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French Pages [97] Year 2019
Québec : un tableau d’Adam Miller
Québec Un tableau d’Adam Miller
Publié pour Editions Salvatore Guerrera Par McGill-Queen’s University Press Montréal et Kingston • Londres • Chicago
© McGill-Queen’s University Press 2019 isbn 978-0-7735-5727-7 (relié papier) isbn 978-0-7735-5784-0 (epdf) Dépôt légal, troisième trimestre 2019 Bibliothèque nationale du Québec Imprimé au Canada sur papier non acide
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien. We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts. Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada Titre: Québec, un tableau d’Adam Miller. Autres titres: Quebec, a painting by Adam Miller. Français Description: Traduction de: Quebec, a painting by Adam Miller. | Comprend des références bibliographiques. Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20190091312 | Canadiana (livre numérique) 20190091495 | isbn 9780773557277 (couverture souple) | isbn 9780773557840 (epdf) Vedettes-matière: rvm: Miller, Adam, 1979- Quebec. | rvm: Miller, Adam, 1979— Critique et interprétation. | rvm: Québec (Province) dans l’art. Classification: lcc nd237.m55 a68 2019 | cdd 759.13—dc23
Je dédie cet ouvrage et cette œuvre d’art à Toute ma famille Ma mère Anna Mancini Mon défunt père Giovanni Guerrera Ma défunte belle-mère Yvette Leclair Mon défunt beau-père Charles Proulx Ma fille Vanessa Mon fils Jonathan et ma belle-fille Fojan Mes deux petites-filles Stella et Audrina Ma sœur Gina et sa famille Mon beau-frère Richard et sa famille Et à l’amour de ma vie, ma tendre épouse Diane Un cadeau, une histoire Salvatore Guerrera
Table des matières
ix Préface Salvatore Guerrera 3 Note sur Adam Miller et sur l’Histoire en tableau François-Marc Gagnon 17 Une histoire du Québec dans l’ombre de la Révolution tranquille Alexandre Turgeon 35 La Nouvelle Objectivité Donald Kuspit 57 Entrevue avec Adam Miller Clarence Epstein 83 Contributeurs
Préface Salvatore Guerrera
L’année 2017 marque de nombreux anniversaires dans l’histoire du Canada. Notre pays célèbre ses 150 ans. Nous fêtons les 225 années des institutions parlementaires du Québec. Montréal souffle ses 375 bougies. Il y a 50 ans, le monde entier convergeait vers Montréal pour l’Expo 67. La Charte canadienne des droits et libertés a été adoptée il y a 35 ans. Tous ces événements ont contribué à façonner le Canada que nous connaissons. Lorsque j’ai commandé ce tableau d’Adam Miller, je souhaitais que tous les Canadiens puissent mieux apprécier l’immense contribution du Québec à l’identité de notre pays. Mon père est arrivé par bateau à Halifax en 1952; ma mère, l’année suivante. Ils se sont établis à Montréal, une trajectoire classique pour de nombreux immigrants italiens venus s’installer au Canada. Je suis né en 1955, l’aîné d’une famille de deux enfants. Dans le Québec d’après-guerre de mon enfance, les valeurs européennes continuaient de prévaloir à la maison en ce qui concerne la culture, les coutumes, les obligations et évidemment la cuisine. J’ai grandi dans un environnement simple, mais non dépourvu de sens. Notre maison était accueillante; le partage et la générosité occupaient une place centrale et le reste suivait. Dans leur intégration à Montréal, au Québec et au Canada, mes parents ont réalisé la diversité de ce nouveau pays, de ses coutumes, de ses cultures et de ses religions. La langue et la communication constituaient des enjeux de première importance, car nous étions élevés dans une communauté constituée d’immigrants récents, comme
nous, et d’autres Canadiens francophones et anglophones établis depuis plus longtemps. Lorsque j’ai commencé l’école primaire, je ne parlais pas anglais, mais cela a rapidement changé. Quand j’y repense, je ne comprends même pas comment c’était possible. Au cours de mon adolescence, mes centres d’intérêt se sont multipliés dans toutes les directions, mais l’art s’est imposé comme ma plus grande passion. La scène artistique de Montréal fourmillait. Les artistes québécois de l’époque rendaient hommage aux paysages, à la nature, aux portraits et même à la vie dans ses innombrables formes. De nombreux mouvements modernes ont commencé ici, à Montréal, et se sont ensuite propagés à l’ensemble du Canada. L’art s’intégrait à l’architecture, dans les édifices privés et publics. Il était partout : dans le nouveau métro qui nous menait à l’Exposition universelle de 1967 dont le thème était « Terre des Hommes ». « L’histoire de la vie » de chacun d’entre nous s’inspirait d’un art qui nous entourait. Au début des années 70, la politique et l’économie ont marqué un tournant, localement et à l’échelle nationale. Avec la crise d’Octobre et la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre de Pierre Trudeau, la province amorçait un changement dans ses relations avec le Canada. Durant ces années, ma sœur et moi étions l’un et l’autre mariés, elle avec un anglophone et moi avec une francophone. Tout se passait pour le mieux; nous nous ajustions à de nouvelles relations et traditions. Vers la fin de la décennie, nous avions fondé notre famille et j’éduquais mes enfants dans une langue différente, selon un autre référentiel culturel. Ce mélange devint un avantage pour comprendre les visions du Québec et du Canada, mais la crainte du changement et les clivages politiques suscitaient des incertitudes pour l’avenir. Le fait d’être perçus comme « ethniques » par les mouvements québécois qui bourgeonnaient alors n’a fait que renforcer l’unité de notre famille. Notre fils, et premier enfant, vint au monde le 20 mai 1980, précisément le jour du premier référendum du Québec, étape importante dans l’histoire de la province et du pays. Comment ne pas remarquer la coïncidence? Sa date de naissance symbolisait-elle le fait que nous devions nous assurer de lui laisser un pays en meilleure forme qu’à sa naissance?
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s alvatore guer rer a
Un jour, j’ai essayé de comprendre le sens de tout cela et c’est à ce moment qu’a germé l’idée d’un tableau sur l’histoire du Québec et de son effet sur le Canada. Qui mieux qu’un artiste peut capturer des moments si particuliers et refléter l’expérience de la diversité culturelle, linguistique et religieuse dans une forme qui fait progresser l’humanité? J’ai eu la chance de rencontrer Adam Miller et de lui exprimer l’idée d’une fresque grandeur nature pour raconter l’histoire d’une (jeune) nation extraordinaire au futur radieux. La peinture figurative a toujours fait référence au monde réel ou à la mythologie. Dans un cas comme dans l’autre, elle offre un message universel, puisque la vie demeure une histoire et que les histoires nous lient au passé, au présent et à l’avenir. Ces histoires nous aident à mieux comprendre la complexité de nos vies et alimentent cette énergie qui fait de nous tous des êtres humains. Ce tableau s’appuie sur de nombreuses histoires, celle dont tout le monde se souviendra, ou devrait se souvenir, comme nous le rappelle la devise de notre province : Je me souviens. La plupart des textes que vous lisez seront oubliés un jour ou l’autre, mais les nombreux messages de cette peinture resteront toujours dans votre esprit. Notre famille a eu d’immenses opportunités dans la vie et, en retour, nous nous engageons à trouver des moyens de continuer à contribuer à la progression de la ville, de la province et du pays qui sont les nôtres.
Préface
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Québec : un tableau d’Adam Miller
Adam Miller et la peinture d’histoire François-Marc Gagnon
Je serais tenté de situer le tableau d’Adam Miller Québec dans le contexte des conceptions qu’on s’est fait de l’Histoire et de la manière dont cela s’est traduit dans la peinture d’histoire.
l’ h i s t o i r e , l e s y m b o l e e t l a r é a l i t é Dans son fameux tableau, L’Art de la peinture, vers 1666-1668 (fig. 1.1), le peintre hollandais Vermeer avait représenté Clio, la Muse de l’histoire, couronnée de laurier, tenant de la main droite la Trompette de la Renommée et de la main gauche un gros livre (peut-être La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, à en croire Cesare Ripa, la grande source de renseignements iconographiques sur ce genre de personnage symbolique à l’époque1). L’artiste s’était lui-même mis en scène à son chevalet, mais vu de dos. Il n’avait toutefois fait allusion à l’histoire récente de son pays, que par une grande carte de la Hollande accrochée au mur devant lui. Il faut dire que la peinture historique comme telle n’était pas très prisée aux Pays-Bas, où les commanditaires donnaient leur préférence aux natures mortes, aux scènes de genre ou aux paysages. Tout en faisant celui de la Muse Clio, Vermeer proposait l’éloge de la peinture, opposée au dessin (ou la gravure?) et à la sculpture, l’un et l’autre évoqués sur la table à gauche du peintre par un cahier ouvert et une tête en plâtre. Aussi, intitule-t-on parfois son tableau, L’Atelier du peintre.
Figure 1.1. Johannes Vermeer, L’Art de la peinture, ca. 1666-68. Huile sur toile, 130 × 110 cm. Musée Kunsthistorisches, Vienne. Photo : khm-Museumsverband.
La peinture d’histoire n’a pas la ressource des mots pour faire le récit du passé. Elle se voit contrainte à s’en tenir au symbole ou à l’image plus ou moins réaliste, ou au moins créant l’illusion de la réalité. Vermeer donnait ici un grand poids à la réalité, en se mettant en scène, vu de dos, dans son atelier et en levant toute équivoque sur le fait qu’une jeune fille lui sert de modèle pour la figure de la muse Clio qu’il s’apprête à peindre sur le tableau posé sur son chevalet. Par contre, les événements extérieurs à l’espace clos de l’atelier ne sont évoqués, bien symboliquement, que par la grande carte des Pays-Bas accrochée au mur devant lui. Dans le tableau d’Adam Miller qui va retenir notre attention dans le présent article, l’auteur s’est aussi mis en scène dans son tableau (fig. 1.2). C’est lui qu’on voit, une écharpe au cou, portant la main sur sa poitrine, regardant en haut vers la droite. Mais loin de se dépeindre plongé dans la création de son tableau, il s’est mis dans la foule des personnages qu’il a dépeints. Vermeer a créé une « figure de l’absorption », pour reprendre une catégorie de Michael Fried2. De dos, ne portant attention qu’à l’élaboration de son tableau, l’artiste repousse le spectateur à l’extérieur de l’espace pictural et lui impose, pour ainsi dire, une position de voyeur indiscret. Dans le tableau de Miller, l’artiste nous fait face. Le voilà, un insider, alors qu’il était nécessairement un outsider, quand il peignit tous ses personnages3. Il fait partie de la scène qu’il nous dépeint et nous invite, au contraire, sinon à nous impliquer dans ce qu’il nous montre, du moins à comprendre le sens des événements décrits, d’en mesurer les enjeux, de reconnaître la responsabilité des personnages, politiques ou autres, représentés. Qu’en est-il du symbole dans le tableau de Miller? Comme son étymologie le suggère, le symbole (σύμβολον, de συμ-βάλλω, jeter ensemble, joindre, réunir, mettre en contact) sert à associer une image et une idée abstraite, tout comme ici, dans le tableau de Vermeer, la Muse Clio et l’idée d’Histoire. Fille de Mnémosyne comme ses huit sœurs (Μνημοσύνη, la mère des Muses dont le nom veut dire « mémoire », « souvenir »), Clio chante le passé des hommes et des cités. Trouve-t-on des symboles de ce genre dans le tableau de Miller? Il me semble que oui. Ainsi, deux oiseaux traversent le ciel, le harfang des neiges à droite et la bernache canadienne au centre, symbolisant à eux
Note sur Adam Miller et sur l’Histoire en tableau
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seuls les deux univers – canadien et québécois - qui s’affrontent dans le tableau. Un détail situé tout en bas du tableau au centre risque d’échapper à l’attention du spectateur : un vase à iris bleus, donc de la couleur du drapeau québécois, et par terre quelques pièces de monnaie canadienne, qui, nous dit-on, « represents economic fallout of near separation from Canada ».4 Le fait que ce détail se situe entre une évocation de l’action du flq d’une part et des mesures de guerre d’autre part nous paraît hautement significatif. Nous sommes dans le langage symbolique par excellence. Que dire ensuite de personnages, comme la figure féminine en bas à gauche qui tient le drapeau du Québec? Adam Miller m’écrivait qu’en conversation avec le professeur Peter Gossage du département d’histoire, à l’université Concordia, ils en étaient venus à penser, que les Canadiens français, se sentant abandonnés par la France lors de la guerre de la Conquête, se voyaient comme des orphelins. Cette figure qui occupe le coin inférieur gauche de la composition serait comme le symbole même de cette situation : une orpheline tenant le drapeau du Québec. À y regarder de plus près son visage rappelle un peu celui de l’enfant armé de deux pistolets qui paraît à droite de la figure de la Liberté dans le grand tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, qui est au Louvre. Abandonnés certes, mais libres... Et bien sûr la figure de l’enfant au chandail décoré des feuilles d’érable rouges du drapeau canadien derrière l’orpheline est là pour marquer que les Canadiens français sont les plus vieux occupants du territoire. Leurs ancêtres français étaient déjà là au tout début du XVIIe siècle ou même avant si l’on veut tenir compte des essais de colonisation de Jacques Cartier et de Jean-François de la Rocque de Roberval. La France cède le Canada qu’elle considérait comme un cadeau empoisonné à la Grande-Bretagne lors du Traité de Paris en 1763. Une autre figure a certainement une signification symbolique, la femme vêtue de blanc qui pointe le doigt vers la scène qui représente l’application des mesures de guerre en bas au centre. Adam Miller m’a dit qu’il s’était inspiré de la figure de la Justice, dans le fameux tableau de Pierre-Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808 qui est au Louvre. On pourrait y voir en effet une certaine ressemblance de visage avec la figure de la justice. Il s’agit donc une fois de plus d’une figure symbolique. Dans le tableau de Prud’hon, 6
elle porte une balance, son attribut conventionnel, repliée pour signifier que la cause est entendue. À droite, dans le tableau de Miller, l’infirmière qui vient en aide à un soldat est associée à la Crise d’Oka de 1990, mais sans référence à un événement en particulier. Le « guerrier » mohawk à la figure voilée et le poing levé est plus réaliste. Cette représentation rappelle la fameuse photographie de la crise où l’on voit un jeune soldat canadien tenant tête à un homme mohawk, au visage voilé de la même façon. Il me semble que le symbolisme joue un autre rôle majeur dans le tableau, bien plus important que ce que ces détails pourraient chacun le donner à penser. Le grand défi du tableau était de représenter le temps, de suggérer ce qui appartenait à des passés situés à différentes profondeurs dans le temps. Contrairement à la musique, ou au cinéma, la peinture ne dispose pas de moyens spécifiques pour suggérer le mouvement, comme la mesure du temps. Pour évoquer le temps, elle n’a que des moyens forcément symboliques qu’elle emprunte à la représentation dans l’espace. Ainsi, dans une vue en perspective, un personnage de grande taille au premier plan et un autre de petite dimension, aperçu au loin, peuvent évoquer un passé récent et un autre plus ancien. C’est un expédient symbolique auquel Miller a souvent recours dans son tableau. La dimension réduite de quelques personnages (en haut, au centre et à droite du tableau) – Champlain, Cartier, Donnacona – est une façon de signifier leur appartenance à un lointain passé. Ailleurs (au centre) les personnages de Pierre-Marc Johnson, souverainiste, élu Premier ministre du Québec en 1985, Kim Campbell et Paul Martin élus Premiers ministres du Canada respectivement en 1993 et 2003 évoquent une histoire plus récente, mais hors de l’actualité, et tendant à s’estomper dans la mémoire collective.
l’ e n q u ê t e u r Depuis ses origines, comme chez Hérodote (env. -484/-420), l’Histoire a été présentée comme le résultat d’une enquête (ἱστορία, historia), ou basée sur des événements vus par l’enquêteur (témoin oculaire de ce qu’il raconte) ou racontés par des témoins perçus comme crédibles. Racontant son voyage – peut-être imaginaire – jusqu’aux sources du 7
Figure 1.2. Adam Miller tel qu’il apparaît dans sa peinture (détails)
Figure 1.3. Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, Jacques Cartier rencontre les Indiens à Stadaconé, 1535, 1907. Huile sur toile, 266 × 401 cm. Collection Musée national des beaux-arts du Québec (1934.12) Photo : mnbaq, Jean-Guy Kérouac.
