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French Pages [266] Year 2011
Romanie byzantine et pays de R û m turc
Les Cahiers du Bosphore
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Les Cahiers du Bosphore is a series published by The Isis Press, Istanbul. Gorgias Press is joining with Isis to make these titles readily available in the western hemisphere.
Romanie byzantine et pays de Rûm turc
Histoire d'un espace d'imbrication greco-turque
Michel Balivet
% gorgia* press 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by Gorgias Press IXC Originally published in 1994 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of Gorgias Press LLC. 2011
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ISBN 978-1-61143-804-8 Reprinted from the 1994 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
A la mémoire de Fevziye Hamm et Ulvi Bey
SOMMAIRE
SYSTÈME DE TRANSCRIPTION CARTES
IX XI
AVANT-PROPOS
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CHAPITRE PREMIER ORBIS CHRISTIANUS ET DÂR AL-ISLÂM AU-DELA DES CONFLITS : UNE IMBRICATION ARABO-CHRÉTIENNE MÉDIÉVALE
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CHAPITRE DEUXIÈME RHÔMANIA BYZANTINE ET DIYÂR-I RÛM TURC : UN CREUSET POLITIQUE ET CULTUREL (XIe-XVe siècles)
27
CHAPITRE TROISIÈME RHÔMANIA BYZANTINE ET DIYÂR-I RÛM TURC : UNE AIRE DE CONCILIATION RELIGIEUSE (XIe-XVe siècles)
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CHAPITRE QUATRIÈME DEVLET-I OSMÂNÎYE : UN ESPACE OTTOMAN D'OSMOSE 1SLAMO-CHRÉTIENNE (XVe-XIXe siècles)
GLOSSAIRE BIBLIOGRAPHIE index
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SYSTÈME DE TRANSCRIPTION
Nous avons respecté le plus souvent possible le système turc moderne, en ce qui concerne les noms, notions ou personnalités turcs (ou ayant un rapport étroit avec le monde turc) à l'exception des mots passés en français dans une orthographe consacrée par l'usage : Bajazet, Soliman, cadi, cheikh etc. Nous en rappelons les différences par rapport au français : i sans point (1), sé prononce avec l'extrémité de la langue ramenée franchement en arrière vers le milieu du palais ; ô=eu ; u=ou ; ii=u ; c=dj ; ç=tch ; e=è très ouvert ; g=g dur ; yumu§ak g ou g doux = 1 " après e, i, ô, ii, se prononce comme y, 2° après a, i sans point, o, u, se prononce par une brève suspension de la voix, comme entre les deux a du français "ahanner", 3° après a, i sans point, o, u, s'il suit ces voyelles dans la première syllabe du mot, il provoque l'allongement de la voyelle qui le précède : aga "agha" se prononce â'a ; dag "montagne" se prononce dâ ; h=h avec une nette aspiration ; s avec cédille (§) = ch. Cf. L. Bazin, Introduction à l'étude pratique de la langue turque, Paris, 1968,9-12. Pour l'arabe et le persan, nous utilisons souplement les principaux systèmes en vigueur, selon leur emploi par les auteurs que nous citons, tout en renonçant généralement, pour des raisons typographiques, aux points diacritiques, hamz.a, ayn etc. Pour les ouvrages grecs modernes, noms de lieux etc., nous simplifions au maximum les transcriptions, selon l'usage et la prononciation modernes, ne tenant pas systématiquement compte des "esprits rudes" ni de la prononciation "érasmienne" du êta (usage érasmien n=è ; grec moderne n=i), ni de la graphie archaïsante de certains noms géographiques (Véria et non "Berrhoia").
CARTES
LES TROIS ESPACES DE L'AIRE BYZANTINO-TURQUE DÉSIGNÉS COMME "ROMAINS"
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Carte III: La Roumélie ottomane (XVII e -XVIII e siècles) (d'après l'Histoire de l'Empire ottoman sous la direction de R. Mantran, Éd. Fayard, Paris, 1989).
Avant-Propos
Byzantins et Turcs : peuples de tout temps ennemis, irréductiblement opposés par la langue, la religion, la culture. D'une part une ancienne chrétienté, sédentaire et méditerranéenne ; de l'autre, des clans nomades de la steppe centreasiatique tard venus à l'islam. État byzantin et Sultanat turc : deux ordres politiques violemment concurrents, se disputant par les armes l'aire anatolienne puis balkanique pendant les quatre derniers siècles du moyen-âge. Quatre-cents ans de conflits guerriers, d'invasions brutales et de contre-attaques destructrices qui finirent par transformer les plus vieilles provinces chrétiennes de l'ancien empire romain en terre d'islam, les zones les plus urbanisées, les terroirs agricoles les plus prospères, en territoire de parcours pour les troupeaux des pasteurs turcomans. Un empire, grec et chrétien depuis le IV e siècle, devient un sultanat, turc et musulman jusqu'au début du XX e . Ce conflit entre deux civilisations et cette substitution d'un ordre politique impérial à l'autre ont été longuement analysés par les historiens et n'ont pas fini d'être matière d'étude, tant les détails du processus sont complexes et les conséquences politiques et culturelles du phénomène perceptibles jusqu'à nos jours. Le travail ici présenté qui aimerait lui aussi apporter une modeste contribution à l'étude des relations byzantino-turques n'entend pas le faire en s'occupant de la partie conflictuelle de cette histoire, bien connue, et très souvent analysée par ailleurs. Mais persuadé du fait que deux peuples, deux cultures, deux civilisations, amenés par les circonstances historiques à vivre étroitement mêlés pendant de nombreux siècles, ne peuvent pas rester totalement imperméables les uns aux autres, ni éviter de s'interpénétrer en quelque manière, nous avons essayé de capter des courants d'idées iréniques et des comportements conciliateurs, plus discrets, plus quotidiens et moins fréquemment mis en valeur que les oppositions frontales et les conflits armés. C'est l'histoire des contacts et des échanges imposés par la cohabitation géographique que nous avons abordée ici, histoire sans laquelle sont mal compréhensibles des phénomènes aussi importants que le recul et la fin de Byzance, l'essor du sultanat seldjoukide et la rapide mise en place de l'État ottoman. C'est également l'histoire d'un espace médiéval trop exclusivement décrit comme une zone d'affrontements et de guerres mais qui fut aussi, et à égalité, — ce qu'il avait d'ailleurs été dès l'antiquité — creuset de traditions
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multiples, aire d'imbrication ethnique, terre de tous les syncrétismes et des fusions interculturelles les plus audacieuses. Cet espace avait fondé l'identité culturelle et la légitimité politique des Byzantins depuis les tout débuts du moyen-âge. Il eut curieusememt le même rôle chez les Turcs dès leur installation dans la zone à partir du XI e siècle. De même que, on le sait, les Byzantins se considéraient eux-mêmes comme les seuls "Romains" légitimes, et leur territoire comme l'unique et véritable "Romanie", dernier sanctuaire non-violé de l'imperium antique, les Turcs, d'une façon étonnante, se reconnurent très vite, une fois l'espace micrasiatique en partie occupé, comme "Romains" (Rûmî), leur territoire comme "Pays Romain" (Diyâr-i Rûm), et leur souverain comme "Sultan Romain" (al-Rûmt)K Dans certains textes musulmans du bas moyen-âge, le mot Rûmî est tellement ambigu que seul le contexte peut dire s'il désigne un Grec ou un Turc 2 . Et si l'Égypte put parfois être désignée à cause de son oligarchie militaire d'origine turque comme Dawla al-Etrâk (l'État des Turcs), le sultanat médiéval seldjoukide puis ottoman, fut essentiellement connu, senti et affirmé dans son originalité, comme le sultanat "Romain" aussi bien dans son assise anatolienne (désignée comme Diyâr-i Rûm, parfois même comme Diyâr-i Yûnân, le "Pays Grec") que dans son glacis balkanique lequel d'ailleurs finira par monopoliser l'appellation "romaine" dans le terme de Roumélie (Rûmeli, la "Province Romaine" autant dire les anciennes possessions européennes de Byzance)3. De plus, dans cette Romanie/Pays de Rûm, les aléas politiques ni les affrontements militaires multi-séculaires qui dressèrent l'une contre l'autre deux civilisations impériales concurrentes, la gréco-byzantine et la turco-ottomane (ou antérieurement la turco-seldjoukide), n'entraînèrent la disparition totale de l'une au profit de l'autre. S'il y eut substitution politique et remplacement d'une élite dirigeante par une autre, il ne faut pas pour autant considérer que cette substitution se fit en un mode d'absolue discontinuité et de fracture nette. Au contact du monde musulman arabe, persan et turc (comme à celui de l'occident latin d'ailleurs), Byzance s'était depuis le haut moyen-âge, lentement, discrètement mais sûrement transformée, de même que les Turcs, à force de vivre en pays "romain", avaient eux-même évolué. Ce double "transformisme" était allé dans le sens d'une certaine érosion des divergences les plus flagrantes entre les deux mondes et de la constitution d'un plus petit dénominateur commun. De
'Diyâr-i Rûm, par ex. Ibn Kemâl, éd. Turan, II, 233. Al-RÛmî, par ex. Ibn Nazîf al-Hamawî qui réserve ce terme au sultan seldjoukide, l'empereur byzantin étant appelé al-Ashkart (Laskaris), cf. Cahen, Variorum, X, 148. 2[)ans les sources mameloukes, le terme Rûmî désigne aussi bien les Turcs d'Asie-Mineure (Petry, Civilian Elite, 72) que les Grecs (la femme grecque d'un sultan mamelouk par ex., Ibn Taghrî Birdî, Nujûm, II, 1, 108). 3 Dawla al-Etrâk, par ex. Ibn lyâs, Badâ'i al-Zuhûr, I, 99, 257. Diyâr-t Yûnân, Rûm-eli, Ibn Kemâl, loc. cit.
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cette manière, Byzance avait su anciennement utiliser le potentiel humain, militaire ou culturel que pouvait représenter le voisin musulman et turc, comme ce dernier n'hésita jamais à adopter de la part de l'hellénisme romano-byzantin tout patrimoine utile et assimilable. C'est dire qu'il ne faut jamais confondre le rythme haché et saccadé des successions brutales d'hégémonies politiques et celui, plus lent et plus progressif des osmoses culturelles entre sociétés et civilisations forcées par la conjoncture au voisinage et au côtoiement. C'est au second de ces rythmes que l'étude qui suit tente de se consacrer en s'attachant à l'analyse des courants conciliateurs qui circulent nécessairement entre toutes les civilisations voisines quelle que soit l'importance des rivalités et dissemblances qui les séparent. Ces courants sont plus discrets, plus souterrains mais non moins fondamentaux pour la compréhension des dynamiques historiques que les chocs guerriers des impérialismes concurrents. Quelques exemples rapides tirés de l'espace gréco-turc, éclaireront ce propos : si l'histoire militaire peut expliquer d'une manière satisfaisante —du moins partiellement—, la rapidité de l'invasion turque en Anatolie et les succès quasi-constants sur le terrain, des armées seldjoukides, des cavaliers turcomans ou des troupes d'élite ottomanes, l'histoire des conflits suffit-elle, à elle-seule, à expliquer la durée considérable de la domination turque en des zones anatoliennes et balkaniques où les conquérants furent souvent minoritaires ? Comment comprendre que non seulement beaucoup de chrétiens indigènes résistèrent très mollement aux envahisseurs mais qu'ils passèrent même par collectivités entières à l'ennemi, collaborant avec ce dernier, s'intégrant activement à la société des vainqueurs et leur manifestant même parfois une fidélité sans faille à des moments de crise politique turque où il leur aurait été facile de se libérer de leur domination ? Comment saisir en termes d'analyse purement conflictuelle que, en tant: de siècles d'une sujétion turque supposée par l'Europe chrétienne particulièrement contraignante, certains groupes (circassiens, crétois, albanais ou bosniaques) adoptèrent l'islam sans perdre pour autant leur originalité linguistique, tandis que d'autres (chrétiens de Karaman, Gagaouzes) restèrent ou devinrent turcophones tout en gardant leur identité religieuse ? 4 C'est là que doit intervenir l'histoire des rapprochements, des contacts, des modus-vivendi inter-ethniques, ainsi que l'étude des motivations de ces comportements conciliateurs. Une enquête systématique en ces domaines peut seule fournir les indispensables compléments aux informations peu nuancées livrées par l'histoire conflictuelle, et permettre ainsi une compréhension plus satisfaisante de processus historiques aussi fondamentaux en histoire byzantine et ottomane que ceux de la décadence et de la chute de Byzance, ou encore que ceux ^Les phénomènes de pérennité culturelle sont étudiés pour les Gréco-orthodoxes devenus sujets turcs par Sp. Vryonis, Décliné, chap 5 et 7.
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de la longévité de l'occupation turque en pays chrétien et du relatif équilibre intercommunautaire qui permit pendant plusieurs siècles aux rouages de l'empire ottoman de fonctionner sans empêchement majeur. Une telle enquête comporte deux exigences : la première, "behavioriste" si l'on veut, qui consistera en la mise en exergue des types de comportements conciliateurs, normatifs ou exceptionnels selon les cas ; la seconde plus "psychanalytique" et prolongement naturel de la première, cherchera à exhumer motivations secrètes et mobiles occultés de ces attitudes de rapprochement intercommunautaire, la plupart du temps non conformes aux normes et aux canons officiels des sociétés impliquées malgré elles dans ces contacts. Enregistrement de comportements et décryptage de mobiles doivent certes se baser rigoureusement sur les sources du temps mais le chercheur en ces domaines doit éviter certains écueils : celui par exemple de prendre au pied de la lettre les pétitions de principes affirmées par les écrits officiels plus soucieux de sauver les apparences que de décrire la conjoncture réelle, et de laisser par contre échapper les nombreux cas de comportements pragmatiques que décrivent çà et là sans commentaire particulier les auteurs, comportements qui collent, eux, très exactement aux réalités contemporaines. Affirmation rigide de principes quasi-intemporels et souplesse extrême du comportement quotidien cohabitent non seulement à l'intérieur d'un groupe social mais souvent aussi chez un même individu, avec une propension bien naturelle à mettre en valeur la première au détriment de la seconde : tel prélat ou grand dignitaire byzantin aura tendance à passer sous silence ses relations étroites, administratives, militaires ou autres avec un pouvoir "infidèle" qu'il fustige par ailleurs dans ses écrits théologiques ou politiques. De la même manière, tel chroniqueur turc vantant les exploits des héros gaz.i contre les "mécréants" minimisera au maximum la portée des alliances et rapports d'amitié entretenus entre les dits héros et les dits mécréants. De plus si tel ou tel personnage, tel ou tel groupe est accusé par une rumeur persistante d'entretenir de cordiales relations avec l'ennemi, il peut certes s'agir de ragots ou de propos d'adversaires malveillants, mais il est rare qu'il n'y ait pas un fond de véracité dans les faits imputés5.
Travail donc pour l'historien de collation, mais aussi de lecture interlinéaire et de réévaluation des témoignages. Souci enfin de ne pas abonder dans le sens d'une certaine historiographie contemporaine, volontairement ou ataviquement nationaliste, qui a tendance, en une vision faussement rétrospective 5 Le s attitudes mêlant rigidité de principe et souplesse politique sont par exemple au XIV e celles de l'empereur byzantin Jean VI Cantaeuzène, et de ses contemporains et amis, l'émir turc Umur d'Aydin et l'archevêque grec Grégoire Palamas, infra chap. 3. Selon la très juste remarque de P. Lemerle dans son introduction à P. Sherrard, Byzance, les Byzantins cachent sous une rigidité de façade, "...une vertu toute hellénique d'adaptation" : "L'originalité de Byzance (...) consista d'abord tout à l'opposé de l'immobile rigidité qu'on imagine (...) dans une imagination qui, à des problèmes toujours nouveaux, lui a fait trouver des solutions toujours nouvelles encore que jamais révolutionnaires".
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et véritablement anachronique, à plaquer sur un passé lointain des rivalités "nationales", des exclusivismes "ethniques", religieux ou culturels, des idéologies étatiques et économiques, et des appétits hégémoniques propres aux deux derniers siècles 6 . Il sera donc souvent question dans ce travail de "conciliation", d' "entente" entre des peuples supposés "ennemis héréditaires", comme on parlera aussi d' "universalisme" voire de "supraconfessionnalisme" à propos d'idéologies "impériales" et de systèmes religieux présumés rigoureusement incompatibles. Il ne s'agit ici en aucun cas de jouer du paradoxe ni de chercher à rouvrir inutilement des dossiers historiques classés mais de compléter et d'élargir l'angle d'approche des relations gréco-turques médiévales et post-médiévales, en attirant l'attention, un peu plus qu'on ne le fait d'ordinaire en ces matières, sur les comportements quotidiens peu belliqueux de groupes humains condamnés à vivre en paix dans dès sociétés cosmopolites où seule une entente intercommunautaire minimale pouvait permettre le fonctionnement normal des activités professionnelles et de l'ordre civil. Cette majorité silencieuse et pacifique est une réalité d'étude objective et elle fut un groupe de pression aussi déterminant que les élites politiques, militaires et religieuses. Avec un peu d'attention on la retrouve remarquablement égale à elle-même au travers de textes chronologiquement très éloignés les uns des autres : "... chrétiens ou musulmans, Grecs ou Turcs, nous étions tous pareils. Seul le çar§af nous séparait", dit un texte populaire islamo-crétois de la fin de l'empire ottoman. Ce que confirme le témoignage d'un chretien de Karaman de la même époque : "II ne se passait pas un jour sans que les Turcs des villages voisins ne viennent au marché chez nous. Après leurs courses, ils rentraient dans leurs villages, mais certains d'entre eux restaient comme hôtes dans des maisons amies. Ils partageaient le pain et le gîte avec nous. Ils nous invitaient pareillement lorsque nous allions dans leurs villages acheter des chevaux. Lorsque nous nous rencontrions dans la montagne, nous nous souhaitions le bonjour ou le bonsoir en nous inclinant : sabahlariniz hayir olsun ! ... akçamlarimz hayir olsun ! Pour la fête de Saint Démètre, le village se remplissait de Turcs qui arrivaient de très loin et même de la région de Konya. Ils assistaient aux fêtes chrétiennes tout comme nous. C'était pour eux une occasion de manger à satiété. Il n'y avait pas une maison grecque (anÎTt pu^éïKo, "maison romaine" dit le texte) qui ne leur offrît ce qu'elle avait de meilleur".
On ne doit pas perdre de vue que, même dans des langues européennes aussi innovatrices quant à la terminologie politique, que le français et l'anglais, si des mots comme "patrie", ne sont plus ressentis comme des néologismes à partir du XVI e , "nationalité" ou "nationalisme" par exemple ne datent que de l'extrême fin du XVIII e et du début XIX e : O. Bloch et W. von Wartburg, Dictionnaire étymologique, 468, 427. En turc comme dans d'autres langues islamiques, l'emploi de termes comme vatan au sens occidental de "patrie", apparaît au plus tôt à l'époque de la Révolution française, B. Lewis, Le langage politique de tislam, 67.
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Ces descriptions, pour nous quasi-contemporaines, sont comme un lointain écho de la remarque suggestive d'un chroniqueur du XIII e siècle : "... malgré la guerre, l'allée et venue des marchands chrétiens et musulmans n'est pas interrompue. L'accord règne entre eux. Les militaires s'occupent de leur guerre, les populations restent en paix ; tel est l'usage des gens de ce pays quand ils sont en guerre" 7 . * *
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L e texte islamo-crétois est dans K. Ôzbayn et E. Zakhos-Papazakhariou, "Documents de tradition orale d e s T u r c s d'origine Cretoise", Turcica VIII/1 (1976), 72. Le témoignage karamanli est rapporté par D. Sotiriou, Matâmena Chômata. La dernière remarque est d'Ibn Djubayr, cité par C. Cahen, Variorum, p. 360.
