feux (6,2 millions sur 12,3 millions) possèdent en 1905 par exemple jusqu'à 8 déciatines de terre par feu, quantité en moyenne insuffisante pour l'entretien d'une famille (il s'agit de la terre communale). Si l'on place à 15 déciatines la limite inférieure au-delà de laquelle commence la sécurité paysanne (dans les conditions techniques d'alors), on observe que les 4 / 5 des feux sont à la limite de l'existence de famine. Les feux moyens et aisés sont au nombre de 2,2 millions et possèdent 3,9 millions de déciatines. Les 10,1 millions de feux de la paysannerie pauvre ne possèdent à eux tous que 72,9 millions de déciatines. Si on place la limite inférieure de la paysannerie riche à 30 déciatines, 60 000 « feux » de koulaks possèdent 32,7 millions de déciatines de terre communale. A quoi il faudrait ajouter quelques millions de déciatines de terre privée détenue par les koulaks. En fait plus de la moitié de la terre paysanne est détenue par la paysannerie riche. Si l'on prend un critère un peu différent (le nombre de chevaux possédés) et une date plus ancienne (aux alentours de 1890), la structure sociale de la paysannerie apparaît un peu différente : sur 10,1 millions de feux paysans, on obtient 5,6 millions de feux de paysans pauvres (pas de cheval ou un seul cheval), 3,3 millions de feux de paysans moyens (2-3 chevaux), et 1,1 million de paysans aisés (4 chevaux et plus). Il est important d'observer que c'est sur la base de la répartition des terres communales (même si l'on tient compte des variations de grandeur des familles) que se développe l'inégalité des exploitations agricoles. Les achats de terre privée, pour importants qu'ils soient, ne font qu'accentuer le phénomène, sans le créer de toutes pièces. C. L'évolution du problème
agraire
Vers 1905, la question de la commune agraire a profondément évolué par rapport à 1861. Sur le plan technique, il faut observer que dans un contexte où l'agriculture commence à se moderniser, la commune agraire devient un frein important du développement en raison de sa fonction de repartage périodique des terres qui amène l'instabilité des exploitations paysannes, qui engendre un morcellement infini des parcelles (de façon à réaliser un équilibre approximatif en quantité et en qualité) et qui fige la technique
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russe dans les faits
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agricole dans le système des trois champs et des assolements obligatoires 19 . Après 1890 la fonction de repartage (limitée par une loi de 1893) tombe rapidement en désuétude. Pour la paysannerie pauvre les aspects négatifs de la commune l'emportent de plus en plus sur ses aspects positifs. Elle devient pour elle essentiellement un appareil de coercition politique et administratif, elle aide le fisc, et elle limite la mobilité de déplacement du paysan à une époque où l'industrialisation aidant, cette liberté prend une valeur économique certaine. Enfin, bien qu'il en bénéficie par certains côtés, la commune gêne le koulak qui est obligé de prendre des chemins tortueux pour accroître son emprise sur la terre. Vers 1905, le capitalisme agraire, qui a pu se développer jusque-là dans le cadre de la commune sans trop se soucier des fictions juridiques, se sent à l'étroit dans le vêtement communal. Il a besoin d'une structure foncière simplifiée qui abolisse les multiples catégories de terres héritées de la période du servage, qui permette le remembrement, qui le libère des techniques archaïques, et qui, surtout, supprime les dernières entraves à l'acquisition de terre. Car, le problème fondamental reste le problème de la terre. La faim de terre est partagée par toute la paysannerie. Dans les conditions politiques et sociales de l'époque (à la veille de la première révolution russe), elle oppose non pas une couche de la paysannerie à une autre couche, mais l'ensemble de la paysannerie à l'ensemble de la grande propriété foncière. C'est l'exigence d'un nouveau partage des terres que pose la paysannerie, mais d'un partage effectué cette fois en sa faveur. Cette exigence s'exprime politiquement à travers le mot d'ordre des socialistes-révolutionnaires, héritiers des populistes, qui ont constitué le premier parti politique paysan russe. Ce mot d'ordre est celui de la nationalisation du sol, et il est appuyé par les sociaux-démocrates. Non parce qu'il constituerait à leurs yeux un < socialisme paysan », mais parce qu'il exprime pour les bolcheviks, et Lénine en particulier, la voie radicale de l'élimination des vestiges agraires du Moyen-Age et de la grande propriété foncière 20 . Voici comment LÉNINE 19. Sur une partie du territoire (Nord, steppes du S.E.), c'est une agriculture encore plus primitive fondée sur l'exploitation du même champ jusqu'à épuisement suivie d'une longue jachère (10 années et plus) qui domine. 20. Il y a eu sur ce point une nette évolution des bolcheviks et de Lénine en particulier. Dans a Le programme agraire de la social-démocratie russe », (in 7J allume c de la classe ouvrière et de la paysannerie, p. 113), écrit en 1902, Lénine, tout en affirmant son accord de principe avec le mot d'ordre de la nationalisation, la déclare s pour l'instant politiquement inopportune ». Cinq ans plus tard, Lénine donne son accord sans réserves au mot d'ordre. Pourquoi cette évolution ? II semble qu'elle soit liée à une modification de l'appréciation portée par Lénine sur les possibilités et la force du capitalisme agraire en Russie. LÉNINE écrira lui-même en 1907 (Programme..., p. 89), qu'en 1902-1903, les sociaux-démocrates surestimaient la force du capitalisme agraire russe, et sous-estimaient les obstacles que la commune opposait à la diffusion de ce capitalisme (Lénine estimait alors — comme on l'a vu plus haut — , que la forme de la possession foncière est un élément relativement secondaire du processus de diffusion du capitalisme agraire) En 1907, Lénine nuança fortement ce
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définit le sens économique du mot d'ordre politique de la nationalisation du sol 2 1 : « Représentez-vous l'économie paysanne d'aujourd'hui et la nature de la possession communale, c'est-à-dire la possession paysanne ancienne. Groupés par la commune en de minuscules associations administratives, fiscales, et détentrices de terres, les paysans sont fractionnés par une foule de différentes divisions en catégories selon l'étendue du lot concédé, la proportion des paiements à effectuer, etc. Prenons, par exemple, le recueil statistique du zemstvo de la province de Saratov ; là, la paysannerie comporte les catégories suivantes : les détenteurs gratuits, les propriétaires, les pleins propriétaires, les paysans de la Couronne, les paysans de la Couronne avec possession communale, les paysans de la Couronne avec quart de possession, les paysans de la Couronne ex-seigneuriaux, ceux des apanages, les fermiers de lots du Domaine, les sans-terre, les propriétaires anciens serfs-seigneuriaux, les paysans établis sur une terre soumise au rachat, les colons-propriétaires, les colons, les détenteurs gratuits ex-seigneuriaux, les propriétaires anciens paysans de la Couronne, les libérés, les exempts de redevances, les libres laboureurs, les temporairement obligés, les ex-attachés aux fabriques, etc. Viennent ensuite les paysans fixés à la terre, ceux venus du dehors, etc. « Toutes ces catégories ne distinguent pas l'histoire des rapports agraires, par l'étendue des lots concédés, le taux des paiements, etc. etc. A l'intérieur des catégories, il existe une masse de distinctions analogues ; parfois même les paysans d'un seul village sont divisés en deux catégories absolument distinctes : ayant appartenu à Monsieur N. N. et ayant appartenu à Madame M. M. ...» « Seule la nationalisation du sol constitue une véritable libération, car elle permet aux fermiers de se constituer, à l'exploitation fermière de se former en dehors de tout lien avec l'ancien, sans aucun rapport avec la possession foncière communale moyenâgeuse... (après l'abolition du servage)... Les exploitants s'affranchissaient en achetant ou en louant de la terre, en édifiant une économie nouvelle avec les différents morceaux de la vieille possession terrienne moyenâgeuse. La terre que fait valoir le paysan russe actuel, plus ou moins aisé ... cette terre est composée partie de son propre lot, partie de la terre louée au voisin, membre de la commune, elle peut être partiellement constituée par la location à long bail d'une terre du Domaine, par la location à l'année chez le propriétaire foncier, par la terre achetée à la Banque, etc. s>. jugement en fonction vraisemblablement de l a crise agraire des années 1900-1906. E n outre, pour une série de raisons que nous n'avons pas la possibilité de développer ici — voir ses discussions avec Plekhanov — , Lénine pense que le mot d'ordre de nationalisation n'a de sens qu'en période révolutionnaire intense, ce qui n'est pas le cas en 1902, et ce qui l'est évidemment en 1905-06. 21. LÉNINE, Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907, Editions en langues étrangères, Moscou, 1954, pp. 75-77. Lénine a écrit ce livre à la fin de 1907.
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russe dans les faits
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« Le capitalisme entend supprimer toutes ces catégories différentes ; il veut que tout faire-valoir soit organisé exclusivement en rapport avec les nouvelles conditions et exigences du marché, avec les exigences de l'agronomie. La nationalisation du sol fait face à cette exigence par la méthode révolutionnaire paysanne, en débarrassant d'un seul coup et entièrement le peuple de toute la vieille pourriture, de toutes les formes de possession foncière moyenâgeuse. Il ne doit y avoir ni possession seigneuriale ni possession communale ; il ne doit y avoir qu'une possession terrienne nouvelle, libre, — tel est le mot d'ordre de la paysannerie radicale ». Le succès de cette revendication paysanne, puisqu'elle exige à la fois la disparition de la commune et celle de la propriété seigneuriale, est évidemment lié au sort de la révolution de 1905. Depuis 1900 l'agitation agraire est presque continue. En 1902 le gouvernement réunit une conférence spéciale sur les besoins de l'agriculture. Avec la montée de la révolution on envisage certaines concessions à la paysannerie. Le parti cadet (qui représente la grande bourgeoisie) propose une aliénation partielle (forcée) de la terre seigneuriale. En été 1906 encore, la moitié de la Russie d'Europe connaît des troubles agraires. Mais le reflux révolutionnaire intervient et dès l'été 1907 le gouvernement passe à la contre-offensive décisive. Pendant que les débats sur le problème agraire se poursuivent à la Douma, le gouvernement prépare ce qu'on appelle la réforme Stolypin et l'appliquera lorsque les derniers soubresauts de la révolution auront eu lieu, et que la Douma aura été dissoute. Techniquement, la réforme de Stolypin peut être résumée ainsi. L'ukaz du 2 novembre 1906 divise les communes en deux groupes : celles qui n'assuraient pas la redistribution périodique des terres et celles qui l'assuraient. Dans le premier groupe, la propriété privée du lot paysan est proclamée. Dans le groupe des communes redistributrices, chaque foyer peut demander à tout moment que soit reconnue la propriété personnelle sur le lot. Le passage à la propriété personnelle devient obligatoire lorsqu'il est demandé par 1/5 des foyers (chiffre qui correspond curieusement à l'importance numérique approximative des koulaks). Les paysans riches reçoivent le droit d'acheter les lots de la paysannerie pauvre (avec un plafond de 6 lots qui est d'ailleurs tourné). La réforme s'accompagne d'une opération de remembrement. De 1905 à 1915, 2 500 000 paysans possédant 17 millions de déciatines de terre se retireront de la commune, soit à peu près le 1/4 de la paysannerie. Quelle est la signification économique et politique de cette réforme ? Elle ne peut s'apprécier que dans le contexte de la révolution de 1905 que nous avons essayé de résumer plus haut. Il est manifeste, dans ce contexte, que la réforme de Stolypin constitue la dernière tentative de sauver l'agriculture seigneuriale, et la première tentative politique importante de compromis entre cette agriculture et le capitalisme agraire. Ce compromis se traduit par le fait que les entraves apportées par le régime communal aux tran-
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sactions sur les terres sont maintenant supprimées, que la voie du remembrement est ouverte, que la liberté de déplacement paysanne s'accroît de manière importante, que la vieille technique communale obligatoire est jetée bas. De ce point de vue, la réforme Stolypin constitue certes un événement important. Elle ne marque pas une rupture avec le passé, mais elle prend acte des bouleversements que le passé agraire a amenés, et elle rompt avec une politique communale désuète à la fois sur le plan économique et sur le plan politique. Sur un point essentiel, toutefois, la réforme de Stolypin ne brise pas avec le passé, mais lui reste fidèle. C'est lorsqu'elle renonce à tout projet de partage de la propriété seigneuriale, même aux propositions pourtant fort modérées du parti cadet et de la conférence Witte. Dans une adresse au Tsar, le « premier congrès des représentants des sociétés de la noblesse », qui se réunit en mai 1906, traduit bien la liaison entre la réforme projetée du régime de la commune et les intérêts de la noblesse : « l'adoption d'une loi agraire fondée sur la vente forcée de la propriété privée ébranlerait jusque dans ses profondeurs l'une des fondations les plus importantes de la vie de l'Etat — l'inviolabilité du droit de propriété — et aurait également un effet désatreux sur la prospérité du peuple et sur le développement même du pays. La reconnaissance et la confirmation du plein droit de propriété des paysans sur la terre qu'ils possèdent est une nécessité primordiale de la vie de la nation. Le renforcement du droit de propriété dans la paysannerie... accroîtra leur attachement à ce qui leur appartient, et leur respect pour ce qui appartient aux autres ». 22 ROBINSON qui cite ces lignes les commente en ces termes : « là est le cœur de l'argument : il faut abolir le droit de propriété collective des paysans, pour éviter que le droit de propriété privée des landlords le soit ; il faut éviter l'un grâce à l'autre ». Ainsi est sauvegardé un « modèle » où le recul de la grande propriété seigneuriale doit se faire progressivement par voie de ventes sur le marché, à des prix qui représentent pour la noblesse une notable plus-value foncière. Cette consécration de la politique du passé est la conséquence normale de la défaite politique des paysans et des ouvriers dans la révolution de 1905. GERSCHENKRON avance (avec de nombreuses nuances, il faut le souligner) la thèse selon laquelle le « vieux » modèle de développement russe fondé sur l'épuisement paysan serait mort vers 1905, et aurait laissé la place, avec la réforme de Stolypin, à un nouveau modèle plus « classique », plus « occidental », faisant une place plus importante à une relative prospérité générale de la paysannerie. Il est vrai qu'un élément du bien-être paysan apparaît après 1905, élément d'ailleurs extérieur à la réforme de Stolypin : c'est la hausse relative des prix agricoles. Mais cette amélioration n'a pas bénéficié à l'ensemble de la paysannerie, parce que seule une fraction de 22. Op. cit., p. 183.
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la paysannerie participe à la commercialisation. La grande propriété foncière en a été le principal bénéficiaire. En outre, le problème agraire tel qu'il se posait lors de la révolution de 1905 n'était pas de choisir entre l'ancien modèle néo-féodal et une réforme du type Stolypin. Il était de choisir entre une réforme du type Stolypin et une réforme agraire menant à la disparition complète et brusquée de l'agriculture seigneuriale. Dans la mesure où la réforme Stolypin donnait à l'agriculture seigneuriale d'importants moyens de survie, elle ne constituait pas une rupture avec le passé, mais, bien au contraire, la ligne de plus grande continuité. Elle optait pour ce que Lénine appelle au moment de la révolution de 1905 la « voie prussienne » du capitalisme agraire, c'està-dire le processus de transformation graduelle de la grande propriété noble en une grande exploitation de type capitaliste 23 . La réforme Stolypin n'a certes pas créé la différenciation sociale à la campagne, mais elle l'accélère. De la fin du 19E siècle à 1912, les rangs de la paysannerie pauvre (pas de cheval ou un cheval) augmentent de 2 millions. Ce processus de décomposition provoque une aggravation de la tension. Une nouvelle explosion paysanne (et ouvrière) se prépare : à partir de 1910, les incendies de fermes de koulaks et de propriétaires fonciers se multiplient. De 1910 à 1914, la statistique enregistre 13 000 « actions » paysannes : destructions de domaines, vols de blé, de bétail ou de matériel.
§ 2 . L'INDUSTRIALISATION DE 1 8 6 1 A 1 9 1 3
A la veille de l'abolition du servage, le retard industriel de la Russie sur l'Occident est très prononcé, quel que soit le critère quantitatif utilisé pour le mesurer. Peut-être l'un des indices les plus significatifs est-il l'extrême 23. Lénine est revenu souvent, et dans plusieurs de ses écrits, sur la définition de ce qu'il appelle la a voie prussienne » et la a voie américaine » du capitalisme agraire en Russie. Prenons, par exemple, ce qu'il dit dans sa lettre de 1909 à Skvorcov — Stepanov (LÉNINE, L'alliance, pp. 398, 400 et 401). Après avoir rappelé que la question de savoir si l'agriculture russe allait ou non se lancer dans la voie du capitalisme avait été définitivement tranchée par les faits à l'issue de la controverse avec les populistes, il poursuit : « Outre la question résolue définitivement et d'une façon juste en 1883-1885, en 1895-1899, l'histoire du 20* siècle en Russie a posé pour nous une question nouvelle... H ne faut pas s'en tenir à la solution générale de la question du capitalisme quand les événements nouveaux... posent une question plus concrète et plus précise, la question de la lutte de deux voies ou méthodes dans le développement agraire capitaliste... Le développement bourgeois de la Russie en 1905 avait atteint à une maturité suffisante pour provoquer la démolition immédiate de la superstructure périmée, de la possession agraire périmée, médiévale... Nous vivons à l'époque de cette démolition, que les diverses classes do la Russie bourgeoise essayent d'achever, de parfaire chacune à sa manière : les paysans (plus les ouvriers) au moyen de la nationalisation... les seigneurs terriens (plus la vieille bourgeoisie, la bourgeoisie girondine) par des moyens pareils à ceux du 9 novembre 1906. La nationalisation de la terre : démolition de l'ancienne possession agraire par les paysans, constitue la base économique de la voie américaine. La loi du 9-11-1906 : démolition de l'ancienne possession agraire par les seigneurs terriens constitue la base économique de la voie prussienne >.
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faiblesse de la grande industrie moderne mécanisée, qui n'a fait une apparition partielle que dans une seule branche : l'industrie du coton. Un retard technique considérable est la conséquence de la prépondérance écrasante des techniques manuelles dans l'industrie. Si la structure agraire reste relativement simple à la veille de l'abolition du servage, la structure industrielle est, elle, extrêmement complexe. Il y a les entreprises appartenant à l'Etat, aux nobles, aux marchands, aux paysans. Il y a les entreprises qui s'administrent librement, et celles qui sont soumises au contrôle de l'Etat. Il y a le faible artisanat urbain, l'industrie koustare mi-serve, mi-paysanne, la manufacture (noble ou marchande) sous forme de grands ateliers modernes ou de rassemblement de villages « industriels », les germes d'une grande industrie moderne. Cette complexité se retrouve dans la main-d'œuvre : main-d'œuvre qualifiée (souvent étrangère), maind'œuvre salariée, serfs de la noblesse, paysans d'Etat travaillant dans l'industrie (dont le statut est proche de celui du servage), paysans travaillant temporairement dans l'industrie pour payer l'impôt sous forme de prestations de travail, paysans condamnés aux travaux forcés dans les mines par le gouvernement ou par la noblesse, serfs de la noblesse « prêtés » par elle aux manufactures marchandes, etc. Cette complexité est le résultat des tentatives d'industrialisation effectuées dans le cadre féodal, des tendances de la noblesse d'étendre son monopole économique au-delà de son domaine « naturel » agraire, et des luttes sociales qui se sont déroulées autour de la maîtrise de la main-d'œuvre disponible. Elle va marquer pendant des décennies les diverses phases de l'industrialisation. Il y a deux façons d'apprécier le dynamisme d'une expérience de développement. La première consiste à se fier aux chiffres qui traduisent la vitesse du développement. Elle est très répandue parmi les théoriciens du « big spurt », du « take-off », des préalables, des substituts aux préalables. En général, elle aboutit à la conclusion que l'industrialisation ne commence qu'au-delà de la réalisation d'un taux de croissance industrielle déterminé plus ou moins valablement à partir de données empiriques, et censé constituer le « seuil » à partir duquel la croissance devient cumulative ou autoentretenue. Il n'est pas question de sous-estimer l'intérêt qu'il y a à mesurer la vitesse du développement, ni de nier l'existence de seuils. Mais le diagnostic porté sur une expérience de développement à partir de données concernant la seule vitesse de développement, est un diagnostic insuffisant et qui peut parfois aboutir à des conclusions erronées lorsqu'il conduit à rejeter toute une portion de l'expérience de développement sous prétexte que le seuil fatidique n'est pas atteint. Une telle optique conduit à entretenir d'interminables discussions sur ce qui est préalable et ce qui ne l'est pas, et sur la date de la révolution industrielle dans un pays déterminé. Ces discussions sont stériles parce qu'elles reposent au fond sur l'appréciation subjective
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— et donc variant avec chaque économiste — de ce qu'est le seuil d e croissance et la vitesse minimum du développement. La seule façon d'éviter la naissance d'une série de faux problèmes, est de se demander non seulement : à quelle vitesse l'industrialisation progresse-t-elle ?, mais aussi « comment », sous quelles formes, à partir de quelles couches sociales. Nous essaierons, dans les pages qui viennent, de combiner les deux approches, en commençant par la question classique : à quelle vitesse ? I. Les rythmes de développement
industriel.
Les chiffres qui suivent ont été calculés à partir de données fournies par Stemberg 24 : Taux de croissance industrielle (taux annuel par décennie) en % Allemagne 1860-70 1870-80 1880-90 1890-1900 1900-10
2,5 3,3 4,8 5,0 3,2
Angleterre
France
Russie
Italie
Etats-Unis
Monde
2,6 1,9 1,6 2,4 0,7
2,7 2,4 2,7 1,7 3,0
5,0 2,7 4,7 8,5 3,2
3,1 5,7 3,4 5,9
3,2 4,4 8,6 3,3 5,1
3,1 3,2 5,2 3,4 3,9
Il est bon de faire les réserves d'usage sur la validité de telles comparaisons chiffrées, réserves tenant à la plus ou moins grande sûreté des données utilisées, et au caractère nécessairement arbitraire de tout découpage temporel. Toutefois on peut en toute certitude tirer une double conclusion de ces chiffres : 1. Le développement de l'industrie russe est l'un des plus rapides de la période (le plus rapide sur l'ensemble de la période, ex-aequo avec les Etats-Unis), même lorsqu'on le compare aux pays alors en pleine phase d'industrialisation, comme l'Allemagne, l'Italie, ou les Etats-Unis. 2. Une accélération très nette de la croissance intervient en 1890 en Russie, encore que le développement antérieur soit loin d'être négligeable. Les statistiques de production russe pour quelques produits particulièrement importants confirment cette impression de < décollage » vers 18801890 (voir l'annexe XVIII pour les chiffres absolus).
PÉRIODE
1860-70 1870-80 1880-90 1890-1900 1900-10 1910-13 24.
Taux de croissance annuels par période pour quelques produits importants (en %) Minerai Fonte Fer-acier HouiUe Pétrole Soie fer 0,7 1,9 7,0 12,5 0,7 14,8
STERNBERG,
Le
1,6 9,3 3,2 10,8 3,2 10,2
2,8 5,9 13,2
20,1 14,9 6,2 10,9 3,9 7,4
32,7 27,4 11,2
7,8 8,2 4,3 3,2
Coton
Laine
9,3 14,2 2,2 7,2 9,2
11,7 7,0 1,0 5,1 3,8
conflit du siècle, Ed. du Seuil, Paris, p. 14 ; voir l'annexe !xvn. 13
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Le développement
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On n'utilisera pas les chiffres concernant le nombre d'ouvriers et la valeur de la production antérieurs à 1880-1890, parce que les statistiques officielles sur l'industrie des fabriques et usines de la Russie d'Europe sont très mauvaises pour cette période, ne présentant aucune homogénéité, changeant de définition de la fabrique, étendant ou restreignant le champ d'investigation, etc. Disons simplement que d'après cette statistique le nombre d'ouvriers a doublé de 1863 à 1890. Une statistique établie avec plus de soin par L É N I N E (Le développement du capitalisme en Russie, p. 580), mais ne concernant qu'une partie de l'industrie russe (fabriques de plus de 100 ouvriers dans 71 branches industrielles : les chiffres englobent à peu près la moitié des ouvriers en début de période), donne les résultats suivants (Le nombre entre parenthèses désigne les fabriques équipées de machines à vapeur) : Nombre de 1866 1879 1890
fabriques
Nombre
644 (307) 852 (549) 951 (694)
Production (millions roubles)
etouvriers
201 489,9 587,9
2 3 1 729 390374 464337
A partir des années 1890, on peut reprendre les chiffres officiels qui, sans être d'une exactitude très rigoureuse, présentent plus d'homogénéité (d'après LJASCENKO, op.
cit.,
Nombre 1887 1890 1897 1908
pp.
526
d'entreprises 30 32 39 39
et 670)
:
Nombre d'ouvriers (milliers)
888 254 029 866
Valeur production (millions roubles)
1318 1434,7 2 098,2 2 679,7
1 1 2 4
334,5 502,6 839,1 908,7
D'autres calculs, portant non seulement sur les ouvriers de fabriques, mais aussi sur l'industrie métallurgique et les chemins de fer, ont été effectués par L É N I N E (pp. 565, 567 et 568). Ils montrent l'accélération très nette après 1890 ; dans la première période il faut 25 ans pour que le nombre d'ouvriers double, tandis qu'on arrive presque au même résultat dans les 12 années qui suivent 1890. Nombre d'ouvriers en milliers Fabriques 1865 1890 1902
508 839
Ind. métallurgique 165 341
Chemins 32 252
de fer
Total 705 1432 2 792
En 1913, le nombre d'ouvriers atteint ou dépasse, selon les estimations, les 3 millions. On a regroupé dans l'annexe XIX un certain nombre d'autres données sur le développement industriel de la Russie après 1860 et concernant la
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construction de chemins de fer, le trafic par eau et par fer, les investissements dans les sociétés par actions, les importations de machines, etc. Les données concernant la construction de voies ferrées sont particulièrement intéressantes. Elles montrent qu'il y a eu deux poussées très vives : durant la décennie 1865-1875, et durant les années 1890 (par la suite la construction diminue un peu, mais reste à un niveau élevé). Si l'on compare les chiffres concernant la construction de chemins de fer à ceux de la production de fonte, de fer, et d'acier, on observe un net décalage (plus marqué pour la fonte, que pour le fer et l'acier) : alors que la première poussée de construction de chemins de fer ne s'accompagne pas d'un accroissement important de l'activité de l'industrie métallurgique lourde (sauf en ce qui concerne le fer et l'acier en 1870-1880), la deuxième poussée est manifestement liée à un très important essor de cette industrie. Observons enfin que l'essor de l'industrie textile paraît plus rapide avant 1890, tout en restant important après cette date. Il y a donc deux périodes qu'on peut nettement distinguer : avant 1890, et après 1890. Nous allons les examiner séparément. II. L'industrialisation jusqu'en 1890. Cette période est difficile à interpréter en raison de la complexité des phénomènes qui interviennent. On peut, si l'on veut (en négligeant l'artisanat des villes groupé en corps de métiers), distinguer 4 types principaux d'industries : la vieille industrie noble à base servile, la petite production koustare, la manufacture, la grande industrie moderne. On peut résumer le tableau que nous allons présenter en disant que la période 1861-1890 va voir le déclin de l'industrie noble, et le développement simultané de la petite industrie koustare, de la manufacture, et de la grande industrie. Encore faut-il observer que les progrès de la grande industrie, sans être négligeables, loin de là, ne sont nullement comparables à ce qui va se passer après 1890. Au cours du développement simultané de la petite industrie koustare, de la manufacture et de la grande industrie, il va se nouer des liens complexes entre ces trois types d'industries. La période 1861-1890 est loin d'être aussi dénuée d'intérêt qu'il apparaît à la lecture des analyses des théoriciens du « big spurt » ou du « take-off ». C'est au contraire une période décisive, si l'on veut comprendre les particularités du capitalisme russe, et le « comment ?» du développement de ce capitalisme. Il s'y passe un certain nombre d'événements qui engagent l'avenir de la Russie. Nous examinerons successivement le déclin de l'industrie noble, et le développement des autres types d'industrie.