Nil, Hérodote écrivait : « ἄλλου δὲ οὐδενὸς οὐδὲν ἐδυνάμην
πυθέσθαι. Ἀλλὰ τοσόνδε μὲν ἄλλο ἐπὶ μακρότατον ἐπυθόμην, μέχρι μὲν Ἐλεφαντίνης π λιος αὐτόπτης ἐλθών, τὸ δὲ ἀπὸ τούτου ἀκοῇ ἤδη ἱστορέων. » (Je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en apprendre
davantage; mais voici ce que j’ai recueilli, en poussant mes recherches aussi loin qu’elles pouvaient aller : jusqu’à Éléphantine5, j’ai vu les choses par moi-même; quant à ce qui est au-delà de cette ville, je ne le sais que par les réponses que l’on m’a faites) »6. L’enquêteur se voit comme un αὐτόπτης, c’est-à-dire comme un témoin oculaire, contraint de mener une enquête orale [ἀκούει ἱστορέων, écouter des histoires), quand il s’agit d’un site qu’il n’a pas vu ou d’une époque qu’il n’a pas connue personnellement. Ces déclarations ont quelque chose de légèrement comique, quand on songe à toutes les légendes rapportées par Hérodote sans le moindre esprit critique. L’enquêteur s’est informé d’événements passés auxquels il n’a pas assisté. Ces faits anciens appartenant à un passé révolu sont évoqués dans le haut de la composition d’Adam Miller. Il les a placés pour ainsi dire au ciel, d’autant que la plupart d’entre eux ont un rapport avec la religion, comme l’évocation des missions jésuites à droite, les « Filles du roi » qui tombent du ciel, envoyées de France pour devenir les épouses des colons déjà installés au Canada, voire même la bataille au Long Sault représentée dans le coin gauche, qui sauva la colonie de la menace iroquoise. Ce dernier événement récupéré par le chanoine Groulx, grand admirateur de Dollard-des-Ormeaux (dont le buste sculpté par Alfred Laliberté figurait, paraît-il, sur son bureau), pour la cause d’un nationalisme de droite, où la sauvegarde de la langue (pour ne pas dire l’unilinguisme francophone) se justifiait comme « gardienne de la foi ». C’est évidemment un aspect du discours historique où l’imagination risque de l’emporter sur les faits. Le peintre d’histoire peut bien donner l’impression qu’il s’est informé le mieux possible des costumes, du profil des personnages, si on en a conservé les portraits, la plausibilité des gestes qu’on leur prête... à la limite créer l’illusion qu’il a « vu » ce qu’il nous donne à voir. Marc-Aurèle de Foy SuzorCoté a peint dans cet esprit un sujet qui a aussi retenu l’attention d’Adam Miller, à savoir la rencontre de Jacques Cartier et du chef du village iroquoïen Stadaconé (fig. 1.3).
Note sur Adam Miller et sur l’Histoire en tableau
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Pour le personnage de Cartier, Suzor-Coté s’était inspiré de l’image la plus répandue du navigateur malouin, qui, on le sait, est une pure invention du peintre franco-russe François Riss (né à Moscou en 1804) qui en avait reçu la commande de la ville de Saint-Malo en 1838. Son tableau est disparu en 1944 dans un incendie de l’ancien hôtel de ville, mais il avait été copié par plusieurs peintres et lithographes, dont l’artiste canadien Théophile Hamel dans les années 1860. Le costume de Cartier est celui qu’on lui donne dans les gravures de la même période. Quant aux Indiens, sortant du bois, ils paraissent très stéréotypés avec leurs nattes et leurs plumes. N’appartenait finalement à l’invention de l’artiste que la représentation des gestes de part et d’autre : surprise des uns, accueil des autres (à vrai dire un peu suspect, quand on voit tous ces hommes armés d’hallebardes, de lances et de mousquets derrière Cartier et son navire à l’arrière-plan, sans parler de l’énorme drapeau qui marquera bientôt la prise de possession du territoire par les Français).
l’ h i s t o i r e d u p r é s e n t Mais, bientôt, il fallut prendre en compte une autre conception de l’histoire, celle de Thucydide (env. -470/-395), pour qui, se méfiant des témoignages oraux et préférant s’en remettre à l’écrit, seule une Histoire portant sur le présent pouvait contenir une vérité certaine. Il ne s’agissait plus de glorifier des personnages du passé par des récits plus ou moins mythiques, comme l’avait fait Hérodote, mais de parler de ce que l’historien avait vu lui-même. Témoin de ce qu’il racontait, celui-ci doit transmettre aux générations futures les leçons du présent, en leur donnant un point de comparaison, ou de référence « pour toujours ». On se rapproche de la conception de l’histoire mise en œuvre dans le tableau d’Adam Miller, d’une part par l’évocation de la crise d’octobre en bas de la composition et dans la galerie de personnages politiques qui en occupe le centre. En bas, vers la gauche on voit Paul Rose de dos tenant à sa gauche le diplomate britannique James R. Cross et à sa droite le ministre Pierre Laporte, l’un et l’autre la tête couverte de noir. Au-dessus d’eux une figure féminine qui tend le bras représente la Justice dénonçant les vio12
lences du flq et justifiant les mesures de guerre décrétées en 1970 par le Gouvernement fédéral de Pierre-Elliott Trudeau. La crise d’Oka est évoquée en plus petit à droite, derrière le soldat et l’infirmière, par une bande de Mohawks bloquant la circulation sur le pont Mercier. Comme en écho à la Crise d’octobre, mais 20 ans plus tard, constituant une autre crise identitaire, mais cette fois celle des populations amérindiennes, et spécialement des Mohawks de Kanesatake. Au-dessus de ces scènes de crise identitaire et formant comme une nouvelle strate, de référence au présent, les hommes politiques impliqués de près ou de loin dans les Crises d’octobre et d’Oka. Ils ne sont pas toujours faciles à reconnaître, car ils adoptent des poses inhabituelles par rapport à leur image dans les médias. Au lieu de nous faire face, ils sont souvent représentés de profils, regardant dans différentes directions, esquissant des gestes qui demandent à être interprétés. Malgré tout, on arrive reconnaître de gauche à droite : Stephen Harper, Brian Mulroney, Daniel Johnson (père), Robert Bourassa, Jacques Parizeau, puis sur un registre un peu différent, Jean Lesage, Jean Charest, Bernard Landry et Justin Trudeau; plus bas, on aperçoit Jean Chrétien, Lucien Bouchard et Pierre-Elliott Trudeau; plus bas encore, Philippe Couillard qui tente de se hisser au-dessus de Pauline Marois qu’il semble tirer vers le bas. Enfin René Lévesque revêtu d’un long manteau se tient sur la pointe du promontoire, au centre même du tableau, marquant que l’option souverainiste qui était la sienne, au cœur du conflit majeur avec le Canada, évoqué au bas de la composition. On pourrait être tenté de mettre le tableau d’Adam Miller en rapport avec l’ambitieux projet de Napoléon Bourassa, Apothéose de Christophe Colomb (fig 1.4), sur lequel il travailla sept ans (1905-1912) et qu’il n’arriva jamais à finir. Il n’en reste qu’une immense toile peinte en grisaille, qui en était comme l’esquisse préparatoire. Mais comme dans le tableau d’Adam Miller, Bourassa avait disposé ses personnages par strates, Colomb couronné par la Gloire, occupant le haut et le centre de la composition. Plus bas, vers la droite paraissaient les figures historiques familières de Cartier, Champlain, Mgr Laval et enfin tout en bas on reconnaissait des figures politiques plus proches de nous dans le temps : Louis-Joseph Papineau, Georges-Étienne Cartier et Louis-Hippolyte La Fontaine. Malgré ces ressemblances dans la struc13
Figure 1.4. Napoléon Bourassa, Apothéose de Christophe Colomb, 1905-12. Huile sur toile dans la grisaille, 484 × 734 cm. Musée national des beaux-arts du Québec, don d’Augustine Bourassa (1965.174). Photo : mnbaq, Patrick Altman.
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f r ançois- marc g ag non
ture et l’ambition de l’une et l’autre composition, les intentions des deux auteurs n’ont rien de commun. Bourassa cherchait à exprimer son admiration celui qui a découvert l’Amérique. Miller se situe dans le présent en évoquant la crise d’octobre et les tensions créées par le Québec tenté par la séparation au sein d’un Canada uni. En conséquence, Miller n’a pas adopté pour la composition de son tableau une composition pyramidale comme Bourassa. Ce dernier situait Colomb au sommet de sa pyramide, car c’est à lui que l’artiste voulait rendre hommage. Miller, au contraire, nous l’avons vu a procédé par strates. Il ne peint l’apothéose de personne. Il nous plonge au contraire au premier plan de son tableau dans le tourbillon de l’histoire récente. La peinture d’Adam Miller Québec rejoint donc une longue tradition de peinture d’histoire, mais y apporte une note que nous n’avions pas encore vue avec autant de netteté et d’invention. C’est bien l’histoire du présent que j’évoquais en citant Thucydide, et comme le voulait le grand historien de l’Antiquité, Miller veut aussi exprimer la leçon d’un passé récent pour le temps présent. Après tout la crise d’octobre est encore dans la mémoire du Québec et du Canada, et celle d’Oka nous rappelle que toutes les revendications nationales et territoriales portent leur risque de division et de disharmonie.
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notes Iconologia de Cesar Ripa a été publiée par la première fois en 1593 Michael Fried, Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot (Chicago : University of Chicago Press, 1988). L’opposition entre insider et outsider m’a été suggérée par l’artiste lui-même (e-mail du 9 septembre 2016). Tiré d’un échange de courriels entre l’auteur et Adam Miller, le 9 septembre 2016 Cela nous situerait aujourd’hui à la hauteur du barrage d’Assouan. Hérodote, Enquêtes, liv. II, 29.
Note sur Adam Miller et sur l’Histoire en tableau
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Une histoire du Québec dans l’ombre de la Révolution tranquille Alexandre Turgeon
Dans ce tableau Québec, réalisé en 2016-2017, Adam Miller s’est attelé à une tâche pour le moins ambitieuse : capturer sur une toile de neuf pieds sur dix pieds une synthèse de l’histoire du Québec. Sont représentés ici près de 500 ans de l’expérience historique québécoise, depuis la rencontre de l’explorateur Jacques Cartier et du chef amérindien Donnacona, jusqu’à nos jours, avec la présence, bien qu’effacée et discrète, de Justin Trudeau, premier ministre du Canada depuis le 4 novembre 2015. Pour ce faire, une quarantaine de figures et de moments forts de l’histoire du Québec ont été évoqués par l’artiste. S’il est possible d’identifier avec aisance certains d’entre eux, la tâche est quelque peu plus difficile pour d’autres. Alors que le lecteur reconnaîtra sans hésitation Jean Charest ou encore Jacques Parizeau, aux traits distinctifs, ce ne sera pas nécessairement le cas de Jean Lesage et de Pierre Elliott Trudeau, sur la gauche du tableau. Ce tableau est riche et dense, habité par une multitude de personnages, traversé par de nombreuses mises en situation qui s’entremêlent les unes aux autres; aussi, n’est-il pas aisé d’en dégager le sens, si ce n’est une trame narrative au premier abord. D’entrée de jeu, le lecteur notera la présence d’associations ou de rapports entre divers personnages, intimement liés l’un à l’autre. Si ces liens semblent aller de soi dans certains cas : Pauline Marois et Philippe Couillard, qui poursuivent dans ce tableau leur lutte politique qui a mené à la victoire du deuxième sur la première, le 7 avril 2014, Stephen Harper dans
l’ombre de Brian Mulroney, ou encore Jacques Cartier et le chef amérindien Donnacona; on ne peut en dire autant de tous : l’association entre Daniel Johnson (père) et Robert Bourassa laisse un tant soit peu perplexe, eux qui ne se sont pas tant affrontés sur la scène politique, tandis que la présence de Lucien Bouchard côte à côte, épaule contre épaule avec Pierre Elliott Trudeau surprend, alors que René Lévesque représentait l’alter ego tout désigné pourtant dans l’imaginaire collectif des Québécois. Devant des rapports aussi inusités qu’inhabituels, qui en côtoient d’autres qui sont davantage usités ou convenus, il n’est pas aisé pour l’historien que je suis d’aborder ce tableau. Loin d’être construit ou structuré sur une trame narrative linéaire ou chronologique, Québec donne plutôt une vision d’ensemble de l’histoire québécoise où se retrouvent, pêle-mêle (dans un désordre qui n’en a que l’apparence) des figures issues de différentes époques et de différents contextes. Suivant de près la vision de son commanditaire, c’est ainsi que l’artiste a choisi de représenter l’expérience historique québécoise; aussi, est-ce précisément ces choix qui seront analysés dans ce texte. Quels moments, quelles figures de l’histoire du Québec ont été retenus pour composer ce tableau? Lesquels, en retour, n’ont pas été conservés, s’ils n’ont pas été sciemment écartés? Qui sont-ils? Que représentent-ils? De quelle époque proviennent-ils? Enfin, que se dégage-t-il de cette représentation particulière et complexe de l’histoire du Québec? Répondre à ces questions nous permettra non seulement de mieux comprendre quelle est la vision d’Adam Miller – et celle de Salvatore Guerrera, par le fait même – de l’expérience historique québécoise, mais aussi à quels mythes, à quelles interprétations de l’histoire du Québec, enfin, il adhère et met en scène dans son œuvre.