Chapitre
Premier
ORBIS CHRISTIANUS ET DÂR AL-ISLÂM AU-DELÀ DES CONFLITS : UNE IMBRICATION ARABO-CHRÉTIENNE MÉDIÉVALE
I- A I R E A R A B O - M U S U L M A N E ET C H R É T I E N T É S M É D I É V A L E S : U N E T R A D I T I O N NON N É G L I G E A B L E DE C O N C I L I A T I O N P O L I T I Q U E ET D ' É C H A N G E S C U L T U R E L S Pour aborder le plus justement possible le thème des rapports nonconflictuels qui ont pu s'établir entre Byzantins et Turcs, on ne doit jamais perdre de vue que l'on ne touche là qu'à un chapitre particulier des relations islamochrétiennes au Moyen-Âge. Que, pour des raisons évidentes de complexité, ce domaine d'étude soit compartimenté à l'extrême ne doit pas cependant faire oublier qu'en cette matière tous les champs d'investigation, aussi diversifiés et régionalement originaux soient-ils, communiquent entre eux, formant un territoire d'un seul tenant dans lequel les limites de chaque lopin n'empêchent pas la continuité du domaine. Ainsi, étudier Byzantins chrétiens et Turcs musulmans dans leur rencontre historique, appelle une indispensable référence aux rapports entretenus antérieurement et parallèlement entre chrétienté du Proche-Orient et islam arabo-persan. En tout, politique, culture ou religion, les différentes zones, même les plus éloignées, communiquent et échangent : de telle manière que, par exemple, l'islam espagnol et maghrébin, comme le christianisme latin, sont présents au cœur de l'Orient byzantin et turc, véhiculés par le lettré, le pèlerin, le mercenaire ou le croisé. Il est donc difficile de saisir dans leur complexité les contacts byzantinoturcs, anatoliens ou balkaniques, en laissant totalement dans l'ombre l'arrièrepays arabo-persan, le rôle de l'Arménien ou du jacobite, l'interférence franque ou l'apport hispano-maghrébin, sans oublier la présence de communautés juives dont la dispersion géographique et les contacts étroits de centre à centre, fussent-ils très éloignés, permirent bien des échanges1.
Échanges et circulation des œuvres philosophiques ou autres, en particulier pour la zone arabo hispanique, par le biais de traductions "à quatre mains", juifs arabophones traduisant en langue vulgaire et clercs retraduisant en latin, cf. Le Livre de l'échelle de Mahomet, 19.
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Ainsi, l'islam anatolien doit énormément à l'Andalou Ibn Arabî et à Mevlânâ originaire du Khorassan. L'influence des intellectuels d'occident, de Jean l'Italien à Barlaam le Calabrais, est loin d'être minime à Byzance ; le séjour d'un Raymond Lull à Chypre, d'un Aboulafia au Péloponnèse, les voyages missionnaires des derviches hurûfî d'Iran vers l'Asie-Mineure, montrent à l'envi, que l'on ne doit pas sous-estimer les influences extérieures exercées sur la zone qui va nous occuper. De même notre étude qui porte sur les rencontres et échanges de deux sociétés aussi radicalement opposées que le monde turc musulman, nomade et tribal, et le monde byzantin, chrétien et sédentaire, pourrait aisément se prolonger en aval de nos préoccupations, dans un travail portant sur les échanges multiples entre Russes, issus de Byzance à bien des égards, et Turco-Mongols d'Eurasie, confrontés depuis les temps de la Horde d'Or jusqu'à la conquête russe du Turkestan et au-delà. C'est au nom de cette continuité certaine dans l'histoire relationnelle des chrétiens et des musulmans médiévaux, qu'il nous faut, en guise de prologue, effectuer une rapide présentation de l'ensemble des régions de cohabitation islamo-chrétienne qui interférèrent à divers degrés en pays byzantin et turc, des origines de l'islam à la fin du Moyen-Âge. Les tentatives de rapprochements turco-byzantins ne peuvent, en effet, se comprendre tout à fait sans référence aux démarches semblables menées antérieurement ou parallèlement en d'autres zones de contacts interconfessionnels telles que le Proche-Orient des Abbâsides et des Omeyyades, l'Espagne d'à/ Andalûs et des taifas, l'Italie et la Sicile des Normands et des Hohenstaufen ou la Palestine des croisés. C'est dans ce cadre général et souvent par rapport à lui, que se situent les rapprochements turco-byzantins, et que peut être évaluée leur originalité éventuelle2.
1- ARABES ET CHRÉTIENTÉS NON IMPÉRIALES
Pour une large part, l'attitude des Turcs envers les chrétiens est un comportement hérité du monde arabo-iranien où s'est mis en place dès les débuts de l'islam un système de relations spécifiques avec les non-musulmans. Sans entrer dans les détails d'une vaste question qui outrepasse notre sujet, on peut néanmoins relever quelques exemples de conciliation arabo-chrétienne. Dès la conquête, les Arabes ont à régler leur comportement légal et affectif avec les chrétiens qu'ils rencontrent dans les pays soumis, et cela à une bien plus grande
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Sur Ibn Arabî et Mevlânâ, F.A., ; Jean l'Italien et Barlaam, infra Chap. 3 ; Lull à Chypre, SalaMolins, 36 ; Abulafia au Péloponnèse, E.J. «Abulafia» ; Hurûfî, E. /.
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échelle qu'avec les petits groupes chrétiens qu'ils connaissaient antérieurement en Arabie.
A v e c ces masses chrétiennes de Syrie, de Mésopotamie ou d'Egypte, monophysites ou nestoriennes, hostiles depuis longtemps à un pouvoir byzantin qui les persécute pour des raisons doctrinales, l'entente politique avec les musulmans s'établit rapidement, favorisée par des affinités culturelles et linguistiques. Pour beaucoup, l'invasion arabe apparaît comme une délivrance providentielle : "Le Dieu des Vengeances, s'écrie un auteur chrétien du ProcheOrient, nous délivra de la main des Romains par les Ismaélites" 3 . Contre les Grecs, les chrétiens dissidents s'engagent souvent dans une collaboration ouverte avec les nouveaux venus. Des villes comme Damas sont livrées par leurs habitants, le ralliement aux envahisseurs étant souvent présenté dans les sources comme voulu par Dieu dont un ange, dit par exemple, la rumeur populaire aurait apporté les clefs de Jérusalem aux conquérants arabes4. Cette bonne volonté des chrétiens indigènes, outre d'autres raisons, leur permet d'acquérir dans la société nouvelle qui se met en place, un statut beaucoup plus supportable que celui que leur réservait Byzance, melkites mis à part bien entendu. Certains groupes chrétiens auront même une influence politique et culturelle de première importance, de par leurs cadres intellectuels utilisés par les califes : scribes et clercs nestoriens, Syriens jacobites ou même melkites, Coptes ou Arméniens. Le gouvernement des califes traite en général avec modération ses chrétiens dhimmî, à la mesure du besoin qu'il a de leur fidélité contre Byzance, et pour fournir les cadres manquant dans un premier temps à la nouvelle société. Et il parvient la plupart du temps à se gagner l'attachement de ses sujets chrétiens par une politique globalement équitable à leur égard5.
2 - A R A B E S ET C H R É T I E N T É S IMPÉRIALES
A v e c les chrétiens de tradition impériale, Latins et Grecs, les relations politiques ne purent être au début que conflictuelles et concurrentielles. Mais par la suite, une certaine stabilisation du front en Espagne comme en Anatolie, et
3 Bar
Hebraeus, Chronicon
Ecclesiasticum,
I, col. 269-274.
4G.
Khodre, "Christianisme, Islam, Arabité", Contacts 110 (1980), 102. Ducellier-iWiroir, 44-56. Khitrowo, Itinéraires, 181. J. Muyldermans, La domination arabe en Arménie, 103.
5Vn évêque nestorien déclare : "(les musulmans) non seulement n'attaquent pas la religion chrétienne, mais recommandent notre foi, honorent les prêtres et les saints du Seigneur et sont les bienfaiteurs des églises et des monastères", Isoyahb III, Liber epistularum, éd. Rubens Duval, dans Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, Scriptores Syri, ser. II, t L X I V , Paris 1905, 123. Sur les chrétiens d'orient et leur accueil à l'islam, infra.
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l'établissement de frontières reconnues de facto par les rivaux, finirent par modifier les rapports arabo-impériaux. Entre Arabes et chrétiens de tradition latine, les échanges se nouent dans deux zones privilégiées, en Espagne et en Palestine, selon un rapport inverse où dans le premier cas, ce sont les musulmans qui sont ressentis comme intrus et dans le second, les Francs. On peut joindre à ces deux régions comme troisième lieu d'échanges particulièrement riche car situé à la charnière des mondes grec, latin et arabe, l'Italie du sud et la Sicile, où l'obédience byzantine, l'occupation arabe et les dominations normando-germanique et angevine créent un monde très ouvert aux influences les plus diverses. Il ne peut être question, bien entendu, d'aborder ici l'étude de ces espaces, si ce n'est par quelques exemples illustrant à la fois la parenté et la spécificité des relations politico-culturelles islamochrétiennes de ces régions avec la zone qui va nous occuper6. On peut évoquer avec profit la symbiose arabo-gréco-franque (sans oublier la part des juifs) réalisée en Sicile et en Italie méridionale : Grecs arabophones, Arabes chrétiens, amitié entre notables byzantins et émirs musulmans, contacts également dans les couches populaires, souplesse culturelle des Normands— qui se manifestera aussi en Syrie dans la principauté d'Antioche—et surtout la politique ouvertement syncrétiste des Hohenstaufen, tout cela illustre d'une manière spectaculaire les démarches politiques conciliatrices menées par les chrétiens et les musulmans de la zone italo-sicilienne. La personnalité de Frédéric II en est à la fois un résumé et un cas limite : l'islamophilie politique et culturelle de l'empereur souabe est attestée par toutes les sources, musulmanes et chrétiennes, hostiles ou amies. Un chroniqueur franc écrit par exemple : "Nombreux étaient les points sur lesquels Frédéric avait adopté les mœurs musulmanes". Il est formellement accusé de ces pratiques proislamiques au concile de Lyon, sa familiarité avec les Ayyoubides qu'il renseigne et qui finissent par lui céder Jérusalem contre négociation, ses conseillers musulmans, ses relations intellectuelles avec des savants arabes, sa connaissance de leur langue, de leurs usages, de leur art dont il s'inspire, fait du monarque Hohenstaufen, imité par son fils Manfred, une illustration particulièrement forte de la perméabilité des mondes chrétiens et musulmans au Moyen-Âge. Selon Abûl Fedâ, "... Manfred, son frère Conrad et son père Frédéric avaient encouru
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Sur la vaste question dc> relations islamo-chrétiennes en Espagne et en Italie médiévales, domaines qui excèdent le cadre de cette étude et sur lesquels il existe une abondante littérature, voir, à titre indicatif, le recueil d'articles, "L'islam et l'occident", Les Cahiers du Sud 1947. P. Guichard, L'Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Lyon 1990. M. T. d'Alveray, «La connaissance de l'islam en occident du IX e au milieu du XIIe siècle», Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, Spolète 1965, et la riche introduction du Livre de l'Echelle de Mahomet. Cf. aussi C. B. Dufourcq, L'Espagne catalane et le Maghreb aux XIIIe et XIVe siècles, Paris 1966. Voir aussi, le recueil d'articles "Images et signes de l'orient dans l'occident médiéval", Sénéflance 11 (1482).
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l'excommunication parce qu'ils penchaient pour l'islam" ; et Ibn Wasîl : "Tous les trois étaient également odieux au pape, le calife des Francs, en raison de leur penchant pour les musulmans". De Manfred et de son entourage, un ambassadeur égyptien dit: "J'eus souvent à m'entretenir avec lui et je trouvai un homme distingué, ami des sciences dialectiques et connaissant par cœur les dix livres de géométrie d'Euclide. Près de la ville où j e résidais il y avait une place-forte nommée Lucera dont les habitants sont tous musulmans. On célèbre la prière publique le vendredi et on y professe ouvertement le culte musulman. Il en est ainsi depuis l'époque de l'empereur, père de Manfred. Celui-ci y avait entrepris la construction d'un institut scientifique pour y cultiver toutes les branches des sciences spéculatives ; la majeure partie de ses familiers et des fonctionnaires de la cour étaient des musulmans et dans son camp on faisait librement l'appel à la prière et même la prière coranique"7. La Palestine des croisades, de par sa place charnière dans les relations entre chrétiens d'occident, Grecs, Arabes et Turcs fut également un creuset de contacts politiques et de syncrétisme culturel. Là aussi, les Normands d'Antioche se signalent par leur sens du mélange des cultures, un de leurs princes se faisant appeler par exemple sur ses monnaies grecques "Grand Emir Tankridos". Les Provençaux habitués aux contacts avec l'Espagne islamique, ne sont pas non plus réellement dépaysé en orient musulman8. Par les croisés, la connaissance de l'islam parvint en occident sous un jour moins déformé et même prestigieux à l'occasion —on pense au thème littéraire du "preux Saladin" qui fit fortune en occident—-. Les Francs nés ou éduqués en orient, forment un groupe très intégré comme en témoigne le texte célèbre de Foucher de Chartres ou le témoignage d'Usâma sur les Templiers et autres francs acclimatés à la Palestine : "Nam qui fuimus occidentales, nunc facti sumus orientales", dit fièrement le premier. Et le second : "La catégorie des anciens Francs, je veux dire ceux qui sont là depuis un bon bout de temps déjà, sont acclimatés à nos pays et à nos mœurs et ont pris l'habitude de fréquenter les musulmans. Ils ne ressemblent pas, et de loin, aux nouveaux venus, beaucoup
Sur les milieux "Grecs" arabophones de Sicile, H. Bresc, "De l'État de minorité à l'État de résistance : le cas de la Sicile normande", dans Etat et colonisation du moyen-âge, sous la direction de M. Balard, Lyon 1989. L'émir de Palerme estime grandement le saint italo-grec Nil de Rossano et cherche à l'attirer sur ses domaines : "Si tu voulais t'établir auprès de moi, lui écrit-il, tu aurais liberté de t'installer dans tout le pays qui dépend de moi, et tu jouirais de notre estime et de notre bienveillance", Vie de Saint Nil de Rossano, P. G. 120, col. 120-121. Le jugement sur les "mœurs musulmanes" de Frédéric II est de Mathieu Paris, cité par Benoist-Méchin, Frédéric II, 153, nt. 144 ; celui du concile de Lyon, ibidem, 411, 412 ; la citation d'Abûl Fedâ est dans R.H.C., Historiens orientaux I, 170 ; celle d'Ibn Wasîl se trouve dans F. Gabrieli, Chroniques arabes des croisades 304. Q "Sur "l'Emir Tankridos", G. Schlumberger, Numismatique de l'orient latin, Paris 1878-82, 45, 46. Sur les Provençaux et l'islam, le recueil d'articles, "Islam et chrétiens du Midi", Cahiers de Faujeaux 18 (1983) ; R. Lassalle, «Arcanes de l'orient chez Peire Cardenal», Sénéfiance, 11, 215 sqq.
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plus inhumains et brutaux". En Palestine, les hostilités franco-musulmanes ne sont pas règle absolue : elles peuvent à l'occasion céder le pas aux alliances les plus inattendues, Hospitaliers s'alliant aux "Assassins" contre Antioche, la princesse Sybille renseignant Saladin contre ses propres compatriotes, etc. Les affrontements militaires n'empêchent d'ailleurs pas une estime certaine entre adversaires, chez les chefs comme chez les particuliers : Saint Louis est considéré par l'émir Husâm ad-Dîn "... comme un homme sage et intelligent à l'extrême". Quant à Saladin, il fut pour les Francs "...moult bon sarazin car il fu mout large et de grant bontey". Des voyageurs comme Usâma ou Harawî présentent souvent la population franque sous un jour plutôt sympathique 9 . En ce qui concerne les relations politiques arabo-grecques, les confrontations remontent aux origines de l'expansion islamique, et ce qui aggrave le conflit est que les deux peuples reprennent à leur compte et perpétuent la vieille tradition de lutte armée opposant mondes gréco-romain et irano-sémitique. Mais l'héritage des deux mondes antiques n'est pas seulement conflictuel. Il est aussi fait de fascination culturelle réciproque. Le prestige de la civilisation grecque comme celui de la Mésopotamie ou de l'Iran vont, comme par le passé, nuancer l'hostilité première par une certaine attirance mutuelle. Ainsi postérieurement ou même parallèlement aux affrontements, Arabes et Byzantins entament rapidement un cycle d'échanges et de reconnaissances de facto, d'égal à égal (qui se perpétue même après l'affaiblissement de Byzance sous les coups des Turcs, les Arabes préférant parfois les Grecs à leurs propres sujets chrétiens plus remuants et les Grecs jouant la carte arabe contre les Francs)10. C'est que Grecs et Arabes ne sont pas présents seulement de chaque côté de leur frontière commune, mais par le jeu des razzias, des guerres et crises intestines, prisonniers, mercenaires, fugitifs et transfuges de chaque camp se retrouvent au cœur même de l'État rival. Il y a ainsi un véritable "lobby" grec à Bagdad comme un clan arabe à Byzance : émirs, vizirs, mères de calife, concubines et favorites, médecins ou secrétaires de la cour des califes sont souvent d'origine grecque : le calife al-Muqtadir (908-932), par exemple, a une mère, une grand-mère et une arrière-grand-mère grecques ; une partie de ses grands dignitaires ont la même origine, le commandant de la garde Mu'nis. des gens au
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Sur la légende de Saladin en occident, D. Queruel, «Le vaillant Turc et courtois Saladin : un oriental à la cour de Bourgogne », Sénéfiance 11, 299 sqq. Foucher de Chartres, R. H. C., Historiens occidentaux, III, 468. Usâma, éd. Miquel, 97, 82, 45, 90. Les Francs acclimatés à l'orient et nés sur place sont appelés selon les lieux et les époques, "Poulains", "Gasmules", "Levantins", "Franco-Levantins", "Francs d'eau douce" (tatli su Frengi) etc .. Lewis, Comment l'islam a découvert l'Europe, 97. Hospitaliers et Assassins, Delaville Le Roulx, Les Hospitaliers en terre Sainte, 180. Sibylle et Saladin, Imâd ad-Dîn, trad. Massé, 139. Sur Saint Louis, Gabrieli, Chroniques arabes, 326. La cit. sur Saladin est dans les Gestes des Chiprois, Grousset, Croisades, II, 536. AlHarawî, Guide, 74. '"Tel sultan d'Égypte préfère nommer un grec patriarche d'Alexandrie plutôt qu'un autochtone, Darrouzès-ytcfes du Patriarcat, I, fase. VI, 298-299. Voir aussi les intrigues des Grecs de Jérusalem pour livrer la ville à Saladin, Grousset-Crouodei, II, 811 -812.
