Peuples en larmes, peuples en armes 9782707329622, 2707329622

Il en est au regard de l'histoire et de la politique des motions comme des images (les deux tant d'ailleurs so

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Peuples en larmes, peuples en armes
 9782707329622, 2707329622

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Paradoxe GEORGES DIDI-HUBERMAN

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES L’ŒIL DE L’HISTOIRE, 6

Il en est — au regard de l’histoire et de la politique — des émotions comme les images (les deux étant d’ailleurs souvent mêlées) : on a tendance à tout .eur demander ou, au contraire, à tout leur refuser. La première attitude, assez commune, prolonge la confiance en croyance et se livre bientôt à ce « marché aux pleurs » des émotions médiatisées qui finit par tuer toute vérité :le l’émotion comme toute émotion de la vérité. La seconde attitude, plus éli— tiste, prolon e la méfiance en rejet, en mépris et, finalement, en ignorance tue et des émotions comme des images : elle supprime son objet au ieu de le critiquer. Il fallait donc envisager une approche plus dialectique. Ce livre en est la tentative, focalisée — après une brève histoire philoso— phique de la question — sur l’analyse d‘une seule situation, mais exemplaire : un homme est mort de mort injuste et violente, et des femmes se rassemblent pour le pleurer, se lamenter. C’est bientôt tout un peuple en larmes qui les rejoindra. Or cette situation, que l’on observe partout et de tout temps, a été remarquablement construite en images par Sergueï Eisenstein dans son célèbre film Le Cuimssé Potemkine. Mais comment se fait-il que Roland Barthes, l’une des voix les plus influentes dans le domaine du discours contemporain sur les images, a considéré cette construction du pat/205 comme vulgaire et « pitoyable >>, nulle et non avenue ? La première réponse à cette question consiste, ici, à repenser de bout en bout le parcours de Roland Barthes dans ses propres émotions d’images : depuis les années 1950 où il admirait encore le pat/ms tragique, jusqu’à l’époque de La Chambre claire où il substitua au mot pat/ms, désormais détesté, un mot bien plus subtil et rare, le potbos. .. La meilleure réponse àla critique barthésienne sera fournie par Eisenstein lui-même dans la structure de sa séquence d’images comme dans le discours - immense, profus, génial, aussi important que celui des plus grands penseurs de son temps -— qu’il tient sur la question des images pathétiques. On découvre alors une émotion qui sait dire nous et pas seulement je, un pathos qui n’est pas seulement subi mais se constitue en prasz : lorsque les vieilles pleureuses d’Odessa, autour du corps du matelot mort, passent de lamentation à colère, « ortent plainte » et réclament justice pour faire naître ce peuple en armes (lit la révolution qui vient.

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\! 978—2—7073—2962-2 ,:

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AUX ÉDITIONS DE MINUIT

29,50€

Paradoxe

GEORGES DIDI—HUBERMAN

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES L’ŒIL DE L’HISTOIRE, 6

*… Les Éditions de Minuit

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

DU MÊME AUTEUR

%

par

LA PEINTURE 1NCARNÉE, suivi de Le chef—d'œuvre inconnu Honoré de Balzac, 1985. DEVANT L’IMAGE Quesan posée aux fins d’une histoire de ’arr, 1990. Gr. QUE Nous voyons, CE QUI NOUS REGARDS, 1992. PHASMES. Essais sur l’apparition, 1, 1998. L’ÉTOILEMENT. Conversation avec Hentaï, 1998. LA DE‘MEURE, LA SOUCl—IE. Apparentements de l'artiste, 1999. ÊTRE CRÀNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000. DEVANT LE TEMPS. Histoire de l'art et machronisme des images, 2000 GENIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001. L'HOMME QUI MARCH… DANS LA COULEUR, 2001. L'IMAGE SURVWANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warhurg, 2002. IMAGES MALGRE TOUT, 2003. GESTES D’AIR ET DE PIERRE. Corps, parole. souffle, image, 2005. LE DANSEUR DES soumnæ, 2006. LA RESSEMBLANŒ PAR CONTACT. Archéologie, machronisme et modernité de l'anpreinte, 2008. SURVÏVANŒ DES LUCIOLES, 2009.

QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L’Œil de l’histoire, 1, 2009. REMONTAGES DU TEMPS sum. L’Œil de l’histoire, 2, 2010.

ATLAS ou LE GAI SAVOIR INQUŒT. L’Œil de l'histoire, 3, 2011.

Econcrs. 2011.

PEUPLES mosEs, PEUPLES FIGURAN‘IS. L’Œil de l'histoire, 4, 2012. SUR LE FIL, 2011 BLANCS SOUÇIS, 201). P}IALENES. Essais sur l'apparition, 2, 2013. SENTIR LE omsou, 2014. ESSAYER vom, 2014. PASSÆ CITES PAR JLG. L’Œil de l’histoire, 5, 2015. SORTIR DU nom, 2015.

Chez d'autres éditeurs :

lNVEN‘TIÊ)N läE

L'HYSI‘ERIE. Charcot et l'Iconographie photographique de la Salpêtrière, Éd. Macula,

1982 re" . 2012). MEMOMNDUM DELAPESTE. Le fléau d'imaginer, Éd. C. Bourgoir, 1983 (rééd. 2006). LES DEMONIA urs DANS L’ART, de _ï.-M. Charcot et P. Riche: (édition et présentation, avec P. Fédida), d. Mamie. 1984. FRA Ancwco DISSEMBLANCE h“l' noumnon, Éd. FIamman‘on, 1990 (rééd. 1995). À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation}, Éd. Flammarion, 1992. LE Cum—: ET LE VISAGE. Autour d'une sculpture d’Alberto Giacometti, Éd. Macula, 1993. SAINT GEORGES ET us DRAGON. Versions d’une légende (avec R. Garbetta et M. Moi—gaine), Éd. Adam Hiro, 1994. L'EMPREINTE DU cm., édition et présentation des Cmcrs DE LA mumu-;, de C. Flammarion, Éd. Antigone, 1994. LA RNMMNŒ IN‘FORME ou LE GAI SAVOIR VISUEL saom Gnoncrs BATAILLE, Éd. Martin, 1995. L’EMPIŒINTE, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997. OUVRIR VENUS. Nudité, rêve, cruauté (L'Im e ouvrante, Il. Éd. Gallimard, 1999. NINFA MODERNA. Essai sur le drapé tombé, É . Gallimard, 2002. , DE L’AIR. Étienne—Jules Marcy, photographe des fluides (avec L. Mamoni), Ed. Gal-



M?UVEŒEN‘I‘S imar

2004.

Ex-vmo. Image, 0 ane, temps, Éd. Bayard 2006. L‘IMAGE OUVBfl'E. otifs de l'incarnation dans les arts visuels, Éd. Gallimard, 2007. ATLAS & CÔMO LLEVAR EL MUNDO A CUTSTA ? ATLAS. HOW TO CARRY THE WORLD ON ONE'S BACK ?, trad. M. D. Aguilera et S. B. Lillis, Madrid, Museo Nacional Centro deAræ Reina Sofia, 2010. L'EXPÈRŒNÇE DES IMAGES ( avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry—mr—Mame, INA Éditions, 2011. Les GRANDS ENTREflENS D’ARTPRESS, lrnec Éditeur—Aflprei‘1‘, 2012. DU « MUSÉE IMAGINAIRE », Hazan / Louvre Edition:, 2013. L'ÉPOQUE DE L’ALBUM L’ART A QUELLE EMOTION ! QUELLE EMOTION !,BayardÉditions, 2013. L‘HISTOIRE DE L'ART DEPUIS WALTER BENJAMIN (direction et présentation, avec Giovanni Carex—i), fion: Mime'sis, 2015. LA MÉMOIRE BRÛLE, PéÆù:, CCAT Institute 2015. NINTA FLUEDA. ESSAI sur LE DRAPE-DËSIR, Gallimard, 2015.



GEORGES DIDI-HUBERMAN

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES L’ŒIL DE L’HISTOIRE, 6

%

LES EDITIONS DEMINUIT

© 2016 by LEs EDITIONS DE MINUIT ISBN 978-2-7073-2962-2

www.leseditionsdenfinuit.fr

« Cette mort fut un deuil. Comme tout ce qui le deuil peut se tourner en révolte. [...] Qui ne pleure pas ne voit pas. » Victor Hugo, Les Misérabler (1845- 1862), éd. G. et A. Rosa, Œuvres complètes. Roman 11, Paris, Robert Laffont, 1985 (éd. 2002), p. 834 Et 963. est amer,

« Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main. »

Maurice Merleau-Ponty, L’Œilet l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 26.

