Premières rencontres de Genève, un chemin vers la sagesse - Quelques rencontres avec le Père Marie-Dominique Philippe


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Premières rencontres de Genève, un chemin vers la sagesse - Quelques rencontres avec le Père Marie-Dominique Philippe

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Rencontres

de Ge^ère

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QUELQUES RENCONTRES avec le PÈRE MARIE-DOMINIQUE PHILIPPE

© Communauté Saint-Jean Textes reproduits arec l’aimab/e autorisation des éditeurs.

Rencontres

de Qenèfe

U/» cAein/n vers /a sagesse...

QUELQUES RENCONTRES avec le PÈRE MARIE-DOMINIQUE PHILIPPE

Préface

I

Nous avons voulu que la première édition de ces Rencontres de Genève soit un hommage au père Marie-Dominique Philippe. Hommage à sa personne !

Hommage à tout ce qu’il a accompli au service du Christ et de l’Eglise, au service de l’homme aussi, tout au long de sa vie !

Ami et serviteur de l’homme, le père Philippe a voulu l’être par sa recherche

de la sagesse et son enseignement de la philosophie. Un service magnifique que celui du philosophe ! Son labeur propre n’est-il pas de chercher à découvrir la vérité sur l’homme dans toutes ses dimensions, sans en exclure aucune pour, tout

spécialement, lui rappeler sa vraie finalité, le sens de son esprit, ce pour quoi il

est fait ? Cet éveil de l’intelligence dans la recherche de la vérité, le père Philippe l’a communiqué avec un zèle infatigable par un enseignement d’une richesse et d’une liberté uniques. Déjà à Fribourg, il était bien plus qu’un professeur ! Cet

exercice éminent de la miséricorde qui consiste à enseigner, à communiquer la vérité, il l’a vécu jusqu’à l’extrême fin de sa vie, lui qui enseignait encore quelques semaines avant sa mort. C’est cet enseignement lumineux qui attira auprès de lui

des générations d’étudiants, parmi lesquels naquit la petite Communauté dont il devint le fondateur. Cette recherche de la vérité philosophique, entreprise dès le début de sa vie dominicaine avec un très grand courage, il la mena dans une grande solitude, cherchant toujours, comme il le disait, à remonter à la source... C’est ce qui lui permit aussi de renouveler l’approche d’une sagesse théologique chrétienne !

Nous savons combien sa lecture de saint Thomas, tout en s’inscrivant dans

la grande tradition de l’Ordre dominicain, était originale. Son labeur à l’école d’Aristote lui permit de quitter la scolastique et de renouveler, dans une profonde fidélité à la grande Tradition de l’Eglise, une recherche théologique capable de

répondre aux attentes de l’homme contemporain. C’est cette fidelité à la recherche de la vérité qui lui permit ainsi de développer une théologie mystique dont rien,

dans la recherche contemporaine, n’égale la profondeur.

Apôtre au zèle infatigable, le père Philippe était tout spécialement un témoin de la miséricorde envers les personnes, surtout les plus pauvres et les plus petits.

Cette miséricorde qui, comme au temps du Christ, scandalise les pharisiens. Le père Philippe n’aimait pas les colloques ! C’est pourquoi nous avons voulu

évoquer quelque chose de sa personne en suscitant ces « rencontres ». Lui qui a enseigné une philosophie de l’amitié et en témoignait par sa vie, nous réunit

autour de lui durant ces deux jours. Il n’est plus là pour que nous puissions le rencontrer, lui parler de vive voix, l’écouter. Si sa présence lumineuse demeure dans nos cœurs, s’il est mystérieusement au milieu de nous, les quelques pages

qui suivent, tirées de ses ouvrages publiés, nous rappelleront quelques aspects de

la richesse de sa personne, de la profondeur et de la largeur de son regard sur le cœur de l’homme et sur le mystère de Dieu. Puissent-elles être une invitation à le relire et à réfléchir avec lui pour continuer, avec son aide, à marcher sur le sentier

de la sagesse, celui de la recherche de la vérité et de l’amour.

Action de grâces

Aujourd’hui je n’ai qu’une seule chose à faire : remercier Dieu de m’avoir conduit au Saulchoir comme dominicain. Je n’ai jamais regretté de m’être donné à Dieu, et m’être donné à Dieu pour cette recherche de la vérité, c’était grand, c’était beau. C’est la philosophie et la théologie que nous devons approfondir

tout le temps pour aller toujours plus loin et aimer davantage le Seigneur, l’aimer d’une manière plus profonde, plus divine. De sorte que ce qu’il y a de plus pro­

fond dans mon cœur, c’est l’action de grâces. Je remercie Jésus de tout ce qu’il

a fait pour moi, je remercie Jésus qui se donne à moi comme pain, comme vin, pour me permettre de le découvrir, lui, dans toute sa vérité. Et il nous faut rendre

grâces pour la Très Sainte Vierge, ce trésor que Dieu veut nous donner : Marie est notre mère, mère de notre intelligence, mère de notre cœur, et la manière dont elle exerce sur nous sa maternité doit nous remplir de joie. Marie aime des enfants joyeux qui se savent aimés de Dieu et qui désirent aimer Dieu par-dessus tout. Conférence à Ars, 30 juin 2006, in lettre aux Amis de la Famille Saint-Jean n° 80, p. 23

Première Rencontre

Une

vie consacrée

À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ

3

Une

vocation dominicaine

Je suis entré jeune chez les dominicains. Quand mes amis ont appris que j’allais

entrer dans la vie religieuse - parmi ces amis, plusieurs qui m’aimaient beaucoup, ne croyaient plus à grand-chose, et étaient même très en opposition par rapport à la vie religieuse -, ils m’ont posé cette question, tous : « Es-tu sûr d’avoir la

vocation ?» A ce moment-là, n’ayant pas encore fait de théologie, je répondais directement ce que je vivais ; je me souviens très bien leur avoir dit : «Je ne sais

qu’une seule chose, c’est que je ne peux pas faire autrement ; si je ne réponds pas, je ne pourrai plus regarder le Christ de la même façon : j’aurai refusé quelque

chose ». Et à ce moment-là, l’épisode du jeune homme riche, dans l’Evangile, me revenait en mémoire : si on ne donne pas tout, si on ne va pas jusqu’au bout, on

ne peut plus regarder Jésus de la même façon : « Il s’en alla tout triste », c’est-àdire qu’il ne pouvait plus recevoir le regard du Christ comme avant. Au caur de l'amour, p. 92-93

Fils

de saint

Dominique

Je vois les Dominicains comme des contemplatifs et des gens qui aiment à réfléchir sur la parole de Dieu et à la communiquer. Je voyais le Père Dehau comme une grande figure dominicaine. 11 n’était pas le seul dominicain que je

connaissais, puisque mon frère, le Père Thomas, était entré quelques années avant moi (il y a sept ans de différence entre nous) ; mais le Père Dehau restait pour moi le dominicain, et c’est à travers lui que j’ai compris ce qu’est la vie dominicaine. Et pour le Père Dehau, c’était net : le dominicain est un

contemplatif consacré à Jésus, un contemplatif qui assume la doctrine pour

pouvoir la communiquer aux autres - une doctrine non pas sèche, mais aimante et aimée, qu’on puisse communiquer aux autres. Donc, contempler les mystères pour pouvoir les communiquer aux autres, de mille façons. La vie dominicaine

était alors une vie très régulière, très belle.

les trois sagesses, p. 204-20!

J’ai toujours beaucoup aimé saint Jean. Pour moi, les Dominicains, c’était saint Jean. Le Père Dehau, pour moi, c’était saint Jean. J’ai tout de suite compris

cela ainsi, dans la simplicité de la foi.

4

instruis sagesses, p. Ml

Être intelligent

Si la vie religieuse, ou la vie chrétienne tout court, est vécue d’une manière intelligente - cela ne fait pas de mal à la vie chrétienne, d’être vécue d’une

manière intelligente ! il n’y a pas d’opposition entre les deux -, il peut y avoir une réflexion philosophique sur les grands problèmes de la vie humaine, sur

les grands problèmes de notre expérience d’homme ; et à partir de là on peut

- cela exige une très grande lucidité (je ne dis pas un esprit critique, mais une très grande lucidité) - essayer de discerner ce qu’on dit en tant que chrétien et ce

qu’on dit en tant qu’homme, en tant qu’homme qui veut être intelligent, qui veut chercher, qui veut comprendre, qui veut s’ouvrir à un dialogue avec tous les hommes. Il me semble, en effet, que la question est là. Si on dialogue avec un

chrétien, on peut tout de suite parler chrétiennement, en référence au Christ et à la Bible. Si on est au contraire en face d’hommes qui ont volontairement oublié ces références ou ne les ont jamais connues, on est alors obligé d’avoir un langage

qui corresponde à une réflexion typiquement humaine.

Je dirais qu’aujourd’hui, tout chrétien intelligent devrait pouvoir avoir ces deux

registres. Autrement on en arrivera à une position qui m’a toujours beaucoup frappé et qui était, entre autres, celle de Merleau-Ponty. Il n’hésite pas à dire :

« Je n’aime pas parler à des catholiques, parce qu’ils savent. » Je dirais que les catholiques qu’il avait rencontrés n’étaient pas assez philosophes, autrement dit n’étaient pas assez intelligents humainement. Autrement, Merleau-Ponty n’aurait

pas dit cela ; il aurait dit : « Cela m’intéresse, de parler avec des gens qui ont peut-être une culture très différente de la mienne, qui maintiennent dans leur

vie un aspect chrétien, mais qui restent en contact avec les problèmes humains. »

Car si on y réfléchit, on peut, en étant attentif, se placer dans une perspective

proprement philosophique. Les trois sagesses, p. 17-18

La philosophie,

une recherche de la finalité

En réalité, la philosophie prend son sens pour l’homme dans la mesure où

elle lui permet de découvrir lui-même d’une manière vivante, par sa propre intelligence et à partir de son expérience, ce pour quoi il est, vit, pense et aime. Si la finalité de l’homme n’est plus au cœur de la recherche philosophique, comme ce

qui la caractérise, elle perd son sens. Aussi les sciences modernes apparaissent-elles

comme beaucoup plus fascinantes par leur précision et leur extension. De même,

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la psychologie prétend s’ériger en sagesse dans la débâcle actuelle de la morale. Et la philosophie, que l’on ne connaît plus qu’à travers les modernes, devient avant tout un questionnement critique. Alors la philosophie n’est plus sagesse :

elle n’est plus une recherche humaine de la vérité aboutissant à une véritable découverte par l’homme du sens profond de sa vie humaine. Retour à /a source, I, p. 167

Remonter à

la source

La meilleure définition du philosophe, à mon sens, celle à laquelle je reviens toujours, c’est celle de Péguy, qui n’était pas un philosophe. C’est la meilleure,

non pas d’une manière absolue, mais en ce sens qu’elle est la plus compréhensible pour les gens. Péguy nous dit, à sa manière, qu’il n’y a que deux espèces de personnes,

les gens qui descendent le fleuve et ceux qui remontent à la source ; et c’est comme cela qu’il distingue les philosophes des non-philosophes. Quantité de personnes descendent le fleuve, et c’est facile : les morts aussi descendent le fleuve,

et même leurs cadavres descendent le fleuve plus vite que les autres (à la course dans la descente, soyons donc cadavres !). On fait comme tout le monde, on descend le fleuve. Quand je demande à quelqu’un : « Pourquoi faites-vous cela ? »

et qu’il me répond : « C’est à la mode aujourd’hui, tout le monde fait cela », je lui dis : « Alors, vous descendez le fleuve ? Soyez cadavre, cela ira plus vite. C’est-à-dire ne réfléchissez plus, descendez, faites comme tout le monde et puis c’est tout. » Certains, au contraire, veulent remonter à la source. Et Péguy ajoute : c’est difficile, de remonter à la source, c’est pénible, et il faut accepter d’être seul.

C’est très juste. Péguy ne donne pas là une définition, mais décrit une attitude

intérieure qui consiste à chercher la vérité. Pour moi, c’est cela, le philosophe : c’est celui qui cherche éperdument la vérité. Non pas pour la posséder, mais

pour être possédé par elle, pour être pris par elle. C’est pour cela que je définirais assez bien le philosophe comme celui qui lutte contre tous les a priori : politique,

moral, bref tous les a priori qu’on peut avoir, et on en a des quantités, et il y en

aura tout le temps. Il faut lutter contre cela pour être capable d’être en face d’un autre homme, d’être en face d’un ami, en face d’un saint, en face de la nature,

d’une petite violette. J’ai beaucoup aimé un grand peintre qui me disait : « Le

peintre, c’est celui qui sait regarder une pomme comme s’il n’en avait jamais vu. » J’avais envie de lui dire : cela, c’est le philosophe ! Les trois sagesses, p. 26-27

6

La phildsdphie

d’Aristote, une découverte personnelle

Ce qui m’intéresse chez Aristote, c’est l’homme qui pense, autrement dit le

philosophe ; c’est le contact avec la réalité : voir comment Aristote (autant qu’on peut le savoir) a dépassé le conditionnement de son temps, le conditionnement

de sa culture, celui d’avoir pour maître Platon. Avoir Platon pour maître et être devenu Aristote, cela révèle une grande vigueur d’intelligence, et un respect du

maître, mais un souci de vérité encore beaucoup plus grand. N’oublions pas ce qu’Aristote dit dans l’Ethique : « La vérité et Platon, je les aime tous les deux,

mais la vérité plus encore ». Cela montre comment il a essayé, tout le temps, de chercher la vérité. C’est cela qui m’a le plus impressionné chez Aristote. Et la

première chose qui m’a intéressé, je peux le dire, c’est l’éthique. (...) Ensuite, et très vite, je me suis attaqué à sa « philosophie première ». Mais cela, c’était

très dur. Heureusement que je savais que quelqu’un comme Avicenne avait lu

cinquante fois le livre Z avant de le comprendre ! Cela me donnait du courage pour le lire indéfiniment et essayer de le comprendre. Parce que ce qui m’in­

téressait, ce n’était pas de connaître, comme beaucoup de contemporains, les couches historiques d’Aristote. Il me semble que c’est un faux problème. Si on me posait la question : « Quelles sont vos couches historiques ? » (...), je dirais :

« Ecoutez, je vis ! Je ne me pose pas la question de savoir si, aujourd’hui, je pense

différemment d’hier ! » De fait, je m’en aperçois quand je reprends un écrit sur Aristote datant d’il y a trente ans, je m’aperçois qu’en effet il y avait certaines

choses que je n’avais pas saisies. Mais à quel moment ai-je saisi ? je n’en sais rien, je ne le note pas. Je pourrais évidemment le noter, j’aurais ainsi un carnet de santé

intellectuelle, mais je préfère vivre. Aristote vivait, il vivait sa philosophie. Et ce qui l’intéressait avant tout, c’était de communiquer aux autres cette philosophie,

et donc de faire en sorte qu’elle soit communicable. Ce qui m’a donc intéressé avant tout, c’est de chercher la structure philo­ sophique de la pensée d’Aristote, de redécouvrir ses inductions, le moment où

il passe de l’expérience à la saisie du principe propre, des causes propres, qui

commandent toute sa philosophie. Parce qu’on oublie complètement, quand on lit Aristote sous un autre point de vue, de comprendre que le style d’Aristote, sa manière d’être, est différente en éthique et en philosophie première ; que c’est différent quand il fait de la physique (philosophie de la nature) et quand il parle

de l’âme. C’est là qu’on voit que la philologie contemporaine, très développée,

ne peut pas comprendre cela, parce que pour Aristote (il le dit lui-même, donc il

7

l’a découvert) la parole exprime, communique ce qu’on a pensé. Si donc Aristote a une pensée analogique (c’est-à-dirc une pensée qui saisit, à travers des réalités diverses l’unité souterraine de leurs diverses significations propres - la bonté de

l’homme est autre que la bonté de Dieu, et cependant des deux côtés il y a bien quelque chose de commun : la bonté), les mêmes mots employés en éthique et

en philosophie première auront de part et d’autre une signification qui ne sera pas rigoureusement (univoquement) la même, alors que philologiquement c’est le même terme. C’est le même terme, en effet, mais il faut regarder comment il

est utilisé, et dans quelle lumière - puisqu’Aristote, avant chacun de ses traités, souligne à quel point de vue il se place. C’est ce que je disais tout à l’heure par

rapport à l’objet : Aristote a découvert l’analogie, et il sait s’en servir. Il s’en sert pour aller plus vite. (...)