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A. Le déclin de l'industrie noble L'industrie de la draperie de laine peut être prise comme exemple de l'évolution de l'industrie noble après l'abolition du servage. La draperie est une des rares industries où le nombre d'ouvriers diminue de 1866 à 1890 (passant de 72 000 à 47 000). Il y avait en 1860 deux types de fabriques de drap : la fabrique marchande et la fabrique appartenant à des propriétaires terriens ou à la noblesse. Cette dernière fonctionnait avec le travail des serfs ou de paysans temporairement redevables. Le débouché de la fabrique noble était essentiellement constitué par le gouvernement, qui lui achetait le drap d'uniforme. La technique était très retardataire, et le nombre d'ouvriers nécessaires très supérieur à celui des salariés travaillant dans les fabriques de marchands. Après 1860, c'est essentiellement la fabrique noble qui perd ses effectifs tandis que ceux de la fabrique marchande ne diminuent que légèrement. Mais, tandis que la régression des effectifs de la manufacture noble est un phénomène pur et simple de déclin, la légère diminution de la manufacture marchande témoigne en réalité d'un processus très différent : le passage, encore modeste, mais réel, à la mécanisation. En 1875-1878, on compte dans les filatures de laine et les fabriques de drap de la Russie d'Europe, 167 établissements mécaniques avec 209 machines à vapeur ; en 1890, il y a 197 établissements avec 341 machines à vapeur. Des exemples analogues pourraient être trouvés dans l'industrie du bois (qui se développe et surtout se mécanise très vite après 1860), l'industrie des graisses qui entre en décadence après 1860 (substitution des lampes à pétrole aux chandelles), certaines industries alimentaires (comme les féculeries, les distilleries) où les propriétaires fonciers ont à faire face à la concurrence des paysans et des marchands 25. Il faut attacher une importance toute particulière à l'une des industries fondées jusque-là sur le servage : la métallurgie de l'Oural. Lorsque l'abolition du servage intervient, il y a longtemps que la métallurgie de l'Oural est entré dans une période de profonde stagnation économique et technique. La métallurgie russe qui représentait 1/3 de la production mondiale à la fin du 18° siècle, n'en représente plus que 2 % en 1880 (point le plus bas de la courbe). C'est l'Oural qui est responsable du retard technique de la métallurgie russe, en particulier de la prédominance du charbon de bois (même après 1890 les 2/3 de la production de fonte se font encore au charbon de bois). Un haut-fourneau au charbon donne à l'époque en moyenne, 1,4 million de pouds de fonte par an ; il n'en donne que 217 000 pouds quand il est chauffé au charbon de bois. Le procédé d'affinage du fer par
25. Jusque-là la distillerie et la fabrication de sucre de betterave était un monopole quasiexclusif de la noblesse terrienne
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la forge se maintient encore dans l'Oural, alors qu'il est partout ailleurs détrôné par le puddlage 26 . C'est le servage qui est à l'origine de la stagnation économique et techni. que de la métallurgie de l'Oural. Il vaudrait mieux dire que le servage est l'une des causes principales de ce retard technique et économique, car d'autres facteurs ont pu jouer, comme le montre l'exemple des Etats-Unis (voir sur ce point l'excellent livre de P. TEMIN, Iron and Steel in XIXth Century America, Massachussets Institute of Technology, 1964 et celui de B. W. FOGEL, Raüroads and American Economie Growth, The Johns Hopkins Press, Baltimore, 1964). Aux Etats-Unis, libres cependant de tout vestige féodal, on observe, comme en Russie, un important retard de la sidérurgie à s'adapter aux incitations nouvelles venant des chemins de fer. Dans les années 1850 encore, les 3/4 des besoins en rails sont satisfaits par les importations de rails anglais. De même, la technique américaine reste longtemps fidèle au charbon de bois et au vieux procédé de fabrication du fer par forgeage, n'admettant que lentement et partiellement la fonte au coke et le puddlage. Pourquoi ce retard technique ? Ici, ni la routine, ni la structure sociale ne sont en cause. Il se trouve que pour des raisons économiques et techniques diverses qu'il est impossible de reprendre en détail, — nous renvoyons sur ce point au livre de Temin —, les techniques traditionnelles demeurent plus efficaces et plus économiques pour un certain nombre de fabrications. Cela tient en particulier au fait qu'en raison d'imperfections techniques qui ne seront surmontées définitivement que plus tard avec l'invention de l'acier Bessemer, les produits métalliques obtenus par les procédés traditionnels sont de meilleure qualité que les produits de la technique moderne, ou mieux adaptés à leur usage. Ainsi, les rails américains sont meilleurs, mais plus chers que les rails anglais. C'est pourquoi les lignes américaines — dont les promoteurs surveillent le coût de construction, tout en négligeant le coût d'entretien — sont équipés avec des rails anglais : c'est le prix qui compte alors, non la qualité. Par contre, pour les produits métalliques destinés à l'agriculture, la situation est exactement inverse : « Hunter affirme, écrit TEMIN (op. cit., p. 55), que le refus des maîtres de forge de l'Ouest d'adopter le coke comme source d'énergie pour le haut-foumeau, était une adaptation rationnelle au marché qui existait à l'époque. Cette dernière pourrait être définie comme l'ère de Tagriculture où le fer se vend surtout sous la forme d'un produit semi-fini, les barres de 26. Les chiffres suivants ( M I C H E L S O N , op. cit., p. 75) exprimés en milliers de pouds, montrent le contraste technique entre la sidérurgie de l'Oural et celle de Donetz en 1900 :
Production de fonte par fonderie Production de fonte par haut-foumeau Extraction de minerai par ouvrier Chevaux vapeurs par usine
Donetz
Oural
3 192 2 035 19,3 6159
436 342 3,3 244
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fer, destinées à être transformées par un forgeron local ou par le fermier lui-même. La facilité de travailler ce fer comptait plus que son prix, parce qu'il était plus facile de payer ce prix que d'acquérir l'habileté nécessaire pour travailler du fer de moins bonne qualité. De plus, ce fer devait posséder les qualités requises pour une foule d'usages, car on ne l'achetait pas pour l'un deux en particulier. La demande de fer était donc plus sensible aux changements dans la qualité qu'aux changements de prix ». On ne peut pas exclure l'hypothèse que des facteurs du même ordre ont pu jouer un certain rôle en Russie (avec cette correction très importante que dans la deuxième moitié du siècle la technique traditionnelle perd, avec la sidérurgie de l'acier, les quelques atouts qu'elle conservait encore jusque vers 1860, dans la sidérurgie du fer). Malheureusement, on dispose de peu d'éléments permettant de confirmer ou d'infirmer cette hypothèse 27 . En tout état de cause, ce qui domine manifestement la sidérurgie de l'Oural, ce n'est pas l'esprit de compétition ou le goût de l'amélioration technique, c'est, comme nous allons le voir maintenant, la nostalgie du monopole d'antan. Les maîtres de forge de l'Oural, nobles ou roturiers, sont en même temps propriétaires terriens et usiniers 28. En 1890 encore les 262 fonderies de fer de l'Empire possèdent 11,4 millions de déciatines de terres (dont 8,7 millions de déciatines de forêts) : la presque totalité de cette propriété foncière est concentrée dans l'Oural. Le fait d'être propriétaires d'immenses forêts freine toute velléité des maîtres de forge de se reconvertir au charbon. La métallurgie de l'Oural est un exemple unique en Russie d'industrie, qui, après l'abolition du servage, cherche à assurer sa domination sur la main-d'œuvre grâce au monopole sur la terre. C'est en partie sur la base de prestations de travail que fonctionne la métallurgie de l'Oural, c'est-à-dire sur la survivance économique directe du servage. Les maîtres de forge répartissent terres, pâturages, forêts, parmi les paysans qui, en contre-partie, doivent travailler à l'usine qu'ils ne peuvent évidemment plus quitter et dont ils dépendent étroitement. Ce système permet à la métallurgie de l'Oural de payer ses ouvriers deux ou même trois fois moins cher que la métallurgie du Sud. Mais le niveau de productivité que peut atteindre une main-d'œuvre recrutée et maniée dans de telles conditions est très bas. Selon W.O. HENDERSON (The Industrial Révolution on the Continent, Frank Cass and Co, London, 1961, p. 204), il y a en 1893, 142 000 ouvriers dans les mines de fer et les fonderies de l'Oural ; il estime qu'en Belgique, à la 2 7 . A titre d'indice, on peut faire observer que jusqu'au début du 20* siècle, la sidérurgie ukrainienne fabrique surtout des rails, et la sidérurgie ouralienne des tôles de couvertures et des fers marchands, c.-à-d. des produits métallurgiques destinés au marché a paysan ». 2 8 . Soit propriétaires de plein droit, soit en vertu du tt droit de possession », survivance du 18* siècle. Dans ce dernier cas, ils sont soumis à certaines servitudes (interdiction de vendre les coupes de la forêt, inaliénabilité des mines...) qui rendent difficile la mobilisation de capitaux.
Le développement russe dans les faits
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même époque, 11 000 ouvriers suffisent pour produire la même quantité de minerai de fer, de fonte et d'acier. Les maîtres de forge de l'Oural ont conservé une mentalité pré-industrielle fondée sur la détention d'un monopole de production par la branche. Au début du siècle, ils avaient réussi à s'assurer le monopole de la production dans toute la Russie. Lors de l'émancipation, ils réclament et obtiennent une loi interdisant l'ouverture, dans le rayon des usines, d'établissements travaillant au feu. Ce monopole de fait persiste après l'abolition du servage parce que la métallurgie du Sud n'existe pas encore, et parce que l'Oural est isolé du reste de la Russie par d'énormes distances que le chemin de fer ne franchit pas encore. Pendant des années après l'abolition du servage, le transport des produits de l'Oural à Moscou s'opère encore par le procédé primitif du «flottage» une fois par an 29. Les maîtres de forge de l'Oural, une génération après l'abolition du servage, se refusent à envisager la nécessité d'un changement. Ils écrivent dans Le Messager des finances en 1897 : « Les services historiques rendus par l'Oural sont universellement connus. Pendant deux cents ans toute la Russie a labouré, moissonné, forgé, bêché et haché avec les outils de ses usines. Elle a porté sur sa poitrine des croix en cuivre de l'Oural, voyagé sur des essieux de l'Oural, tiré avec des fusils en acier de l'Oural, préparé des crêpes sur des poêles à frire de l'Oural, fait sonner dans sa poche les gros sous de l'Oural. L'Oural... a prodigué largement ses richesses naturelles, sans courir après la mode, sans se passionner pour la fabrication des rails, des grilles de cheminée et des monuments. Et c'est pour ces services séculaires qu'il fut un beau jour abandonné et oublié ». Ce que les maîtres de forge appellent « l'oubli », c'est la naissance à partir des années 1870 d'une nouvelle métallurgie, pleinement capitaliste, et ouverte vers le progrès technique, dans le Sud de la Russie à partir du fer de Krivoï-Rog et du charbon du Donetz. On a le spectacle curieux d'une branche d'industrie entière qu'il faut sacrifier et faire renaître ailleurs sous une autre forme, parce qu'elle ne peut s'adapter aux changements nécessaires 30. Ce processus d'éviction est illustré par les chiffres suivants (tirés de LÉNINE, Le développement du capitalisme en Russie, pp. 556 et 745) : 29. A partir de 1897, le réseau ferré ouralien se diversifie et s'accroît. L'ouverture en 1906 de la ligne directe Perm — St-Petersbourg par Vjatka et Vologda, met fin à l'isolement de la région et au curieux partage du marché sidérurgique qui s'est instauré en fait entre la sidérurgie ouralienne et la sidérurgie du Sud. Le Sud diversifie sa production et concurrence l'Oural sur le marché a paysan ». L'Oural réagit en se modernisant, sans réussir toutefois à progresser avec le même dynamisme que le Sud. De 1900 à 1910, la production des usines travaillant à l'ancienne mode s'effondre (de 20 millions à 3,2 millions de pouds de fer). La production des usines modernisées passe de 18,4 à 44,4 millions de pouds. Parallèlement, les banques et les sociétés par actions prennent la place des affaires de famille ouraliennes. 30. Le même phénomène est intervenu dans la métallurgie polonaise. Voir sur ce point A N D R Z E J J E Z I E R S K I , Old and Neu> Metallurgy in the Polish Kingdom, Conférence de Stockholm d'histoire économique.
184
Le développement économique de la Russie tsariste Production de fonte (millions de pouds)
1867 1877 1887 1890 1896 1897 1902
Dans l'empire
Dans l'Oural
Dans le Sud
17,0 24,6 37,4 56,6 98,4 114,8 158,6
11,0 16,2 23.7 28,2 35,4 41,2 44.8
4,1 13,4 39.2 46.3 84,3
1,6
On voit que c'est seulement à la veille du boom des années 1890 que la sidérurgie du Sud acquiert une importance économique certaine, et qu'il faut attendre la fin du boom pour la voir l'emporter définitivement sur l'Oural. L e phénomène ouralien va avoir des conséquences économiques incalculables. On peut dire qu'il a retardé d'une bonne vingtaine d'années le déclenchement de l'industrialisation massive en Russie, et le passage de l'industrie russe à la mécanisation. En effet, on a observé qu'en 1865-1875 il y a eu une première vague très importante de construction de chemins de fer. Cette construction entraîne un accroissement considérable de la demande de produits sidérurgiques de base, et de produits métallurgiques transformés. La métallurgie de transformation est incapable de faire face aux besoins nouveaux : il existe bien une usine de locomotives et d'autres usines produisant du matériel ferroviaire, mais une partie de ce matériel (voitures, wagons, matériel de traction, rails, même les matériels accessoires), doit être importée. En 1876, la Russie ne peut fournir que 20 % des locomotives, 46 % des wagons de marchandises, 18 % des wagons de voyageurs qui lui sont nécessaires. Les maîtres de forge de l'Oural qui « ne se passionnent » pas pour la fabrications des rails, ne réalisent pas l'importance énorme d'un tel marché : songeons que dans les années 1900 la Russie produira en moyenne 30 millions de pouds de rails par an (à une époque, il est vrai, où la construction de chemins de fer est très active), c'est-à-dire l'équivalent de la production de toute la sidérurgie russe à la veille du boom des années 1890 3 1 . Même les produits sidérurgiques de base manquent : l'importation de fer et de fonte passe de 198 0 0 0 pouds en 1851-1856 à 19,5 millions de pouds en 1867-1872, et à 29,4 millions de pouds en 1877-1881. Par simple substi31. Selon les standards techniques de l'époque, une verste de chemin de fer nécessite autour de 5 0 0 0 pouds de rails et pièces annexes. Cela représente une consommation annuelle exprimée en fonte de 15 millions de pouds vers 1890 (18 millions en 1898, 32 millions en 1899, 2 0 millions en 1900). Le matériel roulant représente de son côté l'équivalent de 15 à 2 0 millions de pouds par an (800 à 1 000 locomotives, 2 0 000 à 2 5 0 0 0 wagons de marchandises, 1 0 0 0 à 1 3 0 0 voitures de voyageurs), sans compter l'entretien annuel des voies. En moyenne de 1 8 9 0 à 1900, il faut 4 0 millions de pouds par an pour les chemins de fer. Or la production sidérurgique est de 55 millions de pouds de fonte en 1890, 177 millions en 1900. C'est dire l'importance du débouché des chemins de fer pour la sidérurgie, mais aussi la rapidité avec laquelle la demande de produits sidérurgiques se développe dans d'autres secteurs, une fois l'industrialisation enclenchée
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russe dans les faits
185
tution d'importation, la production sidérurgique russe aurait pu doubler dans les années 1870. Durant ces années, on a importé pour 1 milliard de roubles de produits pour les chemins de fer, soit la moitié de l'indemnité de rachat totale de la terre, ou les 2 / 3 du profit retiré de l'exportation des céréales durant ime période beaucoup plus longue. La substitution d'importation s'effectue d'ailleurs lentement pour les rails. On importe 9 millions de pouds en 1863, 4,5 millions en 1879, 300 000 pouds en 1881. Pour la période 1879-1881, la production annuelle moyenne de railsv s'élève à 8,5 millions de pouds. Les chiffres suivants témoignent du changement considérable qui intervient après 1890 (voir LjaiScenko, op. cit., p. 508, en millions de pouds) :
1870-79 1890-99
Demande interne fer et acier
Production interne
% couverture demande par production interne
59,2 127,5
24,4 92,3
41 73
B. Le développement
simultané des autres types
d!industrie
Au cours de la période de développement qui nous intéresse, il se déroule un quadruple processus de développement simultané des types d'industries autres que l'industrie seigneuriale, de passage des formes inférieures aux formes supérieures de l'industrie, de séparation progressive des activités de la ville et de la campagne, et de différenciation sociale à la campagne. Ces quatre processus ne sont pas réunis ici au hasard : ils sont étroitement imbriqués les uns dans les autres, se conditionnent mutuellement dans un tableau complexe. C'est ainsi que la différenciation sociale à la campagne, telle qu'elle intervient dans les conditions russes, a pour effet, dans un premier temps, de développer les formes rurales ou inférieures de l'industrie, c.-à-d. de retarder la séparation des activités de la ville et de la campagne, et le passage aux formes supérieures d'industrie. Par contre, elle réalise immédiatement une extension considérable du champ des activités non-agricoles, et elle prépare sur ime vaste échelle l'introduction de rapports sociaux capitalistes dans les campagnes. Ce type de développement, qui retarde dans l'immédiat l'implantation d'une puissante industrie moderne, prépare à cette industrie de très vastes fondations. Dans la mesure où il n'existe aucune muraille de Chine entre la petite industrie mi-rurale, la manufacture et l'usine moderne, dans la mesure au contraire où le passage d'une forme à l'autre devient en Russie au bout d'un certain temps une nécessité, le processus de différenciation sociale qui correspond, dans un premier temps, à un certain type d'union de l'agriculture et de l'industrie, débouche en définitive sur la séparation
186
Le développement
économique de la Russie tsariste
complète de la ville et de la campagne d'un type capitaliste presque pur 32. Il existe un certain nombre de faits qui témoignent qu'après l'abolition du servage, la petite industrie koustare (et l'artisanat en général) a connu un développement certain. Ce développement est en quelque sorte le double résultat du caractère arriéré de l'économie russe 33 , et des ébranlements que cette économie commence à connaître. Ces ébranlements revêtent la forme de la différenciation sociale à la campagne : une minorité de paysans riches se dégage qui dispose d'un petit capital, d'une main-d'œuvre « familiale » importante au départ, et qui découvre l'intérêt qu'il y a à étendre son activité hors de l'agriculture. En même temps, elle trouve un premier noyau de main-d'œuvre sous la forme de paysans pauvres dépouillés de leurs terres, ou obligés de compléter leur travail agricole par un gagne-pain auxiliaire. Les koulaks, les spéculateurs sur la terre, les usuriers, les éleveurs de bétail participent à partir de 1860 à la formation d'une bourgeoisie russe « authentique », « démocratique », qui prend la relève à 150 ans d'intervalle de la bourgeoisie « démocratique » née sous Pierre I et disparue depuis dans la tourmente (ou anoblie). Vers 1870, cette bourgeoisie encore très « néo-paysanne » va commencer à s'émanciper, à s'installer en ville, à par32. Ce type de développement complexe n'est pas spécifique de la Russie ; on le retrouve en Suède avant 1890, et surtout, sur une période beaucoup plus longue, au Japon d'après 1868. Comme la Restauration Meiji s'est accompagnée de la pleine liberté (juridique) de déplacement du paysan, la comparaison entre les deux expériences (russe et japonaise) nous incite à plus de prudence encore dans l'examen des arguments qui rattachent ce type de développement complexe aux dispositions prises quant à la main-d'œuvre rurale au moment de la Réforme et de l'abolition du féodalisme. L'expérience suggère que de telles dispositions ne peuvent qu'accélérer ou retarder un processus dont le moteur est à chercher ailleurs. Il sera beaucoup plus intéressant de chercher à savoir dans quelle mesure ce type de développement complexe est un trait général des expériences de développement du 19* siècle, et surtout dans quelle mesure on le retrouve encore dans les expériences du 20' siècle. Pour le Japon, on trouvera une analyse circonstanciée de ce type de développement dans le livre de Lockwood déjà cité. On lira aussi avec profit l'article de TSUNEHXKO W A T A N A B E , n Economie Aspects of Dualism in the Industriai Development of Japan n, dans la revue Economie Development and Cultural Change, vol. 13, n® 3, avril 1965, pp. 293 et suiv. On y trouvera des taux de croissance différenciés, non seulement par période, mais aussi par type d'industrie (grande industrie ou industrie artisanale). On s'aperçoit que durant la première période du développement japonais (1878-1912), le taux de croissance de l'industrie artisanale n'est pas négligeable (4,5 % par an), et se compare encore au taux de croissance de l'industrie moderne (7,8 % par an). Ce n'est que dans la deuxième période (1910 à 1936) que les deux taux divergent considérablement (respectivement 4 % et 18 %). Compte tenu de la faible importance de l'industrie moderne dans l'économie japonaise au cours de la première période, on voit que le développement industriel de cette période a été assuré essentiellement grâce à l'essor du a petit s capitalisme. 3 3 . L É N I N E , Le développement du capitalisme en Russie, p. 3 7 4 : O Un tel progrès doit donc toujours avoir lieu dans toute société capitaliste dans la mesure où elle conserve plus ou moins la paysannerie et l'agriculture semi-naturelle et où les différentes institutions et traditions du vieux temps (en rapport avec le mauvais état des voies de communication, etc.) empêchent la grande industrie mécanique de succéder directement à l'industrie domestique. Chaque pas accompli dans l'économie marchande conduit inévitablement à ceci que la paysannerie dégage constamment de son sein de nouveaux industriels ; ce processus lève en quelque sorte un nouveau sol, prépare au capitalisme de nouvelles conquêtes dans les parties les plus arriérées du pays ou dans les branches d'industrie les plus arriérées ».
Le développement
russe dans les faits
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ticiper à la construction d'usines, à souscrire aux chemins de fer, à trouver le chemin des banques, à « s'européaniser ». Il s'agit évidemment de ceux d'entre les paysans riches qui ont le mieux réussi. La masse de ces « apprentis-bourgeois » reste au village. Le lien étroit qui existe entre le développement de l'industrie koustare et la différenciation sociale à la campagne est souligné par le fait que, dans bien des cas, le petit patron engage indifféremment des salariés pour son exploitation industrielle ou pour son exploitation agricole. Ainsi, les riches nattiers et pelletiers de la province de Nijni-Novgorod, les peintres sur poteries de la province de Kostroma qui envoient leurs salariés aux champs pendant la morte-saison industrielle, les doreurs de la province de Vladimir qui ont des ouvriers spéciaux pour les travaux des champs, les épingliers, les feutriers, les fabricants de jouets de la province de Moscou, etc. C'est bien au sens le plus littéral du terme du capitalisme agro-industriel qui se développe ainsi. Pour l'ouvrier-paysan, cette union se traduit tôt ou tard par une dégradation de son exploitation agricole (elle en est souvent le résultat, d'ailleurs). Pour le patron-paysan lui-même, cette union est un phénomène transitoire : ou bien il échoue dans sa tentative industrielle et il retourne alors à l'exploitation agricole, ou bien il réussit, et on observe une tendance dans ce cas à un développement unilatéral de son activité industrielle. L'union de l'agriculture et de l'industrie, sous sa forme russe, c'està-dire en tant que résultat du développement très imparfait de la division du travail, est une solution instable, une formule de transition. L'évolution graduelle de la paysannerie riche vers le statut d'une petite bourgeoisie industrielle s'accomplit notamment par un recours de plus en plus poussé au travail salarié à l'intérieur de l'entreprise familiale. Le nombre de salariés dans l'industrie koustare durant la période que nous envisageons est loin d'être négligeable, comme le montrent certaines données partielles. On observe que le nombre de salariés augmente relativement dans la main-d'œuvre totale de l'entreprise, au fur et à mesure que la taille de l'entreprise s'accroît, même si par ailleurs les entreprises les plus « importantes » (on reste dans le cadre d'une toute petite production) disposent en général d'une main-d'œuvre « familiale » plus abondante. Ce développement d'un salariat agro-industriel revêt notamment la forme d'une extension du travail à domicile. Ainsi la Réforme de 1861 qui attache le paysan au village ne peut absolument pas être caractérisée comme une mesure dirigée contre le capitalisme en général, mais seulement contre le grand capitalisme, et favorable au petit capitalisme agro-industriel. Il n'est donc pas possible de déterminer de façon globale si la Réforme de 1861 a retardé ou accéléré le développement : là où la grande industrie était déjà possible en 1861 et où la Réforme a gêné le développement de cette industrie et favorisé le capitalisme archaïque des campagnes, elle a incontestablement joué un rôle de frein. Par contre, dans tous les cas où cette grande industrie n'est pas en-
188
Le développement
économique de la Russie tsariste
core possible — et ils sont nombreux —, la petite industrie rurale a préparé le terrain nécessaire, dans la mesure où elle aggrave la différenciation sociale, dégage des capitaux, favorise le salariat, et passe, en cas de réussite, au stade supérieur : la manufacture. La différenciation sociale à la campagne permet de comprendre sous quelle forme se développe la petite industrie rurale, mais elle n'explique que partiellement pourquoi c'est la petite industrie rurale, plutôt que la manufacture ou la grande industrie moderne, qui bénéficie en partie des débouchés créés par la commercialisation croissante de l'agriculture et par les progrès de la division du travail. Il y a d'abord le fait que ces progrès de la commercialisation et de la division du travail sont souvent trop faibles pour que la manufacture ou l'usine moderne disposent du marché suffisant pour s'installer. Lorsque ce marché devient suffisant, on observe certes le processus classique au cours duquel la petite industrie rurale est chassée de son marché traditionnel par les formes plus compétitives d'industrie. Mais, chassée d'un secteur, elle va s'installer dans un autre secteur. Le processus simultané de développement de la petite industrie, de la manufacture et de l'usine moderne peut continuer aussi longtemps que la commercialisation et la division du travail font de nouveaux progrès. Le chemin de fer supprime toute une industrie koustare fondée sur le transport par charrettes, l'accordéon bon marché évince la balalaïka, mais il reste ou il naît bien des petits métiers : la pelleterie d'Arzamas, la serrurerie sur acier de Pavlovo, la tannerie et la cordonnerie de Kimry, le tressage des chaussures, la chapellerie, la verrerie, la joaillerie, la fabrication de jouets... Dans la Russie d'après la Réforme, la petite industrie rurale se crée aussi un marché sous la forme d'une émigration des petits industriels et des artisans des provinces centrales vers les provinces frontières, notamment le sud. Il faut en outre observer que les relations entre la petite industrie et la manufacture ou l'usine moderne sont loin de se borner à une lutte autour de la possession d'un marché déterminé. Dans bien des cas c'est la manufacture ou l'usine moderne qui contribuent à créer de nouveaux marchés pour la petite industrie, ou de nouveaux métiers. Selon Tugan-Baranovskij, le quart seulement des 141 000 koustars de la province de Moscou exercent dans les anciens métiers de l'artisanat russe ; près de 60 % de ces entreprises koustares sont des métiers créés par l'usine (coton, soie, gants...). Certains de ces petits métiers s'organisent pour lutter et, lorsque la technique le permet, achètent de petites machines et se modernisent. C'est encore une des voies qui permettent de passer de la forme inférieure à la forme supérieure de l'industrie. C'est cet ensemble de considérations complexes qui explique le développement de l'industrie koustare après 1861. Quant à ce développement luimême, il est indéniable bien qu'on ne dispose que de données partielles.
Le développement russe dans les faits
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Une statistique portant sur 523 entreprises artisanales de la province de Moscou, embrassant 10 petites industries (brosserie, épinglerie, chapellerie, amidonnerie, cordonnerie, lunetterie...), montre que près des 4 / 5 de ces entreprises ont été créés après 1861. Même après 1890, LÉNINE estime (op. cit., p. 510) que le nombre d'ouvriers occupés en dehors de la statistique officielle des « fabriques et usines » (c'est-à-dire en gros l'usine moderne et la manufacture), dépasse probablement les deux millions. D'après Harisomesov, à la même époque, le nombre d'artisans en Russie atteint les 4 millions. A la fin du 19e siècle, encore, dans de nombreuses régions, les koustari sont plus nombreux que les ouvriers d'usine. Voici quelques chiffres fournis par R. PORTAL (La Russie industrielle de 1881 à 1927, Les Cours de Sorbonne, Centre de Documentation universitaire, Paris, p. 17) : Nombre de Koustari Gouvernement de Moscou Kostroma « Tver Kalouga
190 000 140 000 149 000 30 000
Nombre d'ouvriers d'usine 180 000 35 000 23 000 14 000
L'artisanat russe est vivace dans quatre domaines principaux : l'industrie du bois, la métallurgie (les artisans fabriquent encore des plumes métalliques, des couteaux, des serrures, des clous, des chaînes, même des ancres de navires), l'industrie du cuir, l'industrie textile (lin, chanvre, soie, coton). Cet artisanat se spécialise souvent par régions, donnant naissance à des villages artisanaux, exportant au loin, parfois à l'étranger. Nous sommes loin de ce passage direct à la grande industrie que beaucoup d'historiens et d'économistes ont cru déceler dans le développement russe. Nous sommes en réalité dans une sorte de « phase inférieure » du capitalisme qui se traduit par ime combinaison provisoire de l'agriculture et d'un type d'industrie au niveau du village, combinaison dont se dégagent d'ailleurs les éléments d'une future séparation de l'activité de la ville et de la campagne. Elle revêt elle-même des formes multiples, correspondant au degré de rupture de l'économie naturelle atteint, à la place sociale du producteur (patron ou salarié), aux proportions diverses dans lesquelles se mêlent l'activité agricole et l'activité industrielle, à la taille de l'entreprise koustare. On aura à s'étendre moins longuement sur le développement de la manufacture après 1861, parce qu'il présente beaucoup de similitudes avec celui de la petite industrie koustare. La manufacture est, pour ainsi dire, le prolongement naturel de cette petite industrie. Fondamentalement, les techniques sont les mêmes, à base de travail manuel, les fabrications concernent la plupart du temps les mêmes objets et s'adressent aux mêmes couches sociales d'acheteurs. C'est d'autant plus vrai qu'après 1861, deux
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Le développement
économique de la Russie tsariste
éléments qui autrefois jouaient un rôle important dans le développement de la manufacture (la demande du gouvernement et la satisfaction des besoins de luxe), voient ce rôle fortement diminuer ou disparaître. L'assise de la manufacture est la même que celle de la petite industrie koustare : la satisfaction des besoins de la masse de la population. Il en résulte que le passage de la petite industrie koustare à la manufacture se fait insensiblement, sans bouleversement technique immédiat, sans recherche de nouveaux débouchés, par simple extension de l'échelle des opérations, soit que le petit industriel koustare ait réussi, soit que les intermédiaires qui foisonnent entre l'industrie koustare et le marché (commerçants, revendeurs, transporteurs), s'emparent de la maîtrise de la branche et se soumettent économiquement les artisans koustares. La base économique du développement de la manufacture après 1861 vient de ce qu'un certain essor des débouchés des produits industriels intervient au moment où la machine ne joue pas encore, et ne peut jouer, un grand rôle en Russie. La manufacture a pu bénéficier, au moins en partie, de cet essor des débouchés. Il s'est produit un phénomène un peu analogue à celui qui est intervenu au Japon après l'ère Meiji, où la grande industrie moderne a coexisté longtemps avec l'industrie manufacturière traditionnelle, une sorte de partage du marché s'étant instauré en fait, l'industrie traditionnelle satisfaisant les besoins traditionnels, l'industrie moderne satisfaisant les besoins nouveaux. La manufacture a été sauvée un temps par le décalage intervenu entre l'accroissement des besoins solvables et le développement de la grande industrie. Ce type japonais ou russe de dévelopement fait contraste avec ce qui s'est passé au 19e siècle dans les pays sous domination étrangère, où les progrès de la grande industrie (quelquefois locale, le plus souvent étrangère), se sont faits directement par la substitution de l'industrie moderne à l'industrie traditionnelle, et la destruction brutale de cette dernière. Dans la mesure où, dans les conditions russes d'après 1861, il était impensable que la grande industrie moderne pût pénétrer toutes les branches industrielles à la fois, la manufacture russe a joué un rôle historiquement positif, en développant des fabrications dont l'industrie moderne, en fait, ne pouvait pas encore s'emparer. Compte tenu de l'importance des obstacles au changement (en particulier la faiblesse de l'accumulation du capital sous une forme moderne et concentrée, et l'absence de la culture technique nécessaire), la manufacture russe a permis de suivre la ligne de moindre résistance au changement. Il convient évidemment de ne pas exagérer l'aspect « rationnel » de ce modèle russe de développement. S'il est vrai que la manufacture russe a permis de satisfaire un besoin historique réel, il est non moins vrai qu'elle l'a fait sur la base de techniques et de méthodes de production dépassées dans les conditions techniques moyennes de l'époque. Ce retard latent devient patent dès que l'industrie moderne a acquis assez de forces pour
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aborder des domaines de fabrication jusque-là laissés à la manufacture s 4 . Or la manufacture, comme toute forme d'organisation sociale, survit aux besoins qui l'ont justifiée un temps, s'organise pour lutter contre la pression de la grande industrie, et se transforme alors d'élément positif en un élément de frein du développement. Il est vrai qu'en luttant contre la grande industrie moderne, la manufacture russe a recours non seulement aux armes du malthusianisme économique et de la régression sociale (notamment l'exploitation extrême des travailleurs à domicile), mais incorpore en outre certains éléments de l'industrie moderne. Il en est ainsi lorsque la manufacture commence à inclure la machine dans son schéma de production. C'est ainsi que la machine à coudre devient d'usage courant dans la chapellerie de la province de Kostroma, que la corderie et la câblerie de la région de Nijni-Novgorod essaient de réagir contre la décadence en acquérant des moteurs mécaniques, que la joaillerie de Kracnoie s'équipe en presses, estampeuses, frappeuses, étireuses, etc. Il existe des cas où la manufacture évolue d'elle-même vers l'usine moderne. Toutefois cette auto-transformation de la manufacture connaît des limites assez proches. En fait, le processus le plus courant de la modernisation de l'industrie russe consiste en l'apparition dans une branche d'industrie traditionnelle d'une usine moderne mécanisée, et dans la conquête progressive du marché traditionnel par l'industrie moderne. C'est dans l'industrie textile que ce processus est le plus apparent. Dans les années qui suivent la réforme du servage, c'est toutefois la manufacture, de concert avec l'industrie koustare, qui continue à pourvoir à une part importante des demandes de la population en objets de consommation. Une simple énumération des principaux domaines d'activité de la manufacture russe nous le prouve amplement : tissus de laine, de coton et de soie, industrie du feutre, chapellerie, production de chanvre, corderie, industrie du bois, cuirs et peaux, industrie de la chaussure, fabriques de boutons, industrie de la corne, brosserie, céramique, petite métallurgie (serrures, hameçons, épingles), bijouterie, fabrication des samovars ou des accordéons, etc., etc. Il nous reste à déterminer la place de la manufacture dans le système des relations entre l'agriculture et l'industrie. Par rapport à la petite industrie koustare, la manufacture représente une évolution dans le sens de la séparation de l'industrie et de l'agriculture, de la ville et de la campagne. Bien que la technique manufacturière soit essentiellement manuelle et qu'elle ne se distingue pas fondamentalement de celle de l'industrie koustare, elle développe la division du travail plus que l'industrie koustare. Elle fractionne une production en métiers ou ensembles d'opérations séparés, elle encou3 4 . C'est ce qui se produit dans la période qui nous intéresse, pour l'industrie textile, en particulier le coton. D'après Tugan-Baranovskij, de 1866 à 1879, le nombre d'ouvriers des usines de coton est passé de 94 5 0 0 à 163 000, tandis que le nombre d'artisans à domicile est tombé de 6 6 0 0 0 à 50 000.