l e s h é r o s d e l a nat i o n q u é b é c o i s e Parmi la pléiade d’individus qui occupent la scène du tableau, 32 figures historiques ont été identifiées (fig. 2.1) et côtoient des personnages allégoriques, telle la jeune fille brandissant le fleurdelisé et fixant d’un regard assuré le lecteur1 ou des groupes comme les Filles du roi
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et les premiers missionnaires jésuites. Aussi nous arrêterons-nous dans un premier temps à étudier de près cette galerie de personnages qui occupent le panthéon de la nation québécoise, afin de mieux comprendre quelle vision de l’histoire du Québec se trouve dans l’imaginaire d’Adam Miller. L’aspect politique s’impose dans ce tableau. Il est même omniprésent. Sur ces 32 figures historiques, 30 sont liées de près au fait politique, pris ici dans sa conception la plus large , et seulement trois sont des femmes. Cette définition comprend ainsi des premiers ministres, canadiens (John A. Macdonald, Wilfrid Laurier, Pierre Elliott Trudeau, Brian Mulroney, Kim Campbell, Jean Chrétien, Paul Martin, Stephen Harper, Justin Trudeau) autant que québécois (Jean Lesage, Daniel Johnson (père), Robert Bourassa, René Lévesque, Pierre-Marc Johnson, Daniel Johnson (fils), Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, Bernard Landry, Jean Charest, Pauline Marois, Philippe Couillard), des ministres (Pierre Laporte), des diplomates (James Cross), des chefs des Premières nations (Donnacona, Joe Norton) ou des communautés métisses (Louis Riel), des explorateurs mandatés par la couronne de France (Jacques Cartier, Samuel de Champlain) ainsi que des porteparole (Ellen Gabriel) ou encore des militants (Paul Rose), en tout dernier lieu. À ce titre, il faut souligner la prépondérance des premiers ministres dans cette galerie, qu’ils viennent du Québec (12) ou du Canada (9). Si ce n’est de John A. Macdonald et de Wilfrid Laurier, tous les premiers ministres choisis ont été en fonction, ne serait-ce que brièvement, depuis les années 1960. Sur les 13 premiers ministres qu’a connus le Québec depuis 1960, seul Jean-Jacques Bertrand n’a pas été retenu. Si l’homme n’a pas laissé une contribution marquante aux affaires de la province, n’assurant que l’intérim de deux ans à la suite du décès de Daniel Johnson (père) en 1968, que dire alors de PierreMarc Johnson et de Daniel Johnson (fils), eux qui remplirent cette fonction durant trois et neuf mois, respectivement? Sur les neuf premiers ministres qu’a connus le Canada depuis 1968 – en autant que l’on prenne le premier mandat de Pierre Elliott Trudeau comme point de départ de cet exercice, et non son retour au pouvoir, en 1980 –, seuls Joe Clark et John Turner n’ont pas été retenus pour des raisons
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Bataille de Long Sault Lionel Groulx Mort du général Wolfe Mort de Louis-Joseph de Montcalm Couvertures contaminées par la variole Filles du roi Jacques Cartier Chef Donnacona Samuel de Champlain Wilfrid Laurier John A. Macdonald Louis Riel Premiers missionnaires jésuites Rébellion de la rivière Rouge Stephen Harper Brian Mulroney Jean Lesage Jean Charest Bernard Landry Justin Trudeau Jean Chrétien Lucien Bouchard Pierre Trudeau Daniel Johnson père Pauline Marois René Lévesque Robert Bourassa Jacques Parizeau Philipe Couillard Paul Desmarais Pierre Marc Johnson Paul Martin Joe Norton Ellen Gabriel Daniel Johnson fils Kim Campbell James Cross Paul Rose Crise d’octobre Crise d’Oka Pierre Laporte
qui nous échappent. La brièveté du mandat de Joe Clark se compare favorablement à celle de Paul Martin, tandis que l’intérim de John Turner n’a guère à envier à celui de Kim Campbell. Pour ce qui est de la présence de John A. Macdonald et de Wilfrid Laurier, les inclure dans ce portrait ne saurait surprendre. Le premier fut le tout premier premier ministre du Canada, exerçant cette fonction entre 1867 et 1873, puis de 1878 à 1891, en plus d’être l’objet de maintes controverses ces dernières années, notamment en ce qui a trait à son traitement des Premières nations, mis en évidence par la parution de l’ouvrage de James Daschuk, Clearing the Plains: Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life2 – ce qui n’a rien pour nuire, dans le cadre d’une telle entreprise, bien au contraire. Pour sa part, le second fut premier premier ministre du Canada de langue française. Parmi les responsables politiques les plus respectés au pays de nos jours encore, le souvenir de Wilfrid Laurier s’est d’ailleurs retrouvé sur toutes les lèvres, en octobre 2015, au lendemain des élections fédérales, alors que le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, fort d’une victoire décisive sur le chef du Parti conservateur et premier ministre sortant, Stephen Harper, évoquait le retour des « Sunny Ways », formule prononcée par Wilfrid Laurier dans la foulée de la crise scolaire au Manitoba, dans les années 1890. Le fait que l’artiste ait choisi de privilégier systématiquement des premiers ministres des 60 dernières années implique que certaines figures aient été de facto reléguées ou refoulées aux marges de l’histoire du Québec et du Canada. Sur la scène fédérale, pensons à William Lyon Mackenzie King, qui a établi un record de longévité au poste de premier ministre du Canada, ou encore à John Diefenbaker, lui qui annihila tous les records, au Québec en particulier, lors des élections fédérales de 1958, lorsqu’il a réussi à faire élire 208 députés sur 265. Sur la scène provinciale, que dire de l’absence de Honoré Mercier, lui qui fut le premier à faire de l’autonomie provinciale son mot d’ordre, celui-là même qui était en poste lors de l’exécution de Louis Riel et plus encore de celle de Maurice Duplessis, premier ministre de la province de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1959, lui qui a également établi un record de longévité à ce poste en plus de se tailler une place de choix dans l’imaginaire collectif des Québécois? La Grande Noirceur, ce moment qui se veut une parenthèse dans l’histoire du Québec, où tout 22
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était figé, à la manière des Dark Ages, demeure un mythe persistant et pertinent tout à la fois, de nos jours encore. Aussi, l’exclusion de Maurice Duplessis est-elle significative, à plus d’un égard. Outre les premiers ministres, d’autres figures politiques ont su se tailler une place enviable au sein de l’œuvre d’Adam Miller. C’est le cas d’un trio, situé au-devant de la scène, directement sous les projecteurs : James Cross, Paul Rose et Pierre Laporte. Ce sont trois icônes de la Crise d’octobre 1970, cet événement qui a secoué la société québécoise à l’époque. Dans la foulée des mouvements de décolonisation et de contestation qui marquent les années d’après-guerre, les appels pour une « libération » du Québec du joug Canadian se font entendre de plus en plus. C’est dans ce contexte que se forme le Front de libération du Québec, une organisation terroriste dont le fait d’armes consiste en l’enlèvement de James Cross, attaché commercial du gouvernement britannique, et de Pierre Laporte, ministre du Travail dans le gouvernement libéral de Robert Bourassa. Alors que le premier sera libéré après deux mois de captivité, le second sera exécuté dans des circonstances qui demeurent à ce jour nébuleuses. Dans le tableau de Miller, Paul Rose, l’un des membres de la cellule Chénier du Front de libération du Québec qui a procédé à l’enlèvement de Pierre Laporte, est représenté traînant vers lui ses deux victimes, ligotés et cagoulés3. Le lecteur ne les voit que de dos; le visage du tortionnaire est caché, aussi on ne saurait deviner ce qu’il ressent bien que, dans une première ébauche, l’artiste avait choisi de montrer quelque peu le profil du militant felquiste (fig. 2.2), ce qui aurait pu donner une indication de ses sentiments. Dans le même ordre d’idées, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’artiste a choisi d’intégrer à son tableau Joe Norton, Grand chef de Kahnawake, et Ellen Gabriel, porte-parole de Kanesatake, deux acteurs de premier plan de la Crise d’Oka. À l’été 1990, la perspective d’aménager un terrain de golf et un projet immobilier sur des terres mohawks, à Oka, notamment un cimetière, a mis le feu aux poudres. Durant 78 jours, manifestants mohawks et représentants des forces de l’ordre, policiers comme militaires, se sont opposés le long d’un barrage routier tristement célèbre, marqué notamment par le décès du caporal Marcel Lemay lors d’un affrontement. La Crise d’Oka a néanmoins contribué à remettre la question des droits des Premières
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nations au goût du jour dans l’actualité politique, au Québec comme au Canada. Il en va de même de l’inclusion de Louis Riel, qui s’est tout d’abord fait connaître lors de la Rébellion de la rivière Rouge en 1869 et 1870, alors que les Métis ont défendu leurs terres devant la volonté du gouvernement fédéral de les offrir à de nouveaux arrivants. Figure controversée s’il en est, héros pour les uns – il est désormais largement considéré comme le fondateur de la province du Manitoba –, mécréant pour les autres – à l’hiver 2017, un ancien député conservateur de l’Alberta, Peter Goldring, a ainsi soutenu que Louis Riel était un « terroriste » et qu’il ne méritait en rien les hommages qui lui étaient rendus, à notre époque4 (qui fut longtemps considérée comme un assassinat) de Thomas Scott. Louis Riel est aujourd’hui devenu un symbole du combat et des revendications des Premières nations et des Métis au Canada. Il est même devenu le sujet d’un opéra qui a fait une tournée pancanadienne en 2017.5 Cela étant, des 32 figures historiques dûment identifiées dans ce tableau, deux ne sont toutefois pas liées à la politique. Du moins, ne le sont-elles pas directement, ou à proprement parler. Il s’agit du chanoine Lionel Groulx et de l’homme d’affaires Paul Desmarais. Alors que le premier a été un chef de file de la vie intellectuelle du Canada français dans la première moitié du 20e siècle6, pour ne pas dire un maître à penser d’une génération d’intellectuels, le second a construit un conglomérat médiatique, Gesca, opérant dans différentes sphères d’activités. Paul Desmarais a ainsi eu ses entrées partout, lui permettant d’accéder aux officines du pouvoir à Québec et à Ottawa. Si l’un représente davantage un Canada français plus traditionnel, détaché quelque peu des affaires publiques, l’autre incarne au contraire un Canada francophone résolument moderne, au cœur de l’action, de la vie économique et politique. Telles sont les figures historiques évoquées dans ce tableau d’Adam Miller. Encore faut-il maintenant considérer leur disposition dans le temps, pour voir de plus près de quelle histoire du Québec il est question, ici, au juste.
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cinq siècles nous contemplent-ils? De Jacques Cartier et Donnacona jusqu’à Stephen Harper et Justin Trudeau, du seizième au vingt-et-unième siècle, les personnages qui occupent cette scène parviennent à couvrir l’ensemble du spectre de l’expérience historique québécoise. Cela dit, cette couverture historique ou temporelle, loin d’être complète, est au contraire des plus inégales. En effet, tous les siècles sont représentés per se dans ce tableau, mais cette représentation est disproportionnée. Alors que le 16e siècle est couvert par la rencontre entre l’explorateur Jacques Cartier et le chef Donnacona, la couverture du 17e siècle est d’autant plus généreuse en comparaison. La figure de Samuel de Champlain, fondateur de la ville de Québec, côtoie tour à tour les premiers missionnaires jésuites et les Filles du roi dans une vue d’ensemble que vient compléter la Bataille de Long Sault, en mai 1660, où s’est illustré Adam Dollard des Ormeaux dans un récit mythique – où s’affrontent de valeureux colons français repoussant des envahisseurs amérindiens – qui fut notamment mis de l’avant par le chanoine Lionel Groulx,7 historien de son état, avant d’être déconstruit8. Cette effervescence, qui marque les débuts de la colonie française en Amérique, ne se poursuit guère au 18e siècle, où l’affaire des literies contaminées de maladies infectieuses remises aux troupes du chef Pontiac et les décès des généraux James Wolfe et du marquis Louis-Joseph de Montcalm à Québec, lors de la bataille des Plaines d’Abraham, le 14 septembre 1759, ont retenu l’attention de l’artiste. Cette bataille a été d’ailleurs largement analysée comme l’événement qui scelle le sort de l’Amérique dans un conflit qui est connu en Amérique du Nord(-Est) comme la guerre de la Conquête, aux États-Unis comme la French and Indian War, et ailleurs dans le monde comme la guerre de Sept Ans. Pour ce qui est du 19e siècle, ce n’est guère mieux. Les rébellions des Patriotes, en 1837-1838, l’Acte d’Union, la quête du gouvernement responsable ou encore la Confédération, événement politique par excellence de cette époque (dont le 150e anniversaire a justifié la commande de ce tableau) n’ont pas trouvé grâce aux yeux d’Adam Miller. Il s’est plutôt tourné vers un trio de figures historiques où, se jouant de la chronologie, il a placé côte à côte Wilfrid Laurier, avec sa chevelure blanche distinctive, John A. Macdonald et Louis Riel, qui les surplombe, alors
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que la Rébellion de la rivière Rouge bat son plein, à la droite du tableau. C’est cet enjeu, en vérité, qui domine ce pan du tableau, alors que les deux premiers ministres, davantage effacés, en retrait, lui sont subordonnés en quelque sorte, tout particulièrement John A. Macdonald, dont le corps est tourné vers Louis Riel, comme saisi d’effroi ou de crainte devant lui. Le 20e siècle, quant à lui, est représenté par près de vingt personnages historiques, depuis Wilfrid Laurier (premier ministre de 1896 à 1911) jusqu’à Lucien Bouchard. Pour sa part, le 21e siècle, bien qu’il n’en soit qu’à ses tout débuts, dispose d’une couverture plus que respectable, avec 10 personnages, si on tient compte de ceux dont l’activité se situe de part et d’autre des années 2000 – soit Paul Desmarais, Lucien Bouchard (qui fut premier ministre du Québec entre 1996 et 2001) et Jean Chrétien (qui fut premier ministre du Canada entre 1993 et 2003), soit des premiers ministres du Québec et du Canada (à l’exception de Desmarais). En somme, ce sont véritablement les 20e et 21e siècles qui ont retenu l’attention d’Adam Miller dans la réalisation de ce tableau. Sur les 32 figures historiques, 26 s’y retrouvent (27 même, si l’on inclut également Wilfrid Laurier, seul représentant de la première moitié du 20e siècle avec le chanoine Lionel Groulx). En d’autres termes, les quelque 60 dernières années sont occupées par 25 figures historiques, alors que les 16e, 17e, 18e et 19e siècles, auxquels s’ajoutent les premières décennies du 20e siècle, se sont partagées, en tout et pour tout, sept personnages historiques dans ce tableau d’Adam Miller. Comment expliquer un tel déséquilibre, une telle situation? Il semble bien que l’artiste participe de plain-pied à ce que nous pourrions appeler le paradigme dominant dans l’historiographie du Québec : la Révolution tranquille.
d e l’ i m p o r ta n c e d e l a r é vo lu t i o n t r a n q u i l l e La Révolution tranquille et la Grande Noirceur duplessiste qui l’accompagne habituellement occupent une place de choix dans l’imaginaire collectif des Québécois. Ces deux mythes fondent une conception dichotomique du passé québécois où l’année 1960 apparaît comme une fracture. Après quinze années de gouvernement de l’Union nationale, 28
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le décès du premier ministre Maurice Duplessis, le 7 septembre 1959, et celui de son successeur Paul Sauvé, le 2 janvier 1960, suivis de l’élection du libéral Jean Lesage et de son « équipe du tonnerre »9 le 22 juin 1960, scellent dans l’imaginaire collectif l’idée d’une rupture nette entre deux temps et deux mondes, entre l’Ancien et le Nouveau Régime, pour le dire avec le politologue Léon Dion10, entre la Grande Noirceur duplessiste et la Révolution tranquille. Le célèbre « Désormais… » qu’aurait prononcé Paul Sauvé à son arrivée au pouvoir, le 11 septembre 1959, renforce d’autant cette thèse de la rupture face à un passé qui est rejeté, de part et d’autre du spectre politique11. Dans cet esprit, la Grande Noirceur duplessiste se veut un moment de stagnation, pour ne pas dire une aberration dans l’expérience historique québécoise, où tout est en suspens : la marche du progrès est arrêtée tandis que l’obscurantisme prospère sur le territoire de la province où l’arbitraire règne en maître. Pour sa part, la Révolution tranquille est ce moment d’affirmation et d’émancipation : c’est le début du Québec moderne où tout est désormais possible. Que ce soit dans l’historiographie, dans la littérature, dans le cinéma, dans le discours politique ou dans les médias, qu’ils soient écrits ou sociaux, le spectre de la Révolution tranquille est omniprésent dans la société québécoise. Il étend son ombre sur l’histoire du Québec, celle d’hier et d’aujourd’hui – mais aussi celle de demain, en cela que tout indique que ce mythe est là pour rester –, qu’il organise et qu’il structure autour de l’année 1960 entre un Avant et un Après que tout sépare, du moins en apparence. Il apparaît qu’Adam Miller souscrit à cette proposition. Ce n’est pas un hasard si le premier premier ministre du Québec à être représenté dans son tableau est Jean Lesage, dont l’élection, le 22 juin 1960, constitue dans l’imaginaire le point de départ de la Révolution tranquille, ce qui exclut par le fait même Maurice Duplessis, dont les années au pouvoir sont associées au souvenir de la Grande Noirceur. Ce n’est pas un hasard, ici non plus, si l’immense majorité des figures historiques ou des moments identifiés ou évoqués par l’artiste sont survenus depuis les années 1960. C’en est même à se demander si les personnages, les moments et les événements antérieurs à l’année 1960 ne sont pas qu’accessoires, afin de donner l’impression, si ce n’est l’illusion, de la longue durée dans l’histoire du Québec ici représentée.