11 est très important de saisir l’ordre et la structure de toutes les œuvres d’Aristote. Pour moi cela a été quelque chose de capital, parce que j’ai compris, à ce moment-là, que l’ordre de recherche du théologien et l’ordre de recherche du

philosophe étaient tout autres. Les trois sagesses, p. 62-67

S

Deuxième Rencontre

Un homme d’ouverture : le Concile Vatican II, L’ŒCUMÉNISME,

LE DIALOGUE INTERRELIGIEUX

9

Vatican II :

la dernière semaine et la charité fraternelle

On a qualifié le Concile de « concile pastoral ». Personnellement je dirais

plutôt que c’est le concile de la charité fraternelle, au sens le plus grand. D’abord parce qu’il a uni profondément tous les évêques - eux-mêmes ont dit qu’ils avaient fait là, entre eux, l’expérience du « peuple de Dieu ». Ensuite parce qu’il

a ouvert des perspectives par rapport à l’œcuménisme, dans une grande charité fraternelle. Enfin parce qu’il n’a condamné personne, dans une perspective aussi

de charité fraternelle. Cela a étonné certains pères du Concile, et on peut le com­

prendre. Mais il ne faut pas oublier que dans la « dernière semaine », Jésus n’a condamné personne. Dans la lumière de saint Jean c’est quelque chose de très grand, de voir que le Concile a été pour toute l’Eglise comme un appel à vivre

dans une charité fraternelle beaucoup plus intense, beaucoup plus forte, où nous avons tous à découvrir en profondeur ce qu’est le mystère de l’Eghse pour nous, le mystère de Jésus, le mystère de l’Esprit Saint dans sa conduite sur l’Eglise, le

mystère du Père. Je crois qu’on doit, comme le Saint-Père lui-même l’a signalé, comprendre le Concile Vatican II dans la lumière de tous les autres conciles et comme

apportant et rappelant quelque chose qu’on savait déjà mais qu’on avait besoin de réentendre : cette exigence si forte de la charité fraternelle. C’est bien ce qui me

semble être le grand apport du Concile : demander à tous les membres du peuple

de Dieu, à tous ceux qui sont des hommes de bonne foi, de chercher ensemble la vérité, de la chercher avec un amour encore beaucoup'plus grand qu’avant (le

« bien commun » de l’humanité n’est-il pas cette recherche de la vérité à tous les niveaux ?) pour que, à partir de là, il y ait une compréhension mutuelle beaucoup plus profonde : ne pas regarder en premier lieu les oppositions - « Tu ne me

comprends pas ! » -, mais regarder au contraire en premier lieu ce qu’il y a de

commun entre tous les hommes, aussi bien nos frères orthodoxes ou protestants que le peuple d’Israël ou les Musulmans, et tous ceux qui ont quitté Jésus ou n’ont jamais entendu parler de lui. Le Concile réclame de nous cet effort, de voir

ce qu’il y a de positif en chaque homme et dans tout ce qui s’exprime à travers leur culture, leur patrimoine spirituel.

N’est-ce pas dans ce sens-là qu’il faut comprendre l’attitude du Pape actuel ? On est en face d’une grande montée d’athéisme, comme il n’y en a jamais eu.

C’est vrai : quand on regarde l’histoire de la pensée, il faut reconnaître qu’on n’a jamais vu ce qu’on voit depuis cent-cinquante ans, toutes ces idéologies athées

qui veulent proclamer la souveraineté de l’homme. C’est bien cela, je crois, qui est tout à fait nouveau du point de vue de la pensée : une exaltation de l’autonomie

de l’homme qui veut être parfaitement lui-même et qui prétend se sauver par

lui-même, grâce à ses connaissances, grâce à la technique. Devant cela, le Concile nous montre que c’est par une charité, par un amour plus grand de l’homme,

qu’on pourra sauver l’homme ; ce n’est pas en prenant des armes semblables

à ceux qui professent une idéologie athée, que nous pourrons être ce que Jésus réclame de nous. Vatican II me semble être un très grand tournant dans l’Eglise,

un tournant où l’Eglise réclame de chacun d’entre nous, de tous les chrétiens,

de tous les hommes, une conscience plus aiguë et plus profonde de ses respon­

sabilités. On est dans un combat beaucoup plus caché qu’avant, beaucoup plus intérieur, et qui réclame donc de tous les chrétiens une attitude plus intérieure, plus profonde. On doit être, si j’ose dire, plus directement « branché » sur Dieu

et sur Jésus, pour pouvoir avoir une confiance plus grande dans les autres, même ceux qui, à première vue, semblent très éloignés de nous. Les frais sagesses, p. 333-335

La

dernière semaine

:

un éclatement

On assiste aujourd’hui à une sorte d’unification de notre monde, de notre petite planète - au niveau économique, nous le savons bien, mais aussi grâce à la facilité étonnante des transports et des voyages. Un brassage considérable

se fait. On est en contact avec des religions qui autrefois étaient lointaines et qui maintenant sont toutes proches. Alors, ne sommes-nous pas justement ici

devant cette sorte d’éclatement de la dernière semaine ? Jésus, dans la dernière semaine, est en présence des Grecs à Jérusalem (et sans doute Jésus parle le grec à

Jérusalem, comme me le disait un exégète, pour se faire comprendre des Grecs).

Jésus est aussi en face du pouvoir politique (César, le pouvoir le plus grand de

l’époque, par l’intermédiaire de Pilate), et en face des grands-prêtres, et ainsi de

suite. Aujourd’hui le chrétien, s’il veut prendre un peu conscience de ce qui se passe, se trouve en présence non pas seulement de ceux qui sont manipulés par les

idéologies athées, mais aussi de toutes les religions. Quelle attitude doit-il avoir ? Comment l’Evangile de Jean va-t-il nous éclairer sur cela ? Les frais sagesses, p. 336-337

1 1

L’unité des chrétiens dans le monde contemporain

Il me semble que quelque chose de semblable se passe actuellement : nous

sommes obligés de nous réveiller, aussi bien catholiques que protestants, et de nous réveiller à cause de cet athéisme, à cause de ce matérialisme, à cause de

cette perte de foi ; de nous réveiller en tant que chrétiens dans les valeurs les plus

profondes qui nous unissent et d’essayer de nous retrouver dans une unité plus profonde, dans le Christ. L’Eglise n’abandonnera rien de ce qu’elle a soutenu,

mais elle mettra l’accent davantage, dans une attitude d’amour, sur les éléments qui nous unissent ; et je ne crois pas du tout que ce soit une tactique pour es­ sayer d’attirer ; c’est uniquement pour que nous soyons plus profondément unis

au Christ. L’Eglise, en faisant cela, demande aux protestants de faire la même

chose pour qu’ensemble nous puissions cheminer et vivre plus proches les uns

des autres. Du fait que nous avons vécu séparés, nous avons forcément, avec le temps, pris des mœurs différentes, des attitudes différentes et à la foi se sont liées

des quantités d’habitudes d’ordre psychologique. Il est bien évident que la psychologie d’un catholique et la psychologie d’un protestant, dans leur attitude

de prière, sont différentes. On sent bien cela. Quand on voit un milieu très profondément catholique et un milieu très profondément protestant, on voit

qu’il y a deux sensibilités chrétiennes différentes. Mais ce sont des conséquences

et non la chose essentielle. Je crois qu’en face de l’athéisme contemporain, l’Esprit Saint réclame de nous une attitude plus profondément chrétienne ; il s’agit de voir quelles sont les choses essentielles, les choses les plus profondes,

pour que nous puissions essayer de nous rejoindre dans le Christ. Pour cela, il faut que nous prenions les uns et les autres une attitude d’humilité plus grande,

sachant très bien que la vérité est donnée par le Christ. Il faut que nous deman­ dions à Notre Seigneur, au Saint-Esprit, de nous donner cette vérité en plénitude,

puisque c’est l’Esprit Saint qui doit nous la donner. Notre Seigneur nous le dit dans l’Evangile de saint Jean : « C’est Lui qui vous donnera cette vérité en

plénitude » (Jn 16,13). En faisant cette demande, l’Eglise n’abandonne rien, mais

prend cette attitude d’une humilité et d’une pauvreté plus grandes.

En définitive ce n’est pas nous qui ferons l’unité, c’est l’Esprit Saint qui la

fera, mais pour que nous puissions recevoir de Lui cette unité, Il réclame de

nous cette attitude. Je pense toujours (...) à un passage de l’Ancien Testament qui m’éclaire sur ce que nous vivons actuellement. Après la gloire de Salomon,

1 z

il y a eu la séparation des deux royaumes, celui du Nord et celui du Sud. Et à la fin de l’exil à Babylone, le prophète Ezéchiel réclame l’unité ; il réclame l’unité au

nom de la jalousie de Dieu, cette jalousie dont il témoigne avec tant de force. La jalousie de Dieu ne peut pas supporter que son Peuple soit divisé. Le mystère de

l’unité, pour nous, n’est-ce pas avant tout de sentir cette jalousie de Dieu à travers

le mystère du Christ ? Ne devons-nous pas à tout prix regarder dans cette jalousie de l’amour de Dieu ce mystère chrétien qui nous unit, qui nous a divisé et qui, actuellement, doit nous unir plus profondément dans cette jalousie de Dieu ? Cette attitude d’humilité et de pauvreté de l’Église réclame notre coopération

à tous. Il faut que nous implorions l’Esprit Saint, afin de naître de nouveau dans le Christ, comme des frères, membres d’un même Corps. Le mystère de l'Eglise, p. 40A2

Un œcuménisme par

la finalité

La manière dont Jésus répond à la Samaritaine est très importante pour nous,

parce qu’en réagissant face à une discussion liturgique, il nous fait comprendre ce

qu’est le véritable œcuménisme : il faut dépasser les querelles. Si Dieu a permis certains frottements, certaines divisions, certains schismes, c’est toujours pour une unité plus profonde. Chaque fois que Dieu permet le mal, c’est pour un

plus grand bien. Nous, quand on nous a fait mal, nous « boudons », et c’est pour cela que certaines brisures s’enveniment et deviennent alors quelque chose de très mauvais. Dieu, lui, ne boude jamais. (...) Dieu se sert de toutes les brisures

et de toutes les séparations pour réaliser quelque chose de plus grand. C’est ce que nous voyons ici : Dieu a permis la séparation entre Juifs et Samaritains pour

quelque chose de plus grand. Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que

vous adorere^ le Père. Jésus ne nous demande jamais de revenir en arrière, parce

que Dieu est toujours devant. Même quand il y a eu des bêtises, il ne faut pas retourner en arrière. On voit cela dans les disputes d’aujourd’hui, ou dans les

discussions théologiques au niveau œcuménique. Les théologiens ont tendance à retourner en arrière, ils essaient de discuter sur ce qu’ils connaissent, c’est-à-

dire sur le passé, alors que l’Esprit Saint pousse à aller de l’avant. Il faut toujours avancer, sous le souffle de l’Esprit Saint. (...) Et l’unité que fait le Saint-Esprit n’est pas la confusion. Il n’y a pas d’œcuménisme des « vases communicants », comme le pensent certains théologiens.

1 3

En effet, certains disent : « Il faut que les catholiques vivent ce que les protestants

vivent et que les protestants vivent ce que les catholiques vivent ». C’est ce qu’on disait à Fribourg pendant la semaine de l’unité : « Les curés parlent comme des

pasteurs, et les pasteurs comme des curés »... Mais ce n’est pas comme cela que

l’unité se fait (à ce niveau-là il n’y a qu’une unité psychologique et sociologique). Sans doute, quand les membres d’une famille ont été séparés longtemps, ils ont

des mœurs un peu différentes ; il faut alors faire de petites concessions en famille pour se retrouver, et au bout d’un certain temps cela va. Mais cela, c’est une unité

au niveau psychologique, alors que l’œcuménisme est une question de foi, ce qui

est tout à fait différent. Ce ne sont pas les vases communicants, c’est un dépasse­ ment dans l’ordre de la foi ; voilà ce que demande la jalousie de l’Epoux. (...) C’est dans la mesure où les uns et les autres seront plus totalement donnés

au Christ que l’unité se fera, parce que seul le Christ peut faire l’unité. C’est la même chose par rapport à Israël. Il faut demander aux Juifs d’aller jusqu’au bout

des exigences de leur foi et de leur adoration ; à ce moment-là ils découvriront la pleine lumière. Il ne faut pas revenir au moment de la séparation, mais aller jusqu’au bout des exigences de la fidélité - tel est l’enseignement que Jésus nous donne en disant : Crois-moi, femme... C’est le première fois que Jésus regarde la

Samaritaine en lui disant : « femme ». 11 regarde donc dans le cœur de la Samaritaine la créature, celle qui est capable d’adorer. De la même façon, pour

que l’unité se fasse, il faut revenir aux fondements, à ce qu’il y a de vrai du côté des catholiques et du côté des protestants, du côté des chrétiens et du côté d’Israël. Il s’agit d’être vrai, et d’être pleinement vrai, sans cacher sa foi, sans vou­

loir faire des unions au niveau psychologique ou au niveau sociologique. Ce serait

un manque de respect à l’égard de la foi de l’autre ; il faut respecter la foi de l’un

et de l’autre, et aller le plus loin possible dans les exigences de la foi. Suivre l'Agneau partout où il va, II, p. 161-164

Saint Jean pour rencontrer les

orthodoxes

La théologie mystique remonte toujours à la source, comme les Grecs remontent toujours à la source. Là nous sommes proches des orthodoxes, qu’il faut beaucoup aimer parce qu’ils sont nos frères ; et si notre famille religieuse est

confiée à saint Jean, c’est pour être tout proches d’eux, parce que le Saint-Esprit, le Paraclet, nous pousse à être tout proches d’eux. Nous devons être unis aux

orthodoxes et les comprendre, parce que nous avons la même source Jean. Ij secret du Père, p. 105

Pour

le dialogue

: adoration et charité fraternelle

L’adoration est la piste laplusfondamentale pour le dialogue avec les autres religions... Il y en a une autre, qui est celle de la charité fraternelle. Il y a des gens qui

n’adorent plus parce qu’on leur a donné une fausse idée de Dieu, une fausse idée

du Père, en qui ils voient avant tout la toute-puissance. Il y a aujourd’hui des gens qui ont très peur de la paternité, parce qu’ils l’identifient à la puissance, et c’est

pourquoi ils ont horreur de l’obéissance ! Ils ont une « frousse » intense parce que, pensent-ils, elle les met en tutelle : alors toute leur vitalité part du côté de la

générosité. Ceux-là, ne faut-il pas les atteindre par le point de vue de la charité fraternelle, de ce lien profond qui nous lie entre nous ? La charité fraternelle

- mais telle que Jésus nous la demande (en saint Jean) : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » -, c’est tellement fort ! Il faut revenir à la source de

la charité fraternelle, comprendre que la charité fraternelle, c’est Jésus qui se met au service de chacun d’entre nous, c’est Jésus serviteur dans le lavement des pieds

et le mystère de l’Eucharistie. L’Eucharistie, qui nourrit notre charité fraternelle,

nous fait comprendre ce que Jésus désire que nous fassions : « Si je vous ai lavé

les pieds (...), vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres » (Jn 13, 14). Si on lavait plus facilement les pieds de tous les hommes de bonne

volonté, on serait bien plus proche d’eux, parce qu’à ce moment-là on compren­

drait qu’on peut coopérer dans un amour généreux, un don de nous-mêmes. Ne voyons-nous pas là les deux extrêmes de cette sorte d’éclatement de l’Eglise,

l’un qui regarde son fondement et l’autre qui regarde ce qu’il y a d’ultime ? Le point de départ, c’est l’adoration, et le terme est la charité fraternelle. Ne

faut-il pas reconnaître là les « deux ailes du grand aigle » dont parle l’Apocalypse (Jn 12, 14) ? D’une part l’adoration, qui est ce qu’il y a de plus profondément

humain et la naissance de tout amour, d’autre part la charité fraternelle, qui est ce qu’il y a d’ultime dans le coeur de l’homme regardant son frère ? Ne faudrait-il pas voir tous les problèmes d’aujourd’hui dans cette double lumière qui, en quelque

sorte, résume le message propre du Christ : les « adorateurs en esprit et en vérité »

(Jn 4,23-24) et le don total de soi-même dans la charité fraternelle ?