« L’émotion ne dit pas “je”. [...] On est hors de soi. L’émotion n’est pas de l’ordre du moi, mais de l’événement. Il est très difficile de saisir

un événement, mais je ne crois pas que cette saisie

implique la première personne. Il faudrait plutôt avoir recours, comme Maurice—Blanchet, à la troi— sième personne, quand il dit qu’il y a plus d’intensité dans la proposition “il [ou elle] souffre” que dans “je souffre”. »

Gilles Deleuze, « La peinture enflamme l’écriture » (1981), Deux régime:defous, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 172.

I

ECONOMIES

DE L’EMOTION

ENFANCE DES LARMES, IMPOUVOIR ET PRIVILEGE

Un enfant pleure. Sa bouche est tendue en avant, ouverte à l’excès. On dirait que ses yeux également — mais par contraste — se sont fermés à l’excès, dans la tension des sourcils et le plissement des paupières. L’image est immobile (fig. 1). Et pourtant ce visage, ce corps tout entier, apparaissent bien dans leur énergie de spasme, comme un va-et-vient de diastole et de systole : tour à tout béant (par la bouche) dans l’expression de quelque chose qui vient du dedans, qui s’exhale bruyamment ; et reclos (par les yeux) dans quelque chose comme un refus énergique du monde au-dehors, probablement ressenti comme un monde hostile ou menaçant. On ne voit pas distinctement les larmes sur cette photographie du XIXe siècle commandée à Oscar Gustave Rejlander par Charles Darwin pour son livre L’Exprersion des émotions chez l'homme et les animaux ‘. Mais je vois bien qu’il aura fallu ajouter au tourment des larmes elles-mêmes un tourment supplémentaire directement lié à la mise en scène photographique, quelque chose qui aura été susceptible de faire redoubler l’oppression, le sentiment d’hostilité, donc les pleurs de l’enfant : il aura fallu entraver ce petit corps qui pleure, et c’est ce qui d’abord m’a touché dans cette image en me rappelant, toutes proportions gardées, les photographies contemporaines des pauvres folles en crise maintenues, sous l’œil de l’appareil photographique asilaire, dans une >. Barbara Cassin est revenue, quant à elle, au texte d’Aristote pour y montrer le rôle fondamental qu’y joue le logos comme opérateur de conversion entre l’« objet de la sensation >> — voire de la passion ou de l’émotion — et le > ou de la pensée ”. On remarquera, aujourd’hui, que les approches > de l’émotion, y compris de l’émotion esthétique, sont des approches réglées sur un rapport entre vérité et fiction et ne forment, de ce fait, que l’aboutissement d’une interprétation linguistique et logiciste des catégories aristotéliciennes de l’« action >> et de la >. C’est parce que Bergson invente une philoso— phie des mouvements pluriels (et non des états substantiels), une philosophie des durées fluentes (et non du temps découpé en > successifs), que l’émotion revêt chez lui cette ùnportance toute nouvelle : Nous sommes loin, désormais, de toute sensiblerie coupée de la réalité, loin de toute sensibilité offusquant la représentation correcte des choses : >, écrit Bergson "’. Loin de toute place assignée aux émotions dans le registre du > - c’est— à-dire de l’apparence, de l’illusion, de la méconnaissance, de la captation maladive — opposé à l’« intefligible », le philosophe propose alors de comprendre l’émotion comme une interface créative de ces deux domaines abusivement maintenus à distance par toute la tradition rationaliste : > Il faudrait même accepter de >, commente terme

34. M., L’Évolution créatrice (1907), Œuvres, op. cit., p. 725-807. , 35. D. Lapoujade, Puissances du temps. Versions de Bergson, Paris, Les Editions de Minuit, 2010, p. 23. 36. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion ( 1932), Œuvres, op. cit., p. 1008. 37. Ibid., p. 1011.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

feu l’émotion originale et unique [...]. Dans le premier cas l’esprit travaille à froid, combinant entre elles des idées, depuis longtemps coulées en mots, que la société lui livre à l’état solide. Dans le second, il semble que les matériaux fournis par l’intelligence entrent préalablement en fusion et qu’ils se solidifient ensuite à nouveau en idées cette fois informées par l’esprit lui-même >> et l’émotion qui le réchauffe, le transporte, le met en mouvement ”.

D’Aristote à Bergson, donc, le feu aura bien changé de mains : il n’y a plus simplement l’action (>) contre la passion (>), mais, dans cette expérience de l’ouverture émotionnelle, un sujet qui accepte la > de ses propres représentations solidifiées par l’usage et le consensus des catégories, un sujet qui parvient alors au libre exercice de l’invention, fût-elle intellectuelle. Ily a sans doute, admettra Bergson, une «émotion qui est [ou n’est que] l’effet de la représentation et qui s’y surajoute >>; mais il y a aussi — et surtout — à prendre en compte et à faire fructifier une émotion >. Cette imagination-là est, dit Bergson, > ; elle est une « marche en avant >>, jeu et travail en même temps ”"’. Ce que le philosophe finira par exprimer en termes de et ne sont plus solidifiés dans le carcan des catégories, alors on pourra dire qu’il n’y a pas d’action authentique — entendons : libre, libératrice — sans la révolte virtuelle que dresse déjà l’émotion en face de la réalité constituée. N’était—ce pas là reconnaître une véritable intentionnalité— le contraire, donc, d’un état unilatéralement > — dans les expériences de l’émotion ou du patbos? L’idée se retrouvera dans toute la phénoménologie, à commencer par les réflexions de Edmund Husserl sur les > dont les > et l’« intentionnalité du sentiment » (Gefiibls38. Ibid., p. 1013-1014. 39. Ibid., p. 1014. 40. Ibid., p. 1013. 41. Ibid., p. 101.9.

ECONOMIES DE L’ÉMOTION

31

{Mentionalztät) relèvent directement 42; ou bien dans les analyses des > et du désir chez Karl ]aspers ou Erwin Straus "’. On sait par ailleurs que Jean-Paul Sartre a collaboré à la traduction française de la Psychopathologie géné— rale de Karl]aspers avant de composer sa propre Esquisse d’une théorie des émotions, publiée,en 1938. En dépit de l’écart qu’il cherchait à creuser par rapport au bergsonisme, Jean-Paul Sartre, dans ce livre, a voulu reprendre à son compte la critique de la > de William James (l’émotion comme désordre) ;il a réfuté la théorie psychologique de Pierre janet (l’émotion comme désadaptation ou conduite d’échec) ; il a pris ses distances avec la Gestaltpsycbologie et rejeté ce qu’il considérait comme un > dans la doctrine freudienne (l’émotion comme fuite devant une révélation à se faire de la vérité inconsciente 44). Sartre proposait donc d’abandonner toute de cette > liée au fait qu’il > à un certain ordre du monde qui lui est imposé en un geste insurrectionnel de son propre corps, — une > qui commence par la destruction, fût—elle psychique et virtuelle, de ce monde objectif qu’il s’agit alors de

départ —

47. Ibid., p.39. 48. Ibid., p. 43. 49. Ibid., p. 62. Cf. P. Cabestan, «Qu’est--ce que s’émouvoir? Émotion et affectivité selon Sartre», Alter. Revue de phénoménologie, n° 7, 1999, p. 91- 120. 50. M. Merleau-Ponty, Pbénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 (éd. 1976), p. 101—102.

ECONOMIES DE L’ÉMOTION

33

«faire voler en éclats >>. L’émotion serait ainsi quelque chose comme une révolte oblique, un acte paradoxal qui ne réussit

pas à « faire face >>, mais qui ne renonce pourtant pas à trans— former le monde, ce qu’il commence de faire au plan d’immanence que constituent ses propres réponses gestuelles, corpo— relles. Mais ce que Merleau—Ponty désigne à la fin comme

« satisfaction symbolique >>, comment donc le comprendre? Ne peut—on dire que le sujet de l’émotion produit alors, dans sa révolte oblique, quelque chose que Claire-Line Mouchet nomme bien une >, et par laquelle > se transforme en > ? > Ne faut—il pas comprendre, alors, que l’émotion met en jeu l’existence du sujet dans le monde, bien sûr, mais aussi le mouvement d’une exigence qui vise la connaissance du monde — le > dont parle Merleau-Ponty — autant que sa trans— formation agie ?

