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French Pages 288 [279] Year 2008
PROBLEMES ET CONTROVERSES Directeur : Jean-Fran9ois CouRTINE
RATIONESEX
CINA
LA MICROLOGIE A L' AGEDEL'INDUSTRIEDEL' ARGUMENT
par
Leone GAZZIERO
Ouvrage publie avec le soutien de la Faculte des Lettres de l 'Universite de Geneve
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, ye 2008
Au seuil d’un opuscule qui admet la controverse parmi les données élémentaires de son problème, il convient d’user avec prudence des remerciements, de peur qu’à l’instar de certaines promesses – lesquelles, semble-t-il, n’engagent que ceux qui les reçoivent – ils ne prennent en otage leurs destinataires d’une aventure dans laquelle ils hésiteraient peut-être à s’embarquer. Quelques amis et deux institutions ont cependant plus d’un titre à ma reconnaissance, que je ne saurais taire sans faire preuve d’ingratitude. D’autres sont au-delà des remerciements. Ma famille : ceux de mon sang, ma petite Olu et notre petite Terez. Alain de Libera aussi, que mon zèle de disciple ne tardera pas à accabler des marques d’une filiation intellectuelle légitime peutêtre, sans doute maladroite si ce n’est, à la limite, encombrante. Je commencerai donc par dire toute ma gratitude à Jean-François Courtine à qui cet essai doit d’exister et d’être accueilli dans la collection où il a publié Inventio analogiae, son maître-livre d’archéologie philosophique. Le Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique, relayé depuis quatre ans par l’Université de Genève, m’ont permis de bénéficier de conditions de travail idéales : ces pages n’auraient pas été écrites sans leur soutien ni ailleurs. Je remercie l’hospitalité du Département de philosophie qui a été pour moi une maison d’études plutôt qu’un lieu de travail : M. le Professeur Jean-Claude Pont, en particulier, pour avoir généreusement partagé son bureau avec l’« équipe de Libera » ; Laurent Cesalli, Frédéric Goubier et Joël Lonfat, membres de l’équipe, pour le secours qu’ils m’ont apporté bien avant (et même après) la dernière ligne droite. Chaque fois qu’il m’a été possible de le faire, je me suis tourné vers les oracles de Sten Ebbesen, Philippe Hoffmann, Alessandra Lukinovich et Arnaud Zucker. En plus de leur excellent exemple, ils m’ont donné un nombre considérable de bons conseils. Leurs lumières m’ont été précieuses, même si le profane que je suis n’a pu manquer, à l’occasion, de les comprendre de travers.
8 Puisque l’affaire du philosophe est de lire la plume à la main, les bibliothécaires qui l’assistent dans ses lectures sont au nombre de ses alliés les plus précieux. L’aide que j’ai reçue de Mmes Sylvie Germain Brandt et Claudine Constantin Saby de la bibliothèque de philosophie de la Faculté des lettres, ainsi que de Mme Victoria Espinosa de la bibliothèque de Genève, ancienne BPU, a été sans faille : non seulement elles m’ont accordé beaucoup de leur temps, davantage encore de leur patience, mais ont surtout fait preuve d’une exceptionnelle sagacité pour me permettre de consulter des ouvrages que je désespérais d’avoir sur ma table de travail. Quel que soit le théâtre d’opérations, les ordinateurs sont désormais le nerf de la guerre. Ma reconnaissance va à Patrick Grespan, responsable de la division informatique de la Faculté des Lettres, de même qu’à ses collaborateurs, Richard Clerc et Sylvain Tailamée, qui plus d’une fois m’ont sauvé la mise dans des circonstances que je ne saurais évoquer sans l’émotion des heures dramatiques, auxquelles résonnait dans l’intranet de l’Unige le cri de détresse : « Bastions, nous avons eu un problème ». À mes amis Armanda et Manuel Neto, qui m’ont accueilli sous leur toit et à leur table, je dis ma gratitude et plus que ma gratitude pour le don précieux de leur amitié. Ce livre est dédié à mon père, Carlo, et au père de mon père, Leone, qui l’ont attendu longtemps mais ne le liront jamais. Je l’offre au petit Laszlo, fils de Clara et Philippe Simay, dont j’ai l’honneur d’être le parrain, qui le lira un jour.
LIBER PRIMUS
MICROLOGIA DESTRUENS
pa/nta dh\ tau=ta aÃloga, kaiì ma/xetai kaiì au)ta\ e(autoiÍj kaiì toiÍj eu)lo/goij, kaiì eÃoiken e)n au)toiÍj eiånai o( Simwni¿dou makro\j lo/goj! gi¿gnetai ga\r o( makro\j lo/goj wÐsper o( tw½n dou/lwn oÀtan mhqe\n u(gie\j le/gwsin.
Aristotelis Metaphysica, N, 3, 1091a 5-9.
CAPUT PRIMUM
PROLEGOMENA MICROLOGICA
LE CONSENSUS DES PERPLEXES Parmi les textes du corpus aristotélicien auxquels les interprètes s’accordent à donner un sens obvie et pour lesquels les portes de l’exégèse se sont, pour ainsi dire, fermées, il y a deux passages parallèles des livres A et M des Métaphysiques, où Aristote qualifie alternativement d’a)kribe/steroi (plus rigoureux) et d’a)kribe/statoi (les plus rigoureux) certains arguments visant à démontrer qu’il y a des Idées. Ces raisonnements – c’est du moins l’avis unanime des spécialistes – ne sont pas à confondre avec ceux tirés des sciences (e)k tw½n e)pisthmw½n), de l’unité d’une pluralité (kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n), ainsi que de la pensée de quelque chose de corruptible après sa corruption (kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj tw½n fqartw½n), qu’Aristote évoque immédiatement avant de mentionner les arguments (les) plus rigoureux. Lorsqu’il écrivait, au début du XXe siècle, « ces arguments, clairement désignés par Aristote, n’étaient pas les seuls qu’alléguassent les Platoniciens : ils en développaient d’autres, auxquels Aristote accorde même plus d’exactitude et de précision » 1 , Léon Robin ne prolongeait pas seulement un point de vue qu’Hermann Bonitz, éditeur d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise, exprimait au siècle précédent 2 . Il formulait surtout, dans la forme qui allait devenir canonique, un mythe 1. L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, Paris, Alcan, 1908, p. 19. 2. H. Bonitz, Commentarius in Aristotelis Metaphysica, Bonn, Nachdruck der Ausgabe, 1849, p. 109, ad 990b 15.
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historiographique auquel des générations de traducteurs et d’interprètes ont adhéré. L’interprétariat italien est à coup sûr celui qui s’est rallié le plus massivement à la thèse que les arguments évoqués par Aristote en 990b 15-17 occupent une place à part dans son réquisitoire contre les partisans des Idées. Au début des années soixante, Enrico Berti faisait ainsi grand cas de deux lo/goi, distincts entre eux et plus rigoureux que les autres, qu’il appellera, dans l’introduction à ce qui est devenu depuis La filosofia del “primo” Aristotele, l’argument des relatifs et celui du troisième homme 1 . L’opposition entre arguments « plus précis » et arguments « moins exacts » se retrouve également chez Margherita Isnardi Parente qui comptait le lo/goj kai\ tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj parmi les premiers et le lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n parmi les seconds 2 . Giovanni Reale faisait coïncider, lui aussi, la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn avec l’apparition, dans l’exposé aristotélicien, de nouveaux arguments qu’un supplément de rigueur permettrait de distinguer de ceux qui les précèdent 3 . Cristina Rossitto, au travail avec Enrico Berti sur la traduction Russo du livre A des Métaphysiques, identifie, au début de ce chapitre, quatre classes d’arguments à l’actif de l’existence des Formes séparées, la dernière étant, précisément, celle des arguments plus rigoureux 4 . Loredana Cardullo énumère de son côté cinq classes d’arguments au lieu de quatre (revenant ainsi à la première répartition proposée par Berti 5 ), mais le principe de leur distribution demeure le même : des preuves que l’on tient pour moins rigoureuses précèdent celles qu’Aristote qualifie de plus rigoureuses 6 . Giancarlo 1. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, Firenze, Olschki, 1962, Milano, Vita e Pensiero, 1997, p. 28 ; cf. Aristotele : dalla dialettica alla filosofia prima, Padova, Cedam, 1977, p. 207. 2. M. Isnardi Parente, « Per l’interpretazione della dottrina delle idee nella prima Accademia platonica », Annali dell’Istituto italiano per gli studi storici, 1, 1967-1968, p. 9 et p. 23 ; cf. « La différente tradition du periì ta)gaqou= (De bono) par rapport au De ideis », dans A.L. Pierris (éd.), Aristotle on Plato. The Metaphysical Question, Patras, Institute for Philolophical Research, 2004, p. 35. 3. G. Reale, Aristotele. La Metafisica, Napoli, Loffredo, 1969, Milano, Vita e Pensiero, 1993, III, p. 78, ad 990b 15-17. 4. E. Berti et C. Rossitto, Aristotele. Il primo libro della Metafisica, Bari, Laterza, 1993, p. 125-126, ad 990b 17. 5. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 131. 6. R.L. Cardullo, « Il PERI IDEWN di Aristotele e il Parmenide di Platone, ovvero : da un comune tentativo di “salvare” le Idee verso un inevitabile scontro dottrinale », dans M. Barbanti et F. Romano (éd.), Il Parmenide di Platone e la sua tradizione, Catania, CUECM, 2002, p. 165.
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Movia et Paola Lai, qui préfèrent – chacun à sa façon – dénombrer les objections plutôt que les arguments, distingueront tout aussi nettement les raisonnements qu’Aristote censure en 990b 8-15 de ceux qu’il investit en 990b 15-17 1 . Bien des années auparavant, dans l’étude qui vient en complément de l’édition Harlfinger des fragments du Peri ideôn, Walter Leszl avait explicitement adopté cette répartition : Aristote n’aurait appelé « plus rigoureux » ou « plus exacts » que les deux arguments qu’il présente en derniers 2 . Marcello Zanatta, qui développe des indications tantôt de Berti tantôt de Leszl – en dépit du fait que leurs interprétations se trouvent parfois en désaccord –, ne manquera pas non plus de souligner la scansion entre les arguments qu’Aristote discute dans un premier temps et un nombre non précisé d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn dont il est question à la suite des premiers 3 . Même Mario Mignucci, le plus éminent des aristotélisants péninsulaires, faisait occasionnellement allusion à une version plus rigoureuse de l’argument de l’unité d’une pluralité, contre laquelle Aristote aurait lâché le troisième homme 4 . Le mot de Mignucci a dû faire le tour du monde, puisqu’on le retrouve non seulement sous la plume domestique de Mauro Mariani 5 , mais aussi et surtout sous celle, autrement prolifique en la matière, de Gail Fine, qui l’illustrera dans des travaux dont le mérite principal est de constituer à la fois l’aboutissement rigoureux de cette ligne interprétative et son revirement. Dans ses contributions, un mouvement caractéristique et inéluctable s’entame, par lequel un paradigme de lecture, au moment où il déploie la totalité de ses ressources heuristiques et parvient à son degré ultime d’extension et de cohérence, atteint aussi son point de décrochage et connaît une perte critique de crédibilité. * Le consensus autour des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, en tant que classe d’arguments dont la présence n’excéderait pas les deux lignes des 1. G. Movia, Alessandro di Afrodisia. Commentario alla Metafisica di Aristotele, Milano, Bompiani, 2007, Introduzione, p. XXXV ; P. Lai, sommaire ad 990b 15, p. 155. 2. W. Leszl, Il De ideis di Aristotele e la teoria platonica delle Idee, Firenze, Olschki, 1975, p. 183 (désormais cité Il De ideis). 3. M. Zanatta, « La genesi e il significato dottrinale delle categorie », Aristotele. Le Categorie, Milano, Rizzoli, 1989, p. 112. 4. M. Mignucci, L’argomentazione dimostrativa in Aristotele, Padova, Antenore, 1975, p. 217, ad An. Post., I, 11, 77a 5-9 ; Aristotele. Analitici secondi, Bari, Laterza, 2007, p. 184, ad I, 11, 77a 5-9. 5. M. Mariani, « Aristotele e il “Terzo Uomo” », dans F. Fronterotta et W. Leszl (éd.), Eidos – Idea, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2005.
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Métaphysiques où ils sont appelés par leur nom, est allé de pair avec l’admission, tout aussi unanime, des difficultés auxquelles on se heurte dès lors qu’il s’agit de déterminer leur nature exacte ainsi que les raisons qui auraient amené Aristote à les considérer à part des autres. Ce deuxième consensus n’est que l’envers du décor fixé par le premier. Une fois que l’on a artificiellement dissocié ces arguments de ceux qui viennent d’être compendieusement exposés en A, 9, 990b 11-15 (≈ M, 4, 1079a 7-11) et qui réapparaîtront ponctuellement en 990b 22 - 991a 8 (≈ 1079a 19 - 1079b 2), force est de constater qu’Aristote ne dit pas quels sont au juste ces nouveaux lo/goi, pas plus qu’il n’explique pourquoi il les tient pour plus rigoureux que les autres. Tout ce que l’on peut alors tirer du texte est qu’ils présentent deux nouveaux inconvénients : le fait de produire des Idées d’entités qui sont et se disent relativement à d’autres (pro/j ti), et celui d’entraîner ce qu’Aristote se contente d’évoquer, ici comme ailleurs, sous l’intitulé de troisième homme (tri¿toj aÃnqrwpoj). Léon Robin n’avait pas plus tôt admis l’autonomie des a)kribe/steroi qu’il déplorait déjà l’exiguïté des informations qu’Aristote nous livre à leur sujet : « Par malheur, il ne nous fournit pas la moindre indication sur leur nature et leur principe, et il nous avertit seulement de leurs conséquences » 1 . Gaston Colle, qui reprenait mot pour mot le propos de Robin dans une note à sa traduction du livre A des Métaphysiques 2 , inaugurera ainsi le schéma interprétatif qui sera reproduit ne varietur par la suite. On le retrouve tel quel chez Suzanne Mansion et Gail Fine, qui résument bien les vues standard en constatant, la première, qu’Aristote ne nous indique pas pourquoi il a décoré de l’épithète d’a)kribe/steroi certains lo/goi en particulier 3 , l’autre, qu’il ne nous dit pas grand-chose sur les fondements de cette division entre arguments plus et moins rigoureux 4 . tw½n lo/gwn
Pour des raisons qui méritent de faire l’objet d’une considération à part et qui seront par conséquent étudiées ailleurs, ce paradoxe des 1. L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 19. 2. G. Colle, Aristote. La Métaphysique. Livre premier, Louvain, Publications de l’Institut supérieur de philosophie de l’Université de Louvain, 1912, p. 133, ad 990b 15. 3. S. Mansion, « La critique de la théorie des Idées dans le PERI IDEWN d’Aristote », Revue philosophique de Louvain, 47, 1949, p. 181 ; « Deux écrits de jeunesse d’Aristote sur la doctrine des Idées », Revue philosophique de Louvain, 48, 1950, p. 404. 4. G. Fine, On Ideas. Aristotle’s Criticism of Plato’s Theory of Forms, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 155 (désormais cité On Ideas).
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consensus s’est cristallisé autour de l’accueil, peu favorable, que les interprètes ont réservé à la principale et, pendant longtemps, la seule explication avancée pour rendre compte du caractère plus rigoureux qu’Aristote accorderait à certains des arguments des philosophes des Idées 1 : à savoir, la suggestion que, dans son commentaire aux Métaphysiques, Alexandre d’Aphrodise avançait sur le fondement allégué du traité perdu d’Aristote sur les Idées, qu’il connaissait et citait sous le titre de Peri\ i¹dew½n. Dans une note de son édition des Métaphysiques, William David Ross remarquait, par exemple, qu’il n’y a pas de raison de penser, avec Alexandre, que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se distinguent des autres arguments en ce qu’ils prouveraient l’existence d’un modèle (para//deigma), plutôt que d’un quelque chose de commun en dehors des particuliers (koino/n ti para\ ta\ kaq' eÀkasta) 2 . En dépit de son élargissement des données textuelles du Peri ideôn, par une recension plus généreuse des matériaux recueillis et transmis par Alexandre, Paul Wilpert excluait que les lignes 83.17-22 remontent à Aristote et renchérissait en suggérant que l’on peut légitimement soupçonner qu’elles ne soient pas ou peu conformes à son propos 3 . Suzanne Mansion, se faisant l’écho de perplexités que déjà Harold Cherniss avait formulées à ce sujet 4 , reprochait à Alexandre ou bien d’être à court d’explications sur ce point précis ou bien de demeurer hésitant et superficiel dans sa tentative de rendre compte du statut à part des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn 5 . Ce sont toutefois les vues de Leszl qui illustrent le mieux le sentiment contrasté des interprètes aux prises avec un locus desperatus des Métaphysiques, n’était-ce pour le puissant secours qui leur est offert par le commentaire d’Alexandre. Si le rôle incontournable de ce dernier est universellement reconnu, ceux qui dissocient à sa suite les a)kri1. Il faudra attendre les incursions répétées de Gail Fine dans ce débat pour que la monotonie du paysage exégétique soit profondément et décisivement bouleversée au nom, précisément, d’un retour à Alexandre (« Aristotle and the More Accurate Arguments », dans M. Schofield et M. Craven Nussbaum (éd.), Language and Logos, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 157), si ce n’est à Aristote lui-même (On Ideas, p. 157). 2. W.D. Ross, Aristotle. Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, 1924, vol. I, p. 194, ad 990b 15. 3. P. Wilpert, « Reste verlorener Aristotelesschriften bei Alexander von Aphrodisias », Hermes, 75, 1940, p. 383. 4. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, Baltimore, J. Hopkins Press, 1944, p. 275. 5. S. Mansion, « La critique de la théorie des Idées dans le PERI IDEWN d’Aristote », p. 187-188.
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be/steroi tw½n lo/gwn des arguments à partir des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée de quelque chose après sa corruption, se montrent plutôt réticents à accueillir les indications qu’il leur donne quant aux raisons qui ont bien pu pousser Aristote à importer dans son réquisitoire – pour les congédier aussitôt – une nouvelle classe d’arguments, peut-être deux, non seulement distinctes de celles qui à la fois les précèdent et les suivent dans les rédactions parallèles de A, 9 et M, 4, mais encore plus rigoureuses. Aussi Leszl, pour qui l’existence de tels arguments ne fait pas le moindre doute, trahit une certaine méfiance à l’égard de l’interprétation d’Alexandre, tout en reconnaissant que l’on serait bien en peine de lui opposer une alternative digne de ce nom : « la spiegazione di Alessandro è inadeguata […], tuttavia non è facile offrire una spiegazione migliore di questa [l’explication d’Alexandre est inadéquate (…) ; cela dit, il n’est pas aisé d’en proposer une meilleure] » 1 . Et, en l’occurrence, Leszl n’a pas tort : si on ne se satisfait pas des lumières d’Alexandre d’Aphrodise qui, par son immense talent d’exégète et au vu des sources dont il disposait de première main, était le mieux placé pour venir à bout des difficultés du texte, qui pourrait espérer faire mieux ?
Même si on laisse de côté les curiosités historiques (dont Robin et Cherniss ont fait justice en leur temps) 2 , on conviendra que, depuis quelque deux siècles (le grand siècle de la philologie allemande, dont nous sommes les épigones et les bénéficiaires, ainsi que le siècle d’après, marqué en son déclin par la montée en puissance de la filière historiographique de l’Industrie analytique de l’argument), les savants n’ont pas ménagé leurs efforts et se sont lancés dans toutes sortes de spéculations. Leurs suggestions sont nombreuses et variées, mais elles 1. W. Leszl, Il De ideis, p. 184. 2. L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 19-20, note 16 rejetait les hypothèses de Richard Heinze, Xenocrates. Darstellung der Lehre und Sammlung der Fragmente, Leipzig, Teubner, 1892, p. 55, note 2 (pour qui les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn seraient des arguments avancés par Aristote lui-même ; hypothèse qui retrouvera un peu de son ancienne vigueur sous la plume de Ravi Sharma, qui s’en fait l’avocat dans une note de « What is Aristotle’s “Third Man” Argument against the Forms », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 28, 2005, p. 130), et de Julius Deuschle, « Ueber die Echtheit des platonischen Parmenides », Jahrbuch für Philologie, 1862, p. 687 (pour qui les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn désigneraient les arguments de Platon lui-même par opposition à ceux de ses disciples) ; H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 276, note 184 écartait l’avis de Henry Jackson, « Plato’s Later Theory of Ideas », Journal of Philology, 10, 1882, p. 256, note 2 (pour qui, il ne faisait guère de doute que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn renvoyaient aux dialogues eux-mêmes de Platon, à savoir la République, le Phédon et le Parménide).
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ne nous éclairent point sur la spécificité des arguments en question : ou bien elles ne leur conviennent pas, ou bien elles ne leur conviennent pas plus qu’aux autres arguments, que l’on s’obstine pourtant à considérer comme moins rigoureux et à opposer, à ce titre, aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. On comprend alors que l’on ait préféré botter en touche plutôt qu’aborder le problème de front : « Non credo che sia molto importante insistere su questa questione e voler ad ogni costo trovare qualche motivo per cui Aristotele distingue questi argomenti dai precedenti dal punto di vista della precisione o dell’astrattezza [Je ne crois pas qu’il soit très important d’insister sur cette question et vouloir à tout prix découvrir pourquoi Aristote distingue ces arguments des autres du point de vue de l’exactitude ou de l’abstraction] » 1 . a)lw¯phc limw¯ttousa, ktl. LES HISTOIRES DE CONSENSUS FINISSENT MAL, EN GÉNÉRAL Après avoir brossé le tableau contrasté et pourtant largement consensuel de l’accueil que les spécialistes ont réservé à la thèse de l’existence d’une classe sui generis d’arguments, les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn mentionnés en A, 9, 990b 15-17 (≈ M, 4, 1079a 11-13), que les philosophes des Idées auraient avancés en plus et à côté de ceux qu’ils tiraient des sciences, de l’unité d’une pluralité ainsi que de la pensée de quelque chose de corruptible une fois qu’il a péri, il importe à présent de déterminer si et, éventuellement, dans quelle mesure cette interprétation s’accorde avec les textes dont elle s’autorise et qu’elle est, en retour, appelée à expliquer. Le parti exégétique que l’on prend à son égard dépendra en dernier ressort du crédit que l’on accorde à l’invariant sur lequel repose la famille de lectures qui isolent, sous l’intitulé commun de oi¸ a)kribe/steroi ou, alternativement, de oi¸ a)kribe/statoi tw½n lo/gwn, un ensemble de preuves à part de celles qu’Aristote évoque tant en amont qu’en aval de 990b 15-17 (≈ 1079a 11-13). Puisque l’introduction d’une nouvelle classe d’arguments – plus rigoureux de surcroît – va à l’encontre de la lettre du texte et compromet son intelligence, formulons, pour commencer, quelques-unes des interrogations qui articuleront le protocole de son désaveu micrologique : est-ce que cette option, que la presque totalité des interprètes a embrassée et que certains d’entre eux – tel Leszl ou Fine – ont amenée à un degré inégalable de développement et de fixation, est aussi la seule 1. W. Leszl, Il De ideis, p. 184.
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offerte à l’exégèse de ce passage des Métaphysiques ? Contre l’avis dominant, pour qui le partage entre arguments plus et moins rigoureux coïncide avec les deux lignes où les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn sont appelés par leur nom pour la première (et dernière) fois, une autre scansion ne conviendrait-elle pas mieux à l’architecture de l’exposé aristotélicien ? La présence, en 990b 10-11 (≈ 1079a 6-7), d’une première répartition entre arguments plus et moins démonstratifs, ainsi que l’étroite communication entre, d’une part, les inconvénients qu’Aristote leur associe dans le texte et, d’autre part, l’alternative de l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj et de la production d’Idées de pro/j ti, ne sont-elles pas singulièrement en désaccord avec la répartition traditionnelle, ce qui devrait avoir pour effet de la rendre, sinon caduque, du moins sujette à caution ? L’exposé aristotélicien ne suggère-t-il pas qu’une identification des a)kribe/steroi (a)kribe/statoi) tw½n lo/gwn et des arguments qui les précèdent – mais nous verrons qu’ils les suivent aussi – dans les sections parallèles des livres A et M constitue une lecture plus naturelle, permettant d’articuler ces documents selon une connexion à la fois plus sobre et plus rigoureuse ? Si de telles interrogations sont résolument à contre-courant et, à ce titre, on les sommera de démontrer leur bien-fondé, elles s’inspirent d’une considération, élémentaire, de parcimonie ; elles peuvent, de plus, se faire fort d’au moins un précédent illustre. QEOFILOU KORUDALLEWS UPOMNHMATA EIS TA META TA FUSIKA. Tout incompatibles qu’elles soient avec les vues communément admises, l’identification des preuves à partir des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée des corruptibles avec les arguments plus rigoureux ainsi que la scansion du réquisitoire aristotélicien que cette identification commande se laissent rapprocher de celles que proposait jadis Théophile Corydalée dans un commentaire aux Métaphysiques, longtemps inédit, qui est loin d’avoir trouvé la place qu’il mérite dans ce débat. Selon Scordalos, il convient de distinguer, avec Aristote, les arguments qui pèchent alternativement par la forme (kata\ to\ sxh=ma) ou par la matière (kata\ th\n uÀlhn) : « tou\j lo/gouj a)naskeua/sai kaq' ouÑj oi¸ periì Pla/twna %Óonto ta\j i¹de/aj sunista=n e)piballo/menoj o( filo/sofoj, du/o kat' a)rxa\j ta\ genikw¯tata e)gkaleiÍ tou/toij e)lattw¯mata! e)c e)ni¿wn me\n ga/r fhsin ou)k a)na/gkh gi¿gnesqai sullogismo/n, e)c e)ni¿wn de\ kaiì ou)x wÒn oi¹o/meqa tou/twn eiãdh gi¿gnetai. w¨saneiì eÃlege, tou\j me\n h(marth=sqai kata\ to\ sxh=ma, tou\j de\ kata\ th\n uÀlhn [Noica : Dans sa tentative de ruiner les arguments par lesquels les Platoniciens pensaient établir les Idées, ils leur reproche, pour commencer, deux insuffisances d’ordre général. Certains d’entre eux, dit-il, ne conduisent pas nécessairement à
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un syllogisme, d’autres produisent des Idées de choses qui, de notre avis, n’en ont pas. Comme il l’avait dit, les uns pèchent selon la forme, les autres selon la matière] » (In Met., 69.8-12). Cette répartition, entre arguments formellement et matériellement fautifs, coïncide avec celle qui oppose les arguments plus rigoureux aux autres : « a(kribesta/touj tw½n lo/gwn o)noma/zei tuxo\n tou\j kata\ mo/nhn th\n uÀlhn a(marta/nontaj, tou\j ga\r mhdo/lwj sumperai¿nonta w¨j panta/pasin a)xrei¿ouj paraloipwÜj
[Noica : Parmi les raisonnements il appelle plus exacts ceux qui ne pêchent que par la matière, car ceux qui ne sont aucunement concluants il semble les laisser de côté, comme étant complètement inutilisables] » (71.17-19).
fai¿netai
RATIONES NON SUNT MULTIPLICANDAE PRAETER NECESSITATEM. En dépit de l’indiscutable succès d’estime qui les entoure par ailleurs, aussi longtemps que l’on n’aura pas déterminé en quoi consiste une propriété, il est fort peu judicieux de poser, sur la base de sa possession – fût-elle sur un mode éminent –, l’existence d’une nouvelle classe de raisonnements à côté de ceux qui existent déjà et ne se distinguent des autres que par le fait de ne pas posséder ou de posséder à un degré moindre cette même propriété. D’où le scrupule à multiplier les arguments, alors même qu’il y a d’excellentes raisons de penser que leur prolifération est tout sauf nécessaire et que les considérations traditionnellement alléguées pour démarquer les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn des autres ne résistent pas à une série de tests localisés et internes. Il appartient à une exégèse dont la nature est essentiellement archéologique de déterminer le rôle imparti aux a)kribe/steroi (a)kribe/statoi) tw½n lo/gwn, tout comme il lui revient de définir la nature des objections qui leur sont adressées. Il ne suffit pas pour cela d’extraire les uns et les autres des documents où ils sont convoqués, il faut au contraire étudier ces textes sans autre souci que celui de respecter leur lettre et leur intelligibilité singulière afin de restituer la figure propre à leur circulation, laquelle peut aussi bien présenter les contours réguliers et rassurants de la continuité d’inspiration entre une parole d’auteur et ses prolongements interprétatifs que s’inscrire, au contraire, dans les interstices et les intermittences où se rompt le fil de la conscience philosophique et se déploie ce qu’Alain de Libera nous a appris à regarder
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comme la dynamique des énoncés eux-mêmes 1 . Il importe donc, dans un premier temps, de fixer l’articulation générale du réquisitoire dont la finalité est de prendre les lo/goi, qu’Aristote appelle tantôt a)kribe/steroi, tantôt a)kribe/statoi, au piège de l’alternative qui consiste ou bien à poser des Idées pour des entités qui sont et se disent relativement à un autre (pro/j ti), ou bien à impliquer le troisième homme. Ce travail de démarcation exégétique effectué, on pourra procéder à un calibrage micrologique de l’apparat des lectures solidaires de la thèse d’une existence séparée des arguments (les) plus rigoureux, coincés entre leur mention en 990b 15 (≈ 1079a 11) et le rappel des inconvénients qui leur sont imputés en 990b 16-17 (≈ 1079a 12-13). On discutera ensuite des fondements de l’option exégétique opposée, qui fait l’économie de cette thèse. * SACRA PAGINA. Les textes où figure la mention des arguments (les) plus rigoureux présentent une particularité bien connue : ils sont, à quelques variations mineures près, la réduplication d’un même exposé, que l’on peut lire une première fois dans le chapitre 9 du livre A des Métaphysiques, à la page 990b 8-17, une deuxième dans le chapitre 4 du livre M, à la page 1079a 4-13. Les sections qui nous intéressent au tout premier chef et que nous reportons d’après la concorde des éditions Ross et Jaeger 2 sont – en bonne approximation – superposables et, compte tenu de la solidarité de leurs préoccupations, d’ordre essentiellement doxographique 3 , se laissent considérer d’un seul tenant. Ensemble, elles 1. A. de Libera, « Les actions appartiennent aux sujets. Petite archéologie d’un principe leibnizien », dans S. Caroti, R. Imbach, Z. Kaluza, G. Stabile et L. Sturlese (éd.), Ad Ingenii Acuitionem, Louvain, Brepols, 2007, p. 218. 2. Signalons qu’en 990b 13 nous avons retenu l’accentuation proposée par Ross (e)pisth=mai ei¹si¿) plutôt que celle de l’édition Jaeger (e)pisth=mai¿ ei¹si). 3. Dans le livre A, le réquisitoire contre les partisans des Idées vient achever une récapitulation des philosophies antérieures dont le fil conducteur a été la discussion des précurseurs de la doctrine aristotélicienne de la causalité (doctrine exposée, selon A, 3, 983a 33 - 983b 1, de façon satisfaisante dans les Physiques) en vue de son élargissement ou de sa confirmation (983b 5-6), récapitulation qu’Aristote avait amorcée en A, 3-5 pour les philosophes préplatoniciens, poursuivie en A, 6 pour Platon, infléchie dans le sens d’une critique des premiers, en A, 8, de celui-ci et de ceux qui font cause commune avec lui en A, 9. Dans le livre M, ce même réquisitoire constitue, selon l’indication explicite en M, 1, 1076a 26-28, une digression ou une incise consacrée à l’origine de la doctrine des Idées du point de vue de sa filiation historique. Comme il est dit en M, 4, 1078b 9-12, les questions relatives à la nature des objets mathématiques laissent momentanément la place à une enquête visant plutôt à déterminer la physionomie de la doctrine des Idées telle qu’elle était professée par ses premiers partisans.
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constituent la séquence d’écriture dont la lecture cursive nous fournira la matière d’une mise à l’épreuve micrologique des interprétations courantes de la nature et fonction des arguments qu’Aristote désigne tantôt comme oi¸ a)kribe/steroi, tantôt comme oi¸ a)kribe/statoi tw½n lo/gwn. eÃti de\ [1] kaq' ouÁj tro/pouj [9] dei¿knumen [2] oÀti eÃsti ta\ eiãdh, kat' ou)qe/na fai¿netai tou/twn! [10] e)c e)ni¿wn me\n ga\r ou)k a)na/gkh gi¿gnesqai sullogismo/n, e)c e)ni¿wn [11] de\ kaiì ou)x wÒn oi¹o/meqa [3] tou/twn eiãdh gi¿gnetai. kata/ te ga\r [12] tou\j lo/gouj tou\j e)k tw½n e)pisthmw½n eiãdh eÃstai [4] pa/ntwn oÀswn [13] e)pisth=mai ei¹si¿, kaiì kata\ to\ eÁn e)piì pollw½n kaiì tw½n a)pofa/sewn, [14] kata\ de\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj tw½n fqartw½n! fa/ntasma [15] ga/r ti tou/twn eÃstin. eÃti de\ oi¸ a)kribe/steroi [5] tw½n lo/gwn [16] oi¸ me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà famen [6] eiånai kaq' [17] au(to\ ge/noj, oi¸ de\ to\n tri¿ton aÃnqrwpon le/gousin.
eÃti [1] kaq' ouÁj tro/pouj [5] dei¿knutai [2] oÀti eÃsti ta\ eiãdh, kat' ou)qe/na fai¿netai tou/twn! [6] e)c e)ni¿wn me\n ga\r ou)k a)na/gkh gi¿gnesqai sullogismo/n, e)c [7] e)ni¿wn de\ kaiì ou)x wÒn oiãontai [3] tou/twn eiãdh gi¿gnetai. kata/ te [8] ga\r tou\j lo/gouj tou\j e)k tw½n e)pisthmw½n eÃstai eiãdh [4] pa/ntwn [9] oÀswn e)pisth=mai ei¹si¿n, kaiì kata\ to\ eÁn e)piì pollw½n kaiì tw½n [10] a)pofa/sewn, kata\ de\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj tw½n fqartw½n! [11] fa/ntasma ga/r ti tou/twn eÃstin. eÃti de\ oi¸ a)kribe/statoi [5] tw½n [12] lo/gwn oi¸ me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà fasin [6] [13] eiånai kaq' au(to\ ge/noj, oi¸ de\ to\n tri¿ton aÃnqrwpon le/gousin.
Une collation des deux documents, confortée par les indications fournies par Ross et Jaeger dans l’apparat de leurs éditions respectives, confirme que la rédaction du livre M ne diffère que ponctuellement de celle du livre A et que ces différences n’intéressent que des points de détail : [1]. Le de/ en 990b 8 – absent de Ab (Laurentianus gr. 87.12), alors qu’on le lit dans manuscrit E (Parisinus gr. 1853), dans la traduction de Guillaume de Moerbeke, ainsi que dans le lemme correspondant chez Asclépius –, ne figure pas en 1079a 4. [2]. En 1079a 5 dei¿knutai remplace le dei¿knumen en 990b 9. [3]. En 1079a 7 on lit oiãontai, qui remplace l’oi¹o/meqa en 990b 11. [4]. L’inversion eÃstai eiãdh de la ligne 1079a 8 au lieu d’eiãdh eÃstai en 990b 12. [5]. Le passage du comparatif a)kribe/steroi, en 990b 15, au superlatif a)kribe/statoi, en 1079a 11. [6]. La disparition du famen de la ligne 990b 16, qui devient le fasin de la ligne 1079a 12. Proposons d’entrée de jeu la traduction dans laquelle se résume la compréhension du texte dont nous allons à la fois défendre la légitimité et répercuter les effets sur d’autres perspectives, plus canoniques. De plus, d’aucune des manières dont nous entreprenons de le prouver ne résulte qu’il y a des Idées. En effet,
De plus, d’aucune des manières dont ils entreprennent de le prouver ne résulte qu’il y a des Idées. En effet,
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dans certains cas, le syllogisme ne s’ensuit pas de façon nécessaire ; dans d’autres cas, en revanche, il s’ensuit des Idées même pour des choses pour lesquelles nous pensons qu’il n’y en a pas : des arguments à partir des sciences, qu’il y a des Idées de tout ce dont il y a des sciences ; de l’unité d’une pluralité même de négations ; et à partir de la pensée de quelque chose après sa corruption d’entités qui ont péri (puisqu’il en existe une certaine image). De plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont nous disons que le genre n’est pas par soi, tantôt dire le troisième homme.
dans certains cas, le syllogisme ne s’ensuit pas de façon nécessaire ; dans d’autres cas, en revanche, il s’ensuit des Idées même pour des choses pour lesquelles ils pensent qu’il n’y en a pas : des arguments à partir des sciences, qu’il y a des Idées de tout ce dont il y a des sciences ; de l’unité d’une pluralité même de négations ; et à partir de la pensée de quelque chose après sa corruption d’entités qui ont péri (puisqu’il en existe une certaine image). De plus, les arguments les plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont ils disent que le genre n’est pas par soi, tantôt dire le troisième homme.
NOTA BENE. Pour ce qui a trait aux arguments (les) plus rigoureux, les deux exposés sont à peu de chose près identiques. Leur équivalence ne demande qu’à être qualifiée sous deux rapports : l’asymétrie lexicale des expressions auxquelles Aristote a recours pour désigner ces arguments, qu’il traite d’a)kribe/steroi dans un cas (990b 15-16), d’a)kribe/statoi dans l’autre (1079a 11-12) ; l’évolution de la forme verbale, qui, d’une rédaction à l’autre, passe à trois reprises de la première à la troisième personne du pluriel. 1. Même si on ne fait pas entrer en ligne de compte une circonstance signalée par les éditeurs, à savoir que la leçon oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn en 990b 15 n’est pas unanimement attestée par la tradition manuscrite 1 , l’asymétrie dans la dénomination des arguments (les) plus rigoureux n’entraîne ni une redistribution de leurs valeurs respectives ni une redéfinition de leurs rapports aux autres arguments. Le parti métho1. Ross et Jaeger font état d’une divergence entre la leçon de Ab, a)kribe/steroi, suivie par Alexandre qui, dans son commentaire, désigne ainsi les lo/goi en question (Ross mentionne l’occurrence en 85.6 à laquelle on peut ajouter 83.18 où cependant il n’est question que de l’un de ces arguments au sujet duquel il est demandé pour quelle raison il convient de le considérer comme tel), et la leçon du manuscrit E, a)kribe/statoi, qu’on peut lire aussi, pour ce que cela vaut du point de vue paléographique, dans le lemme d’Alexandre (82.8) et d’Asclépius (In Met., 75.17).
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dologique le plus sûr face à cette variante est, croyons-nous, de suivre la consigne d’exhaustivité impartie jadis par Paul Veyne en s’inspirant de l’usage des archéologues : à défaut de pouvoir lui attribuer une signification précise et lui assigner un rôle positif dans l’exégèse du texte, contentons-nous de la signaler, dans l’espoir que « tel détail, insignifiant à nos yeux, fournira la clé de la scène à un confrère plus ingénieux » 1 . Et d’ailleurs, non seulement il serait malaisé de déterminer quelle nuance exacte exprime l’alternance entre le comparatif d’a)kribh/j en 990b 15 et son superlatif en 1079a 11, mais encore, serait-on parvenu à la tirer au clair, son impact demeurerait de toute façon très limité sur les résultats et, plus généralement, sur l’orientation d’une étude de l’objet désigné à l’aide des deux expressions. En effet, si tant est qu’elles diffèrent quant à la modalité de leur signification, leur extension ou leur référence est, selon toute vraisemblance, la même ; c’est-à-dire qu’elles désignent, à la nuance intensionnelle près, les mêmes raisonnements : comme plus rigoureux dans un cas, comme les plus rigoureux dans l’autre. Qu’Aristote les qualifie d’une manière ou de l’autre, c’est des mêmes arguments qu’il parle. Ils sont exposés aux mêmes inconvénients dans les deux textes et, à supposer qu’ils ne soient pas les mêmes dans les deux cas (« oi¸ me/n… oi¸ de/… ») et qu’ils ne coïncident pas non plus avec les arguments qui interviennent à la fois en amont et en aval de leur mention, se trouvent, de toute façon, dans les mêmes rapports entre eux et avec les autres lo/goi évoqués dans notre source. Nous tiendrons donc pour équivalentes ces deux manières de les désigner et ferons désormais abstraction de leur différence. En deçà de l’élément d’incertitude, toute relative, qu’introduit le glissement morphologique du comparatif au superlatif, il y a, bien entendu, la question, plus complexe et sans doute plus fondamentale, de déterminer la notion d’a)kri¿beia (rigueur) en fonction de laquelle certains arguments sont qualifiés tantôt d’a)kribe/steroi, tantôt d’a)kribe/statoi. Pour des raisons liées aussi bien à la nature des deux rédactions qu’à celle du commentaire d’Alexandre – raisons que nous aborderons déjà au cours de ce chapitre et plus en détail dans la deuxième partie de ce travail, mais auxquelles, dans une certaine mesure au moins, nous avons déjà fait allusion en constatant la perplexité qui règne parmi les interprètes quant aux raisons exactes de l’utilisation de cette expression –, la question ne nous semble pas susceptible de recevoir une réponse qu’à condition de poser deux problèmes en tout point solidaires : celui de l’identité et de la nature de tels arguments, d’une part, et, d’autre part, celui de leur éventuelle 1. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 53.
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existence comme classe de raisonnements à part des preuves qui à la fois les précèdent et les suivent dans l’exposé d’Aristote. Or, cette discussion doit être reprise à nouveaux frais, dans la mesure où sa position est traditionnellement biaisée par le fait que la doxa interprétative, au lieu d’aborder ces problèmes, a fait de l’un (celui de l’existence à part de tels arguments) la réponse à l’autre (celui de l’identité et de la nature des arguments qu’Aristote qualifie ici d’a)kribe/steroi ou d’a)kribe/statoi). Avant de rappeler quelques-uns des inconvénients de cette solution, abordons, à titre de reconnaissance préliminaire, la question des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn sous son aspect lexical. Notons, pour commencer, que les critères qui interviennent ailleurs dans la définition de l’a)kri¿beia discursive ne s’appliquent pas ici : en effet, tous les raisonnements qu’Aristote examine portent sur les mêmes objets (les Formes séparées) et relèvent du même registre argumentatif (la preuve de leur existence au moyen de syllogismes 1 ). Si bien que – sous ces deux rapports précisément – ils partagent les mêmes contraintes de rigueur disciplinaire et discursive 2 . S’il convient de considérer certains de ces raisonnements comme a)kribe/steroi ou comme a)kribe/statoi (par rapport à d’autres : tw½n lo/gw½n) c’est donc plutôt en termes de variation dans leur force ou
1. La perspective qui commande notre lecture est celle d’une homogénéité de l’argumentaire visé, que suggère la commune structure déductive des voies (oi¸ tro/poi) par lesquelles il est argué qu’il y a des Idées. Quelle que soit la nature des tares qui leur sont associées par ailleurs, c’est bien à des syllogismes que l’on a affaire, comme il ressort clairement de la première répartition de ces voies, qu’on peut lire en 990b 10-11 (≈ 1079a 6-7), répartition qui insiste sur le caractère déductif aussi bien des unes (celles qui ne parviennent pas à prouver qu’il y a des Idées) que des autres (celles qui se trouvent prouver plus d’Idées que leurs partisans veulent en admettre). Ce point de vue n’est autre que celui d’Alexandre qui, dans son commentaire, non seulement se sert d’expressions clairement issues du lexique de la déduction (e.g. le sullogi¿zetai qui revient en 81.8 et 82.6) pour discuter les arguments en question, mais explique aussi, en fonction justement d’une insuffisance dans l’ordre des inférences, le fait qu’Aristote aurait passé sous silence la première classe d’arguments qu’il distingue dans ce texte des Métaphysiques, alors qu’il discute l’autre, à commencer par l’argument tiré des sciences. 2. Puisqu’il s’agit, dans tous les cas, de raisonnements déductifs opérant sur des entités de même nature, leur gradient de rigueur ne reflètera ni le clivage entre pragmateiÍai scientifiques et non scientifiques ni le clivage des pragmateiÍai scientifiques entre elles. Aristote fait intervenir les deux ailleurs, en reconnaissant qu’il serait tout aussi incongru de demander à un rhéteur d’avoir recours à des démonstrations que d’accepter de la part d’un mathématicien qu’il s’en tienne à des raisonnements simplement plausibles (cf. Eth. Nic., I, 3, 1094b 23-27), en affirmant également que l’a)kribologi¿a (rigueur) des mathématiques n’est pas à rechercher par la physique, étant donné que les deux diffèrent sous le rapport de l’ontologie régionale qui définit leurs domaines respectifs (cf. Met., a, 3, 995a 14-17 ; cf. aussi M, 3, 1078a 9-13).
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dans leur portée démonstrative 1 . Puisqu’ils ne peuvent pas l’emporter sur les autres en raison de la supériorité de leur objet, de la discipline dont ils relèvent ou du registre de l’argumentation qu’ils adoptent, le supplément d’a)kri¿beia qu’Aristote leur prête consistera dans une meilleure tenue démonstrative, à savoir dans la validité au moins partielle des conclusions auxquelles ils aboutissent ou, plus précisément, de la validité de certaines au moins des conclusions auxquelles ils aboutissent : nous verrons lesquelles et la place qu’elles tiennent dans la discussion des arguments chargés de démontrer qu’il y a des Idées. 2. Bien que l’usage différencié des formes verbales (le passage de la première à la troisième personne du pluriel) ne soit pas une découverte de notre temps 2 , c’est surtout à la suite de l’Aristoteles de Werner 1. Le rapprochement d’a)kribe/steron et de malakw¯teron (plus lâche), qu’on peut lire en Met., K, 7, 1064a 6-7, où il figure dans l’expression « deiknu/nai malakw¯teron hÄ a)kribe/steron [montrer sans beaucoup de vigueur ou de façon plus exacte] », ainsi qu’en Rhet., II, 22, 1396a 34 - 1396b 1, où il est question de « e)a/n te a)kribe/steron e)a/n te malakw¯teron sullogi¿zesqai [raisonner ou bien de façon plus stricte ou bien de façon plus lâche] », notamment par sa symétrie avec l’alternative « a)podeiknu/nai hÄ a)nagkaio/teron hÄ malakw¯teron [démontrer de façon plus ou moins nécessitante] » (Met., E, 1, 1025b 13), pourrait confirmer le lien entre l’a)kri¿beia de certains des lo/goi des platoniciens et leur caractère plus contraignant, voire apodictique tout court. En revanche, le rapprochement d’a)kribe/steron et de logikw¯teron (plus général, plus abstrait, plus discursif) en M, 5, 1080a 10 ne nous paraît pas ici d’un grand secours, puisqu’il n’est pas sûr du tout que les lo/goi qu’à cet endroit Aristote qualifie en ces termes soient les arguments avancés par ses adversaires plutôt que des objections à leur encontre. Par un étrange retour de manivelle exégétique, de telles objections aussi ont été soupçonnées de ne pas exister – Syrianus, par exemple, est particulièrement expéditif à leur égard, qui reproche à Aristote de trafiquer ses arguments en les présentant chaque fois dans des formats différents (cf. In Met., 120.33 - 121.7). Or, quoiqu’il en soit, contrairement à ce que croyait L. Lugarini, l’a)kri¿beia n’est pas une propriété transitive et il paraît assez difficile d’admettre, comme il le fait, que les arguments qu’Aristote traite dans notre texte d’a)kribe/steroi méritent cette épithète de ce qu’ils s’exposent à des objections plus rigoureuses : « tale espressione non poteva figurare nel De ideis, ma deve costituire una precisazione di Met., A, 9. Se così è, potremmo anche interpretare che Aristotele voglia definire “più rigorosi” i logoi platonici non tanto considerati in sé, quanto per il fatto che gli offrono lo spunto per una critica più radicale delle idee : quella appunto che, preparata attraverso l’esame dell’argomento dei relativi, ha nome “terzo uomo” [cette expression ne pouvait pas figurer dans le De ideis, mais doit être une précision de Met., A, 9. Si tel est le cas, elle pourrait traduire la volonté d’Aristote de définir comme “plus rigoureux” les arguments platoniciens moins considérés en eux-mêmes qu’en ce qu’ils lui offraient l’occasion d’avancer une critique plus radicale des Idées : celle, précisément, qui, préparée par l’examen de l’argument des relatifs, porte le nom de troisième homme] » (« L’argomento del “terzo uomo” e la critica di Aristotele a Platone », Acme, 7, 1954, p. 21, note 31). 2. E. Zeller ne voyait dans ce recours à la première personne du pluriel qu’une « figura communicationis » (E. Zeller, Platonische Studien, Tübingen, C. F. Osiander, 1839, p. 232) ; Bonitz, qui attirait l’attention sur cette particularité morphologique de
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Jaeger 1 , que l’on a discuté de l’éventuelle solution de continuité génétique dont ce phénomène serait symptomatique. Une deuxième précision liminaire pourrait donc s’avérer ici de quelque utilité : étant donné que l’utilisation des formes verbales est irrégulière au sein du livre Alpha 2 , et que cette particularité grammaticale n’est pas non plus absente d’autres livres des Métaphysiques 3 , parmi lesquels le livre M lui-même (cf. le qh/somen – nous admettons – en 4, 1079b 4, qui figure dans un passage auquel, comme l’a remarqué Pierluigi Donini 4 , contrairement au texte qui le précède et le suit immédiatement, aucune section ne fait pendant dans le livre A), quelles peuvent bien être la signification et la portée exactes qu’il faut attribuer à ce fait de style ? Supposons – ammesso e non concesso – qu’il faille traduire sur le plan du contenu l’alternance entre la première et à la troisième personne du pluriel, ce phénomène ne serait-il pas l’indice d’un équilibre statique davantage que dynamique ou, à la limite, d’une fixation précoce du point de vue aristotélicien (comme l’ont fait valoir, justement contre Jaeger, Giovanni Reale et Bertrand Dumoulin 5 ), plutôt qu’un symptôme de son évenl’exposé d’A, 9, écrivait à son sujet : « Quod dicit dei¿knumen, se ipsum Platonicis adnumerat, cf. 990b 11, 23. 992a 11, 25. 989b 18. B 2, 997b 3. 6, 1002b 14. Eth. N. I 4, 1096a 15 [S’il emploie dei¿knumen, c’est qu’il se compte lui-même parmi les platoniciens, etc.] » (H. Bonitz, Commentarius in Aristotelis Metaphysica, p. 109, ad 990b 8). L. Robin dresse un bilan pré-jaegerien de ces discussions dans la note 89 de La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 82-83. 1. W. Jaeger, Aristoteles : Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, Weidmann, 1923, p. 175-199, en particulier p. 180-181. Quelque quarante ans plus tard, Jaeger confirmera ses vues sur l’utilisation de la première personne du pluriel dans « We say in the Phaedo », sa contribution à la section anglaise de S. Liebermann (éd.), Harry Austryn Wolfson Jubilee Volume, Jerusalem, American Academy for Jewish Research, 1965, I, p. 412-416. 2. Ce qu’un lecteur aussi attentif que Harold Cherniss ne manquait pas de remarquer : « Even in chap. 9 itself the first person plural is not consistently used in referring to Platonists ; the third person plural is used in the opening objection (990a 34 - 990b 8) ; the first person plural is then used in 990b 8-17 and again occurs at 990b 23 but is not again found until 991b 7 [Dans le chapitre 9 lui-même, la première personne du pluriel n’est pas systématiquement utilisée pour renvoyer aux platoniciens ; la troisième personne du pluriel est employée dans l’objection qu’on lit en 990a 34 - 990b 8 ; la première personne du pluriel est utilisée ensuite en 990b 8-17 et encore en 990b 23, mais il faut attendre 991b 7 pour la retrouver] » (Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 490) ; cf. aussi I. Düring, Aristoteles, Heidelberg, Carl Winter, 1966, p. 286. 3. Ce qui était parfaitement connu d’Alexandre, qui tirait argument des tournures personnelles d’A, 9 et B, 2 pour confirmer l’authenticité ainsi que l’appartenance du livre A meiÍzon à la pragmatei¿a des Métaphysiques (cf. In Met., 196.20-24). 4. P. Donini, Metafisica. Introduzione alla lettura, Roma, La Nuova Italia Scientifica, 1995, p. 32, note 17. 5. Dans une note ad M, 4, 1078b 34 - 1079b 9, G. Reale attirait l’attention sur le fait que l’argument jaegerien de la disparition du « nous, platoniciens » est une arme à double
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tuelle évolution (comme le croyait, au contraire, Philipp Merlan 1 ) ? Quels épicycles faut-il, en l’occurrence, imaginer pour rendre compte d’un développement du pareil au même ? De fait, si le seul progrès que l’on peut constater entre les deux exposés est le passage de la première à la troisième personne du pluriel – le reste demeurant à peu près inchangé, à commencer par le ton général de l’exposé 2 –, plus on insiste sur l’éloignement chronologique des deux exposés, plus la marge génétique d’une supposée évolution dans les vues d’Aristote en la matière se trouve réduite. Peu importe alors que ce soit la piété des éditeurs d’Aristote qui nous a conservé les deux versions, comme le pensait Jaeger, ou bien un choix délibéré de la part d’Aristote lui-même, comme le croit, au contraire Jannone et comme pourrait le suggérer, en 1076a 27-28, le « oÀson no/mou xa/rin [pour autant que l’exige] » du prologue du livre M ; quelles que soient, d’ailleurs, les raisons pour lesquelles Aristote parle dans un cas à la première personne du pluriel et dans l’autre à la troisième – raisons qui pourraient aussi bien être extrinsèques au contenu des deux exposés 3 , ou encore liées à leur registre dialectique 4 , auquel cas la première personne du pluriel aura la valeur d’un nous argumentatif par lequel Aristote assume le point de vue de celui qui se trouve en position d’être réfuté 5 –, dans la mesure où ce tranchant ; B. Dumoulin adoptera le même point de vue dans son Analyse génétique de la Métaphysique d’Aristote, Montréal, Bellarmin - Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 70. 1. P. Merlan, « The Successor of Speusippus », Transactions of the American Philosophical Association, 77, 1946, p. 106. 2. Cela n’avait pas échappé à l’attention d’Antonio Jannone : « All’affermazione poi di Jaeger, secondo cui nel libro M “il tono della polemica contro i platonici è spesso acerbo o addirittura sprezzante, in contrasto con l’atteggiamento riguardoso con cui essi vengono trattati nel primo libro”, osserviamo che Aristotele usa in ambedue i libri il medesimo tono, perché si serve delle identiche parole [À l’encontre de l’affirmation de Jaeger, pour qui dans le livre M “par opposition au traitement assez respectueux du premier livre, le ton de la polémique est souvent dur, voire méprisant”, notons que le ton d’Aristote est identique dans les deux livres, puisqu’il se sert des mêmes mots] » (« I Logoi Essoterici di Aristotele », Atti dell’Istituto veneto di scienze, lettere ed arti. Classe di scienze morali, lettere ed arti, 113, 1954-1955, p. 261). 3. C’est l’hypothèse – avancée par H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 490-491 – d’une provenance disparate des matériaux en question, qui pourraient avoir gardé, dans certains cas, une trace de leur forme initiale, qui devait être dialogique ou bien didactique, si ce n’est les deux à la fois – comme le suggérait plutôt I. Düring, Aristoteles, p. 286. 4. Supposition que G. Ryle, présentait comme antagoniste à celle de Jaeger dans « Dialectic in the Academy », dans G.E.L. Owen (éd.), Aristotle on Dialectic. The Topics, Oxford, Clarendon Press, 1968, p. 75. 5. Ce qui n’aurait rien de surprenant pour le dialecticien qu’Aristote veut non seulement rompu aux exercices de l’argumentation in utramque partem (cf. Top., VIII, 14, 163a 36 - 163b 1 et 163b 9-12), mais capable aussi de négocier son accord en fonction de
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décalage grammatical ne s’accompagne pas d’un écart appréciable dans la teneur des deux exposés, qui sont non seulement parallèles, mais en tout point équivalents, il nous semble fort douteux d’attacher une valeur doctrinale ou une signification philosophique à l’alternance dans l’usage grammatical de deux formes verbales qui demeurent – sous quelque angle que ce soit – parfaitement interchangeables. * QUESTIONS SANS RÉPONSE. Si on peut légitimement soupçonner que, tout partagée qu’elle soit par une large majorité d’interprètes, la persuasion qu’une nouvelle classe d’arguments, les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, se manifesterait una tantum, en 990b 15-17, est dépourvue de fondement, force est, en revanche, de reconnaître que l’autre consensus est le reflet des difficultés que les interprètes, œuvrant dans le respect de l’’ijma‘ des savants, ont rencontrées chaque fois qu’ils se sont employés à répondre aux questions les plus élémentaires les concernant. Quelles sont les raisons qui auraient amené Aristote à qualifier d’a)kribe/steroi certains arguments en particulier ? Comment répartir les arguments soidisant plus rigoureux en fonction des inconvénients qui leur seraient spécifiquement propres et qui consistent, dans un cas, à produire des Idées de pro/j ti, dans l’autre, à s’exposer à la réfutation qu’Aristote désigne, ici comme ailleurs, sous l’intitulé de tri¿toj aÃnqrwpoj ? Il est entendu que ce schéma exégétique demande à être précisé pour ne pas passer sous silence une dissension interne au front des interprètes, qu’il importe, au contraire, de faire ressortir dans toute son ampleur 1 . convictions qui, à l’occasion, peuvent ne pas être les siennes (cf. Top., VIII, 5, 159b 27-35). Sans compter que, même si – pour des raisons liées à la nature des rôles dans la discussion dialectique – Aristote est amené à assumer plus souvent le point de vue du questionneur que celui du répondant, lorsqu’il lui arrive de faire l’inverse, il peut avoir recours à des formes verbales à la première personne du pluriel : dans la conclusion du chapitre 7 des Réfutations sophistiques, par exemple, où nous lisons deux occurrences rapprochées de cette forme verbale, à savoir sugxwrou=men (nous concédons) et diakribou=men (nous examinons), respectivement en 169b 12 et 169b 15, elles expriment le point de vue du répondant plutôt que celui du questionneur. Point de vue qu’Aristote formule aussi, à l’occasion, en ayant recours à cette même personne verbale (cf. Soph. el., 17, 176a 38 176b 1). 1. Nous éviterons ainsi d’encourir le blâme d’avoir mis à mal un consensus qui, au contraire, a été décisivement ébranlé depuis les travaux de Gail Fine. Ses contributions au dossier des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn méritent une place à part dans ce tableau ou, plutôt, une place à côté de celui-ci, dans la mesure où les conclusions auxquelles Fine aboutit constituent en quelque sorte le passage à la limite du contrepoint des consensus. Elle pousse, en effet, les allégations de cette famille de lectures si loin que celle-ci révèle son incompatibilité avec les données textuelles. Selon un paradoxe que l’on formalisera en son
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Relevons, pour l’heure, ce qui – à l’exception notable que nous venons de signaler – n’est pas loin de faire l’unanimité, à savoir que non seulement l’explication proposée par Alexandre est, sinon à écarter, du moins à prendre avec beaucoup de précautions, mais encore qu’elle ne convient au mieux qu’à une classe d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, celle qui démontre qu’il y a des Idées de pro/j ti. Les a)kribe/steroi lo/goi ou plutôt l’a)kribe/steroj lo/goj – puisqu’il y a, dans les deux cas, pénurie d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, dès que l’on prétend les désolidariser des autres preuves de l’existence des Formes séparées – qui s’expose au tri¿toj aÃnqrwpoj ne se distingue, lui, en rien de la version, disons standard, du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n qu’Aristote évoque brièvement au début de son réquisitoire et qu’Alexandre expose, en s’inspirant du Peri ideôn, dans son commentaire aux Métaphysiques (80.8 - 81.22). Que la lecture majoritaire soit une explication partielle et que, même pour la partie qu’elle présume d’expliquer, elle ne soit que modestement explicative, n’implique pas pour autant qu’elle soit fausse. Pour la réfuter, en plus de constater qu’elle n’explique pas tout, il faut montrer également qu’elle ne remplit pas non plus ses autres engagements exégétiques, c’est-à-dire que, là où elle prétend le faire, elle n’explique pas ou mal. Il importe donc d’assigner, au plus près de leur origine, les raisons positives (en partie historiques, en partie doctrinales) du contresens fondateur qui la condamne à être une explication insuffisante et incorrecte à la fois. Travaillons, tout d’abord, à cerner ce malentendu sur le plan de la cohérence interne des textes : qu’est-ce qui s’oppose à la ségrégation des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ? En quoi la thèse qu’à cette mention correspond une nouvelle classe d’arguments, distincts, peut-être bien entre eux, assurément de ceux qu’Aristote évoque nommément quelques lignes plus haut, porte-t-elle préjudice à l’intelligence du texte ? Une analyse méthodique de ses présupposés et de ses inconvénients fera ressortir que l’élargissement de l’argumentaire des philosophes des Idées par l’introduction d’une, voire deux nouvelles classes de lo/goi est superflue (rien ne l’appelle dans le texte), arbitraire (rien ne la justifie), et, en fin de compte, dommageable (elle pose plus de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre). temps, l’excentricité de son point de vue nous permettra de révéler la faiblesse intrinsèque du système des interprétations traditionnelles auxquelles Fine a su opposer un parti pris exégétique plus radical, forcément plus cohérent, dont l’inconvénient est, tout au plus, de s’émanciper, énergiquement, des textes qu’il a pour finalité d’expliquer.
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« Aristotle then speaks of oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, thus making a distinction between the arguments mentioned before and others that had sprung from an attempt at an even “subtler” logical analysis of these problems that had been made in the Academy [Aristote parle ensuite de oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. Il distingue ainsi entre les arguments qu’il a mentionnés auparavant et d’autres, qui résultent des efforts prodigués au sein de l’Académie ancienne en vue d’une analyse logique encore “plus subtile” de ces problèmes] » 1 . Comme le montre bien ce propos de Werner Jaeger, la communis opinio fait intervenir une solution de continuité à hauteur de 990b 15. En l’espace de quelque deux lignes, Aristote disposerait d’une nouvelle classe d’arguments (si ce n’est deux), qu’il qualifierait, de plus, d’a)kribe/steroi. Dans la mesure où l’exégèse standard ne parle d’arguments plus rigoureux qu’en concomitance avec leur mention, elle est contrainte de considérer que la première répartition : « e)c e)ni¿wn me\n ga\r ou)k a)na/gkh gi¿gnesqai sullogismo/n, e)c e)ni¿wn de\ kaiì ou)x wÒn oi¹o/meqa tou/twn eiãdh gi¿gnetai », qu’on lit en 990b 10-11, n’intéresse que les arguments qu’il faut tenir, symétriquement, pour moins rigoureux. En dépit de son intérêt pour la question de savoir si cette première répartition n’exclut plutôt qu’elle ne réclame que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn soient à considérer à part des autres arguments qu’Aristote met en cause dans les sections communes d’A, 9 et M, 4 ; en dépit aussi du fait qu’Alexandre s’interrogeait, lui, sur la valeur qu’il convient d’attribuer au kai¿ de la ligne 990b 11 2 , la plupart des interprètes ne fait pas grand cas des conséquences liées au fait de le prendre dans l’une ou l’autre des deux constructions que le texte autorise. 1. W. Jaeger, « We say in the Phaedo », p. 413. 2. Avant d’adopter la solution que bien des traducteurs et des interprètes intervenant dans ce débat reprendront à leur compte, Alexandre, qui n’était pas exégète à sacrifier une nuance sans l’avoir entendue, se livrait – tout au long d’une page de son commentaire (In Met., 78.4-25) – au jeu de permutations que commande la double construction du kai¿, en signalant qu’il y a différentes façons de combiner les deux inconvénients sur lesquels repose la division des arguments des platoniciens en 990b 10-11 (i.e. l’inconséquence dans l’ordre des déductions et l’implication d’Idées que même les partisans des Formes séparées n’admettent qu’à contrecœur). Il commence par mentionner les arguments qui combineraient les deux défauts (78.6-7), ainsi que ceux qui, tout en ayant l’apparence de prouver quelque chose (78.7-8), présenteraient l’inconvénient d’établir des Idées dont les platoniciens se passeraient volontiers (78.8-9). Il les articule ensuite selon une première figure que leur opposition peut revêtir (78.9-12), qui n’est cependant pas la seule qu’il prend en considération, puisqu’il en évoque immédiatement une deuxième en variation par rapport à la première (comme l’indique le hà qui l’introduit à hauteur de 78.12) : cette foisci, certains arguments sont purement et simplement fautifs (te/leion yeudeiÍj) en cela qu’ils ne prouvent rien – et c’est pourquoi Aristote n’en touche pas mot en A, 9 (78.19) –, alors que d’autres semblent bien prouver quelque chose – et c’est pourquoi Aristote s’applique à les réfuter (78.19-20) –.
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Lorsqu’elle n’est pas évacuée de la discussion tout court 1 , cette question est proscrite par des traductions ou dissimulée dans des paraphrases où le kai¿ ne figure pas, ou bien est figé dans l’une des deux tournures que nous analyserons, de préférence la seconde 2 . Avec Gail Fine et Mauro Mariani, la syntaxe du kai¿ en 990b 11 a finalement reçu toute l’attention qu’elle mérite 3 . Celui-ci peut se 1. L. Robin a simplement omis de faire entrer en ligne de compte la deuxième branche de l’alternative en 990b 10-11. Aussi, dans la note 153 à la p. 127 de La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, où il cite ce texte, sa traduction s’arrête net : « Aucun des arguments à l’aide desquels on prétend montrer qu’il y a des idées ne fournit cette démonstration avec évidence, car quelques-uns ne conduisent pas à une conclusion nécessaire » et il ne la poursuit ni à cet endroit, ni ailleurs. 2. Intriguant, à sa façon, le cas de Berti et Rossitto, Aristotele. Il primo libro della Metafisica, p. 124 : si le kai¿ de la ligne 990b 11 semble avoir disparu de leur traduction (tout comme il ne figurait pas dans celle de Colle, Ross, Jaeger, Tricot, Mansion, Tredennick et Annas), il refait néanmoins surface dans leur commentaire avec la valeur qu’il avait dans la traduction de Reale, suivie par W. Leszl, qui n’est autre que celle que lui attribuaient déjà Cherniss dans sa paraphrase, ainsi que Bonitz dans son commentaire aux Métaphysiques (de même que dans l’Index Aristotelicus, Berlin, Reimer, 1870, 539a 44), où il se montrait cependant plus intrigué par l’inversion de l’adverbe de négation et du complément (kaiì ou)x wÒn oi¹o/meqa au lieu de kaiì wÒn ou)k oi¹o/meqa) que par la question de savoir comment construire le kai¿ de la même ligne. 3. G. Fine a abordé la question dans une note de sa traduction du Peri ideôn, où elle distingue trois possibilités, au lieu des deux requises par le texte : « the “kai” at 990b 11 can be understood in at least three ways, giving us three readings of “from some there are also (kai) forms of things of which we do not think there are any forms” (II) : (a) some arguments are not only invalid but also produce forms in undesirable cases ; (b) some arguments produce forms not only in desirable cases but also in undesirable cases ; (c) some arguments (although they are not, like the arguments in “from some no valid deduction necessarily results” (I), invalid) also (like the arguments in (I)) produce forms in undesirable cases [le “kai” en 990b 11 se laisse comprendre d’au moins trois façons, ce qui nous donne autant de lectures de “de certains il s’ensuit aussi des formes de choses dont nous ne pensons pas qu’il y a des formes du tout” (II) : (a) non seulement certains arguments ne sont pas valables, mais ils produisent également des Formes même lorsqu’on ne le souhaite pas ; (b) certains arguments produisent des Formes aussi bien lorsqu’on le souhaite que lorsqu’on ne le souhaite pas ; (c) certains arguments (même s’ils sont, contrairement aux arguments en “de certains il ne résulte pas de déduction nécessaire” (I), valables) produisent aussi (à l’instar des arguments en (I)) des Formes lorsqu’on ne le souhaite pas] » (G. Fine, On Ideas, p. 26, note 39). Suivant sa notation, remarquons qu’ou bien les arguments en (b) sont valables ou bien ne le sont pas ; ils se trouvent, par là même, coïncider alternativement avec ceux en (a) et en (c), d’où l’utilité toute relative de les poser à part des uns et des autres, comme s’ils constituaient une classe en soi. Cette propension à accroître – praeter necessitatem – les classes d’arguments mérite d’être signalée. Deux raisons à cela. La première est qu’il s’agit, nous le verrons, d’un trait caractéristique de la méthode Fine ; la seconde est que, à l’identification des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn près, elle nous livre, nous verrons cela aussi, la clé d’une correcte répartition de l’argumentaire des partisans des Idées. M. Mariani a repris, tout en les contestant, les considérations syntaxiques de Gail Fine dans « Aristotele e il “Terzo
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construire sur le gi¿gnetai et articuler ainsi la deuxième alternative à la première qu’il qualifie sous le rapport d’une double défaillance : à certaines de ces preuves fait défaut une déduction nécessaire (« e)c e)ni¿wn me/n… »), d’autres entraînent aussi – c’est-à-dire de surcroît – des Idées pour des choses pour lesquelles nous pensons qu’il n’y en a pas (« e)c e)ni¿wn de/… »). Il peut se construire également sur le tou/twn et s’intégrer, par conséquent, au corps de la deuxième alternative, dont il définirait le régime de production excédentaire : à certaines de ces preuves fait défaut une déduction nécessaire (« e)c e)ni¿wn me/n… »), d’autres entraînent la position d’Idées aussi – c’est-à-dire même – pour des choses pour lesquelles nous pensons qu’il n’y en a pas (« e)c e)ni¿wn de/… »). Suivant la construction, on obtiendra deux répartitions différentes de l’argumentaire qu’Aristote a en ligne de mire : dans un cas (kai¿… gi¿gnetai), la distribution sera le fait d’une accumulation d’erreurs : tous les arguments des philosophes des Idées seraient incapables d’inférer convenablement – premier inconvénient. Certains d’entre eux (« e)c e)ni¿wn de/… ») présenteraient le défaut supplémentaire d’entraîner la position d’Idées dont même les défenseurs de cette doctrine n’ont que faire – deuxième inconvénient. Les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj se trouveraient donc enchaîner les contre-performances et, non contents de faire long feu comme les autres, engendrent, en prime, des Idées que leurs partisans eux-mêmes ne s’empressent pas d’admettre. Dans l’autre cas (kai¿… tou/twn), on aura plutôt une distribution qui départage les arguments en fonction de l’asthénie déductive des uns (« e)c e)ni¿wn me/n… ») et de l’exubérance, à contre emploi, des autres (« e)c e)ni¿wn de/… »). Certains arguments sont dépourvus de force démonstrative ; alors qu’Aristote reproche aux autres de prouver plus que de besoin : parmi les rejetons de cette surérogation on peut compter les Idées d’accidents, d’artefacts et de négations ainsi que les Idées d’objets périssables, si ce n’est déjà corrompus (990b 11-15). Le problème des arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj serait donc moins d’inférer abusivement que de s’exposer à une extension dommageable de leur dispositif de preuve à des cas pour Uomo” », auquel revient le privilège d’être, par un juste retour des choses, sinon la première (J. Opsomer, « Syrianus on Homonymy and Forms », dans C. Macé et G. Van Riel (éd.), Platonic Ideas and Concept Formation in Ancient and Medieval Thought, Louvain, Leuven University Press, 2004, p. 33, note 7 et p. 34 lui a très probablement enlevé la palme), du moins l’une des victimes les plus illustres de la version « débridée » du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n que sa prestigieuse consœur a mise en circulation sous l’acronyme d’AOM (Accurate One over Many).
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lesquels les platoniciens les premiers seraient peu enclins à poser l’existence de Formes séparées. * Commençons par considérer les anomalies dont la lecture standard s’entrave, selon qu’elle opte pour l’une ou l’autre des deux constructions dont nous venons d’esquisser l’alternative. « kai¿… gi¿gnetai ». La question demeurerait-elle en suspens de savoir si les tenants de la première construction ne réintroduisent pas en sous-main un kai¿ dans le corps de la seconde alternative 1 , à compter que l’on adopte la répartition que commande la première construction (kai¿… gi¿gnetai), il s’ensuivra que la première classe de lo/goi, auxquels Aristote reproche de ne pas procéder de façon nécessaire dans leurs déductions, présenterait cependant moins d’inconvénients que la deuxième, laquelle non seulement ne serait pas mieux nantie que l’autre sur le plan formel 2 , mais s’accompagnerait par dessus le marché d’un défaut supplémentaire, celui d’entraîner l’existence d’Idées que les platoniciens eux-mêmes auraient tendance à exclure. À ce compte, les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj seraient à reléguer tout en bas d’un hypothétique classement de l’argumentaire platonicien. Et, s’il y a lieu de parler – comme c’est le cas – d’arguments plus et moins rigoureux, ces mêmes arguments (« e)c e)ni¿wn de/… ») seraient à coup sûr les moins rigoureux de tous. Si tel est le cas, comment ne pas s’étonner, avec Gail Fine, en découvrant que l’un d’entre eux, l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, qui cumule pourtant les inconvénients, n’est autre que l’a)kribe/steroj lo/goj que l’on retrouve associé au tri¿toj aÃnqrwpoj sous la plume d’Alexandre lecteur du Peri ideôn ? Il y a plus étonnant encore : comment se fait-il que, de tous les arguments que les philosophes des Idées mettent sur la table, ce sont précisément ceux qui ont tous les défauts, que l’Aristote du Peri ideôn aurait repris à son compte ? Si ce n’est pas le seul détournement d’argument qu’il nous faudra étudier, c’est, à n’en pas douter, le plus improbable. Il est vrai que, par nos 1. Puis donc que la suite du texte nous apprend que certains arguments tournent à un régime de surproduction idéale, il faut bien, tôt ou tard, compter avec un kai¿ opérant dans l’économie de la deuxième alternative introduite en 990b 10-11. Dès lors, il n’est pas absurde de commencer par garder en réserve le premier qu’on a sous la main… le seul aussi, celui qu’on lit en 990b 11. 2. Ce que la première construction implique : non seulement ces derniers arguments ne seraient pas plus concluants que les premiers, mais aussi, etc.
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temps de marchandisation sauvage, on est de moins en moins surpris de constater qu’en matière de denrées argumentaires même chi disprezza compra ; nous ferons cependant crédit à Aristote de ne pas avoir commencé par accabler les seuls arguments dont il validait ailleurs des portions essentielles. « kai¿… tou/twn ». On serait tout aussi loin du compte en croyant que l’autre construction n’aboutit pas, elle aussi, à une distribution aberrante de l’argumentaire des partisans des Idées, pour peu qu’on la considère comme une répartition interne à la famille des arguments que l’on tient pour moins rigoureux. À supposer que le kai¿ se réfère au tou/twn plutôt qu’au gi¿gnetai, le défaut des arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj serait moins de déduire à tort et à travers que d’impliquer plus d’Idées qu’il n’est dans l’intérêt des platoniciens d’en reconnaître l’existence. Si tel est le cas, certains des arguments qu’Aristote oppose aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se trouveraient être – eux-mêmes – a)kribe/steroi, du moins par rapport à ceux auxquels il est reproché d’être incapables d’inférer correctement leur conclusion. Comment alors ne pas étiqueter de moyennement rigoureux les arguments tirés des sciences, de l’unité d’une multiplicité ainsi que de la pensée d’entités corrompues, puisqu’ils sont à la fois plus rigoureux que ceux dont Aristote parle en premier lieu, lesquels ne prouvent point, et moins rigoureux que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn dont on a justement postulé que, sous ce rapport précis, ils l’emportent sur tous les autres ? Fau-il admettre une classe d’arguments intermédiaires, des *lo/goi metacu/ (plus rigoureux que les moins rigoureux et moins rigoureux que les plus rigoureux) qu’Aristote aurait coincés entre les plus rigoureux des lignes 990b 15-17 et les moins rigoureux de la ligne 990b 10 ? * Considérons, à présent, les anomalies pour ainsi dire communes dont la lecture standard s’entrave quelle que soit sa façon de construire le kai¿ de la ligne 990b 11. Aussi longtemps que ce dernier n’intéresse que les arguments moins rigoureux, il sera l’indice d’une économie textuelle aberrante : la deuxième famille d’arguments se trouve irrésistiblement rétrogradée et abusivement intégrée à la première, tandis qu’Aristote avait commencé par les désolidariser en 990b 10-11. Ce conglomérat domine alors son réquisitoire (1), contrairement aux arguments plus rigoureux qui, si tant est qu’ils font bande à part, ce qui reste bien entendu à être démontré, s’y trouvent plutôt en exclusion interne (2).
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1. Si Aristote évoque deux inconvénients que les a)kribe/steroi tw½n sont supposés entraîner, il ne se soucie pas, en revanche, d’ajouter la moindre indication quant à leur nature et aux raisons pour lesquelles ils méritent d’être considérés comme plus rigoureux que les autres. Il s’était arrêté pourtant sur ceux qui, frappés d’une asthénie démonstrative plus ou moins sévère, sont grevés d’une tare (subsidiaire ou pas), consistant à entraîner la position d’Idées incompatibles avec la doctrine même de l’existence des Formes séparées. Or, pourquoi Aristote aurait-il pris soin non seulement d’évoquer nommément ceux que – par symétrie et par provision interprétative – il faut se résoudre à compter désormais parmi les arguments moins rigoureux (il parle en effet d’arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj), mais aussi et surtout de les assortir d’un set d’inconvénients (les Idées de tout objet de science pour les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, les Idées de prédicats négatifs pour les arguments kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, les Idées d’entités périssables – voire déjà corrompues – pour les arguments kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj) – alors qu’il se contenterait de faire allusion aux arguments (les) plus rigoureux, sans indiquer ni combien, ni quels ils sont ? lo/gwn
2. Quelle que soit d’ailleurs la répartition de l’argumentaire des philosophes des Idées en 990b 10-11, dans la mesure où elle n’intéresse que les arguments que la tradition tient pour moins rigoureux, elle sera solidaire d’une césure d’autant plus arbitraire qu’elle va à l’encontre d’une donnée élémentaire du l’exposé aristotélicien, explicitement signalée par Alexandre en 88.5-20, à savoir que non seulement les lo/goi e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj précèdent les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, mais qu’ils les suivent aussi dans les sections communes d’A, 9 et M, 4. C’est un fait que, dans le texte qui prolonge le dilemme dans lequel sont pris les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn et qui s’achève en 991a 8, ces derniers disparaissent, alors qu’Aristote rappelle explicitement que les sciences ne portent pas que sur des ou)si¿ai (990b 26-27), qu’il y a des concepts aussi bien pour les ou)si¿ai que pour les mh\ ou)si¿ai (990b 24-26) et que la position d’un eÑn e)piì pollw½n implique la synonymie de l’Idée et des particuliers (991a 1-2). Or, comment justifier la disparition de certains arguments (les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn précisément !) et la résurgence, entre 990b 22 et 991a 8, des autres (les arguments liés à la pensée et aux sciences, en 990b 24-26 et 990b 26-27 respectivement, ainsi que la réapparition de l’implication du eÑn e)piì pollw½n, en 991a 1-2) ? Si vraiment les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn désignaient une, voire deux nouvelles classes d’arguments, plus rigoureux que les autres, comment
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expliquer qu’Aristote les laisse tomber aussitôt après les avoir introduits ? Comment rendre compte aussi du retour en force des autres arguments, fatalement moins rigoureux pour peu que l’on refuse de les identifier avec les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ? * Admettons cependant que, contre ce que suggèrent et l’économie interne de notre texte et le témoignage d’Alexandre concernant la relève aristotélicienne d’une partie au moins des arguments avancés par les partisans des Idées, la ligne de faille entre lo/goi plus et moins rigoureux passe par 990b 15-17 où les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn seraient ponctuellement évoqués. Ainsi découpé, ce texte articule deux séquences, dont la première (990b 8-15) porte sur les arguments des philosophes des Idées, qu’il faut se résoudre à tenir tous pour moins rigoureux ; alors que la deuxième (990b 15-17) révèle le sort réservé par Aristote à une nouvelle classe d’arguments, si ce n’est deux, plus rigoureux que les autres, qu’il n’aurait pas pris en considération jusque là et qu’il laissera tomber par la suite, contrairement aux arguments moins rigoureux qui – nous venons de le voir –, referont bientôt surface dans cette discussion. Quelle est la valeur d’un tel découpage (1) ? Permet-il de distinguer, en accord avec le texte, et les arguments moins rigoureux des arguments plus rigoureux (2), et les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn entre eux (3) ? 1. L’entrée en scène d’une, peut-être même deux nouvelles classes de preuves qu’il y a Idées, est solidaire d’un non sequitur ou, à tout le moins, repose sur une inférence qui est loin d’aller de soi. Recenser, comme le fait Aristote, les différents inconvénients dont souffrent les syllogismes des partisans des Idées n’implique point qu’à tout nouvel inconvénient corresponde un nouvel argument. Comme le remarquait Alan Code dans sa discussion du Peri ideôn restitué de Gail Fine, distinguer, avec Aristote, entre les difficultés inhérentes à la démonstration de l’existence des Formes séparées (990b 15-17) et les difficultés qui surviennent plutôt au niveau des conséquences de cette démonstration (990b 11-15, 990b 22 - 991a 8), est une chose, distinguer entre arguments plus et moins rigoureux en est une autre – à moins naturellement de présupposer un équilibre homéostatique entre les deux : « Aristotle never says that this distinction corresponds to the distinction between the less and the more accurate arguments. This claim of correspondence is […] an interpretative assumption [Aristote ne dit jamais qu’à cette distinction
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fait pendant celle entre arguments plus et moins rigoureux. Postuler une telle correspondance est (…) une hypothèse interprétative] » 1 . 2. Il paraît assez raisonnable de départager les arguments plus et moins rigoureux suivant les indications d’Aristote. Lisons-le et demandons-nous : est-il bien vrai que les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj ni ne produisent des Idées de pro/j ti, ni ne s’exposent au tri¿toj aÃnqrwpoj ? Est-ce que les deux inconvénients, dont Aristote fait état en mentionnant les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, ne sont pas susceptibles de frapper les arguments qu’il vient d’évoquer en amont et auxquels il se référera en aval ? La réponse est, bien entendu, dans le texte. Et le texte dit que, sous ce rapport, qui – ne l’oublions pas – est le seul sous lequel Aristote parle d’arguments plus rigoureux, il n’y a pas moyen de distinguer ces arguments des autres, auxquels la lecture standard prétend pourtant les opposer. En fait, rien n’intervient, ni dans ces deux lignes – moins encore dans celles qui les précèdent et leur font suite – ni, nous le verrons, dans le commentaire qu’Alexandre consacre à ce lemme, qui permettrait de considérer à part des autres, les lo/goi en 990b 15-17, où ils sont justement qualifiés d’a)kribeste/roi. Quels que soient les pro/j ti en 990b 16 (des relatifs au sens technique que cette expression a le plus souvent ailleurs chez Aristote, ou bien des réalités qui, n’étant pas kaq' au(to/, sont et se disent relativement à d’autres), tous les arguments qui précèdent la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn sont susceptibles de présenter l’inconvénient de produire des Idées de pro/j ti et, le cas échéant, de le faire au nom du paradigmatisme qui est l’une des figures que prend ici le rapport entre l’Idée et les particuliers 2 . Tout comme ils sont susceptibles, sans exception, de porter sur des Idées dont la position à part des particuliers les expose au tri¿toj aÃnqrwpoj 3 . Dans tous les
1. A. Code, « Philosophical Method in Aristotle’s On Ideas », Internationale Zeitschrift für Philosophie, 2, 1998, p. 184. 2. On pourrait en l’occurrence se livrer à un exercice de rétroversion et noter, par exemple, que non seulement, dans l’exposé des arguments e)k tw½n e)pisthmw½n – tel qu’Alexandre, In Met., 79.13-15, le transcrit à partir du premier livre du Peri ideôn –, il était déjà question de l’Idée d’au)to/ison (égal en soi), que l’on rencontrera à nouveau dans la discussion de ce qu’Alexandre présente sous l’intitulé de lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj (argument qui établit des Idées à partir des relatifs), mais aussi et surtout que, comme le remarquait H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 276, note 183, la valeur paradigmatique de l’Idée y était évoquée aussi, nommément, en 79.5-8. 3. Et, d’ailleurs, il ne s’est trouvé personne, à une exception près, déjà mentionnée, qu’il nous faudra considérer de plus près, pour prétendre que l’argument matriciel visé par le tri¿toj aÃnqrwpoj n’est pas, d’après le témoignage d’Alexandre, le lo/goj kata\ to\ eÑn
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cas, on peut donc se dispenser d’introduire une nouvelle classe d’arguments sur le fondement allégué des inconvénients signalés en 990b 1517. La position d’Idées d’entités qui sont et se disent relativement à d’autres ainsi que l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj ne constituent pas des conséquences indésirables venant contrebalancer, voire annuler le bénéfice démonstratif engendré par une nouvelle classe d’arguments, plus rigoureux que les précédents. Les autres preuves, qu’Aristote évoque avant d’appeler les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn par leur nom et qu’il réinscrit dans son exposé après cette mention, donnent toutes prise à ces inconvénients et, sous le rapport de cette association, ne se laissent en rien distinguer d’une soi-disant nouvelle classe d’arguments, oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn précisément. Ce qui, en revanche, n’est pas dans le texte, et c’est pourquoi les adeptes de la lecture standard se doivent de l’expliquer (nous verrons quelles difficultés les attendent dès lors qu’ils quittent Aristote pour s’inspirer plus directement d’Alexandre), c’est une réponse à la question de savoir comment distinguer les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn des autres arguments qui interviennent en amont et en aval de 990b 15-17. Où liton, par exemple, que les lo/goi kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, les lo/goi e)k tw½n e)pisthmw½n ou les lo/goi kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj ne seraient susceptibles ni de produire des Idées de pro/j ti, ni d’impliquer le tri¿toj aÃnqrwpoj – ce qui, à coup sûr, permettrait de les distinguer, sous un rapport au moins, des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn (comme l’a très bien compris Gail Fine, dont on verra cependant l’usage désastreux qu’elle a fait de cette intuition) – ? 3. Nous avons remarqué que, dans sa version faible – par opposition à celle, forte, avancée par Gail Fine –, qui est de loin la plus courante, l’interprétation traditionnelle est, au mieux, une solution de compromis. Elle n’en fait pas mystère et avoue volontiers, nous l’avons vu aussi, qu’elle ne peut apporter qu’une explication partielle au problème de la nature et de l’identité des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. Même si on laisse un temps de côté la question de savoir si cette alternative est exhaustive, dans la mesure où la lecture majoritaire commence par reconnaître qu’à défaut de les identifier au lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard, elle ne saurait déterminer quel est ou quels sont au juste les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn qu’Aristote livre au tri¿toj aÃnqrwpoj, elle devrait reconnaître également qu’elle est dans l’impossibilité de rendre compte de leur relation aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn qui, au contraire, sont supe)piì pollw½n qu’Aristote évoquait déjà en amont de la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn.
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posés, eux, produire des Idées de pro/j ti. Cela équivaut à admettre que la vulgate interprétative laisse parfaitement inexpliquée la corrélation, scandée par le « me/n… de/… » des lignes 990b 15-17, dont dépend pourtant tout ce qu’Aristote a à nous dire à leur sujet. Cela devrait suffire à compromettre l’hypothèse de départ, savoir qu’à la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn correspond une si ce n’est deux nouvelles classes d’arguments qui, passés sous silence jusque là, feraient une fugace apparition dans l’exposé d’Aristote pour être réfutés sur la base du fait que certains d’entre eux produisent des Idées de pro/j ti, les autres s’exposent au tri¿toj aÃnqrwpoj. Est-ce bien, d’ailleurs, ce que le texte nous dit à leur sujet ? Ceux qui sont de cet avis devraient alors nous expliquer, sur la base de cette lecture, quelle est la nature des rapports que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn entretiennent non seulement avec les arguments qui les précèdent et les suivent dans le texte, mais aussi bien entre eux. Ces rapports sont scandés, on le sait, par le me/n… de/ des lignes 990b 16-17. Qu’est-ce que cela signifie et qu’est-ce que cela implique pour la vulgate interprétative ? Est-ce que cette division répartit les a)kribe/steroi lo/goi en deux classes pour lesquelles l’appartenance à l’une est exclusive de l’appartenance à l’autre ? Le fait – pour un argument (voire pour une classe d’arguments) – d’être exposé(s) à un inconvénient exclut-il qu’il(s) puisse(nt) être exposé(s) à l’autre ? Ou bien est-ce que le même argument peut tomber sous le coup des deux inconvénients à la fois (tantôt en produisant des Idées de pro/j ti, tantôt entraînant le tri¿toj aÃnqrwpoj) ? Si oui, pourquoi ? Si non, pourquoi ? Y a-t-il la moindre pièce à conviction que les partisans de la famille de lectures majoritaires pourraient invoquer, qui leur permette de répondre à ces questions ? À défaut de pouvoir le faire, y a-t-il une raison qui les dispense d’abdiquer leurs prétentions à l’intelligence de ce texte ?
CAPUT SECUNDUM
AD DIVUM ALEXANDRUM APHRODISIENSEM, LUMEN DE LUMINE, FLUMEN DE FLUMINE, CUIUS HOC LOCO SUMMA EST AUCTORITAS
ALEXANDRE D’APHRODISE ET LE TRAITÉ PERDU D’ARISTOTE SUR LES IDÉES (APOSTILLE SUR L’ARCHÉOLOGIE PHILOSOPHIQUE)
ונתן עיניו ברבי אליעזר אמר לו אמור לנו דבר אחד מן התורה אמר לו רבי ולשׁאמ לך לשׁמ למה הדבר דומה לבור אינושׁ הזה יכול להוציא מים יותר היהשׁ ממה מוציא כך אני איני יכול לומר דברי תורה יתר קבלתישׁ ממה ממך Pirké de Rabbi Elieser, II 1 .
Après avoir discerné quelques-unes des raisons internes qui tendent à exclure l’existence d’une classe à part d’arguments, plus rigoureux de surcroît, qui feraient irruption dans le réquisitoire d’Aristote à hauteur de 990b 15, pour quitter la scène aussitôt, au bout de deux lignes de l’édition Bekker – destin fulgurant et peu glorieux que connaissent parfois les poids lourds –, il convient à présent d’instruire un deuxième dossier, d’ordre plutôt historique. Sa finalité : déterminer, au plus près 1. D. Börner-Klein (éd.), Pirké de Rabbi Elieser, Berlin, Walter de Gruyter, 2004, 2, p. 4. M. Ouaknin et E. Smilévitch ont traduit ce texte dans Pirqê de rabbi Eliézer. Leçons de rabbi Eliézer, Paris, Verdier, 1983, p. 27 : « Rabban Yohanan posa son regard sur Rabbi Eliezer | et lui commanda : Dis-nous une parole de Torah. | Rabbi, répondit-il, je vais te donner un exemple ; à quoi ta demande me fait-elle songer ? | À une citerne qui ne peut donner plus d’eau qu’elle n’en a ; | il en va de même pour moi : je ne puis proférer plus de paroles de Torah que j’en ai reçues de toi ».
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de son origine, dans quelles conditions la thèse de l’existence séparée des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn a pu voir le jour et sous quels auspices la famille de lectures qui s’en inspire s’est développée pour connaître à terme le succès que l’on sait. Les données textuelles dont nous disposons pour déterminer la physionomie et la généalogie anciennes des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, c’est-à-dire à la fois leur nature, la place qu’ils occupent dans les documents où ils sont mentionnés, et le rôle qui leur a été assigné, n’ont pas toutes le même statut ni, par conséquent, la même valeur. Elles se résument, pour l’essentiel, aux rédactions parallèles des livres A et M des Métaphysiques d’Aristote, d’une part, et, d’autre part, au commentaire d’Alexandre d’Aphrodise au livre A, où, en l’état de nos sources, nous rencontrons pour la première fois, associée à la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, la présomption qu’au moins un nouvel argument, distinct de ceux qu’Aristote censurait dans la première partie de son réquisitoire, interviendrait pour prouver qu’il y a des Idées, ainsi que l’ébauche d’une explication des raisons qui lui auraient valu d’être qualifié comme tel par Aristote. Face à la morosité de cette conjoncture textuelle, au fait surtout qu’il n’y a pas grand-chose à tirer des quelques lignes qui leur sont consacrées dans les Métaphysiques pour étayer la conviction que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se distinguent des arguments qui les précèdent et les suivent à la fois dans l’exposé d’Aristote, il n’est pas étonnant que, pour la légitimer, ses partisans se soient moins appuyés sur le texte de celui-ci que sur le commentaire de celui-là. Ou plutôt ils ont pris Alexandre à témoin de l’existence de tels arguments dans un autre traité aristotélicien, le Peri ideôn, qui ne nous est parvenu que grâce à l’utilisation qu’il en a fait et aux quelques mentions éparses mais convergentes dans la littérature postérieure. Les autres témoignages, cependant, attestent davantage que le Peri ideôn a bel et bien existé et qu’il circulait au temps d’Alexandre et peut-être même après, qu’ils ne nous renseignent sur sa teneur, particulièrement pour ce qui est de la question que nous étudions ici 1 . 1. On peut lire Syrianus (In Met., 120.33 - 121.4 et 195.10-15), le Pseudo-Alexandre (In Met., 836.34 - 837.3) et le Scholiaste anonyme à Denys le thrace (In Dion. Trac., 116.13-16) dans l’édition Ross des Aristotelis fragmenta selecta, Oxford, Clarendon Press, 1955, p. 120-122. Ross et Leszl reprennent à l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, I, Paris, Imprimerie Royale, 1837, de F. Ravaisson la mention dans l’In Aristotelis libros metaphysicos du Pseudo-Philopon, dans la traduction latine de Francesco Patrizi (1583), qui cependant n’est qu’un emprunt au Pseudo-Alexandre, In Met., 836.34 - 837.3 – comme
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L’économie générale du Peri ideôn est à peu près inconnue. Il nous est donc impossible de nous faire une idée précise de son architecture et, plus particulièrement, de la place exacte qu’occupaient les matériaux qu’Alexandre d’Aphrodise lui a empruntés. Tout ce que l’on peut en dire est qu’il s’agissait, vraisemblablement, d’un ouvrage en deux livres, et qu’il est très possible que les textes qui nous intéresseront (principalement l’exposé de ce qu’Alexandre présente comme le lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj et quelques uns au moins des éléments de sa discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj) étaient issus du premier livre : Alexandre les eût-il empruntés au deuxième que cela ne nous serait ni d’un grand secours ni d’un grand préjudice, puisque nous ne connaissons grand-chose ni du contenu du premier livre dans son ensemble, ni de celui du deuxième (sinon qu’il rassemblait, d’après Alexandre, un nombre considérable d’objections à l’encontre d’Eudoxe de Cnide et de sa doctrine du mélange), et que nous ignorons à peu près tout de leur agencement. Les renvois au Peri ideôn s’inscrivent dans un exposé continu. Ce qui, pour les standard contemporains d’utilisation des sources documentaires, ne va pas sans problème 1 . Alexandre se réfère nommément au Peri ideôn à trois reprises : une première fois, en 79.4, dans sa discussion des arguments tirés des sciences ; une deuxième fois, lorsqu’il évoque l’une des versions du tri¿toj aÃnqrwpoj qu’il dit, en 85.11, avoir lue dans cet écrit 2 ; une troisième et dernière fois, en 98.22, pour renvoyer au deuxième livre du Peri\ i¹dew½n, où Aristote aurait indiqué quelles sont les faiblesses rédhibitoires de la solution qu’Eudoxe a l’a remarqué C. Luna dans un appendice de ses Trois études sur la tradition des commentaires anciens à la Métaphysique d’Aristote, Leiden, Brill, 2001, p. 196. 1. En règle générale, Alexandre n’indique pas quelle est le format et l’étendue des matériaux aristotéliciens qu’il exploite dans son commentaire. Comme l’a récemment remarqué C. Rutten, « Aristote, Fragments », dans A. Motte, C. Rutten, P. Somville (éd.), Philosophie de la Forme. Eidos, Idea, Morphè dans la philosophie grecque des origines à Aristote, Louvain, Peeters, 2003, p. 561, dans la mesure où nous ne disposons pas de tradition directe du Peri ideôn, c’est-à-dire d’une filière de transmission du texte indépendante du témoignage d’Alexandre, il est souvent délicat de déterminer où s’achève son œuvre de compilateur et où commence son travail d’interprète. En l’absence de tout élément de confirmation pour ainsi dire externe, il est par conséquent malaisé, primo, de savoir dans quels cas Alexandre est en train de paraphraser sa source ou bien de la citer plus ou moins à la lettre, secundo, de repérer les endroits où il intercale dans ses citations d’éventuelles remarques de son propre cru. 2. Dans le premier livre (A), comme V. Rose le suggérait, suivi en cela par D. Ross et D. Harlfinger, qui corrigent la leçon des manuscrits : e)n t%½ teta/rt% – dans le quatrième (D) –, leçon que maintenait au contraire C.H. Brandis, suivi par H. Bonitz, M. Hayduck et O. Gigon.
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apportée au problème de la participation, inconvénients que le texte des Métaphysiques se contente d’évoquer de façon très allusive en 991a 1819. Pour d’autres emprunts on considère, avec une confiance variable dans ses propos, qu’Alexandre s’est inspiré du traité perdu d’Aristote sur les Idées. Même pour les passages que l’on s’accorde à rattacher plus ou moins directement à sa source aristotélicienne, nous ne disposons cependant que de moyens indirects pour savoir si Alexandre suivait ou non de près son modèle. C’est pourquoi les quelques tentatives visant à déterminer son degré d’adéquation ont dû procéder par analogie avec d’autres cas où Alexandre se trouve citer ou fournir une paraphrase, généralement exacte 1 , d’autres textes d’Aristote, qui nous sont connus par ailleurs et pour lesquels il nous est donc possible de déterminer si et dans quelle mesure il leur demeurait fidèle. En plus de rappeler les difficultés matérielles qu’une reconstruction du Peri ideôn à partir des fragments conservés dans le commentaire d’Alexandre est fatalement destinée à rencontrer, il convient de formuler quelques considérations liées à la nature de son témoignage. Tout d’abord, l’utilisation qu’Alexandre fait de l’opuscule aristotélicien est finalisée par des exigences de clarification d’un autre ouvrage que le Peri ideôn, puisqu’il est en train de commenter un texte des Métaphysiques. S’il est constant qu’Alexandre s’est appuyé – de façon non exclusive au demeurant, comme il l’indique lui-même 2 – sur un document authentique, le Peri ideôn, dans lequel il a puisé de quoi expliquer un autre traité d’Aristote, le livre A des Métaphysiques, il est à peu près tout aussi certain qu’il l’a fait sans se soucier outre mesure de respecter l’ordre d’exposition dans lequel il lisait dans le premier texte ce qui l’intéressait pour expliquer le second. Aux difficultés ponctuelles liées à l’absence, caractéristique de l’usage ancien, d’indications précises qui permettraient d’identifier les éventuelles citations littérales qu’Alexandre tire du Peri ideôn et qu’il a intégrées à son commentaire, s’ajoute donc le fait que les matériaux que nous lisons ont été, sinon remaniés, du moins triés et réorganisés dans une mesure et selon 1. Comme le montrent les exemples évoqués par P. Wilpert dans « Reste verlorener Aristotelesschriften bei Alexander von Aphrodisias », p. 386-87 (In Met., 7.13-26 pour Eth. Nic., VI, 3, 1139b 15-17 et 31-33 ; 4, 1140a 9 ; 5, 1140b 4-6 et 26 ; 6, 1140b 31-32 et 1140b 32 - 1141a 8 ; 7, 1141b 2-3), et avant lui par K. v. Fritz dans « Die Ideenlehre des Eudoxos von Knidos und ihr Verhältnis Zur platonischen Ideenlehre », Philologus, 82, 1927, p. 2-6 (In Met., 97.15-16 pour Phys., I, 4, 187b 6-7 ainsi que 97.22-25 pour I, 4, 188a 5-13), Alexandre est rigoureux dans le maniement des sources. 2. Alexandre mentionne le periì ta)gaqou= en 85.17-18 – auquel il faisait déjà référence en 56.35 – et, un peu plus loin, en 117.24, il rappelle le periì filosofi¿aj.