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nom évocateur de Yânis, de Qaysar, un nommé Bunavy qui se rebelle un moment et redevient chrétien à Byzance. Dans l'empire grec, des ministres, de hauts fonctionnaires comme le puissant Samonas qui fut pendant quinze ans (896-911) le maître absolu de l'Etat et même un empereur, Nicéphore 1 e r , sont d'origine arabe, et certains monarques pour leur ouverture envers la civilisation arabe sont appelés "sarakinophiles" par le peuple. Entre les périodes de guerre, califes et basileis entretiennent des échanges diplomatiques réguliers qui fournissent des occasions de contacts féconds. Les ambassadeurs sont reçus fastueusement des deux côtés, avec respect et connaissance des usages mutuels. Dans les repas officiels de la cour de Byzance où figurent des musulmans, le héraut de l'empereur annonce les plats avec la formule suivante : "je jure sur la tête du basileus que parmi ces aliments, il n'y a pas de viande de porc". Une correspondance entre souverains maintient des liens fréquents. Il y a même parfois alliance ouverte entre les deux États, et désir d'établir une paix durable. Théophile écrit à alMa'mûn : "Je t'ai écrit pour t'inviter à conclure la paix. Nous serons l'un pour l'autre des amis et des alliés ; et ainsi nous en retirerons des avantages, notre commerce s'étendra, nos captifs seront délivrés, la sécurité régnera sur les routes et dans nos territoires" 11 . Dans tous les cas, ces multiples contacts politiques encouragent les échanges culturels ; les sources des deux côtés sont explicites à ce sujet : échanges artistiques et littéraires ; échanges scientifiques et savants ; échanges de notions, de vocabulaire, de coutumes etc... ; et dans les zones frontières une osmose populaire encore plus grande : Théophile, sur les conseils de son ambassadeur à Bagdad, construit à Byzance un palais arabe. On sait le rôle des mosaïstes byzantins dans l'ornementation de prestigieuses mosquées comme celle des Omeyyades à Damas. Léon le Philosophe est sollicité par al-Ma'mûn pour venir enseigner à Bagdad et ce dernier échange avec le savant byzantin des lettres scientifiques. On sait le rôle à Bagdad de Qûsta ibn Lûqa, mathématicien, médecin, philosophe, traducteur, et bien d'autres pourraient être cités. Les travaux d'H. Grégoire sur les rapports entre épopées arabe et byzantine, reflétant le monde étroitement mêlé du limes entre le califat et l'empire, sont bien connus. Le poète bagdadien d'origine grecque, Ibn al-Rûmî exprime avec force en arabe, le
11 Sur le "lobby" grec du califat arabe, G. C. Miles, «Byzantium and the Arabs», D.O.P., 18, (1964), 8 ; M. Canard, «Les relations politiques et sociales entre Byzance et les Arabes», dans ibid., 41-45 ; Massignon-Pa.v.v/on, I, 73, 75, 76, 271, 302-305, 446 sqq, 469 ; J. Nasrallah, L'Église Melchite, 68, 69 ; Ibn Battûta, Voyages, II, 123. Sur Samonas, R. Janin, «Un arabe ministre à Byzance : Samonas», E. 0., 38 (1935). Sur l'origine arabe de Nicéphore I er , H. Baynes et H. Moss, Byzantium, 311. Conseillers et dignitaires "sarrasins" sous Léon VI, Alexandre, Ducellier-Mi/w, 254. Sur les empereurs "sarakinophiles", ibid., 231. Sur les ambassades gréco-arabes, les articles de Miles et Canard, supra ; cf. aussi, Lemerle, Le premier humanisme byzantin, 37, 143, 179. Sur la formule concernant les aliments sans porc, M. Izeddin, «Un prisonnier arabe à Byzance au IXe siècle : Hârûn-ibn-Yahya», R, E. /., (1941-48). sur la correspondance entre califes et empereurs, M. Hamidullah, Arabica 7 (1960). La lettre de Théophile à al-Ma'mûn est citée par Vasiliev, Byzance et les Arabes, I, 120.
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phénomène bi-culturel arabo-byzantin : "Enfant de l'Hellade, écrit-il dans un poème, je suis fils de l'illustre Byzance et non pas fils des nomades du désert" 12 .
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1- ISLAM ET CHRÉTIENTÉS SYRIAQUES
Entre Arabes et chrétiens d'orient, les concessions de part et d'autre ne manquent pas : musulmans acceptant des débats publics avec les chrétiens malgré l'interdiction coranique à ce sujet, prélats poussant à la limite du doctrinalement tolérable en milieu chrétien médiéval l'acceptation de la relative légitimité du message mohammédien. Ainsi, le patriarche nestorien Timothée va jusqu'à écrire : "L'ensemble des Prophètes ont enseigné l'Unité de Dieu et Muhammad l'a enseignée aussi. Il suivait donc en cela la voie des Prophètes. L'ensemble des Prophètes ont interdit aux hommes de se prosterner devant les démons et d'adorer les idoles et les ont sencouragés à se tourner vers l'adoration de Dieu et à se
Cf. les remarques de Vasiliev, op. cit, II sqq, sur les échanges culturels arabo-byzantins. Sur les traductions du grec à l'arabe, Lemerle, Premier humanisme, 27, 28 ; les échanges scientifiques, moine grec venant enseigner dans le califat, ibid 28 nt. 2, étudiants arabes suivant les cours de Psellos, Chronographie, I, XIII, lequel reconnaît par ailleurs la supériorité à son époque, de bien des savants arabes sur les Grecs, ibid. XI ; Chimie et Alchimie, E. /., «al-Kimya» ; philosophie et hermétisme, Proclus/Bûrûklûs, Appolonios/Bâlînnus, Empedocle/Ambâduklîs e t c . . . , cf. les rubriques de ces personnages dans E. /., et aussi H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, 309 sqq., et Grunebaum, XII, Variorum. Sur le palais arabe de Théophile, Lemerle, Premier humanisme, 27 ; Ducellier-Mi/w, 257. Les Grecs participant à la construction de la mosquée des Omeyyades à Damas, Ibn Battûta, I, 198. Mosaïstes byzantins au service des Califes, Baynes et Moss, 318 ; cf. une source arabe citée par M. Hamidullàh, «Documents sur les rapports de l'Europe avec l'orient musulman au moyen-âge », Arabica VII (i960), 285 : "lorsque (le calife) al-Walîd décida de construire la mosquée de Damas en l'an 88/706-07, le roi des R û m lui fit cadeau de cent mitqâl d'or, de quarante charges (de mules ?, de chameaux ?,) de mosaïque et de mille ouvriers qui furent employés chez lui (al-Walîd)". Sur Léon le Philosophe et al-Ma'mûn, Lemerle, op. cit, 150 sqq ; cf aussi le séjour de Photius à Bagdad, ibid 179 et Ducellier-Miroir, 257. Qûsta ibn Lûqa, Nasrallah, 73-77. H. Grégoire, «L'épopée byzantine et ses rapports avec l'épopée turque», Autour de l'épopée byzantine, Variorum III. Sur Ibn al-RÛmî, A. Nûr, To Koranion kai to Byzantion, 94, et R. Guest, Life and Work oflbn er Rûmî.
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prosterner devant sa Majesté. De même Muhammad a détourné sa nation du culte des démons et de l'adoration des idoles et l'a poussée vers la connaissance de Dieu et son adoration, comme étant le seul et en dehors duquel il n'y a point de dieu. Il en devint évident que Muhammad a suivi avec son peuple la voie des Prophètes". Ce sont en effet les nestoriens qui vont le plus loin dans la voie de la conciliation avec les musulmans pour des raisons à la fois politiques, isolés qu'ils sont entre monophysites jacobites ou arméniens et "chalcédoniens" grecs ou latins, et doctrinales : une certaine tendance nestorienne à mettre en relief l'humanité du Christ au détriment de sa divinité, ne devait pas déplaire aux musulmans ; un auteur arabe dit à leur sujet que, parmi les chrétiens, "...les nestoriens se rapprochent le plus de nos théologiens, leur ressemblent le plus et manifestent le plus de penchant pour ce que nous disons, nous musulmans" 13 . Les relations islamo-jacobites ne sont pas mauvaises pour autant et les prélats monophysites jouent parfois franchement la carte arabe, surtout contre les Grecs. Il y a peut-être aussi, sous toutes réserves, une certaine sensibilité religieuse partagée par les deux groupes, l'aniconisme mitigé des arménojacobites se rapprochant plus volontiers de celui très strict de l'islam, que de l'iconodoulie triomphante de Byzance 14 . En outre, les couvents en terre d'islam sont à la fois des lieux "horsmorale islamique" où l'on peut, d'après certaines sources, jouir de plaisirs interdits extra-muros (consommation de vin, "contemplation du novice"), et surtout des centres de rencontres interconfessionnelles. Les dialogues interreligieux sont en général le fait de gens qui se connaissent par ailleurs et entretiennent des relations amicales voire cordiales. Les positions que l'on y adopte, ainsi que le ton des débats, sont la plupart du temps modérés et courtois comme en fait foi, entre autres exemples, le célèbre dialogue entre Al-Hashimî et Al-Kindî sous le calife Al-Ma'mûn. Une idée du ton irénique de ce dialogue est donnée par la manière qu'adopte le musulman pour s'adresser à son interlocuteur chrétien, dès le début du texte :" Ce qui me pousse à t'écrire, c'est l'affection que j'ai pour toi (...) Je m'adresse à toi par obéissance à l'Apôtre de Dieu, à cause du droit que tu as acquis à notre service et par les conseils que tu nous donnes, et 1 Sur les conseils coraniques d'éviter la controverse religieuse, cf. Coran, 22, 3.8.68 ; 31, 20 ; 40, 4. 35. 56. 69. La déclaration de Timothée sur Muhammad fut faite au cours d'un débat sous le calife al-Mahdî en 781, G. Tartar, Dialogue islamo-chrétien, 78, et Moubarac, L'islam et le dialogue islamo-chrétien, 261, 262. Le bon jugement sur les nestoriens est formulé par le musulman Abd Allâh al-Hâshimî, interlocuteur du chrétien al-Kindî dans le dialogue islamo-chrétien organisé sous Al-Ma'mûn (813-834), éd. Tatar, Dialogue, 89. Le jugement modéré de certains chrétiens d'orient sur le prophète de l'islam, n'est pas le fait des seuls nestoriens : «Je sais que Mahomet s'est soumis les Arabes, déclare un prélat maronite à ses interlocuteurs musulmans, et je ne puis nier qu'il les a obligés à abandonner le culte des idoles et qu'il leur a fait connaître le vrai Dieu», Controverse sur la religion chrétienne et celle des mahomélans entre trois docteurs musulmans et un religieux de la nation maronite, trad. M. Le Grand, 34.
'^Prélats monophysites pro-arabes, Ducellier-M/roir, 272, Tendances iconoclastes de certains Arméniens, Lemerle, Premier humanisme, 34.
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aussi à cause de l'affection, de l'amitié et de l'attachement que tu nous témoignes, et encore à cause de l'estime que te montre mon maître et cousin, le Commandeur des Croyants, de la place qu'il t'a accordée auprès de lui, de la confiance qu'il a en toi et de la bonne opinion qu'il a de toi" 15 .
2 - ISLAM ET CHRISTIANISME LATIN
En Espagne, la présence des trois communautés monothéistes, étroitement imbriquées et la langue arabe qui leur est commune, facilitent les contacts et les débats contradictoires. Des personnalités aux larges vues, issues de cet état de fait multiconfessionnel, émergent dans l'Espagne médiévale. Ainsi en est-il de Raymond Lull qui pousse le dialogue avec l'islam jusqu'à la limite extrême permise par l'optique confessionnaliste, sans verser pour autant dans l'universalisme des soufis dont il dit pourtant explicitement, — et il est un des rares en chrétienté à en témoigner par écrit, — s'inspirer directement : "un sarrasin lui avait parlé de ces hommes religieux, les plus appréciés des sarrasins mais aussi des autres, appelés soufis (qui han nom sufies), aux paroles d'amour et aux exemples brefs (e aquells han paraules d'amor e exemplis abreuyats) qui procurent à l'homme une grande dévotion. Ces paroles nécessitent une exposition grâce à laquelle l'entendement s'élève plus haut et avec lui croît aussi la volonté de dévotion". Culturellement, Lull est très arabophile, apprend l'arabe, crée des cours de cette langue dans les universités. Il organise des discussions interconfessionnelles en Sicile, exerce ses activités multiples en Espagne, en France et en Italie, Il en outre des contacts directs avec les musulmans, va plusieurs fois à Tunis et se rend en orient, en Cilicie et à Chypre en particulier où il est en relation avec les Templiers. Il a de l'estime pour les musulmans et l'islam et des concepts île cette religion sont présents dans son œuvre (Livre des trois sages, Livre des cinq sages, idée du souvenir de Dieu dans l'oraison lullienne, membrar, proche du dhîkr musulman comme de la (ii^jj/J-T) de où orthodoxe), comme certains spécialistes en décèlent la trace également chez Thomas d'Aquin ou Dante. Lull reste, malgré sa largeur de vue, un mystique '-*Sur la contemplation du tersâbetche (fils de chrétien) dans le couvent (dayr), Massignon, Passion, III, 255. Voir aussi sur la pratique du shâhid bâzt (contemplation du j e u n e éphèbe), Addas, Ibn Arabî, 272. Cl' également le curieux texte où le calife al-Mu'tazz et ses compagnons se rendent dans un monastère sans révéler leur identité : "Un m o i n e demanda qui étaient al-Mu'tazz et ses compagnons. On lui répondit que c'étaient des jeunes de la garde. Que non ! répliqua le moine, ce sont les é p o u x rescapés des houris ... Nous m a n g e â m e s , puis al-Mu'tazz dit à un de ses compagnons : demande-lui en aparté lequel de nous deux il souhaiterait avoir avec lui sans qu'il le quitte ; et le moine répondit : les deux à la fois au moins. Al-Mu'tazz en rit tant qu'il s'appuya sur le mur du couvent." Lorsque le calife eut révélé son identité, il rassura le moine effrayé : "Par m a vie, n'abandonne pas les sentiments qui étaient les nôtres ! Je suis désormais ton patron et ton ami ... Depuis lors et jusqu'à la fin de ses jours, lorsqu'il passait par là, le prince des croyants ne manquait pas de venir manger et boire chez le moine ", texte c o m m u n i q u é par Cl. Gilliot. La bonne opinion de H â s h i m î sur Kindî est reproduite dans Tartar, op. cit., 86. Cf. aussi J. M. Fiey, Communautés syriaques en Iran et en Irak. Variorum.
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désireux, avant tout, de convertir les infidèles, mais il est aussi un précurseur de l'humanisme ouvert annoncé également par un Roger Bacon, un Thomas d'Aquin ou un Wycliffe, qui croient au "salut des infidèles". L'école lullienne donnera au X V e des partisans fervents d'un dialogue islamo-chrétien sous le signe de l'irénisme, tels que l'Espagnol Juan de Ségovie et le cardinal Nicolas de Cues 16 . La même atmosphère d'ouverture triconfessionnelle règne parfois aussi dans l'Italie médiévale, chez les hommes de religion comme chez les politiques ainsi que nous l'avons vu dans le cas de Frédéric de Hohenstaufen : Nil de Rossano, saint italo-grec, est à la fois l'ami d'un émir et d'un mystique juif. Nous dirons un mot de l'expérience égyptienne de François d'Assise. C'est d'autre part en Italie que l'allemand Nicolas de Cues, que nous venons d'évoquer, couronna sa carrière comme cardinal romain et humaniste : il s'intéressa de très près à l'islam, composant un examen critique du Coran, et surtout écrivant une œuvre franchement universaliste, le De Pace Fidei qui imagine un dialogue pacifique et raisonné entre toutes les religions du monde pour parvenir à une concorde confessionnelle universelle. L'auteur aurait eu "...une vision qui lui fit connaître qu'entre le petit nombre de personnes brillant par leur expérience de toutes les diversités observées dans les religions à travers le monde, on pourrait facilement trouver un certain accord, et grâce à cet accord, par un moyen approprié et conforme à la vérité, établir une paix perpétuelle en matière de religion". Et le cardinal d'affirmer des propositions nettement universalistes ; s'adressant à Dieu, il le prie de faire comprendre à l'humanité "... qu'il n'y a qu'une religion unique dans la diversité des rites", et que partout, c'est toujours la
La citation de Lull sur les soufis est dans le Livre de l'Ami et de l'Aimé, 21. Lull écrit son poème "Els cent noms de Deu" pour qu'il soit psalmodié "... comme les Sarrasins, précise-t-il, chantent l'Alcoran dans leurs mosquées", D. T. C. article "Lulle". Enseignement universitaire de l'arabe et du tartare créés par Lull, son voyage en orient (Jérusalem, Rhodes, Chypre, Petite Arménie), ibid. Présentation très positive du musulman dans son Livre des cinq sages. Dialogue islamo-chrétien, M. de Gandillac, «Le thème de la concorde universelle», Postel-Colloque, 193. L'oraison lullienne, L. Sala-Molins, Lulle, 89, 101. Dans le Livre du Gentil et des Trois Sages, Lull expose sa conception de 1 entente inter-religieuse qui doit se faire "par raisons démonstratives" et non "par autorités", idée proche de celle de l'humaniste grec Georges Trapézuntios sur le sujet, ibid, 101 et, Monfasani j passim. Cf. la conclusion du Livre du Gentil, Sala-Morins, 129 : "Ce sont la guerre, la malveillance et le fait de s'infliger des déshonneurs et des dommages qui empêchent les hommes de convenir d'une seule croyance". Dante, Thomas d'Aquin et l'islam, cf. Massignon, «Les recherches d'Asin Palacios sur Dante», Opéra minora, 1,57 sqq ; M. Asin Palacios, L'islam christianisé, 16. Les idées de Roger Bacon sur le dialogue inter-religieux sont exposées dans son Opus Majus (1266), «Lulle», D. T. C. St Thomas d'Aquin : "Les rites des infidèles peuvent être tolérés ou pour quelque bien qui en découle ou pour quelque mal ainsi évité", Somme Théologique, cité dans «Liberté des cultes» D. T. C. John Wycliffe : "Man can be saved from any sect, even from the Saracens, if he places no obstacle in the way of salvation". De flde catholica, cité par R. W. Southern, Western Views of Islam, 82. Juan de Segovie fait venir en Savoie où il réside de 1453 à sa mort, un musulman pour traduire le Coran en latin et en espagnol, ibid 85-93 et D. T. C., «Jean de Ségovie».
