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French Pages 126 [129] Year 2021
PROUST ET SES PEINTRES
Etudes reunies par Sophie Bertho
CRIN 37 2000
AMSTERDAM-ATLANTA GA 2000
Le papier sur lequel Ie present ouvrage est imprime remplit les prescriptions de "ISO 9706: 1994, Information et documentation Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence". ISBN: 90-420-1294-3 ©Editions Rodopi B.Y., Amsterdam-Atlanta, GA 2000 Printed in The Netherlands
Sophie Bertho, Avant-propos 3 Raymonde Coudert, Cadres proustiens 7 Philippe Boyer, Vues en peinture d'Odette J 7 Mireille Naturel, Miss Sacripant et Ie danseur pasticheur 27 Emily Eells, Elstir a l'anglaise 37 Yasue Kato, Elstir et Corot 49 Luzius Keller, Proust au-dela de l'impressionisme 57 Luc Fraisse, Odilon Redon et les mhaphores d'Elstir 7J Kazuyoshi Yoshikawa, Elstir: ses asperges et son chapeau haut-de- forme 87 Annick Bouillaguet, Entre Proust et Carpaccio, l'intertexte des livres d'art 95 J. Theodore Johnson, Jr., Tableaux de genre du souvenir 103 Bernard Brun, Proust et ses peintres. Elements bibliographiques et genhiques J J9
A V ANT -PROPOS
Marcel Proust est peut-etre de tous les grands ecrivains franyais celui qui s'interesse Ie plus, et passionnement, non seulement a l'art des lettres, aux filiations intertextuelles de sa propre ecriture, mais a tous les arts, a la musique, a l'architecture, a la sculpture, a la peinture, a la danse. Cette passion passe d'ailleurs de la vie a l'reuvre, les elements biographiques se transforment en elements de poetique. Dans les lieux qu'il frequente, salons mondains, ateliers, theatres, il ecoute des concerts, il regarde des tableaux ou des spectacles et c'est ainsi que se construit, d'abord en lui sans doute mais bientot aussi comme fil directeur de son travail createur, ce qu'on pourrait appeler un art total, un "Gesamtkunstwerk". La Recherche se presente sur Ie plan verbal comme une reuvre litteraire, mais elle se nourrit en meme temps et sans cesse des autres arts; elle est une symphonie, elle est une architecture. C'est l'ensemble des arts, leur interpenetration ou, plus exactement, leur penetration dans Ie tissu verbal qui realise la poetique proustienne, qui opere la transformation de la realite en « vraie vie ». D'une maniere generale, il semble bien que, parmi les arts nonlitteraires, la peinture occupe une place priviIegiee lorsqu'on tient a analyser de pres ce qui se passe pendant Ie processus de la lecture d'un texte narratif. Pour un lecteur de roman, il est en principe possible de rester en dehors de toute musique, de ne rien entendre pendant sa lecture, mais il lui est absolument impossible de ne pas construire, en lisant, des images mentales: il ne peut s'empecher de voir les personnages romanesques evoluer au milieu d'un decor, un appartement ou un cafe, marchant dans une rue ou sur une plage. Plusieurs etudes ont deja ete consacrees au role des arts dans l'reuvre proustienne. De ces recherches comparatistes, la plus importante est sans doute celIe du fonctionnement de la peinture dans son roman. II semble en effet que Proust, pour s'assurer que la metamorphose, pierre angulaire de sa poetique, opere veritablement chez son lecteur, cherche a "diriger" ses images mentales en lui proposant des tableaux a des moments qui s'averent ensuite etre cruciaux. Comme Ie romancier, Ie lecteur ressentira ainsi a son tour l'osmose de la vie et de l'art, la vie transformee et essentialisee par l'art - grace aux nombreuses allusions aux chefs-d'reuvre de la peinture europeenne (italienne surtout, et hollandaise) et a la peinture franyaise de la fin du XIXe et du debut du XXe siecle. Les personnages se trouvent prefigures puis accompagnes par des tableaux, decrits minutieusement ou a peine evoques, et ces images semblent devoiler leurs secrets, les enrichissant et leur conferant des dimensions nouvelles, idealisantes ou inquietantes.
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Brun
Kato, Naturel Keller Johnson Jr.
Bouillaguet
Boyer Kato
Quelles sortes de tableaux agissent et fonctionnent chez Proust? Leur presence est, comme dans tout recit, liee aux personnages; il s'agit donc de toute evidence en premier lieu de tableaux qui representent des etres humains, et qui relevent des deux genres picturaux traditionnels du portrait et du tableau d'histoire: ils representent, seuls ou en groupe, des femmes, des hommes ou encore des etres androgynes dont Ie secret tient precisement a leur ambigurte sexuelle. Les travaux consacres a Proust et la peinture sont tres nombreux, de Monnin-Hornung au catalogue d'une grande exposition recente'. Mais ces travaux sont loin d'etre exhaustifs, d'autant plus que l'etude systematique des Cahiers manuscrits, des innombrables variantes, permet aujourd'hui de les renouveler; la plupart des etudes reunies ici tirent un profit considerable des avant-textes. Proust et ses peintres - ce titre permet de reunir des articles consacres a un grand nombre de sujets varies. Ainsi, on pensera aux rapports que Proust a entretenus avec des peintres comme par exemple Proust et Jean Beraud, Proust et Jacques-Emile Blanche, a son goiit et a ses preferences personnelles: fut-il presque uniquement interesse par les peintres impressionnistes, ou des courants plus modernes tels que Ie futurisme et Ie cubisme ont-ils egalement une place dans la Recherche? Comment et a quels moments de sa vie faut-il situer l'interet passionne qu'il porte a la peinture hollandaise et flamande? Mais il s'agira dans ces etudes, plus encore peut-etre, de la presence et du role de certains peintres et de leurs tableaux dans son reuvre. Et ici il faut distinguer parmi ces etudes - d'ordre historique, genetique, esthetique -, deux types differents, deux sens opposes dans lesquels la recherche s'engage. D'une part, on peut en effet se demander quel fut l'apport de tel ou tel peintre pour l'ensemble de l'reuvre proustienne, selon quelle frequence et dans quel contexte Ie peintre et ses tableaux sont mentionnes (exemples: Proust et Carpaccio; Proust et Corot). D'autre part, dans un sens oppose, la question peut etre posee de savoir quels sont les peintres et les tableaux qui ont ete utilises pour prefigurer et ensuite pour developper et complexifier Ie caractere de tel ou tel personnage central (exemples: Botticelli ou Gustave Moreau, et Odette; Corot ou Monet, et Elstir, etc. 2).
Ces deux types de recherches, s'ils correspondent assez litteralement au , Juliette Monnin-Hornung, Marcel Proust et la peinture, Librairie E. Droz, Geneve, 1951; Marcel Proust, - !'ecriture et les arts, sous la direction de Jean-Yves Tadie, catalogue de la Bibliotheque Nationale de France, 1999. 2 A propos du personnage d'Albertine, I'autre personnage feminin central et enigmatique de la Recherche, et du riche reseau pictural qui I'enveloppe, je me permets de renvoyer a mon etude "Le roman pictural d'Albertine" (a paraitre). En ce qui conceme plus generalement la fonction predictive et psychologique du tableau dans Ie roman proustien, voir mon article « Ruskin contre Sainte-Beuve: Ie tableau dans I'esthetique proustienne », Litterature, no 103, Oct. 1996,94-112.
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Yoshikawa Brun Fraisse Boyer
Boyer Eells, Naturel Coudert
titre de notre volume, n'epuisent pas pour autant Ie sujet. L'interpretation minutieuse des tableaux decrits des ekphraseis en general incompletes fournies par Proust - permet de faire des decouvertes de grand interet: ainsi surgit Ie souvenir presque efface d'un ami juif, Charles Ephrussi, l'un des modeles de Swann et, surtout, c'est ainsi que se nuance de maniere extraordinaire Ie personnage enigmatique du peintre Elstir. Elstir evolue d'ailleurs a l'interieur de l'reuvre; de "hollandais" il devient, au cours des remaniements manuscrits, de plus en plus "venitien" - a tel point qu'on peut meme parler de « la disparition de Vermeer »; et Elstir occupe en meme temps une place emblematique pour Ie deroulement temporel de la narration, au debut et a la fin du roman. D'une maniere generale, la frequence des references picturales se trouve ainsi liee a la memoire involontaire: revoir inopinement, souvent apres de longues annees, Ie meme tableau, c'est revivre tel moment du passe et lui conferer un sens jusque la inconnu. L'image fait coincider un moment du passe avec Ie present. Mais comme plusieurs auteurs Ie font remarquer dans ce recueil, l'effet de la reapparition d'une allusion au meme peintre, ou du meme portrait, n'est jamais uniquement une epiphanie metaphysique ou cognitive, comme dans la scene de la madeleine. La memoire involontaire suscitee par la peinture est plus trouble, plus secrete; c'est qU'elle est presque toujours teintee d'erotisme - qu'il s'agisse des tableaux qui revelent progressivement Ie personnage et la sexualite d'Odette, ou de l'ambiguite sexuelle dans l'autorepresentation du Narrateur. Meme les cadres imposes au regard de celui-ci et qui Ie rendent "voyeur" n'echappent pas a une erotisation, differente selon les sexes: sadisme feminin et masochisme masculin. Proust et ses peintres: etudier les peintres et les tableaux dans l'oeuvre de Proust, c'est se donner encore un moyen exceptionnel de mieux connaitre ses personnages. Et du meme coup, c'est mieux penetrer Ie sens de cette oeuvre qui integre les autres arts a la litterature et qui propose, grace a la peinture, une fusion de la beaute sensorielle, de l'erotisme et de la memoire.
SOPHIE BERTHO Universite Libre d'Amsterdam
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Raymonde Coudert, Universite de Paris VII CADRES PROUSTIENS
La peinture offre au heros d'A fa recherche du temps perdu l la plus fulgurante et durable des le90ns artistiques: celie de la metaphore, qui n'est autre que Ie coeur sensible du style de l'ecrivain. Or, la mise au point de ce que l'on pourrait appeler une ecriture picturale ne va pas, chez Proust, sans un soin meticuleusement pris non seulement au tableau, mais encore au trace d'une limite tout autour, comme aussi a la forme meme de cette limite. C'est ce "cadre" qui nous interesse ici. Quadrangle, tondo, fresque, absence de cadre, chacune de ces formes illustre un point de vue, une place de l'oeil et du corps en rapport avec Ie motif regarde, en meme temps qu'une position de jouissance. Jusqu'au vis-a-vis Ie plus intime avec un portrait matemel proprement iconique, sans bord, qui nous est donne d'emblee dans la Recherche, mais que nous mettons trois mille pages a oublier, avant d'en retrouver Ie doux contour abrite dans l'architecture de Venise. Voir, pour Proust, ne consiste jamais a banalement decrire, serait-ce avec les ressources de l'hypotypose, mais a mettre en scene, et a cadrer, a donner a telle scene ou a telle vision, a telle representation un entour veritable et solide, a decouper pour l'isoler un espace plus que d'observation: de recueillement de signes2 , de contemplation. Voici, pris au hasard, quelques "tableaux" proustiens - un portrait bientot absente: celui d'Albertine par la fenetre de I'atelier du peintre Elstir, ourle de chevrefeuille et ne laissant pour tout souvenir, apres son passage, que Ie filet rose du soir qui tombe, cemant « Ie vide a I'horizon de la terre brfllee » (RTP, II, 199-205); ici Ie cadre est Ie tour d'une fenetre ouverte, litteralement, sur Ie monde exterieur, sur Ie dehors; Ie tableau tout entier est comme suspendu dans la penombre de l'atelier qui contraste avec Ie jour violent de I'exterieur. Un autre portrait, double cette fois: celui de la soeur et de la cousine de Bloch dans Ie miroir du Grand-Hotel (RTP, III, 198) - invisibles pour Ie narrateur qui toume Ie dos au miroir, et pour Ie lecteur qui n'en lit aucune description, les jeunes filles fascinent Albertine qui ne les quitte pas des yeux - disons qu'ici la representation est "blanche", dans un cadre qu'on imagine surcharge de dorures. Un autre encore, entre les rideaux d'un theatre intime et « qui par leurs interstices laissaient clignoter Ie bleu de la mer »: celui de Saint-Loup «grand, mince, Ie cou degage, la tete haute et fierement portee [... J» (RTP, II, 88). Et, enfin, un autoportrait discret du narrateur, sinon de Proust lui-meme, unique dans toute la Recherche: celui de ce malade qui, « [... J ne s'etant pas regarde depuis 1 Edition ft!alisee sous la direction de Jean-Yves Tadie, Gallimard « Bibliotheque de la Pleiade », 4 vol., 1987-1989. Les references au roman sont precedees de la mention RTP. 2 Sur la construction, la fonction et la necessite du cadre, voir Cadres et marges, actes du quatrieme colloque du CICADA, 2, 3, 4 decembre 1993, textes reunis par Bertrand Rouge, Universite de Pau, PUP, 1995.
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longtemps et composant Ii tout moment Ie visage qu'il ne voit pas d'apres l'image ideale qu'il porte de soi-meme dans sa pensee, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure aride et deserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque comme une pyramide d'Egypte » (RTP, II, 439). Dans cette breve serie, Ie cadre est tantOt fenetre, tantot miroir, mais il peut arriver qu'il soit revocation du simple quadrilatere d'un lit: celui de la tante Leonie, cloue entre une fenetre donnant sur la rue et « la commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait tout Ii la fois de rofficine et du maitre-autel »; il forme un tableau (comme Ie panneau central d'un retable) par oil Ie sujet represente - la tante Leonie - regarde, non seulement rinterieur de sa propre chambre, avec la possibilite de « suivre de son lit les offices et son regime », mais aussi Ie spectacle du monde, grace Ii la fenetre qui lui met « la rue sous les yeux », oil elle dechiffre « du matin au soir, pour se desennuyer, Ii la fa~on des princes persans, la chronique quotidienne mais immemoriale de Combray, qU'elle commente ensuite avec Fran~oise» (RTP, I, 49-51). Ce peut etre aussi Ie lit oil dort Albertine, tournee contre Ie mur, et ne laissant depasser de ce qui semble un suaire que la tete couronnee d'une Meduse noire (RTP, III, 862). Le cadre peut meme etre absent en tant que contour visible, lisible neanmoins dans sa trace rendue Ii rarchitecture primitive du corps: que ron songe Ii Albertine sur Ie point de quitter la chambre du heros pour rejoindre la sienne: elle est deshabillee, debout, minerale, telle une statue plantee sur les deux piliers de ses jambes nues se rejoignant « Ii la jonction des cuisses » (RTP, III, 587). Sans ajouter encore Ii ces vues, dont on trouvera maints echantillons dans la Recherche, relisons repisode de Montjouvain, qui fait basculer Ie monde du heros de Combray. Et revoyons Ie tableau dans son cadre: [... ] je m'etais etendu Ii rombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison [... ]. II faisait presque nuit quand je m'eveillai, je voulus me lever mais je vis Mlle Vinteuil [... ], en face de moi, Ii quelques centimetres de moi, dans cette chambre oil son pere avait re~u Ie mien et dont elle avait fait son petit salon Ii elle. La fenetre entrouverte, la lampe etait allumee, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vit [... ] (RTP, I, 157). La vue par la fenetre va se prolonger, comme dans un cauchemar, par repisode de rentree de ramie de Mlle Vinteuil, la conversation et les ebats des deux femmes, epiees par un heros interdit et comme sous hypnose. Si la scene est mouvementee, Ie plan est fixe, Ie cadre quadrangulaire, la vision frontale, legerement surplombante, Ie tableau vivement eclaire et parfaitement isole dans Ie noir du soir tombe. Tout appelle Ie regard par cette ouverture sur un dedans ainsi constitue en autre monde, en terre etrangere - Gomorrhe -, oil se deroule une histoire inimaginable, un recit interdit que la fille du musicien viendra clore, une representation qu'elle viendra effacer (censurer?), en refermant volets et fenetre. A rautre extremite de la Recherche, Proust invente un autre dispositif, un autre type d'ouverture sur rautre cote sexuel de la Recherche - Sodome -, et donc un autre bord
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a son cadre. C'est par un oeil-de-boeuf lateral (RTP, IV, 394, sq), et non plus par une fenetre largement ouverte dans la nuit, que Ie heros-narrateur contemple la flagellation du baron de Charlus enchaine sur un lit, dans une chambre de la maison de rendez-vous de Jupien: Bientot on me fit monter dans la chambre 43, mais l'atmosphere etait si desagreable et rna curiosite si grande que, mon "cassis" bu, je redescendis l'escalier, puis, pris d'une autre idee, Ie remontai et, depassant l'etage de la chambre 43, allai jusqu'en haut. Tout d'un coup, d'une chambre qui etait isolee au bout d'un couloir me semblerent provenir des plaintes etouffees. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille a la porte. « Je vous en supplie, grace, grace, pitie [... ] ». Alors je m'aper~us qu'il y avait dans cette chambre un oeil-de-boeuf lateral dont on avait oublie de tirer Ie rideau; cheminant a pas de loup dans l'ombre, je me glissai jusqu'a cet oeil-de-boeuf, et la, enchaine sur un lit comme Promethee sur son rocher, recevant les coups d'un martinet en effet plante de clous [... ], je vis, deja tout en sang, et couvert d'ecchymoses qui prouvaient que Ie supplice n'avait pas lieu pour la premiere fois, je vis devant moi M. de Charlus (RTP, IV, 394 sq). Cette fois Ie cadre est rond; l'ouverture laterale, derobee, au bout d'un couloir, la vision ne surplombe pas la scene; l'heure tardive indique que Ie tableau est brillamment eclaire, comme a Montjouvain, et lui aussi cerne par la nuit. Le monde aper~u au sein du cercle est aussi etrange, tout aussi isole, tout aussi autonome que dans l'episode gomorrheen. La premiere scene - celle de Montjouvain - est inaugurale (l'homosexualite feminine fait son entree tout a la fois scandaleuse et sinueuse dans Ie roman); la seconde - celle de la chambre 43 - est conclusive (la verite de l'homosexualite masculine eclate, entre tragique et simulacre). De l'une a l'autre, Ie "sadisme" per~u par Ie voyeur dans les echanges feminins se renverse dans la perception d'un plaisir masculin masochiste et solitaire. Ce retoumement, a moins qu'il ne s'agisse d'un saut du sadisme feminin au masochisme masculin, s'accomplit, comme par une sorte de necessite interne, en meme temps que Ie passage du cadre quadrangulaire au cadre circulaire. Comme si, par ce qu'il faut bien appeler des « effets de bord »3, Proust voulait situer les caracteristiques du feminin gomorrheen - sadisme, exhibition, enigme, jouissance, secret - a l'interieur du cadre coupant d'une vue d'en face; tandis que la jouissance masculine se realiserait masochiquement dans celui, adouci et circulaire, d'un tondo. Tout se passe, en somme, comme si Ie quadrangle etait affecte au sadisme feminin et l'oeil-de-boeuf au masochisme masculin. La connotation sadique de la figure quadrangulaire est d'emblee presente dans la Recherche. La description de la chambre du premier sejour au Grand-Hotel de Balbec evoque, avec [... ] l'odeur inconnue du vetiver, [... ] l'hostilite des rideaux violets [... ], l'insolente indifference de la pendule, une etrange et impitoyable glace a pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la piece, [qui] 3
Voir, toujours, Cadres et marges, op.cit.
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se creusait a vif dans la douce plenitude de mon champ visuel [... ] (RTP, I, 8). La meme intoxication, ici olfactive, visueIle, auditive, identitaire meme, se renouvellera, visuelle toujours, dans Ie cadre-fenetre de Montjouvain d'abord, sur la piste de danse miroitante d'Incarville ensuite, dans deux visions confirmees de Gomorrhe. Le miroir sadique de Balbec ne reflete rien, mais son quadrangle malefique, trou borde quoique sans image, vue aveugle construite neanmoins dans des frontieres definies, pourrait repondre en echo a une scene invisible capitale, voire a un portrait qui hantent toute la Recherche: l'obsedante et odieuse conjonction gomorrheenne d'un feminin redouble, "la" scene que Ie heros ne voit jamais, (pas plus que Ie lecteur), qui n'a jamais lieu et, ce qui revient au meme, Ie visage de Gomorrhe - en l'espece celui, jamais decrit, de l'amie de MIle Vinteuil (il n'existe d'elle aucune vision proprement dite, seulement des portraits moraux). Decoupee par la fenetre du petit salon eclaire de la fille du musicien, a la nuit tombante, la scene gomorrheenne inaugurale pourtant si animee, si bavarde et saturee d'images en abyme (Ie canape a la place du piano paternel; la photographie du pere, en gros plan; les yeux bleus de la mere du compositeur exhibes dans Ie portrait du pere et dont ceux de MIle Vinteuil sont l'exacte replique, etc.), reste pour finir evidee et frustrante: MIle Vinteuil tire les volets sur la « messe noire » et rien, dans la Recherche, ne viendrarepondre a la question lancinante du narrateur sur l'acte gomorrheen, et sur cette folIe jouissance qu'il desespere meme d'imaginer jamais4. Qu'il soit reflechissant (miroir), transparent (fenetre), opaque (cloison), Ie quadrangle n'ouvre sur aucune vision ultime, devoilee, positive, de l'enigme feminine. Le regard du voyeur demeure insatisfait, la representation, toujours incomplete, laisse a desirer. II en va tout autrement de Sodome, qui fait dans Ie roman une entree tonitruante (avec la decouverte de la vraie nature de M. de Charlus en femme, et la longue lamentation sur « la race des tantes »), et qui est tout autrement cadree que l'insinuante Gomorrhe, meme si un semblable effet de bord s'y remarque: J'avais trouve plus pratique [... ] de me poster sur l'escalier [... ] et regardais par les volets [... ] Ie petit arbuste de la duchesse [... ]. Je descendis jusqu'a la fenetre du rez-de-chaussee ouverte elle aussi et dont les volets n'etaient qu'a moitie clos (RTP, III, 3-15). La suite de l'episode poursuit, et meme amplifie Ie mouvement: Jupien est sur Ie seuil de sa boutique (RTP, III, 3-15), Charlus est plante au milieu de la cour de l'hOtel de la duchesse de Guermantes; ils echangent des « regards [qui] ne sembl[ent] pas avoir pour but de conduire a quelque chose »; puis Jupien passe la porte cochere 4 L'experience realisee en aveugle et qui consiste Ii ecouter deux blanchisseuses faire I'arnour de l'autre cote d'une cloison, dans une maison de passe, ne fournit aucune preuve, seul un « bruit» arnbigu, entre plaisir et souffrance, RTP, IV, 130-131. Les tableaux proposes par Ie narrateur epistolier que devient momentanement Aime en Touraine sont Ii peine plus proches de la verite derobee de la jouissance feminine; tout au plus , une cicatrice de morsure au bras d'une blanchisseuse montre que la trace circulaire de la douleur est identique Ii celIe du plaisir, RTP, IV, 105-106.
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et Ie baron Ie poursuit; enfin, Jupien reparait, suivi du baron, et la porte de la boutique se refenne sur eux. Ici, Ie voyeur doit choisir: entendre ou voir? Se faufiler jusqu'au lieu de la revelation en prenant par les caves, ou traverser la cour a l'air libre? Par un atelier voisin opportunement vide, Ie heros metteur en scene finira par atteindre Ie theatre d'operations; la, juche au sommet d'une echelle providentielle, il regardera par un vasistas, mais il n'y aura plus rien a voir: Charlus et Jupien en seront aux comptes et, deja, aux disputes conjugales (RTP, III, 3-15). Volets entrouverts, fenetres, vasistas servent ici encore de cadres, mais la longue sequence de la conjonction du baron et du giletier n'a rien du cadrage fixe de Montjouvain, rigoureusement delimite par Ie tour de la fenetre, Ie voyeur surpris dans son sommeil restant petrifie. Le spectateur de Sodome n'est pas un donneur brusquement eveille; il surveille l'arrivee du duc et de la duchesse de Guennantes en meme temps que la fecondation possible de l'arbuste de cette demiere par un bourdon; il est aussi acteur et doit, pour suivre l'action qui se precipite bientot, quitter son siege, se deplacer a pas de loup, grimper a une echelle. Des similitudes existent entre cet episode et l'observation de la flagellation du baron de Charlus dans Le Temps retrouve (des similitudes d'actions du heros: monter, descendre, remonter, longer un couloir a pas de loup, etc.). Mais il faut s'arreter avec lui devant l'oeil-de-boeuf par oil s'expose sans pudeur, a rideau ouvert, Ie plaisir bruyant du baron de Charlus. Un quart de tour s'est opere a partir de la vision frontale de Gomorrhe; cette fois, Ie voyeur ne se reveille pas en plein cauchemar, mais suit une idee qui Ie conduit au lieu d'une contemplation, d'une revelation. Le prelevement circulaire opere dans cette autre histoire - celIe de Sodome -, Ie decoupage en rond de cette scene capitale va combler l'attente de celui qui regarde. Ici Ie tableau est un tondo, cadre rond qui a pu etre l'etat primitif du quadro, ou en tout cas son etat plus intimes. Or, Ie tondo colle a l'oeil, il imite naYvement l'organe qui Ie regarde et qu'il regarde a son tour. Il renvoie a l'oeil l'image de l'objet modelee sur sa propre fonne. Il se fait oeil qui regarde a son tour. Le tableau, qui exhibe la jouissance passive, feminine de Charlus, devient l'oeil qui, du fond de son orbite, scrute Ie voyeur6 • La distance entre l'oeil du temoin - voyeur, ecrivain, lecteur - et Ie motif regarde, revele, se trouve abo lie par l'oeil-de-boeuf. Le sexe devient l'oeil, et l'oeil Ie sexe. La scene n'est plus tenue a bout de regard, affrontee, surplombee meme comme a Montjouvain ou dans la boutique voisine de l'atelier de Jupien, mais soudee a lui, sans ecart ni perspective; elle est en lui. Rond de l'oeil, rond de la lucame, rond de la scene en enfilade, et nous voici "dans" l'oeil 5 « L'origine en peinture du tondo remonterait au XIVe siecle Ii Florence; il semble provenir de la coutume d'offrir Ii une accouchee un tableau rond ou ovale peint sur bois (on l'appelait desco da parto, plateau d'accouchement », in Jean-Pierre Neraudau, Dictionnaire d'histoire de I'art, PUF, 1985. Je fais remarquer, dans rna lecture de la Recherche, les liens entre grosseur et grossesse, ainsi que Ie developpement de cette metaphore-metamorphose particuliere du baron de Charlus, qui abrite dans l'enbompoint maternel de son corps d'homme non seulement l'embryon d'un feminin « hideusement visible» (RTP, III, 21)), mais encore Ie « vice» qu'il s'obstine Ii cachero Cf. R. Coudert, Proust au jeminin, GrassetILe Monde, 1998.