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des modalités qui étaient à la seule discrétion de l’exégète et que nous ne pouvons pas apprécier indépendamment de son travail. Puisqu’Alexandre se trouve être notre seul témoin et que nous ne disposons d’autres termes de comparaison que l’exposé des Métaphysiques, si elle ne se fie pas entièrement à son autorité et prétend, au contraire, spéculer sur la conformité de ce qu’Alexandre a conservé et transmis de sa source, toute tentative de restituer – même ponctuellement – le contenu du Peri ideôn sera prise dans un cercle. En l’occurrence, le recours circulaire, sur lequel repose la compréhension courante de ce réseau de textes, consiste à statuer sur la dépendance du commentaire d’Alexandre par rapport à l’écrit perdu d’Aristote, en postulant que ses prélèvements se signaleraient justement par le fait d’éclairer l’exposé très elliptique du livre A des Métaphysiques, que nous lisons cependant grâce au secours de ce même commentaire et notamment, par un transfert d’autorité des plus linéaires, en fonction de ses emprunts au Peri ideôn. La commutation des facteurs de cette équation textuelle confirme sa circularité : dans la mesure où on explique, d’une part, l’exposé lapidaire d’A, 9 en s’appuyant sur le commentaire d’Alexandre, qui – dans une mesure variable – s’inspirait du Peri ideôn et que l’on résout, d’autre part, la question de la nature des emprunts d’Alexandre au traité perdu d’Aristote sur la foi de leur accord avec l’exposé des Métaphysiques, on prétend aborder à la fois le texte d’A, 9 à partir et en fonction des indications qu’Alexandre aurait tirées du Peri ideôn, et (c’est là l’implication circulaire) se fonder sur leur pouvoir de clarification du texte des Métaphysiques pour confirmer leur appartenance au Peri ideôn. C’est pourquoi l’accord, parfois plus apparent que réel, entre les passages du commentaire d’Alexandre, que nous rattachons avec plus ou moins d’assurance au Peri ideôn, et ce que nous lisons ou, parfois, croyons lire dans le texte d’Aristote ne suffit pas à justifier qu’on lui attribue, ailleurs, des énoncés du seul fait qu’ils viennent éclaircir son propos (ou ce que l’on croit être son propos) dans les Métaphysiques 1 . 1. Cette remarque d’Enrico Berti traduit, dans sa version méthodiquement plus raffinée, le porte-à-faux auquel aboutit l’interprétariat contemporain en jouant sur les deux tableaux exégétiques dans l’éventualité, s’entend, que le sentiment d’Alexandre s’écarte pour peu que ce soit de la lettre du texte aristotélicien : « La Metafisica, che costituisce il costante punto di riferimento di Alessandro e dunque di ogni ricostruzione del Peri\ i¹dew½n, prosegue la critica alle idee accennando agli “argomenti più rigorosi (a)kribe/steroi tw½n lo/gwn)”, alcuni dei quali “producono (poiou=sin)” idee dei relativi, altri “dicono (le/gousin)” il terzo uomo (Met. A, 9, 990b 15-17). Alessandro, attingendo nuovamente al Peri\ i¹dew½n, come hanno mostrato, contro l’avviso di Rose, Robin e
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On soupçonne quelles surprises peut réserver une situation textuelle où on lit un document disponible d’après des matériaux dont on est fondé à croire qu’ils descendent plus ou moins directement d’un autre, indisponible par ailleurs, tout en justifiant cette provenance par leur consonances avec le seul accessible. Telle est la figure exégétique dans laquelle s’inscrit tout effort de détermination des liens entre l’exposé d’A, 9 et le Peri ideôn, avec comme relais obligé – tiers inclus et médiateur incontournable – Alexandre et l’immense autorité qui se dégage de son œuvre de commentateur. Il suffit qu’en glosant ces quelques lignes, très ramassées, celui-ci se départe d’Aristote pour que l’éventuel écart se répercute de façon exponentielle sur notre perception des enjeux et du contenu de l’exposé des Métaphysiques, que nous étudions avec, comme appui principal, le témoignage d’Alexandre. Le cas des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn permet d’illustrer les conséquences que peut avoir une altération dans le jeu des identités et des différences propre à un corpus hybride, comme celui que constituent l’exposé d’A, 9, le commentaire afférent d’Alexandre, ainsi que les matériaux issus du Peri ideôn que ce dernier a exploités dans son exégèse du lemme où les arguments plus rigoureux sont mentionnés. Une fois qu’on leur a reconnu, avec Alexandre, une existence indépendante et une autonomie de plein droit, ils deviennent la cheville ouvrière d’un dispositif d’harmonisation de deux textes, i.e. le réquisitoire contre les partisans des Idées en A, 9 et le Peri ideôn, alors même qu’ils sont absents comme tels aussi bien de l’un que de l’autre. La communication entre les deux écrits aristotéliciens repose, dans une mesure qu’il nous reste à déterminer, sur une libre circulation des énoncés, dont la seule garantie est un moyen terme extrinsèque : la section du commentaire d’Alexandre, appelée à assurer la continuité de leur circuit à la fois par la position focale qu’elle occupe et par la fonction subsidiaire qui lui est dévolue. On montrera que ce régime de libre échange et la médiation ou l’arbitrage interprétatif par lequel on met en communication deux textes d’Aristote est le fait d’un corrélat accidentel, dans l’ombre portée duquel s’estompe précisément la perception du transfert autoritaire qui a importé au sein de l’exposé des Wilpert, riferisce anzitutto l’argomento che pone idee dei relativi (tw½n pro/j ti) [La Métaphysique, qui constitue le point de repère constant d’Alexandre et, par conséquent, de toute reconstruction du Peri\ i¹dew½n, poursuit la critique des idées évoquant les “arguments plus rigoureux (a)kribe/steroi tw½n lo/gwn)”, dont certains “produisent (poiou=sin)” des idées de relatifs (tw½n pro/j ti), d’autres “disent (le/gousin)” le troisième homme (Met. A, 9, 990b 15-17). Alexandre, puisant à nouveau dans le Peri\ i¹dew½n, comme Robin et Wilpert l’ont montré contre l’avis de Rose, rapporte tout d’abord l’argument qui pose des Idées de relatifs (tw½n pro/j ti)] » (E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 142).
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Métaphysiques une classe d’arguments, les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ut dicitur communiter, qui n’y étaient pas au départ. On montrera aussi que nous sommes loin d’être en présence de deux variantes d’un même objet, dont l’une se subordonnerait à l’autre, dans la mesure où les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn que propose Alexandre n’ont d’autre vocation que d’instancier et, ce faisant, d’illustrer leur modèle aristotélicien. Il ne s’agit pas de deux versions des mêmes arguments dont l’une prolongerait l’autre à partir de matériaux que la première (la version des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn des Métaphysiques) présupposerait, voire cautionnerait 1 . Il ressortira, au contraire, que l’articulation de ces deux vouloir1. Cette alternative dépend, du moins en partie, de l’acception dans laquelle on prend les e(cwterikoiì lo/goi qui figurent dans une indication qu’on lit au début du livre M des Métaphysiques, en 1076a 26-29 : « eÃpeita meta\ tau=ta xwriìj periì tw½n i¹dew½n au)tw½n a(plw½j kaiì oÀson no/mou xa/rin! teqru/lhtai ga\r ta\ polla\ kaiì u(po\ tw½n e)cwterikw½n lo/gwn [Ensuite, les Idées à part de tout cela, pour elles-mêmes et pour
autant que cela est nécessaire : en effet, nous en avons beaucoup discuté aussi dans les discours mis en circulation] » – et notamment de la réponse à la question de savoir s’il convient ou non de considérer que le Peri ideôn fait partie des travaux exotériques auxquels Aristote croit toujours utile de renvoyer ses lecteurs ou ses auditeurs. Ross, Aristotle. Metaphysics, II, p. 409, ad 1076a 28, était de cet avis, qui comptait le Peri ideôn au nombre des écrits perdus d’Aristote, qu’il avait publiés au sens propre du terme (lost works of his which were published in the full sense). C’était aussi le sentiment de H. Cherniss, qui caractérisait le traité perdu d’Aristote sur les Idées comme une polémique, destinée à la publication, antérieure à la rédaction du livre A des Métaphysiques (cf. Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 186 note 107 ainsi que p. 489). Dans deux textes, le premier de 1955, le deuxième daté de 1957 (mais publié en 1959), A. Jannone a contesté l’interprétation traditionnelle du caractère exotérique des lo/goi en question, qui n’auraient dès lors aucun lien avec les dialogues et les traités qu’Aristote aurait destiné à un public plus large que celui de son école. Contrairement à la signification dans laquelle l’expression e)cwterikoi¿ est plus ou moins unanimement comprise (une autre exception étant le sens proto-gnostique que lui a attribué A.P. Bos, pour qui cet adjectif qualifierait le contenu de ces écrits plutôt que leur diffusion, contenu qui les apparenterait à une science du dehors – ta\ eÃcw –, dont nous retrouverions tous les éléments dans le gnosticisme – cf. « Teologia cosmica e metacosmica nella filosofia greca e nello gnosticismo », Rivista di filosofia neoscolastica, 84, 1992, p. 379, qui résume l’approche imaginative systématiquement adoptée dans Cosmic and MetaCosmic Theology in Aristotle’s Lost Dialogues, Leiden, Brill, 1989, dont on lira notamment le chapitre VII : « Exoterikoi logoi and enkyklikoi logoi in the corpus aristotelicum », p. 113152), les discours qu’Aristote qualifie de la sorte coïncident, selon Jannone, avec « certains développements qui figurent dans l’œuvre même où se trouve la référence et, plus précisément, dans les premiers chapitre du premier livre » (A. Jannone, « Les œuvres de jeunesse d’Aristote et les Lo/goi e)cwterikoi¿ », Rivista di cultura classica e medievale, 1, 1959, p. 203, qui reprend « I Logoi Essoterici di Aristotele », p. 274 et qui sera repris à son tour, quelque quarante ans plus tard, dans A. Jannone (éd.), L’Aristote perdu, Roma, Pubblicazioni del Centro Nazionale delle Ricerche, 1995, p. 32). L’hypothèse de Jannone a fait l’objet d’appréciations divergentes : si P. Louis souligne la clarté et la précision de l’extrato (sic) de Jannone en dépit de sa débâcle typographique (cf. son compte rendu du premier texte, la note présentée à l’Institut vénitien, dans Revue de philologie, 30, 1956,
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dire, dont l’un a pour finalité de seconder l’autre, est commandée par une discontinuité qui ne se dit ni ne s’écrit au présent ou à l’imparfait d’une conscience philosophique, fût-elle erratique. La figure de ce rapport n’est pas de l’ordre du projet ou du dessein d’un sujet philosophique et de son double exégétique. Autrement dit, il ne s’agit pas de repérer, par-delà la succession de deux discours, un troisième propos dont la loi conditionnerait le jeu par lequel la parole magistrale se traduit dans sa reprise scolaire. La structure de cette répétition serait plutôt celle d’une altération qui ne s’inscrit pas dans la continuité entre l’intention d’un auteur et celle de ses commentateurs appelés, par leur vocation et leur finalité propre, à la prolonger et l’expliciter. Elle constitue, au contraire, la suture par laquelle deux discours se soudent et s’articulent l’un à l’autre à partir et en fonction d’un enchaînement non linéaire. Le paradoxe des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn est donc celui d’être à la fois un puissant facteur d’élargissement du corpus aristotélicien et un artefact non aristotélicien, auquel le génie exégétique d’Alexandre, s’il ne l’a pas forgé, a assuré un statut et un crédit que des générations d’interprètes, aux prises avec les questions que soulève un chapitre des Métaphysiques au style laconique et au contenu très dense, n’ont guère contestés. Nous répondrons aussi précisément que possible à la question de savoir quels sont au juste les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn dont parle p. 120-121, qu’il résumera l’année d’après dans la Revue des études grecques, 70, 1957, p. 543) et que P.M. Schuhl, directeur à une époque du Centre Léon Robin, ne lui cachera pas sa sympathie (cf. A. Jannone, « La polémique d’Epicure contre Aristote », dans Actes du VIII congrès : Paris 1968, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 347) de même que G. Reale – qui la lui retirera ensuite (comme il le dit lui-même ad M, 1, 1076a 28-29) –, I. Düring, en revanche, lui reprochera de ne pas adhérer aux données du texte (cf. Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, Göteborg, Göteborgs Universitets Arsskrift, 1957, p. 441). P. Moraux ne lui trouvera, lui, d’autres mérites que sa nouveauté (cf. son compte rendu du premier Jannone, dans L’antiquité classique, 25, 1956, p. 457 ; dans le premier tome de son Der Aristotelismus bei den Griechen, Berlin, Walter de Gruyter, 1973, p. 6, note 10, il sera, si possible, encore plus expéditif : « A. Jannone, I logoi essoterici di Aristotele (1955) ist wertlos [A. Jannone, « I Logoi Essoterici di Aristotele » (1955) n’a aucune valeur] »). Remarquons seulement, avec le Moraux du compte rendu que nous venons d’évoquer (p. 457-458), qu’il est peu plausible que l’exposé du livre A des Métaphysiques soit un préambule à celui du livre M. Cela pour au moins deux raisons : en premier lieu, contrairement à ce que suggère Jannnone, pour qui le polla/ en 1076a 28 n’aurait pas une valeur cumulative (« I Logoi Essoterici di Aristotele », p. 258), le caractère très ramassé des considérations periì tw½n i¹dew½n que l’on peut lire dans le livre A rend fort improbable qu’Aristote les évoque dans ces termes ; en second lieu, puisque – sous ce rapport précis – l’exposé du livre M, reprend à la lettre celui du livre A – voire le développe en formulant, en 1079b 3-11, un argument contre les partisans des Idées, qui ne figure pas en A, 9 –, il est tout aussi improbable qu’il constitue la discussion plus détaillée qui dispenserait son auteur d’entrer à nouveau dans les détails.
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Aristote. Tâchons tout d’abord de les considérer moins pour eux-mêmes qu’à partir du décalage qui les sépare de la nouvelle positivité que leur assignent des doubles à la physionomie incertaine, tel l’argument qu’Alexandre a avancé dans son commentaire des Métaphysiques sous l’intitulé de lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, et – à une toute autre échelle de sophistication – l’argument de substitution – version plus rigoureuse du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n – correspondant cette fois à la deuxième alternative scandée par le « oi¸ me\n…, oi¸ de\… » en 990b 15-17, que Gail Fine a cru pouvoir extraire des indications très succinctes d’une autre page du commentaire d’Alexandre. Restituer le mécanisme de la transformation, discrète mais radicale, par laquelle l’exposé des Métaphysiques où figure la mention des arguments (les) plus rigoureux se trouve à terme décisivement altérée sous l’action d’un autre texte, parasitaire par rapport au premier, le commentaire qu’Alexandre lui a consacré, nous permettra de montrer quels sont les effets que cette flexion exégétique, dont Alexandre est notre témoin le plus ancien, a produits au sein du métadiscours contemporain, qui – au lieu de l’interroger – s’est installé dans sa dérive pour l’exploiter et, à l’occasion, la surexploiter. Les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se trouvent ainsi investis d’une valeur en quelque sorte exemplaire. Soustraits au circuit de leur fétichisation analytique, ils permettent d’illustrer un motif fondamental que le micrologue hérite de l’archéologie philosophique : le souci constant d’étudier les réseaux de textes dans lesquels le philosophe est amené à rencontrer et produire ses objets. Souci, notamment, de tenir compte des différents niveaux auxquels ces réseaux s’organisent, s’échelonnant selon un gradient qui n’est autre que celui, empiriquement assignable, de la textualité tour à tour sous-jacente. À condition de ne pas considérer leur alternative comme exclusive et de les articuler chacun à l’échelle qui lui est propre, il est utile de distinguer entre faits de discours, d’une part, qui relèvent d’une inscription ponctuelle, localisée à certains documents, voire à certains énoncés de ces documents, qu’il convient, par conséquent, d’étudier principalement sur la base de considérations rigoureusement internes, et faits de corpus, d’autre part, qui relèvent plutôt d’une textualité élargie à un ensemble de documents, qu’il est alors expédient d’étudier dans le registre de l’intertextualité. Aussi bien lorsqu’il s’efforce d’identifier et d’assigner dans leur singularité des objets au niveau d’une textualité restreinte, et qu’il est prioritairement confronté à des problèmes de signification pour certains syntagmes ou de construction pour certaines tournures, que lorsqu’il est appelé à étudier le comportement de ces mêmes objets dans des contextes et à des
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fins qui ne sont pas forcément toujours et partout les mêmes – dans les deux cas, les objets auxquels s’intéresse le philosophe sont des variables qu’il ne peut déterminer qu’en situation, à partir et en fonction d’un intervalle compris entre les valeurs qu’une ou plusieurs équations textuelles définissent les unes par rapport aux autres, sans assurance préalable que les mêmes données se retrouvent dans chacune et qu’elles aient partout la même valeur. Ce qui rend tout à fait improbable l’existence d’arguments, thèses et problèmes philosophiques en soi qui pourraient être isolés, prélevés, distraits de leurs contextes. Il y a, au contraire, des systèmes de différences et de relations qui permettent, par leur jeu, d’assigner certains objets au sein de telle ou telle économie de discours. Autrement dit, l’objet philosophique n’est – même dans les meilleurs des cas (c’est-à-dire quand tous les textes sont disponibles et qu’ils le sont tout le temps) – ni plus ni moins et, surtout, rien d’autre que la série de ses occurrences. Celles-ci peuvent très bien se recouper, ponctuellement, mais rien ne garantit, à l’avance, que les éléments par lesquels elles communiquent demeurent les mêmes en passant d’un texte à l’autre ou s’inscrivant dans différentes séquences de textes. Il n’y a pas de mouvement d’idées, il n’y a que des migrations d’énoncés au sein d’une famille de textes ou d’une famille de textes à une autre ; à savoir, des récurrences le long d’une tradition qui peut être continue, mais qui est, le plus souvent, et tout particulièrement en philosophie ancienne et médiévale, non seulement irréductiblement plurielle, mais encore passablement accidentée. C’est pourquoi une mise en garde – en soi parfaitement légitime – contre l’instabilité intrinsèque des identités qu’une œuvre est susceptible d’assumer en fonction des relations – toujours déterminées – que sa matière de texte entretient – d’abord avec son auteur et son époque, ensuite avec ses lecteurs aussi longtemps qu’il s’en trouve pour la lire –, peut s’avérer insuffisante. On se félicitera, par conséquent, de rencontrer sous la plume de Paul Veyne, une consigne de prudence herméneutique aussi stricte que l’adage, bien connu, de Foucault révolutionne l’histoire : « L’œuvre, comme individualité étant censée conserver sa physionomie à travers le temps, n’existe pas (seule existe sa relation à chacun des interprétateurs), mais elle n’est pas rien : elle est déterminée dans chaque relation ; la signification qu’elle a eue en son temps, par exemple, peut faire l’objet de discussions positives. Ce qui existe, en revanche, c’est la matière de l’œuvre, mais cette matière, elle, n’est rien, tant que la relation n’en fait pas ceci ou cela » 1 . 1. P. Veyne, « Foucault révolutionne l’histoire », dans Comment on écrit l’histoire, p. 425.
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On lui associera, néanmoins, une recommandation supplémentaire : ce que P. Veyne appelle ici la matière d’un texte a, elle aussi, une histoire. Et cette histoire, avant d’être celle des informations successives que les contenus de l’œuvre reçoivent du fait des relations dans lesquelles elle entre au hasard des rencontres, est celle du corpus auquel cette matière se trouve incorporée, qui peut s’altérer ou se redistribuer au cours de sa transmission. C’est pourquoi, en remontant la filière des interprétations, le philosophe historien commencera par se demander si leur matière est bel est bien la même dans tous les cas. Il ne se posera qu’ensuite la question de savoir si les contenus de l’œuvre ont subi des déplacements et lesquels. Au lieu de retracer l’évolution, supposée linéaire (i.e. continue et uniforme), d’un objet philosophique – c’est-à-dire au lieu de croire qu’il y a d’abord quelque chose comme un objet philosophique, lequel aurait ensuite une histoire – et de présumer, en l’occurrence, qu’il y ait des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn qu’Aristote aurait mentionnés dans tel passage des Métaphysiques et qu’Alexandre aurait glosés dans telle section de son commentaire s’appuyant pour ce faire sur un autre écrit d’Aristote, le traité sur les Idées dont on perdra la trace par la suite, la première tâche de l’exégète est d’interroger les textes que la tradition lui a légués, afin de repérer les glissements par lesquels la figure de discours qui permettait, dans un document donné, de parler – dans certains cas et dans certains cas seulement – d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, se trouve altérée dans et par un autre document, que commande une nouvelle répartition de tels arguments, lesquels – du coup – ne sont plus les mêmes. Il n’est d’autre moyen de dénoncer la fiction qui consiste à identifier tous ces arguments d’après l’une de leurs occurrences, censée expliquer selon une téléologie à la fois rétrospective et prospective la suite de leurs manifestations, que de procéder à une enquête dont le but est de déterminer la généalogie de ce fait de discours que sont les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, dans le respect de son profil – qui est complexe – et de ses genèses – qui sont multiples –. À défaut, on risque tout simplement de s’encombrer d’un opérateur abstrait de plus, lequel est peut-être d’un certain confort (en fait de maniabilité analytique il présente des avantages incontestables), mais dont l’inconvénient est d’être plus profitable à la sociologie du philosophe de service qu’à la science des objets philosophiques. Il appartient donc au micrologue, après avoir rejeté l’erreur qui consiste à décrocher les énoncés, où il est question des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, des conditions dans lesquelles ils ont été produits et transmis, de décrire ces mêmes arguments tels que nos sources les préservent en se les confiant les unes les autres. En cela il
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s’emploie davantage à restituer des textures et des corrélations entre documents et à réactiver des circuits textuels, qu’il ne passe son temps à faire justice d’arguments qui ont été formulés dans un autre idiome philosophique que le sien. Par là, la micrologie renoue avec sa vocation première, qui est d’être la mémoire externe et adventice des textes de la tradition, qu’elle aborde et relie entre eux ; un art combinatoire des vouloir-dire philosophiques livrés au jeu des interprétations, que détermine souvent l’écart de leurs répétitions plutôt que les rebondissements d’une conscience philosophique, fût-elle intermittente. Dans cet effort visant à reconquérir une matière historique sur laquelle travailler de première main, le micrologue sait que la seule chance de discerner dans son évidence fossile ce que penser veut dire dépend de son refus d’élever les idiosyncrasies de son temps au rang de procureurs d’un tribunal universel de la raison. Cet essai micrologique n’a d’autre ambition que de jouer, laborieusement, cette chance, de la recueillir surtout des mains de mon Maître Alain de Libera et de la lui rendre intacte comme un témoignage de filiation intellectuelle, en l’espèce d’un livre écrit sur d’autres livres pour éclairer le mécanisme d’une tradition qui a cela de caractéristique : ses documents s’écrivent et se lisent les uns dans les autres. Par les objectifs qu’il se donne et la méthode qu’il suit, ce travail se conçoit, pour l’essentiel, comme une extension, ponctuelle, ou un corollaire, localisé et à la petite échelle, d’une archéologie des textes philosophiques dont il emprunte les outils et avec laquelle il partage un certain nombre de présupposés. Trois en particulier sont a évoquer ici, qu’Alain de Libera a formulés et que nous reprenons à notre compte dans leur figure la plus radicale : « Notre relativisme historique tient à cela que toute thèse est relative au monde qui l’a vue naître et la réclame, en même temps, pour être monde. Le relativisme bien compris est un holisme, et, pour cette raison, il est aussi discontinuiste » 1 . Si, croyons-nous, le relativisme demeure une question d’inclination personnelle, dont l’intérêt est tout au plus anecdotique – on se découvre relativiste ou antirelativiste un peu comme on apprécie moyennement les blagues sur les blondes, on n’est pas insensible à quelques-unes au moins des revendications du FLNJ (Front de libération des nains de jardin) et on coupe le son lorsque NTM (NTM) passe à la radio –, il ne faut pas se dissimuler, en revanche, qu’en matière de philosophie c’est aller à rebours du bon sens que d’oublier que nos questions ont moins 1. A. de Libera, « Retour de la philosophie médiévale », Le débat, 72, 1992, p. 161.
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une histoire, qui d’ailleurs n’est ni celle de la Raison ni celle de nos programmes universitaires, qu’elles ne sont plutôt le précipité d’un certain nombre de pratiques, le corrélat d’événements dont la dispersion ne se laisse qu’occasionnellement réduire à une succession ordonnée, voire à une série ininterrompue d’épisodes homogènes. Le respect de la discontinuité est alors la seule option exégétique qui s’offre à l’historien de la philosophie, à condition qu’il renonce toutefois à la prétention d’écrire cette histoire au présent. Désolidariser les parties du tout auquel elles appartiennent, briser la circulation non seulement des énoncés les uns dans les autres, mais, à une échelle variable, des textes (i.e. des séquences d’énoncés) les uns dans les autres, pour les aligner dans un diaporama où défileraient l’original et ses interprétations successives (comme s’ils n’étaient que les manifestations consécutives que des arguments, des thèses et des problèmes sont susceptibles d’assumer et dont ils ne feraient que déployer les effets, tous commensurables, dans le renvoi continu à une origine commune et recyclable à loisir) revient tout simplement à renoncer au seul moyen d’échapper à l’anachronisme et à l’approximation, ces fléaux philosophiques qui sévissent dès que l’on oublie de référer les énoncés aux corpus sur lesquels ils ont été prélevés 1 , et que l’on s’empresse d’adhérer à des arguments ou d’en rejeter d’autres, avant même de savoir à quels arguments on a affaire au juste. ALEXANDRE D’APHRODISE ET L’ARGUMENT DIT DES RELATIFS On relie de façon spontanée et passablement dogmatique l’argument qu’Alexandre présente comme lo/goj e)k tw½n pro/j ti (kataskeua/zwn i¹de/aj) aux arguments plus rigoureux, dont Aristote dit qu’ils aboutissent à la position d’Idées de pro/j ti. Pour peu qu’on l’étudie de plus près, on s’apercevra cependant que ce lien ne va pas de soi. Qu’on analyse ensuite la manière dont Alexandre a utilisé les matériaux qu’il empruntait au Peri ideôn, et on se demandera s’il ne s’est servi du traité perdu d’Aristote comme d’un palimpseste dont il a isolé et réorganisé un certain nombre d’éléments. Rien ne nous garantit au demeurant qu’ils intervenaient tous et qu’ils intervenaient dans l’ordre qu’il leur a assignés dans son commentaire. Rien ne garantit surtout que leur utilisation dans le Peri ideôn présentait une affinité quelconque avec le
1. A. de Libera, « Archéologie et reconstruction », dans K.O. Apelt et alii, Un siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard - Centre Pompidou, 2000, p. 583.
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dilemme dans lequel sont pris les 17.
a)kribe/steroi tw½n lo/gwn
en 990b 15-
Si une considération préliminaire du texte des Métaphysiques s’opposait à ce que l’on dissocie les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn des arguments qu’Aristote rappelait très schématiquement en 990b 11-15, un examen du commentaire d’Alexandre fera ressortir qu’il n’y a pas de raisons de poser les uns à part des autres ni de quoi conforter l’hypothèse que certains d’entre eux méritent d’être tenus pour plus rigoureux que d’autres. En effet, cette section du traité d’Alexandre ne nous encourage guère à penser qu’une discussion ponctuelle des raisons en faveur et à l’encontre de l’existence de l’Idée d’au)to\ to\ iãson (égal en soi) – que les philosophes des Formes, soit dit au passage, se seraient peut-être bien gardés de considérer comme un relatif – se laisse apparenter à quelque chose comme un argument spécialement conçu pour prouver l’existence d’Idées de relatifs en général. Un certain nombre d’indices tendent, au contraire, à exclure qu’Alexandre ait pu trouver dans le Peri ideôn et de quoi étoffer le rejet des Idées de pro/j ti à partir de la considération de leur hypostase défective, et de quoi articuler cet inconvénient à l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj, selon les termes du dispositif qui commande leur alternative dans le lemme correspondant des Métaphysiques. Commençons par définir la séquence ou le code source de la section du commentaire aux Métaphysiques où figure l’argument e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj. Ce texte a été intégré aux fragments du Peri ideôn à la suite des travaux de Robin et de Cherniss, qui l’ont exploité au même titre que le reste de la discussion d’Alexandre, ainsi que de Wilpert, qui a plaidé en faveur de critères moins restrictifs que ceux adoptés par Rose dans ses éditions de l’Aristote perdu 1 . Ross a suivi cette ligne éditoriale et accueilli, avec Wilpert, deux nouveaux passages, In Met., 82.11 - 83.17 et 83.22-30, dans son recueil de 1955 2 . Harlfinger a fait de même dans sa nouvelle collation des manuscrits du commentaire d’Alexandre pour l’édition que Leszl a adoptée comme texte de base pour son étude de 1975 et dont nous reportons ci-dessous la recensio vulgata, accompagnée de deux traductions, dont le gradient, 1. P. Wilpert, « Reste verlorener Aristotelesschriften bei Alexander von Aphrodisias », p. 393 (pour l’intégration d’Alexandre, In Met., 82.11 - 83.17 et 83.22-30). 2. W.D. Ross (éd.), Aristotelis fragmenta selecta, Clarendon Press, Oxford 1955, p. 124-125 ; cf. Praefatio, p. VII pour le rappel de la contribution de Wilpert à ce dossier (optime tractavit homo doctissimus).
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respectueux du principe de densité, permettra au lecteur d’apprécier les éventuelles libertés que nous aurons prises avec la lettre du texte. Pour des raisons qui apparaîtront en lisant cursivement cette page d’Alexandre, ce document sera réparti en 11 sections : la première correspondant à Met., 82.11, la deuxième à 82.11 - 83.6, et ainsi de suite pour 83.6-9, 83.9-12, 83.12-17, 83.17-22, 83.22-24, 83.24-26, 83.26-28, 83.28-30, la onzième et dernière, selon notre décompte, étant 83.30-33. Pour des raisons qui apparaîtront également au cours de notre lecture, les sections que nous venons de distinguer se distribueront selon une répartition autoritaire qui exclut que leur paternité soit à attribuer au seul Aristote ou, alternativement, au seul Alexandre. Selon un schéma, que nous allons d’abord décrire sommairement, justifier ensuite au cours de l’analyse, les sections [1], [6], [7], [8] et [11] sont à considérer comme des gloses, qui viennent entourer et articuler les autres ([2], [3], [4], [5], [9] et [10]), pour lesquelles on peut tout à fait imaginer qu’Alexandre se soit directement inspiré de l’Aristote du traité perdu sur les Idées. [1]
o( me\n e)k 1 tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj lo/goj toiou=to/j e)stin.
L’argument qui établit des Idées à partir des relatifs est de cette sorte.
Tel est l’argument qui établit des Idées à partir des relatifs.
[2]
e)f' [12] wÒn tau)to/n ti pleio/nwn kathgoreiÍtai mh\ o(mwnu/mwj, a)ll' w¨j mi¿an tina\ [13] dhlou=n fu/sin, hÃtoi t%½ kuri¿wj to\ u(po\ tou= kathgoshmaino/roume/nou menon [83.1] eiånai tau=ta a)lhqeu/etai kat' au)tw½n, w¨j oÀtan aÃnqrwpon le/gwmen Swkra/thn [2] kaiì Pla/twna, hÄ t%½ ei¹ko/naj au)ta\ eiånai tw½n a)lhqinw½n, w¨j e)piì tw½n gegramme/nwn [3] oÀtan to\n aÃnqrwpon kathgorw½men (dhlou=men ga\r e)p' e)kei¿nwn ta\j [4] tw½n a)nqrw¯pwn ei¹ko/naj th\n au)th/n tina fu/sin e)piì
Des plusieurs dont quelque chose d’identique se prédique non homonymiquement mais comme manifestant une certaine nature unique, ou bien par l’être ces plusieurs au sens strict ce qui est signifié par le prédicat qui est dit d’eux avec vérité, comme lorsque nous disons homme Socrate et Platon, ou bien par l’être ces plusieurs des images des véritables, comme lorsque nous prédiquons l’homme des ceux qui sont peints (nous manifestons en effet concernant ces derniers les images des hommes,
Quelque chose d’identique se prédique de plusieurs, non de façon homonyme, en manifestant plutôt une seule et même nature, ou bien parce que ceux dont il est vrai de le prédiquer sont au sens strict ce que tel prédicat signifie, comme lorsque nous disons que Socrate et Platon sont des hommes ; ou bien parce qu’il s’agit d’images de ceux qui le sont en vérité, comme lorsque nous prédiquons l’homme des hommes peints (ce sont, en effet, des images d’hommes, manifestant dans tous les cas une seule et même nature) ; ou bien, parce qu’il y a d’un côté le
1. Harlfinger ad 82.11 : « e)k O (Laurentianus 85, 1) A (Parisinus gr. 1876) C (Parisinus Coislisianus 161) : kaiì coni. Bonitz ».
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MICROLOGIA DESTRUENS pa/ntwn shmai¿nontej), hÄ [5] w¨j to\ me\n au)tw½n oÄn to\ para/deigma, ta\ de\ ei¹ko/naj, w¨j ei¹ a)nqrw¯pouj Swkra/th [6] te kaiì ta\j ei¹ko/naj au)tou= le/goimen.
signifiant une certaine nature, la même, à propos de toutes), ou bien comme l’un d’entre eux étant le modèle, les autres les images, comme si nous disions hommes Socrate aussi bien que ses images.
modèle, de l’autre ses images, comme lorsque nous disons que Socrate et les images de Socrate sont des hommes.
[3]
kathgorou=men de\ tw½n e)ntau=qa [7] to\ iãson au)to\ o(mwnu/mwj au)tw½n kathgorou/menon! ouÃte ga\r o( au)to\j pa=sin [8] au)toiÍj e)farmo/zei lo/goj, ouÃte ta\ a)lhqw½j iãsa shmai¿nomen!
Or, nous prédiquons de ceux d’ici-bas l’égal luimême, dont il est prédiqué homonymiquement. En effet, ni la même définition ne s’adapte à eux tous, ni nous ne signifions des vraiment égaux.
Or, l’égal lui-même se prédique de façon homonyme de ceux dont nous le prédiquons ici-bas. En effet, ni la même définition ne convient à tous, ni nous ne signifions des choses qui sont vraiment égales.
[4]
kineiÍtai ga\r to\ [9] poso\n e)n toiÍj ai¹sqhtoiÍj kaiì metaba/llei sunexw½j kaiì ou)k eÃstin a)fwrisme/non. [10] a)ll' ou)de\ a)kribw½j to\n tou= iãsou lo/gon a)nadexo/menon tw½n e)ntau=qa/ [11] e)sti¿ ti. a)lla\ mh\n a)ll' ou)de\ w¨j to\ me\n para/deigma au)tw½n to\ de\ ei¹ko/na! [12] ou)de\n ga\r ma=llon qa/teron qate/rou para/deigma hÄ ei¹kw¯n.
En effet, le quantifié varie dans les sensibles et il change sans arrêt et n’est pas déterminé. Il n’y a pas non plus quelque chose d’ici-bas qui reçoive précisément la définition de l’égal. Mais non plus une chose d’ici-bas comme modèle des autres, l’autre comme image : aucune n’est, en effet, plus qu’une autre modèle ou image d’une autre.
La quantité dans les sensibles varie, elle change sans arrêt et il n’est pas possible de la déterminer. La définition de l’égal ne s’applique pas non plus rigoureusement à aucune des choses d’ici-bas. Et, d’ailleurs, celles-ci ne sont pas non plus les unes des modèles pour les autres, les autres des images. En fait, les choses d’ici-bas ne sont pas plus des modèles les unes pour les autres qu’elles ne sont des images.
[5]
ei¹ de\ kaiì de/caito/ [13] tij mh\ o(mw¯numon eiånai th\n ei¹ko/na t%½ paradei¿gmati, a)eiì eÀpetai tau=ta [14] ta\ iãsa w¨j ei¹ko/naj eiånai iãsa tou= kuri¿wj kaiì a)lhqw½j iãsou. ei¹ de\ tou=to, [15] eÃsti ti au)to/ison kaiì kuri¿wj, pro\j oÁ ta\ e)nqa/de w¨j ei¹ko/nej gi¿netai¿ te kaiì [16] le/getai iãsa, tou=to
Mais encore si quelqu’un admet que l’image n’est pas homonyme par rapport au modèle, il suit toujours que ceux égaux sont égaux comme images de l’égal au sens strict et véritable. Cela étant, il y aura quelque chose d’égal en soi et au sens strict, par rapport auquel les choses d’ici-bas deviennent et
Si tant est que l’on ait l’on a convenu que l’image n’est pas homonyme par rapport à son modèle, il s’ensuivra à coup sûr que les choses qui sont égales le sont en tant qu’images de l’égal au sens strict et véritable. S’il en est ainsi, il y aura un égal en soi et au sens strict, à l’image duquel les choses d’ici-bas en viennent à être et à être
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de/ e)stin i¹de/a, para/deigma [kaiì ei¹kwÜn] 1 toiÍj pro\j au)to\ ginome/noij.
sont dites égales en tant qu’images ; or, cela est l’Idée, modèle de ceux qui deviennent par rapport à lui.
dites égales ; cela est justement l’Idée, modèle pour ce qui lui correspond parmi les choses en devenir.
[6]
[17] eiâj me\n ouÅn ouÂtoj lo/goj o( kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, [18] dokw½n e)pimele/steron kaiì a)kribe/steron kaiì prosexe/steron aÀptesqai th=j [19] dei¿cewj tw½n i¹dew½n. ou)de\ ga\r to\ koino\n eiånai¿ ti para\ ta\ kaq' eÀkasta [20] a(plw½j ouÂtoj o( lo/goj dokeiÍ deiknu/nai, wÐsper oi¸ pro\ au)tou=, a)lla\ to\ para/deigma/ [21] ti eiånai tw½n e)ntau=qa oÃntwn kuri¿wj oÃn! tou=to ga\r xarakthristiko\n [22] eiånai dokeiÍ tw½n i¹dew½n ma/lista.
Celui-ci est donc l’argument qui établit aussi des Idées de relatifs, qui semble plus soigné et plus rigoureux et plus adapté à la démonstration des Idées. En effet, cet argument ne semble pas prouver simplement que le commun est quelque chose en dehors des particuliers, comme ceux avant lui, mais qu’il est un certain modèle pour ceux qui sont ici-bas, étant au sens principal : ce qui semble être caractéristique des Idées au plus haut point.
Tel est donc l’argument qui établit des Idées aussi pour des relatifs, argument qui semble être plus minutieux, plus rigoureux et mieux adapté à administrer la preuve qu’il y a des Idées. En effet, cet argument ne semble pas prouver seulement que ce qui est commun est quelque chose en dehors des particuliers, ce que font les arguments qui le précèdent, mais qu’il est un modèle pour ceux qui sont ici-bas ce qu’il est au sens éminent : et cela, semble-t-il, est, au plus haut point, caractéristique des Idées.
[7]
tou=ton dh\ to\n lo/gon fhsiì kaiì tw½n [23] pro/j ti i¹de/aj kataskeua/zein. h( gou=n deiÍcij h( nu=n e)piì tou= iãsou proh=lqen, oÀ [24] e)sti tw½n pro/j ti!
Celui-ci donc, dit-il, est l’argument qui établit aussi des Idées des relatifs. La présente démonstration au moins procède en fonction de l’égal, qui est un relatif.
Tel est donc l’argument, dit Aristote, qui établit des Idées même pour les relatifs. À tout le moins, cette démonstration procède en fonction de l’égal, qui en est un.
[8]
tw½n de\ pro/j ti ou)k eÃlegon i¹de/aj eiånai dia\ to\ ta\j me\n [25] i¹de/aj kaq' au(ta\j u(festa/nai au)toiÍj ou)si¿aj tina\j ouÃsaj, ta\ de\ pro/j ti e)n [26] tv= pro\j aÃllhla sxe/sei to\ eiånai eÃxein.
Or, ils disaient qu’il n’y a pas d’Idées des relatifs parce que, pour eux, elles sont certaines substances qui subsistent par ellesmêmes, alors que les relatifs ont leur être dans la relation des uns par rapport aux autres.
Or, il est exclu qu’il y ait, pour eux, des Idées de relatifs, puisque les Idées sont, à leur avis, des substances qui subsistent par elles-mêmes, alors que l’être des relatifs consiste dans la relation des uns par rapport aux autres.
[9]
eÃti de\ ei¹ to\ iãson iãs% iãson, plei¿ouj [27] i¹de/ai
De plus, si l’égal est égal à l’égal, il y aura plusieurs
De plus, si l’égal est égal par rapport à l’égal, il y en aura
1. Harlfinger ad 83.16 : « para/deigma kaiì ei¹kwÜn OAC : kaiì ei¹kwÜn del. Wilpert ».
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MICROLOGIA DESTRUENS tou= iãsou aÄn eiåen! to\ ga\r au)to/ison au)toi¿+s% iãson! ei¹ ga\r mhdeniì iãson, [28] ou)de\ iãson aÄn eiãh.
Idées de l’égal. En effet, l’égal en soi sera égal à l’égal en soi : en effet, s’il n’est égal à rien, il ne sera pas égal.
plusieurs Idées. En effet, l’égal en soi sera égal par rapport à l’égal en soi : s’il n’est pas égal par rapport à quelque chose, il ne sera pas non plus égal.
[10]
eÃti deh/sei kaiì tw½n a)ni¿swn kata\ to\n au)to\n lo/gon i¹de/aj [29] eiånai! o(moi¿wj ga\r tw½n a)ntikeime/nwn eÃsontai¿ ge hÄ ou)k eÃsontai i¹de/ai! to\ [30] de\ aÃnison o(mologeiÍtai kaiì kat' au)tou\j e)n plei¿osin eiånai.
Encore, par le même argument, il faudra qu’il y ait aussi des Idées des inégaux ; certes il y aura de même, ou il n’y aura pas des Idées d’opposés ; mais il est convenu par eux aussi que l’inégal est en plusieurs.
Encore, il s’ensuit de ce même argument qu’il y aura aussi des Idées pour les inégaux ; en fait, c’est au même titre qu’il y aura ou pas d’Idées d’opposés ; or, même eux, ils conviennent que l’inégal est en plusieurs.
[11]
pa/lin de\ e)koinopoi¿hse [31] th\n do/can w¨j pro\j oi¹kei¿an ouÅsan au)th\n le/gwn, dia\ tou= ei¹peiÍn « wÒn [32] ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj », ge/noj le/gwn a)ntiì tou= u(po/stasin kaiì [33] fu/sin, eiã ge to\ pro/j ti parafua/di eÃoiken, w¨j e)n aÃlloij eiåpen.
Encore une fois il s’associe à l’opinion parlant comme si elle était familière, par le fait de dire : « dont nous disons que le genre n’est pas par soi » ; il parle de « genre » pour l’hypostase, c’est-àdire la nature, s’il est vrai que le relatif ressemble à une pousse secondaire, comme il dit ailleurs.
À nouveau, Aristote s’associe à leur point de vue, parlant comme s’il allait de soi, lorsqu’il dit : « dont nous disons que le genre n’est pas par soi » ; par « genre » il entend la réalité, c’est-à-dire la nature, si tant est que le relatif ressemble à une pousse secondaire, comme il l’affirme ailleurs.
In Met., 82.11 [1] place la suite sous les auspices d’une allégation liminaire : il y a un argument spécialement associé aux pro/j ti. Par son biais, Alexandre introduit une première série d’éléments dont la matrice est, très possiblement, aristotélicienne et dont la source principale, sinon exclusive, pourrait bien être le Peri ideôn. Le premier de ces emprunts, 82.11 - 83.6 [2], consiste en une typologie catégorielle visant à déterminer dans quels cas une prédication s’effectue mh\ o(mwnu/mwj, c’est-àdire dans quelles conditions un prédicat ne se dit pas de façon homonyme de ce dont il est prédiqué, mais se réfère à une seule et même nature. Le deuxième, 83.6-9 [3] avec son prolongement en 83.9-12 [4], fait état d’un jeu d’objections, scandé par le « ouÃte…, ouÃte… » des lignes 83.7-8, à l’encontre de la possibilité de prédiquer, autrement que de façon homonyme, to\ iãson des iãsa particuliers. Dans le cadre de cette discussion ou, du moins, dans la version qu’Alexandre en a proposée ou retenue, ces apories demeurent sans réponse. La suite, 83.12-17 [5], si elle est tirée du Peri ideôn (comme semblerait le confirmer le fait
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qu’Alexandre s’en autorisera un peu plus loin), apporte toutefois une confirmation conditionnelle (ei¹ de\ kaiì de/caito/ ktl.) de la possibilité de prédiquer mh\ o(mwnu/mwj l’égal en se prévalant de la synonymie du modèle et des copies telle qu’elle vient d’être posée, en 83.2-4, pour les hommes et leurs images. En 83.17-22 [6], section qu’une majorité d’interprètes s’accorde à considérer comme une remarque subsidiaire d’Alexandre, cette inférence est associée au lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj annoncé en [1], qu’Alexandre appelle à présent – et qu’il appellera désormais – o( kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj (argument qui établit des Idées aussi de relatifs). Tel argument serait a)kribe/steroj dans la mesure où, contrairement à ceux qui le précèdent (cf. toutefois 79.5-8), il met l’accent sur la valeur exemplaire de l’Idée par rapport aux particuliers dont elle est prédiquée en commun. C’est là la première glose d’Alexandre et son intervention la plus massive dans la construction du logos des relatifs. L’identification de cette inférence avec l’argument qu’Alexandre désigne à nouveau par l’expression kaiì tw½n pro/j ti (plutôt qu’e)k tw½n pro/j ti) s’opère à la faveur d’une double caution : le fhsi¿ de la ligne 83.22 et une protestation (« h( gou=n deiÍcij h( nu=n ktl. »), qui trahit le dessein d’harmonisation qu’Alexandre poursuit en 83.24-26 [8] où s’achève cette longue glose intercalée entre deux sections, 83.12-17 [5] d’une part et 83.26-28 [9] d’autre part, dont le langage et le contenu se répondent par-delà la solution de continuité que l’interpolation des sections [6] à [8] représente aussi bien du point de vue de l’argumentation que du lexique. Alexandre, qui vient d’insister, rétrospectivement, en [7], sur le fait qu’iãson est un pro/j ti, met à présent en évidence, prospectivement, l’inconvénient que cela représente pour toute une classe d’entités dont la nature relationnelle est foncièrement incompatible avec celle, éminemment kaq' au(to/, de leur contrepartie idéale. La section que nous lisons après, 83.26-28 [9], reprend le vocabulaire et le fil interrompu des objections ponctuelles en [3] et [4], ainsi que de l’inférence, formulée en [5], pour dénoncer, de concert avec 83.28-30 [10], les inconvénients que présente la position d’une Idée d’au)to\ to\ iãson. Ce nouveau jeu d’objections ne développe pas l’anomalie qu’Alexandre signalait dans la section immédiatement précédente (83.24-26 [8]), où il était question du statut antinomique d’un relatif en soi (raison pour laquelle les platoniciens les premiers auraient exclu ou, à tout le moins, selon la valeur que l’on assigne à l’ou)k eÃlegon en 83.24, auraient dû exclure qu’il y a des Idées de pro/j ti en général). Plutôt, il est le fait d’un dédoublement de la contrepartie idéale des iãsa empiriques qu’entraîne la synonymie de la Forme séparée et des particuliers : celle-là serait prise, au même titre que ces derniers, dans un jeu d’impli-
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cations censé en compromettre l’unité. Un deuxième inconvénient, symétrique, fait pendant, en 83.28-30 [10], à celui qu’on vient de lire en 83.26-28 [9], en l’espèce de l’admission de l’Idée d’un prédicat négatif, au)to\ to\ aÃnison, opposé à au)to\ to\ iãson. 83.30-33 [11], qui est une nouvelle glose d’Alexandre – se rattachant au refus d’admettre des Idées de relatifs qu’Alexandre évoquait plus haut, dans un autre passage de sa plume, à savoir 83.24-26 [8] –, achève cette section par une caution textuelle éloignée, aussi bien par sa provenance que par son contenu, des objections qui la précèdent immédiatement ; nouvelle solution de continuité que la transition « pa/lin de\ ktl. » fait clairement ressortir. * La section qu’Alexandre consacre au premier des a)kribe/steroi tw½n présente une texture irrégulière. À ce qu’il est loisible de considérer comme des emprunts plus ou moins directement inspirés de sa source principale – disons, pour simplifier, le Peri ideôn – font pendant des interventions, localisées mais lourdes, qu’il importe d’identifier et dont il faut apprécier l’ampleur et mesurer les effets. Elles constituent les sutures par lesquelles se trahit la solution de continuité exégétique qui, en l’état de nos sources, est l’ancêtre le plus ancien du divorce entre les arguments tirés des sciences, de l’unité d’une pluralité ainsi que de la pensé de ce qui n’est plus, d’une part, et les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, d’autre part. À une ou deux exceptions près, ces anomalies ont été recensées et décrites ; il s’agit à présent de les faire entrer, systématiquement, en ligne de compte. Mentionnons-les selon leur ordre d’apparition dans le texte : le double intitulé sous lequel Alexandre se réfère au premier des arguments plus rigoureux, qu’il appelle tantôt lo/goj e)k tw½n pro/j ti, tantôt lo/goj kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj ; l’explication qu’il avance de la raison pour laquelle ce raisonnement serait, contrairement à ceux qui le précèdent, a)kribe/steroj et, en particulier, le lien qu’il établit entre cette valeur démonstrative ajoutée et l’insistance sur la nature de paradigme des Idées dont il serait appelé à prouver l’existence ; les hésitations qui scandent certains passages de son exposé, marqués par la fréquence de tournures où figurent des formes du verbe doke/w (dokw½n… présumant, dokeiÍ… semble-t-il), mais également ses allégations programmatiques ; la métonymie par laquelle il confirme l’existence d’un argument des relatifs à partir du constat qu’au)to\ to\ iãson en est un ; la solution de continuité entre les deux sections contiguës où sont dénoncées, d’une part (83.24-26), l’incompatibilité entre le caractère relatif des pro/j ti et la prétention de leur associer une Idée, c’est-à-dire une entité séparée, lo/gwn
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éminemment kaq' au(to/, et, d’autre part (83.26-28 et, accessoirement, 83.28-30), l’implication par laquelle le jeu de relations qui définit to\ iãson ici-bas se transfère par synonymie des particuliers à l’Idée ; enfin l’absence d’une explication, autre que lexicale – par la référence, qui plus est, à un autre texte que le Peri ideôn, à savoir Eth. Nic., I, 4, 1096a 19-23 –, de la phrase clé du lemme à l’étude (« wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj »). Avant d’analyser sa structure et son articulation, il n’est peut-être pas inutile de consacrer quelques considérations préliminaires à l’intitulé même de ce lo/goj qui établirait (kataskeua/zwn) non seulement des Idées de pro/j ti (aussi, même des Idées de relatifs, comme le suggère l’expression, kaiì tw½n pro/j ti, par laquelle Alexandre le désigne le plus souvent), mais bien à partir de relatifs (e)k tw½n pro/j ti – selon la leçon unanime des manuscrits, remise à l’honneur par Harlfinger, après une éclipse relative et, faut-il croire, intermittente 1 , due à une correction proposée par Bonitz et adoptée par Hayduck). S’il est naturel de tirer tout le profit philologique et philosophique possible de la perspicacité paléographique de Dieter Harlfinger, dernier éditeur en date du Peri ideôn, qui a montré que la correction proposée par Bonitz en 82.11 – kai¿ au lieu de e)k – reposait sur des bases paléographiques encore plus fragiles que celles que Hayduck suggérait dans son apparat 2 , une question qui n’a pas perdu d’intérêt et qu’il convient d’évoquer est de savoir quel Titivillus a bien pu souffler, à la place de l’e)k des manuscrits, un kaiì tw½n pro/j ti à l’oreille pourtant surentraînée de Bonitz, insigne érudit du grand siècle de la philologie allemande, spécialiste non seulement de l’édition des textes d’Aristote et des 1. Il est à noter que Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 19, appelait, avec Alexandre, l’argument des relatifs : e)k tw½n pro/j ti. Owen aussi, qui ne laissait planer le moindre doute sur son origine aristotélicienne, s’opposait à la correction d’e)k tw½n pro/j ti en kaiì tw½n pro/j ti : « But the text of 82.11 (ho men ek tôn pros ti kataskeuazôn ideas logos) should not be emended, for this comes from the Peri Ideôn and not from Alexander [Mais il ne faudrait pas amender le texte en 82.11 (…), puisqu’il ne vient pas d’Alexandre, mais du Peri ideôn] » (« A Proof in the Peri Ideôn », Journal of Hellenistic Studies, 57, 1957, p. 107 note 28). O. Gigon (éd.), Aristotelis librorum deperditorum fragmenta, Berlin, Walter de Gruyter, 1987, p. 379 reviendra à la leçon kaiì tw½n pro/j ti dans son édition des fragments du Peri\ i¹dew½n, qu’il préfère cependant intituler, d’après Diogène Laërce, V, 23.17, Periì th=j i¹de/aj, en un seul livre (a). 2. Cette correction est tout simplement dépourvue de fondement textuel, étant donné que les codices L (Laurentianus 87, 12) et F (Ambrosianus F 113 sup.) ne portent pas non plus la leçon kaiì tw½n pro/j ti, mais la même que les autres (A, O et C), à savoir e)k tw½n pro/j ti. On peut donc considérer celle-ci, sinon comme la leçon authentique, du moins comme la leçon qui a pour elle l’autorité unanime des témoins disponibles.
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commentateurs (notamment d’Alexandre exégète des Métaphysiques), mais aussi du grec philosophique d’Aristote, auquel on doit ce monument qu’est l’Index Aristotelicus, formidable compendium de la langue du corpus aristotélicien (c’est-à-dire à la fois du lexique et de la grammaire de sa pensée). La réponse tient peut-être à l’aversion naturelle du lexicographe pour les hapax, ces expressions qui échappent à tout phénomène de récurrence sur laquelle les gens du métier se fondent pour leur travail d’inventaire et d’organisation d’un idiome, en l’occurrence philosophique. L’inadvertance de Bonitz s’explique sans peine. Non seulement la locution e)k tw½n pro/j ti est très rare chez Alexandre 1 , mais au sens qu’elle a en 82.11, n’a pas d’équivalents susceptibles de servir de termes de comparaison. En revanche, l’expression kaiì tw½n pro/j ti (que Bonitz lui a préférée) se trouve attestée, avec le même sens et dans ce même contexte, à trois reprises 2 . S’il est sans doute peu avisé d’aller contre une leçon qui fait l’unanimité des manuscrits et biffer un e)k tw½n pro/j ti pour lire un kaiì tw½n pro/j ti à la place, n’est-il pas, à sa façon, tout aussi téméraire de faire surgir un nouvel argument sur la base d’un fait philologique aussi ponctuel – une occurrence isolée, si authentique soit-elle –, compte tenu du fait qu’Aristote, lui, parle, en 990b 15-17 de lo/goi, au pluriel, qui produisent des Idées pour des entités qui sont et se disent relativement à d’autres, plutôt que d’un lo/goj, unique, qui prouverait à partir ou en fonction des relatifs ? Quelle légitimité l’intitulé e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj confère-t-il à un argument (ou à une classe d’arguments, dont nous tenons ici le seul survivant au naufrage du Peri ideôn 3 ), alors même qu’il ne figure qu’une fois dans ce témoignage et qu’il se trouve, de plus, fortement concurrencé par un autre, kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, qui réduit, significativement, sa prétention à porter, sinon exclusivement, du moins spécifiquement sur des relatifs ? 1. On n’en trouve qu’une occurrence, dans un autre contexte et avec une autre signification, puisqu’elle désigne, en In Top., 339.11, un to/poj e)k tw½n pro/j ti (lieu à partir des relatifs). Il n’y est cependant pas question de Top., V, 6, 135b 17 qui constitue l’unique occurrence de cette même expression, e)k tw½n pro/j ti, dans le corpus aristotélicien. 2. In Met., 83.17, 22, et 85.7 ; sans compter l’occurrence dans la discussion de l’exposé parallèle dans le livre M, par le Pseudo-Alexandre, dans In Met., 741.26 qui reprend justement cette idée d’une implication aussi (kai¿) d’Idées de pro/j ti. 3. Même si on s’abstient de spéculer sur cette calamité, comment ne pas évoquer ici, ne serait-ce qu’au passage, la difficulté supplémentaire que la lecture majoritaire rencontrerait en relevant le défi herméneutique d’harmoniser l’usage du pluriel dans le passage des Métaphysiques et la pénurie extrême d’arguments plus rigoureux avec laquelle on est confronté dans le commentaire d’Alexandre ?
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Une brève revue des motifs que l’on a de mettre en doute, sur ce point, le témoignage du plus grand aristotélisant des temps anciens fera ressortir que de tels motifs existent et qu’ils sont relativement bien connus. Ceux que l’on évoque le plus souvent portent sur le bien-fondé et, subsidiairement, sur la place de l’explication qu’Alexandre a proposée du pourquoi Aristote aurait qualifié d’a)kribe/steroi certains des arguments avancés par les partisans des Idées. La persuasion que la valeur de ces indications soit fortement sujette à caution, ainsi que le soupçon qu’Alexandre aurait difficilement pu trouver dans le Peri ideôn de quoi les étayer, ne sont pas nouveaux. Si la plupart des interprètes croit dur comme fer au fait que la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn renvoie à une nouvelle classe d’arguments, il ne s’en est trouvé que très peu, en revanche, pour croire qu’Aristote les considérait comme plus rigoureux justement pour les raisons qu’Alexandre alléguait dans son commentaire. La seule exception notable est, de nos jours, Gail Fine qui suggère d’intégrer le propos d’Alexandre aux fragments du Peri ideôn, gratifiant ainsi l’exégète de l’hommage le plus sincère que l’on puisse rendre à son travail 1 . Les doutes ne datent donc pas d’aujourd’hui et, en vérité, il faut bien se résoudre à exclure, avec les éditeurs et la grande majorité des exégètes, que 83.17-23 soit autre chose qu’une glose intercalée par Alexandre dans le but de trouver dans le Peri ideôn de quoi confirmer ce qu’il lisait dans les Métaphysiques, c’est-à-dire qu’à la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn correspondent des arguments qu’Aristote prendrait en considération pour la première (et dernière fois) dans son réquisitoire contre les partisans des Idées. Or, s’il y a un point sur lequel il serait malavisé de se départir de la tradition, c’est justement celui-ci. Comme déjà Paul Wilpert l’observait 2 , relayé dans des temps plus récents par Leszl 3 , le recours répété à une forme ou à une autre de doke/w, qui scande ces quelques lignes, a de quoi éveiller la perplexité du lecteur. De fait, la tournure caractérisée par ces crédibilisateurs trahit une certaine hésitation, dans une prose bien assurée par ailleurs, et s’accorde mal avec une familiarité de première main, encore moins avec une participation directe aux débats autour des Idées (qui devaient constituer, au contraire, le pain quotidien des années d’apprentissage d’Aristote à l’école de Platon). Elles conviennent, sans doute, davantage 1. G. Fine, On Ideas, p. 157. 2. Cf. P. Wilpert, « Reste verlorener Aphrodisias », p. 383. 3. W. Leszl, Il De ideis, p. 74.
Aristotelesschriften
bei
Alexander
von
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à une écriture de seconde main, dans laquelle on reconnaîtra plus facilement la plume du commentateur qui, soucieux de le suivre fidèlement, ne peut s’empêcher de se rassurer lui-même au sujet de l’intention qu’il croit déceler chez son modèle. Une deuxième raison qu’on a relevée de se méfier de l’explication d’Alexandre tient à l’emplacement qu’il lui a réservé dans son commentaire. Il serait extravagant d’exiger d’Alexandre qu’il respectât l’ordre de composition du Peri ideôn, et qu’au besoin ne sacrifiât pas la linéarité de l’exposé du traité sur les Idées pour mieux s’acquitter de sa tâche : commenter un autre traité d’Aristote, le livre A des Métaphysiques. Rien ne lui interdisait d’effectuer des allers-retours dans l’agencement des matériaux qu’il puisait dans sa source. Cela dit, la position que son explication du caractère a)kribe/steroj de l’argument des relatifs occupe dans cette discussion a quelque chose d’insolite : si cette indication était autre chose qu’une pièce rapportée et qu’Alexandre l’avait effectivement trouvée chez Aristote, pourquoi l’aurait-il intercalée entre deux invocations d’autorité (83.17 : « eiâj me\n ouÅn ouÂtoj lo/goj o( kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj », 83.22-23 : « tou=ton dh\ to\n lo/gon fhsiì kaiì tw½n pro/j ti i¹de/aj kataskeua/zein ») plutôt que la placer tout au début de la discussion de l’argument des pro/j ti ? Ou tout à la fin ? Pourquoi ne s’en serait-il plutôt servi comme transition de ce premier exposé à celui des différentes versions du troisième homme ? Ou encore : pourquoi ne l’aurait-il pas gardée en réserve pour la fin ou, symétriquement, propulsée en tête de l’exposé consacré aux arguments plus rigoureux, où – après avoir commenté l’ensemble des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ou, alternativement, avant de le faire – il aurait été naturel de présenter ou de reprendre les fils de la discussion et illustrer le rapport précis sous lequel ces arguments sont à considérer à part de ceux qui les précèdent et solidairement l’un de l’autre ? La position que cette glose occupe n’est d’ailleurs pas son principal défaut : compte tenu du mépris d’Aristote à l’égard du recours à la prétendue valeur exemplaire de l’Idée, force est de reconnaître que non seulement Alexandre aurait difficilement pu la trouver chez Aristote, mais encore que, de toutes celles qu’il pouvait alléguer, c’eût été la plus éloignée de son esprit. Ce texte d’Alexandre ne ressemble guère à une compilation, même assez lourdement remaniée. Son développement est si peu linéaire qu’il serait difficile de croire que son auteur était en train de transcrire ou même de paraphraser une page du Peri ideôn. La discussion de ce
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qu’Alexandre, non sans marquer un certain nombre d’hésitations et prendre certaines précautions 1 , présente sous l’intitulé de lo/goj e)k tw½n pro/j ti, mais qu’il analyse partout dans les termes d’un lo/goj kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, est scandée par une démarche où se succèdent des aperçus doctrinaux, des répliques ou des concessions sur lesquelles aurait effectivement pu rebondir un débat contradictoire, que le traité perdu d’Aristote sur les Idées aurait agité et dont le témoignage d’Alexandre pourrait occasionnellement garder la trace, mais aussi des scrupules et des protestations que l’on ne saurait expliquer autrement qu’en les attribuant à Alexandre en train de poursuivre des buts exégétiques éloignés du texte qu’il commentait. C’est pourquoi, s’il est peutêtre excessif de considérer cette section dans son ensemble comme une glose fourvoyée, il ne serait pas moins erroné de penser qu’Alexandre était en train d’emprunter au Peri ideôn un argument fixé dans son identité et sa tournure primitives. Alexandre a fait davantage et, en tout cas, autre chose que reporter un produit fini et étiqueté par son auteur. Plusieurs indices l’attestent : si tant est qu’il ait rassemblé et juxtaposé des éléments tirés du Peri ideôn, le travail qu’il a effectué pour les organiser a été non seulement assez laborieux, mais encore ponctué d’un certain nombre d’approximations, dont il était assez conscient pour s’en prémunir. Ses réticences et ses raccourcis, mais aussi ses annonce et ses assurances réitérées, confirment la présence d’une faille exégétique qu’il aurait tant bien que mal essayé de dissimuler : à savoir, l’indisponibilité, dans tous les textes aristotéliciens concernés, d’une discussion des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn comme classe autonome d’arguments qui, esquissés – voire développés – déjà dans le traité sur les Idées, se limiteraient à faire une apparition très éphémère dans les Métaphysiques où ils entreraient en scène à hauteur de 990b 15 pour en sortir aussitôt. Une analyse micrologique du témoignage d’Alexandre fera ressortir un certain nombre d’apories, autant de points de désaccord avec la lecture majoritaire et les conclusions qu’elle cautionne. 1. Quand bien même il serait convenu, sur la base de la reconnaissance paléographique effectuée par Harlfinger, que la leçon pour 82.11 est bien e)k tw½n pro/j ti et qu’il faut par conséquent rejeter la correction proposée par Bonitz et acceptée par Hayduck, et à compter qu’une partie plus ou moins conséquente des matériaux qu’Alexandre associe à cette classe d’arguments aurait été puisée dans le Peri ideôn, 1. On peut compter au nombre des premières les tâtonnements en 83.17-22 et, parmi les secondes, les réserves qu’on peut lire à hauteur des lignes 83.22-24.
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cela n’implique pas pour autant qu’un (moins encore plusieurs) argument(s) des relatifs s’y trouvai(en)t aussi. 2. Prouverait-on que ce lo/goj existe, qu’il faudrait encore montrer qu’il entretient un lien privilégié avec les pro/j ti, c’est-à-dire qu’il part des pro/j ti plutôt que d’autres entités, ou qu’il s’appuie de préférence sur des pro/j ti, ou encore qu’il est spécialement adapté à la preuve de l’existence de telles Idées. 3. Serait-on parvenu à démontrer qu’il existe et qu’il convient mieux à la preuve de l’existence d’Idées de relatifs que de non relatifs, la question se pose alors de savoir si cet argument, que certains traits caractéristiques permettraient d’assigner et dans sa différence par rapport à d’autres et dans son association privilégiée aux Idées de pro/j ti, l’emporte, sous un rapport quelconque et notamment sous celui de la rigueur démonstrative, sur les autres arguments qui interviennent dans cette discussion. 4. Tout cela eût-il été établi par ailleurs, qu’il resterait encore à faire la preuve qu’il est bien l’un des arguments dont il est dit dans les Métaphysiques qu’ils entraînent la position d’Idées de pro/j ti. Aussi longtemps qu’on n’aura pas démontré ces quatre points, on demeurera sceptique quant à la possibilité de faire du lo/goj e)k tw½n pro/j ti l’un au moins des arguments plus rigoureux traditionnellement associés au passage des Métaphysiques auquel tout ce débat est supposé se référer en dernier ressort. Une neutralisation micrologique de cette éventualité sera, en revanche, couronnée de succès si elle parvient à montrer que le lo/goj parrainé par Alexandre ne constitue pas un argument à tous les effets, qu’il n’est pas possible de le relier plus étroitement aux relatifs qu’aux non relatifs, qu’il ne l’emporte pas sur les autres arguments qu’Aristote prend en considération dans son réquisitoire contre les partisans des Idées, que son inscription dans le lemme correspondant des Métaphysiques pose de redoutables problèmes de cohérence, si ce n’est de compatibilité tout court. 1. Le problème est avant tout de savoir si et dans quel sens ce qu’Alexandre appelle lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj constitue un ensemble ou une structure cohérente dont les éléments, réunis dans cette séquence du commentaire aux Métaphysiques, faisaient déjà système dans la source où il les a puisés en tout ou, du moins, en partie. Tel qu’on le lit chez Alexandre, ce lo/goj présente plutôt les traits d’un corollaire volant au secours d’une victoire, trop facilement acquise par ailleurs, que la physionomie ou le profil d’un argument à part, voire
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d’un argument à part entière. C’est pourquoi la première question qu’il faut poser à son sujet est de savoir si et, éventuellement, dans quelle mesure il possède une existence autonome, qui ne dépendrait pas plutôt de celle d’un autre argument, dont il constitue au mieux un prolongement ou une extension ponctuelle. La réponse est que, si cette page implique un argument plus rigoureux, celui-ci serait de toute façon à chercher ailleurs : peut-être du côté d’une démonstration qui, au lieu de le présupposer ou de le tenir pour acquis, prouverait que, à l’encontre d’un lieu commun aristotélicien, la copie et son modèle se trouvent dans un rapport de non-homonymie, ou – à défaut – que, contrairement à un autre lieu commun aristotélicien, ce rapport permet de rendre compte, de quelque manière que ce soit, de la relation entre l’Idée et les particuliers ; ou encore, du côté d’une démonstration qui prouverait que, à l’opposé d’un troisième lieu commun aristotélicien, la génération ou la production des particuliers ici-bas requiert, à un titre quelconque, l’intervention ou la simple existence d’une Idée-modèle. Or, de cet UrArgument et, notamment de la démonstration de l’analogie, plus (et mieux) que métaphorique, entre le rapport qu’entretiennent, d’une part, le modèle et les copies qui l’imitent et, d’autre part, l’Idée et les particuliers qui en participent, il n’est fait aucunement mention dans ces quelques lignes du commentaire d’Alexandre. Au contraire, cela prend la forme d’une reprise optative de la stipulation formulée déjà en 83.2-4 (la même qu’on peut lire en Met., N, 2, 1090a 6-7 : « eÃstw ga\r u(pokei¿menon au)toiÍj tou=to [que cela leur soit accordé comme point de départ] »). Sur ce « ei¹ de\ kaiì de/caito/ tij mh\ o(mw¯numon eiånai th\n ei¹ko/na t%½ paradei¿gmati, ktl. » est appelé à rebondir le jeu d’inférences auquel se résume, pour finir, l’argument des relatifs : l’« a)eiì eÀpetai ktl. » en 83.12-14, d’abord, l’« ei¹ de\ tou=to, eÃsti ktl. » en 83.14-16, ensuite. 2. Même si on admet qu’il s’agit d’un argument à tous les effets et quelle que soit la valeur qu’on lui accorde par ailleurs – Syrianus et son disciple Proclus, par exemple, trouveront que c’est fort cher payer la prétendue synonymie du modèle et des copies, sur laquelle repose l’argument des relatifs, et la récuseront, sans appel 1 –, reste à faire la 1. Dans son commentaire aux Métaphysiques, Syrianus affirmait très explicitement que l’Idée et les particuliers, loin d’être synonymes, sont au contraire homonymes précisément à la manière du modèle par rapport à la copie (115.1-2 : w¨j to\ para/deigma tv= ei¹ko/ni) ; ce qui lui permettait d’écarter, entre autres difficultés (114.36 : pro\j toiÍj aÃlloij), le tri¿toj aÃnqrwpoj, comme il l’explique en 111.33-38 : « ei¹ d' oÀti sunw¯numoj me\n o( au)toa/nqrwpoj toiÍj tv=de, kaqa/ fhsin e)chgou/menoj to\ r(hto\n o( ¹Ale/candroj, pa/nta de\ ta\ sunw¯numa metousi¿# tino\j eiãdouj sunw¯numa gi¿gnetai, tri¿toj
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preuve qu’un tel lo/goj a été spécialement conçu pour prouver l’existence d’Idées de relatifs plutôt que de non relatifs. Précisément ce que dément l’association – que nous pouvons lire dans cette page du commentaire d’Alexandre – d’un tableau catégoriel à vocation très large et d’un corollaire, sous forme d’inférence hypothétique, dont la vocation n’est pas non plus sujette à restriction. De fait, ni l’un ni l’autre ne sauraient étayer la thèse d’une spécificité de l’argument e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj. Que la typologie catégorielle en 82.11 - 83.6 n’entretient ni de liens privilégiés ni, a fortiori, de liens exclusifs avec les pro/j ti et qu’à ce titre elle ne saurait jouer le moindre rôle dans la démonstration d’une prétendue spécificité de l’argument des relatifs, est ce qui ressort à l’évidence des exemples qui l’accompagnent, pour lesquels Alexandre et donc, très possiblement, sa source utilisent un prédicat, aÃnqrwpoj, qui n’est pas un pro\j ti. Pour autant qu’elle entre dans la construction d’un argument des relatifs 1 , la taxinomie visant à établir les conditions a)nafanh/setai¿ tij aÃnqrwpoj th=j i¹de/aj kaiì tw½n tv=de kathgorou/menoj, geloiÍon gi¿gnetai to\ e)pixei¿rhma! ouÃte ga\r sunw¯numa ta\ tv=de tv= i¹de/#! po/te ga\r ai¸ ei¹ko/nej sunw¯numoi t%½ sfete/r% ge/noint' aÄn paradei¿gmati; [mais si est que
l’Homme en soi et les hommes d’ici-bas sont synonymes, comme le dit Alexandre en commentant ce propos, et que tous les synonymes le sont en vertu de la participation à une certaine Forme, il surgira un troisième homme prédiqué et de l’Idée et des hommes ici-bas, l’argument est alors ridicule : en effet, l’Idée et les choses d’ici-bas ne sont pas synonymes. Comment, en effet, le modèle et ses copies pourraient-ils être synonymes ?] ». La synonymie des Idées et des particuliers – et, notamment, de l’homme d’ici bas, aÃnqrwpoj o( tv=de, et de l’homme en soi, o( au)to\j aÃnqrwpoj – avait déjà été vigoureusement contestée par Syrianus au cours de la discussion de la cinquième aporie du livre B, en 23.22 - 24.1, où il s’étonnait même qu’Alexandre ait pu suivre Aristote dans l’erreur de considérer comme synonymes des réalités qui ne partagent pas la même définition, alors même qu’Aristote le premier refusait – en Met., I, 10, 1058b 26 - 1059a 14, par exemple, mais aussi ailleurs (cf. Top., VI, 10, 148a 14-22) – de ramener à un seul et même genre l’homme particulier, dans la définition duquel entre le fait d’être corruptible, et l’homme en soi, dans la définition duquel entre le fait d’être incorruptible, étant bien entendu que rien n’est corruptible ou incorruptible par accident. Proclus, tout aussi conscient du fait que c’est le seul moyen d’arrêter la meta/basij e)p' aÃllo ti koino/n (In Parm., 889.38-39), dans laquelle on reconnaîtra sans trop de difficulté le mouvement qui aboutit au tri¿toj aÃnqrwpoj (cette remarque figure, d’ailleurs, dans l’explication du lemme bien connu du Parménide – 132a-b – où se trouve ébauchée une régression de même nature), excluait à l’avenant que ce qu’il y a de ressemblance (o(moio/thj) entre les particuliers et l’Idée dont ils participent soit de l’ordre de la synonymie : s’il y a lieu de parler d’une communauté des particuliers et de l’Idée, ce n’est pas à la manière des synonymes, mais à la façon de ce qui est premier par rapport à ce qui est second (In Parm., 890.13-14 : ou)x w¨j e)n sunwnu/moij, a)ll' w¨j deute/roij kaiì prw¯toij). 1. Ce qui, en soi, n’a rien d’évident : si cette taxinomie s’intègre au lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, ce n’est que pour des raisons extrinsèques, solidaires de la manière dont Alexandre a organisé l’exposé de sa matière plutôt que d’une nécessité
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auxquelles une prédication s’effectue mh\ o(mwnu/mwj ne peut donc que fragiliser la thèse que l’argument des relatifs fait intervenir d’une manière ou d’une autre la distinction entre Idées de pro/j ti versus Idées de mh\ pro/j ti 1 . Qu’en est-il, en revanche, de l’inférence qui constitue la cheville ouvrière de l’argument lui-même ? Le fait de procéder e)k tw½n pro/j ti ou relativement à des pro/j ti n’a ici la moindre importance : l’inférence en question n’a rien d’exclusif, ou alors il faudrait expliquer pourquoi elle ne s’applique que dans le cas des pro/j ti. Le rappel de la valeur paradigmatique de l’Idée, déjà évoquée en 84.2-4, ne permet en rien de distinguer un éventuel argument en faveur de l’existence d’Idées de relatifs d’un autre en faveur de l’existence d’Idées de non relatifs, voire deux versions d’un même argument auquel on aurait recours pour prouver alternativement l’existence d’Idées de relatifs et d’Idées de non relatifs. En effet, cette inférence ne s’ensuit pas plus rigoureusement dans le cas des uns que dans celui des autres. C’est pourquoi Alexandre n’a pas moins raison d’insister sur l’importance de la valeur exemplaire de l’Idée (seule ressource dont on dispose, dans cette discussion, pour ramener les pro/j ti dans le giron de la prédication non homonyme et, moyennant un pas supplémentaire – si ce n’est plusieurs –, lui associer une Forme séparée), que de remarquer, à deux reprises, en l’espace de quelques lignes seulement (83.17 et 23), que cet argument prouve aussi (kai¿) l’existence d’Idées de pro/j ti. Il s’agit, en effet, d’un corollaire ponctuel, qui – sous le rapport précis de l’inférence sur laquelle il se construit – ne diffère en rien d’autres corollaires, tout aussi ponctuels, qu’il serait loisible d’inférer dans les mêmes termes et selon le même principe aussi bien pour ce qui est pro/j ti que pour ce qui ne l’est pas. Pour s’en convaincre, il suffit de substituer, dans l’architecture de l’argument des relatifs, à l’Idée d’au)to\ to\ iãson – qui est ou, du moins, est présenté ici comme un relatif – une autre, choisie parmi celles de non relatifs. Prenons exemple sur un passage bien connu du Phédon (78d et sq.) et retenons celle d’au)to\ to\ kalo/n, le beau en soi. On obtiendra, inhérente à la nature de cette matière elle-même. La trouverait-on associée à la discussion du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n ou à celle du tri¿toj aÃnqrwpoj, par exemple, qu’il n’y aurait aucun inconvénient à cela. 1. Pace T.H. Irwin, « Plato’s Heracliteanism », The Philosophical Quarterly, 27, 1977, p. 11, note 15, pour qui, au contraire, « Alex. 82.11 - 83.6 establishes the contrast between predicates like “man” and predicates like “equal”, so that only the second kind figure in the argument [Alexandre, In Met., 82.11 - 83.6 oppose les prédicats, tel “homme”, et les prédicats, tel “égal”, de telle manière que seuls les seconds figurent dans l’argument] ».
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salva veritate, un lo/goj e)k tw½n poiw½n (arguments à partir des qualifiés) parfaitement équivalent et, à compter que le premier le soit, tout aussi rigoureux : kathgorou=men de\ tw½n e)ntau=qa to\ *kalo\n au)to\ o(mwnu/mwj au)tw½n kathgorou/menon! ouÃte ga\r o( au)to\j pa=sin au)toiÍj e)farmo/zei lo/goj 1 , ouÃte ta\ a)lhqw½j *kala\ shmai¿nomen! kineiÍtai 2 ga\r to\ *poio\n 3 e)n toiÍj ai¹sqhtoiÍj kaiì metaba/llei 4 sunexw½j kaiì ou)k eÃstin a)fwrisme/non. a)ll' ou)de\ a)kribw½j to\n tou= *kalou= lo/gon a)nadexo/menon tw½n e)ntau=qa/ e)sti¿ ti. a)lla\ mh\n a)ll' ou)de\ w¨j to\ me\n para/deigma au)tw½n to\ de\ ei¹ko/na! ou)de\n ga\r ma=llon qa/teron qate/rou para/deigma hÄ ei¹kw¯n. ei¹ de\ kaiì de/caito/ tij mh\ o(mw¯numon eiånai th\n ei¹ko/na t%½ paradei¿gmati, a)eiì eÀpetai tau=ta ta\ *kala\ w¨j ei¹ko/naj eiånai *kala\ tou= kuri¿wj kaiì a)lhqw½j *kalou=. ei¹ de\ tou=to, eÃsti ti *au)tokalo\n kaiì kuri¿wj, pro\j oÁ ta\ e)nqa/de w¨j ei¹ko/nej gi¿netai¿ te kaiì le/getai *kala/, tou=to de/ e)stin i¹de/a, para/deigma [kaiì ei¹kwÜn] toiÍj pro\j au)to\ ginome/noij.
Que l’on s’abstienne, comme de raison, de toucher à un seul iota du texte et on découvrira qu’Alexandre ou sa source renversent à terme la perspective de l’inférence tirée en 83.12-14 pour l’ajuster d’abord aux substances, se réservant tout au plus d’en étendre l’application au-delà des substances elles-mêmes : « to\ ga\r eÁn e)piì pollw½n kathgoreiÍsqai ou)k e)n ou)si¿# mo/non a)lla\ kaiì e)piì tw½n sumbebhko/twn. kaiì o( tw½n tetagme/nwj
[89]
ginome/nwn ai¹ti¿an le/gwn to\ pro\j e(stwÜj gi¿nesqai¿ ti
[L’unité d’une pluralité ne se prédique pas seulement dans le cas de la substance, mais également des accidents. Et l’argument qui affirme qu’il y a une cause de ce qui est en devenir de façon ordonnée après avoir établi que l’être en devenir en fonction d’un certain modèle, ce modèle étant l’Idée, ne porte pas uniquement sur des substances] » (88.20 - 89.2).
para/deigma, tou=to de\ th\n i¹de/an eiånai, ou)k e)piì ou)siw½n mo/nwn
1. Cf. Top., I, 15, 106a 9-12, 20-22 : « Po/teron de\ pollaxw½j hÄ monaxw½j t%½ eiãdei le/getai, dia\ tw½nde qewrhte/on. prw½ton me\n e)piì tou= e)nanti¿ou skopeiÍn ei¹ pollaxw½j le/getai, e)a/n te t%½ eiãdei e)a/n te t%½ o)no/mati diafwnv=. … t%½ kal%½ t%½ me\n e)piì tou= z%¯ou to\ ai¹sxro/n, t%½ d' e)piì th=j oi¹ki¿aj to\ moxqhro/n, wÐste o(mw¯numon to\ kalo/n [Si quelque chose se dit selon l’espèce de plusieurs façons ou bien d’une seule, est à considérer premièrement en regardant du côté de son contraire, s’il se dit de plus d’une façon, que ce soit par une discordance spécifique ou bien nominale. (…) le contraire du beau est, dans le cas de l’animal, le laid ; en mauvais état, dans celui du logis ; c’est pourquoi le beau est homonyme] ». 2. Pour la kata\ to\ poio\n ki¿nesij (mouvement selon le qualifié), cf. Phys., V, 1, 225b 5-9 ; 2, 226a 26-27. 3. Top., IV, 4, 124b 21-22 : « to\ d' a)gaqo\n kaiì to\ kalo\n ou) tw½n pro/j ti a)lla\ poia/ [le bien et le beau n’appartiennent pas aux relatifs, mais des qualifiés] ». 4. Pour la metabolh\ kata\ to\n poio/n (changement selon le qualifié), cf. Cat., 15, 15b 12.
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3. Tout négative qu’elle puisse paraître de prime abord, cette conclusion ne l’est peut-être pas assez. On peut se demander, en effet, si Aristote n’aurait pas considéré comme moins rigoureux que les autres le seul a)kribe/steroj lo/goj qu’Alexandre met en avant dans son commentaire. S’il ne fait pas de doute, comme nous l’apprend Alexandre luimême, que les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n ainsi que kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj – que l’on tient cependant pour moins rigoureux – prouvaient pour d’Aristote quelque chose, bien qu’autre chose que ce qu’ils étaient destinés à démontrer au départ ; tel qu’Alexandre le formule, il n’est guère admissible d’affirmer que le lo/goj e)k tw½n pro/j ti eût prouvé quoi que ce soit à ses yeux. S’il y a une validité, du moins partielle, de la première série d’arguments évoqués par Aristote, qui semblent bien établir que ce qui est prédiqué en commun d’une pluralité de particuliers ne coïncide avec aucun d’entre eux, peut-on en dire autant de cette inférence, isolée et conditionnelle, à laquelle, pour finir, se résume le lo/goj e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj ? Quand on sait l’opinion qu’Aristote avait de la valeur paradigmatique des Idées, qu’il n’hésite pas à expédier ailleurs comme un vain babillage (An. Post., I, 22, 83a 32-35), et qu’il traite ici même, à quelques lignes de distance, de discours dans le vide et de métaphore poétique (991a 20-22), qui irait penser qu’il ait pu appeler plus rigoureux un, voire plusieurs arguments qui – mieux que d’autres – prouveraient qu’il y a des Formes séparées en s’appuyant sur leur causalité exemplaire ? Si parler de l’Idée en termes de paradigme et de son rapport avec les particuliers comme d’un rapport de participation (mete/xein) revient à parler pour ne rien dire (kenologeiÍn) ou à se payer de mots (An. post., I, 22, 83a 33 : tereti¿smata), à moins de supposer une ironie très subtile et passablement retorse de sa part (Aristote aurait délibérément relié le supplément de rigueur démonstrative de certains arguments au fait qu’ils démontrent de façon plus rigoureuse la confusion qui consiste à croire que faire des Idées des modèles permettrait d’expliquer quoi que ce soit), comment admettre que l’argument des relatifs serait a)kribe/steroj par rapport à ceux qui le précèdent du fait qu’il ne montre pas seulement qu’il y a quelque chose de commun en plus et à côté des particuliers, mais aussi et surtout qu’il en est le para/deigma ? BILAN INTERMÉDIAIRE DE L’ARGUMENT DES RELATIFS. Une typologie de la prédication surordonnée aussi bien à la distinction entre un supposé argument des relatifs et les autres arguments qu’à l’opposition de ce qui est relatif et de ce qui ne l’est pas, doublée d’une inférence condition-
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nelle qui se prévaut d’un exemplarisme fort peu prisé d’Aristote et que rien ne permet de rattacher particulièrement ou spécifiquement aux pro/j ti… sur de telles bases – et, à cet endroit du commentaire d’Alexandre, sauf erreur, il n’y en a pas d’autres –, s’il est déjà douteux de parler d’un argument des relatifs de plein exercice, c’est-à-dire d’une preuve autonome et mieux adaptée à la démonstration de l’existence d’Idées de relatifs plutôt que de non relatifs, il devient encore plus discutable d’en parler, sous quelque rapport que ce soit, dans les termes d’un argument plus rigoureux. 4. Quel que soit d’ailleurs le crédit que l’on accorde aux réserves que nous venons d’avancer, leur intérêt principal est d’arrêter la séquence en amont et en aval de laquelle des considérations, plus étroitement liées à une spectrographie autoritaire visant à déterminer les emprunts d’Alexandre à sa source aristotélicienne ainsi qu’à isoler ses apports plus personnels, nous permettront de mieux cerner les apories auxquelles se heurte l’identification de l’argument des relatifs avec l’un au moins des lo/goi dont Aristote dit, en 990b 16-17, qu’ils aboutissent à la position d’Idées de pro/j ti. Pour les surmonter, il serait indispensable de s’appuyer sur les textes et montrer, en amont du lo/goj e)k tw½n pro/j ti, que la métonymie dont Alexandre s’autorise pour l’identifier avec ce qu’il appelle la deiÍcij e)piì tou= iãsou est autre chose qu’une jonction apocryphe, le relais qu’il fait intervenir pour pallier l’absence, dans sa source, d’indications quant à l’existence d’un argument qui soit, à un titre quelconque, un argument des relatifs. Il faudrait prouver également, cette fois-ci en aval de ce même lo/goj, que les objections adressées à l’Idée d’au)to\ to\ iãson, en particulier, et aux Idées de pro/j ti, en général, investissent le même dispositif de preuve que celui des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn qu’Aristote prend au piège de la première alternative du dilemme qui vient les sanctionner en 990b 15-17. S’abstiendrait-on de faire entrer en ligne de compte une question d’ordre tout à fait général, qui ne peut qu’ultérieurement affaiblir l’hypothèse de l’existence d’un logos des relatifs – à savoir : est-ce que Platon et les académiciens auraient accepté de compter to\ iãson parmi les pro/j ti 1 ? –, pour se concentrer exclusivement sur les problèmes de 1. M. Isnardi Parente n’a eu de cesse de dénoncer l’assimilation tendancieuse de la notion d’égal à celle de relatif, alors même que, dans la perspective de l’ancienne Académie, celui-ci n’en serait pas un : « l’argumentation d’Aristote se fonde sur une équivoque : le concept qu’il cite comme étant un concept de relatif, l’égal, n’est pas tel pour les Académiciens ; pour ceux-là, au contraire, l’égal est synonyme d’identité à soi-
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cohérence interne de ce texte, la difficulté demeure entière de savoir quelle est la légitimité de l’opération par laquelle Alexandre opère l’amalgame entre la preuve par l’égal, qu’il devait lire dans le Peri ideôn, et l’argument des relatifs, qu’il croyait lire dans le lemme des Métaphysiques. De fait, le caractère supposé universel de cette démonstration va si peu de soi que non seulement Alexandre a pris, non une mais deux fois (en 83.17, tout comme en 83.22-23), la précaution de placer cette identification sous la caution directe de sa source, mais il l’a nuancée aussitôt par la protestation que nous pouvons lire la ligne d’après : « h( gou=n deiÍcij h( nu=n e)piì tou= iãsou proh=lqen, oÀ e)sti tw½n pro/j ti ». Pourquoi aurait-il cru opportun de le cautionner ainsi, s’il ne trouvait problématique, lui le premier, le principe de cette extension d’une discussion de l’Idée d’au)to\ to\ iãson aux pro/j ti en général ? Comment expliquer ces remarques et, notamment, la tournure restrictive en 83.23-24, si Alexandre ne faisait que citer sa source ou paraphraser à partir de celle-ci le segment d’un raisonnement au sein duquel ce qu’il appelle en 83.23 la deiÍcij e)piì tou= iãsou ne faisait qu’illustrer un argument ou une famille d’arguments à la visée philosophique plus vaste, compréhensive de tout pro/j ti ? Autrement dit, si vraiment Aristote avait parlé d’un lo/goj e)k tw½n pro/j ti et qu’Alexandre n’avait fait que le transcrire dans cette section de son commentaire, quel besoin de confirmer cela, comme il le fait, dans des termes qui trahissent, qui plus est, une certaine perplexité ? Si c’est Aristote qui le dit, quel besoin d’ajouter que du moins ceci est sûr, à savoir que cette démonstration se développe en fonction de l’égal, qui est un pro/j ti ? 83.23-24 trahit le décalage qui sépare la métonymie dont Alexandre s’autorise (la partie, l’Idée d’au)to\ to\ iãson, pour le tout, les Idées de pro/j ti en général, selon une tournure qui – nous venons de le voir – tient de la protestation) et la discussion qu’il lisait effectivement dans sa source. Par son langage et sa perspective (qui se font pendant de part et d’autre de la glose intercalée par Alexandre 1 ) cette dernière devait s’apparenter plutôt à une même, il indique donc une essence définie et complète, qui n’est relative à rien d’autre » (M. Isnardi Parente, « Le Peri ideôn d’Aristote : Platon ou Xénocrate ? », Phronesis, 26, 1981, p. 147, note 12). Cf. également « Per l’interpretazione della dottrina delle idee nella prima Accademia platonica », p. 12, ainsi que « Idee e principi », dans Studi sull’Accademia platonica antica, Firenze, Olschki, 1979, p. 82. En revanche, elle ne se demande nulle part s’il est plus plausible d’imputer cette déformation à l’Aristote du Peri ideôn que de la considérer comme un indice supplémentaire de l’association abusive de la deiÍcij e)piì tou= iãsou et d’un fantomatique argument des relatifs à laquelle Alexandre aurait procédé dans cette page de son commentaire. 1. Il est relativement aisé de constater qu’il existe une homogénéité dans la terminologie et dans la ligne de pensée de 83.6-9, 83.9-12 et, à la limite, 83.12-17, d’une
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aporétique ponctuelle dont les sections 83.6-17, d’une part, 83.26-30, de l’autre, illustrent le jeu de raisonnements pour et contre une certaine Forme séparée, l’au)to\ to\ iãson, sans que rien ne nous autorise soit à déceler dans les matériaux rassemblé ici par Alexandre d’autres ambitions que celle de défendre ou de mettre à mal cette pièce maîtresse ou cet exemple illustre de l’arsenal des partisans des Idées, soit à lui attribuer le dessein de tester, sur un cas de figure exemplaire, un dispositif dont la portée ou la vocation seraient plus larges et, notamment, compréhensives de tout pro/j ti en général. * Admettons cependant que l’on rejette cette lecture et que l’on conteste sa conclusion, à savoir que ni le témoignage d’Alexandre, avec ses réticences, ni les emprunts qui semblent remonter plus ou moins directement à sa source aristotélicienne ne déposent guère en faveur de la thèse que la finalité de ces matériaux dépassait les limites d’une discussion de l’Idée d’au)to\ to\ iãson. Admettons également qu’Alexandre n’a pas procédé aux deux opérations interprétatives les plus ordinaires et les plus douteuses : réunir, dans un cas, des segments – non nécessairement contigus – d’une discussion dont la finalité était ou bien autre ou bien non exclusivement axée sur la considération des Idées de pro/j ti, pour les élever au statut d’argument des relatifs à tous les effets ; faire, dans l’autre cas, d’une discussion axée sur la considération d’une Idée en particulier, l’au)to\ to\ iãson, le cas d’espèce d’une discussion dont la teneur serait susceptible de s’appliquer à tout pro/j ti en général. Il resterait encore à apporter la preuve, textes à l’appui si possible, d’un point capital : à savoir que la perspective dans laquelle l’Idée d’au)to\ to\ iãson et, par son biais, toute Idée de pro/j ti en général, est investie dans cette page du commentaire d’Alexandre coïncide avec celle de l’inconvénient qui, dans le lemme correspondant des Métaphysiques, est imputé aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn du fait d’entraîner des Idées de pro/j ti. Pour ce faire, une lecture concordiste du commentaire d’Alexandre, de sa source et de l’exposé des Métaphysiques devrait venir à bout d’une série de difficultés que l’on peut articuler à partir de l’examen de leurs objets respectifs ainsi que des logiques de preuve et de réfutation qui les commande. part, et 83.26-28 ainsi que 83.28-30, de l’autre ; continuité de vocabulaire et de raisonnement que la glose d’Alexandre vient, au contraire, interrompre notamment en 83.24-26.
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« Si tant est qu’il y ait lieu de parler de pro/j ti dans le Peri ideôn comme dans les Métaphysiques… ». Ce qui ne va pas de soi et demanderait, sinon à être vérifié du côté des rapports entre le traité perdu d’Aristote sur les Idées et le commentaire d’Alexandre, du moins à entrer en ligne de compte dans l’étude des rapports entre ce dernier et le lieu des Métaphysiques qu’il est supposé expliquer, ne serait-ce qu’au titre d’inconnue susceptible d’altérer, sensiblement, la donne de l’équation textuelle sur laquelle repose, en dernière analyse, la discussion de l’argument des relatifs. « … et même à compter que les pro/j ti du Peri ideôn et ceux des Métaphysiques soient synonymes et qu’ils ne fassent qu’un avec les pro/j ti dont Alexandre parle ici – ce qu’il faudrait prouver à son tour… ». Admettre qu’Aristote, si tant est qu’il s’en soit effectivement servi, aurait employé l’expression pro/j ti, dans le Peri ideôn, comme il le fait, couramment, dans les Métaphysiques et ailleurs, ne signifie pas ipso facto qu’à cette identité de dénomination corresponde dans tous les cas et notamment en 990b 16, une identité de définition, celle précisément des relatifs au sens technique, aristotélicien du terme. « Il faudrait encore montrer que les pro/j ti dont il est question dans cette section du commentaire d’Alexandre et, par procuration interprétative, dans le traité perdu d’Aristote sur les Idées, sont pris dans le même dispositif critique que celui dans lequel Aristote les inscrit dans les Métaphysiques ». Ce qui, pour une lecture axée sur la postulation d’une identité entre l’argument des pro/j ti et l’un au moins des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn fait un troisième point à prouver et sans doute le plus ardu, étant donné les logiques divergentes qui – nous allons le voir – règlent ces textes. Considérons plus en détail ce dernier point et relevons un trait de l’exposé d’Alexandre, qui n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite. Même en première lecture, on constatera que l’expression « pro/j ti », qui y figure pourtant à sept reprises 1, ne se rencontre que sous la plume du commentateur, tantôt pour annoncer l’exposé d’un argument associé aux pro/j ti (82.11), tantôt pour confirmer que cet argument est bien l’argument des pro/j ti (83.17, 83.23-24) ou, à tout le moins, que c’est sur un pro/j ti que porte la démonstration (83.24), tantôt pour déporter l’axe de la considération exégétique du Peri ideôn à l’Éthique à 1. À savoir en 82.11, 83.17, 22, 24 (deux fois), 25, 33.
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Nicomaque (83.33). Le seul passage, dont la place dans la répartition autoritaire de ce jeu d’occurrences demande à être discutée, coïncide avec les lignes 83.24-26 : « tw½n de\ pro/j ti ou)k eÃlegon i¹de/aj eiånai dia\ to\ ta\j me\n i¹de/aj kaq' au(ta\j u(festa/nai au)toiÍj ou)si¿aj tina\j ouÃsaj, ta\ de\
». Son langage ainsi que les liens qui l’unissent à la section précédente (83.22-24) rendent peu plausible sa paternité aristotélicienne ; le décalage doctrinal dans lequel il se trouve par rapport à la section qui lui fait immédiatement suite (83.26-28 et le prolongement de celle-ci en 83.28-30) achève de fragiliser l’hypothèse qu’il soit emprunté au Peri ideôn. En premier lieu, du point de vue terminologique, on notera que l’emploi du terme sxe/sij s’adapte mieux au lexique d’Alexandre, qui s’en sert souvent dans son commentaire aux Métaphysiques et, notamment, à propos de pro/j ti 1 , qu’il ne convient à celui d’Aristote, qui n’utilise cette expression que de façon sporadique et, à ma connaissance, jamais en relation avec des pro/j ti. En second lieu, du point de vue doctrinal, on notera que cette section, 83.24-26, où Alexandre parle des réticences – réelles ou inéluctablement inscrites dans la logique de leur position 2 – de ceux qui posaient les Idées à le faire dans le cas des pro/j ti, fait système avec la précédente : à la précaution prise en 83.22-24 fait pendant la glose introduite immédiatement après, pour harmoniser l’identification métonymique de l’argument de l’au)to\ to\ iãson avec celui des relatifs. Alexandre, qui vient de souligner qu’iãson est un relatif, dénonce maintenant l’inconvénient que le fait d’être un pro/j ti représente pour l’admission d’une Idée correspondante. En vertu de cette métonymie, l’inconvénient en question devient représentatif d’une faiblesse que partage toute une classe de preuves, dont l’argument en faveur de l’Idée d’au)to\ to\ iãson ne serait donc qu’une application ponctuelle, reproduisant – à l’échelle d’un cas particulier – une discussion qui vaudrait, elle, pour tout pro/j ti en général. On peut s’interroger sur la continuité pro/j ti e)n tv= pro\j aÃllhla sxe/sei to\ eiånai eÃxein
1. Cf. In Met., 51.1-2 ; 86.8-10 ; 126.12-14 ; 242.34-35 ; 243.6-7 ; 243.10-15 ; 257.45 ; 397.28-34 ; 404.13-16. 2. Cette alternative dépend ultimement de la valeur qu’on assigne à l’ou)k eÃlegon de la ligne 83.24. M. Isnardi Parente, « Le Peri ideôn d’Aristote : Platon ou Xénocrate ? », p. 137 note 12, voit dans cette expression le reflet du refus que les platoniciens les premiers opposaient à l’admission d’Idées de pro/j ti. Refus que le ou)k e)bou/lonto de la recensio altera ferait ressortir plus explicitement encore : « oi¸ de\ ta\j i¹de/aj ei¹sa/gontej ou)k e)bou/lonto i¹de/aj eiÅnai tw=n pro/j ti [ceux qui ont introduit les Idées ne veulent pas qu’il y ait des Idées de relatifs] » (83.23-24). H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 278, note 184, est d’un autre avis, pour qui le ou)k eÃlegon renvoie plutôt à une implication qui résulte des vues des platoniciens sur la nature des Idées.