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même et unique foi qui est présupposée. Ceci compris, il sera possible "...qu'une si grande variété de religions soit ramenée à une paix unique et harmonieuse" 17 . En Palestine franque comme en Égypte, les contacts inter-religieux existent aussi, lieux de culte mixtes etc..., dans un contexte qui, malgré la guerre, bénéficie, nous l'avons vu, de l'acclimatation des Francs à l'orient, de la modération envers les chrétiens de certaines dynasties musulmanes comme les Ayyoubides (beaucoup font l'éloge de l'Égypte où l'on traite chrétiens et juifs avec équité). François d'Assise profite de cette ambiance et réussit à rencontrer en pleine croisade le sultan d'Egypte Al-Kâmil ; ce dernier est loué par les sources chrétiennes pour sa modération. Il a d'excellents rapports avec Frédéric II. Pour la tradition populaire, il se convertit même au christianisme avant de mourir. AlÂdil avait eu, lui-aussi, une politique plutôt pacifiste envers le pape Innocent III. François, de son côté, est opposé à la guerre sainte et à tout affrontement armé, et il prêche dans les rangs des croisés en leur conseillant de déposer les armes. Sa rencontre avec le sultan, qui a lieu grâce à un frère arabophone, bien que ne dépassant pas le stade de l'ordalie confessionnaliste, est empreinte de courtoisie et d'estime mutuelle comme en témoignent les sources. Selon Jacques de Vitry, François resta deux semaines l'hôte du sultan. Il y fut bien traité, "...reçu avec beaucoup de courtoisie par le sultan qui lui donna tous les signes de faveur", précise Celano. Le souverain en le quittant lui dit, d'après Ernoul, à lui et à ses compagnons "...que s'ils voloient demorer avec lui, il lor donroit grans tiere et grans possessions". Pour Jacques de Vitry, "... le sultan l'appela en particulier et lui demanda de prier le Seigneur pour lui, roi d'Egypte". Là aussi des sensibilités religieuses proches purent peut-être faciliter des contacts : on peut évoquer les développements parallèles et contemporains de l a p i e t a s nativitatis franciscaine et du mawlid musulman 18 17 Nil de Rossano, l'émir et lt juif Donnolo, P. G., 120, 92 sqq. Nicolas de Cues, Cribratio Alkurani, éd. Hagemann ; idem, La Paix de la Foi, 30 sqq. ' ^Lieu de culte mixte à Acre : "Le musulman et l'infidèle se réunissent dans cette mosquée et chacun y fait sa prière en se tournant vers le lieu de sa foi", Ibn Djubayr, R. H. C., Hist. or., III, 448-451. Un maghrébin de Kairouan est choqué d'avoir vu au Machrek des rassemblements interconfessionnels : "J'ai vu réunies toutes les tendances ; les traditionalistes (as-sunna), les partisans d'al-bid'a, les infidèles ( a l - k u f f â r ) , les juifs, les chrétiens, et les zoroastriens. Chaque parti avait un responsable qui parlait et controversait en son nom. Quand ils étaient au complet, l'un des infidèles disait : 'Vous êtes réunis pour la controverse ; que personne ne prenne argument de son livre ou de son prophète. Nous n'y croyons pas et nous ne comptons pas sur eux. Par contre, nous discutons d'après la raison et le syllogisme'. Tous répondaient oui. Lorsque j'ai entendu cela, je n'y suis plus retourné", Târîkh al-islâm, cité par Nasrallah, Église Melchite, 83. Processions et pèlerinages interconfessionels à Damas, Hébron, Ibn Battûta, I, introd. XLII, XLIII, 183, 198, 228. Cadres égyptiens chrétiens de religion ou d'origine, ibid, 87, 218 ; Joseph Bâtit, conseiller de Saladin, Grousset-Levant, 313 ; les Arméniens, cadres fatimides, Cahen, Ori ent et occident, 144, 270, Grousset-Croisades, I, 83 II, 445. Al-Kâmil défend les intérêts coptes contre un soufi très populaire de Fustât, D. Gril, L/z Risâla de Sajt al-Dîn, 126, 127. La politique ayyoubide est assez favorable aux chrétiens et aux juifs, E. Sivan, «Notes sur la situation des chrétiens à l'époque ayyûbide », R.H.R. 172, 2 (1967). Témoignage sur al-Kâmil de Olivier de Colonia en 1221 : "Moi ton prisonnier libéré j'aurai toujours gratitude de tes bienfaits. On ne connaît pas pareil exemple de générosité envers des prisonniers ennemis. Lorsque le Seigneur a permis que nous tombions entre tes mains, nous n'avons pas eu l'impression d'être soumis à un tyran, mais plutôt à l'autorité d'un père qui nous a comblés de bienfaits, qui nous a secouru dans le danger, Tu as soigné nos malades et puni sévèrement ceux qui se sont moqués de nous. Il est juste qu'on te nomme Kâmil qui signifie 'le
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En Espagne, Italie, ou Palestine, la conciliation inter-religieuse se transforme souvent en conversion formelle à la religion du voisin et le personnage de l'apostat est un type social familier qui, selon les cas, joue un rôle de pont entre ces deux cultures, ou manifeste un zèle farouche à l'égard de son ancienne croyance19.
3- ISLAM ET BYZANTINS
Depuis les premières confrontations du VIIe siècle, moines et clercs byzantins sont devenus petit-à-petit familiers du monde arabo-musulman, ne serait-ce que par sa proximité géographique ; on en connaît la langue à l'occasion. On sait la place que tint, à la cour califale, la famille de Jean Damascène et Jean lui-même, accusé d'ailleurs par certains d'incliner vers l'islam. Par endroits, Grecs et Arabes cohabitent même dans les lieux de culte, à Sainte-Catherine du Sinai', dans la mosquée des Omeyyades à Damas. Il y a une mosquée à Constantinople. Certains clercs illustres comme Photius envoyés en ambassade en terre d'islam, s'y informent précisément sur les mœurs religieuses musulmanes. Des Arabes convertis deviennent moines à l'Athos. Des Grecs islamisés fêtent pourtant les Rameaux à Bagdad. Iconoclasme byzantin et aniconisme musulman sympathisent volontiers. Opposés doctrinalement à la guerre sainte, les clercs byzantins n'éprouvent pas nécessairement de l'aversion pour les musulmans : tel évêque grec défend les musulmans contre les autorités byzantines ; tel père spirituel conseille d'aimer les Sarrazins ; dans l'autre camp, tel ou tel Arabe recherche la sympathie des Grecs et la levée des préjugés hostiles qui les séparent20. parfait', Car tu gouvernes avec sagesse, et par ta vertu tu es au-dessus de tous les princes", cité par G. Basetti Sani, L'islam et Saint François, 154. Même témoignage de Jacques de Vitry, ibid 153. Bons rapports de al-Kâmil avec Frédéric li, Gabrieli, Chroniques arabes, 294 sqq. Sur la tradition franciscaine de sa conversion in articula mortis au christianisme, Basetti Sani 166, 167 ; cf. la tradition byzantine d'un sultan d'Égypte converti au christianisme, Cantacuzène, P. G., 154, 617620. Al-Âdil et Innocent m , Basetti Sani, 82. Selon Thomas de Celano et Milioli, François conseille aux croisés de ne pas se battre, "... prohibeus bellus, denunlians casum", ibid 149-177. Sur une trace possible du séjour de François à la cour d'al-Kâmil, dans les sources musulmanes, MassignonPassion, II 314-315, Gril, Risàia, 180-181 et 227-228. Sur le développement du Mawlid au XIIIe, Chodkiewicz-SceaH, 19. ' 9 L e s cas de conversions sont variés et les destinées très diverses : ancien musulman devenu gouverneur de Sarûdj dans le comté d'Edesse, Grousset-Croisades, I, 439, chevalier de Provins, islamisé et établi en Egypte, Setton-Crusades V, 49, et même un sultan marniûk, peut-être ancien chevalier teutonique, Lâdjîn (1296-98), R. Irwin, The Middle East, 70, ainsi qu'un cas de cryptoislam chez un souverain, dans la littérature hagiographique musulmane, Gril, Risàia, 136-138. 20 Moines grecs familiers du monde arabe : St Elie, Miles, D. O. P., 18, (1964), 6, 7 ; Basile le Jeune, P. G. 109, 653-664. Jean Damascène accusé d'incliner vers l'islam par le concile iconoclaste de 754, Baynes et Moss, 317. Ste-Catherine du Sinai' et mosquée des Omeyyades, Ibn Battilla. supra nt. 18. La mosquée de Constantinople, infra Chap 2. Photius à Bagdad, supra nt. 12. Arabe moine à l'Athos, Miles, op cit, 9. Grecs islamisés fêtant les Rameaux, Massignon-Pavii'on, II, 454. Iconoclastes et musulmans, Lemerle, Premier humanisme, 31 sqq ; Ducellier-Mroir, 230 ; Gmnebaum, «Byzantine Iconoclasmi and the Influence of the Islamic Environment», Islam and Medieval Hellenism, Variorum. Refus byzantin de la guerre sainte, infra Chap 3. Défense des musulmans par des clercs byzantins : les patriarches grecs d'Antioche et de Jérusalem, Elie I e r (907-934) et Léonce I er (912-924) reprochent à l'empereur de Byzance de maltraiter ses captifs arabes : "Vous avez, lui écrivent ils, en traitant ainsi les captifs, violé la religion chrétienne. Vous
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A Byzance comme à Bagdad, on organise volontiers des joutes théologiques, dans un esprit de modération qui fait que, par exemple, tel prisonnier arabe vainqueur dans une controverse est libéré par les Grecs. A l'imitation des souverains, bien informés de la croyance adverse, et respectueux des sensibilités religieuses de l'ennemi, certains prélats érigent la conciliation arabo-byzantine en un système de philosophie politico-religieuse. C'est le cas, au X e , du patriarche de Constantinople, Nicolas le Mystique, représentatif d'une tradition byzantine de modération envers l'islam qui se développera par la suite aussi au profit des Turcs. Nicolas écrit à un souverain musulman "... pour rétablir des rapports d'amitié dont nous ne prenons pas aujourd'hui l'initiative mais que nous revendiquons plutôt comme un héritage paternel". En cette attitude d'amitié envers ses interlocuteurs musulmans, Nicolas se rattache à l'exemple du célèbre patriarche Photius. Il dit à l'émir : "Le célèbre Photius, mon père dans l'Esprit Saint a été lié avec le père de Votre Noblesse d'une amitié telle qu'aucun même de vos coreligionnaires et de vos compatriotes n'en a éprouvé de semblable pour vous. Photius savait que même si la barrière de la foi sépare, la sagesse, la finesse d'esprit, la constance du caractère, les sentiments d'humanité, enflamment chez ceux qui aiment le bien, l'amour pour ceux qui possèdent ces vertus. C'est pourquoi il aimait votre père qui était orné des qualités dont j'ai parlé, bien qu'ils fussent séparés par la différence de religion". Peut-on exposer plus clairement, et dans la bouche d'un homme d'Eglise, une minimisation des oppositions doctrinales au profit d'affinités psychologiques étroites entre Arabes et Grecs ? Dans une autre lettre adressée probablement au calife Muqtadir (908-932) que le patriarche considère comme "...un homme très sensé et capable de comprendre les jugements divins", Nicolas expose ses conceptions sur l'ordre politique et diplomatique de son temps où la puissance des califes contribue avec celle des empereurs grecs à l'équilibre providentiel du monde : "Deux grands empires détenant l'ensemble de la puissance sur la terre, celui des Sarrazins et celui des Romains, ont la prééminence et brillent comme deux immenses flambeaux au firmament céleste". Entre ces deux grandes puissances, seule une politique pacifique, faite d'échanges fréquents et d'esprit de concorde, est véritablement réaliste : "Il est nécessaire que nous ayons des rapports de communauté et de fraternité et que nous évitions absolument, sous prétexte que nous différons dans notre genre de vie, dans nos coutumes et dans notre religion, d'être dans des dispositions hostiles les uns avec les autres, et que nous ne nous privions pas de
n'avez pas le droit de faire cela, car une telle conduite vous est interdite et contraire aux préceptes du Christ ; ou bien vous cesserez d'agir ainsi et vous ne demanderez plus aux prisonniers de se convertir au christianisme, ou bien nous vous excommunierons, Vasiliev, Byzance et les Arabes, H, 286-288. L'amour des Sarrazins, sympathie arabe pour les Grecs, Ducellier-Miroir, 242, 243.
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communiquer par lettres à défaut de nous rencontrer". Nous sommes là fort loin de l'idée de croisade et de reconquête sur l'islam qui animera les Francs deux siècles plus tard et qui sera toujours étrangère à la mentalité byzantine 21 .
III- S O U F I S M E A R A B O - P E R S A N E T M Y S T I Q U E S CHRÉTIENS : UNE PERCEPTIBLE TENDANCE TRANSCONFESSIONNELLE Aussi audacieuses que pussent être les démarches de certains chrétiens médiévaux en direction de l'islam, il ne leur était cependant pas possible, sauf exception très localisée dans un temps ou une ambiance particulière (on a évoqué le cas de certains nestoriens très ouverts doctrinalement, de quelques humanistes épris de concorde), de reconnaître une légitimité de jure à la religion musulmane, au risque d'apparaître comme des hérésies relativistes. Ce n'est pas la position de l'islam, dernière en date des trois révélations abrahamiques, qui n'a aucun scrupule doctrinal à reconnaître la légitimité partielle du judaïsme et du christianisme.
1- S o u F i s ET NON-MUSULMANS
Cette reconnaissance, en milieu soufi et mystique, peut devenir un franc universalisme supra-religieux qui englobe, dans ses positions les plus maximalistes, à côté des chrétiens et des juifs, monothéistes reconnus, les croyances les plus diverses, hérésies polythéistes ou autres : le célèbre vers de Sanâ'î, "l'impiété et la foi courent toutes deux sur le chemin de Dieu", est comme la charte qui fonde le cosmopolitisme spirituel de beaucoup de mystiques musulmans, selon un maniement du paradoxe libérateur cher au soufisme. On fréquente ainsi à côté des sabéens reconnus comme "Gens du Livre", des mazdéens, des manichéens, des gnostiques de toute origine, des hindous, des bouddhistes etc...Un derviche insiste fièrement sur le cosmopolitisme de ses maîtres : "Au Persan et à l'Arabe, à l'Hindou et au Turc, au Sindî, au Grec et à l'Hébreu, au Philosophe, au Manichéen, au Sabéen et au Libre-Penseur, je demandai ce dont j'avais besoin et que je recherchais sans trêve" 22 .
?i •"Joutes théologiques arabo-byzantines : par exemple celle entre Nicéphore Phocas et Abû-Rrâs, M. Canard, «Quelques noms byzantins dans une pièce d'AbÛ-Firâ s», Byzantion, XI, (1936). Libération d'un arabe vainqueur dans une controverse, id, «Les aventures d'un prisonnier arabe et d'un patrice byzantin», D. O. P., 19 (1956). Souverains bien informés de la religion de l'adversaire, cf. correspondance de Léon I e r l'Isaurien et d'Omar II, Vardan, éd. Muyldermans, 101-102. Sensibilité monothéiste des musulmans bien comprise par Manuel I e r Comnène, infra Chap. 2. Les lettres de Nicolas le Mystique sont dans Vasiliev, op. cit., II, 399 sqq. 22 L e vers de Sanâ'i est souvent cité, entre autres, par Rûmî, Fîhi-mâ-fîhi, éd. Meyerovitch, 19. Hallâj par example a des disciples Sabéens, Massignon-Passion, I, 243 ; il a des contacts avec les Turcs manichéens, avec des Mazdéens, ibid, 228, 334, 164. La citation du derviche sur ses maîtres divers est de Nâsir-i Khusraw (XI e s.), R. Levy, Littérature persane, 107.
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2 - S O U F I S ET CHRÉTIENS
Avec les chrétiens (sans parler des contacts judéo-musulmans), la relation des soufis est à la fois personnelle, symbolique et doctrinale. Les soufis n'hésitent pas à avoir des contacts étroits avec les chrétiens, ni ceux-ci avec ceux-là ; tel thaumaturge égyptien guérit les chrétiens et est parmi eux très populaire. Hallâj a des disciples chrétiens. Les penseurs des deux groupes sont en contact ou s'influencent les uns les autres : les idées d'Abû Faradj se ressentent de celles de Ghazâlî, et il y a entre ce dernier et Nicétas Stéthatos des points méthodologiques communs. Tel copte devenu un célèbre soufi dut garder certaines catégories de sa religion d'origine. Tel Persan chrétien utilise la terminologie musulmane. Ghazâlî connaît bien les évangiles et rappelle qu'au jour du Jugement, il y aura des croyants parmi les chrétiens 23 . Le soufisme baigne partiellemenet dans une symbolique d'extraction chrétienne et dans le discours codé du Tasawwuf, le chrétien représente souvent symboliquement le soufi lui-même : "Heureux les Gens du Monastère" dit Ibn Al-Fâridh, et son commentateur d'ajouter : "Les gens du monastère sont les "saints" (awliyâ), héritiers du maqârn spirituel de Jésus dans la religion mohammédienne, ceux qui s'adonnent aux sciences divines, et les Amants de Dieu". Al-Bîrûnî mentionne, au X e , l'étymologie selon laquelle le mot même de soufî viendrait de sophos. Pour d'autres, le terme découlerait de sôf, laine dans laquelle est fait le vêtement des moines chrétiens. Dans une anecdote du Mesnevî de Rûmî, des peintres byzantins, opposés en un concours devant le sultan à des artistes chinois, sortent vainqueurs de l'épreuve en se contentant de polir les murs jusqu'à ce qu'ils deviennent "clairs et purs comme le ciel" ; et Rûmî de donner la clef symbolique de l'histoire : "Les Byzantins sont les soufis : ils sont sans études, sans livres, sans érudition. Mais ils ont poli leurs poitrines et les ont purifiées du désir, de la cupidité, de l'avarice et des haines" 24 .
Le thaumaturge égyptien et les chrétiens, Gril, Risâla, 164, 165. Disciples chrétiens de Hallâj, Massignon-fawftfrt, I, 102, 531. AbÛ Faradj et Ghazâlî, Asin Palacios, «Contacts de la spiritualité musulmane et de la spiritualité chrétienne», L'islam et l'occident, 71, 72. Stéthatos et Ghazâlî, Grunebaum, «Islam and Hellenism», 24 ; id, «Parallelism, Convergence and Influence in the Relations of Arab and Byzantine Philosophy, Literature and Piety», in Variorum I et XII. Voir aussi l'œuvre du pseudo-Grégoire le Thaumaturge et son influence en islam, B. Chiesa, Creazione et caduta dell'uomo, 95-110. Soufis coptes, Petry, Civilian Elite, 252,428, 272-274. Auteur chrétien et terminologie musulmane : Elia al Jauharî et sa référence au Kâhin de l'Ancien Testament comme imam, et à Adam comme Khilâfa de Dieu (Coran 2:28), G. Levi délia Vida, «Il conforto delle tristezze di Elia al Jauharî" Mélanges E. Tisserand, 345-397. Ghazâlî et les évangiles, Massignon, «Le Christ dans les Évangiles selon al-Ghazâlî», Opéra Minora, II, 523 sqq. et M. Hayek, Le Chris,' dans l'islam, 271. 24 /i»n al-Fâridh, éd Dermenghem, L'Eloge du Vin, 247-251. Soufi/sophos, selon al-Bîrûnî, Corbin, Philosophie islamique, 263. Soufi/sôf, cf. l'anecdote citée par Asin Palacios, Islam christianisé, 111 : «Hammâd b. Salamah (mort en 167 h.) rencontre à Bassorah Farqad as-Sinjî qui portait un habit de laine et lui dit : 'enlève ce christianisme'», et Massignon, sur le froc des soufis (muraqqa'a) porté par les Carmes, «Elie et son rôle trans-historique», Opéra Minora, 1, 148. Byzantins et Chinois, Rûmî, Mesnevî, I, 1467.