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6 Voir Jean Clair, Meduse. Contribution une anthropologie des arts du visuel, Gallimard, 1989, oil l'auteur enonce la double posture de l'artiste: « gardien obstine d'une regie du voir, et d'une th60rie du savoir » en meme temps que celui qui « s'avance et qui, au risque de se perdre, affronte Ie regard qu'il a cm lui etre destine », 25.
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du heros narrateur, et dans celui, exorbite, de Charlus. Et dans leur jouissance, lovee a l'abri dans Ie tondo. Un accessoire masculin, dont sont equipes de nombreux personnages de la Recherche, pourrait servir de liaison avec Ie tondo en meme temps que de transition avec une autre forme picturale, celie de la fresque. Le monocle disseque en effet de loin en loin dans Ie roman Ie spectacle de la vie mondaine en autant de tranches meticuleuses et circulaires (RTP, I, 321 sq). Plaque sur quelque oeil cosmique fiche au sommet du clocher de l'eglise de Saint-Hilaire, il parait surplomber la vue du monde rond de Combray, serti dans la parfaite circularite des vestiges de ses remparts 7• Et il ressemble a sty meprendre a la lentille d'or magique de la tasse de the de la tante Leonie, d'oil sortent entrelaces Ie temps et l'espace de l'enfance, reactualises dans la sensation retrouvee. C'est cette meme vue, arrondie et si particuliere, obtenue a travers Ie monocle, qui semble basculer et se diffracter dans l'episode de la lanteme magique dont on coiffait la lampe de l'enfant de Combray (RTP, I, 9), pour tendre vers la fresque. Aux vues de haut, comme a la vue laterale de la flagellation de Charlus, et comme a toute vision frontale, preexiste dans la Recherche une vision panoramique, circulaire, vertigineuse. Elle est due a la position centrale de l'oeil ceme par les images toumoyantes de la lanteme magique, reflechies sur les murs de la chambre. Immobile dans son lit, l'enfant fascine se trouve au coeur d'un espace peint par la lumiere et qui toume autour de lui, un espace qui Ie noie dans l'image, dans la substance coloree, dans la forme animee, dans Ie son de la voix, dans les sensations: On avait bien invente, pour me distraire les soirs oil on me trouvait l'air trop malheureux, de me donner une lanteme magique, dont, en attendant l'heure du diner, on coiffait rna lampe; et, a l'instar des premiers architectes et maitres verriers de l'age gothique, elle substituait a l'opacite des murs d'impalpables irisations, de sumaturelles apparitions multicolores, oil des legendes etaient depeintes comme dans un vitrail vacillant et momentane [... ] Certes je leur trouvais du charme aces brillantes projections qui semblaient emaner d'un passe merovingien et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens (RTP. 1,9-10). Sous l'impuision du mouvement toumant, les quadrangles que forment les murs de la chambre se metamorphosent en une fresque continue et circulaire. Leurs angles s'effacent pour laisser Ie vertige envahir et metamorphoser tout l'espace. L'oeil et Ie corps occupent la meme position centrale oil se fond la vigilance inquiete et pourtant rassuree de « l'homme qui dort » et « [qui] tient en cercle autour de lui Ie til des heures, l'ordre des annees et des mondes [... ] » (RTP, I, 5). Par Ie relais de ce dormeur - simultanement foyer et projection - toute la Recherche apparait comme une extension infinie de la lanteme magique: comme Ie ballet inepuisable de mondes
7 « [ ... ] une eglise resumant la ville, la representant, [... ] tenant serree autour de sa haute mante sombre [... ] les dos laineux et gris des maisons [...], qu'un reste de remparts du Moyen Age cemait ~a et lil d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville dans un tableau primitif» RTP, I, 47.
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ronds dont il est a la fois Ie centre et la circonference, a l'instar de Dieu qui « est une sphere intelligible dont Ie centre est partout et la circonference nulle part »8. Proust se revele attache a cette vision totale depuis Les Plaisirs el les jours, oil la rotonde panoptique du vicomte Baldassare Silvante montrait deja « dans une immense piece ronde entierement vitree [... ] en face de soi la mer, et, en tournant la tete, des pelouses, des paturages et des bois »9. Recreee a Balbec, cette lanterne immobile qui permet au regard de filer sur trois cent soixante degres, se dedouble au Grand-Hotel pour devenir l'espace commun du heros et de sa grand-mere: la chambre du premier donne sur « la Mer », et celie de la seconde « pren[d) jour de trois cotes differents: sur un coin de la digue, sur une cour et sur la campagne » (RTP, II, 64). Elle est « un prisme, oil se decompos[ent] les couleurs de la lumiere du dehors, une ruche oil les sucs de la joumee [... ] [sont] dissocies, epars, enivrants et visibles, un jardin de l'esperance qui se diss[out] en une palpitation de rayons d'argent et de petales de rose» (RTP, II, 64). La, Ie tourbillon des images se stabilise pour laisser mfuir et exploser la substance vitale, mais cette feconde etendue se revele impuissante a effacer jamais la toxicite excitante et desirable du premier vertige lumineux de la lanterne magique, coulisse du drame du coucher du heros de Combray. La faculte de creer et de laisser voir des mondes autonomes par des fenetres ouvertes, ou dans des cadres ronds ou rectangulaires, oil se deroulent toujours d'autres histoires surimposees a l'infini, est une expression du desir proustien de tout voir, de voir de toutes parts. Mais Ie cadre, et en particulier Ie cadre quadrangulaire, comporte toujours un reste invisible, une zone de perte de l'image et du sens. Mise en mouvement du londo, la fresque deroutee de la lanterne magique parcourt les trois cent soixante degres de l'espace autour de celui qui regarde. Axe du manege des images, l'oeil proustien se passe donc, pour son plaisir, du lisere de la lumiere du soleil couchant sur Ie pourtour d'une fenetre, de la corniche doree d'un miroir, ou du simple cadre d'une ouverture. Une scene encore une fois unique en son genre dans toute la Recherche - une maniere d'hapax - abolit l'angoisse proustienne liee, pour Ie heros, a l'heure vague de la fin du jour qui differait ou empechait trop souvent Ie baiser maternel. Elle abolit du meme coup la souffrance du manque a voir, pour ne laisser subsister que la jouissance, saisie, sublimee, comme pure contemplation. Dans la sombre periode de son amour finissant pour Odette, Swann regarde melancoliquement defiler, a travers son monocle, « la vie mondaine tout entiere [... ], comme une suite de tableaux » (RTP, I, 318). II se rend a la demiere soiree de la saison, chez la marquise de Sainte-Euverte et, a l'improviste, avant de penetrer dans Ie salon, une magie l'enveloppe: [... ] pour la premiere fois il remarqua [... ] la meute eparse, magnifique et desoeuvree des grands valets de pied qui dormaient 9a et la sur des 8 Saint Bonaventure, Itenerarium Mentis ad Deum, chap.V, 8, cite par Georges Poulet, Les Metamorphoses du cere/e, PIon, 1961. Georges Poulet montre notamment comment cette definition se deplace progressivement de Dieu sur l'homme. 9 Les Plaisirs et les jours, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1971, 11.
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banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de levriers, se dresserent et, rassembles, formerent Ie cercle autour de lui (RTP, 1,318). Comme l'enfant de Combray, Swann se retrouve au centre d'un tableau vivant. Mais cette fois, nulle anxiete: seul Ie plaisir de l'oeil et l'apaisement des belles formes d6ployees sur l'etendue des marches comme sur autant de piedestals. L'un des tigres ressemble Ii l'executeur dans un tableau de la Renaissance; un autre est une bete captive; un troisieme en livree sort d'une vision de Mantegna; d'autres exhibent leur sculpturale et inutile immobilite. Les trois pages de description somptueuse qui deroulent une fresque circulaire autour de Swann ravissent ce sodomiste amateur, en art, de la beaute masculine. Il cedera bientot au sentiment de la laideur de ses semblables, lorsqu'au spectacle des domestiques succedera celui des invite, mais Ie charme de cette etrange beaute repandue comme un parfum sur « l'escalier des Geants » (RTP, I, 319) arrete, pour un instant d'inclusion bienheureuse, la ronde infemale de la depression et du sadomasochisme proustiens. L'apparition de la petit bande des jeunes tilles Ii Balbec se deroule elle aussi comme une fresque, vue de loin, mais qui se rapproche au rythme des vagues de la mer. D'abord, « une tache singuliere » qui se meut, puis une bande de mouettes «debarquee on ne sait d'oll», des sportives entin, dont 1'« accoutrement tranch[e] sur celui des autres jeunes tilles de Balbec » (RTP, II, 146). Et avec cela, contrairement Ii « la circonspecte tribulation » des promeneurs habitues de la digue, les tillettes font preuve d'une « maitrise de gestes inegalee », « executant exactement les mouvements qu'elles [veulent] » (RTP, II, 147). Mais la frise enchantee oil Ie bel objet proustien trouve son extension sans limites, pour continue qu'elle soit sur Ie mur invisible et bleu de la mer, bandeau pose sur l'ourlet dore du sable, recele aussi une menace. La fresque ininterrompue se revele dans sa violente frontalite: ici, pas d'enveloppement, pas d'encerclement, mais une invasion du champ visuel et l'expression d'un eprouve d'exclusion et de negatif, traduit notamment par les formations en _in lO qui servent Ii la caracterisation de la petite bande et d'Albertine, autrement dit Ii une « mise en contact avec l'inconnu sinon avec l'impossible » (RTP, 11,236). Hors de la fresque evanescente et panoramique de la lanteme magi que, qui garantit Ie plaisir et Ie voir absolus et rassurants de l'enveloppement, Ie heros proustien doit donc se contenter de visions frontales mais toujours fragmentaires et donc mena~antesl1. Retoumer au vertige caresse par l'image et sly engloutir, ou tenir la scene Ii l'oeil et la penetrer pour en maitriser la violence: tel pourrait etre Ie 10
Voir Raymonde Coudert, Proust au /eminin, GrassetILe Monde, 1998, 80-82.
11 J. Clair Ie rappelle, dans son essai sur Meduse, Gallimard, 1989,98: « Le tableau [ ... ], la tavoletta de bois assimilee une fenetre ouverte sur Ie reel selon un angle de plus ou moins 36°, soit selon la forme du pentagone inscrit dans un cercle, un cinquieme de 180° (selon les indications donnees par Alberti dans son traite Della Pittura) n'est rendue possible quIa la condition de couper, de 'scotomiser', dans Ie champ du regard, les quatre cinquiemes environ de notre propre horizon, puisque notre vision binoculaire couvre a peu pres 200° ». La fresque, plus primitive, attachee au lieu physique ou elle s'est deroulee, et non pas meuble comme Ie tableau, est un spectacle panoptique qui, au contraire, « baigne Ie regard en se deployant a 360° ».
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mouvement contradictoire d'un desir proustien oscillant entre une totalite bienheureuse mais annulante, et la fascination des objets partiels, toujours frustrants, toujours teintes de sadisme. Proust pousse immanquablement notre regard vers les coins manquants du tableau, vers Ie lieu virtuel d'une totalite ou serait la source cachee du plaisir. L'invisible l2 l'appelle: qu'y a-t-il derriere les volets de Mile Vinteuil? Que cache Ie brusque ecart entre Andree et Albertine en train de valser? Pourquoi l'amie de Mile Vinteuil reste-t-elle sans visage? Quelles histoires se nouent-elles it notre insu dans Ie « rectangle place sous verre par la cloture des fenetres » comme autant de tableaux ou l'on voit une cuisiniere revasser, une « jeune fille se laisser peigner les cheveux par une vieille it figure [... J de sorciere » (RTP. II, 860)? Gomorrhe figure peut-etre ainsi l'espace de l'echec de la representation, l'indication de sa limite, sinon de l'impossibilite de sa totalite. Mais si son desir promene Ie heros au hasard calcule d'une « exposition de cent tableaux hollandais » (RTP, II, 860), ille ramene ineluctablement et pour finir it un unique tableau-maitre, it un unique portrait majeur d'ou procede tout desir, it une unique image emouvante qui lui laisse contempler: une femme drapee dans son deuil [... J aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement eclaire de Saint-Marc, ou [... J elle a sa place reservee et immuable comme une mosaique, [... J [cette femme dont il ne m'est pas indifferent queJ ce soit ma mere (RTP, IV, 225).
La, Ie bord s'estompe pour faire doucement vibrer, dans un lieu secret et sacre un visage - une figure. Le visage est, pour Proust, la forme absolue l3, metonymie du corps entier qui condense en une surface limitee, quoique infinie, tous les elements de la geographie du desir. Les portraits d'Odette, d'Albertine, de Gilberte, d'Oriane, de Rachel sauraient au besoin nous en convaincre; et en eux les variations d'une carnation invariablement sensuelle, troublee neanmoins par de petits points rouges, des taches de son rousses ou roses, un eczema, et, presque toujours, un grain de beaute. Cette derniere composante, aussi modeste qu'insolite, permet de reconnaitre entre mille Ie visage des proustiennes. Plus que les joues, plus que les cheveux, plus que Ie nez, Ie grain de beaute caracterise l'imaginaire proustien. II orne Ie visage de tous les personnages feminins de la Recherche, presque sans exception. Signe de reconnaissance, il indique sur chaque visage, sur chaque corps l'ancienne emprise maternelle toujours vivace, dont Ie modele s'abrite non dans la mosaique mais dans une etrange icone. C'est dans un portrait lacunaire et "primitif' de la mere du heros
12 C'est aussi Ie sens de quelques paradoxes exprimes par Merleau-Ponty dans Le Visible et ['Invisible. Gallimard, 1964, 177, en ces termes: « La peinture ne met pas devant nos yeux en un clin d'oeil seulement Ie visible, mais l'invisible aussi »; et, « toute vision a lieu quelque part dans l'espace tactile ». 13
Comme pour I'etymologie:figura est laforme latine.
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que se remarque, a rebours, l'incision discrete qui Ie distingue de tous les autres, en meme temps qu'elle Ie rattache a tous les autres. Un signe superfetatoire et narquois, un "bijou de famille" a peine reconnaissable, mais cependant transmis de mere en fille, suivant la loi qui regIe dans la Recherche la filiation feminine, se donne et se derobe en effet dans un visage aux traits effaces a force d'avoir ete poli par Ie regard. Le lecteur doit en ignorer Ie dessin. Il ne peut qu'en connaitre l'emplacement, contemple soir apres soir dans Ie face-a-face bienheureux qui faisait autrefois, a Combray, plonger vers Ie visage du fils celui de la mere, pour Ie baiser « avant la nuit ». C'est au detour du premier portrait matemel, fugitif, que nous devons l'imaginer: [... ] il me fallait pour que je puisse m'endormir heureux [... ] que ce fut elle [... ], qu'elle inclinat vers moi ce visage oil il y avait au-dessous de l'oeil quelque chose qui etait, parait-il, un defaut, et que j'aimais a l'egal du reste [ ... ] (RTP, I, 183)14.
Proust ne revient pas sur ce visage du premier face-a-face aimante l5 , sans bord pour en autonomiser la representation, mais "Ie signe de la mere" ne fera plus jamais «defaut» sur Ie visage des femmes aimees par son heros, ainsi placees sous Ie meme paradigme matemel. Ombilic oil se noue Ie desir filial et incestueux, ce « defaut aime a l'egal du reste » est tout a la fois impression et fragment d'illisibilite: c'est lui qui fixe la limite entre visible et invisible, et avec elle la vision qui comble et celle qui laisse a desirer, que ce soit dans Ie cadre, dans Ie tondo ou dans la fresque.
14 La grand-mere du heros porte elle aussi au coin du nez un grain de beaute, comme en temoigne son portrait sur une photographie qui emeut Franfi:oise: « Pauvre Madame, c'est bien elle,jusqu'a son bouton de beaute sur lajoue», RTP, 11,172-173. Le grain de beaute etait deja apparu sur son visage devaste pendant son agonie: « On reconnaissait pourtant la forme de son nez [... ] au coin duquel un grain de beaute restait attache », RTP, II, 632. 15 Voir Franfi:ois Flahault, Face aface, Pion, 1989, ou l'auteur examine l'aimantation des regards entre Ie nourrisson et la mere.
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Philippe Boyer VUES EN PEINTURE D'ODETTE
Question prealable: quelle est la mysterieuse raison paraissant avoir force de necessite, qui conduit Proust a constamment faire revenir la peinture dans Ie tissu de ses phrases? Excluant qu'il en fasse l'usage d'un simple adjuvant narratif, omement de quelques murs, exposition sur quelques cimaises. La raison ne peut etre evidemment, a ce point d'omnipresence, que de nature esthetique, c'est-a-dire etroitement liee a ce que nous dit Proust, sous la forme romanesque et non conceptuelle mais d'autant plus clairement peutetre, dans cette histoire d'un "je qui n'est pas moi", sur sa conception du roman, de la litterature, et plus generalement de la creation artistique. Or nous savons bien que ce qui fonde 1'esthetique proustienne, c'est 1'experience de la memoire involontaire, dont Ie modele est donne des les premieres pages avec la scene de la madeleine et dont Ie mystere se devoile dans les demieres pages par les trois coups, comme au theatre avant Ie lever de rideau, de la butee contre les paves, du bruit d'une cuiller contre une assiette et de la serviette empesee. Experience elle-meme indissociable du mysterieux plaisir sans cause qu'elle procure, plaisir assez clairement de nature erotique. Au reste, il en va de 1'erotisme comme de la peinture, omnipresent aussi tout au long de 1'oeuvre, au point qu'en echo au mot de Renoir, « j'aime peloter un tableau, il faut que ~a baise », Proust pourrait dire lui aussi, « j'aime peloter mes phrases, il faut que ~a baise ». Et si du cote du narrateur, ~a baise finalement assez peu sinon pas, Ie desir erotique n'en irrigue pas moins tout Ie texte proustien, portant haut son unique couleur, nous y reviendrons, la rose carnation du desir irrepressible. Que nous apprend donc cette experience de la memo ire involontaire quant a la necessite de constamment ramener la peinture dans 1'ecriture? Si 1'on sait des la scene de la madeleine que 1'oeuvre est sortie toute entiere de la tasse de the, il faut attendre Ie grand tableau final de la matinee chez la princesse de Guermantes (1'autre, ex-Verdurin) pour que Ie narrateur decouvre enfin la cause du plaisir attache a cette experience: Or cette cause, je la devinais en comparant ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les eprouvais a la fois dans Ie moment actuel et dans un moment eloigne [... ], jusqu'a faire empieter Ie passe sur Ie present, a me faire hesiter a savoir dans lequel des deux je me trouvais; au vrai, 1'etre qui alors goutait en moi cette impression la goutait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qU'elle avait d'extra-temporel, un etre qui n'apparaissait que quand, par une de ces identites entre Ie present et Ie
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passe, il pouvait se trouver dans Ie seul milieu ou il put vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-a-dire en dehors du temps (RTP, IV, 449-450)1. Le temps retrouve, celui de l'art, qui n'a bien entendu aucun rapport avec Ie temps perdu de l'enfance, est apparu des les premieres pages au narrateur enfant dans l'eglise de Combray: « [ ... ] tout cela faisait d'elle pour moi quelque chose d'entierement different du reste de la ville: un edifice occupant, si l'on peut dire, un espace a quatre dimensions - la quatrieme etant celle du Temps» (RTP, I, 60). Temps de l'art comme quatrieme dimension de l'espace libere de la duree, decouvert pour la premiere fois dans la scene de la madeleine, premiere experience de la memoire involontaire, ou Ie passe et Ie present par la fulgurance d'un court-circuit sont soudain vecus comme contemporains. On conryoit, dans ces conditions, que Proust ait pu se montrer particulierement sensible a la difference, certes d'un autre ordre mais de meme nature, dans la perception qu'on peut avoir des arts de la peinture et de l'architecture d'une part - ou Ie tout de l'oeuvre est donne d'un coup, les elements composant Ie tableau ou Ie monument etant simultanement presents a l'oeil qui regarde, les uns cote des autres -, et des arts de la musique ou de la litterature d'autre part ou les notes et les mots sont perryus dans leur succession, les uns apres les autres. Cette difference, soulignee deja par Lessing dans son Laocoon, est reprise ironiquement par Joyce dans l'Ulysse, entre Ie nacheinander, l'un apres l'autre et Ie nebeneinander, l'un a cote de l'autre. Retenons Ie second dont releve la peinture. qui, en introduisant un effet de mise en valeur par inversion, vient se substituer a «s'avan~a»; ; < il courait legerement > qui remplace < marchait » et l'ajout marginal final « puis bondissait legerement jusqu'aux frises » dynamisent Ie portrait qui rejoint ainsi celui de Watteau dont l'interet principal reside dans la gestuelle du personnage. La demiere modification stylistique que je retiendrai conceme Ie qualificatif applique aux yeux qui, de «leves», deviennent « », qualificatifs qui traduisent parfaitement l'imaginaire de Watteau. Le mouvement des mains n'est, a ce stade, qu'une « pantomime ». La description du danseur, « ce jeune fou », qui s'integrait dans un contexte narratif, est interrompue pour etre reprise sous la forme fixe du portrait qui definit son sujet en Ie puisant dans Ie reel: « C'etait un celebre
23 Dans une lettre Ii Jean-Louis Vaudoyer [premiers jours d'avril 1920], Proust cite L'[ndijJerent parmi les huit tableaux du Louvre qu'il a selectionnes, dans Ie cadre de la reponse Ii un questionnaire, pour composer une « tribune ideale ». 24 Pame, dans La Vie contemporaine, Ie ler mars 1896, e1le fut retrouvee et publiee par Philip Kolb (Gallimard, 1978) 2,945.
25 Yves Sandre, in Jean Santeuil, precede de Les Plaisirs et les jours, op. cit., note
26 Voir RTP, I, note 2, 1502. Cette note precise que Ie « Ie genial danseur » ressemble par certains traits Ii Vatslav Nijinski [... ]. Le « grand succes » remporte par la «troupe etrangere» Ii laque1le il appartient est, sans aucun doute, celui des Ballets russes en 1910.
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danseur repetant pour la centieme fois Ie pas d'un ballet [ ... ] ». Ce detour par Ie reel sera totalement abandonne dans Ie texte definitif. L'idee de l'autopastiche, qui sera l'aboutissement de la version definitive, est deja presente, mais exprimee sur Ie mode de la familiarite: « Oh ! non, c'est trop gentil ce coup de s'imiter se < chiner > comme ~a soi-meme! < Oui, c'est bien ~a ! > Au moins en voila un qui ne se gobe pas ». Le descriptif anecdotique n'est pas encore inscrit dans un systeme d'ecriture qui s'affiche comme tel. Dans la version du Cahier 35 (N. a. fro 16675, f"130-131), les ratures portaient sur les couleurs : « un hom jeune homme en toque noire < mauve> », en jupe « cerise < hortensia > » et sur la gestuelle du danseur: « faisait des signes avec ses mains » complete par « esquissant de gracieux » et « les paumes retoumees ». C'est a partir de ce detail qui est, en fait, capital puisqu'il permet l'identification de ce portrait avec celui de L'Indifferent et va etre Ie declencheur de la scene d'autoimitation, que Ie processus de reecriture s'amplifie et amene l'auteur a recopier Ie passage integralement, en ajout marginal, sur Ie folio suivant. La seule rature qui figure, dans cet ajout, porte sur « pantalon » qui s'etait substitue a (~upe» avant de redevenir « pantalon ». La comparaison avec Ie papillon, qui rappellerait Watteau, est egalement l'objet de biffures et de reecriture. Enfin, dans cette version, Ie danseur « se mit a sel 7 refaire Ie mouvement de ses paumes [ ... ] ». L'auto-reflexivite ne pouvait etre mieux exprimee ... Un passage du folio 133 se montre particulierement revelateur a ce propos:
« Est-ce qu'elles font aussi comme ~a avec les femmes ces petites mainsla, dit-elle au danseur d'une voix facticement melodieuse et innocente d'ingenue » Et encore bien d'autres choses, repondit Ie danseur d'un air myste Le danseur sourit mysterieusement < a l'artiste >. « Oh, tais-toi, tu me rends fou lIe lui < lui> cria I'artiste tandis qu'on venait lui dire [ ... ] De ces ratures, je retiendrai la suppression de « Et encore bien d'autres choses, repondit Ie danseur d'un air myste » qui me semble etre une autocensure de l'expression de l'onanisme. D'autre part, l'hesitation sur Ie « fouffolle » ne fait que confirmer une certaine ambiguite sexuelle qui sera maintenue dans la version definitive, sous une autre forme: « Tu as l'air d'une femme toi-meme, je crois qu'on pourrait tres bien s'entendre avec toi et une de mes amies » (262). Quel est, pour conclure, Ie point commun entre Ie portrait de Rosanette, celui de Miss Sacripant et celui du danseur-pasticheur? Je repondrai: I'ambigufte sexuelle et I'auto-representation. Mise en abyme de l'esthetique en tant que problematique romanesque, dans Ie cas de Flaubert, qu'on retrouve dans un portrait de la duchesse de Guermantes28, en mouvement, decrite par Ie narrateur qui, en tant que sujet, l'observe se rapprocher progressivement de lui. Avec ses attributs flaubertiens (robe legere, ombrelIe, echarpe de surah violet) auxquels vient s'ajouter Ie detail revelateur, « elle mordait Ie coin de sa levre », qui ne peut que rappeler Emma, elle 27 C'est moi qui souligne
28 Le cote de Guermantes I, Garnier-Flammarion, op. cit., 221
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est une reincarnation de Mme Swann, telle que celle-ci apparait a la fin de Du cote de chez Swann, puis a la fin de la premiere partie de A l'ombre des jeunes jilles en fleurs29. Mais, en meme temps, elle devient un personnage-peintre qui s'autorepresente: «la plus grande artiste actuelle dans l'art d'accomplir ces mouvements» puis« un grand peintre [qui donne] des coups de pinceau» et, enfin, lorsqu'elle salue Ie heros, « c'etait comme si elle elit execute pour [lui], en y ajoutant une dedicace, un lavis qui etait un chef-d'reuvre ». On ne peut mieux representer la mise en perspective et ce que j'appellerais une « projection speculaire ». En integrant des fragments de son propre portrait - qui, au dire de Jacques-Emile Blanche, avaient disparu - a l'interieur du portrait de Miss Sacripant, Proust demontre Ie subtil jeu de sa creation litteraire, a travers l'equivalence parfaite entre litterature et peinture, l'ambivalence masculin-feminin et la representation qu'il donne de la maniere dont son livre se construit: l'image du puzzle, fait de fragments du reel, s'impose ici plus qU'ailleurs. Le danseur est la, enfin, pour dire, avec ses mains, qu'il est un nouvel avatar de l'ecrivain, de l'ecrivain qui s'auto-pastiche et qui s'en amuse. Sur L'Indifferent, Ciaudel30 a ecrit un magnifique texte oil il souligne la fondamentale ambiguite du sujet « moitie faon et moitie oiseau, moitie sensibilite et moitie discours [ ... ] Ainsi, Ie poete ambigu, inventeur de sa propre prosodie, dont on ne sait s'il vole ou s'il marche [ ... ] ». Jacques Henric 31 ajoute, dans La Peinture et Ie mal: « Mais, ce que Claudel ne voit pas et qui creve les yeux, c'est l'enorme bosse boursouflant la culotte de soie. II bande ... Jamais peut-etre la peinture n'a ete aussi discretement obscene qu'avec Watteau » (190). Cette interpretation est reprise et precisee dans Ie Catalogue de l'exposition Watteau de 198432 : « Si les titres des deux reuvres veulent susciter la curiosite, il ne nous parait pas exclu que La Finette peut-etre, L'Indifferent en tout cas, aient une connotation sexuelle prononcee, pederastie ou onanisme pour ce demier » (390). Proust ne va pas jusqu'a l'obscene dans les transpositions scripturales de tableaux picturaux, ou, inversement, dans les representations picturales d'emprunts litteraires, citees dans cette etude, mais il inscrit, neanmoins, Ie principe d'une ambivalence sexuelle, en s'auto-representant.