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rage l'acquisition de l'habileté, elle fait naître les traditions de métiers. Ce processus de spécialisation tend à séparer l'ouvrier de manufacture du milieu agricole, et à transformer l'ancien village agricole siège de la manufacture en bourg industriel. « Le type le plus fréquent de la manufacture capitaliste russe, écrit LÉNINE (op. cit., p. 489), est un centre non-agricole, qui attire à lui les habitants des villages environnants, mi-agricoles, miindustriels, et domine ces villages ». Toutefois, tant que la technique de la manufacture reste essentiellement une technique manuelle, la liaison avec l'agriculture reste très forte, en ce sens que la manufacture trouve son intérêt à confier une partie des tâches à accomplir à la petite industrie koustare ou même à la paysannerie. Le développement de la manufacture n'interdit pas, et même encourage, le développement du travail à domicile. Ici la manufacture utilise le terrain qui a été préparé par la Réforme de 1861 : « l'absence de liberté de déplacement, écrit LÉNINE (op. cit., pp. 503-504) l'obligation de subir parfois des pertes d'argent pour se débarrasser de la terre..., l'isolement de caste de la communauté paysanne, tout cela élargit artificiellement le domaine d'application du travail à domicile pour le capitaliste et attache artificiellement le paysan à ces pires formes d'exploitation. Des institutions surannées et un régime agraire tout pénétré d'esprit de caste, exercent de la sorte l'influence la plus pernicieuse dans l'agriculture comme dans l'industrie, en maintenant les formes de production techniquement périmées et qui comportent le maximum de servitude et de dépendance personnelle, les conditions les plus dures et les plus désespérées pour les travailleurs... « Il est hors de doute qu'il y a un rapport entre le travail à domicile pour les capitalistes et la décomposition de la paysannerie. Une large extension du travail à domicile implique deux conditions : I o l'existence d'un nombreux prolétariat rural contraint de vendre sa force de travail... 2° l'existence de paysans aisés bien informés des conditions locales et qui pourraient assumer le rôle d'agents dans la distribution du travail... « Les grands entrepreneurs ne pourraient sans doute pas réaliser au moins la moitié de leurs distributions de travail à domicile, s'ils ne disposaient pas de toute une armée de petits entrepreneurs auxquels ont peut donner la marchandise à crédit ou en commission et qui saisissent avidement toute occasion pour étendre leurs petites opérations commerciales... En distribuant le travail à domicile les entrepreneurs ont la possibilité de porter immédiatement leur production aux dimensions voulues sans dépenser de fonds importants ni beaucoup de temps à construire des ateliers. Or cette extension immédiate de la production est très souvent imposée par les conditions du marché quand la forte demande est due à une reprise d'activité de quelque branche importante de l'industrie (comme la construction d'un chemin de fer) ou à une conjoncture telle que la guerre ». Du point de vue du développement de l'industrie moderne, les principales caractéristiques de la période que nous étudions, sont les suivantes :
Le développement russe dans les faits
193
1. la croissance des industries textiles modernes ; 2. l'entrée en scène des chemins de fer comme facteur de la vie économique russe ; 3. l'apparition des premiers éléments d'une industrie lourde russe moderne ; 4. la mise en place progressive d'un réseau bancaire moderne. 1. C'est à l'industrie du coton que revient le rôle de pointe dans la modernisation de l'industrie textile. On a vu que c'est dans cette industrie qu'est apparue, pour la première fois en Russie, l'utilisation de la machine à une échelle importante, et cela dès avant l'abolition du servage. En fait l'industrie du coton joue le rôle même qu'elle a joué en Angleterre, en France ou aux Etats-Unis : celui d'introducteur des techniques modernes, et de banc d'essai du machinisme. Toutefois, au moment de l'abolition du servage, l'essentiel du tissage du coton se fait encore sous une forme manuelle ; il y avait en 1859 387 000 tisserands manuels occupés par l'industrie cotonnière dans les villages. Après 1870 le tissage mécanique se répand rapidement : le nombre de métiers à tisser mécaniques est multiplié par 8 de 1860 à 1890, passant de 11 000 à 87 000 3 S . En 1866 il y a 42 usines cotonnières mécanisées en Russie, 92 en 1879 (il y en aura 722 en 1897). La mécanisation fait des progrès aussi dans les autres industries textiles ; vers 1880, 76 % de la production de l'industrie du vêtement se fait dans des usines mécanisées. Dans l'industrie de la toile, de 1866 à 1890 le nombre de métiers à tisser mécaniques double, le nombre de broches fait plus que doubler. L'industrie linière s'équipe en machines à vapeur, la teinturerie, l'impression et l'apprêtage se mécanisent. Toutefois dans l'industrie du vêtement de laine le pourcentage de la production mécanisée n'est que de 33,3 % vers 1880, et l'industrie de la soie est à peine touchée par la machine (1,5 % de la production de vêtements de soie à la même époque). Les chiffres suivants (Ljascenko, op. cit., p. 530) nous montrent les progrès de l'industrie moderne du coton (en millions de roubles, valeur de la production) : 1870 1880 1890 1897
Filatures
Tissage
Impression
48,4 74,2 106,6 134,9
48,0 99,7 136,3 237,5
30,7 66,6 91,9 105,5
Il est bon de faire observer également qu'à cette époque les importations de coton brut en provenance de l'étranger sont rapidement remplacées par le coton en provenance de l'Asie russe. 2. Ce n'est qu'après 1860 que les chemins de fer vont commencer à jouer un rôle économique. Les quelques lignes construites avant 1860 sont des lignes plus stratégiques qu'économiques (à l'exception de la ligne Petersbourg-Moscou ouverte en 1851). 35. II y en aurait 127 000 en 1900 en Russie d'Europe, et 152 000 si l'on compte la Pologne. 13
194
Le développement
économique de la Russie tsariste
Mais la première compagnie privée de chemins de fer se crée en 1857. De 1861 à 1870, 698 millions de roubles de capitaux privés s'investissent dans les chemins de fer, ce qui constitue pour l'époque une somme énorme 36 . Dès le départ le gouvernement participe au financement des chemins de fer : en 1877 ses prêts s'élèveront à 1 833 millions de roubles. Les projets de lignes réalisés après 1860 ont un contenu économique direct : la première priorité est de connecter les régions à grain avec le marché national. Ensuite viendront les lignes qui auront pour but de relier les ports baltiques à la région à grain centrale, et les ports du Sud aux greniers à grain du Sud et du Centre. Une telle liaison était évidemment un impératif de l'exportation de grain. Bien qu'elle soit difficilement mesurable, il est impossible de sous-estimer l'importance de la construction des chemins de fer pour l'évolution de l'agriculture russe. En mettant à la disposition du marché intérieur russe un moyen de transport rapide, le chemin de fer va hâter le processus de commercialisation et de dissociation sociale à la campagne, favoriser les spécialisations agricoles régionales. Vers 1876-1878, les produits agricoles (laine, coton, bois, sucre, céréales) représentent près de la moitié du fret de chemin de fer (près d'un tiers pour les 8 céréales principales). Il est bien évident que le rôle du chemin de fer est ici « permissif », et qu'il fallait la réunion d'autres conditions pour que l'agriculture se lance dans la commercialisation. Mais il accélère le processus de manière importante. Le charbon est lui aussi un fret important, de même que le chemin de fer est un consommateur important de charbon. Il se peut qu'en offrant un débouché massif aux nouveaux charbonnages, les chemins de fer aient favorisé la naissance de cette sidérurgie du Sud qui va être l'épine dorsale du boom des années 1890. Nous avons vu que sur un point essentiel, le chemin de fer n'a cependant pas joué de rôle moteur jusque vers 1880-1890 : c'est en ce qui concerne le développement de l'industrie sidérurgique et métallurgique ; nous avons vu également que cette carence était liée aux caractères particuliers de l'industrie sidérurgique russe de l'époque. Dans l'ensemble et malgré cette importante réserve, on peut dire que le chemin de fer joue un rôle important dans la vie économique russe dès les années 1860. L'une des toutes premières crises industrielles de la Russie, celle de 1873-1875, est liée au déclin de la construction de chemins de fer. Ce déclin suffit à provoquer une crise générale de l'industrie parce qu'en raison du faible pouvoir d'achat paysan, l'industrie légère est entraînée à son tour dans la crise, faute de disposer d'un marché suffisamment vaste. 3. C'est au cours de cette première période de l'industrialisation russe qu'apparaissent les premiers éléments de la future industrie lourde russe : la sidérurgie de Krivoi-Rog, les charbonnages du Donetz, l'industrie du pétrole de Bakou. Dans les années 1870, la région de la Mer Noire a été 36. Ces capitaux privés sont pour la plupart d'origine étrangère : français, anglais, belges, allemands...
Le développement russe dans les faits
195
réunie par la voie ferrée à la région de Moscou. Mais ce n'est qu'après 1885, avec la construction d'une voie ferrée transversale réunissant le fer de Krivoi-Rog et le charbon du Donetz, que la sidérurgie du Sud démarre véritablement. En 1881 la seule grande usine est l'usine anglaise Hugues, dont le premier haut-fourneau remonte à 1871, qui fonctionne au coke et fabrique des rails pour l'Etat (23 0 0 0 tonnes en 1885). Le matériel de l'usine a été transporté en 1870 sur des chars à bœufs ! Dès avant 1890 il y aura 9 entreprises industrielles dont 3 très importantes. Si la production sidérurgique ne démarre vraiment qu'après 1890, la production de charbon et de pétrole augmente dans des proportions considérables au cours de cette première période 3 7 . Il faut souligner à cet égard le rôle important que va jouer, à partir des années 1880, l'exportation de pétrole qui, de concert avec l'exportation de céréales, va permettre à la Russie d'acheter des machines à l'étranger. Les exportations de pétrole qui s'élèvent à 4,7 millions de pouds en 1881-1885 montent à 57,9 millions de pouds en 1891-1895 et 90,9 millions de pouds en 1900. Une branche importante de l'industrie lourde — la production de ciment — fait ses premiers pas (elle trouve des débouchés dans la construction urbaine 3 8 et surtout dans la construction d'usines) : la valeur de la production passe de 530 0 0 0 roubles en 1866 à 3,8 millions de roubles en 1890 : c'est encore peu de choses. On aura à peu près achevé ce tour d'horizon industriel en signalant l'essor des industries alimentaires, en particulier de la minoterie (qui se mécanise rapidement) et l'apparition des premiers éléments d'une industrie chimique. Toutefois cette chimie a des dimensions modestes, non seulement quant aux chiffres absolus, mais même par rapport aux possibilités du marché intérieur, comme le montrent les chiffres ci-dessous (LÉNINE, op. cit., p. 539, en millions de roubles) :
1857 1880 1890
Consommation
Production
14,0 36,2 42,7
3.4 7.5
16,1
Importation 10,6
28,7 26,6
En fait dans le domaine de la chimie, la Russie va prendre un retard qu'elle ne rattrapera pas avant la chute du tsarisme. Il en est de même pour l'industrie de fabrication des machines : bien que la production russe de machines se développe, notamment en ce qui concerne le machinisme agricole, l'industrie russe ne parviendra pas avant longtemps à satisfaire les besoins du marché intérieur pourtant modeste. On peut noter cependant que la 37. Mais en 1886-1890, la Russie importe encore le 1 / 4 du charbon qu'elle consomme. 38. On ne doit cependant pas oublier que 5 6 % des villes russes sont encore à l'époque en bois. Ce n'est que vers 1914 que la construction urbaine deviendra un gros client de l'industrie du ciment et de la métallurgie.
196
Le développement économique de la Russie tsariste
fabrication en grand des métiers à tisser commence en 1880. C'est surtout après 1890 que l'industrie des machines se développera. Vers 1900, il y aura 682 usines ou ateliers fabriquant des machines avec 120 000 ouvriers (Henderson, op. cit., p. 217). Toutefois en 1913, 37 % des équipements techniques et plus de 50 % des machines sont encore importés. 4. Le dernier point important sur lequel nous aimerions insister pour caractériser cette première période de développement concerne le rôle des banques, du crédit et du marché financier dans le développement. Au moment de l'abolition du servage, la Russie ne possède pratiquement pas de réseau bancaire digne de ce nom. Les seuls établissements existants ont en fait pour fonction sociale presque exclusive de financer l'endettement de la noblesse. La période de 1860-1890 va voir la mise en place des premiers éléments d'un système de crédit moderne. Certes le développement de ce système va être lent et hésitant, au moins jusqu'en 1890, mais il ne semble pas que la thèse de Gerschenkron qui repousse pratiquement aux dernières années du tsarisme l'apparition du crédit comme mode important du financement du développement, soit fondée. Gerschenkron distingue les pays à développement « normal » ou « classique » c'est-à-dire les pays où le crédit joue un grand rôle, et les autres pays comme la Russie où le gouvernement est obligé de prendre la place du système de crédit défaillant. C'est pour Gerschenkron, un critère essentiel qui permet de distinguer les pays qui pratiquent la mise en place de « préalables », et ceux qui sont obligés de trouver des « substituts * aux préalables. Mais en opposant de manière si catégorique les deux « modèles » de développement, Gerschenkron en arrive à surestimer les différences (réelles) entre les deux modèles, et à sous-estimer leurs ressemblances39. Cela le conduit à minimiser l'importance de l'industrialisation accomplie en Russie dès avant 1890, et celle des facteurs de l'industrialisation (avant ou après 1890) autres que la politique économique et financière du gouvernement russe. Il serait faux de surestimer le rôle joué par les banques et le crédit privé dans le développement antérieur à 1890, et de passer sous silence le rôle important joué par les finances gouvernementales dès cette époque (et non pas seulement après 1890). Cependant l'apparition d'un réseau bancaire moderne après 1860 est un fait qu'on ne peut pas négliger, et qui montre que le développement russe a revêtu des formes beaucoup plus complexes 39. Gerschenkron qui a tendance à sous-estimer le développement bancaire de la première période en Russie, a inversement tendance à surestimer le rôle du crédit et de la banque dans le développement industriel des pays occidentaux. Ainsi le rôle des banques anglaises dans la révolution industrielle de la 2' moitié du 18' siècle, sans être négligeable ne doit pas être exagéré. Les banques ont surtout aidé l'industrie indirectement en finançant le commerce (notamment le commerce extérieur). Les banques sont alors plus le résultat du progrès économique que sa cause. On lira avec profit l'analyse nuancée de YOUNGSON sur ce point (Possibilities of Economie Progress, The University Press, Cambridge, 1959, p. 139).
Le développement
russe dans les faits
197
et multiples qu'il n'apparaît à la lecture du schéma théorique de Gerschenkron. De 1861 à 1873, c'est la création de banques qui constitue après les chemins de fer, le terrain le plus important d'investissements des capitaux privés : 226,9 millions s'investissent dans 73 banques nouvellement créées (les chemins de fer absorbent 698 millions de roubles). C'est seulement à partir de 1874 que les investissements dans les banques et les chemins de fer diminuent au profit des investissements dans les affaires industrielles : le développement russe revêt l'allure très classique de la mise en place d'un des « préalables » essentiels du développement. C'est en 1860 que le gouvernement crée la Banque de Russie. La Banque de Russie participe au financement du développement par le biais essentiellement de l'ouverture des comptes-courants qui représentent, pour la plupart, la trésorerie des entreprises industrielles ou commerciales. Le montant cumulé de ces comptes-courants s'élève à 84 millions de roubles en 1869, 181 millions en 1880, 205 millions en 1890 (il est exact que c'est après 1890 qu'il progresse le plus vite, puisqu'il atteint 572 millions en 1900 et 738 millions en 1904). Après 1880 la Banque de Russie installe des succursales et des comptoirs dans les principales villes de l'Empire. Outre la Banque de Russie, tout un réseau se met en place durant la première décennie qui suit la réforme. En 1870 sont apparues 20 banques privées, 15 sociétés de crédit mutuel, 163 banques municipales, 16 associations d'épargne et de prêt. Certaines de ces institutions comme les associations d'épargne auront toujours un rôle modeste. Par contre le système bancaire privé se développe rapidement, en multipliant ses succursales (4 en 1871, 50 en 1890, 242 en 1900, 295 en 1905). Dès 1873 le système de crédit en place a permis un important développement de la capacité de prêt et surtout de sa concentration. Selon LJASCENKO (op. cit., p. 491), le montant global des comptes-courants et dépôts à la Banque de Russie et dans les banques privées s'élève en 1873 à 2 753 millions de roubles, contre un drainage de capitaux de l'ordre du milliard de roubles dans l'ancien système de crédit de 1861. Le crédit commercial total s'élève à 656 millions de roubles en 1873, contre 15 millions de roubles avant 1861. Ces chiffres sont certes modestes par rapport aux besoins de la Russie, et par rapport aux résultats qui seront obtenus plus tard. Vers la fin du siècle on compte une quarantaine de banques commerciales, 250 banques municipales, une centaine de sociétés de crédit mutuel, plus de 4 000 caisses d'épargne (500 millions de roubles de dépôts en 1897). Mais on ne doit pas oublier que le développement industriel lui-même s'accélère après 1890. Si l'on situe les choses dans leur perspective, la période d'après 1890 est l'accentuation d'un mouvement qui commence dès 1860.
198
Le développement
économique de la Russie tsariste
III. L'industrialisation après 1890. Après 1890, l'allure de l'industrialisation s'accélère brusquement40. GERSCHENKRON nous donne l'explication suivante de ce changement (op. cit., pp.
125-126).
« Le facteur stratégique de la grande poussée industrielle des années 1890 est à rechercher dans le changement de politique du gouvernement. La crainte de l'industrialisation, si manifeste dans les années 1860, a disparu. Le développement industriel fut accepté et devint en fait l'objectif central. Dans ces conditions, le problème de la demande paysanne perdit son importance d'antan et sa liaison avec l'industrialisation fut radicalement inversée. Ce fut comme si un décor mobile s'était déplacé pour révéler une scène entièrement nouvelle. La croissance de la demande paysanne de produits industriels cessa d'être un préalable et une condition de réussite de l'industrialisation. Au contraire, l'objectif fut désormais de la diminuer. La réduction de la consommation paysanne signifiait un accroissement de la part du produit national disponible pour l'investissement. Elle signifiait des exportations accrues, la stabilité de la monnaie, des possibilités de prêts étrangers plus importants et meilleur marché, des disponibilités en devises suffisantes pour assurer le service de la dette extérieure... « ...La politique budgétaire du gouvernement fut effectivement substituée au marché interne déficient. La poursuite de la construction massive de chemins de fer durant les années 1890 fournit au gouvernement le moyen susceptible de soutenir la demande de produits industriels... Le gouvernement russe, loin de favoriser sans discrimination toutes les branches industrielles, consacra le principal de ses efforts à la production de fer et d'acier et aux industries des machines ». L'explication de Gerschenkron apporte une série de précisions importantes sur le rôle des chemins de fer, de l'industrie lourde et du gouvernement, dans le boom des années 1890. Il est indéniable, en particulier, que le rôle du gouvernement a été essentiel : l'accord sur ce point est unanime de Gerschenkron aux marxistes41 en passant par les populistes. La façon dont ces facteurs ont joué leur rôle est beaucoup plus complexe qu'il n'apparaît dans l'analyse de Gerschenkron, et il vaut la peine d'y regarder de plus près. Les appréciations portées par Gerschenkron sur le rôle de la demande 40. 40 % des entreprises industrielles existant en 1900 ont été crées après 1891. 41. Voir l'opinion par exemple de LJASCENKO (op. cit., p. 498). De même, lors d'une discussion sur la révolution industrielle, tenue à l'Académie des Sciences de Berlin-Est, l'allemand Jurgen Kuczynski soutint l'opinion qu'il y eut en Europe de l'Est et spécialement en Russie une « voie prussienne » de la Révolution industrielle, correspondant aux traits particuliers revêtus par le développement agricole dans cette région. Le Tchèque Purs contesta cette interprétation définissant la révolution industrielle à partir de la révolution agricole. Voir BERNARD MICHEL, H La révolution industrielle dans les pays tchèques au 19* siècle », Annales, sept.-oct., 1965, n° 5.
Le développement
russe dans les faits
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paysanne nous paraissent contestables. Le processus de développement économique de la Russie après 1861 se traduit, chez Gerschenkron, par une sorte d'opposition tout en noir et blanc, entre d'une part ce qu'on peut appeler le « modèle Pierre le Grand » de développement (fondé sur la surexploitation de la paysannerie), et d'autre part le « modèle occidental » qui attribuerait à la demande paysanne de biens industriels un rôle important dans le mécanisme de la croissance. Les années 1890 marquent, selon Gerschenkron, un premier retour au modèle Pierre le Grand, retour qui mène à la crise agraire de 1905 et à une évolution vers le modèle occidental à travers les réformes de Stolypin. Cette évolution est arrêtée par la guerre et la révolution d'Octobre. Nous ne reviendrons pas sur la portée des réformes de Stolypin, sinon pour rappeler qu'à notre avis elles constituent non une évolution franche vers un nouveau modèle, mais, au contraire, la dernière tentative pour sauver ce qui pouvait encore l'être de l'ancien modèle. Nous contesterons seulement l'affirmation surprenante de Gerschenkron selon laquelle il s'est produit un changement d'attitude à l'égard des paysans après 1890. Rien, dans la chronique de la période, ne vient étayer cette affirmation. En fait, la politique du gouvernement et des classes dirigeantes n'a pas cessé un seul instant, depuis 1861, de s'appuyer sur l'exploitation intense de la paysannerie. Que, pour une série de raisons complexes que nous allons maintenant examiner, cette exploitation ait été plus efficacement utilisée en vue de l'industrialisation après 1890 seulement est indéniable, mais constitue un tout autre problème : ce qui se modifie ce sont les modalités d'utilisation du surplus économique de l'agriculture, et non les modalités d'appropriation de ce surplus par les classes dirigeantes. La poussée industrielle des années 1890 provient moins d'un subit intérêt du gouvernement pour le développement économique 42 que de la conjonction de deux facteurs importants : la construction intensive de nouvelles lignes de chemin de fer, et le développement de l'industrie sidérurgique et métallurgique moderne. Le démarrage de la sidérurgie est foudroyant : en 9 ans, de 1887 à 1896, la production de fonte triple. Pour obtenir le même résultat, il a fallu 28 ans en France (1852-1880), 23 ans aux U.S.A. 42. Gerschenkron ne précise guère ce qui a motivé, à son avis, le changement d'attitude du gouvernement, à moins qu'il ne fasse implicitement référence au rôle de Witte comme « père de la révolution industrielle russe J. Witte présente en effet au tsar en 1893 un premier rapport sur la politique économique qui est une stratégie de « croissance non balancée • fondée avant tout sur l'industrie lourde et les chemins de fer. 11 est exact qu'après 1890 le gouvernement devient plus actif. Mais le contraste avec la période précédente n'est pas tel que l'on puisse parler d'un revirement total. On assiste à la mise en place de l'arsenal classique de mesures gouvernementales favorables au développement capitaliste : réforme monétaire, protectionnisme très accru (tarif de 1891 qui frappe en particulier durement les importations de produits sidérurgiques et métalliques), traité commercial avec l'Allemagne de 1894, réforme des finances publiques et de la fiscalité. WITTE écrit dans ses Mémoires (cité par MICHELSON, p. 80) en parlant de l'industrie : O On dit que j'ai usé d'artifices pour la développer ! Quelle sottise ! Tout ce que j'ai fait c'est de soutenir le tarif protecteur ».
200
Le développement économique de la Russie tsariste
(1845-1868), 22 ans en Grande-Bretagne (1824-1846), 12 ans en Allemagne (1859-1871). Cet essor provient du développement de la métallurgie du sud dont les bases ont été posées dans la période précédente et qui continue à s'équiper : durant les années 1890, 17 grandes usines sidérurgiques et 7 grandes usines de transformation des métaux et de fabrication de machines sont construites, pour l'essentiel dans le sud. En 5 ans (de 1895 à 1899) la somme énorme de 833 millions de roubles est investie dans l'industrie lourde du sud. En 1899 l'industrie métallurgique de l'Ukraine compte 35 hauts-fourneaux, 21 cornues Bessemer, 53 fours Martin, 65 fours à puddler, 80 trains de laminoirs 43 . Ce qui a rendu possible ce développement de l'industrie lourde, c'est essentiellement le fait que les besoins des chemins de fer sont satisfaits de plus en plus, non pas par l'importation, mais par la fabrication nationale, en particulier la production de rails. Selon JACUNSKIJ, vers la fin du 19® siècle l'industrie nationale satisfait la totalité des besoins des chemins de fer et de la flotte fluviale (qui après 1860 est passée rapidement à la vapeur). En outre l'industrie lourde elle-même nécessite d'importants tonnages de fer, de fonte, d'acier. Il ne faut pas négliger non plus la construction d'une marine de guerre après 1882 (7 cuirassés de 1882 à 1893, plusieurs dizaines de milliers de tonnes de métal). Par contre à la veille de la première guerre mondiale encore, la flotte de commerce est composée en majeure partie de vaisseaux de bois marchant à la voile. Durant la décennie 1890-1900, on estime que les chemins de fer et l'industrie lourde absorbent à eux seuls près des 3 / 4 de la production sidérurgique et métallurgique. Le temps des poêles à frire et des médailles de l'Oural est bien terminé. La grande industrie russe s'enthousiasme pour les nouveaux marchés, et un rapport de 1908 du « Conseil des Conférences » qui traduit l'opinion du patronat montre bien l'évolution de la pensée intervenue depuis les maîtres de forges de l'Oural : « l'idée de construire notre industrie métallurgique sur la base des houes, des essieux, des roues forgées, des charrues et des toitures métalliques demandées par le paysan russe, n'offre pas d'intérêt aux yeux des esprits positifs ». Ce dédain des sidérurgistes pour le débouché paysan, n'est d'ailleurs pas entièrement justifié. Les articles de ménage, le machinisme agricole, et surtout les toitures métalliques constituent un débouché non négligeable de la métallurgie russe, et ce débouché repose sur la paysannerie **. Dans les années 1890, on estime que le machinisme agricole absorbe 7-8 % de la production de fer et d'acier, alors que le processus de substitution d'importation n'est pas achevé dans ce domaine (on importe encore la moitié des machines agricoles). 43. Ces capitaux sont pour l'essentiel des capitaux étrangers. Mais on observera par la suite un processus de « russification D des usines fondées par les étrangers (pour les capitaux et les techniciens). 44. Pas entièrement en ce qui concerne les toitures métalliques. Les villes en achètent une partie.
Le développement russe dans les faits
201
L'importance de la production de toitures métalliques apparaît clairement lorsqu'on la compare à la production de rails (LJASCENKO, op. cit., pp. 508 et 638, en millions de pouds) :
1850 1900 1903 1909 1913
Rails
Toits métalliques
10,1 30,3 19,4 29,1 35,9
8,4 14,0 45 14,4 20,7 25,3
Toutefois, sans être négligeable, le débouché paysan de la métallurgie ne se compare évidemment pas en importance avec les débouchés offerts par l'industrie moderne elle-même. C'est la conjonction entre le développement de la sidérurgie et la construction du chemin de fer qui est à l'origine de l'importance croissante de l'industrie de base dans l'industrie moderne russe : l'ensemble mines-métallurgie-sidérurgie représente 20 % de la production de la grande industrie en 1890, et environ le tiers vers 1900 46 . Ce renforcement de l'industrie de base est à l'origine du fait capital de l'industrie russe de la fin du 19e siècle : le passage massif à la mécanisation. On peut dire que de cette époque date la fin de ce modèle d'industrialisation qui marque la première période de développement et qu'on a essayé de résumer plus haut. La petite industrie et les techniques manuelles conservent certes un rôle important et continuent à se développer, mais le tableau de l'industrialisation se simplifie néanmoins considérablement. C'est le développement de la grande industrie mécanisée qui va désormais assumer l'essentiel de l'essor. Il est difficile, faute de chiffres précis, de se faire une idée de l'importance relative des petites industries de type rural ou artisanal, à la fin du tsarisme. D'après une enquête publiée en 1913 par le Journal du commerce et de l'industrie (organe du ministère des finances), les industries artisanales seraient en net déclin. Une enquête menée à la même époque par une autre administration aboutit aux conclusions exactement inverses. D'après WARREN W . Eason (The Transformation of Russian Society, p. 88), il y aurait en 1913, 10 millions d'artisans (y compris leur famille). 4 5 . Il s'agît de chiffres de production. La consommation de toits métalliques est beaucoup plus importante en 1900 : 29,6 millions de pouds. 46. Voici les chiffres que donne Jalcovlev sur l'importance respective de l'industrie lourde et de l'industrie légère (cités par PORTAI., op. cit., p. 123). l a valeur de la production est en millions de roubles et le nombre d'ouvriers en milliers : Industrie lourde : Valeur de la production Nombre d'ouvriers Industrie légère : Valeur de la production Nombre d'ouvriers
1905
1909
1 111 686
1275 841
1392 873
1812 964
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Le développement économique de la Russie tsariste
Ce passage à la grande industrie mécanique constitue un événement beaucoup plus important que les variations de la politique gouvernementale. Ce n'est pas le Gouvernement qui a décidé ce passage, il est sorti « tout naturellement » des progrès antérieurs accomplis par l'industrie russe et il est le résultat direct du développement « spontané » de la première phase d'industrialisation 47 . Mais le passage à la grande industrie mécanisée, dans les principales branches industrielles, signifie la fin de ce modèle de transition des relations entre l'agriculture et l'industrie qu'on a examiné plus haut. La grande usine mécanique entraîne la séparation complète de la ville et de la campagne, la rupture des liens qui rattachaient encore les ouvriers à la terre, la concentration de la main-d'œuvre dans de grandes usines. Cette concentration a été particulièrement poussée en Russie. Dès 1897 les usines de plus de 500 ouvriers occupent 42 % de la main-d'œuvre, contre 15,3 % en Allemagne par exemple. En 1910 ce pourcentage atteindra 54,3 %. Si le développement de l'industrie de base a constitué le phénomène décisif des années 1890, il ne faut pas en conclure qu'il représente à lui seul tout le développement russe. En fait ce sont toutes les branches industrielles, y compris les branches de l'industrie légère, qui sont entraînées dans un processus général de croissance, comme le montrent les chiffres ci-dessous (Ljascenko, op. cit., p. 527, valeur de la production en millions de roubles) : 1887
Articles textiles dont coton Mines et sidérurgie Trans. du métal Chimie Céramique Toutes industries
463,0 281,7 156,0 112,6 21,5 28,9 1 344,0
1897
946,3 430,2 393,7 310,6 59,6 82,6 2 839,0
Indice de la valeur de la production en 1897 (base 100 en 1887) 204 152 253 275 277
286
213
On voit que l'industrie textile conserve le premier rang en 1897, suivie il est vrai d'assez près par l'ensemble des industries de base. L'importance de l'industrie textile réduit à leurs justes proportions, les analyses sur le caractère « artificiel », « spécifique » du développement de l'industrie russe. Le modèle russe participe du même dynamisme que le reste du monde et loin d'être artificiel, il repose sur l'extension du marché intérieur dont nous avons vu qu'on ne pouvait pas le confondre avec l'élévation du pouvoir d'achat par tête d'habitant. 47. L'aide de l'Etat fut cependant acquise à la sidérurgie moderne du Donetz. L'anglais YOUTH, créateur de la première entreprise sidérurgique du Donetz, reçut une subvention gouvernementale de 500 000 roubles, fut assuré d'une prime de 50 kopecks par poud de rail produit, reçut des commandes importantes de matériel de chemins de fer. La société belge a Cockerill » bénéficia d'une prime de 20 kopecks par poud de fonte...
Le développement russe dans les faits
203
L'essor de l'industrie textile se poursuivra au-delà de 1900. Voici quelques chiffres (Ljascenko, op. cit., p. 690) concernant l'industrie cotonnière :
Nombre de broches (milliers) Coton transformé (milliers de pouds) Nombre de machines à filer (milliers) Production de filés (millions de pouds) Production de tissus (millions de pouds)
1900
1913
6 646 16 007 151 14,6 11,7
9 200 25 900 230 22,7 19,6
Durant le boom des années 1890, seule l'industrie de transformation des produits alimentaires n'a connu qu'un essor médiocre (le taux annuel de croissance de la production pour la période 1887-1897 y est de 1,7 % contre 7,8 % dans le textile, 9,3 % dans l'industrie du bois, 10,7 % dans la chimie, 8,4 % dans la métallurgie)... La répartition du « capital de base » entre les différentes branches industrielles reflète bien le même mouvement général de développement, et le glissement vers l'industrie lourde des investissements d e capitaux (voir annexe XX). Il nous reste à préciser sur quelles ressources s'est appuyée l'industrie russe pour financer son développement. La commercialisation croissante de l'agriculture et le développement du marché intérieur (ainsi que le développement des échanges avec les provinces frontières), ont joué u n rôle important en la matière, qu'il est malheureusement impossible de caractériser avec des chiffres. Mais il est évident que c'est sur cette base que se produisent l'essor de l'industrie légère et u n e partie du développement de l'industrie lourde. Venons-en à un problème important et très débattu : le rôle de l'Etat dans le développement. Il est exact que le boom des années 1890 est étroitement lié à l'essor d e la construction de chemins de fer, et que cet essor lui-même est lié à l'activité grandissante du gouvernement dans ce domaine 48 . Dans une première phase, l'initiative privée a joué un grand rôle dans la construction de chemins de fer : en 1879, sur 637,9 millions d e roubles d'actions de chemins de fer, l'Etat n'en possède que 86 millions ; il est vrai qu'il a déjà assuré le placement d'obligations pour 1 476 millions de roubles. En 1880, il y a encore 37 sociétés privées de chemins d e fer. Après 1890, le rôle du gouvernement s'accroît considérablement. On estime qu'après 1895 les investissements nouveaux dans les chemins de fer se partagent à peu près également entre le capital privé et le gouvernement. Outre les prêts directs, le gouvernement est amené à offrir sa garantie aux emprunts privés. De plus le gouvernement autorise le Trésor public à racheter des lignes privées. L'effort financier d u gouvernement augmente 48. Après 1886, le gouvernement n'accorde plus de nouvelles concessions, et entreprend directement lui-même la construction de nouvelles voies. D'autre part, il rachète les lignes les plus importantes ou déficitaires.