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Une anecdote nous montre un moine vivant plusieurs siècles dans une montagne pour attendre la révélation mohammédienne. L'empereur Héraclius est censé avoir été un disciple secret du Prophète. Dans le "conseil des saints" (dtwân al-awliyâ) évoqué par Ibn Arabî comme formant le pivot spirituel de son époque, il y a un Grec de Constantinople. Bistâmî veut mystiquement prendre le zonnar, ou ceinture des moines, avant de mourir, par humilité, pour ressembler à un infidèle qui se tournerait, à l'ultime instant, vers Dieu 25 . La femme chrétienne a un rôle mystique important en Tasawwuf : concubines du Prophète comme Marie la Copte, la princesse byzantine Narkès Hâtûn, mère du deuxième imam, égéries de grands mystiques. La sagesse (Sophia) est parfois personnifiée par une princesse grecque : "Je sentis sur mon épaule, dit dans un poème mystique, Ibn Arabî, le contact d'une main plus douce que la soie. Je me retournai et me trouvai en présence d'une jeune fille, une princesse d'entre les filles des Grecs". Cette image de la Sophia, selon H. Corbin, symbolise la sagesse christique ( h i k m a t 'îsawîya) : "étant de la 'race du Christ', cette Sophia-Angelos (ou Sophia-Christos) appartient au monde de Rûm ; elle est l'être féminin non seulement comme théophanie mais comme théophante"26. Il faudrait enfin évoquer un sujet beaucoup trop vaste pour être approfondi ici, c'est celui du rôle central de Jésus en soufisme qui peut avoir eu pour conséquence, dans certains cas, de valoriser, au yeux de certains musulmans, "la communauté de Jésus" 27 . En tout cela, images poétiques comme symboles mystiques, l'utilisation soufie d'un vocabulaire, de valeurs ou de types de personnages d'origine chrétienne, pouvait, chez un large public musulman peu enclin aux subtilités bâtinî, être pris au pied de la lettre et favoriser, dans l'opinion générale, la réputation christianisante de certains soufis. Lorsque Hallâj s'écrie : "Je mourrai dans la religion de la Croix", ou lorsque, selon Attar, il récite un long hymne à Jésus alors qu'il est suspendu "...comme Jésus, au sommet du gibet de l'Amour",
Le moine dans la montagne, Chodkiewicz-Sceau, 99. Héraclius et Muhamrnad, M. Canard, «Quelques à côté de l'histoire des relations entre Byzance et les Arabes», Studi orientalistici in onore di Giorgio Levi délia Vida, Rome (1956), 99-100. Le Grec de Constantinople, devenu un des abdâl de son époque : "Il avait la tête nue et une moustache au poil long... Il a fait profession d'islam et est maintenant un (des abdâl)", Chodkiewicz, 115. Bistâmî et le zonnar, Attar, Le Livre divin, 428-430. 2
®Marie la Copte, Dermenghem, La vie de Mahomet, 318. Narkès Hâtûn, Corbin, En islam iranien, IV, 309 sqq. Sur la princesse grecque/sophia, évoquée par Ibn Arabî, Corbin, L'imagination créatrice, 113, 252 cf. aussi l'allégorie de la princesse grecque dans un poème mystique turc, Bombaci, Littérature turque, 343. Dans le poème Khosraw et Shirin, Shirin est Amiénienne, Levy, Littérature persane, 65. 27 E n t r e autres M. Hayek, op. cit. ; Chodkiewicz-Sceau ; cf. aussi R. Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane.
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il est évident que certains comprirent cela dans le sens premier d'une conversion au christianisme. "Ta place est à l'église, dit à Ibn Arabî, un de ses adversaires". Dès qu'il y a, en effet, sens littéral, il y a une possibilité historique d'interprétation littérale et d'impact de cette interprétation sur le plus grand nombre peu versé dans les nuances exégétiques 28 . Quant aux ressemblances doctrinales entre un certain soufisme et son équivalent en mystique chrétienne, elles ne purent que créer un terreau propice aux contacts et aux analogies, tout en attirant sur les soufis toutes sortes d'accusations de la part de leurs coreligionnaires. Les zindîq musulmans, tranche Ibn Hanbal, sont ceux qui méprisent les Attributs au profit de la pure spiritualité imitant en cela les chrétiens. D'une manière générale, dit un autre texte, on reconnaît les zindîq au fait qu'ils ressemblent beaucoup aux chrétiens. Certains soufis furent englobés, pour avoir trop jeûné ou méprisé les rapports charnels, dans une accusation de ruhbâniya ou dévotion monacale que, selon la tradition, le Prophète réprouvait pour ses excès 29 . Pour beaucoup de soufis, la religion de l'Amour transcende mosquée et église et permet aux mystiques de diverses origines de se rejoindre en un centre qui transcende identité religieuse, nations et rites : "je n'adore, dit Rûmî, ni la croix ni le croissant. Je ne suis ni giaour ni juif" ; et pour le véritable amant de la Vérité, selon Omar Khayyam," ...le temple païen et la ka'ba musulmane sont maisons de servitude, le son des cloches est musique de servitude, cordelette, église, chapelet et croix sont vraiment marques de servitude". Car, pour Abû Sa'îd, "... la croyance qui s'appuie sur Allah et la religion de l'Amour sont choses différentes et le Prophète d'Amour n'est ni Arabe ni Gentil" 30 . Dans le domaine des idées d'autre part, les réflexions des spirituels musulmans et chrétiens, sans se confondre, se recoupent quelques fois sur des concepts et symboles importants comme la Croix, le Verbe et le Coran incréés, les charismes, le Tabernacle et le Trône divin, l'éternité du Paradis et de l'Enfer, la Philanthropie divine du christianisme et l'idée de Rahmetullâh islamique, la vision de la Lumière divine chère à des Pères grecs comme Syméon le Nouveau Théologien et le Nazar Allâh des soufis etc .... Toutes ces analogies, peut-être superficielles ou aventureuses théologiquement, ne purent pas, historiquement, ne pas avoir, une influence certaine sur l'opinion publique et la mentalité de 2 ®"Je mourrai dans la religion de la Croix", Massignon-Passion, III, 233, L'hymne rapporté par Attar, id, «L'œuvre hallajienne d'Attar», R. E. I. (1941-46), 136-138 et Grunebaum, VII, 40, Variorum. L'adversaire d'Ibn Arabî et l'église, Ibn Arabî, Maître de puissance, 21. 29 I b n Hanbal sur les zindîq, cité par Massignon-Paiiion, I, 430 ; ressemblance zindîq et chrétiens, ibid 439 ; l'accusation de ruhbâniya, ibid 430, et Laoust-Schismes, 442. Muhammad aurait dit à un de ses compagnons qui s'était voué au célibat : "Ou bien tu veux être un moine chrétien, et alors joins-toi ouvertement à eux ou bien tu es des nôtres, et alors tu dois suivre notre sunna. Or notre sunna, c'est la vie conjugale". Goldziher, Le dogme et la loi de Vislam, 117. 3 ®Rûmî. Khayyam et Abû Sa id, cité par Levy, Littérature persane, 88,34.
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sociétés placées, par le fruit des circonstances politiques, pour de nombreux siècles, dans une situation d'étroite imbrication, et qui étaient souvent prêtes, surtout dans leur fraction populaire, à une entente civile à partir de malentendus et de schématisations religieuses31. Si cette imbrication islamo-chrétienne et arabo-grecque, précédant la conversion des Turcs, prépara le terrain relationnel entre ces derniers devenus musulmans et Byzance, la très ancienne confrontation politique des peuples de la steppe avec l'empire grec, favorisa également une certaine familiarité entre les deux mondes, antérieurement et parallèlement à l'islamisation des Turcs. * *
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1 Selon M. Valsan, la science des dimensions axiales de l'Existence (la croix) est une science isawî, Etudes traditionnelles (1971), 55. Verbe incréé et pensée musulmane, A. Jeffery, «Ibn alArabî's Shajarat al-kawn», S. /., 10 (1959). Ibn Arabî écrit d'Hallâj : "La science propre à Jésus était celle de Husayn b. Mansûr» ; la formulation du "Anâ'l-Haqq" est proche du "Je suis la Voie, la Vérité..." christique, Chodkiewicz-Scea«, 103. Charismes, «Karamât», E. I. Trône divin (arsh) et Tabernacle (mishkât) soufis, et Tabernacle de Clément d'Alexandrie et de Grégoire de Nysse, L. Gardet, «Un problème de mystique comparée : la mention du nom divin (dhikr) dans la mystique musulmane», Revue Thomiste 3 (1952), 679. L'Eternité du Paradis, selon Jahm b. Safwân et Origène, Grunebaum, loc cit. Philanthropie et Rahmetullûh, Lumière divine et Nazar Allâh Grunebaum, XXI, 105-107, Variorum.
Chapitre
Deuxième
RHÔMANIA BYZANTINE ET DIYÂR-I RÛM TURC : UN CREUSET POLITIQUE ET CULTUREL (XI e -XV e siècles)
I- B Y Z A N C E ET L E S T U R C S DU V I e AU XIII e S I È C L E : U N E TRÈS ANCIENNE FAMILIARITÉ 1- LES CONTACTS BYZANTÎNO-TURCS A V A N T LE X I E SIÈCLE
On a trop souvent présenté l'arrivée des Turcs en monde byzantin comme l'irruption soudaine d'un élément étrange et étranger, et dont l'étrangeté même paralysa les forces de résistance grecque ou arménienne. Cette perception du Turc comme nouveau venu menaçant et imprévisible fut, sans doute, celle des croisés qui connaissaient, dans le meilleur des cas, en fait de musulmans, les Arabes d'Espagne ou de Sicile1, mais qui avaient peu de notion de l'existence de peuples de la steppe, à part peut-être quelques réminiscences des raids hongrois ou les souvenirs flous et mythifiés des terreurs soulevées par les Huns. L'islamisation de ces peuples nouvellement découverts et combattus ajoutait encore à leur étrangeté. En pays byzantin par contre, les peuples turcs ou turco-mongols étaient loin d'être des inconnus. On en connaissait l'existence depuis fort longtemps. Agathias au VI e siècle parlait déjà des Tourkoi2. Ils sont connus en tant que tribus parcourant les immensités du continent eurasiatique intérieur ; appelés Khazars plus à l'est 3 , ou Hongrois plus à l'ouest 4 , ou de tout autre nom (ouzoi/oguz, par exemple, connus dès le IX e chez Constantin Porphyrogénète) 5 ,
'Voir Cahen, Orient et occident, chap. 3. Morav. II, 320. Alliance entre Turcs occidentaux et Justin II, Grousset-Steppes, 128-130. Théophylacte Simocatta parle de l'ambasade turque à Byzance en 568 (irpeofieCa RAV TOVPKÜV), P. G. 113, col 805 A. Il est question du kagan (xaydms), de la montagne de 'e/crdy (Akdag ? ) , ainsi que du légat turc à Byzance qui possède la dignité de Tarkan, (rapxáu) 885-888. 3 "les Turcs de l'orient qui sont appelés Khazars", Théophylacte dans Morav. II, 321. 4 "Les Hongrois, Turcs de l'occident", Théophylacte dans ibid. Pour Constantin Porphyrogénète, dans son De administrando imperio, qui consacre aux Turcs ses chapitres 38 et 40, P. G. 113, la "Turquie" commence "...à trois jours de Belgrade, au pont de Trajan", col 325. 5 Morav. II, 228. Voir aussi, Antoine, higoumène d'Ouzia en 787, Janin, Grands centres, 436. 2
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ils sont perçus comme une même famille de pasteurs nomades ; que leur identité linguistique soit finno-ougriennc ou turco-mongole selon les distinctions modernes, le terme de ToîipKos est, à Byzance un des noms fréquents pour désigner les peuples de la steppe, bien avant l'arrivée des Seldjoukides. Scythes ou Sarmates, Pétchénègues ou Coumans6, les Byzantins ont une perception assez claire des mœurs nomades : le tableau que campe Psellos au XIe des usages des tribus d'au-delà du Danube, est précis et circonstancié ; l'écrivain connaît bien les retours cycliques des migrations tribales provoquées par les impératifs de la transhumance ou les guerres entre clans : "la cause de leur migration était leurs voisins de territoire, qui, pillant et ravageant leurs biens, les contraignirent à changer de pays". Ce qui fait la redoutable originalité de ces populations, continue notre auteur, c'est leur manière de combattre qui, ne respectant pas les usages de la guerre, déroute et désorganise leurs adversaires : "Ils ne sont pas répartis en bataillons, et aucune science stratégique ne les conduit à la guerre ; ils ne connaissent ni arrangement de front, ni aile droite, ni aile gauche" ; ils n'utilisent pas les armes conventionnelles des armées classiques mais, pour éviter le corps-à-corps défavorable aux combattants légèrement armés, ils ne se servent que des armes de jet : "...ils ne revêtent point de cuirasses, ils ne chaussent point de cnémides et ils n'ont point leur tête assujettie dans des casques ; point de bouclier quelconque à leur bras, ...point de glaive à leur ceinture : ils portent seulement des javelines à la main et c'est là leur seule arme défensive". Mais cette ignorance des lois normales de la guerre, est en elle-même une tactique efficace car "...tous pèle-mèle, en désordre, confondus les uns avec les autres et forts de tout leur mépris de la vie, ils poussent des cris aigus et prolongés et ainsi se ruent sur leurs adversaires". Et Psellos de décrire la redoutable stratégie nomade, fondée sur la mobilité dans l'esquive comme dans l'attaque : si les ennemis plient au premier choc "...ils fondent sur eux et, s'attachant à leur poursuite, les massacrent sans merci ; mais si l'armée ennemie tient bon contre leur assaut..., eux aussitôt, faisant volte-face, cherchent leur salut dans la fuite. Et ils fuient non pas en masse mais séparément, qui ici et qui ailleurs.. .Après s'être ainsi tous ensemble dispersés chacun à sa manière, et, qui d'une montagne, qui d'un ravin, qui d'un fleuve, à l'improviste ils se rassemblent"7. Ces peuples "turcs" sont non seulement localisés dans leur habitat d'origine, à l'extérieur des frontières de l'empire, mais ils sont aussi présents physiquement à l'intérieur même des territoires grecs. Sources écrites et documents épigraphiques en témoignent. Les proto-Bulgares, par exemple, apparaissent dans l'empire d'Orient dès le règne d'Anastase (491-518), en Thrace, en Macédoine et en Thessalie. Des mariages ont lieu entre Grecs et nouveaux
''Voir les rubriques consacrées à ces peuples, dans Morav. ^Psellos, Chronographie, II, 125, 126.
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venus, encouragés par les kagan des tribus, et ces mélanges en viennent parfois à former de nouvelles ethnies qui finissent par être christianisées, tout en gardant souvent leur identité linguistique ; on a trouvé, par exemple, dans les Balkans, des inscriptions chrétiennes en turc de l'Orhon ; on a découvert également des vases byzantins de l'époque d'Héraclius avec des inscriptions turques en caratères runiques 8 . Ces populations turques ou considérées comme telles par les Byzantins sont, bien avant le XI e , utilisées à des activités militaires, comme elles le sont dans le califat abbasside dès le VIII e . De même que sous Ma'mûn (813-833), sous Mu'tasim (833-842), puis sous Mutawakkil (847-861), il y a à Bagdad des troupes d'élite et des officiers supérieurs turcs qui prennent une place de plus en plus décisive 9 . Deux des quatre chefs de l'expédition arabe contre Amorion en 838, sont Turcs. L'un d'entre eux, Asinas, porte même le titre de sultan 10 . Il y a dans une moindre mesure un processus analogue à Byzance. Rappelons l'existence sous Théophile (829-842), d'un ré y fia nepatKÔu, qui, après sa dissolution, fut dispersé dans les différents thèmes de l'empire : d'après le continuateur de Théophane, ces Turcs formaient de par leurs mariages et alliances un groupe numérique de 30.000 personnes, et ils furent répartis à raison de 2.000 par thème. On peut signaler aussi le général Bardanios Tourkos à la tête de l'armée byzantine contre les musulmans au début du IX e11 . On ne doit pas négliger le rôle des Turcs installés dans les Balkans, ou entrés en territoire grec, depuis les régions danubiennes 12 , qui occupent des positions militaires non négligeables comme le fidèle lieutenant d'Alexis Comnène, Tatikios, qui "...avait sous ses ordres les Turcs qui habitent la région d'Achrida (et qui) était un homme très courageux et intrépide au combat" ; ou les officiers "scytho-sarmates", Ouzas/Oguz et Karatzas/Karaca, qui se distinguent au combat et dont Anne Comnène décrit avec enthousiasme, l'habileté: "réputés pour leur bravoure, ...passionnés d'Arès, autrement dit des guerriers très valeureux" ; ou encore ce guerrier "...qui avait souvent déserté chez l'autocrator (Alexis Comnène), et qui était de nouveau retourné chez les siens ; chaque fois pourtant, il avait obtenu son pardon de l'empereur et, à cause d'un si grande
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Lemerle, St Démétrius, II, 141, 180, et J. Harmatta, Langue des Avars et inscriptions runiques, 15, 24sqq. Vasilicv, Byzance et les Arabes, I, 4, 5 ; Bombaci, Littérature turque, 31. "Vasiliev, 4, 146-148. 1 ' H. Ahrweiier-.S'myrne, 21. Sur Bardanios Tourkos, Théophane Continué, Bonn, 6, 8, 10. y a un archevéché des Turcs vardariotes dès 1020, Vryonis, «Byzantine and Turkish Societies and their Sources of Manpower», Vryonis, B.K.M., III, 130. L'appellation turque de Deliorman pour désigner une région du Bas-Danube est connue de Kinnamos au XI0, P. Nasturel, «A propos du Tenou Ormon (Tele Orman) de Kinnamos», G.B. (1981), 81-91. Il y a des Coumans à Lcmnos jusqu'au XIV e , J. Haldon, "Limnos, Monastic Holdings and the Byzantine State", Bryer-Continuity,
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clémence, il avait pour lui une grande affection : aussi depuis songeait-il de tout son cœur aux intérêts de l'empereur et se dépensait-il pour lui"13.
2 - BYZANCE ET LES TURCS AUX X I E ET X I I E SIÈCLES
A) Les Turcs en Romanie byzantine Présence turque à Byzance C'est l'arrivée massive des Turcs en provenance de l'Iran seldjoukide, qui, dans la deuxième moitié du XIe, accentue les pratiques de recours militaire à des auxiliaires turcs sans que cela apparaisse, pour autant, comme une nouveauté radicale. Tout le monde, pouvoir central comme gouverneurs de provinces, généraux en révolte ou forces gouvernementales, fait alors appel aux Turcs dont l'efficacité guerrière est très appréciée par tous les partis en présence, à tel point qu'il parait difficile de se dispenser de leurs services, même lorsqu'il s'agit de les utiliser contre leurs propres compatriotes, comme c'est le cas à Mantzikert, en 1071, où un grand nombre d'auxiliaires turcs combattent dans les rangs byzantins contre les troupes d'Alp Arslan. Dans la défaite byzantine, la défection d'une partie des mercenaires oguz sous la direction d'un certain Damis, joua un certain rôle en provoquant dans l'armée de Romain Diogène, un sentiment de découragement et de défaitisme ; mais cela ne doit pas nous faire oublier que les déserteurs ne furent qu'une minorité et que la grosse masse des auxiliaires turcs, aux dires d'Attaliatès, devaient se comporter loyalement pendant la bataille14. Loyaux sont aussi les cadres turcs de l'armée des Comnène, officiers, guides ou éclaireurs, comme ce A/oiwa/crçs/Abû-Bakr, "vaillant et très vigoureux", qui conseille à l'empereur Manuel, dans une campagne contre les Seldjoukides, de veiller à sa sécurité et à celle de l'armée, en ne s'exposant pas inutilement au danger ; loyal également un ITpoaovx, "habile homme de guerre...militaire plein d'expérience", qui dirige l'infanterie byzantine15. Cette assez frequente loyauté à l'égard de leurs employeurs grecs s'explique : en effet, les mercenaires turcs sont, dans la Byzance des XI e -XII e ,
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Ann. Comnène, I, 151, II, 31, 120. Vryonis, Décliné, 99, 103 nt. 117. Autre exemple d'utilisation byzantine de "Turcopoles", Gesta, 41. Le mot "TovpKÔwovXoi" n'apparaît qu'au XIIIe, dans les sources byzantines, Morav., II, 327. Ainsi l'armée impériale apparaît-elle aux croisés comme surtout composée de Turcopoles et de Petchénègues, Gesta, 17, 25. Vryonis B.K.M., III, 134. '-'Kinnamos, 44, 35, 57 et aussi 155 : "Jean Isès, Turc de naissance mais élévé et éduqué à la byzantine". 14
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bien traités, en proportion même des services qu'ils rendent à l'Empire. On n'hésite pas à les intégrer, à part entière, dans la hiérarchie aulique et administrative. Aux chefs turcs qui se rallient, les basileis offrent dignités et honneurs qui ne manquent pas d'éblouir les transfuges, encore proches de leur simplicité nomade et fascinés par les fastes de Constantinople : tel khan turc ".. .livra spontanément (une) ville et alla trouver le basileus comme transfuge, lui et ses parents ; aussi fut-il comblé de mille faveurs...Des archisatrapes des plus en vue, en apprenant la bienveillance et la munificence de l'autocrator, arrivèrent à leur tour et obtinrent eux-aussi ce qu'ils convoitaient... (l'un d'entre eux) dans la suite fut aussi honoré du titre d'hyperpérilampro.s"if>. Tatikios, déjà cité pour son origine turque, possède le titre de grand primmicier, sous le règne d'Alexis Comnène, de même que le Turc Axouch est nommé par Jean Comnène grand domestique d'orient et d'occident^. Lorsque le personnage rallié est quelqu'un de particulièrement important ou utile, on n'hésite pas même parfois à forger de nouvelles dignités inspirées des titres musulmans du transfuge comme celle de iivpaatrqs dérivant à'emir seyyid, ou à créer des attributs vestimentaires spéciaux, destinés à rappeler par exemple l'origine royale de tel prince turc passé au service de Byzance : ainsi des princes seldjoukides réfugiés à Constantinople et désignés par leur titre royal musulman de malik//j.eAiicris, et affublés d'un uniforme d'apparat qui plaçait les bénéficiaires dans la hiérarchie palatine, juste en-dessous de l'empereur, au niveau du césar ou du sébastocrator18. Ainsi accueillis et intégrés dans la hiérarchie byzantine, certains de ces Turcs, franchissent le pas, décisif dans leur ralliement bien que non obligatoire de la conversion au christianisme19 : ainsi fit EXxdvr]sl\lhan ; en ralliant le service d'Alexis Comnène, "... il obtint la plus grande de toutes les faveurs, je veux dire le saint baptême" 20 . Ainsi fit aussi 2iaofo/Siyâvu§, envoyé de Malikchâh auprès de l'empereur, qui, non content de faire évacuer, au moyen d'un subterfuge, les places-fortes byzantines occupées par les seldjoukides, "...revint, cette mission accomplie, trouver l'empereur, puis, après avoir reçu le divin baptême, il fut comblé de présents et nommé duc d'Anchialos"21.