29 Voir Mireille Naturel, « L'emprunt feminin, reflet d'une esthetique », Actes du colloque Proust de Cerisy-la-Salle, Minard, 1999. Je pensais alors qu'il s'agissait de la transposition du tableau de Monet, « Femme Ii I'ombrelle ». Dans un avant-texte du passage concernant la duchesse de Guermantes (Cahier 35, N.a.fr. 16675, t" 109), le« grand peintre» s'appelait initialement « Degas » ... II est, en tout cas, question d'impressionnisme. 30« Watteau, L'lndifferent, 18 decembre 1939 », L'oeil ecoute, N.R.F., 1946,241. 31 Jacques Henrie, La peinture et Ie mal, Figures, Grasset, 1983
32 Catalogue de l'exposition, Reunion des musees nationaux.
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Emily Eells, Universite de Paris-x, Nanterre ELSTIR AL' ANGLAISE PROUST ET LA PEINTURE DE L'AMBIGUiTEI
Quand Ie narrateur d'A ta recherche du temps perdu2 entre dans I'atelier d'Elstir, il Ie decrit comme « Ie laboratoire d'une sorte de nouvelle creation du monde » (RTP, 11,190). Il compare I'artiste a Dieu, qui a cree Ie monde en nommant les choses, alors qu'Elstir recree en effa~ant Ie verbal, pour forger un nouveau langage qui exprime les sens et les sensations. Ce langage etranger prend racine dans I'art anglais auquel Proust s'est interesse grace a son maitre a penser, Ie theoricien d'esthetique, John Ruskin. L'oeuvre d'Elstir est composite, s'inspirant de peintres fran~ais tels que Chardin, Gustave Moreau et les impressionnistes, mais aussi de la peinture anglo-saxone de Turner et de Whistler. Alors que Dieu a cree en separant la mer de la terre, en detachant Ie corps de la femme de celui de I'homme, Elstir reunit la mer et la terre, I'homme et la femme dans une ambigurte qui caracterise sa peinture. Proust admirait I'oeuvre de Whistler avant de lire Ruskin3, mais son interet a dil s'accroitre en apprenant que ce victorien ne partageait pas son opinion, et que cette peinture I'avait exaspere, Ie poussant a la diffamation, et Ie conduisant a un proces celebre. En estimant Whistler, Proust se demarque de Ruskin, qui avait traite Whistler de « Cockney impudent », I'accusant d'avoir jete un pot de peinture a la figure du public. Proust a certainement decouvert I'art de Turner en lisant les cinq tomes des Peintres Modernes de Ruskin4 (Works, III-IV)5. Dans cet ouvrage, Ruskin
1 Cet article reprend quelques elements d'une conference faite a la Maison Descartes, Amsterdam, Ie ler novembre 1997, sous Ie titre« Le Whistler et Ie Turner de M. de Charlus », aparaitre dans Marcel Proust Vereniging Jaarboek. 2 Edition realisee sous la direction de Jean-Yves Tadie, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 4 vol., 1987-1989. Les references au roman seront precedees de la mention RTP. 3 Proust mentionne Whistler des 1893. Voir Jean Santeuil, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard,« Bibliotheque de la Pleiade », 1971, 52. 4 John Ruskin, Works, edition realisee sous la direction de E.T. Cook et Alexander Wedderburn, 39 vol., The Library Edition, London, 1903-1912. 5 Dans une necrologie consacree a Ruskin, Proust ecrit: « I'on sait que les Peintres modernes ne furent d'abord con~us que comme une sorte de defense et d'apologie de la peinture de Turner », Contre Sainte-Beuve (CSB en abrege) , dans l' edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1971,440. Dans son compte rendu de livres parus en allemand sur Ruskin, on lit: « II ecrit les Modern Painters tout entiers pour faire comprendre Turner» (CSB, 479).
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Figure I: Ruskin, Pass of Faido. First Simple Topography, in Modern Painters IV, 1856
Figure II: Ruskin, Pass ofFaido. Second Turnerian Topography, in Modern Painters IV, 1856
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analyse la vision subjective de l'artiste, en se fondant notamment sur ses differentes prises de vue du Saint Gothard. Pour illustrer ses propos, il fait sur place un dessin "factuel" du Col de Faido qu'il intitulera Topographie simple (Fig. I), puis il copie Ie tableau impressionniste que Turner avait fait du col, lui donnant cette fois comme titre Topographie turm?rienne (Fig. II). Par ses dessins comparatifs, Ruskin montre comment Ie peintre obtient l'effet voulu, en modifiant la perspective du paysage, agrandissant les montagnes et rendant les rives du fleuve plus abruptes qu'elles ne Ie sont en realite. Ruskin explique que Ie peintre recree ainsi les impressions suscitees par ce qui s'offre a sa vue, associant a l'aspect visuel les sensations eprouvees non seulement a l'instant meme de la perception, mais aussi, par un effet cumulatif, au cours du voyage menant a l'endroit represente (Works, VI, 33). Turner peint de memoire, chez lui, concevant ses tableaux par association d'idees, dans un etat de reve, et Ruskin precise, en des termes a resonance proustienne, que ces tableaux ne sont pas une production volontaire d'images, mais des souvenirs involontaires de ce qui a ete vu (Works, VI, 40-41). Dans la version turnerienne de ce chemin du Saint Gothard, ainsi que dans la copie faite par Ruskin, nous distin~ons, a droite, une diligence et un voyageur en blanc que nous retrouverons dans A la recherche du temps perdu. peintre fictif, Elstir, qui, comme l'artiste anglais, peint non ce qu'il sait, mais ce qu'il voit6. Lors de sa visite a l'atelier de Balbec, visite preparee par la lecture d'un article Le travail de perspective qui caracterise l'oeuvre de Turner7 est poursuivi par Ie dans une revue d'art anglaise, Ie heros proustien decrit une serie de tableaux ou Elstir met en oeuvre des perspectives novatrices afin de rendre l'impression qu'il a eue de prime abord: l'effort d'Elstir de ne pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles etaient, mais selon ces illusions optiques dont notre vision premiere est faite, l'avait precisement amene a mettre en lumiere certaines de ces lois de perspective, plus frappantes alors, car l'art etait Ie premier ales devoiler (RTP, 11,194). Elstir cree un monde ou la sensibilite artistique regne sur l'intelligence : Mais les rares moments ou l'on voit la nature telle qu'elle est, poetiquement, c'etait de ceux-la qu'etait faite l'reuvre d'Elstir. Vne de ses metaphores les plus frequentes dans les marines qu'il avait pres de lui en ce moment etait justement celle qui comparant la terre a la mer, supprimait entre elles toute demarcation. [... ] C'est par exemple a une metaphore de ce genre - dans un tableau representant Ie port de Carquethuit [... ] qu'Elstir avait prepare l'esprit du spectateur en 6 Je fais reference ici it une anecdote racontee par Ruskin et citee par Proust, selon laquelle Turner aurait repondu it un officer de la marine que s'il ne peint pas les sabords sur les vaisseaux de ligne, c'est parce que son « affaire est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais». Voir Works, XXII, 210 et CSB 121. 7 Voir Kazuko Maya: « Proust et Turner: nouvelle perspective », dans Etudes de langues et litteraturefranc;aise no 66, Tokyo, 1995, 111-126.
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n'employant pour la petite ville que des tennes marins, et que des tennes urbains pour la mer (RTP, II, 192). Les tableaux d'Elstir sont Ie resultat d'une « sorte de metamorphose des choses representees, analogue a celle qu'en poesie on nomme metaphore » (RTP, 11,191). La vision d'Elstir est floue; il peint 1'entre-deux, la confusion, 1'ambiguIte. Tel un kaleidoscope, Ie Port de Carquethuit est compose de differentes parties qui se superposent, s'articulent, et qui proviennent vraisemblablement de plusieurs oeuvres, mais tout particulierement des Ports d'Angleterre de Turner8 (Fig. III). Ruskin donne une "illustration,,9 ecrite des gravures faites d'apres les dessins de Turner, morceaux d'ekphrasis oil peinture et ecriture se completent. En transfonnant les douze tableaux des Ports d'Angleterre en un port franyais peint par Elstir, Proust puise autant dans 1'oeuvre picturale de Turner que dans les textes accompagnateurs ecrits par Ruskin. Les « femmes qui ramassaient des crevettes » viendraient de Scarborough, « la bande de promeneurs [qui] sortait gaiement en une barque secouee» et Ie « matelotjoyeux [... qui] menait la voile fougueuse» de Dover, ou meme de Ramsgate, oil « la force de 1'element marin eclatait partout, [... ] a 1'entree de la jetee » et oil 1'on sentait que « la mer etait agitee [... ] aux efforts des matelots et a 1'obliquite des barques couchees a angle aigu devant la calme verticalite de l'entrepot » (RTP, II, 193). La suppression de toute demarcation entre terre et mer est une transposition de 1'abolition des frontieres que Ruskin souligne dans l'oeuvre de Turner: [a wave] not in anywise limiting itself to a state of apparent liquidity, but now striking like a steel gauntlet, and now becoming a cloud, and vanishing, no eye could tell whither; one moment a flint cave, the next a marble pillar, the next a mere white fleece thickening the thundery rain. He never forgot those facts; never afterwards was he able to recover the idea of positive distinction between sea and sky, or sea and land (Works, XIII, 44).
8 Voir Correspondance de Marcel Proust (edition etablie et annotee par Philip Kolb, PIon, 21 vol., 1970-1993, t. VII, 260; les references aux lettres seront precedees de la mention Corr.). Proust demande « Ie volume de la grande edition de Ruskin sur Turner, j'ignore Ie numero du volume mais Ie titre est Turner ». Works XIII porte ce titre au dos et contient The Harbours of England. Proust avait peut-etre d'autres tableaux de Turner en tete: des scenes des Rivieres de France ainsi que les eaux calmes et ret1echissantes de Cowes et les femmes parmi les rochers sur la plage de Scarborough dans The Watercolours of J.M W Turner (London, The Studio 1909) correspondent it certains aspects du Port de Carquethuit. Le manque de distinction entre I'eau et la terre, I'eau et I'air dans Ie tableau d'Elstir caracterise plusieurs tableaux de Turner que Proust a vus dans la « Library Edition» de Ruskin Flint Castle (Works, XXII, planche 11), Lancaster Sands oil la carrlole prend la place d'un bateau sur Ie sable mouiIle (Works, XV, planche 2) et Dawn after the Shipwreck (Works, VII, planche 86).
9 Works, XIII, 10. Le terme est de Ruskin.
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La confusion entre terre et mer regit Ie tableau d'Elstir dans son ensemble: « Dans Ie premier plan de la plage, Ie peintre avait su habituer les yeux a ne pas reconnaitre de frontiere fixe, de demarcation absolue, entre la terre et l'ocean. Des hommes qui poussaient des bateaux a la mer couraient aussi bien dans les flots que sur Ie sable» (RTP, II, 192-193). Proust semble adapter la comparaison ruskinienne des flots a la terre - « the broad green fields and hills of ocean» (Works, XIII, 25 - 26) - lorsqu'il parle de la promenade en mer en termes de course « par les champs ensoleilles, dans les sites ombreux degringolant les pentes » (RTP, 1,193). Dans Ie tableau d'Elstir, comme dans Portsmouth de Turner, les mats et les clochers se superposent, Ie marin et l'urbain se fondent et se confondent: « un navire en pleine mer, a demi cache par les ouvrages avances de l'arsenal, semblait voguer au milieu de la ville, [... ] tout Ie tableau donnait cette impression des ports OU la mer entre dans la terre, OU la terre est deja marine et la population amphibie » (RTP, II, 193). Quelques indices paratextuels revelent que Proust accordait un sens sexuel aux ports de Turner, confirmant que cette confusion entre terre et mer est une metaphore d'ambigui'te sexuelle, et suggerant que la population amphibie du tableau d'Elstir navigue bien "a la voile et a la vapeur". A en juger par les dessins qui ornent deux lettres que Proust adresse a Reynaldo Hahn, les ports de Turner semblent participer a un code secret entre eux. Proust intitule Ie dessin qu'il s'amuse a faire en tete d'une lettre du 26 novembre 1909, Turner Vue de Lincoln, et ajoute entre parentheses «bensonge» pour dire mensonge, indiquant qu'il s'agit d'un pastiche. Ce dessin est la synthese de quelques ports d'Angleterre, notamment Deal et Sidmouth. Au premier plan du croquis, des voiliers et des petits bateaux montent et descendent sur des vagues distendues et verticales alors que plusieurs clochers phalliques se dressent a l'arriere. Curieusement, un autre dessin inedit que Proust envoie a Reynaldo Hahn a pour sujet « une entree de port d'apres Turner »10. La metaphore qui fait l'analogie entre terre et mer dans Ie Port de Carquethuit correspondrait donc a une metamorphose corporelle, a la fusion hermaphrodite de deux corps, faisant d'Elstir un peintre de l'ambigui'te. Lors de sa vi site a l'atelier, Ie portrait d'Odette peint par Elstir egalement empreint d'ambigui'te - a aussi arrete l'attention du narrateur. Elle est representee dans Ie role de Miss Sacripant et la date du tableau - 1872 - est la meme que celle du portrait que Whistler avait fait de Miss Cicely Alexander: [... ] on sentait qu'Elstir, insoucieux de ce que pouvait presenter d'immoral ce travesti d'une jeune actrice pour qui Ie talent avec lequel elle jouerait son role avait sans doute moins d'importance que l'attrait irritant qu'elle allait offrir aux sens bIases ou depraves de certains spectateurs, s'etait au contraire attache a ces traits d'ambiguYte comme a un element esthetique qui valait d'etre mis en relief et qu'il avait tout fait pour souligner. Le long des lignes du visage, Ie sexe avait l'air d'etre sur Ie point d'avouer qu'il etait celui d'une fille un peu garyonniere, s'evanouissait, et plus loin se 10 Le catalogue de la vente a l'H6tel Drouot Ie 30 novembre 1988 precise que Ie lot nO 206 comprend deux lettres autographes de Proust, dont l'une comporte un dessin d'une entree de port d'apres Turner.
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retrouvait, suggerant plut6t l'idee d'un jeune effemine vicieux et songeur, puis fuyait encore, restait insaisissable (RTP, II, 204 - 205). La mise en scene du tableau d'Elstir, que Ie narrateur decrit un peu plus loin, - Ie vase, les fleurs, les clairs reflets de la chambre - semble inspiree des compositions de Whistler. Les habits de Miss Sacripant font penser a l'oeuvre de l'artiste: Ie blanc impeccable du plastron et Ie velours du veston sont caracteristiques de ses portraits. De meme, Ie modele imite une pose favorite de Whistler, celle de Miss Cicely Alexander dans Harmonie en gris et vert: campee de face, Ie pied cambre depassant de la jupe, Ie large chapeau rond tenu a la main, repondant symetriquement a la hauteur du genou qu'il couvre, a cet autre disque vu de face, Ie visage (RTP, II, 217-218). Mais Proust metamorphose la femme whistlerienne, en representant Odette en travesti, dans un portrait qui « fait hesiter sur Ie sexe du modele» (RTP, II, 204), et en insistant sur ses traits equivoques. Un autre portrait ambigu se dissimule derriere un tableau que Ie narrateur decouvre dans Ie cabinet des Elstir chez Ie duc et la duchesse de Guermantes: Je fus emu de retrouver dans deux tableaux (plus reaJistes, ceux-la, et d'une maniere anterieure) un meme monsieur une fois en frac dans son chapeau haut de forme dans salon, une autre fois en veston et en une fete populaire au bord de l'eau ou il n'avait evidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n'etait pas seulement un modele habituel, mais un ami, peut-etre un protecteur, qu'il aimait (RTP, II, 713). Dans une version manuscrite de ce passage, Proust cree un decor presque oriental de tentures, vases de fleurs, et tapis, inspire des tableaux japonisants de Whistler: II y avait aussi chez la Duchesse de Guermantes, deux Elstir, repJiques de deux tableaux celebres qui sont au Luxembourg devenus depuis fameux et acquis depuis par Ie Luxembourg. L'un est un interieur elegant. Le mari qui rentre du theatre ou de soiree, laisse oir sous son pardessus/ est en habit. C'est un couple qui attend peut-etre du monde ou dont les invites viennent de partir. Chez Ie mari - un grand homme barbu - l'opposition entre les blancs bouillons de sa chemise et les nobles sinuosites du frac, donnent [sic] une elegance severe, digne de Velasquez, a notre habit de soiree d'ou on n'eut pas cm qu'on put extraire tant de beaute. II est debout derriere sa femme assise dans une robe de velours noire, dont la traine qui a par terre la croupe foncee et grondante d'une magnifique vague, se borde d'une ecume jaillissante et soulevee de dentelles. De petits enfants sont autour du couple, en tendres couleurs presque vegetales assorties aux delicates nuances, des tapis, des tentures des fleurs dans des vases I I.
Proust.
II Cahier 41, N.A.Fr. 16681 f' 35
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yo.
Les phrases soulignees sont rayees par
Ce portrait de famille peint par Elstir est un tableau composite: la femme et les enfants ont pour source Mme Charpentier et ses en/ants, de Renoirl2. Proust y ajoute Ie mari, dont la description detaillee permet d'identifier Ie modele: Ie grand homme barbu qui rentre du theatre ou d'une soiree (phrase rayee), qui porte un pardessus ou un habit et se tient debout dans son salon fait reference Ii Arrangement en couleur chair et noir: Portrait de Theodore Duret13 de Whistler. Dans ce portrait en pied, Ie defenseur et biographe de Whistler porte sur Ie bras un domino rose, ce qui a pour effet non seulement de donner une touche de couleur Ii cette harmonie en noir et gris, mais aussi d'attenuer la symetrie des lignes paralleles des jambes, assouplissant leurs contours par Ie jeu des plis. Qui plus est, Ie domino en soie ainsi que l'eventail rouge qu'il tient Ii la main suggere une presence feminine. Le cote droit du tableau est associe Ii la souplesse et Ii la sensualite feminine, alors que Ie chapeau haut-de-forme sur Ie cote gauche degage une masculinite sombre et sans fantaisie. C'est donc un portrait de Whistler mettant en scene un androgyne mondain que nous retrouvons sous la couche definitive du texte proustien, derriere la phrase: «un monsieur [... J en frac dans son salon». Elstir, qui a fait du Port de Carquethuit une metaphore de d'une sexualite incertaine, comme en temoignent les oeuvres de sa periode mythologique que Ie narrateur contemple dans la galerie des Elstir chez les Guermantes et l'ambiguite et qui a brosse Ie portrait tantot d'un travesti tantOt d'un homme-femme, est Ie peintre qui representent « quelquefois un poete, d'une race ayant aussi une individualite particuliere pour un zoologiste (caracterise par une certaine insexualite), se promen[antJ avec une Muse» (RTP, II, 714-715). Une version anterieure de ce passage s'intitule: « L'hermaphrodite »14, et nomme Gustave Moreau comme maitre du genre, mais dans la phrase qui suit cette evocation de "l'insexualite" du poete, Proust cite Ie Procris et Cephalus de Turner. II avait decouvert ce tableau grace Ii Ruskin qui l'etudie dans ses chapitres sur l'imagination associative et contemplative et Ie presente comme l'un des plus beaux paysages classiques de l'artiste I5 . Bien que Turner ait represente ce couple sous les traits d'un homme et d'une femme, il existe une version du mythe selon laquelle Procris, afin de regagner les faveurs de son mari infidele, se deguise en jeune homme pour Ie rencontrer Ii la chasse. Le "jeune homme" accepte les avances de son mari, qui decouvre l'identite de sa femme sous Ie travestissement. Turner et Whistler se rejoignent donc dans la peinture proustienne de l'ambiguite sexuelle.
12 Voir Claudie Chelet-Hester: « La Galerie des Guermantes ou la le~on de verite d'Elstir », dans Bulletin d'informations proustiennes, no 22,1991,37 - 49. 13 Ce portrait de Duret (actuellement au Metropolitan Museum of Art, New York) n'etait pas a l'exposition de Whistler que Proust a vue a Paris en 1905. IIl'a probablement connu, ainsi que Ie portrait de Robert de Montesquiou d'apres les reproductions du livre de Theodore Duret: Histoire de James McNeill Whistler et de son oeuvre, H. Floury, 1904.
14 Cahier 5, N.A.Fr. 16645 f" 49. 15 II est reproduit dans Works, XXII, planches 14 et 15. Voir aussi Works, XXII, 65-67, Works, IV, 245 et 309.