204
Le développement
économique
de la Russie
tsariste
dans de fortes proportions. En 1890 la valeur cumulée des prêts pour le chemin de fer atteint 1 363 millions de roubles. Dans les années 1890, directement ou indirectement, le gouvernement investit environ 3,5 milliards de roubles dans les chemins de fer (sur un capital total de 4,7 milliards). En 1909, les investissements de l'Etat dans les chemins de fer s'élèveront à 5 milliards de roubles, contre 1,6 milliard pour le secteur privé. D'où le gouvernement tire-t-il l'argent nécessaire à la construction de chemins de fer ? La réponse se trouve dans l'examen du mécanisme général des finances publiques russes. Lorsque Witte devient ministre des finances pour de longues années au début du boom industriel, il établit le dogme de l'équilibre budgétaire. En fait, sous le ministère Witte, il y aura excédent dont le montant cumulé atteindra 1,8 milliard de roubles. Mais cet excédent concerne uniquement le budget des dépenses ordinaires. Il existe par contre un budget extraordinaire qui est déficitaire (ce déficit s'élèvera sous le ministère Witte à 2,5 milliards de roubles). C'est ce budget extraordinaire qui finance entre autres la construction de chemins de fer. Il est alimenté d'une part par l'excédent du budget ordinaire, d'autre part par les ressources du crédit et de l'emprunt. Au cours des années 1890, l'Etat s'endette de 3,5 milliards de roubles, dont 2,5 milliards sont trouvés sur le marché intérieur, et 1 milliard à l'étranger. L'Etat utilise entre autres les fonds déposés dans les banques d'épargne étatiques (en 1901, ces banques ont investi 637 millions de roubles en papier d'Etat — sur un total de dépôts de 752 millions —, dont 248 millions en prêts pour les chemins de fer). La part des chemins de fer dans la dette de l'Etat est toujours très élevée et évolue comme suit ( B . G I L L E , op.
cit.,
p.
171) :
(en millions de roubles) dette totale 1878 1889 1902 1909 1914
3 474,0 4 423,7 6 392,4 8 850,8 8 854,9
chemins de fer 1 327,0 1 368,0 3 010,3 3 130,6 3 108,3
% de la dette pour les chemins de fer 37,9 30,0 47,0 35,0 35,0
Une part importante de ces emprunts pour les chemins de fer a été placée à l'étranger (B. G I L L E , op. cit., p. 171) : 975 millions de roubles entre 1868 et 1871 843 « « « 1871 et 1884 885 « •• « 1885 et 1895 Selon B. G I L L E , en 1901, 72 % des sommes investies dans les chemins de fer provenaient de l'étranger. Cette énumération des principales sources de financement de la construction des chemins de fer, donne lieu à deux observations :
Le développement
russe dans les faits
205
1. Il est manifeste que nous avons déjà affaire à un processus complexe de financement qui met en jeu de multiples sources d'argent frais : les impôts sur la population, l'étranger, la petite épargne, le marché financier et l'appareil de crédit. Nous sommes loin de ce « substitut » primitif des procédés modernes de financement que nous présente Gerschenkron, l'Etat se substituant à l'initiative privée en prélevant directement sur son budget de quoi construire les lignes de chemins de fer. S'il est vrai que les ressources publiques jouent en la matière un rôle essentiel, ce trait ne distingue pas fondamentalement la Russie du reste du monde : dans tous les pays, la mise en place d'un réseau complet de voies ferrées a nécessité la mobilisation des ressources publiques. 2. La complexité des réseaux financiers ne doit pas faire oublier que l'ensemble du système repose sur la pression fiscale exercée sur la population. D'une part, une partie de l'excédent du budget ordinaire sert directement à financer le budget extraordinaire. D'autre part, le placement d'emprunts d'Etat à l'étranger et le recours au marché financier international repose sur la politique d'austérité — pour employer une expression moderne — instaurée par Witte et destinée à inspirer « la confiance ». LJASCENKO estime (op. cit., p. 534) que durant les années 1890 le tribut annuel prélevé sur la population pour financer les chemins de fer par divers moyens (droits de douane, monopole de la vodka, impôts directs et indirects) s'élève à 120 millions de roubles. Cela représente approximativement le dixième des rentrées fiscales (700 millions de roubles en 1892 et 1 140 millions en 1901). Le gouvernement procède d'ailleurs à une « modernisation » de son système fiscal : il a supprimé en 1880 le vieil impôt de capitation. Ce sont les taxes indirectes sur les marchandises de consommation populaire qui fournissent l'essentiel des rentrées fiscales : allumettes, sucre, pétrole et surtout vodka (à partir de 1895, le gouvernement établit progressivement le monopole de la vente de vodka). Le seul impôt sur l'alcool rapporte 285 millions de roubles au gouvernement en 1897 (MAXIME KOVALEVSKIJ, Le régime économique de la Russie, V. Giard et G. Brière, Paris, 1898, p. 14). Une partie importante des fonds consacrés par le gouvernement aux chemins de fer a stimulé directement l'industrie lourde sous forme de commandes massives passées à des prix élevés, très supérieurs aux prix mondiaux (le protectionnisme est accru après 1891). Ljascenko estime que ce surprix représente alors environ 15 millions de roubles par an. Il ne saurait donc être question de nier que le gouvernement a joué un rôle fondamental dans le boom des années 1890 49 . Il se peut même que 49. Et d'une façon générale, dans le développement économique après 1861. Ne serait-ce que par le poids des impôts qu'il prélève : de 1860 à 1900, les impôts indirects sont multipliés par 4,55, les impôts directs doublent, tandis que la population ne s'accroît que de 78 % et que les prix restent stables. Voir sur ce point l'article de THÉODORE H. VON LAUE, « The State and the Economy », in The Transformation of Russian Society, pp. 209 et suivantes. D'après les chiffres de VON LAUE (op. cit., p. 217), la part des dépenses écono-
206
Le développement
économique de la Russie tsariste
ce rôle ait été plus important que dans d'autres pays, comme la France et l'Angleterre lorsque ces pays ont traversé la même phase de développement. Mais on ne saurait par contre arguer de ce rôle pour soutenir l'existence d'un prétendu exceptionnalisme industriel russe. On le peut d'autant moins, qu'il ne suffisait pas au gouvernement de trouver de l'argent, ou même de construire lui-même les voies ferrées, pour déclencher l'industrialisation massive. On a vu que les fonctions analogues qu'il a remplies au cours de la première phase de développement n'ont pas donné de résultats aussi importants qu'après 1890. Si le processus d'industrialisation accélérée s'est enclenché après 1890, c'est parce qu'après cette date, le capitalisme privé russe s'est trouvé assez fort et assez modernisé pour répondre à l'incitation gouvernementale. Si la sidérurgie de l'Oural n'avait vu son rôle grandement amoindri par les précédents développements, il aurait été fort probable que la construction de chemins de fer n'aurait pas eu l'effet industrialisant qu'elle a eu. Vers la fin des années 1890, et après 1900, on observe un renforcement du rôle de l'épargne privée et du système bancaire, dans le financement de l'industrialisation, en même temps d'ailleurs que la diminution du rôle des chemins de fer dans l'industrialisation et que le passage à un type plus complexe (plus général) de développement industriel. C'est sur ces phénomènes que s'appuie un certain nombre d'économistes pour parler de 1'« occidentalisation » du modèle russe de développement. Cette occidentalisation est indéniable, mais ne présente aucune solution de continuité avec les phases précédentes du développement. Elle revêt en particulier la forme d'un accroissement du rôle de la petite épargne qui s'investit en dépôts dans les banques d'épargne (voir annexe XXI). Ljascenko estime que de 1900 à 1914, la petite épargne a accumulé ainsi un capital d'un milliard de roubles. Une part importante de cette petite épargne provient des paysans riches (1/3), des artisans et commerçants (1/5), et des employés (1/5). C'est une des voies — d'ailleurs relativement secondaire — par lesquelles l'agriculture finance l'industrialisation. Il est intéressant d'observer qu'en fin de période la paysannerie riche diminue sa participation à cette petite épargne, car elle commence à trouver plus intéressant d'investir ses fonds miques dans l'ensemble des dépenses de l'Etat est importante depuis 1860, mais elle tend à être plus importante dans les années 1890. Voici ces chiffres (millions de roubles) : Dépenses totales (ordinaires et extraordinaires) 1861-1870 1894-1902 1908-1914
4 594 15 137 22 128
Dépenses de
économiques l'Etat
2 091 10 611 12 223
% des dépenses économiques 45,5 %
70,1 % 55,2 %
Comme VON LAUE le souligne lui-même, un tel calcul est très approximatif, ne serait-ce que parce que le service de la dette et les dépenses de conversion figurent dans les dépenses économiques, alors qu'ils correspondent pour une large part à des besoins militaires.
Le développement russe dans les faits
207
dans l'agriculture même : achats de bétail, construction de bâtiments agricoles, achats d'équipement. De même les ressources du marché financier et des banques augmentent (voir annexe XXI). A partir de 1909, l'industrie russe qui a traversé une longue période de crise (1900-1903) et de stagnation (1904-1908), recommence à se développer à nouveau à un rythme rapide. Ce développement ne présente plus guère de différence notable avec les modèles occidentaux de la deuxième moitié du 19e siècle sinon le fait que, malgré les progrès très importants déjà réalisés, la Russie présente encore un retard industriel (et surtout agricole) considérable sur les pays développés de l'Occident50. Il diffère par contre, des essors industriels précédents, en particulier du boom des années 1890, en ce que le rôle des commandes de l'Etat et de la métallurgie perd de l'importance par rapport au rôle du marché intérieur et des autres branches industrielles. L'amélioration des termes d'échange a accru le pouvoir d'achat d'une partie de la paysannerie. Phénomène insolite en Russie, l'industrie est en retard sur la demande solvable. Toutefois il conviendrait de ne pas exagérer l'importance de la paysannerie comme débouché pour les produits industriels : qu'on relise à cet égard la pittoresque description de Robinson 51 . Mais ce faible pouvoir d'achat est reproduit à des millions d'exemplaires. Et il présente l'avantage d'être lucratif à la fois pour l'Etat et pour certains industriels (la comparaison avec l'étranger montre qu'en dépit de l'amélioration intervenue le paysan russe vend moins cher ses produits agricoles et achète plus cher les produits industriels, en raison d'un protectionnisme outrancier).
50. Voici quelques chiffres extraits d'une étude de P. BAIROCH, « Niveaux de développement économique de 1810 à 1910 J>, Annales, novembre-décembre 1965 : Royaume-Uni Production annuelle nette d'un million de calories directes par actif masculin agricole Consommation de coton brut par habitant (en kg, moyenne quinquennale) Production de fonte par habitant (kg, moyenne quinquennale) Production acier brut par habitant (kg, moyenne quinquennale) . . . . Consommation houille par habitant (kg, moyenne quinquennale)
1810
1860
Russie 1910
1810
1860
1910
14,0
20,0
23,5
—
7,5
11,0
2,1
15,1
19,8
—
0,5
3,0
—
5
J-20
600
130
2 450
210
31
150
38
4 040
300
51. Op. cit., p. 252 : « Quand le paysan peut s'offrir une soirée de plaisirs, il remplit sa lampe (s'il en a une) avec du pétrole taxé, l'allume avec ime allumette taxée (ou avec une brindille), verse un peu de tabac taxé dans une feuille de papier à cigarette lui aussi taxé (ou dans un morceau de papier journal) et s'entoure d'un nuage de fumée. Si cette opération lui donne soif, il boit un verre de thé taxé, en serrant un morceau de sucre taxé entre ses dents. A moins qu'il n'aille acheter une bouteille de vodka... s.
CHAPITRE III
L'EXPERIENCE RUSSE ET LA THEORIE DU DEVELOPPEMENT
Nous voudrions, dans ce chapitre final, tirer de l'expérience russe quelques-unes des leçons qui peuvent présenter un certain intérêt du point de vue de la théorie du développement.
§
1 . RETARD ÉCONOMIQUE ET
SOUS-DÉVELOPPEMENT
Nous avons vu que, depuis la fondation de l'Etat russe jusqu'à la veille de la première guerre mondiale, l'économie et la société russes ont presque toujours été en retard sur leurs homologues de l'Europe occidentale. L'esclavage disparaît définitivement en Europe occidentale quand il appariât en Russie. Le servage s'implante massivement en Russie quand il est en voie de résorption rapide en Occident (16e-18e siècles). Un bref instant, au 18e siècle, la Russie paraît avoir rattrapé son retard, mais il s'agit d'un phénomène en partie illusoire qui provient de ce que la révolution agricole et industrielle, alors en cours à l'Ouest, n'a pas encore eu le temps d'exercer tous ses effets. Ce retard s'accentue ensuite durant la plus grande partie du 19e siècle, se résorbe rapidement de 1880-1890 à 1914, mais il reste encore important à la veille de la première guerre mondiale. Nous pensons qu'il est d'un grand intérêt théorique de distinguer ce retard économique et social de ce qu'on appelle aujourd'hui le sous-développement parce qu'il ne s'agit pas de phénomènes de même nature La notion de retard évoque l'image de deux mobiles, dont l'un progresse moins vite que l'autre. Elle exprime une vitesse relative. Elle reflète le phénomène universel de l'inégalité de développement. Elle relève donc de la même logique que le développement lui-même, dont elle est une des formes de manifestation, la seconde étant l'avance économique et sociale. Et, de fait, l'économie et la société russes ont progressé moins vite qu'à l'Occident, mais elles ont progressé. 1. Dans l'analyse qui suit, nous avoDS cherché à nous inspirer des idées développées sur ce point par le professeur DE B E R N I S . 14
210
Le développement économique de la Russie tsariste
La réalité que l'on désigne aujourd'hui sous le terme de sous-développement est bien autre chose, et bien plus qu'un simple retard : c'est une absence de développement, qui recouvre elle-même l'existence d'un processus de blocage du développement. On peut caractériser le retard et le sous-développement en disant que le premier témoigne d'un développement global en dépit de blocages partiels, et que le second témoigne d'un blocage global en dépit de développements partiels. Nous essaierons plus loin de démontrer que le sous-développement, conçu comme une absence de développement, est un phénomène daté qui résulte du fait que dès le 19e siècle et plus encore au 20e siècle, un petit nombre de pays avancés ont fait irruption dans les économies des pays retardés et en ont fait leurs dépendances, à un moment où ces économies ne disposaient pas encore des forces internes capables de résister à cette agression extérieure. De ce point de vue, la colonisation directe ou indirecte a créé le sous-développement, soit en stoppant des évolutions déjà entamées, soit en empêchant la création des conditions d'un véritable développement. Un pays sous-développé est évidemment aussi, par définition, un pays retardé. C'est peut-être le fait que ces deux phénomènes se trouvent étroittement mêlés dans de nombreuses circonstances, qui a longtemps empêché la théorie du développement d'en distinguer clairement la différence de nature. Le terme même de sous-développement évoque beaucoup plus l'idée d'un retard, que celle d'un blocage du développement. La recherche de critères de mesure du sous-développement — et la recherche d'une définition du concept qui en découle —, ont porté en fait sur la mesure du retard, et ont donc ramené la définition du sous-développement à celle du retard 2. Il en résulte que le sous-développement a été présenté — c'est la conséquence logique de l'optique choisie —, comme une accumulation de retards de toutes sortes et de toute nature, agissant comme des freins les uns à l'égard des autres. Ce qu'on a longtemps résumé en disant que le sous-développement était un ensemble de cercles vicieux. Cette approche du problème, la philosophie du cercle vicieux, revenait en fait à affirmer qu'un pays ne se développait pas, parce qu'il ne se développait pas, et était elle-même un exemple de raisonnement en cercle. Elle aboutissait à un double paradoxe : 1. Il devenait impossible de comprendre comment les pays « sous-développés » s'étaient engagés dans la voie du développement. Plus exactement, la rupture des cercles vicieux apparaissait comme le résultat d'une conjonction d'accidents heureux produisant une situation qui, normalement, ne devait pas se produire. L'explication des expériences de développement du passé ne pouvait guère que se borner à constater que de tels accidents étaient survenus dans des conditions historiques chaque fois déterminées. 2. De ce point de vue, des analyses comme celle de F . P E R B O U X et de F B E Y S S D Œ T ouvrent le chemin d'un type nouveau de conceptualisation, en raisonnant en termes de structures.
La théorie du développement
211
Il devenait difficile de passer de la description à l'analyse, plus difficile encore d'édifier une théorie générale sur ce qui semblait n'être qu'un conglomérat de cas particuliers. Ces cas particuliers qui auraient eu eux-mêmes besoin d'être expliqués, paraissaient relever du hasard 3 . Quand la théorie introduit le hasard dans son explication, elle est proche de se nier elle-même en tant que théorie. 2. La recherche d'une stratégie du développement se heurtait à une double impossibilité : la « croissance balancée » résolvait en théorie le problème, mais se heurtait à l'obstacle du manque d'hommes, de moyens matériels et financiers, nécessaires pour une action étendue à l'ensemble des secteurs de l'économie et de la société. Les critiques de la « croissance balancée » ont souligné à plusieurs reprises et à juste titre, qu'une telle politique supposait résolu le problème qu'il s'agissait précisément de résoudre 4 . Mais la « croissance non balancée » semblait elle-même devoir se heurter aux blocages suscités par les secteurs abandonnés à eux-mêmes. La différence de nature entre l'avance ou le retard d'une part, le développement et le sous-développement d'autre part, est la suivante : l'avance ou le retard sont le résultat d'un processus, tandis que le développement et le sous-développement sont les processus eux-mêmes. La reconnaissance de cette différence de nature nous conduit à quelques conclusions que nous voudrions présenter :
Conclusion 1 L'analyse économique ne peut plus se contenter du seul concept vague de sous-développement. En vérité, et si l'usage du terme n'était maintenant si profondément entré dans les habitudes, il serait préférable de renoncer à son emploi, pour échapper aux équivoques qu'il entraîne. Le même terme de pays sous-développé recouvre deux catégories de pays très différents : 3. Il en est ainsi de la question irritante de savoir pourquoi le passage à la civilisation moderne a commencé en Europe occidentale plutôt que, par exemple, en Inde, en Chine, au Japon ou en Russie. Les réponses à cette interrogation invoquaient chaque fois des faits qui prouvaient que le développement était effectivement en avance dans cette partie du globe, mais qui n'expliquaient pas pourquoi il en était ainsi. L'explication portait toujours sur la phase postérieure à celle qu'il aurait fallu expliquer. L'analyse du développement devenait l'exact symétrique de l'analyse du sous-développement : les pays occidentaux prenaient de l'avance parce qu'ils étaient en avance. La théorie du développement devenait alors la description d'un processus cumulatif. Il n'est pas question de nier que de tels processus existent et qu'il représentent une partie de la théorie du développement. Mais cette théorie doit non seulement expliquer comment se déroule un processus, mais aussi comment il apparaît, et comment interviennent les retournements de sens des processus. 4. Nous entendons ici par croissance balancée l'ensemble d'analyses qui préconise une stratégie de développement étendue à tous les secteurs de la vie économique. Sous leur forme la plus absolue, ces analyses font l'hypothèse — manifestement démentie par la réalité — d'un rythme de croissance identique dans tous les secteurs. Sous leur forme plus nuancée, elles admettent que le rythme de la croissance peut varier selon les secteurs.
212
Le développement économique de la Russie tsariste
la première catégorie comprend les pays qui, même s'ils sont en retard, se sont engagés dans la voie du développement. L'ironie des choses veut que l'euphémisme qui tend de plus en plus à remplacer le terme jugé trop brutal de sous-développement (les pays en voie de développement), pourrait ainsi prendre un contenu scientifique précis. La seconde catégorie comprend les pays qui, pour des raisons qui restent à élucider, sont en situation de non-développement, voire de régression économique et sociale. A l'opposition courante entre pays développés et pays sous-développés (c'est-à-dire en fait entre pays avancés et pays retardés), on peut substituer l'opposition entre pays en état de développement (à l'intérieur desquels on distingue les pays en avance et les pays en retard), et les pays en état de non-développement. Cette distinction permet d'éviter de grouper artificiellement sous la même appellation des pays dont les dynamiques économiques et sociales sont en fait à l'opposé l'une de l'autre, dans le monde contemporain. Elle évite aussi l'assimilation abusive entre ce qui est le véritable sous-développement (c.-à-d. le non-développement) et telle ou telle expérience du passé que l'on étudie. C'est ainsi que la Russie jusqu'en 1914 a presque toujours été en retard, mais elle n'a jamais été sous-développée.
Conclusion 2 La distinction nécessaire, parmi les pays dits sous-développés, entre ceux qui sont en état de développement et ceux qui ne le sont pas, ne peut pas s'appuyer sur les différenciations entre pays sous-développés couramment employées par l'analyse économique. En effet, ces différenciations sont fondées soit sur des critères qui n'ont que des rapports indirects avec le processus de développement 5 , soit sur des critères qui sont en fait des mesures de l'avance ou du retard relatifs des pays (ainsi la catégorie des pays « semidéveloppés »). Or, la constatation de l'avance ou du retard relatif d'un pays ne permet pas de conclure sur la question de savoir si ce pays est ou n'est pas en voie de développement. Il existe des pays très retardés qui sont effectivement en train de se développer. Il existe inversement des pays qui, même s'ils sont en avance sur les premiers, sont les véritables pays sous-développés parce que le développement est provisoirement bloqué. Il faut bien reconnaître que la distinction, souhaitable en théorie, n'est pas facile à appliquer dans la pratique. Il en est ainsi pour deux raisons : Il n'existe pratiquement pas de sociétés dans lesquelles le développement soit, de toute évidence, absent. Le développement global n'a pas d'existence 5. Par exemple la distinction et grands pays, etc...
entre pays surpeuplés et sous-peuplés, ou entre petits pays
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palpable : il apparaît toujours sous des formes concrètes et localisées : il est croissance de l'agriculture, apparition d'industries, diffusion de l'enseignement 6 , etc. Il n'existe pratiquement pas de pays dans lesquels des progrès n'interviennent pas sur l'un ou l'autre de ces points. Même si l'onobserve que les mêmes progrès ne se constatent pas dans les autres secteurs de la société examinée, on n'a pas le droit d'en conclure que cette société est en état de non-développement : il faudrait pour cela adopter une définition du processus de développement, conçu comme la progression simultanée et harmonisée de tous les secteurs de l'économie et de la société : une telle définition est démentie par l'expérience 7 . Mais, inversement, on n'a pas non plus le droit de conclure qu'une telle société est en état de développement. Il faudrait pour cela admettre que le développement d'un secteur est lié aux développements des autres secteurs (les entraîne ou est entraîné par eux) par une relation de type causal. Le développement global est alors défini comme, et expliqué par, la somme de développements sectoraux : la société est considérée comme une juxtaposition d'éléments isolés ou plus exactement, le lien qui unit ces éléments est construit logiquement à partir d'une situation hypothétique d'isolement. Il ne fait pas de doute qu'un certain nombre de théories de la croissance non-balancée repose explicitement ou implicitement sur l'idée qu'il existe en effet un mécanisme d'entraînement causal de ce type 8 . Or cette hypothèse se heurte au fait empirique que les effets d'entraînement supposés par la théorie ne se produisent pas dans tous les cas. On ne peut pas sauver l'hypothèse en précisant qu'elle ne se vérifie que si certaines conditions sont réalisées, parce que le véritable problème est alors, on le sent bien, la réunion de ces « conditions ». Cette réunion n'est pas autre chose que l'existence d'un phénomène encore mystérieux qui est, précisément, le développement global, c'est-à-dire le fait que les effets d'entraînement sectoraux peuvent intervenir et ne sont pas stérilisés par le milieu. L'analyse de ce processus de propagation doit, par définition, prendre le contre-pied de l'hypothèse d'isolement des secteurs de l'économie. La deuxième raison qui rend difficile la distinction entre les pays en état de développement et ceux qui ne le sont pas, résulte de la prise en 6 . Cette observation n'est en rien infirmée par le fait que le développement sectoral peut être exprimé sous une forme globale ; par exemple la croissance du secteur agricole peut être exprimée sous la forme d'une croissance de l'économie toute entière, sur laquelle il agit bien évidemment. Les techniques de mesure du développement global ne permettent pas de faire la distinction entre l'effet sur le développement global d'un développement sectoral, et le développement global lui-même. 7. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit à rejeter : elle a un sens comme catégorie normative, c'est-à-dire comme type de développement vers lequel on peut et on doit tendre. Mais elle ne peut pas être utilisée comme catégorie de l'explication historique. 8. Ce mécanisme est rarement présenté comme un automatisme, beaucoup plus fréquemment comme une possibilité soumise à de nombreuses conditions. Mais qu'on l'expose sous une forme rigide ou nuancée, ne change rien au fond de l'affaire qui réside dans le fait que l'entraînement est présenté comme ce qui unit des éléments qui, hoTS l'entraînement, seraient isolés.
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considération de la période de temps sur laquelle porte l'examen du pays en question. A partir du moment où il n'est pas possible de déceler la présence ou l'absence du développement sur la base de critères simples (tels que le développement généralisé de tous les secteurs ou l'existence d'un mécanisme d'entraînement issu d'un groupe de secteurs déterminé), la durée de la période d'observation prend une grande importance. Plus cette durée est grande, plus il est facile de distinguer les retards des blocages de développement. Mais lorsque la période d'examen est courte — et c'est le cas pour la plupart des pays du Tiers-Monde actuel —, retard et blocage de développement peuvent facilement être pris l'un pour l'autre. Il faut qu'un temps suffisamment long s'écoule pour que l'on puisse prouver, soit qu'un blocage apparent était en fait un simple retard, soit qu'un pseudoretard revêtait un blocage du développement. La question est alors de savoir : combien de temps faut-il attendre pour pouvoir porter une appréciation fondée ? La réponse est nécessairement incertaine et en partie arbitraire. On observe indubitablement une tendance au raccourcissement des « périodes de développement » tout au long de l'histoire. Ces périodes se mesuraient par siècles dans les sociétés pré-capitalistes. Elle est de l'ordre du siècle lors de la révolution industrielle et agricole, dans l'Europe occidentale du 18e siècle. Elle se réduit à 30-50 ans lors des expériences de développement de la fin du 19e siècle (Italie, Allemagne, Russie, Japon). Elle porte peut-être sur ime durée de deux ou trois plans quinquennaux, dans les pays socialistes contemporains. Elle dépasse probablement cette durée dans les économies sous-développées non-socialistes, qui ont réussi leur démarrage 9. Mais pour pouvoir utiliser sans trop de mécomptes une notion comme la période « normale » de développement, il faudrait une accumulation et une interprétation d'observations beaucoup plus importantes et beaucoup plus fines que celles dont on dispose en l'état actuel de la science économique. Des progrès dans cette direction sont certainement souhaitables. Toutefois il est douteux qu'on parvienne jamais à un degré de précision qui permette d'apporter une réponse fondée dans toute les situations. Au surplus, on ne peut pas manquer d'observer que le recours à la notion de période « normale » de développement revient en fait à constater a posteriori qu'un phénomène est un retard ou un blocage de développement. Il consiste à attendre le jugement de l'histoire, il ne permet pas l'analyse de la nature du phénomène. Seule cette analyse permet d'expliquer la dynamique même des périodes de développement, et évite de repousser à un avenir indéterminé la réponse à certaines questions. 9. On trouvera quelques données chiffrées intéressantes sur l'accélération de la croissance dans le livre de P. B A I R O C H , Diagnostic de l'évolution économique du Tiers-Monde 19001966, Gauthier-Villars, Paris, 1967.
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Nous voudrions essayer d'indiquer quelques-unes des directions dans lesquelles on peut, à notre avis, tenter de pousser cette analyse. Conclusion 3 Nous proposons de distinguer trois éléments d'analyse : a. la mesure et l'explication du retard ou de l'avance économique ; b. la constatation de l'absence ou de la présence d'un processus de développement ; c. l'examen des liens qui se nouent entre développement, retard ou avance économiques. 1. L'explication du retard ou de l'avance économique. Ce premier élément de l'analyse est celui qui a été longtemps confondu, et l'est encore quelquefois, avec l'analyse générale du sous-développement. Le fait qu'un pays soit en retard ou en avance résulte en partie 1 0 de ses retards ou de ses avances antérieurs. C'est en fait toute l'histoire d'une nation ou d'une société qui est mise en cause lorsque l'on veut comprendre la genèse de ses avances ou de ses retards. L'expérience russe nous en offre un exemple particulièrement frappant. L'économie russe de 1914 est en retard, par exemple sur l'économie anglaise de la même époque. S'il en est ainsi, c'est en partie parce qu'elle était déjà en retard sur l'économie anglaise au moment de l'abolition du servage. Le retard russe de 1861 avait lui-même des racines historiques lointaines dans le fait que la Russie développait encore le servage et une économie agricole (et industrielle) de type domanial, alors que l'Angleterre cherchait déjà et trouvait des formules nouvelles d'organisation économique (16e-18e siècles). Le retard russe du 16e-18e siècles avait lui-même ses racines dans le fait que le Moyen-Age russe retardait sur l'organisation économique et sociale de l'Angleterre médiévale u . L'explication pourrait et devrait naturellement remonter encore plus loin, au-delà du Moyen-Age, dans l'histoire de la Russie légendaire et dans l'histoire de l'Europe occidentale romaine et pré-romaine 12 . Ce sont évidemment des éléments exactement symétriques du retard russe qui expliqueraient l'avance anglaise. 1 0 . Mais en partie seulement : nous reviendrons plus loin sur ce point. 1 1 . La conquête mongole ouvre une longue période de destructions, de dépopulation et de recul économique du 13* au 15* siècle. Bien qu'un phénomène analogue de recul soit intervenu en Occident à la même époque, il paraît avoir été moins profond et avoir duré moins longtemps. H est donc possible que le joug tartare ait indirectement contribué à faire naître le retard russe sur l'Occident. L'effet de la dépopulation sur l'asservissement de la paysannerie a probablement été complexe : la freinant d'un côté (les seigneurs garantissant la liberté polir peupler leurs domaines dans certains cas}, l'accélérant de l'autre (par des tentatives d'entraver la liberté de déplacement). 1 2 . Il est nécessaire de préciser que cette observation s'applique uniquement à l'histoire comparée de la Russie et de l'Europe occidentale. D'autres comparaisons seraient possibles, qui montreraient des cas de retournements de tendances. Toutes les régions du monde n'ont pas été, de toute éternité, soit en retard, soit en avance.