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entre, d’une part, les indications rapportées dans la première partie de cette section (82.11 - 83.17) et les objections qui leur font pendant dans la suite (83.26-28) et, d’autre part, la remarque intercalée entre les deux en 83.24-26 et prolongée en 83.30-33, que nous considérons à présent : en effet, l’inconvénient que présente l’Idée d’au)to\ to\ iãson n’est pas tellement qu’il ne peut pas y avoir d’Idée des iãsa mondains (en raison du fait, évoqué en 83.24-26 et repris dans la précision par laquelle s’achève cette section du commentaire d’Alexandre en 83.30-33, qu’un pro/j ti n’a d’être que dans et par la relation qui le définit comme tel)… son inconvénient est plutôt qu’il y en a plusieurs (plei¿ouj i¹de/ai, comme on peut lire en 83.26-27). Autrement dit, ce n’est pas l’absurdité d’un relatif en soi qui commande les objections visant l’Idée d’un au)to\ to\ iãson, mais la considération d’une autre conséquence paradoxale de la synonymie des iãsa d’ici-bas et de l’Idée d’égal en soi. Alors que dans le premier cas (83.24-26), nous sommes dans une logique de soustraction : il n’y a pas d’Idées des pro/j ti tout court, compte tenu de l’incompatibilité entre leur relativité et le caractère éminemment kaq' au(to/ de l’Idée – ce que d’ailleurs la glose finale d’Alexandre vient confirmer dans la mesure où le refus d’admettre que le ge/noj des pro/j ti soit kaq' au(to/ s’explique par le rappel de leur u(po/stasij défective (83.32-33) – ; dans le deuxième cas (83.26-30), nous sommes, au contraire, dans une logique d’addition : dans la mesure où l’égal est constitutivement pris dans un jeu d’équivalences avec ce dont il est l’égal (to\ iãson iãs% iãson), voire de non-équivalences (to\ de\ aÃnison o(mologeiÍtai), il en ira de même pour sa contrepartie idéale (to\ ga\r au)to/ison au)toi¿+s% iãson), qui dès lors en présupposera à son tour une autre, qui soit avec elle dans le même rapport d’équivalence que les égaux particuliers entre eux (et, symétriquement, une autre, supplémentaire, qui lui soit opposée avec son double : ce qui en fait une quatrième), etc. Il suffit alors de balayer cursivement cette section du commentaire d’Alexandre pour repérer la solution de continuité entre deux textes autoritaires et le prolongement exégétique qui vise à les raccorder à partir d’un fait de discours étranger aussi bien à l’un (le Peri ideôn) qu’à l’autre (les Métaphysiques) – à savoir, l’existence des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn comme classe d’arguments à part des lo/goi kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, e)k tw½n e)pisthmw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj. Alexandre a pris comme point de départ de sa présentation de l’argument des relatifs, censé les instancier, les figures de la prédication qu’on peut lire en 82.11 - 83.6. La première est celle de la prédication de l’espèce par rapport aux particuliers : homme se prédique mh\ o(mwnu/mwj de Socrate et
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de Platon puisqu’il manifeste, dans les deux cas, une seule et même nature. Socrate et Platon sont des hommes et c’est cette nature que l’on signifie chaque fois que l’on dit de l’un ou de l’autre qu’il est un homme. La deuxième diffère de la première en ce que la non-homonymie n’est plus entre les particuliers dont le prédicat commun révélerait qu’ils sont de même nature, mais entre, d’une part, les entités qui possèdent en propre cette nature (i.e. les particuliers dont cette nature est prédiquée kuri¿wj) et, d’autre part, les portraits qui la signifient comme étant la nature commune aux réalités ainsi figurées : tous les hommes que l’on peint, puisque c’est justement des hommes que l’on dessine plutôt que des écureuils ou des oursons, renvoient à une seule et même nature, que les hommes réels ont en partage. La troisième figure, en revanche, ne diffère pas de la précédente, si ce n’est par le fait que la non-homonymie est, si on veut, descendante (83.4-6 : une même nature se prédique d’un homme particulier, Socrate, et de ses copies), alors que dans le deuxième cas de figure elle était plutôt ascendante (83.3-4 : des icônes on remontait à la nature représentée, qui est celle-là même que les particuliers ont en commun). Ce qui demeure inchangé d’un bout à l’autre de ce tableau et constitue en quelque sorte son facteur d’invariance est le souci de caractériser la prédication non homonyme par le fait de signifier une seule nature de la multiplicité dont elle est prédiquée en commun 1 . La taxinomie de la prédication qu’Alexandre expose au début de cette section de son commentaire se calibre donc en fonction de la détermination des conditions auxquelles il est possible d’admettre une 1. Comme le remarquait M. Narcy, « L’homonymie entre Aristote et ses commentateurs néo-platoniciens », Les études philosophiques, 1, 1981, p. 51, qui soulignait fort à propos la continuité syntaxique des lignes 82.12 - 83.6 (articulées par hÃtoi… hÃ… hÃ…), il n’y a point lieu de distinguer – ce que fera encore, quelque dix ans après, G. Fine, On Ideas, p. 146-147 – entre les deux premiers types de prédication non homonyme et le troisième. Que les hommes en chair et en os soient synonymes entre eux, tout comme les hommes en peinture d’ailleurs, c’est peut-être bien vrai, mais ce n’est assurément pas la raison pour laquelle, en 82.11 - 83.6, il est posé que l’homme se prédique des uns et des autres. Penser le contraire c’est s’éloigner d’autant de la lettre et de l’esprit de notre texte, où il est surtout question de préserver l’identité de la nature prédiquée, dans le passage de la première à la deuxième figure de la prédication non homonyme et de celle-ci à la troisième : la fu/sij, que signifient les ei¹ko/nej est et doit demeurer la même que celle des hommes en chair et en os. Elle est prédiquée de façon non homonyme de Socrate et Platon, parce qu’ils sont des hommes, de leurs peintures, car elles sont des icônes d’hommes plutôt que d’autre chose, etc. Ce qui explique pourquoi le troisième cas de figure catégoriel ne diffère pas des autres, mais ne fait que les associer tout en confirmant leur solidarité.
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catégorie donnée au bénéfice d’un des régimes non homonymes de la prédication. Il ressort, à l’évidence, que ces régimes ont partie liée avec le fait de manifester une seule et même nature : la mi¿a tij fu/sij (82.1213) ou l’au)th/ tij fu/sij (83.4), qui revient à deux reprises dans les quelque huit lignes que compte cette séquence. Sur cette typologie catégorielle vient se greffer une première suite d’objections et, tout particulièrement, le refus d’admettre que le prédicat to\ iãson puisse figurer dans l’une des trois catégories mises en série en 82.11 - 83.6, c’est-à-dire le refus qu’il puisse être prédiqué de façon non homonyme d’une pluralité 1 . Ce refus, scandé par le ouÃte… ouÃte… des lignes 83.78, prend la forme d’un double démenti : ni to\ iãson ne se laisse prédiquer d’une pluralité empirique selon un seul lo/goj, qui conviendrait dans tous les cas où deux, voire plusieurs choses d’ici-bas sont dites égales entre elles, ni les choses que l’on dit égales selon un même lo/goj ne le demeurent au fil du temps, prises comme elles sont dans un monde en devenir permanent. À ce double démenti fait pendant un troisième refus, celui d’admettre que l’une quelconque d’entre les choses d’ici-bas se laisse élever au rang de modèle pour les autres, ce qui relèguerait, symétriquement, celles-ci au rang de copies de la première (83.11-12). Avec 83.12-17 l’éventualité d’une homonymie radicale de l’Idée et des particuliers, qui sous-tend ce premier jeu d’objections, disparaît de 1. La mention de ces objections est introduite par une césure, signalée caractéristiquement par le de/ de la ligne 83.6 : mais nous prédiquons des choses d’ici-bas l’égal lui-même de façon homonyme de ceux-là dont il est le prédicat : en effet, etc. Remarquons que l’accent ne porte pas sur le fait que, malgré les difficultés (qui ne tarderont pas à surgir), certains prédicats conviennent à ceux-là même dont ils sont prédiqués. C’est pourquoi la traduction Dooley trahit un parti pris exégétique étranger à la lettre de ce texte : « But we predicate equality itself of the things here on earth, although it is predicated of them [only] homonymously ; for neither does the same formula apply to them all, nor are we signifying things that are truly equal, etc. ». Il n’y a pas de raison de nuancer l’adversative (although, [only]). La traduction proposée par W. Leszl, Il De ideis, p. 46 est plus linéaire, mais son interprétation aux pages 185-187 de l’étude qui l’accompagne, ne tient pas compte de cet obstacle, qu’il considère plutôt comme une condition positive de l’argument des platoniciens et comme parfaitement intégrée à celuici, selon une tournure téléologique que commande, ultimement, le présupposé de l’existence d’un argument e)k tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj, tel qu’Alexandre le présente dans cette section de son commentaire. On peut glisser sur les récriminations d’Owen à l’égard de Cherniss : il n’est pas certain, en effet, qu’il soit le mieux placé pour lui jeter la première pierre. En matière de réécriture interprétative, les additions ne sont pas moins pernicieuses que les suppressions ; et, en l’occurrence, on peut se demander, avec D.C.K. Curry, « Owen’s Proof in the Peri ideôn and the Indeterminacy of Sensibles in Plato », Ancient Philosophy, 12, 1992, où Owen a trouvé, dans ce texte, la distinction entre deux sortes de prédicats, distinction dont l’énoncé serait passé sous le nez de Cherniss ou que celui-ci aurait escamoté.
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l’horizon de la discussion d’Alexandre, qui se développe désormais en fonction d’un recentrage, encore que conditionnel, sur la synonymie des particuliers et de la Forme séparée par le rappel de la valeur préliminairement accordée au rapport entre un modèle et ses copies : en effet, à condition d’admettre qu’ils se trouvent dans un relation de nonhomonymie (« ei¹ de\ kaiì de/caito/ tij mh\ o(mw¯numon eiånai th\n ei¹ko/na t%½ paradei¿gmati, ktl. »), il s’ensuit (eÀpetai) que les iãsa particuliers et, suivant la projection métonymique d’Alexandre, tout pro/j ti en général, impliquent l’existence de Formes séparées à l’image desquelles ils sont et sont dits tels (égaux) ou tels (relatifs). C’est également sur la synonymie de l’Idée et des particuliers dont elle est prédiquée en commun que fait levier le deuxième jeu d’objections qui se traduit d’abord par l’aporie qu’Alexandre formule en 83.24-26, ensuite par les conséquences préjudiciables dont il fait état en 83.26-28 et 83.28-30. Cela ne signifie pas pour autant que l’articulation de ces deux sections repose sur une continuité mieux assurée que leur simple juxtaposition ou qu’elles s’impliquent mutuellement. Au contraire, si tant est que les deux bouts de textes s’appuient sur la communauté de nature entre les particuliers d’ici bas (e)ntau=qa) et leur contreparties idéales, les résultats auxquels ils aboutissent découlent de deux axes argumentatifs non seulement distincts mais encore divergents. La raison pour laquelle on est finalement amené à exclure l’Idée d’au)to\ to\ iãson n’est nullement que son admission serait incompatible avec son statut de substance séparée, existante en elle-même, éminemment kaq' au(to/, alors même qu’une sxe/sij (i.e. la relation d’égalité qui définit tout iãson comme tel) épuise son être d’égal à… Encore qu’il ne soit pas explicitement formulé dans notre texte, un tel rejet tient plutôt au fait que la transposition de l’implication réciproque des iãsa mondains entraîne, sur le plan des iãsa idéaux, la position d’une multiplicité de Formes séparées. Autrement dit, bien que leur ressort commun soit la fixation synonymique des rapports entre l’Idée et les particuliers, celle-ci empêche, dans un cas, la position d’une Idée de pro/j ti, dans l’autre, au contraire, elle en implique plusieurs. D’où la solution de continuité qui sépare les deux inconvénients qu’Alexandre évoque solidairement dans cette page de son commentaire, alors même qu’ils répondent à deux logiques très différentes, voire opposées. L’une propre au refus du principe même d’une position d’Idées de pro/j ti en général, qu’Alexandre lit dans les Métaphysiques et qu’il interprète à partir de la métaphore de la pousse secondaire du premier livre de l’Éthique à Nicomaque. L’autre qui oriente la discussion de l’Idée d’au)to\ to\ iãson selon une mécanique de prolifération qui se déploie en amont et en aval de la glose intercalée en 83.24-26 et
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prolongée en 83.30-33, glose dont on peut affirmer désormais qu’elle est une pièce d’assemblage, qu’Alexandre a introduite dans cette section de son commentaire à seule fin d’harmoniser la preuve par l’égal avec le refus d’admettre des Idées de pro/j ti sur la base du seul fait qu’ils sont et se disent relativement à d’autres, qu’il lisait dans le lemme correspondant des Métaphysiques. Cette solution de continuité intervient également en 83.30-33 et conditionne la teneur de la précision qu’Alexandre avance au sujet du refus qui sanctionne, dans les Métaphysiques, l’incohérence de la position d’Idées pour des réalités qui ne sont pas kaq' au(to/. Alors que rien ne l’annonce dans la discussion de l’Idée d’au)to\ to\ iãson (quelles que soient la valeur et la portée de l’argument en 83.12-16 et de la double objection qui lui est adressée en 83.26-30, nous avons vu qu’ils suivent une autre ligne de raisonnement que celle qui préside à la dénonciation du statut contradictoire d’un pro/j ti qui soit tel kaq' au(to/), elle s’organise autour d’une précision lexicale, le « ge/noj le/gwn a)ntiì tou= u(po/stasin kaiì fu/sin » qu’on peut lire en 83.32-33, qui – toute légitime ou abusive qu’elle soit par ailleurs – n’a pas le moindre rapport avec la deiÍcij e)piì tou= iãsou, qu’Alexandre vient pourtant d’exposer en l’identifiant à deux reprises avec l’argument des relatifs.
CAPUT TERTIUM
DE RATIONIBUS CERTIORIBUS CONTRA MULIERES VIROSQUE ANALYTICO MORE DISPUTANTES
LES NOUVEAUX SOPHISTES ET LEUR GRAND COMMERCE D’ARGUMENTS, THÈSES ET PROBLÈMES
One Argument to rule them all. TRITOS ANQRWPOS ELATTWN. La discussion qu’Alexandre consacre aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se caractérise par une singulière asymétrie. Comme le remarquait Harold Cherniss 1 , il est fort malaisé, sinon impossible, de déceler dans l’exposé d’Alexandre quelque chose comme un dénominateur commun ou un trait spécifique qui permettrait de relier les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn entre eux et de les distinguer de ceux, les mêmes, qui les précèdent et les suivent dans le lemme correspondant des Métaphysiques. Ce qui laisse penser qu’il ne devait pas y avoir dans le Peri ideôn de quoi étayer la thèse qu’ils constituent une classe d’arguments distincts de ceux que les philosophes des Idées tiraient des sciences, de la pensée de ce qui n’est plus, ainsi que de l’unité d’une multiplicité. Qui plus est, les deux arguments qu’Alexandre identifie, encore que problématiquement (comme l’indique le dokou=ntaj en 85.6), avec les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn – à savoir le lo/goj kaiì tw½n pro/j ti kataskeua/zwn i¹de/aj et le lo/goj to/n tri¿ton aÃnqrwpon ei¹sa/gwn –, si tant est qu’ils sont plus rigoureux, ne sauraient l’être au même titre. De fait, quel que soit le crédit qu’on lui accorde par ailleurs, dans la mesure où l’explication d’Alexandre ne convient, tout au plus, qu’à un seul parmi les 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 275.
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a)kribe/steroi tw½n lo/gwn,
on évitera difficilement l’impression qu’elle introduit – sous le rapport précisément sous lequel il faudrait, au contraire, les considérer solidairement – une solution de continuité incompatible avec la thèse de leur appartenance à une seule et même classe de preuves que les Idées existent. Mais il y a plus : non seulement le lo/goj dont Alexandre dit qu’il entraîne le tri¿toj aÃnqrwpoj n’est pas a)kribe/steroj au sens suggéré pour l’autre, mais encore il ne se laisse en rien distinguer du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n que l’on considère pourtant comme moins rigoureux. Confrontée à cette double anomalie, une très grande majorité des interprètes s’emploie, d’une part, à relativiser les allégations d’Alexandre en 83.17-22 ; elle admet, d’autre part, que l’argument associé au tri¿toj aÃnqrwpoj est une simple répétition de l’argument de l’unité d’une pluralité et qu’à ce titre il n’y a pas grand-chose à en tirer pour cautionner la famille de lectures solidaire de la thèse que l’intitulé oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn permet d’assigner, en les opposant aux autres, au moins deux arguments sui generis. Or, n’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal dans le fait que, tout en reconnaissant qu’il comporte plus que son lot d’incongruités, cette famille de lectures s’appuie sur l’exposé du lo/goj e)k tw½n pro/j ti, alors qu’elle tient pour entendue la cause de celui qui donne prise au troisième homme ? Il y a là une réticence et une omission, dont l’inconséquence est significative et mérite, comme telle, d’être signalée. Ce que Gail Fine a fait, dénonçant, très opportunément, les retombées de cette concession pour la thèse de l’existence séparée des arguments (les) plus rigoureux, autour de laquelle s’est cristallisé le consensus des interprètes. Comme c’est souvent le cas, cependant, le remède proposé est pire que le mal. Ou, si l’on veut, ce remède n’est qu’un palliatif de plus, car le mal est à la racine : c’est le postulat même de l’existence d’une classe d’arguments à part, encore que circonscrite à deux lignes à peine de l’édition Bekker, qu’il convient plutôt d’abandonner. ENTER AOM. En dépit des incertitudes d’Alexandre, contre l’avis généralement plus prudent des autres interprètes, pour qui l’argument sous le coup du tri¿toj aÃnqrwpoj n’est autre que le lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, disons, pour la commodité du discours, standard – mais on devine désormais ce que cette expression peut avoir de trompeur –, ou du moins ne se laisse point discerner de celui-ci, G. Fine a entrepris de montrer l’existence d’une version « débridée », qui serait justiciable du tri¿toj aÃnqrwpoj, contrairement à celle qu’Aristote mentionnait en 990b
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13-14 et qu’Alexandre commente en 80.8-22 s’appuyant, selon toute vraisemblance, sur des matériaux issus du Peri ideôn. Il serait peu raisonnable de s’attaquer ici à l’imposant appareil analytique que Fine a déployé dans une série d’études, échelonnées, pour l’essentiel, sur une période d’une quinzaine d’années et toutes d’une facture savante encore qu’à faible variation thématique 1 : il y a des distinctions dont la subtilité nous échappe 2 , des spéculations pour lesquelles l’absence de fondement dans les textes nous empêche de nous faire une idée aussi précise que la sienne 3 . Pour ce qui est de la question qui nous intéresse ici, il n’est pas non plus indispensable de disséquer la complexe anatomie de son interprétation ; cela serait d’autant plus malaisé qu’elle nous paraît présenter une armature à la fois plus sophistiquée et moins rigide que celle qu’on lui soupçonnerait de prime abord, à laquelle on saurait difficilement rendre justice par une lecture comme celle qu’il nous est expédient de lui consacrer ici 4 . 1. Le corpus que nous allons étudier couvre les années comprises entre 1980 et 1993, avec – comme terminus ab quo – « The One Over Many », Philosophical Review, 89, 1980, et – comme terminus ad quem – la monographie de 1993. 2. C’est le cas, par exemple, du distinguo que Fine introduit entre un paradigmatisme faible, propre à l’argument e)k tw½n e)pisthmw½n, et une version plus good, qui caractériserait, en revanche, l’argument e)k tw½n pro/j ti. Cf. On Ideas, p. 142, note 3 : « Another difference between the Argument from Relatives and the less accurate arguments is that only the Argument from Relatives describes forms as perfect selfpredicative paradigms (note 3 : The first Argument from the Sciences mentions paradigmatism, but this seems to be weak paradigmatism) [Une autre différence entre l’argument à partir des relatifs et les arguments moins rigoureux est que seul l’argument à partir des relatifs décrit les Formes comme des paradigmes parfaits qui se prédiquent d’eux-mêmes (note 3 : Le premier argument tiré des sciences évoque le paradigmatisme, mais il s’agit, à ce qu’il paraît, d’un paradigmatisme faible)] ». 3. Afin de couper court, autant que possible, aux préliminaires, mentionnons tout de suite une réflexion qui illustre bien l’exiguïté des bases documentaires dont s’autorisent les allégations qu’il nous faudra examiner, plus loin, micrologiquement : « as there [scil. en A, 9], he [Aristotle] conspicuously fails to say that the more accurate arguments are invalid arguments for the existence of forms. Indeed, he says that the Argument from Relatives is more accurate precisely because it is a valid argument for the existence of forms (83.1822). Further, although neither Aristotle nor Alexander explicitly says so, the Accurate One over Many Argument is also a valid argument for the existence of forms [tout comme dans les Métaphysiques, Aristote omet significativement de dire que les arguments plus rigoureux en faveur de l’existence des Formes sont des arguments frappés d’invalidité. Au contraire, il dit que l’argument à partir des relatifs est plus rigoureux justement parce qu’il est un argument valable en faveur de l’existence des Formes (83.18-22). De plus, bien que ni Alexandre ni Aristote l’affirment explicitement, la version plus rigoureuse de l’argument de l’unité d’une pluralité est, lui aussi, un argument valable en faveur de l’existence des Formes] » (On Ideas, p. 27). 4. Il est vrai que les indices les plus significatifs de sa dynamique interne sont généralement dissimulés dans une trame souterraine de notes, qui absorbent le choc des
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Nous commencerons par laisser de côté les questions liées à la qualité de sa prose philosophique 1 et aux contraintes contextuelles qui ont pu influencer ses contenus ainsi que son style 2 . Plus modestement, quelques bouleversements qui sont pourtant intervenus dans une mise en place qui ne s’est pas faite d’un seul coup. L’évolution des vues de Fine touchant le kai¿ de la ligne 990b 11, par exemple, ainsi que la généreuse promotion par laquelle In Met., 88.17-22, qui figurait, en 1982, dans « Aristotle and the More Accurate Arguments », p. 157, au titre de remarque excessivement perplexe d’Alexandre, est élevé au rang, autrement flatteur, de fragment du Peri ideôn lui-même, dans la monographie de 1993, sont reléguées dans les appendices savants, qui accompagnent volontiers ses études, alors qu’elles mériteraient sans doute de monter à l’étage et d’y montrer leurs charmes plus à leur avantage, puisqu’elles ont certes de quoi séduire des lecteurs et des lectrices en quête de sensations analytiques fortes. En particulier, à lire cursivement ce qu’elle écrivait en 1982, puis en 1993, on devinerait difficilement qu’une activité tellurique d’une telle ampleur se soit produite avec comme épicentre In Met., 83.17-22, dont l’importance est primordiale pour comprendre quel a été la contribution d’Alexandre à l’exégèse des arguments (les) plus rigoureux. Ce qui semblerait confirmer un vieil adage, dont l’apprenti micrologue s’inspire à l’occasion : les notes demeurent l’un des meilleurs indicateurs de l’état de santé général d’un texte. On ne peut donc qu’admirer la vitalité des travaux de Fine, qui non seulement ont survécu, mais encore ne semblent guère avoir ressenti de telles secousses, qui eussent été fatales à d’autres complexions, plus fragiles ou plus dépendantes des textes dont elles tirent leur seule raison d’être. 1. S’il nous est permis d’exprimer un avis de profane, nous remarquerons tout au plus que cette écriture se signale souvent par la sobre élégance de la tournure et la faible teneur informative du propos. Comme il lui arrive parfois de transcender son millésime, elle révèle alors un art ou une science des généralités peu ordinaires : « Although A-TMA [scil. Aristotle-Third Man Argument] is logically the same argument as P-TMA [scil. PlatoThird Man Argument], its mode of expression is distinctive. One difference is that whereas P-TMA uses “large” as its sample predicate […], A-TMA uses “man” – it generates a regress of forms of man rather than of forms of large [Bien que l’A-TMA soit, du point de vue logique, le même argument que le P-TMA, il se démarque de celui-ci par sa modalité d’expression. Une différence est que, tandis que le P-TMA utilise “grand” comme prédicat-type, le A-TMA utilise “homme” – il est à l’origine d’une régression de Formes d’homme plutôt que de Forme de grand] » (On Ideas, p. 218). Pour faire bonne mesure, Fine aurait pu ajouter que c’est peut-être pour cela qu’on l’appelle troisième homme… sa confiance dans le maniement des arguments, que beaucoup de ses lecteurs ont acquis à la dure école des leading departments, a dû cependant l’en dissuader, histoire de ne pas frustrer les plus brillants d’entre eux du plaisir d’inférer seuls la conclusion. 2. Les bons écrivains n’ignorent ni les qualités ni les faiblesses de leur public. On ne saurait assez regretter que Fine n’ait eu pour elle meilleure audience que celle qui lui est échue et à laquelle – faut-il croire – a adapté ses manières d’écriture et une partie au moins des indications subsidiaires dont il lui arrive d’agrémenter ses textes. Si sa répugnance visà-vis de tout raffinement littéraire ainsi qu’un penchant irrésistible à truffer sa prose de sigles plus ou moins exotiques – même si on laisse de côté les notations incohérentes, comme l’OMA dans On Ideas, p. 199, que Fine ne s’est pas donnée la peine de corriger en OM et qui doit être le vestige de sa première incarnation dans un écrit antérieur, il n’y a que l’embarras du choix : AR, BSP, NSP, G-sep, NI, NIV, A-TMA, OM-TMA, P-TMA, SPV, TBA, *ATT [argument tout terrain] (cette dernière notation est bidon, mais on ne désespère pas de la voir un jour se glisser sous la plume inspirée d’un philosophe analytique) –, en disent long sur les faibles exigences de style de son public et sur sa solide
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nous procéderons à une déconstruction de sa thèse peut-être la plus novatrice, assurément la plus audacieuse. Notre propos sera, si possible, encore moins ambitieux, puisque nous ne nous encombrerons pas non plus d’une discussion exhaustive du copieux argumentaire que Fine a mobilisé sur ce front : nous éviterons, par exemple, de faire état de notre désaccord, lorsqu’il est patent et qu’il est plus élégant de s’en remettre à un arbitrage indépendant, que l’on se plaît à croire impartial, pour lequel – à condition de chercher du côté des leading departments 1 – il se trouvera toujours des « fellow philosophers addressed as equals in a spirit of continued discussion » (B. Smith), aux yeux de qui les mérites scientifiques de Fine sont assez reconnus pour lui assurer un jury complaisant et un procès à tout le moins équitable. Nous nous bornerons plutôt à montrer, dans un premier temps, que les textes n’autorisent pas accoutumance aux acronymes – vu leur nombre, considérable, par paragraphe, voire par énoncé : « OM-TMA is an adequate one over many assumption for P-TMA. First, OMTMA, SP and NI are consistent. Secondly, together with the assumption that there are some F things, they generate the regress. etc. [OM-TMA est une hypothèse du type unité d’une multiplicité adéquate pour le P-TMA. En premier lieu, OM-TMA, SP et NI font système. En second lieu, couplés à l’hypothèse qu’il y a des F, ils sont à l’origine de la régression, etc.] » (On Ideas, p. 209), « It is true that, unlike OM-TMA, AOM does not imply NI ; indeed, as I go on to say, in Aristotle’s formulation NI is inferred not from AOM but from G-sep. But the conjunction of AOM and NI is equivalent in force to OMTMA, and so A-TMA is in that sense involved in OM-TMA [Il est vrai que, contrairement à OM-TMA, AOM n’implique pas NI ; au contraire, comme je le répète, dans la formulation d’Aristote, NI est inféré plutôt de G-sep que de AOM. Mais la combinaison de AOM et NI a une force équivalente au OM-TMA, et c’est pourquoi, en ce sens, le A-TMA intervient dans le OM-TMA] » (On Ideas, p. 216 – on peut se dispenser de pousser plus loin l’analyse de ce dernier adage pour la raison que Fine elle-même évoque dans la note 69, qui l’accompagne : « I do not mean that Aristotle consciously formulated OM-TMA, any more than I suggested that Plato did so [je ne dis pas qu’Aristote a sciemment formulé OM-TMA, pas plus que je ne suggérais que Platon l’avait fait] »), etc. –, que peut bien nous apprendre au sujet de la conscience historique de ce même public le souci que Fine met à le préserver d’une possible confusion, dans une note assez pittoresque sur la présence d’Andronicos de Rhodes au quatrième siècle avant J.-C. ? Note que nous soupçonnons être un clin d’œil à d’autres lecteurs, moins ignares ou plus avisés, qui commencent en tout cas par prendre la précaution, élémentaire au demeurant, de se demander par quelles éditions Aristote est passé avant d’atterrir sur leur table de travail : « Andronikos is not an Academic, and he is too late to be a source on whom Aristotle could draw ; but Xenocrates is relevant. [Andronicos n’est pas un académicien, et il vient trop tard pour être une source dont Aristote aurait pu s’inspirer, mais Xénocrate mérite d’être pris en considération] » (On Ideas, p. 178, note 31). 1. Pour vérifier la cote des entreprises leader du secteur, on dispose désormais d’un précieux document qui apporte un puissant éclairage en la matière, je veux dire la lettre ouverte adressée par B. Smith au Times le 9 mai 1992 (« Derrida Degree a Question of Honour »), à partir de laquelle, par de simples recoupements à l’aide d’un moteur de recherche sur Internet (www.bubustarabubus.com, par exemple), il est loisible de dresser un hit-parade mondial de l’excellence philosophique.
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la lecture que Fine propose des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn en général et du soi-disant argument plus rigoureux associé au troisième homme en particulier ; dans un deuxième temps, nous allons prouver qu’il y a – dans les textes – de quoi rejeter, positivement, cette lecture. En marge de ce travail d’analyse, nous plaiderons un non-lieu à l’encontre de l’argument hyperbolique qu’elle a proposé, compte tenu de sa nature délibérément fallacieuse (hypothèse Sokal-Fine). On aura peut-être deviné que l’enjeu principal de cette discussion a partie liée avec un choix qui, à défaut d’être fondamental, demeure incontournable : comment déterminer le registre propre à ce métadiscours qu’est l’exégèse et, notamment, la bonne façon de régler ses distances avec les textes ? Nous ne pouvons que partager – à la nuance près – le scrupule de Gail Fine à confisquer un bien qui ne restera tel qu’aussi longtemps que la philosophie le partage avec la philologie : « what follows is more of a philosophical than a philological exploration (although I do not think there are firm boundaries here) [ce qui suit tient davantage de l’exploration philosophique que philologique (je ne crois pas cependant qu’il y ait une démarcation stricte entre les deux)] » 1 . Pour tout dire, la philosophie est une discipline de lecture rigoureusement interne et, si on répugne à la réduire à une forme plus ou moins dégradée d’analyse sauvage, on évitera de reproduire l’un de ses traits distinctifs, qui est d’être – dans une mesure qui peut varier selon les cas – reference free. CHASSEURS D’ARGUMENTS. Sous la pression d’une robuste convergence d’intérêts académiques et éditoriaux 2 , le marché mondial 1. On Ideas, p. VIII. 2. Le diagnostic serein et équilibré d’un ancien de la maison, que l’on pourrait difficilement soupçonner de collusions avec la philosophie dite continentale, nous dispense de nous étendre sur cette malheureuse conjoncture : « Our subject, like others, has lately suffered from external pressures that are a serious threat to the quality of work. Competition for too few jobs and the demands of crude appraisal must lead to overproduction of quickly produced paper, and make it more and more difficult for younger philosophers to develop a natural pace and produce substantial works – substantial not necessarily in size but in the importance and originality of their contents. In the Fifties some people wrote many papers, other none. But nobody was having his publications counted by an authority, and nobody was deterred from working on a long-term project because of the need to give annual account of his progress. Present pressures resemble the harmful pressures in the City of London for short-term gains rather than for long-term benefits. No doubt pressures keep academics (and managing directors) from being lazy, but they also make impossible those achievements for which more time and leisure are required. [À l’instar de quelques autres, notre domaine a souffert ces derniers temps de pressions externes qui constituent une grave menace pour la qualité du travail. La
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du texte favorise – même dans un domaine aussi périphérique et marginal que la lecture des sources anciennes et médiévales – la diffusion d’un nombre faramineux de travaux aux formats successifs standard 1 , compétition pour un trop petit nombre de postes et les contraintes d’une évaluation sur le tas ne pouvaient qu’encourager la surproduction de textes bâclés et empêcher les jeunes chercheurs de se former à un rythme naturel et produire des travaux d’envergure non par leur taille mais par l’importance et l’originalité de leurs contenus. Dans les années cinquante, certains écrivaient beaucoup, d’autres moins. Aucune autorité ne comptabilisait les publications et personne n’était découragé de travailler sur des projets à long terme du fait d’avoir à rendre compte sur base annuelle de ses progrès. Les pressions actuelles ressemblent à celles, délétères, sur le marché boursier visant des gains immédiats plutôt que des bénéfices à long terme. Il va de soi que la pression aide professeurs et managers à ne pas sombrer dans la paresse, mais elle les empêche également de s’investir dans des entreprises qui demandent davantage de temps et de marge de manœuvre] » (J. Ackrill, Essays on Plato and Aristotle, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 11). Des produits de convenance répondent à des besoins spécifiques, qui sont ceux du confort intellectuel d’un certain public de professionnels de la lecture, qui se trouvent souvent être à leur tour des prestataires de services, soumis qui plus est à des contraintes de production qui ne peuvent que les encourager à s’intégrer au plus vite et au mieux de leurs capacités au circuit des serial writers. Or, cette écriture et cette lecture rapides sont peut-être bien une nécessité de la profession, il n’est pas moins désolant de constater que l’on a fini par les confondre avec le travail philosophique tout court. C’est là un réflexe élémentaire, un mécanisme d’autojustification, un moyen aussi de se donner bonne conscience pour avoir laissé à d’autres le soin de s’effacer de l’ardoise et régler ainsi la facture de la suralphabétisation universitaire : ceux que la chance n’a pas assistés dans leur traversée du marécage des bourses et des subsides, d’un pays à l’autre, une année après l’autre, ceux qui ont goûté le pain amer de la mobilité universitaire et de la charité institutionnelle, ceux qui l’ont craché et ceux qui l’ont avalé de travers. Ce livre, soit dit au passage ici, tout en bas d’une note de pied de page, veut être aussi un mot de respect pour ceux que j’ai connus parmi les philosophes qui ont payé le prix du silence, fidèles au principe sur lequel, pendant vingtcinq ans – pas un de moins ne sépare Senilità (1898) de La coscienza di Zeno (1923) –, Italo Svevo a réglé sa vie : « scrivere a questo mondo bisogna, ma pubblicare non occorre ». 1. Selon une scansion inexorable qui du cycle ou du recyclage de conférences aboutit à la monographie, en passant par un nombre variable d’étapes intermédiaires, à l’occasion identiques, toutes sanctionnées cependant par l’ajout d’un nouveau titre à des chapelets bibliographiques qui en comptent parfois des dizaines. La spéculation inverse, consistant à monnayer un capital initial, est moins courante ; maniée toutefois sans vergogne et, de préférence, sur différents marchés, elle peut engendrer des bénéfices tout aussi spectaculaires. On aurait tort de croire que le (re)publish or perish est une spécialité (trop) anglo-américaine ; les récidivistes continentaux ne sont pas en reste, comme le lecteur novice, trop souvent ignare de la règle en or de la discernabilité bibliographique des identiques, découvrira, à ses dépens, s’il se laisse prendre au piège [a] de fac-similés comme le tiercé platonicien que M. Fronterotta a joué – d’abord gagnant (2001), ensuite placé (2001bis, 2005) – dans une bonne moitié des bibliodromes européens : MEQECIS. La teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose empiriche, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2001, p. 398-412 ; « “Les Formes n’existent pas de la façon dont il le dit”. La critique aristotélicienne de Platon », dans J.F. Pradeau (éd.), Platon. les formes intelligibles, Paris, PUF, 2001, p. 130-154 ; « Natura e statuto dell’EIDOS : Platone, Aristotele e la tradizione platonica », dans F. Fronterotta et W. Leszl (éd.), Eidos – Idea,
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axés de préférence sur l’analyse de problèmes et l’arbitrage d’arguments. Avec une incidence statistique que l’on pourrait aisément indexer en fonction de quelques critères aussi élémentaires que la présence dans les toutes premières lignes d’un cliché à vocation programmatique 1 , la densité en sigles et acronymes ou l’adhésion à une vague d’intérêt thématique, ces travaux présentent – selon une courbe parfois inverse à leur succession chronologique – l’inconvénient, négligeable en soi (du moins aussi longtemps que l’on ne se mêle pas de faire de la philosophie), d’évoluer à une distance variable, mais toujours confortable, audessus des textes, dont ils s’affranchissent si d’aventure ces derniers menacent d’être incompatibles avec les intérêts d’une telle entreprise, qui se résume, pour l’essentiel, à la collecte et l’expertise d’arguments. Nous avons emprunté l’expression d’analyse sauvage au vocabulaire de la psychanalyse freudienne. Pour ne mentionner que deux troubles assez symptomatiques de ce désordre, parfois grave, de la textualité 2 , Sankt Augustin, Academia Verlag, 2005, p. 171-185 ; à suivre. [a]. F. Fronterotta, « Corruttibile e incorruttibile. L’argomento di Metafisica Iota 10 nella critica di Aristotele alla teoria platonica delle idee », dans B. Centrone (éd.), Il libro Iota (X) della Metafisica di Aristotele, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2005, p. 196, note 13 : « Per un’illustrazione puntuale degli argomenti antiplatonici del De ideis et di Metaphysica A e M-N, oltre agli studi citati nella nota precedente, rinvio di nuovo a Fronterotta 2001 e 2001a [Pour une illustration ponctuelle des arguments antiplatoniciens dans le De ideis et les Métaphysiques, en plus des travaux cités dans la note précédente, je renvoie de nouveau à Fronterotta 2001 et 2001a] ». 1. Les ouvertures par « The aim of the present paper » se comptent par milliers (les variantes avec purpose sont, si possible, encore plus nombreuses) ; celles par « This paper explores, analyzes, etc. » rencontrent les faveurs d’une partie tout aussi considérable des adeptes de cette écriture ; les plus inventifs se tournent en masse vers des solutions comparativement moins standardisées : « In the present paper attention is drawn, … we consider, … will be discussed, etc. ». 2. Au lecteur qui s’inquiéterait de l’état de sa santé textuelle, nous rappellerons que, selon les cas, il ferait mieux de s’alarmer de l’absence plutôt que de la présence des symptômes que nous décrivons ici. L’analyse sauvage est une pathologie opportuniste, qui vient se greffer sur des textualités que leur environnement a fragilisées et sensiblement prédisposées à la développer sous une forme ou sous une autre. Ce qui permet non seulement de saisir le mécanisme de sa transmission – qui se fait de porteur sain à porteur sain –, mais aussi d’expliquer pourquoi ce syndrome suit généralement une évolution accélérée pour atteindre, dans sa phase terminale ou chronique, le statut de maladie professionnelle, par laquelle tantôt se trahit, tantôt s’exhibe l’appartenance à un certain milieu et à un certain métier. L’analyse sauvage peut alors devenir le schibboleth d’une pratique de la philosophie bien codifiée, un puissant facteur d’agrégation corporative et, le cas échéant, la marque d’une famille intellectuelle. Si notre lecteur était toujours désireux d’éliminer le mal à la racine, qu’il ne se trompe pas : la thérapie existe, elle est à la portée de tout le monde, mais – comme c’est souvent le cas – elle est lourde et coûteuse. Sans compter que, selon l’environnement, non seulement le salut demeure incertain, mais encore la rémission peut entraîner une crise de rejet (au royaume des aveugles, le borgne
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ceux précisément que notre examen fera ressortir à partir d’un cas précis 1 , on évoquera la tendance à se livrer à des transferts interprétatifs, sous la forme d’une production de prothèses ou d’artefacts exégétiques à la référence textuelle flottante ou vide. On parlera, notamment, de référence vide dès lors que, dans les textes, rien ne vient correspondre à ces projections, sinon des référents fictifs ou de substitution, au mieux des objets analytiquement modifiés ; on parlera, en revanche, de référence flottante dès lors que la prise sur les textes que l’on exerce par le biais de ces concepts utilitaires est incertaine, mal assurée et, lorsqu’elle est effective (c’est-à-dire dès lors qu’elle est assez vague ou qu’elle ratisse assez large pour saisir quelque chose), plus ou moins indépendante du dessein de l’interprète. « WIR PHILOLOGEN ». Dans un diagnostic subtil et précoce, Jonathan Barnes dénonçait l’amateurisme qui a fait la fortune de ce style d’exégèse : l’érudition a un prix 2 , d’autant plus exorbitant que bon n’est pas roi ; s’il ne s’arrache pas lui-même l’œil qui lui reste, on s’empressera de lui indiquer la sortie). Le remède à ce genre de perversions textuelles, on l’aura compris, consiste en un régime à base de philologie, auquel on pourra utilement intégrer les sciences nobles qui l’accompagnent (« de la codicologie à la paléographie » selon le précis méthodologique qu’Alain de Libera a rédigé au début de Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, dans un paragraphe du deuxième chapitre, intitulé Petit discours de la méthode), telle l’histoire des pratiques érudites et scolaires, celle des corpus (de leur constitution et de leur transmission), l’archéologie ou encore, le cas échéant et ne serait-ce qu’à doses homéopathiques, la micrologie comme technique d’exploration de l’archive philosophique plus attentive aux événements, souvent inapparents, parfois anodins, par lesquels se transforment, sur la longue durée, les univers de discours, qu’elle ne s’intéresse à la taxidermie des argumentaires révolus. 1. Rien n’interdit de répéter cette expérience : si nous tenons là un serpent de mer de ce genre de pêche aux arguments, il est possible que d’autres sillonnent les eaux fécondes des nombreux viviers analytiques disséminés de par le monde. Sten Ebbesen, lumière de notre temps, auquel je ne suis digne de tourner les pages d’un manuscrit, a publié un Journal de la Chimère ; le bestiaire analytique attend toujours son mémorialiste. 2. Et quel prix ! « Here’s a moral story (which is also true) – confiait-il récemment aux lecteurs de la revue Cogito – In the 1930s a young Italian philosopher was working on the theory of categories. When he’s nearly finished his dissertation he thought that he’d better have a quick look at Aristotle’s Categories to give his work a little historical background. He found that Aristotle’s Categories was a peculiarly interesting and perplexing work. He also found that the Greek text of the work was in anything but a satisfactory condition. So he set himself to edit the Greek text. He then found that the Latin translations of the work had a thitherto unrecognized importance for the textual tradition. So he decided to edit the Latin translations – of which there were a vast number of manuscripts. And so it went on. To be sure, the textual and historical work which he did was epoch-making ; but he always regretted – or so he told me – that he had never published a word of philosophy [Voici une histoire édifiante qui se trouve aussi être vraie. Dans les années trente, un jeune philosophe italien travaillait sur la théorie des catégories. Sur le point d’achever son mémoire, il crut utile de jeter un coup d’œil aux Catégories
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nombre de margoulins ont appris l’art de filer, comme qui dirait, à l’anglaise. Pour cela, il suffit de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, en se faisant passer pour historien auprès des philosophes et pour philosophe auprès des historiens ; sans donner à voir qu’on les méprise tout à fait, il convient surtout de reléguer la philologie et la critique textuelle dans une marginalité subsidiaire ou apéritive, sans oublier, en revanche, de mettre les anciens au goût du jour et d’insister sur leur étonnante actualité – comme à une époque à Memphis (Tennessee), le bruit a couru à Louvain (la Neuve) qu’« Aristote n’est pas mort » (peut-être qu’Elvis non plus d’ailleurs). Barnes n’a pas de mots assez durs pour ces charlatans qui se présentent comme interprètes d’un philosophe du passé alors qu’ils paradent sous les yeux de leur public un personnage en carton-pâte : « Ni philologues ni historiens, ils ne se contentent pas néanmoins de lire et de comprendre les mots d’Aristote : ils doivent récrire les ouvrages du Stagirite, les formaliser (peut-être avec l’aide anachronique de la logique symbolique), les recréer dans leur propre image. Ils ne veulent pas découvrir ce qu’Aristote a dit : ils se proposent d’inventer ce qu’Aristote, selon eux, a voulu dire. Ensuite, après avoir reconstitué l’œuvre d’Aristote, ils l’attaquent avec toutes les armes de la philosophie analytique : inconscients de la position historique du Stagirite, ils luttent contre lui comme contre leurs collègues et leurs contemporains » 1 . Il y a, peut-être, une part de caricature dans ce portrait-robot, mais elle ne fait que mieux accuser le paradoxe d’une entreprise dont la tâche consiste en une « analyse détaillée du texte » alors même que son approche se veut « pédante et anachronique ». Contresens fondateur dont l’ironie exquise de Jonathan Barnes avait fait justice trois ans plus tôt dans une conférence au Centre De WulfMansion : « cette analyse doit être soigneuse et détaillée, on y procède ligne par ligne, mot par mot, et on n’avance jamais sans avoir compris dans toute sa particularité la ligne du départ. Sans dédaigner la philologie, l’analyse ne s’engage avec elle que dans la mesure où elle peut d’Aristote pour corser son arrière-plan historique. Il fit ainsi la découverte d’un ouvrage tout à la fois singulièrement intéressant et déconcertant. Il découvrit aussi que le texte grec des Catégories était tout sauf dans un état satisfaisant. Il entreprit donc de l’éditer. Il s’aperçut vite que, pour la tradition du texte, les traductions latines avaient une importance jusqu’alors méconnue. Il décida par conséquent d’éditer ces traductions, conservées dans un grand nombre de manuscrits. Tout cela prit du temps. Assurément, ses découvertes dans le domaine de l’étude des sources ont marqué une époque ; il a cependant toujours regretté – c’est, du moins, ce qu’il m’a dit – de n’avoir jamais publié un mot de philosophie] » (« Modes of Philosophizing. Interviews with J. Barnes, M. Burnyeat, R. Geuss, B. Stroud, S. Virvidakis, V. Kalfas, A. Baltas, P. Bassakos et R. Rastapopoulos », Cogito, 6, 2007, p. 33). 1. J. Barnes, « Aristote chez les anglophones », Critique, 36, 1980, p. 707.
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contribuer à la compréhension philosophique ; et on se sert de la logique formelle et des autres outils de la philosophie moderne plutôt que de la critique textuelle » 1 . Comment étudier les textes ligne par ligne, mot par mot, sans recourir – massivement et systématiquement – à la caution de la philologie, ne serait-ce que pour déterminer si une ligne est bien à sa place là où on la lit et qu’à un endroit précis du texte c’est bien tel mot qu’il faut expliquer plutôt que tel autre ? Or, ce n’est pas la violence de ces lectures qui est en cause ici. Celleci s’exerce à vide : il n’y a pas de victimes de tels abus textuels. Il ne s’agit pas non plus d’élever le cri de détresse d’un savoir minoritaire, ni de revendiquer à une discipline en perte de vitesse une place dans le capital cognitif de la philosophie d’aujourd’hui. Loin de nous aussi l’idée de défaire une réflexion qui se risquerait sur un mode vulnérable ou de nier, voire de renier une expérience de pensée en répétant les gestes ou le rituel d’un contre-exorcisme exégétique 2 . À quoi bon contester le droit souverain à pratiquer une cueillette aux arguments et, le cas échéant, à défaut d’en trouver dans les textes, à peupler son jardin philosophique de spécimens parfois exotiques ? Cela est tout à fait licite et peut-être même profitable au formatage intellectuel des femmes et des hommes en carrière de la génération grimpante – nous croyons les intéressés sur parole 3 . Avec un peu d’imagination, il est même loisible 1. J. Barnes, « Aristote dans la philosophie anglo-saxonne », Revue philosophique de Louvain, 75, 1977, p. 205. 2. L’industrie de l’argument n’a pas grand-chose à craindre du Lumpeninterpretariat micrologique : à la fin du compte, que peut un précaire de la pensée et un intermittent de l’Université, sinon montrer, sur un dossier précis et dans le cadre de l’archive qui est la sienne, de quelle façon la rhétorique de la clarté et la culture de l’argument s’accommodent vite et bien d’une puissante pulsion à l’approximation, à l’affabulation, voire à la mystification – contre lesquelles l’establishment analyticien, gravissimus alienae luxuriae objurgator, fulmine par ailleurs. Ce que l’on supporte le moins, chez les autres, ce sont ses propres défauts, particulièrement ceux que l’on cultive à l’abri d’un marché éditorial et académique que l’on a apprivoisé et que l’on approvisionne en conséquence. 3. Dans un prospectus de la Cornell University, on nous informe que « Gail Fine, chair of the Sage School of Philosophy at Cornell, finds that “Studying philosophy enables one to present, assess, and analyze arguments critically, which is a vital skill in any discipline. Our graduates do extremely well in law school and medical school, but they also find the training relevant in whatever career they pursue” [Gail Fine, professeur de la Sage School of Philosophy (Cornell), considère qu’“étudier la philosophie rend capable de présenter, formuler et critiquer des arguments, ce qui constitue un savoir-faire indispensable dans tous les domaines. Nos licenciés, réussissent brillamment dans les écoles de droit et de médecine, mais ils profitent de cet entraînement quelle que soit la carrière qu’ils auront choisie] » (fichier disponible à la lecture et au téléchargement, gratuit, à l’adresse : www.provost.cornell.edu/pdf/[email protected] ; on peut lire le même propos, à la virgule près (après assess), sur le site de l’Université Cornell :
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de mettre cette fumisterie argumentaire sur le compte des exubérances d’une pensée en plein essor, à la limite de lui établir sur ces bases un pedigree prestigieux avec des ascendants de renom 1 . Notre seul souci étant plutôt d’arrêter un protocole méthodologique et de l’adapter à la compréhension de quelques documents anciens, il s’est trouvé qu’au cours de l’instruction du dossier des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, face à la masse critique d’une littérature secondaire dont le facteur de redondance est – même pour les standard de l’historiographie aristotélicienne – particulièrement élevé, nous avons été amené à faire un sort à une entité discursive encombrante ou, pour filer la métaphore du business aux arguments, à crever une bulle spéculative en retirant du marché philosophique une mauvaise marchandise qu’une puissante industrie du texte a mise en circulation sous le pavillon de l’alliance entre la bonne philosophie et son histoire. Dans la mesure où elle demeure fidèle à son modèle, qui est l’archéologie philosophique d’Alain de Libera, la méthode préconisée dans ce travail consiste à restituer les textes à eux-mêmes, c’est-à-dire à prendre en compte leurs opérations propres, qu’ils effectuent eux-mêmes (ou, plus précisément, dont ils sont les seuls à garder la trace), les uns par rapport aux autres, selon une vaste gamme de modalités, qui peut aller de l’accident mécanique dans la transmission d’un témoin ou d’une famille de témoins au contresens, en passant par les omissions, les superpositions de vocabulaire, les surinvestissements exégétiques, mais également les reprises ponctuelles, les développements précis et fidèles, les élucidations rigoureuses. Cette méthode est solidaire d’un présupwww.news.cornell.edu/Chronicles/11.1.01/Humanities_tradition.html). Le lien entre arguments et carrière semble d’ailleurs tenir à cœur à plus d’un cornellien, puisqu’une linguiste de la même Université croit utile d’y insister à son tour : « The kind of argumentation and logical problem-solving skills entailed in linguistics are very good training for students who want to pursue many diverse careers [Le genre d’argumentation et de savoir-faire logique face aux problèmes auquel la linguistique forme les étudiants se révèle très utiles pour un large éventail de carrières qu’il leur est loisible de poursuivre] ». 1. « Ce qui apparaît comme désinvolture au “philosophe” français n’est que la rançon du caractère vital et productif de la philosophie analytique : non seulement parce que les “grandes” philosophies ont toujours eu cette attitude et ne se sont jamais astreintes à une fidélité historique au bout du compte paralysante, mais également parce que dans un contexte de débats et de controverse, l’étude d’un auteur du passé présente toujours des enjeux actuels. Que les philosophes anglo-saxons fassent de même n’est donc que le témoignage de leur productivité » (J.M Vienne (éd.), Philosophie analytique et histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1997, Introduction, p. 11) – on pourrait élargir, sans inconvénients et salva veritate, ce constat à celles que B. Smith appelle familièrement les anciennes colonies (former Colonial Territories) d’Angleterre (« Textual Deference », American Philosophical Quarterly, 28, 1991).
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posé, qu’elle revendique d’ailleurs formellement : les textes ne sont pas de simples surfaces d’apparition pour des contenus philosophiques qui les précéderaient et auxquels ils offriraient un moyen d’expression plus ou moins labile et transitoire. Non seulement les textes créent et portent leurs contenus, mais encore ils constituent un lieu d’inscription pour des discontinuités qui, sans relever de l’ordre du vouloir-dire, ne conditionnent pas moins ses possibilités, ses inflexions et jusqu’à sa matière première. C’est pourquoi tout objet exégétique – et, sous ce rapport, l’objet philosophique ne fait pas exception (dans la mesure où il ne peut qu’aspirer à devenir un objet d’exégèse et, une fois qu’il l’est devenu, à le rester aussi longtemps que possible) – n’est presque jamais immédiatement lisible, offert une fois pour toutes et disponible comme tel pour une compréhension cumulative à travers la suite de ses transcriptions interprétatives. La réalité historique que l’archéologie philosophique et la micrologie, qui en est le pendant exégétique, s’appliquent à restituer au plus près de sa vérité, est là pour nous rappeler qu’il en va tout autrement et, en particulier, pour nous montrer que l’on aura beau chercher des objets philosophiques qui seraient entrés dans un texte à un moment et qui pourraient en sortir le moment d’après pour être intégrés ailleurs, dans d’autres textes, selon une combinatoire dont ils constitueraient le facteur d’invariance : de tels objets n’existent pas. (On comprend mieux alors la tentation d’en forger de toutes pièces, relativement plus dociles et d’un maniement moins pénible). THE HOUSE ALWAYS WINS. Il n’existe point de diaphane philosophique à travers lequel il serait donné à certains problèmes, thèses, et arguments de s’éclairer et de briller d’une lumière d’emprunt peut-être, mais dont le spectre – direct ou réflexe – est, en tout cas, fini et continu, le rayonnement uniforme à travers la suite des textes qui les reçoivent et les transmettent aux suivants. Cette continuité est, croyonsnous, l’illusion transcendantale sur laquelle repose une mauvaise historiographie qui rechigne à réapprendre les gestes élémentaires d’une pensée qui n’est plus la nôtre, préfère traiter les textes du passé comme des foires aux arguments, se réclame de la prétention, absurde au possible, d’un accès immédiat aux arguments d’antan, qu’il serait légitime d’extraire et d’analyser dans l’absolu, voire de traduire dans l’esperanto philosophique qu’est, à toute époque, son discours dominant. Au rebours d’une révolution ptoléméenne qui relativise les sources et prétend affranchir leurs contenus des conditions particulières dans lesquelles ils ont été pensés, le micrologue est le philosophe d’un retour intransigeant aux textes qui seuls peuvent l’orienter dans le choix de ses questions par
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les réponses qu’ils leur apportent. Seul les textes existent et c’est d’eux seuls que les objets philosophiques reçoivent chacune des identités et des physionomies qui leur sont propres et qui se brouilleront à mesure que nous nous en éloignons. Dans la version subalterne de la méthode que nous nous sommes efforcé de suivre, ce travail se trouve également traduire une double persuasion, plus personnelle. MESSIEURS LES ANALYTIQUES, ARGUMENTEZ LES PREMIERS. Tout d’abord, l’espoir – raisonnable croyons-nous – que cela même que l’on refuse au fétichisme argumentaire de plus en plus à la mode de nos jours, on le retrouvera sous la forme d’une clarification plus rigoureuse de vestiges philosophiques réels plutôt que postiches. À ce premier pari, fait pendant une deuxième gageure : même si on laisse à d’autres interprétariats le choix des armes et que l’on consent à les affronter sur leur propre terrain, cette confrontation tournera finalement à l’avantage d’une considération holiste et discontinuiste. Il sera montré, par exemple, dans le cadre (et donc dans les limites) d’un dossier précis, que l’on argumente mieux (quels que soient les standard de clarté et de rigueur que l’on accepte par ailleurs), dès lors qu’on s’en tient, méthodiquement, à une stricte déférence textuelle, plutôt que lorsqu’on brasse les textes à la moulinette analytique pour en extraire des thèses et des arguments, que l’on fait passer ensuite par pertes et profits, dans une comptabilité par laquelle on prétend exercer un droit de mainmise jurisprudentielle sur un passé philosophique que l’on juge à défaut de se donner les moyens de le comprendre. ON EST TOUJOURS L’HISTORIEN DE QUELQU’UN. Ensuite, la conviction que la réécriture philosophique du passé se distingue d’autres disciplines historiques moins par sa pratique et ses objets que par ses prétentions. Notamment celle qu’il serait loisible de faire de l’histoire de la philosophie, voire de la philosophie tout court, en ignorant que cette histoire commence et s’achève avec les textes qu’une tradition à filiation plurielle a transmis selon des modalités qu’il n’est possible de déterminer qu’empiriquement, par le dépouillement et l’analyse philologique de la masse documentaire du passé. Le philosophe va à la rencontre de ses objets dans des textes, qui seuls permettent de les fixer. Le philosophe est donc, pour l’essentiel, un archiviste. S’il se dispense d’explorer son archive, s’il ne prend pas la peine de la recouper avec celle de ses ancêtres en se demandant, exempli gratia, à quoi pouvait ressembler la journée de travail d’un
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maître néoplatonicien de l’Antiquité tardive et quel pouvait être le format des textes avec lesquels il travaillait, que ce soit pour les lire, les écrire ou, encore, les inscrire dans la marge 1 –, c’est qu’il a oublié que « le portail d’accès à un problème, à une thèse, à une doctrine philosophique est toujours seulement – et dans le meilleur des cas – un texte » 2 . Tout comme il a oublié qu’il n’y a pas de plage adamique ou d’îles vierges de la pensée où la philosophie, fût-elle mariée de la main gauche aux sciences exactes, pourrait s’adonner au trafic d’arguments ou résoudre des puzzles à longueur de journée (ce qui, nous apprendon de bonne source, est devenu sa principale, sinon sa seule occupation 3 ). S’il est à la portée de tout le monde de refouler l’histoire comme objet de pensée, lui échapper est une autre affaire, que l’on mènera difficilement à bien aussi longtemps du moins que l’on se cantonne à faire de l’histoire à la petite échelle, c’est-à-dire à l’échelle de quelques décennies, et que l’on ne remonte dans la généalogie de ses concepts qu’une ou deux générations en arrière. Une philosophie affranchie des rigueurs de sa clôture exégétique, une philosophie qui est autre chose que le retour incessant et circulaire de son passé, qu’elle assume dans l’exercice minutieux et réitéré de son interprétation, est destinée, par un jeu de récurrences dont on peut aisément débrouiller – au coup par coup – le fil, à devenir le reflet dégradé du passé auquel elle croit pouvoir se soustraire ou qu’elle croit pouvoir manier à sa guise.
1. Comme Philippe Hoffmann l’a fait dans deux textes qui méritent de figurer parmi les écritures saintes du micrologue francophone : « Bibliothèques et formes du livre à la fin de l’antiquité. Le témoignage de la littérature néoplatonicienne des Ve et VIe siècles », dans G. Prato (éd.), I manoscritti greci tra riflessione e dibattito, Firenze, Gonnelli, 2000 ; et, désormais, anglophone : « What was Commentary in Late Antiquity ? the Example of the Neoplatonic Commentators », dans M.L. Gill (éd.), A Companion to Ancient Philosophy, Malden, Blackwell, 2006. 2. J’emprunte cette expression à mon ami Laurent Cesalli, premier Docteur de l’Ecole de Genève, dont Le réalisme propositionnel. Sémantique et ontologie des propositions chez Duns Scot, Gauthier Burley, Richard Brinkley et Jean Wyclif, qui reprend les principaux résultats de sa thèse de doctorat – où l’expression figurait au départ –, vient de paraître pour la Librairie Philosophique J. Vrin. 3. « In positive science results are expected. In analytic philosophy everyone waits for the next new puzzle. Like the braintwisters holidaymakers take onto the beach, philosophical puzzles divert from life’s hardships. They doubtless have their place in a flourishing theoretical culture. But Analytic Philosophy is at its core a culture driven by puzzles, rather than by large-scale, systematic theoretical goals » (K. Mulligan, P. Simons et B. Smith, « What’s Wrong with Contemporary Philosophy ? », Topoi, 25, 2006, p. 65).
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AOM & CONTEMPORARY ARGUMENT INDUSTRY Si je connaissais quelqu’un d’imperméable aux vertus de la lecture « analytique » des philosophes anciens, je lui dirais : lisez donc le livre de Gail Fine. Lisez-le sérieusement, de bout en bout ; accrochez-vous là où il faut s’accrocher ; discutez, si le cœur vous en dit, et si vous en trouvez l’occasion ; contrôlez tous les mouvements de l’argumentation extraordinairement serrée qui s’y déploie – ce n’est précisément pas facile, mais c’est toujours possible, car tous ces mouvements sont décrits avec une incroyable précision. Si, à la fin de cet exercice, vous ne reconnaissez pas que vous êtes devenu un peu plus intelligent, que vous vous êtes posé des questions importantes sur Platon, sur Aristote, sur la philosophie, et que vous avez fait la connaissance d’un esprit d’une lucidité et d’une exigence exceptionnelle, c’est vraiment que votre cas est désespéré. J. Brunschwig, « On Ideas : Aristotle’s Criticism of Plato’s Theory of Forms, par Gail Fine », Revue de Métaphysique et de Morale, 99, 1994, p. 406.
La version plus rigoureuse de l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n conçue par Fine constitue un formidable obstacle épistémologique. Le contourner ou le réduire n’a cependant qu’un intérêt tout relatif. L’essentiel est plutôt d’en relever le défi philosophique, c’est-à-dire de lui reconnaître la dignité et la portée d’une décision éthico-théorique à part entière. Si notre supposition quant à sa finalité est non seulement plausible, mais encore exacte – et des indices sérieux, glissés à des endroits appropriés, nous encouragent à penser que tel est le cas –, alors il importe moins de dénoncer son imposture 1 que de nous demander ce que l’argument piégé de Fine peut bien nous apprendre au sujet d’une certaine pratique de la philosophie et de son histoire. On soupçonne déjà qu’une analyse de l’AOM (Accurate One over Many) peut se passer d’une enquête généalogique visant à lui établir des précédents ou, à défaut, des parallèles : Fine ne les mentionne pas, l’inspiration qu’elle a pu en retirer est, somme toute, extrinsèque et, surtout, son projet pointe dans une autre direction que les lectures dont elle aurait pourtant pu se recommander. THE MIGNUCCI FILE. Puisque cependant il s’agit de Mario Mignucci et qu’il nous est donné de le lire dans un livre, L’argomentazione dimostrativa in Aristotele, qui n’a d’autres défauts que celui de susciter chez son lecteur le regret de savoir que désormais il demeurera 1. Ce que nous ferons de toute façon, par un exercice d’ingénierie inverse qui est en même temps un hommage rendu à sa sophistication.
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inachevé, marquons un temps d’arrêt, afin de voir plus clair dans les raisons qu’avant les travaux de Fine, un grand spécialiste en la matière a pu avoir, lui aussi, d’associer au troisième homme une version plus rigoureuse de l’argument de l’unité d’une pluralité contre laquelle Aristote aurait déclenché le troisième homme. Contro una versione più rigorosa di questa argomentazione, écrit Mignucci, Aristotele fa scattare il famoso argomento del « terzo uomo ». Delle varie versioni di questo ragionamento forniteci da Alessandro, quella che egli stesso attribuisce allo Stagirita (in Met. 85.11-12) consiste in una riduzione all’impossibile (in Met. 84.21 85.3 = Peri\ i¹dew½n fr. 4 Ross, 188 Rose). In essa viene enunciata come principio generale la tesi accademica secondo la quale un qualunque predicato, se è attribuibile con verità a diversi soggetti, deve esistere in sé. Come applicazione di questo principio si ha che il predicato « uomo », se è attribuibile con verità agli individui x, y, z, …, deve esistere in sé. Indichiamo con « U1 » tale predicato. Ma « uomo » si predica con verità sia di U1 sia di x, y, z, … Dunque, in base al principio generale, anche questo secondo predicato, rappresentabile con ‘U2’ esiste. È ovvio che un analogo ragionamento può essere ripetuto a proposito di U2, così da ottenere un altro predicato U3 e, in definitiva, una serie infinita di termini U. Poiché questa conseguenza è assurda, la tesi accademica è falsa, e precisamente è falsa la necessità di postulare l’esistenza delle idee come condizione di possibilità di predicazioni vere [Contre une version plus rigoureuse de cet argument, Aristote déclenche le fameux troisième homme. Des différentes versions du raisonnement qu’il reporte, celle qu’Alexandre lui-même attribue à Aristote (In Met., 85.11-12) consiste en une réduction à l’impossible (In Met., 84.21 - 85.3 = Peri\ i¹dew½n fr. 4 Ross, 188 Rose). Dans cette version, la thèse académicienne selon laquelle n’importe quel prédicat, s’il peut être attribué en vérité à différents sujets, doit exister en soi, est posée comme un principe général. De l’application de ce principe on obtient que le prédicat « homme », s’il peut être attribué en vérité aux individus x, y, z… doit exister en soi. Notons ce prédicat « H1 ». Or, « homme » se prédique en vérité aussi bien de « H1 » que de x, y, z… Donc, sur la base du principe général, même ce deuxième prédicat, que l’on notera « H2 », existe. Il va de soi que l’on peut répéter un raisonnement analogue pour « H2 », et obtenir ainsi un autre prédicat « H3 » et, en définitive, une série infinie de termes « H ». Puisque cette conséquence est absurde, la thèse académicienne est fausse et, notamment, sera falsifiée la nécessité de postuler l’existence des Idées en tant que condition de possibilité des prédications vraies] (p. 217, ad An. post., I, 11, 77a 5-9).
Il n’y a pas grand-chose à tirer de cette page de Mario Mignucci pour conforter l’idée que l’argument qui aboutit à la postulation d’une Forme séparée de la pluralité dont elle est prédiquée en commun, comporte
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deux versions dont l’une serait plus rigoureuse que l’autre. Ou bien le principe général du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n suffit à expliquer pourquoi cet argument s’expose au tri¿toj aÃnqrwpoj, et alors on ne voit pas pourquoi il faut introduire dans la discussion un deuxième argument, version améliorée du premier, qui serait supposé faire la même chose, de la même façon ; ou bien ce principe général ne suffit pas à expliquer pourquoi le troisième homme ne se produit que dans certains cas, et alors la première tâche de l’exégète est de nous dire non seulement quand cela est censé se produire, mais aussi et surtout pourquoi. En quoi l’une version diffère de l’autre et d’où vient que, des deux, c’est précisément la plus rigoureuse qui est en butte au troisième homme, cependant que la première, pourtant moins rigoureuse, serait à l’abri d’un tel inconvénient ? Dans les beaux parages où Mignucci a longtemps séjourné et écrit une partie considérable de son œuvre, il serait possible de découvrir un autre prototype de l’AOM de Gail Fine. Au détour d’une page de La filosofia del primo Aristotele, texte dont le succès fut à une époque considérable 1 , on peut lire, en effet, que « per quanto riguarda l’argomento, è evidente che ci troviamo dinanzi al famoso eÑn e)piì pollw½n, esposto in maniera più rigorosa [pour ce qui est de l’argument, il est manifeste qu’il s’agit du célèbre eÑn e)piì pollw½n, formulé de façon plus rigoureuse] » 2 . Berti prenait soin d’assortir son exposé d’un rudiment d’explication où il s’attachait notamment à faire ressortir les raisons pour lesquelles tel argument aurait mérité d’être compté, à l’instar de celui des relatifs mais à l’exclusion des autres, au nombre des arguments (les) plus rigoureux. In quattro e quattr’otto, voilà démêlé l’imbroglio des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn : les quelques mots de présentation, par lesquels Alexandre – qui cependant ne semble pas spécialement placer cette remarque sous l’autorité d’Aristote, puisqu’il se sert de l’expression le/gousi, qui pourrait difficilement renvoyer à celui-ci – introduit l’argument censé amener le troisième homme, fournissent à Berti l’indication qu’il va méticuleusement développer jusqu’à en faire le fin mot de l’histoire. Voici le texte d’Alexandre : « o( de\ lo/goj o( to\n 1. Comme son auteur nous l’apprend quelque trente ans plus tard : « Ma i segni più importanti del successo del libro furono il riconoscimento di I. Düring, che dopo averlo letto m’invitò al Symposium Aristotelicum di Göteborg, da lui organizzato nel 1966, e mi consentì da allora in poi di entrare a far parte della cerchia dei partecipanti stabili a tali prestigiosi incontri, etc. [mais l’indice le plus sûr du succès du livre vint d’Ingemar Düring qui, après l’avoir lu, me convia au Symposium Aristotelicum de Göteborg, qu’il organisait en 1966, et qui m’a autorisé depuis à figurer parmi les participants réguliers à ces rencontres de prestige] » (La filosofia del primo Aristotele, p. 11). 2. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 150.
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tri¿ton aÃnqrwpon ei¹sa/gwn toiou=toj. le/gousi ta\ koinw½j kathgorou/mena
[84] i¹de/aj. ktl. » (83.34 - 84.1) – que Berti traduit et glose p. 150-151 de La filosofia del primo Aristotele :
tw½n ou)siw½n kuri¿wj te eiånai toiau=ta, kaiì tau=ta eiånai
La prima formulazione rivela che l’argomento possiede una struttura più rigorosa. Essa suona : « Dicono che i predicati comuni delle sostanze (tw½n ou)siw½n) sono tali in senso proprio (kuri¿wj), e che questi sono idee ». Qui si precisa che i predicati di cui si parla sono i predicati comuni delle sostanze, ad esempio uomo. Ciò denota una particolare attenzione al tipo di predicazione che si considera. Affinché infatti il predicato comune sia veramente diverso dai molti di cui è predicato, e quindi valga a dimostrare l’esistenza di un’idea a esso corrispondente, è necessario che esso costituisca una vera unità, ossia che venga predicato in modo veramente unitario. Nel caso delle sostanze tale unità è più evidente che mai, poiché la predicazione avviene in senso proprio (kuri¿wj), come Aristotele non manca di rilevare, e quindi sempre con un solo e identico significato. Ciò spiega, a mio avviso, perché Aristotele nella Metafisica annoveri questo argomento fra quelli a)kribe/steroi, e soprattutto quale rapporto vi sia fra questo argomento e quello che pone idee dei relativi, ugualmente annoverato nella Metafisica fra quelli a)kribe/steroi. Gli argomenti a)kribe/steroi in generale non sono che una versione più rigorosa del classico eÑn e)piì tw½n pollw½n. Il loro maggior rigore è dovuto [151] alla particolare attenzione che essi prestano al modo in cui to\ eÀn viene predicato di ta\ po/lla [La première formulation révèle que l’argument possède une structure plus rigoureuse. La voici : « Ils disent que les prédicats communs des substances (tw½n ou)siw½n) sont tels au sens propre (kuri¿wj) et qu’ils sont des Idées ». Il est précisé par là que les prédicats dont on parle ce sont les prédicats communs des substances, homme par exemple. Cela implique une attention particulière au type de prédication que l’on considère. De fait, pour que le prédicat commun soit véritablement différent de la pluralité dont il est prédiqué – et qu’il se prête par conséquent à prouver qu’il a une contrepartie idéale – il est nécessaire qu’il constitue une vraie unité, c’est-à-dire qu’il se prédique de façon authentiquement unitaire. C’est ans le cas des substances que cette unité ressort avec le plus d’évidence, dans la mesure où la prédication a lieu au sens propre (kuri¿wj), comme Aristote ne laisse pas de remarquer, et qu’elle s’effectue toujours avec la même signification. Voilà qui explique, à mon sens, non seulement pourquoi Aristote, dans les Métaphysiques, compte cet argument parmi les a)kribe/steroi, mais aussi et surtout quel est le rapport qui le lie à l’autre argument, celui qui pose des Idées de relatifs, qu’Aristote compte également parmi les a)kribe/steroi. En général, les arguments a)kribe/steroi ne sont qu’une version plus rigoureuse du eÑn e)piì tw½n pollw½n classique. Leur plus grande rigueur est le fait de l’attention particulière qu’ils portent à la façon dont to\ eÀn se prédique de ta\ po/lla].
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La conjecture de Berti n’est pas plus extravagante qu’une autre. Elle permet, en tout cas, d’illustrer une partie au moins des confusions qui entourent les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn et leur structure prétendument plus rigoureuse. Son succès serait encore plus mérité si c’était bel et bien la nature de la prédication qui faisait ici l’objet d’une attention particulière. Or, il n’en est rien : tout en lisant, comme il le fait, ces deux lignes du commentaire d’Alexandre, force est de constater que le supplément de rigueur que Berti croit découvrir tient moins au mode de la prédication qu’à la nature du prédicat, si bien que le même type de prédication vaut pour différentes sortes de prédicats (c’est pourquoi Berti peut légitimement inférer que, toutes choses égales par ailleurs, certains prédicats assignent l’unité d’une pluralité mieux que d’autres). Or, dans la mesure où c’est le même type de prédicats, si ce n’est le même prédicat tout court – aÃnqrwpoj –, qui vient illustrer toutes les versions, supposées plus et moins rigoureuses, du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, la marge d’amélioration de cet argument se trouve singulièrement réduite – en fait, elle est purement et simplement abolie. Ce n’est pas tout : comment éviter le sentiment que les considérations invoquées par Berti le mettent dans la fâcheuse posture d’avoir à sacrifier au moins l’un des deux arguments élevés à la dignité d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ? Contrairement à ce que Berti prétend, le motif pour lequel il convient de tenir l’un pour plus rigoureux ne s’applique pas à l’autre qui, dès lors, ne peut plus être tenu pour tel ou, du moins, ne le saurait être au même titre que le premier. Cela, bien entendu, ne pose pas, en soi, un problème insurmontable, si ce n’est qu’il faudrait encore montrer sur la base de quels textes il devient alors possible de le faire figurer, à côté du premier et au même titre que celui-ci, parmi les arguments (les) plus rigoureux. Cette anomalie travaille l’exposé de Berti et lui impose son lot de contorsions. Si, au départ, son explication de la structure plus rigoureuse de certains arguments s’autorisait d’une prérogative des substances 1 , celles-ci se voient aussitôt contraintes de partager ce privilège avec d’autres prédicats, les relatifs par exemple (premier revirement 2 ). Ce 1. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 150 : « Nel caso delle sostanze, tale predicazione ha un solo significato, quindi l’unità del predicato è perfettamente evidente [Dans le cas des substances, cette prédication à une signification unique ; aussi, l’unité du prédicat est évidente] ». 2. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 150 : « Anche nel caso dei relativi però l’unità del predicato risulta ugualmente evidente, e con essa l’esistenza di una corrispondente idea. Proprio il fatto che l’uguale in senso assoluto venga predicato delle cose sensibili in modo omonimo, ossia privo di unità, esige che vi sia una realtà diversa da quelle sensibili, della quale esso possa venire predicato in senso proprio, cioè con unità [Même dans le cas des relatifs, cependant, l’unité du prédicat est tout aussi évidente et, avec elle, l’existence de l’Idée qui lui correspond. Précisément le fait que l’égal au sens
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qui tombe bien, pour Aristote du moins, puisqu’il dispose, de l’avis de Berti, d’une critique adéquate dans les deux cas ; ce qui, en revanche, montre que son interprétation est appelée à faire preuve d’une étonnante souplesse pour aboutir (deuxième revirement) au résultat, assez curieux au demeurant, que la raison pour laquelle le premier des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, l’argument des relatifs, mérite d’être considéré comme plus rigoureux, ne saurait s’appliquer précisément à la classe de prédicats (les prédicats de substances) dont Berti avait commencé par souligner qu’elle révèle la structure plus rigoureuse des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn 1 . * PRÉLUDE. Avant de déterminer ce que valent les raisons invoquées par Fine pour parler, comme elle le fait, d’un Accurate One over Many Argument, commençons par relever quelques-uns des partis pris exégétiques qui lui permettent de se démarquer, si ce n’est pas toujours à son avantage, du moins systématiquement des lectures de ses prédécesseurs : notamment de deux d’entre eux, à savoir Léon Robin et Harold Cherniss. Le faible enracinement dans les textes, que ces considérations préliminaires trahissent, nous donnera une idée d’ensemble, relativement exacte par ailleurs, du registre exégétique qui caractérise bien des pages que Fine a consacrées aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. Un survol du prologue du chapitre quatorze de l’opus laudatum de 1993, qui demeure à ce jour l’exposé plus systématique que G. Fine a consacré à la version débridée du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, nous livre, entre autres, trois échantillons qui illustrent suffisamment quel est son style d’interprétation :
absolu soit prédiqué des sensibles de façon homonyme, c’est-à-dire dépourvue d’unité, requiert qu’il existe une réalité différente des sensibles, dont il peut être prédiqué au sens propre, c’est-à-dire comme unité] ». 1. E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 151: « Per entrambi gli argomenti tuttavia Aristotele dispone di una critica adeguata : a quello che pone idee separate corrispondenti ai predicati relativi egli obietta la contraddizione di concepire come assolute delle semplici relazioni. Poiché a quello che pone idee separate corrispondenti ai predicati sostantivi tale obiezione non può essere fatta, Aristotele ne fa un’altra, quella di moltiplicare i predicati all’infinito [Aristote dispose cependant d’une critique adéquate pour les deux arguments : il objecte à celui qui pose des Idées de prédicats relatifs de concevoir, contradictoirement, des simples relations comme si elles étaient absolues. Dans la mesure où cette objection ne s’applique pas à l’argument qui pose des Idées séparées pour des prédicats de substances, Aristote lui en adresse une autre, qui consiste à lui reprocher de multiplier les prédicats à l’infini] ».
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Robin and Cherniss believe that the second more accurate argument is simply the One over Many Argument that we have already explored. There are good reasons for hoping that they are wrong. First, the Peri ideôn would be quite awkwardly arranged if they were right: Aristotle would first set out and criticize the One over Many Argument ; he would then mention a couple of further arguments ; and he would then return to the One over Many Argument, levelling a new objection against it. Why, if Robin and Cherniss are right, does Aristotle not level all his objections against the One over Many Argument at once ? [Robin et Cherniss croient que le deuxième argument plus rigoureux n’est autre que l’argument de l’unité d’une multiplicité que nous avons déjà étudié. Il y a de bonnes raisons d’espérer qu’ils aient tort. En premier lieu, si seulement ils avaient raison, le Peri ideôn serait construit de façon bien bizarre. Aristote commencerait par exposer et critiquer l’argument de l’unité d’une multiplicité, il mentionnerait ensuite deux arguments supplémentaires, finalement il ferait retour à l’argument de l’unité d’une multiplicité pour lui adresser une nouvelle objection. Pourquoi, à compter que Robin et Cherniss aient raison, Aristote n’aurait-il pas formulé d’un seul coup toutes ses objections contre l’argument de l’unité d’une multiplicité ?] (On Ideas, p. 197).
ANDANTE. En abordant les problèmes liés à la situation textuelle des matériaux issus du Peri ideôn, nous avons signalé quelques unes au moins des difficultés que présente l’identification des séquences qu’Alexandre a empruntées au traité perdu d’Aristote sur les Idées. Fine ne semble pas les avoir rencontrées ; une intuition plus rigoureuse de l’architecture du Peri ideôn lui a sans doute permis de ne pas s’encombrer des scrupules dont le profane a du mal à se défaire à la lecture des fragments de cet écrit. Voilà qui permettrait d’expliquer l’assurance avec laquelle elle dénonce les anomalies structurelles que Robin et Cherniss – sans trop le savoir – auraient imputées au Peri ideôn. Ces griefs présupposent, en effet, une meilleure connaissance du traité aristotélicien que celle que le profane – mais aussi, nous venons de le voir, deux spécialistes du calibre de Robin et Cherniss – peut retirer de la lecture de ces pages du commentaire d’Alexandre. Toute hypothèse sur la nature du Peri ideôn demeure, en l’état de nos sources, singulièrement sujette à caution. C’est pourquoi les aberrations, que Fine croit avoir repérées dans les explications de Robin et Cherniss et dont elle leur tient rigueur, sont à retourner à l’expéditeur pour peu que l’on prenne garde à un fait élémentaire : si tant est qu’il y ait lieu de les relever, elles sont plutôt le reflet du souci, fort naturel de la part d’un commentateur aux prises avec un texte majeur (les Métaphysiques), que l’on devait considérer déjà à son époque comme plus important que l’autre (le Peri ideôn) – puisque l’on commente celui-là plutôt que celui-ci –, de
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préserver avant tout l’ordre et l’agencement du livre qu’il est en train de commenter, même si cela peut entraîner un bouleversement – qui ne devait pas forcément être radical – de l’ordre et de l’agencement des matériaux issus d’autres ouvrages dont il se sert comme autant de sources auxiliaires. Autrement dit, s’il y a un ordre qu’Alexandre s’est soucié de respecter, c’est celui du livre Alpha des Métaphysiques plutôt que celui du Peri ideôn, sur lequel il s’appuie pour expliquer le premier. On voit par conséquent quel est le crédit qu’il faut accorder aux spéculations dont Fine s’autorise pour épiloguer sur les maladresses de Robin et Cherniss, lesquelles peuvent très bien traduire le soin qu’Alexandre a mis à extraire du Peri ideôn les matériaux dont il avait besoin, là où il en avait besoin. Puis donc que le Peri ideôn était à ses yeux un texte d’appoint – peut-être bien le plus précieux à sa disposition, mais un texte d’appoint quand même –, on ne voit pas pourquoi Alexandre se serait excessivement préoccupé de respecter la succession dans laquelle étaient exposés les éléments qu’il lui a empruntés aux fins de l’explication d’un autre texte, solidaire assurément, sur un certain nombre de points, du traité perdu d’Aristote sur les Idées, mais qui a et suit – selon toute vraisemblance – une logique propre, autonome par rapport à celle du Peri ideôn et indépendante de l’enchaînement dans lequel celui-ci traitait sa matière. Secondly, in Met. A 9 Aristotle classifies the One over Many Argument as a less accurate argument for the existence of forms ; but he classifies the argument that leads to the Third Man Argument as a more accurate argument for the existence of forms. On Robin’s and Cherniss’ view, Aristotle classifies the One over Many Argument as both a less, and a more, accurate argument for the existence of forms ; surely this is quite awkward [En second lieu, Aristote compte l’argument de l’unité d’une multiplicité parmi les arguments moins rigoureux en faveur de l’existence des Formes ; il considère, en revanche, l’argument qui entraîne le troisième homme comme un argument plus rigoureux en faveur de l’existence des Formes. Du point de vue de Robin et Cherniss, Aristote compterait cet argument à la fois parmi les moins rigoureux et parmi les plus rigoureux – ce qui est passablement absurde] (On Ideas, p. 197).
ALLEGRETTO. Il va sans dire que le risque qu’Aristote court de s’embrouiller dans la comptabilité de ses arguments, ainsi que l’extravagance reprochée à Robin et Cherniss, s’ils ne sont pas le fruit d’une imagination exégétique débordante, partagent ultimement le sort qu’il convient de réserver à l’invention d’une version plus rigoureuse de l’argument tiré de l’unité d’une multiplicité, l’AOM dont Fine a certes beaucoup parlé, mais dont il vaudrait peut-être mieux montrer au
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préalable qu’il existe. Au lieu de censurer Robin et Cherniss pour avoir lu ce qu’il y a dans le texte, il eût été plus judicieux de s’interroger sur son incompatibilité avec l’hypothèse qu’à la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn correspond bel et bien une nouvelle classe d’arguments et que cette nouvelle classe d’arguments se laisse instancier par une version plus rigoureuse des preuves tirées de l’unité d’une multiplicité. Thirdly ; we have seen that a « more accurate » argument for the existence of forms is a valid argument for their existence. But as Aristotle notes (81.8-10), the One over Many Argument is not a valid argument for the existence of forms. Fourthly, Aristotle says that the second more accurate argument involves the Third Man Argument – that is, its premises give rise to the Third Man regress. But we will see in the next chapter that the One over Many Argument does not lead to the Third Man Argument. If the One over Many Argument is none the less the second more accurate argument, then Aristotle misunderstands either it or the Third Man Argument. There are thus good reasons for wanting to reject Robin’s and Cherniss’ view. And we shall see that we should reject it, for although the second more accurate argument is a one over many argument, it is not the One over Many Argument already explored. Rather, it is a distinct one over many argument, which I have been calling the Accurate One over Many Argument. Unlike the One over Many Argument, the Accurate One over Many Argument is a valid argument for the existence of forms, and it leads to the Third Man Argument [En troisième lieu, nous avons vu qu’un argument « plus rigoureux » en faveur de l’existence des Formes est un argument valable à cet effet. Or, comme le remarque Aristote (81.810), l’argument de l’unité d’une multiplicité n’est pas un argument valable pour l’existence des Formes. En quatrième lieu, Aristote affirme que le deuxième argument plus rigoureux entraîne le troisième homme, c’est-à-dire que ses prémisses donnent lieu à la régression du troisième homme. Dans le chapitre suivant, nous verrons, cependant, que l’argument de l’unité d’une multiplicité n’entraîne pas le troisième homme. S’il se trouve que l’argument de l’unité d’une multiplicité est le deuxième argument plus rigoureux, alors des deux choses l’une : ou bien Aristote a compris l’argument de travers, ou bien il a compris de travers le troisième homme. Il y a, par conséquent, de bonnes raison de rejeter le point de vue de Robin et Cherniss. Et nous verrons qu’il est à rejeter, dans la mesure où, même si le second argument plus rigoureux est un argument du type unité d’une multiplicité, il ne s’agit pas de l’argument de l’unité d’une multiplicité que nous avons déjà étudié. Il s’agit plutôt d’un autre argument de l’unité d’une multiplicité, que j’ai pris l’habitude d’appeler la version rigoureuse de l’argument de l’unité d’une multiplicité. Contrairement à l’argument de l’unité d’une multiplicité, sa version plus rigoureuse est un argument valable pour l’existence des formes et il entraîne le troisième homme] (On Ideas, p. 197).
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CON BRIO. Nous ne tarderons pas à montrer ce qu’il y a de fantasque dans ces vues, notamment dans la persuasion qu’un argument, dans sa version moins rigoureuse, serait à l’abri d’un inconvénient auquel il s’expose dans sa version plus rigoureuse 1 ; remarquons pour l’heure que cette assertion : la version plus rigoureuse de l’argument de l’unité d’une pluralité serait un argument qui prouve l’existence des Formes séparées, ne se trouve ni chez Alexandre, ni à plus forte raison chez Aristote où, d’ailleurs, il est exclu qu’elle ait jamais figuré, voire qu’elle puisse figurer tout court – à moins de supposer qu’Aristote n’était pas seulement au risque de se contredire (ce qui peut arriver à tout le monde), mais aussi d’oublier en l’espace de quelques lignes ce qu’il venait de dire et d’illustrer par une série d’exemples, à savoir qu’aucun des arguments avancés par les partisans des Idées ne prouve leur existence (990b 8-9). Or, une fois écartée l’éventualité d’un Aristote gâteux ou amnésique, sur laquelle Gail Fine a eu la délicatesse de ne pas s’appesantir, comment expliquer cette anomalie sinon par l’incompréhension et de la nature de l’argument qui entraîne le troisième homme et de celle du troisième homme lui-même – incompréhension que l’on pourrait difficilement imputer au style très ramassé d’Aristote, ou aux méprises des malheureux Robin et Cherniss – ? Et comment expliquer cette double incompréhension sinon par une méconnaissance, si possible encore plus radicale – quoique (peut-être) intentionnelle (hypothèse Sokal-Fine) –, de la structure qui sous-tend la séquence argumentative au sein de laquelle les deux arguments se trouvent inscrits ? Les considérations avancées par Fine pour dégager le terrain à sa version boostée de l’argument de la famille des lo/goi kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, contre lequel Aristote aurait eu recours au tri¿toj aÃnqrwpoj, sont de valeur inégale et aucune n’est de nature à emporter la conviction.
1. Taxer de paradoxe cette contreperformance – « qui prouve le moins, prouve le mieux » –, comme nous le faisons ici, c’est peut-être oublier qu’elle épouse la tendance, imposée par l’entreprise leader du marché mondial de la gestion informatisée des données, à présenter les défauts comme autant d’avantages de sa gamme de produits. L’Argument Industry aurait-elle développé sa version du « it’s not a bug, it’s a feature » qui est devenu une sorte de trademark de la plus colossale et juteuse arnaque de l’âge informatique ? Fort d’une position dominante qui s’apparente au monopole, on vous vend une succession de logiciels de plus en plus lourds et gourmands qui n’ont en commun que les bogues ; au cas où vous en élimineriez un nombre suffisant – ce qui est naturellement interdit, sous peine de se voir intenter un procès pour reverse engineering –, vous aurez rendus par là même ces logiciels parfaitement incompatibles entre eux et avec leur environnement. D’où le constat, consternant, que c’est les bogues qui tiennent le mammouth informatique debout et ses clients à genou.
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Une reconnaissance plus approfondie confirmera ce premier bilan et se prolongera par le démantèlement des deux thèses sur lesquelles repose l’édifice spéculatif de l’AOM : la première est supposée expliquer pourquoi il serait recommandé de distinguer deux versions de l’argument de l’unité d’une multiplicité, dont l’une (AOM) serait plus rigoureuse que l’autre (OM), alors que la deuxième est censée expliquer en quoi ces deux versions diffèrent entre elles. Ramenée à sa formule la plus schématique, cette équation se laisse analyser dans les termes d’un compound qu’il nous appartient désormais d’examiner d’abord du point de vue des textes, ensuite dans la perspective de sa cohérence interne : UR-AOM : « Contrairement à l’AOM, l’OM n’entraîne pas le » (AOM/Thèse1) ; « L’AOM entraîne le tri¿toj aÃnqrwpoj parce que l’ensemble d’objets sur lequel portent ses prémisses, tout en l’incluant, ne coïncide pas avec celui sur lequel portent les prémisses de l’OM » (AOM/Thèse2) 1 . tri¿toj aÃnqrwpoj
Comment Fine en est-elle venue à soutenir des thèses aussi téméraires ? Nous verrons qu’il n’est guère envisageable de répondre à cette question sans évoquer l’éventualité d’un gambit très audacieux de sa part, qui a pris la forme d’un argument piégé qu’elle a reproduit, au jeu des acronymes près, aussi bien dans ses contributions ponctuelles que dans l’une des rares monographies que l’historiographie analytique a consacrées au Peri ideôn. Une réponse plus localisée, qu’il convient de privilégier à ce stade de notre enquête, ne considérera que les rapports de force entre options exégétiques antagonistes : l’on notera par consé1. AOM/Thèse1 : « the One over Many Argument does not lead to the Third Man Argument [L’argument de l’unité d’une pluralité ne conduit pas au troisième homme] » (On Ideas, p. 197) ; AOM/Thèse2 : « According to OM, whenever many particulars (polla ; kath’ hekasta) are F, they are F in virtue of having some one thing, the F, predicated of them – where, as we have seen, particulars are sensible particulars. According to AOM, whenever a plurality of things (pleiô) are F, they are F in virtue of having some one thing, the F, predicated of them. OM posits some one thing, the F, only over groups of F sensible particulars. By contrast, AOM posits some one thing, the F, over groups of F things, where “things” are not restricted to sensible particulars. AOM implies OM, but not conversely, AOM is a generalized version of OM [Selon l’OM, chaque fois qu’une pluralité de particuliers (polla ; kath’ hekasta) sont F, ils sont F en vertu du fait qu’une certaine entité unique, F, se prédique d’eux – étant bien entendu que, comme nous l’avons vu, les particuliers en question sont des particuliers sensibles. Selon l’AOM, chaque fois qu’une pluralité de choses (pleiô) sont F, ils sont F en vertu du fait qu’une certaine entité unique, F, se prédique d’eux. L’OM pose une certaine entité unique, F, uniquement pour des groupes de particuliers sensibles. Au contraire, l’AOM pose une certaine entité unique, F, pour des choses au nombre desquelles il n’y a pas que des particuliers sensibles. L’AOM implique l’OM, mais pas l’inverse. L’AOM est une version généralisée de l’OM] » (On Ideas, p. 199).
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quent qu’à première vue – mais à première vue seulement –, l’AOM peut retirer, notamment de l’AOM/Thèse1, un certain bénéfice. À compter que l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard n’entraîne pas le troisième homme, auquel il serait en quelque sorte réfractaire, et que le tri¿toj aÃnqrwpoj compte cependant parmi les inconvénients qui frappent les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn (ou, du moins, certains d’entre eux), on peut alors s’appuyer sur la prétendue immunité de l’un et la présumée vulnérabilité des autres, pour suggérer qu’ils ne sont pas les mêmes et qu’il doit y avoir (au moins) un autre argument que le lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard, auquel Aristote se réfère en A, 9, lorsqu’il dit que certains arguments, parmi les plus rigoureux, impliquent le troisième homme 1 . Mais c’est là un mauvais calcul, à plusieurs points de vue : premièrement, c’est un pari risqué, puisque les raisons pour lesquelles il paraît avantageux d’introduire une distinction entre deux versions du même argument – l’une plus rigoureuse, l’autre moins – se laissent aisément retourner contre Gail Fine. Une fois balayé le simulacre de justification qu’elle a échafaudé, rien de plus simple que de lui rendre la monnaie de sa pièce : puisque le lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n se comporte de la même manière aussi bien dans sa version standard que dans sa version à valeur démonstrative ajoutée, notamment en ce qui concerne son association au tri¿toj aÃnqrwpoj, quel besoin de poser deux arguments au lieu d’un seul ou de distinguer entre deux versions qui, précisément sous le rapport qui devrait permettre de les départager, ne diffèrent en rien l’une de l’autre ? Deuxièmement, c’est un pari perdu d’avance, puisque non seulement le prix à payer pour l’AOM/Thèse1 est exorbitant – inconvénient qui, pour une conjecture à petit budget textuel (tel l’AOM, de l’aveu de Fine elle-même), n’est 1. Il va sans dire qu’une exégèse robuste et dynamique n’a pas à s’encombrer de questions qui risqueraient de la paralyser ou d’entraver son élan : « Aristotle says, not that there are two more accurate arguments, but that there are two sorts of more accurate arguments, leaving open the possibility that there is more than one argument of each sort. Alexander records only one argument of each sort, however, and I shall for convenience speak as though there are only two more accurate arguments [Aristote ne dit pas qu’il y a deux arguments plus rigoureux, mais qu’il y a deux sortes d’arguments plus rigoureux ; ce qui laisse ouverte la possibilité qu’il y ait plus d’un argument dans les deux cas. Toutefois, Alexandre ne reporte qu’un argument de chaque, aussi j’en parlerai comme s’il n’y avait que deux arguments plus rigoureux] » (G. Fine, « Aristotle and the More accurate Arguments », p. 155, note 2). Nous verrons que le pluriel que Fine sacrifie ici comme une quantité négligeable devient parfaitement compréhensible si seulement on se contente de lire dans le texte ce qu’il y a écrit, c’est-à-dire, primo, que les arguments plus rigoureux sont ceux dont Aristote vient de mentionner les trois familles que les philosophes des Idées tirent respectivement des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée de ce qui n’est plus, secundo, que l’alternative au piège de laquelle sont pris les arguments plus rigoureux en 990b 15-17 n’est pas exclusive.
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pas à prendre à la légère –, mais encore et surtout parce que personne – pas plus les platoniciens qu’Aristote – n’a la moindre chance de l’emporter 1 . « HALF A LINE, HALF A LINE, HALF A LINE ONWARD ». Si le micrologue assiste le profane dans le parcours qui devrait, idéalement, aboutir à l’intelligence de l’AOM, son office sera moins de le guider dans cet itinéraire que de lui signaler quelques-unes au moins des embûches qu’il est destiné à rencontrer sur son chemin et qu’il a intérêt à déjouer s’il veut aller au bout de l’affaire. Le premier de ces pièges est tapi – manco a farlo apposta – dans une note : AOM is a one over many assumption, but it differs from the one over many assumption involved in the One over Many Argument (= premiss 1 of the One over Many Argument), which I shall from now on call OM. It is important to be clear about the differences between AOM and OM ; for otherwise we will not be able to understand either the logic of the Third Man Argument or how the Accurate One over Many Argument differs from the One over Many Argument [L’AOM est une hypothèse du type unité d’une multiplicité, mais il diffère de celle sur laquelle s’appuie l’argument de l’unité d’une multiplicité, que je noterais désormais OM. Il est important de tirer au clair les différences entre l’AOM et l’OM : autrement nous serons incapables de saisir la logique du troisième homme ou bien la façon dont la version rigoureuse de l’argument de l’unité d’une multiplicité diffère de l’argument de l’unité d’une multiplicité] (On Ideas, p. 198).
Si l’intérêt de distinguer les prémisses dont partent respectivement l’OM et l’AOM demandait à être souligné, c’est chose faite : il est d’ores et déjà noté par le profane, qui ne demande qu’à éviter les deux spectres agités par Fine – ne rien comprendre au troisième homme ou bien à la différence entre l’AOM et l’OM. Il lui reste tout au plus à se convaincre que cette différence existe dans les textes d’Aristote et d’Alexandre, qu’il lit confiant dans le secours de Gail Fine. Puisque nous analyserons dans les détails la nature de ces prémisses, contentons-nous, pour le moment, d’identifier et de mettre à l’épreuve leur crédibilité documentaire. On nous accordera aisément qu’une partie 1. Nous allons voir qu’au jeu de Fine personne ne trouve son compte, même et surtout au cas où il lui serait accordé ce qu’elle prétend démontrer (c’est-à-dire, pour commencer, que le lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n n’entraîne pas le tri¿toj aÃnqrwpoj) : Aristote aurait alors tout à perdre, les platoniciens n’auraient rien à gagner. Cette débâcle exégétique constitue à notre sens un indice sûr de la finalité seconde (disons, pour faire court, de la nature sokalienne) de cette entreprise, indice que Fine aurait discrètement glissé à un endroit stratégique, et qu’il appartient au lecteur appliqué de relever et d’assortir à d’autres indications que Fine lui a prodiguées, encore qu’assez chichement.