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Figure III: Turner, Ramsgate, in The Harbours of England, Ruskin, Library Edition, 13, planche 2
Figure IV: Dessin de Proust, in Lettres aReynaldo Hahn, Gallimard, 1956, 163
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Lorsqu'il brosse Ie portrait de l'inverti qu'est Ie Baron de Charlus, Proust a recours a ces deux peintres en qui il avait vu une ebauche d'homosexualite, faisant reference d'abord a la perspective de Turner puis aux portraits de Whistler. Juste avant Sodome et Gomorrhe I, Proust laisse la narration en suspens, pour rendre compte de la position reveIatrice du spectateur, comparee a celle de Turner qU'avait etudiee Ruskin: de I'hOtel de Guermantes on [avait de curieuses vues] aussi, surtout de l'etrange point trigonometrique oil je m'etais place [... ]. Tous ces points, vagues et divergents oil se reposaient les yeux, faisaient paraitre plus eloigne que s'il avait ete separe de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts I'hOtel de Mme de Plassac, en realite assez voisin mais chimeriquement eloigne comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenetres carrees [... ] etaient ouvertes pour faire Ie menage, on avait, a suivre aux differents etages les valets de pied impossibles a bien distinguer [... ] Ie meme plaisir qu'a voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en diligence, ou un guide, a differents degres d'altitude du Saint-Gothard (RTP, II, 860-861). Alors que Turner se sert de la perspective pour representer un paysage, la Recherche est ecrite selon une perspective qui revele Ie terrain moral de Sodome et Gomorrhe. Le portrait meme de Charlus est comme un palimpseste de tableaux de Whistler. Dans Arrangement en noir et or - un portrait du comte Robert de Montesquiou, qui a egalement servi de modele au baron de Charlus - Whistler rend admirablement l'esprit Guermantes: la morgue s'exprime par Ie regard hautain, la posture cambree et Ie corps exagerement elance par la perspective: Ie spectateur est place litteralement aux pieds du personnage. II est significatif que lors de sa premiere apparition mondaine apres la decouverte de son homosexualite, Ie Baron soit compare a un tableau de Whistler: M. de Charlus [... ] avait l'air d'une "Harmonie" noir et blanc de Whistler; noir, blanc et rouge plutot, car M. de Charlus portait, suspendue a un large cordon au jabot de l'habit, la croix en email blanc.noir et rouge de Chevalier de I'Ordre religieux de Malte (RTP, III, 52). Dans la version manuscrite de ce passage, Proust associe la peinture de Whistler a l'homosexualite, en faisant une comparaison explicite entre Ie Baron et Ie portrait que Whistler fait de sa mere: Sans doute rien ne differait plus des hautes fonctions aristocratiques remplies en ce moment par M. de Charlus que les attitudes oil je l'avais surpris il y a quelques heures. Mais de meme qu'autrefois les circonstances les plus equivoques n'avaient pas reussi a me montrer en lui ce que j'ignorais, maintenant rien, meme la plus solennelle mise en scene, ne pouvait m'empecher de voir derriere cela ce que je savais. II me semblait d'ailleurs, en ecoutant de loin son intarissable papotage, que Ie mot employe par Balzac mais dont on n'oserait plus user aujourd'hui, de "Tante" eut magnifiquement [amplifie et ridiculise, son ample habit a
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jupes, sa toilette sombre, blanc sur noir comme celIe de la mere de Whistler et que parait au jabot de I'habit un grand cordon de soie noire auquel etait suspendue en email blanc et rouge, la croix de Malte]16. Pourquoi comparer I'harmonie en noir et blanc de la toilette de Charlus Ii celIe de la mere de Whistler, alors qu'il a peint un homme - Carlyle - dans les memes tons et dans la meme pose, sinon pour suggerer sa veritable nature d'homme-femme? Ce portrait de Charlus travesti renvoie Ii une confusion deliberee que fait Proust entre ces deux portraits de Whistler intitules Arrangement en gris et noir, comme en temoigne cette lettre qu'il a ecrite Ii Marie Nordlinger: « dans rna chambre volontairement nue il y a une seule reproduction d'oeuvre d'art: une admirable photographie du Carlyle de Wisthler [sic] au pardessus serpentin comme la robe de Sa Mere » (Corr., V, 43). Le portrait representant la mere de I'artiste effa~e d'une ligne epuree et puritaine toute courbe feminine, alors que dans Ie portrait de I'historien Carlyle, la ligne arabesque de la redingote bouffante trace ce qui pourrait etre interprete comme une silhouette dotee de seins. Le croquis qu'en fait Proust (Fig. IV) dans une lettre Ii Reynaldo Hahn, qui reprend la ligne serpentine de I'original, montre on ne peut plus clairement qu'il a bien releve cette ambivalence sexuelle l7 . La preuve que Proust a fonde son esthetique homoerotique en partie sur I'oeuvre de Whistler est fournie par un episode manuscrit elimine de la version definitive du roman. Proust y combine une scene de seduction homosexuelle avec une experience de memoire involontaire gustative, dotee d'un « degre d'art en plus », ou il remplace la petite madeleine par des huitres apbrodisiaques: Des les huitres, accompagnees de Sauternes qui commen~aient generalement Ie diner et dans Ie rude et noiratre benitier gothique desquelles - revetu au fond de sa coupe d'une mince lame de nacre - je prenais quelques gouttes d'eau salee en communiant avec la vie de la mer, et comme un souvenir precieux delicieux de cette baie de Querqueville que Wisthler [sic] et Elstir avaient aimee et dont elles me rendaient au fond de cette chaude salle Ii manger sentant la sauce, la fraicheur pure, je me sentais sous Ie charme de cesjeunes hommes intelligents l8 .
A I'instar de
Ruskin, Turner, Whistler et Elstir, Proust apprend Ii voir; il inscrit sa vision dans les pages de son roman et signe un traite sur ce que ron pourrait appeler "I'homoesthetique". Apres avoir lu la Recherche, apres avoir vu Ii travers les yeux de Proust, la nature humaine se presentera au lecteur sous une nouvelle perspective. L'eloge que Proust fait de Ruskin, citant ce que ce dernier avait dit de Turner, pourrait etre repris Ii son propre compte: « On peut dire de lui [Proust] 16 N.A.Fr. 16709 f' 14. Ce qui est entre crochets se trouve sur petit morceau colle par-dessus Ie feuillet. 17 Lettres aReyna/do Hahn, Gallimard, 1956, 163. 18 Cahier 40 N.A.Fr. 1668053 r". Le mot souligne est raye par Proust.
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ce qu'il [Ruskin] disait Ii la mort de Turner: « C'est par ces yeux, fermes Ii jamais au fond du tombeau, que des generations qui ne sont pas encore nees verront la nature »19.
19 eSB, 129 et Works, XII 128: « through those eyes, now filled with dust, generations yet unborn will learn to behold the light of nature ».
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Yasue Kato, Universite de Fukui ELSTIR ET COROT La preface de Proust aux Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche
Jacques-Emile Blanche, qui a peint Ie celebre portrait de Marcel Proust, est aussi I'auteur de quelques romans et de nombreux essais sur I'art. L'un de ces essais, intitule Propos de peintre - De David aDegas (Paris, Emile-Paul, 1919), comporte une longue preface de son ami Proust. Proust y met en relief Ie talent litteraire de I'artiste en citant plusieurs passages. Grand amateur de peinture, I'auteur de la Recherche manifeste son enthousiasme pour les reflexions sur I'art qu'on trouve dans cet ouvrage. BLANCHE ET COROT Dans sa preface a Propos de peintre, Proust cite entre autres, longuement, la description que fait Blanche de la peinture de Corot, afin de mettre en lumiere pourquoi Blanche ne pouvait adherer a I'avant-gardisme de Maurice Denis:
[...J pour Ie montrer, nous voudrions finir en citant quelques lignes des pages magnifiques qu'il ecrit, a cette occasion, pour glorifier les vieux maitres de notre pays: « Protestons contre la part infime qui reste dans les theories de M. Denis a la sensibilite, a I'emotion qui est tout de meme Ie plus precieux de I'intelligence, a cette faculte de nous toucher qu'eurent Delacroix, Millet, Corot, ces colosses de I'histoire du XIXe siecle. La charge a fond contre Ie realisme et la copie de la nature, si chere aux neo-impressionnistes, aboutirait a des formules oil la raison seule interviendrait, au detriment du sentimentalisme humain, de la sensibilite, aun art strictement ornemental et decoratif, a peine different de celui des Persans et des Chinois. Ce serait la fin du tableau comme I'ont con~u les hommes de notre race. Fritz Thaulow n'avait pas assez de sarcasmes pour certaines fabriques de Corot, sous un divin ciel bleu d'aoiit qui eclaire d'un eternel rayon Ie cabinet oil j'ecris ces lignes... 11 consiste en un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fra Angelico, il est fait d'on ne sait queUe matiere precieuse, de turquoise peut-etre. Sous cet azur immacule, un peu de lumiere inanalysable change en un ecrin de plusieurs ors les pignons et les toits d'une sorte de caserne banale; quelques personnages sont assis ou se promenent sur la place provinciale oil s'etendent de longues ombres limpides [....J»1. On reconnaitra dans Ie texte de Blanche des elements tres proustiens, comme ces effets lumineux, la couleur du ciel, des ombres limpides. Ce passage est extrait du dernier chapitre de Propos de peintre, chapitre intitule «Notes sur la peinture moderne (A propos
1 Contre Sainte-Beuve, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, «Bibliotheque de la Pleiade», 1971,584-5.
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Figure 1: Corot (1796-1875), Soissons, maison d'habitation et fabrique de M Henry
Figure 2: Corot (1796-1875), Soissons, vue de lafabrique de M Henry
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de la collection Rouart) ». Blanche a apporte de Iegeres modifications par rapport aux textes publies sous Ie meme titre dans la Revue de Paris des ler et 15 janvier 1913. Une lettre de Proust temoigne de ce qu'il a bien lu ces articles des la parution de la revue 2. Une comparaison entre les deux versions nous permet de constater que la citation ci-dessus renvoie bien au texte de 1913 3 publie en revue. Confrontons it present la citation qu'en fait Proust avec Ie texte original de Blanche. Les trois points de suspension, vers la fin du passage que nous avons reproduit cidessus, ne sont pas de Blanche; ils indiquent que Proust a omis de reprendre certaines phrases de l'artiste; les voici: Le proprietaire de cette fabrique avait commande it Corot en 1831 deux tableaux de meme dimension, deux « pendants »: l'usine de ce filateur de Beauvais et la fameuse Cathedra/e. L'usine fut it portee de mes modestes ressources, pour la Cathedra/e, Ie marchand savait qu'il ne manquerait pas de la caser plus avantageusement; mais c'est moi qui possede Ie chef-d'reuvre miraculeux [... ]4. Ce passage precise donc que lies sont les reuvres de Corot qU'evoquait Blanche plus haut. Philibert Paulin Henry, negociant en drap, avait commande it Corot deux toiles: l'une represente son usine it Soissons5 (Fig. I), l'autre montre Ie panorama qu'on aper~oit par la fenetre du meme biitiment, avec une minuscule cathedrale it l'horizon6 (Fig. 2). De fait, la premiere toile est entree dans la collection de Blanche en 1905. Ce passage que Proust a omis de citer contient pourtant un motif qui a dfi susciter fortement son interet. Le theme du contraste entre une cathedrale et un biitiment modeme apparait tres tot dans la genese de la Recherche. C'est d'abord Ie Cahier 5 (1909) qui contient un episode d'un voyage it Padoue: la cathedrale est entouree de maisons manifestant la « vulgarite urbaine », une Caisse d'epargne lui fait face (53rO). Sur la page de gauche 7 (52vO), ce biitiment est remplace par un « ancien cafe billard». D'autre part,
2 Correspondance de Marcel Proust, edition etablie et annotee par Philip Kolb, Pion, 21 vol., 1970-1993, t. XII, 33-36. Les references aux lettres seront precedees de la mention Corr. 3 Dans la Revue de Paris, tout comme dans la citation par Proust, nous lisons, par exemple: « II consiste en un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fran Angelico, il est fait d'on ne sait queUe matiere precieuse [ ... ] les pignons et les toits d'une sorte de caseme banale - quelques personnages [... ] », (1913, I, 49). Or, dans Propos de peintre (Emile-Paul, Paris, 1919), Blanche ecrit: « [ ... ] un ciel aussi lumineux, aussi transparent qu'un Fra Angelico, fait d'on ne sait queUe matiere precieuse [... ]Ies pigeons et les toits d'une caseme banale; quelques personnages [... ] », 275. 4 Revue de Paris, 1913, I, 49; J.-E. Blanche, Propos de peintre, op. cit., 275.
5 Soissons, maison d'habitation et fabrique de M Henry, no 40, in catalogue Corot 1796-
1875, Editions de la Reunion des musees nationaux, 1996.
6 Soissons vu de lafabrique de M Henry, no 41, in Corot 1796-1875, op. cit. 7 Proust a l'habitude de laisser des pages de verso vierges, pour y ajouter des mots ou des phrases lors de la relecture de son texte.
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dans Ie Cahier 32 (1909), Ie heros, de~u par la cathedrale d'Amiens situee en plein milieu de la ville modeme, se console grace au souvenir de chefs-d'reuvre picturaux: Quelques dessins de Proust, de Corot allaient precisement me proposer comme attrait de ces villes ce melange mariage de l'ancien et du nouveau, la survivance du passe au milieu de la vie provinciale modeme, en ayant choisi comrne motif de leur esquisse un cafe sur lequel on lit clairement Ie mot billard, en face et quelques messieurs attables, en face des tours d'une maison a balcon de bois et de la tour gothique de l'eglise (16ro)8. Probablement, Proust pense-t-il ici a La Cathedrale de Chartres de Corot, dont la grandmere de la Recherche offre a son petit-fils une reproduction photographique. Le motif choisi par Corot est en effet la celebre cathedrale qui domine une scene provinciale du XIXe siecle (des maisons, une charrette paysanne, des personnages, des pierres accumuh:es). Le traitement rigoureux de l'architecture temoigne d'une recherche documentaire precise de la part de l'artiste. Le musee du Louvre conserve un dessin minutieux au crayon, execute par Ie peintre alors qu'il preparait cette toile9 . LA LECTURE DE BLANCHE ET LA GENESE D'ELSTIR Les textes de Blanche concement principalement la collection d'Henry Rouart, qui reunit des chefs-d'reuvres des maitres du XIXe siecle: Goya, Corot, Courbet, Daumier, Delacroix, Millet, Manet, Renoir, Degas, etc. Proust montre un grand interet pour cette collection fameuse vendue en decembre 1912. En novembre 1912, il demande a Georges de Lauris de lui faire visiter la maison du collectionneur (Corr., XI, 306). Dans une lettre, datee par Kolb du 30 janvier 1913, il declare aLouis de Robert qu'il a desire,« depuis un an »,« voir l'exposition Manzi, puis Rouart» (Corr., XII, 42-43). Proust lit donc attentivement les articles de Blanche, et garde pendant plusieurs annees Ie numero de la Revue, dont il reprendra des passages dans la preface au livre du peintre. Or, nous pouvons constater, dans les Cahiers de la Recherche de cette peri ode, Ie developpement important du theme pictural: Proust reprend l'histoire d'Elstir, ebauchee en 1909-1910, notamment dans Ie Cahier 28, et commence la redaction du Cahier 34 au debut de 1913. 11 semble se documenter sur la peinture du XIXe siecle, pour enrichir sa description de l'art du peintre fictif. Les pages de ce Cahier 34 porteraient-elles des traces de la lecture des textes de Blanche? Interessons-nous d'abord a un episode qui apparait a ce stade de la genese. 11 s'agit de l'opposition entre une cathedrale et des biitiments modemes. Ce sont d'abord de « petites etudes » d'Elstir qui apprennent au heros, tout comrne certaines esquisses de Corot et de Prout du Cahier 32, Ie charme de la juxtaposition de l'ancien et du modeme dans une ville: « deux vieilles tours » d'une eglise se dressent «au-dessus du marche au poisson, du 8 Pour la transcription, les mots et les phrases ratures de Proust sont soulignes, les additions sont presentees entre soufflets. Cette anecdote apparaitra dans la scene de l'arrivee a Balbec. Les noms des peintres ne figurent pas dans la version definitive. Voir notre article « Les citations des peintres reels dans les episodes d'Elstir », in Bulletin d' informations proustiennes, nO 26, 111. 9
Corot 1796-1875, op. cit., 144.
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magasin de bonneterie ou du grand cafe ». Mais ce sont dans les tableaux d'Elstir que cette opposition se fait plus explicite encore:
Lit Ie pied d'egalite oil etaient le monument ogival anciens et les batisses modernes, gill faisaient qu'une cathedrale d'E par lui qu'une caserne peinte par lui etait aussi belle que deux toiles de lui dont l'une se melaient dont l'une representait une cathedrale et l'autre une caserne ~ que sur une meme toile a cote de l'eglise il la banque ou l'hOpital la boucherie etaient aussi belles, tenait a ce qu'il ne que dans ce qu'il peignait il ne restait encore dechet pas Ie moindre dechet de realite non repensee, non ressentie, [... ]10 il y avait dans son tableau cette unite, cette harmonie qu'aucune impression individuelle, et oil chague objets a l'air d'etre une sorte des produit d'un meme regard. Place comme au creur du rayon rose du soir il enserrait dans un meme amour l'eglise chef-d'reuvre de gothique d'architecture et la banque mediocre biitisse, mais palpitant toutes deux dans une seule lumiere (11 rO -12 rO). Ce passage, presque illisible a cause des ratures successives et de la correction inachevee, decrit trois reuvres du peintre. Il y a d'abord deux toiles qui « se melent » et dont l'une represente une cathedrale, l'autre un biitiment moderne. Dans la troisieme toile se juxtaposent une eglise et une banque, « mediocre biitisse ». Les deux premiers tableaux d'Elstir presentent des affinites frappantes avec les Corot decrits par Blanche. En ce qui concerne Ie tableau representant la manufacture de Monsieur Henry, plusieurs critiques avaient condamne la mediocrite du sujet choisi, « une sorte de caserne banale» selon l'expression de Blanche I I; et ce mot« caserne » est rature a deux reprises dans Ie manuscrit proustien. Pour la deuxieme toile executee chez Monsieur Henry, Corot choisit un paysage poetique. Le premier plan etant occupe par une grande maison ordinaire (un ancien moulinI2), la reverie du spectateur s'oriente vers la partie haute, oil s'eleve, minuscule, une jolie cathedrale ensoleillee au-dessus des petites maisons a l'horizon. C'est pourquoi Blanche appelle cette reuvre Cathedra/e, bien qU'elle montre une vue d'ensemble de la ville de Soissons. La deuxieme toile d'Elstir, qui represente uniquement une cathedrale, est donc plus proche de la description de Blanche que du tableau reel de Corot. Proust va ajouter un troisieme tableau qui met en scene l'alliance de l'ancien et du moderne. Il s'inspire probablement de Blanche en decrivant l'effet lumineux qui embellit Ie biitiment ordinaire. Il prefere cependant Ie rayon rose du couchant a la luminosite de l'apres-midi, sous ce ciel azure que la plume de Blanche evoque magnifiquement. Notre hypothese concernant l'influence du texte de Blanche ne presente-t-elle pas des contradictions chronologiques? Dans Ie Cahier 34, Ie passage en question precede
10 Nous sautons cinq !ignes ratun~es.
II Voir la citation de Blanche en premiere page de la presente etude. 12 Corot 1796-1875, op. cit., 153.
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irnmediatement l'esquisse du discours d'Elstir sur l'eglise de Cricquebec (futur Balbec 13 ) . Avant la redaction de ces pages, Proust a passe deux heures devant Ie portail Sainte-Anne de Notre-Dame, afin de verifier la description d'Emile Male qu'il reprendra l4 . Cette visite de la cathedrale ayant eu lieu fin janvier 1913, la redaction du Cahier est legerement posterieure it la lecture des articles de Blanche. Dans la dactylographie etablie la meme annee, Proust essaie de donner des titres it ces toiles d'Elstir: « Ecole de communale it Nemours» et « Cathedrale de Beauvais, Abbaye de Vezelay » pour les pendants, et « Effet de couchant» pour l'autre tableau l5 . II cherche ici des noms de petites villes provinciales qui puissent remplacer Soissons. Le nom de Beauvais figure dans Ie texte de Blanche; il croit en effet que Ie client de Corot etait un « filateur de Beauvais 16 ». Les noms de Beauvais et de Vezelay apparaissent parfois dans les ecrits proustiens. Nous lisons par exemple dans la Recherche: « Certains noms de villes, Vezelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais servent it designer, par abreviation, leur eglise principale » (RTP, II, 19). Quant it Nemours, Proust declare dans une lettre it Benjamin Cremieux, datee par Kolb d'aoftt 1922, qu'il ne connait pas cette ville « sauf Ie nom qui est magnifique» (Corr., XXI, 403). L'episode est raccourci dans la mise au net de 1917: « Comme, dans un des tableaux que j'avais vus it Balbec, l'hOpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathedrale elle-meme, [... ]17 ». Cette version exclut l'idee des pendants, mais l'evocation du « ciel de lapis» rappelle ce « turquoise » employe par Blanche pour decrire Ie ciel bleu peint par Corot. DE L'INTERTEXTUALITE BLANCHE
A
LA CREATIVITE: AU-DELA DU COROT DE
La fusion d'eiements disparates dans la lumiere, motif des tableaux d'Elstir cites, releve d'une vision typiquement impressionniste. Dans les versions de 1913, la description de ces tableaux est suivie immediatement d'un expose relatif it la technique picturale de la fin du XIXe siecle: libre de tous prejuges intellectuels, Ie peintre reproduit diverses illusions optiques, ainsi que Ie « bleu aerien comme en donne si souvent la mer » ou Ie « bleu
13 Cahier 34, 14 rO-17 rO; A la Recherche du temps perdu (edition realisee sous la direction de Jean-Yves Tadie, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 4 vol., 1987-1989), II, 196-198. Les references au roman seront precedees de la mention RTP. 14 Corr., t. XII, 44·sqq. Voir aussi Ariane Eissen, « Contribution a I'etude du Cahier 34», in Bulletin d'injormations proustiennes, no. 20,49. N.a. fro 16752, f" 329. 15 N. a. fro 16752, f" 329. 16 Le tableau de I'usine de M. Henry est expose en 1895 sous Ie titre Vue de I'hOpital de Beauvais. Ce grand biitiment blanc pourrait ressembler a un hOpital. Le mot « hopital » figure dans Ie passage deja cite du Cahier 34, lorsque Proust evoque Ie tableau d'Elstir representant un biitiment moderne. S'agit-i1 d'une coincidence fortuite? 17N. a. fro 16705 (1915-1916),91 rO, Ie papiercolie; RTP, II, 714.
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compact du liquide comme en donne si souvent Ie ciel 18 ». Ce passage se situe dans la version definitive juste avant la description du Port de Carquethit, la derniere toile d'Elstir oil se developpe cette technique revolutionnaire (RTP, II, 191). Or, par rapport a l'ecole impressionniste, Corot appartient a l'ancienne generation. Ses premieres reuvres, comme La Cathedrale de Chartres (1830) et les pendants representant Soissons (1833), commandes par Monsieur Henry, sont souvent critiquees a cause de leur realisme et de leur naIvete. Notamment, la Fabrique de M Henry affiche une precision graphique et une palette pure et claire (Ie bleu du ciel, Ie jaune du mur ensoleille, Ie bleu-gris de l'ombre ... ). Blanche compare cette toile avec la peinture d'Henri Rousseau: « Meme simplicite, meme "etat d'ame", peut-etre I9 ». Proust ecrit en 1907 que Corot n'a fait «ses meilleures [choses] qu'apres soixante» (Corr., VII, 60). Le style du peintre s'etablit dans sa maturite (les annees 1860), dans ses paysages lyriques et vaporeux, oil on aper~oit de petits personnages au milieu de la verdure d'emeraude pale et au bord de l'eau gris-perle. Interesse par Ie texte de Blanche, Proust a dii avoir l'occasion de contempler la Fabrique de M Henry chez son ami. Cette toile simple et naIve a-t-elle veritablement satisfait l'ecrivain qui cherchait l'inspiration pour inventer de nouveaux tableaux d'Elstir? II semble qu'il ait seulement emprunte a Blanche l'idee du parallelisme technique entre les pendants. C'est ainsi que Jo Yoshida reconnait dans « Effet de couchant », l'un des titres que la dactylographie de 1913 propose pour Ie tableau d'une catbedrale, une allusion a La Cathedrale de Rouen, Effet du soir de Monet20 . Certes, Ie terme « effet », employe tres souvent par Monet, n'est pas absent des titres de Corot: Le Chevrier italien ou Effet de solei! couchant (cat. 92), Effet de matin ou Le Bain de Diane (cat. 105). « Corot n'emprunte, observe Charles Perrier, a la nature que ces effets, et pour ainsi dire, que l'impression morale que nous cause sa vue. Aussi Ie peintre lui-meme ne donne-t-il que rarement a ces tableaux Ie nom de paysages. II les appelle effet de matin, crepuscule, une soiree, souvenir [... ]21 » . Mais Ie sujet et l'evocation de la couleur rose envahissant la toile d'Elstir nous font plutot penser aux reuvres de Monet. Apres avoir admire, lors de l'exposition chez Durand-Ruel en 1896, la fameuse serie representant la catbedrale, Proust ecrit dans un fragment intituIe « Le peintre. Ombres - Monet»: « les differentes heures du jour, certains aspects de Rouen oil la catbedrale apparait entre les maisons, profilant entre des toits plats et des murailles unies la fleche de son clocher et ses fa~ades striees de nervures 22 ». De fait, certaines toiles representent sur la gauche des immeubles provinciaux, 18 Cahier 34, BrO. 19 J.E. Blanche, Les Arts plastiques, Les Editions de France, 1931, 19 sqq. 20 J. Yoshida, «La Genese de I'atelier d'Elstir Ii la lumiere de plusieurs versions inedites», in Bulletin d'injormations proustiennes, no 9, 26.
21 Cite dans Corot 1796-1875, op. cit., 297 22 Contre Sainte -Beuve, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, «Bibliotheque de la Pleiade», 1971, (CSB), 675; Proust 45 (N. a. fro 16636), 87 rOo Ce passage se trouve dans un fragment (fO s 87-88) qui commence ainsi: «Un amateur de peinture, de la peinture de Claude Monet et de Sysley par exemple [... ] ». Ce texte est relie par la BN dans Ie dossier de Contre Sainte-Beuve. Date-t-il de I'epoque de Jean Santeuil comme les fO s 89-92, pages relatant les visites de Jean chez un « amateur de Rouen » ou chez des marchands de tableaux? Ici sont decrits
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colorc~s pareillement que la fa~ade gothique, et sont soumis aux memes effets de lumiere. Rappelons que dans Ie manuscrit de l'episode d'Elstir, Proust ajoute aux deux toiles inspirees des Corot decrits par Blanche, un troisieme tableau oil se juxtaposent une cathedrale et un batiment modeme. L'inspiration suscitee par Ie texte de Blanche sur Corot se developpe ainsi grace au souvenir des reuvres de Monet, peintre tant aime de Proust. L'ecrivain prerere finalement ne pas conserver l'allusion explicite aux toiles trop connues de Monet dans l'episode en question. La version definitive de 1917 que nous avons citee plus haut, ne contient, nous l'avons vu, qu'une breve description oil se confondent deux sources puisque sont evoques, en un unique tableau, l'hopital (comme la cathedrale de Monet) et un ciel bleu (comme dans Ie Corot de Blanche).
L'etude de la preface de Proust au livre de Blanche nous a foumi, par hasard, une indication quant a certains modeles, inconnus, des tableaux d'Elstir. Nous avons ainsi penetre dans l'atelier de Proust qui profitait de toutes les occasions pour nourrir son grand roman. L'originalite de la Recherche. nous Ie savons, ne reside pas seulement dans la richesse des references culturelles; une breve description, de quelques lignes, comme celle que nous venons d'examiner, est Ie fruit, elle aussi encore, d'un long travail au cours duquell'ecrivain a mis en oeuvre toutes ses connaissances et surtout son imagination.
plusieurs tableaux de Monet, de Sysley et de Corot. Sur Ie microfilm, les deux fragments semblent etre rediges sur Ie papier de meme format, et on ne constate pas de changement d'ecriture.