EN SOUFFRANCE, EN PUISSANCE

Le mot émotion nous parle, étymologiquement, d’un mouhors de soi. Il nous arrive, émus, de nous retrouver > — hors de notre être coutumier —, mais aussi de déplacer, voire de faire voler en éclats, les objets et les cadres mêmes de notre situation dans le monde. Je puis me vement

51. C.—L. Mouchet, «Émotion et perception. A partir de Merleau—Ponty et Glen Mazis », Alter. Revue de phénoménologie, n“ 7, 1999, p. 181-182. 52. Ibid., p. 184. Cf. G. A. Mazis, « Merleau-Ponty : l'habiter et les émotions » (1989), trad. C.-L. Mouchet et S. Vendest, ibid., p. 285-305. Sur l’émotion comme « limite du comportement », cf. H. Plessner, Le Rire et le pleurer. Une étude des limites du comportement humain (1941), trad. O. Mannoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995.

34

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

trouver > dans la colère mais, si j’en

viens à briser

la table de la cuisine, c’est bien le monde objectif lui-même qui s’y trouve mis > ou ou ou > par quelque révolte du sujet quant à ce qui lui faisait obstacle. À la passion émotive, qui est affolement, déroute subie, répond dialectiquement l’action d’une mise en déroute de l’ordre objectif par les gestes d’insurrection du sujet ému. C’est comme si l’émotion faisait épidémie, passant de la transformation du corps devant les choses à la transformation des choses par le corps. Au Moyen Age, émouvoir signifiait >, et l’émotion désignait alors, logiquement, le > social, la >, la révolte en acte ”. L’émotion nommerait donc un ébranlement capable de se transmettre de la passion (subir un état de choses) à l’action (modifier l’état des choses). C’est un symptôme — l’une des significations principales, médicale, du mot émotion dans l’ancien français -, à condition de comprendre ce mot dans sa capacité à ébranler, à bouleverser l’ordre du monde lui—même. Bergson, on l’a vu, a été le philosophe de l’émotion promue au rang de virtualité active; puis, Merleau-Ponty a refondé le concept en termes d’ouverture. Il revient sans doute à Gilles Deleuze d’avoir reformulé tout cela — via Nietzsche et Spinoza — en termes de puissance. Dans son livre de 1962, Deleuze reprend à son compte le thème nietzschéen du pathos et de la souffrance comme Urquelle, > des actes humains les plus décisifs (dont l’art fait partie), en l’articulant sur une interprétation originale de la fameuse > : interprétation dans laquelle il s’agit de penser la puissance à travers une > qui ne doit plus rien à l’acception usuelle de ces termes — nietzschéenne, selon Deleuze, est un > qui ne domine rien : > Ce qui signifie, touchant notre question de l’émotion ou de la passion, qu’il n’y a aucun > dans le fait d’« être affecté >> : > Deleuze ne puise-t-il pas ici dans Spinoza la même leçon qu’il avait précédemment tirée de la puissance nietzschéenne comme pathos fondamental et > ? Ne trace-t—il pas une ligne de continuité entre l’Ethique et le Zaratboustra quand il dit de toute philosophie de l’expresSion qu’elle est « philosophe de l’affirmation pure 6’ >> ? Or, cette fondamentale > a bien pour destin d’être mise en gestes dans l’expression : d’où la question centrale posée par Deleuze à partir des chapitres de l’Éthique consacrés aux affects ou émotions : . Mais la relation— la sance entraîne un pouvoir d’ > — de la souffrance et de la puissance n’en était pas pour autant décrite comme telle, sauf peut-être dans certaines analyses d’images, chez Francis Bacon en tant que peintre de l’hystérie, du cri, des >, ou bien chez Eisenstein, Dreyer ou Buñuel, dont les gros plans de visages pathétiques font si bien passer, comme l’écrit Deleuze, > En second lieu, Freud a compris que ce destin des affects est lié pour le pire ou pour le meilleur — au destin des repré— — sentations qui leurs ont été associées dans la vie du sujet, y compris lorsque celles-ci ont subi l’épreuve du refoulement. Dans la > aux Études sur l’hysmédical—Delahaye & Lecrosnier, 1876-1877, p. 108-158 et pl. XXV-XL. G. DidiHuberman, >, Revue internationale de psychopathologie, n° 4, 1991, p. 267322. 74. S. Freud, La Naissance de la psychanalyse (1887—1902), trad. A. Berman, Paris, PUF, 1956 (éd. 1973), p. 76—77 (lettre à W. Fliess du 21 mai 1894).

ÉCONOMIES DE L’ÉMOTION

43

térie, co-signée par Freud et Breuer, on découvre que les hys-

tériques souffrent de réminiscences refoulées : (Vorstellung) et d’« énergie pulsionnelle >> (Triebenergie) dont nos émotions ou nos affects apparaissent comme l’incarnation 75. Id. et }. Breuer, Études sur l'hystérie, op. cit., p. 6. 76. Ibid., p. 4 et 12.

44

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

subjective

et

gestuelle”.

> —, acquiert désormais une complexité insoupçonnée, une espèce de profondeur intriquée que Freud exprime d’abord en termes de > (Zusammenge— setzt), là où jouent de concert et se contredisent en même temps les > et les subjectives et les > motrices. On dirait aussi que l’ouver— Avec

cette

77. S. Freud, Métapsychologie (1915), trad. ]. Laplanche et ].—B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968 (éd. revue, 1996), p. 55-56. 78. Id., Conférences d'introduction â & psychanalyse (1916-1917), trad. F. Cambon, Paris, Gallimard, 1999, p. 501.

ECONOMIES DE L'ÉMOT‘ION ture

émotionnelle

au

45

monde, mise en valeur par la tradition

phénoménologique — notamment dans les analyses de Sartre et de Merleau-Ponty —,

se retourne ici du côté du mais l’image dialectique, l’image incarnée, motrice, d’un point de contact entre l’« expérience vécue >> et sa propre «préhistoire», l’intensité présente de l’affectif (comparé à une attaque hystérique >, c’est—à—dire commune à tous dans un espace culturel donné) et la > ou survivance d’un complexe de mémoire inconsciente. Jacques Lacan (dans son séminaire sur L’Angoisse) et Pierre Kaufmann (dans son livre sur L'Expérienœ émotionnelle de l’espace) auront tenté, à leur tour, d’articuler cette ouverture propre à la description phénoménologique avec la profondeur inhérente aux constructions métapsychologiques, notamment sur la question modale de l’angoisse comme modèle ultime de l’affect, que ce soit chez Heidegger ou chez Freud ”’. Georges Bataille pourrait être ici convoqué, également, dans le mesure où il fut l’un des rares penseurs de son temps pour qui > et > allaient constamment de pair : car, dans toute expérience inté— rieure, le sujet, loin des paisibles introspections, se met bien hors de soi en un lieu où le plus viscéral s’ouvre au plus sidéral, il se > bien tout entier dans l’émotion elle-même en tant qu’elle manifeste — Nietzsche ayant été, bien sûr, invité au banquet du > bataillien — la puissance du pathos 8°. 79. Cf. id., Inhibition, symptôme et angoisse (1926), trad. M. Tort, Paris, PUF, 1951 (éd. 1978), p. 55-56. M. Heidegger, L'Ém» et le temps (1927), trad. R. Boehm et A. de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964, p. 226-231]. Lacan, Le Séminaire, X. L‘angoisse (1962-1963), éd. ].-A. Miller, Paris, Editions du Seuil, 2004, p. 11, 25-38 et 185-198. Id., LeSéminaire, XVII. L’envers de la psychanalyse (1969—1970), éd. ]-A. Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 168-169. P. Kaufmann, L'Expé— rience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin, 1967 (éd. 1983), p. 15-17, 22-27, etc. ]. Purée, « La vérité de l’émotion selon L’Expe'rience émotionnelle de l'espace de Pierre Kaufmann >>, Alter. Revue de phénoménologie, n° 7, 1999, p. 185-212. 80. Cf. G. Bataille, L'Expén'ence intén'eure (1943), Œuvres complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 7-189.