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L'analyse du retard ou de l'avance est donc une analyse qui remonte l'histoire en reculant sans cesse les limites de l'explication. Même si l'on admet l'hypothèse — raisonnable —, selon laquelle plus on remonte dans un passé lointain, moins ce passé pèse sur la situation actuelle, il est logiquement impossible d'en faire abstraction, c'est-à-dire d'arriver à un point de l'histoire, si reculé soit-il, au-delà duquel il ne soit plus nécessaire de remonter. Il n'y a pas de cause première ou dernière du retard ou de l'avance. Cette façon d'expliquer le présent par le passé peut paraître contestable — et elle l'est d'une certaine façon, nous verrons pourquoi un peu plus loin. Mais elle ne l'est pas davantage que celle qui analyse le sous-développement comme une accumulation de cercles vicieux. En grande majorité, ces cercles vicieux ne sont en réalité que des retards cristallisés et l'explication en termes de cercles vicieux est le déguisement logique d'une explication historique. Ils prétendent expliquer la stagnation à partir du retard. Il semble que nous aboutissons alors à une impasse : l'analyse réaliste du sous-développement doit tenir compte d'un phénomène dont nous savons bien qu'il a une grande importance pratique : c'est le poids du passé dans la vie d'un peuple. Le film historique renversé de ce peuple exprime en effet une partie importante de la réalité 13 . Mais, en même temps, plus nous cherchons les racines lointaines d'une situation actuelle — et nous y sommes forcés —, plus ces racines perdent de leur pouvoir explicatif et cessent elles-mêmes d'être explicables14. A la limite, ce type d'analyse s'auto-détruit lui-même. 2. L'analyse du processus de développement. Par bonheur, il n'est pas nécessaire d'attendre que l'analyse en termes de retards ou d'avances cumulés se soit auto-détruite pour comprendre que ce type d'analyse ne permet que l'appréhension partielle de la réalité, et qu'il doit être associé à d'autres types d'analyse. Il suffit de constater l'existence de retournements de tendances, c'est-à-dire le fait que ce ne sont pas toujours les mêmes pays ou les mêmes régions qui sont en avance ou en retard. De tels retournements ne sont pas compatibles avec la logique de l'analyse historique ; ou, plus exactement, ils ne le seraient que s'il était possible dans tous les cas — ce que l'on ne vérifie pas —, de les expliquer par des facteurs hors de l'histoire et de l'économie. Les retournements de tendance signalent l'existence d'un autre phénomène que celui des processus 13. Mais une partie seulement. H ns peut pas expliquer, par exemple, les retournements de tendance. 14. Il ne s'agit pas seulement du fait que, plus on remonte dans le passé, plus nos connaissances deviennent vagues et peu nombreuses. Il s'agit aussi et surtout du fait qu'en matière économique, plus on remonte dans le passé, moins « le passé du passé » joue un rôle important. H viendrait un moment où il faudrait sortir de l'histoire et faire place à la géographie, au climat... et au hasard. Dans ces conditions, l'analyse économique — et même l'analyse scientifique tout court — , aboutirait à sa propre négation.
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cumulatifs, auxquels il est donc impossible de ramener purement et simplement le processus de développement. Même dans l'histoire d'un pays comme la Russie — la portion que nous en avons étudiée ne comporte pas de retournement de tendance —, il est possible de voir à l'œuvre cet autre phénomène. Le retard de la Russie sur l'Occident n'est en effet ni constant, ni croissant suivant un taux constant ; il s'accroît ou diminue suivant les périodes jusqu'à s'annuler à des brefs moments (18e siècle), ou à se résorber rapidement (fin du 19° siècle, début du 20e siècle). Cette observation suggère qu'on peut présenter par commodité le processus de développement comme la combinaison organique de deux dynamismes, dont l'un est le processus cumulatif de retard ou d'avance et dont l'autre nous est encore inconnu. Ce que nous savons déjà, néanmoins, de cet autre dynamisme, c'est qu'il ne trouve pas son origine dans le passé de la société étudiée, mais dans son présent. Si l'on admet l'existence — pour l'instant hypothétique — de ce dynamisme « a-historique » (d'ailleurs lié au processus cumulatif de retard ou d'avance), il devient possible d'analyser les situations d'accumulation de retards ou d'avances ainsi que les situations de retournement, en termes de vitesses relatives des deux dynamiques (qui peuvent s'annuler, l'une ou l'autre, à des moments déterminés). Le non-développement est un cas particulier caractérisé par un dynamisme « a-historique » de vitesse nulle 15 . Nous laissons provisoirement de côté le problème de savoir en quoi consiste ce dynamisme « a-historique ». Il nous suffit pour l'instant de constater qu'il représente bien un phénomène réel, puisqu'il permet seul d'expliquer que certains pays puissent rattraper leur retard, et d'autres perdre leur avance. Avant d'en faire l'analyse, il faut examiner la nature des liens qui unissent les deux dynamismes (cumulatif de retard ou d'avance, et « ahistorique »). 3. Les relations entre retard et
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Pour la commodité de l'exposition, nous avons présenté les deux dynamismes comme deux « forces » indépendantes combinant leurs effets (dynamisme « a-historique » s'ajoutant au processus cumulatif d'avance) ou les opposant (dynamisme « a-historique » entrant en lutte avec un processus cumulatif de retard). On peut maintenant renoncer à cet artifice de présentation. Dans la réalité des choses, il n'existe pas deux forces indépendantes combinant ou 15. Et non pas, comme on pourrait le croire à première vue, l'ensemble des cas où le processus cumulatif de retard l'emporte sur le processus a a-historique ». Il y a de nombreux cas de développement avec retard cumulatif. Par contre, il n'existe pas de cas de nondéveloppement avec avance cumulative. Il y a là une asymétrie sur laquelle nous aurons à revenir.
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opposant leurs effets, mais un seul processus global de développement (ou de non-développement) qui unit de manière complexe les diverses influences qui modèlent une société en évolution, celles du passé et celles du présent. Le principal problème à cet égard est de savoir de quelle façon le retard cumulatif d'une société intervient dans son processus de développement. Il existe à cet égard deux lignes d'analyse, très différentes sinon contradictoires : a. La première ligne d'analyse envisage le retard comme un frein au développement. La théorie des cercles vicieux est la forme absolue de cette ligne d'analyse (absolue en ce sens que c'est l'importance de ce retard qui décide de la possibilité ou non, pour une société, de se développer). Mais nombre d'économistes peuvent adopter une conception moins fataliste — c.-à-d. admettre la possibilité pour un pays de se développer malgré son retard —, tout en considérant néanmoins que cette possibilité de développement sera d'autant moins grande que le retard sera plus important. Il est de fait que nous trouvons dans l'expérience russe, comme dans d'autres expériences, bien des exemples du rôle de frein exercé par le passé d'un pays sur son développement. C'est ainsi que la sidérurgie ouralienne n'a pas su ou n'a pas voulu, en raison de son archaïsme, utiliser les chances offertes par l'apparition de formes modernes de consommation du métal (en particulier les chemins de fer), et qu'elle a, de ce fait, retardé de longues années l'enclenchement d'un véritable processus d'industrialisation16. De la même façon, la longue survivance d'un néo-servage et les habitudes de gestion contractées dans l'économie domaniale de type féodal ont entravé la modernisation de l'agriculture, freiné l'élévation de la productivité du travail agricole, bridé ou détourné vers des objets secondaires (au regard du développement) les énergies tant de la paysannerie que des landlords. De tels exemples pourraient être multipliés qui ne serviraient qu'à confirmer la thèse centrale évoquée plus haut, thèse dont nous pouvons donc admettre le caractère explicatif partiel tout en l'assortissant d'une remarque. Cette remarque est la suivante : ce n'est pas le passé en tant que tel qui exerce un rôle de frein, c'est le passé tel qu'il est médié dans le jeu de la constellation de forces économiques, sociales, politiques, à l'œuvre dans la société à un moment déterminé. C'est une sorte de passé actualisé. Tout organisme social une fois créé lutte pour sa survie, et c'est cette lutte présente qui freine le développement, lorsque cet organisme n'est plus adapté aux besoins du développement. Mais cette lutte n'a de chances d'être 16. Comportant la fabrication massive de biens d'équipement. Au surplus le retard sidérurgique russe avait pour conséquence qu'on devait se heurter, pour le rattraper, à la concurrence des sidérurgies occidentales, mieux armées au départ, et ayant intérêt à exporter une partie de leur production dans les pays retardés.
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efficace (donc de jouer effectivement un rôle de frein) que si elle conserve encore une justification économique, sociale..., partielle. La sidérurgie ouralienne ne retarde le démarrage de l'industrialisation que parce qu'elle correspond encore, d'une certaine manière, à une réalité économique russe partielle. Le néo-servage russe a une certaine justification économique, fondée sur l'exportation de grain à bas prix... Et l'exportation de grain correspond bien à un aspect moderne de l'économie russe : son insertion progressive dans le mécanisme des échanges internationaux. Nous pouvons caractériser cet aspect du problème en disant que le passé qui pèse le plus lourd sur le développement, est celui qui est le plus proche des problèmes présents du développement. C'est parce qu'il offre un certain nombre de solutions d'attente, ou de transition, qu'il a le pouvoir d e freiner le développement. Son influence ne tient pas seulement de ce qu'il est, mais de ce qu'il représente par rapport au développement. Il freine d'autant plus le développement qu'il ne le bloque pas. Il serait inexact d'en déduire que le développement peut se poursuivre suivant une ligne continue, les organismes vieillis s'éliminant d'eux-mêmes au fur et à mesure de leur vieillissement. Il arrive dans de nombreux cas que cet organisme subsiste jusqu'à ce qu'il devienne totalement incompatible avec le développement, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'on parvienne à une situation de blocage ou de rupture explosive. Mais lorsqu'un élément du passé intervient comme un blocage du développement, il tire son pouvoir de blocage non du fait qu'il appartient au passé, mais du fait qu'il appartient au présent, qu'il s'appuie sur une base autre que celle du développement, qu'il existe d'autres exigences que celles du développement, et que ces exigences sont assez puissantes pour balancer celles du développement. On peut en tirer la conclusion que l'explication du retard cumulatif qui repose sur le processus de remontée dans l'histoire que nous avons examiné plus haut, ne doit pas être confondue avec l'explication de l'influence exercée par ce retard sur le développement présent. La première ne pondère pas, et ne peut pas pondérer les époques du passé entre elles : elle est obligée, pour expliquer le retard russe de 1914, d'accorder la même importance au retard observé, par exemple, au cours du Moyen-Age russe, qu'au retard observé au moment de l'abolition du servage. La seconde explication, par contre, pondère l'influence du passé par les exigences objectives présentes — convergentes ou contradictoires —, de la société. Cette actualisation du passé permet d'éviter l'auto-destruction de l'explication historique que nous avons évoquée plus haut, et permet de comprendre pourquoi le rôle de frein exercé par le passé revêt rarement un caractère cumulatif, d e période en période. b. La seconde ligne d'analyse prend le contre-pied de la première, et considère au contraire le retard comme un moyen ou une possibilité d'accélérer le développement. Il y a là une idée sur laquelle nous avons vu que l'intelligentzia russe insistait beaucoup, mais on la retrouve, exprimée sous
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différentes formes, dans nombre d'écrits contemporains sur le développement. Cette idée repose sur une base empirique solide. Nous avons vu, en effet, qu'on observait une tendance générale très nette au raccourcissement de la période « normale » de développement, au fur et à mesure qu'on se rapprochait de la période contemporaine. Chaque groupe d'expériences historiquement ramassé dans une période déterminée rattrape son retard en un temps sensiblement plus court que le groupe d'expériences de la période antérieure. Il semble qu'il faille moins de temps qu'autrefois aux sociétés contemporaines pour réussir leur expérience de développement, même si leur point de départ se situe plus bas que celui par exemple, de la Russie, de l'Allemagne ou du Japon du 19e siècle. La date à laquelle se situe l'expérience de développement paraît donc aussi importante du point de vue de la durée de l'expérience, que le niveau relatif ou absolu de la société considérée 16 b i s . Le problème est de savoir s'il s'agit d'une corrélation de hasard, ou bien s'il est possible de lui trouver une justification objective. Nous pensons qu'il est possible d'apporter une série de premières justifications à l'idée que son retard même peut faciliter son développement à une société. Nous choisirons deux exemples. Le premier exemple concerne la vitesse de propagation du progrès technique. On peut émettre ici l'hypothèse que les pays avancés sont parfois les victimes de cette avance elle-même. Les techniques de pointe dans un secteur déterminé d'une économie avancée sont le résultat dernier d'une accumulation successive de progrès techniques préalables. Les techniques vieillies ne cèdent pas la place instantanément aux techniques de pointe parce qu'elles s'incarnent dans des secteurs économiques, dans des firmes, dans des régions, dans des professions ou qualifications qui luttent pour leur survie soit en s'adaptant (mais incomplètement) aux exigences nouvelles soit en obtenant un système quelconque de mesures de protection. On pourrait multiplier les exemples de difficultés d'adaptation qui ont leur origine dans l'avance prise au cours d'une période précédente 17. De ce point de vue, les pays sous-développés ne connaissent pas les difficultés d'adaptation, les freinages liés au fait que les techniques vieillies deviennent inséparables de la défense d'intérêts, économiques, sociaux..., actuels. Ils ont donc plus de latitude pour adopter les techniques de pointe, 16*™. L'observation n'est valable que pour les pays retardés qui ont définitivement réussi à briser le cercle du sous-développement. Ceci ne signifie pas que le niveau de départ a perdu toute importance. Il la conserve non seulement dans la mesure où le rattrapage est d'autant plus massif que le niveau est bas mais aussi dans la mesure où la capacité de lutte d'un pays contre l'extraversion économico-politique, est en partie liée à ce niveau. 17. Peut-être y-a-t-il là une explication partielle des difficultés permanentes d'adaptation de l'économie anglaise depuis la fin de la première guerre mondiale. C'est du même type d'analyse que relève l'explication du fait qu'en période d'évolution très rapide des techniques, les entreprises hésitent à adopter les techniques de demain et attendent la mise au point des techniques d'après-demain, tout en conservant les techniques d'hier.
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et ils auraient tort de négliger cette latitude, en raison du facteur d'accélération du développement qu'elle représente 18 . Et on observe qu'en fait les pays sous-développés utilisent cette latitude. On sait quelle importance revêt dans la théorie contemporaine la discussion sur le choix d'investissements « labour-saving » ou « capital-saving » qui est étroitement liée au problème de savoir s'il faut adopter ou non les techniques ou les secteurs de pointe 19 . L a discussion continue, mais les faits sont clairs : ils témoignent d'une tendance manifeste à sauter les étapes intermédiaires de la technique et à adopter les techniques de pointe lors de la création d'entreprises nouvelles 20 . De même nous avons pu observer avec quelle rapidité l'économie russe avait pu adopter et transplanter certaines fabrications étrangères de mise au point récente, telles que les locomotives ou les moteurs. Toutefois, si le retard économique et social permet dans certains cas, de sauter quelques étapes techniques, il est cause, par ailleurs, que les secteurs ou techniques de pointe diffusent plus difficilement leurs effets dans le reste de l'économie qu'ils ne le font dans une économie avancée. L'entraînement, comme le fait observer le Doyen Maillet, ne se produit pas ou ne se produit que partiellement, et le rythme de développement s'en ressent. L'analyse, sur ce point, ne peut donc être que nuancée. On peut emprunter le second exemple à la pratique sociale du développement, en tirant là encore une leçon de l'expérience russe. La Russie des années 1860 est incontestablement en retard sur l'Europe occidentale à la même époque, en ce sens qu'elle ne dispose pas alors au même degré que cette dernière du réseau de drainage privé des capitaux, ni des classes sociales aptes à utiliser ces capitaux pour l'industrialisation, qui sont considérés à l'Ouest comme les instruments obligés du développement. Il en 18. Ce qui ne signifie pas que les pays sous-développés ont toujours et dans tous les domaines intérêt à adopter les techniques de pointe, ne serait-ce qu'en raison de considérations comme celle de l'emploi. Mais en dynamique, le problème de l'emploi lui-même est lié à l'accélération du développement, et à celle du progrès technique. On ne peut pas ne pas tenir compte du fait que l'option pour le développement passe nécessairement aujourd'hui par la mise en place de secteurs moteurs du développement qui sont aussi des secteurs de technique avancée et de vastes dimensions économiques (quant au capital de mise en route, aux débouchés minimum...). L'option pour le développement peut avoir une sorte de « coût d'opportunité » du point de vue de l'emploi immédiat : l'automation, par exemple, en permettant de tourner certaines difficultés liées au manque de cadres, évite des blocages du développement dont l'effet négatif global sur la création d'emplois serait en définitive, beaucoup plus important que l'économie d'emplois résultant du recours à l'automation. Ces observations ne prétendent pas faire le tour du problème, mais en souligner la complexité et montrer qu'il n'existe pas de choix simple entre « l'emploi i et la < croissance ». 19. Et l'importance de cette discussion vient de ce que l'industrialisation passe nécessairement par la mise en place de ces secteurs de pointe. Ce qui est réellement en question, c'est donc en définitive la possibilité pour les pays sous-développés de s'engager véritablement dans la voie du développement. 20. Cela s'explique par de nombreuses raisons qui ne sont pas toutes liées, d'ailleurs, à une politique explicite d'industrialisation adoptée par le pays sous-développé. Une partie de cette importation des techniques de pointe est réalisée par les firmes étrangères qui s'installent dans le pays et pour lesquelles les considérations d'emploi ou de taux de développement optimum de l'économie nationale n'entrent pas en ligne de compte.
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résulte que les fonds publics et l'initiative du gouvernement doivent se substituer jusqu'à un certain point à la défaillance des initiatives privées. Même si le contraste entre les deux modèles n'est pas aussi total que le présente Gerschenkron (avec sa thèse de l'existence de « substituts » prenant la place des « préalables normaux » du développement), il a cependant une réalité partielle. On peut soutenir la thèse que cette substitution dans les mécanismes de drainage a entraîné une accélération du développement. Le mécanisme occidental de drainage était un mécanisme à maturation lente parce qu'il n'avait pas pour objet direct ni explicite l'industrialisation ou le développement du pays, mais la recherche du gain par des classes sociales qui n'ont trouvé que tardivement et partiellement un intérêt à rechercher ce gain dans l'industrialisation. La bourgeoisie ouest-européenne (il faudrait dire les bourgeoisies) accumule du 169 au 18e siècles une masse de capitaux bien supérieure à ce qui était nécessaire pour assurer le financement de la révolution industrielle. C'est que le financement de cette révolution n'était pas le but vers lequel tendait, par prémonition, ces bourgeoisies, mais le résultat d'activités multiformes qui ont absorbé une fraction importante des capitaux accumulés au cours des siècles : achats de terres ou d'offices par les bourgeoisies, activités intermédiaires multiples (commerce, usure, banques...), conquête et exploitation de colonies, etc. Quand on avance la thèse de l'efficacité industrielle d'une bourgeoisie de type occidental, on oublie trop souvent l'énorme gaspillage de capitaux, de temps et d'hommes qui est nécessaire pour obtenir une bourgeoisie de la qualité requise. En outre, dans la mesure où ce mécanisme occidental de drainage était un mécanisme privé, il impliquait la multiplication des centres de drainage qui, chacun pris isolément, devait attendre avant d'atteindre la taille requise pour pouvoir envisager la création d'usines, la réalisation de voies de communication, etc. Le « modèle » russe de drainage, dans la mesure où il était public, offrait deux moyens de gagner du temps sur le modèle « classique » occidental : 1. Il ne dépendait, pour déboucher sur le développement, que d'une seule condition : l'existence d'une politique délibérée d'industrialisation et de développement du gouvernement. Il n'était plus nécessaire d'attendre la lente maturation d'une bourgeoisie de type occidental, ni d'attendre que cette bourgeoisie veuille bien consacrer une partie de ces capitaux à l'investissement productif, et non plus seulement aux achats de terres, aux opérations commerciales ou aux dépenses de consommation. Il fallait seulement que le développement ait les cadres et les techniciens nécessaires. Une société a plus vite fait de former ces cadres et techniciens, que d'engendrer une bourgeoisie « classique » parvenue à maturation. 2. L'existence d'un centre public de drainage des capitaux assurait d'emblée leur concentration et la possibilité d'engager des travaux sur une vaste échelle. En d'autres termes, l'existence d'un réseau public de drainage per-
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met d'engager des opérations de développement sur une aussi vaste échelle qu'un réseau privé, mais avec un taux d'accumulation moindre 21 , au départ. Avec ce type de drainage, l'accumulation primitive nécessaire pour commencer le développement est moindre qu'avec le type occidental classique. Or, une partie des « préalables » dont un certain nombre d'économistes assurent qu'ils doivent être réunis pour que le développement soit possible, relève précisément de ce type occidental. Dans la mesure où ces « préalables » relèvent d'une expérience particulière et non d'une exigence commune à toutes les expériences de développement, on comprend pourquoi certaines de ces expériences ont pu réussir malgré l'absence des préalables prescrits par la théorie. Il en résulte qu'un certain nombre d'interdictions de se développer adressés par certains économistes au Tiers-Monde perdent leur validité 22 . Nous avons pris deux exemples très différents l'un de l'autre montrant comment, dans certaines conditions, les pays retardés peuvent tirer, de leur retard même, des possibilités d'accélérer leur développement. Nous voudrions maintenant essayer de généraliser ces exemples et démontrer qu'ils sont des manifestations différentes d'une même tendance générale à économiser l'effort humain pour l'obtention d'un résultat donné. Nous partirons de l'observation d'un fait d'expérience ; jusqu'à présent dans l'histoire humaine, le but profond ou le résultat dernier auxquels mènent les faisceaux d'initiatives humaines non seulement ne font pas partie de la conscience des acteurs de la vie sociale, mais ne sont même pas le but ou le résultat qu'ils chercheraient inconsciemment, déguiseraient sous d'autres motivations. Ces motivations d'action ont une existence très réelle et ce serait faire de l'histoire une téléologie ou le déroulement hegelien d'une Raison éternelle, que de les tenir pour de simples phantasmes sous prétexte qu'elles mènent à des résultats inattendus aux yeux des acteurs de la vie sociale. Ce n'est pas pour financer la révolution industrielle que les bourgeoisies européennes accumulent des capitaux depuis le 16e siècle. Ce n'est pas pour dégager les capitaux et les hommes nécessaires à l'industrialisation, que les landlords et les fermiers anglais de la fin du 17° et du 18e siècles ont fait la révolution agricole. Ce n'est pas pour financer l'industrialisation que le gouvernement russe édifie, après 1861, un réseau public de drainage des capitaux. Ce n'est qu'après coup que les sociétés s'aperçoivent qu'un faisceau en apparence et en réalité très disparate d'actions humaines, converge vers 2 1 . Parce que la concentration des capitaux est d'emblée plus poussée, et parce que le caractère public du réseau de drainage entraîne l'économie de toute une série de « fauxfrais B de la formation d'une bourgeoisie classique. 2 2 . Ce qui est en cause, ce n'est pas le fait que le développement est en clict soumis à des « préalables D, c.-à-d. le fait qu'il ne peut pas commencer dans n'importe quelles conditions. Mais ces préalables représentent un ensemble beaucoup plus riche et varié qu'il n'apparaît dans le groupe de théories étroitement inspiré par l'expérience de l'Europe occidentale.
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un résultat que personne n'a voulu ou recherche et qui pourtant devient le ressort principal de nouveaux progrès. C'est là une observation qu'ont fait deux hommes aussi différents que F. Engels — avec son image du parallélogramme de forces dont la résultante finale n'a été cherchée par personne — et Schumpeter avec sa thèse selon laquelle les sociétés vont du complexe au simple. Mais si cette observation est juste — si les hommes ne connaissent ni ne cherchent le résultat final de leur action —, il en résulte nécessairement que le coût d'obtention de ce résultat est très élevé pour les sociétés qui, les premières, s'engagent dans cette voie. Le fait même que l'homme économise ses efforts pour obtenir le résultat qu'il cherche implique qu'il les gaspille pour le résultat qu'il ne cherche pas. L'action humaine ouvre une multitude de chemins dont l'histoire ne retiendra que quelques-uns. C'est ici qu'intervient le phénomène de retard. Pour les sociétés retardées, l'expérience des sociétés avancées agit comme un révélateur des résultats finaux de l'action humaine. Les sociétés du 20® siècle savent que le but ultime de l'action économique est le développement, ce que les sociétés du 17e siècle et même du 18e siècle ignoraient encore. Elles savent que l'industrialisation ne s'épanouit vraiment que si elle construit la base industrielle des développements futurs, ce que les sociétés du 19° siècle pouvaient encore — mais plus difficilement — ignorer. Elles savent que le développement des finances publiques répond à une nécessité d'intervention dans la vie économique, ce que le gouvernement russe de 1861 n'était pas obligé de savoir. Ces connaissances une fois tombées dans le domaine public, ne peuvent plus être tenues pour nulles et non avenues. Il arrive que des sociétés ou des gouvernements n'en tiennent pas compte, mais c'est alors que les buts inconscients des expériences antérieures ne figurent pas parmi leurs buts conscients 23 . Il suffit, pour l'objet de l'analyse que nous tentons, d'admettre que de période en période, des progrès de la conscience sociale interviennent. C'est ce qui paraît indéniable. Prenons un exemple dans le domaine de la réforme agraire. On sait que de nombreuses réformes agraires actuelles n'entendent pas aller au-delà des réformes agrariennes de l'Europe balkanique de l'entre-deux-guerres, ou des réformes du 19e siècle, ou même de l'expérience paysanne de la révolution française de 1789, en ce sens qu'elles visent à constituer une agriculture de petits exploitants propriétaires. Mais une réforme agraire de ce type qui se veut réussie et efficace ne peut pas 23. II est inutile de préciser que la conscience dont il s'agit est une conscience sociale intimement liée à la pratique sociale, et non pas seulement l'expression d'un savoir réservé à un groupe d'initiés. La difficulté de passer de la conscience théorique à la conscience pratique explique la fréquente répétition de la non-communicabilité des expériences. Dans la mesure où le passage de la théorie à la pratique repose en partie sur l'expérience propre de chaque société — et nous croyons qu'il en est bien ainsi — , on conçoit que cette expérience comporte une part inéliminable de répétition des erreurs et des tâtonnements de l'étranger ou du passé. En d'autres termes, il n'est pas probable que la circulation de l'information puisse jamais être totale.
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ne pas tenir compte de ce qu'enseigne l'expérience des pays avancés en ce domaine, c'est-à-dire qu'une agriculture de ce type est exposée à une polarisation aux deux extrêmes (prolétarisation d'un côté, reconstitution d'une grande propriété de l'autre) et que la petite propriété ne peut pas se développer sans une aide en machines, engrais, crédit, sans une organisation collective de l'approvisionnement et de la commercialisation, etc. De telles réformes agraires, individualistes dans leur principe, ne peuvent pas ne pas admettre une dose plus ou moins forte de compromis avec l'organisation collective de l'agriculture. En d'autres termes, des réformes agraires de ce type, si elles sont sérieuses et organisées pour réussir, réalisent en une courte période ce qui a été le fruit d'une longue évolution dans les pays plus avancés. Ce que nous avançons pour la réforme agraire pourrait être répété dans bien d'autres domaines, par exemple dans celui de l'alphabétisation ou de la formation de cadres, dans celui de l'organisation de la santé, dans celui de l'organisation du temps libre, dans celui du choix d'une structure cohérente d'industries à mettre en place, etc. Les pays retardés ont donc la possibilité d'obtenir les mêmes résultats que les pays avancés en économisant les efforts d'obtention de ces résultats. Le principe de cette économie réside dans le fait que les résultats inattendus des périodes précédentes peuvent devenir les objectifs conscients et recherchés des périodes suivantes. Le fait que le développement soit devenu un de ces objectifs conscients de la période contemporaine relève déjà de ce processus d'élargissement de la conscience sociale. Et si nous avions à expliquer les raisons profondes de ce processus de raccourcissement de la période de développement dont nous relevions l'existence empirique au début de cette analyse, nous avancerions trois éléments principaux. 1. La conscience sociale grandissante du fait que le développement repose fondamentalement sur des macro-décisions de type collectif. Tout se passe un peu comme si les sociétés les plus diverses, sachant qu'il faudrait bien en venir là, anticipaient sur le cours des événements tels qu'il s'était déroulé dans des sociétés plus avancées. 2. La conscience sociale du fait que le développement qui s'analyse comme une maîtrise croissante de la nature et de la société doit se donner les moyens de cette maîtrise — l'industrialisation, la mécanisation, l'automation —, dans le cadre même de l'unité qui se développe (nations ou régions pluri-nationales). La base technique fondamentale du raccourcissement des périodes de développement est le rôle grandissant joué par la mécanisation (au sens large) dans le développement. La base politique de ce raccourcissement est la prise de conscience de ce phénomène et des exigences qu'il entraîne quant au type d'industrialisation, y compris l'industrialisation de l'agriculture elle-même. 15
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3. L'internationalisation des critères du développement. Par là on doit entendre le fait que ce qui peut et doit être réalisé dans le cadre d'une société déterminée s'apprécie de plus en plus non par rapport à cette société seule, mais par rapport à une sorte de norme mondiale qui tend â s'aligner sur les performances obtenues dans les pays les plus avancés. Par exemple, dans certaines sociétés africaines actuelles, il est incontestable que la diffusion de la culture attelée ou le développement d'un artisanat analogue à l'artisanat européen du 18° siècle, représenteraient un progrès économique « en soi », c.-à-d. compte tenu du point de départ de ces sociétés. Même si l'on décide qu'il est rationnel d'engager des actions dans ce sens — et il peut en être ainsi —, cette rationalité ne prend son plein sens que par référence à une norme du 20e siècle : mécanisation de l'agriculture et création d'une industrie moderne africaine. C'est seulement si et dans la mesure où la culture attelée et le développement de l'artisanat apparaissent comme le chemin le plus rapide vers la norme contemporaine qu'ils peuvent être retenus, et non parce qu'ils représentent l'étape qui suit « normalement » l'étape à laquelle sont parvenues ces sociétés africaines. De la même façon, l'agriculture et l'industrie russes de la fin du 19e siècle se fixaient pour objectifs immédiats le point d'arrivée de leurs homologues occidentaux, et non les étapes intermédiaires franchies par ces homologues. Il résulte de cette internationalisation des critères de développement que ce qui représente la norme de développement des pays les plus retardés est sensiblement plus élevé que ce qu'il serait si cette internationalisation n'intervenait pas. Encore faut-il pour qu'elle aboutisse effectivement à une accélération du développement qu'existent les moyens de cette accélération. Nous débouchons là sur le débat qui a tant préoccupé l'intelligentzia russe et qui demeure au cœur de l'analyse marxiste contemporaine, débat qui porte sur la possibilité ou l'impossibilité de « sauter » les étapes du développement. Quelques remarques — qui ne prétendent pas faire le tour de ce problème immense —, peuvent être effectuées à cet égard. Le problème des étapes est une autre façon de se demander dans quelle mesure le développement d'un pays ou d'une société est commandé par son passé. Il existe, à cet égard, sinon deux théories structurées, du moins deux types de réponses nettement distincts l'un de l'autre : le premier tend à affirmer qu'il n'est qu'exceptionnellement possible ou qu'il est impossible de sauter une étape, le second adopte une attitude beaucoup plus nuancée et, à la limite, ne reconnaît pas l'existence d'étapes liant la stratégie de développement d'un pays. La racine du problème des étapes est l'observation du fait que, dans le passé, les sociétés sont passées par un certain nombre de stades avant de parvenir à obtenir les résultats sur les moyens d'obtention desquels on s'interroge. Ces étapes sont alors considérées comme ayant une justification
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objective, et non comme le résultat du hasard ou du libre arbitre de l'homme 24. Mais la notion d'étape est une notion complexe qui combine deux éléments si étroitement unis en apparence qu'ils semblent n'en former qu'un, et que seule l'analyse permet de dissocier. Le concept d'étape est à la fois un concept historique et un concept logique. Il recouvre à la fois les problèmes de développement qu'il s'agissait de résoudre et les solutions de ces problèmes : le but et les moyens. Prenons l'exemple d'une petite propriété paysanne apparaissant à la suite de la désagrégation d'une agriculture féodale ou d'une communauté agraire encore plus primitive. Le but de cette évolution, qui est loin d'être nécessairement perceptible à ses contemporains, est d'accélérer la division du travail, d'élever sa productivité, de favoriser les échanges de produits. Le moyen pour parvenir à ce but est le développement de la propriété privée du sol. Le but est l'étape logique, le moyen est l'étape historique. Lorsqu'on se demande, par exemple, si l'agriculture africaine actuelle restée proche de la communauté agraire doit ou non passer par l'étape de la propriété privée du sol, ce n'est pas sur l'étape logique qu'on s'interroge : quelle que soit la stratégie du développement adoptée, il est évident qu'elle doit passer nécessairement par l'élévation de la productivité du travail agricole, par la diversification des échanges, par l'accélération de la division du travail. Le vrai problème qui est posé est : la forme historique de cette étape logique — la propriété privée du sol —, a-t-elle un caractère de nécessité ? En d'autres termes, le problème des étapes revient à scruter la nature des liens qui unissent l'étape logique et l'étape historique. Il consiste à se demander si et dans quelle mesure elles peuvent être dissociées. Et le problème se pose parce que le lien qui les a unies a lui-même un caractère historique, et non logique. On observe que le lien a existé dans le passé mais on n'a le droit de conclure qu'il doit persister dans le présent que si les conditions qui ont amené l'établissement de ce lien n'ont pas changé. C'est donc, à ce stade de l'analyse, par rapport au présent que le problème des étapes se pose. Avant de poursuivre l'analyse, il est nécessaire d'introduire une autre 24. En effet, si seul le hasard ou le libre arbitre décidaient, on comprend aisément que le problème des étapes n'aurait pas de sens. Mais c'est à dessein que nous évitons de dire que ces étapes étaient nécessaires, pour réserver les cas où effectivement, le passé « avait le choix » entre plusieurs solutions et n'en a choisi qu'une ; par exemple l'agriculture russe du début du 20' siècle a avait le choix » entre la voie prussienne et la voie américaine de développement, selon les termes choisis par Lénine. L'analyse en termes d'étapes ne consiste pas à nier le rôle de la volonté et de l'action de l'homme, mais à poser que cette volonté et cette action s'exercent chaque fois dans des limites historiques précises. En d'autres termes, à un moment considéré, les choix ouverts sont peu nombreux et les uns sont plus probables que les autres. Plus on avance dans l'histoire humaine, plus les solutions offertes pour un problème donné, augmentent. Le raisonnement par étape considère qu'on ne peut pas, sans commettre un anachronisme, appliquer au passé toute la gamme des solutions actuelles. Les solutions sont datées. C'est au fond ce que veut dire Marx lorsqu'il écrit que l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle est capable de résoudre.