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Luzius Keller, Universite de Zurich PROUST AU-DELA DE L'IMPRESSIONNISME
LA CORRECTION Nous quittfunes Ie theatre, Saint-Loup et moi, et marchames d'abord un peu. Je m'etais attarde un instant a un angle de I'avenue Gabriel d'ou je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J'essayais pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j'allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis qu'un monsieur assez mal habille avait I'air de lui parler d'assez pres. J'en conclus que c'etait un ami personnel de Robert; cependant ils semblaient se rapprocher encore run de I'autre ; tout a coup, comme apparait au ciel un phenomene astral, je vis des corps ovoides prendre avec une rapidite vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lances comme par une fronde ils me semblerent etre au moins au nombre de sept. Ce n'etaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multiplies par leur vitesse a changer de place dans cet ensemble en apparence ideal et fugitif.
Proust au-dela de l'impressionnisme, en voila une figuration scenique, tiree du Cote de Guermantes. Au niveau diegetique, la scene fait partie de lajournee Villeparisis: promenade en banlieue avec Saint-Loup, poiriers en fleurs, Rachel quand du Seigneur, au restaurant, au theatre (ou Saint-Loup, avec la meme soudainete, applique a unjoumaliste une gifle) ... En meme temps, elle rappelle grace a I'identite des lieux des scenes de la troisieme partie de Du cote de chez Swann: jeux (et lutte) avec Gilberte, rencontres avec Swann ... Enfin, elle prepare Ie terrain pour des scenes et des themes a venir: I'attaque de la grand-mere, survenue au meme endroit, Ie mariage de Gilberte Swann avec Robert de Saint-Loup, I'homosexualite de SaintLoup, revelee au Temps retrouve ... Carrefour diegetique, croisement de plusieurs transversales, la scene de boxe avenue Gabriel est en meme temps un carrefour esthetique. On en est averti par I'adverbe tout a coup qui signale dans la Recherche Ie moment estheti~ue, figure Ie plus souvent par des extases mnemonique, contemplative ou artistique . Or, ce qui dans I'episode de la boxe du COte de Guermantes se trouve mis en scene et experimente par I'ecriture c'est I'art futuriste 3• Comme I'a montre Paola Placella 1 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1987-1989 (4 vol.), II, 480. L'abreviation RTP utilisee par la suite, renvoie a cette edition. 2 Pour Ie rapport entre soudainete et esthetique, cf. Karl Heinz Bohrer, Plotzlichkeit. Zum Augenblick des iisthetischen Scheins, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1981. 3 Mises a part quelques observations de Jacques-Emile Blanche et de Jacques Riviere, ce n'est qu'a partir de 1975 que la critique a commence a explorer les implications futuristes et cubistes de l'oeuvre proustienne. En voici quelques exemples:
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Sommella (cf. note 3), Ie dynamisme de la scene proustienne, sa rapidite et Ie mouvement rotatoire etablissant une continuite spatio-temporelle la rapprochent de certains tableaux des futuristes italiens et particulierement de Rissa in galleria et Retata de Boccioni. Rappelons que parmi les tableaux cubistes du Salon d'Autornne 1911 figurait un Combat de boxe d'Aodre Dunoyer de Segonzac, et ajoutons que sous Ie titre La Rafle, Retata de Boccioni fut expose chez Bernheim-leune en fevrier 1912. Ajoutons aussi que Ie tableau futuriste de Proust se trouve prepare par Ie non moins futuriste pas gymnastique du heros (bien marque par les guillemets) et que Ie tableau ou son prelude s'inserent dans Ie texte du roman par un systeme de collage qui releve egalement de l'art contemporain, moins du futurisme que du cubisme. En plus, ces procedes d'ecriture (collage cubiste, tableau futuriste) se trouvent prepares dans Ie contexte par toute une serie d'allusions aux courants d'avant-garde. Rachel represente dans la Recherche l'avant-garde dramatique, et dans la scene au theatre precedant immediatement la scene de boxe, on repere deux allusions aux Ballets russes, l'une a Bakst4, l'autre a Nijinski5• Peu importe que Ie romanjoue en 1898 et I. J. Theodore Johnson, Jr., « Proust's 'Impressionism' Reconsidered in the Light of the Visual Arts of the Twentieth Century», in Twentieth Century French Fiction. Essays for Germaine Bree, ed. George Stambolian, New Brunswick / New Jersey, Rutgers University Press, 1975,27-56. Etude sommaire, etablissant un rapport entre certains tableaux de Proust et les ecrits de Gleizes et Metzinger (Du Cubisme, 1912), considerant par exemple les nympheas proustiens comme relevant du cubisme orphique. 2. Reinhold Hohl, « Marcel Proust in neuer Sicht », in Neue Rundschau 88 (1917), 54-72. Etude capitale et tres complete sur les rapports entre Proust, Ie futurisme et Ie cubisme, considerant non seulement des conceptions theoriques, mais encore des textes et des tableaux. Une deuxieme etude de Hohl, « Die Recherche und Post-Impressionismus» a ete presentee oralement lors de la matinee de la Marcel Proust Gesellschaft Ii Badenweiler Ie 23 juillet 1996; malheureusement elle n'a pas ete publiee jusqu'li ce jour. Ma dette vis-Ii-vis de Reinhold Hohl est grande. 3. Claude Gandelmann, « Proust as a Cubist», Art History II / 3, (septembre 1979). Etudie les procedes cubistes dans les portraits proustiens. 4. Paola Placella Sommella, Marcel Proust e i movimenti pittorici d'avanguardia, Roma, Bulzoni Editore, 1982. Ouvrage precieux, enumerant Ie long des sept volumes de la Recherche les exemples de tableaux futuristes et cubistes et indiquant des « modeles ». 5. Taeko Uenishi, Le style de Proust et la peinture, SEDES, 1988. These etudiant - partant des suggestions de Riviere, mais ignorant les etudes mentionnees de Johnson, Hohl et Placella - moins les rapports reels que les « affinites» entre I'ecriture proustienne et Ie cubisme. 6. Wolfgang Drost, « "La celeste nourriture" von Marcel Proust », in: Iconographia. Anleitung zum Lesen von Bildern, Miinchen, 1990. Conteste I'idee d'un Proust cubiste, mais ne discute que les idees de Johnson. 4 « Les decors encore plantes entre lesquels je passai, vus ainsi de pres, et depouilles de tout ce que leur ajoutent I'eloignement et I'eclairage que Ie grand peintre qui les avait brosses avait calcules, etaient miserables [... ] ». RTP, 11,474. 5 « un jeune homme en toque de velours noir, en jupe hortensia, les joues crayonnees de rouge comme une page d'album de Watteau, lequel, la bouche souriante, les yeux au ciel, esquissant de gracieux signes avec les paumes de ses mains, bondissant legerement [... ] ». RTP, 11,475.
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que futurisme, cubisme et Ballets russes ne se soient manifestes qu'une dizaine d'annees plus tard, c'est l'art modeme, pratique et rappele, qui confere au texte proustien sa coherence. Or, si Ie heros du roman s'arrete a un angle de l'avenue Gabriel pour se rappeler les moments passes avec Gilberte aux Champs-Elysees, l'auteur du roman, en appelant ces moments des impressions lointaines nous invite - et voici ce qu'a montre brillamment Reinhold Hohl dans sa conference a Badenweiler (cf. note 3) - a nous rappeler, dans Ie present futuriste et cubiste OU nous nous trouvons en tant que lecteur, Ie passe impressionniste. Au niveau du texte, c'est Ie mot impressions qui suggere l'impressionnisme, au niveau de la diegese, c'est Ie lieu, les jardins des Champs-Elysees, un des hauts lieux de la peinture impressionniste. PROUST ET SES PEINTRES Que ce soit du vivant de Proust ou apres sa mort, les tentatives de mettre en rapport
A la recherche du temps perdu avec les avant-gardes du XXe siecie ont ete
extremement rares. S'il s'agit d'imaginer Proust et ses peintres6 ou de composer Ie musee imaginaire de Marcel Prouse on se tourne plutot du cote de Giotto, Carpaccio, Botticelli ou Vermeer, de Degas, Manet, Renoir ou Monet, de Turner ou Whistler, de Moreau ou Redon que vers Boccioni ou Carra, Gleizes ou Metzinger, Delaunay, Braque ou Picasso8 • Et on n'a pas tort de Ie faire, puisque ces peintres-Ia sont bien presents dans Ie roman proustien, soit explicitement (ce qui leur vaut l'honneur de figurer dans des index), so it implicitement, caches dans Ie personnage d'Elstir, dans des allusions ou - au niveau de l'ecriture - dans des tableaux composes d'apres des modeles picturaux plus ou moins precis. A ce niveau, la Recherche raconte aussi les experiences esthetiques d'une epoque: la redecouverte de Vermeer, la vogue de Botticelli, Ie japonisme, l'impressionnisme et - pour qui ne se laisse pas aveugler par Ie prestige toujours croissant de Monet, Sisley & d e9 - celles qui se situent au-dela de l'impressionnisme. Elle raconte aussi les experiences de Marcel Proust: ses visites au musee du Louvre et aux expositions de peinture, sa familiarite avec des collectionneurs et sa frequentation des galeries, ses lectures de Ruskin ou d'Emile Male; et elle retlete ou developpe ses precedentes experiences d'ecriture: ses poemes sur Cuyp, Potter, Watteau et Van Dyck; les marines et paysages de Les
6
Cf. Ie catalogue Proust et les peintres, Musee des Beaux-Arts, Chartres, 1991.
7
Cf. Yann Ie Pichon, Le Musee retrouve de Marcel Proust, Editions Stock, 1990.
8
cr. l'index dresse par Anne Borrel dans Proust et les peintres (note 6).
9 Ce prestige des peintres impressionnistes se trouve inscrit anagrammatiquement dans Simonet, nom de famille du personnage qui represente dans la Recherche la peinture (avec Elstir bien sUr auquel Albertine est liee). Cf. Luzius Keller, « Anniiherungen an Albertine », in: Marcel Proust. Schreiben ohne Ende, ed. Rainer Warning, Frankfurt am Main und Leipzig, Insel Verlag, 1994; traduit in: Marcel Proust. Ecrire sans fin, ed. Rainer Warning Mimesis und Simulation et Jean Milly, CNRS Editions, 1996; et « Simonet Monet et Proust. Prousts Monets », in: ed. Andreas Kablitz et Gerhard Neumann, Rombach Verlag, 1998.
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Plaisirs et les jours et de Jean Santeuil; ou encore les essais sur Chardin, Rembrandt, Monet ou Moreau. IMPRESSIONNISME Chez les collectionneurs (les Straus, les Polignac, Ephrussi, Charpentier) et dans les galeries (Durand-Ruel, Georges Petit) que Proust frequente dans les annees quatrevingt-dix, ce qui predomine c'est 1'impressionnisme et 1'on peut affirmer la meme chose des ecrits de Proust. Parmi les demiers textes ecrits pour Les Plaisirs et les jours et dans Jean Santeuil, la volonte de rivaliser avec la peinture impressionniste est evidente. On y trouve des marines, des lilas en fleurs, des jardins, des champs, une ferme sous les pommiers, des fleuves glaces, et si dans Jean Santeuil il est question a un certain endroit d'une voisine des Reveillon, la princesse Durheim, qui « avait emporte avec elle les Claude Monet, les Pissarro dont elle pouvait Ie moins se separer, ceux qui de plus correspondaient Ie mieux a la nature du pays oil elle se trouvait »10, it s'agit evidemment d'une mise en abyrne de la pratique d'ecriture qui domine dans Ie contexte, c'est-a-dire de la composition de tableaux impressionnistes. Mais au niveau de 1'action, Ie raffinement de la princesse et par consequent son engouement pour 1'impressionnisme se trouve juxtapose a la vie simple qu'on mime a Reveillon, vie fort appreciee par Jean Santeuil. Ce qui se dessine ici comme un audelO de 1'impressionnisme c'est Ie naturisme 11 , mouvement de renouveau auquel Proust ne fut pas insensible l2 • Mais la reflexion la plus riche sur 1'impressionnisme et les possibilites de Ie depasser, d'aller au-dela, se trouve dans Ie chapitre de Jean Santeuil intitule « Un amateur de peinture. - Monet, Sisley, Corot »13. C'est un fragment qui se situe vraiment a la limite, dans Ie sens qu'it releve plutot du poeme en prose et de 1'essai que du roman et qu'it date de cette annee 1899 oil Proust est en train d'abandonner son roman pour se consacrer a d'autres projets: les essais sur Rembrandt, Moreau ou Monet, puis les articles sur Ruskin, enfin les traductions. Or, dans sa premiere partie, ce chapitre presente la tentative peut-etre la plus poussee d'ecrire des tableaux impressionnistes: par un jeu raffine de lumiere, de reflets, de miroitements et de mirages, jeu a la fois visuel et sonore, Proust fabrique des equivalents de cinq tableaux de Monet. Dans une deuxieme partie cependant, Proust decrit un paysage de Corot (d'ailleurs inexistant - Proust fait un pastiche), mais cette fois-ci Ie tableau, ou Ie texte qui lui est consacre, se situent au-dela de l'impressionnisme. 11 ne s'agit plus de retenir dans des instantanes tel reflet, tel effet de lumiere ou de couleur, mais de dire ce qu'est 1'essence d'un paysage. On 10 Marcel Proust, Jean Santeuil precede de Les Plaisirs et les jours, Gallimard, «Bibliotbeque de la PIeiade» 1971, p. 495. II L'Essai sur Ie Naturisme de Maurice Leblond date de 1896; la fondation de la Revue naturiste par Saint-Georges de Bouhelier de 1897; celle du College d'esthetique nouvelle par Bouhelier, Leblond et Montfort de 1900. Cf. P. A. Jannini, «Proust e Ie avanguardie» in: Proustiana. Padova, Liviana Editrice, 1973.
12
Cf. par exemple l'essai «Contre l'obscurite» datant de 1896.
13 Cf. Luzius Keller, «Ekphrasis, Prosopopoie und Pastiche. Zur Rhetorik der Bildbeschreibung bei Marcel Proust », in: Werk und Diskurs, ed. Dieter Ingenschay et Helmut Pfeiffer, MOOchen, Fink Verlag, 1999.
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retrouvera cette opposition dans Le Temps retrouve cornrne prelude a la Matinee Guermantes. AU-DELA DE L'IMPRESSIONNISME L'entree de la collection Caillebotte au Musee du Luxembourg en 1896 et I'ouverture du Musee Gustave Moreau en 1902 marquent I'achevement d'une epoque; c'est la consecration de I'impressionnisme et du symbolisme. Pourtant, les premieres annees du XXe siecie sont marquees par une reaction violente contre I'art et I'esthetique impressionniste et symboliste. C'est, a partir de 1905, Ie surgissement des Fauves (Matisse, Derain, Vlaminck), des Futuristes (Marinetti, Boccioni, Carra, Severini), des Cubistes (Picasso, Braque, Gleizes, Metzinger), des Ballets russes (Diaghilev, Bakst, Nijinski, Stravinski), un peu plus tard des Dadaistes et des Surrealistes. Rappelons quelques dates concernant Ie futurisme et Ie cubisme: 20 fevrier 1909: Manifeste du futurisme dans Le Figaro. 18 mars 1910: compte rendu du Salon des Independants par Apollinaire dans L '!ntransigeant; parmi les sous-titres: « La deroute de I'impressionnisme ». Novembre 1910: compte rendu du Salon d'Autornne par Roger Allard dans L 'Art fibre presentant un Nu de Jean Metzinger comme representation synthetique du temps et cornrne anti these de I'impressionnisme. 1912: polemiques autour du cubisme (comme art non-franc;ais) a propos du Salon des Independants. Fevrier 1912: exposition «Les Peintres futuristes italiens» dans la galerie Bernheim-Jeune. Mars 1912: Jacques Riviere, «Sur les tendances actuelles de la peinture », Revue de ['Europe et de ['Amerique. Aoilt 1912: Gleizes et Jean Metzinger, Du Cubisme. Octobre 1912: exposition de peinture cubiste dans la Galerie la Boetie. Mars 1913: Guillaume Apollinaire, Meditations esthetiques. Les Peintres cubistes. II n'est pas surprenant que Proust qui depuis son essai «Contre I'obscurite » de 1896 a pris position contre Ie symbolisme et qui dans son pastiche d'un paysage de Corot de 1899 a cherche une voie menant au-dela de I'impressionnisme, ait prete toute son attention au surgissement d'une esthetique et d'une civilisation nouvelles. Au moment ou apres ses travaux ruskiniens et une periode de deuil il se relance en 1907 par une serie d'articies dans Ie Figaro, il a soin de choisir des sujets relevant de I'actualite: la psychologie du parricide l4 , Ie telephone l5 , l'automobile l6 et s'il 14 « Sentiments filiaux d'un parricide» in: Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve precede de Pastiches et melanges et suivi de Essais et articles, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade» 1971, 150 ss. 15
« Joumees de lecture », ibid., 527 ss.
16 « Impressions de route en automobile », ibid., 63 ss. Rappelons Ie chapitre « En automobile» dans Le Double Jardin de Maurice Maeterlinck (Fasquelle, 1904).
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consacre un compte rendu aux Eblouissements d'Anna de Noailles disant que c'est « une des plus etonnantes reussites, Ie chef-d'oeuvre peut-etre, de I'impres-sionnisme litteraire »17, on peut sous-entendre (ce qu'Anna de Noailles probablement ne fit pas) que cette litterature, appeIee impressionniste et qui dans Ie cas d'Anna de Noailles est symboliste, appartient aux yeux du critique irremediablement au passe et qu'en la louant en tant qu'impressionnisme, on ne se compromet pas. De meme quand il s'agit de presenter son roman aux editeurs ou au public Proust a soin d'en mettre en lumiere la modemite, de prevenir Ie malentendu qui consisterait a Ie lire comme une mise en serie de souvenirs, d'impressions ou d'associations. Selon son auteur, A la recherche du temps perdu est une oeuvre rigoureusement construite. Voici ce qu'il en dit dans une interview parue Ie 12 novembre 1913 (I'avant-veille de la publication de Du cote de chez Swann) et signee d'Elie-Joseph Bois: Vous savez qu'il y a une geometrie plane et une geometrie dans I'espace. Eh bien, pour moi, Ie roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans Ie tempsl8. Parler en 1913 de geometrie, c'est se situer dans Ie contexte des debats autour du cubisme. Dans Les peintres cubistes, Apollinaire venait d'affirmer: On a vivement reproche aux artistes-peintres nouveaux des preoccupations geometriques. [... ] Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens, ne se sont proposes d'etre des geometres. Mais on peut dire que la geometrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est a I'art de I'ecrivain. Or, aujourd'hui, les savants ne s'en tiennent pas aux trois dimensions de la geometrie euclidienne. Les peintres ont ete amenes tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, a se preoccuper de nouvelles mesures possibles de I'etendue que dans Ie langage des ateliers modemes on designait toutes ensemble et brievement par Ie terme de quatrieme dimension 19. AlJ moment oil Proust donne son interview a Elie-Joseph Bois, il dispose deja des textes formulant la conclusion esthetique de son roman. On ne sera donc pas surpris de voir reapparaitre la metaphore du geometre dans Le Temps retrouve au moment oil Proust oppose a la vision du monde et au style impressionnistes des Goncourt une maniere d'observer differente qui est celIe de son heros et qu'il revendique comme sienne dans I'interview de 1913: II y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c'etait un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence generale, commune a plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors Ie personnage regardait et ecoutait, 17
Ibid., 543.
18
Ibid., 557.
19 Guillaume Apollinaire, Oeuvres en prose completes, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1991 (3 vol), II, II.
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mais a une certaine profondeur seulement, de sorte que 1'observation n'en profitait pas. Comme un geometre qui depouillant les choses de leurs qualites sensibles ne voit que leur substratum lineaire, ce que racontaient les gens m'echappait, car ce qui m'interessait, c'etait non ce qu'ils voulaient dire mais la maniere dont ils Ie disaient, en tant qu'elle etait revelatrice de leur caractere ou de leurs ridicules; ou plutot c'etait un objet qui avait toujours ete plus particulierement Ie but de rna recherche parce qu'il me donnait un plaisir specifique, Ie point qui etait commun a un etre et a un autre (RTP, IV, 296).
A la
metaphore du geometre, Proust ajoute quelques lignes plus bas celles du chirurgien - qu'Apollinaire avait deja utilisee a propos de Picasso 20 - et celle du radiologue: Aussi Ie charme apparent, copiable, des etres m'echappait parce que je n'avais pas la faculte de m'arreter a lui, comme un chirurgien qui, sous Ie poli d'un ventre de femme, verrait Ie mal interne qui Ie ronge. J'avais beau diner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais. (RTP, IV, 296-297).
Et comme Proust avait juxtapose dans Les Pia is irs et les jours les portraits de Bouguereau a ceux de Whistler21 ou dans Du cote de chez Swann ceux de Machard et de Leloir aux « femmes bleues et jaunes de notre ami Biche »22, il esquisse dans Le Temps retrouve, comme antithese aux portraits des Goncourt, une poetique du portrait cubiste: Si run [un portrait], dans Ie domaine de la peinture, met en evidence certaines verites relatives au volume, a la lumiere, au mouvement, cela faitil qu'il soit necessairement inferieur a tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la meme personne, dans lequel mille details qui sont omis dans Ie premier seront minutieusement relates - deuxieme portrait d'ou ron pourra conclure que Ie modele etait ravissant tandis qu'on refit cm laid dans Ie premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et meme historique, mais n'est pas necessairement une verite d'art. (RTP, I, 368-369). Volume, lumiere, mouvement - autant de termes rappelant la peinture de Leger, Delaunay ou Duchamp, tout comme 1'opposition entre apparence et essence, la psychologie dans Ie temps et la quatrieme dimension renvoient aux ecrits d'Apollinaire, de Gleizes et Metzinger ou de Riviere. On ne peut que s'etonner qu'a une exception pres les critiques, bien que Proust les ait mis sur la bonne piste, n'aient pas reconnu Ie rapport entre Du cote de chez Swann et 20 « Et puis vraiment, I'anatomie par exemple n'existait plus dans I'art, il fallait la reinventer et executer son propre assassinat avec la science et la methode d'un grand chirurgien. » Apollinaire, II, op. cit., 24.
21
Cf. Les Plaisirs et lesjours, 52.
22
Cf. RTP, I, 368-369.
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l'avant-garde futuriste ou cubiste. L'exception, c'est Ie compte rendu de JacquesEmile Blanche qui ecrit Ii propos de Du cote de chez Swann dans L 'Echo de Paris du 15 avril 1914: Il y a du Granville chez M. Proust; comme ce fameux dessinateur, il regarde les etres, d'en haut ou d'en bas, en raccourci ou plafonnant; it les voit sous des angles singuliers, je dirais presque qu'il suggere la quatrieme dimension des cubistes23 • Proust fut tellement ravi du compte rendu de Blanche qu'it redigea et fit publier en tant que publicite trois echos de presse, dans Gil Bias, dans Ie Figaro et dans Ie Journal des debats. Dans Ie troisieme de ces echos, la remarque du critique sur la quatrieme dimension des cubistes est expressement citee et Ie rapport entre Proust et l'avant-garde est souligne Ii la fin du texte par une belle mise en parallele de deux titres prestigieux representant cette prestigieuse annee 1913: Aujourd'hui M. Blanche etudie Du cote de chez Swann. On se rappelle ce qu'it ecrivait hier Ii propos du Sacre du Printemp i 4• Ce qui peut surprendre, c'est que Jacques Riviere, pourtant un des grands connaisseurs du cubisme et un des premiers lecteurs enthousiastes de Du cote de chez Swann, tout en admirant Ie caractere construit du roman proustien n'ait pas insiste immediatement sur les aspects cubistes de ce roman. Ce n'est qu'en 1922, dans une lettre du 22 juillet, qu'il ecrit Ii Proust, apres la lecture de Sodome et Gomorrhe: Si d'une part vous donnez occasion Ii mille reflexions d'ordre general (une chose par exemple qui m'est apparue pour la premiere fois, c'est votre relation avec Ie mouvement cubiste, et plus profondement votre profonde immersion dans la realite esthetique contemporaine: je m'expliquerai un jour), - d'autre part sur un tel livre it n'y a rien Ii dire, tant it est proche de ce qu'it peinr5. L'intention de s'expliquer un jour sur la relation de Proust avec Ie mouvement cubiste se trouve reaffirmee dans une liste datant de 1922 et qui enumere des sujets Ii traiter. On y trouve entre autres: «Sur la composition. Rapports avec les procedes cubistes »26. L'occasion de revenir plus longuement sur Ie sujet en question se preta en fevrier 1923 lors des quatre conferences sur l'oeuvre de Proust donnees par Riviere au theatre du Vieux Colombier. Dans la demiere de ces conferences, Riviere 23 Cite in: Franck Lhomeau / Alain Coelho, Marcel Proust editeur, Olivier Orban, 1988,333.
a la recherche d'un
24
Ibid., 336.
25
Cite in: Marcel Proust, Correspondance, PIon, 1970-1993 (21 vol.), XXI, 376.