Si on prend ce langage-là, on pourra retrouver le cœur de tous les hommes de bonne volonté, ceux qui gardent des traditions religieuses (qui parfois ont

besoin d’être purifiées, renouvelées, et qui seront renouvelées par cette adoration

1 5

qui doit aller toujours plus loin) et les autres, qui peut-être ont oublié ce mystère fondamental de l’adoration, mais qui pourront être rejoints du côté de la géné­ rosité, dans la charité fraternelle, l’amour du prochain, la découverte de l’autre.

Ce sont toujours les deux aspects extrêmes qui nous permettent de comprendre l’épanouissement ultime de l’amour. Iss trois sagesses, p. 339-340

1 ô

Un

La

homme de miséricorde

miséricorde du

Père

Si nous scrutons un peu ce qu’est la miséricorde, nous voyons qu’elle a pour principe, et qu’elle exige, un amour excessif. Etre miséricordieux, c’est aimer en surabondance, d’une façon excessive, comme possédant la source même de

l’amour. Si l’on n’est pas source d’amour, on ne peut pas être miséricordieux ; qui n’est pas source d’amour n’a qu’un amour tout à fait partiel, tout à fait particulier et, par le fait même, ne peut le communiquer à ceux qui en ont besoin, ne peut

le donner pleinement, sans compter. La miséricorde demande que l’on donne pleinement et sans compter, car dès que l’on se met à compter, ce n’est plus la

miséricorde. Pour être vraiment miséricordieux, il faut donc être premier dans

l’ordre de l’amour, posséder cette noblesse, cette grandeur dans l’ordre de

l’amour. Or c’est justement ce que nous contemplons dans le mystère du Père. Disons bien : le mystère du Père. C’est le mystère de Dieu qui est source d’amour ; mais dans le mystère de Dieu il y a encore une source très cachée,

une source d’où provient tout le mystère de la Très Sainte Trinité. Le mystère

de la miséricorde vient bien pour nous du mystère de Dieu, mais notre regard d’enfant désire aller plus loin et scruter les abîmes de la miséricorde du Père. C’est la miséricorde du Père qui nous occupe. A son égard, le tout petit enfant

a comme un vertige divin ; il désire ardemment se plonger et se perdre dans cet abîme, parce que c’est là, et là uniquement, que nous sommes en face de la source ;

or la miséricorde ne peut être parfaitement elle-même que lorsqu’elle jaillit de

la source de l’amour. La miséricorde est un amour grand, un amour plénier et surabondant. C’est par l’expérience de la miséricorde du Père que nous com­ prenons la noblesse, la grandeur du Père, c’est par là que nous comprenons les

abîmes insondables de son amour. Trois mystères de miséricorde, p. 12-13

Recevoir la miséricorde pour

faire miséricorde

Jésus a été infiniment miséricordieux à la Croix. A la Croix, sa miséricorde

regarde tous les pécheurs et fait d’eux des hommes qui, eux aussi, feront

miséricorde. Car la miséricorde consiste à faire des hommes miséricordieux après leur avoir pardonné. Comme je vous l’ai dit, elle ne consiste pas seulement à pardonner et à remettre l’autre « en état », elle implique que cette miséricorde ait

une fécondité, qu’elle engendre d’autres êtres qui à leur tour seront miséricordieux.

1 7

La miséricorde regarde les misères matérielles, et plus encore les misères spirituelles ; c’est pour cela que, dans ce qu’elle a de plus grand, elle consiste à

permettre au pécheur de se rallier à Jésus et de l’aimer. La miséricorde que Jésus nous fait, c’est lui-même : il se donne, ce qui est le suprême degré de la miséricorde. Donner de l’argent à celui qui en a besoin, c’est un acte de miséricorde ; donner

des biens, c’est encore un acte de miséricorde ; donner son temps, c’est aussi un acte de miséricorde ; mais ce qui est suprême dans l’acte de miséricorde,

c’est d’atteindre le pécheur dans sa misère propre et de se servir de cette misère pour pénétrer plus loin dans ce qu’il est, et l’appeler à vivre lui-même la miséricorde à

l’égard de ceux qu’il a rencontrés. Dieu y tient beaucoup, il nous fait miséricorde

pour que nous donnions la miséricorde aux autres. Je suis renteJeter unJeu sur la terre, p. 145

Témoigner de

la miséricorde avec

Jésus

Prenons l’Evangile, nous y verrons de façon éclatante ce que j’essaie d’exprimer

ici. Le Fils vient nous révéler le Père ; c’est son unique fonction. Comment se

présente-t-il ? Quand on lui demande qui il est, il reprend les paroles prophétiques d’Isai'e, présentant le Messie comme celui qui guérit les infirmes, comme celui

qui fait marcher les paralytiques et voir les aveugles, comme celui grâce à qui

ceux qui n’avaient plus de vie recommencent à en avoir. Tels sont les gestes qui définissent Jésus : des gestes de miséricorde. De temps en temps nous pouvons relever un geste de justice, mais c’est la justice au service de la miséricorde. Si

Notre Seigneur est sévère à l’égard des Pharisiens - à l’égard de l’orgueil - c’est pour nous « purger» de tout ce qui appartient au démon, pour nous libérer de cet

instinct de puissance qui risque sans cesse de nous accaparer et de faire de nous

des pharisiens. Tous les gestes du Christ sont des gestes de miséricorde. L’épisode de la femme adultère, que rapporte saint Jean, où nous voyons le geste de pardon - le geste de la miséricorde par excellence -, nous montre bien ce qu’est le Christ.

Ce passage extraordinaire est un des plus émouvants de l’Evangile. Saint Augustin

le commente en nous montrant la manière dont Notre Seigneur veut nous faire comprendre que la justice est comme résorbée par la miséricorde. La justice,

c’est encore la puissance, il faut donc qu’elle soit au service de la miséricorde, au service de l’amour. Comment la miséricorde prend-elle possession de la justice ?

Comment s’en empare-t-elle complètement ? Tous ceux qui étaient tenants de la justice, de la Loi - comprise d’une manière pharisaïque et étroite, comme

i a

s’opposant à la miséricorde - sont au niveau temporel, non pas au niveau éternel.

Ce qui est éternel, c’est la miséricorde, et la justice divine dans la miséricorde. Le Christ - la Miséricorde - reste seul avec la misère. Voilà toute la vie du Christ,

voilà tout l’Evangile : la Miséricorde en face de la misère d’une « pauvre femme ». Cette « pauvre femme », qui symbolise bien toute l’humanité pécheresse, cette « pauvre femme » seule en face du Christ, est entièrement pardonnée. Sa misère

est assumée par la Miséricorde. Au terme, il ne reste plus que la Miséricorde. Quand nous serons au Ciel, il ne restera plus que la miséricorde dans notre âme. Et sur cette terre, dans la mesure où nous vivons de la grâce du Père, il faut essayer de faire qu’il n’y ait plus que la miséricorde du Père sur nous. Trois mystères de miséricorde, p. 17-18

La miséricorde, une réponse

au primat de la puissance

Le grand drame de l’humanité d’aujourd’hui est d’avoir opté pour la puissance,

d’avoir mis l’amour au service de la puissance. C’est toute la tactique du

démon, dans le but de contrefaire l’œuvre du Père. Regardons autour de nous et en nous, qui sommes les enfants de ce siècle ; nous savons bien que les luttes les

plus profondes, les plus tragiques, viennent de ce que nous essayons de dominer d’une façon ou d’une autre. Nous avons en nous un instinct de domination

terrible. Il suffit de penser au besoin de critique qui est en nous. Notre premier

mouvement est toujours de vouloir critiquer : jugement de critique, jugement négatif, c’est l’instinct de domination, c’est la manière radicale de dominer. Dès

que nous disons « non » à ce qui est plus grand que nous - à toute volonté de

Dieu sur nous - tout de suite nous fermons la porte à l’amour et nous optons pour la domination. Trois mystères de miséricorde, p. 15

1 9

20

Troisième Rencontre

Philosophe

et théologien

POUR NOTRE TEMPS

2 1

LA SÉPULTURE DE L’INTELLIGENCE

Nous devons chercher à découvrir comment faire sortir de son sépulcre

l’intelligence humaine comme intelligence. N’est-ce pas l’urgence principale qui s’impose à nous aujourd’hui ? C’est le rôle du philosophe qui a compris que le développement suprême de l’intelligence comme intelligence est la sagesse et

que ce qui l’arrête, c’est la raison mathématique. Aujourd’hui, le philosophe doit comprendre la gravité de cet enjeu, la réalité de cette sépulture de l’intelligence,

pour se demander et voir comment redonner à l’intelligence sa vie propre, sa vie native ; une vie qui soit vraiment spirituelle car, si la découverte du possible

mathématique est déjà spirituelle, c’est un spirituel imaginatif qui ne conduit

pas à la sagesse. Le problème de l’acte et de la puissance est donc pour nous le

problème radical. Ce n’est pas l’intelligence qui actue ce qui est. Mais l’intelli­ gence, actuée par ce qui est, fait reculer la raison pour regarder la réalité exis­ tante, le réel, tel qu’il est. C’est ce qu’Aristote avait déjà découvert : la philosophie

première est faite pour libérer l’intelligence comme intelligence et découvrir

l’Etre premier. Et c’est ce que Hegel a repris à sa façon comme le véritable problème philosophique. Retour à ta source, I,p. 17

L’éclipse de la

sagesse

Hegel a saisi ce qui pouvait nous séduire en dehors de Dieu : notre intelli gence livrée à elle-même. Puisqu’elle est une intelligence vivante, elle est capable

de nous donner une image vivante de Dieu. Et un jour, cette image vivante de Dieu devient « moi » ; ce n’est plus l’image de Dieu, c’est moi. Et par le fait même,

cela m’exalte infiniment. On peut être séduit par cela et on peut, à partir de là, construire toute une philosophie.

C’est donc, là encore, la cause exemplaire qui fait obstacle à l’éveil de l’intelligence en quête de vérité. La philosophie hégélienne est une éclipse : la cause

exemplaire passe devant la cause finale et celle-ci s’assombrit. La philosophie

contemporaine est commandée par l’hégélianisme. Et elle est grande dans la mesure où elle a compris Hegel qui exalte la cause exemplaire dans la vie de l’intelligence, à un point tel qu’elle en arrive à produire une éclipse parfaite. Alors,

« le soleil devient noir comme un sac de crin... » (Ap 6,12). Nous sommes dans ce monde-là : la plupart, identifiant la sincérité et la vérité, considèrent que la

pensée dialectique, la phénoménologie de l’esprit est la vérité. Hegel est sincère

22

et ceux qui prétendent que la phénoménologie a le dernier mot sont sincères : ils sont médusés devant cette éclipse du soleil, pour eux, rien n’a été plus grand que

cela. Mais le soleil est comme les ténèbres et la lune comme du sang. Retour à /a source, I, p. 33

L’importance

d’une philosophie du travail

Il me semble capital, aujourd’hui, de commencer l’éveil philosophique (il faut éveiller à la philosophie) en essayant de comprendre cette première dimension

de l’homme qui transforme l’univers par son travail, de l’homme qui coopère avec l’univers par son travail. Le travail est en effet une sorte de coopération avec

l’univers. L’homme n’est pas seul, il sait que l’univers est avant lui. Il n’a donc pas à se poser la question de savoir si c’est lui qui donne son sens à l’univers ou si c’est l’univers qui lui donne son sens. Il voit tout de suite que l’univers est pour lui

comme un donné premier, et que ce donné premier il peut le transformer pour le rendre plus humain, pour permettre à l’homme de trouver un milieu de vie qui

soit épanouissant pour lui Les trois sagesses, p. 75

L’art, indispensable à la transcendance

L’art se développe avec ce que l’on a appelé les « beaux-arts », c’est-à-dire un

art qui n’est plus directement ordonné au milieu de vie dans sa dimension utile,

au grand sens du terme. Certes, l’architecture regarde encore le milieu de vie de

l’homme - en ce sens, elle ne doit pas quitter l’art artisanal - mais elle façonne un milieu de vie capable de recevoir les autres, de se développer, de devenir

universel. Les grands arts relèvent en quelque sorte de l’homme artisan universel,

réalisant une œuvre qui dépasse l’utile, qui est agréable, belle. Par l’art, l’homme rend son milieu beau et agréable à vivre. Il lui permet de développer quelque chose de

gratuit et non plus de l’ordre de l’utile. N’est-il pas nécessaire de s’habituer à vivre de la gratuité ? Or, on éduque une personne à vivre de la gratuité par la beauté.

C’est la beauté qui permet de sortir de l’utile. En effet, une œuvre belle trans­ cende ce qui est habituel et l’art est le premier dépassement de l’humain comme humain. Le peintre qui réalise un beau portrait montre un dépassement. Autour

de nous, nous n’avons que des figures plus ou moins belles ! Mais un beau tableau dépasse, transcende le niveau habituel... Il est très important de le comprendre,

pour saisir que l’art ne fait pas directement partie de la personne comme individu dans une famille, mais de la personne en tant qu’elle dépasse son milieu. On le

23

voit nettement quand on rencontre quelqu’un qui a la chance d’avoir de très beaux

tableaux ou de très belles statues. Certes, c’est inutile ! Mais une civilisation qui ne regarde plus et ne réalise plus que de l’utile perd le sens de la transcendance. L’art est le premier moment de la transcendance, du dépassement de l’humain ; il

n’est pas utile mais il est indispensable à la transcendance. Refour à la source, I,p. 415

Le

point de départ d’une éthique philosophique

Le grand problème aujourd’hui, du point de vue philosophique, c’est

d’essayer de découvrir quel est le fondement de la morale. Si je me mets dans

la position classique, traditionnelle, je dirai : la morale se fonde sur la nature humaine. Mais comment comprendre cela ?