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distinction qui — comme la distinction entre étape logique et étape historique —, n'est souvent pas clairement explicitée dans les débats sur le problème des étapes. On établit trop souvent la confusion entre ce qui est véritablement un « sautage » d'étape, et ce qui n'est qu'une accélération des étapes. Si l'obscina russe avait pu déboucher sur une organisation collective de l'agriculture sans passer par le développement de la propriété privée et le processus de différenciation sociale à la campagne, on aurait affaire à un véritable « sautage ï> d'étape. Par contre on ne peut pas dire, comme Trotsky, que la Russie a sauté l'étape manufacturière. Cette étape a bien existé après 1861, mais elle a été beaucoup plus courte et elle a revêtu un caractère moins massif qu'en Europe occidentale. A la limite, l'accélération peut être telle et l'étape si peu significative sur le plan historique qu'on peut considérer, avec Trotsky, qu'elle n'est plus alors qu'une étape « logique » 2 5 . La raison pour laquelle nous établissons cette distinction est que la nature des problèmes théoriques soulevés par l'accélération des étapes n'est pas la même que celle des problèmes soulevés par le « sautage » d'étapes : les seconds supposent, mais non les premiers, la rupture du lien entre l'étape logique et l'étape historique tels que nous les avons définis plus haut. Nous avons dit plus haut que c'est en fonction du présent qu'il faut en définitive examiner le problème de savoir si l'on peut ou non sauter une étape. La possibilité théorique de ce « sautage » est offerte par le fait que les solutions alternatives aux problèmes du développement se multiplient au fur et à mesure qu'on se rapproche de la période contemporaine. La liaison entre étape logique et étape historique perd de son caractère de nécessité. Et l'expérience historique montre qu'effectivement il arrive que le lien soit rompu et l'étape sautée : Lénine a observé par exemple que la révolution socialiste russe avait à assumer un certain nombre de tâches dévolues à la révolution bourgeoise en Occident 26 ; de même de nombreuses régions retardées d'économies socialistes ont sauté l'étape du capitalisme ; aujourd'hui de nombreux pays s'efforcent de suivre une voie « non-capitaliste » du développement, etc. Si l'on examine les raisons invoquées pour expliquer qu'on ait pu ou qu'on n'ait pas pu sauter une étape, on est frappé par le fait qu'elles résident presque toujours dans la présence ou l'absence d'une aide extérieure à la société ou à la portion de société examinée. La possibilité de passer de l'obscina directement à une organisation socialiste moderne de l'agriculture, dépendait pour les marxistes russes de l'existence d'une puissante industrie socialiste. Pendant un temps, Lénine estima — et Trotsky en fit le cœur de ses analyses —, que le socialisme ne pouvait s'établir durablement 25. Il est inutile de souligner que le terme « logique » est employé ici par Trotsky dans un sens différent du nôtre. 26. On observe de même aujourd'hui que le socialisme soviétique a été longtemps aussi un socialisme de lutte contre le « sous-développement », c'est-à-dire le retard russe.
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en Russie que si la révolution socialiste intervenait en Occident 27 . De même c'est dans le cadre de leur insertion dans les échanges internationaux et de l'aide reçue de l'étranger que de nombreux pays « sous-développés » envisagent aujourd'hui de sauter quelques étapes de développement. Quel sens revêt la présence de cet élément extérieur dans l'analyse du problème des étapes ? Il exprime à la fois l'opinion que l'étape ne peut pas être sautée dans le cadre des seules conditions prévalant dans la société ou la portion de société examinées, et que ces conditions ne sont pas les seules à prendre en compte. Ce type d'analyse combine le poids du passé (les conditions intérieures) et le poids du présent (l'aide extérieure). Il consiste à dire qu'on n'a pas le droit d'isoler la société ou portion de société en retard de son contexte (national ou international), pour analyser ses possibilités de développement, tandis que le phénomène du retard lui-même n'apparaît que si on les isole abstraitement. Ce qu'il est possible de réaliser dans un pays ou un secteur déterminés, dépend, jusqu'à un certain point, de ce qu'il est possible de réaliser sur le plan mondial et spécifiquement dans la portion avancée du monde. Il n'y a d'étape sautée que par rapport aux seules conditions internes (du pays, du secteur) et non par rapport à l'ensemble des conditions du problème de développement. On n'a pas le droit d'appliquer aux pays retardés d'aujourd'hui le même type d'analyse qui s'imposait lorsque l'Europe occidentale a fait sa révolution industrielle et agricole dans un univers dont elle était elle-même la portion la plus avancée 28 . L'internationalisation des problèmes de développement offre donc la possibilité de sauter des étapes, mais elle n'offre pas la garantie que ces étapes seront sautées 29 . La possibilité théorique n'a de chances de recevoir des applications concrètes que si deux conditions sont réunies : 1. l'aide reçue de l'extérieur ne doit pas être un simple effet de démonstration ou une « contagion culturelle » — suivant l'expression de Georgescu-Roegen —, elle doit effectivement contribuer à résoudre des problèmes qui ne sont pas résolvables sur la base des seules ressources internes ; 2. Il faut que l'aide puisse être absorbée par le milieu considéré, c'est-à-dire qu'elle cesse de lui être étrangère et qu'elle devienne le support d'un mouvement interne de ce milieu. C'est là où la considération du degré de retard reprend ses droits. Il est logique de penser que la difficulté d'absorption augmente dans de nombreux cas — mais pas nécessairement dans tous les cas —, avec le 27. Il ne s'agit pas là à proprement parler d'an « sautage » d'étapes, mais d'une accélération, puisque Lénine et Trotsky estimaient tous deux que la Russie était d'ores et déjà entrée dans la phase capitaliste. 28. Ce qui ne signifie pas que la révolution industrielle et agricole n'a pas été « aidée » par les échanges avec le reste du monde, le phénomène colonial... Mais cette aide ne portait pas sur la nature des solutions aux problèmes de développement que l'Europe occidentale était seule à élaborer. 29. Elle crée même — nous essaierons de le montrer plus loin — des possibilités nouvelles de blocage, liées au phénomène de domination des pays avancés sur les pays retardés.
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retard. Et il faut bien reconnaître que la source essentielle des divergences qui subsistent sur le problème de savoir si on peut on non sauter telle ou telle étape, provient de ce que les sciences sociales — l'économie, la sociologie, la science politique —, ne savent pas encore déduire avec précision la capacité d'absorption d'une aide extérieure, à partir d'un ensemble de critères de retard. Toutefois, si le problème n'est pas résolu, il est en tout cas précisé et cerné. Nous voici parvenus au terme de cet examen du rôle que le retard joue dans le processus de développement. Nous avons vu qu'il est impossible de donner une définition simple de ce rôle. Le retard peut accélérer et/ou freiner le développement. Mais de cette incertitude même, nous tirons une indication précieuse : le rôle que joue le retard dans le développement dépend moins de ce qu'est le retard que de ce qu'est le développement lui-même. En d'autres termes la réponse au problème dépend moins de ce que les pays ont fait dans le passé, que de ce qu'ils font aujourd'hui. Il nous reste donc à examiner quelle est la nature du processus de développement. Conclusion 4 L'habitude prise progressivement d'assimiler le retard à une absence de développement et, par conséquent, l'assimilation des pays sous-développés à des pays non-développés, ont abouti à un étrange renversement de la charge de la preuve : la théorie a été chargée de prouver que le développement était possible dans un monde où le non-développement paraît être la règle 30 . Nous voudrions soutenir au contraire la thèse que la charge de la preuve est inverse et que la théorie a pour tâche de prouver que le non-développement est possible dans un monde où le développement est la règle 31. A considérer l'histoire de l'humanité, on observe en effet fort peu de cas de sociétés arrêtées, si même on en observe 32. Si l'on cherche à aller audelà de la constatation de ce fait et à lui donner une explication, on la trouvera probablement dans le fait que la société humaine, à la différence des sociétés animales, ne se lasse jamais, depuis son origine, d'accroître sa maîtrise de la nature par le travail, c'est-à-dire par une activité consciente 30. En effet, dans une telle optique, les pays développés, c'est-à-dire les pays avancés sont par définition une minorité. 31. On voudra bien admettre qu'il serait fallacieux d'assimiler cette thèse à un optimisme béat, en considérant que le développement n'équivaut nullement à la résorption instantanée ou rapide des retards. 32. Les exemples souvent invoqués dans ce sens concernent la plupart du temps des microsociétés plongées dans un état d'isolement exceptionnel ou bien en butte à un milieu naturel exceptionnellement rigoureux. On sait depuis longtemps que l'impression d'immobilisme de grandes sociétés — comme celle de la Chine ou de l'Egypte de l'antiquité —, n'était pas fondée et provenait seulement de l'insuffisance de nos connaissances. On découvre aujourd'hui qu'il en est de même pour l'Afrique a sans histoire ».
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qui n'est pas une simple adaptation au milieu, mais aussi une adaptation du milieu. En tant que processus universel, le développement est la forme humaine du mouvement, et il serait vain, en tant que tel, de lui chercher une justification purement économique. L'analyse économique ne pourra jamais répondre à la question de savoir pourquoi il existe un processus universel de développement, parce que ce processus a sa racine dans l'action humaine multiforme. L'analyse économique reprend par contre tous ses droits quand il s'agit de savoir comment une société se développe, ou pourquoi une société ne se développe pas. 1. A la question de savoir comment une société se développe, il n'est naturellement pas possible de répondre de manière circonstanciée à moins dTiistoriciser l'explication, c.-à-d. de considérer des sociétés concrètes historiquement déterminées. Mais l'échelle historique choisie peut être plus ou moins large. Si l'on choisit une échelle large — par exemple du début du féodalisme aux temps modernes en Europe occidentale et en Russie —, il nous semble possible d'adopter une expression synthétique de la forme sous laquelle se déroule le processus de développement. Ce processus peut être présenté à travers l'histoire des relations entre la ville et la campagne, entre l'industrie (au sens large) et l'agriculture. S'il paraît possible d'adopter cette présentation synthétique, c'est parce que ces relations — dans des sociétés qui sont au départ et qui restent longtemps des sociétés à prédominance agricole — dominent et conditionnent les autres aspects du processus de développement 33 . C'est seulement dans la toute récente période, et sur une portion très restreinte du globe qu'on voit poindre les éléments d'une autre problématique de développement fondée sur l'industrialisation de l'agriculture, c'est-à-dire sur la disparition des différences essentielles entre le travail agricole et le travail industriel. Durant toute la période que nous survolons, le caractère stratégique des relations entre la ville et la campagne, entre l'industrie et l'agriculture, provient d'un fait double : d'une part la ville et l'industrie ne peuvent encore se développer qu'à l'intérieur de limites qui sont déterminées dans et par l'agriculture, d'autre part l'agriculture ne possède plus un dynamisme interne suffisant pour assurer seule son propre développement. En d'autres termes pour l'un et l'autre secteur, les facteurs exogènes (au secteur) l'emportent sur les facteurs endogènes ; le processsus global de développement n'est pas la somme de deux dynamismes distincts, mais leur fusion. L'importance stratégique de cette liaison est bien une caractéristique de la période en33. Elles les dominent, ce qui ne signifie pas que les relations entre la ville et la campagne soient le seul élément intervenant dans l'explication — il y en a bien d'autres comme les particularités du rôle joué dans chaque pays par l'Etat, la noblesse foncière, la bourgeoisie — , mais ce qui signifie qu'il nous parait possible de rattacher ces particularités elles-mêmes, à travers des médiations plus ou moins nombreuses, à l'état des relations entre la ville et la campagne.
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visagée 34. On ne la retrouve ni avant (à une période de l'histoire où l'agriculture se développe sans le secours de la ville et de l'industrie), ni après (à l'aube d'une époque où c'est le processus interne de l'industrie, y compris l'industrie agricole, qui devient le ressort essentiel). Nous allons essayer de montrer, à travers l'exemple russe, l'importance stratégique de la liaison entre l'agriculture et l'industrie, entre la ville et la campagne. Au début de la période nous avons affaire à une société purement agricole (où d'ailleurs les activités de chasse, de pêche et de cueillette jouent encore un rôle important). La ville et les activités non-agricoles naissent de cette société non pas au départ comme une source nouvelle de développement, mais comme le résultat du développement agricole, comme ime forme nouvelle de consommation du surplus économique de l'agriculture. Il n'y a pas encore d'antagonisme entre la ville et la campagne parce que la ville est une simple mouvance de la campagne, qu'elle n'a pas de volonté propre puisqu'elle ne représente pas encore une activité productive distincte de celle de la campagne. Il y a par contre un antagonisme qui oppose ceux qui produisent le surplus économique et ceux qui le consomment : c'est un antagonisme interne de l'agriculture. Mais la division du travail, même rudimentaire, introduit un élément de dissociation entre la ville et la campagne, parce qu'elle s'accompagne de l'apparition de canaux de drainage du surplus agricole plus ou moins indépendants du drainage par les propriétaires du sol : paysans et citadins échangent leur surplus, les villes commercent entre elles, le gouvernement central instaure son propre réseau de drainage. La liaison entre la ville et la campagne se modifie : elle n'est plus assurée uniquement par le propriétaire foncier. La ville acquiert ime certaine indépendance économique à l'égard de la campagne. Il y a dédoublement du mécanisme de développement économique. Le développement agricole repose sur l'exploitation par les landlords de la main-d'œuvre paysanne, et sur la lutte de cette main-d'œuvre pour assurer sa survie économique. Le développement de la ville se situe à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de ce mécanisme : à l'intérieur dans la mesure où il continue à être fonction du drainage du surplus par les landlords, à l'extérieur dans la mesure où il crée d'autres sources de surplus, et où il met en place son propre réseau de drainage du surplus agricole. A partir de là, l'évolution des rapports entre la ville et la campagne est commandée par l'importance relative de ces deux sources de surplus (agricole et non-agricole) et de ces deux réseaux de drainage (seigneurial et non-seigneurial). En Occident, où la ville est en avance, le phénomène aboutit à la rupture de l'économie domaniale, à la constitution d'un marché national et à la disparition du servage, c'est-à-dire à l'apparition de formes nouvelles du développement agricole. En Russie, où la ville est en retard, 34. En fait d'une période plus large que celle que nous avons retenue pour notre sujet. Les sociétés antiques — la grecque, la romaine et même l'égyptienne — , posent déjà le problème des relations entre la ville et la campagne.
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le même phénomène conduit d'abord à l'extension et à l'aggravation du servage et à la tentative massive d'utiliser le servage dans le cadre de l'économie urbaine elle-même. L'échec final de cette tentative et la crise grave de l'économie domaniale agricole, qui ont conduit ensemble à l'abolition du servage, sont au fond les deux faces d'un même phénomène : l'inadaptation croissante entre les exigences économiques nouvelles et la tentative de satisfaire ces exigences dans le cadre des anciennes structures sociales. La Réforme de 1861 et plus tard, les réformes de Stolypin ont pour résultat, partiellement et timidement au départ, beaucoup plus rapidement par la suite, de rattraper ce retard. 2. La réponse à la question de savoir pourquoi une société déterminée ne se développe pas découle assez naturellement de l'analyse qu'on propose de la forme prise par le développement, au cours de la période historique que nous examinons. Le processus de développement se trouve bloqué, lorsqu'on observe l'absence de relation entre le développement de l'agriculture et le développement de l'industrie. Il peut alors se produire un développement partiel soit de l'agriculture, soit de l'industrie, soit des deux, mais il n'y a pas de processus global de développement parce que ces développements partiels ne sont pas connectés entre-eux. Ces blocages de développement peuvent revêtir de nos jours des formes multiples, dont deux principales : a) La création d'industries qui n'entraîne aucun développement agricole, soit que ce développement n'intervienne pas, soit qu'il intervienne mais en obéissant à d'autres impulsions ; b) La croissance de l'agriculture qui n'entraîne pas de création d'industries, pour des raisons analogues. Ce qu'il faut essayer de comprendre, c'est pourquoi les relations entre la ville et la campagne qui sont la forme principale du processus de développement et qui, par conséquent, sont aussi universelles que ce processus lui-même, ne parviennent pas à s'établir ou se trouvent suspendues. Cest un phénomène d'autant plus étonnant, au premier abord, que si on observe dans l'histoire des sociétés de nombreux cas où les relations entre l'agriculture et l'industrie ont tardé à s'adapter aux exigences économiques nouvelles, on n'en connaît cependant aucun où ces relations aient été absentes. Naturellement il nous faut tenir compte du risque de confusion entre une situation de simple retard et une situation de blocage véritable, confusion liée à la brièveté de la période sous examen. Mais que ces cas de blocage existent ne paraît guère niable. On invoque souvent pour expliquer ces blocages des phénomènes comme l'absence ou l'insuffisance d'infrastructures, le faible degré de commercialisation ou de monétarisation, etc. Que ces phénomènes et d'autres aient une importance certaine est indéniable. Mais des phénomènes analogues sont observables dans le passé qui n'ont pas conduit au blocage. Il n'y a rien là qui sorte de l'analyse habituelle du rôle du retard comme frein du développement. Par contre, il existe entre les expériences du passé, et la situation ac-
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tuelle du Tiers-Monde une différence importante : c'est l'apparition d'un phénomène nouveau qu'on pourrait appeler l'extraversion des économies des pays sous-développés, c'est-à-dire le fait que ces économies sont dominées par l'étranger 35 . Nous appelons extraversion le processus qui lie le dynamisme d'une économie au dynamisme de l'étranger et qui offre ainsi une possibilité de substitution au système de relations entre l'agriculture et l'industrie. Il y a extraversion chaque fois qu'une industrie ou une agriculture fonde son développement sur l'exportation, ou bien sur la substitution d'importations 3 6 . Or la caractéristique de l'extraversion est qu'elle empêche à court terme, et ne permet pas à long terme la diversification des activités industrielles et agricoles d'un pays. Un pays quelconque ne peut trouver preneur sur le marché international que pour une portion infime de ses productions actuelles ou potentielles. L'extraversion est un type de développement fondé sur la division internationale du travail laquelle, par définition, si libérale et équitable soit-elle, est nécessairement une spécialisation, non une diversification. L'extraversion remplace donc un processus de développement global par des processus de développements partiels. C'est une stratégie de développement qui procède par addition, et non par multiplication. Seule la liaison entre l'agriculture et l'industrie — c.-à-d. la mise en place d'un processus d'intériorisation du développement —, présente la caractéristique nécessaire de comporter à terme la diversification des activités économiques. Lorsqu'on s'interroge sur le problème de savoir pourquoi l'extraversion joue aujourd'hui un rôle qu'elle ne jouait pas autrefois, on est amené à mettre en cause le fait que le Tiers-Monde a été et reste encore pour une large part, sous la domination économico-politique d'un petit nombre de pays avancés. Le fait colonial — sous sa forme juridique ou sous sa forme de fait — a créé l'extraversion en détruisant les germes de la liaison agricultureindustrie là où elle existait, en ne se souciant pas de la créer là où elle n'existait pas. De ce point de vue le sous-développement est un phénomène daté qui se caractérise moins par le degré de retard d'une économie, que par son degré d'extraversion. L'élément de blocage du développement introduit par l'extraversion vient de ce qu'elle n'est pas seulement différente de la politique de mise en relation de l'agriculture et de l'industrie, mais qu'elle est son contraire. Elle 35. MAILLET, op. cit., p. 6 1 : A La distinction fondamentale semble devoir être faite entre les sociétés et économies qui ont réalisé leur processus... librement, c'est-à-dire dans des conditions dépendant surtout de la situation interne, et celles qui ont été soumises à une domination extérieure (que celle-ci se soit présentée sous la forme classique de la colonisation, ou sous des formes de semi ou quasi-colonisation) ; la domination extérieure a en effet pesé d'un poids décisif sur le processus qui en a été sérieusement altéré ou déformé, et c'est ce qui explique que l'écart avec le modèle soit assez large dans les cas de ce genre ». 36. On présente souvent la substitution d'importations comme une intraversión. Elle ne l'est pas en elle-même. Elle ne peut éventuellement le devenir que si elle est l'un des éléments d'une politique interne de développement. Par elle-même elle ne favorise en rien l'établissement de liaisons entre l'agriculture et l'industrie.
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remplace cette liaison, mais par là même elle l'interdit. Ce ne sont en effet ni les mêmes investissements qu'il faut effectuer, ni les mêmes productions qu'il faut favoriser, dans l'une et dans l'autre hypothèse. Cela ne signifie pas que le processus global de développement passe par l'autarcie. Mais la participation aux échanges internationaux ne peut être bénéfique que comme un élément d'une politique interne de développement, non comme un substitut à cette politique. Or, c'est bien ce que devient l'extraversion, une fois acceptée par l'économie dominée : un substitut à la politique véritable de développement, une structure économique et politique qui devient l'obstacle principal et quelquefois insurmontable à l'adoption de cette politique.
§ 2.
M O D È L E OCCIDENTAL E T MODÈLE B U S S E D E
DÉVELOPPEMENT
Il existe une sorte d'image d'Epinal du développement russe qui fait contraste absolu avec une autre image d'Epinal du développement occidental. C'est celle d'un développement infligé à coups d'ukazes à un corps social rebelle qui retombe dans sa passivité dès que cet excitant extérieur relâche sa pression pour une raison ou une autre. Au caractère « artificiel » du développement russe s'oppose le caractère « naturel » du développement occidental qui surgit spontanément d'une société aménagée en fonction de ce développement et qui n'a donc pas besoin d'excitant extérieur. Ce type d'analyse relève alors une série d'éléments montrant par où le modèle russe s'oppose au modèle occidental ; inexistence ou faiblesse de « l'esprit d'entreprise », importance des apports de l'étranger sur le plan des techniques, des hommes ou des capitaux, rôle stratégique joué par l'Etat dans le développement, etc. Dans cette optique, comme l'excitation venue de l'étranger ne peut manifestement pas être tenue, jusqu'aux dernières années du tsarisme, pour responsable principal du développement russe, le seul excitant extérieur à la société se trouve être l'Etat. L'histoire du développement russe se réduit alors à une chronique des politiques gouvernementales qui se résume en une sorte d'alternance entre les périodes de politiques actives de développement, et les périodes de désintérêt pour ce dernier. Les périodes actives sont le résultat d'une volonté ou d'une conscience de développement, c'està-dire le fruit du hasard (le fait que Pierre Le Grand ou le comte Witte sont ce qu'ils sont) ou des besoins de la politique étrangère. Mais comme ces volontés s'imposent à un corps social non aménagé, elles l'épuisent et le développement tourne court pour un moment. La société panse ses plaies dans l'immobilisme et attend qu'un nouveau génie russe vienne encore forcer son destin. Nous pensons que cette façon d'écrire l'histoire du développement russe revient à confondre l'anecdote avec les dynamismes profonds d'une société.
236
Le développement économique de la Russie tsariste
Nous voudrions essayer de décrire ces dynamisâtes en montrant en quoi ils sont les mêmes et en quoi ils diffèrent des dynamismes occidentaux. A
I. Les ressemblances
fondamentales
du modèle russe et
1. Le caractère interne du processus de
occidental.
développement.
Les deux modèles de développement sont internes, c'est-à-dire des modèles dont les centres de décision sont nationaux et qui impliquent à terme la diversification de l'économie, à la différence du modèle de développement par l'extraversion. Sans doute, il existe sur ce plan des différences mineures entre les deux modèles. Une partie du développement russe est fondée sur l'exportation de matières premières et de produits bruts : céréales d'abord, puis bois, pétrole, etc. Mais des phénomènes analogues ne manquent pas dans le modèle occidental : l'Angleterre a exporté son charbon en même temps que ses textiles, les Etats-Unis ont exporté leur coton puis leur blé, la Scandinavie a exporté son bois... La structure des exportations russes témoigne du retard économique de la Russie, non de l'extraversion du modèle de développement37. Elle a freiné le développement russe en retardant la décéréalisation (qui était la voie indispensable de la diversification et de la modernisation de l'agriculture), mais elle ne l'a pas bloqué. Par contre, il est certain que le rôle des capitaux et des techniques étrangères a été plus important en Russie qu'en Occident. Une partie importante de l'industrie russe était la propriété d'étrangers, les emprunts extérieurs jouaient un rôle non négligeable dans les finances publiques, et il est indéniable que l'indépendance économique et politique de la Russie s'en trouvait affectée. Il s'est produit dans la dernière période du tsarisme, une sorte de course de vitesse entre les capitalismes étrangers et le jeune capitalisme russe. On peut raisonnablement penser que si ce dernier avait quelque peu tardé à prendre son essor et si la révolution d'Octobre n'avait pas aboli le modèle russe, celui-ci aurait pu évoluer rapidement vers un modèle d'extraversion. Mais cette extraversion ne dominait manifestement pas l'économie russe de la dernière période 38 . D'après certains auteurs (M. Guindine en 37. A la fin du tsarisme, les produits textiles commençaient à jouer les exportations. L'Angleterre a été en fait un des rares pays qui ait sivement des produits élaborés dans ses exportations, dès le début de la 3 8 . D'après MICHELSON (op. cit., p. 23), les paiements effectués pour
un certain rôle dans pu faire figurer masrévolution industrielle. le service de la dette
publique se répartissaient de la façon suivante entre la Russie et l'étranger (en millions de En Russie A l'Etranger 1909 214,5 180,5 1912 200,2 187,3 Toujours d'après le même auteur (p. 133), voici la répartition approximative des capitaux privés russes et étrangers (millions de roubles) :
roubIes) :
Montant des capitaux de sociétés par actions Participation du capital étranger Participation étrangère en %
..
1900
1909
1914
2 105 762 36,2 %
2 812 1027 36,5 %
4 717 1 856 39,3 %
La théorie du développement
237
particulier), l'importance relative des capitaux étrangers dans l'économie russe a eu tendance à diminuer dans les dernières années du tsarisme, notamment dans l'industrie lourde. Il est intéressant de se demander quels sont les faits qui ont permis à la Russie d'échapper à l'extraversion. Le premier fait qui vient à l'esprit est que la Russie possédait l'indépendance politique et un gouvernement central fortement implanté depuis des siècles. C'était aussi un pays immense, géographiquement éloigné des centres mondiaux de l'impérialisme économique naissant. Ces faits ont certainement contribué à donner au développement russe son caractère interne. Les impérialismes de l'époque — y compris le plus puissant d'entre eux — n'avaient pas alors la puissance économique qu'ils ont acquise aujourd'hui. La « digestion » d'un organisme aussi énorme que la société russe n'aurait pas été sans leur causer de graves difficultés. En outre, dans l'état des techniques de transport du 19e siècle, les distances géographiques jouaient un rôle plus important qu'aujourd'hui, et étaient moins facilement annulées par des économies d'échelle qui, tout en existant, n'avaient pas l'importance qu'elles ont aujourd'hui 39 . Toutefois ces faits ne nous paraissent pas entièrement probants. Dès cette époque, les impérialismes mondiaux prouvaient qu'ils étaient capables de se soumettre économiquement et politiquement des pays aussi vastes que la Russie, aussi éloignés qu'elle, et disposant d'un Etat national implanté de longue date. On a écrit que la chance du Japon — ce qui lui a offert le sursis nécessaire pour se développer — a été le fait qu'à la différence de la Chine il n'avait pas été vaincu militairement. Mais la Russie, elle aussi, avait été battue militairement par les Occidentaux, et cette défaite n'a pas entraîné les mêmes conséquences qu'en Chine. La guerre de l'opium ouvrant quelques ports au commerce avait suffi à inaugurer le processus de colonisation économique et politique. La guerre de Crimée n'a pas le même résultat, pas plus d'ailleurs que la démonstration navale américaine de 1853 au Japon 40 . Ce n'est donc pas dans la chronique politique et militaire qu'il faut chercher l'explication des différences d'impact de l'action occidentale, mais dans la force de résistance extra-politique des sociétés agressées, force qui ne peut venir que des particularités de leurs structures sociales. Il existe certes de ce point de vue des différences importantes entre le Japon et la Russie, deux sociétés qui ont réussi à limiter l'impact de l'intervention étrangère. La Russie, dès avant la guerre de Crimée, entretient de longue date des relations économiques avec l'étranger et s'efforce jusqu'à un certain point d'imiter le type occidental de développement. Le Japon avant 1853 39. P. B A I R O C H insiste à très juste titre sur le rôle joué aujourd'hui dans l'extraversion par la facilité des communications et le gigantisme de l'industrialisation moderne. 40. A la différence de la Chine et du Japon, la Russie n'a d'ailleurs jamais cherché à s'isoler économiquement du reste du monde.
238
Le développement économique de la Russie tsariste
se refuse au contact avec l'étranger et l'ère Meiji est précédée d'un apparent immobilisme social. Mais il existe entre le Japon et la Russie d'une part, la Chine de l'autre, une différence dont le rôle a probablement été décisif. Ce sont toutes deux des sociétés encore fortement agraires mais où le processus de différenciation entre la ville et la campagne est déjà relativement avancé, c.-à-d. où la ville a son propre processus de développement en partie indépendant de celui de la campagne. Au Japon cela se traduit par le fait que la classe marchande, même dépourvue de droits politiques, joue un rôle économique certain, et surtout par le fait que la féodalité japonaise ou une partie d'entre elle, ne lie pas son sort à celui de l'agriculture féodale 41 . Elle est prête à s'insérer dans un processus de développement de type urbain comme en témoigne son insertion dans le processus de commercialisation dès avant l'ère Meiji, et comme en témoigne sa participation physique massive à l'industrialisation à partir de l'ère Meiji. En Chine le processus de différenciation entre la ville et la campagne est moins poussé. Les villes et l'artisanat existent (ce dernier a même connu des périodes de développement important), mais ces villes sont jusqu'au bout des villes rurales qui vivent comme des excroissances de la campagne, et cet artisanat vit surtout de la consommation de la rente foncière et ne dispose pas de son propre réseau de drainage du surplus économique de l'agriculture. Il en résulte que les forces sociales, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'aristocratie foncière, disposées à développer d'autres sources de surplus que l'agriculture et d'autres formes de drainage que la rente foncière, sont faibles. A l'exception de cas individuels, la société chinoise laissera à l'étranger le soin d'asseoir l'indépendance économique de la ville, sans qu'il soit même nécessaire à l'étranger de lui interdire l'accès aux nouvelles sources de richesse. La Chine est avec l'Inde — mais pour des raisons différentes — l'un des premiers exemples de création du phénomène sousdéveloppement par l'intermédiaire de l'extraversion. Si cette analyse est exacte, c'est donc la présence d'un processus interne de dissociation de la ville et de la campagne — prélude à des formes nouvelles d'association accompagnées cette fois de la dissolution des vieilles structures agraires —, qui a protégé des pays comme la Russie de l'extraversion 42 . Et il faut faire observer que ce processus de dissociation revêt 4 1 . La féodalité japonaise repose sur la rente-produits et non sur la corvée comme c'est encore partiellement le cas en Russie. Elle est donc débarrassée des contraintes de la gestion domaniale et plus ouverte à profiter des autres occasions d'enrichissement. Au surplus, la répartition de la rente parmi les féodaux est très inégale et il existe une fraction nombreuse de féodaux pauvres ou appauvris que rien ne rattache pratiquement plus à l'agriculture. 4 2 . Nous n'avons pas la prétention de donner ici la description exhaustive de tous les éléments qui ont permis ou n'ont pas permis à tel ou tel pays d'échapper à l'extraversion. Il y a notamment un aspect du problème dont nous sommes reconnaissants à M. le Doyen Maillet de nous l'avoir signalé. Les sociétés traditionnelles telles que les définit M. Maillet (« Révolutions structurelles et développement économique », cours polycopié, Faculté de Droit et de Sciences économiques, Grenoble, p. 4), connaissent incontestablement une sorte d'alter-
La théorie
du développement
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en Russie les mêmes traits fondamentaux qu'en Occident : croissance du rôle joué par les sources non-agricoles du surplus et par les canaux de drainage non-féodaux du surplus agricole. Cette croissance, en affaiblissant la capacité de résistance de la noblesse terrienne (en suscitant la crise de l'économie domaniale agricole), en lui offrant des perspectives de reconversion et en suscitant l'apparition des premières couches sociales hostiles au servage, assure une base interne au développement russe. Le développement anglais ou français n'a pas eu d'autre ressort fondamental. 2. Le rôle joué par le surplus agricole dans le
développement.