26 Jacques Riviere, « Quelques progres dans I'etude du coeur humain », Cahiers Marcel Proust 13, Gallimard, 1985, 19.
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s'oppose Ii I'opinion d'Ortega y Gasset qui soutenait dans Ie numero commemoratif de la Nouvelle Revue Jrant;aise que Proust regarde les choses au microscope et qu'il est par consequent un representant de l'impressionnisme. Voici la reaction de Riviere: J'avoue ne pas etre tres sensible Ii cette analogie. J'en vois une au contraire, et tres frappante, entre la maniere de Proust et Ie cubisme. [... ] Mais je vous indique seulement I'idee, n'ayant pas Ie temps de la mettre au poinr7. Jacques Riviere est mort en 1927 sans avoir trouve Ie temps de developper ses intuitions, et aucun de ses auditeurs de 1923 ne semble avoir eu envie ni avoir trouve Ie courage de saisir I'idee lancee et tres sommairement expliquee par Ie conferencier. Pourtant, on a releve, depuis, les recurrences, chez Proust, des mots cubisme, cubiste ou futurisme: une premiere se trouve dans A l'ombre des jeunes fllles en fleurs ou Proust affirme que ce qui est immediatement devant nous, impressionnisme, recherche de la dissonance, emploi exclusif de la gamme chinoise, cubisme, futurisme differe outrageusement de ce qui a precede (RTP, I, 552-523). La deuxieme (dans La Prisonniere) figure dans une remarque du narrateur Ii propos du baron de Charlus se declarant incapable de comprendre certaines hardiesses: Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste liberal parlant de I'Action fran~aise, ou d'un disciple de Claude Monet des cubistes (RTP, III, 811). La troisieme recurrence, on la decouvre lors du Bal des tetes dans Le Temps retrouve: Et souvent ces blondes danseuses ne s'etaient pas seulement annexe, avec une perruque de cheveux blancs, I'amitie de duchesses qu'elles ne connaissaient pas autrefois. Mais, n'ayant fait jadis que danser, I'art les avait touchees comme la grace. Et comme au XVIIe siecle d'illustres dames entraient en religion, elles vivaient dans un appartement rempli de peintures cubistes, un peintre cubiste ne travaillant que pour elles et elles ne vivant que pour lui (RTP, IV, 520). Tandis que les deux premieres recurrences n'ont qu'une valeur d'exemple pour Ie developpement continuel du gout, la troisieme ouvre une perspective biographique indiquee par George Painter8 et developpee par Reinhold Hohl dans sa conference Ii Badenweiler: c'est une allusion Ii Picasso et Mme Eugenia Huici de Errazuriz chez 27
Ibid., 180.
28
George D. Painter, Marcel Proust. Les annees de maturite, Mercure de France,
1966,422.
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qui Proust avait assiste en 1918 a 1'0uverture d'une caisse provenant de Biarritz et contenant des oeuvres de Picasso (peut-etre la serie de 24 dessins« Pour Eugenia »). 11 est vrai aussi qu'on a commence a cataloguer les tableaux cubistes et futuristes dissemines dans la Recherche: les portraits du Bal des tetes, reduits a un jeu geometrique de lignes et de volumes, de paraboles et de rectangles; les vues de Paris pendant la guerre ou celles de Venise ou Mme Verdurin, toujours informee du demier cri et appliquant pour ainsi dire Ie manifeste futuriste du 27 avril 1910 Contro Venezia passatista, n'admire ni Venise, ni Saint-Marc, ni les palais, mais «l'effet des projecteurs dans Ie ciel, projecteurs sur lesquels elle donnait des renseignements appuyes de chiffres» (RTP, IV,304). Finalement, on a ramene certains tableaux et certaines scenes d'A la recherche du temps perdu a des modeles picturaux ou textuels tres precis. A ce propos nous signalons l'importance de l'exposition futuriste chez Bemheim-Jeune de 1912 et l'interet particulier du catalogue contenant apres une adresse des exposants au public, Ie Manifeste des peintres futuristes (Boccioni, Carra, Russolo, Balla, Severini), la liste des oeuvres exposees et huit illustrations. Dans Ie Manifeste, on lit par exemple: «L'autobus s'elance dans les maisons qu'il depasse, et a leur tour les maisons se precipitent sur l'autobus et se fondent avec lui. » Et Ie theme se trouve illustre par Ie tableau de Boccioni La rue entre dans la maison. Proust s'en est bien souvenu en racontant dans Sodome et Gomorrhe la montee en automobile vers la Raspeliere (RTP,III, 386) et en retravaillant ses brouillons de 1909 en vue de 1'0uverture de la Prisonniere. Pourtant, malgre les etudes de Johnson, Hohl, Placella Sommella, Gandelmann et Uenishi, l'idee lancee par Riviere d'un Proust cubiste est loin d'avoir ete mise au point. Nous-memes, nous devons nous contenter dans ce cadre-ci de conclure par une rapide traversee des salles futuristes et cubistes de ce que 1'0n pourrait appeler la Collection Marcel Proust. Tout au plus, nous y ajouterons quelques fiches en vue d'un catalogue raisonne de cette collection. OFFICIER SORTANT D'UN HOTEL
Quelque chose pourtant me frappa qui n'etait pas sa figure que je ne voyais pas, ni son uniforme dissimule dans une grande houppelande, mais la disproportion extraordinaire entre Ie nombre de points differents par ou passa son corps et Ie petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentee par un assiege, s'executa. De sorte que je pensai, si je ne Ie reconnus pas formellement - je ne dirai pas meme a la toumure, ni a la sveltesse, ni a l'allure, ni a la velocite de Saint-Loup mais a l'espece d'ubiquite qui lui etait si speciale. Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions differentes dans l'espace avait disparu sans m'avoir aperyu dans une rue de traverse, et je restai a me demander si je devais ou non entrer dans cet hOtel dont l'apparence modeste me fit fortement douter que c'etait Saint-Loup qui en etait sorti (RTP, IV, 389). C'est Reinhold Hohl qui a attire notre attention sur ce tableau proustien et qui en a indique Ie modele: «Quels que soient les modeles historiques de Robert de Saint-
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Loup, a cet endroit-ci c'est Ie tableau Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp»29. Comme Robert de Saint-Loup, Albertine a pose comme modele pour plusieurs tableaux futuristes ou cubistes. En considerant l'ensemble de la Recherche, on peut meme affinner que si Eistir y represente Ie peintre, Albertine y figure son modele. On en trouve une mise en scene tres raffinee dans les Jeunes filles au moment oil Albertine passe avec sa byciclette devant l'atelier d'Elstir. Apres les tableaux dans l'atelier, on la voit comme un autre tableau, encadree par Ie cadre de la fenetre, et quand Eistir revele a Marcel Ie nom de la jeune fille, c'est comme s'il signait en meme temps un tableau qui en eiIet releve des peintres inscrits dans Ie nom de Simonet. Comme l'apparition des jeunes filles en fleurs, rappelant des scenes de plage de Boudin, Ie surgissement d'Albertine devant l'atelier d'Elstir, rappelant des Monet ou des Bonnard, entraine un processus de multiplication. Au niveau du texte, c'est Ie nom de Simonet qui se repete pour nous avertir qu'on ferait bien de mediter sur sa signification, sur «la designation par lui de telle personne ou peutetre de telle autre» (RTP, II, 158); dans l'esprit du heros, ce sont les hypotheses, les imaginations et plus tard les souvenirs qui se multiplient jusqu'a faire d'Albertine la « deesse du Temps» (RTP, III, 888). Cette multiplication dans Ie temps, Proust la figure dans des tableaux futuristes ou cubistes: LEBAISER
Bref, de meme qu'a Balbec, Albertine m'avait souvent paru differente, maintenant, comme si, en accelerant prodigieusement la rapidite des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recreer experimentalement Ie phenomene qui diversifie l'individualite d'un etre et tirer les unes des autres, comme d'un etui, toutes les possibilites qu'il enfenne, dans ce court trajet de mes levres vers sa joue, c'est dix Albertines que je vis; cette seule jeune fille etant comme une deesse a plusieurs tetes, celIe que j'avais vue en demier, si je tentais de m'approcher d'elle, faisait place a une autre (RTP, II, 660). JEUNE FILLE AU PIANOLA
Et pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure d'Albertine je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en fonne de coeur, appliquee au long de 29 Hohl (note 3), 70. Et Hohl ajoute: « (II est vrai que Saint-Loup n'est pas "nu" litteralement, mais il est denude moralement: il a laisse sa croix de guerre dans l'etablissement douteux.) Duchamp a peint la version definitive du tableau en janvier 1912; i1 fut expose en mars au Salon des Independants, puis retire; expose de nouveau au Salon de la Section d'Or dans la Galerie la Bootie et vendu en 1913 a New York dans l'Armory Show. Proust aurait donc pu voir Ie tableau en 1912. Mais oil dans Ie texte est l'escalier? II est mentionne ala page suivante, quand Ie Narrateur se decide "a monter Ie petit escalier de quelques marches au bout duquel1a porte d'une espece de vestibule etait ouverte"».
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l'oreille comme Ie noeud d'une infante de Velasquez. De meme que Ie volume de cet ange musicien etait constitue par les trajets multiples entre les differents points du passe que son souvenir occupait en moi et les differents sieges, depuis la vue jusqu'aux sensations les plus interieures de mon etre, qui m'aidaient Ii descendre jusque dans l'intimite du sien, la musique qu'elle jouait avait aussi un volume, produit par la visibilite inegale des differentes phrases, selon que j'avais plus ou moins reussi Ii y mettre de la lumiere et Ii rejoindre les unes aux autres les !ignes d'une construction qui m'avait d'abord pam presque tout entiere noyee dans Ie brouillard (RTP, III, 874). Si les portraits cubistes sont nombreux lors du Bal des tetes et qu'en general Ie futurisme et Ie cubisme sont plus presents dans la deuxieme moitie d'A la recherche du temps perdu, il n'en reste pas moins qu'on en peut reperer des traces aussi dans Du cote de chez Swann et A l'ombre des jeunes jilles en fleurs, meme Ii l'endroit peut-etre Ie plus impressionniste de la Recherche, c'est-li-dire Ie premier sejour Ii Balbec. Bien sUr, Ie voyage du heros au debut de la deuxieme partie des Jeunes jilles mene d'un haut lieu de l'impressionnisme Ii un autre: de la gare Saint-Lazare aux plages de la Normandie (ne chicanons pas sur la geographie proustienne!); et Ie spectacle contemple par Ie heros au petit matin du jour de son arrivee est bien choisi pour inaugurer la journee impressionniste du roman proustien, puisqu'il s'agit d'un solei! levant, mais Ie train en mouvement et les changements de direction de la ligne du chemin de fer sont inspires par Ie futurisme, tandis que la recherche de l'existence profonde de la nature et l'effort de composer Ii partir de fragments intermittents une vue totale et un tableau continu releve du cubisme. Rappelons deux titres de tableaux exposes en 1912 chez Bernheim-Jeune: Visions simultanes (Boccioni) et Train en vitesse (Russolo). CONSTRUCTION SOLElL LEVANT
A un moment [... ] dans Ie carreau de la fenetre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des nuages echancres dont Ie doux duvet etait d'un rose fixe, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l'aile qui l'a assimile ou Ie pastel sur lequel l'a depose la fantaisie du peintre. Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'etait ni inertie, ni caprice, mais necessite et vie. Bientot s'amoncelerent derriere e1le des reserves de lumiere. Elle s'aviva, Ie ciel devint d'un incamat que je tachais, en collant mes yeux Ii la vitre, de mieux voir car je Ie sentais en rapport avec l'existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer ayant change de direction, Ie train tourna, la scene matinale fut remplacee dans Ie cadre de la fenetre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrasse de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore seme de toutes ses etoiles, et je me desolais d'avoir perdu rna bande de ciel rose quand je l'aper~us de nouveau, mais rouge cette fois, dans la fenetre d'en face qu'elle abandonna Ii un deuxieme coude de la voie ferree; si bien que je passais mon temps Ii courir d'une fenetre Ii l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et opposites de mon beau matin
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ecarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau continu (RTP, II, 15-16). Mais c'est dans les passages de Du cOte de chez Swann consacres a l'eglise de Combray que Proust fait allusion pour la premiere fois aux tendances esthetiques actuelles. L'allusion est evidente, quand il definit l'eglise comme un «edifice occupant, si l'on peut dire, un espace a quatre dimensions - la quatrieme etant celie du Temps »30; elle est plus discrete quand il nous fait decouvrir soit l'interieur de l'eglise, soit son clocher a travers les yeux d'un spectateur en mouvement et quand it decrit Ie clocher par un jeu multiple de lignes, de surfaces et de perspectives changeantes. LECLOCHER
Qu'on Ie vit a cinq heures quand on allait chercher les lettres a la poste, a quelques maisons de soi, a gauche, surelevant brusquement d'une cime isolee la ligne de faite des toits; que si, au contraire, on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivit des yeux cette ligne redevenue basse apres la descente de son autre versant en sachant qu'it faudrait tourner a la deuxieme rue apres Ie clocher; soit qu'encore, poussant plus loin, si on allait a la gare, on Ie vit obliquement, montrant de profit des aretes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris a un moment inconnu de sa revolution; ou que, des bords de la Vivonne, l'abside musculeusement ramassee et remontee par la perspective sembliit jaillir de l'effort que Ie clocher faisait pour lancer sa fleche au coeur du ciel: c'etait toujours a lui qu'il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d'un pinacle inattendu, leve devant moi comme Ie doigt de Dieu dont Ie corps eftt ete cache dans la foule des humains sans que je Ie confondisse pour cela avec elle (RTP, I, 65-66). Ce sont encore des clochers qui sont en jeu lors de la mise en scene la plus complete et la plus complexe de l'esthetique nouvelle dans Du cOte de chez Swann, c'est-a-dire dans l'episode des clochers de Martinville. On y retrouve les lignes et surfaces, les changements de perspective et la construction synthetique du tableau cubiste, mais multiplies et acceleres par une energie toute futuriste. Au lieu d'un seul, on y voit trois clochers et les changements de perspective sont peryus au rythme non pas d'un promeneur, mais d'une voiture lancee comme Ie vent. LES CLOCHERS
Au tournant d'un chemin j'eprouvai tout a coup ce plaisir special qui ne ressemblait a aucun autre, a apercevoir les deux clochers de Martinville, sur 30 RTP, I, 60. Le passage date de la dactylographie. cr. Claudine Quemar, « L'Eglise de Combray, son cure et Ie Narrateur », in: Etudes proustiennes I, Gallimard, Cahiers Marcel Proust 6, 1973, 286.
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lesquels donnait Ie soleil couchant et que Ie mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l'air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, separe d'eux par une colline et une vallee, et situe sur un plateau plus eleve dans Ie lointain, semblait pourtant tout voisin d'eux. En constatant, en notant la forme de leur fleche, Ie deplacement de leurs lignes, l'ensoleillement de leur surface, je sentais que je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose etait derriere ce mouvement, derriere cette clarte, quelque chose qu'ils semblaient contenir et derober a la fois (RTP, I, 177-178). Pour Ie heros du roman, aller au bout de son impression, c'est se rememorer Ie spectacle, sentir se dechirer les lignes et les surfaces des clochers, etre pris d'une sorte d'ivresse et composer, «malgre les cahots de la voiture », un petit morceau que Ie narrateur integre dans son recit. Pour l'auteur, la tache est differente. Pour lui, il ne s'agit pas seulement d'aller au bout d'une impression, mais d'aller au-dela de l'impressionnisme, c'est-a-dire d'une litterature de beaux morceaux comme il en attribue un ici a son heros et comme il les composait a ses debuts litteraires. II Ie fait non pas en rejetant ses debuts impressionnistes ou symbolistes, mais en les accueillant - par collage - dans son roman. Le morceau cite entre guillemets est une autocitation non seulement du narrateur, mais encore de l'auteur: il s'agit de l'article «Impressions de route en automobile », pam dans Ie Figaro du 19 novembre 1907, adapte bien sur au contexte de l'histoire. Proust ne fait pas table rase. S'il est un novateur, il ne l'est pas a la maniere de certains revolutionnaires futuristes ou cubistes. Dans A ta recherche du temps perdu Ie passe impressionniste est bien present, dans l'histoire, ou dans l'ecriture, mais il se trouve integre a l'interieur d'un systeme dialogique, d'un concert polyphonique ou il n'est plus qu'une voix parmi d'autres, ecoutee parfois avec ironie et tres souvent avec nostalgie. Et quand nous lisons Ie morceau symboliste sur les clochers de Martinville nous ne pouvons plus faire abstraction du tableau cubiste qui Ie precede, et les cahots de la voiture du docteur Percepied sonnent pour nous comme un demier echo de l'exposition des peintres futuristes italiens chez Bernheim-Jeune, puisqu'ils rappellent Cahots de fiacre de Carra3 !.
3! Comme nous Ie signale Bernard Brun, la mise au net de I'episode des clochers de Martinville date de I'ete 1912. On sait qu'a ce moment Proust avait demande a Antoine Bibesco de lui envoyer a Cabourg son article «Impressions de route en automobile» qui devait etre copie a I'endroit de la dactylographie OU on avait laisse un blanc accompagne de la remarque «intercaler l'article». En aofit Proust renvoie l'article a Bibesco. Cf. Proust, Correspondance, op.cit., XI, 177. Nous supposons que l'elaboration du contexte ou figure « malgre les cahots de la voiture » est egalement tardive, puisque nous y voyons un souvenir du tableau de Carra.
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Luc Fraisse, Universite de Strasbourg II ODILON REDON ET LES METAPHORES D'ELSTIR
Le journal d'Odilon Redon, paru a titre posthume en 1922, et que la librairie Jose Corti a republie en 1961 puis 1985 1, porte sur une periode qui s'etend de 1867 a 1915, et s'intitule A Soi-meme, avec pour sous-titre Notes sur la vie, l'art et les artistes. Au centre de ce journal se deroule, correspondant a I'annee 1878, Ie recit d'un voyage en Hollande: Haarlem, Amsterdam, Rotterdam. L'arrivee a Haarlem evoquera au lecteur de Proust celle du heros des Jeunes filles a Balbec: « II me semble que je suis au bout du monde; j'ecris ici faiblement, dans la tristesse inevitable d'une arrivee» (O.R., 74-75). Et tout a coup, Ie decouragement est rompu, car surgit - quarante ans a I'avance - une premiere esquisse du « Port de Carquethuit »: « Je serais revenu sur mes pas a moitie route, si Ie train ne m' eut emporte malgre moi a travers des marecages, des eaux, des mers, des bateaux et, surtout, des moulins qui se repercutaient jusqu'a I'horizon ». Au premier plan, une herbe grasse et des bestiaux; au loin, des etangs et des arbres; « puis, Ie mat d'un navire qui excite un peu la surprise de Ie voir voyager ainsi sur la prairie, remorque lentement; puis des moulins, toujours des moulins qui tournent a pleines ailes, tous invariablement et parallelement orientes sous Ie vent toujours present et rapide. [... ] Tout est rompu, ondoyant, sans contours visibles » (O.R., 5). L' esquisse se complete quand apparait Rotterdam: Imaginez une ville flottante, Ie mot est vrai, une ville ou I' on perd Ie sentiment du sol et de la securite. Je I'ai traversee dans Ie jour, mais son image m'est restee comme un reve ou se herissaient des mats de navires et de hauts moulins se livrant mutuellement de vives luttes. Leurs grandes ailes pointaient et tournaient dans Ie ciei, Ie long des rues ou des ponts toumant eux-memes sur des pivots invisibles; oui, des ponts mouvants qui se rangeaient respectueusement devant Ie bateau qui, sur les promenades de cette ville, est un roi. La voie ferree la traverse, ou, plutot, est spirituellement posee sur les toits; si bien que du haut du train, on peut voir ce panorama si rare et si puissamment grotesque d'une ville moderne posee en pleine eau et supportant une voie de fer. Ce spectacle frappe I'esprit comme d'une aberration de la nature elle-meme (O.R.,76).
1 Odilon Redon, A soi-meme. Journal (1867-1915). Notes sur la vie, I'art et les artistes, introduction de Jacques Morland, Paris, H. Floury, 1922, 179 pages, planche et portrait. Nous utiliserons la reedition chez Corti (1961) de 1985. Les references a cet ouvrage seront precedees de la mention (O.R.).
Rappelons maintenant pour memo ire la description, dans les Jeunes jilles, du « Port de Carquethuit », car Ie rappel de ces textes bien connus trouvera dans un instant son uti lite particuliere: Soit que les maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-etre la mer meme s'enfon~ant en golfe dans les terres ainsi que cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre cote de la pointe avancee ou etait construite la ville, les toits etaient depasses (comme ils I' eussent ete par des cheminees ou par des rochers) par des mats, lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression qU'augmentaient d'autres bateaux, demeures Ie long de la jetee, mais en rangs si presses que les hommes y causaient d'un batiment a l'autre sans qu'on put distinguer leur separation et l'interstice de l'eau, et ainsi cette flottille de peche avait moins l'air d'appartenir a la mer que, par exemple, les eglises de Criquebec qui, au loin, entourees d'eau de tous cotes parce qu'on les voyait sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, souffiees en albatre ou en ecume et, enfermees dans la ceinture d 'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irreel et mystique. Dans Ie premier plan de la plage, Ie peintre avait su habituer les yeux a ne pas reconnaitre de frontiere fixe, de demarcation absolue entre la terre et l'ocean. Des hommes qui poussaient des bateaux a la mer couraient aussi bien dans les flots que sur Ie sable, lequel, mouille, reflechissait deja les coques comme s'il avait ete de l'eau. La mer elle-meme ne montait pas regulierement, mais suivait les accidents de la greve, si bien qu'un navire en pleine mer, a demi cache par les ouvrages avances de l'arsenal, semblait voguer au milieu de la ville (RTP, II, 192-193)2. Quelques evocations plus rapides sont encore a rapprocher de Redon: « Vne bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouee comme une carriole; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvemait comme avec des guides, menait la voile fougueuse [... ], et on courait ainsi par les champs ensoleilles, dans les sites ombreux, degringolant les pentes ». Meme entre les diverses parties de la mer, « il y avait autant de difference qu'entre l'une d'elles et l'eglise sortant des eaux, et les bateaux derriere la ville ». Tel est encore ce pan de mer « si blanc de soleil, de brume et d'ecume, si compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu'on pensait a quelque chaussee de pierre ou a un champ de neige, sur lequel on etait effraye de voir un navire s' elever en pente raide et a sec comme une voiture qui s' ebroue en sortant d'un gue, mais qu'au bout d'un moment, en y voyant sur l'etendue haute et inegale du plateau solide des bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects divers, etre encore la mer »3. 2 A la recherche du temps perdu, edition etablie sous la direction de Jean-Yves Tadie, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade», 1987-1989, 4 vol.; les references au roman seront precedees de la mention (RTP). 3 RTP, II, 193-194. Pierre-Louis Rey a donne une transcription des brouillons de ces passages qui pourrait accentuer Ie rapprochement avec Redon. Voir son article intitule
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Le rapprochement ne s' arrete pas la. La description du « Port de Carquethuit» sert a illustrer ce que Ie narrateur nomme les metaphores d'Elstir: « C'est par exemple a une metaphore de ce genre [... ] qu'Elstir avait prepare l'esprit du spectateur en n' employant pour la petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer» (RTP, II, 192). Ici encore, Ie journal d'Odilon Redon nous livre peut-etre I'origine du mot metaphore applique a la peinture, ce mot si approprie dans Ie roman d'apprentissage proustien qu'est I'histoire d'une vocation litteraire. Redon en effet evoquait plus haut I'art suggestif de ses premiers dessins. « Cet art suggestif» repose sur « une combinaison de divers elements rapproches, de formes transposees ou transformees, sans aucun rapport avec les contingences, mais ayant une logique cependant ». Comme I'impressionnisme d'Elstir, il consiste deja a circonvenir les analyses de I'intelligence: « Toutes les erreurs de la critique commises a mon egard, a mes debuts, furent qU'elle ne vit pas qu'il ne fallait rien definir, rien comprendre, rien limiter, rien preciser, parce que tout ce qui est sincerement et docilement nouveau - comme Ie beau d'ailleurs - porte sa signification en soi-meme. La designation par un titre mis ames dessins est quelquefois de trop, pour ainsi dire. Le titre n'y est justifie que lorsqu'il est vague, indetermine, et visant meme confusement a I' equivoque. Mes dessins inspirent et ne definissent pas. lis ne determinent rien. lis nous placent, ainsi que la musique, dans Ie monde ambigu de l'indetermine ». Apres la definition (oil tout semble corroborer Ie symbolisme de Baudelaire et de Mallarme, poetes d'ailleurs si proches de Redon), voici pour finir Ie mot: « lis sont une sorte de metaphore, a dit Remy de Gourmont, en les situant a part, loin de tout art geometrique. II y voit une logique imaginative» (O.R., 26-27). Source authentique ou simple coincidence? A Soi meme a paru pour la premiere fois en 1922, et Mme Roseline Bacou, descendant de la famille du peintre, interrogee sur ce point, nous a precise que ce journal n'avait pas circule auparavant, meme entre amis, en raison de la personnalite tres secrete de Redon. On ne peut davantage esperer que Proust en ait lu des morceaux parus dans la presse, puisque precisement, on sait que ce recueil avait ete con~u pour ne pas faire double emploi avec ce que les lecteurs des revues d'art pouvaient deja connaitre4 . Le romancier de la Recherche a peut-etre entendu, circulant de bouche a oreille, Ie mot de Remy de Gourmont - il entend parler, en 1905, de ses Promenades litteraires 5 - sur les metaphores picturales, comme il avait appris I'adage: « on n'ecrit bien que ce qu'on n'a pas vecu », qui lui semblait pouvoir resumer toute son esthetique6; mais il n'a certainement pas lu Ie journal de Redon. « L'entrt!e du port peinte par Elstir », dans Proust I, Minard, 1992, particulierement les passages transcrits pages 10 et 13. 4 Voir l'Introduction de Robert Coustet aux Critiques d'art d'Odilon Redon, Bordeaux, William Blake and Co editeur, 1987, 10.
5 Mercure de France, 1904. Correspondance, t. V, 79. 6 Voir George D. Painter, Marcel Proust, t. II, 1904-1922: Les Annt!es de maturite, trad. Mercure de France, 1966,315.