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non négligeable de la crédibilité exégétique de l’AOM et à peu près tout son intérêt reposent sur son ancrage dans les textes : c’est même le seul point que le micrologue a vraiment à cœur d’établir, incapable qu’il est de voir l’utilité d’un argument qui n’a pas de place dans une machine textuelle dont on peut l’éliminer sans inconvénient, voire même avec un bénéfice certain pour la compréhension de son fonctionnement. Fine fait grand cas d’un phénomène lexical qu’elle croit découvrir dans l’usage atypique qu’Aristote ferait de deux expressions, kaq' eÀkasta et plei¿w : « Aristotle is quite careful in his use of “ta kath’ hekasta” and “pleiô” in the Peri Ideôn ; and the difference is crucial for the TMA [Aristote fait très attention à son utilisation de “ta kath’hekasta” et “pleiô” dans le Peri ideôn ; et la différence est décisive pour le TMA] » 1 . Ces deux expressions sont équivalentes, voire interchangeables, comme Fine elle-même le rappelle ailleurs (On Ideas, p. 199, note 8). Seulement, elles ne sont pas interchangeables ici, c’està-dire qu’elles présenteraient, dans les quelques lignes qui vont porter tout le poids documentaire de la démonstration de Fine, un autre comportement sémantique que celui que le profane a tout loisir d’observer ailleurs, si d’aventure sa lecture du commentaire d’Alexandre ne commence ni ne s’achève par ces quelques lignes. Reproduisons-les dans la traduction d’Alain de Libera 2 , pour le confort du lecteur davantage que pour les besoins de la discussion de l’interprétation proposée par Gail Fine, dont les liens avec le texte sont bien extrinsèques : « dei¿knutai [84.22] kaiì ouÀtwj o( tri¿toj aÃnqrwpoj. ei¹ to\ kathgorou/meno/n tinwn pleio/nwn [23] a)lhqw½j kaiì eÃstin aÃllo para\ ta\ wÒn kathgoreiÍtai, kexwrisme/non au)tw½n [24] (tou=to ga\r h(gou=ntai deiknu/nai oi¸ ta\j i¹de/aj tiqe/menoi! dia\ tou=to ga/r e)sti¿ [25] ti au)toa/nqrwpoj kat' au)tou/j, oÀti o( aÃnqrwpoj kata\ tw½n kaq' eÀkasta [26] a)nqrw¯pwn pleio/nwn oÃntwn a)lhqw½j kathgoreiÍtai kaiì aÃlloj tw½n kaq' eÀkasta [27] a)nqrw¯pwn e)sti¿n) - a)ll' ei¹ tou=to, eÃstai tij tri¿toj aÃnqrwpoj. ei¹ [28] ga\r aÃlloj o( kathgorou/menoj wÒn kathgoreiÍtai, kaiì kat' i¹di¿an u(festw¯j, [29] kathgoreiÍtai de\ kata/ te tw½n kaq' eÀkasta kaiì kata\ th=j i¹de/aj o(
[85.1] eÃstai tij tri¿toj aÃnqrwpoj para/ te to\n kaq' eÀkasta [2] ouÀtwj de\ kaiì te/tartoj o( kata/ te tou/tou kaiì th=j i¹de/aj kaiì tw½n kaq' eÀkasta [3] kathgorou/menoj, o(moi¿wj de\ kaiì pe/mptoj, kaiì tou=to e)p' aÃpeiron [On prouve le troisième homme aussi de cette façon : si ce qui est prédiqué avec vérité de plusieurs choses a aussi une existence séparée hors des choses desquelles il est prédiqué – c’est ce aÃnqrwpoj,
kaiì th\n i¹de/an.
1. G. Fine, « Aristotle and the More Accurate Arguments », p. 164. 2. A. de Libera, La querelle des universaux, Paris, Seuil, 1996, p. 75.
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que prétendent avoir prouvé ceux qui ont posé les Idées –, il existe selon eux, pour cette raison, un homme en soi, car l’homme se prédique avec vérité des multiples hommes particuliers, et en même temps il est différent des hommes particuliers. Mais s’il en est ainsi, alors il faut un Troisième homme. En effet, si le prédicat est différent des choses desquelles il est prédiqué et subsiste indépendamment, et si homme se prédique aussi bien des choses particulières que de l’Idée, alors il y aura un troisième homme en dehors de l’homme particulier et de l’Idée. Mais, dans ce cas, il y en aura aussi un quatrième, qui se prédiquera du troisième, de l’Idée et des hommes particuliers, et de même un cinquième, et ainsi de suite à l’infini] » (84.21 - 85.3). Ne nous arrêtons pas sur ce qu’il y a de hasardeux à trancher, sur la base d’un fragment aussi exigu, en matière de régularité ou d’irrégularité terminologique et à décréter quelles pouvaient être les habitudes d’un auteur tout au long d’un ouvrage qui ne nous est pas parvenu par ailleurs ; retenons plutôt que, si cet écueil n’est ni le seul ni peut-être le plus redoutable que le profane devra contourner, sa difficulté illustre bien la lutte sans merci qu’il lui faudra mener contre la lettre d’un texte qui oppose parfois une résistance farouche, entêtée comme celle de certains faits. Si le profane ne veut donc pas fausser compagnie à Gail Fine au premier obstacle, il lui faut alors, au mépris du sens obvie de ce qu’il lit, éviter à tout prix que les référents de tw½n pleio/nwn (en 84.22 et 26) et ceux de tw½n kaq' eÀkasta (en 84.25) ne coïncident, puisque, à défaut de pouvoir tirer autre chose de cette page d’Alexandre, il aura le plus grand mal à créditer Fine d’avoir mis la main sur un nouvel argument, qui aurait mystérieusement échappé à la vigilance des interprètes avant qu’elle ne sonne l’hallali. En particulier, il lui incombera de se demander – puisque Fine s’est curieusement abstenue de le faire – si le pleio/nwn de la ligne 84.26 est susceptible de renvoyer à autre chose que ce à quoi renvoient les deux tw½n kaq' eÀkasta a)nqrw¯pwn de la même ligne (plus précisément des lignes 84.25-27). La première question qui vient à l’esprit du profane, surtout s’il a été exposé à un contact prolongé et bénéfique avec la culture de l’argument, de l’objection, de la distinction, de la description, de l’exemple et du contre-exemple, est un réflexe pavlovien : quelles sont, en bonne monnaie analytique, les arguments, sonnants et trébuchants, que Fine aligne pour le convaincre que, contrairement à ses habitudes d’écriture, Aristote, ou Alexandre d’ailleurs, se serait appliqué à distinguer tw½n pleio/nwn et tw½n kaq' eÀkasta dans ces quelques lignes qu’il consacrait au lo/goj censé amener le tri¿toj aÃnqrwpoj ? À l’abri d’une note, dans une prose sévère et dépouillée, Fine dévoile enfin ses batteries :
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« Pleiô » and « kath’ hekasta » can be used interchangeably, but they are not used interchangeably here. For as we saw in Ch. 8, in the One over Many Argument « kath’ hekasta » are only sensible particulars ; but since (as we shall see in Ch. 15) the Third Man Argument requires forms over groups that contain both particulars and forms, « pleiô » should not be restricted to sensible particulars. Further, the difference between the One over Many Argument and the Accurate One over Many Argument is obscured if the two words are not distinguished in the way I suggest. Notice that « pleiô » is used, as it should be, at 84.22 and at 84.26 ; « kath’ hekasta » is used at 84.25, 84.26-27, and 85.1, where its use is appropriate [On peut se servir indifféremment de Pleiô et de kath’hekasta, mais ici ils ne sont pas interchangeables. Puisque, comme nous l’avons vu au chapitre 8, dans l’argument de l’unité d’une multiplicité, les kath’hekasta ne sont que des particuliers sensibles, et que, comme nous le verrons dans le chapitre 15, l’argument du troisième homme requiert des Formes pour des ensembles qui contiennent à la fois des particuliers et des Formes, pleiô ne devrait pas être restreint aux seuls particuliers sensibles. De plus, on obscurcit la différence entre l’argument de l’unité d’une multiplicité et sa version rigoureuse si on ne distingue pas les deux termes comme je propose de le faire. A remarquer : pleiô est utilisé, comme il se doit, en 84.22 et 84.26 ; l’utilisation de kath’hekasta est appropriée en 84.25, 84.26-27 et 85.1] (On Ideas, p. 199, note 8).
Même s’il ne demande qu’à s’en remettre à Fine experto crede, la première réaction du profane est de s’assurer qu’il a bien lu. La deuxième est de vérifier la traduction que Fine a donnée de ce même passage (84.22-27), d’abord dans le chapitre I à la page 19, puis dans ce même chapitre XIV à la page 198 1 . Première surprise : au jeu d’écritures près (OM, AOM, NI, G-Sep, etc.), que nous avons signalé dans l’apparat critique, Fine traduit à peu près comme le profane, pourtant ignare de l’existence à cet endroit précis d’un nouvel argument. Au reste, même si des connaissances, fussent-elles rudimentaires, en grec 1. On Ideas, I, p. 19 : « If [a] what is predicated truly of some plurality of things is also [b] (some) other thing besides the things of which it is predicated, being separated [c] from them (for this is what those who posit the ideas think they prove; for this is why, according to them, there is such a thing as man-itself, because [d] the man is predicated truly of the particular men, these [e] being a plurality, and it is other than the particular men) – but if this is so, there will be a third man » ; XIV, p. 198 : « If (AOM) [a] what is predicated truly of some plurality of things is also (NI) [b] (some) other thing besides the things of which it is predicated, (G-Sep) [c] being separated from them (for this is what those who posit the ideas think they prove; for this is why, according to them, there is such a thing as man-itself, because (OM) [d] the man is predicated truly of the particular men, (AOM) [e] these being a plurality, and it is other than the particular men) – but if this is so, there will be a third man ». [a], [b], [c], [d], [e] : (AOM), (NI), (G-Sep), (OM), (AOM) ne figurent qu’en XIV, p. 198.
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philosophique lui faisaient défaut, et qu’il n’abordât ces textes que par procuration linguistique, il n’aurait pas de difficultés à constater que non seulement Fine, mais d’autres aussi – Mansion, Ross, Dooley, Leszl, Dorion, de Libera, Lai – ont traduit plus ou moins de la même façon. La perplexité du profane augmente, considérablement, à la lecture de l’annonce qui suit : il apprend, en effet, que les ressources textuelles de ce que Fine notera désormais AOM s’élèvent en tout et pour tout à deux lignes de l’édition Hayduck 1 , qui précèdent une parenthèse, laquelle pourrait facilement doubler, voire multiplier par trois son chiffre d’affaires, mais qui, hélas, ne saurait abriter d’éléments susceptibles de conforter l’hypothèse d’un décalage entre les deux arguments, dans la mesure où, de l’aveu de Fine elle-même 2 , 84.24-27 ne fait que reformuler, au mot près, l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard (OM). Cela n’a pas vraiment de quoi rassurer le lecteur, mais ses inquiétudes face aux difficultés qu’il y aura à maintenir dans le vert un budget textuel aussi modeste que celui dont Fine vient de révéler l’exiguïté, sont tempérées par une seconde annonce de nature à relancer le cours de l’AOM en chute libre. Celui-ci disposerait, semble-t-il, d’une ligne de crédit textuel que personne – va savoir pourquoi – ne s’est avisé d’exploiter, mais qui garantirait sa solvabilité documentaire, le préservant ainsi d’une banqueroute dont on pouvait craindre qu’elle ne soit qu’une question de temps : However, the long « gar »-clause that introduces the parenthesis suggests that what stands outside it (84.21-23) is not the One over Many Argument, but its underlying motivation. Aristotle suggests that the Platonists accept the One over Many Argument because (gar, 84.24 ; dia touto gar, 84.24 ; hoti, 84.25) they tacitly rely on claims that are not explicit in the One over Many Argument itself. Aristotle mentions these tacit assumptions both before the parenthesis and at appropriate places within it [Cela dit, la longue clause qu’introduit le gar, et qui introduit à son tour la parenthèse, suggère que ce que nous lisons en dehors de celle-ci (84.21-23) n’est pas l’argument de l’unité d’une multiplicité, mais la motivation qui le sous-tend. Aristote suggère que les platoniciens acceptent l’argument de l’unité d’une multiplicité puisque (gar, 84.24 ; dia touto gar, 84.24 ; hoti, 84.25) ils s’appuient tacitement sur des postulations qui demeurent implicites dans l’argument de l’unité d’une multiplicité lui-même. Aristote fait 1. Alexandre, In Met., 84.22-23, selon l’indication de Fine, qui – les bons comptes font les bons amis – arrondit scrupuleusement par défaut, puisqu’un bout de la ligne 21 pourrait également figurer à l’actif des comptes de l’AOM. 2. On Ideas, p. 198 : « The long parenthesis recalls the One over Many Argument ; indeed, the verbal parallels are quite exact [Cette longue parenthèse rappelle l’argument de l’unité d’une pluralité ; en vérité, les parallèles dans l’expression sont très exacts] ».
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mention de telles thèses tacites et en amont de la parenthèse et, à des endroits appropriés, au sein de celle-ci] (On Ideas, p. 198).
La confidentialité des indices relevés par Fine (« Aristotle suggests… », « underlying motivation… », « tacitly rely on claims that are not explicit… », « tacit assumptions… », etc.) n’est pas du meilleur auspice, mais elle est peut-être compensée, primo, par le fait que leur existence n’est pas révélée dans une note, secundo, par l’excellente nouvelle d’une épiphanie ante-parenthétique, voire d’une parousie parenthétique des ces thèses tacites : discrètes peut-être, mais bien placées. At appropriate places, selon l’heureuse expression qui n’est pas sans évoquer celle qu’employait Simplicius pour reconnaître au divin Jamblique aussi bien le mérite de s’être élevé, presque toujours, à une noera\ qewri¿a du texte aristotélicien (In Cat., 2.13-14), que celui d’avoir utilisé e)n toiÍj prosh/kousi to/poij (2.20) les lumières du PseudoArchytas, auteur d’un Periì tou= kaqo/lou lo/gou hÃtoi de/ka kathgoriw½n, que Simplicius cite cependant par son incipit Periì tou= panto/j et qu’il croyait être un écrit fort authentique, en dépit des soupçons soulevés à son encontre déjà par Themistius 1 . À bon commentateur, quel salut ? Le profane, qui désormais ne demande qu’à s’accrocher au moindre bout de texte que Fine voudra bien lui tendre, lit donc avec un certain soulagement que l’AOM peut compter sur un Trojan horse en stand-by, blotti à l’endroit le plus improbable mais, à en croire Fine, adéquat. Dans cette parenthèse, dont on désespérait de tirer autre chose qu’un démenti de l’AOM, se cacherait, au contraire, un AD (argument dormant) qui devrait éviter à l’AOM de péricliter et de se voir ravalé, pour finir, au rang d’un simple OM. « COMMENT DIT-ON GAVAGAI EN GREC ? ». Le profane revient alors en arrière, à la page 198, pour vérifier si quelque chose a pu lui passer sous le nez et, nouvelle surprise, il découvre que tout ce qui avait échappé à son attention est une deuxième parenthèse, assortie d’un sigle « (AOM) ». Est-ce bien sur cette parenthèse dans la parenthèse et sur le puissant sort qu’elle doit receler et qui s’épelle tout en capitales – A-OM –, que repose la crédibilité philologique d’une version plus rigoureuse de l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n ? Ce soupçon, dans lequel 1. Boèce se faisait l’écho de cette méfiance dans une digression de son commentaire aux Catégories d’Aristote : « cui non consentit Themistius, neque concedit eum fuisse Archytem, qui Pythagoricus Tarentinusque esset, quique cum Platone aliquantulum uixisset, sed peripateticum aliquem Archytem, qui nouo operi auctoritatem uetustate nominis conderet [Themistius conteste cela et n’admet pas que l’auteur fut Archytas, pythagoricien de Tarente qui vécut quelque temps avec Platon, mais un certain Archytas, philosophe péripatéticien, qui conféra au nouvel ouvrage l’autorité d’un nom ancien] » (In Cat., 162A).
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entrent désormais, à parts égales, l’effroi et l’incrédulité, se voit confirmé un peu plus loin par la note déjà évoquée, dont on peut dire à présent qu’elle est le faux en écriture de cette escroquerie documentaire : « “Pleiô” and “kath’ hekasta” can be used interchangeably, but they are not used interchangeably here ». S’il laisse de côté, pour l’heure, la supposition stimulante d’une farce à la Sokal 1 , le profane est naturellement amené à se poser un certain nombre de questions : à quoi bon attribuer à un mot, plei¿w, qui – à condition de l’émanciper de la tutelle du sigle (« (AOM) ») que Fine lui colle et dans sa traduction de la parenthèse en 84.26 et en amont de celle-ci (en 84.22) – est employé dans ce texte de façon parfaitement univoque, un autre sens, fort différent, qui risque de compromettre les équilibres déjà fragiles d’un dispositif dont nous avons signalé le statut passablement problématique ? Certes, la différence entre l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, d’une part, et, d’autre part, la version à valeur ajoutée que Fine a bricolée serait encore plus évanescente si on ne se donnait pas la peine de prendre plei¿w au sens requis par cette dernière 2 , 1. Gail Fine, qui à l’époque n’en était pas à son premier essai, aurait réussi là un coup de maître : pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, avec la complicité de ses éditeurs ou à la faveur de leur négligence, elle a forgé ex nihilo un argument qui n’existait pas auparavant, l’a placé à un endroit où il ne se trouve pas, sans avancer la moindre preuve de son existence, se limitant à flatter la boulimie argumentaire de l’analytic people en le ballottant d’une citation agrémentée d’un sigle qui, jusqu’à preuve du contraire, ne veut rien dire – il demeure, en effet, un corps étranger au texte ancien où on l’a greffé, dépourvu comme il est de toute signification, aussi longtemps que l’on n’a pas montré qu’il désigne quelque chose dans le texte, en plus de se signaler lui-même au sein de celuici – à une note qui, à son tour, dans un style typiquement anaphorique (alternativement tourné vers ce qui précède et ce qui suit : nous allons montrer… nous avons montré… – le profane peine parfois à saisir où s’effectue et en quoi consiste la preuve), embarque le public dans un double détour à la fois rétrospectif – en direction du chapitre VIII – et prospectif – en direction du chapitre XV où, l’on découvrira – troisième ou quatrième surprise (mais à quoi bon les compter après tout) – qu’en dépit de son titre (The Accurate One over Many Argument) le chapitre XIV n’était qu’une séance d’échauffement et que ce n’est que maintenant, au chapitre XV, que le jeu se corse et que Fine sort enfin l’artillerie exégétique lourde : « I begin by formulating the premises as I did in Chapter 14, so they are fairly close to the text. I then attempt to formulate them more precisely, so as to bring out their real force [Je commence par formuler les prémisses, comme je le faisais dans le chapitre 14, afin de les rapprocher du texte et de faire ressortir par là même toute leur force] » (On Ideas, p. 215, note 64) – que le profane se rassure cependant : il ne s’agit, bien entendu, que d’une récapitulation de l’exposé du chapitre précédent. 2. Ce que Fine prend le soin de signaler ailleurs. Où ? dans une note, bien entendu : « ROT unfortunately translates both “pleiô” and “kath’hekasta” as “particulars”. But as I explain in Ch. 14 n. 8 and Ch. 15.4, the two phrases need to be distinguished or else the points of the Accurate One over Many Argument and of the Third Man are obscured [Malencontreusement, ROT traduit aussi bien pleiô que kath’hekasta par particuliers. Mais comme je l’ai expliqué dans le chapitre 14, note 8 et dans le paragraphe 4 du chapitre 15, à moins de distinguer les deux expressions, les visées de la version rigoureuse de l’argument
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mais est-ce là une raison suffisante pour s’inventer un état d’exception terminologique dont le texte, lui, ne porte pas la moindre trace ? ALPHABET SOUP. Un lecteur moins analytically correct que le profane pourrait manifester plus de réticence à assurer une meilleure visibilité à une particularité stylistique qui n’existe pas ou qui n’existe que dans la fantaisie d’une interprète et de ceux de ses lecteurs qui sont prêts à la croire sur parole. Sa réaction – qui est une réaction de bon sens – serait qu’il n’y a aucune raison de le faire, alors qu’il est dans l’intérêt de tout le monde, en tout premier lieu des textes et de leur intelligence, de retrouver le chemin d’une exégèse peut-être moins exubérante, assurément mieux disciplinée et, en tout état de cause, plus respectueuse de ses obligations documentaires. Peut-être admonestera-t-il le profane : « puisqu’elle est passée longtemps inaperçue, jusqu’à ce que Fine la découvre, vous conviendrez que la botte secrète de l’AOM était bien dissimulée et qu’il fallait, pour la dénicher, un discernement hors du commun, un sixième sens analytique pour ainsi dire… mais une fois tirée de sa réserve, il y a intérêt à ce qu’elle soit aussi sacrément bonne, puisque c’est avec deux voisins peu commodes qu’elle aura maille à partir, coincée comme elle est entre l’aÃnqrwpoj kata\ tw½n kaq' eÀkasta a)nqrw¯pwn de la même ligne et l’aÃlloj tw½n kaq' eÀkasta a)nqrw¯pwn de la ligne d’après. Il s’agit, à ce qu’il paraît, d’une position stratégique ; à coup sûr, ce n’est pas une posture de tout repos. On comprend mieux pourquoi Fine est demeurée plutôt évasive à son sujet : les quelques indications, qu’elle a dissimulées dans des notes, se revendiquent d’une clarté dont elles dérobent en même temps les lumières, car il n’est expliqué nulle part d’où vient qu’un génitif absolu, manifestement pris en sandwich entre deux clauses qui lui assignent une valeur opposée, puisse porter le poids démonstratif dont on l’accable ici. À moins, toutefois, mais il faudrait alors le montrer, que l’on ait affaire à une version plus rigoureuse de cette construction : un génitif absolu akribesteros pour ainsi dire… Fine, hélas, ne nous le dit pas ». Une note semblerait pourtant le suggérer : « The fact that (1a) and (2a) are assumed is made clear in the way “pleionôn ontôn” is added to “tôn kath’hekasta anthrôpôn” [Le fait que (1a) et (2a) sont présupposés ressort de la façon dont “pleionôn ontôn” est associé à “tôn kath’hekasta anthrôpôn”] » 1 , où (1a) et (2a) correspondent aux prémisses de l’AOM, que Fine notait à l’époque accurate-OMA. À moins que ceci n’explique cela, on sera bien en peine de profiter de cette indication et l’on de l’unité d’une pluralité, d’une part, et du troisième homme, de l’autre, seront brouillées] » (On Ideas, p. 244, note 28). 1. G. Fine, « Aristotle and the More accurate Arguments », p. 163 note 12.
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s’abstiendra de cautionner pareille aberration grammaticale. « Si vous ajoutez à cela – poursuivra-t-il – non pas “le bruit et l’odeur”, mais que, de l’aveu de Fine elle-même (cf. On Ideas, p. 200), G-Sep est assumed plutôt que argued for, l’implication de Sep, en plus de NI, par G-Sep is not very exciting, et, pour faire bonne mesure, l’AOM – à ses propres yeux, mais certainement aux yeux d’Aristote aussi, serait-il parvenu à se dépêtrer de la broussaille de sigles qui l’entoure – est unsound… il nous sera permis de nous demander en quoi cette version serait plus rigoureuse que l’autre ». LES
COMPTES
DE
L’AOM :
SURFACTURATION
ANALYTIQUE
OU
? Les mésaventures textuelles de l’AOM sanctionnent son insolvabilité philologique. L’AOM est un chèque exégétique sans provision documentaire. Du point de vue micrologique – voire historique tout court 1 – sa cause est entendue ou, du moins, elle est ajournée aussi longtemps qu’un recours ne sera déposé, des contre-expertises proposées, un nouvel arbitrage invoqué. À l’audience près, une affaire philosophique ne diffère pas sensiblement d’un feuilleton judiciaire. Puisqu’il est dans l’intérêt de l’ensemble des parties et, notamment, des textes qui ont été cités comme témoins à charge de l’AOM, ainsi que de ceux qui seraient éventuellement cités à sa décharge, il convient de tout mettre en œuvre, dès cette phase d’instruction, pour faciliter autant que possible la tâche à qui, par métier ou par vocation, pourrait se pencher sur ce dossier pour blanchir l’AOM des accusations dont il a fait l’objet ou bien pour entériner son dépôt de bilan et classer l’affaire sans suite.
SURENCHÈRE ÉPISTÉMOLOGIQUE
Comme la faible adhérence textuelle de la lecture de Fine, tout en réduisant d’autant son intérêt exégétique, la rend moins vulnérable face à une attaque d’ordre exclusivement documentaire, poursuivons notre destruction sur un autre terrain, sur lequel on pourrait entreprendre d’innocenter l’AOM sous prétexte que sa liquidation philologique ne compromet pas forcément son intérêt philosophique. 1. Aussi bien Gail Fine, ses compères et leurs éventuels adversaires conviendront, avec Robin George Collingwood, que « history has this in common with every other science : that the historian is not allowed to claim any single piece of knowledge, except where he can justify his claim by exhibiting to himself in the first place, and secondly to anyone else who is both able and willing to follow his demonstration, the grounds upon which it is based [l’histoire a ceci en commun avec toute autre science, à savoir que l’historien n’est autorisé à revendiquer à titre de connaissance que ce dont il peut montrer – d’abord à soi-même, ensuite à tous ceux qui à la fois sont à même de suivre sa démonstration et le veulent bien – les données sur lesquelles il s’appuie] » (The Idea of History, Oxford, Clarendon Press, 1946, p. 252).
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Nous montrerons donc que, même si on s’abstient de dénoncer son déficit documentaire, et que l’on arrête d’appeler les textes à la barre afin de montrer qu’ils excluent son existence ou, à tout le moins, ne nous encouragent guère à l’admettre, cette exonération n’avance pas la cause de l’AOM. Nous avons suggéré que celle-ci repose sur deux allégations, notées ci-dessus AOM/Thèse1 et AOM/Thèse2. Il s’agit maintenant de montrer que non seulement les deux font système, mais encore qu’elles sont solidaires d’une défaillance de raisonnement et donc fautives ellesmêmes. RATIONUM AUCTIO. Avant d’effectuer cet exercice de rétroversion micrologique, procédons cependant à une expérience de pensée et transférons-nous, pour un temps, au marché où les philosophes sont non seulement à vendre, mais les professionnels peuvent aussi venir s’approvisionner en arguments et produits dérivés. Admettons qu’en plus de l’OM normalement en stock, il y a un nouvel article, haut de gamme, qu’une entreprise spécialisée dans le secteur vient de lancer. S’il existe, c’est qu’à un moment ou à un autre quelqu’un y a pensé. Il est assez vraisemblable aussi qu’il ait pris le temps de le mettre en bonne et due forme. Imaginons maintenant, pour les besoins de l’argument, que Gail Fine ne soit pas la première à l’avoir fait. La question se pose alors de savoir à qui revient le mérite d’avoir découvert l’AOM. Il va de soi que personne ne prétend que Fine mette un nom sur son mystérieux inventeur ; il suffit qu’elle nous dise à quel camp elle pense qu’il aurait appartenu. Est-ce à celui de Platon et des philosophes des Idées ? est-ce plutôt à celui d’Aristote ? La question peut paraître naïve et, en un sens, elle l’est. Il n’empêche que, à défaut de lui apporter une réponse, l’AOM risque d’échouer dans le no man’s land des pensées orphelines dont personne n’a jamais voulu, des arguments mort-nés, des architectures discursives que l’on a désertées avant même d’en poser la première pierre. Nous verrons que tout effort pour lui aménager la moindre place dans cette discussion se soldera par un constat fruste mais sans appel, à savoir qu’aucun des intéressés n’aurait songé à utiliser l’AOM – puisque, dans le meilleur des cas, il ne sert à rien, et, si on y regarde de plus près, il ne peut que desservir aussi bien la cause des amis des Idées que celle de leurs adversaires. Supposons donc qu’un courtier de la place propose aux platoniciens d’intégrer à leur portefeuille l’AOM que la Fine Inc. vient de mettre sur le marché de l’argument. Que répondraient-ils : « Merci oui ou merci non » ? Il est toujours difficile de prévoir le comportement boursier d’un expert, même et surtout lorsqu’il est compétent et peu enclin à prendre des risques ; il est cependant à peu près certain que notre interlocuteur
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platonicien se garderait bien de mettre la main à la poche pour cet article en particulier, sous peine d’encourir une sanction immédiate, qui épinglerait la circularité des prémisses qui stipulent cela même qui doit être démontré, c’est-à-dire qu’il y a des Idées. Il y a fort à parier qu’Aristote n’aurait pas non plus investi un obole dans l’AOM de Fine : aux prises, comme il était, avec les arguments que les platoniciens mettaient sur la table, on le voit mal s’amuser à développer de nouvelles versions pour les terrasser ensuite à l’aide d’objections formidables, comme le tri¿toj aÃnqrwpoj, dont le seul inconvénient est qu’elles ne s’appliquent qu’à ses propres arguments, alors qu’elles ne semblent pas être de nature à inquiéter ceux de ses adversaires 1 . Voyons plus en détail pourquoi personne n’aurait su quoi faire de l’AOM – ce qui pourrait expliquer pour quelle raison il a fallu attendre si longtemps avant d’en entendre parler. Commençons par les platoniciens auxquels s’en prend Aristote dans le Peri ideôn et dans notre section du livre A des Métaphysiques : d’après ces textes, ce qui leur tient à cœur c’est de démontrer qu’il y a des Idées. Aussi ils se garderont bien de stipuler quoi que ce soit au sujet de quelque chose dont ils n’ont même pas démontré qu’il existe – comme le requiert, au contraire, l’AOM de Fine. Quel est l’intérêt, pour un argument censé administrer la preuve de l’existence des Formes séparées, d’admettre comme son point de départ une prémisse où il est stipulé qu’il y a des Formes séparées pour des ensembles qui en contiennent déjà ? Or, c’est justement ce qui permet de distinguer l’AOM de l’OM : « unlike the One over Many Argument, the Accurate One over Many Argument posits forms for groups that contain forms [contrairement à l’argument de l’unité d’une multiplicité, sa version rigoureuse pose des Formes pour des ensembles qui contiennent des Formes] » (p. 216). Ce comportement convient si peu à un argument visant à démontrer qu’il y a des Formes séparées qu’il est, au contraire, parfaitement opposé à sa finalité. En effet, qu’il s’agisse du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard ou d’une version plus rigoureuse d’un argument de la même famille (ce que Fine ne semble pas contester), leur vocation ou leur fonction est dans les deux cas de prouver l’existence de Formes séparées. Comment une Idée pourrait-elle dès lors figurer, à un titre quelconque, dans leurs stipulations préliminaires ? Si tel était le cas, la circularité de la preuve en question la disqualifierait non pas tellement en tant qu’argument plus rigoureux, mais en tant qu’argument tout court. On peut donc exclure qu’un 1. « If we substitute OM for AOM, the regress does not arise [Si on remplace AOM par OM, la régression ne s’ensuit pas] », écrit Fine dans un passage lapidaire du quinzième chapitre de sa monographie, p. 218.
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platonicien ait jamais songé à inventer l’AOM, dans la mesure où il avait tout intérêt à ne pas faire figurer dans ses prémisses autre chose que les particuliers dont l’Idée peut être prédiquée en commun. C’est d’ailleurs pourquoi – pour en finir une fois pour toute avec cette supercherie qu’est la note dont les premiers mots s’épellent : « “Pleiô” and “kath’ hekasta” can be used interchangeably, but they are not used interchangeably here. etc. » – non seulement il est aberrant de prendre le plei¿w de la ligne 84.22, que Fine a d’ailleurs tout à fait raison d’associer, très étroitement, à celui de la ligne 84.26 (au point de noter les deux de la même façon), comme s’il pouvait tenir lieu d’autre chose qu’un ensemble composé exclusivement de particuliers, mais encore et surtout cela est incompatible avec les prémisses d’un tel argument, comme le montre d’ailleurs la scansion, rigoureuse, de cette section : le plei¿w de la ligne 84.22 assigne la pluralité à partir de laquelle une certaine Idée est posée en plus et à côté (para/) de ceux-là même dont elle est prédiquée en commun. Et c’est justement ce que les partisans des Idées prétendent faire (tou=to ga\r h(gou=ntai deiknu/nai oi¸ ta\j i¹de/aj tiqe/menoi) : poser le prédicat (to\ kathgorou/menon) comme étant séparé (kexwrisme/non) d’une certaine pluralité (para/ tinwn pleio/nwn) dont on le prédique (kathgoreiÍtai) – ce que la parenthèse, qui suit immédiatement, vient à la fois confirmer et illustrer (tou=to ga/r). À quoi le tinwn pleio/nwn de la ligne 84.22 peut-il bien faire référence si ce n’est aux particuliers et aux particuliers seuls ? Cette question n’admet qu’une réponse. Et cela pour la simple et, croyons-nous, bonne raison que les prémisses de l’OM sont, précisément en 84.22 et 25-26, inextensibles. Et elles le sont – horribile dictu – sous peine d’inclure cela même dont il importe, au contraire, de démontrer l’existence. Faut-il encore en apporter la preuve ? Faut-il encore prouver que, par la place qu’ils occupent dans la structure de l’argument qui les prend comme point de départ, les tinwn pleio/nwn des lignes 84.22 et 84.26, ne peuvent renvoyer qu’aux particuliers sensibles ? Pour varier le registre, procédons par l’exclusion des éventuels candidats auxquels cette prémisse pourrait être élargie : primo, ce ne peuvent pas être les koina/ aristotéliciens, puisque leur admission ne fait pas bon ménage avec celle des Formes séparées, qu’ils ont pour vocation de mettre au rancart ; secundo, ce ne peuvent pas être non plus les Formes séparées ellesmêmes, puisqu’il s’agit justement d’en prouver l’existence et qu’il serait assez maladroit de poser qu’elles sont séparées d’elles-mêmes avant de montrer qu’elles existent. Resteraient, tout au plus, les intermédiaires, que Fine cependant ne semble pas tenir en grande estime, puisqu’elle demeure très discrète à leur sujet, alors que – peut-être – cette piste
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d’une tierce réalité en plus et à côté de l’Idée et des particuliers mériterait d’être creusée davantage. Une fois écartée l’hypothèse que la version plus rigoureuse du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n puisse être le fait d’un platonicien ou qu’elle ait pu entrer dans cette discussion sous la plume d’un ou plusieurs partisans des Idées, il nous reste à voir si Aristote aurait accepté d’endosser la paternité de l’AOM. La réponse à cette question est, en vérité, plus nuancée que ce que nous avons laissé entendre de prime abord : si, en règle générale, il est peu judicieux de toucher aux prémisses des arguments de son prochain, il est en revanche tout à fait possible que, frappé par une étrange ressemblance entre les prémisses de l’AOM et la situation de départ du TMA, Aristote se serait exclamé : « ou)k eÃstin AOM, nh\ to\n ku/na, a)lla\ TMA ». Et il n’aurait pas eu tort de le faire, puisque – en un sens – l’AOM n’est rien d’autre que le TMA déguisé en OM : la supposée généralisation de l’AOM n’est pas l’opération par laquelle on obtiendrait l’extension initiale des prémisses d’une version prétendument plus rigoureuse de l’argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, mais le ressort du tri¿toj aÃnqrwpoj lui-même. En effet, si c’est bien l’OM qui pose des Formes séparées pour des ensembles qui ne contiennent que des particuliers, ce n’est pas l’AOM qui pose – au niveau de ses stipulations – des Formes séparées pour des groupes qui, à côté et en plus des particuliers, comprennent aussi des Idées… cela est, au contraire, le fait du TMA lui-même, dans la mesure où il vise à montrer que l’argument de l’unité d’une pluralité (l’OM) est pris dans un mécanisme de réitération qui le condamne à poser un troisième homme à côté des particuliers et de l’Homme en soi, puis un quatrième, etc. Or, la répétition d’un même argument, l’OM justement, n’autorise pas sa dissociation en deux versions, moins encore en deux arguments distincts : dans le passage de la première à la deuxième application de la position d’un eÑn e)piì pollw½n, le lo/goj ou la ratio de cette position est et demeure – voire doit demeurer – le même, sous peine d’enrayer l’argument du troisième homme. Si, en effet, celui-ci n’était pas posé au même titre que le premier que l’on pose à côté des particuliers, c’està-dire l’Homme en soi, il n’y aurait pas de raison de parler d’un tri¿toj aÃnqrwpoj (cela est parfaitement banal, mais le seul choix que nous laisse Fine est celui entre une absurdité et une platitude). C’est pourquoi l’objection qu’Aristote formule sous cet intitulé n’a besoin, pour s’amorcer, que des particuliers ; mais c’est des particuliers seuls qu’elle doit partir si elle veut contraindre les partisans des Idées à admettre qu’une fois qu’ils ont posé un Homme en soi, ils se trouvent aussitôt dans l’impossibilité d’éviter qu’un troisième homme ne rapplique sur-le-
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champ, c’est-à-dire pour la même raison et au même titre que l’Idée d’Homme a été posée à côté des hommes particuliers 1 . À défaut d’être concluante, cette expérience de pensée nous livre la clé du paralogisme qui vaut à l’AOM de figurer parmi les astres les plus brillants dans l’Almageste de cette nébuleuse en expansion qu’est l’exégèse-fiction. Après avoir vu, primo, qu’il n’y a pas de candidats susceptibles d’autoriser un élargissement des prémisses de l’AOM – ce qui, pour peu qu’on la sollicite, condamne l’asymétrie entre l’AOM et l’OM à se rééquilibrer aussitôt – ; secundo, que le refus d’exposer l’OM au troisième homme aurait des conséquences, si possible, encore plus désastreuses (notamment pour l’AOM), il nous reste, pour terminer, à isoler la faille dans le raisonnement de l’Accurate One over Many, sa tare logique pour ainsi dire. IMPROBATIO. Conformément à la figure que Fine impose à sa version améliorée du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, la non-coïncidence de l’OM et de l’AOM ne souffre d’être prouvée qu’à partir de deux stratégies opposées, encore que complémentaires : ou bien par une restriction des prémisses initiales de l’OM, ou bien par une ampliation de celles de l’AOM. Encore que Fine privilégie cette deuxième option, il serait loisible de montrer que les deux manœuvres sont également vouées à l’échec. Au fait, il n’y a ni restriction ni ampliation possibles des prémisses en question, qui sont à la fois incompressibles et inextensibles. Faire intervenir, comme le fait Fine, l’inclusion ou l’exclusion de la Forme séparée dans la définition du domaine référentiel du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n ne revient pas à départager deux versions différentes de celui-ci, voire à le dissocier en deux arguments différents (dont l’un, l’OM, porterait exclusivement sur les particuliers ; l’autre, l’AOM, sur les particuliers et la Forme séparée). Cela revient, au contraire, à considérer le même argument à deux moments différents : avant (dans le cas de l’OM) et après (dans celui de l’AOM) l’identification du prédicat commun avec une entité séparé – son eÃkqesij par todetification pour 1. Que les partisans des Idées eussent accepté de suivre Aristote sur ce point précis, c’est là une autre affaire. Il est assez curieux de remarquer que Cherniss l’excluait précisément pour les raisons alléguées par Gail Fine, qui – soit dit au passage – pousse l’invraisemblance psychologique de l’AOM jusqu’à soupçonner les platoniciens d’avoir donné à Aristote les verges pour les battre : « Plato believed that since the idea is that which the particular has as an attribute, the “third man” is illegitimate as an argument against the ideas because idea and particular cannot be treated as homogeneous member of a multiplicity [dans la mesure où Platon pensait que l’Idée est ce que le particulier a comme un attribut, le troisième homme n’est pas un argument légitime contre les Idées puisque l’Idée et le particulier ne se laissent pas considérer comme les membres d’une pluralité homogène] » (Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 298).
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ainsi dire – dans laquelle Aristote identifie l’inconvénient rédhibitoire des arguments visant à démontrer qu’il y a des Idées. Puisque, de l’aveu de Fine elle-même, la seule différence entre l’OM et l’AOM tient aux prémisses sur lesquelles l’un et l’autre prennent respectivement appel, il est indispensable de les déterminer au mieux de nos standard de clarté et de rigueur, pour voir si et dans quelle mesure on peut s’en autoriser pour les dissocier. Il y a, nous assure Gail Fine, une distinction à respecter entre deux sets de prémisses, plus et moins rigoureuses ou, pour mieux dire, une distinction à faire entre un set de prémisses adaptées à un argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n standard (dans sa notation : OM) et un deuxième set de prémisses qu’elle associe à un soi-disant argument kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n plus rigoureux (dans sa notation : AOM). C’est là un point sur lequel Fine n’a eu de cesse d’insister – et pour cause : dans la mesure où la version standard (OM) et la version à valeur démonstrative ajoutée (AOM) démontrent de la même façon – il s’agit, en effet, dans les deux cas de one over many arguments 1 –, distinguer entre les prémisses de l’une et celles de l’autre devient le seul moyen de les discerner. Il est donc entendu que dans les prémisses de l’OM n’entrent que des particuliers sensibles (Socrate, Platon, Cicéron et toi, Laszlo, mon lecteur). Les prémisses de la version améliorée de ce même argument portent, en revanche, sur un ensemble plus étendu, élargi par rapport à celui qui constitue le domaine d’application de l’OM (« AOM ranges more widely than OM » pourraiton paraphraser dans un jargon proche de celui de Fine 2 ). Or, justement, cette dissociation, que Fine prétend opérer au niveau des stipulations préliminaires de l’OM et de l’AOM, constitue son vice de raisonnement. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre l’exposé d’Alexandre en 84.27 85.1, que nous rappelons pour le confort du lecteur : « ei¹ ga\r aÃlloj o( kathgorou/menoj wÒn kathgoreiÍtai, kaiì kat' i¹di¿an u(festw¯j, kathgoreiÍtai
[85]
eÃstai
tri¿toj tij aÃnqrwpoj para/ te tou\j kaq' eÀkasta kaiì th\n i¹de/an
». Le
de\ kata/ te tw½n kaq' eÀkasta kaiì kata\ th=j i¹de/aj o( aÃnqrwpoj,
1. On Ideas, p. 197 : « the second more accurate argument is a one over many argument [le deuxième argument plus rigoureux est un argument tiré de l’unité d’une pluralité] ». 2. On Ideas, p. 199 ; cf. « Aristotle and the More Accurate Arguments », p. 163, où il est dit que l’AOM « speaks of predications of groups of many things (pleiô) rather than of groups of sensible particulars (ta kath’hekasta) [parle d’ensembles de beaucoup de choses (pleiô) plutôt que d’ensembles de particuliers sensibles (ta kath’hekasta)] » – on nous pardonnera l’anachronisme, qui consiste à employer un sigle (AOM) pour un texte qui adopte une autre notation (Accurate-OMA), plus ancienne et moins économique, alors même que Fine n’a pas expressément déclaré que la signalisation de 1993 remplace et rend caduque celle de 1982.
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troisième homme (TMA) s’applique donc au eÑn e)piì pollw½n, celui que pose l’OM, en l’espèce d’un Homme en soi, autre (aÃlloj) que les particuliers dont il est prédiqué en commun et séparé d’eux (kexwrisme/noj, kat' i¹di¿an u(festw¯j). C’est pourquoi dans la parenthèse en 84.24-27, qui précède immédiatement le passage que nous venons de citer, il n’y a que les particuliers et l’au)toa/nqrwpoj ; ce n’est qu’une fois que l’alternative entre les deux se met en place et qu’elle est tenue pour incontournable parce qu’exclusive, que le tri¿toj aÃnqrwpoj peut faire son entrée : a)ll' ei¹ tou=to, eÃstai tij tri¿toj aÃnqrwpoj… lequel sera justement prédiqué aussi bien des particuliers que de l’Idée (85.1) 1 . Si l’OM et l’AOM diffèrent, ce n’est donc que sous le seul rapport, fort extrinsèque, d’un éventuel observateur qui se trouverait considérer un seul et même argument à deux moments successifs. De fait, l’AOM n’est autre que l’OM après l’inférence qui pose une Forme séparée en plus et à côté de la pluralité des particuliers dont elle se dit en commun. C’est pourquoi une stipulation préliminaire, par laquelle l’AOM viendrait à se distinguer de l’OM, se résume à une perversion de la logique, parfaitement linéaire, de l’OM, que le TMA vient prolonger, au moyen d’une réitération qui tire sa légitimité et donc sa force du fait que c’est le même argument qui se déploie à deux reprises. Cet abus se traduit par la position d’une nouvelle prémisse dont la finalité – nous l’avons montré – est incompatible avec l’argument qui est appelé à en faire son point de départ, et dont la place – nous venons de le voir – est comme telle inassignable dans le protocole démonstratif de ce même argument, à moins de supposer qu’elle ne soit le fait d’une mystérieuse machine à remonter les arguments dont l’Industrie analytique détiendrait le brevet et, pour l’heure, l’usage exclusif. Il est par conséquent manifeste que l’on n’a jamais eu affaire à deux sets de prémisses. Ce que par un redoutable tour d’indraga mano (klingonien : sleight-of-hand) analytique nous est présenté ici comme la prémisse de l’AOM n’est rien d’autre que la conclusion de l’OM à laquelle on aurait subrepticement fait remonter le cours de l’argument au lieu de lui appliquer directement le troisième homme. Exit AOM. 1. La seule façon de sortir de cette alternative revient justement à abandonner la thèse que ce qui est para\ ta\ kaq' eÀkasta kaiì ai¹sqhta/ est une Forme séparée. Ce qui se produit dès lors que l’on reconnaît que la nature et le statut du prédicat commun sont ceux d’un toio/nde (quelque chose de tel ou tel), plutôt que ceux d’un to/de ti (un ceci) – cf. A.J. Smith, « TODE TI in Aristotle », The Classical Review, 35, 1921, p. 19b. Avec comme conséquence que le tri¿toj aÃnqrwpoj se trouve enrayé dans son principe même, au point de devenir un paralogisme – comme c’est le cas en Soph. el., 22 – pour peu que l’on s’avise de tenir compte de la différence tinologique entre les deux (to/de ti et toio/nde).
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POST-SCRIPTUM. Bien qu’il ne se soit pas livré à un exercice de capillotraction grammaticale dans le style de celui que Gail Fine a infligé aux quelques lignes qu’Alexandre consacrait à la discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj, Alan Code semble avoir cédé, lui aussi, à la tentation, sinon de cloner un nouvel argument, du moins d’assortir le TMA d’une prothèse stipulative. Dans un texte de 1983, il écrivait : « Since the basic OM assumption must be general enough to apply to pluralities containing universals as members, it would seem that Aristotle is attacking the assumption that, for each plurality of men, there is a separable man predicable of each member of that plurality. […]. The o( aÃnqrwpoj of 84.29 - 85.1 does not refer to the original Form, but rather to a man that is predicable of that Form and the particulars [Puisque la thèse fondamentale de l’OM doit être assez générale pour s’appliquer à des pluralités qui comprennent des universaux parmi leurs membres, il semblerait qu’Aristote soit en train d’attaquer le principe selon lequel, pour toute pluralité d’hommes, il y a un homme que l’on peut séparer et prédiquer d’une telle pluralité. (…). o( aÃnqrwpoj en 84.29 - 85.1 ne renvoie pas à la Forme originelle, plutôt à un homme qui se laisse prédiquer et de cette Forme et des hommes particuliers] » 1 . Commençons par reconnaître à M. Code le mérite d’avoir étiquetée cette postulation pour ce qu’elle est, à savoir un méta-principe sémantique, et d’avoir exclu, formellement, qu’elle n’intervienne au niveau des prémisses de l’argument du troisième homme : « This is a semantic meta-principle that sanctions the formation of the “new” plurality, and is not itself a premise of the TMA [il s’agit là d’un méta-principe sémantique qui sanctionne la position de la “nouvelle” pluralité, mais ce n’est pas, en soi, une prémisse du TMA] » (p. 107 ; cf. p. 125, note 19). Assuming, in this learned company, that further description would be superfluous, remarquons seulement que, tout problématique qu’il soit par ailleurs 2 , le fait de se prédiquer d’une collection où il n’entre pas que des 1. A. Code, « On the Origins of some Aristotelian Theses about Predication », dans J. Bogen et J.E. McGuire (éd.), How Things are. Studies in Predication and the History of Philosophy and Science, Dordrecht, Reidel, 1985, p. 124, note 13. 2. Pour ne mentionner que le vademecum de tout aristotélisant analytique, si l’on ouvre le commentaire de J.L. Ackrill au troisième chapitre des Catégories, on lira : « 1b 10. Aristotle affirms here the transitivity of the “said of” relation. He does not distinguish between the relation of an individual to its species and that of a species to its genus. It does not occur to him that “man” functions differently in “Socrates is (a) man” and “(a) man is (an) animal” (there is no indefinite article in Greek) [1b 10. Aristote affirme ici la transitivité de la relation “dit de”. Il ne distingue pas entre la relation d’un individu à son espèce de celle de l’espèce à son genre. Il ne lui vient pas à l’esprit que “homme” ne se comporte pas de la même façon dans “Socrate est (un) homme” et “(un) homme est (un) animal” (il n’y a pas d’article indéfini en Grec)] » (J.L. Ackrill, Aristotle. Categories and
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particuliers est une prestation parfaitement standard de la sémantique aristotélicienne des universaux. De fait, celle-ci requiert que certains au moins d’entre eux ne se prédiquent pas moins d’une classe d’individus que d’autres universaux. Aussi, le genre se dit et de l’espèce et des individus dont il est le genre, c’est-à-dire que les plusieurs dont il se prédique en commun sont aussi bien des espèces que des particuliers : « tw½n de\ deute/rwn ou)siw½n to\ me\n eiådoj kata\ tou= a)to/mou kathgoreiÍtai, to\ de\ ge/noj kaiì kata\ tou= eiãdouj kaiì kata\ tou= a)to/mou [parmi les substances secondes, l’espèce se prédique de l’individu, alors que le genre se prédique et de l’espèce et de l’individu] » (Cat., 5, 3a 37-39 ; cf. An. pr., I, 27, 43a 25-32). Les nostalgiques des Saturday mornings oxoniens – leurs épigones surtout – pourront toujours rendre hommage, avec Gail Fine, à la perspicacité de l’anonymus fregeanus qu’elle a su ressusciter d’un oubli deux fois (et demie) millénaire. S’il n’a pas été prophète en son temps et en son pays, ce platonicien anonyme n’aura pas moins su mettre son argument à l’abri d’une confusion que pourtant très peu de gens risquaient de faire à l’époque… Aristote moins que les autres, qui ne se souciait pas plus de distinguer, nous venons de le voir, entre la relation (d’appartenance) de l’individu à l’espèce et la relation (de subordination) de l’espèce au genre, qu’il ne songeait à dissocier la relation (de participation) entre, d’une part, les particuliers et les Idées et, d’autre part, les Idées elles-mêmes : « eÃti ou) mo/non tw½n ai¹sqhtw½n paradei¿gmata ta\ eiãdh a)lla\ kaiì au)tw½n, oiâon to\ ge/noj, w¨j ge/noj ei¹dw½n! wÐste to\ au)to\
[991b] ei¹kw¯n [de plus, les Idées seront des modèles non seulement des sensibles, mais aussi d’elles-mêmes ; par exemple, le genre en tant que genre des espèces ; du coup, la même chose sera à la fois modèle et image] » (A, 9, 991a 29 - 991b 1 ≈ M, 5, 1079b 33-35) 1 . D’autres lecteurs se demanderont, en revanche, si, par
eÃstai para/deigma kaiì
De Interpretatione, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 76). Tout en s’encombrant d’un jeu de parenthèses, qui – en l’occurrence – obscurcit davantage qu’il ne permet d’éclairer le point en question [a], Ackrill signalait le statut équivoque de « r » dans « (ArB ∩ BrC) → ArC », de ce que « C ∈ B, B ⊂ A, C ∈ A » (je reprends, à la quaternio terminorum près, le schéma frégéen que Zanatta, Aristotele. Categorie, p. 445 empruntait à K. Oehler, Aristoteles. Kategorien, Berlin, Akademie Verlag, 1984, p. 191). [a]. Si celui-ci tient, comme le croit Ackrill, à la prise en compte défaillante de la dissymétrie entre deux relations – dont l’une relie des particuliers à leur espèce, l’autre une espèce à son genre –, il n’est pas sûr que la juxtaposition de « (un) homme » dans « Socrate est (un) homme » et de « (un) homme » dans « (un) homme est (un) animal » soit la plus appropriée à le faire ressortir… pour cela il faudrait qu’en dépit du reflexe linguistique de l’interlocuteurlambda, le deuxième « (a) man » assigne o( aÃnqrwpoj plutôt qu’(un) o( tiìj aÃnqrwpoj. 1. Au jeu des anonymes, que l’on joue de préférence, dans ce post-scriptum, à celui des acronymes, on se plaira à évoquer un autre illustre inconnu, dont la pierre d’Aï
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malheur, l’habitude d’opérer de telles distinctions, mal digérées ou tellement dans l’air du temps que l’on a commencé ou fini par oublier qu’elles ont une histoire, relativement récente au demeurant, n’a pas plutôt encouragé notre interprète à remonter le fil imaginaire d’une intrigue inexistante 1 . Nous montrerons, de notre côté, dans la deuxième partie de ce travail, que la solution de continuité que l’on fait intervenir à hauteur de 990b 15 ne dépend pas de l’irruption de deux nouveaux arguments ; elle traduit plutôt le passage à la considération de l’inférence au moyen de laquelle les arguments à partir des sciences, de l’unité à part d’une multiplicité et de la pensée d’objets corruptibles (voire déjà corrompus) – qu’Aristote avait investis jusque là au niveau de leur conséquences – concluent à l’existence de Formes séparées. Penser le contraire et supposer que, dans ces deux lignes, Aristote se serait attaqué à des arguments inédits, se lancer ensuite à leur découverte et, à défaut d’en trouver, doper aux akribestéroïdes les seuls qu’on a sous la main, constitue une contre-performance interprétative assez caractéristique de la frénésie argumentaire qui peut pousser, dans des ouvrages que l’on pourra toujours saluer comme des « exemples splendides de la façon Khanoum a miraculeusement gardé le fragment d’un dialogue où deux interlocuteurs, dont nous ignorons par ailleurs l’identité, seraient tombés d’accord sur ce point précisément, à savoir que, tout comme les particuliers, les Idées aussi participent les unes des autres. « ta\ [II.5] a)lla\ j i¹de/aj au)ta\j [II.6] wn. fame\g [II.7] ga\r eiåpen [P. Hadot : choses sensibles mais que les Idées elles-mêmes . Nous le disons en effet, dit-il] », on peut lire dans le fragment restitué par C. Rapin et traduit par P. Hadot dans « Les textes littéraires de la Trésorerie d’Aï Khanoum », Bulletin de Correspondances Helléniques, 109, 1987, p. 237 et 244 respectivement. M. Isnardi Parente, « Il papiro filosofico di Aï Khanoum », dans AAVV, Studi su codici e papiri filosofici : Platone, Aristotele, Ierocle. Firenze, Olschki, 1992, p. 170, conjecture un koinwneiÍn à la place du mete/xein proposé par Rapin, qu’elle prend cependant dans la même signification de participer. 1. Ignacio Angelelli a entrepris d’étudier cette histoire dans sa dissertation doctorale, publiée en 1967 sous le titre Studies on Gottlob Frege and Traditional Philosophy, que le lecteur francophone peut désormais apprécier dans la traduction de Jean-François Courtine, Alain de Libera, Jean-Baptiste Rauzy et Jacob Schmutz, Études sur Frege et la philosophie traditionnelle, Paris, Vrin, 2007. Pour la question qui nous intéresse ici, il se reportera particulièrement au quatrième chapitre, dont Angelelli nous dit, dans son résumé, qu’« il est consacré à l’examen de l’accusation portée par Frege (ou la logique moderne) contre la logique traditionnelle, lui reprochant de n’avoir pas distingué entre das Fallen eines Einzelnen unter einen Begriff et Unterordnung de concepts » (p. 145). Or, est-il besoin de rappeler, avec ce même Ignacio Angelelli, qu’en l’occurrence « we are indeed in a different world, not in a primitive version of the Fregean theory of predication [nous sommes réellement dans un monde différent, non dans une version primitive de la théorie frégéenne de la prédication] » (p. 159) ?
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dont la philosophie analytique et l’histoire de la philosophie peuvent mutuellement s’enrichir » 1 , à parler de versions plus rigoureuses d’arguments que les textes, eux, n’ont jamais connues. * « THE FUTURE WILL BE BETTER, TOMORROW ». Comme nous étions partis d’une considération de parcimonie, terminons par une leçon de modestie, que Fine nous a impartie : après avoir passé en revue les trésors de finesse et d’érudition qu’elle a déployés, le profane se demandera s’il ne valait pas mieux commencer par le plus simple, c’està-dire par le texte lui-même, en se contentant d’y trouver ni plus ni moins que ce qui est là, offert à tout venant. L’exposé de ce chapitre des Métaphysiques est certes fort condensé mais ce n’est pas là une raison pour négliger les quelques indications dont Aristote a cru utile de l’assortir. D’autant plus qu’après avoir longuement cherché, puisqu’on est résolu à trouver, on sera fatalement obligé de contraindre ses sources dans des postures fort peu naturelles. Si l’on fait du zèle et que l’on forge d’improbables arguments de substitution, et c’est là une deuxième leçon de modestie que nous retenons de la lecture des travaux de Fine, on risque de découvrir que, malgré les efforts généreusement prodigués dans l’exercice souverain et démiurgique de l’exégèse analytique, le temps n’est plus aux contresens fondateurs que relevait autrefois Pierre Hadot : « L’historien moderne peut être quelque peu effrayé lorsqu’il découvre ces modes de pensée si éloignés de sa manière habituelle de raisonner. Mais il doit constater un fait : ce sont les contre-sens et les incompréhensions qui, très souvent, ont provoqué une évolution importante dans l’histoire de la philosophie, et qui, notamment, ont fait apparaître des notions [338] nouvelles » 2 . L’attraction des extrêmes, irrésistible en amour et en politique, dicterait-elle sa loi même aux exégètes les plus rigoureux ? La Fabrique aux arguments tournant à plein régime se laisserait-elle aller à des excès aussi funestes que la déférence textuelle, ce syndrome qu’on s’amuse à reprocher à toute culture du commentaire 3 ? Oui et non. Quand bien même la boucle 1. L.P. Gerson, « Gail Fine, On Ideas. Aristotle’s Criticism of Plato’s Theory of Forms », Bryn Mawr Classical Review, 04.05.25. 2. P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contre-sens », dans Akten des XIV Internationalen Kongresses für Philosophie, Wien, Verlag Herder, 1968, p. 337-338. 3. On voit mal pourquoi les anciens ne seraient pas à mettre dans le même sac que les contemporains depuis que, grâce à un article pionnier de B. Smith, « Textual Deference », il est devenu loisible de dominer d’un formidable coup d’œil l’immense géographie d’une banquise cognitive que mille et un déférents textuels sillonnent, selon des itinéraires de rêve qui, d’un continent à l’autre, relient Berlin, Athènes, Byzance, Baghdâd, Rajagriha,
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serait bouclée, elle ne le serait qu’à la petite échelle : s’il demeure, vis-àvis de la libido argumentandi des modernes 1 , quelque chose de l’effroi à l’égard de l’exégèse compulsive des Anciens, de nos jours, ce vertige n’est plus compensé, hélas, par les fautes heureuses du temps jadis. L’HYPOTHÈSE SOKAL-FINE (TIME TO CALL THE BLUFF). Il y a une part de vérité dans ce constat, mais une part seulement. Comme l’historien de Borges, dont la plume balance au moment où il acquiert enfin la certitude d’être dans le secret d’un dessein audacieux et dissimulé à la fois, nous hésitons à briser le charme qui entoure l’AOM et qui a bercé une, voire deux générations de frénétiques de l’argument. La tentation de renoncer à la tâche de révéler l’intrigue philosophique qui le soustend est aussi grande que l’aspiration à lui rendre hommage pour sa hardiesse et l’obstination qu’il a fallu pour le mettre à exécution. Par ses passes risquées (la réduction de la base documentaire de sa Qufu, Kyoto et les autres capitales d’un culte livresque qui franchit les âges, cause plusieurs langues, ne connaît pas de frontières, anime et assimile les cultures les plus diverses : la diaspora juive, les traditions syriaque, byzantine, arabe, le confucianisme, la Renaissance, l’Âge Classique en Inde et même le Moyen Âge coréen – philosophique du moins –, dont on peut créditer l’auteur d’être l’un des rares spécialistes au monde. 1. Leur mainmise sur l’échiquier philosophique international a débondé les fellow philosophers, qui ne se contentent plus de découvrir, dans les textes, des arguments inexistants… ils en inventent désormais de contrefactuels, qu’ils sanctionnent ensuite comme tels. Versons au dossier de cet étonnant progrès un exemple assez récent, qui illustre bien la manière dont les as de l’argument push the outside of the envelope : dans une communication où les points de vue sont taxés d’absurdité (p. 110), les démarches sont erratiques (p. 113), les raisonnements aboutissent par inadvertance (p. 116), les arguments s’avèrent insatisfaisants ou pas très convaincants (p. 117), les exigences dépassées ou hors de propos (p. 119), après avoir rapporté, dans un calque de la traduction de Michael Chase, un long extrait du commentaire de Simplicius aux Catégories (In Cat., 14.25 - 15.13), assorti d’une exégèse très sommaire, tel Benjamin Morison, s’inspirant peut-être de la métaphore du bâtiment qu’il trouvait pourtant un peu courte chez Simplicius, charpente à son tour un argument qui court sur deux pages, très denses (cf. « Les Catégories d’Aristote comme introduction à la logique », dans O. Bruun et L. Corti (éd.), Les Catégories et leur histoire, Paris, Vrin, 2005, p. 113-114). Tombe ensuite le verdict, inexorable, de l’interprète et… son admission, tout aussi imperturbable, du non-lieu à l’encontre de Simplicius qui n’a jamais été pour grand-chose dans cette affaire. Lire pour croire : « Je n’adhère pas à cet argument. Mais il convient de noter que Simplicius n’argumente pas de cette façon. À la place, etc. » (p. 114). Or, s’il est légitime de manifester une certaine réticence vis-à-vis de la tentative de Gail Fine de mettre Aristote en accord avec lui-même et avec le témoignage d’Alexandre, il ne viendrait à l’esprit de personne de se demander si sa tentative nous renseigne davantage sur les déviances d’une certaine école historiographique qu’elle ne nous éclaire sur les enjeux réels de l’exégèse d’Alexandre et sur ses rapports avec les Métaphysiques. On pourrait difficilement soupçonner Gail Fine de plier ses sources aux caprices d’une analyse inspirée de l’argument for argument’s sake que pratiquent d’autres charlatans, pouvant à l’occasion se flatter des entorses qu’ils font subir aux textes avec une suffisance absente des travaux que nous avons abordés dans ce chapitre.
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reconstruction à deux lignes du commentaire d’Alexandre), un mépris évident des normes les plus élémentaires du bon sens exégétique (qui voudrait que l’on étudie les documents afin d’en tirer des inférences plausibles), voire du bon sens philosophique tout court (qui voudrait que l’on procède à des inductions vraisemblables en fonction des données disponibles), ainsi que par le choix délibéré d’une platitude littéraire très répandue de nos jours et surtout d’un sujet, si possible, encore plus en vogue (un argument mieux argumenté que les autres), Gail Fine a lancé un défi intellectuel inédit et d’autant plus radical qu’elle a su exploiter une faille dans le système de l’Argument Industry, qui est plus vulnérable qu’un autre à ce genre d’agressions. On peut aisément deviner le pouvoir de séduction que la fission d’un nouvel argument peut exercer aussi bien sur les lecteurs que sur les éditeurs avec lesquels Gail Fine travaille : la découverte d’un artefact à vocation argumentaire représente un investissement à forte rentabilité, dont l’amortissement est garanti à court et moyen terme à mesure qu’il sera implémenté par une gamme de produits dérivés, dont la volatilité est compensée par leur multiplication exponentielle et une distribution au rythme de plus en plus accéléré. Plutôt que d’un article isolé, il s’agit d’un service-pack susceptible d’une série indéfinie de mises à jour. Quelle que soit sa valeur intrinsèque, une invention du calibre de l’AOM génère inévitablement un chiffre d’affaires considérable : à l’instar d’autres produits de la filière de l’argument, il mérite d’être discuté, révisé, considéré et reconsidéré à grand renfort d’exemples et contre-exemples, objections et contreobjections, qui seront à leur tour analysés, argumentés, discutés, révisés, considérés et reconsidérés et ainsi de suite selon les mécanismes bien rôdés des stratégies de grand volume. Cela fait tourner la machine éditoriale, remplit les classes et les caisses de la philosophie « sérieuse » et permet, en l’occurrence, de consolider son implantation dans un secteur du marché qui est, traditionnellement, le territoire de marque d’entreprises philosophiques que l’Argument Industry perçoit comme ses concurrents directs. Or, l’AOM constitue la preuve que cette pratique des textes philosophiques, qui les étudie avant tout, si ce n’est exclusivement, en tant que supports transitoires pour des arguments qu’il serait loisible de prélever et d’analyser comme tels, encourage l’apparition de singulières contrefaçons ou, plus simplement, de produits de substitution dont la vocation est de satisfaire un besoin à un prix (plus) raisonnable aussi bien pour le producteur que pour les consommateurs. Faut-il dès lors s’étonner que le marché analytique pousse à développer des arguments génériques dont on a fortement réduit les coûts liés à la recherche fondamentale et à la mise au point exégétique et
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qui présentent en outre l’avantage d’être plus facilement assimilables par la grande majorité des clients potentiels ? De ce point de vue, l’opération de Gail Fine n’a rien à envier à un autre épisode de contrebande philosophique qui a mis pas mal de consciences en émoi et fait couler beaucoup d’encre de part et d’autre de l’Atlantique : j’entends la démarche transgressive qu’Alan Sokal a menée en parallèle dans Social Text et Lingua franca 1 . Puisque l’affaire en question a défrayé la chronique et qu’il reste dans l’air des relents de la cuisine mi-philosophique mi-médiatique qui l’a fricotée, commençons par dissiper un soupçon qui – par les temps de confusion et de méfiance qui courent – pourrait peser sur les quelques considérations qui suivent. Pour autant que nous pouvons en juger, il n’y a pas grand-chose à redire sur les motivations du camarade Sokal, sinon qu’elles sont plus ou moins transparentes et, somme toute, inoffensives 2 – sous réserve d’un nouveau démenti de l’intéressé, que l’on ne peut pas exactement croire sur parole. Celles de Fine, croyons-nous, sont tout aussi respectables ; elles peuvent d’ailleurs demeurer parfaitement opaques, puisque l’intérêt de ces interlopes tient moins à leur dessein ou à leur mise en œuvre qu’au fait qu’une fois qu’ils ont réussi, rien ne sert de se plaindre… les dindons de la farce n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes pour leur crédulité et, tout particulièrement, pour l’insouciance avec laquelle ils ont pris certains de leurs fantasmes philosophiques pour des réalités. C’est pourquoi Sokal a parfaitement raison de se gausser du tollé que sa mystification a soulevé : « it’s true that the author doesn’t believe his own argument. But why should that matter ? The editors’ duty as scholars is to judge the validity and interest of ideas, without regard for their provenance. (That is why many scholarly journals practice blind refereeing). If the Social Text editors find my arguments convincing, then why should they be disconcerted simply because I don’t ? [Il est vrai que l’auteur ne croit pas à ses propres arguments. Mais qu’importe ? 1. A. Sokal (?), « Transgressing the Boundaries. Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity », Social Text, 46, 1996 ; « A Physicist Experiments With Cultural Studies », Lingua Franca, 6, 1996. 2. Un gauchisme bon teint sur le plan politique (« I’m an unabashed Old Leftist who never quite understood how deconstruction was supposed to help the working class [Je suis un gauchiste vieux jeu qui n’a jamais pigé de quelle façon la déconstruction était censée aider les travailleurs] » confesse Sokal), mâtiné d’un robuste réalisme sur le plan épistémologique (« And I’m a stodgy old scientist who believes, naively, that there exists an external world, that there exist objective truths about that world, and that my job is to discover some of them [Et je suis un vieux scientifique pédant qui croit, naïvement, qu’il existe un monde là dehors, qu’il y a des vérités objectives à propos de ce monde et que mon boulot est d’en découvrir quelques-unes] », enchaîne-t-il dans l’après-coup de son canular) : la bonne méthode au service de la bonne cause. Go get’ em Tiger !
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Le devoir des éditeurs est d’apprécier la validité et l’intérêt des contenus, abstraction faite de leur provenance (c’est pourquoi un certains nombre de revues à vocation scientifique adoptent le système de la relecture anonyme). Si les rédacteurs en chef de Social Text ont trouvé que mes arguments étaient convaincants, pourquoi devraient-ils s’insurger du fait que, moi, je ne fais pas autant ?] » (« A Physicist Experiments With Cultural Studies »). Or, sous ce rapport précisément, rapprocher l’AOM de G. Fine de l’imposture d’A. Sokal peut s’avérer particulièrement instructif : de fait, son argument piégé présente au bas mot tous les avantages du sottisier de Sokal, sans comporter aucun de ses inconvénients. Cette supériorité est manifeste pour peu qu’on les considère sous deux rapports, l’un d’ordre théorique, l’autre pratique. Commençons toutefois par évoquer le bénéfice que l’on peut retirer de pareilles entreprises d’hygiène intellectuelle. C’est la moindre des choses que de savoir gré à Alan Sokal de nous avoir définitivement soignés du goût pour les métaphores sauvages, les emprunts hasardeux et les approximations pseudo-scientifiques. Après Sokal personne ne se doute que la migration des concepts demande à être sévèrement réglementée et que leur importation nécessite beaucoup de discernement, qui semble avoir cruellement fait défaut à quelques-uns des maîtres à penser qu’il a épinglés. De même, il appartient à nous autres philosophes de témoigner notre reconnaissance envers Gail Fine pour nous avoir soignés d’une autre tentation, qui consiste à tenir ses sources pour de simples réservoirs d’arguments ou, pire, à apostropher les auteurs d’un autre temps dans un jargon philosophique qui n’est pas le leur et à les traiter comme s’ils étaient à la portée d’un clic de souris sur un blog philosophique ou à l’autre bout du couloir d’un institut universitaire. Il est assurément vrai, pour certains de nos contemporains au moins, qu’à n’importe quel moment, cela fait toujours tout au plus un mois qu’ils ont publié quelque chose, chez Clarendon Press, par exemple, ou dans le dernier fascicule de Mind (ce dont il faut, dans une certaine mesure au moins, tenir compte 1 ) ; il est, en retour, tout aussi indispensable de ne pas oublier que les écrits de Platon, d’Aristote ou encore d’Alexandre ne sont, sous aucun rapport, nos contemporains et qu’ils sont très éloignés du Newspeak analytique dans lequel on prétend les transcrire de nos jours. C’est une banalité, mais il vaut mieux la garder à l’esprit si l’on veut éviter d’être pris au piège de balivernes comme l’AOM.
1. En règle générale, nous comprenons ces remarques comme des consignes de bon sens exhortant à tenir sa bibliographie à jour et à lire au moins aussi vite que les autres écrivent.
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EXPERTISE COMPARATIVE DES CANULARS DE LA MÈRE FINE ET DU SOKAL. Même si l’on fait abstraction des conditions très particulières dans lesquelles Sokal a procédé à son test – qui, par son caractère éminemment ponctuel n’a pas grand-chose de l’expérience d’un physicien 1 et demeure, comme tel, un épisode circonscrit à un certain milieu éditorial plutôt ou davantage qu’intellectuel et surtout à un certain laps de temps (très court au demeurant, puisque son auteur, s’il n’a pas été maladroit dans le choix de ses victimes 2 , a cru utile néanmoins d’écourter très rapidement son expérience 3 ) –, il est assez manifeste que son bluff vise un interstice entre pratiques disparates, une région mitoyenne sous un réseau d’influences hétérogènes, où se mêlent politique universitaire, sciences exactes, histoire de la philosophie, balourdise éditoriale, etc. et où devraient se tisser un certain nombre de liens que Sokal ne se soucie guère d’analyser, ni même d’identifier (ce qui vaut, bien entendu, moins pour son premier texte que pour ceux qui l’ont accompagné depuis – jusqu’au démenti de l’intéressé, nous présumons qu’ils poursuivent tous le même but) : l’imprudence ou l’incompétence des rédacteurs d’une revue sans comité de lecture, les outrances mimétiques des grands prêtres du clergé intellectuel français, le marasme de certains milieux académiques américains dans le domaine des études de genre(s) et de revendication ainsi que leur crédulité face aux sirènes postmodernes, les méfaits du relativisme sur l’intelligentsia américaine, les tendances irrationalistes et suicidaires ou les dérapages de la Gauche universitaire d’outre Atlantique en mal de repères ou trop paresseuse pour faire autre chose que s’en laisser imposer par le made in France… il ne manque plus que le Code de Vincennes, le trou dans le Deleuzone et l’effet de Serres. Tout ce beau monde est supposé faire bloc et entrer dans la constitution d’un syndrome épistémologique, PÈRE
1. Un protocole expérimental discutable, un objet hybride à l’identité incertaine : si d’aventure M. Sokal procédait dans ses autres expériences de physicien comme il l’a fait dans cette affaire, on comprend mieux sa reconversion dans la satire philosophique. 2. Social Text, « one rather marginal journal [un journal plutôt marginal] », de l’avis de Sokal lui-même : « A mainstream journal in the sociology of science would almost certainly not have fallen for my parody [Il est à peu près certain qu’un journal plus représentatif dans le domaine de la sociologie de la science n’aurait pas été pris au piège de ma parodie] » précise-t-il dans « What the Social Text Affair Does and Does Not Prove », dans N. Koertge (éd.), A House Built on Sand. Exposing Postmodernist Myths about Science, Oxford, Oxford University Press, 1998. 3. Au bout de quelque trois semaines selon le décompte de Sokal, à la première occasion utile, selon le calendrier des parutions de Lingua Franca : « Three weeks later I revealed the hoax in an article in Lingua Franca [Au bout de trois semaines je vendais la mèche dans une autre revue, Lingua Franca] » (« What the Social Text Affair Does and Does Not Prove »).
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culturel et politique à la fois, dont l’évolution serait potentiellement dangereuse (même le spectre du fondamentalisme religieux hante ce bestiaire ; encore que, comme de raison, caressé dans le sens du voile et, peut-être, par simple procuration 1 ). Cette nébuleuse, si tant est qu’elle existe et qu’on la réduise à sa figure la plus exsangue – le détournement incontrôlé d’éléments du discours scientifique et ses retombées dans un milieu, la gauche académique américaine, très éloigné du contexte au sein duquel ce détournement a eu lieu –, se laisse difficilement démêler en collant Derrida sur la relativité générale, Lacan sur la topologie, Kristeva sur les mathématiques, Irigaray sur la mécanique des fluides : le remède est fort savoureux mais un peu expéditif, d’autant plus que Sokal se contente de quelques généralités pour mettre de l’ordre dans son minestrone. Il parle d’une décadence ou d’un déclin apparent des standard de rigueur intellectuelle, assez localisés – Dieu merci –, qui frapperait certaines filières universitaires USA 2 ; son diagnostic est inquiétant, on regrette seulement qu’au lieu d’assigner des causes et d’isoler des symptômes avec la même précision dont il sait faire preuve ailleurs, il se contente de métaphores filandreuses et de raccourcis que l’on s’attend à rencontrer dans un bréviaire ou un programme politique plutôt que dans un protocole scientifique. Par exemple, la volte-face historique d’une Gauche qui aurait déserté le combat bicentenaire pour la science et contre l’obscurantisme 3 , et qui se serait dévoyée au point de vouer un culte idolâtre aux divinités d’un panthéon étranger 4 . Faut-il se résigner à voir dans cette trahison un signe des temps et dans le fléau du relativisme un Zeitgeist ou another ghost from Christmas Past 5 ? ou est-ce que Sokal nous fournit la moindre clé pour comprendre cette 1. Cf. J. Bricmont, « Quelques réflexions sur l’épistémologie et les sciences humaines », Res publica, 25, 2001. 2. « For some years I’ve been troubled by an apparent decline in the standards of intellectual rigor in certain precincts of the American academic humanities [Depuis quelques années j’ai été frappé par le déclin apparent des standard de rigueur intellectuelle dont souffrent certains secteurs des Lettres dans l’Université américaine] » (« A Physicist Experiments With Cultural Studies »). 3. « We’re witnessing here a profound historical volte-face. For most of the past two centuries, the Left has been identified with science and against obscurantism [Nous sommes les témoins d’une volte-face historique. Tout au long des deux derniers siècles, la Gauche a toujours été identifiée à la science et partagé son combat contre l’obscurantisme] » (« A Physicist Experiments With Cultural Studies »). 4. « Notre cible principale, c’est une certaine gauche américaine qui utilise ces auteurs français et leur voue un culte irraisonné » (« Nos philosophes sont-ils des imposteurs ? », Le Nouvel Observateur, 1716, 1997). 5. « Il est très difficile de définir précisément un courant intellectuel très vague. Le relativisme cognitif est plutôt un Zeitgeist, un esprit du temps » (« Nos philosophes sont-ils des imposteurs ? »).
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malheureuse situation de fait ? Faut-il s’inspirer de ses hypothèses sociologiques, et mettre tout cela sur le compte de l’avidité que certains milieux académiques auraient développée aux dépens de leurs voisins 1 (auquel cas, une hausse, même modeste, de leurs salaires – voire des salaires de tout le monde – permettrait peut-être d’inverser cette fâcheuse tendance) ? ou bien faut-il se laisser guider par son image du détournement des ressources de la recherche 2 – les jeunes travailleurs et les jeunes travailleuses des facultés des lettres et sciences humaines, avec lesquels Sokal entretenait à une époque une assez émouvante correspondance 3 – ? ou bien encore faut-il suivre le modèle virologique qu’il évoque lorsqu’il lui arrive de parler de mauvaises habitudes intellectuelles qui auraient infecté certains compartiments de l’Université américaine 4 (mais alors il serait opportun, comme dans toute étude 1. « Some sociologists and literary intellectuals over the past two decades have gotten greedier: roughly speaking, they want to attack the normative conception of scientific inquiry as a search for truths or approximate truths about the world [Certains sociologues et certains littéraires se sont montrés plus gourmands : en gros, leur but est de contester la vision normative de la science comme une recherche de vérités à propos du monde ou de ce qui s’approche de la vérité] » (« What the Social Text Affair Does and Does Not Prove »). 2. « I’m worried about trends in the American Left – particularly here in academia – that at a minimum divert us from the task of formulating a progressive social critique, by leading smart and committed people into trendy but ultimately empty intellectual fashions, and that can in fact undermine the prospects for such a critique, by promoting subjectivist and relativist philosophies that in my view are inconsistent with producing a realistic analysis of society that we and our fellow citizens will find compelling [Je m’inquiète des tendances actuelles de la Gauche américaine – notamment ici, au sein de l’Université – ; tendances qui, au bas mot, détournent de leur tâche, qui est de formuler une critique sociale progressiste, des gens brillants et engagés en les livrant aux caprices des modes intellectuelles, et qui, en fait, peuvent détruire la possibilité même de cette critique en promouvant des philosophies subjectivistes et relativistes qui, à mes yeux, sont incompatibles avec la formulation d’une analyse réaliste de la société que nous et nos concitoyens pourrions trouver contraignante] » (« A Plea for Reason, Evidence and Logic », New Politics, 6, 1997). 3. A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 : « Pas mal de jeunes (et de moins jeunes) travaillant dans le domaine des lettres et des sciences humaines, ont écrit à Sokal pour le remercier et exprimer leur rejet des tendances postmodernes et relativistes dominant leurs disciplines. Ils l’ont fait parfois de façon émouvante. Par exemple, un étudiant qui a financé lui-même ses études a le sentiment d’avoir dépensé son argent à acheter les habits d’un empereur qui, comme dans le conte est nu. [13] Un autre étudiant dit que ses collègues et lui se réjouissent et demande qu’on ne révèle pas son identité parce qu’il espère faire évoluer sa discipline, mais seulement après avoir obtenu un poste permanent ». Mea culpa : abandonné tout espoir de devenir un fonctionnaire de la vérité, à défaut surtout de pouvoir récupérer mon argent, je retourne la veste de l’empereur et sors enfin de l’anonymat. 4. « I won’t address the obscurantist prose and the uncritical celebrity-worship that have infected certain trendy sectors of the American academic humanities [Je ne m’occuperai ni de la prose obscurantiste ni du culte naïf de la célébrité qui ont infecté des
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épidémiologique sur base scientifique, de mieux cibler la contamination 1 et, puisqu’on y est, d’explorer plus en détail les mécanismes de sa transmission 2 ) ? Que les inconvénients du coup monté par Sokal soient réels ou imaginaires, caricaturaux ou véridiques, toujours est-il que l’AOM les évite tous. En premier lieu, l’argument piégé de Fine s’illustre par la variété de ses formats 3 ; en deuxième lieu, par son impressionnante longévité, qui court sur un quart de siècle ; en troisième lieu, par la ponctualité et la traçabilité des cibles qu’elle vise. Tout comme Sokal empruntera les tournures du charabia de ses adversaires, Gail Fine a impitoyablement parodié les clichés les plus frustes de la prose analytique, dont elle a reproduit tous les défauts qui trahissent les procédés d’une écriture à la chaîne ; pourtant, dans ce style déplorable, s’annonce une crise d’autant plus aigüe que sa protagoniste ne joue pas la carte du flou politico-éthico-épistémologico-interdisciplinaire. Fine a frappé le cœur même d’un dispositif philosophique, dont elle révèle l’absence fondamentale de pensée en plaçant un argument bidon là où, filières académiques à la mode des Lettres américaines] » (« A Plea for Reason, Evidence and Logic »). 1. « In short, my concern over the spread of subjectivist thinking is both intellectual and political [Bref, ma préoccupation au sujet de la diffusion d’une pensée subjectiviste est à la fois intellectuelle et politique] » (« A Physicist Experiments With Cultural Studies ») – M. Sokal est-il beaucoup plus clair lorsqu’il ajuste le tir ? « What concerns me is the proliferation, not just of nonsense and sloppy thinking per se, but of a particular kind of nonsense and sloppy thinking : one that denies the existence of objective realities, or (when challenged) admits their existence but downplays their practical relevance [Ce qui m’inquiète est moins la prolifération en soi d’une pensée absurde et embrouillée, que sa prolifération sous une forme particulière, qui nie l’existence de réalités objectives ou bien, lorsque cela lui est contesté, admet leur existence tout en déniant leur importance pratique] ». 2. On pourrait se demander quel est l’intérêt du recours à des mouvements aussi distendus que le chassé-croisé des influences par lequel, sur au moins quatre décennies, une certaine désinvolture vis-à-vis de la rigueur scientifique, d’un côté de l’Atlantique, et le relativisme cognitif, de l’autre côté (pour la symétrie de l’image, survolons le foyer proprement anglo-saxon et concentrons-nous sur les anciennes colonies), se seraient mutuellement renforcés : « Il faut distinguer deux dérives, qui sont conceptuellement distinctes mais qui se renforcent mutuellement. La première est l’attitude désinvolte à l’égard de la rigueur scientifique, qu’on trouve chez les auteurs français dont nous avons parlé, et qui a eu un succès certain dans les années 60. Elle est depuis quelque peu passée de mode en France mais s’est diffusée ailleurs dans les années 80 et 90. Le relativisme cognitif, à l’inverse, s’est développé à partir des années 70 surtout dans le monde anglosaxon et s’est répandu plus tard en France » (« Nos philosophes sont-ils des imposteurs ? »). 3. Un article en 1980 ; la contribution à une anthologie, en 1982 ; jusqu’à l’expérience cruciale d’une monographie qui – si elle n’est pas construite autour de l’AOM – lui accorde néanmoins le privilège de refléter la structure et la morale d’ensemble du seul livre du Peri ideôn qu’elle a étudié : comme le dit G. Fine, p. 202, « mirrors on a smaller scale the overall structure and moral of Peri ideôn I ».
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précisément, cette pensée devrait célébrer son triomphe. Si le canular de Sokal est passé comme une lettre à la poste, que dire du colis piégé que Gail Fine a fait circuler, tel quel (au jeu des sigles près), de rédaction en rédaction, d’un comité de lecture à l’autre, pour lui assurer finalement sa place dans l’une des collections les plus prestigieuse d’une des maisons d’édition les plus en vue du grand monde anglo-saxon de l’érudition philosophique, où il somnole depuis au moins une quinzaine d’années (ce qui en dit long sur la patience de Gail Fine et sur la paresse ou la condescendance – cet autre nom de l’indifférence ou de l’incompétence – de ses censeurs aussi bien que de ses lecteurs) ? Ce qui nous amène au deuxième point de notre éloge comparatif de l’AOM : sommes-nous face à un geste plus décisif, plus subtil, plus audacieux que l’exploit de Sokal, dont la chronologie se plie à la logique opportuniste du scoop et aux rebondissements synchronisés de la presse à sensation ? L’impatience de petit parieur avec laquelle un Sokal s’est empressé de ramasser la mise n’a rien de la persévérance de Gail Fine tissant la toile invisible d’où l’AOM guette, silencieux, ses proies, tapi dans la pénombre de pages que l’on tourne trop vite, dans l’intervalle escamoté qui sépare la lecture de son intelligence. On comprend la fringale du blaireau que l’on vient d’enfermer dans le poulailler, on regrette néanmoins sa pétulance et ce qu’elle a de roturier si seulement on rapproche le style médiatique à la Sokal de l’imperturbabilité plus que décennale avec laquelle Gail Fine a forgé le plus improbable des arguments et l’a glissé partout sans autre précaution que celle de flatter les préjugés de ses éditeurs, qui sont le reflet ou la capitalisation des lubies d’un certain public. TERCIO DE MUERTE. Avec ses frémissements de muleta, ses passes de mépris et ses manières tremendistes de citer, Sokal a tourné son taureau en bourrique. Ce faisant, il a mérité que son public l’applaudisse des deux mains. Mais il a fini par assassiner la bête avec une précaution et une ostentation de cobarde, soucieux surtout de faire lui-même sa réclame. Les piques qu’il a plantées ensuite sur la dépouille méritent le sarcasme de ceux pour qui manier la plume demeure un noble art. Si Sokal s’est fait un malin plaisir de jeter des pierres dans le jardin de ses voisins, il a eu aussi l’hypocrisie de crier le premier au scandale. Il a certes fait un tabac, mais qu’est-ce qu’un coup de fanfare à côté d’un piège, silencieux et inexorable, qui se referme pendant vingt-cinq ans, toujours égal à lui-même en dépit des quelques retouches cosmétiques que Fine lui a apportées au fil du temps ? L’AOM s’est dissimulé dans l’appareil institutionnel de l’Argument Industry où il attend sans état d’âme le moment de jaillir au grand jour. Cette retenue et le silence obstiné dont Fine a entouré son argument fantôme forcent le respect. Il y
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a dans son endurance quelque chose d’un autre temps, moins pressé et moins volubile que le nôtre. Cet effort austère, soutenu, virilement maîtrisé, a de quoi faire pâlir la précipitation de jubilateur précoce d’un Sokal. Ce qu’il y a de fâcheux dans le manège de celui-ci n’est pas tellement que Sokal a dégainé plus vite que son ombre, c’est plutôt qu’il a failli au devoir de l’écrivain vis-à-vis de ce qu’il écrit : devoir de réserve que Michel Foucault avait admirablement évoqué dans la préface à la deuxième édition de son Histoire de la folie à l’Âge classique et que Sokal a bafoué en vendant la mèche du sabotage aux frais des malheureux rédacteurs de Social Text, dont la « Science War » s’est terminée avant même de commencer. Que dire, en revanche, de l’attitude de Gail Fine, sinon qu’elle a été exemplaire ? loin du cirque philosophique et de son vacarme, dans la contention où les caractères se trempent et les œuvres sont forgées, elle est demeurée fidèle à ce qui fait de l’écriture une voie. Cette fermeté ne peut que faire l’admiration de ceux pour qui il y a un hÅqoj de l’écrivain, quel que soit son style de prédilection : et dans l’écriture comme dans tout ce qui s’appelle une voie, il est mauvais qu’une chose devienne deux. « THIS AIN’T NO ANCIENT CULTURE HERE, MISTER ». Et si, malgré tout, Monsieur Sokal avait su lire les signes des temps mieux qu’un autre ? Et s’il avait tout bêtement compris que, dans une culture où on tolère un péché philosophique à tous les coins de page, on ne peut plus se contenter de distribuer des tapes sur l’épaule des collègues et qu’il ne reste qu’à les secouer un bon coup ? Comment lui tenir rigueur d’avoir prêché d’exemple et d’avoir tiré le premier dans le tas ? Avec le temps, son geste sera analysé, déchiffré et, avec un peu de chance, son exemple sera suivi par une nouvelle génération d’hommes et de femmes de savoir assez visionnaires pour se figurer que « si l’affaire Sokal existe, tout est permis » et assez cohérents pour se conduire en conséquence.
LIBER SECUNDUS
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oi¸ me\n pa/nta a)kribw½j, tou\j de\ lupeiÍ to\ a)kribe\j hÄ dia\ to\ mh\ du/nasqai sunei¿rein hÄ dia\ th\n mikrologi¿an! eÃxei ga/r ti to\ a)kribe\j toiou=ton, wÐste, kaqa/per e)piì tw½n sumbolai¿wn,
kaiì
e)piì
tw½n
lo/gwn
a)neleu/qeron eiånai¿ tisi dokeiÍ.
Aristotelis Metaphysica, a, 3, 995a 8-12.
CAPUT PRIMUM
EXEGESIS
On conviendra aisément que le point de départ d’une étude visant à déterminer la nature des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn et des inconvénients qui leur sont reprochés coïncide avec le constat d’échec qu’Aristote dresse d’entrée de jeu et que rien ne vient démentir par la suite. Quelle que soit la voie qu’il emprunte, aucun des raisonnements qu’avancent les platoniciens n’apporte la preuve qu’il y a des Formes séparées (990b 8-9). Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille tous les condamner en bloc. Et c’est pourquoi Aristote commence par distinguer les arguments qui ne procèdent pas de façon nécessaire de ceux qui, en revanche, démontreraient plus que de besoin (990b 1011). C’est donc comprendre le texte à rebours que s’autoriser de leur commune faillite à prouver qu’il existe des Idées pour conclure que tous les arguments évoqués en amont de la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se valent. Il n’est pas moins erroné de les considérer tous comme incapables de démontrer quoi que ce soit, ne serait-ce qu’autre chose que l’existence des Formes séparées. Au contraire, à condition de tenir compte d’un certain nombre d’indications du texte – bien connues des interprètes d’Aristote – et d’admettre que, sur ce point précis, les renseignements d’Alexandre sont exacts – ce dont nous n’avons pas a priori de raisons de douter –, il y aura tout lieu de répartir, bien en amont de 990b 15-17, l’arsenal des philosophes des Idées en deux classes de lo/goi en fonction de l’incapacité des uns à inférer correctement et de la capacité des autres à le faire, même s’ils n’aboutissent pas à la conclusion qu’ils étaient originairement appelés à démontrer. « Ex quibusdam vero modis fit syllogismus, sed non ad propositum Platonis [Quelques unes de ces voies débouchent, il est
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vrai, sur un syllogisme, mais contre le dessein de Platon] », comme le disait déjà Thomas d’Aquin 1 . HOIST WITH HIS OWNE PETAR. En dépit des griefs qu’on a formulés à son encontre, Gail Fine voyait juste : le clivage entre arguments plus et moins rigoureux dépend du caractère démonstratif des uns, non démonstratif des autres. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est plutôt d’être allée chercher les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn très loin des textes, alors même qu’elle venait d’assigner les raisons pour lesquelles ils sont à identifier avec les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj. Lui tiendra-t-on rigueur de ne pas avoir deviné à quel point elle avait raison ? Comment, en revanche, passer sous silence que celui-là même qui lui donne tort empruntera, pour ce faire, des considérations inspirées de Fine elle-même et, notamment, de son apport, disons, le plus personnel à ce dossier (l’AOM, je veux dire) ? Si Mauro Mariani commence par rejeter la combinatoire des constructions du kai¿ en 990b 11 que Gail Fine a pourtant eu le mérite de faire entrer systématiquement en ligne de compte dans la détermination des rapports entre arguments plus et moins rigoureux, la rétrocession, particulièrement radicale, des lo/goi qu’on tire des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée de ce qui n’est plus, par laquelle se solde la lecture de Mariani, qui les accuse de cumuler tous les défauts, se traduit par un divorce très caractéristique d’avec les textes, particulièrement lorsqu’il entreprend d’expliquer en quoi consiste le supplément d’a)kri¿beia des arguments plus rigoureux : Gli argomenti più accurati non possono essere altro che argomenti dello stesso tipo dei precedenti, soltanto logicamente più complessi, ma non per questo validi : il primo degli argomenti più accurati produce infatti le Idee indesiderate dei relativi ; il secondo, che conduce al Terzo Uomo, produce un’infinità (ovviamente indesiderata) di Idee di Uomo, ed è più accurato perché opera quella generalizzazione della molteplicità dei particolari sensibili ad una molteplicità qualunque che è richiesta da una logica rigorosa [les arguments plus rigoureux ne peuvent qu’être des arguments de même nature que les autres, seulement plus complexes du point de vue logique, sans être valables pour autant : le premier des arguments plus rigoureux produit des Idées indésirables de relatifs ; le deuxième, qui entraîne le troisième homme, produit une infinité (évidemment indésirable) d’Idées d’Homme. Il est plus rigoureux parce qu’il opère la généralisation de la pluralité des particuliers sensibles à une pluralité quelconque, requise par une logique rigoureuse] (« Aristotele e il “Terzo Uomo” », p. 205). 1. In duodecim libros metaphysicorum Aristotelis expostio, liber I, lectio 14, 210.
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À ce stade de notre enquête, on peut laisser de côté la question de savoir dans quels textes autoritaires Mariani a bien pu lire que la preuve d’Idée de pro/j ti présente ou requiert un degré plus élevé de complexité logique, ou encore qu’un supplément de rigueur permettrait de distinguer les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn – ou, du moins, celui d’entre eux qui est censé impliquer le troisième homme – des autres arguments kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n. On se demandera, par contre, où Mariani a bien lu, si ce n’est sous la plume de Gail Fine, que l’argument qui mène au tri¿toj aÃnqrwpoj est a)kribe/steroj parce qu’il satisfait aux exigences d’une logique plus rigoureuse, conformément à laquelle il opérerait une généralisation de la pluralité des particuliers sensibles à une pluralité quelconque. LE RETOUR À SOCRATE. C’est un fait bien établi qu’au moment où Aristote discute l’hypothèse des Idées, celle-ci a une histoire. C’est un autre fait, bien établi lui aussi, qu’Aristote s’est soucié de donner sa version des circonstances dans lesquelles la doctrine des Idées s’est rendue disponible comme option philosophique historiquement déterminée. Tout comme il a pris soin de signaler qu’il n’était pas le seul à l’avoir rejetée : certains de ses contemporains – nous apprend-il – avaient fait de même, découragés par ses inconvénients (M, 9, 1086a 24 ; N, 2, 1090a 7-9). Quelle que soit la plausibilité intrinsèque du scénario qui se dégage des Métaphysiques 1 , pour Aristote, on le sait, la séparation suit, chronologiquement, la découverte de l’universel. Socrate, qui recherchait to\ kaqo/lou dans les questions d’éthique (A, 6, 987b 1-4 ; M, 4, 1078b 17-19), ne le séparait pas (M, 9, 1086b 3-4 : ou) e)xw¯rise). Pour cela, il faut attendre Platon et ceux qui à sa suite appelleront i¹de/ai les nouvelles réalités, issues de la séparation du kaqo/lou découvert par Socrate : « du/o ga/r e)stin aÀ tij aÄn a)podoi¿h [1] Swkra/tei dikai¿wj, tou/j t' e)paktikou\j lo/gouj kaiì to\ o(ri¿zesqai kaqo/lou! tau=ta ga/r e)stin aÃmfw periì a)rxh\n e)pisth/mhj! ® a)ll' o( me\n Swkra/thj ta\ kaqo/lou ou) xwrista\ e)poi¿ei ou)de\ tou\j o(rismou/j! oi¸ d' e)xw¯risan, kaiì ta\ toiau=ta tw½n oÃntwn i¹de/aj proshgo/reusan, wÐste
1. Les anciens déjà l’appréciaient diversement. Si Alexandre d’Aphrodise, In Met., 50.7-16 a repris à son compte la succession kaqo/lou / i¹de/a proposée par Aristote, la doxographie néoplatonicienne, en revanche, l’a récusée. Les maîtres néoplatoniciens lui reprocheront aussi bien de couper la doctrine platonicienne des Idées de ses sources plus anciennes (Syrianus, In Met., 105.10-12 les fait remonter, en se prévalant du Timée et du Parménide, aux pythagoriciens et aux éléates) que de lui faire violence en lui imposant une double filiation, socratique d’abord, platonicienne ensuite (Syrianus dénonce l’arbitraire de cette genèse en 104.33-37).