Certes, il y a bien une nature humaine voulue par la sagesse de Dieu, ayant sa propre finalité spirituelle : la contemplation de la vérité et, en définitive, de Dieu.

Mais cette nature n’est pas objet immédiat d’expérience. Elle ne peut donc pas être le point de départ d’une philosophie éthique (d’une morale). Cette nature

dont nous parlons est saisie dans un jugement de sagesse comprenant que l’âme spirituelle de l’homme est créée immédiatement par la sagesse de Dieu et qu’elle est, par le fait même, tout ordonnée vers Dieu.

- N’est-ce pas ce qu’on appellera la loi naturelle ? - Oui, c’est ce qu’on appellera la loi naturelle. Je respecte cela, je ne veux pas l’attaquer, mais je dis : il est impossible de fonder une morale là-dessus. Pourquoi ? D’abord parce que je n’ai pas d’expérience immédiate de la loi naturelle. Si je suis croyant, j’en ai une vision de sagesse. Au fond, la loi naturelle relève d’une vision de sagesse : si Dieu est le Créateur de la nature humaine, ou plutôt de

l’âme humaine, il y a des intentions profondes de Dieu que je dois essayer de

découvrir progressivement. Et Dieu peut me dicter la loi. Mais pour que Dieu me dicte la loi, il faut la foi, il faut croire en ce Dieu, et je ne peux pas fonder une morale humaine sur une foi. Là, de nouveau, on retrouve la scolastique qui tire d’une théologie une philosophie. Or la philosophie ne peut pas provenir d’un

fonds théologique : elle doit se fonder sur une expérience. Quelle est l’expérience

humaine-type qui me permet de fonder une éthique ? C’est là la grande question. Ijs trois sagesses, p. 97-98

24

Fondement

ou finalité

?

Ce n’est pas le fondement [de la morale] qui importe, c’est la finalité. Pendant 30 années de ma vie j’ai cherché, du point de vue philosophique, quel était le fondement de la morale, parce que je voyais bien venir la grande crise de la

morale, cette crise que nous vivons maintenant. Quand on vivait en chrétienté,

la morale reposait sur notre amour de Dieu, notre amour du Christ, sur la Loi donnée par Dieu. Pour un non-chrétien, quel est le fondement naturel de la morale ? On dira que c’est être juste, être tempérant, ne pas tuer. Et j’ai vu qu’il

n’y a pas de fondement naturel de la morale ; il y a une finalité qui joue un rôle de

fondement, et c’est l’amitié. On a dit : « la philanthropie », mais la philanthropie c’est l’universalité dans l’amour. Or l’amour lutte contre l’universel, l’amour veut le singulier. Je ne peux donc vivre la philanthropie que par mon ami. Mon ami est

un homme, et en luij’aime l’homme. Je n’aime pas l’homme dans l’assassin, je n’aime

pas l’homme dans l’ivrogne, je n’aime pas l’homme dans celui qui est anarchiste, qui m’empêche d’être moi-même, qui m’empêche de développer ce qu’il y a de plus profond et de plus grand en moi. C’est en l’ami que j’aime l’homme. Je sais venujeter unfeu sur la terre, p. 29

Une

éthique de l’amitié

Pratiquement, on perd le sens de la vieparce qu’onperd le sens de l’autre. Car - et c’est une affirmation très importante du point de vue philosophique - la fin ne peutpas

être immanente à l’homme : je peux être bon, je peux avoir de grandes qualités dans

l’ordre de l’intelligence, mais je ne peux pas trouver en moi ma finalité. Très vite,

je m’aperçois de mes limites, et il y a quelque chose qui me fatigue, qui me rebute. L’ami, même s’il est beaucoup moins vertueux que vous, peut vous finaliser, il

peut être pour vous une véritable fin qui vous attire et qui vous prend. C’est pour

cela que c’est si important. Depuis Descartes l’amitié a disparu, et en France on a dissocié amour et amitié parce que, chez Descartes, il n’y a plus d’amitié : il n’a parlé que de l’amour passionnel. Alors aujourd’hui, quand on parle « d’amour »,

c’est tout de suite la passion, c’est tout de suite érotique. Mais il faut redécouvrir

l’amour, et cette redécouverte ne peut se faire que par l’amitié, par un ami. Un ami, c’est capital. Je suis venujeter unfeu sur /a terre, p. 23

25

Une

éthique humaine personnelle

Tout ce que nous venons de dire à propos du désir et de l’éveil de l’amour

spirituel se noue pleinement et trouve son sommet dans l’expérience de l’amour d’amitié. Dans cette expérience, notre agir prend subitement une très grande force et peut se concrétiser d’une façon personnelle et singulière. En effet, n’est-

ce pas lorsqu’une personne se trouve en présence d’une autre personne qui non

seulement l’attire, mais aussi l’aime d’un amour spirituel, que l’amour humain spirituel pourra être pleinement lui-même ? Ce n’est pas la même chose d’aimer une personne humaine qui nous plaît, nous attire, mais nous ignore ou demeure totalement indifférente à notre égard, et d’aimer quelqu’un qui s’intéresse à nous,

bien plus, nous aime vraiment pour nous-même, pour ce que nous sommes. Il y a

alors une attraction mutuelle qui permet à l’amour humain de se réaliser dans une

intensité nouvelle, unique. Cela prend toute sa force et sa lucidité dans le choix amical mutuel. Dans ce choix, une personne humaine choisit vraiment une autre personne et rencontre son amour et son choix en retour. Ne sommes-nous pas

là en présence d’un amour humain parfait ? C’est un amour spirituel, réciproque, libre, saisissant à la fois la personne humaine dans ce qu’elle a de plus personnel, de plus intime, de plus secret - c’est le vécu le plus fort - et dans une exigence

actuelle très réaliste - c’est la personne de l’ami qui existe qui est regardée, aimée, qui est respectée telle qu’elle est.

N’est-ce pas à partir de cette expérience unique, très profonde, très personnelle

et très humaine, que nous pouvons redécouvrir pleinement toutes les exigences d’une éthique humaine véritable ? Retour à la source, I, p. 188

L’AMITIÉ ET LE SENS DE L’AUTRE

Cette expérience a donc ceci de particulier : avec l’ami, nous sommes vraiment

en présence de l'autre. Quand on cherche toujours où découvrir l’autre, quand on dit, comme Levinas, que l’autre nous échappe toujours, c’est qu’on ne prend pas

cette voie, ce sentier qu’est l’amour d’amitié. Dans l’amour d’amitié, nous rencon­ trons l’autre, qui est toujours le même et qui n’est jamais le même. L’admiration

continue et se renouvelle constamment : la véritable amitié ne vieillit pas et on ne s’ennuie jamais avec un véritable ami. Tout prend un caractère particulier car tout est commun entre l’ami et nous et, pourtant, tout est différent. Si donc

nous cherchons à connaître l’être en métaphysique, la réalité qui nous dévoilera

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le mieux l’être c’est l’ami, parce que c’est l’homme existant que nous connais­

sons le mieux. Comparativement à l’ami, toutes les autres réalités sont lointaines. L’ami est proche et nous pouvons être immédiatement vrai avec lui, sans le poids

conventionnel qui est le fruit d’une civilisation, d’une éducation ancestrale qui nous enferme souvent dans des a priori, dans des schèmes. Tant que nous n’avons

pas découvert l’être de l’autre, nous restons conventionnel, poussiéreux. C’est l’image de l’autre, la vieille statue, qui domine ! On dira par exemple : « On m’a parlé des Africains, j’ai lu tel livre qui m’a montré le fonds commun et les différences entre les pays. Alors j’aborde cet Africain de telle manière ». C’est

affreux, parce qu’alors on a un schème ; on ne voit pas l’autre, on le voit avec des lunettes, avec un prisme. Ou encore, on aborde quelqu’un en fonction de tel

aspect de son passé que l’on connaît : au lieu de le voir, lui, tel qu’il est maintenant,

on le voit à travers son passé. Or le passé est passé, il est complètement passé ! Le vivant ne s’identifie pas à son passé ; il se meut. Et l’être, c’est ce qui est, ce n’est pas ce qu’il était hier ! Hier est fini, c’est du passé. Or je suis et l’ami existe.

Je ne dis pas en voyant mon ami : « Tu as été... tu seras un grand capitaine ! » Non : «Je t’aime, toi qui existes ». Retour à la source, I, p. 84-85

L’amitié et

la découverte de la cause finale

Pouvons-nous découvrir la cause finale dans toute sa force en dehors de

l’amitié ? Si notre philosophie repose sur l’expérience, n’est-il pas nécessaire d’avoir une expérience spéciale pour connaître la finalité ? La cause finale ne peut

être découverte que dans l’amour, un amour personnel qui touche la fin parce

qu’il rencontre un autre amour personnel. Sans un amour qui peut sc donner pleinement comme amour, il n’y a pas de cause finale mais seulement un désir. La cause finale ne peut se découvrir que dans un amour réciproque, personnel. Il

n’y a donc de découverte de la cause finale pour elle-même que dans un monde

personnel et spirituel. 11 n’y a pas de découverte de la finalité pour elle-même dans un monde purement physique, dans la nature. Retour à la source, I, p. 249

Pourquoi

la métaphysique

?

Au fond, la philosophie première est pour découvrir ce qu’est la personne

et la place de l’intelligence et de la volonté, de l’amour dans la personne - tout

27

cela redécouvert en profondeur grâce à l’analyse de ce-qui-est en tant qu’être. Ajoutons que c’est bien à partir du problème de la personne qu’il faut aujourd’hui se poser la question : Existe-t-il un être au-delà de la personne humaine ?

puisque la personne humaine est vraiment l’expérience la plus parfaite que j’ai de la réalité. Je me situe donc au niveau de cette expérience pour regarder l’horizon, et voir si à l’horizon il n’y a que la personne humaine. La personne humaine est-

elle pour l’homme un terme, un mur, ou au contraire un tremplin, le sommet d’une montagne d’où on voit le soleil sc lever ? Puis-je dire que c’est à partir de

la personne que je découvrirai, au niveau métaphysique, la nécessité de poser un

Etre premier, une personne qui ne soit qu’être et qui ne soit qu’acte ? Qui soit Acte pur sans aucune potentialité et sans aucun devenir, et qui soit, par le fait

même, source de toutes les autres personnes, source de l’être, source de la vie, source de l’amour ? 1res trois sagesses, p. 175-176

Devenir métaphysicien...

Comme il est difficile, étant donné la condition humaine, de maintenir une véritable vie de l’intelligence, d’une intelligence qui accepte de progresser

lentement et d’approfondir toujours plus le contact que nous avons avec les réalités qui nous entourent et avec nous-mêmes, sans jamais désespérer, sans

jamais s’arrêter, sans jamais abandonner cette recherche de ce qu’il y a de plus

profond, de plus essentiel, cette recherche de ce qu’est l’être, l’un, le vrai, le bien ! On ne naît pas métaphysicien. On le devient, et il faut du temps pour le devenir.

Dans un monde où tout .va si vite, où tout doit se faire dans le minimum de temps, il est plus difficile que jamais de découvrir et de respecter ce rythme si profond de l’intelligence qui cherche à saisir ce qu’est l’être. L’être, I,p. 186

Entrer en métaphysique : le jugement d’existence

Soulignons l’importance du jugement d’existence dans l’expérience même que nous avons de la réalité existante. Car l’être ne nous est pas donné

globalement dans une intuition. L’être est ce que nous découvrons progressi­ vement comme ce qui est le plus proche de nous et ce qui est le plus lointain. Nous ne naissons pas amis de l’être, nous ne naissons pas métaphysiciens ; nous

ne découvrons l’être que progressivement et lentement. La pensée de l’être est

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première, en ce sens que dès que l’intelligence s’éveille comme intelligence,

elle affirme « ceci est » - le jugement d’existence est bien ce qui est tout à fait premier dans la vie de l’intelligence -, et en même temps cette pensée de l’être

est ce à quoi nous revenons toujours pour la préciser, l’expliciter. Jamais nous ne pourrons dire que nous avons atteint le terme, que notre pensée de l’être est

parfaite, qu’elle n’a plus rien à acquérir. Le prétendre, c’est montrer que nous ne savons pas ce que c’est que penser l’être, le saisir. Ce-qui-est, comme être, ne peut être défini, ni enfermé dans une conclusion, il est ce qui est premier pour

notre intelligence. La connaissance de l’être est donc bien pour nous première et ultime. Nous ne pouvons pas la dépasser pour la juger, la mesurer. En ce sens, on peut dire que cette connaissance est « abyssale » : elle nous met devant un abîme.

L’être pour nous est bien un abîme, puisqu’il ne peut être contenu par autre chose que l’être. La connaissance que nous en avons ne peut jamais être considérée

comme terminée, suffisante. Par là nous comprenons comment cette connais­

sance est bien au-delà de toutes les autres connaissances. L’être est premier et la connaissance de l’être est première. Une philosophie de l'être est-elle encore possible i, II, p. 285-286.

La

personne humaine, lumière et amour

L’homme possède une vie parfaite et personnelle. Pour lui, la vie est lumière

et amour. L’homme ne peut être pleinement lui-même que dans la lumière de la connaissance et dans le don de l’amour ; son autonomie foncière est là pour lui

permettre de vivre de cette lumière et de cet amour. S’il les refuse sous prétexte

de mieux sauvegarder son autonomie, il se dégrade et s’enferme en lui-même, en ses propres limites. Son autonomie devient progressivement le royaume des ténèbres et de la haine, ce qui peut se traduire métaphysiquement de la manière

suivante : la détermination substantielle se pose alors en rivale de l’acte (de la lumière et de l’amour) ; elle aime mieux demeurer le seul absolu, en supportant

sa potentialité congénitale, que d’accepter un autre absolu, celui de l’acte-fin,

doté d’exigences propres qui sont d’un autre ordre que celle de rotisia. Tel est,

dans une lumière métaphysique, le problème crucial de l’homme, de cet esprit dépendant de la connaissance sensible : la possibilité de diviser et d’opposer ce qui est essentiellement uni (dans un regard de sagesse, on pourrait dire : « ce

que Dieu a uni »), ou la possibilité métaphysique de transformer des principes en réalités existentielles (en faisant de distinctions réelles des séparations) - et

29

de s’enfermer, par le fait même, dans une solitude substantielle où l’autonomie

foncière de la substance soit le seul absolu. Si l’esprit opte pour cette solitude

(celle d’une subjectivité transcendantale), cette option le sépare de sa véritable fin, de la source unique de la lumière et de l’amour, engendrant par là même en

lui une angoisse terrible, l’angoisse de l’esprit, celle de l’orgueil de l’intelligence :

angoisse luciférienne. Dans ces conditions, l’autre est vraiment l’enfer, rival de ma solitude. Du fait que j’ai refusé de considérer et d’aimer cet autre comme autre,

son existence me devient intolérable, source d’angoisse puisqu’elle est l’échec de ma solitude et de mon absolu. L’itri, II, 1,p. 506-507

Philosophie première et anthropologie

Nous pouvons préciser en quoi une étude de la personne en philosophie première se distingue d’une anthropologie. L’étude de la personne en philoso­ phie première n’est pas une nouvelle métaphysique, car elle ne nous donne aucun

nouveau principe de ce qui est en tant qu’être, fille est un développement ultime

de la philosophie première de ce qui est en tant qu’il est, lepôs de l’être à l’homme.