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Odilon Redon n'apparait qu'une seule fois dans la Recherche; c'est quatre pages precisement apres la description du « Port de Carquethuit », et par la bouche d'Elstir, qui, au moment de celebrer les sculptures representees sur la fa~ade de I'eglise a Balbec, ne se montre d'ailleurs pas tres elogieux pour son predecesseur dans I'art des metaphores, dont il cite par allusion «I' Apocalypse de saint Jean »: «II y a certaines paroles de I'office de l'Assomption qui ont ete traduites avec une subtilite qu'un Redon n'a pas egaIee» (RTP, II, 197; note, 1437). Ce passage est interessant a comparer a I'unique mention de Redon sous la plume de Proust epistolier: celui-ci, au moment (cela aura son importance) ou vient de paraitre son article sur Les Eblouissements d'Anna de Noailles en 1907, evoque ses conversations sur l'art chez les Bibesco, devant une toile d'Odilon Redon qu'ils se trouvent posseder - il s'agit de Fleurs - Panneau rouge7 , tableau qui immortalise ce souvenir dans un cadre: «A defaut de la fleche de Senlis, les ancolies de Redon »8. De la lettre au roman, on retrouve la meme association entre architecture medievale et peinture de Redon, sinon que Ie trajet de I'association d'idees s'est simplement inverse: les toiles de Redon se presentent en fait a I'imagination de Proust comme des succedanes d'architecture gothique; curieusement, il faudrait dire qu'invariablement, elles s'imposent de/aut d'une eglise. Le bouquet d'ancolies, qui dans les esquisses d'« Un amour de Swann» (RTP, I, 265; note, 1218) etait associe a Odette - fleur eminemment litteraire, comme la peinture de Redon, qui sera remplacee finalement par les cattleyas et les chrysanthemes -, marque-t-il un souvenir de la peinture vue chez les Bibesco? Notre enquete sur Proust et Redon ne peut aller plus loin.
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II importe en revanche, pour expliquer la ressemblance du journal de Redon et du «Port de Carquethuit », de rappeler les deux voyages que fit Proust lui-meme en Hollande. Le premier date d'octobre 1898, pour voir a Amsterdam une exposition Rembrandt reunissant cent vingt toiles (Corr., III, 260-261, note), d'ou Ie jeune ecrivain rapportera I'inspiration d'un texte sur ce peintre9. Le second, qui eut lieu en octobre 1902, est plus important. Proust Ie resume dans une lettre de 1907, que Philip Kolb publia une premiere fois tronquee (Corr., VII,183-184), une seconde complete lO , et qu'il est interessant de relire a cote du journal de Redon, car elle en constitue exactement I'equivalent. Le voyageur s'est d'abord rendu a une exposition de Primitifs flamands a Bruges; il poursuit son expedition jusqu'a Anvers, et de la passe en Hollande, voit Dordrecht, prend un bateau pour Rotterdam, visite Delft, 7 Voir Jean Vialla, La Vie et l'reuvre d'Odi/on Redon, ACR Editions, 1988, preface de Rene Huyghe, qui signale que Jacques Riviere connait Redon en 1907 (page 10). 8 Correspondance de Marcel Proust, edition etablie, presentee et annotee par Philip Kolb, Pion, 21 vol., 1970-1993 (abrege en Corr.), t. VII, 219 et note 5. Notons que deja en 1904 vraisemblablement, une aquarelle, offerte par Marie Nordlinger et representant des arbres a Senlis, rappelait a Proust son voyage en Hollande en 1902, dont il va etre question.
9 Voir Essais et articles, publies avec Contre Sainte-Beuve et Pastiches et melanges, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1971,659-664. IO Corr., t. XXI, 614-615. Cette lettre sera d'ailleurs reprise dans les Melanges des Pastiches et melanges: voir 183-184, texte et note.
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puis s'installe a Amsterdam. Ses excursions dans la region Ie menent un jour en coche d'eau a Volendam, un autre jour a Haarlem voir les Frans Hals, un autre a La Haye, ou il admire, comme on sait, la Vue de Delft de Vermeer I I. Avant de partir, il a relu Les Maitres d'autrefois de Fromentin, qui lui inspirera bien plus tard ce jugement mitige: « son livre si imparfait sur la Hollande (ou Ie nom de Ver Meer n'est meme pas prononce)>> (Corr., XVII, 390). La ressemblance entre les descriptions de Proust et de Redon vient donc essentiellement d'une experience commune, et d'une sensibilite artistique tres voisine. Rappelons que l'(Euvre graphique complet de Redon fut realise a La Haye en 1912, et que Ie peintre, outre son voyage en Hollande de 1878, y a expose en 1894. A ces deux voyages se meleront, dans Ie souvenir, les images du sejour que fit Proust en Bretagne, en septembre 1895, puisque Jean Santeuil evoque Beg-Meil d'une fa90n toute proche de Redon decrivant Rotterdam, notamment « les barques qui rentrent a la file, comme des vaches, s'arretant 9a et la pour paltre encore »12. Le paysage marin de Balbec sera aussi une transposition de la campagne bretonne voisinant avec la mer. Mais des lors, ce rapprochement permet d'apercevoir, et peut-etre d'expliquer un apparent paradoxe, a savoir que l'impressionnisme d'Elstir doive ici beaucoup a la peinture hollandaise. Dans notre ouvrage sur la forme du fragment chez Proust et ses significations esthetiques 13, nous remarquions que Ie petit pan de mur jaune, dans la Vue de Delft, tel qu'il apparalt au cours de La Prisonniere a Bergotte au moment de mourir, rappelle, tout autant que Ie « maItre d'autrefois », dirait Fromentin, les peintres d'aujourd'hui, soit les impressionnistes et postimpressionnistes contemporains, dans l'entourage de l'ecrivain. Et nous en induisions que Proust a pu hesiter, a l'heure ou tel fragment de tableau devait delivrer au heros une le90n d'esthetique, entre l'eparpillement de la touche impressionniste et la forme compacte et lisse que donnera a voir Ie jaune vermeerien. Or, les brouillons preparatoires des Jeunes jilles semblent confirmer cette impression, et permettent meme de reconstituer l'itineraire exact que Proust a suivi, ses hesitations d'un moment et son choix final. La question est a priori celle-ci: comment Proust a-t-il pu s'inspirer de ses souvenirs de Hollande et de ses maltres preferes de peinture hollandaise, pour dessiner et decrire la toile impressionniste d'Elstir? Dans son livre aujourd'hui presque introuvable sur la peinture dans l'reuvre de Proust, Juliette Monin-Hornung l4 voit au moins six tableaux reels superposes dans la memoire du romancier pour former Ie « Port de Carquethuit », et notamment les toiles de Turner et de II Corr., t. III, recit de Philip Kolb dans son Avant-propos, pages IX-X.
12 Jean Santeuil, pub lie avec Les Plaisirs et les jours par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, « Bibliotheque de la Pleiade », 1971, 364. 13 Voir Le Processus de la creation chez Marcel Proust - Le fragment experimental, Corti, 1988, « Le petit pan de mur jaune », 349-359. 14 Juliette Monin-Hornung, Proust et la peinture, Geneve et Paris, Droz, 1951.
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Monet l5 : cette genealogie du tableau a ete generalement retenue par les lecteurs de Proust, Ii juste titre d'ailleurs. Mais en fait, nous voyons que dans les esquisses des Jeunes jilles, la toile d'Elstir etait beaucoup plus proche de la vision de Redon et du paysage hollandais. Dans Ie Cahier 28, date de 1909 et du debut de 1910, la « metaphore» picturale apparait au sein d'un paysage bien plus retire Ii l'interieur des terres que Ie « Port de Carquethuit » definitif, si bien que les pres et les etangs, qu'on n'imaginerait plus dans la forme maritime et definitive de la toile d'Elstir, subsistent encore comme les avaient vus Redon et Proust en Hollande. Ces brouillons preparatoires sont essentiellement de longues enumerations de sujets et de scenes, dont Ie narrateur enonce Ii la fin I' enseignement estMtique; dans la version definitive, l'enumeration de motifs sera plus etroitement inseree dans la demonstration. Voici donc les elements enumeres originellement pour illustrer les metaphores d'Elstir: estuaires [... ] oil les bateaux semblent pris comme des mouches tant ils avancent lentement dans I'etendue infinie et contre I'invisible courant, [eau et bateaux] qui font tellement corps avec les terres basses, semees d'etangs et oilles breufs ont les pieds dans I' eau et sans ligne de frontiere avec Ie fleuve [... ], qu'on unit ensemble cette moitie de riviere et ces terres, soit que ce soit la riviere qui tire l'eau [Ia terre ?] Ii elle et la fasse eau, soit que ce soit la terre qui fasse champ cette eau (RTP, II, 972-973). Un peu plus loin, nous voyons Proust trouver Ie motif de la ville estuaire qui permettra en efIet, dans la toile d'Elstir, l'echange des termes marins et terrestres, sans Ie recours desormais Ii la campagne labouree. Mais cette ville estuaire se rapproche singulierement de Rotterdam, telle que la voyait Redon; car on retrouve ici Ie pont mouvant des bateaux cote Ii cote, et surtout la qualification de ville flottante : « bateau pecheur si bas qu'on ne voit pas son port dans la mer plus haute qui Ie domine de toutes partS», « eglises, chateau fort et quais d'une ville entre lesquels des bateaux passent et qui semblent elever au ras de la mer leurs clochers fondus dans Ie ciel», « toute cette ville flottante de bateaux qui rentrent et ne forment qu'un pont couvert de matelots d'une estacade Ii I'autre» (RTP, II, 973974). A I'origine donc, la metaphore d'Elstir en general, Ie « Port de Carquethuit » en particulier, ne sont pas incompatibles avec Ie paysage hollandais decrit par Redon et Proust. Ajoutons Ii present que dans la Recherche, la peinture hollandaise est essentiellement (mais non exclusivement) representee par Vermeer et sa « Vue de Delft». Or dans les brouillons, Eistir se presente lui-meme, est considere aussi par les autres, comme I'emule de Vermeer. On peut lire en effet, dans I' esquisse de la premiere rencontre avec Elstir qui figure egalement dans Ie Cahier 28: Je ne sais quel hasard fit que je dis que Ver Meer de Delft etait un de mes peintres preferes. II sourit d'un air profondement heureux, ses yeux furent 15 Voir sur ce sujet la synthese proposee en note par les editeurs de la Recherche, RTP, 11,1436.
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tres doux et aigus derriere Ie lorgnon et de sa douce voix chantante il dit : 'Ah ! je vois que nous pourrons nous entendre. Venneer est aussi un de mes peintres preferes'. Les lannes me vinrent aux yeux. Je me promis d'aller a La Haye voir la vue de Delft dont on m'avait tant parle. 11 n'y avait pas de pays dont je revais autant que la Hollande. Apeine rentre a Paris, des que Ie temps sentait 1'hiver, des Ie premier matin ou je voyais un beau solei1 glacer la brume et 1'air froid d'une couleur d'orange et d'une odeur de fumee, je revais de partir pour Amsterdam. Je me rappelais les vers de Baudelaire, les tableaux de Rembrandt (RTP, II, 964). Dans la version definitive, c'est Ie printemps et non 1'hiver, qui donnera au heros Ie desir de voir, non Amsterdam, mais Florence (RTP, I, 380-384): c'est donc dans l'atelier d'Elstir que, curieusement, ce developpement de Swann sur les noms de pays semble avoir pris naissance. C'est par ailleurs Bergotte qui heritera de deux traits ici attribues a Elstir: accessoirement, une voix chantante qui livrera Ie secret de son style l6 (RTP, I, 380-384) et essentiellement son admiration pour Venneer qui posera Ie probleme general du style l7 . Et a une epoque ou le« cote de Guennantes» n'etait apparemment pas 1'exact synonyme du «temps perdu », la duchesse, dans une esquisse du volume suivant montrant Ie heros enfin reyu dans Ie Faubourg SaintGennain, la duchesse souligne et confinne de l' exterieur la filiation reconnue par Ie peintre: «elle se dit heureuse que Ie tableau d'Elstir m'ait interesse [... ] et elle me parla de certains tableaux de Hollande assez peu connus [... ] que ce tableau d'Elstir lui rappelait» (RTP, 11,1254). En sorte qu'a 1'etat des brouillons, quand Elstir admire en Chardin «des sortes de fragments anticipes d'reuvres de lui» (RTP, 11,713), Proust aurait pu d'abord ecrire Ie nom de Venneer a la place de celui de Chardin, - d'autant que 1'epistolier affinne trouver Venneer au fond tres Chardin (Corr., XX, 226). Cette filiation explique que pendant un temps, la peinture d'Elstir ait pu apparaitre comme un prolongement de la couleur venneerienne, - a une epoque, Ie cas est a noter, ou Proust ne prevoyait vraisemblablement pas que Ie cote Venneer d'Elstir (au sens ou il existe un cote Dostoievski de Mme de Sevigne l8 ) acheminerait vers la leyon du petit pan de mur jaune, leyon qui n'existera qu'un an avant la mort de l' ecrivain, en 1921. Par un effet imprevu, ce qui etait filiation est devenu preparation, et premonition de la vocation ce qui etait influence d'un peintre que Proust admirait sur un peintre qu'il cree. C'est en effet en toute nettete que Ie petit
16 «Dans certains passages de la conversation [de Bergottej [... j, j'ai ete long it decouvrir une exacte correspondance avec les parties de ses livres 011 sa forme devenait si poetique et musicale» (RTP, 1, 540). 17 «C'est ainsi que j'aurais dfi ecrire, disait-il. [... j Il aurait fallu passer plusieurs couches, rendre rna phrase en elle-meme precieuse, comme ce petit pan de mur jaune » (RTP, III, 692). 18 (RTP, II, 14). Medite durant Ie voyage en train qui mime Ie heros it Balbec, Ie cote Dostoievski de Mme de Sevigne est, par ses effets d'optique, l'equivalent litteraire des prochaines metaphores d'Elstir.
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pan de mur jaune - en 1910 19, Ie role que jouera la «Vue de Delft» dans La Prisonniere a peu de chances d' etre encore soup~onne - vient se ret1eter sur les toiles d'Elstir esquissees au brouillon: tous les tableaux d'Elstir avaient cette expression particuliere, cette couleur qui lui etait speciale et qui par la difference de ses rouges avec les autres rouges, de ses bleus avec les bleus des autres, peut nous donner l'idee de ce qu'il y a de singulier, d'unique dans I'univers visuel que chacun porte devant lui et qui fait que tel peintre hollandais du XVlle siecle, ignorant, sans doute irreflechi et naif, nous a laisse dans quelques annees Ie mot secret, I' enigme inconnue de lui-meme ou ce qu'il y avait de cache au fond de son reil ou de sa pensee et qui ne lui fait jamais voir un seul objet comme nous Ie voyons et nous enchante encore aujourd'hui de cette couleur que lui seul a jamais montree, parce qu'ils etaient faits de ce qu'il y avait de plus profond en luimeme, degage de toute imitation, de tout ce qui n'etait pas emane de lui (RTP, II, 980). En note de I' expression qu' on vient de lire - « cette couleur que lui seul a montree » - et qui fait effectivement songer au petit pan de mur jaune (meme si I'on peut savoir que Vermeer n'avait, quant a lui, rien d'ignorant, de naif et d'irreflechi f), Proust ecrit: «Par exemple Ver Meer de Delft, ses marines etant reconnues d'apres ses meubles »20. L'ecrivain semble vouloir dire en raccourci qu'on identifie les toiles du peintre quand on trouve dans des tableaux inconnus I'originalite inimitable des couleurs visibles dans les tableaux connus, - preuve si chere a Proust de I'existence objective de I'art et de la coherence interne d'une reuvre21 . Ce developpement a pu, dans la version definitive de la Recherche, nourrir aussi bien Ie passage des Jeunes jilles sur Ie style de Bergotte (RTP, 1,540 sqq) que celui de La Prisonniere sur Ie septuor de Vinteuil (RTP, III,753 sqq). Lejaune vermeerien est Ie symbole de I'originalite du style, de la monade qu'est un artiste communiquant aux autres une vision unique, de I'instinct aussi qui predestine chaque createur a isoler dans I'univers la parcelle de cet univers que seul il saura reveler22. La couleur d'Elstir, heritee de Vermeer, aura plus tard pour equivalents Ie chant de Bergotte dans Ie premier volume et I'accent de Vinteuil dans l'un des derniers. 19 Datation proposee dans I'edition de la Recherche, RTP, II, 1322. 20 RTP. II, variante d, 1863.
21 Cette note rapide au bas d'un brouillon se retrouve en partie dans ce passage d'« Un amour de Swann» qui est au centre de notre sujet: «Maintenant qu'il s'etait remis a son etude sur Vermeer, il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours a La Haye, a Dresde, a Brunswick. II etait persuade qu'une 'Toilette de Diane' qui avait ete achetee par Ie Maurithuis a la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes, etait en realite de Vermeer. Et il aurait voulu pouvoir etudier Ie tableau sur place pour etayer sa conviction» (RTP. I, 347348). 22 Nous retra~ons les lineaments de cette theorie dans Le Processus de la creation chez Marcel Proust, op. cit., 373-377.
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On sait que Ie heros, sitot arrive a Balbec, isole par son regard des toiles anticipees d'Elstir dont il ne connait pas encore les reuvres, en sorte que sa visite a l'atelier sera, moins qu'une decouverte, la verification de principes deja confusement ressentis. Sachons retrouver peut-etre l'origine hollandaise d'Elstir dans Ie fait que deja Ie cheminement du train vers Balbec menage l'apparition de la laitiere (RTP, 11,16). Mais de plus, il est a remarquer qu'a 1'epoque ou Elstir est un disciple de Vermeer, Ie heros, tout a fait parallelement, projette sur la mer de Balbec les formes et les couleurs vermeeriennes. Il se montre par la en harmonie preetablie avec cet Elstir premiere maniere, dont les couleurs compactes et tranchees ne sont pour 1'instant guere en accord avec la fragmentation de la touche impressionniste C'est son « regard premiere maniere » a lui. Voici - compare a ce qu'il apen;:oit quand Ie matin Franyoise tirant les rideaux de sa chambre lui decouvre la vue sur la plage - ce qu'il voit de la mer quand il se promene dans la voiture de Mme de Villeparisis: la mer semblait alors rurale elle-meme et la chaleur y avait trace comme a travers champ une route poussiereuse et blanche derriere laquelle la fine pointe d'un bateau de peche depassait comme un clocher villageois. Un remorqueur dont on ne voyait que la cheminee fumait comme une usine ecartee, tandis que seul a 1'horizon un carre blanc et bombe, peint sans doute par une voile mais qui semblait compact et comme calcaire, faisait penser a l' angle ensoleilie de quelque batiment isoie, hopital ou ecole. Et les nuages et Ie vent les jours ou il s'en ajoutait au soleil, parachevaient sinon 1'erreur de jugement, du moins l'illusion du premier regard, la suggestion qu'il eveille dans 1'imagination. Car l'altemance d'espaces de couleurs nettement tranchees comme celles qui resultent dans la campagne, de la contigui~e de cultures differentes, les inegalites apres, jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levees, talus qui derobaient a la vue la barque ou une equipe d'agiles matelots semblaient moissonner tout cela par les jours orageux faisait de 1'ocean quelque chose d'aussi varie, d'aussi consistant, d'aussi accidente, d'aussi populeux, d'aussi civilise que la terre carrossable d'ou, en voiture avec Mme de Villeparisis nous Ie regardions. Mais parfois aussi, et pendant des semaines de suite, Ie beau temps fut si eclatant et si fixe que quand Franyoise venait ouvrir la fenetre j'etais sUr de trouver Ie meme pan de soleil dans sa robe d'or (RTP, II, 1367-1368; nous soulignons). Proust reprendra ce passage a peine transforme, c'est-a-dire adapte au second sejour a Balbec, dans Sodome et Gomorrhe. A cette date, la dette contractee envers ce tres vermeerien Elstir sera beaucoup plus nettement affirmee: « mes yeux, instruits par Elstir a retenir precisement les elements que j'ecartais volontairement jadis, contemplaient longuement ce que la premiere annee ils ne savaient pas voir >~3. Ce qui offre de l'interet dans cette variante manuscrite, c'est que Ie regard du heros esquisse tres exactement Ie « Port de Carquethuit », et prefigure en meme temps Ie petit pan de mur jaune. De la future toile d'Elstir, on reconnait ici la mer rurale, Ie principe plusieurs fois mentionne (mais non nomme) de la metaphore, enfin les mats clochers. Un tableau representera, on s'en souvient, une carriole 23 Pour tout ce passage, voir RTP, II, 783-784.
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semblant sortir de l'eau en s'ebrouant: Ie narrateur n'a-t-il pas malicieusement mis en scene, sous Ie pinceau d'Elstir, la voiture de Mme de Villeparisis d'ou lui-meme jeune homme decoupait des Elstir dans les paysages de mer? Mais en meme temps, de la toile de Vermeer qu'on verra apparaitre dans La Prisonniere, on distingue deja, et nous l'avons souligne, les morceaux de couleurs ecartes, isoles, bombes, anguleux, contigus, nettement tranches, consistants, jaunes enfin, - morceaux tout resumes dans Ie pan de solei! qui viendra poser son reflet sur la demiere page des Jeunes jilles dans leur version definitive, « Ie meme pan de soleil plie a l'angle du mur exterieur, et d'une couleur immuable» (RTP, II, 306). Bergotte redecouvrira ainsi Ie fragment precieux de la « Vue de Delft»: « un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) etait si bien peint qu'il etait, si on Ie regardait seul, comme une precieuse reuvre d'art chinoise, d'une beaute qui se suffisait a elle-meme »24. Telle est « la precieuse matiere du tout petit pan de mur jaune ». Outre les deux manieres denombrees par Ie heros dans les toiles d'Elstir, anterieures a son impressionnisme de la maturite, Ie japonisme et Ie mythologisme 25 , il y a donc a l'origine chez Ie peintre une maniere cachee, une maniere Vermeer. Toutefois, les deux premieres manieres, japonisante et mythologique, appartiennent a la formation de l'artiste dans sa version definitive, - toiles retoumees contre Ie mur de l'atelier; au contraire, la maniere Vermeer sera plus ou moins effacee de sa production, au profit d'une unite de style mieux conforme a la generation de 1880 en general, et en particulier a l'impressionnisme26. Mais a l'epoque ou Elstir est un disciple de Vermeer, ou il cultive les couleurs compactes, consistantes, lisses et contigues, il est a remarquer que Ie principe de ses metaphores existe certes deja, mais que leur contenu, Ie choix du sujet, fait toute la difference. La metaphore impressionniste reposera sur une equivoque entre terre et mer; la metaphore disons vermeerienne reposait sur une inversion, dans des scenes de paysages en degel, entre la glace et Ie soleil: « les morceaux de glace entraines, refletant Ie ciel si pur, etaient comme des eclats d'azur et ils echangeaient avec Ie soleil de tels feux que par endroits l'reil ebloui par une parcelle miroitante ne savait plus si c'etait un reflet du soleil, ou un morceau de glace» (RTP, II, 982). C'est ici Ie verbe echanger qui resume Ie mecanisme de la metaphore picturale, cependant que l'eblouissement - qui devait rappeler a Proust son etude de 1907 sur Les Eblouissements d' Anna de Noailles, dans laquelle il definissait precisement l'impressionnisme litteraire27 - est la figure 24 (RTP, III, 692). Nous avons consacre Ii ce texte une emission de France Culture, dans la serie Les Chemins de la connaissance, Ie 9 fevrier 1994. 25 (RTP, II, 191). Voir, dans notre Proust et lejaponisme, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, 1a rubrique intitulee « Le japonisme, lien secret entre 1es trois "manieres" d'Elstir », 62-79.
26 Nous ne meconnaissons pas cependant que certaines zones de 1a « Vue de Delft» elle-meme ont ete comparees Ii la touche impressionniste. 27 Voir Essais et articles, 533-545; l'impressionnisme litteraire est defini page 543. Cette premiere version de la metaphore est reprise par Proust un peu plus loin: « un effet de degel Ii Apollonville montre par Elstir et OU l'absence de frontiere de la glace cassee en mille morceaux au milieu de laquelle s'elevaient des arbres presque entierement defeuilles
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de I'illusion d'optique qui livre la verite de la sensation, puisque tel est l'enseignement majeur dispense par Elstir au heros. Enfin, dans cet echange entre soleil et glace, Ie reflet du solei I annonce la couleur, et Ie morceau de glace la forme, du petit pan de mur jaune, qui sera bien, comme Ie dit deja cette esquisse, pour Bergotte une « parcelle miroitante ». Ainsi la metaphore d'Elstir, au creur de la doctrine proustienne, dessine-t-elle d'abord Ie petit pan de mur jaune. On se souvient que Ie nom de Vermeer, prononce avec veneration devant Eistir, eveillait chez Ie heros Ie vif desir de partir pour la Hollande, - et que cette esquisse preparait deja, dans la demiere partie de Swann, Ie passage oil I'on verra I'enfant rever de partir pour Florence ou Venise. Or dans la version definitive, ces reves d'un voyage maintenant italien resteront precisement un « effet de degel », au sens oil Ie bonheur de se reciter par avance les formules des guides sur I' ecole de Giorgione ou la demeure de Titien est encore accru par les promenades a la fin de I'hiver, « quand, sorti pour une course, marchant vite a cause du temps qui, apres quelques jours de printemps precoce, etait redevenu un temps d'hiver, [... ] voyant sur les boulevards les marronniers qui, plonges dans un air glacialliquide comme de l'eau, n'en commenryait pas moins, invites exacts, deja en tenue, et qui ne se sont pas laisses decourager, a arrondir et a ciseler, en leurs blocs congeies, l'irresistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait, mais ne parvenait pas a refrener la progressive poussee »28. Les memes images ne servent plus ici, on Ie voit, a illustrer une loi esthetique, mais a mettre en scene une erreur du temps perdu, la reverie sur les noms qui peuple l'age des croyances - Ie plus eloigne du temps retrouve. Dans la version definitive du roman, il semble que Ie motif du morceau de glace perde sa valeur esthetique positive (au moment oil en effet, Elstir abandonne ses couleurs lisses et compactes inspirees de Vermeer), et prenne une valeur sentimentale negative, ici la croyance illusoire en la realite des noms, ailleurs la souffrance inevitable de I'amoureux jaloux « cet univers interieur, ce fleuve incolore et libre [que serait l'amour paisible], voici qu'une seule parole d'Odette venait l'atteindre jusqu'en Swann et, comme un morceau de glace, I'immobilisait, durcissait sa fluidite, Ie faisait geler tout entier »29. Parallelement, rappelons que Ie personnage d' Albertine a ete precede, dans les brouillons de la Recherche, par Ie cycle de Maria la Hollandaise30 (tout comme chez Apollinaire, « Marie» dans Alcools renvoie non empechait de savoir si on voyait Ie lit d'un fleuve ou une clairiere dans les bois, m'avait appris la beaute qu'il y a dans cette immense equivoque de reflets oil I'reil ebloui ne sait plus s'il voit briller un morceau de glace azuree, ou un reflet de solei I sur l'eau » (988). 28 RTP, I, 384. 29 Ibid., 349; meme image deja page 311; et a propos de Morel et des souffrances inspirees aux femmes qu'il a delaissees, voir dans La Prisonniere, III, 702. II s'agit donc d'un motif constant dans la version definitive de la Recherche.