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sune/bainen au)toiÍj sxedo\n t%½ au)t%½ lo/g% pa/ntwn i¹de/aj eiånai tw½n kaqo/lou legome/nwn
[on peut à bon droit attribuer à Socrate deux : les raisonnements par induction et la définition par l’universel. Les deux sont tout aussi fondamentales pour la science. Or, Socrate ne faisait ni des universaux ni des définitions des entités séparées ; alors qu’ils séparaient et leur donnaient le nom d’Idées ; c’est pourquoi ils en sont venus à poser, par le même raisonnement, qu’il y a des Idées d’à peu près tout ce qui se dit d’universel] » (Met., M, 4, 1078b 27-34 [1]. 1078b 27 : Jaeger lit, avec E et Ab, a)pod%¯h). Aristote, on le sait aussi, se prononce résolument en faveur de l’option socratique, contre la platonicienne qu’il présente, sous ce rapport précis, comme antagoniste de la première. S’il rend hommage à l’intérêt inaugural et fondateur de Socrate pour l’universel et qu’il le félicite de penser que celui-ci n’existe pas séparé, le reproche principal qu’il adresse au tournant idéaliste opéré par ceux qui l’ont suivi est d’avoir grevé l’héritage socratique d’une hypothèque, la séparation, dont il n’a eu de cesse de dénoncer les inconvénients : « tou=to de/, […], e)ki¿nhse me\n Swkra/thj dia\ tou\j o(rismou/j, ou) mh\n e)xw¯rise/ ge tw½n kaq' eÀkaston! kaiì tou=to o)rqw½j e)no/hsen ou) xwri¿saj. dhloiÍ de\ e)k tw½n eÃrgwn! aÃneu me\n ga\r tou= kaqo/lou ou)k eÃstin e)pisth/mhn labeiÍn, to\ de\ xwri¿zein aiãtion tw½n sumbaino/ntwn dusxerw½n periì ta\j i¹de/aj e)sti¿n
[Socrate a mis cela en branle, par les définitions ; il ne séparait cependant pas des particuliers et il avait raison de penser pas séparées. Ce qui ressort clairement des résultats : d’une part, sans l’universel il est impossible de parvenir à la science, d’autre part, la séparation est la cause des difficultés qui surviennent avec les Idées] » (M, 9, 1086b 2-7). L’erreur des partisans des Idées consiste donc à poser comme séparé (1078b 31 : e)xw¯risan, 1086b 10 : e)ce/qesan) l’universel que la sagacité de Socrate avait permis d’atteindre dans un domaine au moins, celui de l’éthique. S’ils n’étaient pas les premiers à extraire to\ kaqo/lou d’une multiplicité, il leur revient en propre d’avoir fait de la séparation son mode d’être, ce qui détermine de quelle manière il existe en dehors des plusieurs : « oi¸ d' w¨j a)nagkaiÍon, eiãper eÃsontai¿ tinej ou)si¿ai para\ ta\j ai¹sqhta\j kaiì r(eou/saj, xwrista\j eiånai [s’il y a des substances à part des sensibles, qui sont dans un flux, il est nécessaire, pour eux, qu’elles soient séparées] » (1086b 7-9). Puisque le xwrismo/j constitue la seule alternative à l’instabilité des réalités en devenir, distinguer l’universel des particuliers n’est autre chose, pour les platoniciens, que le séparer. Par cette eÃkqesij, qu’Aristote mentionne aussi
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ailleurs dans les Métaphysiques 1 , ceux qui disent qu’il y a des Idées en font tout à la fois (1086a 32 : aÀma) des kaqo/lou et des kaq' eÀkasta, c’est-à-dire qu’ils leur assignent le statut, éminemment suspect aux yeux d’Aristote, d’entités aussi bien surordonnées à une pluralité qu’existant séparément des plusieurs dont on les a tirées. Comment les platoniciens en sont-ils venus à géminer les deux natures ? Alexandre et le PseudoAlexandre décrivent à peu près dans les mêmes termes le mécanisme de leur eÃkqesij (o( tro/poj au)toiÍj th=j e)kqe/sewj), qui consistait à discerner ce qui est commun à plusieurs individus pour en faire une nature universelle par participation à laquelle ces derniers sont ce qu’ils sont (les hommes des hommes, les chevaux des chevaux, les bœufs des bœufs, etc.). Son point de départ, nous apprennent-ils (l’un en 124.11 ; l’autre en 813.22), coïncide avec l’inspection des particuliers, son résultat est atteint dès lors qu’on découvre ce par quoi ils se ressemblent tous (124.13), ce à quoi ils se laissent ramener sans exception (124.14), cela même qui – étant un et identique pour tous – diffère de chacun d’entre eux (813.25-27). L’eÃkqesij des partisans des Idées aboutit ainsi à la position de quelque chose d’universel et particulier à la fois : un au)toa/nqrwpoj, qui est to\ eÑn e)piì toiÍj a)nqrw¯poij ; un au)toi¿+ppoj, qui est to\ eÑn e)piì toiÍj iàppoij ; un au)tobou=j, qui est to\ eÑn e)piì toiÍj bousi¿, etc. – comme l’explique le Pseudo-Alexandre, en glosant précisément 1087a 37 et sq. : « oi¸ de\ periì Pla/twna, fhsi¿n, wÐsper a)nagkaiÍon oÄn w¨j, eiãper ei¹siìn ou)si¿ai tine\j para\ ta\j ai¹sqhta\j kaiì r(eou/saj, a)na/gkh au)ta\j xwrista\j eiånai kaiì kaq' au(ta/j, a)ll' ou)k e)n toiÍj ai¹sqhtoiÍj, aÃllaj me\n para\ ta\j aÁj o( Swkra/thj eiåpen ei¹peiÍn ou)k eiåxon, tau/taj de\ aÁj o( Swkra/thj eÃlege/ te kaiì ou)k e)xw¯rizen e)ce/qesan, hÃtoi merika\j e)poi¿hsan! toiau/th ga\r h( eÃkqesij [1]. ei¹ ga\r pa=n xwristo\n kaiì kaq' au(to\ kaiì ou)k e)n aÃll% to\ eiånai eÃxon meriko/n, toiau/taj de\ ta\j i¹de/aj eiånai le/gousi, fanero\n oÀti merika\j au)ta\j poiou=sin [Aristote dit que les platoniciens, comme s’il était nécessaire que, s’il y a des substances à part des sensibles, qui sont dans un flux, force est qu’elles soient séparées et par elles-mêmes, non pas cependant dans les sensibles, ne pouvant pas parler d’autres substances que celles dont Socrate parlait, séparèrent (e)ce/qesan) celles-là mêmes dont Socrate discutait sans les séparer (e)xw¯rizen) – c’est-à-dire qu’ils en firent des particuliers, puisque telle est l’ekthesis. En effet, si le particulier est tout à fait séparé, par lui-même et qu’il n’a pas son être dans un autre, disant que telle Idées, il 1. À deux reprises au moins, comme élément dans la démonstration tantôt de l’existence des Idées (N, 3, 1090a 16), tantôt de l’unité de toutes choses (A, 9, 992b 10).
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est manifeste qu’ils en ont fait des particuliers] » (786.28-35 [1]. Le Pseudo-Alexandre reprend à Syrianus, In Met., 162.2 sa définition de l’eÃkqesij : « e)ce/qesan me\n eiåpen oiâon merika\j e)poi¿hsan! toiau/th ga\r h( eÃkqesij »). Ces deux témoignages, qui concordent pour l’essentiel entre eux, s’accordent surtout avec une donnée fondamentale du texte, à savoir qu’Aristote présente la particularisation existentielle de l’universel comme une conséquence du fait que les platoniciens e)ce/qesan les substances qu’on dit en commun : « aÃllaj me\n ou)k eiåxon tau/taj de\ ta\j kaqo/lou legome/naj e)ce/qesan, wÐste sumbai¿nein sxedo\n ta\j au)ta\j fu/seij eiånai ta\j kaqo/lou kaiì ta\j kaq' eÀkaston [comme ils n’en disposaient pas d’autres, ils ont séparé les qu’on dit en commun, c’est pourquoi les universelles et les particulières en sont venues à être presque de même nature] » (1086b 9-11). L’e)ce/qesan en 1086b 10 peut et même doit être tenu ici pour synonyme de l’e)xw¯risan en 1078b 31 1 . Les deux portent, en effet, sur les mêmes objets (les 1. Ce que Bonitz signalait à l’entrée correspondante de l’Index aristotelicus : « Platonici e)kqeiÍnai vel e)kqe/sqai ta\ kaqo/lou eodem sensu ac xwri¿zein dicuntur, tau/taj de\ ta\j kaqo/lou legome/naj (ou)si¿aj) e)ce/qesan Mm 9. 1086b 10 ». Il recensait également une autre occurrence d’e)ktiqe/nai, en Met., B, 6, 1003a 10. Ni lui, ni Bekker, ni – surtout – Alexandre, ne trouvaient, en effet, le zeugme particulièrement abrupt, qui lisaient, avec les manuscrits, e)kqe/sqai to\ koinv= kathgorou/menon. Sur la base d’une symétrie d’expression avec la ligne 1003a 12 (eiãper shmai¿nei eÀkaston to/de ti kaiì eÀn), H. Richards, « Aristotelica », Journal of Philology, 34, 1918, p. 250, proposait d’amender le texte et de lire eÀn qe/sqai à la place d’e)kqe/sqai. Ross suivra la suggestion de Richards, ce qui est assez étonnant, puisque le texte ainsi corrigé reproduit la syntaxe qu’il tient pour inadmissible : en quoi le zeugme « ei¹ d' eÃstai to/de ti kaiì e)kqe/sqai to\ koinv= kathgorou/menon » est-il plus insupportable que le zeugme « ei¹ d' eÃstai to/de ti kaiì eÑn qe/sqai to\ koinv= kathgorou/menon » ? Si on ne peut pas s’empêcher de toucher à la leçon des manuscrits, qu’on les corrige alors avec Jaeger : e)kqe/sqai. Le sens demeurera le même, comme le notait celui-ci dans son apparat : « e)kqe/sqai idem est quod xwri/zein ta\j i¹de/aj ». À savoir : dans la dernière aporie du livre B, Aristote, qui s’interroge sur le mode d’être des principes à partir de l’alternative : existent-ils à la manière des kaqo/lou ou des kaq' eÀkasta ? (cf. B, 6, 1003a 7), exclut que tout ce qui est commun soit un to/de ti et donc une substance (1003a 8-9). Dès lors qu’on prétend briser cet interdit par une eÃkqesij qui fait du prédicat commun un to/de ti kaiì eÀn plutôt qu’un *toio/nde ti kaiì eÀn – comme c’est le cas dans Soph. el., 22, où le prédicat commun est quelque chose de tel ou tel (179a 3 : toio/nde) et quelque chose d’unique (179a 8 : eÀn) –, on se heurte à l’aporie de la coexistence de plusieurs substances en une : « ei¹ d' eÃstai to/de ti kaiì eÁkqe/sqai to\ koinv= kathgorou/menon, polla\ eÃstai z%½a o( Swkra/thj, au)to/j te kaiì o( aÃnqrwpoj kaiì to\ z%½on, eiãper shmai¿nei eÀkaston to/de ti kaiì eÀn [si ce qui se prédique en commun
est un ceci et qu’il est à poser à part, Socrate sera plusieurs animaux : lui-même, l’homme et l’animal, du moment que chacun signifie un ceci et un] » (1003a 912). La paraphrase d’Alexandre est très explicite à l’égard de l’identification du prédicat commun avec une substance séparée au moyen d’une eÃkqesij qu’il prend même en hendiadys avec deiÍcij : « eiã tij le/gei to\ koino\n to/de ti eiånai kaiì u(po\ eÃkqesin kaiì deiÍcin pi¿ptein, o( Swkra/thj h( aÃtomoj ou)si¿a polla\ eÃstai z%½a kat' a)riqmo/n (kaiì ga\r
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que Socrate le premier avait mis à l’honneur) et aboutissent au même résultat (leur séparation). C’est la cohérence, voire l’intelligibilité de l’exposé qui l’exige, à double titre. Si e)ktiqe/nai ne signifiait pas, en 1086b 10, xwri¿zein et qu’on neutralisait son implication existentielle… En premier lieu, la conséquence « wÐste sumbai¿nein ktl. », qui le suit immédiatement dans le texte, deviendrait, sinon incompréhensible, du moins passablement obscure. Puisque déjà Socrate distinguait l’universel des particuliers et que – ex hypothesi – les partisans des Idées n’auraient pas fait davantage lorsqu’ils e)ce/qesan ta\j kaqo/lou legome/naj, d’où vient-il alors que celles-ci sont non seulement universelles, mais encore séparées ? S’il n’est pas exclu que l’eÃkqesij puisse s’opérer non seulement au niveau des particuliers mais aussi à celui des espèces et des genres 1 , il est manifeste que, du moins dans notre texte, e)ktiqe/nai traduit moins cette récurrence que la solution de continuité entre la séparation et la non-séparation de ce qui se dit universellement. En second lieu, l’antagonisme qui structure le texte et permet de définir les options en présence s’évanouirait à l’endroit même où, au contraire, il commande la transition entre les différents points de vue sur la nature de l’universel. De fait, si on admet avec Aristote que, pour les platoniciens, ce qui est para\ ta\j ai¹sqhta\j kaiì r(eou/saj (scil. ou)si¿aj) est nécessairement xwristo/n (1086b 7-9) et que les seuls candidats disponibles étaient les kaqo/lou lego/menai (scil. ou)si¿ai) que Socrate avait introduit mais qu’il ne séparait pas, qu’est-ce que les platoniciens ont bien pu faire avec (sous-entendu : que Socrate n’avait déjà fait avant eux) ? La réponse est dans le texte. Or, celui-ci ne nous dit pas que Socrate *e)ce/qhke l’universel, sans le séparer pour autant ; il nous dit, en revanche, que ceux qui sont venus après lui – qui, eux, le séparaient – e)ce/qesan ce qui se dit universellement. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Qu’ils l’ont posé en tant que séparé. Autrement dit, si e)ktiqe/nai ne revenait pas à séparer le kaqo/lou déjà isolé par Socrate, il serait impossible de distinguer, sur la base du texte, deux perspectives
au)to\j o( Swkra/thj kaiì z%½on kaiì aÃnqrwpoj) [si quelqu’un disait que ce qui est commun est un ceci et qu’il est susceptible d’ekthesis (position à part) et de deixis (désignation), la substance individuelle, Socrate, sera plusieurs animaux numériquement (et Socrate lui-même, et l’animal, et l’homme)] » (In Met., 236.7-10 ; cf. Asclépius, In Met., 221.4-7 qui reproduit ce texte au le/goi – en 221.4, à la place de le/gei –, au aÀma – qu’il intercale en 221.6 – et au o( – qu’il laisse tomber en 221.6 – près). 1. Ce que suggère A, 9, 992b 10-13, où il y a d’excellentes raisons de croire – avec Alexandre, In Met., 124.9 - 125.4 – que l’eãkqesij se laissait réitérer à chacune des étapes d’une réduction qui devait, idéalement, ramener toutes choses à l’unité.
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qu’Aristote considère comme en désaccord et qu’il oppose très explicitement. S’ils ne nous engagent à restreindre au vocabulaire de la séparation la variété de sens que ces termes peuvent présenter ailleurs chez Aristote 1 , la corrélation entre l’eÃkqesij et le xwrismo/j des Idées, de même qu’un cas avéré au moins de synonymie entre e)ktiqe/nai et xwri¿zein, indiquent clairement quelle signification Aristote donne à ces expressions quand il discute des opérations par lesquelles les platoniciens établissent qu’il y a des Idées et défendent leur existence. Compte tenu des locutions où elles figurent 2 , il n’est d’ailleurs pas exclu que le mot et la chose appartenaient déjà au patrimoine de l’Académie de Platon et que, s’ils ne sont attestés que chez Aristote, leur utilisation reflète des habitudes de discours développées au cours des débats que l’hypothèse des Idées avait suscités bien avant qu’il n’émette des réserves à son égard. L’eÃkqesij désignerait alors moins un nouvel argument en faveur des Formes séparées qui viendrait s’ajouter à ceux que l’on connaît déjà – comme on a pu le suggérer 3 –, que la conclusion en vue de laquelle se portent les platoniciens s’appuyant, pour ce faire, sur les sciences, ce qui se dit en commun de plusieurs, ou encore la pensée de ce qui n’est plus. La séquence thétique du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, qu’Alexandre lisait dans le premier livre du Peri ideôn, constitue sans doute un excellent exemple de leur manière habituelle de poser ce quelque chose d’unique pour une pluralité donnée. Après avoir établi, dans ses prémisses, que l’homme qui se prédique de tout homme ne s’identifie avec aucun en particulier, l’argument conclut que ce ti para\ ta\ kaq' eÀkasta oÃnta existe kexwrisme/non au)tw½n : « eiãh aÃn ti tou/twn para\ ta\ kaq' eÀkasta oÃnta oÄn kexwrisme/non au)tw½n a)i¿dion! a)eiì 1. Mauvais reflexe contre lequel Hermann Bonitz, moins soucieux d’uniformiser la langue du corpus aristotélicien que de savoir au juste ce que ses mots signifient et s’ils veulent dire toujours et partout la même chose, mettait en garde ses lecteurs dans l’une des trois entrées de son Index Aristotelicus où la sémantique de la famille eÃkqesij, e)kkeiÍsqai, e)ktiqe/nai est largement balisée : « non necessario per e)kqe/sqai substantialem naturam tw½n e)kteqe/ntwn poni apparet ex ti 179a 3, 5 » (231b 59-61). 2. A, 9, 992b 10 : tv= e)kqe/sei ou, d’après la leçon du manuscrit Ab e)k th=j e)kthe/sewj ; N, 3, 1090a 17 : kata\ th\n eÃkqesin. 3. « eÃkqesij seems to be the name of a kind of argument which the Platonists employed to prove the existence of Forms, etc. [l’eÃkqesij semble être l’intitulé d’une sorte d’argument que les platoniciens utilisaient pour démontrer l’existence des Formes, etc.] » (E.V. Di Lascio, « Third Men. The Logic of the Sophism at Arist. SE 22, 178b 36 - 179a 10 », Topoi, 23, 2004, p. 51a). L’identification de l’eÃkqesij au lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n proposée par Berti et Rossitto, Aristotele. Il primo libro della Metafisica, p. 136, est plus plausible et, sous réserve de prendre le tout pour la partie, entièrement satisfaisante.
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ga\r o(moi¿wj kathgoreiÍtai pa/ntwn tw½n kat' a)riqmo\n a)llassome/nwn. oÁ de\ eÀn e)stin e)piì polloiÍj kexwrisme/non te au)tw½n kaiì a)i¿dion, tou=t' eÃstin i¹de/a! ei¹siìn aÃra i¹de/ai [il y aura quelque chose d’eux en dehors des étants particuliers, séparé de ceux-ci, éternel. En effet, toujours il se prédique de la même façon de tous ceux qui sont numériquement distincts. Or, ce qui est l’unité d’une pluralité, séparé de cette pluralité et éternel, c’est l’Idée. Il existe donc des Idées] » (80.12-15). TROPOI THS EKQESEWS. Séparer n’est cependant qu’un mode d’opérer l’eÃkqesij, celui précisément qu’utilisent les platoniciens auxquels Alexandre renvoie en 124.10-11 : o( de\ tro/poj au)toiÍj th=j e)kqe/sewj. L’eÃkqesij qui a partie liée avec la séparation est par conséquent – pour le dire encore avec Alexandre – une certaine eÃkqesij (124.9 : e)kqe/sei tini¿) : ni la seule possible, ni le bien exclusif de ceux qui l’emploient à faire des kaqo/lou des Formes séparées. Rien n’interdit, en effet, de revenir à une conception de l’universel ontologiquement moins onéreuse en se contentant de le distinguer, avec Socrate, au lieu de le séparer, avec Platon. Il suffit pour cela d’associer un autre tro/poj th=j e)kqe/sewj aux arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj qui se trouvent dès lors prouver que ce qui est para\ ta\ kaq' eÀkasta kaiì ai¹sqhta/ est un koino/n plutôt qu’une i¹de/a. C’est l’architecture elle-même des arguments en faveur de l’existence des Idées qui autorise cette substitution : comme le remarquait J.J. Cleary à propos des lo/goi e)k tw½n e)pisthmw½n 1 , Alexandre présente à tous les coups leur conclusion comme une étape à part. Une première fois, en 79.8, sous la forme toiou=ton de\ h( i¹de/a (l’Idée est quelque chose de telle sorte), pour déterminer quel est le ti aÃllo (quelque chose d’autre), qui est para\ ta\ ai¹sqhta/ (à part des sensibles), auquel aboutissent les arguments tirés des sciences. Une deuxième fois, en 79.11, où l’« eÃstin aÃra tina\ para\ ta\ kaq' eÀkasta [il existe donc des choses en dehors des particuliers] » se double d’un « tau=ta de\ ai¸ i¹de/ai [ce sont des Idées] », tournure qui revient verbatim en 79.15. Il en va de même pour les autres arguments, où des formules virtuellement identiques scandent l’identification avec l’Idée du ti aÃllo para\ to\ e)n toiÍj ai¹sqhtoiÍj, qui rend compte de la possibilité de prédiquer en vérité quelque chose de plusieurs, ainsi que du ti para\ ta\ kaq' eÀkasta kaiì ai¹sqhta/, qui est l’objet de la pensée. On peut lire, en effet, en 81.20 : « kaiì tou=to/ e)stin h( i¹de/a [et cela est l’Idée] », et en 81.29 - 82.1 :
1. J.J. Cleary, « Science, Universals, and Reality », Ancient Philosophy, 7, 1987, p. 101.
152 « tou=to de\ l’Idée] ».
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eiådo/j te kaiì i¹de/a e)sti¿n
[cela est la Forme, c’est-à-dire
L’ARCHITECTURE MODULAIRE DES ARGUMENTS PLUS RIGOUREUX. Pas plus que Platon et les autres platoniciens, Aristote ne songe à rejeter les leçons de Socrate. Il partage, notamment, nous venons de le voir, l’impératif épistémologique qui les a tous amenés à poser quelque chose en dehors des particuliers. Il l’a tout au plus modulé en fonction de sa théorie de la nature des universaux, qui sont plutôt des êtres de prédication que des entités indépendantes des particuliers. À côté d’autres documents du corpus aristotélicien, An. post., I, 11, 77a 5-9 illustre de manière remarquable cette rupture dans la continuité, en faisant intervenir, solidairement, l’exigence de reconnaître qu’il y ait des koina/ prédiqués des particuliers et le refus d’en faire des Formes séparées : « eiãdh me\n ouÅn eiånai hÄ eÀn ti para\ ta\ polla\ ou)k a)na/gkh, ei¹ a)po/deicij eÃstai, eiånai me/ntoi eÁn kata\ pollw½n a)lhqe\j ei¹peiÍn a)na/gkh! ou) ga\r eÃstai to\ kaqo/lou, aÄn mh\ tou=to vÅ [Pour qu’il y ait démonstration, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des Idées, c’est-à-dire qu’il y ait quelque chose d’un en plus et à part des plusieurs ; il est, en revanche, nécessaire qu’il soit vrai d’affirmer qu’il y a quelque chose d’un de plusieurs ; à défaut, il n’y aura pas non plus d’universel] ». Et c’est pourquoi Aristote n’hésitera pas à les congédier, sans trop de ménagement, plus loin : « ta\ ga\r eiãdh xaire/tw! tereti¿smata/ te ga/r e)sti, kaiì ei¹ eÃstin, ou)de\n pro\j to\n lo/gon e)sti¿n! ai¸ ga\r a)podei¿ceij ktl.
[On peut dire adieu aux idées. Ce sont en effet des babillages, qui n’ont rien à voir avec notre propos ; en effet, les démonstrations etc.] » (22, 83a 32-35). Ici, il poursuit : « e)a\n de\
to\ kaqo/lou mh\ vÅ, to\ me/son ou)k eÃstai, wÐst' ou)d' a)po/deicij. deiÍ aÃra ti eÁn kaiì to\ au)to\ e)piì pleio/nwn eiånai mh\ o(mw¯numon [mais s’il n’y pas d’universel, il n’y aura pas non plus de moyen terme ni, par conséquent, de démonstration. Derechef, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose d’un et d’identique d’une pluralité pas homonyme] » 1 .
1. La question peut demeurer en suspens de savoir si ce passage se trouve ou ne se trouve pas à sa place à l’endroit où nous le lisons : Ross propose de le lire après I, 22, 83a 32-35 (cf. Aristotle’s Prior and Posterior Analytics, Oxford, Clarendon Press, 1964, p. 542, ad I, 11, 77a 5-9) ; Mignucci le placerait plutôt avant 77a 3-4 (cf. L’argomentazione dimostrativa in Aristotele, p. 220-221, ad 77a 5-9 ; cf. toutefois Aristote. Analitici secondi, p. 185 ad 77a 5-9). Précisons, en revanche, que koino/n, kaqo/lou et koinv= kathgorou/menon sont pris ici en variation synonymique. Nous considérons, en effet, que ces expressions sont interchangeables et que leur permutation traduit un jeu d’équivalences bien attesté dans le corpus aristotélicien : le koino/n est un kaqo/lou (De part. anim., I, 4, 644a 27) et réciproquement (Met., Z, 13, 1038b 11) ; tout comme celui-ci se prédique naturellement de plusieurs (De Int., 7, 17a 39-40), celui-là est
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On ne sera guère étonné, par conséquent, de découvrir qu’Aristote a réglé son différend théorique avec les partisans des Idées au moyen d’une solution de compromis, inspirée de la consigne qu’il s’est luimême donnée en introduisant cette pragmatei¿a : « prw½ton ta\ para\ tw½n aÃllwn lego/mena qewrhte/on, oÀpwj eiãte ti mh\ kalw½j le/gousi, mh\ toiÍj au)toiÍj eÃnoxoi wÕmen, kaiì eiã ti do/gma koino\n h(miÍn ka)kei¿noij, tou=t' i¹di¿# mh\ kaq' h(mw½n dusxerai¿nwmen! a)gaphto\n ga\r eiã tij ta\ me\n ka/llion le/goi ta\ de\ mh\ xeiÍron [en premier lieu, il faut envisager ce que les autres ont dit, afin de ne pas nous tromper avec eux, s’ils ont dit quelque chose d’erroné ; et si nous avons un point de doctrine en commun avec eux, un koinv= kathgorou/menon (Soph. el., 22, 178b 38, 179a 8-9) ; les deux coïncident d’ailleurs en tant qu’objets de connaissance (cf. Eth. Nic., X, 9, 1180b 15-16, pour le koino/n ; cf. Met., M, 9, 1086b 5-6, pour le kaqo/lou). C’est pourquoi, croyons-nous, il n’y a pas lieu de chapitrer Bonitz pour ne pas avoir distingué, dans son opus lexicographique, entre koino/n et kaqo/lou (P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 210, note 3) ; tout comme il est, croyons-nous, tout à fait arbitraire de faire de l’alternance des deux termes l’indice de la disponibilité ou de l’indisponibilité d’une doctrine aristotélicienne de l’universel, laquelle serait dès lors absente de textes comme le Peri ideôn, où justement l’expression to\ kaqo/lou ne figure pas. Signalons, au passage, que l’argument e silentio est, en l’espèce, d’autant plus douteux que J. Cleary, « Science, Universals, and Reality », p. 104 et Aristotle and Mathematics, Leiden, Brill, 1995, p. 168 et 173, omet de signaler que ladite expression ne figure pas dans les fragments qu’Alexandre nous a conservés et transmis du traité perdu d’Aristote sur les Idées, ce qui ne veut pas dire qu’elle était étrangère au vocabulaire du Peri ideôn tout court – une scholie à l’Ars Grammatica de Denys le thrace pourrait même suggérer le contraire : « i¹ste/on de\ oÀti oi¸ oÀroi tw½n kaqo/lou kaiì a)eiì meno/ntwn ei¹si¿n, w¨j kaiì )Aristote/lhj eiãrhken e)n t%½ periì i¹dew½n, aÁ pro\j ta\j Pla/twnoj i¹de/aj e)stiìn au)t%½ pepoihme/na! ta\ me\n merika\ pa/nta metaba/llontai kaiì ou)de/pote w¨sau/twj eÃxousi, ta\ de\ kaqo/lou aÃtrepta kaiì a)i¿+dia/ ei¹sin [il faut savoir que les définitions sont
de l’universel et de ce qui demeure toujours, comme l’a dit aussi Aristote dans le livre sur les Idées, qu’il a écrits contre Platon. En effet, les particuliers se transforment tous et jamais ne restent tels quels, alors que les universaux sont immuables et éternels] » (Scholia in Dion. Thr., 116.13-16). Sans compter que, comme le remarquait M. Isnardi Parente, « Le Peri ideôn d’Aristote : Platon ou Xénocrate ? », p. 145, note 7, kaqo/lou et koino/n s’alternent dans la recensio altera (cf. notamment 79.17-18 : « eÃsti ga\r ta\ kaqo/lou, wÒn famen eiånai ta\j e)pisth/maj » », qui glose le « eÃsti ga\r para\ ta\ kaq' eÀkasta ta\ koina/, wÒn famen kaiì ta\j e)pisth/maj eiånai » de la recensio vulgata, 79.18-19). L’opposition entre toio/nde et to/de ti, elle aussi bien attestée dans le corpus aristotélicien, vient ultérieurement confirmer cette interchangeabilité : non seulement, comme Aristote le dit en Met., Z, 13, 1039a 1-2 : « ou)de\n shmai¿nei tw½n koinv= kathgoroume/nwn to/de ti, a)lla\ toio/nde [rien de ce qui se prédique en commun ne signifie un ceci, mais quelque chose de tel ou tel] », mais encore lit-on en Met., B, 6, 1003a 8-9 dans le cadre de la discussion de l’aporie « po/teron kaqo/lou ei¹siìn hÄ w¨j le/gomen ta\ kaq' eÀkasta [si existent universaux ou bien à la manière dont nous disons que les particuliers ] » : « ou)qe\n ga\r tw½n koinw½n to/de ti shmai¿nei a)lla\ toio/nde [rien de ce qui est commun ne signifie un ceci, mais quelque chose de tel ou tel] ».
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nous n’en serons pas désolés : en effet, on doit s’estimer heureux de mieux raisonner dans certains cas et de ne pas raisonner moins bien dans les autres] » (M, 1, 1076a 12-16). Le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise confirme que telle était bien l’approche d’Aristote aux arguments qu’il passe en revue dans les quelques lignes qui précèdent la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. Ces raisonnements, loin d’être entièrement dépourvus de force démonstrative, prouvent, ne serait-ce que jusqu’à un certain point et, du moins dans la perspective des platoniciens, à contre-emploi. Le sentiment d’Aristote à leur égard est donc que, tout incapables qu’ils soient d’établir correctement l’existence des Idées, ils démontrent néanmoins quelque chose, encore qu’autre chose que ce dont ils étaient initialement chargés d’administrer la preuve. C’est pourquoi, s’il leur reproche de pécher à la fois par défaut (en dernier ressort, ces arguments ne parviennent pas plus que les autres à conclure que les Idées existent) et par excès (cela leur réussirait-il ou cela leur serait-il accordé, qu’ils forceraient alors les platoniciens à poser davantage de Formes séparées qu’ils ne sembleraient disposés à en admettre), il y a tout lieu de croire qu’Aristote ne leur conteste pas d’aboutir – démonstrativement – à une conclusion, encore que moins ambitieuse : il y a des koina/ en plus et à côté des particuliers. Cela tombe d’autant moins comme une surprise que ce ne sont pas les exemples qui devaient lui faire défaut : à l’instar de Speusippe 1 , Aristote aurait procédé à une recompilation de certains arguments avancés par les philosophes des Idées, dont il rejette les conclusions par lesquelles ils en viennent à postuler l’existence d’une Forme séparée, tout en donnant son aval à des portions essentielles de ces mêmes arguments, celles précisément qui permettent de montrer que ce qui est prédiqué en commun de plusieurs ne se confond avec aucun d’entre eux. Nous tenons d’Aristote lui-même les quelques renseignements au sujet du tournant anti-idéaliste du successeur de Platon à la tête de l’Académie : si on abandonne l’hypothèse des Idées à cause de ses difficultés – ce que Speusippe aurait fait de son côté –, quelles raisons peut-on invoquer en faveur de la thèse de l’existence des Nombres mathématiques ? Aristote pose la question en N, 2, 1090a 7-11 et, après avoir écarté la possibilité de recourir à des solutions apparentées à 1. Si on accepte toutefois, avec les éditeurs (fr. 43 Lang, fr. 80 Isnardi Parente, fr. 36 Taran), son identification avec le penseur opposé à la doctrine des Idées et partisan de celle du nombre mathématique comme réalité qui est par soi (cf. Met., N, 2, 1090a 12-13 : au)th\ fu/sij kaq' au(th/n), c’est-à-dire qui existe et qui existe à l’état séparé (N, 3, 1090a 37 1090b 1 : eiånai¿ te u(polamba/nousi kaiì xwrista\ [1090b] eiånai).
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l’eÃkqesij, qu’utilisent les partisans des Idées pour démontrer qu’elles existent, ou de l’immanence aux sensibles, d’inspiration pythagoricienne, il rappelle, en N, 3, 1090a 27-28, la réponse de Speusippe, qui s’inscrit dans le droit fil du xwrismo/j épistémologique que revendiquent les arguments tirés des sciences : « a)ll' oÀti ou)k eÃsontai au)tw½n [scil. tw½n a)riqmw½n maqhmatikw½n] ai¸ e)pisth=mai e)le/geto. h(meiÍj de/ famen eiånai, ktl. [mais, affirmaient-ils, il n’y aura pas de sciences des nombres mathématiques. Or, nous disons que ces sciences existent, etc.] ». Ce que vient confirmer un deuxième texte du livre N, que Jaeger soupçonnait cependant d’être lacunaire et que Bonitz déjà proposait d’amender en lisant xwristo\n au lieu de xwrista/ en 1090a 37, « oi¸ de\ xwristo\n poiou=ntej, oÀti e)piì tw½n ai¹sqhtw½n ou)k eÃstai ta\ a)ciw¯mata, a)lhqh= de\ ta\ lego/mena kaiì sai¿nei th\n yuxh/n, eiånai¿ te u(polamba/nousi kaiì xwrista\
[1090b] eiånai! o(moi¿wj de\ kaiì ta\ mege/qh ta\ maqhmatika/ [ceux qui font séparé, du fait que les axiomes ne portent pas sur les sensibles, alors que ces énoncés sont vrais et qu’ils agréent l’âme, considèrent qu’ils existent et qu’ils sont séparés ; il en va de même pour les grandeurs mathématiques] » (N, 3, 1090a 35 1090b 1). Alexandre nous apprend qu’Aristote s’est livré à une opération analogue dans son réquisitoire contre les partisans des Idées : les arguments tirés des sciences permettent de montrer le bien-fondé de la position de quelque chose en dehors des sensibles. Ils ne tournent court qu’une fois que l’on prétend identifier ce ti para\ ta\ kaq' eÀkasta kaiì ai¹sqhta/ avec une Forme séparée au détriment d’un autre candidat, très plausible du point de vue scientifique, à savoir le koino/n sur lequel portent les sciences : « oi¸ dh\ toiou=toi lo/goi to\ me\n prokei¿menon ou) deiknu/ousin, oÁ hÅn to\ i¹de/aj eiånai, a)lla\ deiknu/ousi to\ eiånai¿ tina para\ ta\ kaq' eÀkasta kaiì ai¹sqhta/. ou) pa/ntwj de/, eiã tina eÃstin aÀ ei¹si para\ ta\ kaq' eÀkasta, tau=ta/ ei¹sin i¹de/ai! eÃsti ga\r para\ ta\ kaq' eÀkasta ta\ koina/, wÒn famen kaiì ta\j e)pisth/maj eiånai
[de tels arguments ne prouvent pas le point en question, c’est-à-dire qu’il y a des Idées ; ils prouvent cependant qu’il y a quelque chose en dehors des particuliers sensibles. D’ailleurs, point que si quelque chose est à part des particuliers, il s’agit d’une Idée. Ce qui est commun est, en effet, à part des particuliers, et nous disons que c’est sur ce qui est commun que portent les sciences] » (79.15-19) 1 . Les lo/goi kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n démontrent également quelque chose, mais ce n’est pas ce que les 1. Cf. Eth. Nic., X, 9, 1180b 15-16 : « tou= koinou= ga\r ai¸ e)pisth=mai le/gontai¿ te kaiì ei¹si¿n [en effet, les sciences sont et se disent sciences de ce qui est commun] ».
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platoniciens voudraient prouver par leur biais. Ils permettent, en effet, d’éviter la confusion du prédicat commun et des particuliers : « dh=lon de\ oÀti ou)de\ ouÂtoj o( lo/goj i¹de/aj eiånai sullogi¿zetai, a)lla\ deiknu/nai bou/letai kaiì au)to\j aÃllo eiånai to\ koinw½j kathgorou/menon tw½n kaq' eÀkasta wÒn kathgoreiÍtai [il est manifeste que cet argument ne conclut pas non plus qu’il y a des Idées, mais il vise à prouver, lui aussi, que le prédicat est autre par rapport aux particuliers dont il est prédiqué en commun] » (80.7-10). Dans la recensio altera, on peut lire une indication abondant dans le même sens au sujet du lo/goj kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj, dont il est dit qu’il prouve qu’il y a un ti eÀteron para\ ta\ kaq' eÀkasta, mais qu’il échoue à montrer qu’il s’agit d’une Forme séparée : « wÐste ou)de\ o( toiou=toj lo/goj o( apo\ tou= noeiÍn i¹de/aj eiÅnai sullogi¿zetai, a)lla/ ti eÀteron para\ ta\ kaq' eÀkasta. tou/t% dh\ kaiì to\ kaqo/lou to\ e)n toiÍj kaq' eÀkasta a(rmo/zei kaiì ou)k e)c a)na/gkhj i¹de/an ei¹sa/gei
[Ainsi, l’argument à partir de la pensée ne conclut pas non plus qu’il y a des Idées, mais qu’il y a quelque chose d’autre à part des particuliers. Certes, l’universel qui est dans les particuliers s’adapte à cet argument aussi, et celui-ci ne conduit pas nécessairement à admettre l’existence des Idées] » (82.6-9 recensio altera) 1 . De l’avis d’Aristote, l’élan démonstratif de ces arguments n’excède donc pas la position d’une série de déterminations communes, lesquelles – sans se confondre avec les particuliers dont elles sont prédiquées en commun – ne sont pas pour autant, contrairement aux Idées, des entités séparées. Le vice rédhibitoire qu’Aristote reproche à ses adversaires consiste donc à prolonger abusivement l’essor apodictique d’un certain nombre d’arguments dont il ne remettait pas en cause, dans certaines limites au moins, la validité intrinsèque. Ce n’est qu’une fois qu’on les met au service de la preuve de l’existence des Formes séparées, que ces raisonnements se heurtent à des difficultés qu’Aristote tient pour insurmontables. On peut d’ailleurs ne pas franchir le pas et s’en tenir à une conclusion ontologiquement plus modeste, que ces mêmes arguments sont de force à cautionner : on se contentera alors de poser en dehors des particuliers des koinv= kathgorou/mena qui – sous ce rapport précisément – ne sont pas moins para\ ta\ kaq' eÀkasta que les eiãdh de Platon. Cette stratégie hybride vis-à-vis de l’argumentaire des partisans des Idées ne laisse pas de doute quant au fait que les preuves e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj
1. Dans la recensio vulgata on lit seulement : « ou)de\ o( toiou=toj lo/goj i¹de/aj eiånai sullogi¿zetai [cet argument ne conclut pas non plus qu’il y a des Idées] » (82.6-7).
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s’organisent selon une architecture modulaire 1 : à partir d’une première séquence argumentative – voire d’un premier argument à part entière, puisqu’il aboutit bel et bien à une conclusion (à savoir, qu’il y a quelque chose de commun à une pluralité de particuliers) –, dont ni les partisans des Idées ni Aristote n’auraient de difficultés à admettre la légitimité, ces raisonnements bifurquent ensuite selon qu’ils prennent l’une ou l’autre de deux tournures antagonistes : celle qu’empruntent les philosophes des Idées en faisant du prédicat commun une Forme séparée et celle qu’emprunte Aristote qui, au contraire, exclut que ce qui est posé à part des particuliers existe para\ ta\ kaq' eÀkasta xwri¿j (Met., Z, 16, 1040b 27). Tout le monde convient qu’il y a lieu de poser quelque chose en dehors de la pluralité des particuliers dont il est prédiqué en commun ; Aristote et ses adversaires platoniciens tombent également d’accord sur le fait que les arguments à partir des sciences, de l’unité d’une pluralité, ainsi que de la pensée de quelque chose après sa corruption, satisfont cette exigence. Sur ce module partagé viennent se greffer deux extensions argumentatives, qui s’opposent en fonction des options, réciproquement incompatibles, qu’elles prennent quant à la modalité de l’eÃkqesij de ce qui est posé en dehors des particuliers, laquelle cependant – en un sens – ne change rien (ou)de\n dioi¿sei, comme il est dit dans Soph. el., 22, 179a 6-7). Notamment, elle ne change rien à l’argument par lequel on aboutit à cette position de quelque chose para\ ta\ kaq' eÀkasta, dont la nature se modulera selon la perspective sur la nature de l’universel dont elle est tour à tour solidaire. À savoir, ou bien 1. La thèse ne présente d’autres nouveautés que son intitulé. Pour ce qui est du contenu, en revanche, elle est si peu originale qu’elle peut s’autoriser d’au moins deux précédents illustres. Celui de Curzio Chiesa, pour commencer, dont nous prolongeons ici le geste par lequel il faisait ressortir la continuité entre les arguments avancés par les partisans des Idées et le « renversement » auquel les soumet Aristote : « à savoir le fait que ces arguments, qui ne parviennent pas à démontrer la thèse des Idées, se transforment en arguments pour la doctrine aristotélicienne des “universaux” » (« Idées de négations », Revue de théologie et de philosophie, 122, 1990, p. 354). Celui de Gail Fine aussi, pour qui « At least, accurate-OMA is as entitled to serious consideration as OMA itself is. Indeed, it is only when we consider the two arguments together that we can see the full force of a one over many assumption. If conjoined with a separation claim, it leads to an intolerable regress. If conjoined instead with a difference claim, it leads only to Aristotelian koina. [La version rigoureuse de l’OMA ne mérite pas moins que l’OMA lui-même d’être attentivement étudiée. De fait, ce n’est qu’à condition de considérer ensemble les deux arguments que nous pouvons apprécier toute la force d’une hypothèse du type unité d’une pluralité. Lorsqu’elle est solidaire de la thèse de la séparation de l’unité en question, elle conduit à une régression inacceptable. Lorsqu’au contraire elle est solidaire de la thèse de la différence de cette même unité, elle ne conduit qu’aux koina aristotéliciens] » (« Aristotle and the More Accurate Arguments », p. 166).
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l’eÃkqesij préconisée par les partisans des Idées (qui séparent le eÀn posé à part de la pluralité) ou bien celle que leur oppose Aristote (qui distingue le eÀn posé à part de la pluralité sans le séparer pour autant). Or, ce n’est que lorsqu’on inscrit ces arguments dans la perspective d’une démonstration de l’existence des Idées, que l’on s’achoppe à une série de difficultés, dont les unes sont ponctuelles et pour ainsi dire périphériques, liées aux différentes familles d’arguments mentionnées dans la première partie de l’exposé aristotélicien (990b 11-15), alors que les autres sont plutôt associées à la considération de la nature du eÑn e)piì pollw½n dont on prétend prouver, par leur biais, qu’il est une Idée. Aristote accule alors les platoniciens à l’alternative entre l’incohérence de poser une Forme séparée tout court, dans certains cas, et l’impossibilité, dans d’autres, d’en poser une seule (990b 15-17). En retour, pour peu que l’on renonce à associer – contradictoirement, aux yeux d’Aristote (Met., Z, 13, 1038b 15-16 ; 16, 1040b 23-30) – le fait de se dire de plusieurs et l’existence séparée, rien n’interdit de se servir de ces mêmes raisonnements pour prouver qu’il y a quelque chose d’universel en dehors des particuliers, étant bien entendu qu’il ne s’agit pas d’un to/de ti, mais d’un toio/nde. CUR
CERTIORES APPELLAT
ARISTOTELES
RATIONES EX SCIENTIIS ET
SECUNDUM UNUM IN MULTIS, SECUNDUM AUTEM QUOD ALIQUID
? RESPONSIO PRIMA. Que les arguments e)k tw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj puissent être désolidarisés d’une eÃkqesij par todetification (le kaqo/lou posé para\ ta\ kaq' eÀkasta est un to/de ti) et associés à une eÃkqesij par toiondefication (le kaqo/lou posé para\ ta\ kaq' eÀkasta est un toio/nde) pour donner lieu, dans tous les cas, à un lo/goj à part entière avec sa propre conclusion démonstrative, leur vaut, croyons-nous, d’être qualifiés d’a)kribe/steroi par Aristote : ces raisonnements établissent – à la satisfaction de toutes les parties – qu’il est légitime de poser ce qui se dit de plusieurs comme distinct des particuliers dont, justement, il se prédique en commun. À charge pour les interlocuteurs de déterminer par ailleurs, selon leur credo métaphysique, le résultat de cette position (qe/sij) hors des (e)k) particuliers, c’est-à-dire s’il s’agit d’un to/de ti, comme prétendent les philosophes des Idées, ou bien d’un toio/nde, comme le croit plutôt Aristote. Voilà pourquoi, celui-ci ne voyait pas d’inconvénient à reconnaître que certains arguments des partisans des Idées étaient plus rigoureux que d’autres, voire qu’en un sens ils étaient bel et bien démonstratifs – aussi longtemps, du moins, qu’on les emploie à démontrer autre chose que l’existence des Formes séparées. C’est la raison pour laquelle, sommé de répondre sans détour à la question :
INTELLIGITUR CORRUPTI
e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n
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« quels arguments Aristote qualifie de plus rigoureux et pourquoi ? », je maintiens que leur architecture modulaire est la clé qui permet d’y répondre correctement, dans la mesure où ce modèle explique à quel titre – qui, soit dit au passage, est le même pour tous les arguments concernés – Aristote considère comme a)kribe/steroi les lo/goi qu’il mentionne en 990b 11-15. Ces arguments sont démonstratifs, mais ils ne démontrent pas l’existence des Idées ; leur conclusion découle de façon nécessaire, mais elle n’est pas la conclusion que tirent les platoniciens. À condition de s’en servir pour démontrer qu’il y a des koina/ qui ne se confondent avec aucun des particuliers dont ils se prédiquent en commun, ce sont des arguments de plein exercice et ce sont surtout des arguments empreints de cette spoudh/ a)podeiktikh/ (L, 8, 1073a 22) dont Aristote plaint parfois les platoniciens de manquer dans leurs raisonnements. Ce n’est qu’une fois qu’on les emploie pour faire du prédicat commun une Forme séparée, que ces arguments tombent sous le coup des objections qu’Aristote leur adresse, entre autres, dans cette page des Métaphysiques. * TRITOS ANQRWPOS MEIZWN. Qu’il y ait, pour le dire avec Tricot, « deux ecthèses, platonicienne et aristotélicienne » et que leur alternative rend compte tant des difficultés qu’Aristote soulève à l’encontre des partisans des Idées que de la stratégie par laquelle il pense pouvoir les contourner de son côté, ressort d’un des textes, sinon les mieux connus, du moins les plus étudiés du corpus aristotélicien, à savoir le chapitre 22 des Réfutations sophistiques. Ces quelques lignes présentent de plus l’avantage d’inscrire l’alternative entre une eÃkqesij à forte versus faible contrepartie ontologique dans une discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj, dont Aristote dénonce pour l’occasion le caractère fallacieux. C’est le jeu des différents modes de l’eÃkqesij qui lui permet, d’un côté, de dévoiler la solidarité du tri¿toj aÃnqrwpoj et de l’erreur philosophique consistant à séparer le koinv= kathgorou/menon pour en faire une réalité qui existe à l’instar des particuliers (c’est-à-dire un to/de ti) et, de l’autre, de rectifier cette erreur en conjurant par là même l’éventualité que le troisième homme puisse être exploité contre le dialecticien dressé à l’école des Topiques et des Réfutations sophistiques. Une lecture cursive de ce texte nous permettra de déterminer dans quels cas le tri¿toj aÃnqrwpoj est un paralogisme et dans quels autres cas il est, au contraire, une inférence légitime, encore que conditionnelle, et, au besoin, peut constituer une critique interne de la thèse selon laquelle l’existence séparée serait le mode d’être de ce qui se prédique en
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commun de plusieurs. Ce décodage du tri¿toj aÃnqrwpoj confirmera que les options que prennent le chapitre 22 des Réfutations sophistiques et le chapitre 9 du premier livre des Métaphysiques sont complémentaires précisément sous le rapport de l’eÃkqesij et du résultat auquel celle-ci aboutit : dans un cas (A, 9), une famille d’arguments, pris en défaut dans leur association à une eÃkqesij par todetification, échappe à l’impasse démonstrative dès lors qu’elle fait cause commune avec une eÃkqesij par toiondefication ; dans l’autre cas (Soph. el., 22), l’alternative entre deux modalités de l’eÃkqesij du prédicat commun permet de dénoncer le caractère fallacieux d’un jeu d’inférences qui s’appuie sur la forme de l’expression pour poser une troisième entité en plus et à côté du koinv= kathgorou/menon et des particuliers dont il se dit en commun. Une première donnée qui doit entrer en ligne de compte dans cette lecture en parallèle est que si le tri¿toj aÃnqrwpoj permet de désigner un argument ou une famille d’arguments, c’est par une métonymie, dont la valeur varie selon que le troisième homme intervient à titre de partie d’un tout (c’est-à-dire en tant que conclusion – encore que fautive – d’un argument – encore que sophistique –, si ce n’est de plusieurs 1 ), ou bien à titre de conséquence pernicieuse à la charge de discours déjà constitués par ailleurs (c’est-à-dire en tant que dommage collatéral d’un effort, relativement bien orchestré, visant à prouver l’existence des Idées 2 ). Cette lecture est également appelée à tenir compte d’un deuxième fait, non moins important, à savoir qu’Aristote, dans un cas, rejette le tri¿toj aÃnqrwpoj (sa discussion, en Soph. el., 22, développe une double stratégie dont la finalité est précisément de mettre un répondant en condition de le neutraliser), alors qu’il le valide dans l’autre (l’argument du troisième homme se trouve intègré, en Met., A, 9, à sa batterie de critiques à l’encontre des philosophes des Idées). Un troisième élément, qu’il convient de ne pas négliger non plus, est que le rejet du tri¿toj aÃnqrwpoj, de même que son utilisation, figurent dans deux textes qui sont loin d’appartenir au même horizon disciplinaire. Or, il est, en règle générale, fortement déconseillé de juxtaposer des documents issus de pragmateiÍai aussi disparates qu’un traité à vocation dialectique, comme les Réfutations sophistiques, et un écrit de 1. La tournure « kaiì oÀti eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston », par laquelle le tri¿toj aÃnqrwpoj est évoqué en Soph. el., 22, 178b 36-37, n’implique pas nécessairement que l’on ait affaire à un argument unique ou, si l’on veut, n’exclut pas qu’ il y ait plus d’un argument en amont du tri¿toj aÃnqrwpoj. 2. La tournure « … oi¸ de\ to\n tri¿ton aÃnqrwpon le/gousin », qu’Aristote utilise en A, 9, 990b 17, ne laisse pas de doute, en revanche, sur le fait que cette défaillance affecte plusieurs arguments.
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philosophie première, comme le livre A des Métaphysiques, croyant que ce qui vaut pour l’un s’applique sans plus à l’autre, comme s’ils portaient sur les mêmes objets, partageaient le même registre de l’argumentation, répondaient aux mêmes exigences et respectaient les mêmes contraintes discursives. Cette consigne de prudence se laisse d’autant moins contourner que rien ne nous assure a priori que ces deux textes se trouvent dans un rapport symétrique vis-à-vis du témoignage d’Alexandre, qui demeure – en l’état de nos sources – le meilleur appui pour saisir la mécanique et les enjeux du tri¿toj aÃnqrwpoj. S’il y a d’excellentes raisons de considérer solidairement ses occurrences dans les Métaphysiques et sa discussion dans les fragments du Peri ideôn, qu’Alexandre nous a préservés et transmis, la question demeure entière de savoir, en revanche, si cela vaut aussi pour sa mention dans le chapitre 22 des Réfutations sophistiques. Autrement dit, est-ce que le troisième homme sophistique tire de son rapprochement avec l’exposé d’Alexandre un bénéfice comparable à celui qu’en retire le troisième homme métaphysique ? Cette considération pèche peut-être par excès de précaution, mais elle traduit la conjoncture disciplinaire asymétrique dans laquelle se trouvent, d’un côté, le troisième homme sophistique et la pragmatei¿a dans laquelle il s’inscrit et, de l’autre, l’ensemble plus ou moins harmonieusement constitué par, ou, pour mieux dire, reconstitué à partir du troisième homme métaphysique et du témoignage d’Alexandre d’Aphrodise à son sujet. L’antithèse entre l’occurrence du tri¿toj aÃnqrwpoj dans une section des Métaphysiques, consacrée à la discussion d’arguments dont rien ne nous laisse soupçonner qu’ils soient des paralogismes ou qu’ils soient même vaguement apparentés à des paralogismes, et celle dans un chapitre des Réfutations sophistiques où, au contraire, il est question de contourner ou de contrecarrer la conclusion ou la séquence finale d’au moins un sophisme para\ th\n le/cin (lié à la forme de l’expression), n’a rien d’une découverte récente 1 . C’est tout récemment, cependant, 1. H. Cherniss qui s’est fermement prononcé en faveur de l’identité du tri¿toj aÃnqrwpoj des Réfutations sophistiques et de celui des Métaphysiques, évoquait déjà les perplexités des anciens, assez proches dans l’interprétation qu’il en donne de celles que nous venons de formuler : « Since in the Sophistici Elenchi “sophistical” arguments should be the subject of discussion, he [i.e. le Pseudo-Alexandre auteur d’un commentaire aux Soph. el., édité par M. Wallies en 1898] naturally thought that the “third man” here mentioned must be that ascribed in his source to “the sophists”; he apparently could not believe that Aristotle would treat as sophistical an argument which he himself was said to have used [Puisque ce sont des arguments “sophistiques” qui devraient être discutés dans les Sophistici elenchi, le Pseudo-Alexandre a été naturellement amené à croire que le
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qu’elle a pris des proportions inattendues et, rebelote, s’est soldée par la découverte d’un nouvel artefact aristotélicien. LE RETOUR DU PROFANE. La bibliographie plus et moins secondaire, en tout cas très abondante, sur le tri¿toj aÃnqrwpoj vient, en effet, de s’enrichir d’un nouveau titre destiné à lui donner une puissante impulsion et à indiquer une direction inédite à l’étude de ce monument de l’exégèse aristotélicienne. On est d’autant plus fondé à saluer le succès qui a couronné ce coup d’essai, que son but affiché était de proposer une interprétation en rupture avec la compréhension traditionnelle du chapitre des Sophistici elenchi où Aristote évoque, pour le réfuter, le troisième homme : In my analysis of this passage, écrit E.V. Di Lascio, I shall diverge from other scholars in various aspects : I shall suggest that certain assumptions they have made confidently are disputable, and certain problems they have found in the text can be solved when the difficulties due to the assumptions vanish. Scholars have usually felt confident about the correct reconstruction of the argument Aristotle is referring to in this passage, identifying with the so-called Third Man argument Aristotle employed against the Platonists. […]. I shall suggest, on the contrary, that it is not obvious that the anti-Platonic Third Man argument is the subject matter of this passage (I shall propose an alternative reading), […]. Scholars have found the passage puzzling because they have spotted two contradictions in it, but the few attempts at solving them are not satisfactory. My analysis will suggest that the contradictions are only apparent and that they can be dissolved once the assumption that the anti-Platonic Third Man argument is what Aristotle is talking about here is recognised as unlikely and thus discarded [Mon analyse du texte différera à maints égards de celle des autres interprètes. Je suggérerai que quelques-unes des thèses qu’ils ont avancées en toute confiance sont discutables et que quelques-uns des problèmes qu’ils ont rencontrés se laissent résoudre une fois que l’on se débarrasse des difficultés liées aux thèses en question. Les interprètes croient, en général, s’appuyer sur une reconstruction correcte de l’argument du troisième homme des Réfutations sophistiques, qu’ils identifient avec celui qu’Aristote utilise contre les platoniciens (…). Je suggérerai, au contraire, qu’il est tout sauf évident que le troisième homme en question dans ce texte soit le troisième homme antiplatonicien (je proposerai une lecture alternative) (…). Les interprètes ont trouvé ce texte déroutant à cause de deux contradictions qu’ils ont troisième homme mentionné ici devait être celui que sa source attribuait aux “sophistes”. Apparemment, il ne pouvait pas se faire à l’idée qu’Aristote traiterait de sophistique un argument qu’il a lui-même utilisé] » (Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 290).
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relevées sans parvenir à les résoudre de façon satisfaisante. Mon analyse suggérera que ces contradictions ne sont qu’apparentes et qu’elles peuvent être supprimées à condition d’écarter comme peu plausible l’hypothèse qu’Aristote soit en train de parler ici du troisième homme antiplatonicien] (p. 33b).
Le programme est ambitieux, son exécution sobre et rigoureuse. Reste tout au plus à vaincre les éventuelles réticences du profane dont nous connaissons désormais la curiosité antiquaire mais aussi l’austérité en matière d’arguments, qui pourrait le pousser à se demander s’il y a davantage à gagner ou à perdre dans cette opération, si brillamment conduite soit-elle. En fait, une nouvelle déception guette le malheureux, puisque – contrairement à ce que Di Lascio veut lui faire croire – il n’y a pas lieu de se mettre en quête d’« un autre troisième homme (another Third Man) »… un troisième tri¿toj aÃnqrwpoj, en plus et à côté de celui qui marche dans l’argument sophistique – et dont il y a des raisons de croire qu’il se soit frayé un chemin dans le commentaire d’Alexandre (cf. In Met., 84.7-16) 1 –, ainsi que de celui qui ne sort qu’en bande dans l’objection à charge des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn en A, 9. On peut exclure que le troisième homme visé dans les Réfutations sophistiques soit le promeneur. En complément des arguments avancés par Cherniss, cautionnés par une majorité d’interprètes, relayés ultimement par Di Lascio elle-même, il convient de remarquer que le paralogisme du troisième homme en marche pourrait difficilement trouver sa place dans ce chapitre des Réfutations sophistiques dans la mesure où, si tant est qu’il soit sophistique, il ne relève pas de la classe de sophismes qu’Aristote qualifie de para\ to\ sxh=ma th=j le/cewj. Tel qu’on le lit dans les sources 2 , cet argument n’exploite pas un décalage entre la forme de l’expression et sa ou, en l’occurrence, ses contreparties sémantiques qui doivent, au contraire, figurer distinctes (sous peine de ne pas savoir quel est au juste l’homme en question) ; il repose plutôt sur les difficultés que l’on rencontre à identifier quel homme marche, étant donné – d’une 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 500-502 signalait qu’il s’agit, selon toute probabilité, d’une interpolation (de fait, lorsque Alexandre renvoie au tri¿toj aÃnqrwpoj en 93.6-7, il le fait à ce qu’il appelle sa deuxième version, qui est, en revanche, la quatrième dans son exposé) ; Sten Ebbesen a proposé une reconstruction hautement plausible des vicissitudes de cette intrusion dans le chapitre intitulé « Figure of Speech and Walking Universals » de la somme qu’il a consacrée à la tradition exégétique des Réfutations sophistiques (cf. Commentators and Commentaries on Aristotle’s Sophistici Elenchi, Leiden, Brill, 1981, I, p. 201-202). 2. Cf. Pseudo-Alexandre, In Soph. el., 158.20-26 ; l’anonyme Paraphrasis in Aristotelis Sophisticos elenchos, 54.11-17 ; et – avec les réserves que l’on vient d’évoquer – Alexandre, In Met., 84.9-14.
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part – l’immobilité de l’Idée et – d’autre part – l’opacité de la référence discrète aux particuliers. Reste donc le tri¿toj aÃnqrwpoj qu’Aristote a associé, à titre de conséquence rédhibitoire, aux arguments dont la finalité est de prouver qu’il y a des Formes séparées. Or, une fois que l’on a fait la part des réserves disciplinaires – auxquelles nous avons fait allusion et sur lesquelles nous allons revenir plus en détail –, on peut montrer que non seulement les indications d’Alexandre au sujet du tri¿toj aÃnqrwpoj qu’il dit avoir lu dans le Peri ideôn s’accordent avec celles qu’il est possible de tirer des Réfutations sophistiques, mais encore que, selon une clause de réflexivité standard en déconstruction, les raisons pour lesquelles Di Lascio s’est inscrite en faux contre cette identification se laissent retourner contre son rejet de l’option exégétique majoritaire. Pour les besoins de l’enquête en cours nous nous contenterons de montrer que ces raisons aboutissent à un paradoxe exégétique. Rassurons cependant le profane qui pourrait craindre une malédiction analytique du troisième homme (traduit, librement, pour le lecteur klingonien : Analytic Curse of the Third Man) ou soupçonner les effets pervers d’une loi des séries analytiques 1 : les conditions ne sont pas 1. Et la série, soit dit au passage, ne s’arrête pas avec E.V. Di Lascio. Elle se poursuit, au contraire, sous d’autres formes, puisque nous en rencontrons un prolongement, en contrepoint rigoureux, dans l’imposant commentaire qui accompagne la dernière traduction italienne des Réfutations sophistiques (Roma, Laterza, 2007). Les soupçons soulevés par Di Lascio deviennent ainsi, sous la plume tout aussi exigeante de Paolo Fait, l’embarras ou la « difficulté préliminaire » qui ne résistera pas moins à la témérité du lecteur qu’à sa prudence. Si, de façon très caractéristique, le secours de l’exégète lui fait défaut précisément là où le lecteur en aurait le plus besoin (p. 195 : « Questo è il punto più oscuro e qui non posso approfondirlo [C’est le point le plus obscur et je ne peux pas l’étudier ici] ») – ce qui pourrait le dissuader de s’aventurer plus loin, tout seul –, celui-ci ne se laissera-t-il pas distancer lorsque l’imagination de l’interprète prend son envol et découvre qu’Aristote n’aurait eu, en écrivant cette page des Réfutations sophistiques, d’autre but que de surmonter une telle aporie, qui s’avère par là même absolument – et circulairement – fondatrice ? « Se assumiamo che Aristotele sia consapevole di quella che ho chiamato “difficoltà preliminare”, che sappia cioè che nel bagaglio di informazioni del suo lettore il Terzo uomo non è un paralogismo linguistico ma, come nel Peri ideon, un regresso valido derivante dalla postulazione di idee separate, possiamo dare di tutto questo difficile brano una lettura in cui e)kti¿qhmi mantiene lo stesso valore forte, pregiudicante la separazione, in tutte e tre le occorrenze, ed eliminare al contempo le contraddizioni. Consapevole della “difficoltà preliminare”, Aristotele si sarà figurato un’obiezione di questo tipo : etc. [À condition d’admettre qu’Aristote était conscient de ce que j’ai appelé la “difficulté préliminaire”, autrement dit qu’il savait que dans le bagage technique de son lecteur le troisième homme n’était pas un paralogisme linguistique mais, comme dans le cas du Peri ideôn, une régression légitime liée à la postulation d’Idées séparées, nous pouvons proposer une lecture de ce passage difficile qui élimine les contradictions et préserve la valeur forte d’e)kti¿qhmi, qui se trouve impliquer la séparation dans chacune de ses trois occurrences. Conscient de la “difficulté préliminaire”, Aristote aura songé à une
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réunies, nous semble-t-il, pour que l’on puisse évoquer l’hypothèse d’un deuxième coup à la Sokal. À y regarder de plus près, les paradoxes dont E.V. Di Lascio leste son tri¿toj aÃnqrwpoj sont deux. Pour lui assurer un minimum de visibilité, elle s’appuie d’abord sur les travaux de Cherniss pour rejeter l’identification du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique avec le troisième homme en marche ; elle retourne ensuite contre son illustre mentor un doute que celui-ci avait soulevé et, soit dit au passage, brillamment levé en son temps, l’accusant – c’est le premier paradoxe – de restreindre la cible du troisième homme sophistique aux seuls interlocuteurs platoniciens, alors même que cette restriction est non seulement étrangère, mais incompatible avec le point de vue de Cherniss. La lecture, indiscutablement originale, que Di Lascio propose de ce chapitre des Réfutations sophistiques verse alors dans un deuxième paradoxe, plus innocent mais moins anodin, qui est d’offrir une meilleure explication de ce qui n’est pas dans le texte et peut-être n’y a jamais été, plutôt que de ce qui s’y trouve et demande, à ce titre, à être expliqué. Un doute persistant semble avoir poussé Di Lascio à ne pas se satisfaire, même en deuxième lecture 1 , de la réponse que Cherniss objection du genre : etc.] » (p. 197). Il serait aisé mais, au vu de la tournure à la fois brachylogique et spéculative de sa reconstruction, moins contraignant de montrer que le défaut principal des annotations de Fait est le double inversé du travers dans lequel Di Lascio est tombée, que nous allons considérer, en revanche, dans quelques détails. Si celle-ci rejette la possibilité que, dans notre texte, l’eÃkqesij puisse aboutir à la position d’une entité séparée, celui-là exclut, symétriquement, la possibilité que l’eÃkqesij puisse aboutir, dans notre texte, à autre chose que la position d’une entité séparée. Nous montrerons que la racine commune de telles dérives tient à la méconnaissance que tantôt l’eÃkqesij est à forte (Di Lascio) tantôt à faible (Fait) portée ontologique et qu’après tout, dans le meilleur des mondes philosophiques, une bonne ontologie peut être un correctif efficace des inconvénients d’une mauvaise sémantique. 1. « After a more careful [41b] reading, we understand that what Cherniss wants to say, quite obscurely, etc. [au bout d’une lecture plus attentive, on comprend que ce que Cherniss voulait dire, assez obscurément, etc.] » (p. 41a-b). S’il y a un motif récurrent dans la prose d’E.V. Di Lascio, dénuée par ailleurs de prétention littéraire, c’est peut-être l’obscurité. Plusieurs ombres hantent son tableau : on n’a pas lu trois mots dans le texte que déjà l’obscura brevitas d’Aristote, bien connue au demeurant, vient assombrir un paysage qui n’est pas destiné à s’éclaircir par la suite… p. 38a-b : faire de la deute/ra ou)si/a (substance seconde) un poio/n ti (un certain qualifié) c’est parler de façon passablement obscure ; p. 41a-b : il faut s’y prendre à deux reprises, nous venons de l’apprendre, pour voir un peu plus clair dans ce que Cherniss dit, lui aussi, de façon passablement obscure ; p. 43b : ce que les commentateurs anciens voulaient dire au sujet du Coriscos musicien est passablement obscur ; d’autre part, il ne s’est trouvé personne pour donner une explication claire du rappel d’un tel sophisme (p. 43a) dans cette discussion ; etc.
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apporte à la question de savoir quelle est la nature du troisième homme sophistique : comment se peut-il, s’inquiète Di Lascio, qu’Aristote considère le tri¿toj aÃnqrwpoj tantôt comme un paralogisme, tantôt comme un puissant recours contre la promotion de certains prédicats universels au rang de réalités séparées ? Aristote renierait-il, dans ce chapitre des Réfutations sophistiques, un argument qu’il désavoue si peu ailleurs qu’il l’utilise dans son différend avec les philosophes des Idées ? Commençons par rendre hommage au flair dont E.V. Di Lascio a su faire preuve : si le coup qu’elle a monté est autre chose que la dramatisation abusive d’une confusion dont on a depuis longtemps fait le deuil, il y a largement de quoi faire les gros titres de la presse analytique. Criera-t-on à la Greek fraud comme on crie de nos jours à la French fraud ? Aristote, qui – incontestablement – travaillait dans ce que l’on n’aurait pas tort, à l’anachronisme près (mais on nous pardonnera de ne pas résister, pour une fois, au péché mignon de l’historiographie analytique), de compter parmi les écoles de pointe sur le marché philosophique de son époque, se serait-il livré à une opération aussi douteuse qu’un détournement d’argument, qui plus est d’un mauvais argument ? Se fera-t-on un point d’honneur (a question of honour, dirait-on en bon klingonien) de démasquer cette imposture ou bien se contentera-t-on de dénoncer le marché de dupes qu’Aristote aurait conclu en se trompant sur la marchandise ? Il va de soi que, dans les deux cas, l’hypothèse est fantasque. Comme toutefois, en bonne exégèse, même dans les parages du Maître du Petit-Pont qui lui légua son nom, il n’y a pas d’inférence des adamites (ex impossibili sequitur quodlibet) 1 , on saurait difficilement s’autoriser d’une telle disparité de traitements pour tirer les conclusions que Di Lascio fait valoir contre ce qu’elle vise sous le label point de vue de Cherniss (en gros, la thèse de l’identification du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique avec le tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique). If we accept Cherniss’ point of view, the Third Man argument discussed in SE should not be considered a sophism. The fact that it uses an assumption, the substantivisation of the predicate « man » in the Form of Man, which is false (at least from an Aristotelian point of view) does not mean that it refutes the interlocutor in a merely apparent or sophistical way, because the interlocutor is ready to accept that 1. Sur « De l’impossible suit n’importe quoi », la « conséquence des adamites » ou « parvipontains », disciples d’Adam de Balsham, dit « du Petit-Pont », cf. A. de Libera, « Nominaux et réaux. Sophismata et consequentiae dans la logique médiévale », Rue Descartes, 1, 1991, p. 139-164.
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assumption, and the Third Man validly follows from it. The Third Man would then be a non-sophistical eÃlegxoj which shows that the (Platonic) interlocutor has contradictory beliefs, since he believes both in the uniqueness of the Forms and in a theory from which a regress derives forcing him into admitting the existence of infinite Forms of Man [Si on accepte le point de vue de Cherniss, le troisième homme des Réfutations sophistiques ne devrait pas être considéré comme un sophisme. Le fait qu’il s’appuie sur la thèse de la substantivation du prédicat « homme » dans la Forme d’Homme, qui est fausse (au moins d’un point de vue aristotélicien), n’implique pas que cet argument réfute son interlocuteur de façon purement apparente ou sophistique, étant donné que celui-ci est disposé à accepter une telle hypothèse, et que le troisième homme suit correctement de celle-ci. Le troisième homme serait alors un eÃlegxoj non sophistique, qui montre que l’interlocuteur (platonicien) a des croyances contradictoires, du moment qu’il croit à la fois à l’unicité des Formes et à une théorie qui donne lieu à une régression le forçant à admettre l’existence d’un nombre infini de Formes d’Homme] (p. 41b).
Laissons de côté, pour le moment, ce qu’il y a d’erroné dans ce diagnostique et accordons à Di Lascio l’essentiel : incontestablement, « it is hard to imagine that Aristotle could have catalogued as fallacious an argument he himself employed [on a du mal à imaginer qu’Aristote ait pu cataloguer comme fallacieux un argument dont il s’est lui-même servi] » (p. 41a). Est-ce cependant ce qu’Aristote fait dans notre texte ? Ne dénonce-t-il pas plutôt le détournement d’un argument dont il ne revendique pas plus la paternité ou le monopole qu’il ne crédite les sophistes de l’avoir inventé ? S’il y a tout lieu de croire qu’Aristote a emprunté et adapté le tri¿toj aÃnqrwpoj à son propre agenda philosophique, il ne faut pas faire preuve de beaucoup d’imagination pour se figurer qu’il n’ait pas trouvé d’autres utilisations du même argument à son goût. Rien n’exclut, en effet, qu’une aporie, conçue pour viser une certaine thèse, soit remaniée et mobilisée, avec plus ou moins de succès, contre une autre thèse, antagoniste de la première. Si Aristote n’a pas cru de son devoir d’entreprendre partout sa démonstration (ce qu’à vrai dire il n’a fait nulle part, puisque chaque fois qu’il est question du troisième homme, il se satisfait d’une simple allusion), c’est qu’il s’agissait d’une passe argumentative assez connue de son public pour qu’il se contente de la désigner à l’aide d’un double raccourci : tantôt par un intitulé suggestif mais peu informatif, tantôt par le rappel exclusif de sa conclusion (« kaiì oÀti eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj, ktl. [qu’il y a un certain troisième homme, etc.] »). Dans ces conditions, il y aurait plutôt de quoi s’étonner que le tri¿toj aÃnqrwpoj – le même tri¿toj aÃnqrwpoj – n’eût pas fait l’objet d’emplois qu’Aristote devait tenir tantôt
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pour légitimes, tantôt pour aberrants, d’autant plus que, comme Harold Cherniss – notre saint patron à tous en matière de troisième homme – l’a remarqué 1 , même dans son application non sophistique, le tri¿toj aÃnqrwpoj partage la tare de la doctrine qu’il permet de démanteler. Il est par conséquent parfaitement plausible qu’Aristote ait fait usage de cet argument dans sa négation de l’hypothèse des Idées tout en dénonçant ailleurs ses dérives, notamment si elles en venaient à menacer un point de doctrine qui devait lui tenir à cœur (ce qui était, de toute évidence, le cas pour la distinction entre to/de ti et toio/nde). Or, quelle meilleure occasion, pour épingler de tels abus, que les Réfutations sophistiques et quel endroit plus approprié, dans les Réfutations sophistiques, qu’un chapitre consacré à la discussion des sophismes liés à la forme de l’expression (qui risque justement de compromettre une telle distinction) ? Cette lecture est d’autant plus naturelle qu’une utilisation abusive du tri¿toj aÃnqrwpoj n’est incompatible ni avec le portrait du sophiste qui ressort de son hagiographie aristotélicienne 2 , ni – surtout – avec les procédés qu’Aristote condamnait comme sophistiques. Je laisse à plus consciencieux que moi le soin de se pencher sur la moralité du personnage qui, accusé à tort ou à raison de ne pas voler de ses propres ailes, pouvait à l’occasion être soupçonné de s’aider des mains, pour ne retenir que le deuxième point qui suffit de toute façon à illustrer l’ineptie de l’« inversion paradoxale de rôles » dénoncée par Di Lascio. De même que la rigueur déductive d’un protocole argumentatif ne le garantit pas contre un éventuel détournement sophistique (à la validité de l’inférence doit faire pendant la légitimité des prémisses, qui doivent être vraies ou, à tout le moins, authentiquement endoxales), sa domestication sophistique ne suffit pas non plus à le disqualifier comme tel (rien n’interdit d’intervenir sur les prémisses d’un syllogisme en bonne et due forme, en neutralisant l’homonymie d’un des termes qui y figurent, par exemple, ou bien en qualifiant l’une de ses expressions). Il se peut ainsi qu’un argument sophistique soit formellement inattaquable sans cesser d’être sophistique pour autant 3 . Il suffit, pour cela, que son a)pa/th réside 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 289-292. 2. Cf. notamment Soph. el., 1, 165a 19-24 et Eth. Nic., IX, 1164a 27-33. 3. Dans la discussion qu’il consacre, au tout début des Topiques, à la nature et à la classification des raisonnements déductifs, en plus et à côté de la démonstration (a)po/deicij) et de la déduction dialectique (dialektiko\j sullogismo/j), qui se distinguent entre elles par la nature de leurs prémisses (vraies dans un cas, autorisées dans l’autre) plutôt que par leur manière d’inférer (nécessaire dans les deux cas), Aristote mentionne différentes formes du sullogismo\j e)ristiko/j (expression qu’il convient de
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ailleurs, dissimulée – comme dans notre cas – dans une ambiguïté qu’enferment les prémisses, en l’espèce d’une substitution subreptice ou, plus précisément, de la coexistence de plus d’un référent sous des expressions que l’on tient pour équivalentes non seulement du point de vue morphologique mais aussi – et c’est là tout le problème – du point de vue sémantique 1 . Auquel cas, le sophiste, à moins d’être d’une perversité peu ordinaire, flirtant qui plus est avec l’autopunition (ce qui ne cadre pas avec son profil psychologique, axé plutôt sur l’autogratification par la renommée et la maille), s’abstiendra de trafiquer ses déductions, d’autant qu’il est dans l’intérêt même de la réfutation apparente qu’il infère de belle manière. Puis donc que le mal est à la racine, en amont des passes dialectiques par lesquelles il est supposé tromper son adversaire, le sophiste se fera un malin plaisir de jouer selon les règles et se paiera le luxe de a(plw½j sullogi¿zesqai (déduire absolument parlant), ce qui – conformément à la définition programmatique du syllogisme qu’on peut lire tout au début des Topiques –, revient à inférer e)c a)na/gxhj (de façon nécessaire). C’est pourquoi le fait que le tri¿toj aÃnqrwpoj soit exposé à une dérive sophistique ne l’empêche pas ailleurs d’être employé à meilleur escient. En retour, le tri¿toj aÃnqrwpoj peut prendre ici comme synonyme de so/fisma – comme l’indique Bonitz dans son Index, s.v. e)ristiko/j, qui renvoie à Top., VIII, 11, 162a 17 et 12, 162b 5). Cette variété dépend du fait que le caractère frauduleux d’un argument ou d’un discours n’est pas nécessairement lié à un vice de forme, c’est-à-dire à un défaut de déduction (comme c’est le cas pour ce que Brunschwig appelle, dans son Introduction à Aristote. Topiques I-IV, Paris, Belles Lettres, 1967, p. XXVI, syllogisme formellement éristique). Comme il ressort de Top., I, 1, 100b 23 - 101a 4, il peut tout aussi bien être dissimulé dans les prémisses sans affecter aucunement la déduction qu’on en tire (on sera dès lors confronté à ce que Brunschwig appelle un syllogisme matériellement éristique). Rien ne s’oppose, par conséquent, à l’éventualité qu’un sophisme déduise dans les règles de l’art, tout en demeurant un paralogisme du (seul) fait de ses prémisses, qui ne sont pas ce qu’elles paraissent être de prime abord. Cette éventualité se trouve confirmée par l’autre classification des lo/goi e)ristikoi¿, qu’on peut lire dans le deuxième chapitre des Réfutations sophistiques : « e)ristikoiì d' oi¸ e)k tw½n fainome/nwn e)ndo/cwn, mh\ oÃntwn de/, sullogistikoiì hÄ faino/menoi sullogistikoi¿
[Dorion : sont éristiques les arguments déductifs, qui prennent appui sur des idées qui se présentent comme des idées admises, mais qui en fait n’en sont pas] » (165b 7-8). Aristote oppose ici deux espèces d’arguments éristiques : les sullogistikoi¿ ou réellement déductifs (Dorion) et les faino/menoi sullogistikoi¿, c’est-à-dire ceux qui ne sont déductifs qu’en apparence. La nouvelle classe qui vient s’ajouter à cette taxinomie, dans le chapitre 8, ne remet pas en question la possibilité, pour une réfutation sophistique, d’être une véritable déduction (cf. 8, 169b 20-23). 1. Cette équivoque peut intervenir à un moment quelconque du débat contradictoire – donc, au besoin, dès la phase de négociation des prémisses ; cas de figure qu’Aristote envisage, par exemple, dans Soph. el., 19, 177a 20 et sq. (« e)n a)rxv= me\n ouÅn pro\j to\ diplou=n kaiì oÃnoma kaiì lo/gon, ktl. » [Dorion : quand dès le début on fait face à un double sens, qu’il s’agisse d’un mot ou d’une proposition, etc.]).
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demeurer un sophisme aussi longtemps que ses prémisses dissimulent, à la faveur d’expressions morphologiquement similaires, une dissymétrie sémantique entre référents disparates : en l’occurrence, un to/de ti et un toio/nde. Puisqu’il s’agit d’un sophisme para\ th\n le/cin, sa solution consistera à déjouer ce défaut, en remarquant d’abord et en faisant valoir ensuite qu’il repose sur une ambiguïté dans la forme de l’expression, et qu’il suffit d’introduire une distinction dans ce qui a été dit pour se soustraire à sa conclusion (« oÀti eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj, ktl. »). Aussitôt cette ambiguïté neutralisée, le tri¿toj aÃnqrwpoj se rendra d’autant plus et d’autant mieux disponible pour l’emploi auquel Aristote le destine ailleurs, que ce même Aristote a fait appel, pour le mettre hors de cause dialectique, à une distinction – « ou) to\ e)kti¿qesqai de\ poieiÍ to\n tri¿ton aÃnqrwpon, a)lla\ to\ oÀper to/de ti eiånai sugxwreiÍn [ce n’est pas le fait de poser à part qui produit le troisième homme, mais le fait de concéder que existe comme un ceci] » (Soph. el., 22, 179a 3-4) –, qui ne peut être d’un grand secours pour les platoniciens, dans la mesure où elle est incompatible avec la thèse de l’existence séparée de ce qui est prédiqué en commun de plusieurs. DI LASCIO : ROUND ONE. Le rappel de ces quelques faits devrait suffire à régler la question du premier inconvénient d’envergure que présente la version du tri¿toj aÃnqrwpoj mise en circulation par Di Lascio : le paradoxe offensif qui consiste à reprocher au point de vue de Cherniss, qu’elle présente comme antagoniste au sien, d’impliquer cela même qu’il commence par exclure. En l’occurrence, il est passablement absurde d’accuser la thèse de l’identification du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique avec le tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique d’avoir pour conséquence que seuls des interlocuteurs platoniciens seraient visés par le troisième homme. C’est pourtant ce que fait Di Lascio – pour qui, dès lors qu’on adopte le point de vue de Cherniss : Primo, le répondant doit nécessairement être un platonicien (p. 41b : « should necessarily be a Platonist ») en ce sens que le sophisme aurait été conçu ad hoc à l’encontre d’un tel adversaire (p. 42b : « conceived ad hoc for a particular, Platonic adversary ») ; Secundo, l’argument ne serait efficace que s’il vise un interlocuteur platonicien (p. 42a : « this argument would be useful only against a Platonic interlocutor ») ; Tertio, il devient nécessaire de donner au par' au)to/n de la ligne 178b 37 la valeur « à part de la Forme d’homme » (p. 41b : « it becomes necessary to understand par' au)to/n at 178b 37 in the strong sense of “besides the Form of Man” »), ce que d’ailleurs Cherniss n’aurait pu se résoudre à faire, qui traduisait autrement qu’il ne comprenait cette
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expression (p. 42b : « It is not by chance, then, that Cherniss himself, although suggesting that the sophism discussed at SE 22, 178b 36 - 179a 10 is the Aristotelian Third Man, translates au)to/n by “man”, even if this is not compatible with his own interpretation of the passage (which would require, clearly, “besides the Form of Man”) [Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Cherniss lui-même, tout en suggérant que le sophisme, discuté en Soph. el., 22, 178b 36 - 179a 19 est le troisième homme aristotélicien, traduit cependant au)to/n par “homme”, même si cela n’est pas compatible avec sa propre interprétation de ce passage (qui requerrait, clairement, “à part de la Forme d’Homme”)] »). Ces trois allégations se laissent formellement démentir : Prima ratio improbatur sic : supposé que l’on adopte le point de vue de Cherniss et que l’on identifie le tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique au tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique, l’argument du troisième homme vise si peu un adversaire platonicien qu’il requiert, au contraire, pour être sophistique, que l’on ne prenne pas spécialement pour cible un tel répondant. Non seulement ce n’est pas un platonicien qui est visé en particulier, mais encore ce n’est pas un platonicien qui est visé du tout, puisque la victime désignée du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique est plutôt le dialecticien qui, tout platonicien ou antiplatonicien qu’il soit par ailleurs, du fait d’ignorer ou de négliger la nature véritable du koinv= kathgorou/menon, se laisse abuser par son sxh=ma th=j le/cewj et, croyant ou acquiesçant qu’il a affaire à un to/de ti, est amené à accepter des inférences qu’il aurait, au contraire, tout intérêt à refuser (s’il n’est pas platonicien – my point, exactly). Utrum valeat secunda, patet quod non : loin d’être uniquement expédient contre un interlocuteur platonicien (« useful exclusively against a Platonic interlocutor »), c’est une fois qu’il lui serait exclusivement adressé que le tri¿toj aÃnqrwpoj cesse d’être sophistique et devient une critique interne assez puissante pour qu’Aristote croie utile et – a fortiori – légitime d’y avoir recours lui-même. Pourquoi ? Car ce n’est qu’aussi longtemps que le tri¿toj aÃnqrwpoj vise n’importe quel (any) interlocuteur qu’il peut le tromper en utilisant des expressions qui, par leur ressemblance, peuvent laisser croire qu’elles veulent toutes dire la même chose, alors que ce n’est précisément pas le cas, puisque les unes signifient un to/de ti (oi¸ kaq' eÀkaston ; Kalli¿aj), les autres un toio/nde (au)to/j ; to\ aÃnqrwpoj). Et tertia perit similiter : à supposer que l’on prenne comme point de départ une prémisse que Di Lascio appellerait platonicienne – par une restriction de la référence de l’au)to/j en 178b 37 à l’Homme en soi –, on ne saurait plus parler d’un sophisme, moins encore d’un sophisme lié à
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la forme de l’expression. Pourquoi ? À tout le moins, parce que l’on aurait commencé par neutraliser la marge de jeu entre le sxh=ma th=j le/cewj des expressions concernées et leurs significations. Autrement dit, s’il y a très peu de raisons de parler d’un sophisme tout court, il n’y en a aucune de parler d’un sophisme para\ th\n le/cin dans la mesure où, justement, les le/ceij en question – au)to/j, kaq' eÀkaston, to\ aÃnqrwpoj, Kalli¿aj – se trouvent parfaitement déterminées quant à leurs contreparties sémantiques (il s’agit alors, dans tous les cas, de ta/de tina/). Raison pour laquelle il est tout aussi saugrenu de revendiquer le mérite d’avoir préservé cette valeur élargie de l’au)to/j de la ligne 178b 37 1 que d’accuser le point de vue de Cherniss de la compromettre, alors même qu’un tel point de vue engage à considérer comme sophistique tout emploi non spécialisé du tri¿toj aÃnqrwpoj, c’est-à-dire la prétention que le troisième homme s’ensuive pour toute valeur que le par' au)to/n en 178b 37 est susceptible d’assumer. Ce premier paradoxe témoigne moins d’une méconnaissance du mécanisme du tri¿toj aÃnqrwpoj – ce qui sera davantage le cas du deuxième – que d’une incompréhension de sa vocation ainsi que des modalités de sa mise en œuvre dialectique. En particulier, l’« inversion paradoxale de rôles » que Di Lascio signale et qu’elle associe à un prétendu surinvestissement spéculatif aussi bien du côté du paralogisme – « the sophist with his argument would open the respondent’s eyes to a real fallacy which undermines his theory [l’argument du sophiste ouvrirait les yeux du répondant sur un réel défaut de raisonnement qui fragilise décisivement sa propre théorie] » (p. 41b) – que du côté de sa solution – « Aristotle’s solution would be the solution not only of the sophism but also of the theory supported by the respondent [la solution d’Aristote ne porterait pas moins sur le sophisme que sur la théorie professée par le répondant] » (p. 41b) – ne tient pas (assez) compte du fait que, face à un public aussi averti que celui auquel Aristote semble s’adresser dans les Topiques et les Réfutations sophistiques, le questionneur et son répondant pouvaient occasionnellement s’écarter d’un
1. « My interpretation of au)to/n makes the sophism general enough, starting from its initial question, to be employed against any interlocutor, and not conceived ad hoc for a particular, Platonic adversary [Mon interprétation d’au)to/n rend le sophisme, dès sa question de départ, assez général pour qu’on puisse l’utiliser contre n’importe quel interlocuteur et pour éviter qu’il ne soit conçu ad hoc pour un adversaire platonicien] » (p. 42b).
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scénario fortement stéréotypé 1 et jouer au « good cop, bad cop » dialectique plus en finesse que Di Lascio n’est disposée à l’admettre. Or, le contrat que les interlocuteurs aristotéliciens passent entre eux et avec leur public n’implique pas qu’un sophisme soit vicié par toutes les tares dont il peut porter ou, plutôt, dissimuler les stigmates (ce qui, soit dit au passage, réduirait considérablement l’intérêt des efforts qu’Aristote a prodigués en vue d’en élaborer une classification plus ou moins exhaustive) ; il n’implique pas non plus que sa lu/sij doive être ellemême sophistique ; surtout, il n’exclut pas qu’une solution dialectique – qu’Aristote trouvait assez satisfaisante pour la recommander – fasse l’affaire de tout interlocuteur (et, du fait des contraintes supplémentaires que la doctrine des Idées leur impose 2 , les platoniciens sont certes les plus exposés à être frustrés du secours offert par quelques-unes au moins des parades dialectiques mises au point par Aristote 3 ) ou qu’elle puisse s’appliquer avantageusement même en dehors de la discipline au sein de laquelle elle a vu le jour 4 . 1. L’un déduisant à tort et à travers à partir de prémisses faussement endoxales sans autre but que celui de donner l’apparence de réfuter, l’autre se contentant de lui rendre, par tous les moyens, la pareille sans autre but que celui de donner l’apparence de ne pas avoir été réfuté (cf. Top., VIII, 5, 159a 30-32). 2. Dans Top., VI, 6, 143b 29-32, il est question d’un to/poj, la division d’un genre au moyen d’une négation, dont Aristote prend soin de signaler qu’il n’est utile qu’à l’encontre de ceux qui, à l’instar des partisans des Idées, professent son unité (pro\j e)kei¿nouj mo/nouj xrh/simoj o( to/poj oiá pa=n ge/noj eÁn a)riqm%½ fasin eiånai). Cf. aussi Top., II, 7, 113a 24-31 (incompatibilité entre la séparation des Idées et leur présence en nous : e)n h(miÍn, en raison de l’attribution simultanée de prédicats contradictoires : immobiles, en mouvement, etc.) ; V, 7, 137b 3-13 (asymétrie entre ce qui appartient à l’Idée tv= i¹de/# et ce qui lui appartient en tant qu’Idée de cela dont elle est l’Idée) ; VI, 8, 147a 5-11 (impossibilité d’appliquer aux Idées l’opposition « en soi versus apparent ») ; VI, 10, 148a 14-22 (inconciliabilité de l’Idée et de certaines notes définitionnelles de ce dont elle est l’Idée). 3. Faut-il s’étonner, avec Di Lascio, de ce qu’Aristote ait tiré toute la couverture à soi ou qu’il ne se soit pas soucié de ménager la susceptibilité d’un éventuel répondant platonicien ? Puisqu’à faire les frais de cette opération c’est une doctrine pour laquelle, déjà à l’époque (voire, non sans vraisemblance, à quelque époque que ce soit), il devait nourrir des sentiments plutôt mitigés, on voit mal pourquoi, l’occasion aidant, il aurait manqué de faire d’une pierre deux coups. 4. Il a été souvent remarqué, à juste titre d’ailleurs, que l’image de cette pragmatei¿a, telle qu’elle se dégage des traités dont la vocation dialectique est prédominante (les Topiques, les Réfutations sophistiques, mais aussi les Catégories qu’à raison, après les travaux pionniers d’Isaac Husik – « On the Categories of Aristotle », The Philosophical Review, 13, 1904 et « The Authenticity of Aristotle’s Categories », The Journal of Philosophy, 36, 1939 –, on a rapprochées de plus en plus étroitement aux Topiques), est celle d’une discipline à très forte connotation philosophique. Non seulement la dialectique peut jouer au moins un rôle épistémologique capital, encore que négatif – lié, nous le verrons, à sa nature essentiellement critique (peirastikh/) –, celui de mettre à l’épreuve,
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Une bonne compréhension du tri¿toj aÃnqrwpoj est appelée à se maintenir à égale distance de deux erreurs opposées, quoique complémentaires. D’une part, elle doit se garder de la précipitation consistant à prélever un argument pour l’analyser dans une sorte de vide spéculatif, à l’écart des disciplines et, au sein de celles-ci, des questionnements qu’il a contribué à instrumenter. D’autre part, elle doit éviter que les tensions engendrées par les stratégies de discours, en l’occurrence antagonistes, qui conditionnent l’utilisation de ce même argument faussent la perception de son mécanisme. Nous venons de montrer que la mobilisation du tri¿toj aÃnqrwpoj par des textes dont la vocation n’est pas la même et qui diffèrent sensiblement quant à l’attitude qu’ils adoptent à son égard, n’entraîne aucune contradiction. Il nous reste maintenant à indiquer quelles sont les précautions d’ordre disciplinaire qui s’imposent du fait que le troisième homme se trouve inscrit dans deux contextes aussi éloignés que les pragmateiÍai où Aristote en fait mention. L’ÉCONOMIE DISCIPLINAIRE DU CORPUS ARISTOTÉLICIEN. En dépit de sa codification tardive – que l’on associe traditionnellement à l’édition d’Andronicos de Rhodes 1 –, malgré la vocation thématique plutôt que méthodiquement, la prétention à la vérité de n’importe quel énoncé au niveau de sa compatibilité avec les maximes communes à toute activité susceptible de se structurer discursivement (cf. Soph. el, 9, 170a 34-36) et, spécialement, à toute discipline scientifique (cf. Soph. el., 11, 172a 21-36), mais encore ses instruments (les quatre qu’Aristote présente en Top., I, 13, 105a 21-25, qu’il étudie, respectivement, en 14, 105a 34 - 105b 37, 15, 106a 1 - 107b 37, 16, 107b 39 - 108a 6, 17, 108a 7-17, et dont il évoquera l’utilité en 18, 108a 18-37 pour le deuxième, en 18, 108a 38 - 108b 6 pour le troisième, en 108b 7-31 pour le dernier – à savoir, la collecte de prémisses, le discernement des différents sens dans lesquels un terme se prend, la découverte des différences et l’examen des similitudes) se laissent aisément et utilement employer ailleurs. Sans oublier que le fond auquel Aristote puise ses exemples et les domaines dont il tire les questions qu’il aborde se laissent ramener, dans la très grande majorité des cas, aux préoccupations philosophiques de son temps et de son milieu. Comme le remarquait J. Brunschwig, « Rhétorique et dialectique », dans D.J. Furley et A. Nehamas (éd.), Aristotle’s Rhetoric, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 79, la dialectique aristotélicienne demeure, pour l’essentiel, une affaire de philosophes. 1. La datation (haute ou basse) ainsi que le lieu (Athènes ou Rome) et le contexte (institutionnel : le Lycée ; ou bien privé : le cercle des bibliothèques et des lettrés qui gravitaient autour du patriciat républicain de la basse époque) de l’édition d’Andronicos, et même son importance et sa diffusion, ont été très débattus et sont au centre de la très vaste littérature consacrée à la transmission du corpus aristotélicien au cours des premiers siècles de son histoire. I. Düring a rassemblé, dans le chapitre XVIII de son Aristotle in the Ancient Biographical Tradition, p. 411-425, les témoignages anciens sur Andronicos (75a-q) ; P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen, a consacré un long chapitre (I, 3) à son activité d’éditeur. H.B Gottschalk a fait de meme dans « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century AD », Aufstieg
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chronologique de la compilation à laquelle ce travail aurait abouti 1 – qui devait être, de plus, le fait d’une méréologie philosophique dont l’inspiration n’était pas partout et n’était pas toujours aristotélicienne 2 – , le corpus d’Aristote garde les traces d’un réseau d’enquêtes distinctes encore que solidaires (ces pragmateiÍai étant parfois coordonnées entre elles 3 , parfois subordonnées les unes aux autres 4 ). Bien que leur nature et leur lisibilité soient variables et, dans certains cas au moins, sujettes à caution, ces vestiges – qu’il serait tout aussi imprudent d’accepter que de repousser en bloc 5 – attestent le souci, sinon systématique, du moins und Niedergang der römischen Welt, II, 36.2, 1987, p. 1089-1100 (repris, pour la partie qui nous intéresse, dans « The Earliest Aristotelian Commentators », dans R. Sorabji (éd.), Aristotle Transformed. The Ancient Commentators and Their Influence, London, Duckworth, 1990, p. 55-67). J. Barnes, « Roman Aristotle », dans J. Barnes, M. Griffin (éd.), Philosophia Togata II. Plato and Aristotle at Rome, Oxford, Clarendon Press, 1997 procède à une révision fortement réductrice (no libations) de l’importance fondatrice de l’édition d’Andronicos. 1. Porphyre, qui, pour sa publication des traités de Plotin, disait s’être inspiré de l’œuvre d’Andronicos éditeur d’Aristote (et de Théophraste), témoigne du souci que celuici aurait mis à organiser les matériaux à sa disposition en fonction de ce qu’il croyait être l’affinité de leurs contenus plutôt que l’ordre chronologique de leur rédaction – cf. Vita Plotini, 24.6-11 : « … o( [scil. ¹Andro/nikoj o( Peripathtiko/j] de\ ta\ ¹Aristote/louj kaiì Qeofra/stou ei¹j pragmatei¿aj dieiÍle ta\j oi¹kei¿aj u(poqe/seij ei¹j tau)to\n sunagagw¯n
[L. Brisson, J.L. Cherlonneix, M.O. Goulet-Cazé, R. Goulet, M.D. Grmek, J.M. Flamand, S. Matton, D. O’Brien, J. Pépin, H.D. Saffrey, L. Segonds, M. Tardieu, P. Thillet : l’autre (scil. Andronicos le Péripatéticien) a divisé en traités les écrits d’Aristote et de Théophraste en regroupant dans un même ensemble les sujets apparentés] », qu’on lira dans le deuxième tome de la monumentale édition collective, parue chez Vrin (Porphyre. La vie de Plotin, Paris, Vrin, le tome I en 1982 ; le tome II en 1992). 2. Des cinq commentateurs des écoles néoplatoniciennes – Ammonius, In Cat., 5.31 6.8 ; Philopon, In Cat., 5.15-33 ; Simplicius, In Cat., 5.3 - 6.5 ; Olympiodore, Prol., 8.28 9.13 ; Elias (David), In Cat., 117.15 - 119.25 –, qui abordaient la question de savoir par où commencer l’étude de la philosophie d’Aristote, deux – à savoir Philopon et Elias (David) – mentionnaient Andronicos parmi les partisans des écrits de logique comme point de départ pour entamer la lecture du curriculum aristotélicien. L’accès à la philosophie d’Aristote passait donc, pour ce dernier, par une discipline, la logique, dont on a beaucoup discuté si elle était une partie (me/roj) ou bien un instrument (oÃrganon) de la philosophie, ou encore les deux à la fois, mais qui sous ce nom ne figure ni au titre de l’une (partie) ni au titre de l’autre (instrument) dans les écrits que nous connaissons d’Aristote, qui en est peut-être bien le père naturel, mais qui – en tout cas – ne l’a pas parrainée. 3. C’est à une seule et même science, par exemple, qu’Aristote confie la théorie de l’étant en tant que tel et l’étude des principes communs, c’est-à-dire des axiomes (cf. Met., G, 3, 1005a 19-29). 4. La communication entre différentes sciences peut prendre la forme d’un rapport d’inféodation. Tel est le cas, par exemple, de l’optique par rapport à la géométrie ou de l’harmonie par rapport aux mathématiques (cf. An. post., I, 75b 14-17). 5. Les perplexités concernant les nombreux renvois internes qui jalonnent les écrits d’Aristote, que l’on peut occasionnellement soupçonner d’être le fait d’un ou plusieurs
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récurrent chez Aristote de respecter une péréquation des compétences et des prérogatives propres aux différentes disciplines philosophiques ou d’intérêt philosophique. L’économie des savoirs qui en résulte repose sur des efforts plus ou moins concertés concourant à fixer les limites et la finalité de différents projets en fonction, notamment, des rapports qui les lient entre eux 1 . Dans cette vision articulée et relativement axiomatisée des domaines de la connaissance, il y a des techniques ou des savoir-faire et des savoirs ou des sciences à proprement parler 2 . Les efforts d’harmonisation éditoriale postérieurs à une rédaction qui a dû être elle-même stratifiée et passer par un certain nombre de révisions, ainsi que les doutes touchant leur emplacement exact dans les textes où ils figurent, les problèmes liés à la reconstitution du jeu de références croisées que ces renvois dessinent, les appréciations divergentes auxquelles ils peuvent donner lieu sur des points de chronologie relative, les interrogations qu’ils suscitent quant aux modalités de la pratique aristotélicienne de l’autocitation – toutes ces difficultés sont bien réelles et bien connues. Comme telles, elles sont incontournables. Cela dit, si l’interpolation et l’incorporation accidentelle de gloses et indications marginales étaient partout la règle, comment expliquer que les commentateurs anciens, pourtant si attentifs à ce genre de phénomènes (le cas de l’athétèse et de la réhabilitation du Peri hermeneias est emblématique de l’importance qu’ils accordaient à la question de la paternité de ces renvois) et, en règle générale, plutôt soucieux de signaler variantes (le cas de la leçon lo/goj th=j ou)si¿aj du début des Catégories – Cat. 1, 1a 2, 4, 7, 9-10 – est, elle aussi, à sa façon, très significative) et problèmes liés à la constitution du texte (pour ne mentionner qu’un exemple, tiré du commentaire d’Alexandre aux Métaphysiques, rappelons que, dans In Met., 58.31 - 59.8, Alexandre fait état non seulement de deux leçons divergentes pour A, 6, 988a 10-11, mais aussi du résultat auquel avaient abouti les recherches effectuées par Aspasios pour déterminer quelle était la leçon plus ancienne et quelle était l’origine de la variante), aient prêté si peu d’attention à un si large éventail de pièces rajoutées et d’additions apocryphes ? 1. Aristote revendique souvent la spécificité des différentes pragmateiÍai, lesquelles peuvent certes présenter de nombreux points de contact et d’articulation, mais qu’il est à ses yeux souhaitable d’aborder dans le cadre d’enquêtes distinctes quoique solidaires entre elles. Le corpus aristotélicien offre un nombre considérable d’exemples qui permettent d’illustrer ce souci d’évoquer, pour les écarter, des considérations qu’il ne faut certes pas négliger, mais qu’il vaut mieux étudier, pour elles-mêmes, dans d’autres contextes. Telle est, par exemple, la tournure du rappel, dans le premier livre du De anima, de la raison pour laquelle le mouvement circulaire convient à l’âme mieux que l’absence de mouvement et mieux qu’un autre mouvement (De an., I, 3, 407b 9-13). Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote conclut sa digression sur l’homonymie non accidentelle des biens en observant qu’il convient de laisser la question de côté, qui demande à être examinée, avec toute la rigueur nécessaire, dans le cadre d’une autre enquête philosophique (Eth. Nic., I, 6, 1096b 30-31). Des considérations touchant la physiologie de la digestion et la circulation sanguine en appellent à d’autres discours, qui leur sont plus appropriés mais qui ne sauraient pas trouver leur place dans son traité sur le sommeil et la veille (De somno, 3, 458a 20). 2. Le cinquième livre de l’Éthique à Eudème (= Éthique à Nicomaque, VI) aborde un certain nombre de questions liées aussi bien à la nature d’habitus intellectuels de la science (e)pisth/mh) et des savoirs techniques (te/xnai), qu’aux rapports qu’ils entretiennent entre eux (cf. Met., A, 1, 981b 30 - 982a 1).