Bien qu'il existe déjà des sources non-agricoles du surplus économique, des sociétés comme la société anglaise du 18e siècle ou la société russe du 19e siècle 43 demeurent pendant une longue période tributaires, pour leur développement, de l'importance du surplus économique de l'agriculture. Cette situation provient de ce que l'activité agricole est l'activité fondamentale au départ de la période et que, quelle que soit la supériorité du taux du surplus dans le secteur productif non-agricole, la petitesse de ce secteur rend le surplus global fonction du surplus agricole. L'existence d'un surplus s'analyse comme le fait que le producteur n'est pas obligé pour entretenir son existence de consommer la totalité de sa production : il peut consacrer une partie de cette production à la thésaurisation, à l'investissement, ou à l'amélioration (et non simplement l'entretien) de son existence. Ce surplus ne reste pas nécessairement entre les mains de son producteur. Lorsqu'il échoit à d'autres éléments de la société, ce transfert revêt un caractère gratuit toutes les fois qu'il ne s'agit pas d'échanges de surplus. Le tableau économique de Quesnay est une illustration frappante du mécanisme de prélèvement sans contre-partie du surplus agricole **. L'investissement qui s'analyse par définition comme un report de consommation représente donc une forme de dépense du surplus sans contre-partie immédiate. Lorsque l'investissement est effectué par le producteur de surplus, ce dernier conserve les bénéfices futurs de l'investissement. Lorsqu'il est effectué sur les mêmes fonds par un autre que le producteur cela revient pour ce dernier à une cession définitive sans contre partie de son surplus. Le modèle russe et le modèle occidental de développement reposent tous les deux sur le même mécanisme fondamental de drainage sans contre-partie du surplus agricole. Dans le modèle russe, ce mécanisme apparaît avec une netteté presque parfaite. La rente en argent ou en produits est le type même de prélèvenance entre périodes de prospérité et de déclin. Si s l'agression 1 extérieure se produit au cours d'une période de décadence ou de désagrégation liée à la conjoncture longue de la société traditionnelle, cette dernière se trouve incontestablement en état de moindre défense. 43. Ainsi que les sociétés sous-développées d'aujourd'hui. 44. Sous la réserve importante que les physiocrates assimilent toute vente de produits de la ville à la campagne & ini prélèvement sans contre-partie.
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Le développement économique de la Russie tsariste
ment du surplus sans contre-partie. La corvée symbolise avec une évidence physique le fait que le prélèvement du surplus s'analyse comme un travail pour autrui sans contre-partie. Les « prestations de travail » qui ont suivi l'abolition du servage étaient une forme atténuée de la corvée et du prélèvement du surplus agricole, en ce que leur contre-partie était souvent illusoire et traduisait en fait la position de domination ou de monopole du propriétaire foncier. Les impôts payés par la paysannerie, les redevances de rachat dues après 1861 étaient elles aussi des prélèvements immédiats et directs sur le surplus agricole. Sous une forme plus indirecte — sous la forme de la consommation de ses revenus par la grande propriété foncière —, c'est encore le surplus agricole qui faisait vivre une foule de domestiques, d'artisans, de commerçants, de transporteurs, etc. Le développement de la ville et de l'industrie russe est alors commandé par l'importance du surplus agricole qui se trouve canalisé vers elles par l'intermédiaire de trois réseaux de drainage dont les deux premiers sont sans contre-partie et dont seul le troisième est en partie onéreux pour les destinataires du surplus : a. Le réseau de drainage de la noblesse foncière. Il aboutit à la ville et à l'industrie : — indirectement par la part des revenus de la noblesse foncière affectée à des achats de produits industriels ou artisanaux ou aux dépenses de consommation liées à la vie en ville : — directement par l'affectation d'une partie de la force de travail servile à des tâches industrielles ou artisanales ou à des occupations citadines, soit que la noblesse foncière emploie cette main-d'œuvre sous sa direction immédiate, soit qu'elle la laisse exercer des métiers indépendants en se contentant de percevoir l'obrok, soit qu'elle loue cette main-d'œuvre à d'autres employeurs. b. Le réseau de drainage de l'Etat russe qui a revêtu de multiples formes : — l'Etat et le souverain ont longtemps drainé une partie du surplus agricole en qualité de propriétaire foncier, parmi d'autres. — l'Etat impose à la paysannerie des prestations en travail et en produits. — Au fur et à mesure des progrès de la commercialisation et de la monétarisation de l'économie, un système d'impôts payables en monnaie se développe : soit sous la forme d'impôts personnels, soit surtout sous la forme d'impôts indirects frappant les produits de grande consommation achetés par la paysannerie. En particulier le protectionnisme douanier s'analyse en grande partie comme une forme de prélèvement du surplus agricole. c. Le réseau de drainage des classes sociales urbaines : commerçants, industriels, banquiers, usuriers, transporteurs, etc. Ce drainage est en partie gratuit et en partie onéreux : — il est gratuit pour toutes les opérations qui permettent à la ville de percevoir une partie du surplus agricole sans contre-partie : taux usuraires,
La théorie du développement
241
intérêts bancaires, spéculations fondées sur le monopole du commerce et des transports, etc. — il est onéreux chaque fois que le drainage du surplus agricole a pour contre-partie la livraison de produits et de services urbains à la campagne. Pour compléter ce tableau schématique du système de drainage du surplus agricole vers la ville et l'industrie, il faudrait ajouter qu'il s'accompagne d'irne redistribution du surplus agricole à l'intérieur des classes rurales autres que la noblesse foncière. La différenciation sociale à la campagne est un processus de polarisation qui tend à concentrer une part grandissante du revenu agricole entre les mains de classes ou couches sociales qui ont ou qui développent des activités non-agricoles ou qui consacrent une partie relativement importante de leur revenu à des achats de produits et services de la ville et de l'industrie : ainsi les koulaks, la petite bourgeoisie rurale et les bourgeois des villes propriétaires terriens. Il existe donc au sein même de la paysannerie, mais dans le cadre de ses relations avec la ville et l'industrie, un mécanisme de drainage du surplus agricole à destination nonagricole. Ce système complexe de canaux de drainage a naturellement subi une évolution tout au long du développement russe : les ressources de l'Etat comme propriétaire terrien ont perdu du terrain au profit de ses ressources perçues au titre régalien. Les corvées et prestations de produits ont peu à peu cédé la place aux impositions monétaires. Le réseau de drainage des classes sociales autres que la noblesse foncière a pris ime importance grandissante par rapport à ce dernier. D'une manière générale les formes indirectes et monétaires de drainage font des progrès sur les formes directes et en nature (corvées et impôts ou rentes-produits). Les formes de drainage par la ville et l'industrie avec contre-partie, au départ inexistantes, se développent par la suite : elles ont néanmoins moins d'importance que le drainage sans contre-partie. Cette dernière observation est importante. Le développement de la ville et de l'industrie repose en partie sur l'investissement, c'est-à-dire la consommation sans contre-partie immédiate, du surplus. Ce surplus ne peut provenir que de l'agriculture ou de l'industrie. Dans la mesure où l'industrie est encore faiblement développée et où son surplus est insuffisant, une partie des investissements industriels doit être financée par le surplus agricole. Le drainage de surplus agricole sous la forme d'échanges de produits entre la ville et la campagne étend certes les débouchés de l'industrie et facilite donc son développement, mais il ne procure pas de fonds d'investissement industriel puisqu'il s'analyse en un échange de surplus 4 5 . Le développement industriel, dans la mesure où il repose sur l'investissement et où cet investissement doit être financé par le surplus agricole, repose donc sur le drainage gratuit du surplus agricole par la ville et l'industrie. C'est 45. Dans la mesure, toutefois, où l'échange de produits se fait sur une base commerciale saine, et ne cache pas un pur et simple prélèvement de la ville sur la campagne. 16
242
Le développement économique de la Russie tsariste
une condition objective à laquelle ne peut échapper aucune stratégie de développement formulée dans une société encore fortement agraire, y compris bien entendu les sociétés socialistes. C'est elle qui se trouve exprimée dans la notion élaborée par Preobrazenskij de l'accumulation socialiste primitive 46 . C'est elle qu'on retrouve dans toutes les analyses contemporaines fondées sur le rôle de « l'investissement humain » dans le développement. L'intérêt de cette remarque vient de ce que l'on cherche souvent à présenter le modèle occidental de développement comme un modèle qui a su financer l'industrialisation en évitant cette « spoliation » de l'agriculture il . S'il en avait été réellement ainsi, l'industrialisation occidentale aurait été limitée aux seules ressources du surplus industriel, et son rythme aurait été tout différent de ce qu'il a été. Si l'on examine le système occidental de drainage du surplus agricole on observe qu'il possède en effet les mêmes caractéristiques fondamentales que le système russe : 1. existence de trois réseaux principaux de drainage. 2. caractère gratuit d'une partie importante du prélèvement. C'est seulement à partir de ces similitudes de fond qu'on peut analyser les différences secondaires entre les deux systèmes. Ces différences sont les suivantes : — Les formes non-monétaires de prélèvement du surplus agricole (corvée, impôts en nature, rente en produits...) ont moins d'importance et se résorbent plus rapidement en Occident qu'en Russie. — Les formes indirectes de prélèvement ont plus d'importance et progressent plus vite en Occident qu'en Russie. — Le réseau de drainage des classes sociales autres que la grande propriété foncière est plus développé et progresse plus vite en Occident qu'en Russie. — Les formes de collecte de fonds pour la ville et l'industrie qui résultent du processus de différenciation sociale interne de l'agriculture (par opposition aux formes de collecte intervenant de l'extérieur sur une paysannerie indifférenciée), jouent un rôle plus important en Occident qu'en Russie. 46. Voir La Nouvelle Economique, traduction de B. Joi.Y, Etudes et documentation internationales, 1966. 47. Nous pensons qu'il est erroné d'assimiler tout prélèvement gratuit du surplus agricole à un phénomène d'exploitation. En soi ce prélèvement est u n acte d'épargne sociale de même nature que tout autre acte qui consiste, pour la société à ne pas consommer la totalité de ce qu'elle produit afin d'augmenter sa capacité future de production. Le prélèvement gratuit ne devient exploitation et spoliation que si plusieurs conditions sont réunies : 1. lorsqu'il n'assure pas à la paysannerie le niveau de consommation et le niveau d'investissement jugés satisfaisants à une époque et dans un pays déterminés i 2. lorsque ce prélèvement est effectué par des classes sociales qui n'ont pas pour objectif ou pour fonction de réaliser l'affectation productive du surplus agricole ; 3. lorsque cette affectation productive ne favorise pas ou freine le développement agricole. Mais il est aisé d'imaginer des situations où le prélèvement gratuit du surplus agricole soit conforme aux intérêts mêmes de l'agriculture. Ce prélèvement n'est alors qu'une application du principe économique très général selon lequel le surplus ne doit pas être nécessairement investi là où il naît et où, par conséquent, la rationalité économique implique des transferts de surplus.
La théorie du développement
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En particulier, les agricultures occidentales secrètent une catégorie de revenu dont le rôle en Russie restera jusqu'au bout limité : c'est le revenu du fermier capitaliste qui s'analyse comme l'équivalent dans l'agriculture du profit industriel48, Ce type de revenu oriente la structure des dépenses de l'agriculture vers les achats de produits et de services urbains. — Les formes non gratuites de prélèvement (c.-à-d. les échanges économiques entre l'agriculture et l'industrie) paraissent jouer un rôle plus important en Occident qu'en Russie. C'est d'ailleurs sur ce phénomène qu'on s'appuie pour opposer les deux modèles, et pour conclure à l'absence d'exploitation de la paysannerie dans le modèle occidental. Deux observations sont toutefois nécessaires : 1. L'importance plus grande des échanges d'équivalents ne traduit pas nécessairement le fait que la part relative du prélèvement onéreux dans le prélèvement global est plus importante en Occident qu'en Russie. Elle peut être simplement le résultat du fait que le taux occidental du surplus agricole — la productivité et l'efficacité de l'agriculture européenne —, est plus élevé que le taux russe. On ne dispose malheureusement pas des chiffres qui permettraient des comparaisons précises. Mais la supériorité occidentale en matière de productivité et d'efficacité est une donnée établie. Il est possible — sans qu'on puisse l'affirmer —, qu'elle ait été suffisante pour permettre une intensification des échanges entre l'agriculture et l'industrie, tout en permettant le même taux de prélèvement gratuit du surplus agricole, ou un taux supérieur. 2. Les échanges économiques entre la ville et la campagne à l'Occident ont été longtemps altérés par un phénomène de domination de la ville sur la campagne 49 . Ces échanges sont pour une part importante des échanges inégaux qui cachent sous une apparence onéreuse, un prélèvement gratuit du surplus agricole par la ville. Dans cette mesure le développement des échanges entre la ville et la campagne traduit non un recul des formes gratuites de prélèvement, mais une avance des formes indirectes de prélèvement. On le voit, toutes ces différences secondaires entre les deux modèles de mobilisation du surplus reflètent l'avance occidentale et le retard russe sur le plan de la commercialisation et de la monétarisation de l'agriculture, comme sur le plan du développement de la ville et de l'industrie (rôles respectifs du réseau de drainage féodal et urbain ou agricole non féodal). Elles tendent en outre à accélérer l'avance occidentale et à cristalliser le 48. Dans certains cas ce fermier peut être un grand propriétaire roturier ou un noble converti aux méthodes modernes, investissant dans son exploitation et utilisant de la maind'œuvre salariée. Son revenu global comprend alors, outre la rente foncière, le profit d'exploitation. 49. Réglementation des marchés et du prix favorable à la ville, crédit, usure, monopoles commerciaux, monopoles de transport, spéculation sur stocks... On trouve chez D O B B (Studies in the development of capitalism. Routledge and Kegan Paul, 7' éd., 1959, p. 90), une excellente description du phénomène de domination de la ville sur la campagne environnante.
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Le développement
économique de la Russie tsariste
retard russe dans la mesure où elles concentrent une proportion plus grande du surplus agricole entre les mains de couches ou classes sociales plus directement incitées que la noblesse foncière à consacrer ce surplus au développement et non à la consommation. 3. La complexité du processus de
développement.
Nous ne reviendrons pas sur les analyses que nous avons tentées et qui montrent que le développement russe ne peut pas s'expliquer à partir d'un principe simple, tel que celui de la volonté de développement incarnée par un gouvernement ou par un individu de génie. Nous nous contenterons de rappeler brièvement en quoi ce développement est complexe, à l'Ouest comme en Russie. a. Il entraîne dans son mouvement une multitude de forces sociales : gouvernement, classes urbaines, paysannerie et noblesse foncière elles-mêmes. b. Il repose sur un réseau diversifié de canaux de financement. c. Il passe par une diversification croissante des activités économiques tant dans l'agriculture que dans l'industrie. En particulier, dans l'un et l'autre modèle, la vitesse de développement est en grande partie fonction de la diversification de la structure industrielle qui est elle-même fondée sur la part croissante de l'activité industrielle consacrée à la fabrication de biens de capital, et sur la mécanisation de cette activité. Le décollage industriel russe des années 1890 se constate par le brusque bond en avant du taux de croissance, mais il s'explique par la brusque modification de la structure industrielle russe et la croissance des industries de biens d'équipement 50 . Il existe certes des différences de complexité entre le modèle occidental et le modèle russe. Mais beaucoup plus frappant que ces différences, est le phénomène de convergence très rapide qu'on observe entre les deux modèles, après 1861, et surtout après 1890, qu'il s'agisse des classes ou couches sociales insérées dans le processus de développement, de ses moyens de financement et des formes revêtues par la diversification et la modernisation de l'agriculture et de l'industrie. Cette convergence est si évidente qu'elle est reconnue — fait exceptionnel — par tous les analystes de l'histoire économique de la Russie, y compris par les partisans les plus résolus de la thèse de l'artificialité. En 1914 rien ne différencie plus le dynamisme (sinon la situation) de l'économie russe, de celui des économies occidentales. II. Les particularités du modèle russe de
développement.
Nous avons essayé de montrer comment le processus de développement russe a été dominé et s'est caractérisé par l'histoire des relations entre la 50. En Occident où la croissance de l'importance relative des industries de biens d'équipement a été plus étalée, les seuils de décollage ont été aussi moins marqués et plus allongés.
La théorie du développement
245
ville et la campagne, entre l'industrie et l'agriculture. La ville et l'industrie, nées de la terre, se sont différenciées d'elle et l'histoire de leurs relations peut être présentée, à partir de ce moment, comme une succession de connections et de déconnections. Cette plasticité des relations agriculture-industrie se retrouve à l'Ouest comme en Russie. Mais la racine fondamentale des particularités du modèle russe de développement réside dans le fait que l'établissement de relations nouvelles a revêtu jusqu'au* bout en Russie un caractère hésitant et partiel. Quand l'Occident se montrait capable de détruire radicalement et rapidement les relations anciennes, la Russie cherchait à accommoder ces relations anciennes aux exigences nouvelles. Le film du développement russe ressemble au film du développement européen passé au ralenti. Puisque l'on constate un phénomène permanent de retard d'adaptation et puisque, d'autre part, on a été amené à nier que les processus cumulatifs d'avance ou de retard sont le seul facteur explicatif du rythme de développement, on peut être tenté de conclure qu'il existe bien une différence congénitale entre le processus russe et le processus occidental, la plasticité du premier étant inférieure à la plasticité du second. En d'autres termes, puisqu'on admet que le retard ou l'avance n'expliquent pas tout et que c'est dans le présent de chaque société qu'il faut aussi rechercher l'explication de son rythme de développement, il paraît nécessaire d'admettre que, si la société russe n'a pas rattrapé son retard sur la société occidentale, c'est qu'on avait affaire à une société de qualité dynamique inférieure. De là à s'engager dans l'analyse aventureuse des raisons pour lesquelles des nations ou des peuples seraient, par vocation ou par nature, inférieurs en dynamisme à d'autres nations ou d'autres peuples, il n'y a qu'un pas trop vite franchi 51 . En vérité, ce type de conclusion repose sur une illusion d'optique. Il entretient une confusion entre le degré de plasticité d'une société et les moyens dont dispose une société, à un moment donné, pour réaliser les adaptations nécessaires. Le fait qu'une partie du développement de la ville et de l'industrie ait été effectuée en Russie sous l'impulsion et sous la direction de la noblesse foncière alors qu'il s'effectue sous la direction de classes urbaines en Occident, est précisément la preuve que la société russe est aussi plastique que la société occidentale. Le fait que l'Etat russe, sous Pierre I ou sous Witte, ait été amené à intervenir pour accélérer « artificiellement » le cours du développement est une autre preuve de cette plasticité 52 . La procédure qui consiste à essayer d'utiliser des structures sociales anciennes pour réaliser des tâches nouvelles n'est pas moins plastique que celle qui consiste à changer de structures sociales : elle prouve seulement 51. Ce type d'analyse a fleuri, on le sait, pour expliquer l'infériorité industrielle des peuples de couleur sur les peuples de race blanche. Mais la race blanche, mutatis mutandis, sa l'applique à l'occasion à elle-même. 52. De même que, par exemple, le rattrapage russe du 18* siècle.
246
Le développement économique de la Russie tsariste
que le changement de ces structures sociales n'est pas encore devenu nécessaire ou inévitable. Elle exprime d'une certaine manière le fait qu'on anticipe sur le moment où ce changement deviendra nécessaire. Elle exprime le retard de la société, non une infériorité présente de dynamisme. Est-ce donc le retard russe qui explique le retard d'adaptation de la Russie ? D'une certaine manière, oui : c'est en effet ce retard qui explique qu'au cours de la plus grande partie de la période examinée, le processus d'adaptation russe ait utilisé des armes moins efficaces que les armes occidentales : le serf à la place du salarié, le noble à la place du bourgeois, l'impôt à la place de l'intérêt personnel, etc. Mais le retard n'explique le retard qu'autant qu'on le situe dans sa perspective historique correcte. Sur les neuf siècles que couvre la période historique ici examinée, il y a huit siècles à l'Occident, et plus de huit siècles en Russie qui relatent l'histoire des deux sociétés dans leur phase pré-industrielle 5 3 . Le développement des sociétés pré-industrielles est un développement lent, y compris pour les plus progressives d'entre elles. Pour reprendre notre image des deux mobiles, le temps qui sera nécessaire au mobile retardé pour rattraper le mobile avancé est fonction non seulement de la vitesse relative des deux mobiles, mais aussi de leurs vitesses absolues. En d'autres termes, et toutes choses égales par ailleurs 5 4 , la période de rattrapage est d'autant plus longue que le processus de développement dans les pays avancés comme dans les pays retardés est lent. Elle tend à se raccourcir quand l'un et l'autre processus de développement s'accélèrent 55 . Ce n'est donc pas seulement parce qu'elle était en retard que la Russie n'a pas réussi à rattraper son retard pendant la majeure partie de la période examinée, c'est aussi parce que son rythme de développement — non en tant que rythme russe, mais en tant que rythme de société pré-industrielle —, était un rythme lent 5 6 . Aussi bien constate-t-on, lorsque la Russie aborde la phase industrielle de son développement, après 1861, la résorption rapide du retard. Cette analyse des conditions qui ont accompagné le jeu de la plasticité sociale en Russie et en Occident, nous met sur la voie de la première particularité importante du modèle de développement russe : c'est le rôle joué dans l'industrialisation par l'aristocratie féodale secondée par l'Etat qui en est l'émanation partielle, et par le travail servile. Ce n'est pas que l'Occident n'ait pas connu de nombreux exemples de nobles convertis à l'industrie ou de serfs employés dans des activités non-agricoles (en plein 18e siècle, 53. L'industrie étant envisagée ici au sens moderne du mot. 54. C'est-à-dire à vitesses relatives et à retard initial égaux. 55. Sauf dans une hypothèse : celle où l'accélération du développement a pour conséquence de creuser l'écart des vitesses relatives. Cette hypothèse suppose qu'il y ait toujours processus cumulatif de retard ou d'avance, ce qui, nous l'avons vu, n'est pas toujours vérifié et ne l'est même que dans des cas assez exceptionnels. 56. Affirmation qu'on pourrait exprimer sous forme de boutade : c'est parce que le rythme de développement anglais était lent, que la Russie ne pouvait pas rattraper son retard.
La théorie du développement
247
des industries écossaises en utilisent encore). Mais il s'agit de cas individuels, d'un phénomène d'agrégation de l'ancienne classe dirigeante de l'économie à la nouvelle classe, la bourgeoisie. En Russie au contraire 57, il s'agit d'un phénomène qui met en branle une classe dirigeante en tant que telle et parce qu'il n'existe pas d'autre classe susceptible de remplir la même fonction. Le souhait de Biélinski de voir la noblesse russe se transformer en bourgeoisie (et non une bourgeoisie se former à côté de la noblesse) exprime bien cette tendance. C'est un phénomène dont on observe la répétition sous d'autres formes de nos jours où, en l'absence de classes ouvrières développées, l'intelligentzia et la petite bourgeoisie urbaine et rurale de certains pays s'efforcent de jouer le rôle de la classe ouvrière dans la construction du socialisme. Mais la noblesse foncière est une classe qui, même lorsqu'elle s'intéresse à l'industrialisation, n'ignore pas qu'elle tire sa force économique principale de l'agriculture. Au surplus elle est (en fonction de la place qu'elle occupe dans l'économie et non en fonction d'une structure mentale qui serait propre à l'aristocratie), rebelle à la notion d'investissement. Son revenu est fait pour être consommé, non épargné et investi. Il en résulte la deuxième particularité du modèle de développement russe : l'allure différente du processus de ce que Marx a appelé l'accumulation primitive. Dans les pays de l'Europe de l'Ouest, l'accumulation primitive — c'est-à-dire la séparation des producteurs de leurs moyens de production —, est réalisée certes en partie par la noblesse, mais aussi et beaucoup plus efficacement et massivement, par la bourgeoisie pré-industrielle. Cette bourgeoisie dont les moyens d'enrichissement ne sont pas liés au servage (c'est-à-dire à une forme d'union entre le producteur et ses moyens de production) et dont le comportement économique normal est l'investissement, même si ce n'est pas au départ un investissement de type industriel, utilise des moyens d'accumulation qui détruisent le lien féodal entre le paysan et ses moyens de production. Elle transforme l'ancien serf en individu juridiquement libre mais dépouillé de moyens de travail, apte à devenir un salarié dans l'industrie ou dans l'agriculture. En même temps elle concentre entre ses mains et transforme en richesse bourgeoise les moyens de production issus du monde féodal. La caractéristique de l'accumulation primitive en Russie, réalisée de façon plus massive qu'en Occident par la noblesse terrienne, est qu'elle commence la séparation du producteur de ses moyens de production mais ne l'achève pas. Cette séparation commence dans la mesure où la noblesse foncière cherche, par tous les moyens, à accroître ses revenus et sa puissance d'action économique en réduisant le lot paysan, en augmentant les corvées et les redevances, c.-à-d. en prélevant le maximum de ce que peut produire la force de travail du serf, avec ses moyens de production. Tout se passe en effet comme s'il n'était qu'un possesseur fictif de ses moyens de produc57. Et dans d'autres pays : au Japon par exemple.
248
Le développement économique de la Russie tsariste
tion (lot, outillage et cheptel) puisqu'on cherche à lui confisquer toutes les occasions d'enrichissement que cette possession lui laisse en théorie. Nous avons vu que les premiers pas de la commercialisation et de la monétarisation de l'agriculture russe ont poussé la noblesse foncière à accentuer l'exploitation du travail servile sous toutes ses formes. Mais la noblesse foncière ne peut pas achever, sauf exception, ce processus de séparation. D'abord parce qu'il impliquerait que la noblesse foncière s'empare des moyens de production de la paysannerie (ce à quoi elle ne verrait pas d'inconvénients majeurs), mais adopte à l'égard de ces moyens de production le comportement bourgeois de l'épargnant et de l'investisseur, et se résigne à la disparition du servage au profit du salariat. Nous avons vu pour quelles raisons il était impossible à la noblesse foncière de changer de comportement économique comme on change de peau, et de se muer en grande bourgeoisie rurale. Les investissements qu'elle se refuse à faire dans l'agriculture dont l'urgence et l'intérêt lui apparaissent nettement 68 , elle se refuse a fortiori à les faire dans l'industrie dont le développement est alors freiné non seulement par l'inadaptation de la main-d'œuvre servile aux tâches industrielles, mais aussi par le manque de capitaux (la noblesse n'a même pas ici la possibilité de s'emparer ou d'utiliser des moyens de production détenus par les serfs). L'accumulation primitive russe dans la mesure où elle est réalisée par la noblesse — et dans cette mesure seule —, n'ouvre pas la voie au capitalisme et au salariat. Elle prend la forme principale d'une surpopulation agraire croissante. Mais par là même — et c'est la troisième particularité importante du processus de développement russe dans sa dernière période (celle qui commence en 1861 —, l'accumulation primitive russe ne s'accompagne pas de ce qui a été la contre-partie positive de l'accumulation occidentale, la révolution agricole. La révolution agricole, c.-à-d. la diversification des cultures, l'introduction de nouveaux assolements, le développement des fourrages artificiels et de l'élevage intensif, la fumure des terres, n'était pas possible en Russie parce qu'elle supposait de lourds investissements de remembrement, de clôture, de préparation de fond des sols, d'irrigation, de drainage, etc. Aucune fraction de la société russe n'était disposée à engager ces frais. D'ailleurs, tout au long de l'histoire russe et jusqu'aux dernières années du tsarisme, le développement de l'agriculture s'est réalisé de façon extensive — en défrichant de nouvelles terres — , plutôt qu'intensive, en augmentant la productivité agricole : « On ne prenait possession de la nature qu'en largeur, non point en profondeur, écrit Trotsky 59 ... le processus de la différenciation sociale, intense en Occident, retardait en Orient et se délayait par « expansion ». Nous assistons dans la dernière phase du développement russe (à partir 58. Mais qui exigeraient qu'elle sacrifie nombre d'avantages immédiats du servage. 59. L. THOTSKY, Histoire de la révolution russe, éd. du Seuil, Paris, 1950, T. 1, p. 39.
La théorie du développement
249
de 1861), à un type d'industrialisation qui ne s'appuie pas sur une révolution agricole préalable. C'est au contraire l'industrialisation (ou plus exactement l'effacement du rôle dirigeant de la noblesse foncière dont elle est le reflet) qui peu à peu entraîne l'agriculture russe dans la voie du progrès technique et de la modernisation (accordant bien entendu un rôle beaucoup plus important qu'au 18e siècle au machinisme). L'intérêt de cette observation vient de ce qu'en s'inspirant de l'expérience de l'Europe de l'Ouest, on avance quelquefois la thèse qu'un pays ne peut pas commencer son industrialisation sans avoir fait au préalable sa révolution agricole 60 . L'expérience russe montre qu'il n'en est rien. Aucune industrialisation ne peut certes commencer si — en l'absence d'aide extérieure —, il n'existe aucun surplus agricole disponible pour l'industrialisation. Mais l'expérience russe montre que ce surplus peut exister même dans des sociétés qui n'ont pas encore fait la révolution agricole. La révolution agricole n'est pas un préalable, mais tout au plus une chance supplémentaire de réussite de l'industrialisation. Ce qui paraît essentiel pour la réussite de l'industrialisation n'est pas — sauf dans un certain nombre de cas précis 6 1 —, le taux du surplus agricole en début de période, mais l'existence d'un mécanisme d'affectation de ce surplus à l'industrialisation, et l'ouverture avec l'aide de l'industrie, de la révolution agricole 62 . La dernière particularité du modèle de développement russe s'applique elle aussi à l'ultime période de ce modèle (après 1861). Elle peut être caractérisée par un rythme de développement industriel plus rapide qu'à l'Occident à étape comparable de développement, et par la mise en place d'une structure industrielle différente, accordant moins d'importance à l'industrie textile et en général aux industries de biens de consommation, et plus d'importance à la sidérurgie, aux industries de transformation du métal, et, en général, aux industries de biens d'équipement ®3. Il a fallu moins de 60. Pour une expression sans nuances de cette thèse, voir S. KUZNETS, « Six conférences sur la croissance économique ». 61. Ceux où le surplus agricole est trop faible pour pouvoir financer les premières étapes d'un programme d'industrialisation. De tels cas existent dans le monde contemporain mais ils sont probablement plus rares qu'on le pense. 62. On peut résumer les choses en disant que la révolution agricole doit accompagner l'industrialisation. Une industrialisation qui ne s'accompagne pas de la modernisation de l'agriculture est vouée à de graves difficultés et, à la limite, au blocage. Quant au rythme combiné de la modernisation de l'agriculture et de l'industrialisation, il dépend d'une série de facteurs, en particulier des progrès encore possibles sur la base des techniques traditionnelles, et des possibilités de remplacer provisoirement et partiellement les machines et autres produits industriels nécessaires à l'agriculture, par l'organisation politique et coopérative de la paysannerie. 63. MAILLET, op. cit., p. 33 : < Les pays plus attardés, entreprenant leur développement économique à partir de la deuxième moitié du 19* siècle (Russie, Italie, Japon), s'ils imitèrent plus ou moins le modèle anglais, s'efforcèrent surtout de pousser les secteurs qui apparaissaient désormais être les secteurs-clés d'un développement économique cohérent, et non plus les secteurs où une demande nouvelle avait créé des goulots d'étranglement (par exemple, en Italie, l'industrie mécanique, la sidérurgie et l'industrie d'équipement électrique) : ce sont soit les organes gouvernementaux, soit les milieux financiers qui définirent ces secteurs de rupture, au vu des expériences étrangères déjà réalisées depuis un siècle ».