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Comnène, II, 81. 151. Kinnamos, 43. Balivet, Mélanges Mantran, 35^2. ' 9 L e s cas de musulmans au service de Byzance et conservant leur religion existent : l'ancêtre de la famille Anémas au X e , Syméon Magister, Bonn, 759, 760 ; Tzachas/Çaka, qui avant de devenir le pire ennemi de Byzance, avait vécu à la cour de Nicéphore Botaniate où il avait été honoré du titre de Protonobilissime et avait bien appris le grec et les usages byzantins, Melikoff-Dâni^mend, 85. 2 0 Anne Comnène, II, 81. 21 Ibid, 66. 17 Ibid,
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Même parmi les plus hauts dignitaires de la cour seldjoukide, et dans la famille régnante elle-même, les passages à Byzance et au christianisme sont enregistrés dès le XI e siècle, comme ce prince de la famille de Stileyman ibn Kutulmu§ qui fonde le célèbre monastère athonite de Koutloumoussi, ou le beaufrère d'Alp Arslan, Erigsen/Chrysoskoulos, appelé par les sources musulmanes, Erigsen bin Yûnus Yabgu bin Selçuk. Ce dernier personnage est une bonne illustration de la double identité turque et byzantine que put présenter, au gré des circonstances historiques et de ses intérêts, tel ou tel homme politique habile : époux de la sœur d'Alp Arslan, Gevher Hâtûn, révolté contre son beau-frère, il vint, en 1070, en Asie-Mineure pour fuir la colère du sultan ; il mettait en coupe réglée la région de Sébaste/Sivas, lorsqu'il fut attaqué par une armée byzantine commandée par Manuel Comnène, frère aîné du futur empereur Alexis 1 e r ; il vainquit et fit prisonnier le général grec, mais, apprenant l'arrivée des troupes seldjoukides envoyées contre lui, il passa au service de Byzance sur les conseils de son prisonnier et revint avec lui à Constantinople où il reçut le titre de proèdre, et joua désormais un rôle de tout premier plan, sous le nom de Chrysoskoulos, dans les luttes que se livraient les différents candidats au trône impérial. Il sut établir avec ses nouveaux compagnons d'arme des liens étroits, fut uni d'une véritable amitié à Manuel Comnène dont il pleura la fin prématurée avec un désespoir profond que rapportent, non sans étonnement, les chroniqueurs byzantins. A la mort de ce dernier, il s'attacha à la personne de Nicéphore Botaniate à qui il rendit de signalés services, notamment en ralliant à la cause du prétendant, son cousin Stileyman ibn Kutulmuj 2 2 . Au XII e , on trouve d'autres cas d'intimité étroite entre dirigeants byzantins et Turcs à leur service : l'amitié et la collaboration entre le basileus Jean II Comnène et le Turc converti Jean Axouch, fut longtemps sans nuages : fait prisonnier par les croisés en 1097, pendant le siège de Nicée, Axouch avait été élevé à la cour d'Alexis en même temps que l'héritier du trône qui, devenu empereur lui accorda toute sa confiance 23 . Voici ce qu'en dit Nicétas Choniate : "Un étranger, Turc de naissance nommé Axouch, qui n'avait rien de barbare que son origine, devança tous les autres dans la faveur du prince. Il était fils d'un des principaux officiers de Soliman (ibn Kutulmuch). Ayant été conduit à Constantinople après la prise de Nicée, sa bonne fortune l'avait introduit dans le palais d'Alexis et l'empereur charmé de ses belles qualités l'avait donné à son fils qui était du même âge, pour partager ses divertissements et ses études. La gaîté, la douceur, la noble complaisance du jeune courtisan lui avait gagné le cœur du jeune prince ; il était le plus chéri de ses chambellans, lorsqu'Alexis mourut. Le nouvel empereur
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^Kutulmu§ et Koutloumoussi, P. Lemerle, Actes de Kutulmus, 1-5. Erigsen-Chrysoskoulos, Mélikoff-Dânimend., 80 ; Tahen, Pré-ott., 27, 71, 75 ; Lebeau, XVII, 271-273, 384-386. ^ C h a l a n d o n , Le s Comnène 11, 19.
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l'honora de la charge de Grand Domestique, et tandis que l'amitié du prince l'élevait au-dessus de tous les autres, sa modération le mettait au-dessus de l'envie. Il était respecté de toute la cour ; même les membres de la famille impériale, lorsqu'ils le rencontraient, descendaient de cheval pour lui faire honneur" 24 . Le complot dirigé par Anne Comnène contre son frère Jean ayant été déjoué, Axouch fit preuve en ces circonstances d'une générosité non dénuée de sens diplomatique que Nicétas souligne avec emphase ; voyant toute la fortune amassée par sa sœur, Jean décide de confisquer les biens d'Anne au profit de son fidèle serviteur puisque, s'écrie théâtralement le basileus, "...mes proches sont mes ennemis et les étrangers mes amis !" et Axouch dans un bel élan de prudence et une longue période oratoire de demander la grâce de la princesse et de refuser le don impérial : "C'est le patrimoine sacré de votre famille, dit-il habilement, il est juste qu'il y retourne : il serait profané par des mains étrangères. Pour moi je suis déjà comblé de trop de bienfaits et je serai toujours assez riche tant que votre majesté m'honorera de sa bienveillance. L'empereur touché de la généreuse modestie de son vertueux favori répondit : je serais indigne de régner, si je ne savais sacrifier mon ressentiment avec autant de grandeur d'âme, qu'Axouch son propre intérét". Et il pardonna à sa sœur 25 . Au-delà de l'exagération rhétorique et de l'amplification du discours chères aux Byzantins, grands amateurs d'éloquence à l'antique, on voit l'ascendant pris par Axouch sur l'empereur et le jour favorable sous lequel ce Turc converti nous est présenté par le chroniqueur. Des cas d'intégration culturelle et religieuse aussi réussis, pouvaient laisser espérer aux dirigeants byzantins, une généralisation du processus de conversion des Turcs et une plus ou moins proche assimilation de ces derniers par la force d'attraction culturelle de Byzance qui avait su en d'autres temps, attirer à sa civilisation et à ses usages bien des envahisseurs. Ainsi pensait Alexis Comnène qui croyait pouvoir convertir à brève échéance "...non seulement ces fameux nomades scythes, mais encore toute la Perse, tous les barbares qui vivent en Egypte ou en Libye et qui pratiquent la religion de Mahomet." 26 . Mais la réalité n'est pas aussi simple, et même les Turcs apparemment bien assimilés, gardent des attaches avec leurs origines, et l'opinion publique grecque ne s'y trompe pas : Jean Axouch dont il vient d'être question, n'est pas toujours bien accepté par tous ; après la révolte avortée qu'il fomenta contre le basileus, un de ses détracteurs s'en prend ainsi à ses origines : "Depuis toujours, la race turque est ennemie des Romains. Ce rejeton d'Ismaël, malgré sa parenté
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Nicétas Choniate, P.G. 139, col 329-331 ; Lebeau, XIX S sqq. Nicétas Choniate, 332-333. Anne Comnène, n, 81.
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avec l'empereur et les bontés de celui-ci, a agi comme un serpent. Turc il est, Turc il reste" 27 . Même à la deuxième génération, un Turc pourtant aussi bien intégré que le fils de Jean Axouch, Alexis, protostrator et gouverneur de Cilicie, garde des contacts avec ses ancien compatriotes qui continuent à exercer sur lui une sorte de fascination culturelle. "Quand il avait été envoyé en Cilicie, raconte Kinnamos, il se rendit à dessein à Iconium ; il se lia d'amitié avec le sultan...par la suite, de retour à Byzance, quand il voulut décorer une de ses maisons de banlieue, il n'y mit pas les anciens exploits des Grecs, ni, comme c'est la coutume des dignitaires, les hauts faits du basileus à la guerre ou à la chasse.. .Alexis laissa de côté ces exploits et fit représenter, en sot qu'il était, les faits d'armes du sultan, et divulga par les peintures de sa maison ce qu'il aurait fallu laisser dans l'ombre" 28 . La langue non plus n'est pas forcément oubliée par les Turcs byzantinisés et la garde turque vardariote qui a une place de premier plan dans le cérémonial de la cour, acclame encore au XIV e le basileus en langue turque, comme le précise le Traité des Offices29 Ainsi comme on le voit, aux XI e et XII e , les Turcs ne sont pas des nouveaux venus à Byzance ni même des étrangers radicaux car les habitants de l'empire sont accoutumés à leur présence au cœur même de l'État et dans la capitale, non seulement en la personne de ces Turcs ralliés et christianisés dont nous venons de parler, mais aussi dans leur état "normal" de musulmans, de nomades, de marchands, de pauvres gens ou de derviches. La présence des Turcs vaquant à diverses occupations dans la capitale byzantine ou ailleurs en territoire impérial, est une chose fréquemment attestée par les sources grecques ou étrangères, tout au long du Moyen-Age. A la fin du XI e le pèlerin franc Bartolf de Nangis constate que, dans la cité de Constantin, on peul voir à côté des Grecs, non seulement des Bulgares, des Alains ou des Coumans. mais même des Turcs 30 . Au XII e , Tzetzès enregistre lui-aussi une présence turque dans la ville 31 . Au XIIIe, le patriarche Athanase se désole que les musulmans de Byzance aient toute latitude pour appeler leurs fidèles à la prière, et cela ouvertement, au cœur même de la capitale;32. Un siècle
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J . Darrouzès, «Les Discours d'Euthyme Tornikès», R.E.B., 26 (1968), 54, 66, 67. Nicétas Choniate, 485 ; Kinnamos, 171, 172 ; Lebeau, XIX, 363-366. 29 Pseudo-Kodinos, Traité, 181, 182, 210. 30 « . / i , C „ hist, occ., III, 490 sqq. 3 ' j e a n Tzétzès, Historiae, 359 sqq. 32 A t h a n a s e , Correspondence, 84, 350. Un marchand arabe qui a vécu douze ans à Constantinople à l'époque d'Andronic II, justifie ainsi son long séjour au milieu des infidèles, à l'attention d'un ami qui s'en étonne : "Si je te décrivais cette ville, tu comprendrais mieux et tu saurais que ceux qui y 28
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plus tard, en 1375, même situation attestée dans un rapport pontifical qui affirme que les Turcs résident en grand nombre dans la ville impériale 33 . Enfin, au XV e , quelques temps avant la chute de l'empire, le métropolite de Média, de passage dans la capitale, remarque que les "... Agaréniens y pénètrent chaque jour sans que personne ne s'y oppose" 3 4 ; témoignage corroboré par un prélat occidental, séjournant à Byzance au même moment : "Ibi enim praeter Latinos. nostros et Graecos, Turci, Tartan, Saraceni (...) et aliae innumerae sectae reperiuntur quae aut ibi habitant aut saltem incessanter transeunt" 35 . Cette présence visible des Turcs dans Constantinople est donc un phénomène constant qui se met en place dès le XI e et ira en s'amplifiant jusqu'à la fin de l'empire. Parmi cette population il y a tout d'abord ceux qu'on pourrait appeler les résidents "officiels", marchands en rapports commerciaux réguliers avec les Grecs, groupés autour de leur mosquée, dans un quartier à eux réservé ; ambassadeurs du sultan, princes seldjoukides en exil ou invités du basileus. A la fin du XII e , la résidence dans la ville, de marchands turcs assurant la liaison commerciale régulière entre Byzance et Konya ou, par la mer, avec Amisos, est attestée 36 . Quant à la mosquée, nous en avons un certain nombre de mentions depuis le VIII e siècle 3 7 : selon Mukaddasi, il y aurait eu une maison destinée à abriter les prisonniers arabes et contenant probablement une salle de prière dès après l'expédition de Maslama contre Constantinople (715-717), ce que confirme Constantin Porphyrogénète. Elle est plusieurs fois mentionnée au XI e par les écrivains arabes ; Constantin Monomaque (1042-1054) la fait rétablir pour Togrulbeg et on y prononce la hutba au nom du sultan seldjoukide 3 8 ; au XII e , nous savons qu'elle se situe près de la mer, au nord de la ville, près de SainteIrène de Pérama 39 . C'est la même mosquée dont il est question en 1189, dans les négociations entre Saladin et Isaac Ange : la prière y fut faite, selon le biographe de Saladin Abû Shâma, devant un grand nombre de fidèles et de marchands résidents, ce qui témoigne de l'importance de la colonie musulmane de Byzance 40 . La mosquée est pillée et incendiée par les Italiens de l'armée croisée en 1204 et c'est par elle que, selon Nicétas Choniate, commence l'incendie de la ville
habitent n'ont rien à craindre : ils font tout ce qu'ils veulent sans que nul n'y trouve à redire", M. Izzeddin, "Un texte arabe inédit sur Constantinople byzantine", JA (1958), 453-457. Dennis, Manuel // in Thessalonica, 36. 34 Syropoulos-Laurent, 103. 35 Ibid, 102, nt. 1. 36 Ducellier, «Mentalité historique et réalités politiques : L'Islam et les Musulmans vus par les Byzantins du Xffl e siècle» B.F., 4 (1972), 52. Bibliographie sur la question dans Athanase, Correspondance, 350. 3 ®Canard, «Les expéditions des Arabes contre Constantinople dans l'Histoire et dans la légende», J.A., 208 (1926), 94 sqq. 39 Ibid, 98 ; Nicétas Choniate, R.H.C., Hist. Grecs, I, 366-367. 40 Canard, 96. 33
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i m p é r i a l e 4 1 . Il en est à nouveau question en 1262, où Michel VIII, selon l'historien Makrîzî, montre à l'envoyé de Baybars, une mosquée qu'il aurait fait construire 42 . En ce qui concerne le quartier musulman de Byzance, une source arabe le décrit comme clos de murs 43 et suffisamment peuplé pour que le sultan Bajazet 1 er , à la fin du XIV e , estime nécessaire d'y faire nommer un cadi ".. .disant qu'il n'était pas juste que les musulmans s'occupant de commerce et fréquentant Constantinople, comparussent, pour les litiges et les contestations devant un tribunal d'infidèles" 44 . Pour ce qui est des grands personnages turcs résidant pour une période plus ou moins longue à Byzance, ambassadeurs du sultan, parfois le sultan lui-même en visite officielle ou différents princes en exil venant chercher refuge auprès du basileus, les exemples ne manquent pas dès le XI e et se multiplent par la suite, offrant "à domicile" aux Byzantins le spectacle des fastes de la cour seldjoukide. Au XII e , le sultan Masûd, chassé de Konya par son frère Arab s'enfuit à la cour de Jean Comnène où il séjourne avant de récupérer son trône avec l'aide des Byzantins ; Arab, chassé à son tour, se réfugie lui-aussi dans la capitale impériale où il habite jusqu'à sa mort ; un prince danichmendide, chassé par les Seldjoukides de son patrimoine fait de même, ainsi que Kaykhusraw I er , en exil à la cour d'Alexis III pendant six ans 45 . Les sultans de Riîm résident parfois en personne, à Byzance. à l'occasion de tractations diplomatiques : en 1162 Kiliç Arslan II est invité par Manuel Comnène qui lui ménage un accueil somptueux : selon Michel le Syrien, "l'hospitalité qui lui fut accordée fut fastueuse. Deux fois par jour on envoyait au sultan les provisions nécessaires pour sa nourriture dans des récipients d'or et d'argent qui tous devenaient sa propriété. A la suite d'un banquet, Manuel fit présent à son hôte de tout le service précieux qui garnissait la table du festin" 46 . 41
N i c é t a s , loc. cit.