46

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

L’ÉMOTION NE DIT PAS « JE »

Ouverture, profondeur : il faudrait, devant l’expression des émotions, savoir constamment reconnaître cette double distance, prendre la mesure de cette double dimension. D’un côté, on doit constater l’universalité — géographique, temporelle — et

la communauté des émotions : tous les enfants ont pleuré, tous les enfants pleureront et Charles Darwin, de ce point de vue, était légitimement qualifié, en tant que biologiste de l’évolution, pour se pencher sur ce problème. Comme fleurissent aujourd’hui, tout aussi légitimement — mais dans cet > qui voit resurgir les grandes espérances de la science positiviste —, tant d’études sur la >. D’un autre côté, il faut admettre la singularité des émotions : tous les enfants pleurent, mais chacun constitue la > de son affect à travers le jeu, chaque fois dif— férent, des innervations, décharges motrices, sensations et réminiscences singulières liées au moment, au mouvement et à la constitution désirante du sujet. C’est ainsi que l’émotion, ce mouvement hors de soi, apparaît comme un mouvement hors du soi, hors du >. Et cela deux fois plutôt qu’une : hors du moi parce qu’il surgit des profondeurs inconscientes (le >); hors du moi parce qu’il s’ouvre décisivement — se montre, s’expose, se déplie — au monde extérieur (la communauté humaine). Il s’est trouvé quelques psychanalystes pour tenter — mais sans effet théorique pérenne, me semble-t-il — une nomenclature différentielle de l’« émotion-ouverture >> et de l’« émotionprofondeur >>. Jacques Lacan, par exemple, a voulu distinguer une émotion supposément superficielle d’avec un émoi >, comme il disait 32. Pierre Kaufmann a voulu trouver dans l’émotion un > par l’Autre,

”’

81. Cf. J.-D. Vincent, Biologie des passions, Paris, Éditions du Seuil, 1988 (éd. augmentée, Paris, Éditions OdileJacob, 1994). R. Dantzer, Les Emotions, Paris, PUF, 1988 (éd. 1994). C. André et F. Lelord, La Force des émotions. Amour, colère, joie, Paris, Editions Odile Jacob, 2001. L. Maury, Les Emotions de Darwin à Freud, op. cit., p. 88-124. U. Jensen et D. Morat (dir.), Rationalisierungen des Gefù‘hls. Zum Verhältnis von Wissenschaft und Emotionen, 1880—1930, Munich, Wilhelm Pink Verlag, 2008. 82. J. Lacan, Le Séminaire, X. L’angoisse, op. cit., p. 18—23. revue et

ECONOMIES DE L’ÉMOTION

47

bref, une transformation transindividuefle, socialisée, de l’ajfect

entendu comme processus intrapsychique plus fondamental ’”.

Alors que Freud lui—même avait proposé l’expression française d’« état émotif >>, dans son texte publié par la Revue neurolo— gique en 1895, pour traduire ce qu’il nommait bien Affekt en 84 Daniel Widlôcher a tenté de distinguer l’emotion allemand, comme > externe, socialisée, et l’affect comme , la profondeur et l’ouverture, dans ces phénomènes essentiellement hifaces ou bidimensionnels que sont les émotions ? Beaucoup plus précise et convaincante apparaîtra la réflexion de Monique Schneider sur l’émotion chez Freud en tant que surgissement d’une >, quand le trauma agit dans l’affect comme > (Fremdkà‘rper) et advient à travers la > (Darstellung) de > marquées par la mise en mouvement des images les plus inattendues, les plus inquiétantes et les plus effractives °°.Je ne m’étonne pas que Monique Schneider, en toute cohérence, ait récemment prolongé cette analyse de l’émotion chez Freud par une réflexion sur la > (anfa‘nglzche Hilflosigkezt) comme point de départ de toute l’économie psychique du >, dans l’Esquisse d’unepsychologie sczentifique composée par Freud en 1895 87. Ce qui était > chez Nietzsche prend doncici la forme d’une détresse fondamentale qui laisse

83. P. Kaufmann, L'Expérience émotionnelle de l’espace, op. cit., p. 116. 84. S. Freud, «Obsessions et phobies : leur mécanisme psychique et leur étiologie » (1895) [texte original en français], Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973 (éd. 1978), p.40. 85. D. Widlëcher, « De l’émotion primaire à l’affect différencié >> Émotion: et afi‘ects chez le bébé et ses partenai,res dir. P. Mazet et S. Lebovici, Paris, Eshel, 1992, p. 45 55. 86. M. Schneider, >, Alter. Revue de phénoménologie, n° 7, 1999, p. 2132—32. 87. S. Freud, > (1895), trad. A. Berman, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 336 (où le terme est traduit par l’expression «impuissance originelle >>, tandis que la récente édition des Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, p. 626, propose l’expression > d’une part, et d’être privé, d’autre part, du secours de ses proches °°. Comme chez Nietzsche encore — notamment dans ses textes sur la tragédie —, l’analyse freudienne semble aboutir, au-delà de cette situation initiale, à une conception du pathos comme > et comme > à la fois 89. Il apparaît alors que la conception freudienne de l’émotion aboutit à la mise en place d’un motif éthique — une > que Monique Schneider voudra prolonger jusque chez Levinas "” — autant qu’esthétique, ainsi que Nietzsche l’avait déjà engagé, et ainsi qu’Aby Warburg en aura développé les prémisses à partir de ses analyses des > (Pathosformeln) dans la longue durée de l’histoire de l’art. Façon de dire que les émotions — comme les croyances ou comme les phénomènes de > - ne sont pas ces petites choses > qu’un individu aurait à « posséder >>, à garder par—devers soi : les émotions sont l’aflaire de tout un chacun, voire l’affaire de nous tous. C’est le prolongement même — esthétique, éthique voire politique — de l’idée selon laquelle les émotions nous travaillent comme des > ou, même, >. Motif que Gilles Deleuze, parlant de son trouble esthétique devant la peinture de Francis Bacon — mais parlant aussi du motif éthique impliqué dans toute émotion esthétique — aura exprimé en des termes admirables : , c’est parce qu’elle réunit dans un même événement expressif les deux > dont le > ignore généralement qu’il est tout entier traversé, donc dépendant : disons, pour simplifier, l’autre-dedans qui donne à l’émotion sa profondeur, et l’autre—dehors qui lui donne son ouverture. La proposition de Gilles Deleuze pourrait d’ailleurs s’éclairer, à un niveau très fondamental, d’après les reflexions menées par Gilbert Simondon — dont Deleuze fut un lecteur attentif — sur la question du > et de l’individuation. Simon—

don affirmait, dans son grand livre sur L’Indz‘viduatzbn psychi—

que et collective, que — ou le > — dans la mesure où elle se déploie selon une dimension particulière en laquelle viennent se tou-





cher le pré—individuel (l’autre du dedans) et le trans—individuel (l’autre du dehors). Façon, pour Simondon, d’indiquer les limites de tout discours — y compris celui de Darwin — faisant de l’émotion une simple affaire d’individus liés par leurs expressions communes :

, ne fait que prolonger un peu plus cette réévaluation de l’émotion comme mouvement virtuel selon Bergson, vécu intentionnel selon Husserl, ouverture au

monde selon Sartre et Merleau—Ponty, dialectique du désir selon Freud, jusqu’à cette puissance ou , nous voici désormais sur un terrain où le pathos n’est plus pensable en dehors de sa situation dans l’éthos. Voici donc que l’émotion, que ce soit dans l’ordre pathique de la souf— france réelle ou dans l’ordre esthétique de notre relation aux images, vient à la rencontre du souci éthique, pour le mettre en danger ou bien le mettre en œuvre, c’est selon. Les tout premiers paragraphes des Minima Moralia se révèleront, à cet égard, fort significatifs : Theodor Adomo y exige, en effet, que l’émotion éprouvée devant la réalité écrasante des camps d’extermination nazis n’immobilise pas le sujet dans sa >, mais sache remettre sa libre pensée en mouvement, en dépit du fait que ce mouvement dialectique doive frayer, comme le voulait déjà Hegel, avec l’« absolu déchirement >> de la mort : > Ce qu’Adorno récuse ici — politiquement aussi bien que moralement — n’est pas l’émotion en tant que telle, et pas même le fait de > en soi. Ce qu’il récuse est bien l’émotion qui dit >, la lamentation qui se lamente sur soi. On aurait donc tort d’interpréter chez Adorno le recours à la dialectique hégélienne comme un travers d’intellectualisme ou de

spiritualisme

>. C’est le contraire qui est vrai, peut le lire en toute clarté dans une page ultérieure comme on Minima des Moralia : > Rappelons aussi la façon émou— vante dont Adorno a su rendre hommage au > de Siegfried Kracauer : > Rappelons enfin, dans la Dialectique négative, cet aphorisme qui sait rendre au pathos sa puissance sur le terrain même du logos et de l’éthos : >