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Le véritable récit, le sujet véritable de ce tableau, l’histoire du Québec tout en chair et en os semble commencer en 1960, et pas avant, dans l’imaginaire d’Adam Miller. Une telle vision, un tel propos ne seront sans doute pas sans déplaire aux lecteurs de ce tableau, et aux observateurs de la société québécoise, qu’ils en soient issus ou non, en cela qu’ils correspondent en tous points aux canons de l’imaginaire collectif où les mythes de la Grande Noirceur duplessiste et de la Révolution tranquille structurent le passé québécois. Ayant cela à l’esprit, il est dès lors possible de considérer autrement ce tableau. La place de René Lévesque, au centre de la scène, prend dès lors tout son sens. Premier ministre du Québec entre 1976 et 1984 et chef fondateur du Parti québécois, qui demeure de nos jours le fer de lance du mouvement souverainiste au Québec, René Lévesque a également été l’un des principaux acteurs de la Révolution tranquille. Ministre des Richesses naturelles dans le gouvernement libéral de Jean Lesage, il a piloté l’ambitieux projet de nationalisation de l’entreprise hydroélectrique au Québec, en 1962, sous le mémorable slogan « Maîtres chez nous ». À bien des égards, la mémoire collective a retenu non pas le nom de Jean Lesage, mais bien celui de René Lévesque, comme chef d’orchestre de la Révolution tranquille. La représentation de René Lévesque tend à consacrer un tel rôle. Ou du moins, certainement à concrétiser sa place comme plus importante figure historique du Québec dans l’imaginaire d’Adam Miller. Au centre du tableau, les bras écartés, son regard porte loin devant – ou loin derrière, dans le passé, alors que son attention semble rivée sur les premiers missionnaires jésuites. L’isolement de René Lévesque et sa posture, noble, le démarquent de tous les autres personnages. À titre de comparaison, Jean Lesage se fait beaucoup plus discret, sur la gauche du tableau, tandis qu’un Jean Charest au regard sévère, au visage en partie dans l’ombre, semble beaucoup plus sévère, pour ne pas dire machiavélique. Les événements reliés au « printemps érable »12 qui a secoué le Québec au printemps et à l’été 2012, alors que les étudiants sont allés en masse dans la rue pour protester contre la hausse des frais de scolarité du gouvernement libéral de Jean Charest, n’y sont sans doute pas étrangers.
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c o n c lu s i o n En somme, c’est donc à une certaine lecture présentiste de l’histoire du Québec que sont conviés les lecteurs de ce tableau. Une telle perspective nous permet également de saisir davantage certains choix éditoriaux de l’artiste – et de son commanditaire – lorsqu’est venu pour lui de sélectionner, parmi cette masse infinie que représente le passé québécois, certaines figures, certains moments clés de l’expérience historique québécoise. À cet effet, Adam Miller et Salvatore Guerrera semblent particulièrement sensibles à la question des Premières nations et des Métis au Québec et au Canada, laquelle est plus d’actualité que jamais ces dernières années, notamment avec la publication récente du volumineux rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui concerne le traitement reçu par les membres des Premières nations dans les pensionnats autochtones, au cours du 20e siècle. Dans le contexte actuel où les revendications et les droits des Premières nations sont à l’ordre du jour comme jamais ils ne l’ont jamais été auparavant, il n’est pas anodin que l’artiste ait décidé de parsemer son tableau de différents éléments qui les concernent au plus haut point. C’est le cas de certains événements qui semblent ponctuer leur histoire – au sein même de l’histoire du Québec – dans une narration saccadée, marquée par l’affrontement et les représailles : la Bataille de Long Sault, les literies contaminées de maladies infectieuses, la Rébellion de la rivière Rouge et la Crise d’Oka sont les nœuds de cette narration. Si la présence dans ce tableau des premiers missionnaires jésuites et du chef Métis Louis Riel se justifie aisément, il en est autrement de la présence de Joe Norton et Ellen Gabriel. Les inclure permet à l’artiste d’insister davantage sur les événements de la Crise d’Oka et les revendications qu’ils sous-tendent, lesquels couvrent d’ailleurs l’arrière de la scène. Plus largement encore, il se dégage de ce tableau une vision pour le moins conflictuelle de l’histoire du Québec. Non pas que ce point de vue soit sans intérêt, mais il n’en demeure pas moins curieux. Dans une entrevue accordée au Montreal Gazette avant que le tableau ne soit présenté devant le public, Adam Miller révélait qu’il s’était représenté dans le tableau, sous les traits d’un personnage qu’il a nommé « Confusion ». Selon l’artiste, « Confusion » est un « outsider » qui surgit au
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milieu de la scène, alors que se déroule cette histoire épique, sur plusieurs siècles, lieu de rencontre de plusieurs peuples et cultures. Devant tout cela, le personnage est « confounded and confused by the whole thing »[note]. En somme, ce serait la confusion, si ce n’est le chaos, qui constitue la dernière clé de lecture comprendre ce tableau, et saisir de quoi il en retourne. Alors qu’il est lui-même « confounded and confused by the whole thing », selon ses propres mots, il semble bien que Miller ait décidé de représenter l’histoire du Québec sous ce thème dans ce tableau. Les figures historiques se bousculent et se pressent les uns aux autres, alors qu’à leurs pieds, la Crise d’octobre 1970 et la Crise d’Oka, l’une audevant de la scène, l’autre plus en retrait, confirment cette impression, ce sentiment de chaos, si ce n’est de conflits perpétuels. De fait, la quiétude et la tranquillité qui marquent d’habitude l’expérience historique québécoise, dans l’esprit même de la Révolution tranquille – comme quoi, au Québec, même nos révolutions ne sont ni perturbatrices ni bruyantes, mais bien pacifiques et tranquilles – ne se retrouvent pas dans Québec. Au contraire, cette impression de chaos y est renforcée, là-haut dans les cieux : Bataille de Long Sault, morts des généraux Wolfe et Montcalm, literies contaminées de maladies infectieuses et Rébellion de la rivière Rouge sont autant de moments conflictuels qui renforcent encore cette impression. Dans l’imaginaire d’Adam Miller – et de Salvator Guerrera –, cette histoire du Québec dans l’ombre de la Révolution tranquille, marquée non pas par l’entente et la conciliation, mais bien par la mésentente et la division, est bien fille de son temps. Encore faut-il voir ce que le temps en dira.13
notes 1 Les similarités entre cette jeune fille et l’actrice québécoise Karine Vanesse, qui est apparue pour la première fois au grand écran dans le film Emportemoi, de Léa Pool, ne sont d’ailleurs probablement pas le fruit du hasard. 2 James Daschuk, Clearing the Plains: Disease, Politics of Starvation, and the Loss of Aboriginal Life (Regina : University of Regina Press, 2013). 3 James Cross a toutefois été enlevé non par la cellule Chénier, mais par la
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cellule Libération du Front de libération du Québec durant la Crise d’octobre 1970. Dylan C. Robertson (@withfilesfrom), « Former mp Peter Goldring emails the press gallery to tell us ‘half breed’ Louis Riel ‘was rightly hanged’ for terrorism. #cdnpoli, », Twitter, 21 février 2017, 14 h 40. Tweet. Internet : http://twitter.com/withfilesfrom/status/834125568132120576. Pour une lecture critique de cet opéra, on consultera Adam Gaudry, « A Métis Night at the Opera: Louis Riel, Cultural Ownership, and Making Canada Métis », Adam Gaudry, Ph.D., 18 mai 2017, https://adamgaudry. wordpress.com/2017/05/18/. Lionel Groulx était également un historien qui a joué un rôle fondamental dans la professionnalisation de la discipline. Il a notamment fondé l’Institut d’histoire de l’Amérique française, qui continue aujourd’hui de regrouper des historiens du Québec et du Canada français, ainsi que la Revue d’histoire de l’Amérique française, la meilleure revue à comité de lecture en histoire au Québec. Lionel Groulx, Dollard est-il un mythe? (Montréal : Fides, 1960). Patrice Groulx, Pièges de la mémoire: Dollard-des-Ormeaux, les Amérindiens et nous (Hull: Vents d’Ouest, 1998). À noter que les deux ne sont pas parents. Nom donné à l’équipe qui allait composer le gouvernement de Jean Lesage. Léon Dion, « De l’ancien… au nouveau régime, » Cité Libre 12, no. 39 (juin-juillet 1961) : 3-14. Il s’agit en fait d’un faux, puisque Paul Sauvé n’a jamais prononcé le « Désormais… ». Voir Alexandre Turgeon, « Et si Paul Sauvé n’avait jamais prononcé le ‘Désormais…’? » Revue d’histoire de l’Amérique française 67, no. 1 (été 2013) : 33-56. En référence au « Printemps arabe » survenu l’année précédente, en 2011 Michelle Lalonde, « New York Artist’s Masterpiece Depicts Quebec’s Shaping of Canada », Montreal Gazette, 12 juin 2017, http://montreal gazette.com/news/local-news/new-york-artists-masterpiece-depictsquebecs-shaping-of-canada.
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La Nouvelle Objectivité Donald Kuspit
Le premier effet de la dépréciation de notre précieux et ancien critère d’objectivité est l’abolition de toutes les difficultés, en tout cas des plus conventionnelles, dans l’art. Plus personne ne prend plaisir à l’étude laborieuse… d’une étoffe jetée sur une chaise, d’une feuille ou d’une main… ni à la communion étroite, désintéressée et lente avec l’objet qui pourtant procuraient un certain degré d’auto-connaissance ainsi qu’un sens de la collaboration entre l’intelligence, les motifs, la vision du peintre et sa main, par rapport à une chose donnée… – Paul Valéry, « Degas, Manet, Morisot »1 Les êtres civilisés sont ceux qui parcourent le monde muni d’une certaine compréhension générale… Une caractéristique du principal mode d’expérimentation de la conscience demeure la fusion d’une particularité insistante dans une grande généralité. – Alfred North Whitehead, Modes of Thought 2
Une révolution, pour reprendre un terme sans cesse utilisé, se déroule actuellement dans les arts. Ce changement profond de sensibilité et d’attitude se manifeste en réalité par un retour à des vérités, des techniques et une imagination « mythopoétique » qui paraissent anciennes et désuètes, mais qui caractérisent fondamentalement la peinture des
maîtres anciens, un art mort qui tapisse les musées. Ce virage par rapport à l’art moderne vivant, c’est-à-dire celui qui s’inscrit structurellement dans la modernité matérialiste pour célébrer ce que Charles Baudelaire appelait « l’héroïsme de la vie moderne », se matérialise par la résurgence d’une vision spirituelle et religieuse du monde, depuis longtemps tombée dans l’oubli et la disgrâce, qui impliquait souvent la vénération de la nature et de l’humanité. Le monde moderne ayant désacralisé la vie, l’art n’avait plus à servir un sujet sanctifié et devenait profane par voie de conséquence. L’aristocratie avait cédé le pas à la démocratie et à la société de masse, Baudelaire observant alors du haut de son dandysme d’artiste moderne un monde vulgaire, dans lequel il restait toutefois immergé3. Gustave Courbet saisit parfaitement cette évolution inéluctable dans son tableau Un enterrement à Ornans (1849-50), objet d’une violente polémique, car il met en scène une foule dans sa vulgarité crue placée au même plan que le prêtre qui office. Toutefois, l’art essayait, ou en tout cas cherchait une manière, d’échapper à cette tendance, voire de s’en extraire glorieusement. Ce monde moderne, plus démocratique et matérialiste, exigeait un nouveau sens de l’esthétique. Le critique d’art moderne Clement Greenberg a estimé que l’emphase délibérée de Courbet sur l’importance du support se justifiait, mais manquait de raffinement et demeurait grossière, pour ne pas dire vulgaire, à l’opposé de la peinture lissée et « aristocratique » de la renaissance italienne. Il devenait de plus en plus clair, particulièrement avec l’émergence du futurisme et de la peinture de Wassily Kandinsky, que l’esthétique devait refléter le dynamisme, la passion et le changement constant du monde moderne, par contraste avec un ancien monde statique. La fameuse phrase de Karl Marx « Tout ce qui est solide se volatilise » s’appliquait alors au sujet même de l’œuvre d’art, perdant doucement, mais sûrement, sa réalité, son importance matérielle donnée. L’impressionnisme consacre la rupture entre les deux mondes, selon Kandinsky, qui précise le caractère distinctement « moderne » du mouvement, en s’appuyant sur le fait qu’il ne parvient pas à reconnaître « Les Meules » de foin dans la série de tableaux éponymes de Claude Monet. Avant cette révélation, il ne connaissait que « l’art réaliste ». Après cet instant au cours duquel il aurait pu s’écrier eurêka, les « objets perdaient leurs caractères essentiels au sein du tableau »4. Ainsi était né l’art abstrait 36
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et non objectif, représentant davantage ce qu’il définissait comme « interne » et non plus la « nécessité externe ». Il n’est d’ailleurs sans doute pas anodin que la « déréalisation » du sujet ait suivi la déréalisation scientifique de la matière. Bien au fait du besoin de justifier son mouvement révolutionnaire, Kandinsky déclarait que « la science elle-même, dans ses disciplines les plus positives de la physique et de la chimie, posait maintenant la grande question suivante : la matière existe-t-elle? 5 ». La science objective aurait ainsi permis ce virage subjectif, à l’issue duquel le romantisme consacrait les sentiments en tant que tels et l’art se mettait au service du sujet plutôt que de l’objet, l’introspection remplaçait l’observation. Baudelaire déclarait dans le Salon de 1846 que l’art « ne pouvait être compris que dans la solitude »6, une opinion confirmée et développée par Kandinsky qui déclare dans Du Spirituel dans l’art que « seuls nos sentiments devraient agir comme juges, guides et arbitres »7. Dans ce contexte a émergé la doctrine d’un subjectivisme radical, devenu absolu dans l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock, qui insistait par exemple sur l’exploitation exclusive de l’inconscient, de l’instinct, de sorte que se reflète l’inconscient dynamique défini par Sigmund Freud. L’art n’était plus au service de la conscience et de la raison, mais devenait curieusement déraisonnable et résolument introverti. Ce qui s’était amorcé avec Le sommeil de la raison engendre des monstres de Francisco Goya (1797-98) prenait une dimension magistrale (et éventuellement fatale) dans Portrait et un rêve (1953) de Pollock, une autoreprésentation monstrueuse et cauchemardesque de la figure de l’artiste, coupée en deux pour matérialiser un conflit interne et insolvable sur fond de rêve agité, incohérent et autodestructeur. Tout sens objectif de la réalité effacé, Jackson Pollock se débat dans les relents de la subjectivité pour créer à gros coups de pinceau une œuvre curieusement dépouillée d’art. L’expression quasi maniaque des sentiments à tout prix nécessite ainsi une descente dans les abysses terrifiants du soi ainsi qu’un abandon de toute création intelligible. D’une tentative initiale d’« émulation » et de célébration de l’esprit, de l’énergie et du dynamisme de la vie moderne, on passait à une retraite défensive et au rejet défiant de l’objectivité, au profit d’une subjectivité crue jamais assouvie. Les travaux de Baudelaire évoquaient déjà la supplantation de l’« imaginaire » sur le « positivisme » pour
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définir un réalisme factuel (si ce n’est naïf), empruntant au passage la notion d’Auguste Comte basée sur la science et les faits, au détriment de la métaphysique ou des croyances quasi religieuses considérées comme rétrogrades sur le plan intellectuel et irrréalistes. L’aspiration de Kandinsky pour un art moderne ayant une « âme » rejoignait celle de Baudelaire, depuis les « profondeurs de l’âme ». Alors que l’art spirituel et non objectif de Kandinsky se voulait peut-être au départ une réponse au matérialisme grossier tellement bien résumé par cette célèbre phrase de Rudolf Virchow, « J’ai ouvert plus d’un millier de corps, mais n’y ai jamais vu une seule âme »8, il s’est imposé comme une fin esthétique en tant que telle. Fuyant l’art représentatif, qui s’inscrit dans la perception d’une réalité externe, il s’est tourné vers l’art abstrait, qui vise à représenter l’intuition d’une réalité interne. La subjectivité et les sentiments probablement exprimés devinrent peu à peu extérieurs à l’« équilibre dynamique » de Kandinsky, c’est-à-dire les traits et les teintes qui forment le tableau. L’émotion était sacrifiée sur l’autel de la pure forme. Les traits et les teintes ne convoyaient plus des sentiments ni le reflet d’une âme, mais devenaient des matériaux à manipuler. Témoin de cet âge d’or de l’expressionnisme abstrait qu’il déplore et combat, Josef Albers débute en 1949 sa série de peintures Homage to the Square. Totalement convaincu par la forme et auteur d’un fameux livre publié en 1963, il s’est intéressé davantage aux interactions entre les teintes qu’à l’apport émotionnel et au pouvoir d’expression, déclarant que l’« anxiété » de l’art moderne consacrée par l’historien et critique artistique Harold Rosenberg était passée. La couleur n’a aucune résonance, signification ni vocation émotionnelle pour Albers, et ne reflète nullement la profondeur de l’émotion évoquée par Kandinsky dans son long chapitre consacré à la psychologie dans Du Spirituel dans l’art. Ainsi, le virage subjectif révolutionnaire pris par l’art avec le romantisme s’est terminé dans un formalisme total, voire autoritaire à partir de 1958 avec le Spectrum Colors Arranged by Chance I to VIII, dans lequel l’art sert un but artistique en soi, sans en appeler aux sensations ou à ce que Valéry appelait la « chose donnée » et la « communion avec un objet ». Au début du XXe siècle, le poète Ezra Pound conseillait aux artistes la « nouveauté », comme Baudelaire en 1859 qui encourageait la re-
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cherche de la « sensation du neuf »9, ou Robert Hughes, un siècle plus tard, dans son expression sensationnaliste de « choc de la nouveauté ». F.T Marinetti souhaitait certainement choquer avec son manifeste du futur en écrivant qu’« une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace »10. Une voiture de course et une sculpture dédiée à la déesse grecque Nike trouvée dans l’île de Samothrace ont quelque chose en commun malgré leurs différences flagrantes : la force, la vitesse et la victoire, des attributs divins que la première vise à posséder. La voiture de course apparaît en fait comme la réincarnation, ou la version moderne, de la déesse antique et en devient aussi sacrée. Des différences cruciales subsistent toutefois. La beauté idéalisée du corps de la déesse à peine recouvert d’une fine étoffe représente la « mythologie et l’idéal mystique », des notions « finalement dépassées » par des « automobiles rugissantes ». L’automobile de Marinetti ne vise pas seulement à gagner la course, mais à tuer. Il s’agit d’une arme de guerre qui apporte la violence et la mort, une mort violente finalement. Elle symbolise Mars (l’homme) et non Nike (la femme), la guerre pour la guerre, sans espoir de victoire et de la paix ensuite. Nike est pure, comme en témoigne la beauté idéalisée et spiritualisée de son corps, tandis que l’automobile paraît malveillante, vicieuse, spirituellement et matériellement répugnante. Je m’allongeais sur ma machine « comme un cadavre dans sa bière », écrivait Marinetti, « le volant – couperet de guillotine – qui menaçait mon estomac ». Encore une fois, le manifeste du futur célèbre la mort, notamment la mort de l’art et l’« agressivité » : nous glorifions la guerre, la seule hygiène du monde, et le militarisme… le geste destructeur de l’anarchiste… nous détruirons les musées et les bibliothèques… nous libérerons l’Italie de ses innombrables musées qui la recouvrent de cimetières… admirer un vieux tableau (dans un musée), c’est verser notre sensibilité dans une urne funéraire au lieu de la lancer en avant par jet violent de création et d’action. Voulez-vous ainsi gâcher vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisé, amoindri et piétiné?