Parler de « métaphysique de la personne », c’est expliciter la connaissance que nous avons de l’homme au niveau propre de la philosophie première. Quand

donc nous cherchons à distinguer la philosophie première de l’anthropologie, tout dépend de ce que nous entendons par « anthropologie ». Si le problème

de la personne consiste à étudier le comment de l’être à l’homme, alors il s’agit

du sommet de l’anthropologie. Mais si l’anthropologie est l’étude du « moi », de

notre conscience psychologique, elle se réduit à l’étude de notre conditionnement humain et de nos limites... Et si elle se présente comme un absolu en se séparant

de la philosophie première, elle ne peut plus aborder le problème de la personne humaine. Seule la philosophie première peut aborder le problème de la personne ;

elle est alors le sommet de l’anthropologie, parce qu’elle regarde l’homme du point de vue de l’être et de l’esprit et elle l’abordera, au terme, comme une créature relative à l’Etre premier créateur, à la Personne première. Retour à la source, I, p. 364

La

recherche philosophique de l’existence de

Dieu

Précisons d’abord la manière dont la question « existe-t-il un Etre premier ? » se pose au philosophe comme tel, en raison même de sa démarche philosophique.

30

Le philosophe (si du moins il s’agit du philosophe réaliste) demeure toujours

avide d’aller le plus loin possible dans sa recherche de ce qui est, du réel. Ce n’est pas lui qui peut (nous y reviendrons plus loin) mettre une limite, un arrêt à cette

recherche : car c’est vraiment le réel, « ce qui est », qui peut seul le conduire, et il réclame de lui une attention toujours nouvelle, qui suscite en lui de nouvelles

interrogations. (...) Toutes ces analyses philosophiques aboutissent, par paliers successifs, à montrer le caractère unique de l’homme : son unité et sa complexité,

son pouvoir et sa fragilité. Le philosophe saisit par là les diverses dimensions de la

personne humaine, du point de vue de son opération comme du point de vue de son être. Peut-il, comme philosophe, s’arrêter à cette découverte de la personne

humaine ? Peut-il se contenter de ces diverses analyses, ou doit-il nécessairement aller plus loin et, à partir de là, interroger de nouveau : existe-t-il nécessairement

une réalité au-delà de ces réalités qu’il expérimente et au-delà de la personne

humaine ? La personne humaine est-elle au sommet de ce qui est, est-elle le vivant le plus parfait, le vivant par excellence ? Est-ce l’homme qui donne à sa

propre vie humaine, à son esprit, sa finalité ultime ? L’homme est-il au sommet

de l’évolution, ou est-il même au sommet de tout ce qui est ? De t’être à Dieu, p. 312-313

Le

désir de la sagesse

Le désir de la sagesse, dans la personne humaine, est bien un désir de contem­

plation. C’est le désir du fils, c’est le cri de l’enfant. L’esprit dans ce qu’il a de plus pur et de plus profond cherche la contemplation et, tant que nous n’avons pas

découvert l’existence de Dieu, nous ne savons pas ce qu’est la contemplation. La recherche de la vérité apparaît alors comme la voie vers la contemplation qui est

l’opération la plus pure de l’intelligence. Nous ne pouvons contempler que quel­ qu’un de réel, une Personne que nous pouvons atteindre et regarder. Et si notre

intelligence est faite pour connaître ce qui est, son appétit de vérité ne peut se reposer que dans une Réalité existante première qui est nécessairement la Vérité ;

aussi la contemplation ne peut-elle exister que si nous touchons intellectuelle­ ment le Créateur en affirmant : « Il est nécessaire qu’il existe un Etre personnel

premier que les traditions religieuses appellent Dieu ». Alors, tous les visages que nous regardons seront dépassés. Retour à fa source, I, p. 462

3 1

Remonter

à la source en théologie

: découvrir le Père

Nous avons tous, dans notre jeunesse, fait cette expérience, surtout dans les pays de montagnes, mais aussi dans les plaines : remonter un petit cours d’eau

pour trouver la source. Parfois, cela a pris du temps ; on est remonté, remonté,

parce qu’on voulait découvrir quelque chose... et plus on avançait, plus c’était fin, subtil, et plus c’était intéressant. En effet le petit fleuve qui se jette dans la mer, c’est curieux, mais remonter à la source est beaucoup plus intéressant. Alors

on est remonté, et à un moment donné, plus rien. C’est étrange ! La source est toujours cachée, c’est le propre d’une source. De temps en temps, cela jaillit du

rocher, mais aujourd’hui, on canalise tout... alors on ne voit plus rien ! C’est caché, mais d’une façon artificielle, alors que la source, elle, est cachée naturelle­ ment. C’est très étonnant : quand on va au-delà de la source il n’y a rien, et quand

on est à son jaillissement, la source elle-même est cachée. On la voit par son jaillissement, par son fruit, mais elle-même est cachée. Une source, c’est quelque

chose de premier. Le mystère du Père (...) est triplement caché ; on oublie trop cela parce qu’on n’étudie pas beaucoup la théologie du Père, la paternité n’étant

pas vraiment à l’ordre du jour. Les pères de famille le savent bien : ce n’est pas

facile d’être père de famille aujourd’hui, parce qu’on vous dit tout de suite : « Vous exercez l’autorité, vous empêchez des personnes de se développer, etc. ». C’est la même chose pour la maternité, mais c’est plus fort encore pour la paternité. On

vous empêche d’exercer la paternité, parce que c’est une source et qu’aujourd’hui

on n’aime plus beaucoup les sources : on aime mieux les canalisations ! De fait, c’est beaucoup plus commode : on ouvre le robinet, au choix : eau chaude, eau

froide... Il y a des sources qui donnent de l’eau chaude, il y en a qui donnent de

l’eau froide, mais ce ne sont pas les mêmes, ce n’est pas au même endroit. L’usage des canalisations entraîne qu’on ne sait plus ce qu’est une source. On a l’impression qu’aujourd’hui les intelligences sont devenues des canalisations. Il n’y a plus beaucoup ce jaillissement de source, qui est quelque chose de tellement

beau ! et il y a une telle joie de découvrir une source ! Parfois il faut aller très loin,

et même creuser dans la terre pour trouver des sources. Les sourciers, avec leurs petites baguettes, découvrent les endroits où on pourra trouver une source, et quand on creuse, on la découvre en effet. Le Père est source, il est trois fois source. Il est source comme Créateur ; il est

éternellement, dans la Très Sainte Trinité, source de son Fils ; et il est avec son

Fils, dans l’unité, source de l’Esprit Saint. La source, dans la Très Sainte Trinité,

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est une source substantielle. C’est un océan qui est source ! Un océan qui est tout, qui est éternel, et qui est source. Le secret du Père, p. 12-14

Actualité

de

Thomas d’Aquin

Je crois que l’actualité de Thomas d’Aquin, c’est l’actualité de l’intelligence. L’intelligence est-elle actuelle ? Faut-il être intelligent dans le monde d’aujourd’hui ?

Je dirais qu’il faut être plus intelligent que jamais, parce que nous sommes en

face d’idéologies athées tellement massives qu’elles mettent sur nous comme une calotte de plomb qui est très difficile à soulever. Je pense toujours à Mexico. J’ai

pu y aller une fois pour aller prier auprès de Notre Dame de Guadalupe ; et ce qui m’a beaucoup frappé, c’est qu’à Mexico (qui est en train de devenir la plus grande ville du monde) règne une pollution effrayante. C’est une ville entourée de

volcans, et il paraît que c’est très beau, mais on ne voit ces volcans qu’une ou deux fois par an, quand le vent est suffisamment fort pour chasser toute la

pollution ; autrement on ne voit rien du tout ! Je dirais qu’il y a aujourd’hui une pollution intellectuelle tellement forte qu’on

ne voit plus les volcans, qu’on ne sent plus que la calotte de plomb qu’on a sur la tête. Et je crois que saint Thomas nous donne l’air pur, l’oxygène théologique

dont notre intelligence a tant besoin. Nous avons besoin de retrouver cette limpidité d’une intelligence qui cherche la vérité, cette confiance que l’homme doit avoir dans l’intelligence qui cherche la vérité - et cela pour que l’intelligence

puisse être de nouveau au service de la foi. Ce ne sont donc pas les conclu­

sions de saint Thomas qui m’intéressent le plus. Si je prenais les conclusions de saint Thomas et que je les serve à tout propos, ce serait imbuvable ! Dans notre

monde d’aujourd’hui, les gens ne peuvent pas comprendre cela. Ce qui m’est précieux chez saint Thomas, c’est que je peux puiser quelque chose de limpide,

qui est toujours actuel, dans cet esprit contemplatif. Saint Thomas est vraiment

une source. Il faut aller très loin pour trouver la source. Les canalisations - eau chaude / eau tiède -, c’est un peu affolant. Les commentateurs de saint Thomas, c’est très bien pour des érudits, et peut-être pour faire des gammes ; mais on ne

donne pas un concert en faisant des gammes ! On dépasse, et pour cela il faut

redécouvrir la source. La source est très cachée, comme toujours. C’est ce contact avec l’intelligence

de saint Thomas, une intelligence très limpide, très pure, encore plus pure que

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celle d’Aristote, parce que la foi chrétienne l’a rendue encore plus limpide. Ce

contact est très important, puisque, si on est l’ami de saint Thomas, on découvre ses secrets ; on découvre alors cette intériorité de l’intelligence à l’état presque

natif, à l’état très pur. Je crois en effet que la foi permet à notre intelligence d’avoir cette limpidité. L’intelligence du croyant est une intelligence qui cherche

la vérité jusqu’au bout, qui a un appétit très intense de vérité, qui a soif de contemplation. 1 js trois sagesses, p. 295-297

Pour

une lecture renouvelée de saint

Thomas

Le jour où on a réduit la fin à une cause métaphorique, toute la pensée de

saint Thomas dans ce qu’elle a de propre et de plus original a été perdue. De fait, si la cause finale est métaphorique, elle ne serajamais scientifique. Si on maintient que la théologie est une science, il faut donc laisser la cause finale de côté et tout

ramener à la cause formelle. C’est ce gauchissement du thomisme qui a empêché

la pensée de saint Thomas de se développer parfaitement : il y a eu là comme un arrêt. Il y a donc deux lectures de saint Thomas : l’une, qui reconnaît que saint Thomas, à la suite d’Aristote, comprend que la cause finale est cause des causes ;

l’autre, qui prétend que la cause finale est métaphorique et qui s’arrête à la cause formelle ; alors la sagesse disparaît. La sagesse implique, en effet, d’avoir saisi la

cause finale puisque, comme nous le verrons, nous ne pouvons atteindre Dieu que par la finalité. Le comprendre est la seule manière de saisir que l’intelligence humaine est

capable par elle-même d’atteindre l’existence de Dieu. Si on considère que la cause

finale est métaphorique, on doit dire que l’intelligence humaine est incapable par

elle-même d’atteindre l’existence de Dieu. Par le fait même, on glisse vers une position fidéiste, selon laquelle l’existence de Dieu ne peut être atteinte que par la foi. Ce n’est donc pas du tout une question d’école, c’est une option radicale et

qui, pour un chrétien, a d’immenses conséquences sur la foi et sur la théologie. Hélas, beaucoup de théologiens sont fidéistes ; ils vivent comme si le fidéisme

était la seule solution. Ils claudiquent, ils ne marchent plus droitement. Retour à la source, I, p. 243

Une théologie mystique

Toute la théologie doit se terminer dans une théologie mystique. Toute la

théologie s’achève dans un regard de sagesse ; et pour le croyant, la sagesse,

c’est que Dieu est amour (1 Jn 4, 8). Tout doit être repris dans cette perspective, dans cette réalité de l’amour divin. En théologie scientifique, on essaie de saisir

l’intelligibilité de la parole de Dieu, de la Révélation, de la Tradition. En théo­ logie de l’économie divine, on essaie de comprendre comment Dieu nous éduque et nous amène au mystère de Jésus. En théologie de l’Eglise, de ce vivant

qu’est l’Eglise, on essaie de comprendre comment, progressivement, le Bon Pasteur nous fait découvrir les « gras pâturages ». En théologie mystique, on doit

découvrir ce qu’il y a de plus intime dans le mystère de la Très Sainte Trinité, l’amour fécond du Père pour le Fils, l’amour du Fils pour le Père, et l’amour du Père et du Fils pour l’Esprit Saint. Et comment J ésus, à travers son cœur, à travers tout son enseignement, à travers tous ses gestes, nous transmet cet amour. Im trois sagesses, p. 247-248

Le

troisième millénaire

: luttes et espérance

Je cite très souvent une phrase de Jean Paul II qui m’a beaucoup frappé. Lorsqu’il est venu à Paris pour la première fois, il a réuni les évêques français à

huis-clos et il leur a dit (le texte a paru ensuite) quelque chose de très fort : l’hu­ manité vit actuellement une tentation qu’elle n’a encore jamais vécue. Et comme le Saint-Père est philosophe, il a dit : une « méta-tentation ». On voit ce qu’il veut

dire : une tentation qui est au-delà de toutes les autres. Le Saint-Père n’a pas dit :

« Cela a toujours été ainsi, l’Eglise a toujours été l’Eglise militante. » Pas du tout. Il a montré que dans notre monde d’aujourd’hui, dans cette fin du XX' siècle,

cette dernière partie du siècle qui doit nous préparer au Ille millénaire (le Saint-

Père ne cesse de rappeler cela), il y a une tentation qui n’a encore jamais existé : l’homme voudrait être le sauveur de l’homme, comme si dans la culture moderne, dans ces cultures nouvelles, dans la laïcisation qui se généralise, il n’y avait plus de place pour le Christ. Comme il n’y avait plus de place pour l’Enfant-Jésus

à Bethléem, il n’y a plus de place aujourd’hui pour un Sauveur dans la culture

de l’humanité, cette humanité qui se replie sur elle-même en croyant qu’elle est suffisamment puissante pour se sauver elle-même. Cela, c’est le fruit de toutes les

idéologies athées, où l’homme s’exalte indépendamment de Dieu et de Jésus.