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figures que l’expérience et la connaissance sont susceptibles de prendre portent sur des objets différents 1 , présentent une certaine diversité de profils épistémologiques 2 , répondent à des exigences d’exhaustivité et de méthode plus ou moins strictes 3 , se caractérisent par des engagements variables vis-à-vis de la vérité 4 , se trouvent dans un état d’avancement plus ou moins achevé 5 , sont soumises à des contraintes qui ne sont pas les mêmes dans tous les cas 6 . Dans l’univers épistémologique 1. L’objet de l’optique n’est pas celui de l’harmonique ou de l’astronomie (cf. An. post., I, 13, 78b 35-39) ; tout en étant des sciences théoriques, la physique, les mathématiques et la philosophie première n’étudient pas les mêmes réalités (Met., E, 1, 1026a 10-13), etc. 2. C’est pourquoi Aristote recommande de moduler le registre de l’argumentation pour qu’il soit approprié aux différentes enquêtes (cf. notamment Eth. Nic., I, 3, 1094b 1027). Ce souci de bien assortir l’argumentation à la chose revient aussi, très explicite, dans Eth. Eud., I, 6, 1216b 40 - 1217a 10. 3. Dans la mesure où, par exemple, la dialectique vise, prioritairement, l’efficacité, il n’est pas surprenant de rencontrer des exposés sommaires ou des classifications délibérément simplifiées (cf. Top., I, 1, 101a 18-24) ; de même qu’il n’est pas inhabituel de lire des consignes qui recommandent de ne pousser un lieu qu’autant que de besoin (cf. Top., II, 3, 110b 28). 4. Plusieurs textes – Top., I, 14, 105b 30-31 ; An. pr., I, 1, 24a 22 - 24b 12 ; I, 30, 46a 3-10 ; II, 16, 65a 35-37 ; An. post., I, 2, 72a 8-11 ; I, 19, 81b 18-23 – suggèrent que la dialectique et la philosophie diffèrent entre elles en raison des contrats asymétriques qu’elles passent, chacune de son côté, avec la vérité : un contrat ferme, dans un cas, un contrat aléatoire dans l’autre. De fait, l’engagement du dialecticien vis-à-vis de la vérité, loin d’être de stricte implication, est, au mieux, de simple concomitance : non seulement il peut être amené à réfuter ou à défendre une thèse dont le choix n’est que trop souvent indépendant de sa persuasion personnelle mais, dans la mesure où la finalité de la dialectique est la contradiction d’un adversaire ou bien la défense victorieuse d’une thèse, si l’un des adversaires est incapable de la défendre ou l’autre de l’attaquer convenablement, le débat tournera court bien avant que l’on approche un tant soit peu de la détermination de sa vérité ou de sa fausseté. Rien n’exclut, d’ailleurs, que cette discussion prenne une tournure qui n’a rien à voir avec une telle détermination, les adversaires pouvant, le cas échéant, avoir recours à des procédés épistémologiquement très douteux, comme les stratégies dilatoires (pro\j to\n xro/non), aussi bien offensives (Soph. el., 33, 183a 24-26), que défensives (Top., VIII, 10, 161a 9-12). 5. Il y a aussi bien une chronologie de la mise en place des savoirs spécialisés – dont le moment décisif coïncide avec ce que J. Brunschwig appelle, dans « Rhétorique et dialectique. Rhétorique et Topiques », p. 73, une coupure technologique –, qu’une succession dans leur apparition – d’abord les savoirs qui visent à satisfaire des besoins et à procurer un plaisir (autrement dit les connaissances et techniques poihtikai¿) ; ensuite les sciences qui ne visent plus l’utile mais le vrai (c’est-à-dire les e)pisth=mai qewrhtikai¿), selon l’esquisse qu’on peut lire en Met., A, 1, 981b 13 - 982a 3 –. 6. Une discipline comme la dialectique, par exemple, non seulement a ses propres standard d’élégance (même en matière de préférences littéraires, comme il est ressort de Top., VIII, 1, 157a 14-16) et ses bonnes manières (qui déconseillent, mettons, d’insister, que ce soit à tort : Top., VIII, 2, 158a 25-30, ou à raison : Top., VIII, 1, 156b 23-25, sur un seul et même point ou sur un seul et même argument tout pertinent et avantageux qu’il soit
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d’Aristote il n’y a pas de science unifiée ou universelle 1 , dont la constitution résulterait d’un jeu hiérarchisé de valeurs homogènes. À l’opposé, cet univers est un champ travaillé par des tensions liées à la nature et à la finalité des savoirs qui entrent dans sa composition 2 . Pour commencer, il est traversé par un clivage macroscopique 3 , selon qu’on l’explore sous le rapport de l’action (éthique ou poïétique) ou sous celui de la spéculation 4 ; ensuite, même au sein de branches de savoir relativement proches entre elles, comme peuvent l’être – par exemple – les sciences contemplatives (filosofi¿ai qewrhtikai¿), il existe des différences considérables : le domaine d’investigation de la philosophie première n’est pas celui de la science physique (cf. Phys., II, 2, 194b 1415) ; la méthode de la physique n’est pas celle des mathématiques (Met., a, 3, 995a 14-17), etc. La flexion disciplinaire du corpus aristotélicien, dont nous venons d’esquisser quelques-uns des contours les plus apparents, d’une part, le constat que le projet qui sous-tend le chapitre des Réfutations sophistiques où le tri¿toj aÃnqrwpoj est dénoncé comme paralogisme para\ th\n le/cin n’a pas grand-chose en commun avec celui du livre des Métaphysiques où il figure, au contraire, au titre d’inconvénient associé à des raisonnements qu’Aristote lui-même qualifie d’a)kribe/steroi, par ailleurs ; alors qu’elles tolèrent – et peut-être même encouragent – que l’on s’attarde sur des points qui n’ont pas plus d’intérêt pour la discussion en cours que les faux diagrammes des pseudographes pour les démonstrations géométriques : Top., VIII, 1, 157a 1-3), mais aussi ses temps et ses limites agonistiques (Top., I, 11, 105a 7-9), qui se laissent difficilement adapter à d’autres contextes disciplinaires. 1. La connaissance de toutes choses n’est du ressort d’aucune science ; il n’y a pas, de l’avis d’Aristote (Soph. el., 9, 170a 20-23), une science démonstrative universelle, mais un nombre tendanciellement infini de connaissances scientifiques (c’est-à-dire de démonstrations) qui relèvent d’une pluralité de disciplines, lesquelles démontrent chacune à partir de principes qui lui sont, pour la plupart, propres (et même ceux qui sont communs à plusieurs, le sont par analogie de rapports tour à tour intragénériques, comme il est dit dans An. post., I, 10, 76a 37-40). 2. Les deux (nature de la pragmatei¿a et sa finalité) vont d’ailleurs de pair en cela que non seulement des pragmateiÍai différentes poursuivent des buts différents (Eth. Nic., I, 1, 1094a 6-9), mais encore les poursuivent chacune à sa manière (II, 2, 1103b 26-30). 3. Une bipartition de la philosophie (en quelque sorte préliminaire à ses divisions tripartites, puisque celles-ci développent ses parties, pratique et théorique respectivement) intervient, avec une oscillation entre poi¿hsij et pra=cij, dans Met., a, 1, 993b 19-23, L, 9, 1074b 36 - 1075a 2 ; Eth. Eud., I, 5, 1216b 10-19 ; II, 3, 1221b 5-7. Il n’est pas inutile de signaler qu’il y a chez Aristote des éléments d’une flexion de la vérité elle-même : il arrive, en effet, qu’Aristote parle d’une a)lh/qeia praktikh/ (Eth. Eud., V, 2 = Eth. Nic., VI, 2, 1139a 26-27) et même d’une correction, si ce n’est d’une vérité, du désir (Eth. Eud., V, 2 = Eth. Nic., aux sciences exactes I, 2, 1139a 29-31). 4. Top., VI, 6, 145a 15-18 (cf. VIII, 1, 157a 10-11) ; Met., E, 1, 1025b 25 ; K, 7, 1064a 16-17.
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d’autre part, voilà qui n’encourage guère, de prime abord, à identifier les deux arguments et à généraliser dans un sens ou dans l’autre les conclusions auxquelles aboutit leur étude. Il est, en règle générale, fortement déconseillé d’abouter des pièces qui appartiennent à des dispositifs textuels dont on soupçonne qu’ils n’ont pas la même finalité et qui relèvent, en tout cas, d’horizons disciplinaires éloignés. Cette précaution ne sera-t-elle pas d’autant plus de rigueur ici que rien, a priori, ne nous engage à penser que la neutralisation dialectique d’un raisonnement sophistique (et, en dernière analyse, c’est à cela que se résume la discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj des Sophistici elenchi) puisse jouer un rôle aussi considérable que celui qui lui est dévolu dans un réquisitoire contre les arguments les plus rigoureux que des philosophes, dont on sait par ailleurs qu’ils n’avaient que peu de sympathie pour les sophistes, avançaient pour démontrer le bien-fondé d’une doctrine, qui même aux yeux de ses adversaires n’avait rien de sophistique ? Des considérations d’ensemble et d’autres, plus ponctuelles, nous conduiront à réserver aux faits d’ordre disciplinaire une place centrale dans l’économie du tri¿toj aÃnqrwpoj. Celles que nous allons présenter dans un ordre de généralité décroissante visent à mieux cerner, d’un côté, la solution de continuité qui sépare le troisième homme sophistique et le troisième homme métaphysique du point de vue de leurs enjeux disciplinaires, et, de l’autre, l’invariance qui permet de les identifier sous le rapport de leur protocole argumentatif, qui est commun. Le réseau disciplinaire dans lequel les deux occurrences du tri¿toj aÃnqrwpoj sont prises est le fait d’une répartition qui ne répond pas à une logique de compartimentation : les limites entre pragmateiÍai ne sont ni étanches ni infranchissables ; il n’y a, par conséquent, rien d’extraordinaire à ce que deux, ou même plusieurs disciplines communiquent entre elles sur des points de méthode ou de doctrine. Cela est notamment vrai de la dialectique et des e)pisth=mai kata\ filosofi¿an : l’existence d’un certain nombre de figures de l’argumentation – auxquelles Aristote réserve d’ailleurs le nom de to/poi 1 – que la dialectique et son pendant, la rhétorique, partagent avec d’autres disciplines philosophiques, sont là
1. Ce qui permet de confirmer, jusque dans le détail lexical, une remarque de « Dialectique et philosophie chez Aristote, à nouveau » : « l’usage des to/poi n’est nullement un trait distinctif et spécifique de la méthode dialectique » (dans N.L. Cordero (éd.), Ontologie et dialogue, Paris, Vrin, 2000, p. 112), que J. Brunschwig avançait sous l’autorité d’un texte bien connu, tiré du dernier livre des Topiques, où Aristote affirme que les recherches du dialecticien et du philosophe ne se séparent qu’avec la découverte du to/poj (cf. Top., VIII, 1, 155b 7-8).
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pour nous le rappeler 1 , de même que la conversion disciplinaire d’autres lieux, plus spécialisés, qui de rhétoriques ou dialectiques qu’ils étaient, du seul fait que leurs prémisses soient reconnues comme des vérités premières plutôt que comme des opinions autorisées, se trouvent acquerir une dignité scientifique à laquelle rien ne les destinait au départ (cf. Rhet., A, 2, 1358a 23-26). À ce compte, s’il est vrai que la philosophie et la dialectique, comme il est dit en Top., I, 14, 105b 30-31, traitent des mêmes objets, l’une selon la vérité (kat' a)lh/qeian), l’autre selon l’opinion (pro\j do/can), rien n’interdit que les deux puissent raisonner (sullogi¿zesqai) à l’unisson et que la dialectique d’Aristote – art d’inférer à rebours les prémisses dont s’ensuivra la thèse contraire à celle que l’on se trouve attaquer ou, alternativement, défendre – puisse rivaliser en rigueur avec sa syllogistique à vocation scientifique (An. pr., I, 1, 24a 22 - 24b 12). Une analyse détaillée des transferts ponctuels par lesquels une partie de l’argumentaire des traités à vocation dialectique est passée ou s’est trouvée incorporée dans le bagage d’autres sciences confirmerait que, loin de constituer un cas isolé, la fortune extradialectique du tri¿toj aÃnqrwpoj 2 ne diffère pas significativement de celle qu’ont connue d’autres matériaux liés – plus ou moins directement – à la discussion de la doctrine des Idées, qu’Aristote a mis au point (ou, du moins, a rassemblés) dans le cadre de ses recherches dialectiques pour les intégrer à d’autres pragmateiÍai, celles – par exemple – que l’on a réunies, bien après, sous l’intitulé suggestif de ta\ meta\ ta\ fusika/ 3 .
1. Le lieu « du plus et du moins », qu’Aristote évoque, en Rhet., A, 2, 1358a 10-17, est un bon exemple de cette dynamique d’adaptation transdisciplinaire, puisqu’on le rencontre aussi bien dans les Topiques (cf. II, 10, 114b 37 où il est examiné dans la variété de figures qu’il peut présenter), que dans l’Éthique à Nicomaque (cf. X, 3, 1173a 15-28, où il intervient dans l’analogie du plaisir avec la justice – et les autres vertus – ainsi qu’avec la santé, sous le rapport de leur commune disponibilité à admettre des variations de cet ordre précisément), ou encore dans les Métaphysiques (cf. G, 4, 1008b 31 - 1009a 5 où il est utilisé, en l’espèce d’une gradation du vrai et du faux, dans l’une des réfutations ponctuelles des adversaires du principe de contradiction). 2. Puisque la chronologie et les mécanismes de la circulation du tri¿toj aÃnqrwpoj dans le corpus des écrits d’école d’Aristote et de ses traités dits exotériques ne nous sont pas connus, le cas de figure que nous considérons ici n’est pas le seul possible. On ne peut exclure a priori que cette communication ponctuelle soit plutôt à décrire dans les termes d’une fortune intra-dialectique du tri¿toj aÃnqrwpoj. 3. En cela, la plus-value engendrée par la stratégie de neutralisation dialectique du troisième homme sophistique n’a rien d’étonnant : ce ne serait pas la première fois que des procédés, des solutions ou encore des outils qui ont fait leurs preuves dans le domaine de la dialectique, se laissent exporter et s’avèrent d’un secours précieux dans d’autres contextes disciplinaires. Harold Cherniss a analysé, dans le premier chapitre de son Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, les reports d’arguments que les
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Tout cela ne surprendra guère le lecteur, pour peu qu’il se rende attentif au fait qu’aussi bien la philosophie que la dialectique s’intéressent à la détermination du contenu de vérité des thèses en présence 1 , spécialement si elles prétendent en avoir un et qu’elles en sont dépourvues 2 . Leur communication est, sous cet angle précis, d’autant moins problématique que la philosophie et la dialectique ne s’opposent ni comme deux disciplines régionales ni comme deux savoirs antagonistes, ayant la même extension ou la même vocation universelles. La dialectique d’Aristote n’aspire pas plus à se constituer en une science autonome, avec son domaine d’application (son ge/noj a)fwrisme/non pour ainsi dire) et un stock de principes propres, qu’elle n’aspire à être surordonnée à l’ensemble des entreprises d’intérêt scientifique, dont elle assurerait, en l’articulant, la spécificité des contenus et la cohérence architectonique des orientations. Au contraire, dégagée des soucis et d’une partie des contraintes liés au discours scientifique 3 (ce qu’elle ne
Métaphysiques empruntent aux Topiques pour les exploiter dans la critique de la doctrine des Formes séparées. 1. L’une des formes les plus caractéristiques que prend cet intérêt est l’habitus méthodologique constant et délibéré chez Aristote de développer ses différentes enquêtes philosophiques par un travail sur les difficultés propres à un certain objet d’investigation, d’une part, et, d’autre part, par l’examen critique des vues reçues à son sujet, afin de déterminer leur validité intrinsèque et dénouer ainsi les tensions que leur désaccord produit dans l’esprit de celui qui cherche. C’est ainsi, par exemple, qu’il lui arrive d’insister sur la complémentarité des deux tâches (Peri ps., I, 2, 403b 20-24). De même qu’il accorde ailleurs une valeur euristique, variable, à la discussion diaporématique des opinions qui ont cours sur une pragmatei¿a donnée, notamment s’il y en a qui sont opposées : tantôt – comme au début du livre B des Métaphysiques – il considère cet examen dans les termes d’une instruction préliminaire, par laquelle le philosophe s’oriente dans son enquête à l’instar du juge qui prend soin d’écouter les raisons de toutes les parties – ou, plus précisément, toutes les raisons de chaque partie – avant de trancher une affaire (995b 2-4) ; tantôt, en revanche, – comme dans les Éthiques – il lui accorde davantage de crédit encore, puisqu’une fois le tri effectué entre les vues autorisées (Eth. Eud., I, 3, 1215a 5-7), l’on peut se tenir pour satisfait si l’on parvient – dans le respect des phénomènes (I, 6, 1216b 26-28) – à écarter celles qui, éventuellement, posent problème et à garder les autres (VI, 1 = Eth. Nic., VII, 1, 1145b 2-7). 2. Telle est, d’ailleurs, la vocation explicite de la dialectique dans son emploi péïrastique, comme il ressort clairement de Soph. el., 11, 171b 4-6 : « h( ga\r peirastikh/ e)sti dialektikh/ tij kaiì qewreiÍ ou) to\n ei¹do/ta a)lla\ to\n a)gnoou=nta kaiì prospoiou/menon [L’art de mettre à l’épreuve est une certaine dialectique et elle ne
s’attaque pas à celui qui sait, mais à celui qui ignore et qui prétend indûment ] ». 3. La nature de la dialectique n’est pas celle d’un savoir : si elle est peirastikh/ de tout, elle n’est gnwristikh/ de rien, pourrait-on dire en forçant quelque peu le trait (cf. cependant – pour le fond de vérité, proverbial – Met., G, 2, 1004b 19-20 : « oi¸ dialektikoiì diale/gontai periì a(pa/ntwn [les dialecticiens discutent de toutes choses] »
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cache pas, à l’opposé de la sophistique, qui prétend passer pour un savoir positif à des fins de prestige ou d’intérêt 1 ), elle n’a que des visées techniques : sa finalité est de mettre au point et tirer profit de certains moyens pour atteindre, méthodiquement, certains résultats, dans le cadre d’une certaine pratique. D’où le constat, récurrent chez les interprètes, que la dialectique aristotélicienne se caractérise moins par ses objets que par ses opérations : n’ayant pas de contenu à proprement parler, ou n’ayant pas de contenus qui lui soient spécifiquement propres à l’exclusion d’autres qui tomberaient, en quelque sorte, en dehors de sa juridiction thématique 2 , la dialectique aristotélicienne se définit plutôt comme une méthode, qui a son point de départ, ses finalités et sa démarche propre. Méthode dont Aristote, dans sa définition liminaire de la matière des Topiques, se propose de faire la découverte : « h( me\n pro/qesij th=j pragmatei¿aj me/qodon eu(reiÍn a)f' hÂj dunhso/meqa sullogi¿zesqai periì panto\j tou= proteqe/ntoj problh/matoj e)c e)ndo/cwn, kaiì au)toiì lo/gon u(pe/xontej mhqe\n e)rou=men u(penanti¿on
[La finalité de ce traité est de découvrir une méthode grâce à laquelle il nous sera possible aussi bien d’inférer à partir d’opinions accréditées autour de tout sujet proposé, que de ne rien proférer de contraire au discours qu’il nous appartiendrait de défendre] » (I, 1, 101a 18-21).
Après avoir montré que rien ne fait obstacle à l’identification du sophistique au tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique, il nous incombe à présent de prouver, positivement, qu’il s’agit d’un seul et même argument. Son analyse micrologique fera ressortir qu’il est à tri¿toj aÃnqrwpoj
et 1004b 25-26 : « eÃsti de\ h( dialektikh\ peirastikh\ periì wÒn h( filosofi¿a gnwristikh/ [la dialectique met à l’épreuve ce que la philosophie connaît] »). 1. Cf. Soph. el., 1, 165a 21-23, 11, 171b 27-34 ainsi que Met., G, 2, 1004b 24-26. 2. J. Brunschwig remarquait au sujet du problème dialectique qu’aucune restriction, du moins thématique, ne vient limiter son choix : « On ne peut dire d’une question que, par son contenu, elle est ou n’est pas un problème dialectique, comme on peut dire qu’elle est ou n’est pas un problème géométrique ou un problème physique ; elle devient dialectique si elle est traitée par les méthodes propres à la dialectique » (Aristote. Topiques, Introduction, p. XXVI). Les critères qui interviennent pour qualifier ou, alternativement, rendre un problème indisponible du point de vue dialectique, sont d’un autre ordre, étant plutôt liés, d’une part, au souci de préserver l’aspect agonistique de la discussion dialectique, dont l’exercice doit être, par conséquent, compris entre deux seuils de difficulté intellectuelle (Top., I, 11, 105a 7-9 : la preuve dialectique ne doit être ni trop aisée, ni trop malaisée), et, d’autre part, au souci d’équilibrer la répartition de l’effort dialectique entre les adversaires, afin de préserver le caractère de performance propre à leurs échanges (VIII, 3, 158a 31-37 : ce qui dépend de la proximité ou de l’éloignement des thèses antagonistes par rapport aux principes à partir desquels l’argumentation contradictoire est appelée à se développer).
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prendre en facteur commun de deux discours dont l’un a pour but de forcer la conclusion que l’autre tâche, au contraire, d’éviter : dans le livre A des Métaphysiques, Aristote présente le troisième homme comme une conséquence préjudiciable pour le système de croyances d’un interlocuteur qui ne saurait récuser ses prémisses. Dans le chapitre vingt-deux des Réfutations sophistiques, il formule, au contraire, une double stratégie à son encontre, en recommandant au dialecticien aux prises avec un tel argument tantôt de lui refuser son accord, tantôt de le qualifier afin d’éviter – dans les deux cas – d’être enfermé dans une impasse et d’encourir la sanction qui l’accompagne. Contrairement à ce que l’on a pu suggérer, la première impression que l’exposé du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique inspire au lecteur n’est pas celle d’une extrême concision, voire d’une obscura brevitas. À condition de déterminer la nature de l’examen dont il fait l’objet et de s’interroger sur les raisons qu’Aristote pouvait avoir d’aborder le troisième homme dans le cadre de cette pragmatei¿a et, au sein de celleci, dans un chapitre consacré aux sophismes liés à la forme de l’expression, on s’étonnera moins du caractère très ramassé d’un style qui, même ailleurs, n’est que très rarement disert. Comme c’est souvent le cas chez Aristote, ce chapitre des Sophistici elenchi remplit à la perfection son contrat d’écriture – pourvu que le lecteur honore le sien, qui est tout d’abord de ne pas le lire pour ce qu’il n’est pas (ni une leçon de métaphysique, ni une leçon de logique : disciplines, qui plus est, inconnues d’Aristote) ; ensuite, si possible, de le lire pour ce qu’il est, à savoir la solution d’un problème dialectique 1 . LA POSITION INITIALE DU TROISIÈME HOMME SOPHISTIQUE. Tout ce qu’aux fins d’une analyse rétrograde on peut raisonnablement inférer de sa formulation, c’est que le tri¿toj aÃnqrwpoj intervenait dans le cadre d’au moins une discussion dialectique : celle du problème dont la conclusion évoquée en Soph. el., 22, 178b 36-37 constitue l’une des alternatives. « po/teron eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston, hÄ ouÃ; [est-ce qu’il y a ou non un certain troisième homme en plus de l’homme et des particuliers ?] » étant l’une des formes sous lesquelles ce problème se prêtait à être discuté 2 . Des deux cours que 1. Cette expression est à prendre ici au sens où, de nos jours, on parlerait d’un problème d’échecs, qui a sa position initiale, son thème, une clé qui permet d’atteindre le résultat escompté et, parfois, un intitulé, lorsqu’il acquiert, dans la littérature spécialisée, le statut de classique en son genre. 2. Trois conditions au moins sont réunies pour que, rétrospectivement, il soit possible d’affirmer que la question de l’existence d’un troisième homme par' au)to\n kaiì tou\j kaq'
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cette discussion pouvait suivre – selon que le répondant ait choisi ou qu’on lui ait assigné la défense de la pro/tasij « eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj ktl. [il y a un troisième homme, etc.] » ou, alternativement, de sa contradictoire « ou)k eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj ktl. [il n’y a pas un troisième homme, etc.] » –, notre texte envisage celui, moins fréquent peut-être, vu la tendance des répondants à privilégier la défense de thèses à tournure affirmative plutôt que négative (Top., II, 1, 109a 8-9), mais assurément plus significatif pour la pragmatei¿a des Réfutations sophistiques, où il appartenait à l’e)rwtw½n de contraindre l’a)pokrino/menoj à admettre qu’il y a bel et bien un tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston. Faisons l’impasse sur la phase d’acquisition des a)nagkaiÍai prota/seij (prémisses nécessaires) au moyen de questions auxiliaires ou para\ ta\j a)nagkai¿aj (Top., VIII, 1, 155b 19), qu’il vaut mieux laisser de côté dans la mesure où celles-ci dépendaient très largement de l’appréciation du questionneur, qui – soucieux d’obtenir le plus discrètement possible les prémisses dont il procéderait dans sa déduction finale (156a 7-15) – pouvait varier indéfiniment ses assauts préliminaires et dissimuler ceux dont dépendait le succès de sa manœuvre en les alternant avec d’autres sans incidence réelle sur la suite de son questionnement, en évitant, par exemple, de suivre un ordre linéaire dans leur négociation (156a 23-26). Prenons comme situation de départ du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique qu’il constituait l’eÃlegxoj de la thèse « oÀti ou)k eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston [qu’il n’y a pas un certain troisième homme en plus de l’homme et des particuliers] » et qu’il se caractérisait par une utilisation abusive de l’identité d’expression des hommes particuliers et de l’homme prédiqué en commun de ceux-ci dans le but de poser un troisième homme à part de l’un et des autres. Or, c’est précisément cet abus que le répondant pourra dénoncer pour damer le pion à son adversaire, en lui reprochant de ne pas avoir rempli la première condition stipulée par la définition d’eÃlegxoj. Pour qu’il y ait réfutation, nous dit Aristote dans le cinquième chapitre des Sophistici elenchi, il faut que le débat contradictoire porte sur un seul et même objet. C’est pourquoi il n’est pas moins eÀkaston méritait, aux yeux des destinataires des Réfutations sophistiques, d’être considérée comme un problème dialectique à tous les effets et de faire l’objet – à ce titre – d’un débat contradictoire : elle constitue, de toute évidence, une aporie parfaitement à même de piquer la curiosité d’un interlocuteur digne de ce nom (Top., I, 11, 105a 3-5) ; sa difficulté est redoutable, mais elle n’est pas insoluble (105a 7-9), en tout cas elle ne l’est pas pour le dialecticien qui suit Aristote by the book ; sans compter que, tout paradoxale que cette aporie puisse paraître de prime abord, le moins que l’on puisse dire à son sujet c’est qu’il y a derrière un argument (104b 27-28).
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impossible d’asseoir une contradiction sur des homonymes 1 que sur des termes susceptibles de signifier de la même manière ce qui n’est pas le même – ce qui caractérise justement les arguments, comme le tri¿toj aÃnqrwpoj, qui jouent sur la forme de l’expression 2 . Pour qu’il y ait opposition contradictoire – et à partir de là eÃlegxoj (6, 169a 20) –, il faut que les deux énoncés parlent de la même chose – étant bien entendu que cette identité n’est pas celle d’un mot, mais celle d’une chose (mh\ o)no/matoj a)lla\ pra/gmatoj). « eÃlegxoj me\n ga/r e)stin – affirme Aristote – a)nti¿fasij tou= au)tou= kaiì e(no/j, mh\ o)no/matoj a)lla\ pra/gmatoj [Dorion : une réfutation n’est pas la contradiction d’un seul et même mot, mais d’une seule et même chose] » (Soph. el., 5, 167a 23-24) 3 . LE THÈME DU TROISIÈME HOMME SOPHISTIQUE. Pourquoi ou, plus précisément, dans quelles circonstances le tri¿toj aÃnqrwpoj se laisse-t-il dénoncer comme un paralogisme et, le cas échéant, à quelle famille de paralogismes appartient-il ? Puisqu’Aristote le mentionne dans un chapitre consacré aux sophismes dont le ressort est une identité morphologique dissimulant des valeurs sémantiques disparates, le tri¿toj aÃnqrwpoj relève de cette classe de paralogismes qu’Aristote qualifie de para\ to\ sxh=ma th=j le/cewj. C’est là un motif que le lecteur des traités dialectiques d’Aristote n’aura aucune difficulté à reconnaître. Parmi les nombreux textes qu’il pourrait évoquer, le parallèle le plus éclairant est à chercher du côté de Catégories, 5, 3b 10-18 que nous citons d’après la concorde des éditions Minio-Paluello et Bodéüs : « pa=sa de\ ou)si¿a dokeiÍ 1. « kaiì eÃstw a)nti¿fasij tou=to, kata/fasij kaiì a)po/fasij ai¸ a)ntikei¿menai! le/gw de\ a)ntikeiÍsqai th\n tou= au)tou= kata\ tou= au)tou=, ® mh\ o(mwnu/mwj de/ [Que la contradiction soit cela : une affirmation et une négation opposées : et j’appelle opposition celle du même au sujet du même, mais non point de façon homonyme] » (De int., 6, 17a 33-35). Cette définition se laisse légitimement mobiliser dans le cadre d’une discussion consacrée à la pragmatei¿a dialectique dans la mesure où Aristote introduit la clause « mh\ o(mwnu/mwj de/ » justement pour faire échec à ce qu’il appelle au même endroit les embarras sophistiques (17a 36-37 « pro\j ta\j sofistika\j e)noxlh/seij »). 2. Soph. el., 4, 166b 10-11 : « oi¸ de\ para\ to\ sxh=ma th=j le/cewj sumbai¿nousin oÀtan to\ mh\ tau)to\ w¨sau/twj e(rmhneu/htai [Dorion : les arguments qui dépendent de la forme de l’expression se produisent lorsque ce qui n’est pas le même s’exprime de la même façon] », auquel correspond 22, 178a 4-6 ; cf. aussi 7, 169a 29-30 où il est question de la o(moio/thj th=j le/cewj (ressemblance de l’expression). 3. Nous n’avons retenu ici que la première partie de la définition, la deuxième clause : « kaiì o)no/matoj mh\ sunwnu/mou a)lla\ tou= au)tou= [et non pas d’un nom synonyme mais du même nom] » (Soph. el., 5, 167a 24-25) relevant plutôt d’une autre préoccupation, qui est celle d’assurer, par le respect de sa continuité nominale, les conditions d’une visibilité maximale de la réfutation elle-même. De fait, le sophiste respecte scrupuleusement la deuxième contrainte, pour ainsi dire pragmatique, alors qu’il s’efforce de contourner la première, pour ainsi dire thématique.
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to/de ti shmai¿nein. e)piì me\n ouÅn tw½n prw¯twn ou)siw½n a)namfisbh/thton kaiì a)lhqe/j e)stin oÀti to/de ti shmai¿nei! aÃtomon ga\r kaiì eÁn a)riqm%½ to\ dhlou/meno/n e)stin. e)piì de\ tw½n deute/rwn ou)siw½n fai¿netai me\n o(moi¿wj t%½ sxh/mati th=j proshgori¿aj to/de ti shmai¿nein, oÀtan eiãpv aÃnqrwpon hÄ z%½on! ou) mh\n a)lhqe/j ge, a)lla\ ma=llon poio/n ti shmai¿nei, ® ou) ga\r eÀn e)sti to\ u(pokei¿menon wÐsper h( prw¯th ou)si¿a, a)lla\ kata\ pollw½n o( aÃnqrwpoj le/getai kaiì to\ z%½on
[Il semble que toute substance signifie un ceci. Cela est incontestablement vrai des substances premières, puisqu’elles signifient un certain ceci. Ce qui est désigné est, en effet, individuel et numériquement un. Pour ce qui est, en revanche, des substances secondes il semblerait qu’elles signifient également un certain ceci du fait de leur figure de la dénomination, comme lorsqu’on dit “homme” ou “animal”. Or, ce n’est pas vrai, puisqu’elles signifient plutôt un certain qualifié : en effet, le sujet n’est pas un, comme la substance première, mais l’homme et l’animal se disent de plusieurs] ». Aristote fait observer que, le sxh=ma th=j proshgori¿aj (figure de la dénomination) aidant, on est amené à penser qu’aussi bien la substance première que la substance seconde signifient la même chose, à savoir un to/de ti. Or, il n’en est rien : si telle est indiscutablement la signification de la prw¯th ou¹si¿a, il en va autrement pour la deute/ra ou)si/a qui signifie plutôt un poio/n ti et détermine ainsi de quelle substance il s’agit (Cat., 5, 3b 18-21). Oublier que l’opposition entre to/de ti et toio/nde n’a pas de contrepartie morphologique – c’est-àdire qu’il n’y a pas moyen de distinguer sur le plan de l’expression une substance particulière, existant de plein droit, et une substance seconde, qui n’a pas d’existence indépendamment de celle des entités particulières dont elle est prédiquée en commun – c’est tomber sous le coup de certains sophismes liés précisément au sxh=ma th=j le/cewj, au nombre desquels on peut compter le tri¿toj aÃnqrwpoj. Celui-ci prétend, en effet, conclure à l’existence d’un troisième homme en s’appuyant, pour ce faire, sur l’indifférence morphologique dans la dénomination de l’aÃnqrwpoj prédiqué de plusieurs, qui est un toio/nde, et de l’aÃnqrwpoj qui est un to/de ti, lequel ne se prédique de rien – comme il est dit, formellement, dans un texte bien connu des Catégories, à savoir 5, 3a 36-37 : « a)po\ me\n ga\r th=j prw¯thj ou)si¿aj ou)demi¿a e)stiì kathgori¿a [il n’y a pas de prédication de la substance première] ». C’est pourquoi Aristote range le tri¿toj aÃnqrwpoj parmi les arguments fallacieux dus à la forme de l’expression – ces sophismes qui exploitent le fait que, parfois, des choses différentes pouvant se dire de la même façon, il est possible de jouer sur les flottements entre signification et
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expression pour confondre, avec la langue, deux entités que l’ontologie oppose (un to/de ti et un toio/nde, en l’occurrence). LA CLÉ DU TROISIÈME HOMME SOPHISTIQUE. Même à une première lecture, il est manifeste que le but, sinon exclusif, du moins prioritaire de l’exposé qu’Aristote consacre au tri¿toj aÃnqrwpoj dans les Réfutations sophistiques vise sa neutralisation. Pour être fruste, le constat n’en est pas moins vrai. Il se laisse, en tout cas, aisément vérifier. Dans ces quelques lignes, Aristote se concentre moins sur une analyse à rebours des questions et des réponses par lesquelles le tri¿toj aÃnqrwpoj serait amené – d’ordinaire de très loin –, qu’il ne se préoccupe de repérer les moyens de l’esquiver (quel que soit par ailleurs le déroulement effectif des échanges par lesquels le sophiste se porte en vue de sa conclusion 1 ). La discussion qu’Aristote consacre au tri¿toj aÃnqrwpoj est, de toute évidence, commandée par le souci exclusif de déterminer quelle stratégie permet de l’éviter. Ce qui, dans une perspective aussi sophistiquée que celle de la systématisation aristotélicienne de la pragmatei¿a dialectique, revient à déterminer ce qu’il faut refuser et ce qu’il est loisible de concéder à son adversaire et, le cas échéant, à quelles conditions. En ce sens, la séquence finale du chapitre est formelle : « fanero\n ouÅn oÀti ou) dote/on to/de ti eiånai to\ koinv= kathgorou/menon e)piì pa=sin, a)ll' hÃtoi poio\n hÄ pro/j ti hÄ poso\n hÄ tw½n toiou/twn ti shmai¿nein
[Il est donc évident qu’il ne faut pas accorder que ce qui se prédique en commun de tous soit un ceci, mais qu’il signifie ou bien un qualifié, ou bien un relatif, ou bien un quantifié ou encore quelque chose de cette sorte] » (Soph. el., 22, 179a 8-10). Au lieu de récapituler la dynamique d’un argument dont il n’a reporté au départ que la dernière inférence, Aristote insiste, dans les dernières lignes du chapitre, sur une consigne qu’il avait pourtant déjà formulée, à la tournure injonctive près, en 178b 38-39, par laquelle il prescrit ce qu’il est nécessaire de récuser au questionneur pour l’empêcher de conclure « oÀti eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston », et ce qu’on peut éventuellement lui accorder sans être contraint par la suite d’admettre une telle conclusion. La leçon qu’Aristote tire de sa considération du troisième homme dans les Réfutations sophistiques est donc celle qu’il retiendra dans les 1. C’est pourquoi, au demeurant, il faudrait non seulement procéder avec beaucoup de circonspection dans une éventuelle reconstruction ex pede sophistam, mais aussi et surtout commencer par se demander quel est l’intérêt d’une telle entreprise : il y a un nombre indéfini d’évolutions possibles du jeu de questions et réponses par lequel le tri¿toj aÃnqrwpoj peut aboutir ou échouer. Il serait, qui plus est, inutile de les envisager toutes, du moment que l’on peut apprendre à les regrouper et à les ordonner en identifiant, comme le fait Aristote, l’inférence qu’il s’agit, alternativement, de forcer à accepter ou de rejeter.
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Métaphysiques (particulièrement en Z, 13, 1038b 35 - 1039a 3) : puisque celui qui ne tient (ou ne peut pas tenir) compte de la différence ontologique entre un universel dont l’existence se réduit au fait d’être prédiqué de plusieurs, d’une part, et, d’autre part, un particulier qui existe, au contraire, de plein droit, s’expose à tomber sous le coup du troisième homme, il est crucial de veiller à ce que l’eÃkqesij du prédicat commun n’aboutisse, en aucun cas, à la position d’un to/de ti, mais – tout au plus – à celle d’un toio/nde. Si le répondant consent à accorder quelque chose à son adversaire, la seule concession qu’Aristote l’autorise à faire porte sur une eÃkqesij à faible incidence ontologique, alors qu’il l’engage à opposer un refus aussi ferme que constant à celle qui se solderait par la position d’un to/de ti. Conformément au registre disciplinaire des Réfutations sophistiques, qui ont pour finalité – ne l’oublions pas – de familiariser un certain public avec un large éventail de difficultés qu’il peut rencontrer dans la pratique du débat contradictoire à vocation dialectique, il est opportun, avant d’étudier cursivement le texte, de procéder à une dernière mise au point critique visant à déjouer, dans sa version la plus raffinée, la famille de lectures qui refusent d’admettre la coexistence de deux modalités de l’eÃkqesij des prédicats communs. DI LASCIO : ROUND TWO. Selon une manœuvre de diversion courante dans la littérature analytique d’interprétation et d’essai, le contournement d’un problème s’effectue de préférence sous la menace d’armes d’argumentation massive, positionnées stratégiquement en retrait d’un dispositif de lecture que des considérations de budget textuel, qui en matière éditoriale ont force de loi, défendent de faire tourner à plein régime. Le recours à une telle technique dépend, normalement, de l’importance de la question escamotée : plus un point de doctrine est capital, plus il a de chances d’être laissé pour compte. « Third Men. The Logic of the Sophism » ne fait pas exception : alors même qu’il commande son analyse en orientant aussi bien le choix de ses difficultés que celui de ses solutions, Di Lascio finit par marginaliser le problème de la nature de l’eÃkqesij 1 . À cette stratégie de refoulement fait pendant un effort 1. Le découpage thématique du texte, scandé par les contradictions que Di Lascio hérite de l’historiographie contemporaine et qu’elle localise en 179a 3 et 5-8, tout comme la solution qu’elle propose – qui consiste précisément à rejeter la possibilité d’une modulation des opérations d’e)kqe/sqai (e)kti¿qesqai) – dépendent en dernier ressort de la manière de poser le prédicat commun en dehors des particuliers. Di Lascio ne croit cependant pas utile d’avancer le moindre argument ou de citer un texte quelconque à
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symétrique visant à ramener dans le champ de présence du texte le sophisme dont Aristote ne fait que mentionner la conclusion bien connue : « oÀti eÃsti tij tri¿toj aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston » 1 . Ces deux opérations, par lesquelles se définit une interprétation en équilibre instable entre deux absences qu’elle travaille, dans un cas, à réduire, dans l’autre, à creuser, génèrent inévitablement des tensions, dont l’effet principal est de déstabiliser les évidences reçues en matière de tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique. Est-ce que ce choc se traduit aussi par une réorientation salutaire de nos vues sur sa nature et ses enjeux ? Nous connaissons déjà une moitié de la réponse : l’impact l’appui de ses vues en la matière, qui prétendent pourtant rompre avec l’interprétation traditionnelle de l’eÃkqesij : « It is usually believed that these terms [i.e. e)kti¿qhmi et eÃkqesij] are used there in relation to the Platonic ontological separation of Forms, more precisely that eÃkqesij is a name for the separation of Forms. I cannot discuss here the relevant Metaphysics passages, but I believe that a close inspection of them and of some ancient sources shows that e)kti¿qhmi and eÃkqesij, although used in Platonic contexts, never refer to the ontological separation of Forms [D’ordinaire, on considère que ces termes sont utilisés ici en relation avec la thèse platonicienne de la séparation ontologique des Formes et, plus précisément, que l’eÃkqesij signifie leur séparation. Je ne peux pas discuter ici les passages des Métaphysiques concernés, mais je crois qu’une inspection détaillée aussi bien de ces derniers que de certaines sources anciennes montrerait que e)kti¿qhmi et eÃkqesij, bien qu’ils soient employés dans des contextes platoniciens, ne se réfèrent jamais à la séparation ontologique des Formes] » (p. 51a). 1. APORIAI… Un lecteur, disons, un cran moins empathique que notre profane pourrait se poser la question de savoir quels peuvent bien être l’intérêt et la légitimité d’une reconstruction qui, pour l’essentiel, ne fait que transcrire (« but formulated in an interrogative and elenctic form [mais formulée selon une tournure interrogative et réfutative] »), un argument, le tri¿toj aÃnqrwpoj, qu’Alexandre aurait lu dans le traité perdu d’Aristote sur les Idées, dont E.V. Di Lascio a commencé par dénoncer l’incompatibilité avec le sophisme auquel cette même reconstruction aboutit. KAI LUSEIS… Si problème de compatibilité il y a, il est le fait d’une contrainte extrinsèque, que Di Lascio a pris l’initiative d’imposer au texte des Réfutations sophistiques en excluant que le tri¿toj aÃnqrwpoj qu’Aristote discute puisse être le même auquel il a recours dans les Métaphysiques. Ce problème n’affecte, par conséquent, que l’économie interne de cette interprétation et – à ce titre –, après avoir montré que l’une se solde par une revendication et un reproche aux allures paradoxales, l’autre peut être écartée de notre considération. Quel est, en revanche, l’intérêt de cette entreprise ? La perspective d’exhumer, par-delà les indications d’Aristote, la matrice d’un argument qui a été en quelque sorte victime de son succès, de même que le dessein de restituer la mécanique de son déroulement, constituent sans doute un défi irrésistible pour l’exégète de talent. Relever ce défi est une chose, parvenir à saisir la logique du sophisme en question (qui brille justement par son absence) et, surtout, montrer qu’elle commande la discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique en est cependant une autre. D’autant plus que ce chapitre des Réfutations sophistiques se présente moins comme une étude du paralogisme en question (à supposer, bien entendu, qu’il y en ait un seul et non plusieurs, et qu’une seule paralogique en régisse toutes les variantes) qu’il ne s’organise en vue de l’élaboration de la stratégie ou, plutôt, des stratégies appropriées à sa mise hors circuit dialectique.
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offensif de cette machine exégétique a été largement surfait par son auteur, au point que, s’il n’est pas négligeable, alors c’est que, paradoxalement, elle apporte des éléments de confirmation à la lecture majoritaire, en dépit du désaccord affiché à son encontre. La deuxième moitié de la réponse consistera à déterminer si la solution proposée par Di Lascio non seulement sort de l’ordinaire mais encore est de nature à changer la donne exégétique du troisième homme sophistique. Parmi les résultats les plus significatifs auxquels Di Lascio aboutit, il y a la tournure très personnelle, et sans doute originale, qu’elle confère à sa lecture du sophisme « Kori¿skoj kaiì Kori¿skoj mousiko/j, po/teron tau)to\n hÄ eÀteron; », qui s’étend sur toute la section 7, la plus développée de l’étude. La discussion que Di Lascio lui a consacrée mérité d’être étudiée plus en détail : tout d’abord, parce que le Coriscos est dans le texte, ensuite, parce que Di Lascio s’en prévaut pour écarter la concomitance de deux modalités de l’eÃkqesij. Dans la mesure où nous sommes en présence d’ancrages textuels solides, une déconstruction ponctuelle offre l’avantage supplémentaire de réduire considérablement le risque d’enfermer le conflit des interprétations dans un schéma d’opposition binaire où des exégèses en désaccord se neutralisent mutuellement par le télescopage d’options incompatibles. Le genre de carambolages auxquels on assisterait si, par exemple, on se contentait de remarquer que, dans le passage en question, à l’encontre de ce que Di Lascio croit 1 , force est qu’e)ktiqe/nai signifie aussi, sous peine d’encourir une contradiction, xwri¿zein. Si tel n’était pas le cas et qu’il n’y avait pas de confusion possible entre l’eÃkqesij qui aboutit à la séparation du koino/n et celle qui le distingue des particuliers sans le poser comme séparé pour autant, alors il n’y aurait tout simplement pas de quoi mettre sur pied un tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique, dans la mesure où celui-ci repose sur la promiscuité, que favorise la forme de l’expression, entre les deux modes de procéder à l’eÃkqesij du prédicat commun. Si elle ne s’encombrait pas de domestiquer le o(moi¿wj de la ligne 178b 39 par une conjecture grammaticale douteuse 2 et, somme toute, 1. « e)kti¿qhmi cannot mean, on pain of contradiction, “to substantivise” [e)kti¿qhmi ne peut pas signifier, sous peine d’encourir une contradiction, “substantiver”] » (p. 49b). 2. Tirer argument du fait que, quelque quarante lignes plus haut, précisément en 178a 29 (mais aussi en 178b 8, que Di Lascio ne fait que mentionner), un adjectif de la même famille que o(moi¿wj, pris entre une prolepse pronominale, à laquelle il s’accorde, et une analepse – pronominale elle aussi –, sur laquelle il se construit, assure une prestation sémantique aussi standard que celle de signifier la ressemblance de ce qui précède et de ce
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décorative 1 , l’entrée en matière de Di Lascio eût été parfaite. Avec le Kori¿skoj mousiko/j, c’est un un nouvel eÃlegxoj qui intervient dans l’exposé aristotélicien. Qui affirmerait le contraire ? Dans sa formulation, ni Kori¿skoj ni mousiko/j ne prêtent à équivoque 2 . Si ce n’est pas au niveau des sophismes pris chacun comme un tout qu’il faut chercher les raisons pour lesquelles, dans ce texte des Réfutations sophistiques, Aristote a évoqué ensemble le Coriscos et le troisième homme, quels sont le sens et la portée de leur rapprochement ? Après un deuxième pastiche par contumace 3 , Di Lascio entre dans le texte et tranche une qui suit, pour postuler qu’en l’absence de tout terme de comparaison, l’adverbe o(moi¿wj, pris isolément, puisse avoir une valeur analogue, c’est s’autoriser d’un lien qui, s’il n’est pas controuvé, demeure très distendu, à moins de supposer que l’écriture des Réfutations sophistiques soit réglée par un système de résonances internes dignes du Finnegans Wake de James Joyce, où de telles harmoniques lexicales peuvent courir sur des séquences encore plus longues – hypothèse qui en vaut une autre, mais qui, sauf erreur, n’est pas évoquée ici. Passons sur ce qu’il y a de troublant dans la soudaine pénurie d’adverbes qui aurait frappé la prose d’Aristote, dont le seul moyen de mettre en garde son lecteur contre une analogie qui pouvait l’entraîner sur une fausse piste (l’exemple du Kori¿skoj mousiko/j présenté par Di Lascio demande, en effet, à être manié avec tant de précautions que l’on peut bien se demander s’il n’était pas évoqué pour égarer le lecteur plutôt que pour l’éclairer), était de l’introduire par un o(moi¿wj qui n’est pas exactement l’expression la plus appropriée à cet effet. 1. Quelque deux pages plus loin (p. 46b), Di Lascio elle-même reconnaîtra qu’une étude plus poussée des occurrences de o(moi¿wj dans les Réfutations sophistiques aurait pour effet de relativiser les implications de cette supposition. 2. Ce qui se passe ailleurs, e.g. en Soph. el., 17, 175b 19-21, où deux personnes du même nom, Coriscos précisément, sont l’une cultivée (mousiko/j), l’autre inculte (aÃmouson). Si tel était le cas en 178b 39 - 179a 3, l’opposition de « Coriscos » et « Coriscos cultivé » serait alors trompeuse : l’on croirait avoir affaire à un sophisme alors qu’il n’en est rien… ce qui est fort peu plausible, compte tenu de la nature de l’exposé aristotélicien, qui est de protéger son lecteur contre un procédé sophistique, plutôt que de le tromper à son tour, qui plus est par un autre exercice de substitution sophistique que celui qui est à l’étude. La remarque qui suit et qui oppose un to/de ti à un toio/nde serait dès lors tout aussi incompréhensible : dans le cas de l’homonymie des Coriscos ce sont deux ta/de tina/ (ou, à la limite, deux toia/de) qui s’opposent l’un à l’autre sous le rapport de leur éducation ou de leur absence d’éducation, non pas un to/de ti et un toio/nde. S’il est, en revanche, certain que eÀteron et tau)to/n sont susceptibles de se dire pollaxw½j (de plusieurs façons), cela n’entre cependant pas en ligne de compte ici, puisque leur homonymie n’a pas de conséquences sur l’enseignement qu’Aristote retire du rapprochement du tri¿toj aÃnqrwpoj et du Kori¿skoj : « to\ me\n ga\r to/de ti, to\ de\ toio/nde shmai¿nei, wÐst' ou)k eÃstin au)to\ e)kqe/sqai [l’un signifie un ceci, l’autre quelque chose de tel ou tel, si bien qu’il n’est pas à poser à part] » (Soph. el., 22, 179a 1-3) – lequel des deux, tau)to/n ou eÀteron, signifierait un to/de ti, se refusant ainsi à être posé à part (de l’autre) ? 3. Exercice auquel Di Lascio, moins docile, en l’occurrence, aux exigences de compression rédactionnelle auxquelles elle avait sacrifié la discussion de l’eÃkqesij, se prend non une mais deux fois – virtuellement dans les mêmes termes. Une première, en
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première difficulté (deux, pour être exact, étroitement liées) : quels sont les termes dont l’alternative est scandée par le to\ me/n… to\ de/… en 179a 1-2 et qu’est-ce que désigne l’au)to/ de la ligne 179a 2 ? La réponse à cette double interrogation, que partage un certain nombre d’interprètes et notamment Ross et Cherniss, consiste à renvoyer le premier to/, le to/de ti, à Kori¿skoj, le deuxième to/, le toio/nde, à mousiko/j, ainsi qu’à identifier l’au)to/ en 179a 2 avec ce dernier. Di Lascio n’est pas de cet avis : « I think the interpretation of to\ me/n and to\ de/ as referring, respectively, to “Coriscus” and “Coriscus the musician” is preferable [je suis d’avis que l’interprétation à suivre soit celle qui réfère to\ me/n et to\ de/ respectivement à “Coriscos” et “Coriscos musicien”] » (p. 47a). La première raison que Di Lascio avance en faveur de cette identification est la plus prometteuse du lot, mais elle demeure, en l’état du moins, passablement obscure : « if Aristotle wanted to speak of Coriscus and the musician, he would have formulated the question in an appropriate way [si l’intention d’Aristote était de parler de Coriscos et du musicien, il aurait formulé la question d’une manière appropriée] » (p. 47a). Di Lascio ne nous en dit pas davantage ; mal à l’aise avec l’utilisation analytique du qualificatif 1 , nous hésitons, de notre côté, à spéculer sur la forme plus appropriée à laquelle Di Lascio songe ici 2 ; en dépit de son intérêt, nous prendrons donc le risque de laisser de côté ce premier argument. La deuxième raison est moins impressionnante : la correspondance précise entre la solution du tri¿toj aÃnqrwpoj et celle du sophisme axé sur la question de l’identité et de la différence de Coriscos et Coriscos p. 44b ; une deuxième, en 46a-b. Sans compter que les sources dont E.V. Di Lascio s’inspire contredisent son identification du toio/nde en 179a 2 avec le mousiko\j Kori¿skoj davantage qu’elles ne permettent de la conforter. Il est à peu près certain que le renvoi au livre E des Métaphysiques, où la question de savoir « po/teron eÀteron hÄ tau)to\n mousiko\j Kori¿skoj kaiì Kori¿skoj [si Coriscos cultivé et Coriscos sont identiques ou différents] » est évoquée (cf. E, 2, 1026b 17-18), notamment si on la lit à la lumière du commentaire d’Asclépius, comme le fait Di Lascio, confirmerait l’identification du toio/nde avec le mousiko/j plutôt qu’avec le mousiko\j Kori¿skoj : le sophisme ainsi que sa solution – comme le remarque Asclépius, In Met., 366.32 - 367.3 – portent sur le rapport entre l’accident et le particulier qu’il affecte et qui lui sert de substrat. Dans la mesure où mousiko\j Kori¿skoj ne saurait être l’accident de Kori¿skoj, il est manifeste que mousiko/j est le sumbebhko/j et Kori¿skoj le u(pokei¿menon. 1. L’appropriate way auquel Di Lascio se contente de faire allusion nous paraît, à sa façon, tout aussi énigmatique que les appropriate places dont parlait Gail Fine à propos de l’AOM (cf. On Ideas, p. 198). 2. D’autant plus que Di Lascio la première croit utile, p. 46a-b, de mettre en garde contre la tentation de considérer que les nuances dans la formulation de ce sophisme soient porteuses d’une différence de sens que, probablement, elles ne véhiculent pas.
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cultivé, semble plutôt exclure qu’autoriser le jeu de rôles sur lequel repose la lecture de Di Lascio. Quoi que l’on pense du transfert linguistique qu’elle associe à l’utilisation du verbe shmai¿nein en 179a 2 1 , il suffit de prendre sa description au pied de la lettre pour saisir ce que la symétrie entre l’analyse des termes dans le tri¿toj aÃnqrwpoj et dans le « Kori¿skoj kaiì Kori¿skoj mousiko/j, po/teron tau)to\n hÄ eÀteron; » peut avoir de dommageable pour l’identification du toio/nde au mousiko\j Kori¿skoj plutôt qu’au mousiko/j tout court. Cet effort de clarification se solde, en effet, par un constat dont la tournure semble s’inspirer d’une autre technique bien connue de l’interprétariat contemporain, qui consiste à projeter une anomalie patente au cœur de son dispositif de lecture et de l’investir d’un pouvoir occulte de confirmation : Despite the analogies, however, there is a basic difference between the two sophisms, which, I believe, could actually have been an even stronger reason than the analogies for Aristotle’s choice of quoting the Coriscus sophism here [En dépit des analogies, cependant, il y a une différence fondamentale entre les deux sophismes, qui a effectivement pu constituer aux yeux d’Aristote une raison plus forte encore que les analogies pour son choix de mentionner ici le sophisme de Coriscos] (p. 48a).
Comme c’est le plus souvent le cas, cette opération s’effectue en deux temps, par deux mouvements symétriques visant à dissimuler son caractère éminemment contre-intuitif. Le premier propulse le lecteur en avant : However, it will be possible to appreciate this difference only after having understood the meaning of the clause wÐst' ou)k eÃstin au)to\ e)kqe/sqai, which requires a preliminary discussion of the sense of the verb e)kti¿qhmi in section 9 [Quoi qu’il en soit, il ne sera possible d’apprécier cette différence qu’une fois que l’on aura compris le sens 1. « It is noteworthy, however, that Aristotle does not say that Coriscus is a to/de ti and Coriscus the musician is a toio/nde ti, but that the term “Coriscus” signifies a to/de ti and the phrase “Coriscus the musician” signifies a toio/nde ti. The solution of the sophism is transferred to the linguistic level : etc. [Il convient de noter, cependant, qu’Aristote ne dit pas que Coriscos est un to/de ti et Coriscos le musicien un toio/nde, mais que le terme Coriscos signifie un to/de ti et que l’expression “Coriscos le musicien” signifie un toio/nde. La solution du sophisme est transposée sur le plan linguistique, etc.] » (p. 47b). Comment expliquer alors la présence, déjà en 178b 39, du même verbe shmai¿nein ? D’ailleurs, si l’emploi de ce verbe, shmai¿nein, marque, pour la solution du sophisme, le passage au niveau linguistique, l’emploi du verbe eiÅnai, en 179a 8, signale-t-il, symétriquement, un retour au niveau ontologique ? L’alternance des deux verbes, en 179a 8-10, témoigne, au contraire, du fait qu’il n’y a lieu de parler ici de transfert ni dans un sens ni dans l’autre.
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de la clause wÐst' ou)k eÃstin au)to\ e)kqe/sqai, laquelle requiert une discussion préalable de la signification du verbe e)kti¿qhmi dans la section 9] (p. 48a).
Le deuxième le ramène à la case départ : However, Aristotle’s reasons for mentioning this question here do not lie only in its similarities with the Third Man sophism, but also, and perhaps mainly, in an important difference : while Coriscus the musician cannot be distinguished (in the particular sense seen above) from Coriscus, man can be distinguished from individual men. In the previous section I explained how this happens, and how it is then possible to solve the first alleged contradiction in the passage [De toute façon, les raisons qu’Aristote avait de mentionner la question ici ne tiennent pas qu’à ses similarités avec le troisième homme, mais à une différence de taille : alors que Coriscos le musicien ne peut pas être distingué (au sens particulier que nous disions) de Coriscos, homme peut être distingué des hommes individuels. Dans la section précédente j’ai expliqué ce qu’il en est et comme il devient possible de résoudre la première des supposées contradictions dans le texte] (p. 51b).
Le point de symétrie, où cette inversion se produit, se laisse aisément repérer. En espèce, il coïncide avec la construction d’une parenté entre les deux sophismes contre laquelle Di Lascio s’empresse de mettre en garde ses lecteurs. Ce qu’elle fait, qui plus est, au moyen de la procuration interprétative la plus banale et la plus suspecte, en s’autorisant de l’intention de l’auteur pour l’enfermer dans un tour de force d’où il ne pourra s’extraire qu’au prix d’une triple homonymie – autant de sens en lesquels le terme clé de l’analogie demande à être pris dans les quelque dix lignes commentées par Di Lascio : en une première acception, comme un to/de ti qualifié d’une certaine manière (« Coriscus the musician (a toio/nde) [Coriscos le musicien (un toio/nde)] », p. 50a) ; en une deuxième, comme la qualité accidentelle correspondant à l’affection du premier toio/nde (« the toio/nde musician [le toio/nde musicien] », p. 38b) ; en une troisième, comme prédicat commun d’une classe de particuliers (« man (another toio/nde) [homme (un autre toio/nde)] », p. 50a) – et d’un rapprochement dont, à coup sûr, Aristote lui-même se serait demandé s’il ne fallait pas plus d’efforts pour expliquer pourquoi et comment lui résister qu’il n’y avait de bénéfices à retirer du fait d’avoir compris en quel autre sens il était possible, en revanche, de s’en inspirer : The case of Coriscus and Coriscus the musician is similar to the Third Man because, as we have seen, it too can be solved by a correct distinction between to/de ti and toio/nde ti. However, Aristotle is worried that this analogy could put the reader on the wrong track : the
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example of Coriscus and Coriscus the musician could induce one into thinking erroneously that also the eÃkqesij of man from the particular men is impossible. This is why Aristotle offers a clarification : but it is not the eÃkqesij which generates the Third Man, rather to concede, although unintentionally, that « man » signifies a particular. As far as eÃkqesij is concerned, man is not analogous to Coriscus the musician, for it is possible to speak of man without speaking of any particular man, it is possible to consider man independently of all the concrete manifestations in the particular men. (whereas it is not possible to speak of Coriscus the musician without speaking of Coriscus) [Le sophisme de Coriscos et Coriscos le musicien est similaire à celui du troisième homme dans la mesure où, comme nous venons de le voir, il se laisse également résoudre en distinguant correctement le to/de ti du toio/nde ti. Cela dit, Aristote, préoccupé que cette analogie ne mette le lecteur sur une fausse piste (l’exemple de Coriscos et Coriscos le musicien pourrait le pousser à croire, à tort, que l’eÃkqesij de l’homme par rapport à l’homme particulier est également impossible), clarifie son propos : mais ce n’est pas l’eÃkqesij qui entraîne le troisième homme, plutôt le fait d’accorder, même sans le faire exprès, qu’« homme » signifie un particulier. Pour autant que l’eÃkqesij est concernée, il n’y a pas d’analogie entre homme et Coriscos le musicien, dans la mesure où il est possible de parler de l’homme sans parler d’un homme en particulier, il est possible de considérer l’homme indépendamment de toute manifestation concrète dans les hommes particuliers. (Tandis qu’il est impossible de parler de Coriscos le musicien sans parler de Coriscos)] » (p. 49a = p. 54a, avec l’ajout de la parenthèse finale, nouvelle entorse et, sans doute, la plus audacieuse aux restrictions de l’écriture périodique).
La redistribution des identités et des différences, à laquelle cette interprétation aboutit en rattachant le toio/nde en 179a 2 au mousiko\j Kori¿skoj plutôt qu’au mousiko/j, ne peut que renforcer la perplexité du lecteur. Mis en éveil par la solution de continuité que signale le o(moi¿wj de la ligne 178b 39 – dont il comprend mieux à présent pourquoi il chiffonnait tant l’esprit d’E.V. Di Lascio –, ballotté d’une section à l’autre, il se demandera pour finir quel est l’intérêt de la lapalissade qui explique, selon Di Lascio (p. 49b), pourquoi Aristote aurait refusé l’eÃkqesij du mousiko\j Kori¿skoj – à savoir l’impossibilité de prononcer mousiko\j Kori¿skoj sans prononcer Kori¿skoj – pour la question de savoir s’il y a eÃkqesij dans le cadre du tri¿toj aÃnqrwpoj et, le cas échéant, quelle est sa modalité. Pour commencer, mousiko\j Kori¿skoj n’est pas un koinv= kathgorou/menon. Aussi, le fait que, dans un autre sophisme, qui – de l’aveu d’E.V. Di Lascio elle-même (p. 46b) –
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n’appartient pas à la même famille de paralogismes que le tri¿toj aÃnqrwpoj, un to/de ti qualifié sous un certain rapport 1 ne se laisse pas concevoir à part du to/de ti ainsi qualifié n’est pas d’un secours spectaculaire pour comprendre ce qui se passe dans le cas du tri¿toj aÃnqrwpoj. Sans compter que, quelle que soit la réponse que l’on apporte à cette question, l’identification du toio/nde avec mousiko\j Kori¿skoj plutôt qu’avec mousiko\j compromet la symétrie dans laquelle se trouve tout ce qui, en amont et en aval de sa mention, se laisse assigner – de façon parfaitement univoque – au titre de to/de ti ou, alternativement, de toio/nde. Cela est assez évident pour que l’on n’ait ici à faire autre chose que passer en revue les tenants et aboutissants de cette symétrie aussi bien a parte ante qu’a parte post : dans la mesure où mousiko\j Kori¿skoj n’est pas un koino/n (contrairement à mousiko/j et aÃnqrwpoj, mousiko\j Kori¿skoj ne se prédique en commun de rien), son identification avec le toio/nde de la ligne 179a 2 ne peut que mettre à mal le clivage entre to/de ti et toio/nde qu’Aristote vient, au contraire, d’énoncer (« to\ ga\r aÃnqrwpoj kaiì aÀpan to\ koino/n [homme, ainsi que tout ce qui est commun] », écrit-il en 178b 37-39, « ou) to/de ti a)lla\ toio/nde ti hÄ pro/j ti¿ pwj hÄ tw½n toiou/twn ti shmai¿nei [ne signifie pas un ceci, mais un qualifié, un relatif d’une certaine manière ou quelque chose de cette sorte] ») –, et qu’il confirmera immédiatement après, en opposant « Callias » et « homme » (dont le premier seulement est un to/de ti) – clivage qui commande toute cette section où Aristote a soin de distinguer une série de ta/de tina/ (oi¸ kaq' eÀkaston, Kori¿skoj, Kalli¿aj) et de toia/de (au)to/j, to\ aÃnqrwpoj, mousiko/j, aÀpan to\ koino/n, to\ koinv= kathgorou/menon), jamais un to/de ti et un to/de ti déguisé en toio/nde. SANCTA SIMPLICITAS. L’intérêt professionnel de l’interprète, mais aussi – parfois – son amour du métier, le prédisposent à privilégier, particulièrement dans l’élucidation d’un texte vénérable, la ratio difficilior. C’est pourquoi il lui appartient de résister autant que possible à ce penchant et ne gravir un palier de complexité que lorsqu’il a exploité tout le potentiel d’une explication moins onéreuse (notamment pour l’auteur du texte qu’il s’efforce de restituer à son intelligibilité première). Une autre maxime, dont il peut utilement s’inspirer pour sa gouverne, est de commencer par déterminer aussi précisément que 1. Di Lascio donne telle valeur au toio/nde de la ligne 179a 2 : « to say that Coriscus is a particular entity and that Coriscus the musician is that same entity qualified as musician (this is, in fact, the sense of toio/nde here), etc. [dire que Coriscos est un particulier et que Coriscos le musicien est le même particulier qualifié en tant que musicien (telle est la valeur de toio/nde ici)] » (p. 47b).
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possible la finalité de chaque pièce d’un dispositif textuel afin de calibrer son interprétation sur la destination qui lui est propre et qui justifie sa présence et sa place au sein du texte lui-même. Or, lorsqu’un document aristotélicien se conçoit et se donne à lire comme la solution d’un problème dialectique, son argumentation vise d’abord à mettre au point un outil discursif et, secondairement, à le rendre disponible pour l’emploi auquel son auteur l’a destiné. Il est par conséquent fort improbable qu’un tel document s’encombre d’un exemple (c’est-à-dire d’un accessoire censé aider le lecteur en lui facilitant l’intelligence d’un certain point de doctrine ou de méthode) qui ne présente d’affinités ni formelles (au niveau de son architecture argumentative) ni matérielles (au niveau de ses éléments) avec le paralogisme à l’étude, où un même terme figure avec trois valeurs différentes et dont le rapprochement avec le tri¿toj aÃnqrwpoj repose en dernier ressort sur une incompatibilité entre le comportement de l’un (to\ aÃnqrwpoj), comme toio/nde (i.e. comme koino/n), et de l’autre (mousiko\j Kori¿skoj), comme toio/nde (i.e. comme to/de ti qualifié sous un certain rapport). THE REAL McCOY. Quelle est donc l’interprétation correcte du recours au sophisme « Kori¿skoj kaiì Kori¿skoj mousiko/j, po/teron tau)to\n hÄ eÀteron; » ? La solution de l’énigme n’a jamais été bien loin ; il est même loisible de l’emprunter à Di Lascio qui, pour une fois qu’elle se départ de son registre habituel, remarque très judicieusement : « The case of man is different from that of Coriscus the musician (and analogous to that of the quality of being musician) [Le cas de l’homme est différent de celui de Coriscos le musicien (et analogue à celui de la qualité d’être musicien)] » (p. 49b). Au lieu de considérer que l’analogie entre le tri¿toj aÃnqrwpoj et le Kori¿skoj intervient au niveau d’une vague ressemblance entre paralogismes, ou – ce qui serait encore moins probable – au niveau d’une continuité thématique ou architecturale, qui n’existe simplement pas ; il convient d’admettre qu’elle porte plutôt sur la solidarité dans le comportement catégoriel – qui est identique dans les deux cas – du prédicat commun (aÃnqrwpoj), qui figure dans l’un, et du prédicat commun (mousiko/j), qui figure dans l’autre. C’est pourquoi nous allons traduire : il en va de même dans, etc. c’est-à-dire que ce qui se passe dans le tri¿toj aÃnqrwpoj pour le koinv= kathgorou/menon « homme » se passe aussi pour le koinv= kathgorou/menon « cultivé » dans le Kori¿skoj. Les deux prédicats se comportent de la même façon, si bien qu’il n’y a pas plus de raisons de séparer l’un que l’autre : de même que cultivé, prédiqué de Coriscos, n’est rien en plus et à côté de Coriscos qui se trouve être qualifié de cette manière précisément, en tant que cultivé, par rapport à la question « poio/j; » ; de même, homme n’est
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rien en plus et à côté de l’homme particulier, qui est qualifié de telle façon précisément, en tant qu’homme, par rapport à la question « poia/ tij ou)si¿a; ». Sous ce rapport précis, il y a une identité, qui, une fois introduite en 178b 37-39, se confirme tout au long du texte : mousiko/j, qui est un koinv= kathgorou/menon, ne doit pas être posé à part de Coriscos, qui est un to/de ti, pour la même raison pour laquelle aÃnqrwpoj (un toio/nde également) ne doit pas être posé à côté de l’homme particulier (un to/de ti lui aussi) – à savoir : « to\ me\n ga\r to/de ti, to\ de\ toio/nde shmai¿nei, wÐst' ou)k eÃstin au)to\ e)kqe/sqai [l’un signifie un ceci, l’autre quelque chose de tel ou tel, si bien qu’il n’est pas à poser à part] » (179a 2-4) ; si tant est que l’on consente à son eÃkqesij, il sera posé non pas comme to/de ti, mais comme toio/nde, exactement au même titre que l’homme que l’on est autorisé à poser à part des particuliers : « eÃstai ga\r to\ para\ tou\j pollou\j eÀn ti, oiâon to\ aÃnqrwpoj [il y aura en effet quelque chose d’un à côté de la multiplicité, comme l’homme] » (179a 7-8) ; la consigne finale ratifie cette continuité dans la considération de tout ce qui se prédique en commun d’une pluralité (179a 8-10). Pour peu que l’on suive le texte dans la répartition des ta/de tina/ (oi¸ et des toia/de (au)to/j, to\ aÃnqrwpoj, mousiko/j, aÀpan to\ koino/n, to\ koinv= kathgorou/menon), il ne fera aucun doute que l’intérêt de l’association du mousiko\j Kori¿skoj et du tri¿toj aÃnqrwpoj est qu’elle permet de confirmer l’identité de comportement de tous les prédicats communs. Si cette lecture préserve à la fois la continuité dans la considération des notions communes et la cohérence de la (première) stratégie de neutralisation du tri¿toj aÃnqrwpoj, qui s’achève précisément en 179a 2 avec le refus pur et simple de l’eÃkqesij du prédicat commun (de n’importe quel prédicat commun, comme Aristote l’annonçait clairement en introduisant le Coriscos), elle se trouve dans l’obligation et de rendre compte du tournant scandé par le de/ de la ligne 179a 3 et de se prémunir contre le risque de dissocier artificiellement deux valeurs du verbe e)kti¿qhmi, là où au contraire il se pourrait qu’il soit à prendre dans une seule et même acception. Or, ce risque existe-t-il ? Le spectre d’un abus de langage que Di Lascio agite – « it is improbable that Aristotle used the same verb twice in the same passage, in two continuous lines, with two different senses [il est improbable qu’Aristote emploie le même verbe à deux reprise dans l’espace de deux lignes seulement dans deux acceptions différentes] » (p. 44a) – ne se laisse-t-il pas exorciser à condition de se rendre attentif à la démarche aristotélicienne, qui consiste à mettre au point deux stratégies complémentaires, l’une de contournement, l’autre de neutralisation d’un paralogisme kaq' eÀkaston, Kori¿skoj, Kalli¿aj)
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auquel le dialecticien peut être confronté ? De fait, si l’on accepte le principe que toutes les pièces de la discussion du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique s’articulent, sans exception, selon un dispositif réglé pour déjouer un piège lié à la forme de l’expression et que, symétriquement, l’on refuse de considérer que cette discussion soit entrecoupée par une, voire deux solutions de continuité 1 , l’antinomie lexicale que Di Lascio dénonce s’explique tout bonnement par la nature de la riposte aristotélicienne, qui s’articule sur une première exclusion de l’eÃkqesij du prédicat commun tout court, suivie d’une concession parfaitement surveillée (justement grâce à la distinction par laquelle le répondant qualifie son consentement à l’eÃkqesij du prédicat commun, sachant que, comme il est dit en 179a 3-4, ce n’est pas le fait de poser quelque chose en dehors des particuliers qui produit le troisième homme, mais le fait de concéder que ce qui est ainsi posé existe à son tour comme un particulier). Ainsi, la prétendue césure qui interviendrait en 179a 3 n’est-elle rien d’autre que le geste par lequel Aristote se réserve le droit de consentir à une certaine forme d’eÃkqesij, dont il définira ultérieurement la modalité et l’avantage 2 , mais dont il s’assure ici, pour commencer, la possibilité. Travaillons désormais à faire ressortir la cohérence interne du texte, que nous lisons dans l’édition Ross à deux exceptions près : en 178b 3839, nous suivons, avec Alain de Libera 3 , la version latine de Boèce, qui 1. La première intervenant à hauteur des lignes 179a 1-3 (comme le suggère N.P. White, dans « A note on eÃkqesij », Phronesis, 16, 1971, p. 166, qui nous livre pourtant la clé pour bien interpréter ce texte, comme l’avait fait en son temps Edward Poste, Aristotle on Fallacies or the Sophistici Elenchi, London, Macmillan, 1866, p. 71, qui traduisait ou)de\n dioi¿sei : without any logical inconvenience, auquel l’érudition et l’équanimité de Dorion rendent justice dans une note ad loc. de sa traduction des Réfutations sophistiques) ; la deuxième logée en 179a 5-8 (comme on a pu le croire avant la note magistrale de White et même après). 2. Avantage qui est, principalement, de préserver la position d’une certaine unité à part des particuliers, tout en désamorçant le levier ontologique sur lequel s’appuie le tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique. 3. Cf. Porphyre. Isagoge, Paris, Vrin, 1999, Introduction, p. CXIV-CXV, qui discute la valeur des témoins indirects et la préférence de Ross pour un texte inspiré de la Paraphrasis Sophisticorum Elenchorum, attribuée à Sophonias, « to\ ga\r aÃnqrwpoj [38] kaiì aÀpan to\ koino\n ou) to/de ti a)lla\ toio/nde ti hÄ poso\n hÄ [39] pro/j ti hÄ tw½n toiou/twn ti shmai¿nei [En effet, “homme”, ainsi que tout ce qui est commun, ne signifie pas un ceci, mais quelque chose de tel ou tel, un quantifié, un relatif ou quelque chose de cette sorte] », au détriment de la leçon des manuscrits A (Urbinas 35), B (Marcianus 201), C (Parisinus Coislisianus 330), qui omettent hÄ poso/n en 178b 38, et D (Parisinus 1843), qui a hÄ pw½j en 178b 39 – cette dernière étant la leçon retenue par Bekker dans son édition de 1831, reprise par Waitz en 1846 : « to\ ga\r aÃnqrwpoj kaiì aÀpan to\ koino\n ou) to/de ti
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traduisait « nam homo (to\ ga\r aÃnqrwpoj) et omne commune (kaiì aÀpan to\ koino\n) non hoc aliquid (ou) to/de ti), sed (a)lla\) quale quid (toio/nde ti) vel ad aliquid aliquo modo (hÄ pro/j ti¿ pwj) vel huiusmodi quid (hÄ tw½n toiou/twn ti) significat (shmai¿nei) » (De sophisticis elenchis, 45.30 46.2) ; en 179a 4-5, nous lisons, avec les manuscrits et Boèce, eÃstai et oÀper. kaiì oÀti eÃsti tij tri¿toj [37] aÃnqrwpoj par' au)to\n kaiì tou\j kaq' eÀkaston! to\ ga\r aÃnqrwpoj [38] kaiì aÀpan to\ koino\n ou) to/de ti a)lla\ toio/nde ti hÄ pro/j ti¿ pwj hÄ tw½n toiou/twn ti [39] shmai¿nei. o(moi¿wj de\ kaiì e)piì tou= [179a] Kori¿skoj kaiì Kori¿skoj mousiko/j, po/teron tau)to\n hÄ eÀteron; to\ [2] me\n ga\r to/de ti, to\ de\ toio/nde shmai¿nei, wÐst' ou)k eÃstin au)to\ [3] e)kqe/sqai. ou) to\ e)kti¿qesqai de\ poieiÍ to\n tri¿ton aÃnqrwpon, a)lla\ [4] to\ oÀper to/de ti eiånai sugxwreiÍn! ou) ga\r eÃstai to/de ti eiånai [5] oÀper Kalli¿aj kaiì oÀper aÃnqrwpo/j e)stin. ou)d' eiã tij to\ e)ktiqe/menon [6] mh\ oÀper to/de ti eiånai le/goi a)ll' oÀper poio/n, ou)de\n [7] dioi¿sei! eÃstai ga\r to\ para\ tou\j pollou\j eÀn ti, oiâon to\ aÃnqrwpoj. [8] fanero\n ouÅn oÀti ou) dote/on to/de ti eiånai to\ koinv= [9] kathgorou/menon e)piì pa=sin, a)ll' hÃtoi poio\n hÄ pro/j ti hÄ poso\n hÄ [10] tw½n toiou/twn ti shmai¿nein.
Aussi, qu’il y a un certain troisième homme en plus de l’homme et des particuliers. En effet, l’homme, ainsi que tout ce qui est commun, ne signifie pas un ceci, mais quelque chose de tel ou tel, ou bien un relatif d’une certaine manière ou quelque chose de cette sorte. de même, dans [179a] « Coriscos et Coriscos cultivé : sont-ils identiques ou différents ? », l’un signifie un ceci, l’autre quelque chose de tel ou tel, si bien qu’il n’est pas à poser à part. D’ailleurs, ce n’est pas le fait de poser à part qui produit le troisième homme, mais le fait de concéder que existe comme un ceci ; en effet, ce ne sera pas être un ceci, cela même qu’est Callias et ce qu’est cela même qu’est homme. Et si quelqu’un disait que ce qui est posé à part n’existe pas comme un ceci, mais comme un qualifié, cela ne changera rien : il y aura en effet quelque chose d’un à côté de la multiplicité, comme l’homme. Il est donc manifeste qu’il ne faut pas accorder que ce qui se prédique en commun de tous soit un ceci, mais qu’il signifie ou bien un qualifié ou bien un relatif, ou un quantifié ou encore quelque chose de la sorte.
a)lla\ toio/nde ti hÄ pro/j ti hÄ pw½j hÄ tw½n toiou/twn ti shmai¿nei [En effet, “homme”, ainsi
que tout ce qui est commun, ne signifie pas un ceci, mais quelque chose de tel ou tel, un relatif, une manière d’être ou quelque chose de cette sorte] ». Cf. également, Alain de Libera, « Entre Aristote et Plotin : l’Isagoge de Porphyre et le problème des catégories », dans C. Chiesa et L. Freuler (éd.), Métaphysiques médiévales. Études en l’honneur d’André de Muralt, Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, 20, 1999, p. 25.
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Dans ces quelques lignes des Réfutations sophistiques, Aristote engage le répondant à adopter alternativement ou successivement – l’un n’exclut pas l’autre – deux stratégies défensives vis-à-vis du tri¿toj aÃnqrwpoj. La première consiste à nier purement et simplement l’eÃkqesij du prédicat commun : puisqu’il s’agit d’un toio/nde et non pas d’un to/de ti, il n’y a pas lieu de le poser à part des ta/de tina/ dont il est prédiqué en commun. L’autre consiste à admettre l’eÃkqesij du prédicat commun, à condition cependant de la moduler afin qu’elle n’entraîne pas la position d’un to/de ti mais celle d’un toio/nde ; ce qui, sans compromettre l’unité de ce qui est ainsi isolé des particuliers, a pour effet d’empêcher le questionneur de conclure à l’existence du tri¿toj aÃnqrwpoj. Aussi bien dans sa première que dans sa deuxième défense, la solution du troisième homme sophistique s’apparente à la première des quatre voies qu’Aristote passe en revue dans Top., VIII, 10, 160a 1-12, pour enrayer l’argumentation d’un adversaire. La meilleure aussi, puisqu’elle consiste à éliminer la source de l’erreur (Top., VIII, 10, 161a 2), tout en démontrant que celle-ci provient bien de celle-là (160b 37), sans avoir à recourir à un tir de barrage d’objections visant tantôt à briser l’élan du questionneur, tantôt à dévoiler son incompétence, tantôt à lui faire perdre plus de temps qu’il n’en a à sa disposition. Cette défense – scandée par une double stratégie axée sur un premier refus (celui d’admettre simpliciter l’eÃkqesij du prédicat commun), auquel fait pendant une seconde ligne de défense consistant plutôt à montrer que ce n’est pas le fait d’ekthétiser (i.e. de poser à part) mais le fait de todetifier le prédicat commun (i.e. de le poser comme séparé) qui entraîne le troisième homme – correspond très exactement à une alternative qui était si peu inconnue de l’Aristote dialecticien qu’il a lui-même contribué à la mettre à l’honneur en cautionnant ce qu’il présente comme un état de fait des débats dialectiques de son temps, dont il encourage le répondant à tirer parti. Le double démontage du tri¿toj aÃnqrwpoj sophistique s’inscrit dans cette nouvelle situation dialectique. Il exploite le fait qu’il est désormais permis au répondant de se soustraire à l’alternative binaire de l’accord et du refus, sorte de « oui, oui – non, non » dialectique, par des distinctions qu’il est autorisé à introduire chaque fois que la question qui lui est proposée présente une ambiguïté susceptible de le mettre en mauvaise posture 1 . Les indications de cette section des Sophistici elenchi tiennent compte de la marge de manœuvre accrue dont 1. Cf. notamment Soph. el., 17 où l’expression il est permis de distinguer intervient à deux reprises (175b 30 : « de/dotai d' e)n toiÍj lo/goij to\ dieleiÍn » et en 175b 37 : « e)peidh\ de/dotai diaireiÍn »).
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bénéficiait le répondant aristotélicien : au cas où il serait obligé ou qu’il se croie tenu de répondre par un « oui » ou par un « non » sans intervenir sur la question et sans opérer de distinctions dans la réponse, Aristote lui enjoint de refuser purement et simplement de poser quelque prédicat commun que ce soit à part des particuliers. En revanche, au cas où le répondant serait en position d’user du droit, nouvellement acquis, de ne pas simplement répondre par un « oui » ou par un « non » à une question qui n’a pas été suffisamment déterminée, alors Aristote lui recommande une deuxième stratégie, consistant à spécifier dans quel sens il accorde l’eÃkqesij du koinv= kathgorou/menon (en tant que position d’un toio/nde : « oui » ; en tant que position d’un to/de ti : « non ») 1 . Les quelques remarques, ramassées mais lumineuses, par lesquelles le tri¿toj aÃnqrwpoj est évoqué dans les Réfutations sophistiques, s’organisent, de façon caractéristique, autour d’une stratégie de rétorsion vis-à-vis d’un argument dont la correction et la validité ne sont qu’apparentes. Aristote identifie d’abord le ressort du paralogisme (179a 3-4) et montre ensuite qu’il y a deux façons de désamorcer l’un pour faire échouer l’autre (179a 8-10). Le jeu de consignes qu’il formule se traduit tantôt par un refus tantôt par un consentement qui ont ceci en commun, à savoir qu’ils n’aboutissent sous aucun prétexte à l’admission que l’homme qui se dit de plusieurs (to\ aÃnqrwpoj) est un to/de ti. Si le destinataire d’Aristote – qui, ne l’oublions pas, était au départ un dialecticien –, respecte cette consigne (et qu’il proscrit l’eÃkqesij du prédicat commun tout court, ou qu’il y consent sous réserve qu’elle n’implique pas la position d’un to/de ti), il n’aura rien à craindre du côté du tri¿toj aÃnqrwpoj. Pour déjouer le paralogisme qui conclut à l’existence d’un troisième homme à côté des hommes particuliers et de l’homme qui en est prédiqué en commun, Aristote met donc en place une défense flexible, susceptible d’évoluer d’un rejet de l’eÃkqesij (toutes modalités confondues) du prédicat commun à son acceptation, encore que conditionnelle. Dans un cas, le répondant écarte la possibilité même 1. Un certain nombre de situations, qu’Aristote évoque dans le huitième livre des Topiques et dans les Réfutations sophistiques, permettent de se faire une idée des applications de cette double stratégie : selon un premier scénario, le répondant commencerait par rejeter net l’eÃkqesij… pressé par le questionneur ou de sa propre initiative, il l’accorderait ensuite, tout en la qualifiant ; dans un deuxième cas de figure, le répondant, qui a commencé par accorder l’eÃkqesij du prédicat commun, s’apercevant ensuite de son erreur, entreprend, aussitôt, de rectifier sa réponse en l’excluant ou bien en la qualifiant ; dans une troisième situation type, le répondant laisse conclure son adversaire et, au lieu d’admettre qu’il a été réfuté, il introduit un distinguo pour dénoncer le vice qui grevait la prémisse.
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de poser un troisième homme dans la mesure où il met hors de cause l’eÃkqesij du prédicat commun : pas plus dans le cas de l’« homme » que dans celui d’autres prédicats, tel « cultivé ». Dans l’autre cas, il l’arrête en qualifiant la modalité de l’eÃkqesij du prédicat commun : si tant est qu’il y a eÃkqesij du koino/n, elle n’entraîne pas la position d’un to/de ti, mais celle d’un toio/nde, puisque telle est la nature du prédicat commun. Voilà donc la double stratégie recommandée par Aristote au dialecticien aux prises avec le tri¿toj aÃnqrwpoj : il lui est d’abord loisible de commencer par et, le cas échéant, s’en tenir au refus d’accorder qu’il y ait tout simplement eÃkqesij du prédicat commun. Selon cette première solution, le répondant peut opposer une fin de non-recevoir à l’eÃkqesij de ce qui se dit de plusieurs ; il peut la récuser dans son principe même, du fait qu’il s’agit – à l’instar de n’importe quel autre koino/n 1 – d’un toio/nde, non d’un to/de ti (comme l’analogie avec le paralogisme du « Coriscos cultivé » est là pour le rappeler). Cette première ligne de défense peut être abandonnée sans inconvénient. Au lieu de le contourner, Aristote explique alors comment contrecarrer le troisième homme sophistique : s’il lui chante – au cours d’une confrontation – de lâcher du lest à son adversaire, le répondant peut alors accorder l’eÃkqesij du koinv= kathgorou/menon et il peut le faire d’autant plus sûrement que, d’un côté, du point de vue de l’eÃkqesij, il n’y a pas de différence (ou)de\n dioi¿sei, comme il est écrit en 179a 6-7) entre poser un toio/nde et poser un to/de ti (dans les deux cas, comme l’écrit Dorion dans une note ad loc. de sa traduction, « on atteint et circonscrit une unité qui possède une certaine réalité »), alors que, de l’autre côté, quand bien même il consentirait à poser le koino/n en dehors de la pluralité des individus dont il est prédiqué en commun, cela ne suffit pas pour autant à entraîner l’existence d’un troisième homme, puisque ce n’est pas l’eÃkqesij tout court qui en est la cause, mais le fait de convenir que ce qui en résulte est un to/de ti plutôt qu’un toio/nde. Autrement dit, aussi longtemps que l’eÃkqesij aboutit à la position d’un toio/nde et non pas à celle d’un to/de ti, il n’y aura toujours qu’un seul homme (le particulier), et la position d’un troisième homme se trouvera tout aussi neutralisée qu’elle l’était par le refus pur et simple de procéder à l’eÃkqesij du prédicat commun. TROISIÈME HOMME MÉTAPHYSIQUE. Il appartient au bon questionneur de dégager les conséquences les plus inacceptables de la thèse qu’il 1. La tournure qu’emploie Aristote en Soph. el., 22, 178b 37-39 exclut, formellement, que, sous ce rapport précis, le prédicat en question, « homme », soit à considérer différemment des autres.
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s’emploie à réfuter. Cette démarche, qu’Aristote associe, dans Top., VIII, 4, 159a 17-20, à l’œuvre de celui qui interroge de belle manière, est la même qu’il utilise, dans les Métaphysiques, pour amener les partisans des Idées à admettre un certain nombre d’absurdités et, notamment, qu’il y a un troisième homme en plus de l’homme lui-même et des particuliers 1 . Dans la mesure où la valeur des termes qu’il fait intervenir est arrêtée d’entrée de jeu et qu’elle ne se modifie pas au cours du raisonnement, on ne saurait soupçonner le tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique d’être un paralogisme para\ th\n le/cin. Son résultat ne dépend pas de l’inadvertance d’un interlocuteur incapable ou peu soucieux de discerner une ontologie stratifiée sous la surface uniforme des mots. Le troisième homme des Métaphysiques se construit plutôt comme une déduction, formellement contraignante, qui a comme prémisse la thèse à laquelle aboutissent les arguments avancés par les partisans des Idées pour en prouver l’existence et comme conclusion une proposition inacceptable que ces mêmes partisans des Idées ne sauraient récuser du fait de poser l’existence séparée de ce qui se prédique en commun de plusieurs. Il satisfait de la sorte aux réquisits que, selon Soph. el., 5, 167a 23-27, doit remplir une réfutation : la contre-épreuve qu’il apporte vise un seul et même point, qui n’est grevé ni d’homonymie ni d’une autre ambiguïté dans la forme de l’expression et dont l’unité est à la fois réelle et nominale. Cette contre-épreuve procède de façon nécessaire et entraîne, réflexivement, l’effondrement de l’hypothèse des Idées à partir de prémisses auxquelles ses adversaires ne peuvent pas refuser leur assentiment. Si le fait de prendre comme point de départ ce qui, étant à la fois opiné et irrécusable, est éminemment endoxal 2 , constitue la force du troisième homme, il le condamne aussi à être sanctionné au même 1. Le le/gousi en Met., A, 9, 990b 17 (= M, 4, 1079a 13) exprime la transitivité de cette implication : il revient, ultimement, aux défenseurs de l’hypothèse des Idées de dire le tri¿toj aÃnqrwpoj, qui s’ensuit des mêmes arguments par lesquels ils en viennent à poser qu’il existe des Formes séparées. Comme le rappelait W. Christ, Aristotelis Metaphysica, Leipzig, Teubner, 1895, ad 990b 17, qui renvoie à ce qu’Aristote fait dire à Anaxagore en A, 8, 989a 30-33, telle est précisément la valeur qu’Alexandre (In Met., 83.34) – de même que Syrianus (In Met., 111.27) et Asclépius (In Met., 75.21), comme le rappelle H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 278, note 184, qui renvoie à ce qu’Aristote fait dire à Empédoclès en A, 4, 985a 4-10 – attribuaient au le/gousi de la ligne 990b 17, qu’ils glosaient tous par une forme ou une autre du verbe ei¹sa/gw. 2. Pour cette valeur d’eÃndocon, cf. Top., VIII, 5, 159b 25-27. Puisqu’il s’agit d’une critique interne, il n’est pas nécessaire que le choix des prémisses respecte l’éloignement caractéristique par rapport à la thèse que l’on entreprend de réfuter (cf. Top., VIII, 1, 155b 10-16).
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titre que la position de ses adversaires platoniciens, dans la mesure où il s’appuie sur l’erreur qui lui permet de les réfuter. C’est pourquoi Aristote peut disposer du tri¿toj aÃnqrwpoj, dont il se sert, au besoin, et qu’il renvoie ailleurs dos à dos avec la prétention à séparer le prédicat commun. Ce qu’il importe de souligner ici est que, dans les deux cas, le tri¿toj est un eÃlegxoj dont le succès varie en fonction de l’opération (l’eÃkqesij par todetification ou, alternativement, par toiondefication) qu’il se trouve tour à tour investir. Si le tri¿toj aÃnqrwpoj peut être associé à tout argument concluant que ce qui se prédique en vérité de plusieurs ne se confond avec aucun d’entre eux, sa légitimité dépend de la modalité de l’eÃkqesij du prédicat commun, c’est-à-dire, ultimement, de la nature de ce que l’on pose en dehors de la pluralité dont il est prédiqué en commun : Si l’e)ktiqe/menon diffère des particuliers parce qu’il est un toio/nde contrairement à ces derniers, qui sont des ta/de tina/, alors le tri¿toj aÃnqrwpoj est à rejeter dans la mesure où il prétend inférer qu’il y a un troisième homme, quand, à proprement parler, d’hommes, il n’y en a même pas deux : puisqu’il y a un to/de ti et un toio/nde, qui justement ne font pas deux (i.e. ne font pas deux d’une même sorte d’entités) 1 . Si, en revanche, l’e)ktiqe/menon diffère des particuliers parce qu’il est un to/de ti à son tour, c’est-à-dire qu’il associe au fait de se dire d’une pluralité celui d’exister comme une entité séparée, alors le tri¿toj aÃnqrwpoj devient une conséquence qu’Aristote tient pour incontournable, comme il le dit explicitement en Met., Z, 13, 1039a 1-3 : « ou)de\n aÃnqrwpoj
shmai¿nei tw½n koinv= kathgoroume/nwn to/de ti, a)lla\ toio/nde. ei¹ de\ mh/, aÃlla te polla\ sumbai¿nei kaiì o( tri¿toj aÃnqrwpoj
[rien de ce qui se prédique en commun ne signifie un ceci, mais quelque chose de tel ou tel. Dans le cas contraire, il s’ensuit, entre autres, le troisième homme] ». Si la conséquence ne se laisse pas éluder, l’inférence qui aboutit au troisième homme ne peut qu’être légitime. Dans ce deuxième cas de figure, le koino/n posé en dehors des plusieurs ne se réduit pas ou ne se
1. Ce qui est fatal à la doctrine des Idées n’est pas le quatrième, le cinquième ou l’énième homme, à la limite ce n’est même pas le troisième – fatalité clairement anticipée par Platon, qui postulait, dans Resp., X, 597c et Tim., 31a, l’unicité des Formes, sous peine précisément d’une dérive inflationniste –, mais tout simplement le deuxième homme, c’està-dire le premier qui rompt l’asymétrie ontologique entre les hommes particuliers, oi¸ kaq' eÀkaston, et l’homme universel qui est prédiqué en commun des particuliers, to\ koinv= kathgorou/menon, une fois que l’on fait de ce dernier une Forme séparée, c’est-à-dire un to/de ti plutôt qu’un toio/nde.
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réduit plus à une simple entité de prédication, c’est-à-dire une réalité dont la nature, comme on peut lire en De int., 7, 17a 39-40, est de se dire de plusieurs 1 . Une fois qu’on lui reconnaît une autonomie ontologique de plein exercice – à savoir, l’existence à titre to/de ti plutôt que de toio/nde –, l’universel se rendra par là même disponible à être compté à côté et en plus des ta/de tina/, les particuliers dont il se prédique en commun. Ce qui autorise à postuler un troisième koinv= kathgorou/menon qui – hypostasié à son tour – sera également susceptible d’entrer dans une nouvelle totalité, d’ordre supérieur : +1 (quatrième homme), puis +2 (cinquième homme), puis +n (énième homme), etc. Qu’il y ait lieu ou non de conclure à l’existence d’un tri¿toj dépend donc, dans les textes que nous avons étudiés, de la modalité de l’eÃkqesij du koinv= kathgorou/menon en ce sens que, dans un cas (celui où le fait de distinguer un prédicat commun des particuliers aboutit à la position d’une entité séparée), il n’est pas possible d’enrayer sa progression, tandis que, dans l’autre cas (celui où le fait de distinguer un prédicat commun des particuliers n’aboutit pas à la position d’une entité séparée), il n’est pas possible de l’entamer.
aÃnqrwpoj
* CUR
CERTIORES APPELLAT
ARISTOTELES
RATIONES EX SCIENTIIS ET
SECUNDUM UNUM IN MULTIS, SECUNDUM AUTEM QUOD ALIQUID
? RESPONSIO SECUNDA. Nous avons analysé de quelle façon Aristote répartit les arguments des partisans des Idées et montré en quoi la vulgate interprétative fait violence au texte par sa prétention de soustraire les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn à cette répartition (caput I) ; nous avons également écarté leur identification avec l’argument des relatifs (caput II) ainsi qu’avec la version plus rigoureuse de l’argument de l’unité d’une pluralité (caput III) ; nous venons d’assigner la raison et surtout les limites en deçà desquelles les arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj méritaient, aux yeux d’Aristote au moins, d’être tenus pour démonstratifs. Il s’agit à présent de faire ressortir la continuité entre la répartition que nous lisons en 990b 8-10 et les inconvénients dont Aristote fait successivement état dans son réquisitoire, afin de montrer INTELLIGITUR CORRUPTI
1. « le/gw de\ kaqo/lou me\n oÁ e)piì pleio/nwn pe/fuke kathgoreiÍsqai [j’appelle universel ce dont la nature est d’être prédiqué de plusieurs] ». Ce qui veut dire : l’universel se prédique toujours d’un sujet (Met., Z, 13, 1038b 16) et ce sujet est une pluralité (Cat., 5, 3b 17-18).