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La guerre déshumanise et détruit. Le manifeste de Marinetti symbolise la déshumanisation et la destruction de l’art dans la modernité, par une attaque vicieuse des œuvres d’art exposées dans les musées, mais aussi par une recherche impitoyable du pouvoir, peu importe le coût. L’historien de la culture José Ortega y Gasset a brillamment résumé cet aspect dans son fameux essai « La Déshumanisation de l’art », précisant que l’art moderne est « inhumain, non seulement car il ne contient rien d’humain, mais également, car il constitue un acte explicite de déshumanisation. Dans sa fuite du monde humain, le jeune artiste se soucie moins du terminus ad quem, la faune étonnante qu’il rejoint, que du terminus a quo, les aspects humains qu’il détruit…. Le plaisir esthétique pour le nouvel artiste provient de ce triomphe sur l’élément humain. C’est pour cela qu’il faut concrétiser la victoire et présenter chaque fois la victime étranglée »11. Il était inévitable que cette déshumanisation de l’art engendrerait une réaction de rejet et de réfutation de l’art moderne, particulièrement de l’art non objectif, ou abstrait. Il était probablement inévitable que cette réaction mette un siècle à se produire, compte tenu de l’institutionnalisation et de l’idolâtrie qui entouraient l’art moderne. Le sursaut a fini par se produire, d’une part, car l’art abstrait, devenu presque vieux comme Mathusalem ou presque, finissait par être considéré comme dépourvu de toute possibilité créatrice nouvelle et, d’autre part, car une génération de jeunes artistes, au début du XXe siècle, demeurait convaincue de la mort programmée de ce que Ortega y Gasset appelait l’art moderne, le produit d’une autre génération, au début du siècle précédent, au profit d’un art pour (et par) l’être humain et non plus dans une démarche d’autosatisfaction artistique. L’art abstrait semblait effectivement tenir d’êtres humains abstraits, s’adressant à d’autres êtres humains abstraits, si ce n’est à eux-mêmes, pour une gloire tournant en vase clos. Or, c’est bien le propre de l’être humain d’évoluer par nature dans une société, et non dans une abstraction. Pour les jeunes artistes « postmodernes » du début du XXIe siècle, l’art doit traiter de la condition humaine. Il doit percevoir clairement la signification de l’humanité dans un monde qui n’a pas été créé par ellemême, un monde qui existait avant que naisse le premier homme, un monde commencé dans un passé qui continue de livrer ses secrets, même inconsciemment. 40
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Même l’art non objectif concerne la condition humaine. Ces nouveaux artistes objectifs, ou réalistes, les nouveaux maîtres anciens12, comme je les appelle, se tournent vers les musées pour y puiser leur inspiration. Ils reprennent l’art idéalisé des maîtres anciens, reconnaissant et appréciant l’exploitation de mythes classiques et de récits religieux ou métaphysiques pour méditer leur expérience de la vie, alors inscrite dans une destinée qui rend acceptable et satisfaisante l’ironie ou l’absurdité de leur sort. Les nouveaux maîtres anciens rejettent alors l’art non objectif, réalisant la spéciosité de sa proposition de sagesse esthétique qui consistait à détruire toute création se concentrant sur l’objet ou « la nécessité extérieure », car probablement au-delà du point d’esthétique, pour mettre en œuvre une forme d’art qui se concentrait sur les émotions, ou « la nécessité intérieure ». L’art en est resté particulièrement amoindri, comme dans un état provisoire, et donc nécessairement insatisfaisant. On pourrait même avancer que l’art non objectif ne pouvait accepter l’ambiguïté de l’existence, l’unité des réalités externes et internes, de l’objet et du sujet, de la perception et de l’introspection, sans parvenir à expliquer dans quelle mesure chacun de ces aspects concernait l’expérience humaine. Les artistes non objectifs du XXe siècle cherchaient la certitude, comme Baudelaire et ceux du XIXe siècle valorisaient le positivisme. Pourquoi Kandinsky ne voyait-il pas les meules de foin ou les couleurs dans l’« impression » que s’en faisait Monet? Pourquoi ne pouvait-il accepter la duplicité de l’image, ou à tout le moins composer avec un état d’indécision et apprécier les deux aspects? Les couleurs et les meules sont bien réelles : Monet s’intéressait aux deux et les traitait l’une comme l’autre. Il suffit d’en éliminer une et ne reste qu’une « impression » triviale, sans expérience humaine mémorable, une œuvre d’art totalement décevante et finalement insignifiante. La pureté se débarrasse de la vie et de l’humanité, laissant l’art dans une crise existentielle, particulièrement lorsque le choc de la nouveauté ne caractérise même plus l’art abstrait, devenu une convention éculée, voire une idéologie étriquée, inhibant toute exploration créative et perdant à tout jamais la sensualité et la transcendance dont elle se réclamait initialement. Toute œuvre qui délaisse l’aspect interne ou l’aspect externe, qui privilégie l’un aux dépens de l’autre, ne peut réussir à véhiculer l’interdépendance de ses aspects et même leur codétermination comme
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l’ont fait les maîtres anciens. Il s’agit d’une imposture, d’un brillant mensonge. Le rejet du réalisme humaniste du passé, le triptyque traditionnel « réalisme, naturalisme, illusion » qui a tant contribué à « l’art occidental », comme le reconnaît même Greenberg13, nous laisse dans le spécieux présent, créant un art spécieusement original. Il n’est cependant d’originalité sans tradition, en tout cas pour le psychanalyste Donald Winnicott, le semblant d’art non objectif original, plus généralement la répétition sans fin de l’originalité, et non de la nouveauté, de l’art moderne (cubisme, futurisme, expressionnisme, surréalisme, minimalisme, art pop, art terrestre, art conceptuel, art performance, chaque mouvement prétendant être plus nouveau, original et « avancé » que le précédent) demeure particulièrement spécieux, dans ce qu’il rejette ou diffère de la tradition. Lorsque Salvador Dali est revenu au réalisme avec La Corbeille de pain (1926) et a commencé une peinture religieuse, d’inspiration mythique, parfaitement dessinée et basée sur une compréhension moderne de la réalité, ou encore plus nettement avec Leda Atomica (1949) et Le Sacrement de la dernière cène (1955), son étiquette réactionnaire était à tout jamais perdue, de façon assez justifiée toutefois, car il réagissait, s’opposait, au subjectivisme de son précédent surréalisme, orientant son œuvre vers les mythes existentiels et l’idéalisme mystique de l’art exposé dans les musées abhorré et rejeté par Marinetti. Il s’agissait d’une régression révolutionnaire vers un réalisme perspicace et finement ajusté, profondément radical dans ses implications. En revenant aux racines mythiques et perceptuelles de l’art, et sans doute avant tout parce qu’il se concentrait sur le sujet, donnant à nouveau au corps humain une place centrale dans son art, Dali l’a réhumanisé et réinventé, d’abord et avant tout parce que ses personnages ne sont pas déformés de manière surréelle, mutilés de façon cubiste ni abstraits dans leur pure forme. Roberto Ferri et Adam Miller représentent les deux plus importants nouveaux maîtres anciens de la peinture réaliste d’aujourd’hui. Tout comme les maîtres anciens, leurs technique et imagination convergent harmonieusement vers une œuvre d’art dont l’être humain demeure le sujet. Ils maîtrisent l’art de transmettre la réalité du corps, l’expérience incarnée de la vie. La sexualisation de ce corps, masculin ou féminin, demeure centrale dans l’œuvre de Ferri. Le ténébrisme qui la
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caractérise provient du réaliste baroque Caravaggio, mais davantage intense et extrême, moyennant une exécution plus picturale et moins « sèche ». Ferri reste sensible au mythe classique comme un médiateur éclairé de l’expérience humaine profonde; il peint des personnages mythiques, païens et chrétiens, avec un raffinement extrême. Ses trois tableaux traitant de l’histoire de Salmace et d’Hermaphrodite (2010), dans les Métamorphoses d’Ovide constituent des chefs-d’œuvre absolus de grande tradition et Son Chemin de croix (2011), moins éclatant, plus sobre, dépouillé et linéaire représente plus qu’un hommage au XVe siècle italien de ce pan du christianisme14. Dans Les Cavaliers de l’Apocalypse (2011), Ferri parvient à la représentation la plus exceptionnelle, bizarre, grandiose, complexe, ingénieuse et originale – d’un surréalisme étonnant (en tirant l’hyperréalisme à son extrême par une surcharge d’objets symboliques d’évocation plus profonde, qui en appelle instantanément à l’inconscient) et en même temps d’un réalisme incisif – de ces sujets terrestres évoluant dans les cieux depuis le tableau, plus conventionnel, d’Albrecht Dürer en 1498 (exception faite de l’ange, aussi bizarre que méconnu). Pour Ferri comme pour Miller, le mythe fournit la « plus importante compréhension générale », pour reprendre une expression de Whitehead, et la présence humaine – souvent sous forme active d’un corps auto-dramatisant – apporte de son côté l’« insistante particularité » indispensable à tout grand art humaniste. Cependant, si Ferri vit entièrement dans la dimension mythologique, Miller trouve le mythe dans notre monde. Les personnages de Ferri, quand on les observe attentivement, paraissent étrangement non familiers, résolument fantasques et absurdes, tandis que ceux de Miller représentent le peuple, parfois en tenue d’époque, parfois dans un monde mystique comme dans son tableau Twilight in Arcadia (2013; fig. 3.1). Les hommes représentés par Miller avec leurs costumes et fusils sont clairement agressifs, dangereux, menaçants, rugueux, crus, vulgaires et même répugnants, physiquement ou mentalement. Les femmes nues, vulnérables, abandonnées, passives et magnifiques dans leur corps idéalisé à la perfection se détachent de l’ensemble pour n’être que mieux contemplées, suggérant leur autonomie de déesse et leur supériorité par rapport aux hommes, malgré une infériorité apparente du fait
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Figure 3.1. Adam Miller, Twilight in Arcadia, 2013. Huile sur toile, 243,84 × 182,88 cm. Photo : courtoisie de l’artiste.
qu’elles gisent à même le sol, presque paralysées, ou accablées par un étrange handicap. Chez Miller, l’homme et la femme s’opposent nettement comme en témoignent très clairement ses tableaux Apparition (fig. 3.2) et The Roses Never Bloomed So Red (fig. 3.3), tous deux réalisés en 2013. Dans cette bataille des sexes, l’homme dépasse triomphalement la femme, dont le corps promet pourtant le paradis. S’il accepte son offre de paix, la promesse du plaisir et l’abondance de fleurs qu’elle tient dans sa main gauche (dans Apparition) ou droite (dans The Roses Never Bloomed So Red), alors la victoire lui revient. Il s’agit d’une ingénieuse représentation du mythe de Mars et de Vénus, ou plus profondément de la différence entre Eros et Thanatos, c’est-à-dire du désir et de la mort pour reprendre les termes de Freud (le premier unifiant alors que le second divise) qui en fait des chefs-d’œuvre reflétant les profondes vérités humaines. Ferri et Miller traitent tous les deux des conflits inhérents à l’être humain, de nature interne et externe. Les travaux de Ferri sont sublimes, parfois ironiques également, notamment lorsqu’il donne à son ange féminin les ailes du diable dans Liberaci Male (2013), suggérant un ange déchu, pour ne pas dire une tentatrice endiablée, comme souvent dans ses tableaux (Salmace en est un autre). L’œuvre de Miller est plus terre à terre. Ses personnages se tiennent littéralement sur le sol et n’ont pas d’ailes pour parcourir l’immensité des cieux, contrairement à ceux de Ferri. Parfois le conflit se résout, comme lorsque Hermaphrodite et Salmace fusionnent pour devenir un seul personnage physiquement et mentalement, suggérant l’implicite bisexualité des êtres humains ou, plus généralement, leur besoin d’identification à autrui. Parfois, comme dans les peintures de Miller, ce conflit perdure et l’incompatibilité, voire l’irréconciliabilité, de l’homme et de la femme perdure. Ferri comme Miller ont parfaitement compris cette dialectique des opposés, parfois source d’accord, comme souvent dans les tableaux du premier, ou parfois non, comme souvent dans ceux du second, particulièrement dans The Night Watch (2017), un tableau ironiquement intitulé d’après la fameuse œuvre de Rembrandt de 1642, représentant un homme et une femme nus dont les corps forment des diagonales opposées. Leurs jambes sont intimement entrelacées, mais leurs torses se situent loin l’un de l’autre, suggérant un désaccord. L’homme et la femme paraissent inconsciemment liés, rêvant l’un de
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l’autre dans un sommeil récupérateur, vraisemblablement post-coïtal. Ils apparaissent clairement comme des personnages doubles et contradictoires, simultanément liés et indépendants, en désaccord, mais inséparables. Ferri et Miller ont compris leur propre duplicité et l’ont projetée dans leur peinture. Si tout est dans la maturité, alors celle-ci n’existe pas sans duplicité, la synthèse harmonieuse d’opposés incompatibles dans l’inconscient est mystérieusement compatible dans la créativité consciente. C’est précisément tout le génie de Ferri et de Miller, dans la lignée des maîtres anciens, qui ont compris que le but initial de leur art consistait à montrer que les conflits inhérents à l’être humain du fait de sa duplicité si caractéristique, pouvaient se résoudre de façon imaginative. Cette résolution mythique nous convainc, car il est alors possible de croire au mythe grâce à l’art, lequel devient un modèle pour la vie. « L’artiste n’est artiste qu’à la condition d’être double », écrivait Baudelaire, « et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature »15. Cette connaissance lui permet de triompher de sa double nature, en créant un art non naturel, génialement artificiel et richement imaginatif. Curieusement, cette démarche fait de l’artiste, ou plutôt de son art, un phare qui luit dans l’obscurité de la vie pour reprendre Baudelaire. Les tableaux de Ferri et de Miller constituent les phares des nouveaux maîtres anciens, des repères décisifs dans l’histoire de l’art. Ils composent les nouveaux « beaux-arts » du XXIe siècle, en net contraste avec le primitivisme d’une grande partie du XXe siècle, qui n’est aujourd’hui ni nouveau ni passionnant. Les sociétés technologiques modernes demeurent aussi barbares que leurs homologues primitives préindustrielles dont l’art a souvent été idolâtré et approprié par des artistes prétendument d’avant-garde, qui le pensaient naïvement plus personnel que tribal, symbole d’individualité et non d’un art culte collectif. Pour Paul Gauguin, leur « barbarisme », apparaissait comme un « rajeunissement », tandis que pour August Strindberg, qui refusait d’écrire sur la peinture « sauvage » de Gauguin, ils étaient simplement « bizarres » 16. Pablo Picasso estimait en 1935 que son art constituait une « somme de destructions »17, reconnaissant clairement qu’il représentait la quintessence de l’art emblématique du XXIe siècle.