Cette affirmation de Jean Paul II est très importante, parce qu’elle jette une

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très grande lumière sur ce que représente la situation actuelle de l’humanité, non

pas du point de vue économique mais au niveau spirituel. Sur le plan spirituel,

l’Eglise est maîtresse et notre Pape a, je crois, une grâce très spéciale ; il y a chez lui une réflexion philosophique et une réflexion théologique, et il y a aussi une

grâce particulière, presque charismatique, pour montrer à la fois une très grande

espérance - il ne cesse de nous rappeler le renouveau de l’Église - et la situation tragique de l’humanité d’aujourd’hui. Les trois sagesses, p. 347-348

Actualité de

l’Apocalypse

Si on lit attentivement l’Apocalypse, qui nous donne une lumière d’éternité

à travers le temps, on voit bien que, comme le dit le Saint-Père, la mission de

l’Église est la même que celle du Christ, ce qui veut dire que l’Église doit vivre ce que le Christ lui-même a vécu. Or le terme de la vie du Christ, c’est le mystère de

la Croix, qui est une grande victoire cachée, la victoire sur la mort. Aujourd’hui la science, la technique, essaient d’être victorieuses de la mort et de la souffrance. En tant que chrétiens, nous savons que seul le Christ peut nous sauver de la mort et que seul l’amour du Christ peut nous permettre d’être victorieux de la

souffrance en la transformant par l’amour qui nous unit à la grande victoire de Jésus sur le péché et toutes ses conséquences. I ss trois sagesses, p. 356

UNE LUMIÈRE D’ÉTERNITÉ SUR LE TEMPS

L’Apocalypse, pour moi, est un livre merveilleux, qui s’explique par lui-même

et d’une façon étonnante, car c’est peut-être (à mon sens, en tout cas) le plus grand des livres. L’Evangile de Jean est beaucoup plus intime : ce sont les secrets. L’Apocalypse, ce ne sont pas les secrets, c’est la théologie de l’économie divine,

c’est Jésus présent dans l’Église par son Esprit, et qui la gouverne, et qui nous

montre comment cette Église chemine à travers bien des luttes. On pourrait donc dire que l’ Apocalypse, qui était vraie au moment où Jean l’a reçue, qui était vraie au Moyen-Àge quand saint Thomas l’a commentée, qui était vraie aux XVIe

et XVII' siècles, est encore vraie maintenant, et même de plus en plus vraie. De sorte qu’on aurait le droit de dire que l’Apocalypse est écrite pour nous, enfants de la fin du XX' siècle. De fait c’est pour nous, d’une façon très particulière, qu’elle est écrite, parce que nous vivons des luttes d’une intensité telle que si

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l’Apocalypse n’est pas là pour nous éclairer, nous n’y comprenons rien du tout ; mais elle nous est donnée, précisément, pour nous éclairer sur ces grandes luttes que nous vivons. L’Apocalypse est donc une lumière d’éternité sur le temps. Cette lumière d’éternité est vraie à tous les moments de l’Église, mais plus on s’approche du

terme, plus elle est présente. De sorte qu’il ne faut pas lire l’Apocalypse d’une façon historique : c’est une révélation. Ce mot même (par lequel commence le livre) nous montre bien que c’est une lumière d’éternité sur ce que nous vivons. 1 ss trois sagesses, p. 414-415

37

38

Quatrième Rencontre

Des années d’enseignement À l’Université de

Fribourg

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L’enseignement à Fribourg :

une exigence de tout

REPRENDRE

C’est Fribourg qui a fait ma vocation de philosophe. Parce qu’à Fribourg, enseignant en université, j’étais obligé de tout repenser par moi-même. Il est vrai

que j’avais déjà commencé au Saulchoir. Je me souviens très bien que quand j’ai

commencé à enseigner la philo au Saulchoir, j’ai pris mes cours, les cours que, en sage étudiant, j’avais vraiment « bossé » ; mais entre deux, j’avais quatre ans d’Aristote... J’ai refermé les cours : je ne pouvais pas, je ne voulais pas

enseigner cela. Alors j’ai essayé de repenser. « Le propre du sage, c’est d’ordonner ». Si la philosophie est une sagesse, le propre du philosophe est d’ordonner. Quel est

l’ordre ? Et j’ai tout de suite compris qu’à partir des Disputes métaphysiques de Suarez on extrayait de saint Thomas des données philosophiques, mais que, du même coup, on ne retrouvait plus l’ordre de recherche du philosophe, l’ordre de la découverte.

On ne prenait que des définitions, et les définitions prises ainsi étaient inin­ telligibles. Ouvrez certains manuels de scolastique (j’ai fait l’expérience) : c’est

inintelligible ! Une intelligence bien faite ne peut pas comprendre cela. J’ai refermé ces bouquins-là parce que cela ne m’intéressait pas, et j’ai essayé de penser : quel est l’ordre qu’on doit prendre aujourd’hui ? Car on fait de la philosophie pour aujourd’hui ! Ne faisons pas de la philosophie comme un archéologue. Les

archéologues, c’est très bien, mais laissons-les à leur domaine. En philosophie, la méthode archéologique n’a pas sa place. Ce n’est pas une méthode philoso­

phique, c’est une méthode artistique. On est archéologue pour les œuvres d’art, on n’est pas archéologue pour la pensée, parce que la pensée n’est pas une œuvre d’art. Qu’on soit archéologue pour le style, pour la langue, passe encore

(puisque la langue est une certaine œuvre d’art), et même pour la manière d’organiser un livre - qui n’est plus la même aujourd’hui qu’au temps de saint Thomas. Mais l’ordre de la recherche philosophique est autre chose.

Tout mon effort a donc été de chercher l’ordre - Quel est l’ordre qui existe

dans une pensée philosophique ?- et cela en essayant d’être réaliste. Or Aristote (qui ne donne pas de méthode - c’est en dehors de son génie - mais qui donne

des itinéraires merveilleux, qui trace des petits sentiers) le dit expressément : il faut partir de l’expérience.

4D

1js trois sagesses, p. 52- 54

L’amour

de la vérité

Nous voyons que la pensée de l’être est toujours présente à la recherche métaphysique, qu’elle ne peut s’en séparer, qu’elle l’oriente de l’intérieur et qu’à

chaque étape elle s’enrichit, se précise, acquiert une nouvelle profondeur. Cette pensée de l’être demeure toute relative à l’être, totalement dépendante de lui,

sans aucun droit sur lui, car c’est l’être qu’elle recherche avant tout, et non sa

possession - ce qui exige une constante purification, une vigilance très profonde, un amour de la vérité au sens le plus fort. Seul cet amour peut maintenir une telle pauvreté : accepter d’être totalement relatif à l’être, à tout ce-qui-est, sans le dominer ni le ramener à soi.

Dans cet amour de la vérité et dans cette pauvreté radicale de l’intelligence, il

faut reconnaître que notre connaissance de l’être se réalise selon une très grande diversité, tout en gardant une profonde unité. Voilà pourquoi notre pensée de

l’être demeure analogique. Une philosophie de l’être est-elle encore possible ?, II, p. 306

L’interrogation, un

désir

Dans toute interrogation (comme dans tout désir) il y a un double aspect : la recherche de ce qu’on ne connaît pas et ce qu’on désire connaître - du point

de vue objectif, c’est ce qui est premier (n’est-ce pas le contenu objectif de

l’interrogation ?) - et l’appel de l’intelligence, le cri de son insatisfaction, sa revendication à l’égard de ce qu’elle ne connaît pas ; du point de vue subjectif,

c’est ce second aspect (l’exercice vital de l’intelligence, sa véhémence) qui est

premier. Ou bien l’on interroge pour saisir, et alors on est respectueux de celui

qui doit nous faire découvrir le secret qui demeure voilé ; on est le mendiant qui

tend la main sachant qu’il n’a aucun droit, et qui attend, qui présente sa misère pour tout recevoir de celui qui peut le soulager. Ou bien l’on interroge pour

manifester son état d’indigence par impatience et par revendication : on veut alors en premier lieu faire comprendre qu’on est lésé, qu’on est dans un état

d’insatisfaction ; on est alors beaucoup moins respectueux de ce qui demeure

caché, car on aime plus la possession que la vérité, on s’aime plus que ce que l’on cherche, que ce que l’on veut découvrir. Une interrogation qui s’impose comme

première, comme l’interrogation par excellence, n’est-elle pas toujours de cette

sorte - alors que celle qui jaillit du jugement d’existence interroge pour aller plus loin, pour découvrir ce qui est caché ? Lorsque le sujet est premier au point de

41

départ, on le retrouve nécessairement au terme. Une interrogation provenant

de l’insatisfaction du sujet plus que de la recherche de ce qu’est l’être, n’est plus

une véritable interrogation, mais une revendication du sujet transcendantal qui cherche à s’imposer, à montrer son pouvoir de domination, à relativiser ce qu’il

interroge, le ramenant à soi. Une véritable interrogation objective, portant sur

l’être, ne peut donc être première ; mais elle ne peut pas non plus être dernière et tout achever. Une philosophie de l’être est-elle encore possible l, II, p. 296-297

4-Z

Veillée

« CONSACRE-LES DANS LA VÉRITÉ » (JN

17,

17)

43

NOUS EN REMETTRE À LA MISÉRICORDE DU PÈRE

Reconnaître les grâces que Dieu nous a faites, c’est très bien, mais il faut que

ce soit dans l’abandon, sans vouloir les ramener à notre jugement. Et quand nous regardons nos fautes, faisons-le dans l’abandon à celui qui pardonne tout, ou

qui se sert de nos fautes pour quelque chose de plus grand. Si nous prétendons que nos fautes sont irrémédiables, que notre vie a échoué, nous sommes en de­

hors de l’abandon. Nous sommes alors dans cette attitude d’angoisse habituelle à

notre époque. L’angoisse est « l’enfant terrible » de notre temps ; nous devons le savoir et faire d’autant plus attention à offrir toute notre vie, dans l’abandon, à la

miséricorde du Père. Remettons-lui d’avance tout ce qui doit nous arriver, sans

aucun jugement propre. C’est l’attitude évangélique la plus profonde et la plus nécessaire à notre vie. Trois mystères de miséricorde, p. 57

Dieu

nous enveloppe de sa miséricorde

Empêcher Dieu de faire miséricorde, c’est le péché le plus grave. On peut dire que c’est le péché contre l’Esprit Saint, puisque c’est lui qui est envoyé comme

Paraclet pour faire miséricorde. Il est donc bon, et même nécessaire (...) de se mettre en face de Dieu en toute simplicité et confiance, en sachant que Dieu nous aime, qu’il nous a aimés le premier et que son amour demeure toujours premier.

Dieu nous aime actuellement et il n’a qu’un seul désir : nous envelopper de sa

miséricorde. On ne peut pas faire miséricorde seul ; pour que Jésus puisse faire

miséricorde il faut un misérable, un mendiant, un pauvre, quelqu’un qui avoue

sa misère, sa faiblesse, et qui la dépose à ses pieds... ou dans son cœur. Et la miséricorde de Dieu, la miséricorde du Christ, est étonnante : elle ressuscite les morts ! Tout peut être pardonné. Jésus nous le dit lui-même, en nous demandant

de pardonner à notre prochain jusqu’à soixante-dix fois sept fois - ce qui signifie

qu’il faut pardonner indéfiniment. Mais pour cela il faut s’avouer pécheur, il faut être un pauvre. I-'acte d’offrande, p, 14-15

La

fidélité, un amour filial

Jésus est le Fils fidèle, « le témoin fidèle », et il nous montre que l’amour du

chrétien le pousse toujours à aller vers le Père, à accepter le bon plaisir du Père,

à accepter qu’il y ait un premier et d’être lui-même en référence à ce premier. Dès qu’il n’y a plus de père, c’est-à-dire dès qu’il n’y a plus de premier, la fidélité

disparaît et c’est la relation qui la remplace. C’est curieux : la relation est comme

le squelette de la fidélité ! On fait de la relation comme une idole (Brunschvicg, Hegel, la dialectique). La fidélité est à l’amour ce que la vérité est à l’intelligence. Mon amour est ce qu’il doit être, vrai et profond, quand il est fidèle. Cela regarde

donc la personne, et pour le chrétien c’est le Père. On est fidèle au Père ; et le père terrestre, le père selon la chair et le sang, est représentant de la paternité de Dieu, figure de la paternité. Et le père spirituel, encore plus, est le représentant et

l’instrument divin du Père. Aujourd’hui on veut supprimer cela, on ne veut plus que le point de vue horizontal de la relation, en supprimant le lien de l’amour. Car la fidélité est liée à l’amour ; elle n’est pas directement liée à l’intelligence, elle est liée à l’intelligence par l’amour. On est fidèle à rechercher la vérité, mais c’est par

l’amour, par la finalité. C’est pour cela que la fidélité est cette relation avec le Père, qui est capitale parce qu’elle est première ; si cette relation n’a plus son caractère

de vérité, d’authenticité (or on en est là aujourd’hui), il n’y a plus de vraie relation avec le Père, avec celui qui est Premier. La fidélité caractérise notre relation de fils

à l’égard du Père, elle est filiale. On peut mettre en parallèle la fidélité comme propriété de l’amour avec, du côté de l’intelligence, le besoin d’être extrêmement limpide, clair, précis. Je suis venuJeter unfeu sur la terre, p. 209-210

Bienheureux

les cœurs purs

Si on cherche un exemple de saint pour la pureté du cœur, c’est saint Jean ; il

repose sur le cœur du Christ lors de la dernière Cène ; après avoir reçu le corps

et le sang du Christ il cherche un lieu où se reposer, et c’est le cœur du Christ. Cela, c’est vraiment la pureté du cœur. Il faut aussi découvrir la pureté du cœur de Jean à la Croix : il est tout entier fixé sur le cœur du Christ, et voilà que Jésus

lui dit de reposer sur le cœur de Marie : « Voilà ta Mère ». C’est trop lourd, pour Jean, de regarder Jésus crucifié... et c’est une miséricorde du Christ pour lui, de lui donner sa Mère. Par Marie, devenue sa Mère, Jean aura une pureté encore plus grande, et ce ne sera plus le fruit d’un effort, ce sera par Marie. Il aura une pureté

plus grande puisqu’il aura la pureté de Marie, qui lui permettra de voir le Père

présent dans le Crucifié. Saint Jean est un exemple merveilleux de la pureté du cœur, et on peut dire que tout son Evangile nous révèle la pureté du cœur de

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Jésus et du cœur de Marie. Matthieu et Marc nous montrent davantage la misé­ ricorde ; Luc et Jean, la pureté du cœur. C’est le regard d’aigle, et plus il s’élève, plus il est limpide ; là on ne dit pas que plus il s’élève, plus c’est abstrait ; non,

plus il s’élève, plus c’est concret, mais c’est le concret en profondeur dans l’or­ dre de l’amour : c’est la source, et la limpidité de la source. La source est pure parce qu’elle jaillit directement, sans choses extérieures qui peuvent rendre l’eau

moins limpide. La pureté du cœur est terriblement jalousée par le démon ; parce que plus

l’intelligence est présente, plus le démon jalouse, et quand c’est l’intelligence dans l'amour le démon ne peut rien atteindre ; il ignore tous les secrets profonds d’un cœur limpide donné à Jésus et livré à son amour. Cependant le démon essaie, à

sa façon, de singer le mystère du Christ. C’est très net dans l’Apocalypse, dans la vision de la Bête de la terre et de la Bête de la mer : la Bête de la mer a été

blessée à mort et elle reprend vie. Et on voit une caricature de la pureté du cœur dans les systèmes, dans les idéologies, notamment les idéologies mathématiques.