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que c’est une seule classe d’arguments qui est visée dans tous les cas. En particulier, avant de nous interroger la nature des deux défauts qu’Aristote attache aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn en 990b 15-17, il convient de déterminer plus précisément de quelle façon leur alternative s’inscrit dans ce texte, c’est-à-dire de quelle manière elle prolonge et confirme le constat d’échec par lequel débute le réquisitoire contre les partisans des Idées, le qualifiant sous le rapport d’un dilemme entre deux difficultés dont les platoniciens seraient incapables de venir à bout. Après avoir ironisé sur la dérive computationnelle à laquelle s’expose l’hypothèse des Idées, Aristote dresse, en 990b 8-9, un bilan sans appel de son dispositif de preuve : tous les arguments en sa faveur sont pris en défaut (990b 8-9). Certains ne prouvent pas (990b 10), alors que d’autres prouvent à la fois trop (990b 11-15) et trop peu (990b 1517). Trop peu parce que ces arguments démontrent tout au plus que le koinv= kathgorou/menon se laisse isoler de ceux dont il est prédiqué en commun, alors qu’ils échouent à démontrer que ce qui est ainsi distinct des particuliers est une Forme séparée. Trop parce que, si l’on accepte toutefois d’identifier le prédicat commun avec une Forme séparée, alors ces mêmes arguments se trouvent démontrer qu’il y a des Idées dont les partisans eux-mêmes – ceux du moins qu’Aristote vise dans son réquisitoire – ne souhaitent pas démontrer l’existence. Si les platoniciens étaient contraints, en 990b 10-15 à gérer un plus grand nombre de Formes séparées qu’il n’était dans leur intention d’en admettre, cette profusion laisse la place, en 990b 15-17, à une pénurie extrême : ce qu’il leur avait surabondamment donné d’une main, Aristote le leur retire de l’autre, sous prétexte que leurs arguments tantôt s’exposent au troisième homme, tantôt donnent lieu à des Idées d’entités dont les platoniciens eux-mêmes – et Aristote avec eux – disent qu’elles ne sont pas kaq' au(to/. À quel titre intervient, dans l’exposé aristotélicien, la mention des et des inconvénients qui leur sont assortis ? Comme c’est souvent le cas, la réponse s’obtient en recoupant nos sources : Alexandre d’Aphrodise nous apprend que les arguments à partir des sciences, de l’unité d’une multiplicité et de la pensée de ce qui est sujet à corruption, ne prouvent pas assez (puisqu’ils ne démontrent que la nécessité de distinguer le koino/n des particuliers dont il est prédiqué en commun). L’exposé d’Aristote nous apprend, en revanche, qu’ils prouvent trop (puisqu’il est loisible de s’en servir pour démontrer l’existence d’Idées dont les platoniciens eux-mêmes ne voulaient pas trop). Les deux lignes où figurent nommément les a)kribe/steroi tw½n
a)kribe/steroi tw½n lo/gwn
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lo/gwn sont là pour nous expliquer – par le rappel de deux inconvénients symétriques qui leur sont reprochés – pourquoi précisément les lo/goi qu’Aristote vient d’évoquer ne prouvent pas assez et pour nous indiquer ce qu’il faut leur accorder pour qu’ils prouvent trop. La leçon à tirer de cette mention est que les lo/goi e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, ainsi que kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj échouent dans la démonstration que le koino/n – qu’ils permettent cependant d’isoler visà-vis des particuliers dont il se prédique en commun – est une Forme séparée dans la mesure où tantôt (oi¸ me/n…) ils ne peuvent pas en faire une Idée tout court, tantôt (oi¸ de/…) ils ne peuvent pas préserver son unicité.
Du point de vue de son architecture, le réquisitoire aristotélicien se déploie, en 990b 10-17, selon une double stratégie, parfaitement standard 1 , qui consiste à s’attaquer alternativement ou successivement aux conséquences d’un certain lo/goj, dans la mesure où leur suppression entraîne celle du discours qui en est solidaire, et à sa conclusion. Aussi, dans un premier temps (990b 10-15), Aristote vise la destruction des arguments des partisans des Idées à partir de leurs conséquences : il ne s’attaque pas directement à l’inférence qu’il considère comme fautive (l’identification du prédicat commun avec une Forme séparée ou son eÃkqesij par todetification) ; il montre plutôt que, quelle que soit sa valeur, elle s’accompagne d’un certain nombre de conséquences paradoxales 2 . Dans un deuxième temps (990b 15-17), après avoir montré 1. Cette alternance par laquelle on conteste tantôt l’a)ko/louqon (le conséquent), tantôt le prokei¿menon (l’inférence principale), est largement attestée dans le corpus aristotélicien. Dans les Topiques, par exemple, elle est même réglée par des considérations stratégiques, comme en Top., II, 5, 112a 22-23 où il est rappelé que « e)ni¿ote me\n ga\r r(#o = n to\ a)ko/louqon a)neleiÍn, e)ni¿ote d' au)to\ to\ prokei¿menon [tantôt il est plus aisé de détruire le conséquent, tantôt le point en question lui-même] ». 2. Une fois encore, Théophile Corydalée avait parfaitement indiqué non seulement quel est le sens général de la répartition sur laquelle repose ce passage des Métaphysiques, mais encore quelle est la nature exacte des objections qu’Aristote adresse, respectivement en 990b 10 et 990b 10-11, aux arguments des partisans des Idées : « to\ ga\r mh\ gi¿nesqai sullogismo/n, to\ mh\ sumperai¿nein kata\ to\ sxh=ma sullogistiko/n, tou\j toiou/touj lo/gouj dhloiÍ. e)ni¿oij de\ ei¹ doi¿hmen ta\j prota/seij, ou) mo/non e)kei¿nwn sunaxqh/setai eiãdh eiÅnai, wÒn oiãontai oi¸ periì Pla/twna, a)lla\ para\ tau=ta kaiì e(te/rwn, wÒn au)toiì ou)k oiãontai eiÅnai eiãdh [Noica : Aristote montre à propos des premiers arguments qu’ils ne
produisent pas de syllogisme, en ne concluant pas selon le schéma syllogistique. Pour certains autres, en leur accordant les prémisses, on pourrait conclure qu’il y a des Idées non seulement pour les choses dont parlent les Platoniciens mais pour d’autres encore, dont ils estiment qu’il n’y en a pas] » (In Met., 69.12-14). Il avait également identifié le caractère conditionnel de la critique qu’Aristote formule à l’encontre des arguments tirés des sciences, de l’unité d’une multiplicité, de la pensée de ce qui est sujet à corruption,
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qu’elle ne va pas sans inconvénients, opérant désormais au niveau de l’inférence même qui conclut à l’existence de l’Idée, Aristote vise la destruction de ces mêmes arguments en les enfermant dans une alternative censée les neutraliser en leur reprochant, dans certains cas, de ne pas pouvoir aboutir à la position d’une Forme séparée, dans les autres, de ne pas pouvoir s’arrêter à la position d’une seule Forme séparée. Si tant est que l’eÃti de/ de la ligne 990b 15 marque un tournant dans le réquisitoire contre les partisans des Idées 1 , il ne signale pas pour autant le passage à la considération de nouveaux arguments qu’Aristote aurait réservés pour une confrontation finale avec son alter ego platonicien mais dont il disposerait d’un simple revers de main pour revenir, au bout de deux lignes seulement, comme Alexandre lui-même le signale (In Met., 88.5-7), à la discussion des moins rigoureux dans la section qui prolonge et achève son exposé en 990b 22 - 991a 8. Sa fonction est plutôt de signaler un ajustement interne à la réfutation dont l’axe se déplace de l’examen des conséquences associées à la conclusion des arguments à partir des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée d’objets corruptibles, à celui de l’inférence au moyen de laquelle ces mêmes arguments aboutissent à la thèse qu’il y a des Idées. C’est pourquoi la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn ne marque aucunement un passage à la limite ou un saut à la fois quantitatif (un nouveau contingent d’arguments viendrait s’ajouter à celui qui intervient en amont et en aval de cette mention) et qualitatif (ces nouveaux arguments, numériquement distincts des autres et peut-être même entre eux, se caractériseraient par le fait d’être plus rigoureux que les premiers). voire n’est plus : « tou/toij toi¿nun kaiì toiÍj o(moi¿oij e)pikeirh/masi¿ fhsin o( filo/sofoj kaÄn doi¿hmen th\n uÀparcin tw½n kaqo/lou suna/gesqai kaiì tau=ta eiÅnai, ta\ eiãdh, ou)de\n hÂtton suna/getai kaiì aÃllwn eiÅnai eiãdh, wÒn au)toiì ou)k oiãontai eiÅnai, oiâon tw½n pro/j ti, tw½n texnhtw½n [Noica, légèrement modifiée : Par de tels arguments, dit le Philosophe, et d’autres similaires, même si l’on accordait que les Platoniciens déduisent l’existence des universaux et que ceux-ci sont les Idées, on n’en conclurait pas moins qu’il y a des Idées pour d’autres choses, dont ils estiment qu’il n’y en a pas, pour les relatifs et pour les artefacts] » (69.28-31). 1. L’expression implique moins une césure qu’une inflexion dans le raisonnement, laquelle peut tout aussi bien s’appuyer sur l’introduction d’un nouvel élément (cf. A, 6, 987b 14 où l’eÃti de/ introduit de nouvelles entités, les intermédiaires mathématiques, que Platon aurait posés à côté des sensibles et des Formes) que sur la reprise, ne serait-ce que ponctuelle, d’une considération qui intervenait déjà en amont du développement en question (cf. Cat., 10, 12b 35 où l’eÃti de/ signale le retour d’un point qu’Aristote avait déjà formulé en 12a 9-20), lorsqu’elle ne marque pas – tout simplement – une succession où un même sujet est considéré sous un nouveau rapport (cf. Eth. Eud., II, 10, 1225b 27 où l’eÃti de/ annonce l’éventualité d’un choix délibéré, qui ne s’accompagnerait ni d’appétit ni d’emportement, dans la modulation des cas de figure où ce choix s’exerce).
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Une hypothétique typologie des lectures dont cette section des Métaphysiques est susceptible de faire l’objet les opposerait en fonction de l’alternative entre deux options : l’une inclusive, l’autre exclusive. L’inclusivité de la première tient au fait qu’elle comprend sous l’intitulé d’a)kribe/steroi tw½n lo/gwn les arguments qu’Aristote vient d’évoquer dans la première partie de son réquisitoire, où il les a distingués des déductions fautives et assortis des inconvénients ponctuels que l’on sait. L’exclusivité de la seconde tient au fait qu’elle oppose les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn entre eux et surtout aux autres arguments qui figurent dans ce texte des Métaphysiques. Cette alternative se traduit, de façon caractéristique, au niveau de la compréhension même des énoncés aristotéliciens et, accessoirement, de leur traduction. Les deux lectures sont amenées à assigner des valeurs très différentes à la syntaxe de corrélation, « oi¸ me/n… oi¸ de/… », sur laquelle repose l’énoncé où sont mentionnés les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn. Dans un cas, on considère que l’alternative en question est doublement exclusive et qu’elle distingue deux classes d’arguments, indépendants les uns des autres aussi bien que distincts de ceux qui les précèdent. Dans l’autre, au contraire, on considère que l’alternative en question est inclusive et qu’elle assigne les mêmes arguments (ceux que l’on tire des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée d’entités corruptibles ou déjà corrompues) sous l’angle des difficultés qu’ils rencontrent en concluant tantôt à l’existence d’Idées pour des entités qui, du seul fait d’être et d’être dites relativement à d’autres (pro/j ti), ne sauraient exister kaq' au(to/, tantôt à l’existence d’Idées auxquelles s’applique le troisième homme. Après avoir montré que l’économie de cet exposé est incompatible avec une interprétation exclusive et que le texte n’autorise qu’une lecture inclusive, montrons que sa syntaxe même nous encourage à le lire et à le traduire inclusivement. Soit donc l’énoncé en 990b 15-17 : « eÃti de\ oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn oi¸ me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj, oi¸ de\ to\n tri¿ton aÃnqrwpon le/gousin » – avec sa traduction inclusive : « De plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont nous disons que le genre n’est pas par soi, tantôt en viennent à dire le troisième homme ». Comme il s’agit d’une question de langue (de combien de façons et, le cas échéant, de quelle façon une expression est susceptible d’être employée, dans une langue donnée, par un certain auteur), le chemin le plus court – qui est aussi le plus sûr – pour déterminer si la syntaxe de corrélation « oi¸ me/n… oi¸ de/… » se laisse décliner dans le sens requis par
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sa lecture inclusive consiste à vérifier sa compatibilité avec la grammaire de cette construction par des exemples, tirés du corpus d’Aristote, permettant de montrer qu’elle y est bel et bien utilisée de cette manière. GRAMMATICALIA QUAEDAM. Que le oi¸ (ou l’un de ses équivalents grammaticaux : ai¸, ta/, eÃnioi), pris dans une corrélation « me/n… de/… », puisse se référer non pas à des entités qui se distribuent en deux classes telles que l’appartenance à l’une exclut l’appartenance à l’autre, mais aux mêmes réalités qui se laissent distinguer sous un certain rapport, correspond bien à l’usage de la syntaxe « me/n… de/… » en général. L’alternative qu’introduit cette construction est alors en quelque sorte transversale et désigne des comportements, pour ainsi dire, en variance interne des mêmes entités (selon des cas de figure ou des situations qui diffèrent les unes par rapport aux autres, à des moments successifs, etc.) plutôt que d’entités susceptibles d’être réparties en deux, voire plusieurs groupes indépendants les uns des autres. La tournure signifie alors : tantôt… tantôt…, dans certains cas… dans d’autres cas…, etc. On notera simplement que la répétition de l’article, en transposition mécanique (« oi¸ me/n… oi¸ de/… »), n’a d’autre fonction que celle de conserver un sujet grammatical aux énoncés qui illustrent l’alternative en question, étant bien entendu que le sujet logique peut très bien demeurer le même dans les deux cas. Ce fait de langue était si peu inconnu d’Aristote qu’il s’en sert souvent, comme l’attestent nombre de ses écrits d’école. I. Dans ce texte de l’ ’Aqhnai¿wn politei¿a, par exemple, il est, sinon exclu, du moins très improbable que le « oi¸ me/n… oi¸ de/… » puisse assigner des ensembles non seulement hétérogènes entre eux, mais encore étanches les uns par rapport aux autres ; il exprime plutôt une répartition au sein d’un seul et même ensemble, selon des partages non exclusifs : « oÀlwj de\ diete/loun nosou=ntej ta\ pro\j e(autou/j, oi¸ me\n a)rxh\n kaiì pro/fasin eÃxontej th\n tw½n xrew½n a)pokoph/n! sunebebh/kei ga\r au)toiÍj gegone/nai pe/nhsin! oi¸ de\ tv= politei¿# dusxerai¿nontej dia\ to\ mega/lhn gegone/nai metabolh/n, eÃnioi de\ dia\ th\n pro\j a)llh/louj filoniki¿an » (Ath. pol., XIII, 3.1 - 3.4) que je propose de traduire : « En général, ils étaient entre eux dans un état de grande dissension : pour quelques-uns, qui s’en trouvaient appauvris, la cause et le motif revendiqués tenaient à l’abolition des dettes, quelques-uns abhorraient la constitution à cause du grand bouleversement , quelques-uns à cause la rivalité qui les opposait les uns aux autres ». La dissension dont Aristote met ici en évidence les racines permet de répartir le front du mécontentement en trois groupes : ceux qui ont fait
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les frais de l’abolition des dettes, ceux qui voient d’un mauvais œil les changements liés à la constitution, ceux qu’anime un sentiment de jalousie et de rivalité. Une telle distribution n’a rien d’exclusif : elle n’identifie pas des classes réciproquement imperméables, qui ne sauraient à l’occasion empiéter les unes sur les autres ni communiquer entre elles. Si tel était le cas, le fait d’appartenir à l’une d’entre elles supprimerait la possibilité d’appartenir aux autres – ce qui, dans une situation comme celle qu’Aristote vient de décrire, est hautement invraisemblable. En effet, il n’est que très plausible de supposer que bien des gens, d’un naturel envieux et passablement ambitieux, dont la condition, autrefois privilégiée, a été mise à mal par l’abolition des dettes, ne voient dans les transformations amenées par la constitution que des motifs d’insatisfaction. II. Objecterait-on à ce premier exemple que, dans le texte de la Constitution des Athéniens, la symétrie de la corrélation « oi¸ me/n… oi¸ de/… » se trouve déséquilibrée par l’introduction d’un troisième terme que l’on soupçonnerait alors de libérer l’opposition binaire, c’est-à-dire de l’affranchir de son exclusivité 1 , qu’il suffirait d’évoquer un deuxième exemple, tiré de l’Éthique à Nicomaque : « ou) mh\n a)lla\ kaiì e)n qala/ttv [1115b] kaiì e)n no/soij a)deh\j o( a)ndreiÍoj, ou)x ouÀtw de\ w¨j oi¸ qala/ttioi! oiá me\n ga\r a)pegnw¯kasi th\n swthri¿an kaiì to\n qa/naton to\n toiou=ton dusxerai¿nousin, oiá de\ eu)e/lpide/j ei¹si para\ th\n e)mpeiri¿an » (III, 6, 1115a 35 - 1115b 4), avec sa traduction non exclusive : « aussi bien sur mer qu’en proie à la maladie, le courageux est sans crainte non pas comme les marins qui tantôt désespèrent de leur salut et enragent de 1. C’est pourquoi nous laisserons de côté d’autres textes dont la grammaire est en tout point identique – comme celui-ci, tiré des écrits zoologiques d’Aristote : « Div/rhntai de\ ta\ eÃrga, wÐsper eiãrhtai pro/teron, kaiì ai¸ me\n khro\n e)rga/zontai, ai¸ de\ to\ me/li, ai¸ d' e)riqa/khn! kaiì ai¸ me\n pla/ttousi khri¿a, ai¸ de\ uÀdwr fe/rousin ei¹j tou\j kutta/rouj kaiì mignu/ousi t%½ me/liti, ai¸ d' e)p' eÃrgon eÃrxontai [Louis : Elles (les abeilles) se partagent le
travail, comme nous l’avons dit plus haut : les unes travaillent la cire, d’autres le miel, d’autres l’érithaque. Les unes façonnent les rayons, d’autres apportent de l’eau dans les alvéoles et la mélangent au miel, d’autres vont travailler au dehors] » (Hist. anim., IX, 40, 627a 20-24), où pourtant la façon la plus naturelle de comprendre cette structure grammaticale consiste à la faire porter davantage sur la division du travail ou, plus précisément, sur la répartition des tâches indispensables à la survie de la ruche, plutôt que sur les abeilles qui les exécutent : en effet, il est très vraisemblable que les mêmes activités soient ponctuellement accomplies par des individus qui s’en acquittent sans autre motif que leur disponibilité à un moment donné (plutôt que leur hypothétique spécialisation à mener à bien cette tâche en particulier). La lecture qui semble aller de soi est donc que, au sein d’un même groupe, les uns se trouvent, à un moment ou à un autre, effectuer certaines tâches, les autres d’autres tâches, sans qu’à cette répartition corresponde une, voire plusieurs subdivisions au sein du groupe lui-même.
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mourir une mort pareille, tantôt gardent espoir en leur habileté de marins ». Il n’est pas tout à fait exclu qu’Aristote distingue ici les marins optimistes des marins moroses, mais il est plus naturel de penser qu’il a en vue deux attitudes des gens de mer face aux dangers de leur métier, c’est-à-dire que ce sont les mêmes marins qui réagissent tantôt d’une manière, tantôt de l’autre, plutôt que deux groupes de gens de mer distincts entre eux. Les marins, qui sont en règle générale des hommes courageux (Italiani, popolo di navigatori), le seraient tantôt parce qu’ayant fait le deuil de leur salut il se fâchent de leur sort, tantôt parce qu’ils n’ont pas perdu tout espoir de s’en sortir grâce à leur expérience de la mer. S’il est très possible qu’en deuxième lecture ce propos d’Aristote s’avère moins flatteur pour les professionnels de la mer que ce que l’on pourrait croire de prime abord, la grammaire du texte n’a pas à en souffrir pour autant : à supposer que l’attitude des navigateurs s’apparente plutôt au courage factice d’autres spécialistes, ceux qui exercent le métier des armes (cf. Eth. Nic., III, 1116b 3-23), par exemple, qui – eux aussi – seraient courageux ou lâches selon que leur e)mpeiri¿a les met à l’abri du danger (ou les rassure sur l’absence de danger dans une situation donnée) ou bien, alternativement, ne peut rien ou pas grand-chose pour les sortir d’une mauvaise passe, il devient alors encore plus manifeste que la corrélation scandée par le « oi¸ me/n… oi¸ de/… » désigne moins deux catégories distinctes d’individus que les mêmes individus dans deux situations différentes : ce sont les mêmes marins qui tantôt, désespérant de leur sort, s’affligent de leur infortune, tantôt gardent un semblant de courage, qui leur vient de la perspective d’échapper au danger grâce à leur connaissance de l’art de naviguer… à l’instar des soldats de métier qui se conduisent bravement dans certaines situations et prennent la fuite dans d’autres circonstances. III. Un troisième exemple, dont les intérêts théoriques sont éloignés des questions agitées dans notre texte – ce qui devrait réduire d’autant le risque d’un surinvestissement interprétatif – nous permettra de dissiper les doutes résiduels ou de les réduire à cette proportion homéopathique dont toute version d’une langue à une autre peut et doit s’accommoder. Que les oi¸, pris dans la syntaxe de corrélation « me/n… de/… », ne désignent pas nécessairement des ensembles mutuellement exclusifs mais qu’au contraire il soit parfaitement naturel de s’en servir pour désigner, sous tel ou tel rapport, des variations de comportement associées à une seule et même classe d’individus, c’est ce qui ressort, à l’évidence, d’un passage des écrits de zoologie, où la traduction la plus sûre est celle qui articule différentes pratiques auxquelles s’adonnent les mêmes gens plutôt que deux classes distinctes d’agents, en variance exclusive les uns
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par rapport aux autres : « diafqei¿rousi d' oi¸ me\n eÃti ne/wn oÃntwn tri¿yei, oi¸ de\ kaiì uÀsteron e)kte/mnontej » (Hist. anim., III, 1, 510b 1-3), que je cite dans la traduction de P. Louis : « On détruit les testicules tantôt en les écrasant quand les sujets sont jeunes, tantôt, quand l’opération est faite plus tard, en les coupant ». À moins de supposer qu’il y ait deux corporations de professionnels de la castration (ou, à défaut, des adeptes de l’une ou de l’autre méthode parmi les paysans ou les éleveurs susceptibles d’y avoir recours) : les uns (oi¸ me\n) spécialistes du frottement précoce, les autres (oi¸ de\) de l’ablation tardive, auxquels on confierait les animaux à châtrer selon l’âge auquel on les soumet à cette atrocité, l’on conviendra que la traduction qui s’impose n’est pas celle qui construirait le « oi¸ me/n… oi¸ de/… » comme s’il s’agissait d’une opposition entre deux classes, l’une à part de l’autre, mais celle qui considère que cette syntaxe signifie plutôt que les mêmes gens, spécialistes ou pas de l’émasculation animale, tantôt se servent d’une méthode, tantôt de l’autre. L’opposition, que scande le « oi¸ me/n… oi¸ de/… » en 990b 15-17, n’est donc pas entre classes d’arguments mais entre deux applications défaillantes des mêmes arguments. Lesquels ? Ceux précisément qu’Aristote vient de présenter. De fait, APRÈS AVOIR CONSTATÉ primo : que ni la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn comme telle ni la tournure par laquelle Aristote l’introduit ne réclament une nouvelle classe d’arguments visant à démontrer qu’il y a des Formes séparées… secundo : que la famille d’arguments évoqués en amont de cette mention ne tombe pas moins sous le coup du premier inconvénient (pour toute valeur que l’on accorde aux pro/j ti, le seul fait qu’ils ne soient pas des kaq' au(to/ fera échec à l’admission d’Idées correspondantes, dont on prétend prouver l’existence au moyen d’un lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, e)k tw½n e)pisthmw½n, ou encore kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj) que du deuxième inconvénient qu’Aristote impute aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn (quelle que soit la modalité de la régression que l’on associe au tri¿toj aÃnqrwpoj, celui-ci est susceptible d’être déclenché par l’Idée dont on prétend prouver l’existence au moyen d’un lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, e)k tw½n e)pisthmw½n, ou encore kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj)… tertio : qu’il est non seulement impossible de distinguer les arguments tirés des sciences, de l’unité d’une pluralité ainsi que de la pensée de quelque chose après sa corruption, des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, mais qu’il est tout aussi peu possible de distinguer ces derniers entre eux…
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quarto : qu’une mise à l’épreuve micrologique de l’argument des relatifs, chez Alexandre, et de la version plus rigoureuse du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n, chez Gail Fine, réduit les options de la lecture majoritaire au choix entre se satisfaire d’une classe autonome mais non instanciée d’arguments, ou bien renoncer à opposer les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn à la famille de preuves qui les précède et les suit dans notre texte… FORCE EST DE CONCLURE non seulement que le dilemme, dont ces deux inconvénients constituent l’alternative, s’applique de façon symétrique aussi bien en amont qu’en aval de la mention des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn – ce qui a pour conséquence d’écarter la possibilité que la ligne de partage entre familles d’arguments plus et moins rigoureux coïncide avec cette mention en 990b 15 –, mais aussi qu’il n’y a pas de candidats plus crédibles à la dignité d’arguments plus rigoureux que ceux qu’Aristote rappelle avant de les qualifier d’a)kribe/steroi et qu’il évoquera à nouveau dans la suite de son réquisitoire. C’est, par conséquent, aller à l’encontre tant de la lettre que de l’esprit de ce texte que de faire intervenir une césure à hauteur de 990b 15, comme le requiert un découpage solidaire de la thèse qui fait des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn une classe d’arguments à part des autres, ceux qui les précèdent immédiatement et qui ne tarderont pas à revenir sous la plume d’Aristote. Notamment, cela se solde par un double décrochage herméneutique par rapport aux données élémentaires du texte. En premier lieu, la solution de continuité, que le consensus des interprètes s’accorde à inscrire au sein de celui-ci, compromet sa cohérence dans la mesure où elle occulte que la deuxième alternative, « oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn oi¸ me\n…, oi¸ de\… » (990b 15-17) ne fait que reprendre la première, « e)c e)ni¿wn me\n…, e)c e)ni¿wn de\… » (990b 10-11), et que les deux décrivent le comportement que l’une des classes d’arguments qu’Aristote a initialement départagées, la seconde, est susceptible de présenter, selon qu’on la considère sous l’angle de sa conclusion : oÀti eÃsti ta\ eiãdh (il y a des Idées) ou bien sous celui de certaines de ses conséquences : kaiì ou)x wÒn oi¹o/meqa tou/twn eiãdh gi¿gnetai (il y a des Idées même pour des choses pour lesquelles nous pensons qu’il n’y en a pas). La répartition, qui intervient avec le second « me/n… de/… », à hauteur de 990b 15-17, se greffe partant sur la première ou plutôt elle vient la qualifier sous un certain rapport, qui n’est autre que celui de la considération de l’inférence par laquelle on prétend conclure qu’il existe des Idées à côté des particuliers dont elles sont prédiquées en commun. Aussi, nul besoin est d’importer dans l’économie du texte un nombre non précisé de nouveaux arguments, plus rigoureux que les autres par dessus le marché.
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À condition de s’accommoder d’une lecture moins luxuriante, on sera plutôt amené à l’exclure : en plus des inconvénients ponctuels, qu’il associe tour à tour aux conclusions des arguments e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj, Aristote fait également état de deux défauts, symétriques et rédhibitoires, qui frappent l’inférence par laquelle ces mêmes arguments aboutissent à la position d’une Forme séparée. En deuxième lieu, cette même solution de continuité aboutit à une distribution aberrante des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, qu’elles oppose entre eux de façon exclusive, alors même que ce sont les mêmes arguments qui, selon les cas, produisent des Idées de pro/j ti ou, alternativement, s’exposent au tri¿toj aÃnqrwpoj. Qu’ils soient en butte tantôt au premier inconvénient tantôt au second ne dépend pas de ce qu’ils constitueraient deux sous-ensembles d’une improbable nouvelle classe d’arguments ; cela vient plutôt de ce que les mêmes arguments sont susceptibles d’être employés dans plusieurs cas de figure : aussi bien pour prouver l’existence d’Idées pour des entités qui, du fait même d’être relativement à d’autres (pro/j ti), ne sont pas kaq' au(to/, que pour prouver l’existence d’Idées pour des entités qui ne présentent pas cet inconvénient, mais pour lesquelles, une fois posée une Idée correspondante, il y en aura pour la même raison une deuxième, puis une troisième et ainsi de suite. L’exemple du lo/goj kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n illustre à la perfection la continuité entre les arguments à partir des sciences, de l’unité d’une pluralité et de la pensée de quelque chose après sa corruption, d’une part, et, d’autre part, les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, continuité que seule une lecture inclusive permet de préserver : non seulement l’argument de l’unité d’une pluralité s’applique aussi bien aux substances qu’aux nonsubstances, puisqu’il y a un eÑn e)piì pollw½n aussi bien pour l’ou)si¿a que pour ce qui ne l’est pas (comme il est dit en 990b 6-8) – et c’est pourquoi cet argument portera forcément sur des pro/j ti, de quelque façon qu’on les définisse par ailleurs – mais encore il est si étroitement associé au tri¿toj aÃnqrwpoj qu’il serait extravagant de vouloir l’en dissocier. Ici s’achève, mon cher Laszlo, la partie proprement exégétique de cet opuscule, où ton parrain aura montré que rien dans notre texte ne permet de distinguer les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn des arguments qui sont évoqués à la fois en amont et en aval de leur mention en 990b 15-17. À titre d’appendice métaexégétique, suit un supplément d’enquête que d’autres lecteurs, s’ils considèrent qu’on les a trop longtemps promenés
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dans cette terre aride qu’est le désert micrologique, n’ont qu’à laisser de côté pour mettre aussitôt le cap sur la conclusion, qui leur ouvrira les portes d’un pays ruisselant de thèses et d’arguments où le peuple élu de la philosophie mène une existence paisible, rassasié de sponsors et de subsides, en paix avec soi-même et tourné dans le bon sens de la marche du siècle.
CAPUT SECUNDUM
METAEXEGESIS Exégètes, encore un effort !
Une fois identifiés les
avec les arguments et kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj, il nous reste à déterminer plus précisément quels sont les inconvénients qu’Aristote leur associe en 990b 15-17 et dans quels cas les raisonnements plus rigoureux tombent sous le coup de l’un (la position d’Idées de pro/j ti) ou de l’autre (le tri¿toj aÃnqrwpoj). Pour ce faire, il est indispensable de surmonter un certain nombre de difficultés dues notamment au fait que les variables qui interviennent dans cette équation textuelle ne se laissent lier que les unes en fonction des autres : quels sont les pro/j ti qu’Aristote mentionne en 990b 16 et quand est-ce que les arguments plus rigoureux aboutissent à la position d’Idées de pro/j ti ? Dans quel sens leur ge/noj n’est-il pas kaq' au(to/ ? En quoi cela fait-il échec à la preuve qu’il en existe des Idées ? Est-ce que le tri¿toj aÃnqrwpoj s’ensuit de la séparation de l’unité d’une multiplicité quelconque, ou bien ne sanctionne-t-il que la séparation de certains prédicats communs ? a)kribe/steroi tw½n lo/gwn
e)k tw½n e)pisthmw½n, kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n
Un premier moyen de s’orienter, micrologiquement, dans ces apories est de prendre comme point de départ la question de savoir de quelle manière la position d’Idées de pro/j ti s’articule à l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj. S’il a été montré que cette alternative n’est pas exclusive dans le cas des a)kribe/steroi tw½n lo/gwn, est-ce qu’il en va de même pour les inconvénients qui leur sont imputés ? Ne s’agit-il pas plutôt de deux inconvénients qui s’opposent de telle manière que lorsque l’un se produit, l’autre n’a pas lieu d’être et réciproquement ? De plus, est-ce que leur alternative est non seulement exclusive mais aussi
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exhaustive ? Autrement dit, en plus de produire des Idées de pro/j ti et d’impliquer le tri¿toj aÃnqrwpoj, est-ce que la liste des griefs qu’Aristote formule à l’encontre de l’argumentaire des partisans des Idées pourrait être prolongée par un troisième, un quatrième, voire un cinquième oi¸ de/… ? Cette question s’analyse à son tour dans les termes d’une double interrogation : est-il plausible de supposer que cette liste aurait aussi bien pu se poursuivre par le rappel d’une nouvelle classe d’arguments – lesquels : oi¸ de\ tw½n poi¿wn poiou=sin i¹de/aj, oi¸ de\ tw½n po/swn, etc. ? – que par celui d’une nouvelle classe d’inconvénients, différents de ceux dont les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn sont effectivement assortis dans notre texte ? Même à compter que le dénombrement des arguments plus rigoureux demeure ouvert, est-ce que celui de leurs inconvénients pourrait se poursuivre à l’avenant et faire intervenir une, si ce n’est plusieurs nouvelles objections à leur charge, qui ne feraient appel ni au tri¿toj aÃnqrwpoj ni à la position d’Idées de pro/j ti ? De telles éventualités ne se laissent pas formellement exclure. Elles demeurent toutefois fort éloignées des enjeux et de l’horizon de cohérence de notre texte. Si vraiment les deux inconvénients, qui figurent dans celui-ci, ne permettaient pas de balayer tout le spectre de l’échec auquel Aristote vouait les arguments des platoniciens et que les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn se laissent piéger d’autres façons encore, qu’est-ce qui l’aurait empêché d’être plus précis dans leur énumération ? Pourquoi se serait-il arrêté aux deux difficultés qu’il a effectivement soulevées ? Du moment qu’elles étaient disponibles, qu’est-ce qui aurait bien pu le dissuader de les formuler ? Pour quelle autre discussion les aurait-il gardées en réserve ? Et pourquoi les aurait-il passées sous silence non une, mais deux fois : tout d’abord, dans la mise en place du dispositif qui s’achève par la formulation du dilemme qu’on lit en 990b 15-17 ; ensuite, dans la section qui le redéploye en 990b 22 - 991a 8 ? S’il était déjà discutable de deviner entre les lignes de cet exposé la présence d’arguments plus rigoureux, n’est-il pas encore plus douteux de soupçonner qu’elles abritent d’autres inconvénients mieux enfouis que les deux que l’on peut effectivement y lire ? Pour autant que ces derniers sont concernés, le parti exégétique le plus sûr est donc de considérer que leur alternative est exclusive et exhaustive à la fois et que sa vocation est de s’appliquer à l’argumentaire platonicien dans sa totalité. Il incombe à l’exégète de déterminer conformément à la nature dilemmatique de cette alternative dans quels cas les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn aboutissent à la position d’Idées de pro/j ti ou bien impliquent le tri¿toj aÃnqrwpoj.
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ARGUMENTS COME WITH CONTEXTS. Le troisième homme est, avant tout et pour l’essentiel, un fait de discours ; il se déploie, comme tel, dans des textes qui déterminent, en dernier recours, son horizon d’intelligibilité. C’est pourquoi, au lieu de poser dans l’abstrait des questions touchant sa validité intrinsèque ou son utilisation, la tâche du micrologue est de le réinscrire dans les réseaux d’énoncés qui lui assignent son contenu. Il va de soi que celui-ci nous demeurera inaccessible aussi longtemps que nous pensons pouvoir l’isoler du rôle qui lui est dévolu dans les documents où il nous est donné de le rencontrer. Dans la mesure où ces textes conditionnent l’éventail de ses emplois, ce n’est que par une reconnaissance de ses occurrences qu’il sera, éventuellement, possible de s’interroger sur le ressort de cet argument et sur la possibilité de l’appliquer, alternativement, à la totalité ou à une partie seulement de ce qui se prédique en commun de plusieurs. Pour peu que l’on passe en revue les textes on constatera que le tri¿toj aÃnqrwpoj et l’ou)si¿a ont partie liée. La formulation initiale du troisième homme dans les Réfutations sophistiques, la double stratégie qu’Aristote met en place à son encontre, ainsi que la distribution des ta/de tina/ et des toia/de sur laquelle s’appuie sa neutralisation ne laissent guère de doutes à cet égard. Le rappel, en A, 9, 991a 3, du koino/n surordonné à l’Idée et aux particuliers est celui d’une tierce substance : la restriction aux seules ou)si¿ai de la position des Idées (990b 29 : tw½n ou)siw½n a)nagkaiÍon i¹de/aj eiånai mo/non) l’exige au premier chef, de même que l’alternative où son implication se trouve vis-à-vis de l’homonymie de l’Idée et des particuliers (Coriscos, un bout de bois, etc.). Relevons par ailleurs qu’en Z, 13, 1039a 2-3 le tri¿toj aÃnqrwpoj non seulement suit, mais découle d’une série de considérations (eÃk te dh\ tou/twn qewrou=si fanero\n oÀti, ktl.) qui portent sur des substances ; ce qui ressort à l’évidence du fait que les kaiì oÀsa ouÀtw le/getai (de même que ceux qui se disent ainsi), qu’Aristote associe à l’aÃnqrwpoj en 1038b 31, ne peuvent qu’être des substances. Relevons également que, pour autant que le livre K des Métaphysiques – dont l’authenticité demeure controversée – mérite d’entrer ici en ligne de compte et que l’occurrence en K, 1, 1059b 8 soit plus que purement nominale 1 , la position d’un troisième homme 1. Déjà P. Natorp, « Über Aristoteles’ Metaphysik, K 1-8, 1065a 26 », Archiv für Geschichte der Philosophie, 1, 1888, p. 185, remarquait l’anomalie de l’association du troisième homme au rejet des entités mathématiques comme intermédiaires entre les intelligibles et les sensibles. Il en tirait même argument, comme le rappelle P. Aubenque, « Sur l’inauthenticité du livre K de la Métaphysique », dans P. Moraux et J. Wiesner (éd.), Zweifelhaftes im Corpus Aristotelicum, Berlin, Walter de Gruyter, 1983, p. 319, note 5,
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s’inscrit, au titre d’aporie accessoire (1059b 3 : oÀmwj de\ a)pori¿an eÃxei), dans une alternative qui concerne, à n’en pas douter, des substances : de fait, la question de savoir si, à l’instar des entités mathématiques, il y a ou il n’y a pas un tri¿toj aÃnqrwpoj, intermédiaire entre les particuliers et l’Idée, se pose dès lors qu’on prétend élargir l’objet de la zhtoume/nh e)pisth/mh (science recherchée) au-delà de l’étude des substances sensibles. Deux leçons supplémentaires sont à tirer des Réfutations sophistiques et des exposés parallèles dans les livres A et M des Métaphysiques. D’une part, ce n’est pas parce que le prédicat commun aÃnqrwpoj se comporte comme n’importe quel autre koinv= kathgorou/menon, que le tri¿toj aÃnqrwpoj s’applique tout aussi uniformément. D’autre part, ce n’est pas parce que les arguments en faveur des Idées sont susceptibles d’aboutir à la position de l’unité d’une pluralité aussi bien dans le cas des substances que dans celui des accidents, que le tri¿toj aÃnqrwpoj s’ensuit, lui aussi, dans les deux cas. Sophistici elenchi, 22. L’insistance d’Aristote à ramener le comportement d’aÃnqrwpoj, qui est une ou)si¿a, à celui de tout autre koinv= kathgorou/menon et, particulièrement, son souci de neutraliser, sous ce rapport précis, sa différence avec un poio/n tout court, mousiko/j, recommandent de restreindre la cible du tri¿toj aÃnqrwpoj aux seuls prédicats de substances. Comment interpréter autrement le fait que, loin de le mettre en place, l’on déjoue le tri¿toj aÃnqrwpoj au moyen d’une rectification de la symétrie entre prédicats de la substance et prédicats de l’accident ? Si la solution du troisième homme sophistique consiste à rétablir l’identité de comportement de tous les prédicats, aussi bien de substances que d’accidents, cela n’implique-t-il pas que le tri¿toj aÃnqrwpoj vise à exploiter une prétendue faille dans cette symétrie ? Cette faille est justement l’anomalie des deu/terai ou)si/ai, qui présentent le sxh=ma th=j prosh/goriaj des individus particuliers (Cat., 5, 3b 10-15), alors qu’elles ne font que les qualifier sous le rapport de leur essence, contre l’authenticité du livre K des Métaphysiques tout court. L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 611-612, considérait l’argument en Met., K, 1, 1059b 3-9 comme une « dernière forme de l’argument du troisième homme », absente cependant de la page bien connue du commentaire d’Alexandre et employée ailleurs sans qu’Aristote parle expressément de tri¿toj aÃnqrwpoj à son sujet. Reprenant une autre indication de Natorp, qui cantonnait l’utilisation technique du tri¿toj aÃnqrwpoj à la critique de la doctrine des Idées, Ross, Aristotle. Metaphysics, II, p. 309, ad K, 1, 1059b 8, note que l’emploi de l’expression tri¿toj aÃnqrwpoj (d’après Ross, l’absence de l’article défini ne serait pas ici dépourvue de signification) n’est pas technique comme il l’est en Met., A, 9, Z, 13, M, 4, ainsi que Soph. el., 22.
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tout comme les prédicats accidentels les qualifient sous le rapport de leur quantité ou de leur qualité tout court (cf. Cat., 5, 3b 16-21). Métaphysiques, A, 9 (M, 4). Dans la mesure où le tri¿toj aÃnqrwpoj s’inscrit dans une double alternative (d’abord en 990b 15-17, ensuite en 991a 2-8), plutôt que de valoir sans restriction, il y a tout lieu de croire qu’un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu’il se déclenche : à savoir qu’un to/de ti soit prédiqué en commun de ta/de tina/ synonymes entre eux et avec le premier. Puisqu’Aristote exclut, d’une part, qu’il puisse y avoir des Formes séparées de non-substances et, d’autre part, que les particuliers et la Forme séparée puissent être homonymes, le tri¿toj aÃnqrwpoj n’aura lieu de se produire que dans le cas de la séparation des koina/ qui se trouvent être participés par une pluralité de substances particulières synonymes entre elles et avec leur eÑn e)piì pollw½n. Dans ce cas seulement, en effet, la synonymie des particuliers et du koino/n suggère que celui-ci est une substance à son tour, du fait d’être prédiqué en commun d’une pluralité de substances particulières. C’est pourquoi, bien que, comme le rappelle Harold Cherniss 1 , une page de la Sententia libri Metaphysicae – où Thomas d’Aquin suggère qu’il serait superflu d’aboutir au même inconvénient (liber I, lectio 14, 215 : unde esset superfluum hic ad idem inconveniens ducere) – abonde dans son sens, il nous semble peu avisé de suivre Julia Annas qui exclut que le « ei¹ me\n tau)to\ eiådoj tw½n i¹dew½n kaiì tw½n metexo/ntwn, eÃstai ti koino/n, ktl. [si la forme est la même pour les Idées et pour ceux qui en participent, il y aura quelque chose de commun, etc.] » (991a 2-3) soit un écho, encore qu’affaibli de l’argument du troisième homme qui vient d’être mentionné en 990b 17 2 . Il vaut mieux, en l’occurrence, prendre exemple sur Syrianus (In Met., 114.35 - 115.1), Asclépius (In Met., 83.26-28), le Pseudo-Alexandre (In Met., 742.3-4), Cherniss luimême, et se ranger à l’avis d’Alexandre d’Aphrodise, pour qui la première alternative du dilemme en 991a 2-3 renoue avec le tri¿toj aÃnqrwpoj 3 . En effet, le koino/n issu de la synonymie de l’Idée et des 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 308, note 210. 2. J. Annas, « Aristotle on Substance, Accident and Plato’s Forms », Phronesis, 22, 1977, p. 157. 3. Ce qu’Alexandre annonçait en 85.12 (kaiì e)n tou/t% met' o)li¿gon, ici même un peu plus loin) et confirmait en 93.1-7 : « hÃtoi ga\r tau)to\n eiådoj kaiì o( lo/goj tw½n te i¹dew½n kaiì tw½n metexo/ntwn au)tw½n, hÄ ou) to\ au)to/. ei¹ me\n ouÅn to\ au)to/, wÐsper e)piì toiÍj mete/xousin, ouÅsin o(moeide/sin, eÃsti ti koino/n, ouÀtw kaiì e)piì tou/toij kaiì tv= i¹de/# a)f' hÂj tau=ta, koino/n ti eÃstai kathgorou/menon! o(moeidh\j ga\r ka)kei¿nh tou/toij. ei¹ de\ tou=to, eÃstai au)tw½n to\ koinw½j kathgorou/menon i¹de/a, kaiì ouÀtwj i¹de/a aÄn i¹de/aj eiãh, kaiì tou=to ei¹j aÃpeiron aÄn proi¿+oi. eÃsti de\ to\ nu=n lego/menon u(p' au)tou=, oÁ e)chgou/menoi to\n tri¿ton aÃnqrwpon deu/teron e)qh/kamen [la forme et la définition des Idées et de ceux
qui en participent ou bien sont identiques ou bien ne le sont pas. Si elles sont identiques,
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particuliers qui participent de l’Idée (ce qui signifie la substance ici bas la signifie aussi là haut, comme il est dit en 990b 34 - 991a 1) est justement le tiers en vertu duquel on prédique l’une des autres. Ce que l’exemple des dyades vient confirmer dans la mesure où l’analogie de rapports dans laquelle sont inscrits les intermédiaires exclut justement qu’aussi bien le premier que le deuxième eÀn kaiì tau)to/n, dont il est question en 991a 5, désigne un metacu/ 1 . De fait, l’implication d’un troisième terme, le ti koino/n par lequel est supposé se solder la première corne du dilemme, intervient ici – alternativement (ti¿ ga\r ma=llon e)pi¿… hÄ e)pi¿…) – entre les particuliers et les intermédiaires, d’une part, et, d’autre part, entre ces mêmes particuliers et la Forme séparée. Or, comme le remarquait Isnardi Parente 2 , puisque c’est justement sur ce tiers-ci que porte la comparaison, il ne peut être qu’un avatar du tri¿toj de même qu’il y a quelque chose de commun à ceux qui participent (ils ont, en effet, la même forme), il y aura aussi un prédicat commun à ceux-ci et à l’Idée qui est la leur : en effet, cette dernière aussi a la même forme que les autres. Si tel est le cas, ce qui en est prédiqué en commun sera une idée , et il y aura ainsi une Idée d’Idée et cela ira à l’infini. Ce qu’Aristote présente ici nous l’avons expliqué dans l’exégèse du troisième homme, le second] ». 1. Cette exclusion ne se trouve pas moins vérifiée au cas où on élargirait à l’alternative des dyades mathématiques et des dyades particulières la référence du th=j tino/j de la ligne 991a 5, comme le suggère la recensio altera (L) du commentaire d’Alexandre : « eiãt' ouÅn th=j maqhmatikh=j hÄ th=j ai¹sqhth=j kaiì fqarth=j [ou de la mathématique ou bien de la sensible et corruptible] ». Ce qui aurait, tout au plus, pour effet de déséquilibrer la symétrie entre la comparaison qu’on peut lire dans cette parenthèse (991a 3-5), le rapport qu’elle est supposée illustrer entre i¹de/ai et mete/xonta (qui sont justement des particuliers : les e)nqau=ta de la ligne 990b 34) et l’alternative à la synonymie par laquelle s’achève cette section (991a 5-8 : où ce sont des particuliers, Callias et un bout de bois qui font pendant à l’Idée), sans compromettre pour autant la reprise du tri¿toj aÃnqrwpoj en 991a 2-5 – teste Alexandre, 93.22 - 94.2 : « ei¹ de\ tou/twn eÁn kaiì tau)to\n h( dua\j kathgoreiÍtai, ou)de\n fulassome/nwn h(mw½n periì to\ th\n me\n a)id ¿ ion eiånai th\n de\ mh\ a)id ¿ ion, a)ll' e)peiì o(moeideiÍj ei¹si kaqo\ dua/dej, [to\] [a] kata\ metousi¿an th=j au)todua/doj e(kate/r# dua/di to\ eiånai kathgorou/ntwn h(mw½n koinw½j kata\ pa/ntwn au)tw½n o(moi¿wj th\n dua/da, ou)de\n eÃlatton kaiì e)piì th=j au)th=j i¹de/aj [94] th=j au)todua/doj kaiì tw½n tinw½n dua/dwn tw½n a)p' e)kei¿nhj to\ eiånai e)xo/ntwn koinw½j to\ dua\j kathgorhqh/setai, dio/ti ei¹siìn o(moeideiÍj [si la dyade se prédique d’eux unique et identique –
sans prendre garde au fait que l’une est éternelle alors que l’autre ne l’est pas –, mais parce qu’elles ont la même forme en tant que dyades, chacune des deux dyades tient son être de la participation à la dyade en soi – la dyade étant également prédiquée en commun de toutes –, la dyade ne sera pas moins prédiquée de l’Idée elle-même de dyade en soi que des dyades particulières qui tiennent leur être de celle-ci, puisqu’elles ont la même forme] » ([a] : 93.24, avec Dooley, nous suivons Bonitz, 69.13 et lisons t%½ au lieu de to\). 2. « Testimonia platonica. Per una raccolta dei principali passi della tradizione indiretta riguardante i lego/mena aÃgrafa do/gmata. Le testimonianze di Aristotele, Accademia nazionale dei Lincei, IX, VIII, 4, 1997, p. 424 : « il koino/n si interpone come terzo fra la forma trascendente e il sensibile partecipante, in quanto forma partecipata [le koino/n s’interpose comme troisième terme entre la forme transcendante et le sensible qui en participe, en tant que forme participée] ».
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: dans le premier cas, le ti koino/n est la Forme séparée ellemême, c’est-à-dire la dyade commune aux corruptibles et aux éternelles (991a 3-4 : e)piì tw½n fqartw½n dua/dwn, kaiì tw½n pollw½n me\n a)i+di¿wn de/), dans le deuxième cas, la nouvelle entité, commune à la fois à une dyade particulière et à l’Idée (991a 5 : e)pi¿ t' au)th=j kaiì th=j tino/j). aÃnqrwpoj
Pourquoi le tri¿toj aÃnqrwpoj n’est évoqué, dans les textes, que pour des Idées de substances ? Car, à compter qu’il y en ait du tout, il n’y a lieu d’admettre que des Idées de substances, celles précisément que l’on pourra soumettre ensuite au test du tri¿toj aÃnqrwpoj. On nous assure toutefois qu’« Aristotle offers a general response to the TMA [Third Man Argument], one meant to work in the same way for all predicates – for substance and non-substance, essential and accidental predicate alike [Aristote propose une réponse générale à l’argument du troisième homme, supposée faire l’affaire de tous les prédicats, aussi bien pour les substances que pour les non-substances, les prédicats essentiels et les prédicats accidentels] » 1 . L’hommage paraît sincère, il est d’ailleurs assez poliment tourné, si bien que l’on hésite à jouer les contradicteurs. On s’étonnera, tout au plus, qu’il revendique la validité universelle d’un argument, le tri¿toj aÃnqrwpoj, qu’Aristote se plairait à faire tourner à vide dans bon nombre de cas, précisément ceux des prédicats d’accidents auxquels il l’infligerait tout en refusant d’envisager, sous peine d’une incohérence interne de la doctrine, la possibilité qu’il y en ait des Idées tout court. Du reste, il suffit de prêter attention aux allégations qui l’accompagnent pour s’apercevoir que la thèse de l’application tous azimuts du tri¿toj aÃnqrwpoj porte en elle-même son démenti : « The TMA purports to show that a theory of forms is vulnerable to a vicious infinite regress. Corresponding to a given predicate “F”, the Platonists want just one form, the F ; the TMA purports to show that, if there is one form corresponding to “F”, there are an infinite number of them [Le but de l’argument du troisième homme est de montrer que la doctrine des Formes prête le flanc à une régression à l’infini. Pour un prédicat donné “F”, les platoniciens veulent une seule forme, le “F” ; le but de l’argument du troisième homme est de montrer que, s’il y a une forme pour “F”, alors il y en a un nombre infini] » 2 . Comme c’est souvent le cas avec des écritures au style très ramassé, la clause « si tant est qu’il y a une forme pour “F” » n’est pas là pour faire décor : pourquoi Aristote se serait-il donné la peine d’accumuler les entités indésirables alors même qu’il lui était loisible, de son point de vue au moins, d’abolir le 1. G. Fine, « Owen, Aristotle, and the Third Man », Phronesis, 27, 1982, p. 14. 2. G. Fine, « Owen, Aristotle, and the Third Man », p. 14.
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principe même de leur position ? S’il nous dit lui-même très explicitement que, pour des raisons liées à la fois à la nature des Formes séparées et à l’élaboration de la doctrine de leur existence, il est exclu qu’il y ait des Idées pour des non-substances, ne sera-t-il pas exclu, a plus forte raison, qu’il s’amuse ensuite à les collectionner en plusieurs exemplaires ? Comment échapperait-il à l’absurdité d’une multiplication où, précisément, il n’y a rien à multiplier ? Cette conséquence paradoxale se trouve neutralisée à condition de réinscrire le tri¿toj aÃnqrwpoj dans son contexte et de le formuler aussi rigoureusement que le fait G. Fine, On Ideas, p. 204 : « According to the TMA, so far from there being exactly one form of F if any at all, there are infinitely many forms of F if any at all [conformément au TMA, loin d’exister exactement une seule Forme de “F” si tant est qu’il y en ait du tout, il existe un nombre infini de Formes de “F” si tant est qu’il y en ait du tout] ». Bien poser un problème c’est le résoudre plus qu’à moitié. La répétition de la tournure « si tant est qu’il y en ait du tout », que l’on a pris soin d’intercaler à deux reprises dans sa formulation, se charge, en effet, de mener à bien l’aller-retour de cette démonstration en confirmant que le tri¿toj aÃnqrwpoj s’ensuit précisément dans les cas où il y a lieu de poser (au moins) une Idée en plus et à côté des particuliers, alors qu’il ne s’ensuit pas dans les cas où, au contraire, il n’y a tout simplement pas lieu de poser la moindre Idée en plus et à côté des particuliers. Après avoir arrêté le double registre de l’alternative dans laquelle Aristote enferme les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn : inclusif pour les arguments, exclusif pour ce qui est, en revanche, de leurs défauts ; après avoir déterminé la nature ainsi que la portée de l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj, qui n’intéresse que les prédicats de substances ; il nous reste à procéder à une analyse rétrograde de l’autre inconvénient, la position d’Idées de pro/j ti. Prenons comme point de départ le texte : « oi¸ me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj » (990b 16-17). Il présente des particularités qui méritent d’être signalées. Sa syntaxe repose sur une protase et une apodose dont le rapport est susceptible de varier en fonction de l’accord du wÒn de la ligne 990b 16 avec le « oi¸ me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj » qui le précède et auquel il se réfère. Le sens de l’énoncé : « wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj », différera aussi, suivant que l’on prenne le kaq' au(to/ comme attribut ou comme épithète de ge/noj. Les cas de figure syntaxiques susceptibles d’entrer en ligne de compte n’ont pas tous le même intérêt exégétique. Pour l’intelligence du texte, nous en retenons deux, que nous accordons, pour commencer, au refus qui, du fait de prendre le kaq' au(to\ ge/noj
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comme une unité d’expression plutôt que d’apposition, exclut que le constitue une classe en soi, c’est-à-dire indépendante ou à part entière 1 : ge/noj tw½n pro/j ti
I. « oi¸
[17] » : à supposer que l’on accorde le génitif pluriel wÒn à l’accusatif pluriel i¹de/aj, on obtiendra que ce dont il n’y a pas ou, pour être exact, ce dont on nie qu’il y ait un genre en soi, ce sont les Idées de pro/j ti elles-mêmes. On traduira par conséquent : « De plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont nous disons qu’il n’y a pas de genre en soi, etc. ». me\n tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà famen eiånai kaq'
au(to\ ge/noj, ktl.
[17] » : si l’on accorde le wÒn aux pro/j ti plutôt qu’à leurs Idées, on obtiendra que c’est aux choses relatives qu’il ne correspond pas de kaq' au(to\ ge/noj. Conformément à cette construction, on traduira : « de plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont nous disons qu’il n’y a pas de genre en soi, etc. ». On notera que cet accord peut s’effectuer de deux manières : l’une partitive (i.e. il n’y a pas de kaq' au(to\ ge/noj pour chacun des pro/j ti dont on entreprend de prouver qu’il y a des Idées), l’autre non partitive (i.e. il n’y a pas de kaq' au(to\ ge/noj susceptible de comprendre en son sein l’ensemble des pro/j ti dont on prouve, par ailleurs, qu’il y a des Idées). II. « oi¸ me\n
tw½n pro/j ti poiou=sin i¹de/aj, wÒn ouà famen eiånai kaq'
au(to\ ge/noj, ktl.
La première construction, ainsi que la deuxième – prise dans sa valeur non partitive – sont à écarter pour une même raison : la question de savoir si les pro/j ti ainsi que leurs Idées sont à ranger sous un genre unique constitue un problème auquel un platonicien peut éventuellement être amené à se confronter 2 ; il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas
1. Traduction que maints interprètes ont retenue. Ross, par exemple, « of which we say there is no independent class » ; Tredennick aussi, avec attraction du relatif : « which we do not hold to form a separate genus » ; Annas : « of which they deny that there is an independent class » (M, 4, 1079a 12-13) ; Fine : « of which we say there is no independent class » ; Tricot : « or le relatif n’est pas considéré par nous comme un genre par soi ». 2. C’est ce que suggère l’allusion à la reductio ad unum au moyen de l’eÃkqesij qu’on lit, dans la suite de ce même chapitre, en 992b 10-13. Ce qui, ultimement, met en échec ce procédé est le fait que, même dans l’hypothèse qu’on lui accorde tout le reste (992b 11 : aÄn did%½ tij pa/nta, vraisemblablement, cela même qu’il faut commencer par démontrer : à savoir que ce qui fait l’unité des plusieurs est à poser à part de ceux-ci et qu’il est une Idée), dans certains cas, la méthode de l’eÃkqesij ne se révèle pas moins impuissante à établir la concomitance ou la cooccurrence d’un eÁn e)piì pollw½n et d’un ge/noj. C’est notamment le cas dès lors qu’il s’agit de ramener deux divisions catégorielles disparates à un genre commun, selon l’interdit souvent formulé par Aristote (cf. en particulier Met., D,
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destiné à la rencontrer au moment de prouver l’existence des Idées de pro/j ti. Le problème que pose l’éventuelle absence d’un genre en soi pour les pro/j ti et pour les Formes séparées de pro/j ti n’intervient pas au niveau de la démonstration qu’il en existe des Idées tout court. Dans l’ordre : le défaut d’un genre en soi des Idées de pro/j ti ne devient un inconvénient qu’une fois que l’on entreprend de définir les relations que les Idées de pro/j ti entretiennent entre elles, alors qu’il n’en est pas un du point de vue de la démonstration qu’il existe de telles Idées. Il s’agit d’une difficulté dont les philosophes des Idées n’auront à s’inquiéter qu’après avoir démontré qu’elles existent, à supposer qu’ils se chargent en plus de brosser un tableau de leur hypothétique arborescence. De même, qu’il y ait ou non un genre en soi dont relèveraient tous les pro/j ti, cela n’a pas de conséquences directes sur la question de savoir si certains arguments prouvent ou ne prouvent pas qu’il y en a des Idées. Que tous les pro/j ti, dont on prouve par ailleurs qu’il y a des Idées, soient congénères ou pas, cela n’a qu’un intérêt relatif tant qu’il est question de prouver l’existence d’une Forme séparée pour chacun d’entre eux. Que dipla/sion, oÀmoion, aÃnison, dou=loj, etc. ne se laissent pas ramener dans le giron d’un seul et même genre, celui des pro/j ti précisément, cela ne constitue pas en soi un motif de rejeter un argument visant à prouver qu’il existe une Idée du double, du semblable, de l’inégal ou encore de l’esclave. C’est pourquoi si vraiment Aristote évoquait, à cet endroit précis de son réquisitoire, le fait qu’il n’y a pas de genre à proprement parler des Idées de pro/j ti (selon ce qu’implique la première construction) ou des pro/j ti dont il importe par ailleurs de prouver qu’il y a des Idées (selon ce qu’implique la deuxième construction dans sa valeur non partitive), cet inconvénient se trouverait singulièrement en porte-à-faux par rapport à la finalité déclarée de l’alternative au sein de laquelle il s’inscrit, qui est de montrer qu’il est tout simplement impossible de prouver l’existence des Idées. Il s’agit donc là de deux problèmes qui, tout solidaires qu’ils soient par ailleurs, demeurent distincts, ne serait-ce que parce que la réponse à la question de savoir si certaines Idées existent ne dépend pas de la réponse que l’on apporte à la question de savoir si ces mêmes Idées (première construction) ou bien les relatifs dont elles sont les Idées (deuxième construction, non partitive) appartiennent ou n’appartiennent pas au même genre. Or, toute cette section des Métaphysiques discute des arguments destinés à prouver qu’il y a des Idées plutôt qu’à démontrer qu’elles tombent sous un seul genre ou qu’il en va de même pour les 28, 1024b 12-16). Comme il l’écrit en 992b 12-13 : dans certains cas, cela s’avère tout simplement impossible (tou=to d' e)n e)ni¿oij a)du/naton).
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choses d’ici bas. Il n’est donc que très naturel d’attendre des inconvénients qui interviennent dans ces quelques lignes qu’ils visent à mettre à mal les arguments des partisans des Idées sous le rapport de leur incapacité à prouver qu’il y a des Idées du tout, plutôt que sous celui de leur incapacité à démontrer que ces Idées ou les entités qui participent de celles-ci se ramènent toutes à un même genre. Au reste, pour peu que l’on considère la seconde alternative, l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj, on constatera que cette attente est effectivement remplie et qu’il n’y a pas de raison pour qu’elle ne le soit pas – symétriquement – dans le premier cas : si le tri¿toj aÃnqrwpoj constitue un bon motif pour s’abstenir de poser des Idées tout court, pourquoi en irait-il autrement pour le « wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj », qui lui fait pendant dans le texte ? Selon la deuxième construction, prise cette fois-ci dans sa valeur partitive, il n’y a pas de genre en soi pour chacun des pro/j ti dont on entreprend de prouver qu’il y a des Idées. David Ross traduisait ainsi et – à l’attraction du relatif près – glosait à l’avenant dans une note ad loc. de son édition des Métaphysiques : chaque pro/j ti inclut des choses très disparates et ne saurait assigner aucune classe, pour ainsi dire, in rerum natura. Après avoir rapporté mot à mot le propos de Ross, H. Cherniss remarquait : « such an objection would be an intelligible one for Aristotle to make ; but there was no reason for him to restrict it to ideas of ta\ pro/j ti, for it applies to qualities equally well [Aristote adresserait là une objection sensée ; mais il n’y a pas de raison pour qu’elle ne s’applique qu’à des pro/j ti, puisqu’elle vaut tout aussi bien pour des qualités] » 1 . Et certes, formulé de la sorte, le refus d’associer aux pro/j ti un genre en soi vise large et, dans une certaine mesure au moins, vise juste. Il traduit, en tout cas, une persuasion qui sous-tend un nombre non négligeable de textes aristotéliciens, sur la base desquels la question : « comment peut-il y avoir un kaq' au(to\ ge/noj d’entités qui ne sont pas elles-mêmes kaq' au(to/ ? » n’admet qu’une réponse, négative. Étant donné que rien, la substance exceptée, n’est par soi, pour autant que quelque chose existe et qu’il fasse l’objet d’une définition, ce n’est que dans et par sa relation à la substance (Met., Z, 1, 1028a 13-36 ; Top., VI, 6, 145a 33 - 145b 6). Pour reprendre l’ébauche d’extension invoquée par Cherniss – mais qui se trouve déjà esquissée chez Ross, Aristotle. Metaphysics, I, p. XCI : « the substance is the whole thing, including the qualities, relations, etc. [la substance est la chose tout entière, avec ses qualités, ses relations, etc.] » –, toute qualité est qualité d’une ou)si¿a, 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 280, note 187.
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c’est-à-dire qu’elle n’est rien d’autre que (le fait pour) une certaine ou)si¿a (d’être) qualifiée de telle ou telle manière ; de même, toute quantité est quantité d’une ou)si¿a, c’est-à-dire qu’elle n’est rien d’autre que (le fait pour) une certaine ou)si¿a (d’être) quantifiée dans telle ou telle mesure ; ce sont également des ou)si¿ai qui entretiennent des relations entre elles, qui se trouvent à des endroits différents, à divers moments, qui agissent les unes sur les autres, etc. Autrement dit, les déterminations accidentelles ne sont rien en plus et à côté des substances, si bien que, selon les propres mots d’Aristote, rien ne saurait être que blanc, chaud, en train de marcher ou droit 1 – au sens où, au contraire, il peut être substance sans plus, c’est-à-dire sans être autre chose du fait d’être ce qu’il est 2 . Cette inséparabilité explique pourquoi il serait problématique d’associer aux pro/j ti un kaq' au(to\ ge/noj : n’ayant pas d’existence en soi, indépendante de leur sujet d’inhérence, qui seul existe kaq' au(to/, les pro/j ti, en particulier, et tout accident, en général 3 , ne sauraient assigner un genre à proprement parler. Blond, charnu, dans le gymnase, il y a des siècles, en station debout ou couchée, rien de tout cela ne permet de circonscrire une classe d’étants synonymes entre eux et avec ce qui est dit en commun d’eux tous : aussi bien les académiciens que
1. An. post., I, 22, 83a 30-33 : « oÀsa de\ mh\ ou)si¿an shmai¿nei, deiÍ kata/ tinoj u(pokeime/nou kathgoreiÍsqai, kaiì mh\ eiånai¿ ti leuko\n oÁ ou)x eÀtero/n ti oÄn leuko/n e)stin. ta\ ga\r eiãdh xaire/tw [Ce qui ne signifie pas la substance, doit être prédiqué d’un certain substrat ; en effet, il n’y a pas quelque chose de blanc qui soit blanc sans être autre chose. Que l’on prenne donc congé des idées] » ; cf. De longitudine et brevitate vitae, 3, 465b 12-14 : « pantiì me\n ga\r e)neiÍnai to\ qermo\n hÄ to\ eu)qu\ e)nde/xetai, pa=n d' eiånai a)du/naton hÄ qermo\n hÄ eu)qu\ hÄ leuko/n! eÃstai ga\r ta\ pa/qh kexwrisme/na [Il est bien possible que le chaud ou le droit soient inhérents à toute chose, mais il est impossible que quelque chose soit en tout et pour tout chaud, droit ou blanc : auquel cas les affections seraient séparées] » ; ainsi que Phys., I, 4, 188a 6-9 : « ta\ ga\r pa/qh a)xw¯rista! ei¹ ouÅn me/miktai ta\ xrw¯mata kaiì ai¸ eÀceij, e)a\n diakriqw½sin, eÃstai ti leuko\n kaiì u(gieino\n ou)x eÀtero/n ti oÄn ou)de\ kaq' u(pokeime/nou [Les affections sont non séparées : d’ailleurs, si
les couleurs et les dispositions sont unies, au cas où on les séparerait, il y aurait alors quelque chose qui serait blanc ou sain sans être autre chose et sans être dans un sujet] ». 2. An. post., I, 4, 73b 6-8 : « to\ badi¿zon eÀtero/n ti oÄn badi¿zon e)stiì kaiì to\ leuko\n, h( d' ou)si¿a, kaiì oÀsa to/de ti shmai¿nei, ou)x eÀtero/n ti oÃnta e)stiìn oÀper e)sti¿n [qui en train de marcher ou blanc est en train de marcher ou blanc du fait qu’il est quelque chose d’autre ; alors que la substance, c’est-à-dire ce qui signifie un ceci, n’est pas ce qu’elle est en étant quelque chose d’autre] ». 3. Phys., I, 2, 185a 31-32 : « ou)qe\n ga\r tw½n aÃllwn xwristo/n e)sti para\ th\n ou)si¿an! pa/nta ga\r kaq' u(pokeime/nou le/getai th=j ou)si¿aj [a] [en effet, rien d’autre n’est séparé, à part la substance : tout se prédique, en effet, de la substance comme d’un substrat] » [a]. habent F (Laurentianus gr. 87.7) H (Vaticanus 1027) I (Vaticanus 241) J (Vindobonensis phil. gr. 100) ; th=j ou)si¿aj le/getai habet E.
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certains au moins des légumes qu’ils étudiaient, semble-t-il, à des fins classificatoires pouvaient être indifféremment l’un ou l’autre 1 . Or, même si on consent à mettre Aristote ou, alternativement, ses adversaires platoniciens sous contrat ultranominaliste 2 , cette solution ne
1. En 990b 15-17, les conditions sont réunies pour que le relatif de l’apodose (wÒn) subisse l’attraction du génitif de la protase (tw½n pro/j ti). Attraction qui se rencontre aussi, occasionnellement, ailleurs dans le corpus aristotélicien : « a)na/gkh dh\ zhlwtikou\j me\n eiånai tou\j [1388b] a)ciou=ntaj au(tou\j a)gaqw½n wÒn mh\ eÃxousin [il est nécessaire que l’esprit d’émulation saisisse ceux qui se croient dignes de biens qu’ils ne possèdent pas] » (Rhet., II, 11, 1388a 38 - 1388b 1) ; cf. aussi III, 16, 1417b 2-3 : « piqana\ ga/r, dio/ti su/mbola gi¿gnetai tau=ta aÁ iãsasin e)kei¿nwn wÒn ou)k iãsasin [bel et bien persuasifs, car les choses que l’on connaît deviennent les symboles de celles que l’on ne connaît pas] »). On peut, par conséquent, envisager la possibilité que le wÒn (990b 16) ait la valeur d’un aÀ, c’est-à-dire d’un accusatif pluriel. Auquel cas, notre intelligence du texte est appelée à se moduler en fonction de deux traductions en disjonction non exclusive : d’une part, « de plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, dont nous disons qu’il n’y a pas de genre en soi, etc. » ; d’autre part, « de plus, les arguments plus rigoureux tantôt produisent des Idées de relatifs, que nous disons ne pas être un genre en soi, etc. ». Ce que l’on peut faire sans contradiction, dans la mesure où, loin de s’exclure mutuellement, les deux traductions sont, en quelque sorte, l’endroit et l’envers d’un même décor ontologique : le fait que les pro/j ti n’aient pas d’existence à part explique pourquoi il ne leur correspond pas un genre en soi et pourquoi ils ne sont pas eux-mêmes un genre en soi. Pour quelle raison il n’y a pas de kaq' au(to\ ge/noj de tout ce qui est blond, charnu, dans le gymnase de l’Académie, il y a des siècles, en station debout ou couchée, etc. ? Parce que blond, charnu, dans le gymnase de l’Académie, il y a des siècles, en station debout ou couchée, etc. ne sont le kaq' au(to\ ge/noj d’aucune des choses dont ils peuvent être prédiqués en commun. 2. Ce qui d’ailleurs serait si peu extravagant que certains Maîtres médiévaux ont pris Aristote à témoin de la thèse philosophique de l’inséparabilité des accidents vis-à-vis de leur substrat d’inhérence. Un cas emblématique, relativement bien étudié (cf. notamment L.M. de Rijk, « On Buridan’s view of Accidental Being », dans E. Bos et H. Krop (éd.), John Buridan : A Master of Arts, Nijmegen, Ingenium Publishers, 1993 ; ainsi que P.J.J.M. Bakker, « Aristotelian Metaphysics and Eucharistic Theology : John Buridan and Marsilius of Inghien on the Ontological Status of Accidental Being », dans J.M.M.H. Thijssen et J. Zupko (éd.), The Metaphysics and Natural Philosophy of John Buridan, Leiden, Brill, 2001), est celui de Buridan, qui écrivait, dans ses Quaestiones in Aristotelis Metaphysicen, Liber VII, Quaestio 5 Quaeritur quinto utrum accidentis possit esse diffinitio, 44va : « dicendo quod simus est nasus, ego bene dico quid simus est, quia simum non est aliud quam nasus [en disant que le camus est un nez, je dis bien ce qu’est le camus ; puisque le camus n’est rein d’autre que le nez ] » ; ou encore, au même endroit : « Unde credo quod haec non sit quiditativa predicatio : album est coloratum, immo est predicatio in quale ; quoniam album nihil est nisi lapis vel homo. Sed, si album sit lapis, si queratur qualis lapis est albus, poterit dici quod coloratus. Unde breviter esse coloratum non est esse aliquid, sed est esse aliquale [C’est pourquoi je crois que “le blanc est ce qui est d’une certaine couleur” n’est pas une prédication selon l’essence, mais une prédication selon la qualité. La raison en est que le blanc n’est rien d’autre que la pierre ou l’homme . Or, si le blanc se trouve être une pierre et que l’on demande quelle pierre est blanche, on pourra répondre : celle qui est de couleur. C’est pourquoi,
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convient guère à notre texte. Son inconvénient majeur est qu’elle interprète la clause en 990b 16-17 de telle façon que le refus d’admettre une classe en soi des pro/j ti s’harmonise mal avec le peu que nous savons par ailleurs des vues des philosophes de l’Académie ancienne, lesquels rechignaient à faire du genre des pro/j ti celui des kaq' au(to/ plutôt qu’un ge/noj à part entière, auquel ils accordaient même une place – encore que variable – au sein de leurs divisions des étants. Renoncerait-on cependant à engager la parole des adversaires d’Aristote sur ce point en particulier – hypothèse qui a un prix, puisqu’elle compromet le registre du réquisitoire aristotélicien, dont les objections sont, toutes, des critiques internes –, que le problème se poserait aussitôt de rendre compatible le refus d’admettre une classe en soi des pro/j ti (pris dès lors dans leur valeur technique de relatifs, ce qui, nous allons le voir, a également un prix exégétique) avec d’autres textes aristotéliciens, où il est manifestement question aussi bien de genres de l’ou)si¿a que de l’ensemble de ses déterminations accidentelles 1 , parmi lesquelles les pro/j ti, auxquels correspond même une catégorie éponyme 2 . Se concentrerait-on sur l’économie interne du réquisitoire aristotélicien, pour résumer, être d’une certaine couleur ce n’est pas être quelque chose, mais être un qualifié] » (44vb). 1. Encore que le chapitre neuf du premier livre des Topiques pose d’épineux problèmes d’interprétation, en raison notamment d’une terminologie que l’on a pu soupçonner d’incohérence, vu l’ampleur de ses fluctuations (E. Kapp, « Kategorienlehre in der aristotelischen Topik », Ausgewählte Schriften, Berlin, Walter de Gruyter, 1968, p. 243, ainsi qui M. Frede, « Categories in Aristotle », Essays in Ancient Philosophy, Clarendon Press, Oxford 1987, p. 35, ont mis en évidence l’anomalie représentée par l’une des cinq occurrences de kathgori¿a ; la quatrième, en 103b 29), la clause qu’on lit en 103b 36-37 (lorsqu’on prédique le ge/noj de ce , on signifie le ti¿ e)sti), dans la mesure où la première catégorie, le ti¿ e)sti, s’analyse dans toutes les autres (on voit, au passage, combien inadéquate est l’amalgame entre genres des prédications et entités prédiquées sur laquelle repose la conviction qu’avec Catégories, 4, ce paragraphe des Topiques soit le seul lieu du corpus où on peut lire la liste pour ainsi dire complète des catégories d’Aristote), s’applique à l’ensemble des cas d’être : il y des genres de la substance (animal), de la qualité (couleur), de la quantité (grandeur), « o(moi¿wj de\ kaiì e)piì tw½n aÃllwn » (Top., I, 9, 103a 35 – que Brunschwig traduit très judicieusement : « et de même dans les autres cas », étant bien entendu qu’il s’agit de cas de prédication). 2. Non seulement il y a des genres du pro/j ti, comme la science (Met., D, 15, 1021b 5-6), mais le pro/j ti compte parmi les catégories aristotéliciennes de l’étant. Qu’Aristote refuse d’en faire ici un kaq' au(to\ ge/noj au sens de classe à part entière, ne peut par conséquent que laisser perplexe. Leszl signalait cette incohérence : « Sia i platonici che Aristotele stesso ammettono che c’è un senso in cui i relativi formano un genere (una categoria, per Aristotele), per cui quest’ultimo non avrebbe potuto trovare niente da obbiettare, da questo punto di vista, all’ammissione dei relativi [Aussi bien les platoniciens qu’Aristote admettaient qu’en un sens les relatifs constituent un genre (une catégorie, pour Aristote). C’est pourquoi, de ce point de vue, il n’aurait rien objecté à l’admission des relatifs] » (Il De ideis, p. 227, note 6).
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abstraction faite de toute considération contextuelle, que l’on aurait alors le plus grand mal à y inscrire la difficulté que Ross propose de lire en 990b 16-17. Qu’il soit le fait d’Aristote ou de ses adversaires et quels que soient les pro/j ti en question, le refus de leur associer un genre en soi ou un genre à proprement parler aurait difficilement sa place ici, dans la mesure où la finalité du réquisitoire d’Aristote n’est pas de montrer qu’il n’y a pas des genres à côté des particuliers, mais d’exclure qu’ils existent au titre de Formes séparées. Autrement dit, la question n’est point de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas un genre en soi, c’est-à-dire une classe indépendante des pro/j ti… aussi longtemps, du moins, que les philosophes des Idées n’avisent pas d’en faire une Forme séparée. Ce qui est d’autant plus le cas des pro/j ti que leur genre, tout kaq' au(to/ qu’il soit par ailleurs, demeure un genre de mh\ kaq' au(ta/ (entités qui ne sont pas par soi). Il est d’ailleurs tout aussi légitime, du point de vue grammatical, de considérer que l’expression kaq' au(to\ ge/noj intervient en 990b 16 comme un syntagme où le kaq' au(to/ qualifie la nature d’un genre d’entités, qui précisément n’est pas par soi. Pour cela il n’est même pas besoin d’évoquer la tournure brachylogique de l’énoncé ou l’éventualité d’une haplographie de l’article (kaq' au(to\ ge/noj), et construire le kaq' au(to/ comme attribut de ge/noj, ce que, suivant une indication de Cherniss 1 , nous avons pourtant fait pour la clarté de la traduction. Il est, en effet, possible de garder le kaq' au(to/ en position d’épithète tout en lui
1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 280 paraphrase 990b 16-17 : « They say that there are ideas of ta\ pro/j ti and yet they contend that tw½n pro/j ti ge/noj does not exist kaq' au(to/ [Ils disent qu’il y a des Idées de ta\ pro/j ti tout en niant que tw½n pro/j ti ge/noj existe kaq' au(to/] ». Tout en appréciant autrement que Cherniss l’objection associée à ce refus, S. Mansion traduit « dont le genre, nous disons, n’est pas par soi » (« La critique de la théorie des Idées dans le PERI IDEWN d’Aristote », p. 172). W. Leszl ira dans le même sens : « Questa stessa critica sembra sintetizzata dall’asserzione di Aristotele nella parte corrispondente di Met. A 9 (cioè 990b 16-17), che nel caso dei relativi gli Accademici non dicono che il loro genere sia per sé (kaq' au(to/) : qui di tutti i relativi si esclude, come genere, che essi siano per sé e quindi implicitamente si rileva il contrasto col loro essere idee [Cette critique se trouve synthétisée, semble-t-il, dans la section correspondante de Met., A, 9, 990b 16-17, là où Aristote affirme que dans le cas des relatifs les Académiciens ne disent pas que leur genre est par soi (kaq' au(to/) : de tous les relatifs il est ici exclu, comme genre, qu’ils soient par soi et, par conséquent, il est relevé, implicitement, le contraste avec l’être des Idées] » (Il De ideis, p. 226). R. Barford glosera à son tour : « we don’t want to say that relatives are a class of things existing by themselves (990b 15-17) [nous ne voulons pas admettre que les relatifs sont une classe de choses existant par elles-mêmes] » (« A Proof from the Peri Ideôn revisited », Phronesis, 21, 1976, p. 198).
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assignant, comme le fait Owen 1 , la fonction grammaticale de déterminer quel est le genre que l’on refuse d’admettre pour les pro/j ti, plutôt que celle d’exclure qu’il y en ait un ge/noj tout court. Aussi, croyonsnous, si Aristote a apposé un kaq' au(to/ au ge/noj en 990b 17, ce n’est pas tellement pour nier qu’il y ait une classe en soi des pro/j ti 2 , que pour exclure que les pro/j ti, comme genre, soient kaq' au(to/ 3 . Les considérations que nous venons d’évoquer recommandent de lire dans la clause « wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj » le refus d’admettre que les pro/j ti, comme ge/noj, soient kaq' au(to/ plutôt que le refus de convenir qu’il existe purement et simplement un ge/noj des pro/j ti. Quel est, en revanche, le rôle que cette clause joue dans le dilemme qui l’oppose au tri¿toj aÃnqrwpoj ? Aristote utilise volontiers les propos de ses adversaires pour révéler des inconséquences dans leur pensée. Le réquisitoire contre les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn en A, 9 constitue un témoignage éloquent de ce procédé. Aristote s’y montre, pour commencer, très conciliant dans le choix de ses exemples, lesquels sont inspirés par un souci de clarté et de familiarité plutôt que par un scrupule de technicité : il est même frappant de constater avec Julia Annas qu’en 1079a 28 (≈ 990b 32 où figure la forme au)todiplasi¿ou à la place de au)tou= diplasi¿ou), tout en plaidant pour une restriction de l’hypothèse des Formes séparées à la position d’Idées de substances uniquement, Aristote se sert du double en soi, qui n’est certes pas une ou)si¿a (cf. Met., D, 15, 1020b 26), pour illustrer son refus non pas de la notion de participation tout court – qui ne tardera pas à tomber, dès 991a 20-22, sous le coup de son sarcasme – mais d’une participation kata\ sumbebhko/j des particuliers à l’Idée. Cette 1. « A Proof in the Peri Ideôn », p. 103 : « of which we say there is no in-virtue-ofitself (non-relative) class »; p. 178 : « a “non-relative class of relatives”, i.e. a class of nonrelative instances of relatives [une “classe non relative de relatifs, c’est-à-dire une classe d’instance non relatives de relatifs] » ; cf. « Dialectic and Eristic in the Treatment of the Forms », p. 229, dans G.E.L. Owen (éd.), Aristotle on Dialectic, p. 113. 2. Ce qu’il aurait très bien pu faire autrement : « wÒn ouà famen ge/noj eiånai », « wÒn ouà fame/n ti ge/noj eiånai », « wÒn ouà famen ge/noj ti eiånai », « wÒn ouà famen eiånai¿ ti ge/noj ». 3. Comparaison n’est pas – toujours – raison ; comme cependant, dans une langue, il n’y a que des redites, illustrons cela par une transposition qui, pour autant que sa valeur grammaticale est concernée, nous croyons être salva veritate : s’il nous arrivait de saisir un fragment de discussion et que l’on entende ou lise « … tw½n a)nqrw¯pwn, wÒn ouà famen eiånai a)qa/naton ge/noj », nous comprendrions que cet énoncé nie que le ge/noj des hommes soit immortel au sens que les hommes, en général, ne le sont pas plutôt qu’au sens que leur ge/noj est voué lui-même à disparaître un jour. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en soit autrement pour le « tw½n pro/j ti…, wÒn ouà famen eiånai kaq' au(to\ ge/noj » en 990b 16-17.
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préoccupation d’établir une plateforme commune – sur laquelle prendre un appel d’autant plus sûr qu’elle est partagée par l’ensemble des interlocuteurs concernés – se manifeste surtout par la nature des difficultés soulevées par Aristote. Si leur cible varie avec l’angle d’attaque, elles ne relèvent pas moins, dans tous les cas, d’une critique qui manœuvre, pour ainsi dire, de l’intérieur : l’embarras d’admettre l’existence d’Idées d’artefacts, de négations et d’entités corruptibles, le caractère ad hominem du tri¿toj aÃnqrwpoj métaphysique, la difficile cohabitation des Idées et des Principes, les considérations de cohérence interne alléguées pour exclure la position de Formes séparées pour les accidents de la substance… ce sont autant d’objections dont la finalité est de mettre les philosophes des Idées face à ce qu’Aristote croit être leurs contradictions. Raison pour laquelle on peut légitimement considérer que le refus d’admettre que le ge/noj des pro/j ti soit kaq' au(to/ constitue la prémisse qu’Aristote emprunte à ses adversaires pour montrer pourquoi, dans certains cas, les plus rigoureux de leurs arguments, oi¸ a)kribe/steroi tw½n lo/gwn précisément, échouent et n’atteignent pas leur but, qui est de prouver qu’il y a des Idées. S’il ne fait pas de doute que la clause en 990b 16-17 porte sur des elle ne nous dit pas lesquels, ni pour quelle raison le fait qu’ils ne soient pas kaq' au(to/ constitue un obstacle à l’admission de Formes séparées pour telle sorte d’entités. Compte tenu de la densité et de la difficulté du texte, commençons par déterminer ce qu’ils ne sont pas. Pour ce faire, prenons comme fil conducteur la question de savoir si, en l’occurrence, Aristote a eu recours à cette expression dans la valeur technique, solidement ancrée dans l’horizon de sa répartition catégorielle de l’étant, qu’elle a le plus souvent ailleurs ou bien s’il ne la prend pas plutôt dans une signification apparentée à celle qu’elle devait avoir chez certains au moins de ses contemporains, issus – tout comme lui – des rangs de l’école de Platon. pro/j ti,
Il va de soi que la nature interne des objections qu’Aristote adresse aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn est éminemment propice aux phénomènes d’osmose entre vocabulaires philosophiques. De fait, nous sommes confrontés à une transposition terminologique : qu’il ait emprunté le syntagme pro/j ti à l’un ou à plusieurs de ses collègues de l’Académie, ou qu’il le leur ait prêté dans sa présentation des inconvénients liés à certains au moins de leurs arguments, toujours est-il que cette expression désigne des entités qu’Aristote et ses amis platoniciens n’appelaient pas forcément de la même façon ou, plus précisément, ne regroupaient pas de la même manière. L’existence d’un tel recoupement lexical se trouve
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confirmée par ce que nous savons des premiers disciples de Platon. En plus de cultiver un vif intérêt pour les genres et les espèces 1 , ces derniers ont, semble-t-il, développé des divisions antagonistes de l’étant. Ce qui pouvait difficilement avoir lieu sans que les unes n’empiètent sur les autres. Les pro/j ti offrent un exemple localisé mais significatif de leurs chevauchements. Si Platon déjà distinguait, ponctuellement, les étants qui sont dits en eux-mêmes et par eux-mêmes (au)ta\ kaq' au(ta/) de ceux qui, au contraire, ne le sont que par leur relation à d’autres (pro\j aÃlla) 2 , une division similaire – dans une terminologie, qui plus est, très proche, si ce n’est identique, de celle qu’emploie notre texte – figure également dans d’autres documents qui remontent, plus ou moins directement, au milieu intellectuel et institutionnel dont l’Aristote critique des Idées devait être parfaitement familier. Encore que son statut soit loin de faire l’unanimité, le corpus des Divisiones quae vulgo dicuntur Aristoteleae garde une trace de la dichotomie académicienne entre ce qui est par soi et ce qui, au contraire, est ou se dit relativement à quelque chose : « tw½n oÃntwn ta\ me/n e)sti kaq' e(auta/, ta\ de\ pro/j ti le/getai [des étants, les uns sont par eux-mêmes, les autres se disent relativement à quelque chose] » (III, 108.8-9) lit-on au début de la trente-deuxième et dernière division de la compilation transmise par Diogène Laërce qui, à deux reprises (d’abord en 80.7, ensuite en 109.6), la place explicitement sous l’autorité d’Aristote ; « tw½n oÃntwn ta\ me\n au)ta\ kaq' e(auta/ e)sti, ta\ de\ pro/j ti [des étants, les uns sont par eux-mêmes, les autres relativement à quelque chose] » (67b) lit-on de même dans la rédaction – indépendante de la première – qui survit dans le codex Marcianus gr. 257, édité par Mutschmann en 1906. Simplicius nous fournit également des indications, tardives mais formelles, quant à l’existence, au sein de l’Académie ancienne, de classifications horizontales de l’étant où les pro/j ti intervenaient avec des valeurs qui pouvaient, d’ailleurs, être différentes. Leur place variait, en effet, selon qu’on les opposait directement à la classe des kaq' au(to/, comme le faisait Xénocrate, ou qu’on les subordonnait 1. Speusippe avait composé un traité sur les genres et les espèces, intitulé Periì genw½n kaiì ei¹dw½n paradeigma/twn (Diog. Laert., Vitae, IV, 5) ; Xénocrate avait fait de même (Diog. Laert., Vitae, IV, 13 : le Periì genw½n kaiì ei¹dw½n, en un livre) ; l’ubiquité de ces notions chez Aristote se passe de commentaire – par souci de symétrie, signalons qu’il était également crédité d’avoir écrit, à l’instar de Speusippe et de Xénocrate, un traité, qui figure dans le catalogue de Diogène Laërce sous le titre : Periì ei¹dw½n kaiì genw½n (V, 22) – selon P. Moraux, Les listes anciennes des ouvrages d’Aristote, p. 54-55, cet écrit ne serait autre que le quatrième livre des Topiques. 2. Les expressions entre parenthèses sont tirées de Soph., 255c 12-13, où cette opposition est très clairement esquissée.
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plutôt à une autre opposition, plus fondamentale, entre kaq' au(ta/ et pro\j au sein de laquelle les (w¨j) pro/j ti intervenaient, solidairement avec les (w¨j) pro\j e)nanti¿a, en tant que subdivision des entités relatives (pro\j eÀtera), comme l’aurait fait Hermodore (apud Porphyre, apud Dercyllidès) alléguant pour cela l’autorité de Platon lui-même 1 . eÀtera,
Ce qu’il importe de déterminer est plutôt si et dans quelle mesure le texte nous livre des indices quant à l’orientation du transfert lexical auquel Aristote a procédé en mentionnant les pro/j ti en 990b 16. Est-ce que cette projection trahit le parti pris de traduire dans son propre idiome philosophique la concomitance – forcément équivoque – entre une expression, pro/j ti, qu’Aristote a lui-même codifiée et investie d’une certaine valeur d’usage, d’une part, et, d’autre part, des entités, voire un ge/noj tout entier, dont les philosophes des Idées pouvaient aussi bien méconnaître qu’il s’agit de pro/j ti ? Ou ne constitue-t-elle pas plutôt une pièce de plus dans une stratégie de démolition interne qu’Aristote poursuit, en l’occurrence, en s’appuyant sur une locution, que ses interlocuteurs académiciens employaient, pour faire ressortir une incohérence des arguments qu’ils avançaient en faveur de l’hypothèse des Idées ? Dans un réquisitoire qui se déploie de part en part sur le terrain de ses adversaires, il n’y a là rien que de très naturel : Aristote se montre plus pressé de contester aux philosophes des Idées un point de doctrine que désireux de se fâcher avec une terminologie parfaitement intégrée à l’univers de discours qu’il partage avec eux. Ce que vient confirmer une donnée élémentaire de notre texte : qu’Aristote s’accorde ou pas avec les platoniciens – comme cela pourrait être bien le cas en 1. « tw½n oÃntwn ta\ me\n kaq' au(ta\ eiånai le/gei w¨j aÃnqrwpon kaiì iàppon, ta\ de\ pro\j eÀtera, kaiì tou/twn ta\ me\n w¨j pro\j e)nanti¿a w¨j a)gaqo\n kak%½, ta\ de\ w¨j pro/j ti, kaiì tou/twn ta\ me\n w¨j w¨risme/na, ta\ de\ w¨j a)o/rista [ dit que, parmi les étants, les uns sont par soi – comme l’homme ou le cheval –, les autres relatifs ; et, parmi ceux-ci, les uns sont à la manière des opposées – comme le bien par rapport au mal –, les autres à la manière des pro/j ti ; et, parmi ceux-ci, les uns sont déterminés, les autres indéterminés] » (In Phys., 248.2-5). Pour les deux valeurs que le tou/twn en 248.4 peut prendre selon qu’on l’accorde aux pro\j e)nanti¿a et aux pro/j ti, c’est-à-dire aux pro\j eÀtera en général – construction retenue par R. Heinze, Xenokrates. Darstellung der Lehre und Sammlung der Fragmente, p. 39 et L. Robin, La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, p. 645 (cf. également P. Wilpert, « Neue Fragmente aus Peri tagathou », Hermes, 76, 1941, p. 229 ; C.J. de Vogel, « Problems concerning Late Platonism », Mnemosyne, 2, 1949, p. 206) – ou bien aux seuls pro/j ti – construction que privilégient, en revanche, P. Merlan, « Beiträge zur Geschichte des alten Platonismus », Philologus, 89, 1934, p. 43 et M. Isnardi Parente, « Per l’interpretazione della dottrina delle idee nella prima Accademia platonica », p. 18 –, cf. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 286, note 192, ainsi que le commentaire au fragment 7 d’Hermodore, dans M. Isnardi Parente, Senocrate – Ermodoro. Frammenti, Napoli, Bibliopolis,1981, p. 440-441.
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990b 16 où nous lisons un famen au lieu du fasin en 1079a 12 – pour exclure que les pro/j ti, comme ge/noj, soient kaq' au(to/, il n’en demeure pas moins que ce rejet demeure le fait de ses adversaires, dans la mesure où, précisément, il s’en sert pour faire ressortir ce qu’il y a d’incohérent dans la position de Formes séparées pour des êtres qui sont et se disent relativement à d’autres. Peut-être bien que les absents ont toujours eu tort, mais il serait extravagant de croire qu’Aristote leur attribue le refus d’admettre que le genre de certaines entités, dont ils ne parlaient pas ou qu’ils ne répartissaient pas eux-mêmes à l’aide d’une telle expression, ne serait pas, en l’occurrence, kaq' au(to/. Puisque ce sont justement les philosophes des Idées qui excluent cela, il est légitime de penser qu’ils le faisaient sur la base d’une division plutôt qu’au hasard ; il n’est pas moins plausible de présumer que cette division soit la leur plutôt que celle d’Aristote, dont le dessein était précisément de la retourner contre eux. Autrement dit, du fait qu’Aristote s’appuie sur ce refus pour mettre les partisans des Idées au défi de poser des Formes séparées de pro/j ti sans se contredire, il ne fait guère de doute qu’il emprunte, stratégiquement, cette expression au lexique de ses adversaires plutôt qu’au sien propre. Il nous paraît donc tout à fait raisonnable de considérer, avec bon nombre d’interprètes 1 , que les pro/j ti et les kaq' au(to/ dont il est question en 990b 15-16 relèvent d’une division qu’Aristote s’approprie pour l’exploiter au détriment de ses interlocuteurs platoniciens, qui l’avaient développée les premiers. L’un des texte de Simplicius, que l’on vient d’évoquer, peut nous aider à déterminer, positivement, la nature de cette distinction ainsi que les entités qui lui correspondent dans les deux cas : « oi¸ ga\r periì Cenokra/th kaiì ¹Andro/nikon pa/nta t%½ kaq' au(to\ kaiì 1. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 280, note 187, et p. 300 ; S. Mansion, « « La critique de la théorie des Idées dans le PERI IDEWN d’Aristote », p. 198, note 79, ainsi que « Deux écrits de jeunesse d’Aristote sur la doctrine des Idées », p. 140 ; G.E.L. Owen, « A Proof in the Peri Ideôn », p. 108 ; E. Berti, La filosofia del primo Aristotele, p. 28 et p. 145, cf. également « Origine et originalité de la métaphysique aristotélicienne », Archiv für Geschichte der Philosophie, 63, 1981, p. 235 ; M. Isnardi Parente, « Idee e principi », p. 76 et p. 82-83, de même que « Testimonia platonica. Per una raccolta dei principali passi della tradizione indiretta riguardante i lego/mena aÃgrafa do/gmata. Le testimonianze di Aristotele », Atti dell’Accademia nazionale dei Lincei, 1997, p. 423 ; W. Leszl, Il De ideis, p. 288. Met., A, 9, 990b 15-17 figure, par ailleurs, dans les Testimonia platonica de K. Gaiser, Platons Ungeschriebene Lehre, Stuttgart, E. Klett, 1963, p. 526 (48A) ; H.J. Krämer, Platonismus und hellenistische Philosophie, Berlin, Walter de Gruyter, 1971, p. 82, note 311 compte ce même texte ainsi que M, 4, 1079a 12 parmi les textes relatifs à l’altakademischen Einteilung der Seinsarten (division vétéro-académicienne des genres de l’étant).
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t%½ pro/j ti perilamba/nein dokou=sin, wÐste peritto\n eiånai kat' au)tou\j to\ tosou=ton tw½n genw½n plh=qoj [Hoffmann : Xénocrate et Andronicos, en effet, semblent tout embrasser dans le par soi et le relatif : aussi, pour eux, une telle quantité de genres est-elle superflue] » (In Cat., 63.22-26). Le témoignage de Simplicius confirme une donnée que l’analyse du texte a fait ressortir : aux yeux de Xénocrate, chef de file de l’Académie ancienne et défenseur de l’existence des Idées à la même époque où Aristote la rejetait 1 , l’être par soi et l’être relatif suffisent à embrasser la totalité de ce qui est. Leur dichotomie est, pour le dire avec Cherniss, exhaustive : ce qui n’est pas kaq' au(to/ sera pro/j ti et réciproquement. Or, comment distribuer les autres genres de l’étant, ceux qu’il serait inutile de poser en plus du kaq' au(to/ et du pro/j ti ? En s’appuyant sur les nombreux indices, tous concordants, qui attestent que, dans le réquisitoire des livre A et M, leur alternative est encadrée par une autre opposition, celle entre la substance, qui seule existe par soi, et l’ensemble des catégories aristotélicienne de l’accident, dont l’être se résume à la relation qu’ils entretiennent avec la première. Ce clivage, qui ne se laisse pas moins vérifier pour chacune des familles d’arguments plus rigoureux que pour les inconvénients qui leur sont associés, précède, suit et pourrait aussi bien commander la division des kaq' au(to/ et des pro/j ti en 990b 16-17 2 : A parte ante. Selon un point de vue qui, dans le passage de l’exposé du livre A à celui du livre M, s’il ne demeure pas inchangé, suit une évolution qui n’est certes pas déflationniste, Aristote identifie d’entrée de jeu l’un des facteurs qui favorisent l’exubérance de l’ontologie platonicienne dans le fait qu’il y a lieu de poser un eÑn e)piì pollw½n aussi bien dans le cas des substances que para\ ta\j ou)si¿aj (990b 6-8). A parte post. Cette même opposition, formellement scandée par la syntaxe du texte – au « kata\ me/n… » en 990b 22 fait pendant le « kata\ de/… » en 990b 27 –, permet à Aristote d’enfermer ses adversaires platoniciens dans un dilemme dont le refus d’admettre des Idées d’accidents verrouille la première alternative (990b 22-29), alors que la restriction
1. Assez en tout cas pour que M. Isnardi Parente, « Le Peri ideôn d’Aristote : Platon ou Xénocrate ? », p. 135-136, ait pu avancer, non sans quelque vraisemblance, l’hypothèse qu’il constitue, de préférence à Platon, la cible principale des attaques du Peri ideôn. 2. Comme le suggère d’ailleurs le texte de Simplicius, qui se poursuit : « aÃlloi de\ ei¹j ou)si¿an kaiì sumbebhko\j diate/mnousin! kaiì ouÂtoi de\ tau)to/n pwj dokou=si toiÍj prote/roij le/gein ta\ sumbebhko/ta pro/j ti le/gousin, w¨j aÃllwn a)eiì oÃntwn, kaiì th\n ou)si¿an kaq' au(to/ [Hoffmann : D’autres divisent la réalité en essence et accident : mais ils
semblent, eux aussi, dire d’une certaine manière la même chose que les précédents, qui affirment que les accidents sont relatifs, puisqu’ils sont toujours d’autres réalités, et que l’essence est par soi] » (In Cat., 63.24-26).