30 Voir Roger Duchene, L'impossible Marcel Proust, Robert Laffont, 1994,417: « II y aura dans les brouillons de son roman tout un cycle hollandais, disparu sans presque laisser de traces, mais nourrissant en profondeur l'intrigue principale avec Albertine, ulterieurement greffee sur lui ». Voir la notice des Jeunesfilles, II, 1319-1321. Une trace de ces origines disparues subsiste cependant dans cette phrase incidente de La Prisonniere,
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seulement Ii Marie Laurencin, mais Ii Maria Dubois qui, en 1899 Ii Stavelot, dansait fa mac/otte qui sautille), si bien que 10rsqu'Albertine, dans Ie roman, sera confrontee Ii l'enseignement esthetique d'Elstir, ce sont deux heritages hollandais amoureux et pictural - qui se feront face en presence du heros et pour son instruction. Mais les paralleles ici se poursuivent. Car de son cote, Swann abandonne son etude sur Vermeer pour Odette, et cet abandon fera de lui un « celibataire de l'art» (RTP, IV, 470), tandis qu'Elstir, Ii l'origine disciple de Vermeer, livre au heros par ses metaphores un enseignement essentiel dans l'histoire de sa vocation, Ii l'origine d'un veritable impressionnisme litteraire. Pour Ie celibataire de l'art, l'etude sur Vermeer appartient Ii un avenir non realise, en signe d'echec et de sterilite; pour Ie peintre impressionniste, l'influence de Vermeer appartient Ii un passe oublie et devenu inutile, en signe d'originalite et de reussite. II est vraisemblablement arrive un moment oil la couleur vermeerienne et l'impressionnisme d'Elstir sont devenus difficilement conciliables dans l'esprit de Proust. La fragmentation de la touche n'etant pas, tant s'en faut, la seule caracteristique de la peinture impressionniste, on remarquera que dans les esquisses qui precedent, l'art modeme d'Elstir, quoique en conformite avec la peinture contemporaine, est inflechi dans Ie sens de Vermeer. II est toutefois d'autres textes oil l' on voit coexister dans la description les deux poles de la touche fragmentee, tremblee ou fondue, et de la substance consistante, lisse et contrastee: dans une aquarelle de lui au bord de la mer palie, vaporisee par Ie soleil, et oil les ailes blanches de quelques bateaux semblaient engourdies de chaleur comme des papillons parnes, j'avais vu en contraste les ombres d'un bleu intense, d'un vert glissant et verni, qui s'etaient mises Ii l'abri et au frais, au pied de la falaise gigantesque, rose, friable et denteiee comme les arcboutants d'une cathedrale (RTP, II, 986). Du cote du texte definitif, un passage de La Prisonniere offrira Ie meme antagonisme entre Ie vocabulaire du friable et ce qu'il faudrait appeler ici Ie petit pan de mur rouge (autre forme de metaphore picturale dont se souviendra avec eclat Valery au debut du Cimetiere marin, la voile et Ie toit echangeant leur couleur): au bord de la Seine, « Albertine admira [... ] les reflets de voiles rouges sur l' eau hivemale et bleue, une maison de tuiles batie au loin comme un seul coquelicot dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait, plus loin, la petrification fragmentaire, friable et cotelee» (RTP, III, 680). Ce tableau non peint, dans lequel la touche dispersee et la consistance vermeerienne persistent Ii se combattre, semble lui-meme une impossible synthese du « Port de Carquethuit », dont il conserve Ie principe de la metaphore, et de la « Vue de Delft», dont il imite la composition generale et jusqu'au petit mur ou to it; en effet, pas plus que dans Ie tableau de Vermeer, on ne
s'agissant d' Albertine: «Elle me parlait aussi de ces promenades qu'elle avait faites avec des amies dans la campagne hollandaise, de ses retours Ie soir a Amsterdam, a des heures tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qU'elle connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont je croyais voir se refieter dans les yeux brillants d'Albertine, comme dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables et fuyants » (RTP, III, 886-887).
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saura jamais si Ie petit pan de mur rouge forme par cette « maison de tuiles » est un mur ou un toit. Dans l'esquisse deja rencontree evoquant, a propos d'Elstir, « cette couleur que lui seul a montree )), on a vu que Proust ecrit en note: « par exemple Ver Meer de Delft )); mais il ajoute en marge: « Mettre plutot cela pour Elstir que pour un peintre hollandais)) (RTP, 11,1863). Or, c'est Ie contraire qui s'est produit: Proust se proposait ici de caracteriser Eistir par Ie style de Vermeer, mais en effa~ant Ie nom du peintre. A ce stade intervient donc la scission entre Ie modele reel et Ie disciple fictif; mais de plus, si Eistir est impressionniste, il ne suffit pas de lui preter Ie style hollandais en effa~ant Ie nom: la peinture d'Elstir doit prendre resolument une autre orientation. Ainsi, l'etrange ressemblance entre la description de la Hollande sous la plume d'Odilon Redon (lui aussi visionnaire de « metaphores ))) et la description du « Port de Carquethuit)) sous la plume du narrateur proustien, au-dela d'une simple coincidence de sensibilites artistiques, souleve en partie Ie voile et ouvre une perspective sur l'origine entre autres hollandaise d'Elstir. De cet itineraire, plusieurs enseignements sont pour finir a retenir. D'abord, il apparait que Proust a fini par repartir en deux versants ce qui etait a l'origine reuni. Elstir sera de moins en moins Ie disciple de Vermeer, et l' ecrivain tirera une nouvelle force de ce qui a dii faire un temps son embarras et son hesitation. Une fois separees, la touche fragmentee et la consistance compacte, qui ont pu se battre un moment dans les aquarelles d'Elstir, permettent au romancier de la vocation de menager a son heros un renouveau inattendu dans l'apprentissage esthetique: quand l'impressionnisme d'Elstir a deroule sinon jamais epuise ses le~ons en deux gros volumes, A l'ombre des jeunes flUes en jleurs et Sodome et Gomorrhe, consacres aux deux sejours a Balbec (sans compter la vi site de la galerie des Guermantes a Paris), et que sont deja mis en reserve, pour la dissertation sur l'art du Temps retrouve, les principes d'un nouvel impressionnisme litteraire, - alors entre en scene Ie petit pan de mur jaune, post-scriptum a la formation du futur ecrivain par la peinture qui, en complementarite avec la refraction impressionniste de la lumiere, et au voisinage du septuor de Vinteuil dans La Prisonniere, apporte au heros la decouverte ultime de la mysterieuse consistance du style, de l' existence irreductible et objective de l'art. L'origine hollandaise des metaphores d'Elstir eclaire ainsi la mysterieuse destinee de Vermeer, non seulement dans l'histoire universelle de l'art, mais ici dans Ie monde ferme de la Recherche. Le petit pan de mur jaune, introduit tres tard, en 1921, dans Ie roman, etait comme attendu depuis toujours dans l'reuvre: il etait dans les versions preparatoires sur Elstir, il etait dans Ie regard que porte Ie heros sur la mer, il etait dans Ie glacis cisele de Paris au sortir de 1'hiver3 1. 11 est interessant, a ce point de vue, de rei ire les trois articles que Jean-Louis Vaudoyer a publies en 1921, au moment 011 l'ecrivain a pu revoir la « Vue de Delft ))32: ces articles ont
31 Dans Le Processus de la creation chez Marcel Proust, op. cit., 355-357, nous montrons que l'association tres frequente, des Ie premier volume de la Recherche, entre la forme ciselee et la couleur jaune, dessine par avance sous de mUltiples formes Ie petit pan de murjaune.
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visiblement influence Proust quand il s'est agi d'ecrire la mort de Bergotte; mais tout ce qu'il en a retenu etait formule dix ans plus tot dans les esquisses mettant en reuvre l'origine vermeerienne des tableaux d'Elstir. D'Elstir dans les Jeunesjilles a Vermeer dans La Prisonniere, Ie modele pictural du heros evolue donc de la touche fragmentee a la consistance compacte. II est curieux de constater que c'est l'itineraire exactement inverse a celui que suit, au cours du cycle romanesque, la petite phrase de Vinteuil, qui apparait interca!ee dans Du cote de chez Swann, et reapparait dispersee dans La Prisonniere. Quand Swann decouvre la sonate, la petite phrase forme en effet avant tout une individualite autonome, ramassee sur elle-meme, en relief, « intercaIee, episodique »33; transposee plus tard dans Ie septuor, la voila a present - retrospectivement evoquee dans La Fugitive « eparpillee», se decomposant sous nos yeux, - « quand la petite phrase, avant de disparaitre tout a fait, se defit en ses divers elements ou elle flotta encore un instant eparpillee» (RTP, IV, 140). En somme, la phrase intercalee de la sonate annonce Ie petit pan de mur jaune, comme la phrase eparpillee du septuor reprend la touche impressionniste d'Elstir. Place devant ces diverses reuvres d'art, Ie futur ecrivain saura-t-il faire Ie depart, au moment d'ecrire son livre, entre Ie modele de Vermeer et l'enseignement d'Elstir? Vraisemblablement non. Car d'un cote, l'ecrivain enfin advenu sera bien impressionniste. Cet impressionniste-Ia travaille dans « la penombre», sur ses « impressions obscures», et cette verite de l'impression, « nous sentons son effort pour remonter vers la lumiere, nous sentons la joie du reel retrouve. Elle est Ie controle aussi de la verite de tout Ie tableau, fait d'impressions contemporaines qu'elle ramene a sa suite avec cette infaillible proportion de lumiere et d'ombre, de relief et d'omission, de souvenir et d'oubli que la memoire ou l'observation conscientes ignoreront toujours» (RTP, IV, 457-458). La touche impressionniste dans Ie style de l'ecrivain, ce sera l'adjectif, surtout quand cette epithete designe l'instantane, Ie momentane et lefogiti.f4. Mais d'un autre cote, l'ecrivain du temps perdu et retrouve sera tout aussi vermeerien. Considerons en effet les differences qualitatives de style que Ie heros, et ce des Le Cote de Guermantes, voudrait obtenir pour faire sentir, par la seule et mysterieuse contexture de la phrase, toute la poesie des epoques de la vie superposees mais distinctes: n'est-ce pas - bien avant la decouverte de Bergotte au seuil de la mort - par excellence un exercice de type vermeerien? 32 Ces articles ont ete republies dans la Gazette des Beaux-Arts en novembre 1966 (t. LXVIII, 291-303) par Helene Adhemar; nous ana1ysons 1es passages qui ont influence Proust, 352-355.
33 (RTP. I, 215). Voir sur ce point Jean-Pierre Richard, Proust et Ie monde sensible, Seuil, 1974, «Naissances d'une petite phrase »,139-146. De fafYon generale, on lira avec profit les sections sur la consistance et I'inconsistant dans Ie monde sensible proustien, 115-129. 34 Voir Paul Leonard, Proust et l'esthetique impressionniste, these, Universire Paris III, 1987, et notre Esthetique de Marcel Proust, SEDES, 1995, «L'art est d'essence impressionniste »,37-40.
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Entre les souvenirs que je venais d'avoir, successivement, de Combray, de Doncieres et de Rivebelle, je sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance qu'il y aurait entre des univers differents ou la matiere ne serait pas la meme. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celIe dans laquelle m'apparaissaient ciseles mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle, il m'eiit fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide, compacte, fraichissante et sonore, la substance jusque-la analogue au gres sombre et rude de Combray (RTP, II, 692). La matiere ciselee, la substance compacte et les couleurs contigues du style ideal seront toutes incamees dans Ie petit pan de mur jaune. A sa vue, Bergotte regrettera, apres Boileau mais dans un autre contexte esthetique, de ne pas avoir su polir et repolir sa phrase: n'oublions pas que «Ie Hollande» designe aussi une qualite de papier, papier Hollande sur lequel ont ete imprimes les exemplaires de luxe de Swann 35 Proust publiant donc la Recherche sur papier Hollande, il se trouve justement que l'origine hollandaise de la peinture d'Elstir, effacee pour finir, demeurera simplement flligranee dans les toiles du grand impressionniste fictif, et l'on peut en demier lieu s'interroger quelques instants sur cet effacement, qui eclaire en effet un ultime aspect du role de Vermeer dans Ie roman proustien: Vermeer apparait toujours, faudrait-il dire, comme Ie modele efface d'une reuvre qui n'existe pas, - en ce sens particulier, comme un hors-d'reuvre de la creation. Ces reuvres sont celles de Swann, de Bergotte et d'Elstir. Swann n'ecrira pas son etude sur Vermeer; Bergotte s'exclame, en redecouvrant Ie petit pan de mur jaune: «C'est ainsi que j'aurais dii ecrire », et la phrase qu'il reve alors de composer - ou mieux, de refondre -, il meurt sans l'avoir policee36 ; enfin les metaphores d'Elstir, son art de la refraction lumineuse, se separeront de la couleur vermeerienne, releguee dans une epoque revolue de son evolution esthetique. Sous des formes differentes, ces trois apparitions - disparitions? - de Vermeer ont en commun de mettre en scene les preliminaires de la creation, veritablement ses hors-d'reuvre. Sous des formes differentes toutefois, car Ie Vermeer de Swann represente une reuvre revee etjamais creee, celui de Bergotte une reuvre creee mais a refaire, celui enfin d'Elstir l'esquisse oubliee d'une reuvre devenue autonome et detachee de ses origines. Les interventions de Vermeer, dans les brouillons preparatoires des Jeunes fllles, offrent une image materielle du role joue par Ie peintre dans l'evolution de ces trois personnages. Or, quand Bergotte s'exclame, avec regret: «C'est ainsi que j'aurais dii ecrire », Ie heros est deja pres de s'exclamer quant Ii lui avec joie: «C'est ainsi que 35 Corr., XVIII, 414, note 4. La Hollande litteraire du reste a peut-etre ete Ie premier pays comptant une societe Marcel Proust, comrne Leon Daudet Ie signale dans L 'Action Jrant;aise. 36 Un esprit moqueur verrait, dans cette scene, la reecriture pathetique de la plaisante formule de Guez de Balzac sur Malherbe: « La mort I'attrapa sur l'arrondissement d'une periode ». L'hypothese de cette source n'est pas a ecarter.
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je saurai ecrire». Souvenons-nous qu'a la derniere page du Temps retrouve, ce heros est laisse sur Ie point d'entreprendre un livre, dont on devine qu'il n'est pas A la recherche du temps perdu, mais dont la Recherche a retrace l'avenement et dessine pour finir la silhouette a venir. Ainsi, les brouillons sur Vermeer modele d'Elstir en preparation dans les Jeunes jilles, et plus generalement les trois apparitions de Vermeer dans la Recherche, offrent l'exact equivalent du livre meme de la Recherche, considere par rapport a I' reuvre au seuil de laquelle Ie roman proustien se referme a jamais: Ie Livre de l'ecrivain enfin devenu capable de remplir sa vocation. La « Vue de Delft» aura ete pour lui une « Vue de la Terre promise».
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Kazuyoshi Yoshikawa, Universite Municipaie de Tokyo ELSTIR: SES ASPERGES ET SON CHAPEAU HAUT-DE-FORME
C'est dans Le Cote de Guermantes que Ie jeune heros, invite a diner pour la premiere fois chez Ie duc de Guermantes, se met a table apres avoir admire les Elstir des Guermantes 1. Il mange« des asperges sauce mousseline» (RTP, II, 7901)2, dont la duchesse de Guermantes lui fait reprendre. C'est juste a ce moment-la que Ie duc ereinte devant lui la Botte d'asperges peinte par Elstir: « Swann avait Ie toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d'asperges. Elles sont meme restees ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans Ie tableau, une botte d'asperges precisement semblables a celles que vous etes en train d'avaler. Mais moi, je me suis refuse a avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d'asperges! Un louis, voila ce que ~a vaut, meme en primeurs! » (RTP, II, 790-791). Etant donne que la valeur des asperges n'est pas la meme lorsqu'il s'agit d'un plat ou d'un tableau, on pourrait rire des gens du monde qui ne savent pas ce que c'est que les beaux-arts. Le duc connait certes cette evidence, et ses propos devront etre plutot consideres comme traits d'esprit dignes d'un salon parisien. Car Ie duc saisit Ie moment precis ou Ie heros mange des asperges pour ereinter celles de son peintre favori Elstir. De toute fa~on, cette scene comique constitue une critique litteraire « en action »3, selon l'expression de Proust, sur Ie mode de consommation des reuvres artistiques. Les reactions du lecteur ne s'arretent pas lao Le lecteur connaisseur d'art songera devant ces asperges d'Elstir, plusieurs commentateurs 1'0nt deja releve, a Une Botte d'asperges (Fig. 1) peint par Manet en 1880. Ou plutot, tout se passe comme si l'ecrivain nous invitait expressement a deviner que Ie tableau d'Elstir est en fait un hymne deguise a celui de Manet. Car, a la meme page, Proust situe Ie tableau a cette « periode ou la personnalite d'Elstir n'etait pas encore completement degagee et s'inspirait un peu de Manet » (RTP, II, 790). Il nous semble qu'ici Proust joue double jeu pour affirmer d'une part que Ie peintre fictif Elstir n'est pas
1 Ce texte est la version ecrite d'une conference donnee Ie 22 novembre 1997 a I'Universite Waseda (Tokyo) et Ie 5 septembre 1999 a la Maison de Tante Leonie (IlliersCombray). 2 Toutes les citations de A la recherche du temps perdu renvoient a l'edition publiee sous la direction de Jean-Yves Tadie, Gallimard,« Bibliotheque de la Pleiade », 4 vol., 19871989, (en abrege RTP). 3 Lettre a Robert Dreyfus, datee du 17 mars 1908, Correspondance de Marcel Proust, edition etablie et annotee par Philip Kolb, Pion, 21 vol., 1970-1993, t. VIII, 61.
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Figure I: Mane!, Une botte d'asperges (1880), Walhaf-Richartz Museum, Cologne
Figure 2: Manet, L'Asperge (1880), Musee d'Orsay, Paris
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Manet lui-meme, mais d'autre part qu'en Elstir on reconnait Manet. (Cette allusion a Manet est forte puisque la Recherche toute entiere ne contient que cinq occurrences du nom de Manet). Et ce n'est pas tout. Voila ce que dit la duchesse de Guermantes, en faisant signe de reselVir des asperges au jeune heros: «je crois justement que Zola a ecrit une etude sur Elstir » (RTP, II, 790). Ce nom de Zola est moins cite pour donner de la vraisemblance au personnage fictif d'Elstir (procede frequent chez Balzac), que pour rappeler aux connaisseurs Ie celebre article precurseur que Zola a consacre en 1867 a « Edouard Manet »4. C'est juste apres cette allusion que Ie duc parle de la Batte d'asperges d'Elstir. Incite deja par deux fois a evoquer Ie nom de Manet, Ie lecteur ne peut s'empecher de reconnaitre dans ce tableau d'Elstir Une Batte d'asperges de Manet. C'est bien la, nous semble-t-il, ce que voulait Proust. Le duc s'indignait, on s'en souvient, a propos de la Batte d'asperges d'Elstir: «Trois cents francs, une botte d'asperges!». Ici transparait encore Une Batte d'asperges de Manet. Ce n'etait pas pour trois cents francs mais pour huit cents francs que Manet avait vendu en 1880 ce tableau a Charles Ephrussi, futur directeur de la Gazette des Beaux-Arts. Ephrussi lui versera mille francs, et Manet, confus, peint une autre asperge qu'il lui adresse avec ce joli mot: « Il en manquait une a votre botte »5. Rendue celebre par cette charmante histoire, l'Asperge unique (Fig.2) est exposee actuellement a l'etage superieur du Musee d'Orsay (salle n° 31), avec Ie seul Citron de la meme epoque. L'Asperge a quelque chose de comique et d'amusant, comme l'ecrit Georges Bataille dans son Manet: « Ce n'est pas une nature morte comme les autres: morte, elle est en meme temps enjouee »6. Charles Ephrussi (1849-1905), qui fit donc de cette maniere l'acquisition des deux tableaux de Manet representant des asperges, etait Ie fils d'un banquier autrichien; il s'etait installe a Paris pour faire des etudes d'histoire de l'art et avait meme achete plusieurs tableaux contemporains: des Manet, des Monet, des Renoir, des Moreau, etc. Il frequentait Ie salon de la princesse Mathilde, celui de Madeleine Lemaire et celui de Mme Straus, et c'est ainsi qu'il fit connaissance avec Ie jeune Proust7 . Si celui-ci a publie en 1900 dans la Gazette des Beaux-Arts des articles necrologiques sur Ruskin, c'est qu'Ephrussi etait directeur de la revue depuis 1895. Aussi est-il fort probable que Proust, a la fin du siecle, a vu les deux Asperges de Manet chez Ephrussi. On a au moins la preuve que Proust a vu chez Ie collectionneur d'autres tableaux; pour ecrire Ie passage suivant de Jean Santeuil
4 C'est ce qu'a deja indique la note de Thierry Laget et de Brian Rogers, RTP, II, 1782. Cet article de Zola fut publie Ie ler janvier 1867 dans La Revue du XIXe siecle. 5 Manet 1832-1883, Catalogue de l'exposition Manet au Grand Palais, Editions de la Reunion des musees nationaux, 1983,451. 6 Georges Bataille, Manet, Skira, 1955, 104.
7 Voir Philip Kolb et Jean Adhemar, « Charles Ephrussi (1849-1905), ses secretaires: Laforgue, A. Renan, Proust, sa Gazette des Beaux-Arts », in Gazette des BeauxArts, janvier 1984, 29-41.
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Figure 3: Manet, Le dejeuner des canotiers (1881), Philipps Coli., Washington
Figure 4: Bonnat, Portrait de Charles Ephrussi (v.1885), Coli. particuliere
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par exemple, l'ecrivain songeait sans aucun doute a Matinee sur la Seine, pres de Giverny (Catalogue Wildenstein, nO 1483), l'un des tableaux que Monet peignit en 1897 et qui au tournant du siecle appartenait a Charles Ephrussi 8: [ ... ] voyez Ie reflet bleu des bois, Ie reflet bleu du ciel, voyez comme tout se tait, comme l'eau ecoute Ie silence des rives, comme tout s'amortit, comme tout est bleu et deja un peu sombre a l'ombre bleue des bois sur l'eau, tandis qu'au milieu, dans Ie reflet bleu du ciel, de la lumiere persiste encore, en dernier reflet (chez Ch. Ephrussi9). Cette description de Proust correspond parfaitement au tableau de Monet (si ce n'est la difference d'heure: Ie matin pour Ie tableau de Monet, et Ie crepuscule pour la description de Proust), d'autant plus que l'ecrivain note entre parentheses Ie nom de Charles Ephrussi comme proprietaire du tableau. Toujours a la meme page du roman, tandis que Ie jeune heros mange des asperges sauce mousseline, il est question dans la conversation d'un autre tableau d'Elstir. C'est un tableau representant une rete populaire OU figure un « monsieur [ ... ] en chapeau haute-forme» au milieu de « fines en cheveux » (RTP, II, 790). Les commentateurs s'accordent pour affirmer que Proust a ecrit ce passage d'apres Le Dejeuner des canotiers (Fig. 3) de RenoirlO. Dans ce tableau de 1881, figurent a la terrasse du restaurant Fournaise, dans l'ile de Chatou, des amis intimes du peintre. Au premier plan, a gauche, la jeune fine qui tient un petit chien, est Aline Chargot, la future Mme Renoir. Derriere elle, Ie torse cambre sur la balustrade, c'est Ie pere Fournaise. Au centre, on reconnait sa fine Alphonsine, accoudee elle aussi au ba1con 11. Et au fond, on aperyoit un homme en jaquette qui tourne Ie dos aux convives et qui porte en effet, comme Ie dit Proust, un « chapeau haute-forme ». Or, dans ce passage du roman OU il est question de la peinture d'Elstir, tout se passe comme si Proust avait voulu que Ie lecteur s'interroge sur l'identite de ce « monsieur [ ... ] en chapeau haute-forme ». A la question du heros, Ie duc de Guermantes ne se souvient plus de son nom: « Je l'ai la sur Ie bout de la langue, monsieur ... monsieur ... enfin peu importe, je ne sais plus. Swann vous dirait cela [ ... ] ». Ce balbutiement du duc n'a d'autre role, nous semble-t-il, que d'exciter la curiosite des lecteurs quant a la veritable identite du personnage. Le duc continue encore: « ce monsieur est pour M. Elstir une espece de Mecene qui l'a lance, et l'a souvent tire d'embarras en lui commandant des tableaux. Par reconnaissance [ ... ] il
8 Voir Kazuyoshi Yoshikawa, « Proust et les Nympheas de Monet », in Bulletin Marcel Proust, no 48, 1998, 82. 9 Jean Santeuil, edition etablie par Pierre Clarac et Yves Sandre, Gallimard, «Bibliotheque de la Pleiade», 1971,893. 10 Voir, par exemple, RTP, II, 1743 (note 3 de la p. 713). 11 Franyois Daulte, Auguste Renoir, catalogue raisonne de l'alUvre peint, Editions Durand-Ruel, Lausanne, 1971, no 379.
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'a peint dans cet endroit-Ia ou avec son air endimanche il fait un assez drole d'effet.