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Histoire des Sultans Mamtouks de l'Egypte, trad. M . Quatremère, I, 177. Voir aussi al-Harawî, éd. Sourdel-Thomine, 127 : et al-Jazarî, M. Izeddin, J.A., 246 (1958), 453-457. 43 Ibid. ^ V e KpiTrjplù) mfiovpi8ùii>'\ dans le texte de Doucas, Bonn, 4 9 (Kafiovplgâvur). 45 F a s t e s des relations byzantino-seldjoukides, cf. selon un document arabe cité par M. Hamidullah, Arabica, VII (i960), 290 : Togrul Beg envoya à Michel Strationikos... "cent pièces de chandeliers (atwâr) d'argent, avec de grandes bougies employées dans les processions royales ; puis cent cinquante plats de porcelaine ; cent pièces d'étoffe brocardées d'or, deux cents tapis etc...". Mas'ûd et Arab à Constantinople, Cahcn, Pré-ott., 28. Princes Dâniçmendides, ibid. 44. Kaykhusraw I e r chez Alexis III, A. Savvidès, Byzantium in the Near East, 95-96. Michel, éd. Chabot, III, 319. M ê m e désir tactique d'éblouir l'hôte musulman chez Alexis I e r : "Quant à Apelchasem, chaque jour l'empereur ne cessait de lui donner de l'argent, de l'inviter aux bains, aux courses de chevaux, à la chasse, de lui f a i r e é g a l e m e n t a d m i r e r les colonnes commémoratives sur les places publiques ; il ordonna aux conducteurs de chars d'organiser un concours hippique en l'honneur de son hôte dans le théâtre que contruisit jadis le grand Constantin, tandis qu'il insistait pour qu'il s'y rendît chaque jour et regardât les courses de chevaux", A n n e Comnène, II, 71 ; selon Kinnamos, 136-137, à l'intention de Kiliç Arslan II, Manuel I e r organisa
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A côté de cette présence turque reconnue, acceptée ou provoquée par les autorités byzantines, il y a des gens moins faciles à cerner car les informations à leur sujet sont plus occasionnelles ou les sources moins strictement événementielles. Ces Turcs sont des éléments plus populaires, fauteurs de troubles à l'occasion, pauvres ou indigents venant chercher fortune dans la riche capitale byzantine, en s'y introduisant plus ou moins clandestinement : il y a, nous dit Tzétzès, une plèbe cosmopolite composée des fractions les plus corrompues de chaque nation, gens remuants et voleurs, craints et respectés, et parmi eux se trouvent des Turcs. Turc aussi cet adolescent dénué de tout, venu de Bithynie à Constantinople, évoqué à propos d'un miracle de Sainte Théodosie 47 . Il existe enfin une catégorie de visiteurs musulmans que l'on néglige souvent car les sources en sont plus hagiographiques : ce sont ces derviches errants, plus ou moins déguisés, missionnaires ou espions dont l'épopée plus que l'histoire a gardé le souvenir, mais qui sont trop souvent attestés pour n'être qu'une simple fiction littéraire. A peu près à l'époque où Tzétzès parle curieusement de ces Turcs "...qui sont proclamés saints dans Constantinople" 48 , l'épopée turque du Battâlnâme, évoque le séjour clandestin du héros de la geste, Seyyid Battâl, dans la capitale byzantine : le personnage, déguisé en moine, soutient une controverse théologique avec les prélats grecs, en présence de l'empereur, au milieu de l'émoi général 49 . Dans une œuvre plus tardive, le Saltuknâme, il est aussi question de la présence du derviche San Saltuk à Constantinople et de discussions religieuses avec des moines 50 . C'est également déguisé en moine, qu'un des personnages du Dâni§mendnâme, s'introduit dans une place-forte byzantine 51 . Les sources historiques ou littéraires évoquent souvent les espions qui, grâce à leurs connaissance des langues de l'adversaire (ce sont souvent des Grecs ou des Arméniens passés à l'islam) et à leur déguisement, s'infiltrent en territoire ennemi ; Guillaume de Tyr dit, par exemple, que de nombreux espions se mêlent sans difficulté aux croisés, habillés en Grecs, en Arméniens ou en Syriens 52 . Le
une cérémonie somptueuse où le Basileus était assis sur un trône "...tout en or, incrusté de tous côtés d'une quantité d'escarboucles et d'hyacintes. Il y avait un nombre incalculable de perles... (L'empereur) était vêtu d'une robe pourpre d'un travail extraordinaire... De chaque côté du trône, se tenait la hiérarchie des dignitaires... Quand Kiliç Arslan fut arrivé au millieu, la stupeur le saisit". 47 Tzétzès, Historiae, 359 sqq. Constantin Acropolite, PG 140, 924. ^ T z é t z è s , loc. cit. 49 Battâl Gazi Destam, éd. Çaglar, 65-68 ; «Al-Battâl» E.ì. ; Bombaci, Littérature turque, 261-262. 5 %bu'l-Hayr-i Rûmî, Saltuk nâme, éd. Akalin, 6-7. 5 ' Mélikoff-Dâni'i., 434,435. 52 I b i d „ 126-127. Anne Comnène, III, 207.
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froc monastique est même un des costumes qui permet de circuler le plus facilement, faisant bénéficier celui qui le porte de l'immunité accordée la plupart du temps aux religieux : "Comment un joli moine comme toi a-t-il pu venir sans dommage ?" s'étonne le gouverneur d'une ville byzantine, en voyant arriver l'espion de Dariiçmend, lequel répond sans se démonter : "J'apporte la croix du Messie pour qu'elle protège la ville, (...) n'est-elle pas suffisante pour me protéger ?" 5 3 C'est, déguisé en moine que le chambellan seldjoukide Zakarya pénètre en territoire byzantin pour aller inviter discrètement le sultan exilé Kaykhusraw 1 er à venir reconquérir son trône 54 . Et c'est également sous l'habit d'un ermite mendiant que le vizir Bâyezîd quêtera la subsistance du jeune prince Mehmed, poursuivi par les soldats de Tamerlan, après la bataille d'Ankara en 1402 55 . A l'occasion même, en période de plus grande tension gréco-musulmane, un véritable moine circulant en zone frontière, peut être pris pour un espion musulman, comme cela arrive à Basile le Jeune au début du X e56 . Les témoignages des chroniques, des épopées ou des vies de saints, loin de se contredire, semblent donc plutôt corroborer la présence clandestine, à Constantinople, de musulmans venus en territoire byzantin pour des raisons économiques, prosélytiques ou comme agents de renseignements. En ce qui concerne la présence turque en pays byzantin, ce qui est vrai de la capitale et des villes fortifiées en général, l'est a fortiori du plat pays anatolien, non seulement parce qu'il est, depuis Mantzikert, parcouru par les différents groupes turcs, tribus en razzia ou en transhumance, armée régulière en campagne ou paysans installés à demeure ; mais même en zone redevenue durablement byzantine à la suite de la contre-attaque des Comnène au XII e , la présence turque est irréversible ; lorsqu'une ville repasse sous domination chrétienne, les Turcs de l'endroit refusent souvent de quitter leur résidence et demeurent sur place avec l'assentiment des autorités byzantines. Ainsi les Turcs de Gangra/Çankin "...au lieu de la liberté qui était à portée de leur main, (...) préférèrent la servitude volontaire et trouvant le basileus (Jean Comnène) en bonnes dispositions, renforcèrent l'armée romaine d'une quantité appréciable d'hommes" 57 . Des tribus turcomanes s'installent volontairement en territoire grec, où elles sont accueillies avec le statut "...d'alliés et de sujets des Romains" 58 . Encouragement aussi des autorités byzantines dans le cas des dix mille Coumans installés par l'empereur Jean III Vatatzès, dans la région du Méandre et en Phrygie, ou des Turcomans à 53
M é l i k o f f - D â m j . , 435. ^ C a h e n - P r e o t t , 61. 55 D o u c a s , Bonn, 126. Lors de la prise de Constantinople en 1453, le prince Orhari qui combattait avec les Byzantins tente de fuir habillé en moine, ibid. 301. Cf. aussi la légende de Saladin visitant l'Europe sous le froc d'un ermite, D. Queruel, Sénéflance 11 (1982), 305. 56 P.G„ 109, 653-664. 57 Kinnamos, 24. 58 M a x i m e Planude, Epistukw. éd. Treu, 150 sqq : Ahrweiller-Smyrae, 26.
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qui le gouvernement promet des "...pronoiai sur la terre des Romains", pour encourager leur établissement dans l'empire59. Ainsi, capitale ou province, ville ou campagne, les Byzantins ont dès le XIe l'habitude de côtoyer les Turcs, en adversaires bien sûr, mais aussi parfois comme alliés politiques, comme partenaires commerciaux ou comme voisins ruraux, et quel que soit le jugement de valeur que l'on porte sur eux (et il est loin d'être uniformément défavorable : même les nomades redoutés sont reconnus par les sources grecques comme ayant à l'occasion des sentiments de sympathie envers leurs voisins chrétiens60) on est accoutumé à la présence turque à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières de l'empire.
Connaissance byzantine des chose turques Cette omniprésence turque crée, chez les Byzantins, une certaine familiarité de la langue, des usages et de la religion de leurs voisins-adversaires ; de cette manière, les Turcs ne sont plus tout-à-fait des inconnus ; ils le sont même plutôt moins que les chrétiens d'occident qui déferlent sur Byzance à la même époque61. Un lettré comme Jean Tzétzès revendiquant dans un de ses écrits, un certain cosmopolitisme, prétend avoir des notions des langues importantes de son temps ; avant le latin ou l'arabe, il affirme pouvoir s'adresser en langue turque aux Coumans comme aux Turcs seldjoukides : pour saluer les premiers, il associe la formule islamique habituelle au titre couman d'Altu beg : "ZaXafiaXéic aXrvyen (sic !)62. Quant aux Turcs, il utilise pour s'adresser à eux
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Ibid. 26-27. Théodore II Lascaris, dans l'Eloge de son père, écrit : "En enlevant le Scythe (Couman) des contrées occidentales, tu as fait de sa race en orient un peuple de serviteurs et en l'installant à la place des fils de Perses (les Turcs), tu as arrêté leur incessante poussée vers l'occident", cit. par Ostrogorsky, Histoire de l'Etat byzantin, 466, nt. 3. 60 Nicétas Choniate, Bonn, 523, et Odon de Deuil, cit. par Cahen-Pré-ott, 115-116. 61 Les moeurs des Francs décrites par Anne Comnène lui paraissent au moins aussi curieuses et inquiétantes que celles des Turcs ; elle parle de "...leur caractère instable et versatile, ainsi que tout ce qui est propre au tempérament celte avec ses conséquences (...). Ils ont toujours la bouche ouverte devant les richesses et à la première occasion, on les voit enfreindre les traités sans scrupules", II, 207. Cf. aussi l'anecdote sur les mœurs batailleuses des croisés, avec les étrangers comme entre eux : "A un carrefour du pays où je suis né, dit un Franc à Alexis, il y a un sanctuaire élevé de longue date où quiconque désire livrer un combat singulier vient se poster dans ce but et là il demande à Dieu son aide tandis qu'il attend sur place l'homme qui osera le défier", 230. Quant au jugement de valeur porté par les Byzantins sur les étrangers, il est quelques fois moins défavorable aux musulmans qu'aux Francs : "Vous avez la croix sur l'épaule, s'écrie à l'adresse des Latins Nicétas Choniate après le sac de Byzance, et vous saccagez les pays chrétiens... Ce n'est pas ainsi que firent les Ismaélites quand ils prirent Jérusalem, mais ils traitèrent les populations avec clémence et humanité", P.G. 139, 953-959 ^Epilogue de sa Théogonie, éd. Bekker, 304-5, cf. Morav. I 343 ; le titre d'Altu ou d'Alti beg, Harmatta, J., Inscriptions runiques turques en Europe orientales, Ankara 1988, 39-41.
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le terme courant de karinda§/karde§, "frère" (xapavréari dans le texte) 5 3 , montrant ainsi qu'il a quelques notions des formulaires en usage chez les peuples turcs. D'une manière générale, les chroniqueurs byzantins connaissent suffisamment de turc pour pouvoir expliquer les notions qui sont utiles à la clarté de leur propos : Nicétas sait que le mot meneur désigne "une lettre du sultan" 64 . Depuis longtemps, on connaît les titres turcs et islamiques ; on sait ce qu'est un calife ou un sultan 65 . Quand on renonce au trait bien byzantin "d'archaïser" les réalités du temps 66 , ou à refuser par purisme d'introduire dans un texte qui se veut "attique" des mots réputés barbares et mal sonnants 6 7 , on sait bien que ce que l'on s'obstine à nommer un "satrape perse ou achéménide", est en fait un émir t u r c 6 8 . O n c o n n a î t l e çavu§,
l e ahi, l e s titres d e hoca,
çelebi,
daniçmend,
mevlânâ
etc... 6 9 A partir du XIII e et jusqu'à la fin de Byzance, la connaissance du turc se fera plus solide : un Pachymère, par exemple, émaille son récit de termes turcs qui laissent penser qu'il a plus qu'un simple vernis de la langue des adversaires 70 , et les savants ont parfois tort de ne pas prendre au pied de la lettre les explications que l'historien des Paléologue donne de mots turcs qu'il utilise : ainsi, lorsqu'il précise que le chef turc Mente§e est appelé "aaÀ.dfj.Traucis", ce qui signifie, selon lui, "l'homme fort", point n'est besoin de recourir à des hypothèses compliquées pour expliquer le mot ; il suffit de consulter un
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Théogonie, op. cit. Nicétas Choniate, Bonn, 55 " L e calife, c'est à dire leur grand prêtre", Kinnamos 186 ; ".. .Sultan, ce qui signifie pour eux, roi des rois", Nicéphore Bryennios, dans Morav., II, 286. Déjà au V I F , Théophylacte Simocatta connaissait des titres et des noms géographiques turcs, supra n t 2. 66 L e parti-pris archaïsant des écrivains byzantins n'est probablement pas seulement imputable à un purisme littéraire. C'est peut-être aussi une relative conscience de certaines constantes historiques : appeler les Turcs, "Perses" ou "Achéménides", c'est d'une certaine façon, affirmer la permanence du même danger sur les frontières orientales de l'empire, depuis l'Antiquité, quelque soit l'identité stricte du peuple qui représente ce danger. 67 " M a l g r é ma bonne volonté (...), je suis incapable d'articuler ces sons barbares qui sont imprononçables", Anne Comnène, II, 228. Le turc n'est pourtant pas une langue aussi étrangère à la fille d'Alexis IH qu'elle eut bien l'avouer : Elle reconnaît par exemple que l'on emploie, de son temps, plus volontiers le mot de kule (KOVM) que celui d"'acropole", III, 48. Le fait d'utiliser l'image du lion pour désigner Bohémond juste après avoir mentionné le nom de l'adversaire de ce dernier, le sultan "Lion" (Arslan), n'est put-être pas fortuit, III, 19. 68 Ibid„ II, 110. 69 P . Burguière, R. Mantran, «Quelques vers grecs du XIII e siècle en caractères arabes», Byzantion 22 (1958), 78 ; A Bryer, «Greeks and Turkmens : the Pontic Exception», D.O.P. 29 (1975), 145 ; Morav., II, 298, 343, 346 ; Manuel II, The Letters, 43 ; Actes d'Esphigmenou éd. Lefort, 175. 70 E . Zachariadou, «Observations on some Turcica of Pachymeres», R.E.B. 36 (1978), 261-267. 64
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dictionnaire turc pour se persuader qu'il s'agit bien là de l'adjectif "saglatn", fort, vigoureux, joint au titre de bey/beg11. Les cas de bilinguisme existent au XI e -XII e , surtout dans les zones frontières : Nicétas parle d'un Byzantin complètement bilingue (SiyAcoTros) 72 ; mais ils se multiplient par la suite : au XIV e à côté des gens du peuple en contact fréquent et inévitable avec les Turcs, un certain nombre de notables de la cour ou de province, parleront couramment le turc 7 3 ; au XV e , des historiens comme Kananos, Doukas citeront des phrases en turc, montrant qu'ils manient cette langue avec aisance : "Dede sultan, eri§ ! " ; "gavur ortagi " ; "Allâh tanri, rasûl Mohammed /" etc.. , 7 4 . Quant à la connaissance byzantine des coutumes, usages et croyances turcs, les premiers empereurs Comnène en donnent une bonne illustration : Tout au long de son récit, Anne Comnène démontre que son père Alexis connaît bien les goûts, réactions et caractères de ses interlocuteurs musulmans, connaissance qui lui permet de nouer un écheveau complexe de relations avec les émirs d'AsieMineure 75 . Jean Comnène est au fait des mœurs des nomades anatoliens qu'il doit affronter : "Ces hommes ne pratiquaient pas encore l'agriculture, ils buvaient du lait et mangeaient de la viande" 76 . Il connaît leurs points faibles et sait en tirer un parti stratégique : "Toujours nomades, à la façon des Scythes, et campant sous la tente dans la plaine, ils étaient par là très exposés aux attaques". Du premier coup d'œil, Manuel Comnène est à même d'identifier les tribus turcomanes, d'en nommer les chefs, d'en décrire les habitudes et d'en prévoir les réactions 77 . Le même empereur est capable de mener une longue controverse théologique avec le saint-synode et le patriarche, dans le but de ménager la sensibilité religieuse musulmane, en obtenant que soit adoucie la formule d'abjuration prévue à l'usage des musulmans se convertissant à l'orthodoxie, formule qui se présentait comme un anathème contre" le Dieu de Mahomet". Le Tomos de 1180 explique l'affaire en des termes montrant la conscience qu'a le souverain grec de la vénération du nom de Dieu en islam 7 8 : "Ceux des musulmans qui s'approchaient du divin baptême et qui selon la coutume étaient 71l
Sdhil-beg, Wittek, Das Fürstentum Mentesche, 29-30 ; suivi par Morav., II, 265 ; Alp-beg, Tomaschek, cité par Wittek, loc. cit. ; Salamat-Beg, Zachariadou-Traife, 106 ; cf. notre mise ail point dans Turcica, 25 (1993). Nicétas, Bonn, 249. 73 Cantacuzène, Bonn, II, 405 sqq., 552-556. 74 Doucas, Bonn, 114, 251 ; Kananos, Bonn, Ml. 75 A n n e Comnène, I, 12, II, 70, 71, 166, III, 198 etc... 7 ®Kinnamos, 20. 77 Ibid.,51. 78
°A1-Harawî qui dit avoir rencontré Manuel I e r à Constantinople, garde de l'empereur une impression favorable : "Je conterai, s'il plaît à Dieu (...) toutes les bontés et faveurs qu'eut pour moi le roi Manuel", Guide, 128.
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mis comme cathécumènes en présence de cette malédiction concernant le Dieu de Mahomet, éprouvaient continuellement un malaise à ce sujet : ils avaient scrupule à prononcer ouvertement un anathème contre Dieu par son nom". Ces scrupules, continue le texte, sont peut-être signe d'une mauvaise culture théologique des catéchumènes qui leur fait assimiler le vrai Dieu à l'entité non divine qu'ils vénéraient dans leur ancienne religion, mais une telle attitude ne manifeste pas moins un grand respect de Dieu, et doit pour cette raison être prise en considération, de l'avis même de l'empereur : "Devant ces hésitations, notre empereur saint et théosophe s'est penché sur leur doute et il a estimé que leur révérence à l'égard de Dieu n'est pas absolument indigne de respect. Voulant supprimer l'obstacle où ils butent et l'ambiguïté qui trouble leur âme, (...) sa majesté inspirée par Dieu a jugé qu'il faut enlever du livre des catéchèses l'anathème prononcé contre le Dieu de Mahomet" 79 . Si, d'une manière générale, les Byzantins considèrent la religion musulmane avec mépris, interprétant tout ce qu'ils en savent d'une façon assez constamment péjorative, la connaissance qu'ils ont de l'islam aux XI e et XII e , a tendance à s'enrichir, alliant une utilisation peu originale de la littérature byzantine de controverse plus ancienne, à une connaissance plus directe des musulmans, Turcs en l'occurence, due aux circonstances politiques d'un temps où les musulmans ne sont plus les adversaires lointains qu'ils étaient à l'époque abbasside, mais sont partout présents au cœur même de l'empire. Le grand nom, en matière de controverse islamo-byzantine, est au XI e , celui d'Euthyme Zigabène, qui écrit à la demande d'Alexis Comnène une somme apologétique contre les hérésies, dans laquelle est intégré un chapitre sur l'islam : si l'auteur s'inspire largement de ses prédécesseurs, Jean de Damas, Nicétas de Byzance et autres, il parvient aussi par un esprit de synthèse plus grand, par une sobriété de ton qui sait éviter, par exemple, les plaisanteries parfois inconvenantes dans lesquelles pouvait tomber le Damascène 80 , à imprimer à son ouvrage un ton neuf qui trahit un nouvau climat psychologique face à l'islam, moins agressif, plus pondéré. Comme le fait remarquer A.T. Khoury, on est loin désormais du temps ".. où les luttes aux frontières mettaient de la fièvre dans les esprits des théologiens. Il ne s'agissait plus de composer des œuvres de combat contre l'islam, pour seconder doctrinalement les empereurs dont les armes s'employaient à reconquérir les régions envahies par l'ennemi" 81 . Dans tous les cas, les "spécialistes" de la controverse que sont Zigabène ou, au siècle suivant, Nicétas Choniate 82 , font preuve d'une assez bonne connaissance doctrinale de la religion adverse. 79
J. Darrouzès, «Tomos inédit de 1180 contre Mahomet», R.E.B., 30 (1972), 194-197. "a.T. Khoury, Les théologiens byzantins et l'islam, 236. 81 lbid„ 238. 82 Dans Trésor de la foi orthodoxe, P.G. 140, 105-121.