C’est étonnant, de voir que la pureté de l’être mathématique risque d’être comme l’idole de l’homme : l’être mathématique, c’est lui qui l’a fait, tandis que c’est Dieu, c’est le Christ, qui a fait la pureté du cœur. C’est l’homme qui fait l’être ma­

thématique, et cet être mathématique risque de s’emparer de toutes les idéologies

qu’il vient comme « purifier ». Humainement, intellectuellement, rationnellement, on peut arriver à une pureté très grande, par exemple chez Brunschvicg et chez

Hegel, qui caricature Aristote. En effet, Aristote affirme que Dieu ne peut que se contempler, et c’est là qu’on saisit le nécessaire : le seul nécessaire du point de vue de l’être, c’est Dieu. Dieu seul se contemple, et il ne peut que se contempler. Là est la source et la mesure de la pureté du cœur, parce que cette contemplation

est amour, puisque Dieu est la Bonté et l’Amour. Et le démon est enragé de voir que l’homme, si complexe, si impur, si abîmé par la jouissance charnelle, puisse

devenir fils de Dieu, fils de Marie, avec un cœur pur. Malgré ses fautes, malgré le

poids de la chair, il peut, par l’amour divin, avoir un cœur pur et vivre de la béati­ tude des cœurs purs - puisque tout baptisé a le don d’intelligence qui lui permet

de tout recevoir avec cette limpidité. Cette béatitude des cœurs purs, fruit du don d’intelligence dans l’amour, dans

la charité, permet de comprendre comment on est capable de recevoir la parole de Dieu... j’allais dire : quasi-directement. Si on la reçoit avec amour, on reçoit les secrets de Dieu, et toute parole divine devient un secret, un secret personnel pour

notre cœur. Et c’est peut-être cela que nous devons surtout regarder en Marie. C’est elle qui, parmi toutes les créatures, a le cœur le plus pur, le plus limpide, et qui reçoit le mieux la parole du Père comme parole du Père - parce que toutes

les paroles divines, toutes les paroles révélées, sont des paroles du Père ; et nous ne les recevons comme paroles du Père que si notre cœur désire entrer dans

l’intimité de Jésus et du Père. Je suis venujeter un feu sur /a terre, p. 170-173

Marie et

la miséricorde du

Père

Marie nous est donnée comme Mère, comme modèle ; elle nous est donnée pour que nous vivions le même mystère qu’elle. Si nous comprenons comment

Marie est cette miséricorde du Père personnifiée pour nous, qu’elle est le chefd’œuvre de cette miséricorde, nous aurons en quelque sorte la clef pour pénétrer

dans toutes les miséricordes du Père et pour en vivre. On ne peut pas vivre de la miséricorde du Père d’une façon totale, plénière, si on ne vit pas en Marie, si on

ne réalise pas cette intimité plénière avec elle. Trois mystères de miséricorde, p. 10

La

vie contemplative, œuvre de

Marie

dans l’Éblise

La seule œuvre qui relève de Marie et de l’Esprit Saint et où Pierre est

témoin, protecteur, gardien de la détermination qui vient de Marie et de l’Esprit Saint, c’est la vie contemplative, qui est une anticipation de la vision béatifique.

La vie contemplative est bien l’œuvre de l’Esprit Saint en nous. Cette œuvre est

unique. Elle demande de déborder en vie apostolique, en vie missionnaire, et

là elle est soumise à Pierre, à qui le Christ a confié le soin de paître ses brebis

(Jn 21,15-17). Dans l’Eglise, il y a donc une action qui relève proprement de Marie et de

l’Esprit Saint, dont Pierre doit être le témoin. Son action première est donc de veiller sur l’œuvre de Marie et de l’Esprit Saint. Cela ne minimise en rien l’action

de Pierre dans l’Eglise. Au contraire, cela met en lumière son lien avec le mystère de la maternité divine de Marie. Pierre n’a rien à réaliser de propre dans le mystère de la maternité divine de Marie, mais il la garde comme le trésor le plus précieux, il la respecte et la proclame comme étant l’œuvre principale de l’Esprit Saint pour

nous. N’est-ce pas ce que Jésus révèle quand, ayant confié à Pierre le soin de paître ses brebis, il lui montre que quelque chose du mystère de Jean, qui a reçu

Marie pour Mère à la Croix, lui est en quelque sorte réservé, à lui Jésus ? « Im vie monastique... », in Aletbeia n° 23, p. 20-21

Continuer

le mystère de la maternité divine de

Marie

L’action propre de Marie comme Mère est donc d’attirer à elle des disciples

du Christ, des femmes et des hommes, pour continuer dans l’Eglise le mystère de

sa maternité divine. Ne devons-nous pas affirmer cela ? L’action propre de l’Es­ prit Saint, l’action propre du Paraclet, n’est-elle pas de réaliser en nous ce mystère de la maternité divine de Marie dans la foi : Prins in corde ? Dans le gouvernement

du Père, la première chose, la chose la plus radicale, c’est de réaliser en Marie la

maternité divine, ce prins concepit in corde, et de le réaliser dans tous ses enfants, en tous ceux qui sont choisis spécialement par elle. Parmi les petits enfants de

Marie, il y en a qui sont choisis spécialement pour être le cœur de l’Église. La vie contemplative a, comme le dit Jésus, la « meilleure part » (Le 10,42) - ou, comme le dit l’Eglise, « une part de choix (pars praeclara) dans le Corps mystique » -,

mais c’est vrai aussi de toute forme de vie apostolique vraiment évangélique. N’est-ce pas là l’œuvre première de Marie ? D’une certaine manière, cette actionlà est purement immanente, dans l’immanence de la vie de l’Esprit Saint, du Para­

clet. C’est peut-être même l’œuvre propre du Paraclet. Il y a une réalité que nous devons découvrir, une réalité qui ne dépend que de Marie et de l’Esprit Saint, du

Paraclet, dont Pierre est le témoin. Là, Pierre n’intervient pas directement : il y a quelque chose en nous qui est de Dieu et qui relève de Dieu seul. «1m rie monastique... », in A/etheia n° 25, p. 22-23

48

Cinquième Rencontre

L’amour de la sagesse johannique

Saint Jean,

l’ami de

Jésus

Aristote a été un guide, saint Thomas un maître et un ami. Saint Jean, c’est

celui que Jésus lui-même nous a donné, celui à qui il a confié Marie. Saint Jean

est pour moi l’ami de Jésus, le disciple bien-aimé, celui que Jésus a aimé d’une manière toute particulière. Quand Jésus dit : « Vous n’êtes plus mes serviteurs mais mes amis », il regarde avant tout saint Jean. Comme saint Thomas aime à le dire,

« le propre de l’amitié est qu’on révèle ses secrets à l’ami ». Jean est celui qui

a gardé les secrets de Jésus. Mon oncle le Père Dchau, qui m’a conduit à saint Thomas, m’a montré ce qu’est le contemplatif qui, dans sa prière, dans son

oraison, vit comme saint Jean tout proche de Marie, tout proche du coeur de Jésus. Saint Jean est celui qui nous apprend à aimer Jésus. Iss Trois sagesses, p. 389

LE DISCIPLE BIEN-AIMÉ

A travers tout l’Evangile on peut découvrir la sainteté de saint Jean et son

lien très particulier avec Jésus, avec Marie, avec Marie de Magdala, avec Pierre. (...) Il faut bien comprendre ce que Thomas d’Aquin, dans son commentaire

sur l’Evangile de saint Jean, dit de saint Jean lui-même, car il est toujours très

important de voir un saint regarder un autre saint ; et pour nous, il est particuliè­ rement intéressant de voir le lien entre Thomas d’Aquin et saint Jean. Saint Thomas, à la suite des Pères de l’Eglise, se pose la question : lequel, de Jean et Pierre, Jésus aime-t-il le plus ? Question classique. En tant que théologien,

saint Thomas sait très bien qu’on ne peut pas répondre. Il aurait donc dû dire :

« Inutile, c’est une curiosité, on ne doit pas répondre. » Et pourtant il répond. Je trouve cela très beau, parce qu’on prend ici le théologien en flagrant délit de cu­

riosité. .. mais une curiosité de saint ! Le dépassement de la théologie scientifique

vers une théologie mystique, il est là. Si saint Thomas était rigoureusement un théologien de théologie scientifique, il dirait : « Je ne peux pas le savoir, c’est le secret de Dieu, nous n’avons pas à chercher. » Mais c’est plus fort que lui, parce

que saint Thomas est un saint plus qu’un théologien. Il est saint, théologien, mais

la sainteté déborde le théologien. Ce n’est pas parce qu’on est un bon théologien qu’on est un saint ; il faut d’abord être un saint pour être un théologien saint !

Voilà la sainteté de saint Thomas, voilà le théologien mystique, le théologien de

l’amour, qui regarde tout dans l’ordre de l’amour.

5D

Saint Thomas fait cette réponse étonnante : il y a trois raisons

pour lesquelles Jésus aime plus Jean : d’abord « la perspicacité de son

intelligence » (un maître, note saint Thomas, aime spécialement les disciples intelligents). C’est merveilleux, car cela montre la perspicacité

de l’intelligence de saint Jean à travers son amour. Saint Thomas ne dit

pas : l’intelligence tout court, encore moins la raison, il dit : la perspi­ cacité de l’intelligence. Deuxième raison : « la pureté de son cœur », et troisième raison : « la jeunesse ». Iss Trois sagesses, p. 407

Saint Jean

éclaire toute la révélation

S’il y a une unité profonde dans toute l’Ecriture, il y a donc un point de

départ et un terme, puisque l’Esprit Saint a voulu nous révéler le mystère de Dieu à travers une histoire. Or qu’est-ce qui achève toute l’Ecriture ? C’est saint Jean, ce sont les écrits johanniques. Dieu a voulu se servir de multiples

instruments, surtout dans l’Ancien Testament, avec des styles très diffé­

rents, pour mieux nous faire comprendre combien le mystère est au-delà de certaines modalités particulières auxquelles on risquerait de s’arrêter. Le

mystère est au-delà, il va beaucoup plus loin, il veut atteindre notre cœur et le transformer pour qu’il soit capable d’aimer Dieu et d’aimer le prochain.

Ce qui est impressionnant, c’est de voir que toute la Révélation officielle s’achève par les écrits johanniques. Par le fait même, si nous sommes intel­

ligents pour Dieu et si nous répondons bien à son enseignement, c’est dans

la lumière de saint Jean que nous devons lire toute l’Ecriture et comprendre toute la Révélation. C’est en effet toujours dans son achèvement qu’une

réalité est le plus parfaite ; or c’est toujours le parfait qui fait comprendre

ce qui est moins parfait, et non l’inverse. Voilà pourquoi ce n’est pas l’An­ cien Testament qui nous fait comprendre le Nouveau, mais c’est celui-ci qui

nous donne la lumière sur tout l’Ancien Testament. Mais pourquoi le Saint-Esprit a-t-il choisi Jean pour nous donner les derniers secrets ? Parce que Jean est le disciple bien-aimé. Je crois que c’est

la grande raison. «Je ne vous appelle plus serviteurs (...), je vous appelle amis » Qn 15, 15). Jean n’est donc pas seulement un instrument, c’est un

ami. On le sait bien : les meilleurs instruments, les meilleurs serviteurs, sont

les amis. A un ami on peut tout demander, il n’y a pas de contrat. On peut

5 1

l’appeler au moment des « coups durs », on sait qu’il est là. Le serviteur, s’il n’est que serviteur, s’en va dès que son contrat est terminé : « Ah, j’ai terminé mon temps ! le contrat, c’est le contrat. Tant d’heures... c’est terminé ». Cela, ce n’est

pas le langage d’un ami. L’ami n’a pas d’heure : « Tu as encore du travail à faire ? Très bien, je suis là ». Comme c’est merveilleux, de voir que le dernier instrument

dont le Saint-Esprit se soit servi, c’est un ami, le disciple bien-aimé, avec qui il peut avoir une extraordinaire souplesse. Le Saint-Esprit a dû beaucoup s’amuser avec Jean. Il « joue » vraiment avec des instruments comme Jean, parce que Jean

est docile. (...) C’est donc Jean qui termine toute la Révélation, lui, le disciple bien-aimé, le

disciple qui a été témoin de la Croix. Le sommet de toute la Révélation, c’est la Croix du Christ, c’est la blessure du cœur de l’Agneau. Et cela, Jean seul pouvait

nous le révéler parce qu’il en a été le témoin. C’est pour cela que, dans son

Evangile, au moment de nous révéler le mystère du coup de lance, Jean se dit témoin. Il a compris que là était la chose la plus grande : le mystère de la Croix qui s’est achevé dans la blessure du cœur de l’Agneau. Suivre l'Agneau, I, p. 48-49

Saint Thomas

et saint

Jean

Dans son Commentaire sur l’Evangile de saint Jean, saint Thomas nous montre combien l’Evangile de Jean est capital et demeure ce qu’il y a d’ultime dans la

Révélation. Et ce qu’il y a d’unique dans cet Evangile, c’est la révélation du Verbe, celle de l’Agneau, et celle du Paraclet que l’Agneau nous envoie « d’auprès du

Père ». C’est pour être parfaitement Agneau de Dieu que le Verbe s’est fait chair. Tout le mystère de l’Incarnation, tel que Dieu a voulu le réaliser, est pour que le

Verbe soit parfaitement Agneau de Dieu. Le mystère de la Rédemption finalise le mystère de l’Incarnation : « Jésus lui-même, l’agneau véritable, s’avança vers le lieu de sa Passion, car il devait être immolé de son plein gré pour le salut du

monde - Il s’est offertparce que lui-même l’a voulu » (n° 1590).

Chrétiens de la fin du XXe™ siècle et du début du troisième millénaire de l’Eglise, nous vivons des luttes extrêmes, des luttes intellectuelles profondes et multiples. L’union tout à fait première, dans la sagesse de Dieu, de l’homme

et de la femme, est elle-même attaquée et, par le fait même, la finalité propre

de la personne humaine est ébranlée et souvent rejetée. L’homme devient le

maître absolu, non seulement de lui-même mais aussi des autres. Au milieu de ce

52

bouleversement mondial et si total, où tout demande d’être repris, rectifié,

purifié, l’Evangile de saint Jean nous révèle l’amour du Père pour Jean et pour chacun d’entre nous, et nous montre que seul cet amour est éternel et victorieux de toutes les luttes. « Le Christ porte sa croix comme un roi son sceptre au sein

de la gloire qui est son pouvoir universel sur toutes choses - Le Seigneur a régné par le bois. - Il a reçu le pouvoir sur son épaule, et il sera appelé merveilleux conseiller, Dieu

fort, Père du siècle à venir, Prince de la paix. Il la porte comme le vainqueur porte le trophée de sa victoire - Dépouillant les principautés et les puissances, il les a menées

captives avec hardiesse, triomphant d’elles hautement en lui-même » (n° 2414). Et c’est la victoire du Christ crucifié qui manifeste le mieux l’amour du Père pour nous - Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, et « il l’a donné pour la

mort de la Croix » (n° 478). THOMAS D’AQUIN, Commentaire air /'Evangile de saint Jean, II, Préface, p. 8-9

Théologie et

foi contemplative

C’est surtout dans son Commentaire de l’Evangile de saint Jean qu’on découvre le saint Thomas contemplatif, et qu’on découvre aussi la signification ultime

de sa théologie. Le théologien ne s’arrête pas à ses conclusions ! Ce serait une très grave erreur, de croire que le théologien s’arrête à ses conclusions comme

à un avoir. Pour saint Thomas, le théologien reste toujours pauvre, parce qu’il

est dans un état de dépendance à l’égard de la Révélation. Il est serviteur de la Révélation de Dieu et il n’a qu’un seul désir : entrer toujours plus avant dans cette

contemplation pour se préparer à la vision béatifique. Il y a donc toujours chez saint Thomas ce souci de revenir à la parole de Dieu, celle-ci ayant une richesse

infiniment plus grande que tout l’effort du théologien qui veut en donner l’intel­

ligence ! L’intelligence de la foi est moindre que la foi, saint Thomas en est con­ vaincu. C’est pour cela que toute son œuvre théologique est ordonnée à cette foi

contemplative, à cette foi qui se nourrit toujours plus de la parole de Dieu pour vivre du mystère du Christ - puisque toute la parole de Dieu conduit au mystère

de Jésus, l’envoyé du Père qui nous conduit au Père : « Nul ne vient vers le Père que par moi » (Jn 14, 6). « Qui m’a vu, a vu le Père » Jn 14, 9) I-es trois sagesses, p. 269

53

54

Sixième Rencontre

Un maître

et un témoin

LUTTER POUR LA VERITE

Si l’on s’inquiète aujourd’hui avec raison de la pollution de l’air, de la mer et

bientôt de la terre, si l’on prend conscience de l’urgence de ce problème (car c’est vraiment la survie biologique de l’espèce humaine qui est en cause), on devrait, si l’on était un peu lucide, s’inquiéter encore beaucoup plus profondément de la

pollution du milieu culturel en lequel les jeunes doivent développer leur esprit et leur cœur. Car si la pollution du milieu biologique peut favoriser l’éclosion de

toute espèce de cancers, la pollution du milieu culturel peut favoriser l’éclosion

de toutes sortes de fausses idéologies, mal encore plus effrayant au niveau du développement de l’intelligence et du cœur de l’homme.