95. 'T. W. Adomo, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1944-1947), trad. E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 1980 (éd. 1991), p. 10-11. 96. Ibid., p. 117. 97. M., « Un étrange réaliste : Siegfried Kracauer» (1964), trad. S. Muller, Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 (éd. 2009), p. 264-265. 98. M., Dialectique négative (1966), trad. G. Goffin, J. et O. Masson, A. Renaut et D. Trousson, Paris, Payot, 1978 (éd. 1992), p. 22. Pour une version lévinassienne de ce destin éthique des émotions, cf. J.-M. Salanskis, L’Êmotion éthique. Levinas vivant, I, Paris, Klincksieck, 2011.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

rêver d’être

d’une poliIl y_ aura sans doute des philosophes pour >, en toute logique platon1c1enne 99. Ma15 cette utopie de la pensée politique, cette utopie des totalités frontales, fait l’économie de tout ce qui creuse, dans le réel historique et dans la constitution anthropologique des sociétés — fussentelles > —, les lignes defaille, les révoltes obliques, les détours imaginatifs, les moments de faiblesse inhérents à toute >. Si l’émotion ne dit pas >, cette médiation nécessaire pour ouvrir les émotions à la dimension collective : pour en faire l’« affaire de tous >>, le bien commun, fût-ce sous l’espèce passablement cruelle de ce qu’Aby Warburg nommait un , comme il ne craint pas de les nommer — apportées à la douleur du deuil, ou bien les réflexions d’Émile Durkheim sur les « rites piaculaires >>, c’est-à-dire les >, voire dans la colère, dans son grand ouvrage sur Les Formes élémentaires de la vie religieuse ”"’. Décisive sera, ensuite, la contribution de Marcel Mauss à cette anthropologie culturelle — qu’il nomme, à un moment, > — des émotions humaines : catégorie considérable d’expressions orales de senti— d’émotions n’a rien que de collectif, dans un nombre très grand de populations, répandues sur tout un continent. Disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l’intensité des sentiments, bien au contraire. Rappelons les tas sur le mort que forment les Warramunga, les Kaitish, les Arunta. Mais toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations, ce sont des signes, des expressions comprises, bref, un langage. Ces cris, ce sont comme des phrases et des mots. Il faut les dire, mais s’il faut les dire c’est parce que tout le groupe les comprend. On fait donc plus que de manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symboli>

Il n’est pas inutile de rappeler que cet article de Mauss sur > se donnait comme un complément à l’étude de Georges Dumas sur > 104. R. Hertz, (1921), Œuvres, III. Cohésion sociale et divisions de la racia— logie, éd. V. Karady, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 277—278.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

de la même époque le Journal de FWG/30108”? paruede ”’” et po1nt réponse

de

5

vue soc1ologlque et emo— pur-einem physiologique psychologlque par lequel les tions se trouvent, en général, compr1ses. > Dès lors, affirme Mauss, > Ces pleurs et ces cris funèbres devront donc être appréhendés comme une > — ainsi que l’anthropologue ose écrire —, une énergie vocale et gestuelle qui est autant rythmée (cultu— relle) qu’hurlée (corporelle), autant poétique (jusque dans ce qui sera nommé un >) que pulsionnelle. > Comme s’il revenait à l’artiste — Benjamin pense ici à Bertolt Brecht et à Franz Kafka, àJohn Heartfield et à Charlie Chaplin — de rendre aux pauvres que nous sommes devenus une certaine capacité à renverser le pleut en rire, c’est-à-dire le désespoir en désir, qui est révolutionnaire par nature. C’est qu’il y a, dans tout , peut-être, mais chaque expérience, si pauvre et même si «lamentable >> soit-elle, est à penser comme la ressource même de sa transformation, de son émancipation. Dans la mesure où le problème de l’émotion a pu être déplacé depuis sa dimension subjective vers une dimension intersubjective, et depuis sa teneur psychologique vers sa teneur sociale, nous pouvons désormais affirmer que l’émotion place sa pauvreté essentielle, son impouvoir, sur le terrain même, éthique et politique, de la dignité. >, sans doute, mais cela ne nous dispense en rien de poser la question de la dignité des peuples en larmes. Une définition d’Emmanuel Kant, dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, éclaire parfaitement ce principe : — par exemple lorsqu’un riche collectionneur pompéien s’offrait une statue grecque de Zeus et en faisait couper la tête pour lui substituer son propre portrait sculpté par un artiste romain — au

dignité “"

nom d’un concept d’imago tout entier compris à travers la notion civique de dignitas républicaine “’. Comme les images, les émotions seraient donc à penser sous l’angle de la dignité et non du prix, du droit public et non du droit privé. Mais nous sommes bien obligés de constater que, comme dans le domaine des images, c’est le prix qui, le plus souvent, l’emporte sur la dignité des émotions. La notion juridique de pretium doloris, par exemple, désigne aujourd’hui encore une « réparation >> sous forme de compensation financière à laquelle, théorique— ment, toute victime peut prétendre dans les cas dits de sans la reconnaissance d’une économie conflic— tuelle du sensible dont Georg Simmel a esquissé les fondements, notamment lorsqu’il analysait les phénomènes concurrents de l’attrait (parure des riches) et de la répulsion (odeur des pauvres) dans son grand ouvrage sur les >. Max Weber, pour sa part, a voulu poser la question de la politique ”°. Elias Canetti, de son côté, aura fini par situer toute sa > de Masse et puissance entre la question du contact corporel — fût-ce dans sa réaction phobique — et un épilogue pessimiste sur la >, une conclusion qui dresse un > de l’homme moderne face à ses propres émotions, à son propre pathos ””. Il en est donc bien des émotions comme des images : les unes et les autres devraient presque toujours engager la dignité des sujets — voire des communautés entières auxquelles ils appartiennent — quand, en réalité, nous les observons désespérément soumises à une pauvreté que leur impose, sur tous les plans, l’économie conflz‘ctuelle des mondes historiques et politiques où ils tentent d’exister. Par exemple, Marie—José Mondzain a bien montré comment la >, dans le contexte byzantin, n’avait été rien d’autre qu’une crise du pouvoir — politique et religieux —— où la notion même d’« économie >> (oikonomia) jouait un rôle cardinal ’2°. Puis, Giorgio Agamben a repris le grand dossier patristique de l’« économie divine >> dans l’histoire ’“, afin de la replacer au cœur d’une réflexion de longue durée sur le pouvoir comme > au sens de Michel Foucault 122. et

dans la vie sociale, Paris, PUF, 1990. P. Paperman et R. Ogien, La Couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995. J. H. Turner et J. E. Stets, The Sociology of Emotions, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2005. Y. Guillaud et J. Widmer (dir.), Le Juste et l’injuste. Emotions, reconnaissance et actions collectives, Paris, L’Harmattan, 2009. 118. M. Weber, Economie et société, II. L'organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie (1911-1920), trad. dirigée par ]. Chavy et E. de Dampierre, Plon, 1971 (éd. 1995), p. 204-211. 119. E. Canetti, Masse et puissance (1960), trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1966, p. 1142 et 495500 120. M.-J. Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 23—210. 121. Cf. notamment 0. Lillge, Das patristische Wort « Ot‘leonomùz ». Seine Geschichte und seine Bedeutung bis auf Origenes, Eriangen, Diss. Universität, 1955. J. Moingt, La Théologie trinitaire de Tertullien, Paris, Aubier, 1966, II, p. 551—616 et III, p. 852-932. G. Richter, Oikonomia. Der Gebrauch des Wortes « Oikonomia » im Neuen Testament, bei den Kirchenvätem und in der theologischen Literatur bis ins 20. Jahrhundert, Berlin, Walter de Gruyter, 2005. 122. G. Agamben, Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo sucer, II, 2 (2007), trad. J. Gayraud et M. Rueff, Paris, Editions du Seuil, 2008, p. 13-16 et 41-91.