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Ainsi le résumait l’historien Niall Ferguson : « Les cent années qui ont suivi l’an 1900 ont formé sans aucun doute le siècle le plus sanglant de l’histoire moderne, jamais égalé par aucune période précédente en termes de violence relative et absolue.18 » En outre, l’historien Eric Hobsbawn de noter : « Selon les dernières estimations, les massacres du XXe siècle ont causé 187 millions de morts... Jamais autant d’êtres humains n’avaient été tués ou exécutés.19 » La destruction des artistes traditionnels par les artistes modernes constitue un des crimes contre l’humanité perpétrés au XXe siècle. Tandis que Ferri et Millar intègrent la « plus grande compréhension générale » transmise par le mythe, et l’« insistante particularité » du corps humain, d’autres maîtres anciens tendent à traiter le corps comme une fin en soi, peu importe le contexte mythologique ou narratif. Étudiant soigneusement ces détails, ils mettent en valeur son caractère objectif, ses purs aspects physiques, son indiscutable réalité matérielle, quels que soient les sentiments qu’ils accordent aux êtres humains représentés dans différentes situations. Steven Assael et F. Scott Hess sont des maîtres de cette « hyperobjectification » du corps. Cet aspect paraît absolument évident dans leurs personnages féminins, résolument terrestres et non des déesses magnifiques, comme le confirment Riverbed (2009) d’Hess et Fallen Groom (2015) d’Assael. Ils apparaissent davantage charnellement séduisants et chaleureux par leur nudité éclatante dans Bridal Preparation (2015) d’Assael ou His Donkey’s Voice (2003) de Hess, plutôt que divinement dénudés, pour être vénérés, mais pas touchés. Ils sont particulièrement non invitants, même si, à l’image des déesses de l’antiquité, ces corps sont idéalisés avec une peau polie à la perfection. Il existe de nombreux autres peintres néo-objectifs mais, contrairement à Ferri et à Miller, leur style ne possède pas les qualités ni les caractéristiques des maîtres anciens – la perspicacité et la sagesse conférées par le mythe chrétien classique. Malgré leur objectivité, ces autres peintres tendent à la subjectivité, l’objectivité devenant un tremplin à la subjectivité. Ils ne parviennent à réaliser cette intégration parfaite de l’objectivité et de la subjectivité, de l’intériorité et de l’extériorité qui se dégage des chefs-d’œuvre mythologiques, respectivement poétiques et prosaïques de Ferri et de Miller. Le réalisme de ces
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Figure 3.2. Adam Miller, Apparition, 2013. Huile sur toile, 76,2 × 101,6 cm. Photo : courtoisie de l’artiste.
autres objectivistes, toutefois attentifs aux faits donnés et particulièrement au corps humain, s’inspire ouvertement de pratiques modernes « audacieuses ». On peut l’observer notamment dans l’emphase de certains sur la couche matérielle aux fins purement de l’expression, à une tendance privilégiant le support par rapport à la scène pour le rendre subjectivement, et même de manière surréelle, passionnant. Il faut par exemple consulter l’extraordinaire série sur les camps de concentration nazis de Jerome Witkin, une fusion remarquable d’expressionnisme et de réalisme, ainsi que les scènes de banlieue d’Eric Fischl qui représentent la nudité du corps humain dans toute sa fantaisie pop et son érotisme. De façon similaire, Jenny Saville, une réaliste moderne, quasi objective et de façon incertaine subjective, s’intéresse autant au support matériel qu’au sujet humain, et peut-être même plus, restant donc en surface sans sonder les profondeurs. Ses personnages féminins s’apparentent plus à des corps bruts, charnellement peints, qu’à des âmes torturées. Vincent Desiderio demeure le grand maître de la Nouvelle Objectivité, imprégnant ses corps de l’esprit. Ses tableaux I’Liberati (2011) ou Sleep (2008) reflètent sa maîtrise du corps expressif, respectivement habillé ou nu. Le soma et le psyché fusionnent parfaitement dans son œuvre. Le personnage psychosomatique représente la réussite triomphante de l’art des nouveaux maîtres anciens. Certains personnages de Desiderio dérivent d’ailleurs du mythe classique, comme dans Theseus (2016), alors que d’autres demeurent impitoyablement objectifs, comme dans The Bride (2015). Ces qualités apparaissent également dans l’art d’Odd Nerdrum, qui unit objectivité et subjectivité, corps et âme. Différents de ceux de Desiderio à bien des égards, ses personnages n’en demeurent pas moins aussi bien restitués dans une résonante subjectivité. C’est en quelque sorte un mentor pour les plus jeunes nouveaux maîtres anciens. Nerdrum comme Desiderio soutiennent cette jeune génération et la forment même dans ses ateliers.
Figure 3.3. Adam Miller, The Roses Never Bloomed So Red, 2013. Huile sur toile, 228,6 × 152,4 cm. Photo : courtoisie de l’artiste.
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Baudelaire pensait que l’antithèse de l’art moderne était l’art philosophique, un art littéraire produit par des artistes informés, plutôt que purement visuel à l’attention d’yeux profanes20. Il s’agit d’un côté d’un art pour les yeux de l’esprit et du corps, stable, réfléchissant, invitant à la réflexion intellectuelle, quitte à autoriser de douces sensations et, d’autre part, un art strictement réservé aux yeux du corps, négligeant l’esprit au profit de sensations éphémères qui autoriserait l’inconstant et les sensations instables, au détriment d’une réflexion cohérente et ciblée qui nourrit et éduque l’esprit sans renoncer à la sensualité. Baudelaire estimait que l’art moderne devait s’intéresser au monde éphémère moderne et non aux préoccupations humaines permanentes, celles précisément évoquées par les maîtres anciens dans la grande tradition des mythes et de la religion, sans perte d’objectivité. L’observation de l’objet représentait la trajectoire la plus perspicace vers le sujet, la perspicacité subjective intensifiant et redéfinissant l’observation objective. Celle-ci s’est avérée éclairante, elle offrait une sorte de révélation de la perception et de la compréhension, plutôt qu’une reconnaissance insensible, ennuyeuse et routinière de l’évidence. La grande tradition se meurt écrivait Baudelaire en 1846 et la nouvelle est en train de naître. Il célébrait l’enfant comme source d’inspiration, l’enfant dont les yeux neufs voient tout pour la première fois. Plus tard, Picasso remarquerait qu’il lui avait fallu toute une vie pour créer à la manière d’un enfant. La tradition de la nouveauté (ou l’avant-garde), comme disait Harold Rosemberg, au bout d’un siècle et demi a perdu sa fraîcheur et sa nouveauté, sa ferveur révolutionnaire et son audace. Elle ne paraît que furtivement en vie, restant sur place, mais sans savoir où aller, et donc étrangement morte, plus encore que l’art des maîtres anciens, ressuscité de façon créative par les nouveaux maîtres anciens. Ces objectivistes confirment clairement que la grande tradition est revenue de la tombe dans laquelle les avant-gardistes, ou les modernistes pour reprendre un terme à la mode, l’avaient reléguée. Ils ont satisfait le besoin de l’adulte frustré avec un art mature qui le reflète. L’art avant-gardiste ou moderniste tire de l’enfance son inspiration, sa structure et sa vocation, comme s’il restait un enfant oublié dans l’adulte pour lequel « chaque objet serait neuf et vu pour la première fois » et produirait un effet immédiat. Pour Kandinsky, il existait un « effet spirituel21 », décrivant « le pouvoir inconscient, énorme des 52
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enfants qui s’exprime ici et place leurs travaux au même niveau (et souvent au-dessus) de celui des adultes22 ». Cette remarque presque hyperbolique semble faire un lointain écho à l’affirmation de Baudelaire un siècle et demi plus tôt : « Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté23. » Cependant, les enfants demeurent immatures sur le plan émotionnel, inexpérimentés dans l’existence, sous-développés intellectuellement, pour ne pas dire ignorants, naïfs, limités et inaptes à la réflexion. Leur art n’est donc pas mémorable, contrairement à celui des maîtres anciens. Son effet direct disparaît rapidement, alors que celui des maîtres anciens perdure. Nous sommes tirés vers sa perspicacité et son ingénieuse beauté. Ignorant et dénué de la longue expérience de la vie, l’art infantile reste au mieux une mode éphémère. L’adulte sait combien ce vieux monde restera criblé à jamais des inévitables enjeux humains, sans pour autant qu’il faille fuir dans l’immédiat ou le provisoire. Aussi étrange que cela puisse sembler, l’art primitif infantile pris en modèle a miné l’art qui émergeait après s’être purgé de l’objet. L’art abstrait est devenu une coquille vide, une perverse version limitée de l’art, une sorte de réduction vers l’absurde. Une fois que « l’étude laborieuse » de la « chose donnée » n’était plus nécessaire, pour rappeler la pensée de Valéry, l’art est devenu une auto– expression, de la même manière que Samson a détruit le temple faute de savoir s’exprimer autrement, l’objet s’est lui-même aveuglé.
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notes Paul Valéry, « Degas, Manet, Morisot, » dans Degas, Manet, Morisot (New York : Pantheon, 1960), 59. Alfred North Whitehead, Modes of Thought (Cambridge, R.-U. et New York : Cambridge University Press, 1956), 5. Le « dandysme » selon Baudelaire « apparaît dans toutes les périodes de transition lorsque la démocratie n’est pas encore puissante et que l’aristocratie ne fait que commencer à trébucher et à tomber ». C’est dans ces périodes incertaines qu’apparaît le « culte » régressif des « (…) émotions ». Charles Baudelaire « Le peintre de la vie moderne ». Wassily Kandinsky, « Reminiscences/Three Pictures » (1913), dans Kandinsky: Complete Writings on Art, éd. Kenneth C. Lindsay et Peter Vergo (New York : Da Capo Press, 1994), 363.
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5 Wassily Kandinsky, « Wither the ‘New’ Art? » (1911), dans Lindsay et Vergo, Kandinsky, 101 6 Charles Baudelaire, Le Salon de 1846, dans The Mirror of Art, Critical Studies, traduction et édition de Jonathan Mayne (Garden City, ny : Doubleday, 1956), 39. 7 Kandinsky, « Du Spirituel dans l’art » (1912), dans Lindsay et Vergo, Kandinsky, 169. 8 Rudolf Virchow, cité par Kandinsky dans « Du Spirituel dans l’art », 98. 9 « … la sensation du neuf… », Charles Baudelaire, Salon de 1859 dans Curiosités esthétiques (Paris : Michel Lévy Frères, 1868), 265. 10 F.T. Marinetti, « The Foundation and Manifesto of Futurism » 1908, imprimée dans Theories of Modern Art, éd. Herschel B. Chipp (Berkeley et Londres : University of California Press, 1968), 284–9, 286. Toutes les citations qui suivent proviennent du manifeste de Marinetti. 11 José Ortega y Gasset, « La Déshumanisation de l’art » dans The Dehumanization of Art and Other Writings on Art and Culture (Garden City, ny : Doubleday, 1956), 21. 12 Pour de plus amples informations sur les nouveaux maîtres anciens, veuillez lire la postface de mon livre The End of Art intitulée « Abandoning and Rebuilding the Studio » (Cambridge, R.-U. et New York : Cambridge University Press, 2004), particulièrement les pages 182 à 192 ainsi que le chapitre 10, « The Decadence of Advanced Art and the Return of Tradition and Beauty: The New as Tower of Conceptual Babel; the Tenth Decade » de mon livre électronique A Critical History of 20th-Century Art, publié initialement par artnet magazine à partir de 2005 et ensuite dans Art Criticism 23, no 1/2 (2008). 13 Clement Greenberg, « Byzantine Parallels » (1958), dans Art and Culture: Critical Essays (Boston : Beacon Press, 1989 [1961]), 167. 14 Pour une explication complète de l’art de Ferri et de son importance dans la « percée » des nouveaux maîtres anciens, veuillez consulter mon article « Refinding the Great Tradition: Roberto Ferri’s Paintings, » American Arts Quarterly 31, no 3 (été 2014). 15 Baudelaire, « De l’essence du rire » dans The Mirror of Art, 143. 16 Correspondance entre Gauguin et Strindberg : Herschel B. Chipp, éd., Theories of Modern Art (Berkeley et Londres : University of California Press, 1968), 80–2.
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17 Pablo Picasso, « Conversation » dans Theories of Modern Art, éd. Herschel B. Chipp (Berkeley et Londres : University of California Press, 1968), 267. 18 Niall Ferguson, The War of the Worlds: Twentieth-Century Conflict and the Descent of the West (New York : Penguin, 2006), xxxiv. 19 Eric Hobsbawm, The Age of Extremes: A History of the World, 1914–1991 (New York : Vintage, 1996), 12. 20 L’« art philosophique » de Baudelaire constitue un « art plastique » sophistiqué et même pour les érudits un art qui intègre « l’histoire, la morale et la religion ». Ironiquement, « l’art philosophique présuppose une absurdité : l’intelligence du public à l’égard des beaux-arts ». (L’on pourrait même ajouter en matière d’histoire, de moral et de philosophie.) Charles Baudelaire, « L’art philosophique », dans Le peintre de la vie moderne, 204. 21 Kandinsky, « Du Spirituel dans l’art », 157. 22 Kandinsky, « The Blaue Reiter Almanac » (1912), dans Lindsay et Vergo, Kandinsky, 251. 23 Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », 8.