Devant ce danger, on ne peut demeurer indifférent : il n’y a pas de neutralité possible, car la neutralité serait déjà une sorte de compromission. Notre intelli­

gence n’est-elle pas faite pour la découverte de la vérité ? Notre cœur n’est-il pas fait en premier lieu pour aimer une personne humaine, pour l’aimer comme un ami ? Ne plus vouloir lutter pour la conquête de la vérité, en considérant qu’il

est impossible d’atteindre la vérité, ne plus vouloir rechercher un véritable amour d’amitié entre les hommes, en considérant que l’amour d’amitié est impossible, serait le fait d’un grave scepticisme et d’un désespoir angoissé. lettre à un ami, p. 9-10

Philosophie et idéologie

Le philosophe est respectueux de la réalité autre que lui, et elle l’intéresse. Et

plus cette réalité est autre, plus elle l’intéresse, plus elle l’éveille, plus elle excite

son admiration ; alors que l’idéologue va mesurer cette réalité, il va vouloir la mesurer et la faire entrer dans son système. Et si elle ne rentre pas dans son

système, elle ne l’intéresse pas, il la laisse tomber - s’il est un pur idéologue ; car souvent, heureusement, il y a un idéologue et il y a l’homme, il n’y a pas adéquation entre les deux. Cependant, quand l’idéologie est poussée à l’extrême, l’idéologie

et l’homme s’identifient, et tout ce qui est en dehors de l’idéologie demande à

être coupé. On arrive alors à une tyrannie de l’idéologie ; et l’idéologie conduit à la tyrannie quand elle est appliquée au niveau politique. Tandis que plus je suis

philosophe, plus je suis attentif à la réalité et plus j’écarte tous mes a priori. Iss trois sagesses, p. 59-60

se

Fondateur, jamais !

Je n’ai jamais pensé, en face de Dieu, que je devais être fondateur. Jamais, jamais ! Je me considérais comme le dernier à être capable de fonder, et c’est vrai,

je me considère toujours comme le dernier capable d’être fondateur. Toute ma vie a été d’enseigner la vérité. Mais justement, peut-être est-ce cela qu’il fallait ? Il fallait peut-être un fondateur qui soit philosophe ? Comme il y a un pape qui est

philosophe, il fallait peut-être un fondateur qui soit philosophe ! Les trois sagesses, p. 369

De

saint

Dominique

à saint

Jean

Cependant, si on est vraiment fondateur, c’est-à-dire si c’est Dieu qui nous le

demande et non pas un choix personnel (comme pour celui qui a toujours rêvé

de fonder un ordre qui correspondrait exactement à ce dont il rêve), on est alors avant tout un instrument de l’Esprit Saint, et l’Esprit Saint peut faire jaillir d’un

dominicain un Frère de Saint Jean ! Quand le Cardinal Hamer, en 1986, est venu passer trois jours dans la

Communauté, au noviciat, à Saint-Jodard, il m’a dit : «Je retrouve dans la Com­ munauté ce que j’avais découvert dans l’Ordre de Saint Dominique, dans ce qu’il

a de plus profond. » Il y a donc sûrement un patrimoine commun. Mais dans les modalités, la manière de le vivre, il y a des différences. Ainsi, il y a sûrement dans la Communauté Saint Jean certains aspects que l’Esprit Saint demande d’expliciter davantage, vu les luttes actuelles de l’Eglise. Il semble que l’Esprit

Saint réclame une recherche plus explicite de la vérité - d’où l’insistance sur les

études philosophiques - et, pour réaliser cela, une lecture plus approfondie des sources de saint Thomas. Le Père Chenu, du reste, ne cessait de nous recom­ mander de retourner aux sources. La Communauté Saint Jean n’est pas une ré­

forme de l’Ordre de Saint Dominique ! Je n’ai jamais pensé à cela. Je ne me suis jamais posé en réformateur. Mais j’ai été soucieux de mettre en pleine lumière

les sources, l’intention profonde de saint Dominique : son souci de « ne parler qu’avec Dieu et que de Dieu » et sa très grande soif de vérité, d’où son très grand

désir d’éviter toute déviation de la doctrine de l’Eglise. Cette soif de vérité, de lumière, et ce regard si pénétrant sur le mystère de Jésus crucifié nous révélant le mystère du Père, m’a toujours semblé être le secret

profond de saint Jean. Et la manière dont saint Thomas parle de la sainteté de saint Jean m’a toujours semblé être ce qui caractérise sa propre sainteté, celle d’un

fils bien-aimé de saint Dominique.

Les trois sagesses, p. 371-372

57

Pourquoi

la

Communauté Saint-Jean ?

Se demander pourquoi la Communauté Saint-Jean existe dans l’Église d’aujourd’hui est sûrement une question capitale, à laquelle on ne peut répondre,

du reste, qu’en tâtonnant, en bégayant, car cette réponse nous ne pouvons la

donner que dans une prudence illuminée par la foi. Ce qui est certain, c’est que la Communauté Saint-Jean est née grâce à la demande très nette, très urgente,

de quelques étudiants de philosophie et de théologie. Au départ ils étaient cinq de Fribourg, et ils voulaient continuer leur formation spirituelle en formant une communauté chrétienne toute donnée à Jésus, par Marie, dans une grande

exigence d’amour contemplatif, et de charité fraternelle. A l’occasion d’une retraite prêchée à Châteauneuf de Galaure, j’ai interrogé

Marthe Robin en lui demandant de prier à cette intention. Après quelques

minutes de silence, elle m’a dit de manière très impérative : “ Père, vous devez répondre à leur appel, c’est un appel de l’Esprit Saint ”. A partir de ce moment,

dans mon cœur tout était accepté, en sachant bien toutes les difficultés que la

réalisation de cette communauté représenterait ; mais si l’Esprit Saint le voulait, c’est lui-même qui serait là. La Communauté Saint-Jean ne relève donc pas d’un

projet mûrement réfléchi, elle relève d’un appel de plusieurs jeunes désireux de se donner à Dieu, elle relève d’une demande de l’Esprit Saint et d’une réponse qui

se voulait, elle aussi, être dans l’obéissance au Saint-Esprit. Ce qui caractérise cette nouvelle famille religieuse, c’est en premier lieu d’être

une communauté dont les membres cherchent à vivre d’une vie véritablement

contemplative à la suite du disciple bien-aimé, le contemplatif, celui qui, sous le

souffle du Paraclet, a mis toute son intelligence au service de son amour pour

Jésus, l’Agneau immolé, pour le contempler et en lui contempler le Père, et par là

être le témoin fidèle tout entier au service de l’Église. Cette vie contemplative doit être nourrie par une formation intellectuelle par­ ticulièrement forte qui sera une purification active fondamentale de notre intelli­ gence et de notre imagination. Cette formation intellectuelle philosophique sera

également un moyen de répondre au souhait du concile Vatican II : l’ouverture

au monde, c’est-à-dire connaître l’homme, et l’homme moderne facilement mani­ pulé par les idéologies athées. Quant à la formation théologique, elle prépare ceux

qui le peuvent et le désirent au sacerdoce, si du moins les supérieurs le jugent bon

et utile pour l’Église. Texte écrit en 1986 in lettre aux amis de la Tami/le Saint-Jean n° 59, décembre 2000, p. 11-12

58

Une

recherche de la vérité dans la vie religieuse

Je me dis que même s’ils ne restent pas dans la vie religieuse, on aura au moins formé leur intelligence. Tandis que si on mettait l’accent uniquement sur

la vie religieuse, on insisterait sur la dévotion, et la dévotion, quand elle finalise toute l’éducation religieuse, quand elle devient la note dominante de la formation

religieuse chrétienne, c’est lourd à porter, cela risque toujours d’étouffer ce qu’il y a de plus profond en nous et de plus divin. Car la dévotion nous maintient tou­

jours à un niveau religieux humain, elle n’est pas ce qui caractérise la vie chrétienne. Elle est nécessaire, certes, mais elle doit être assumée par les vertus théologales

et le désir de la contemplation. Les trois sagesses, p. 375

Le Christ et l’Église

Il est évident qu’on peut regarder l’Eglise de l’extérieur. Je suis d’accord, il y

a tout un aspect extérieur de l’Eglise, mais cet aspect extérieur, pour le croyant,

est vraiment un aspect second. Cependant on doit l’assumer, c’est sûr. Je n’ai

pas le droit de dire : «Je laisse tomber tout cela, moi, je suis un homme pur ». Ce serait le problème du chrétien qui se sépare de l’Église pour garder sa pureté. Mais si je suis catholique, j’appartiens à une communauté ; si je suis religieux,

j’appartiens à une communauté ; et j’assume cette communauté tout en recon­ naissant que les membres de cette communauté, dans la mesure où ils ne vivent

plus pleinement leur foi, font des choses qui sont absolument en dehors de leur lien avec le Christ, des choses que lui-même ne peut pas assumer puisqu’il les considère comme des fautes !

La foi nous lie au Christ et le Christ, lui, n’a fait que du bien. Lui n’a nui à

personne : il a porté l’iniquité du monde. Lui, comme homme individuel, n’a trompé personne. Et le chrétien est lié en premier lieu au Christ ; il est lié à l’Église

dans le prolongement du Christ, et non pas directement.

Je sais que certains m’ont reproché de mettre trop l’accent sur le Christ et

pas assez sur l’Église. J’ai toujours considéré que c’était une erreur, car notre foi

est théologale, elle regarde Dieu ; et je n’aime l’Église que parce que l’Église est fondée par le Christ et qu’elle est là comme un milieu qui me conduit au Christ. Iss trois sagesses, p. 309-310

59

SD

Epilogue

I

Au terme de l’Evangile de Jean - le disciple qui a reposé sa tête sur le cœur de Jésus à la Cène, qui a reçu Marie à la Croix et qui est témoin du coup de lance -,

il y a deux grands aspects qu’il ne faut jamais séparer et qui achèvent toute la

Révélation : le cri de soif et la blessure du cœur. Et c’est à partir de là que Jean découvre que « Dieu est Amour » (1 Jn 4,8). Jésus, dans l’Evangile, ne l’a pas dit : il laisse Jean le dire. Dieu trois fois saint est Amour, il est Amour en lui-même,

dans son mystère trinitaire, et c’est ce mystère de Dieu-Amour qui est l’ultime explication théologique du mystère de l’Incarnation et de la Rédemption. C’est

parce que Dieu est Amour qu’il a voulu s’incarner ; c’est parce que Dieu est

Amour qu’il a voulu mourir sur la Croix pour, dans un seul acte, glorifier le Père

et nous sauver. Cette ultime lumière sur le mystère de l’Incarnation rédemptrice se concrétise

en quelque sorte, et nous est donnée, par le cri de soif et la blessure du cœur, par une parole et par un geste. Le cri de soif exprime que Jésus va « jusqu’au

bout » de l’amour, et la blessure du cœur manifeste d’une façon visible, tangible, cette soif d’amour, cette soif d’aimer le Père et d’aimer Marie - et donc de nous

aimer. Ce cri et ce geste ne peuvent se comprendre de l’extérieur : l’amour ne se

comprend que par l’amour, il ne se comprend que de l’intérieur. Il nous faut donc

contempler ce mystère ultime et nous laisser attirer par lui : « Une fois élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32). J’ai soif, p. 11

6 1

Table des

62

matières

Préface

1

Première Rencontre

3

Deuxième Rencontre

9

Un homme de miséricorde

17

Troisième Rencontre

2 1

Quatrième Rencontre

39

Veillée

43

Cinquième Rencontre

49

Sixième Rencontre

55

Epilogue

60

Références des

ouvrages et articles cités

Les trois sagesses, entretiens avec Frédéric Lenoir, Paris, Fayard (« Aletheia »), 1994.

lettre à un ami. Itinéraire philosophique, 2™c éd., Paris, Editions universitaires, 1992. Une Philosophie de l'être est-elle encore possible ?, tome II Paris, Téqui, 1975.

L’être. bissai de philosophie première, deux tomes (le second en 2 volumes), (Prix Bordin de l’Académie française), Paris, Téqui, 1972-1974. De l’être à Dieu. De la philosophie première à la sagesse, Paris, Téqui, 1977.

Retour à /a source, I, Pour une philosophie sapientiale, Paris, Fayard (Bibliothèque de culture religieuse), 2005.

J a.’ mystère du Christ crucifié etglorifié, 2tme éd., Paris, Fayard (« Aletheia »), 1996. Le mystère de l’Eglise, dialogue entre M.-D. Philippe, o.p., et Albert Finet, Paris, Beauchesne (« Verse et controverse », 3), 1967.

Trois mystères de miséricorde, Paris, Parole et Silence, 2000. Suivre l’Agneau, 1.1, 2‘"”' éd., Paris, Saint-Paul, 1995 ; t. II, Paris, Saint-Paul, 1999 ; t. III, Paris, Médiaspaul, 2005. « J’ai soif », Entretiens sur la Sagesse de la Croix, Versailles, Saint-Paul, 1996.

Je suis venujeter unfeu sur la terre » (laïc 12, 4P), Entretiens autour des béatitudes, Paris-Lyon, Marne-Hommes de parole, 2001.

D’acte d’offrande, retraite avec /apetite Thérèse, Versailles, Saint-Paul, 1997. Le secret du Père, Paris, Saint-Paul, 2000. Préface du Commentaire sur l’évangile de saintJean de SAINT THOMAS D’AQUIN, Paris, Le Cerf, tome I, 1998 et tome II, 2006.

« La vie monastique, Une source de renouveau pour l’Europe contemporaine », in Aletheia n° 25, juin 2004, p. 11-26. Au cœur de l’amour. Entretien sur l’amour, le mariage et lafamille, Paris, I-e Sarment-Fayard, 1987.