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Là où Michel Foucault avait fait des pratiques institutionnelles et des discours de savoir ses domaines de recherche

privilégiés, Giorgio Agamben franchit un pas décisif en posant

la question juridique

et

théologique du pouvoir à travers

ses et compter gestes ses images, sans prescriptions, mais aussi ses les émotions qui. leur sont concomitantes. Au pouvoir il ne faut as seulement le >, il faut encore la >. Or à la gloire, il faut toujours des gestes liturgiques, des mises en scène d’images et des émotions — toute une foule vibrante dans l’acclamation du souverain, par exemple — formant una—

nimité ”’. Il n’est pas fortuit qu’Agamben ait reconnu, à travers l’analyse des « insignes du pouvoir >> par Percy Ernst Schramm, une mise en œuvre conceptuelle des > (Pathosformeln) selon Aby Warburg ”". Et quant à la question — également warhurgienne — des > (Nachlehen), elle ne manque pas, bien sûr, de traverser cette analyse puisqu’il s’agit pour Giorgio Agamben, comme déjà pour Marie—José Mondzain, de suggérer une archéologie des gestualités, des images et des émotions politiques telles que les met en œuvre l’homme moderne lui-même. Il semble bien, à l’âge de la >, que « d’une façon générale, les cérémonies et les liturgies tendent aujourd’hui à la simplification, [car] les insignes du pouvoir sont réduits au minimum, les couronnes, les trônes et les sceptres sont conservés dans les vitrines des musées ou des trésors, et les acclamations, qui ont eu tant d’importance pour la fonction glorieuse du pouvoir, semblent avoir disparu presque partout. Certes, l’époque n’est pas si loin où, dans le cadre de ce que Kantorowicz appelait the emotionalism des régimes fascistes, les acclamations ont joué un rôle décisif dans la vie poli— tique de certains grands Etats européens : jamais sans doute une acclamation au sens technique n’a été prononcée avec autant de force et d’efficacité que HeilHitler dans l’Allemagne nazie ou Duce duce dans l’Italie fasciste. Pourtant, ces clameurs unanimes qui retentissaient hier sur les places de nos villes semblent aujourd’hui appartenir à un passé lointain et irrévo123. Ibid., p. 257—298. 124. Ibid., p. 273 (cf. P. E. Schramm, Henschaftszeichen und Staatssymholik. Beiträge zu ihrer Geschichte vom dritten his zum sechzehnten ]ahrhundert, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1954-1956).

.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

gestuelle câble ”" >>. Et pourtant, cette économie émotionnelle, puise

et.spectaculaire, survit bien, selon Agamben — qui la aussr bien dans Carl Schmitt que dans Guy Debord —, dans la démocratie consensuelle » et sa corrélative > selon Carl Schmitt ou du > selon Guy Debord, c’est qu’elles ont été reprises dans le piège unanimiste dont je parlais plus haut. Or dans ce piège passent àla trappe toutes les dfi‘érences qui font de la vie historique un perpétuel > : je veux dire, notamment, cette dignité des peuples dans l’intensité des conflits par lesquels ils savent aussi clamer leur impouvoir, leur pathos ou leur puissance d’opposition aux gouvernements qui, éventuellement, les oppriment. Les « tonalités émotives de la multitude >>, comme les appelle Paolo Virno, ne sauraient être considérées comme de purs miroirs du règne et de sa gloire 128. Il est aussi vain, en ce sens, de désespérer des émotions sociales que de croire les mesurer ”9, ou encore d’en parler en termes d’« impact >> et de >, c’est-à-dire en termes de pure énonomie ”°. Aussi légitime que soit le point de vue sociologique issu des analyses de Marcel Mauss — point de vue implicitement repris par Anne Vincent—Buffault lorsqu’elle

ou du « symbole >> (ce médium sensible est aussi geste ou image, par exemple, il doit même être pensé, ainsi que le fait Emanuele Coccia, comme cette > qui engage la définition même du vivant en tant que pouvoir de se reproduire et destin de la sensibilité 132) ; deuxièmement, qu’il n’y a pas de vie sensible sans ce que Jacques Rancière nomme un partage, pour en indiquer la vocation àla communauté (dans l’idée du >) et au conflit (dans l’idée des >. Que le jugement esthétique n’ait pas d’autre fin que lui—même, c’est ce qui apparaît encore chez nombre de philosophes contemporains pour qui l’« émo— tivisme >> ne serait, en somme, qu’un obstacle — au mieux un effet collatéral, presque pathologique — dans notre relation aux images de l’art ”’. Nietzsche aura pourtant remis les pendules à l’heure en observant avec une mordante ironie, dans le chapitre de La Généalogie de la morale intitulé >, à quel point Kant, dans sa conception du juge— ment esthétique, avait eu peur de toucher autant que d’être touché : >

C’est pour avoir

”"

retenu la leçon nietzschéenne

— notamment

136. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), éd. G. Colli et M. Montinari, trad. I. Hildenbrand et J Gratien, Œuvres philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 294-295.

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Sur les destins du pathos dans la tragédie grecque et dans sa «renaissance >> au XVe siècle — qu’Aby Warburg aura voulu

entreprendre son grand chantier pour une anthropologie historique des images tout entière articulée autour des > (Nachleben) dont sont capables les > (Pathosformeln) antiques : c’est—à-dire sur les avatars

temporels d’émotions fondamentales médiatisées dans les images. Tout cela recueilli parmi les planches de son Bilderatlas Mnemosyne laissé inachevé à sa mort ”’. En toute image Warburg cherchait donc le geste humain, en tout geste il cherchait la >, c’est—à—dire la combinaison spécifique — cultu— rellement spécifiée — d’émotions capables de s’associer ou de se confronter, selon une dynamique structurale et historique qu’il nommait > : c’est ce qu’on peut voir, par exemple, sur la planche 42 de son atlas consacrée à l’« inversion énergétique du pathos de la souffrance >> (Leidenspathos in energetz‘scher Inversion), où les gestes du deuil savent quelquefois se transformer en gestes du désir, comme dans le cas de la Madeleine exaltée au pied de la croix (fig. 7). est en Il donc des émotions elles-mêmes comme des images qui les véhiculent : elles définissent un vaste champ de conflits où l’impouvoir le dispute à la puissance, la singularité à la communauté, l’antiquité à ses transformations ultérieures, le oui avec le non, etc. Il ne faut donc pas s’étonner que les dernières planches du Bilderatlas Mnemosyne replacent toute la dialectique des images dans un contexte politique où l’acclamation des foules devant la procession eucharistique de Rome en 1929 — au moment même où le dictateur Mussolini et le pape Pie XI signaient leur Concordat — coexiste avec des gravures antisémites de la Renaissance et une représentation, paradoxale en un tel contexte, de L'Espérance peinte par Giotto (fig. 8). Il s’agit bien d’un champ de conflits puis”’ que, d’un côté, se tient «le Peuple >> selon Carl Schmitt, le

””

137. A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne. Gesammelte Schn‘ften, II—1

(1927—1929), éd. M. Warnke et C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000 (2° éd. revue, 2003). Cf. G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’Œil de

l’histoire, 3, Paris, Les Editions de Minuit, 2011. 138. A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne, op. cit., p. 76-77. 139. Ibid., p. 132-133.

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8. Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne, 1927-1929. Planche 79. Londres, Warburg Institute Archive. Photo The Warburg Institute.

peuple qui acclame d’une seule voix pour dire oui au > à sa > ; et puisque, d’un autre côté, se terrent > minoritaires qui ont eu — et auront, dans les années successives — beaucoup à pâtir du > si ce n’est de sa >. Ce sont les peuples qui disent non et qui organisent comme ils le peuvent leur espoir de s’en sortir à l’aune même et

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de leur pessimisme obligé : ce sont, bien sûr, les peuples selon Walter Benjamin qui commenta la même image médiévale de L'Espérance140 avant d’articuler, dans le cadre de ses réflexions fondamentales sur l’histoire, les motifs du pessimisme politique et des > : >. Qu’Adorno et Horkheimer aient pu, de la sorte, articuler les motifs de la destruction des peuples et de la production culturelle envisagée comme industrie, voilà qui semble bien cruel ou, à tout le moins, excessif. Et pourtant ils n’avaient 140. W. Benjamin, Sens unique (1928), trad. J. Lacoste, Paris, Les Lettres Nouvelles-Maurice Nadeau, 1978 (éd. revue, 1988), p. 196. 141. Id, > (1911), trad. S. Cornille et P. Ivernel, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Éditions

Rivages, 1988, p. 177—215. 143. T. W. Adomo, Minima Moralia, op. cit., p. 45. 144. Id. et M. Horkheimcr, IA Dialectique de la raison. Fragments philosophi— ques (1944), md. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974 (éd. 2007), p. 129—176.