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Entrevue avec Adam Miller Clarence Epstein
clarence epstein : Commençons par les premiers moments de votre carrière et de votre parcours d’artiste. Pouvez-vous nous parler des diverses influences – que ce soient des bandes dessinées, des tableaux de maîtres anciens ou des sculptures classiques – qui ont façonné l’artiste que vous êtes aujourd’hui? adam miller : J’ai grandi aux États-Unis sans grande exposition à l’art classique. Mon premier réel contact avec ce que l’on pourrait appeler l’art représentatif était la bande dessinée. Le traitement des personnages représentait un intérêt majeur sur les plans stylistique et expressif. Il s’agit d’un aspect important qui se retrouvait dans les différentes influences que vous avez mentionnées. Plus tard, j’ai travaillé énormément sur les illustrations et les bandes dessinées. Progressivement, j’ai commencé à m’intéresser et à me mettre à la peinture, plus précisément à celle de la Renaissance. Je pense que si l’art de la Renaissance m’a vraiment touché, c’est parce que les mêmes thèmes y sont développés. La forme humaine n’est pas traitée de manière naturaliste. L’accent est davantage mis sur les belles histoires mythiques que sur la tentative de reproduire la réalité. La version actuelle de ces histoires – ce monde d’une quasi-mythologie polythéiste – se retrouve dans les bandes dessinées et dans les illustrations. Au cours de la Renaissance, cette belle tradition émanant de Rome et de la Grèce était constamment maintenue en vie grâce au catholicisme italien. J’ai pu constater une certaine similitude, dans d’autres pans de l’art, avec ce que j’ai observé en Italie et aux États-Unis. Les principales différences résidaient
uniquement dans l’ampleur et la complexité. À la Renaissance, le récit était souvent largement représenté et centré sur une seule image, sur laquelle l’artiste pouvait s’investir un an, deux ans, voire trois ans. Ce procédé était très exigeant et nécessitait beaucoup de main-d’œuvre pour donner forme à ces idées mythiques; cette façon de peindre n’est plus réellement pratiquée de nos jours. À notre époque où tout va très vite, il semble inapproprié de mobiliser des hommes pour travailler sur une seule tâche qui, de plus, ne sert pas la cause industrielle et qui ne permet pas l’enrichissement de l’individu par le biais d’un système de distribution de masse. ce : Le fil conducteur de vos réalisations est la mythologie et l’humanisme. Pouvez-vous nous préciser comment ces courants ont influé sur votre travail? am : Je suis arrivé à l’humanisme de manière détournée. En premier lieu, j’ai été attiré par la mythologie, et l’humanisme est arrivé par la suite. J’ai été exposé à la mythologie très tôt. Lorsque j’avais six ans, ma mère étudiait la littérature anglaise à l’université. Elle me lisait ses livres : la mythologie nordique, les histoires du Moyen Âge, les troubadours, Le Seigneur des anneaux, etc. J’ai beaucoup apprécié grandir avec ces livres, qui ont fini par me paraître naturels. Au moment de l’adolescence, comme de nombreux jeunes à cette étape de la vie, je me suis senti un peu perdu. Toutefois, les voyages décrits dans ces histoires mythologiques m’ont montré une direction, une façon de voir les choses, un chemin à suivre, évitant ainsi de me contenter de passer du temps à fumer des joints. C’était comme une opportunité que je devais concrétiser en réalisant quelque chose de plus grand que moi, hors de moi. J’ai été séduit par cette idée, qui m’a donné envie d’en découvrir plus sur l’art de la Renaissance et sur la littérature. J’ai lu Dante, des philosophes comme Pic de la Mirandole, Marsile Ficin et plusieurs auteurs néo-platoniciens. J’ai été interpelé par les philosophes humanistes, qui soutenaient que la beauté était un reflet du Divin. Ce message a trouvé écho sur ma propre expérience artistique. Il y a une dimension vaste, cosmique et magique dans l’univers. En coordonnant les formes et les sons, vous pouvez trouver un reflet de ces aspects et les combiner pour former quelque chose qui vous dé-
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passe. Cette idée me parlait beaucoup. C’est ce que je ressentais lorsque j’écoutais du Beethoven ou que je regardais un Michel-Ange... C’était quelque chose de très différent que je n’avais jamais éprouvé avec la culture pop. Ainsi, j’ai commencé progressivement à éprouver le désir de passer davantage de temps sur une peinture, à façonner tous les angles, à travailler les couleurs ainsi que les lignes et les formes, dans un souci d’harmonisation afin que cette expérience totale puisse exprimer une idée plus large par assemblage de plusieurs parties. ce : J’aimerais que l’on revienne sur la toile de fond de votre travail et comment elle s’est exprimée pour le développement de ce projet. Le mécène Salvatore Guerrera a été attiré par les qualités picturales démontrées par votre œuvre. Elles étaient si accomplies et vives en termes d’expression, de signification, de profondeur qu’elles sous-tendaient des questions relevant d’humanisme, de mythologie et de maîtrise. Quelles ont été les étapes qui ont mené à la commande? Pouvez-vous relater les discussions qui se sont tenues entre vous et M. Guerrera? am : Je pense que tout a commencé par hasard. Sal était sur Internet; il cherchait en fait un autre artiste, et c’est à ce moment qu’il est tombé sur mon travail. En raison de la nature internationale de ce projet, il est intéressant de pouvoir aller sur Internet pour observer ce que font les peintres en Chine ou au Mexique. C’est par hasard qu’il est arrivé sur mon travail et qu’il a trouvé ce qu’il cherchait. Il est venu à New York dans mon studio et nous avons parlé longuement et appris à nous connaître. Nous étions sur la même longueur d’onde sur de nombreux sujets. Il était intéressé par une autre de mes peintures à ce momentlà. Il m’a informé qu’il voulait acheter cette œuvre, mais à la condition que je peigne une autre toile pour lui dans un délai d’un an environ. J’ai accepté avec plaisir, pensant à la commission et au fait qu’il ne s’agissait pas d’un gros contrat. Sa deuxième visite, ou peut-être la troisième – Clarence, vous y assistiez aussi –, était la plus cruciale pour moi. Vous êtes venus tous deux à New York avec de nombreuses informations concernant ce projet. C’est au moment où nous en discutions en détail que j’ai réalisé à quel point ce projet était de taille : dépeindre l’histoire d’une province entière, qui a été à un certain moment une nation. Lorsque j’ai bien compris ce que Sal voulait, j’ai saisi
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l’ampleur de la tâche. J’ai dû apprendre, lire et étudier énormément. Sal voulait réellement un type de peinture qui ne se voyait pas si souvent. Il faut remonter à plus d’une centaine d’années avec l’Épopée slave d’Alphonse Mucha (1910-28; fig. 4.1) et très peu a été peint dans ce registre depuis. ce : Les conversations sur les œuvres d’art précédentes ont été fondamentales pour les discussions qui se sont tenues à New York et pour stimuler votre imagination sur la nature de ce type de composition. Si je me souviens bien, nous avons regardé Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté d’Anne-Louis Girodet (1800; fig. 4.2). Nous étions tous les trois émerveillés par cette connexion et cette passion que vous avez pour représenter la mythologie et le réalisme au sein d’une seule peinture. Tout en parlant de cette peinture, j’ai également remarqué le lien entre l’empire et la colonie, comme l’histoire du Canada et l’histoire du Québec en soi, ainsi que le style pictural de Girodet-Trioson qui véhicule ces messages. Ce n’était pas très différent de ce que M. Guerrera et vous aviez envisagé pour ce projet. Quels enseignements avez-vous tirés de la peinture Ossian, et avez-vous vu d’autres peintures qui ont suggéré l’idée de ce que vous avez finalement présenté? am : Il y avait deux plans. Le tableau de Girodet-Trioson a été crucial et a fortement déterminé la peinture que j’ai ensuite créée. Les fantômes auraient une place centrale. La façon dont la lumière pénètre donne une impression hors du commun à la peinture. Les peintures dans lesquelles le citoyen ressent la présence de l’État dégagent une émotion particulière, comme l’Ossian, qui a été commandée par Napoléon. Il en ressort un sentiment d’unité dans le travail et cette existence abstraite s’apparente, à mes yeux, à de la beauté. La peinture Ossian et les séries de Mucha ont été réalisées au cours des premiers jours de la constitution de l’État-nation. Ainsi, leur point de vue renvoie à l’émergence de l’empire et à la consolidation de l’État. Je souhaitais que la peinture sur le Québec reflète davantage les tribulations actuelles; en effet, les contextes historiques sont très différents puisque cette nation risque aujourd’hui de se dissoudre. Ainsi, il était important que la lumière et les formes diffusent une impression unie, mais qu’apparaissent des tensions polarisantes, de sorte que le spectateur ne puisse pas ressentir d’apaisement en regardant la toile. 60
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Figure 4.1. Alphonse Mucha, Le couronnement du tsar Stepan Dušan de l’Épopée slave, 1926. Huile et tempera sur toile, 4005 × 480 cm. Musée Mucha, Prague. Photo : Mucha Trust / Bridgeman Images.
Figure 4.2. Anne-Louis Girodet-Trioson, Ossian reçoit les héros français morts pour la patrie (Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la Liberté; hommage à Napoléon Ier), 1800. Huile sur toile, 192,5 × 184 cm. Rueil-Malmaison, Châteaux de Malmaison et de Bois-Préau (mm.40.47.6955). Photo : Franck Raux. © rmn-Grand Palais / Art Resource, ny.
Sur le plan historique, nous avions ainsi besoin d’une structure différente de celle présentée au début du 19e siècle. Cela est venu en explorant plusieurs images baroques et même de style rococo, qui suggéraient davantage le chaos, par exemple après la guerre de Trente Ans. Elles sont apparues à un moment plus chaotique, comme le nôtre, et elles présentaient une structure narrative différente avec un aspect davantage ludique, malicieux et exploratoire. Ce sens du chaos a en fait eu une influence sur la structure des peintures au fil du temps. Par ailleurs, en m’inspirant du cycle de Marie de Médicis de Rubens (1622-24; fig. 4.3), j’étais en mesure d’apporter un peu de cette énergie au tableau. ce : Nous avons aussi discuté de La Mort du général Wolfe de Benjamin West (1771; fig. 4.4). Ces échanges sur un pan de l’histoire qui vous était jusqu’alors inconnu – pour vous qui n’êtes ni canadien ni québécois – représentaient un moment important. Il me semble que ce tableau est un formidable comparandum pour votre travail actuel. Il représente un moment clé dans l’histoire du Québec et du Canada, un moment de dissolution, peint par un Américain d’origine britannique qui a représenté ce moment de transition dans l’histoire du Canada. Comment avez-vous perçu et interprété l’histoire de la mort du général Wolfe et l’impression de cet artiste au moment de découvrir l’histoire visuelle, mais aussi sociale et politique, du Québec et du Canada? am : J’ai décidé de capitaliser sur mes avantages en tant qu’étranger dans ce projet. Des situations semblables sont souvent apparues. Deux des œuvres d’art les plus emblématiques dans l’histoire des États-Unis, par exemple, ont été réalisées par des étrangers : la statue de la Liberté par les Français Auguste Bartholdi et Gustave Eiffel, et Washington traversant le Delaware, de l’Allemand Emanuel Leutze. La clé ici est que, en tant qu’étranger, vous devez offrir une façon intéressante de voir les choses : vous n’êtes pas né dans une tradition qui se déchire et qui crée des coutumes divergentes. J’ai essayé de garder cela à l’esprit. Après en avoir appris davantage sur l’histoire du Québec, je m’efforçais d’analyser objectivement la situation sans prendre le point de vue d’un Français, d’un Anglais, d’un Autochtone, d’un séparatiste ou d’un fédéraliste. J’ai essayé de rester complètement neutre, pour être en mesure de regarder l’histoire comme un récit. Je pense que c’est l’une des plus importantes contributions que peut apporter un étranger dans
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Figure 4.3. Pierre Paul Rubens (1577-1640), L’apothéose d’Henri IV et la proclamation de la régence de Marie de Médicis, 14 mai 1610. Huile sur toile, 393 × 727 cm. Paris, Louvre (inv 1779). Photo : René-Gabriel Ojéda/Thierry Le Mage. © rmn-Grand Palais / Art Resource, ny.
Figure 4.4. Benjamin West (1738-1820), La mort du général Wolfe, 1770. Huile sur toile, 152,6 × 214,5 cm. Ottawa, Musée des Beaux-Arts du Canada (don du deuxième Duc de Westminster aux monuments commémoratifs de guerre au Canada, 1918; transféré des monuments commémoratifs de guerre au Canada, 1921). Photo : ngc.
un projet comme celui-ci. Il est plus facile pour nous d’agir ainsi. Si un Canadien peignait l’histoire des États-Unis, il réaliserait un travail sûrement plus convaincant, à bien des égards, que ne le ferait un Américain. C’est comme si vous viviez dans un certain climat, vous partez du principe que c’est ainsi que le temps est. Si vous grandissez avec les hippies à San Francisco, vous avez une vie très différente que celle que vous auriez sur une ferme de l’Idaho, et vous n’apprécieriez sûrement pas les particularités de votre propre existence. ce : J’imagine que votre intérêt pour le Québec et le Canada, avant votre implication dans le projet, était limité. Ceci n’est pas une surprise pour les Canadiens, qui connaissent l’intérêt des Américains pour notre pays. Comment êtes-vous parvenu à saisir ce dialogue entre le Québec et le Canada, lequel vous a donné l’élan pour interpréter cette histoire qui a fini par prendre vie dans votre peinture? am : Il y a eu des moments saisissants, et je crois, Clarence, que vous étiez là dans les deux cas. Le premier était avec Sacha Trudeau et le second avec Lucien Bouchard. Je suis arrivé comme un étranger et j’allais m’entretenir avec des personnes qui ont effectivement vécu plusieurs transitions importantes au cours des 20 et 30 dernières années. Quand je leur parlais, les évènements semblaient prendre vie. Quand vous découvrez un évènement à travers les yeux d’une personne qui l’a vécu en direct, l’histoire prend une tournure réellement dramatique, pleine d’énergie. Ce n’est plus une simple juxtaposition de faits. Un des plus importants défis que j’avais à relever, dans ce projet, était de ne pas considérer le peuple entier et ses histoires comme une simple succession de faits. Ces deux rencontres m’ont davantage ouvert les yeux et j’ai pensé, ah, oui, je comprends cela maintenant, je comprends les motivations de ce peuple investi et comment il se sentait lorsqu’il était dans l’action. Ceci est devenu bien plus important que les dates et que l’histoire technique. ce : D’une certaine façon, vous avez réalisé à quel point l’histoire du Québec et du Canada pouvait faire l’objet d’interprétations distinctes en la percevant à travers les yeux d’individus ayant des opinions aussi tranchées que divergentes. Êtes-vous d’accord avec cela?