250
Le développement économique de la Russie tsariste
temps à la Russie qu a l'Occident pour mettre en place une grande industrie moderne très concentrée, pour généraliser l'emploi de la machine dans l'industrie et pour fonder une partie de sa croissance industrielle sur la fabrication de biens de capital. Pour une part, ces deux phénomènes sont liés, c'est-à-dire qu'ils témoignent de l'accélération de la croissance industrielle qu'il est possible d'atteindre lorsqu'on réalise une certaine simultanéité de fabrication des biens d'équipement et des biens de consommation, au lieu de fonder le dynamisme industriel sur la seule croissance des industries de biens de consommation dans les premières étapes du développement. Nous avons vu que l'existence d'un réseau public de drainage du surplus agricole avait joué son rôle dans ce couplage des deux développements industriels. Mais indépendamment de ces faits qui tiennent à la structure et à la politique de l'industrialisation il faut accorder son importance à l'époque à laquelle intervient la révolution industrielle en Russie. Le fait qu'il s'agisse d'une révolution tardive entraîne deux conséquences : 1. elle peut réaliser des couplages qui n'étaient techniquement pas réalisables au cours des premières révolutions industrielles (par exemple couplage de la sidérurgie et des chemins de fer, de la navigation maritime et fluviale, du matériel de guerre lourd) ; 2. elle peut « sauter » une série d'étapes techniques de l'industrialisation, ou d'étapes sociales liées aux techniques du passé. Elle a effectivement écourte la période manufacturière en passant très vite à la grande industrie moderne mécanisée. Telles sont les principales différences et ressemblances entre le modèle russe et le modèle occidental de développement. Comme on le voit, ces deux modèles ont cherché, chacun à leur manière, à répondre aux exigences d'un dynamisme de la société qui est sensiblement le même dans les deux cas et qui, plus est, demeure sensiblement le même dans la portion du globe dite aujourd'hui sous-développée. L'analyse de l'expérience historique rejoint l'ambition du théoricien soucieux de construire une théorie unitaire du développement qui sache reconnaître le spécifique dans l'universel tel qu'il peut être défini par l'économiste : non pas une catégorie abstraite hors du temps, mais l'ensemble des problèmes fondamentaux communs à une longue période de l'histoire de l'homme. 6 4 . Nous avons vu que WITTE attachait une importance particulière au développement des activités de base, en particulier les chemins de fer et la métallurgie. D e ce point de vue l a stratégie du développement de la Russie tsariste ressemblait plus à celle de l ' U . R . S . S . des premiers plans quinquennaux, qu'à celle d e l'Occident au 18* siècle et au 19* siècle. Autre f a i t notable : les capitaux privés étrangers s'investissaient volontiers dans les industries d e b a s e russes : c'est même là, beaucoup plus q u e dans les industries légères, qu'ils se concentraient de préférence. Ce fait constitue une différence notable avec le comportement des investissements privés dans les pays du Tiers-Monde actuel. L'explication du comportement d e l'investissement étranger en Russie tsariste fait appel à de multiples facteurs. Nous voulons seulement en souligner un : le fait que le gouvernement russe, politiquement indépendant, e t non lié par des accords internationaux, avait la possibilité de protéger son industrie de base e t l'a effectivement fait.
ANNEXE STATISTIQUE
Mesures russes utilisées : 1 1 1 1
déciatine verste poud tchetvert
= = = =
1,092 hectare 1,067 kilomètre 16,372 kilogs mesures variables : 5,6 pouds au 17e siècle, 7 pouds et 10 livres au 18® siècle.
253
Annexe statistique
ANNEXE I
ÉVOLUTION DE LA POPULATION
Source : LJASCENXO, op. cit., p. 273. En millions. Population , , urbaine 1722
Population , rurale
0,3
Nombre . , de serfs
% des serfs dans , , .. la population rurale
12,7
1762
14,5
7,6
52,4
1,3
34,7
20,0
55,5
1815
1,7
43,3
20,8
46,2
1851
3,4
63,6
21,7
31,5
1859
4,2
69,8
22,7
30,7
1897
16,3
112,7
1796
ANNEXE II
NOMBRE DE FABRIQUES ET D'OUVRIERS AVANT L'ABOLITION DU SERVAGE.
Source : LJASCENXO (op. cit., p. 337). Les chiffres ne comprennent pas les effectifs de la distillerie, des mines, et de certaines industries alimentaires. Ils doivent être considérés avec une grande prudence. Pour la même période B. GILLE (op. cit., p. 146) donne des chiffres qui diffèrent parfois de manière importante de ceux de LJASCENKO : , , 1 1 . Nombre de fabriques
Nombre d'ouvriers (miHieM)
% des ouvriers saïariés
1770
260
55,3
32
1804
2 402
95,2
47
1812
2 322
119,0
50
1820
4 578
179,6
58
1825
5 261
210,6
54
1860
14 328
565,1
87
254
Le développement économique de la Russie tsariste
ANNEXE III
ÉVOLUTION DE LA STRUCTURE DU COMMERCE EXTERIEUR
Source : B. GIT.T.F, op. cit., p. 156. Structure des exportations en % : matières alimentaires
matières premières
objets manufacturés
1778-80
8
63
20
1802-04
20
66
10
1851-53
36
58
divers 9 4
2,5
2,5
ÉVOLUTIONS DES EXPORTATIONS DE CRAINS
Source : B. GTI.T.K, op. cit., p. 156. En millions de tchetverts : Fin 18E siècle - 0,4 début 19E siècle - 2,2 VERS 1 8 2 0
- 3,5
VERS 1 8 4 0
- 2,8
VERS 1 8 4 5
- 5,4
VERS 1 8 5 0
- 6,0
ANNEXE IV
PRODUCTION
PAR TÊTE VERS
1850
Source : LJASCENXO, p. 329 et GTI.T.K, p. 152. En livres russes, par tête Fonte Russie Angleterre France Allemagne
Fer
Laine
Coton
8,7
9,7
1,9
23,1
138,4
9,0
0,87 8,00
37,5
43,8
3,5
3,07 3,10
Annexe statistique
255
ANNEXE V
PROPORTION
DES
SALARIÉS
DANS QUELQUES
INDUSTRIES
EN
1825
Source : LJASCENKO, p. 3 3 7 . E n % :
Vêtement laine Ind. du lin Ind. coton Ind. soie Papier Fer-acier Cuir Corderie
1804
1825
10 60 83 73 22 28 97 85
18,4 70,8 94,7 83,0 24,0 22,0 93,0 92,0
ANNEXE VI
TAILLE
DES L O I S
PAYSANS
Source : LJASCENKO, p. 382 et 383. En déciatines, par personne. T E R R E S NOIRES À DOMINATION BARCLNA
Avant la Réforme Kursk' Orel Rjazan Tula Tambov Voronej Penza Kharkov Jekaterinoslav Kiev Podol Saratov Simbirsk Kasan Vjatka
2,3 2,6 2,6 2,6 3,1 2,6 2,8 2,5 2,8 6,6 5,5 3,8 2,9 3,0 3,2
NON BLACK SOIL B E L T Â OBROK
Avant la Réforme
Après 2,2 2,6 2,3 2,8 2,4 2,7 2,2 2,6 2,0 2,1 2,2 2,4 2,4 2,3 3,0
Jaroslav' Kostroma Vladimir Moscou Kaluga Petersburg Novgorod Smolensk
5,2 6,8 3,1 2,6 2,5 3,3 2,7 3,6
Après 3,8 4,9 3,9 2,9 3,8 4,8 5,7 4,8
256
he développement économique de la Russie tsariste
ANNEXE VII ÉVOLUTION
DU LOT
PAYSAN
Sources : GILLE, p. 179. En déciatines, lot moyen. 1860
1880
1890
7,6 3,6 2,9 3,3
6,1 2,5 2,1 2,5
4,7 2,0 1,4 1,7
Nord Centre agricole Sud-Ouest Ukraine
ANNEXE VIII SURFACES
ENSEMENCÉES
Sources : LJASCENKO, p. 732. En millions de déciatines : Grains et plantes légumineuses
Total
Plantes industrielles et autres
1901-05
88,3
81,8
6,44
1906-10
92,0
85,6
6,45
1911-13
97,6
90,6
6,98
ANNEXE IX LES
PROGRÈS
Source :
DE LA
LJASCENKO,
COMMERCIALISATION
p.
AGRICOLE
Indices pour
736.
Prêt .de chemin Céréales Betteraves à sucre Pommes de terre Sucre Lin et chanvre Tabac Viande Œufs Produits laitiers Beurre
122 246 161 159 131 136 1119 141 212 159
1911-13
de
fer
sur la base
100
Exportation 107 98 365 207 131 192 227 127 204 200
en
1901-05.
257
Annexe statistique
ANNEXE X
PROPORTION EXPORTÉE DES PRINCIPALES CÉRÉALES
Source : LJASCENKO, p. 518. % de la récolte exportée : Froment
seigle
orge
1886-90
46,3
8,5
33,6
10,6
1913
15,0
2,9
34,2
4,0
STRUCTURE DES EXPORTATIONS
Source : LJASCENKO, p. 519. 1861-65
TOTAL
DES
EXPORTS
1891-95
Millions de roubles
^
Millions de roubles
^
181,6
100,0
628,0
100,0
CÉRÉALES
53,6
31,0
296,7
47,2
SUIF
10,8
5,9
0,7
0,1
LIN
17,8
9,7
54,2
8,6
9,1
5,0
14,8
2,4
CHANVRE
MOYENNES ANNUELLES PAR QUINQUENNATS D'EXPORTATION DE GRAINS
Source : LJASCENKO, p. 5 2 0 :
Millions de pouds
Millions de roubles
1861-65
79,9
1866-70
130,0
95,1
1871-75
194,1
172,4
56,3
1876-80
287,0
281,7
1881-85
301,7
300,1
1886-90
413,7
332,1
1891-95
441,1
296,7
1896-1900
444,1
298,8
258
Le développement économique de la Russie tsariste
ANNEXE XI
P R I X DE LA CULTURE D'UNE
Source :
DÉCIAÏINE
L É N I N E , Le Développement du capitalisme en Russie, p. 212. Prix moyen en roubles; district de Saratov :
Engagement ¿hiver En cas fermage avec avance payable en prestation sur salaire
Culture complète et récolte, avec transport et battage Ibidem, sans battage (du champ de printemps) Ibidem, sans battage (du champ d'hiver) Façon Récolte (moisson et transport) Récolte (sans transport) Fauchage (sans transport)
Travail salarié èg rensei
^ement,
Patrons
Ouvriers
d'après contrats écrits
Renseignements preneurs
9,6
—
9,4
20,5
17,5
6,6
—
6,4
15,3
13,5
7,5
15,2
14,3 3,7
7,0 2,8 3,6 3,2 2,1
—
2,8
—
3,7
3,8
2,6 2,0
3,3 1,8
;
4,3 10,1 8,0 3,5
8,5 8,1 4,0
Annexe statistique
259
ANNEXE XII
LE
CAPITAIJSME
Source :
LÉNINE,
AGRAIRE:
Le développement
Groupe de provinces suivant prédominance système c£exploitation chez ies propriétaires terriens I. Provinces à prédominance système capitaliste 31. Provinces à prédominance système mixte III. Provinces à prédominance prestation de travail TOTAL :
du capitalisme en Russie, p. 204 et 205.
Nombre de provinces zone des terres noires
Surface cultivée en céréales et pommes de terre dans les propriétés privées (milliers de déciatines)
autres zones
total
10
19
7 407
4
7
2 222
12
5
17
6 281
24
19
43
15 910
Districts de la province de Kursk % des domaines pratiquant le louage libre
Dmitrovsk Fatej Lgov Soudja
% des domaines ayant des salariés agricoles
domaines moyens
grands domaines
domaines moyens
53,3 77,1 58,7 53,0
84,3 88,2 78,8 81,1
68,5 86,0 73,1 66,9
grands domaines 85.0 94.1 96,9 90,5
260
Le développement économique de la Russie tsariste
ANNEXE XIII
RÉPARTITION
Source :
SOCIALE DES PRESTATIONS
DE
TRAVAIL
LÉNINE, Le développement du capitalisme en Russie, p. 217. District de Zadonsk, province de Voronej :
% des exploitants ayant accepté des travaux aux pièces (prestations travail) par rapport au total exploitants groupe
Groupes cfexploitants
Sans chevaux Cheval unique 2 - 3 chevaux 4 chevaux Total district
% par rapport au total Feux ayant accepté travaux aux pièces
Feux
9,9
24,5
10.5
27.4
40,5
29,0
31,8
47.6 39,6
16.5
3,2
23,3
100,0
2,3 100,0
ANNEXE XIV
ACHATS DE TERRE
Source :
GILLE,
p.
178
et
180.
En millions de déciatines :
Achats de terres nobles par les marchands
Achats de terre par les paysans
1863 à
1872
4,45
1,29
1873 à 1883 à
1882 1892
4,50 2,19
3,33 4,95
1893 à
1904
1,10
6,48
261
Annexe statistique
ANNEXE XV
LES
STRUCTURES
Source :
LÉNINE,
AGRAIRES
Programme agraire..., p. RÉPARTITION
Groupes
de
DES
TERRES
Nombre de feux
feux
10,
11,
12
COMMUNALES
(1905)
Déciatines par feu en moyenne
Surface réparties (millions déciatines)
2 857 650 3 317 601 6 175 251 3 932 485 1 551 904 617 715 12 277 715
Jusqu'à 5 déc. inclus de 5 à 8 « « total jusqu'à 8 n de 8 à 15 a a « de 15 à 30 « plus de 30 « « total Russie Europe
:
9,03 21,70 30,73 42,18 31,27 32,69 136,88
RÉPARTITION DES CHEVAUX EN
3,1 6,5 4,9 10,7 20,1 52,9 11,1
1888-91
Feux pauvres
sans chevaux 1 cheval
2 765 970 feux 2 885 192 «
Feux moyens
2 chevaux 3 chevaux
2 240 574 1 070 250
« «
Feux aisés
3 chevaux et plus
1154674
«
Total
RÉPARTITION
Groupes de
possessions
moins de 10 déciatines de 10 à 50 incl. de 50 à 500 « de 500 à 2 000 « de 2 000 à 10 000 « plus de 10 000 total Russie d'Europe
de
10116 660
DE LA P R O P R I É T É
Nombre possessions 409 209 106 21 5
864 119 065 748 386 699 752 881
PRIVÉE
(1905)
Déciatines (millions)
Déciatines par possession moyenne
1,62 4,89 17,32 20.59
3,9 23,4 163,3 947,0 3 825,0 29 754,0 114,0
20.60 20,79 85,83
262
Le développement économique de la Russie tsariste
RÉPARTITION DE LA TERRE
PRIVÉE
(milliers de déciatines) Source : N.P. OGANOVSKIJ et N . D . KONDRAT'EV, L'Agriculture russe au XXe siècle, cité par JASNY, The Scocialized Agriculture of the USSR, Stanford University Press, 1949, p. 143, 144. Janvier
1905 TOTAL
DE LA TERRE
PRIVÉE
Paysans, cosaques, colons dont propriété individuelle « propriété coopérative ou communautaire Noblesse fonctionnaires Militaires Clergé Citadins des classes supérieures autres classes Propriétaires divers
1911
97 681 24 819 13 209
30 435 15 079
11 610
15356
49 768 335 20 697 16 904 3 793 2 062
43 205 319 21737 17 950 3 787 1984
D'après JASNY, la propriété noble qui couvre 87,2 millions de déciatines en 1862, ne représente plus que 43,2 millions en 1911, tandis que la terre privée des paysans passe de 5,7 millions en 1862 à 30,4 millions en 1911. RÉPARTITION DES CHEVAUX EN
1912
Source : idem, p. 148. % des ménages
% des chevaux
36,5 40,4 21,2 1,9
42,6 47,9 9,5
Pas de chevaux 1 à 2 chevaux 2 à 3 chevaux 4 et plus
ANNEXE XVI
ACCROISSEMENT DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE
Source :
STERNBERG, Le conflit du siècle, p. 14. Indices de la production industrielle sur la base 100 = 1913.
Allemagne 1860 1870 1880 1890 1900 1910 1913
14 18 25 40 65 89 100
Angleterre
France
Russie
Italie
Etats-Unis
Monde
34 44 53 62 79 85 100
26 34 43 56 66 89 100
8 13 17 27 61 84 100
17 23 40 56 99 100
8 11 17 39 54 89 100
14 19 26 43 60 88 100
Annexe statistique
263
ANNEXE XVII
PRINCIPAUX CHIFFRES
Source :
1860 1870 1880 1890 1900 1910 1913
DE PRODUCTION
INDUSTRIELLE
LJASCENKO et G I L L E . Millions de pouds, sauf pour la soie, le coton et la laine (millions de roubles) ; ces chiffres sont approximatifs. Ils varient pour la même année, selon l'auteur, et parfois chez le même auteur selon la page. Les différences ne metteDt pas en cause le mouvement général.
Fonte
Fer-aciei
19,1 20,5 24,7 48,7 158,6 170,3 256,9
12,4 14,5 35,3 48,4 134,4 184,0 246,0
Minerai de fer 45,9 60,2 106,3 367,2
Houille
Pétrole
Soie
Coton
Laine
8,0 50,0 201,0 367,2 1 033,1 1 522,0 1 887,0
1,8 1,3 21,5 242,9 706,0 589,0 572,0
4,3 9,1 20,0 30,6 41,8
23,2 56,7 214,3 265,0 531,3 1 285,4 720,0
16,6 50,0 98,5 109,0 180,3 260,8
ANNEXE XVIII
CONSTRUCTION DE CHEMINS DE FER
Unité : verste. Source :
LJASCENKO,
op. cit., p. 502.
Russie d'Europe Chemins de fer construits durant la période 1861-65 1866-70 1871-75 1876-80 1881-85 1886-90 1891-95 1896-1900 1901-05 1906-10
2 055 6 659 7 424 3 529 3 074 2 864 6 643 7 978 6 532
Longueur du réseau en début de période 1488 3 543 10202 17 626 21155 24 229 27 093 33 736 41 714
Russie d'Europe et d'Asie Chemins de fer construits durant la période
Longueur du réseau en début de période
15 139 7255 5162
48 875 56130 61292
En 1915, la longueur de réseau atteint 70 300 verstes.
264
Le développement économique de la Russie tsariste
ÉVOLUTION
Source :
DU TRAFIC
LJASCENKO,
MARCHANDISES
op. cit., p.
514
et
516.
Trafic des chemins de fer Pouds verstes effectués Fret (en pouds par • (milliards)
Volume du fret (millions de pouds) 377 978 1698 2 707 3 628 4 648 6470
1865-69 1870-74 1875-79 1880-84 1885-89 1890-94 1895-98
81 78 93 125 146 166 189
72,9 203,7 383,4 649,6 747,9 989,2 1504,5
Évolution transport fluvial (millions de pouds) 1876 : 852 1881-85 : 852
INVESTISSEMENTS
Source :
DANS L E S
LJASCENKO,
1886-90 : 1 0 1 5 1891-95 : 1228
SOCIÉTÉS
op. cit., p.
PAR
489-90,
1896-98 : 1 684 1896-98 : 1684
ACTIONS 493,
535,
713,
735.
Avant 1861, il existe 78 sociétés par actions ayant un capital global de 72 millions de roubles. De 1861 à 1873, 357 sociétés se créent avec un capital de 1,1 milliard de roubles. Voici quelques chiffres sur le montant annuel d'investissement dans les sociétés par actions (millions de roubles). 1860 - 6,2 millions de roubles 1862 - 2,0 1863 - 0,8 1866 - 7,5 1870 - 23,5 1871 - 30,8 1872 - 61,9 1873 - 86,9 1874 - 51,1 1875 - 37,0 1880 - 51,2 1886-87 - 20 à 24 millions de roubles par an 1896-98 - 230 à 250 millions de roubles par an 1899 - 431,9 A partir de 1909, les chiffres disponibles ne concernent que le « capital de base » des sociétés nouvelles créées chaque année. Les chiffres sont les suivants (millions de roubles) :
Annexe statistique
1899 1900 1904 1909 1910 1911 1912 1913
265
Toutes sociétés
Sociétés russes
Sociétés étrangères
363,7 250.7 119.2
256,2 201,2 92,5 95,9 190,5 240,9 371,2 501,1
107,5 49,5 26.7 12,9 33.8 80,0 30,3 44,1
108.8 224.3 320,9 401,5 545,2
Le capital privé investi dans les sociétés par actions par des étrangers, augmente régulièrement à partir des années 1860. Le capital étranger total s'élève à 26,5 millions de roubles en 1870, 97,7 millions en 1880, 214,7 millions en 1890, 911 millions en 1900. L'afflux de capitaux étrangers s'accélère durant le boom des années 1890 : le capital étranger privé qui représente 37 % du « capital de base » en 1890, monte à 52,2 % en 1900. On observe une évolution dans l'affectation des capitaux frais, au profit de l'industrie. En % des investissements neufs :
Transports, banques, assurances Entr. Industrielles
IMPORTATIONS
DE MACHINES
ET
Avant 1889
Après 1889-99
34,4 56,1
8,3 74,3
OUTILLAGE
En millions de roubles. Source : LJASCENKO, op. cit., p. 519. Il s'agit des importations annuelles moyennes par période : 1861-65 1866-70 1871-75 1876-80 1881-85 1886-90 1891-95 1896
-
7,4 millions de roubles 18,1 29,4 49,9 22,4 18,5 33,7 59,8
Parallèlement la Russie construit son industrie des machines. La valeur de la production nationale atteint 101,9 millions de roubles en 1910, et 136,6 millions de roubles en 1913. La production nationale de machines s'élevait à 14 millions de roubles en 1860 et 43,4 millions en 1876.
266
Le développement économique de la Russie tsariste
ANNEXE XIX
RÉPARTITION LJASCENKO,
DU CAPITAL DE BASE ENTRE
LES
PRINCIPALES
INDUSTRIES
p. 536. En millions de roubles :
Mines Métallurgie Chimie Céramique Textile Ind. alimentaires Toutes industries
1890
1900
85.7 27.8 15,6 6,7 197,5 87,6 580,1
392.2 257.3 93,8 59,0 373,7 153,1 1742,3
% cEaccr. de 1890 à 1900 353 826 501 781 89 75 200
ANNEXE XX ÉVOLUTION
DE
LJASCENKO,
p. 699, 700 et 703. En millions de roubles : Solde net des dépôts dans les banques d'épargne
L'ÉPARGNE
ET
DU
CREDIT
Premier Janvier 1900 « « 1903 « « 1906 1909 « 1913 1914
-
679,9 920,1 831,2 1207,6 1594,9 1704,2
Placement de titres
1908 1909 1910 1911 1912 Total
Total
Sur le marché national
Sur le marché étranger
899,6 795,3 918,9 1 236,3 1 350,0 5200,1
645,2 449,8 713,8 980,3 898,0 3 687,1
254,4 346,5 205,1 256,0 452,0 1 513,0
Ressources â la disposition des banques commerciales Capital propre Dépôts et comptes courants 1870 1895 1900 1910 1914
15,7 175,7 280,0 332,0 836,0
96,3 309,7 552,0 1 262,0 2 539,0
PRINCIPAUX OUVRAGES UTILISES
P . , Diagnostic de l'évolution économique du Tiers-Monde, 1900-1966. Gauthier-Villars, Paris 1967. » Révolution industrielle et sous-développement. S.E.D.E.S., Paris 1963. BAHAN P., Economie politique de la croissance. Coll. Economie et socialisme, François Maspero, Paris 1967. B E B E L A., La femme et le socialisme. Dietz Verlag, Berlin 1964, 60 e éd. B E H D I A E V N., Sources et sens du communisme russe. Coll. Idées, Gallimard, Paris 1951. BrF.r.msiq V., Textes philosophiques choisis. Ed. en langues étrangères, Moscou 1951. B L U M J . , Lord and Peasant in Russia from the Ninth to the Nineteenth Century. Princeton University Press, Princeton 1961. CANNAC R., Netchaev, du nihilisme au tsarisme. Payot, Paris 1961. C A K R È R E D ' E N C A U S S E H. et S C H B A M S., Le marxisme et l'Asie, 1853-1964. Coll. U, Colin, Paris 1965. C H A B L E T Y S., Histoire du saint-simomsme. Ed. Gonthier, Paris, 1964. C O N F I N O M., Domaines et seigneurs en Russie vers la fin du 18e siècle. Institut d'Etudes Slaves de l'Université de Paris 1963. D A N D E K A R V.M., o Economic Theory and Agrarian Reform », in Agriculture in Economic Development (voir Georgescu-Roegen). OUVRAGES COLLECTIFS, » Essays in Russian and Soviet History. E.J. Brill, Leiden 1963. » The Transformation of Russian Society, Aspects of Social Change since 1861, edited by Cyril E. Black. Harvard University Press, Cambridge, Mass. 1960. » Le statut des paysans libérés du servage, 1861-1961. Mouton & Co. La Haye 1963. » > Le féodalisme », Recherches internationales à la lumière du marxisme. Ed. de la Nouvelle Critique n° 37, Paris 1963. 1 Histoire de l'U.R.S.S. Ed. en langues étrangères, Moscou. » Histoire de l'U.R.S.S., des origines à nos fours. Académie des Sciences de l'U.R.S.S., Ed. du Progrès, Moscou 1967. 1 Souvenirs sur Marx et Engels. Ed. en langues étrangères, Moscou. » Histoire générale des civilisations. P.U.F., Paris. » Histoire générale du travail. Nouvelle Librairie de France, Paris. » Histoire du Parti Communiste de l'Union Soviétique. Ed. en langues étrangères, Moscou 1960. BAIROCH
268
Le développement économique de la Russie tsariste
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8
Principaux ouvrages utilisés
269
» Œuvres choisies. Ed. en langues étrangères, Moscou 1954. > Pour caractériser le romantisme économique. Ed. en langues étrangères, Moscou 1954. L E R O Y - B E A U L I E U P., L'empire des tsars et les Russes. Libr. Hachette, Paris 1897, 4 e éd. L E T I C H E J.M. [éd.], A History of Russian Economic Thought : Ninth through Eighteenth Centuries, University of California Press, traduction en langue anglaise d'un ouvrage collectif de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., Moscou 1955. L O C K W O O D W.W., The Economic Development of Japan, Princeton University Press, Princeton 1954. LYASHCHENKO P.I., History of the National Economy of Russia. The Macmillan Co, New York 1949. M A I L L E T J., Histoire des faits économiques, des origines au 20e siècle. Payot, Paris 1952. » « Révolutions structurelles et développement économique », cours polycopié, Faculté de Droit et de Sciences économiques, Grenoble. M A R X K . , Pre-capitalist Economic Formations. Lawrence and Wishart, London 1 9 6 4 . i Fondements de la critique de l'économie politique, t. 1. Ed. Anthropos, Paris 1967. » Le Capital. Editions Sociales, Paris. M A R X K. et E N G E L S F., Lettres sur le Capital. Editions Sociales, Paris 1964. » Textes sur le colonialisme. Ed. en langues étrangères, Moscou. M A U R I E A., La conspiration des décabristes. Ed. Mondiales, Paris 1964. M A Z O U R A.G., The First Russian Revolution, 1825 - The Decembrist Movement. Stanford University Press 1963, 2 e éd. M I C H E L S O N A., L'essor économique de la Russie avant la guerre de 1914. R. Pichon et R. Durand-Auzias, Paris 1965. N O R T H D . C . , La croissance économique des Etats-Unis 1790-1860, traduction de l'Institut pour le développement économique de la B.I.R.D., Paris 1963. PAPAIOANNOU K. [présentation de], Les marxistes. Ed. J'ai lu, Paris 1965. P I S S A R E V D . , Choix d'articles philosophiques et politiques. Ed. en langues étrangères, Moscou. PLEKHANOV G., Œuvres philosophiques, t. 1 et 2. Ed. en langues étrangères, Moscou. » Essai sur le développement de la conception moniste de l'histoire. Ed. en langues étrangères, Moscou 1956. P O R T A L R . , La Russie industrielle de 1881 à 1927. Les Cours de Sorbonne, Centre de Documentation Universitaire, Paris. » L'Oural au 18' siècle, thèse de doctorat ès-lettres. Paris 1950. POUTHAS C H . H . , Démocraties et capitalisme, 1848-1860. Peuples et civilisations, P.U.F.
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PROKOPOVICZ
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E.,
SCHUMPETER
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION I.
II.
L'ENVIRONNEMENT
7 IDEOLOGIQUE
11
Section I. Les idéologies jusqu'à l'abolition du servage § 1. Les particularités de l'approche russe du problème du développement § 2. De Pososkov à Herzen
12
Section II. Les démocrates révolutionnaires v I. Cernycevskij II. Pisarev III. Des démocrates révolutionnaires aux populistes
34 34 38 45
Section III. Le marxisme et le développement russe § 1. Marx, Engels et la Russie § 2. Lénine et le populisme
52 52 60
Section IV. Quelques prolongements théoriques contemporains . .
70
LE DEVELOPPEMENT
83
RUSSE DANS LES FAITS
Section I. Servage et développement § 1. Le développement du servage en Russie I. Le Moyen-Age russe II. L'accélération du processus d'asservissement au 16e siècle A. Le développement de la ville et du marché . . . . B. Unification politique et structures agraires . . . III. Les principales étapes du servage § 2. Servage, agriculture, industrie (17e et 18e siècles) . . . . I. L'industrie russe avant Pierre I er II. L'industrialisation au 18e siècle III. Caractéristiques et limites de l'industrialisation servile A. La complexité du mouvement d'industrialisation B. La lutte autour de la main-d'œuvre servile . . . . C. Les limites de l'industrialisation servile § 3. Le pourrissement du servage I. Le développement industriel de 1800 à 1861 . . . . II. Le malaise agraire A. Les aspects politiques du malaise agraire B. Les aspects économiques
12 21
83 85 85 89 89 91 96 99 99 101 104 104 107 109 114 114 118 119 120
272
Le développement économique de la Russie tsariste Section II. La réforme du servage § 1. Les préliminaires de la réforme § 2. La réforme du servage I. La période de transition II. L'état de dépendance temporaire III. Le rachat de la terre § 3. La réforme et le développement économique Section III. Le développement du capitalisme § 1. L'agriculture (1861-1913) I. Les progrès agricoles A. Diversification et spécialisation de l'agriculture . . B. Le machinisme agricole C. La commercialisation de l'agriculture D. Production et productivité agricoles II. Les structures agraires et le développement . . . . A. L'agriculture seigneuriale B. Le processus de différenciation sociale à la campagne C. L'évolution du problème agraire § 2. L'industrialisation de 1861 à 1913 I. Les rythmes de développement industriel II. L'industrialisation jusqu'en 1890 A. Le déclin de l'industrie noble B. Le développement simultané des autres types d'industrie III. L'industrialisation après 1890
129 129 134 134 136 139 141 149 149 149 149 155 157 161 162 164 169 170 175 177 179 180 185 198
III. L'EXPERIENCE RUSSE ET LA THEORIE DU DEVELOPPEMENT § 1. Retard économique et sous-développement § 2. Modèle occidental et modèle russe de développement I. Les ressemblances fondamentales du modèle russe et occidental 1. Le caractère interne du processus de développement 2. Le rôle joué par le surplus agricole dans le développement 3. La complexité du processus de développement . . II. Les particularités du modèle russe de développement
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ANNEXE STATISTIQUE
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PRINCIPAUX OUVRAGES UTILISES
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ACHEVE D'IMPRIMER LE 20 SEPTEMBRE 1968 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE R. BELLANGER & FILS — Dépôt légal : 3« trimestre 1968 — N° d'édition : 54