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La relative familiarité des choses turques et musulmanes, dont on fait montre à Byzance pendant la période comnène, ne doit pas être considérée comme un monopole de l'élite politique et intellectuelle de la capitale, comme pourrait le laisser croire la plupart des exemples choisis jusqu'ici. En réalité, c'est un phénomène beaucoup plus global et qui touche l'ensemble de la société byzantine, le peuple autant que les dirigeants et les provinces tout autant que la capitale, et plus encore en proportion de leur proximité de la frontière. Cet "esprit de frontière" sur lequel Henri Grégoire fit en son temps les recherches que l'on sait, à propos des contacts arabo-byzantins sur les marches 83 , se perpétue et s'amplifie avec l'arrivée des Turcs seldjoukides. Tout-d'abord, la notion de frontière elle-même 84 ne signifie pas une démarcation stricte entre deux territoires rendus ainsi totalement imperméables l'un à l'autre : sur les confins turco-byzantins, il s'agit plutôt de zones-tampon commandées par telle place-forte qui change assez fréquemment de mains, entraînant par voie de conséquence la population de la région qui en dépend à changer elle-même de "protecteur". Pour comprendre le caractère fluctuant de la frontière, il n'est qu'à suivre la destinée à partir du XI e de quelques places frontières comme Sozopolis ou Philadelphie, Antioche du Méandre, Sardes ou Tralles : Sozopolis change plusieurs fois de main, pour tomber finalement au pouvoir d'un Byzantin passé aux Seldjoukides ; même sort pour Philadelphie, à la fois tête de pont de la présence byzantine en Asie-Mineure occidentale et presque sans cesse en rebellion ouverte contre le gouvernement de Constantinople ; Antioche du Méandre, place impériale devant aide et protection aux croisés français de Louis VII, officiellement alliés de Manuel Comnène, non seulement ne leur ouvre pas ses portes mais accueille l'armée turque en déroute comme si elle était une place de sûreté seldjoukide. Plus floue encore est la situation politique de Sardes qui, un temps, se voit divisée entre une garnison turque et un corps de troupe byzantin qui se partagent la place sans trop de difficultés. Quant à Tralles elle passe tellement souvent des uns aux autres que sa population la déserte, et elle n'est pas plus tôt réoccupée et reconstruite par les Byzantins, à grand renfort d'hommes, de matériel et d'argent, qu'elle est aisément investie par un émir turcoman en mal de territoire 85 . Ces fréquents changements d'obédience entraînent une certaine lassitude, un affaiblissement "civique" chez les populations locales qui finissent par opter, M
Ci son recueil d'articles Autour de l'épopée byzantine, Variorum. II est significatif que le terme turc désignant la frontière, stnir, soit emprunté au grec aumpof (Mélikoff-Dáníj., Il, 321), la notion de frontière fixe étant étrangère au monde nomade et pastoral dont sont issus les Turcs. D'autre part, au moyen-âge, la frontière par excellence, que doit violer le Gazi turc des marches occidentales de l'islam, est celle de Byzance. 85 Sozopolis/BurgbluAJluborlu, Cahen-Pré-ott, 373. Philadelphie/Alagehir, «Philadelphie et autres études», B.S., 4 (1984). Antioche du Méandre et les Turcs à l'époque de la deuxième croisade, Odon de Deuil et Guillaume de Tyr, dans Runciman-Cramifev, II, 271. Sardes, C. Foss, Byzantine and Turkish Sardis. Tralles/Güzelhisar, Pachymère-Failler, U, 592-598. Cf. aussi Chonai livrée aux Turcs par un Grec, J. C. Cheynet, dans B.S. 4, 48. 84
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au nom de raisons plus géographiques et économiques que politiques, culturelles et religieuses, pour le protecteur le plus proche, donc le plus efficace ; ou encore on rallie le vainqueur du moment à condition de pouvoir rester chez soi : ce dernier cas est illustré par ces Turcs de Gangra dont nous avons déjà parlé, qui préféraient accepter la domination byzantine plutôt que d'émigrer 86 . De même, après la prise par les Turcs de Labrida en Paphlagonie, un certain nombre d'habitants chrétiens, par attachement pour leur ville, obtinrent du sultan, la permission de rester sur place car, commente Nicétas, "...ils préférèrent à l'exil un misérable esclavage" 87 .
Quant à préférer la protection d'un monarque proche, fût-il d'une autre religion et culture, c'est le choix clairement exprimé par ces groupes byzantins passés depuis un certain temps sous administration seldjoukide, qui refusaient de redevenir sujets du basileus ; étant géographiquement plus près de Konya ("ils peuvent facilement aller à Iconium et en revenir dans la journée" précise le chroniqueur, ils supposent que la reconquête grecque n'aura qu'un temps et préfèrent rester une fois pour toute sujet du sultan de Rûm, plutôt que de subir de trop fréquents changements de tutelle, avec les risques économiques ou physiques que cela représente pour les populations civiles 8 8 . Ainsi, dans des marches aux juridictions instables, l'entente locale entre populations de diverses origines, prime très fréquemment le rattachement juridique à un pouvoir central lointain ou trop souvent changeant. Le statu-quo
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Kinnamos, 24. Dans Lebeau, XX, 283-2»*. L C S Grecs qui vivaient sur les îles du lac Karalis (lac de Bey§ehir) "...ne se rendaient pas au pouvoir de l'empereur, car depuis longtemps mêlés aux Turcs, ils en avaient adopté les coutumes", Kinnamos, 28. Voir aussi l'expédition de Kay-Khusraw I e r dans la région du Méandre : "Il en ramena une foule de prisonniers, mais ce prince homme d'esprit, résolut de s'en faire des sujets fidèles. Après les avoir enregistrés sur un rôle où l'on marquait leur nom, leur pays, s'ils avaient perdu quelqu'un de leurs effets, si on leur avait enlevé leurs fils, leurs filles, leurs femmes, il leur fit rendre tout ce qui leur avait appartenu. Il mit ensemble ceux de chaque famille, de chaque contrée. Il prit grand soin de leur subsistance. Comme c'était l'hiver, il leur fournit de quoi se chauffer, C'était un spectacle digne des temps héroïques, de voir le sultan lui-même, une cognée à la main, leur abattre des arbres, et les Turcs à son exemple, travaillaient pour eux comme pour leurs frères. Arrivé à Philomelion, le sultan assigna à ses prisonniers des terres fertiles, leur distribuant des instruments de labourage et de quoi ensemencer. Il leur déclara que si leur premier maître (Alexis III) se réconciliait avec lui (Kay Khusraw), il les renverrait sans rançon. Sinon, il les maintiendrait pendant cinq ans, exempts de tout impôt. Le terme expiré, il n'exigerait qu'une contribution très supportable qui ne croîtrait jamais. Les frais de perception n'augmenteraient pas comme dans l'empire grec. Après ces généreuses dispositions, il retourna à lkonion. Cette humanité d'un prince barbare qui l'était moins que les empereurs grecs, lui attacha irrévocablement le cœur de ses prisonniers, lesquels se virent plus libres et plus heureux qu'ils l'avaient été sous leur maître naturel. Non seulement ils oublièrent leur terre natale, mais même quantité de Grecs [de l'empire], par villes entières vinrent avec empressement embrasser la qualité des sujets du prince d'Ikonion. En abandonnant l'empire, ils croyaient fuir non pas leur patrie, mais le fardeau multiplié des impôts, la misère, les saisies, la prison, en un mot toute la terreur des exactions fiscales souvent aussi funestes aux sujets que les désastres de la guerre", Nicétas Choniate, dans Lebeau, XX, 306-308, et P.G., Histoire d'Alexis III II, 5 ; Bonn, 655-657. 8 8
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intercommunautaire est une question de survie et l'on voit avec le temps des groupes humains que tout semblait séparer finir par faire assez bon ménage ; des paysans chrétiens et des nomades turcomans qui, après des débuts difficiles, en arrivent à cohabiter, sans trop de heurts 8 9 . Cela peut même aboutir assez rapidement à une osmose culturelle comme dans le cas de ces Byzantins qui ayant choisi la tutelle seldjoukide, apparaissent à leurs anciens compatriotes comme devenus presque semblables à leurs maîtres turcs, quant à la manière de vivre ; "Depuis longtemps mêlés aux Turcs, dit Kinnamos, ils en avaient adopté les coutumes", mais non la religion 90 . A l'inverse, certains clans turcomans—le fait est rare mais symptomatique, dans certains cas, de la densité des échanges— adoptent le christianisme, comme tel clan yahyah d'Anatolie centrale 91 . De telles "bivalences" culturelles peuvent engendrer la même attitude dans le domaine politique. Autrement dit, on ne fait aucune difficulté à l'occasion, à se réclamer de deux souverainetés concurrentes : dans le sultanat de Rûm, des notables de cour aux plus modestes scribes, les chrétiens, même après deux siècles d'occupation turque, continueront à se considérer comme des sujets byzantins, sans pour autant se départir de leur fidélité au sultan seldjoukide : ainsi une allégeance sans détour envers le souverain turc est-t-elle affirmée en marge d'un tétraévangile écrit à Kayseri au début du XIII e siècle : "Le présent tétraévangile a été écrit à Césarée par le protonotaire Jean Mélitèniotès, durant le règne glorieux du saint, du très illustre sultan Kaikoupadès, le fils du sultan Giathatinès Kaichosroès" 92 . On remarquera le qualificatif de "saint", inattendu sous le plume d'un clerc byzantin parlant d'un monarque musulman. La conscience d'un double rattachement politique apparaît en des inscriptions curieusement composites : une fresque d'église rupestre en Cappadoce, représentant un "émir Basile" vêtu en courtisan seldjoukide avec turban et caftan, associe dans la même dédicace "le très haut et très noble grand sultan" de Konya et le basileus de Constantinople. Même double allégeance dans l'église conventuelle du monastère Saint-Chariton, restaurée "...sous le patriarcat de kyr Grégoire et sous le règne du très pieux empereur et autocrate des Romains kyr Andronic, dans les jours où régnait notre maître, le très noble et grand sultan, Mas'ûd fils de Kay-Kâûs" 93 . L'affaiblissement du pouvoir central encourage non seulement une prise de conscience populaire d'une certaine identité régionale culturellement mixte, mais 89
Supra, nt. 60. Supra, nt. 88. Reldiceanu-Oé"/« villes, 35 nt. 1. Cf. aussi le chrétien de Kayseri de la tribu turque des Karakeçeli, Barkan, R.F.S.E.I. (1949-50), 76 nt. 7. '^Savvidès, Byzantium in the Near East, 125. Q -i ' N. et M. Thierry, Nouvelles églises rupestres de Cappadoce, 202-204 ; F. W. HasluckChristianity, 381. 90
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il favorise aussi une tendance centrifuge toujours prête à profiter de circonstances troublées pour se manifester sous forme de révolte et de sécession, parmi les cadres politiques et militaires, princes apanagés, gouverneurs de province ou généraux ambitieux. Dans les remous dynastiques qui secouent les régimes commène et seldjoukide à la fin du XII e siècle, chefs militaires et princes en rébellion profitent de la baisse d'autorité gouvernementale pour se tailler des domaines indépendants, revendiquant à l'occasion la succession des détenteurs légitimes du trône. Les phénomènes sont rigoureusement symétriques à Byzance et à Konya. Côté grec, la querelle entre les successeurs de Manuel 1 er Comnène, entraîne une grave crise dont profite l'armée de la quatrième croisade pour s'emparer de la ville impériale, tandis qu'à Konya, l'héritage de Kiliç Arslan II est disputé entre ses dix fils, pendant que gronde une révolte turcomane et que les croisés allemands de Frédéric Barberousse se taillent un chemin à travers l'Asie-Mineure, prenant au passage la capitale seldjoukide 94 . Dans les deux cas, les révoltes contre le gouvernement central d'un de deux États anatoliens, vont s'appuyer sur l'autre État qui prête troupes et subsides aux rebelles ou leur accorde accueil, refuge et même reclassement en cas d'échec. Il est intéressant de constater que Turcs comme Byzantins cherchent tout naturellement appui sur place en Romanie/Rûm, et non chez leurs coreligionnaires respectifs, Arabes, Slaves ou autres. Cl. Cahen souligne justement ce point capital pour notre propos : "C'est un fait qui peut paraître difficile à croire à qui raisonne dans l'esprit de l'histoire ultérieure mais c'est un fait que les relations entre Grecs et Turcs ont été pendant plusieurs générations, en dépit de leurs conflits, plus étroites peut-être qu'entre les uns ou les autres peuples de leurs propres coreligonnaires. Nous avons vu bien des rebelles grecs chercher appui auprès des Turcs, et je ne crois pas que l'histoire byzantine en puisse mettre en face autant qui l'aient fait auprès des Slaves, par exemple, pourtant aussi voisins et forts. De l'autre côté, il est plus remarquable encore que les princes turcs d'Asie-Mineure réduits à fuir à l'étranger le fassent très rarement chez les musulmans de Syrie, de Mésopotamie voire d'Iran, leurs princes fussentils des Turcs, et le font au contraire de façon normale et courante chez les Byzantins (...). Musulmans ils sont, certes, mais en un certain sens intégrés plus ou moins consciemment à l'entité qui s'appelle Rûm (...) ils en font partie et s'y sentent chez eux, plus que dans le Dâr al-Islâm traditionnel, même quand ils sont chez les infidèles"95.
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J . C. Cheynet, «Philadelphie, un quart de siècle de dissidence, 1182-1206», B.S. (1984), 39- 54 ; idem, Pouvoir et contestations à Byzance. C. Cahen-Pré-ott., 55 sqq. 95 Ibid 170-171.
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La familiarité gréco-turque créée par la proximité géographique et les multiples occasions de contacts micrasiatiques depuis le XI e siècle, finissent par engendrer des cadres politiques et militaires presque "interchangeables" : parfaitement au fait des affaires des deux États byzantin et seldjoukide, ces cadres peuvent souvent intervenir avec un égal succès, selon leurs intérêts personnels et en fonction du contexte politique, dans la vie intérieure de l'un ou l'autre État et y jouer un rôle. L'intégration à l'État rival des cadres en rupture avec leur pays d'origine peut être soit temporaire soit définitive ; elle peut s'accompagner ou non d'une conversion à la religion du pays d'accueil ; elle peut être une simple alliance politique ou une véritable mutation culturelle. Mais dans tous les cas, la présence et les activités d'une élite originaire du monde adverse, à l'intérieur même de la société et des rouages de l'État, joue dans le sens d'une meilleure connaissance de la société rivale et d'une accentuation des échanges turco-byzantins. Le transfuge, l'allié d'un temps, le mercenaire ou l'apostat, tiennent, qu'ils le veuillent ou non, un rôle de pont entre les deux mondes. Ce rôle d'intermédiaire est parfois une fonction spécifique d'interprète ou d'ambassadeur : c'est un Grec au service de Kiliç Arslan II qui vient proposer la paix à Manuel Comnène au lendemain de la bataille de Myrioképhalon, comme des Turcs au service de Byzance sont envoyés comme légats auprès de leurs congénères à cause de leur communauté de langue 96 .
B) Les Byzantins en pays de Rûm
Présence byzantine à Konya Dans le contexte ouvert que nous venons d'évoquer, il n'y a rien d'étonnant à ce que, à la présence turque en territoire byzantin corresponde une présence significative de Byzantins dans le sultanat de Rûm où, à la cour comme en province, dans l'armée comme dans l'administration, bien des postes importants sont occupés par des sujets de l'empereur, d'importation plus ou moint récente. L'exemple vient d'ailleurs de haut puisque des membres de la famille impériale elle-même passent à l'occasion en territoire seldjoukide : le propre frère de Jean II Comnène, Isaac, qui cherchait à s'emparer du trône, s'enfuit un temps chez les Turcs ; le fils d'Isaac, Jean, fait plus : il déserte en pleine guerre l'armée byzantine pour un prétexte futile 9 7 , se réfugie à Konya, devient musulman et épouse une fille du sultan 9 8 . Entre autres pérégrinations, le futur empereur 96
Ibid, 45-46. Zachariadou, R.E.B. 36 (1978), 262. N i c é t a s Choniate, Bonn, 42-43, 48-49 : l'empereur avait obligé son neveu Jean à donner son cheval à un Latin. QQ Manuel I er rencontrera l'épouse seldjoukide de son cousin lorsqu'il assiégera Konya, ibid. 72. 97
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Andronic 1 er , brouillé avec la cour de Byzance, harcèle la frontière grecque depuis une forteresse que lui a fieffée l'émir turc de Chaldia : "De là, raconte Kinnamos, il fit maintes expéditions en terre romaine et captura un grand nombre de prisonniers que le misérable livra comme butin aux Perses, ce qui lui valut de voir prononcer contre lui l'anathème" 99 . Même chez les Turcomans, pourtant redoutés, on trouve des aristocrates byzantins comme Théodore Ange qui, fuyant les persécutions du même Andronic 1 e r devenu empereur, se réfugie parmi les nomades qui l'accueillent bien. Nicéphore et Théodore Vatatzès qui, eux aussi, fuient le régime d'Andronic, affirment préférer l'exil chez les Turcs à la tyrannie de l'empereur 100 . Beaucoup de ces transfuges convertis ou non, font carrière, comme l'ancien gouverneur grec de Kalonoros/Alâya, devenu gouverneur de la place seldjoukide d'Ak§ehir, ou comme le conseiller de Kiliç Arslan II, Ihtiyâr al-dîn Hasan bin Gavrâs, de la célèbre famille de Trébizonde, les Gavras (FafipSs), dont plusieurs membres se mirent au service des sultans de Konya, en embrassant ou non l'islam : on en connaît cinq qui eurent des positions en vue à la cour seldjoukide entre 1146 et 1236. Le chancelier que Kiliç Arslan II envoie à Constantinople pour négocier la paix avec Manuel Comnène est un chrétien nommé Christophe 101 . La carrière byzantino-turque de Manuel Maurozomès est exemplaire : bien connu des annales seldjoukides, où il est appelé "Mafruzum, le tekfur franc", comme des chroniques byzantines qui lui reprochent ses accointances turques 102 , membre de l'aristocratie militaire byzantine, proche de l'empereur Manuel Comnène à qui il est probablement apparenté, il recueille chez lui le sultan KayKhusraw qui, après la prise de la ville par les croisés, a fuit Constantinople où, exilé, il résidait 1 0 3 . Le souverain turc se rend tout naturellement chez Maurozomès car ils sont parents ; Kay-Khusraw en effet avait épousé la fille de Maurozomès dès avant 1204. Lorsque le sultan reprend le pouvoir à Konya en 1205, il emmène avec lui son beau-père à qui il donne des troupes pour razzier la région du Méandre. Théodore Lascaris qui a besoin d'être en paix sur son front oriental pour pouvoir s'occuper des Francs de Constantinople, cède au sultan, Laodicée/Denizli et Chonai/Honaz, et Maurozomès en devient le gouverneur
'^Kinnamos, 162. 100 Choniate, Bonn, 374. Vie de Jean Vatatzès, éd. Heisenberg, B.Z. 14 (1905), 205 101 I b n Bîbî-Gençosman, 95-98 ; Cahen-Pré-ott. 74 : Ibn Bîbî appelle le gouverneur de Kalonoros "Kîr Farîd". Sur lkhtiyâr b. Gavras, ibid. 57, 170. Bryer, «A Byzantine Family : the Gabrades», Variorum, III. Cahen, «line famille byzantine au service des Seljuqides d'Asie-Mineure», Variorum, VIII. Sur Christophe, envoyé de Kiliç Arslan II, Runciman-CV«ia