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de leur position aux seules substances entraîne une nouvelle impasse : ou bien le tri¿toj aÃnqrwpoj (991a 2-5), ou bien l’homonymie radicale de l’Idée et des particuliers (991a 5-8). lo/goi e)k tw½n e)pisthmw½n. L’inconvénient caractéristique des arguments tirés des sciences tient au fait qu’ils prouvent qu’il y a des Idées de tout ce dont il y a science – or, « e)pisth=mai ou) mo/non th=j ou)si¿aj ei¹siìn a)lla\ kaiì e(te/rwn [il n’y a pas de sciences que de la substance, mais aussi des autres] » (990b 26-27), e.g. les mathématiques et la géométrie, dont il est dit par ailleurs qu’elles ne portent sur aucune substance (L, 8, 1073b 3-8 : periì ou)demia=j ou)si¿aj). lo/goi kata\ to\ eÑn e)piì pollw½n. Comme le remarque Alexandre, en commentant 990b 22, « oÀ te ga\r a)po\ tou= kathgoreiÍsqai eÁn e)piì pollw½n, oÁ tau)to\n pa=si diafe/rousin a)llh/lwn u(pa/rxei kaiì aÃllo oÄn e(ka/stou au)tw½n, ou)k ou)siw½n mo/non ta\j i¹de/aj le/gei! to\ ga\r eÁn e)piì pollw½n kathgoreiÍsqai
[L’argument que l’un se prédique de plusieurs, qui diffèrent les uns des autres, alors qu’il est le même pour tous et autre par rapport à chacun d’entre eux, ne s’applique pas exclusivement à des Idées de substances. En effet, l’unité d’une pluralité ne se prédique pas seulement dans le cas de la substance, mais également des accidents] » (88.17-20). lo/goi kata\ to\ noeiÍn ti fqare/ntoj. Des arguments tirés de la pensée il est également dit, en 990b 24-26 que « to\ no/hma eÁn ou) mo/non periì ta\j ou)si¿aj a)lla\ kaiì kata\ tw½n aÃllwn e)sti¿ [Il y a une unité de concept non seulement pour les substances mais également dans le autres cas] » et, de manière encore plus explicite en 1079a 21-22 : « to\ ga\r no/hma eÁn ou) mo/non periì ta\j ou)si¿aj a)lla\ kaiì kata\ mh\ ou)siw½n e)sti¿ [Il y a une unité de concept non seulement pour les substances mais également dans le cas des non-substances] ».
ou)k e)n ou)si¿# mo/non a)lla\ kaiì e)piì tw½n sumbebhko/twn
Si, à l’époque où Simplicius écrivait, l’association des deux matrices catégorielles (kaq' au(to/ versus pro/j ti, d’une part, ou)si¿a versus sumbebhko/j, de l’autre) avait donné des signes d’instabilité 1 , il n’avait pas 1. Le passage du commentaire aux Catégories, que l’on vient de citer, suggère que la subordination des genres aristotéliciens de l’étant à la dichotomie académicienne de l’en soi et du relatif s’était soldée par une opposition binaire entre la première catégorie, la substance, et les autres, celles de l’accident. Ailleurs ce résultat semblerait s’être symétriquement inversé. Ce deuxième regroupement ne s’ensuit plus de l’extension du pro/j ti, qui vient envelopper l’ensemble des déterminations accidentelles, lesquelles se disent toutes relativement à l’ou)si¿a ; plutôt, il est le fait d’une extension du kaq' au(to/ qui, en plus de l’ou)si¿a, vient couvrir ses accidents, à l’exclusion précisément des pro/j ti. Il en est ainsi dans ce texte des Stromates de Clément d’Alexandrie : « Tw½n de\ u(po\ ta\j de/ka kathgori¿aj u(potassome/nwn ta\ me\n kaq' au(ta\ le/getai, w¨j ai¸ e)nne/a kathgori¿ai, ta\ de\ pro/j ti [Des choses qu’il faut ranger sous les dix catégories, les unes se disent par soi,
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tort pour autant de la trouver – en accord avec certains 1 , en désaccord avec d’autres 2 – acceptable en soi et, surtout, conforme à l’enseignement d’Aristote. A condition de la décliner, comme il le fait 3 , dans les termes de l’opposition – canonique chez Aristote – entre un substrat, qui existe par lui-même, et un ensemble de déterminations comme les neuf catégories, les autres relativement à quelque chose] » (VIII, 8, 24.1-2). Eudore d’Alexandrie aurait lui aussi décliné la dichotomie selon cette deuxième formule, « 9 (ou)si¿a, poso/n, poio/n, pou/, ktl.) + 1 (pro/j ti) », pour reprocher à Aristote d’avoir discuté de ce qui est pro/j ti plutôt que de ce qui est kaq' au(to/ – où la première expression tient lieu des seuls relatifs, la deuxième se distribuant, au contraire, en fonction des autres genres de l’étant – : « ai¹tia=tai de\ o( EuÃdwroj, dia\ ti¿ a)ntidivrhme/nou tou= kaq' au(to\ t%½ pro/j ti periì me\n tou= pro/j ti diei¿lektai o( ¹Aristote/lhj, periì de\ tou= kaq' au(to\ ou)ke/ti. kaiì r(hte/on oÀti e)n t%½ kaq' au(to\ ai¸ e)nne/a kathgori¿ai qewrou=ntai! to\ ouÅn kaq' au(to\ labwÜn kata\ ta\j e)nne/a kathgori¿aj th\n tou= pro/j ti prosti¿qhsin w¨j parafuome/nhn taiÍj e)nne/a [Pourquoi, proteste Eudore, une fois qu’il a opposé le kaq' au(to/ au pro/j ti, Aristote a discuté du pro/j ti, alors qu’il n’a point discuté du kaq' au(to/ ? Il faut dire, en effet, que les neuf catégories sont contemplées dans le kaq' au(to/ ; du fait qu’il assoit le kaq' au(to/ sur les neuf catégories, il ajoute celle du pro/j ti à ces neuf
comme si elle était une excroissance] » (Simplicius, In Cat., 174.14-22). 1. La source dont s’inspirait Boèce, par exemple, qui écrivait dans une considération liminaire du premier commentaire sur l’Eisagôgê de Porphyre : « omnes enim res Aristoteles in duas primum diuidit partes, in accidens atque substantiam, et accidens in nouem membra dispersit dicens aut substantiam esse quamcumque illam rem aut si accidens esset, quoniam aut qualitas aut quantitas aut ad aliquid aut ubi aut quando aut iacere aut habere aut facere esset aut pati [Aristote a, en effet, commencé par répartir toutes choses en deux : accident et substance ; et il a distribué l’accident en neuf branches, puisque, comme il le dit, une chose quelconque ou bien est une substance ou bien, si elle est un accident, elle est soit une qualité, soit une quantité, soit un à quelque chose, soit un quelque part, soit à un moment, soit un être dans une position, soit un avoir, soit un faire, soit un pâtir] » (In Eis., I, 14.11-16). 2. Dexippe, In Cat., 31.10 - 32.8 faisait lui aussi état des deux dichotomies. Il rejetait cependant leur articulation, à cause du fait que, comme le signalait déjà Porphyre (In Cat., 71.19-22 et 28-38), la plus petite division de l’étant à laquelle aboutissent les Catégories n’est pas à deux, mais à quatre termes : toute ou)si¿a et tout sumbebhko/j, en effet, peuvent être ou bien particuliers, e)piì me/rouj (Porphyre), e)n me/rei (Dexippe), ou bien universels (kaqo/lou). 3. In Cat., 64.4-12 : « mh/pote de\ to\ aÃllou eiånai tou=to kaiì to\ pro/j ti to\ toiou=ton t%½ sumbebhko/ti u(pa/rxei, kaqwÜj a)nti¿keitai pro\j th\n ou)si¿an kaq' au(to\ ouÅsan kaiì e(auth=j ouÅsan! t%½ ga\r kaq' au(to\ to\ pro/j ti kaiì t%½ e(autou= to\ aÃllou a)nti¿keitai! dhloiÍ de\ kaiì A ¹ ristote/lhj th\n ei¹j du/o tau/thn tomh\n paralabw¯n. e)keiÍno de\ o)rqw½j iãswj eÃxei le/gein, oÀti kalw½j o( ¹Aristote/lhj ta\j tou= sumbebhko/toj polla\j i¹dio/thtaj dieiÍlen ou)de\ th\n mi¿an au)tou= peri¿lhyin paralipw¯n, wÐste kaiì ei¹j u(pokei¿menon kaiì ta\ periì to\ u(pokei¿menon diaireiÍ, ktl. [Hoffmann : Peut-être cette
manière d’être d’un autre et ce type de relation appartiennent-ils à l’accident, en tant qu’il s’oppose à l’essence, qui est par soi et est d’elle-même, car au par soi s’oppose la relation, et à l’être de soi-même s’oppose l’être d’un autre. C’est ce que montre Aristote lui-même en admettant cette bipartition. Mais voici ce qu’il est peut-être correct de dire : Aristote a bien distingué les propriétés multiples de l’accident sans négliger non plus le caractère commun qui les embrasse toutes ; aussi sa division aboutit-elle au sujet et à ce qui se rapporte au sujet] ».
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accidentelles, qui ont toutes en commun de lui être inhérentes, elle n’est ni dépourvue de fondement textuel ni étrangère à la compréhension aristotélicienne de la nature des Formes séparées. Cela est particulièrement évident dans le cas de l’identification de l’ou)si¿a et du kaq' au(to/, largement attestée dans le corpus des écrits d’école d’Aristote. Si l’expression kaq' au(to/ se laisse prendre en plusieurs sens, il n’en demeure pas moins que l’une de ses significations fondamentales renvoie au mode d’être de la substance, « pro\j oÁ pa=sai ai¸ aÃllai kathgori¿ai tou= oÃntoj a)nafe/rontai [relativement auquel toutes les autres catégories de l’étant se laissent ramener] » (Met., Q, 1, 1045b 2728), du fait, précisément, que « ou)de\n ga\r au)tw½n e)stiìn ouÃte kaq' au(to\ pefuko\j ouÃte xwri¿zesqai dunato\n th=j ou)si¿aj [aucun d’entre eux ni ne subsiste naturellement par lui-même ni ne peut être séparé de la substance] » (Met., Z, 1, 1028a 22-24) 1 . A, 9, 990b 15-17 n’est pas le seul texte où les pro/j ti ne se réfèrent pas exclusivement aux relatifs. Une reconnaissance du corpus aristotélicien révélerait que ce terme intervient ailleurs aussi en variation synonymique avec l’ensemble des déterminations accidentelles de la substance 2 . Puisqu’il présente un profil rigoureusement parallèle au 1. On peut suivre, en l’occurrence, aussi bien la leçon concorde des manuscrits, kaq' au(to\ pefuko/j, qu’accepter l’athétèse du pefuko/j en 1028a 23, proposée par Jaeger, qui le considérait comme une varia lectio du dunato/n de la ligne d’après. 2. Dans l’aporie des principes, qu’on lit en Met., L, 4, 1070a 33 et sq., par exemple, la symétrie dans l’opposition de l’ou)si¿a tantôt aux pro/j ti, tantôt à l’ensemble des catégories de l’accident, n’est pas sans suggérer que « les “pro/j ti” ne désignent pas seulement la catégorie des relatifs mais l’ensemble des étants non auto-subsistants, selon l’opposition héritée du Platonisme » (A. Stevens, L’ontologie d’Aristote au carrefour du logique et du réel, Paris, Vrin, 2000, p. 240, note 1). Un autre texte à propos duquel on peut se demander, avec M. Isnardi Parente, « Per l’interpretazione della dottrina delle idee nella prima Accademia platonica », p. 22 s’il est opportun de prendre les pro/j ti dans une acception moins restrictive que la catégorie du même nom, est le paragraphe 10 du livre D des Métaphysiques, où cette expression figure, en 1018a 21, dans la division des a)ntikei¿mena (opposés). Sans oublier que, dans le livre N des Métaphysiques, Aristote se sert du pro/j ti pour désigner non seulement un genre de l’étant, mais aussi le principe que les platoniciens opposaient à to\ oÃn, cet autre de l’étant (N, 2, 1089a 6), ayant la nature de la pluralité (N, 1, 1087b 5-6), que Platon et son école auraient été incapables de décliner, tout comme l’étant, selon les catégories (N, 2, 1089a 16). Et c’est d’ailleurs pourquoi, à côté de la métonymie consistant à faire du pro/j ti le contraire de l’étant alors qu’il n’en est qu’une nature parmi d’autres (N, 2, 1089b 7-8) – qui plus est, celle qui aurait le moins d’être (N, 1, 1088a 22-25) –, l’une des erreurs caractéristiques du syndrome métaphysique de l’a)porh=sai a)rxai+kw½j consiste à poser, au départ, un seul pro/j ti cependant qu’ils sont plusieurs (1089b 8-9 : « polla\ ta\ pro/j ti a)ll' ou)x eÀn ») et que les platoniciens en utilisent plus d’une espèce (1089b 14 : « plei¿w eiãdh le/gousi tou= pro/j ti ») pour rendre compte de l’existence d’entités aussi disparates que les nombres, les longueurs, les surfaces, les solides, ainsi que les qualités en tout genre (la multiplicité des couleurs, des
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réquisitoire où les a)kribe/steroi tw½n lo/gwn occupent la place que l’on sait 1 , un document mérite de retenir notre attention : Eth. Nic., I, 4, que nous lisons dans l’édition Susemihl, revue par O. Apelt en 1912. Une analyse immanente des lignes 1096a 17-23 nous permettra de confirmer que, dans sa dénonciation des incohérences des amis qui ont introduit la doctrine des Formes séparées (to\ fi¿louj aÃndraj ei¹sagageiÍn ta\ eiãdh), Aristote inscrit le pro/j ti dans une opposition au kaq' au(to/, qui lui assigne, symétriquement, la valeur de corrélat accidentel de l’ou)si¿a. oi¸ dh\ komi¿santej th\n do/can tau/thn ou)k e)poi¿oun i¹de/aj [18] e)n oiâj to\ pro/teron kaiì uÀsteron eÃlegon, (dio/per ou)de\ tw½n [19] a)riqmw½n i¹de/an kateskeu/azon)! to\ d' a)gaqo\n le/getai kaiì e)n [20] t%½ ti¿ kaiì e)n t%½ poi%½ kaiì e)n t%½ pro/j ti, to\ de\ kaq' [21] au(to\ kaiì h( ou)si¿a pro/teron tv= fu/sei tou= pro/j ti (parafua/di [22] ga\r tou=t' eÃoike kaiì sumbebhko/ti tou= oÃntoj)! wÐst' ou)k [23] aÄn eiãh koinh/ tij e)piì tou/toij i¹de/a.
Or, ceux qui ont introduit cette doctrine, ne posaient pas d’Idées dans les cas où ils parlaient d’antérieur et de postérieur ; et c’est pourquoi ils ne posaient pas d’Idée pour les nombres. Or, le bien se dit selon la substance, le qualifié et le pro/j ti ; ce qui est kaq' au(to/, c’est-à-dire la substance, est naturellement antérieur à ce qui est pro/j ti (celui-ci ressemble, en effet, à une pousse secondaire, c’est-à-dire à un accident de l’étant). Par suite, il n’y en aura pas d’Idée commune.
Quoique, de nos jours, l’éventualité que le pro/j ti en 1096a 21 n’intervienne pas dans sa valeur technique de catégorie aristotélicienne de l’étant ait été timidement évoquée 2 , le bien-fondé de la lecture saveurs et des figures qu’Aristote rappelle en N, 2, 1089a 35 - 1089b 1) ; entités qui présupposent, au contraire, chacune sa propre puissance d’être (1089b 15-16 : « a)na/gkh me\n ouÅn… u(poqeiÍnai to\ duna/mei oÄn e(ka/st% »). 1. Deux éléments de continuité au moins sont à rappeler ici. En premier lieu, le rejet d’un bien en soi s’appuie explicitement, dans le premier livre de l’Éthique à Nicomaque, sur des prémisses admises par ceux-là même qui défendent son existence. En second lieu, la préoccupation, sinon d’adhérer, du moins d’éviter une rupture avec la terminologie et le patrimoine doctrinal de l’Académie de Platon, ressort notamment de la discussion qu’Aristote consacre, en Eth. Nic., I, 4, 1096b 7 et sq., à la division des biens que l’on aime pour eux-mêmes ou, alternativement, en vue de ceux que l’on aime pour eux-mêmes. 2. Tout en écartant la question (« A Proof in the Peri Ideôn », p. 107, note 27), G.E.L. Owen suggère que l’origine lointaine du couplage médioplatonicien de l’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti, d’une part, et des catégories, d’autre part, soit à chercher du côté de passages comme celui de l’Éthique à Nicomaque (« The subsequent conflation of the Platonic “categories” with the Aristotelian, e.g. in Albinus, may derive from Aristotle himself (EN 1096a 19-21) [Le couplage successif des “catégories” platoniciennes et des aristotéliciennes, chez Albinos par exemple, pourrait dériver d’Aristote lui-même (Eth. Nic., 1096a 19-21)] »). J. Annas remarque, elle aussi dans une note, que « At Nic. Ethics 1096a 19-22 Aristotle seems to regard his own distinction between substance and the other categories as coinciding with the distinction of the “Academic categories”, between the kaq' au(to/ and the pro/j ti [Aristote semble considérer, en Eth. Nic., 1096a 19-22, que sa propre distinction entre la substance et les autres catégories coïncide avec la distinction des
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traditionnelle n’a jamais été sérieusement remis en question. Et pour cause : non seulement ce document a un passé exégétique illustre – destin qu’il partage avec bien d’autres textes du corpus aristotélicien –, mais encore – ce qui, en revanche, vaut d’être signalé – sa geste exégétique est moins mouvementée que sa notoriété ne le laisserait augurer de prime abord. Au contraire, son histoire a partie liée avec un phénomène dont la fixation a dû être très ancienne et la fortune constante : la métaphore de la pousse secondaire, qu’on lit à la ligne 1096a 21, s’est cristallisée dans une association durable et privilégiée aux relatifs pour devenir à terme une puissante caution autoritaire dont les effets, comme dans tout transfert abouti, sont plus visibles et mieux caractérisés dans le cadre de l’exégèse d’autres pièces du corpus aristotélicien, comme les Métaphysiques et les Catégories, qu’ils ne se laissent apprécier dans l’interprétation du texte-source lui-même. Pour prendre un exemple qui nous est familier, le parafua/di eÃoike par lequel Alexandre glose, dans son commentaire aux Métaphysiques, le refus qu’aussi bien Aristote que les platoniciens auraient opposé à l’admission d’une réalité ou d’une nature propres aux pro/j ti, et qu’il cite à nouveau, assorti de sa référence exacte (e)n toiÍj ¹HqikoiÍj), en 86.8-11, pouvait s’autoriser d’une tradition qui, à l’époque déjà, devait être bien établie et qui était, en tout cas, promise à un long avenir : Andronicos 1 avant Alexandre et, après lui, Plotin 2 , Porphyre 3 , Syrianus 4 , Ammonius 5 , Asclépius 6 , Philopon 7 , Simplicius 1 , Olympiodore 2 , l’auteur anonyme de la “catégories de l’Académie”, entre kaq' au(to/ et pro/j ti] » (« Aristotle on Substance, Accident and Plato’s Forms », p. 159, note 20). Toujours dans des notes de bas de page, L. Taran et R. Bodéüs sont, si possible, encore plus elliptiques : le premier parle d’une compatibilité entre le regroupement des catégories en deux ensembles (« P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen », Gnomon, 46, 1981, p. 741 : « on the one hand, being in itself or substance, and, on the other hand, accident, i.e. what exists in relation to something else (i.e. to substance) [d’une part, ce qui est en soi ou substance, de l’autre, l’accident, c’est-à-dire ce qui existe en relation à autre chose (à savoir, la substance)] ») et la thèse qui se dégage de notre texte (p. 741, note 54 : « cf. e.g. Eth. Nic., 1096a 19-23 »). Pour l’autre, « La distinction d’un bien entendu comme qualité est ici oubliée. Elle est aussi négligeable dans la perspective platonicienne qui se borne à distinguer l’en soi du relatif (cf. Soph., 255c). Ceci peut expliquer cela » (Aristote. Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, p. 60, ad 1096a 21). 1. Apud Simplicius, In Cat., 157.18-20 ; apud Elias (David), In Cat., 201.18-22. 2. Enn., VI, 2, 16.1-3. 3. In Cat., 142.9-11. 4. In Met., 57.1-3. 5. In Cat., 69.23 - 70.4. 6. In Met., 75.35 - 76.3 ; 77.30-31 (= Alexandre, In Met., 83.33-34 – ta\ pro/j ti au lieu de to\ pro/j ti) ; 79.22-25 (= Alexandre, In Met., 86.8-11 – u(pokeime/nhj à la place de prou+pokeime/nhj). 7. In Cat., 104.25-36.
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paraphrase aux Catégories 3 , le Pseudo-Alexandre 4 , tous s’autorisent, de façon plus ou moins explicite, de cette association et acceptent ou, à tout le moins, ne contestent pas la valeur qu’elle assigne, dans notre document, au pro/j ti dans son opposition au kaq' au(to/. Regardons cependant le texte de plus près afin de déterminer, exclusivement sur la base de celui-ci, quelle place réserver à l’opposition du pro/j ti et du kaq' au(to/ et quelle signification impartir aux deux termes. Le registre de l’argumentation qu’Aristote développe à l’encontre des partisans des Idées est à coup sûr celui d’une critique interne. Son premier souci est de formuler la prémisse que les platoniciens ne sauraient désavouer et qui lui permettra de faire ressortir l’incohérence de leur doctrine d’un bien en soi, cause séparée des biens particuliers 5 . Cette prémisse est que, comme Aristote le rappelle aussi ailleurs (cf. Eth. Eud., I, 8, 1218a 1-5, ainsi que Met., B, 3, 999a 6-7), de l’aveu des platoniciens eux-mêmes, il n’y a pas d’Idée pour des choses qui entretiennent entre elles des rapports d’antérieur à postérieur. Or, le bien se dit de choses qui non seulement diffèrent les unes des autres (la substance n’est pas le qualifié, le qualifié n’est pas le relatif), mais qui constituent aussi une série qui s’ordonne selon des rapports où il y a de l’antérieur et du postérieur (ce qui est kaq' au(to/ précède, par nature, ce qui est pro/j ti). C’est pourquoi il n’y aura pas d’Idée commune aux biens qui se disent selon l’ou)si¿a, qui est kaq' au(to/, et selon le sumbebhko/j, qui est pro/j ti. Le problème de savoir quelle signification attribuer aux pro/j ti en 1096a 21 entre dans un complexe de questions dont on peut d’autant moins faire abstraction que le seul fait d’attribuer au syntagme telle ou telle valeur se répercute, dès que l’on travaille à déterminer laquelle, sur leur ensemble. Formulons-les suivant l’ordre que nous adopterons pour les analyser : faut-il parler d’une opposition entre kaq' au(to/ et pro/j ti ? sur quoi porte-t-elle ? quelle est sa finalité ? quelle est sa nature ? comment s’articule-t-elle à la flexion catégorielle du bien qui, sous réserve d’une variante dans la leçon de la ligne 1096a 20 (la présence ou 1. In Cat., 73.23-25 ; 205.32 - 206.1. 2. In Cat., 96.13-14 ; 103.29-31. 3. Anonymi paraphrasis in Aristotelis categorias, 30.25-35. 4. In Met., 801.18-20. 5. Eth. Nic., I, 2, 1095a 26-28 : « eÃnioi d' %Óonto para\ ta\ polla\ tau=ta a)gaqa\ aÃllo ti kaq' au(to\ eiånai, oÁ kaiì tou/toij pa=sin aiãtio/n e)sti tou= eiånai a)gaqa/ [certains pensaient qu’il y a un autre , un certain en soi en plus et à côté de la pluralité de ces biens, qui est la cause de ce que tous les autres sont des biens] ».
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l’absence de l’e)n t%½ poi%½ intercalé entre l’e)n t%½ ti¿ e)sti et l’e)n t%½ pro/j ti) 1 , la précède et la suit dans le texte ? La réponse aux trois premières questions n’offre pas matière à controverse. 1. À moins de soupçonner une interpolation – particulièrement agressive 2 – du kaq' au(to\ kai¿ en 1096a 20-21, on conviendra que la structure même de l’énoncé implique que les termes entre lesquels Aristote établit un lien d’antérieur à postérieur sont, d’une part, le kaq' 1. Comme l’indiquait déjà F. Susemihl dans l’apparat critique de son édition (« 1096a 20 kaiì – poi%½ secl. Spengel »), L. Spengel, « Nikomachische Ethik », Aristotelische Studien, I, München, Verlag der k. Akademie, 1863, éliminait cette occurrence du poio/n (cf. p. 35 : « Was soll hier die Erwähnung der Qualität ? wir brauchen nur die Substanz und Relation unmittelbar [Est-il nécessaire de mentionner ici la qualité ? Nous n’avons que faire d’intermédiaires entre la substance et la relation] »). R.A. Gauthier et J.Y. Jolif l’ont suivi dans leur traduction annotée de l’Éthique à Nicomaque : « Aristote, dans ce premier argument, se place résolument sur le terrain de l’adversaire (aussi Spengel a-t-il raison de considérer les mots : “et comme un attribut qui désigne la qualité”, kaiì e)n t%½ poi%½, 1096a 20, comme une addition inauthentique) » (R.A. Gauthier et J.Y. Jolif, L’Éthique à Nicomaque, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1959, II, p. 38 ad 1096a 1922). M. Isnardi Parente a accueilli cette correction dans son recueil des Testimonia platonica, p. 421 : « i due termini di paragone sono qui la sostanza e il relativo (dopo Spengel, anche Gauthier e Jolif propendono all’espunzione dell’inutile riferimento alla qualità) [les deux termes de la comparaison sont ici la substance et le relatif (après Spengel, Gauthier et Jolif aussi ont penché pour l’élimination du renvoi, inutile, à la qualité)] ». Il n’a pas échappé à la vigilance de certains au moins des interprètes que le texte, ainsi amendé, n’arrange guère sa lecture traditionnelle – tel est non seulement l’avis de G. Fine, On Ideas, p. 176, note 19, mais aussi de J. Barnes, « An Introduction to Aspasius », dans A. Alberti et R.W. Sharples (éd.), Aspasius. The Earliest Extant Commentary on Aristotle’s Ethics, Berlin, Walter de Gruyter, 1999, p. 39-40 : « Many objections can be raised against any interpretation of this text which invokes the Aristotelian categories ; and in 1852 […] Spengel proposed to excise the words “and in quality [kaiì e)n t%½ poi%½]” from the text at a 20 : Aristotle is not alluding to his own categories ; rather, the reference is [40] to an Academic theory, closely based on a celebrated text in Plato’s Sophist, according to which all beings or oÃnta fall into one of two classes – either they are per se (kaq' au(to/) or else they are relative to something else (pro/j ti). This version of Aristotle’s argument seems to me to be correct […] ; and I take it that Spengel’s emendation should be printed as the true text [Plusieurs objections peuvent être soulevées à l’encontre d’une interprétation de ce texte qui ferait intervenir les catégories d’Aristote ; en 1852 (…), d’ailleurs, Spengel proposait d’éliminer les mots “et selon le qualifié (kaiì e)n t%½ poi%½)” en 1086a 20. Aristote n’est pas en train de faire allusion à ses propres catégories ; il renvoie plutôt à une théorie de l’Académie, étroitement liée au texte bien connu du Sophiste de Platon, selon lequel tous les étants (oÃnta) appartiennent ou bien à la classe des per se (kaq' au(to/) ou bien à celle des relatifs à quelque chose d’autre (pro/j ti). Cette version de l’argument d’Aristote me paraît être la bonne (…) ; c’est pourquoi je considère que la correction de Spengel devrait être imprimée comme la leçon authentique du texte] ». 2. Une éventuelle main apocryphe aurait pris non une mais deux libertés vis-à-vis du texte : la première consistant à intervenir dans son énoncé, la seconde à ne pas se contenter d’une simple apposition épexégétique.
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au(to/,
d’autre part, le pro/j ti. Le fait que l’ou)si¿a suive et qualifie le kaq' plutôt que l’inverse (1096a 20-21 : to\ de\ kaq' au(to\ kaiì h( ou)si¿a), ainsi que la présence, symétrique, d’une deuxième glose (1096a 21-22 : parafua/di ga\r tou=t' eÃoike kaiì sumbebhko/ti tou= oÃntoj), pour le pro/j ti, montrent qu’à cet endroit précis du texte Aristote est en train d’opposer ce qui est kaq' au(to/ à ce qui est pro/j ti. 2. Contrairement à celle qu’on peut lire plus loin, en 1096b 10-14, cette opposition ne répartit pas les biens eux-mêmes, mais les entités auxquelles les biens sont tour à tour associés : la substance (ou)si¿a), dans le cas du kaq' au(to/, ce qui est à l’instar d’un rejeton « et » / « ou » / « c’est-à-dire » – selon la signification, épexégétique ou pas, du kai¿ en 1096a 22 – un accident de la substance (sumbebhko\j tou= oÃntoj), dans le cas du pro/j ti. 3. L’antagonisme entre ce qui est kaq' au(to/ et ce qui est pro/j ti intervient pour désigner le rapport sous lequel les étants, que les catégories permettent d’assigner dans leur différence (les uns sont des substances, les autres des qualités de la substance, des relations de la substance), s’ordonnent selon des rapports de pro/teron à uÀsteron dont il faut tenir compte pour peu que les biens soient à prédiquer d’entités issues de plusieurs catégories de l’étant plutôt que d’une seule – avec comme conséquence le refus d’admettre et pour la série des étants et pour celle des biens une Idée, surordonnée, dans les deux cas, aux (étants et aux biens) particuliers. au(to/
Si tant est qu’il y a lieu de parler d’un consensus au sujet de la quatrième et de la cinquième question, il ne porte que sur un point, à savoir que l’opposition du pro/j ti et du kaq' au(to/, d’une part, et la distribution catégorielle de l’étant, de l’autre, sont étroitement liées. La détermination de leur solidarité, en revanche, place l’exégète face à deux options de lecture. Selon la première, majoritaire, les deux partagent la même nature, si bien que leur rapport est celui d’un tout relativement à ses parties : l’ou)si¿a est une catégorie, tout comme le pro/j ti ; leur opposition est donc l’opposition, parfaitement ponctuelle, de la substance et du relatif. Selon la deuxième, les catégories de l’étant et l’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti conjuguent une double répartition de to\ oÃn, dont l’articulation coïncide avec le clivage entre la substance, d’une part, et l’ensemble des catégories de l’accident, d’autre part. Une analyse comparative des arguments dont ces deux lectures peuvent se prévaloir fera ressortir le paradoxe auquel aboutit la lecture traditionnelle du fait de restreindre aux seuls relatifs la référence du pro/j ti dans son opposition au kaq' au(to/. Si tel était le cas, le raisonnement d’Aristote se trouverait prouver moins et, en tout cas, autre chose que la scansion
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binaire entre le kaq' au(to/ et le pro/j ti qu’on lit dans le texte. Moins… dans la mesure où, sans raison apparente, il escamoterait les autres catégories de l’accident, qui seraient – inopinément, encore que provisoirement – mises hors jeu ; autre chose… dans la mesure où cette disparition produit dans le texte une solution de continuité dont la prétendue valeur exemplaire du pro/j ti, à laquelle, par-delà les âges 1 , on a eu recours pour la réduire, saurait difficilement compenser l’inconvénient. Le refus d’articuler l’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti sur la flexion catégorielle de l’étant soulève la question de savoir pour quelle raison, contrairement à ce qu’il fait aussi bien en amont qu’en aval de 1096a 20-21, Aristote n’aurait considéré, à cet endroit précis du texte, que le cas de la substance et du relatif. L’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti intervient pour qualifier l’association du bien avec les catégories (ou)si¿a, poio/n, pro/j ti, etc.) sous un rapport qui n’intéresse pas moins la substance et le relatif proprement dit, que la totalité des étants dont le bien peut être prédiqué à un titre ou à un autre 2 . Puisque l’articulation des catégories et de l’opposition entre le kaq' au(to/ et le pro/j ti permet à Aristote d’appuyer les biens sur une série où certains termes sont antérieurs (le qeo/j, dans l’ou)si¿a), d’autres postérieurs (l’a)reth/ dans le poio/n, le xrh/simon dans le pro/j ti, etc.), on ne voit pas pourquoi il aurait restreint, pour un temps, cette opposition aux substances, d’une part, et aux relatifs, de l’autre 3 . D’autant que, le plus souvent ailleurs, et 1. La concorde des interprètes ne peut, en l’occurrence, que mettre l’historien relativiste au défi d’exclure des phénomènes d’union à des arguments qu’il faut croire séparés. Aux deux extrêmes chronologiques d’une tradition illustre, ce sont quasiment les mêmes mots qui se font pendant et qui expliquent pourquoi Aristote aurait opposé ici le kaq' au(to/ au seul relatif : selon Aspasios, le rappel exclusif de celui-ci (In Eth. Nic., 11.26 : « o( de\ tou= pro/j ti mo/non e)mnhmo/neusen ») tient au fait que, dans son cas précisément, la priorité de la substance ressort avec le plus d’évidence (11.26-27 : « gnwrimwte/rwj tou/tou prote/ra h( ou)si¿a ») ; de même, selon Gail Fine, « Aristotle picks out relatives (in his narrow sense) as an especially clear example of something that is posterior to substance [Aristote choisit les relatifs (au sens étroit du terme) comme un exemple particulièrement clair de quelque chose qui est postérieur à la substance] » (On Ideas, p. 176). Nous allons relever ce défi et montrer, que, sous la continuité apparente du motif de l’intelligibilité exemplaire du recours aux relatifs, interviennent deux arguments plutôt qu’un seul. 2. Le kaiì eÀtera toiau=ta (ainsi que les autres de telle sorte), en 1096a 27, de même que l’e)n pa/saij taiÍj kathgori¿aij (dans toutes les catégories), en 28-29, ne laissent pas de doutes quant au fait que cette énumération est supposée se poursuivre au-delà de l’ou)si¿a, du poio/n et du pro/j ti, pour inclure les autres catégories mentionnées dans la suite de notre texte. 3. Eustrate, par exemple, qui venait d’opposer l’ou)si¿a à l’ensemble des accidents – « ou)demi¿a de\ tw½n aÃllwn kathgoriw½n eÃxei to\ u(festhke/nai kaq' au(to\ kaiì mh\ e)n u(pokeime/n% eiånai a)ll' hÄ mo/nh h( ou)si¿a [il n’appartient à aucune des autres catégories – à l’exclusion de la substance – d’être elle-même un substrat et de ne pas subsister dans un
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notamment là où il est question de prendre l’ou)si¿a dans sa signification de kaq' au(to/ et de l’inscrire dans des rapports d’antériorité et de postériorité ontologique, Aristote fait intervenir une opposition binaire entre la substance et la totalité de ses déterminations accidentelles. Pour ne prendre que deux exemples de la relation symétrique que l’ou)si¿a entretient alors avec tous les autres cas d’être, rappelons que, dans les Seconds analytiques, on peut lire que l’ou)si¿a est « oÁ mh\ kaq' u(pokeime/nou le/getai aÃllou tino/j [ce qui ne se dit pas d’un autre substrat] » (An. Post., I, 4, 73b 5-6) et que « ta\ me\n dh\ mh\ kaq' u(pokeime/nou kaq' au(ta\ le/gw, ta\ de\ kaq' u(pokeime/nou sumbebhko/ta [Pellegrin : j’appelle donc “par soi” les choses qui ne sont pas dites d’un substrat, et accidents celles qui sont dites d’un substrat] » (73b 8-9). Rappelons également que, dans les Physiques, ce qui caractérise la substance est précisément de ne se dire d’aucun substrat, alors même que « ta\ d' aÃlla pa/nta kata\ th=j ou)si¿aj [tout le reste de la substance] » (Phys., I, 7, 190b 1). Sans compter que, même là où le principe d’un gradient ontologique entre les catégories de l’accident est formulé, la conclusion qu’Aristote tire rétablit aussitôt leur symétrie vis-à-vis de l’ou)si¿a : « uÀsteron ga\r pa=sai ai¸ kathgori¿ai [toutes les catégories après] » (Met., N, 1, 1088b 4).
substrat] » (In Eth. Nic., 43.9-11) –, et reconnaître dans la mention de la substance, du qualifié et du relatif une ébauche de la table des catégories – « “kaiì e)n t%½ poi%½ kaiì e)n t%½ pro/j ti”. h)rke/sqh de\ taiÍj trisiì tau/taij kathgori¿aij w¨j i¸kanaiÍj ouÃsaij dhlw½sai to\ e)pago/menon [“et selon le qualifié et selon le relatif”. Il s’est contenté de ces trois catégories dans la mesure où elles suffisent à montrer le point en question] » (43.11-13) –, a préféré sacrifier la synonymie de l’ou)si¿a et du kaq' au(to/, pourtant manifeste, plutôt qu’admettre qu’Aristote était en train d’opposer la substance, d’une part, et le seul relatif, de l’autre : « e)pife/rei ga\r “to\ de\ kaq' au(to\ kaiì h( ou)si¿a pro/teron tv= fu/sei tou= pro/j ti”. to\ de\ kaq' au(to\ e)ntau=qa ou)k e)piì tou= ou)siw¯douj a)ll' e)piì tou= mh\ e)n sxe/sei pare/laben! aÀpan ga\r pro/j ti e)n sxe/sei. ta\ de\ mh\ pro/j ti ou)x w¨j e)n sxe/sei oÃnta profe/retai ou)d' w¨j pro\j eÀteron lego/mena, a)ll' w¨j kaq' e(auta\ qewrou/mena. h( de\ kataskeuh\ th=j e)la/ssonoj prota/sewj ouÀtw suni¿statai. pa=n to\ kaq' e(auto\ lambano/menon pro/teron tv= fu/sei tou= pro\j eÀteron! h( ou)si¿a kaiì to\ poio\n kaq' e(auto\ lamba/netai, to\ de\ pro/j ti pro\j eÀteron! h( ou)si¿a aÃra kaiì to\ poio\n pro/tera tv= fu/sei tou= pro/j ti [il poursuit, en effet, “ce qui est par soi, c’est-à-dire la substance, est
naturellement antérieur au relatif”. Il ne se sert pas ici de “ce qui est par soi” pour ce qui a la nature de la substance, mais pour ce qui pas en corrélation. Tous les relatifs sont, en effet, en corrélation. Ce qui n’est pas relatif ne s’énonce pas comme étant en corrélation, ni comme quelque chose qui se dit par rapport à un autre ; plutôt comme quelque chose que nous concevons par lui-même. Pour établir la mineure il procède comme il suit : tout ce qui est par soi est à considérer comme naturellement antérieur à ce qui est par rapport à un autre ; la substance et le qualifié sont à prendre par eux-mêmes, le relatif par rapport à un autre ; c’est pourquoi la substance et le qualifié sont naturellement antérieurs au relatif] » (43.13-21).
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Et d’ailleurs, si tel n’était pas le propos d’Aristote, pourquoi aurait-il commencé par intercaler entre les deux le poio/n de la ligne 1096a 20 ? Pourquoi surtout, s’il ne s’agissait que de mettre en balance deux catégories – opposition fort peu mystérieuse aussi bien sous l’angle de son opération et des facteurs qu’elle mobilise à cet effet, que du point de vue de son vocabulaire –, aurait-il bâti son argument sur la synonymie de l’ou)si¿a et du kaq' au(to/, alors même qu’il pouvait difficilement ignorer qu’en l’associant au pro/j ti elle était destiné à entrer à la fois en résonance avec le vocabulaire de l’Académie platonicienne et en concurrence avec des distinctions qui avaient cours dans l’école philosophique à laquelle il avait appartenu pendant vingt ans ? Surtout, pourquoi aurait-il assorti, symétriquement, la mention du pro/j ti d’une glose, si seulement le pro/j ti ne figurait pas dans ce texte avec une fonction analogue au kaq' au(to/, c’est-à-dire s’il n’était pas inscrit dans une équation du type : « le kaq' au(to/ est à l’ou)si¿a ce que le pro/j ti est aux autres catégories », plutôt que : « le kaq' au(to/ est à l’ou)si¿a ce que le pro/j ti est au pro/j ti » ? Ces considérations pourraient être systématiquement développées et défendues 1 . Tâchons plutôt de les inscrire dans le texte, en commençant par la parenthèse qui fait pendant au « kaiì h( ou)si¿a », épexégétique du kaq' au(to/, qu’Aristote suspend, en 1096a 21-22, au pro/j ti : « parafua/di ga\r tou=t' eÃoike kaiì sumbebhko/ti tou= oÃntoj (celui-ci ressemble, en effet, à une pousse secondaire kai sumbêkoti tou ontos) ». Cette glose peut se lire de deux façons : dans un cas, la secondarité adventice de ce qui est pro/j ti ne fait qu’un avec son accidentalité de sumbebhko/j (être un parafua/j c’est être un sumbebhko/j et réciproquement). Dans l’autre, le parafua/j et le sumbebhko/j ne se laissent pas permuter ; ils reflètent 1. On pourrait objecter que l’élargissement du pro/j ti à l’ensemble des déterminations accidentelles prend ce terme dans deux sens différents en l’espace de quelques lignes seulement. Or, même si on laisse de côté les soupçons que l’on a pu soulever à l’encontre de l’e)n t%½ poi%½ comme tiers intrus dans l’opposition de l’e)n t%½ ti¿ e)sti et de l’e)n t%½ pro/j ti, il serait aisé de rétorquer que le recours à un jeu de gloses épexégétiques confirme plutôt qu’il ne contredit la présence d’un glissement terminologique, à savoir le fait que le couplage du kaq' au(to/ et du pro/j ti intervient avec une valeur qui se définit en fonction de leur réciprocité. On pourrait également objecter que, de la sorte, le pro/j ti produit une anomalie dans la nomenclature des catégories : il est à la fois l’intitulé qui désigne l’ensemble des catégories de l’accident et celui d’une d’entre elles en particulier. Quelle que soit la valeur d’une telle objection, il est possible de l’écarter sur la base du texte, qui procède, au même endroit, à une autre variation métonymique : Aristote ne parle-t-il pas de sumbebhko\j tou= oÃntoj (accident de la substance), en 1096a 22, et immédiatement après, d’i¹saxw½j le/getai t%½ oÃnti (se dit d’autant de façons que l’étant), ? Pourquoi donc ce qui ne va pas le contrarier en 1096a 2324 aurait dû l’embarrasser une ligne plus haut ?
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plutôt la double nature dans laquelle se résume ce que le pro/j ti a de plus propre, ce qui en fait un accident pas tout à fait comme les autres. Dans le premier cas, le kai¿ en 1096a 22 a une valeur essentiellement épexégétique : il n’introduit pas une hybridation du pro/j ti – excroissance et accident de l’étant, comme si les deux ne revenaient pas au même –, mais constitue une hendiadys axée sur une signification fondamentale, correspondant au clivage ontologique, canonique chez Aristote, qui accorde à la substance une place à part non seulement des pro/j ti, mais de l’ensemble de ses accidents, parmi lesquels d’ailleurs les relatifs sont à compter le plus souvent. Dans cette perspective, le parafua\j kaiì sumbebhko\j tou= oÃntoj se construit comme une expression figurée (parafua/di eÃoike) doublée de la clé de sa lexicalisation (kaiì sumbebhko/ti tou= oÃntoj) – association qui, vu la méfiance d’Aristote à l’égard des métaphores sauvages, pourrait être tenue pour un réflexe élémentaire de domestication et n’aurait, par conséquent, rien d’étonnant sous sa plume. Les deux traduisent la postérité tv= fu/sei de tout ce qui est adventice et s’est produit (sumbe/bhke) dans l’être par une solution de continuité (para/), cependant que rien, dans l’essence ou dans la nature de la chose, ne la déterminait à devenir telle ou telle, à se trouver dans telle ou telle disposition, à être affectée de telle ou telle manière, à effectuer ou souffrir telle ou telle action, à entretenir telle ou telle relation – comme Aristote lui-même le dit en Phys., II, 6, 198a 7-8 : « ou)de\n de\ kata\ sumbebhko/j e)sti pro/teron tw½n kaq' au(to/ [rien de ce qui est par accident n’est antérieur à ce qui est par soi] » 1 . Dans l’autre perspective, le texte aristotélicien demeurerait profondément en retrait, en une de ces indécisions essentielles et incontournables, que l’ambiguïté du kai¿ aurait pour vocation d’abriter. Le parafua\j kaiì sumbebhko\j tou= oÃntoj s’organiserait dès lors autour d’une nuance qui garantirait son asymétrie et son articulation à la fois. À la faveur de ce flou grammatical, la métaphore de la pousse secondaire se serait émancipée de sa contrepartie lexicale, le sumbebhko\j tou= oÃntoj, pour être jumelée, à de rares exceptions près 2 , au relatif, dont le statut risque, au demeurant, 1. Dans sa discussion des raisons pour lesquelles seuls le genre et l’espèce de l’ou)si¿a méritent d’être appelés substances secondes, Porphyre remarquait : « ai¸ ga\r toiau=tai kathgori¿ai – scilicet, ut ibidem ait idem : oiâon hÄ leuko\n hÄ tri¿phxu hÄ u(gro\n hÄ tre/xon hÄ o(tiou=n tw½n toiou/twn – a)po\ tw½n sumbebhko/twn gino/menai para\ fu/sin aÄn eiåen ou) to\ ti¿ e)sti to\ u(pokei¿menon dhlou=sai [en effet, les autres prédications – comme blanc, de trois coudées, humide, en train de courir, ou bien n’importe quel autre de la sorte – sont liées à des accidents et si elles ont lieu d’être elles sont para phusin et ne montrent pas ce que le substrat est] » (In Cat., 92.12-14). 2. Dans un contexte où, de l’avis de J. Barnes au moins (cf. Porphyry. Introduction, Oxford, Clarendon Press, 2003, p. 109), l’iconographie de l’arborescence ne semble pas s’être décisivement imposée, mais devait néanmoins hanter les esprits, Elias a recours à
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d’être tout aussi incertain 1 . L’efficace, sinon le bien-fondé, de ce transfert n’est pas à prouver ; il nous reste, en revanche, à déterminer si la marginalisation de la catégorie des pro/j ti, qui a fait sa fortune ailleurs 2 , est compatible avec les données du texte. Est-ce qu’une modulation dans la secondarité des catégories de l’accident et notamment la rétrocession des pro/j ti – qu’Aristote relègue ailleurs dans une catégorialité mineure, la plus éloignée de l’ou)si¿a, postérieure notamment à d’autres divisions comme le poio/n et le poso/n –, est l’image de la pousse secondaire pour illustrer la nature des propres et des accidents par opposition à celle du genre, qui ressemble à une racine, des différences, qu’il compare à des souches, et des espèces, qu’il assimile plutôt à des branches : « to\ me\n ge/noj r(i¿zv eÃoike, pre/mnoij ai¸ diaforai¿, kla/doij ta\ eiãdh, parafua/si ta\ iãdia kaiì ta\ sumbebhko/ta. kaiì wÐsper ai¸ parafua/dej mh\ eÃxousai oi¹kei¿an r(i¿zan aÃlloij parafu/ontai kaiì paraple/kontai, ouÀtwj kaiì ta\ iãdia kaiì ta\ sumbebhko/ta mh\ eÃxonta i¹di¿an u(po/stasin parufi¿stantai toiÍj au)quposta/toij [le genre ressemble à une racine,
les différences à des souches, les espèces à des branches, les propres et les accidents à des pousses secondaires ; et, tout comme les pousses secondaires, n’ayant pas de racines propres, bourgeonnent et se greffent sur d’autres, les propres et les accidents aussi, n’ayant pas une subsistance en propre, parasitent ceux qui subsistent par eux-mêmes] » (In Eis., 50.15-19). 1. On serait bien en peine de déterminer quand le pro/j ti est un sumbebhko/j et quand il est, en revanche, un parafua/j. Est-ce qu’il est sumbebhko/j, par rapport à l’ou)si¿a, et parafua/j, par rapport aux autres catégories, ou bien l’inverse ? La question demeure foncièrement équivoque ; aussi longtemps, du moins, que l’on n’aura pas tranché la question de savoir si, en l’occurrence, l’altérité des autres catégories dépend de l’ou)si¿a ou bien des pro/j ti. Dans un cas, l’ou)si¿a ferait partie des catégories sur lesquelles le pro/j ti vient se greffer, directement : maîtres et esclaves, pères et fils, deviendront ainsi des exemples canoniques de relatifs que l’ou)si¿a accueille sans la médiation d’une autre catégorie (cf. Porphyre, In Cat., 114.18-19 ; Philopon, In Cat., 104.39 ; Simplicius, In Cat., 176.13-14 et 326.31). Dans l’autre cas, le pro/j ti intervient plutôt dans une catégorialité de deuxième ordre : le relatif comme affection de la quantité est emblématique de cette double secondarité. L’alternative, qu’elle soit exclusive ou pas, s’estompe d’ailleurs à mesure que les questions de calibrage ontologique entre catégories de l’accident déclinent à l’horizon de la discussion – c’est-à-dire le plus souvent et notamment dans des textes comme ce chapitre de l’Éthique à Nicomaque pour lequel l’enjeu de cette question demeure tout à fait extrinsèque. 2. Particulièrement dans la discussion de la place de la relation au sein de la table des catégories (sa ressemblance avec le parafua/j était, par exemple, la raison qu’Andronicos, selon le témoignage concorde de Simplicius et d’Elias (David), évoquait pour reléguer le pro/j ti à la dernière place), dans celle, étroitement liée à la première, de l’ordre dans lequel les catégories sont exposées dans le traité éponyme, où le chapitre sur le pro/j ti suit celui sur le poso/n, mais précède celui qu’Aristote consacre au poio/n en dépit de la postériorité ontologique du relatif par rapport au qualifié (Simplicius, In Cat., 155.20-25, évoquait la métaphore du parafua/j pour poser la question de cette entorse apparente à la hiérarchie des étants), ainsi que dans celle de l’analogie de comportement des pro/j ti et des catégories qui les accueillent (Ammonius, In Cat., 69.24-26 et Philopon, In Cat., 108.10-12, qui le suit de très près, se servent de l’image du parafua/j pour expliquer pourquoi dans certains cas le pro/j ti admet la contrariété, alors qu’il l’exclut dans d’autres).
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indispensable à son intelligence ? à défaut, est-elle requise ou seulement impliquée par la critique qu’Aristote y adresse à l’Idée du Bien ? Que sa présence ne soit pas immédiatement lisible est un fait, que l’on ne remarque pas toujours. Dans la discussion, pourtant archétypique, qu’Aspasios lui a consacrée dans la partie que nous pouvons lire de son commentaire à l’Éthique à Nicomaque, la question de la valeur du pro/j ti, dans son opposition au kaq' au(to/, retenait pourtant l’attention du commentateur. Celui-ci ne croyait pas inutile de se demander pourquoi les pro/j ti désignent, en 1096a 21, des pro/j ti. À l’opposé de l’identification de l’ou)si¿a et du kaq' au(to/, qui va de soi (11.25-26 : « kaiì eÃsti to\ kaq' au(to/, oÀper e)stiìn h( ou)si¿a, pro/teron tv= fu/sei tw½n aÃllwn kathgoriw½n [ par soi, en tant qu’il est substance, est naturellement antérieur aux autres catégories] »), celle du pro/j ti et des relatifs demande à être expliquée. Quelle raison a bien pu pousser Aristote à ne faire mention que de ces derniers ? La réponse d’Aspasios, qui d’ailleurs insiste moins sur le statut parasitaire du pro/j ti par rapport aux autres catégories qu’il ne développe la métaphore de la pousse secondaire 1 , se trouve, qui plus est, significativement relativisée du fait qu’elle intervient entre deux séquences qui se font pendant en ce que ni l’une ni l’autre n’exploite la meilleure visibilité dont l’antériorité naturelle de l’ou)si¿a bénéficierait du fait de son opposition exclusive au relatif plutôt qu’à l’une des autres catégories de l’accident, si ce n’est à leur ensemble. Non seulement Aspasios commence par expliquer le lemme correspondant dans les termes de l’opposition binaire de l’ou)si¿a et des autres catégories : « to\ de\ a)gaqo\n le/gousi kaiì e)n t%½ ti¿ e)stin, toute/stin ou)si¿#, kaiì e)n taiÍj aÃllaij kathgori¿aij [ils parlent du bien et dans l’essence, c’est-à-dire la substance, et dans les autres catégories] » (In Eth., 11.23-26) ; mais il trouve également que cette explication résume l’argument d’Aristote dans son ensemble : « o( de\ lo/goj w¨j perilabo/nti ei¹peiÍn eÃxei ouÀtwj! e)n oiâj to\ pro/teron kaiì to\ uÀsteron, ou)k eÃstin
[12]
ou)demi¿a i¹de/a tou/twn. ei¹j paramuqi¿an de\ tou= to\
pro/teron kaiì to\ uÀsteron eiånai e)n ta)gaq%½, diei¿leto posaxw½j le/getai to\ a)gaqo/n! oÀti kaiì e)n taiÍj de/ka kathgori¿aij h( me\n ou)si¿a kaq' au(th/n e)sti
1. Le pro/j ti est décrit comme une sxe/sij de l’ou)si¿a, relativement à un autre (pro\j aÃllo ti), plutôt que comme un accident, disons, de deuxième ordre : « sxe/sij ga/r e)sti th=j ou)si¿aj pro\j aÃllo ti, dio\ parafua/di ei¹ka/zei to\ pro/j ti. pa=sa ga\r parafua\j u(ste/ra e)kei¿nou %Ò parape/fuken! wÐste ou)k aÄn eiãh koinh/ tij tou/twn i¹de/a [le relatif est une relation de la substance par rapport à quelque chose d’autre ; c’est pourquoi il rapproche le relatif et la pousse secondaire. Toute pousse secondaire est postérieure à ce à partir de quoi elle pousse. C’est pourquoi il n’y aura pas une Idée qui leur soit commune] » (In Eth. Nic., 11.27-29).
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kaiì oÃn, ta\ de\ aÃlla sumbebhko/ta, pro/teron de\ to\ kaq' au(to\ tw½n sumbebh-
[voici, dans ses grandes lignes, l’argument : là où il y a de l’antérieur et du postérieur, il n’y aura pas d’Idée. Pour montrer qu’il y a de l’intérieur et du postérieur dans le bien, il distingue de combien de façons il se dit : puisque dans les dix catégories, la substance est par soi et étant, alors que les autres des accidents, par soi antérieur aux accidents] » (In Eth. Nic., 11.29 - 12.4). Cette mise hors circuit exégétique n’a rien d’arbitraire ; elle suggère, au contraire, que ce texte se suffit à lui-même et s’articule selon sa propre logique. Puisqu’il s’agit de faire ressortir la succession d’une série, et qu’Aristote a commencé par mentionner la substance, le qualifié et le relatif, on ne voit pas pourquoi il ne l’aurait pas ordonnée selon la même succession, si tel avait été – bien entendu – son souhait : l’ou)si¿a est antérieure au poio/n, le poio/n au pro/j ti. C’est précisément ce qu’il fait ailleurs : en Met., N, 1, 1088a 22-24, l’éloignement maximal du pro/j ti par rapport à l’ou)si¿a est scandé par sa double postériorité vis-à-vis du poio/n et du poso/n (« to\ de\ pro/j ti pa/ntwn ko/twn
hÀkista fu/sij tij hÄ ou)si¿a [tw½n kathgoriw½n] e)sti, kaiì u(ste/ra tou= poiou= kaiì posou= [le relatif est de tous le moins de réalité ou de substance, postérieure du qualifié ainsi que du quantifié] »). Si Aristote ne le fait pas ici c’est qu’il n’avait pas à l’esprit une telle série, mais une séquence où un terme, l’ou)si¿a, du fait d’être kaq' au(to/, est antérieur aux autres qui, du fait d’être pro/j ti, ne sont que pour autant qu’il se trouvent dans une relation avec le premier. C’est pourquoi, au lieu de considérer que l’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti reçoit sa valeur d’une référence, implicite, à une matière d’ontologie aussi ardue et aussi éloignée des préoccupations de la pragmatei¿a des Éthiques que le calibrage des rapports entre le pro/j ti et les autres catégories de l’accident 1 , il vaut peut-être mieux adhérer au texte et reconnaître que
1. Le contexte disciplinaire, les besoins de l’argument et le rôle simplement illustratif que la glose en question joue au sein de son développement devraient l’exclure, pour ainsi dire, d’office. D’autant plus que s’il y a un point controversé dans la doctrine aristotélicienne des catégories, c’est bien celui de la nature et du statut des pro/j ti. Aristote l’ignorait d’ailleurs si peu qu’il présente le risque que le pro/j ti empiète sur d’autres lego/mena kata\ mhdemi¿an sumplokh/n comme un problème très complexe, sur lequel les avis divergent (eÃxei a)mfisbh/thsin) et dont la solution, loin d’être évidente, nécessite, au contraire, que l’on s’y prenne à plusieurs reprises : « iãswj de\ xalepo\n periì [1] tw½n toiou/twn sfodrw½j a)pofai¿nesqai mh\ polla/kij e)peskemme/non, to\ me/ntoi dihporhke/nai e)f' eÀkaston au)tw½n ou)k aÃxrhsto/n e)stin [et peut-être est-il difficile de se
prononcer de façon péremptoire sur de tels sujets à moins de les avoir investigués à maintes reprises] » (Cat., 7, 8b 21-24 [1]. Bodéüs adopte la leçon u(pe/r, attestée par une partie des manuscrits et par Olympiodore). On peut légitimement douter, croyons-nous,
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cette opposition repose plutôt sur la double équation épexégétique sur laquelle Aristote lui-même l’a assise, en l’empruntant aux mêmes interlocuteurs, dont il venait d’exposer le refus d’admettre une Idée pour des séries ordonnées selon des rapports d’antérieur à postérieur, et dont il va bientôt adapter une division des biens en kaq' au(ta/ et dia\ tau=ta (i.e. dia\ ta\ kaq' au(ta/) qui, sans coïncider avec la tripartition que Socrate expose au début du deuxième livre de la République, devait rendre un son parfaitement familier pour des oreilles platoniciennes 1 . À condition de la prendre au pied de la lettre, cette équation établit l’équivalence entre le kaq' au(to/ et l’ou)si¿a, d’une part, et, d’autre part, entre le pro/j ti et le sumbebhko\j tou= oÃntoj (i.e. th=j ou)si¿aj) 2 . Cette opposition, ainsi qualifiée, permet d’expliquer pourquoi et comment l’étant, dont Aristote a commencé par ébaucher et dont il ne tardera pas à déployer toute la variété, s’ordonne selon des rapports d’antérieur à postérieur. La distribution catégorielle de l’étant et l’opposition du kaq' au(to/ et du pro/j ti font donc système : la première disloque to\ oÃn dans la pluralité de ses cas d’être, la deuxième l’ordonne selon une séquence, qui n’est autre que celle de la catégorialité majeure de l’ou)si¿a et de la catégorialité mineure des accidents de l’ou)si¿a, qui n’adviennent à l’être que si une substance les précède et leur assure le substrat indépendamment duquel ils ne sauraient exister. L’ÉPICYCLE FINAL. Nous nous sommes appuyés sur quelques traits caractéristiques du réquisitoire aristotélicien contre les philosophes des que le rappel d’un point d’ontologie, subsidiaire à un argument dont l’intérêt et la vocation sont d’ordre éthique, eût été à ses yeux l’occasion plus propice de le faire. 1. En raison notamment des exemples retenus par Aristote, que des lecteurs ou des auditeurs de Platon n’auraient pas manqué de reconnaître – en particulier le « oiâon to\ froneiÍn kaiì o(ra=n kaiì h(donai¿ tinej kaiì timai¿ [Bodéüs : comme le simple fait d’être sensé, de penser ou de voir, certains plaisirs ou les honneurs] », en 1096b 17-18, qui, comme l’indiquent Gauthier et Jolif, ainsi que Bodéüs, reprend, aux honneurs près, le texte de Resp., II, 357c 2. 2. Signalons que Gail Fine, On Ideas, p. 176, note 20, a défendu une autre option lexicale, moins restrictive (l’expression tou= oÃntoj couvrirait l’ensemble des catégories autres que le pro/j ti, et elle interviendrait, dans notre parenthèse, « to indicate that every relative is an appendage of something in some category or other [pour indiquer que tout relatif est un appendice de quelque chose dans une catégorie ou une autre] »). La conclusion à laquelle son raisonnement aboutit nous paraît cependant témoigner d’une redondance quelque peu suspecte ainsi que la finalité de l’éclairage mutuel des documents, qu’elle évoque à son appui, relever d’une téléologie assez improbable : « The two passages therefore illuminate one another – the Met. passage makes it clear why relatives are posterior to everything else ; the EN passage makes it clear that not all relatives are appendages of quantity in particular [les deux textes s’éclairent donc l’un l’autre : celui des Métaphysiques nous apprend que les relatifs sont postérieurs à tout le reste ; celui de l’Éthique à Nicomaque, que les relatifs ne sont pas que des appendices de la quantité] ».
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Idées pour démontrer que l’alternative du tri¿toj aÃnqrwpoj et de la position d’Idées de pro/j ti est à la fois symétrique et exhaustive, que les arguments plus rigoureux entraînent le tri¿toj aÃnqrwpoj uniquement lorsqu’ils visent la séparation d’un prédicat commun de substances, que les pro/j ti dont les platoniciens nient que le genre soit celui des kaq' au(to/ renvoient, symétriquement, à l’ensemble des catégories de l’accident. Un dernier fait de structure, qui n’avait échappé ni à l’attention d’Alexandre d’Aphrodise 1 ni à celle de Harold Cherniss, auquel revient en particulier le mérite d’avoir reconnu qu’il nous livre la clé pour déchiffrer le dilemme dans lequel Aristote prétend enfermer ses adversaires platoniciens 2 , nous permet de verrouiller, en les confirmant, les conclusions auxquelles a abouti notre enquête micrologique. La séquence qui débute en 990b 8 et s’achève en 990b 17 par l’allusion aux inconvénients liés à la position d’Idées de pro/j ti et à l’implication du tri¿toj aÃnqrwpoj et celle qui la récapitule, en 990b 22 991a 8, où Aristote reprend le fil de sa discussion des implications de la doctrine (u(po/lhyij) selon laquelle il existerait des Formes séparées, présentent une remarquable symétrie : après avoir distendu le dispositif de preuve des philosophes des Idées (en 990b 10-15 et 990b 22-27), Aristote procède à une restriction des critères d’admissibilité des Formes séparées (en 990b 15-17 et 990b 27-35), en montrant que, dans certains cas, le seul fait de poser des Idées constitue une violation des présupposés et de la cohérence interne de cette doctrine (je traduis ainsi, librement, le kata\ de\ to\ a)nagkaiÍon kaiì ta\j do/caj ta\j periì au)tw½n de 990b 27-28) ; il présente ensuite le tri¿toj aÃnqrwpoj comme la contrepartie inévitable des Idées qui échappent à cette restriction, et il achève la discussion, soucieux peut-être d’écarter une solution de repli des 1. En 88.5-7, Alexandre signalait l’étroite continuité des deux exposés qui articulent le réquisitoire aristotélicien. Ce qui lui permettait de renouer avec la discussion des inconvénients du dispositif de preuve des partisans des Idées par-delà la parenthèse du rappel des répercussions que son éventuel succès aurait pour ce que l’on est convenu d’appeler leur doctrine des principes. 2. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Plato and the Academy, p. 305 : « In disposition and method the attack upon the ideas in 990b 22 - 991a 8 is a repetition of the argument at 990b 15-17 [Par son agencement et par sa méthode, l’attaque contre les Idées en 990b 22 - 991a 8 est une répétition de l’argument en 990b 15-17] » ; p. 309, note 210 : « The “repetition” must be accepted and explained, not interpreted out of existence ; and the decisive step in the explanation has been taken when once it has been observed that the whole passage, 990b 22 - 991a 8, is simply a recast form of the argument summarized in 990b 15-17 [La “répétition” demande à être reconnue et expliquée plutôt que liquidée et le pas décisif dans cette explication consiste à noter que tout le passage, 990b 22 - 991a 8 est une simple reformulation de l’argument évoqué en 990b 15-17] ».
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platoniciens, en montrant que l’alternative au tri¿toj aÃnqrwpoj est une homonymie radicale entre l’Idée et les particuliers, qui n’est pas moins désastreuse pour les partisans des Formes séparées. S’il est manifeste que le premier inconvénient qu’Aristote reproche aux a)kribe/steroi tw½n lo/gwn est d’aboutir à la position d’Idées de pro/j ti, quelle est la signification et la place exacte que sa corrélation au tri¿toj aÃnqrwpoj lui assigne dans la structure de réduplication que nous venons d’évoquer ? Puisqu’il s’agit d’une critique interne et que ce qui est préjudiciable à la preuve de l’existence d’une Forme séparée est, en l’occurrence, le refus d’admettre que les pro/j ti soient kaq' au(to/, ce refus vise à sanctionner une inconséquence. Laquelle ? précisément celle que le refus de poser des Idées d’accidents essaiera d’éviter. Aussi, le premier refus, que nous lisons en 990b 16-17, est censé faire ressortir l’incohérence que le deuxième, que nous lisons en 990b 27-29, sera appelé à corriger. Si le dispositif de preuve (kata\ me\n th\n u(po/lhyin kaq' hÁn eiånai¿ famen ta\j i¹de/aj) des platoniciens les engage à poser des Idées non seulement pour des substances (ou) mo/non tw½n ou)siw½n eÃstai eiãdh), mais également pour beaucoup d’autres choses (a)lla\ pollw½n kaiì e(te/rwn… parmi lesquelles il y a certes des relatifs, mais pas uniquement des relatifs 1 ), leurs thèses sur la nature des Formes séparées (kata\ de\ to\ a)nagkaiÍon kaiì ta\j do/caj ta\j periì au)tw½n) les obligent, sous peine de désavouer un point de doctrine aussi capital que la participation des particuliers à la Forme séparée (ei¹ eÃsti meqekta\ ta\ eiãdh), à n’admettre que des Idées de substances (tw½n ou)siw½n a)nagkaiÍon i¹de/aj eiånai mo/non). Ces dernières tomberont cependant sous le coup du tri¿toj aÃnqrwpoj. Cette inconséquence repose, ultimement, sur l’incompatibilité entre la nature éminemment kaq' au(to/ de l’Idée, qui – si tant est qu’elle existe – existe au titre de substance séparée, d’une part, et, d’autre part, sa synonymie avec des accidents particuliers, qui sont et se disent relativement (pro/j) à un autre (ti). Et d’ailleurs, compte tenu des exigences contradictoires qu’Aristote impose aux philosophes des Idées, comment des particuliers, qui en l’occurrence sont et ne peuvent qu’être pro/j ti, pourraient-ils participer d’une Idée, qui est et ne peut qu’être kaq' au(to/, sans que celle-ci ne cesse justement d’être kaq' au(to/ ou ceux-là d’être 1. Qu’Aristote vise ici l’ensemble des déterminations accidentelles plutôt que certains accidents en particulier, cela ne faisait aucun doute pour Alexandre, qui remarque, précisément en marge de notre texte, « ei¹ ga\r kaiì tw½n ou)k ou)siw½n i¹de/ai, oiâon tw½n sumbebhko/twn, prw½ton me\n dia\ ti¿ ou) pa/ntwn tw½n sumbebhko/twn a)lla\ tw½n me\n tw½n de\ ouÃ; [s’il existe des Idées aussi pour des non-substances, les accidents par exemple,
pourquoi donc, pour commencer, il n’y en a pas pour tous les accidents mais pour certains oui, pour d’autres non ?] » (In Met., 89.20-21).
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pro/j ti ? Aussi longtemps que l’on maintient que l’Idée existe kaq' au(to/ et que la synonymie est la seule relation qu’elle entretient avec les particuliers, à supposer que l’on prétende prouver l’existence de Formes séparées de ce qui est pro/j ti, alors des deux choses l’une : on sera forcé ou bien de renoncer à leur accorder une existence de plein exercice (les Idées ne sauraient exister comme entités kaq' au(to/ et demeurer synonymes avec les pro/j ti dont elles sont prédiquées en commun), ou bien de les prédiquer en commun des particuliers (si les Idées existent kaq' au(to/ alors que les particuliers sont pro/j ti, les deux seront forcément homonymes, auquel cas il n’y a pas plus de raisons de prédiquer l’Idée de ces particuliers qu’il n’y en aurait de prédiquer l’homme de Callias et d’un bout de bois, dans l’hypothèse que ce terme soit homonyme, comme il l’est de toute évidence s’il se trouve nommer tantôt des kaq' au(to/, tantôt des pro/j ti).
PERORATIO
DISCOVER OR PERISH OU LA CABANE AUX PHILOSOPHES
C’è sempre un momento sommo e arcano nella vita di ogni delatore. È un momento in cui i sensi di chi si appresta alla spiata sono ad un tempo in tumulto e virtualmente placati dal gesto nefando che sta compiendo. In quell’atto si compendiano sentimenti accuratamente celati, dissimulazioni controllate, frustrazioni e cocenti, covati odi, sovente frutto di piccole invidie, che trovano la loro esaltante catarsi nella denuncia ai supremi sindacatori. Nell’immaginario perverso del delatore si annida la convinzione che l’atto suo si compie per una rigorosa quanto santa sete di giustizia, mentre, il più delle volte, altro non è che nefasta esorcizzazione di un proprio malessere. Questo “personaggio”, come s’usa nel linguaggio comune, fa “pagare” agli altri intime frustrazioni. Tale è l’impegno del delatore, donde vien partorito il “mostro cartaceo”, la menzogna, l’accusa all’ignaro, ch’egli – lo spione – si dirige all’autorità costituita dalla quale ambisce punizioni esemplari per il denunciato… G. Marcenaro, Dalle carte segrete della polizia austriaca, Genova, ECIG, 1992, p. 7. La vengeance est un plat qui se mange froid mais qu’il faut servir chaud.
FIRE IN THE HOLE. A long time ago, in a galaxy far, far away… sur une planète que les klingoniens appellent Klingon, de riches bailleurs de fonds, aussi connus pour leur radinerie que pour leur goût de la farce, s’amusèrent à plonger une cabane dans le noir et à y séquestrer quelques chercheurs avec la promesse qu’on laisserait sortir ceux qui mettraient la main sur un lapin que, bien entendu, on avait pris la précaution de ne pas enfermer avec eux.
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PERORATIO
RAGE IN THE CAGE. Dans l’obscurité, nos malheureux chercheurs fouillent un bon coup ensemble, puis ils se partagent en deux clans : ceux qui cherchent et ceux qui râlent. Les uns mettent la cabane sens dessus dessous ; les autres, considérant qu’ils ont mieux à faire que pourchasser la bestiole dans le noir, s’impatientent de ce que le cousin d’un tel est confortablement installé dans un bureau bien éclairé, où il emploie son temps à fustiger les révérends textuels à l’autre bout de la planète, alors que la belle-sœur d’un autre fait un tabac enseignant la métaphysique des trous que l’on appelle, depuis quelque temps, dans le klingonien que parlent les gens chic et cultivés, the intrinsic topology of a hole, docte variante de la mereotopology qui, maniée avec la maîtrise et la compétence qu’on acquiert au bout de longues années d’apprentissage et au prix d’un rude entraînement quotidien, permet d’apporter des réponses, rigoureuses, à des énigmes que d’autres civilisations, moins subtiles ou moins sophistiquées que la klingonienne, auraient peut-être du mal à saisir dans leur sublime et insondable difficulté : A worm drills a hole in a log of wood and breaks through to the other side. Once again, an abrupt change takes place at the termination of such a process : a sphere becomes a doughnut ; […]. Or consider a piece of soft plasticine (a mushy blob) through which you make a perforation by slowly pressing your finger : there then occurs a constant elastic deformation which terminates when your finger – mirabile dictu – breaks through to the other side 1
THE BARRY SNITCH SHOW. Dans une version plus ancienne de la pagina, sur laquelle des générations de jeunes klingoniens ont pu percer à jour le mystère, très débattu et toujours d’actualité, du trou avec le doughnut autour, ou méditer l’arcane de la défloration digitale de la pâte à modeler, l’écriture sobre et dépouillée des auteurs de ce tractatus de foraminibus prenait un ton de sincère émotion face au moment mystérieux où – mirabile dictu – s’achève la poussée invasive de l’organe perforateur : We may also describe this process as a sort of by-product : one makes a perforation by doing something else, for instance by initially deforming the object to produce a depression, then a deep hollow, and then a deeper and deeper one, until one ends up on the other side. The qualitative difference, the mysterious moment of perforation, marks the terminus of the process 2 1. B. Smith and A. Varzi, « Fiat and Bona Fide Boundaries », Philosophy and Phenomenological Research, 60, 2000. 2. B. Smith and A. Varzi, « The Formal Ontology of Boundaries », Electronic Journal of Analytic Philosophy, 5, 1997.
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Puisque nous avons la bonne fortune de disposer d’une traduction russe de ce précieux document, je la rappelle pour la commodité des lecteurs non klingoniens : Вот капуста супер динамит, лук добавив баба суп варит – если будет у нее запор, ей торпеду надо под напор. Если у нее живот болит – говорят летит метеорит ; и советуют наперебой соседи с байконура запускать ракеты. Хоть какая б не была нужда, не уедет баба из села. Таким образом описан мистический момент, что завершает процесс прохождения отверствия 1
Plus à l’aise avec le russe qu’avec les finesses de la spéculation klingonienne, le profane se demandera peut-être si la conception barrysmithienne de la pénétration intégrale de l’orifice (прохождения отверстия), et de la chronologie qui la conduit à son climax, comporte quelque chose comme un moment mystique (c’est dans l’épectase de l’Apôtre qu’on est allé parfois à la rencontre du Dieu Vivant). Ce que la version russe, мистический момент, semble suggérer. La question pourrait jeter le trouble dans l’esprit de certains lecteurs, désireux certes d’apprendre sur le tas, moins expérimentés toutefois que nos savants klingoniens qui, comme chacun sait, sont des perforateurs infatigables et de grands consommateurs de doughnuts, un peu comme leurs voisins clintoniens, plus enclins de leur côté à faire une consommation immodérée de pizzas, qu’ils se font livrer dans leurs bureaux ovales. AND JUSTICE FOR ALL. Cette affaire ne se trouve guère simplifiée par l’attitude d’extrême rigueur que l’un des Maîtres klingoniens qui nous ont éclairés en cette matière ardue, le B. Smith je veux dire, a adoptée au cours d’une longue et véhémente campagne de dénigrement, qu’il a habilement conduite – notamment sur le front de la communication de masse (c’est-à-dire de ces interventions dans les médias, dont on a pourtant dit qu’elles sont presque entièrement absentes de la scène analytique 2 ). Quelques échos de son impitoyable Kulturkampf – que définir, du moins du côté du savant klingonien, no holes barred, relèverait de l’euphémisme – nous sont parvenus : nous disposons, en effet, d’une riche documentation, émanant directement de son autorité et/ou de l’initiative d’un autre suppôt de la même clique (en schtroumpf : eiã me Pla/twn ou) gra/ye, du/w e)ge/nonto Pla/twnej), que le zèle pour la vérité, qui ne porte la signature de personne, ou la simple modestie, ont poussé à garder l’anonymat (chingados anónimos !). Ce 1. Барри Смит, Ахилле С. Варзи, Онтология границ. 2. Cf. K. Mulligan, « C’était quoi la philosophie dite “continentale” ? », dans K.O. Apelt et alii, Un siècle de philosophie. 1900-2000, p. 345.
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dossier n’est autre que celui du Derridevil, coupable, comme nous le rappelle toujours le B. Smith dans un autre écrit de sa plume 1 , d’un certain nombre d’entorses regrettables, voire de libertés ou de dérives pornographiques vis-à-vis d’une érotisation de la prose philosophique qui doit demeurer, nous venons de le voir, l’apanage exclusif d’une pensée plus sérieuse, mieux outillée, qui – n’hésitant pas à mettre la main à la pâte – seule sait l’art de pénétrer le fond de la chose. L’OK CORRAL ANALYTIQUE. Ces quelques documents nous instruisent sur la malice dont certains caïds klingoniens ont fait preuve au cours d’une longue querelle, que même la mort de leur adversaire n’a pu assouvir (amica veritas, sed magis inimicus Derrida) : on découvre ainsi qu’une avant-garde philosophique, sous couvert d’intérêt académique et professionnel, ne dédaigne pas de recourir à la délation 2 , ni ne 1. B. Smith, « Why Polish Philosophy Does Not Exist » in J.J. Jadacki et J. Pasniczek (éd.), The Lvov-Warsaw School. The New Generation, New York, Rodopi, 2006 : « the new writing style is often marked by the use of what can only be called pornographic devices. Consider the following characteristically pretentious passage, chosen at random from Derrida’s Spurs, in which the French Doctor Criminale undertakes to “deconstruct” the petit-bourgeois assumption according to which the two concepts of truth and castration would be somehow distinct ». 2. Barry Smith et acolytes, « Derrida Degree a Question of Honour », Times du samedi 9 mai 1992, page 13, version on-line, payante, à l’adresse http://www.timesonline.co.uk/ : « Sir, The University of Cambridge is to ballot on May 16 on whether M. Jacques Derrida should be allowed to go forward to receive an honorary degree. As philosophers and others who have taken a scholarly and professional interest in M. Derrida’s remarkable career over the years, we believe the following might throw some needed light on the public debate that has arisen over this issue. M. Derrida describes himself as a philosopher, and his writings do indeed bear some of the marks of writings in that discipline. Their influence, however, has been to a striking degree almost entirely in fields outside philosophy – in departments of film studies, for example, or of French and English literature. In the eyes of philosophers, and certainly among those working in leading departments of philosophy throughout the world, M. Derrida’s work does not meet accepted standards of clarity and rigour. We submit that, if the works of a physicist (say) were similarly taken to be of merit primarily by those working in other disciplines, this would in itself be sufficient grounds for casting doubt upon the idea that the physicist in question was a suitable candidate for an honorary degree. M. Derrida’s career had its roots in the heady days of the 1960s and his writings continue to reveal their origins in that period. Many of them seem to consist in no small part of elaborate jokes and the puns “logical phallusies” and the like, and M. Derrida seems to us to have come close to making a career out of what we regard as translating into the academic sphere tricks and gimmicks similar to those of the Dadaists or of the concrete poets. Certainly he has shown considerable originality in this respect. But again, we submit, such originality does not lend credence to the idea that he is a suitable candidate for an honorary degree. Many French philosophers see in M. Derrida only cause for silent embarrassment, his antics having contributed significantly to the widespread impression that contemporary French philosophy is little more than an object of ridicule. M. Derrida’s voluminous writings in our view stretch the normal forms of academic scholarship beyond recognition. Above all
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répugne à manier le nécrologe comme une arme de destruction tardive 1 . On se croirait sur Terre, où ces turpitudes sont monnaie courante (« Barrimaldo, tu uccidi un uomo morto »). Le vieux Borges avait sans doute raison : il n’y a d’histoire universelle que de l’infamie. Et comment Jacques Derrida, qui était au-dessus des coteries philosophes, aurait-il pu lui échapper ? L’eût-il fait du côté de ses ennemis, qu’il aurait encore dû se garder des amis et, c’est là un autre fait malheureux mais bien connu, quel que soit le bout de galaxie où l’on expie le péché
– as every reader can very easily establish for himself (and for this purpose any page will do) – his works employ a written style that defies comprehension. Many have been willing to give M. Derrida the benefit of the doubt, insisting that language of such depth and difficulty of interpretation must hide deep and subtle thoughts indeed. When the effort is made to penetrate it, however, it becomes clear, to us at least, that, where coherent assertions are being made at all, these are either false or trivial. Academic status based on what seems to us to be little more than semi-intelligible attacks upon the values of reason, truth, and scholarship is not, we submit, sufficient grounds for the awarding of an honorary degree in a distinguished university. Yours sincerely, Barry Smith (Editor, The Monist) Hans Albert (University of Mannheim), David Armstrong (Sydney), Ruth Barcan Marcus (Yale), Keith Campbell (Sydney), Richard Glauser (Neuchâtel), Rudolf Haller (Graz), Massimo Mugnai (Florence), Kevin Mulligan (Geneva), Lorenzo Peña (Madrid), Willard van Orman Quine (Harvard), Wolfgang Röd (Innsbruck), Karl Schuhmann (Utrecht), Daniel Schulthess (Neuchâtel), Peter Simons (Salzburg), René Thom (Burs-sur-Yvette), Dallas Willard (Los Angeles), Jan Wolenski (Cracow). Internationale Akademie für Philosophie, Obergass 75, 9494S Schaan, Liechtenstein. May 6, 1992 ». C’était un mercredi. 1. Anonymus smithianus, « Is Derrida dead ? A conceptual foundation for the deconstruction of mortality », Times du lundi 11 octobre 2004, page 15, version on-line, payante, à l’adresse http://www.timesonline.co.uk/ : « Can there be any certainty in the death of Jacques Derrida ? The obituarists’ objective attempts to place his life in a finite context are, necessarily, subject to epistemic relativism, the idea that all such scientific theories are mere “narrations” or social constructions. Surely, a postmodernist deconstruction of their import would inevitably question the foundational conceptual categories of prior science – among them, Derrida’s own existence – which become problematised and relativised. This conceptual revolution has profound implications for the content of future postmodern and liberatory science of mortality. Is God dead ? It was, perhaps, Alan D. Sokal who most heuristically challenged the dogma imposed by the long post-Enlightenment hegemony over the Western intellectual outlook in his brilliant exegesis of Derridian principles Transgressing the Boundaries. Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity. Dr Sokal’s inclusive review of the literature (see especially Hamill, Graham. The epistemology of expurgation : Bacon and the Masculine Birth of Time. In Queering the Renaissance, pp. 236-252. And Also Doyle, Richard. Dislocating knowledge, thinking out of joint: Rhizomatics and the importance of being multiple), and his eerily exact summary of the complementary principle (Instead of a simple “either/or” structure, deconstruction attempts to elaborate a discourse that says neither “either/or” nor “both/and” nor even “neither/nor” while at the same time not abandoning those logics either) make his reading of Derrida irrefutable. We know only two things. We do not know. And Derrida is in no position to enlighten us. »
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d’être né, pour cela il n’y a pas grand-chose à faire, sinon se recommander au bon Dieu. SOMETIMES THE DRAGON WINS, BUT NOT TODAY. Le propos pourrait sonner sibyllin. Tâchons d’y voir plus clair. J’ai évoqué « Derrida Degree a Question of Honour », dont Barry Smith a été le délateur en chef, ainsi que l’anonyme « Is Derrida dead ? ». Passons sur la danse macabre que le chamane d’une tribu philosophique exécute sur le cadavre de l’ennemi terrassé. Arrêtons-nous plutôt sur le premier document : même s’il glisse sur les allégations autoritaires, petit numéro de gesticulation auquel se livre un magistère soucieux de dicter les règles d’une pratique ou, à tout le moins, de définir ses standard d’excellence, il faut qu’un lecteur n’ait pas les yeux en face des trous pour que la grossièreté du procédé lui échappe. Une autoproclamée élite institutionnelle (le peloton des leading departments), qui domine la scène philosophique du haut de ses intérêts académiques et professionnels, daigne apporter des lumières indispensables (needed light) là où, faut-il croire, règne la confusion et l’erreur ou, plus simplement, la naïveté et l’incompétence… Les signataires ne travaillant pas à Cambridge au moment des faits, faut-il en conclure que le département en question ne comptait pas, à l’époque du moins, parmi les entreprises leader sur le marché de la formation et de la recherche philosophiques ? Était-ce, par conséquent, faire œuvre utile, voire charitable, que de remettre leurs pendules à l’heure, question de dissuader les pauvres bougres d’aller plus loin dans leur malheureuse initiative ? Mon œil ! Les bedeaux de la chapelle analytique récitent une litanie d’excommunication. Les membres d’une corporation s’indignent d’une carrière et de la reconnaissance qu’elle a gagnée et ils s’empressent de frapper d’ostracisme l’heureux bénéficiaire des faveurs du public. C’est, en gros, ce qui ressort du premier argument-massue qui s’abat sur la victime désignée de cette mise au ban philosophique : « We submit that, if the works of a physicist (say) were similarly taken to be of merit primarily by those working in other disciplines, this would in itself be sufficient grounds for casting doubt upon the idea that the physicist in question was a suitable candidate for an honorary degree ». Élevons nos standard de clarté et de rigueur et arrêtons quelque chose comme une séquence argumentative : mettons qu’un philosophe publie des ouvrages qui – une fois n’est pas coutume – ne laissent pas indifférents un nombre considérable de ses contemporains. Il y a plusieurs possibilités : aussi bien du côté de ceux qui font de la vérité une profession que du public des non-initiés. Ses confrères philosophes peuvent s’accorder pour le célébrer ou le condamner en bloc ; ils peuvent aussi censurer certains de ses ouvrages et en apprécier,
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modérément ou passionnément, d’autres (différents gens du métier apprécieront ou ne trouveront pas à leur goût différents ouvrages : « oi¸ me/n… oi¸ de/… »), etc. Les profanes aussi peuvent avoir des avis partagés ou bien unanimes, etc. Lorsqu’une partie des philosophes de profession, les meilleurs assurément – la seule réserve étant que c’est eux mêmes qui le disent, ce qui ne préjuge pas de la vérité d’une telle déclaration, mais laisse quelque peu perplexe au sujet de leurs standard d’élégance – s’accordent pour disqualifier ledit philosophe, leur blâme, puisqu’il prend la forme d’une suite d’énoncés, peut être vrai ou faux, en tout ou en partie ; il peut être aussi étayé de justifications ou en être dépourvu ; ces justifications, s’il y en a, sont bonnes ou mauvaises. Le premier argument mis en avant par les vingt pétitionnaires du Times est un non sequitur (souffrez que je mentionne les autres aussi en même temps, parce qu’ils ne méritent d’être réfutés qu’en passant : le deuxième – « M. Derrida’s career had its roots in the heady days of the 1960s and his writings continue to reveal their origins in that period » – s’apparente à ce qu’au moins l’un d’entre eux, dans un moment de lucidité, rejette ailleurs sous l’intitulé de sophisme génétique, vice cognitif par antonomase, où se vautrent les âmes en état de péché philosophique mortel 1 ; le troisième – qui est une invitation à constater l’insignifiance d’une page de la prose de Derrida prise au hasard – est une bouffonnerie : Yet Brutus says he was ambitious ; And Brutus is an honourable man ; So are they all ; all honourable men) : de ce que le travail d’un intellectuel ne trouve d’échos favorables que parmi les profanes, il ne s’ensuit pas – quelle que soit la modalité de cette inférence, sauf la malveillance peut-être – que ce qu’il écrit soit vrai ou faux, ni qu’il soit plus vrai ou plus faux que s’il rencontrait la défaveur de ce même public. Il s’agit tout au plus d’un indice de popularité, qui peut avoir un intérêt pour un agent de presse ou le promoteur d’une soirée à thème, non pas pour des philosophes dignes de ce nom. La valeur d’un travail, notamment dans le domaine de la philosophie, n’a rien à voir avec le succès d’estime et les tributs que ses contemporains ou ses successeurs peuvent lui accorder. Voyons aussi les choses du côté des lecteurs 1. « L’invocation de l’origine, de la genèse ou du contexte d’une affirmation à la place d’une évaluation de son contenu porte le nom de sophisme génétique. Mais le sophisme génétique n’est pas un vice cognitif comme les autres – l’inconsistance, l’indifférence aux justifications ou aux distinctions, l’inexactitude, le bavardage. Il n’est même pas un sophisme comme les autres. La présence généralisée du sophisme génétique constitue un rejet en bloc de la rationalité, de l’entreprise cognitive (présence qui n’est pas à confondre avec un rejet argumenté de la rationalité). Par rapport aux autres pêchés cognitifs il est en quelque sorte le pêché mortel » (K. Mulligan, « Valeurs et Normes Cognitives », Magazine Littéraire, 361, janvier 1998).
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occasionnels. Supposons que beaucoup de non-professionnels aient une bonne opinion dudit philosophe : ce succès de librairie aurait-il un intérêt quelconque pour ce qui est de la valeur de vérité de ce qu’il écrit ? Cela permettrait-il d’infirmer ou de confirmer un seul de ses propos, de lui donner plus de poids qu’il n’en a en réalité ? Évidemment, si notre philosophe jouit d’une formidable réputation auprès des nonphilosophes, cela pourrait expliquer le fait que quelques-uns de ses collègues lui en veuillent et que les plus envieux d’entre eux se donnent du mal pour le faire savoir. Mais expliquer cela est une chose, porter un jugement sur l’œuvre du philosophe en est une autre : l’engouement du vulgaire, la jalousie des clercs n’ont qu’un intérêt bien secondaire et, en tout cas, une pertinence tout extrinsèque, quand il s’agit de discerner ce qu’il a bien pu écrire qui vaille la peine d’être lu. AISXRON SIWPAN, BARBAROUS D’ EAN LEGEIN. Pour tout dire, les algarades de cet acabit sont plus symptomatiques des motivations de ceux qui en prennent l’initiative qu’elles ne nous éclairent un tant soit peu sur la valeur d’une écriture philosophique. Tout ce qu’on en peut tirer c’est qu’il y a un lobby de la pensée avec ses groupes de pression, qui veille sur un marché dont il vise le monopole, développe des stratégies de distribution et de circulation (notamment de traduction 1 ), des campagnes publicitaires, une politique de concurrence qui peut être au besoin déloyale. Puisque la conjoncture est chroniquement morose (la 1. Ce dont le B. Smith semble avoir une conscience aiguë, qui regarde notamment à l’est post-communiste comme vers un continent philosophique vierge susceptible d’être annexé au Lebensraum de la philosophie analytique : « When the Berlin Wall came down in 1989, everything changed. Eastern European philosophers were able to travel much more easily, and they were able to read whatever they wanted. All sorts of new publishing ventures were set up with lots of hastily assembled plans to translate hitherto unavailable works of Western philosophy into Russian, Polish, or Czech. It was, as you can imagine, a very exciting time. But there was unfortunately one phenomenon which made itself strongly felt in all of these countries, including Russia, in the period in question. This was the assumption that the Communist world view, with all of its evils – recall the Heideggerian theory of the equivalence of Communist, National Socialist and American technocratic civilizations – represents in some sense the culmination of the scientific worldview of Western rationalistic philosophy. Thus it was held that if you reject Communism, then you have to reject truth and reason also, because Communism is all of this and more. The end of Communism signifies also the end of Western reason which must be replaced by one or another wholly different form of thought – in fact with one or another form of nihilism. As a result, one of the first phenomena to spread like wildfire through Eastern European intellectual circles when the Berlin Wall came down was Derrida. Derrida’s work was translated into all of the Eastern European languages almost overnight. He was awarded prizes, invited to lecture – he was a star – people adopted and aped his views unquestioningly. » (« Letters & Papers. Revisiting the Derrida Affair », Sophia, 38, 1999). Позади Москва, товарищ Смит! (Moscow is behind us, Comrade Smith!).
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demande demeure faible, alors que l’offre est faramineuse et en constante augmentation), on comprend le réflexe des signataires de la pétition patronnée par le B. Smith : les parts de marché que les concurrents gagnent, sont perdues deux fois ; une augmentation de leurs quotas de reconnaissance ou simplement de notoriété est fatalement perçue comme une menace par les gardiens du village global de la philosophie, etc. FRIENDS AND FOES. Après les ennemis, les amis : que l’Eternel, Dieu des exégètes, nous en garde mieux qu’Il n’a gardé Jacques Derrida des siens. Si l’on peut, sinon excuser, du moins comprendre que, dans une meute, même les chiens édentés aboient, que dire, en revanche, des occasions que, pour le plus grand plaisir de ses détracteurs, les épigones de Derrida ont ratées de se taire ? Comme c’est l’hôpital qui se moque de la charité, nous ne nous acharnerons pas sur les ambulances après avoir tiré sur les ambulanciers ; il suffit d’ailleurs de leur laisser la parole, à la fois parce qu’ils sont sublimes et parce qu’ils texticulent de façon imparable : JD : c’est de quoi ou de qui il doit être ici question. Ne nous pressons pas de l’aborder de front. Tournons autour de notre objet. L’envers du jd est le dj. Ce dernier tout d’abord est donc un jd proféré en verlan. Mais le verlan n’est pas une simple prononciation. En tant que code, il ouvre un accès à la langue, il se met à faire langue. Idiome et même suridiome (un idiome est toujours superlatif). Le dj, le disc-jockey, entrouvre sur l’idiome techno, rave, samples, platine, scratch, vinyle. Son verlan, s’il ne sigle pas (pour rester en musique) telle Joy Division, serait au moins capable d’abréger, pour rester en assonance, quelque jack-deal dont il resterait à démêler le sens mais dont le commerce philosophique pourrait devenir une affaire. Une affaire vertigineuse, à vrai dire, et déjà on y perd son concept. Mais voyons tourner les machines à sampler et à synthétiser le jd. […]. j.d. = je diffère. De moi, d’abord. De toi, aussi. Et de tout autre et du Tout Autre. De lui surtout. Différent de lui je diffère donc aussi de ma propre différence. Je la diffère. J’y introduis un différé, je glisse un a dans différeance, ja, da. Je glisse a lettre espaçante. De j à d il y aura a. J’ai un devenir-a. A privatif, a vocatif, a intensif, intentionnel ou directionnel, ab, ah, ad. Je m’adresse à, je m’adresse éperdument à. De j à d: allô ! mushi mushi ! pronto ! Je deviens semblable à E.T. : phone home. JD = ET ? et pourquoi pas ? extra-terrestre, lancé dans la région de l’initialité pure, dans l’eidétique de l’originaire. Mais là, justement là, deux initiales, j et d, la pronominale et la nominale, la spécifique et la générique, la singulière et la plurielle, l’américaine et l’arabe, la française et la juive, inconciliables et se volant la préséance, leur double séance, de ja en da
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et du jeu jusqu’au dé dont le coup, justement, ne va pas suturer le hasard de l’intime initialité du porteur 1 .
Après la transe free-style de Jean-Luc Nancy, les éphémérides anniversaires et les ruminations onomatomaniaques de Jack Caputo : Nous avons le même prénom. C’est bien sûr un hasard, mais je trouve que le hasard fait bien les choses. Tous ceux qui me connaissent m’appellent “Jack”, et seule ma famille et quelques amis de longue date savent qu’enfant, on m’appelait “Jackie”. Tout vient peut-être de là. Allez savoir. Sommes-nous liés, par-delà un abîme, par le fil invisible que constitue un nom pas tout à fait propre, une itération, l’impossibilité d’un nom propre détenu en commun ? En 1989, il a révélé un secret : il a mis le public dans la confidence au sujet de son nom. Figurez-vous que son nom, celui que lui donne sa famille ou qui figure sur son passeport par exemple, c’est “Jackie”, très probablement en souvenir de Jackie Coogan, un petit garçon vedette du cinéma américain des années 1920 qui a joué avec Charlie Chaplin dans plusieurs films. Il se trouve que mon jour anniversaire, c’est-à-dire le jour où j’ai reçu mon nom, est le même que celui de Jackie Coogan. […]. Derrida et moi, nous formons une manière de “paire de Jacks”. On joue au jeu du nom, un numéro de ventriloque dans lequel je parle parfois en son nom dans le monde anglo-saxon mais, même quand je parle en mon nom, il finit toujours pour glisser un mot, mine de rien. […]. J’écris parfois en son nom, sur son nom, avec son nom, en mon nom, et mon nom tout en étant dans le secret de son nom. […]. Une autre façon de voir ce qui est en jeu dans ce jeu, qui se joue de moi plus que je n’y joue, tiens dans l’aporie suivante : dans ce jeu, il me donne ce qu’il n’est pas obligé de me donner. Et par conséquent, je le remercie pour ce qu’il me donne en prenant ce don pour moi-même, sans le rendre, car après tout, ce qu’il m’a donné n’était même pas à lui et ne l’a jamais été. Je ne lui dois pas ce qu’il n’a jamais été obligé de donner. C’est ça la gratitude. À l’analyse du don comme dépense sans rien attendre en retour – analyse faite du point de vue du donneur – ajoutons donc une déconstruction parallèle du récepteur qui doit recevoir un don sans l’intention de le rendre ni de payer sa dette, qui a la grâce de recevoir un don que le donneur n’est pas dans l’obligation de donner. Je parle d’une dette de gratitude qui est donc une gratitude sans dette, au lieu d’être liée par une dette, est déliée et libérée. Ainsi je pose un mouvement égal de gratitude infinie sans dette, qui est également impossible, un “oui, oui”, ou un “viens”, dans lequel je m’expose au don que l’autre [67] donne, dans lequel je dis oui à la venue du don de l’autre, qui est également le don de la venue de l’autre. La dette sans dette me délie et me libère, m’autorise à dire
1. J.L. Nancy, « Le j.d. », dans M.-L. Mallet et G. Michaud (éd.), Jacques Derrida, Paris, Editions de l’Herne, 2004, p. 53-55.
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“viens, oui, oui” au don, car léger est le fardeau, doux est le joug, et l’avenir est à venir 1 .
Someone please call 911. E VISSERO TUTTI ANALITICI E CONTENTI. Mais revenons à l’expérience des philosophes encabanés : pendant que l’intelligentsia klingonienne bousille ses boules de plasticine et se régale de doughnuts, que sont-ils devenus nos chercheurs ? Les uns cherchent toujours, les autres à bout de patience s’écrient : « Gavagai ! » (qui veut dire, nul klingonien ne l’ignore, « Nom d’un lapin ! On a trouvé »). Et voilà qu’à la sortie, dans un climat de bonsamaritanisme conquérant, savamment orchestré par la cabale des cousins et des belles-sœurs réunis en une puissante Armée du Salut philosophique, surgira à coup sûr un gros sponsor ($1,125,000), dont la fortune plonge ses racines in the heady days of the 1930s, pour leur dire (je cite en klingonien) : Volkswagen done, good and faithful seekers ; ye reaped where ye have not sown, and gathered where ye have not strawed ; enter ye into the joy of my leading department where ye shall make a career in the philosophical business worshipping accepted standards of clarity and rigour.
Et les autres, ceux qui cherchent encore ? Sur Klingon, on connaît la réponse : Ye wicked and slothful seekers, why do ye still seek what ye have not found ? Take from them even what they have not found, and give it unto them which have ; For unto every one that hath shall be given, and he shall have abundance : but from him that hath not shall be taken away even that which he hath.
On pourrait ajouter les pleurs et les grincements de dents, qui résonnent dans cette contrée où les pensées intempestives et têtues naissent mais ne survivent pas. Seulement, l’apologue est assez édifiant en l’état et le lecteur, dont il est temps désormais de prendre congé, en tirera le parti qu’il veut. Il pourra méditer aussi quel sort réserver à la figure de la vérité, toute négative, dont cet opuscule aura voulu être le témoignage : arrêtons de chercher, en l’occurrence il n’y a pas d’arguments à trouver.
1. J. Caputo, « Délier la langue », dans M.-L. Mallet et G. Michaud (éd.), Jacques Derrida, Paris, Editions de l’Herne, 2004, p. 66.
OUVRAGES CITÉS
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OUVRAGES CITÉS
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TABLE DES MATIÈRES
LIBER PRIMUS MICROLOGIA DESTRUENS CAPUT PRIMUM : PROLEGOMENA MICROLOGICA ............................... Le consensus des perplexes......................................................... Les histoires de consensus finissent mal, en général................... CAPUT
SECUNDUM
: AD
DIVUM
11 11 17
ALEXANDRUM APHRODISIENSEM,
LUMEN DE LUMINE, FLUMEN DE FLUMINE, CUIUS HOC LOCO SUMMA EST AUCTORITAS .............................................................
41
Alexandre d’Aphrodise et le traité perdu sur les Idées (Apostille sur l’archéologie philosophique)..................... Alexandre d’Aphrodise et l’argument dit des relatifs ...........
41 53
CAPUT TERTIUM : DE RATIONIBUS CERTIORIBUS CONTRA MULIERES VIROSQUE ANALYTICO MORE DISPUTANTES ................................. Les nouveaux sophistes et leur grand commerce d’arguments, thèses et problèmes .................................... AOM & Contemporary Argument Industry ..........................
83 83 98
LIBER SECUNDUS MICROLOGIA CONSTRUENS CAPUT PRIMUM : EXEGESIS ............................................................... 143 CAPUT SECUNDUM : METAXEGESIS ................................................... 219
PERORATIO DISCOVER OR PERISH OU LA CABANE AUX PHILOSOPHES .................... 259