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am : Oui, et cette approche a donné vie et a validé toutes les dimensions que je pouvais identifier. Se pencher sur la question avec Wikipédia et quelques documentaires ou livres demeure un peu sec comme approche. Le risque de porter des jugements moraux sur les informations reste élevé. En revanche, écouter les différents points de vue de personnes impliquées permet inévitablement de comprendre les enjeux, surtout quand il s’agit de bons orateurs. Leur vision vous inspire et vous ressentez les évènements comme si vous les aviez vécus dans votre esprit. Vous apprenez l’histoire sous différents angles, ce qui enrichit et complexifie l’expérience. À ce stade, il en devient même plus difficile d’en réaliser une synthèse pour une peinture. Parmi tous ces éléments, vous devez trouver les drames communs qui unifient le peuple. ce : Cela nous ramène à la composition. Quand vous avez présélectionné les personnages historiques et contemporains qui seraient représentés, comment les avez-vous classés, comment avez-vous envisagé leur position sur le tableau, comment s’est passé le transfert des éléments de la liste à la toile? am : Certaines discussions et réflexions – sur la façon dont la société fonctionne – m’ont en partie aidé. Tous ces personnages ont joué un rôle important : plusieurs étaient membres de la classe politique, impliqués dans certains évènements et décisions d’importance; d’autres étaient des gens de la rue, de la classe moyenne, et ont également participé à cette histoire. Certes, ils n’ont pas le même pouvoir individuellement que les politiciens, mais ils ont appartenu à de très grands mouvements; par conséquent, ils sont sans doute plus importants que les politiciens eux-mêmes. Cette énergie qui provient des actions de la population, des réalisations des entrepreneurs, des sentiments du peuple guide les politiciens. En même temps, il y a aussi l’histoire. Nous vivons au présent, qui n’existe pratiquement pas : à chaque instant, c’est soit le passé, soit le futur. Ce qui signifie que tout ce que nous pouvons réellement regarder de notre propre expérience ou de notre propre pays est l’histoire. L’histoire existe donc en tant que mythe, en tant que récit et en tant qu’influence qui façonne la réalité. Voici donc les trois éléments qui ont joué un rôle ici : les politiciens, les gens ordinaires et l’histoire. Sur le plan de la composition,
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j’ai pensé qu’il était pertinent de placer l’histoire dans la partie supérieure du tableau et en retrait, comme si elle était dans le brouillard afin d’exprimer son influence lointaine sur les évènements présents. J’ai positionné les politiciens juste au milieu, afin de montrer le lien entre les traditions de l’histoire et le peuple. Cette disposition crée un mouvement de l’arrière vers l’avant, avec les fantômes derrière, le peuple devant et les hommes politiques au milieu, coincés entre ces évènements dans un certain sens. C’est une façon de visualiser l’État moderne. ce : Une fois l’idée traduite sur la toile, comment le passage du textuel au visuel s’est-il effectué? am : Il y a eu beaucoup d’esquisses, de lecture et de discussions. Le sujet était un peu écrasant au début. Vous devez trouver le point d’équilibre dans une peinture : vous souhaitez que le sujet soit puissant, sans qu’il envahisse l’artiste. Vous souhaitez trouver une répartition 50-50 dans laquelle l’artiste ne domine pas le sujet et inversement. J’ai traversé une période où j’effectuais de nombreux croquis préliminaires qui me semblaient horribles et, graduellement, j’ai commencé à trouver une façon de donner une unité à cette représentation. Dans cette peinture particulière, en raison du nombre important d’informations, il fallait que je produise sans cesse des esquisses jusqu’à ce que je puisse trouver la façon d’unir tous ces éléments (fig. 4.5 etc.). Une fois que les choses ont commencé à se mettre en place, tout est devenu plus facile. J’ai commencé à observer autour de moi des personnes qui ressemblaient à certains des politiciens et j’ai réalisé de nombreuses esquisses d’eux afin de m’approprier les têtes et les costumes. Ces premières étapes m’ont occupé probablement trois, quatre, voire cinq mois. Une fois ce travail effectué, j’avais une idée générale de la composition que je souhaitais. J’avais quelques recherches pour les têtes, j’avais les costumes... Je pouvais donc commencer à travailler sur la peinture elle-même. J’ai effectué un dessin complet sur la toile, ensuite j’ai peint une ébauche. À ce moment-là, je pensais avoir tout prévu : je m’apprêtais à suivre les méthodes et les étapes traditionnelles (ébauche, glaçage) appliquées depuis Titian, pensant que tout se passerait sans heurt. Bien entendu, ça ne s’est pas produit ainsi. Au fur et à mesure, j’apportais beaucoup de changements. 70
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ce : Il y a un côté quelque peu comique dans les postures de certains personnages qui semble venir des bandes dessinées et de l’idée d’exagération dont nous avons parlé précédemment. Quel est l’impact global de cet aspect sur la composition? am : C’est juste inéluctable dans ce cas. J’étais très conscient de cela – nous peignons et peignons la politique, un domaine finalement comique. Les hommes politiques sont un peu comiques. Je pense que c’est une erreur de les prendre trop au sérieux. Je ne souhaitais pas élever les politiciens au royaume des dieux, comme cela pouvait être fait autrefois. Je ne voulais pas peindre l’apothéose de Lévesque ou de Trudeau ou de tout autre personnage ainsi. Je souhaitais garder un peu d’ironie afin de rappeler aux spectateurs que la politique n’est pas au-dessus de tout soupçon et qu’elle ne s’apparente pas au royaume de l’héroïsme. L’héroïsme se situe ailleurs. Je pense qu’il faut être clair sur ce point. Les intentions des politiciens sont quelquefois honorables, quelquefois discutables, et parfois les deux. ce : Un autre élément phare de votre œuvre qui ressort ici est la dimension mythologique. Comment interprétez-vous la mythologie dans cette composition? am : Il ne fait pas de doute, dans ce cas particulier, que les visions du passé sont perceptibles. En racontant cette histoire, je voulais peindre les mythes de ces personnes historiques. Je ne souhaitais pas représenter les vrais personnages, car je ne pense pas que la population s’identifie à eux directement aujourd’hui, mais l’esprit qu’ils ont laissé continue d’influencer la société. Ce qui donne le ton des différents plans – des hommes politiques aux membres du public – est qu’ils incarnent les histoires que ces personnages représentent. Cette notion est centrale dans le tableau tout comme l’idée que toute œuvre d’art parle au spectateur. Les aspects universels de nos psychés ou de nos personnages, que les Grecs et les Romains personnifiaient comme des dieux, permettent cette connexion. Si nous ne sommes pas en mesure d’établir ce lien, alors le spectateur est perdu et nous avons une œuvre décevante qui nécessite une bonne critique pour lui donner du sens. J’ai pensé qu’il était important que ces personnages soient réalisés au-dessus de ceux qu’ils représentent et qu’ils puissent habiter les rôles habituels qui permettent le lien avec le peuple. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce
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Figure 4.5.–4.12. Croquis préparatoires d’Adam Miller pour Québec. Photo : courtoisie de l’artiste.
que les spectateurs reconnaissent chaque personnage historique, notamment en raison de notre système d’éducation actuel. C’est tout simplement impossible, mais les spectateurs auront à découvrir autre chose encore. Si j’ai effectué mon travail d’artiste, ils pourront saisir l’ensemble de l’histoire, en s’y projetant eux-mêmes, qu’ils soient ou non familiers avec les détails ou qu’ils les reconnaissent. Je pense que c’est ici où la mythologie entre en ligne de compte. De façon plus générale, je pense que c’est la signification de l’art, du récit et de la peinture. La mythologie m’a permis de découvrir ce qui se cachait derrière les grandes histoires que les personnes se racontent dans un pays ou dans une province, et ces histoires se trouvent être les mêmes que celles que se racontaient les Romains ou les Indiens. Je voulais trouver ces histoires. ce : Je souhaiterais discuter de la façon dont vous vous êtes inclus dans le tableau. Il s’agit d’une technique qui a existé pendant des siècles; les artistes se représentaient eux-mêmes en action, comme observateurs ou témoins. Pouvez-vous nous préciser votre position dans le tableau et la signification, à vos yeux, d’apparaitre sur la toile? 76
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am : Il s’agit d’un ancien trope qui était utilisé dans de nombreuses peintures dans le passé. Quand j’ai décidé de me représenter dans le tableau, c’était un peu pour plaisanter : ceux qui me connaissent me reconnaîtront mais, pour le commun des mortels, je ne représente rien de spécial. En fait, j’aime l’idée que dans cette peinture, qui grouille de personnes impliquées dans l’arène politique, se trouve ce bonhomme complètement abasourdi par ce qui se passe autour de lui. Je pense que ceci est universel : il peut arriver à chacun de nous, un beau
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matin de se dire, oh mon dieu, que se passe-t-il ici? Que font toutes ces personnes à la recherche du pouvoir, en courant? Si vous êtes en dehors de la situation, c’est très amusant à regarder. Donc, cet observateur, qui vous rappelle l’action en quelque sorte, appartient à cette tradition. En apparaissant sur la toile, il vous remémore le grand drame social, auquel vous n’avez pas participé. Ainsi, il joue un rôle important et sérieux, représenté dans la partie inférieure du tableau, où toutes les différentes idées sont interprétées. Qu’est-ce que le Québec? Fait-il partie du Canada? Sa culture est-elle différente? Est-ce une demande des Premières Nations? Représente-t-il une différence dans le sens où il n’appartient à aucun des groupes? Au-delà de la blague, j’ai endossé ce personnage, car j’étais définitivement le plus étranger qui soit dans ce projet. 78
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ce : En quelque sorte, vous vous êtes entouré de ces personnalités historiques et politiques plus grandes que nature et également de figures allégoriques. Qu’en est-il des autres catégories que l’on côtoie chaque jour – les femmes, les Premières Nations, les minorités – qui ne revêtent pas les mêmes dimensions que ces hommes politiques? Comment les avez-vous intégrées dans la composition, étant donné qu’elles ne figuraient pas nécessairement sur la liste des perturbateurs ou des personnes renommées? am : La population a du pouvoir, elle a du pouvoir en tant que groupe. C’est pourquoi nous avons de nombreux débats importants sur ce que nous sommes et qui nous sommes. Sommes-nous Québécois, Français, Autochtones? C’est à travers le groupe que le peuple accède au pouvoir politique. Ce point est crucial, c’est ainsi que je me devais de représenter des forces – autres que celles émanant de
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l’homme politique – qui façonnent également le monde. La plupart d’entre elles représentent des regroupements qui ont des intérêts particuliers ou qui ont choisi de se représenter d’une certaine façon et qui orientent souvent les décisions des hommes politiques. Ces individus dépeints remplacent les groupes plus importants. ce : La plupart d’entre eux sont représentés dans une situation de conflit. Comment percevez-vous le terme de conflit à l’évocation du modèle historique de relations entre le Québec et le Canada? Comment l’avez-vous représenté dans le tableau sur les plans métaphorique et réel? am : Chaque siècle a connu ses particularités et ses périodes de tension. Je souhaitais trouver les moments importants qui expriment ces conflits archétypes de base qui reviennent sans cesse. Au tout début, il y a eu le conflit initial, lorsque Jacques Cartier a rencontré Donnacona (1534), provoquant un choc des civilisations immédiat entre les Premières Nations et les Français. Certains des conflits semblaient particulièrement intéressants, en raison de la combinaison des qualités visuelles et historiques qu’ils représentaient : Dollard des Ormeaux à la bataille de Long Sault (1660), par exemple, était si convaincant qu’il est devenu une légende pendant des années. Je pensais que cela en disait long sur la façon dont une société construit les mythes par rapport à sa propre image. Plus tard, la bataille des plaines d’Abraham (1759) fut un autre conflit de taille, qui marqua le début de l’empire britannique. Ce point essentiel m’a donné l’occasion de mettre au même niveau la mort de Montcalm et celle de Wolfe. La crise avec le Front de libération du Québec (flq) en 1970 a constitué un autre conflit majeur. Je pense qu’il a représenté un point tournant dans l’histoire moderne, révélant de nombreuses tensions qui refont surface aujourd’hui et dont l’intensité amènera le Québec à prendre de nouvelles orientations pour son avenir. C’est un moment visuellement exploitable, qui m’a permis de jouer sur les personnages pour qu’ils expriment la frustration de nombreux Canadiens français, laquelle a maintenant resurgi. Il s’agit là de quelques épisodes de conflits que j’ai choisi de représenter. ce : Je me permets de rebondir sur cette question de conflit. En commandant ce tableau, un des principaux objectifs de Mr Guerrera était de souligner le rôle pivot que le Québec et les Québécois avaient joué dans 80
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l’écriture de l’histoire du Canada. À ce propos, votre tableau a-t-il été commandé à cause de ce conflit ou en dépit de celui-ci? am : Je dirais les deux. La politique transparait dans le tableau. D’une certaine façon, la politique demeure une violence codifiée et formalisée. Les luttes de pouvoir ne se traitent plus par les armes, comme autrefois lorsqu’elles étaient remises aux fils du roi afin qu’ils livrent une bataille pour étendre le royaume. De nos jours, le pouvoir est transmis par le vote. La politique permet de contenir la violence entre les personnes qui ont des programmes différents. En ce sens, le conflit m’apparaissait comme un point central. Ce point était crucial pour l’histoire, pour les deux histoires. Cet aspect est important dans la vie et dans la société, il s’agit d’éviter les conflits et de préserver la civilisation, même si ceuxci surgissent. En observant le Québec, j’ai remarqué que toutes les personnes qui s’y étaient établies venaient d’horizons différents : France, Angleterre, Premières Nations. Elles sont certainement plus sensibles au fait d’être nées au Québec que de savoir que leurs ancêtres vivaient à Paris. Elles éprouvent de la difficulté à donner une signification à cette ambivalence et à savoir ce qui prévaut. Ma fidélité devrait-elle reposer sur le fait que je parle français et que mes ancêtres viennent de la France, ou que je suis Canadien, ou que j’habite au Québec? Ma fidélité devrait-elle reposer sur le fait que mon peuple résidait ici en premier et que votre peuple est venu nous massacrer? Les points de vue sont si nombreux et, d’une certaine façon, les conflits ne sont pas seulement externes, mais aussi internes et concernent les questions d’identité et leur signification pour vous. Cet aspect est aussi primordial. L’identité était l’un des éléments les plus importants à explorer. Le Québec s’apparente tellement opportunément à un microcosme des divers problèmes du monde, c’est-à-dire de différentes identités qui se confrontent les unes aux autres. ce : J’aimerais songer à un mot qui renvoie à conflit et qui est tension. La plupart de vos travaux révèlent de la tension entre les personnages, à moins qu’il ne s’agisse de la tension du moment qui sera non résolue ou qui s’intensifiera. Trouvez-vous que cette analyse est pertinente par rapport à ce tableau et à vos autres travaux? am : Oui et, dans ce cas, c’était encore plus explicite. Un des sujets de discussion que j’avais avec Sal, en regardant ce tableau, était de savoir
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s’il ne devait traiter que du passé du Québec, ou aussi du présent et de l’avenir, et sous quelle forme, le cas échéant. En fin de compte, il traite de l’avenir, mais très légèrement, permettant ainsi toutes les options pour la suite. Ce choix me paraissait plutôt sage. Ne sachant pas vraiment de quoi sera fait l’avenir, nous pensions qu’il était préférable de ne pas nous prononcer sur la peinture. ce : Pour le Canada, 2017 est une date anniversaire. L’impulsion donnée par Mr Guerrera en commandant le tableau cette année a incité les Canadiens à se poser des questions sur leur identité et à montrer comment les étrangers perçoivent le Canada. Dans les années 1990, je vivais à Londres et, à l’occasion d’une visite royale au Canada, un journaliste britannique a écrit – et cela est resté gravé dans ma mémoire : « Si le Canada n’avait jamais existé, il ne serait pas nécessaire de l’inventer. » C’était là l’ultime insulte que l’on pouvait recevoir d’un étranger. C’était également un moyen de nous faire réagir : si le monde extérieur pense à nous en ces termes, c’est parce que nous ne sommes pas parvenus à expliquer notre identité ni l’importance que celle-ci revêt dans notre quotidien. am : Peut-être que l’on ne devait pas penser à vous parce que votre identité n’a jamais été aussi nocive que d’autres essayant de prendre le dessus. ce : Peu importe la signification d’être Canadien, votre peinture fait ressortir davantage les états de l’identité, du conflit et du compromis qui sont essentiels pour comprendre le Canada et le rôle du Québec au Canada. am : C’est unique. Lorsque je suis venu au Canada pour effectuer mes premières recherches pour le tableau, j’ai rencontré plusieurs dirigeants politiques et intellectuels, dont le sénateur Serge Joyal. Soudainement, j’ai réalisé à quel point il était étonnant que je me trouve là, à parler de culture francophone avec un sénateur. C’était tellement unique. On ne retrouve pas cela ailleurs en Amérique du Nord.
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Contributeurs
c l a re n ce e p s t e i n est directeur général de la Fondation de la famille Claudine et Stephen Bronfman. Pendant près de vingt ans, il a joué un rôle important à l’Université Concordia dans le développement des projets culturels et urbains. Il est aussi directeur principal de la Fondation Max et Iris Stern. f r a n çois -m arc g ag non, décédé le 28 mars 2019, était directeur fondateur et chercheur émérite de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky ainsi que membre de l’Ordre du Canada. d onald kus p i t est critique d’art et professeur émérite en histoire de l’art et en philosophie à l’Université d’État de New York, à Stony Brook. al exandre turge on est professeur invité Killam d’études canadiennes à l’Université d’État de Bridgewater. À compter de janvier 2018, il sera le très distingué titulaire de la chaire du programme Fulbright en études québécoises à l’Université d’État de New York, à Plattsburgh.