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les choses aient changé depuis). Je me souviens qu’il y a quelques années — ce devait être au printemps 2006 —, alors que je m’ennuyais dans une chambre d’hôtel à Chicago, j’assistai par hasard au célèbre show télévisé d’Oprah Winfrey. Elle recevait Elie Wiesel sur son plateau, à l’occasion d’une nouvelle traduction américaine de La Nuit. Je les ai d’abord vus marcher ensemble, très émus, parmi le site enneigé d’Auschwitz, dans une séquence enregistrée quel— ques semaines auparavant. Le public du plateau était composé d’une cinquantaine de lycéens et de lycéennes qui avaient été sélectionnés sur la base d’une composition à rédiger sur le thème : >, ou quelque chose comme cela. Dans un coin du public on avait remisé un petit groupe de survivants > de la Shoah, et qui n’avaient, dans un tel contexte, pas grand-chose à dire, ne sachant quelle contenance prendre, souriant vaguement. C’était donc une grande mise en scène de l’émotion devant l’histoire. Elie Wiesel lui-même la faisait passer dans le timbre grave et fragile de sa voix, dans sa rhétorique de sagessse et de tristesse mêlées. Les lycéens et lycéennes étaient fébriles de passer ainsi du statut de simple audience à celui de winners. On parla donc de la destruction des peuples ; on parla des Juifs et des Rwandais. Oprah Winfrey assurait le rôle du chef d’orchestre de toutes ces émotions, par exemple en révélant tout à coup — avec cet éclat de voix victorieuse typique des jeux télévisés — avoir «retrouvé >> les parents d’une lycéenne rwandaise exilée aux Etats—Unis depuis le génocide et > du sort des siens. Retrouvailles bouleversantes. nouvelles Emotions fortes sur un plateau. Mise en scène parfaitement calculée du crescendo (pour décourager le zapping). À la fin de l’émission, le clou : dans un nouvel éclat de voix publicitaire, la présentatrice annonça que chacun des lycéens primés pour sa rédaction allait recevoir cinq mille dollars. Caméras sur le groupe des winners : ils éclataient — enfin — en sanglots. Si mon souvenir n’est pas trop irnprécis, on peut déduire de cet exemple une réalité malheureusement très banale aujourd’hui : les émotions font bien partie intégrante — et sont jusqu’à un certain point constitutives — du > spectaculaire. Karl Marx avait bien Pas

tort (bien que

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compris que la marchandise elle-même est > Il ne faut donc pas s’étonner que les >, théologiques ou psychologiques, puissent entrer dans la définition même — et l’efficacité — d’une marchandise. Telle sera, bien sûr, la prémisse à partir de laquelle Guy Debord aura engagé sa propre critique de la > : > Comme la contrainte physique qui redouble et censure les cris de l’enfant en pleurs (fig. 1), comme la camisole de force qui redouble et contient la crise et l’angoisse de l’hystérique à la Salpêtrière (fig. 5), le cadre médiatique ou > a pour effet de redoubler les émotions tout en les aliénant, en les rendant véritablement impuissantes. La grande enquête d’Aby Warburg sur les Pathosformeln gagne ici à s’étendre aux domaines plus contemporains de la photographie, du cinéma et de la télévision; ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si les travaux les plus remarquables en ce sens nous viennent d’Allemagne “”. Nous sommes bien obligés d’observer que la

145. K. Marx, Le Capital, livreI(1867), trad. sous la direction de M. Rubel, Paris, Gallimard, 1968 (éd. 2008), p. 152-153; Cf. A. Artous, Marx et lefétichisme. Le marxisme comme théorie critique, Paris, Editions Syllcpse, 2006, p. 57-79. 146. G. Debord, La Société du spectacle (1967), Œuvres, éd. J.-L. Rançon et A. Debord, Paris, Gallimard, 2006, p. 766—769. 147. Cf. notamment G. Koch, Ange und Afi‘ekt. Wahrnehmung und Interaktion, Francfon-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1995. P. L6ffler, Affe/etbilder. Eine Mediengeschichte der Mimik, Bielefeld, Transcript Verlag, 2004. O. Grau et A. Kiel (dir.), Mediale Emotionen. Zur Lenkung von Geffihlen durch Bild und Sound, ancfon-sur-le—Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2005 . M. Diers, FotografierlmVideo. Beitrà‘ge zu einer hritischen Theorie des Bildes, Hambourg, Philo & Philo Fine Arts, 2006. K. Sykora, L. Derenthal et E. Ruelfs

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survalorisation des émotions, dans l’univers d’images qui nous

entoure — et nous étouffe —, aboutit effectivement à leur négation pure et simple (mais on observera plutôt que cette négation, dans son processus, n’est ni pure ni simple). Désormais les émotions ont un prix, comme lorsque la caméra du reporter ne lâche pas sa > - et ne la rétribue pas en valeur d’exposition — tant qu’elle-même n’a pas lâché sa larme. Les émotions n’apparaissent, dans ce contexte, que pour se trouver remplacées par d’autres émotions, d’autres larmes, d’autres victimes, et ainsi elles finissent, semble—t-il, par perdre toute leur dignité, toute leur réalité humaine, toute leur sin— gularité. Elles deviennent génériques - comme on le dit des médicaments, ce qui signifie en tout cas qu’elles ne forment pas communauté — dans le grand marché aux pleurs du monde médiatique contemporain, à l’image de ces , écrira, découragée, Susan Sontag ”’. Bref, il y a tant d’images et tant d’émotions qui se bousculent sous nos yeux — pour entrer en concurrence les unes avec les autres — que «nous ne pouvons [plus] ni comprendre, ni imaginer >> quoi que ce soit de notre histoire contempo-

raine ”’. On voudrait, du coup, révoquer toute image et toute émotion : cesser de regarder et cesser de pleurer, comme veut faire ce personnage de Stig Dagerman qui, refusant de laisser couler une seule larme, finira par se mettre au ban de la société où il vit 153. Mais ne voit-on pas l’opération qui sous—tend cette effrayante dialectique de la survalorisation et de l’antipatbie ? Ne voit-on pas à quels renoncements elle conduit? Nous savons bien qu’un objet surexposé se trouve comme dévoré par la lumière des projecteurs qui le fétichisent : nous consta— tons qu’il devient, de la sorte, impossible à regarder. Faisons l’hypothèse que cette réflexion vaut également dans le domaine éthique. Les émotions se trouveraient alors deux fois niées par leur survalorisation même : une fois parce qu’elles perdent en valeur réelle (dignité) ce qu’elles semblent gagner en valeur marchande (prix); une autre fois parce qu’elles perdent en singularité ce qu’elles semblent gagner en nombre, thésaurisées qu’elles sont en séries indifférentes. Le meilleur moyen de rendre un spectateur impuissant, c’est de le gaver d’images et d’émotions indéfiniment interchangeables. On sait bien que le meilleur moyen de vider de leur substance — et de leur gaieté — des mots tels que >, à l’époque des régimes monarchiques, il y a des formes corporelles et des > elles-mêmes bousculées par les > du fascisme, du nazisme et de leurs diverses variantes 16°. L’époque contemporaine, qu’on la nomme néocapitalisme ou société du spectacle, semble bien marquée, de ce point de vue, par ce que

Claudine Haroche définit comme une > : culture où les manières anciennes — la retenue, la conte— nance ou convenance, tout ce que le XVIII° siècle nommait le > promu par la bourgeoisie en contremotif aux > et aux > du petit peuple — auront été reconduites et transformées par des stratégies de perception liées à l’antipatbie que j’évoquais plus haut. C’est l’inattention, c’est la distance, c’est l’indifférence qui mènent aujourd’hui ce jeu du >, par exemple dans cet > qui fait dévier nos pas devant le corps écroulé à terre d’un clochard dans le métro. C’est toute une stratégie du détachement qui fait désormais de nos semblables une masse d’« individus insignifiants ». “’ Le point crucial de toutes ces remarques, c’est qu’il n’y a aucune contradiction de fait entre les deux phénomènes que sont, d’une part la survalorisation des émotions et, d’autre part, leur insensibilisation, leur mise à l’indifférence, leur vocation à l’« antipathie >> généralisée. La survalorisation des émotions n’est bien que l’autre face de leur insensibilisation, dans la

””

159. C. Haroche, L'Avenir du sensible. Les sens et les sentiments en question, Paris, PUF, 2008, p. 31—52. Cf. R. Gori et M.—J. Del Volgo, La Santé totalitaire. Essai sur la médz‘calisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005 (rééd. Paris, Flammarion, 2009). C. Lane, Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (2007), trad. F. Boisivon, Paris, Flammarion, 2009. 160. C. Haroche, L'Avenir du sensible, op. cit., p. 97—140. 161. Ibid., p. 13-30 A. Farge, Eflusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au XVIII" siècle, Paris, Odile Jacob, 2007. La question d’une histoire des émotions avait été posée par L. Fehvre, > ( 1941), Vivre l’histoire, éd. B. Mazon, Paris, Robert Laffont-Armand Colin, 2009, p. 192-207. Cf. également W. M. Reddy, The Navigation of Feeling:A Frameworhfor the Historyf Emotions, Cambridge—New York, Cambridge University Press, 2001. F. Toudoire-Surlapierre et N. Surlapierre (dir.), Les Larmes modernes. Larmes et modernité dans la littérature et les arts du XIX" à nos jours, Paris, Editions l’Improviste, 2010. 162. Ibid., p. 141-188.

ECONOMIES DE L’ÉMOTION

73

mesure même où, en fétichisant les émotions — au sens marxiste des marchandises comme au sens freudien des objets du désir —, elle les fige ou les fixe dans des cadres représentationnels contraignants qui les voue à l’immobilisation. Or, en ôtant tout - mouvement ou toute > à une émotion, on ne fait bien sûr que la détruire en croyant la maîtriser. Des émotions paralysées ou paralysantes ne sont que des non-émotions, des . C’est en ce sens que l’on pourrait comprendre les analyses de Hannah Arendt sur les liens entre la violence politique et la plus rationnelle des instrumentafisations techniques ”’“. En ce sens que l’on pourrait tirer parti des travaux d’Anne Vin— cent—Buffault sur l’indifférence démocratique comme séculari— sation du mépris aristocratique d’autrefois et dissolution du lien social 165. En ce sens que l’on devra relire les analyses de Zygmunt Bauman sur l’effondrement éthique — violence et indifférence mêlées — dans la > de nos sociétés 16(’ (et où l’on pourrait presque dire que chaque > y est une émotion fétichisée, c’est- à— dire nécrosée). En ce sens qu’il faudra encore méditer les leçons de la > selon Michael Herzfeld, de la > selon Cornelius Castoriadis, de la > et de la >, Être indfiérent.? La tentation du détachement, dir. L. Laufer, Paris, Éditions Autrement, 2001, p.

70-94. 165. Cf. A. Vincent- Buffault, L’Éclipse dela sensibilité Éléments d’une histoire del’indfi‘érence, Lyon, Parangon/Vs 2009, p. 5 12 et 139—140. 166. Cf. Z. Bauman, La Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité (1995), trad. C. Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2003 (rééd. Paris, Hachette Littératures, 2010) p. 110-139. 167. Cf. S. Lipovetsky, L’ du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p 39-54. M. Herzfeld, The Social Production oflndifl'erence. Exploring tbe Symbolic Roots of Western Bureaucraq, New York-Oxford,

)Ère

74

paupuas EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

«_ Ce qu’il faut décider, écrit pour sa part Marie—José Mondzain, c’est de savoir quelles sont les passons communes face à ce qui ne doit jamais nous laisser indifférents. Décider de nos images, c’est faire un choix ensemble pour ou contre la liberté [...], produire et nous donner des images qui mobilisent nos

choix 168. » aux émotions qui nous sollicitent à partir de ce que l’histoire nous met, forcément, sous les yeux 169. Parce que la première tâche d’une prise de position politique, comme l’affirmait de son côté Günther Anders, consiste à entamer l’analyse du >. Or, le problème éthi— que résultant de ce décalage était bien référé par Anders à un > : >

Elargir, donc, les limites de notre imagination : la mobiliser, façon de dire à la fois sa puissance de mouvement et son pouvoir de décision. Briser le cadre — ou la camisole — des représentations convenues de nos états d’âme émotionnels comme de nos états de fait historiques. Chercher le hors-cadre. S’essayer à tous les montages possibles. Comment ignorer que c’est là une opération extrêmement fragile, voire dangereuse ? Par exemple, à se > des émotions, l’imagina— tion ne prend-elle pas le risque d’ofi‘usquer le jugement si elle verse dans l’identification, si le compatir verse dans le compas— sionnd — et non dans la reconnaissance —, ainsi que l’ont analysé Myriam Revault d’Allonnes sur le plan philosophique et Luc Boltanski sur le plan sociologique, par—delà les réflexions plus «humanistes >> de Martha Nussbaum’"? L’irnagination ne finit-elle pas, tout aussi bien, par dépasser le jugement lorsque ce qui prend figure grâce à elle n’est autre que le > lui-même, le > — lyrique ou tragique — du sujet émotionnel ? Mais n’est—ce pas là, précisément, le beau risque à prendre pour >, ainsi que Gilles Deleuze en proposait l’inventive, la nécessaire tâche philosophique ?

”’



_

171. Ibid., p. 65-66. 172. Cf. M. Revault d’Allonnes, L‘Homme compassionnel, Paris, Editions du Seuil, 2008. L. Boltanski, La Souflrance a distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Éditions Métaflié, 1993 (rééd. Paris, Gallimard, 2007). P. Dumouchel, Emotions. Essai sur le corps social, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo pour le Progrès de la Connaissance, 1995. M. C. Nussbaum, Upheavals of Thought. The Intelligence of Emotions, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2001, p. 295—454. Id, Les Emotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXI‘ siècle ? (2010), trad. S. Chavel, Paris, Climats-Flammarion, 2011. 173. Cf. P. Kaufmann, L'Expén'enc‘e émotionnelle de l’espace, op. cit., p. 269270. M. Collet, La MatxÈre—émotion, Paris, PUF, 1997. p. 9-28. 174. G. Deleuze, « Pour en finir avec le jugement » (1993 ), Critique et clinique, Paris. La Éditions de Minuit, 1993, p. 169.

II OSCILLATÏONS

DU CHAGRIN

ROLAND BARTHES ET LES PLEUREUSES D’ODESSA

Un homme

meurt.

Des femmes pleurent. On a vu cela de

les latitudes dans la réalité du monde historique. On voit cela représenté dans toutes les tragédies, dans les épopées ou dans les opéras, dans les romans et les chansons populaires, dans les tableaux mythologiques et les sculptures religieuses, dans de nombreux films de fiction et dans d’innombrables images documentaires. Arrêtons-nous sur un exemple cinématographique célèbre : Vakoulintchouk, le matelot du Cuirassé Potemkine. Vakoulintchouk, c’est l’homme du peuple : c’est le prolétaire et le contestataire de sa condition misérable. C’est le premier à se faire assassiner par son officier supérieur, alors qu’il protestait pour la dignité de ses camarades et de lui-même, >. Il aura été, écrit Eisenstein sur un carton du film, > la révolte du Potemkine. Les faits avaient eu lieu à Odessa, le 16 juin 1905. La révolte avait échoué dans le sang tout temps et sous toutes

et

les larmes.

A lire le tout premier carton du film — film réalisé en 1925 —, cette histoire ne serait, rétrospectivement, qu’un épisode entre mille possibles, mille cas passés ou futurs, de la > que représente, aux yeux de Lénine, la Révolution prolétarienne en marche. Mais, à voir les premières images du film, l’espace théorique de la doctrine politique se précipite dans l’espace immédiat, le gros plan de la vie quotidienne, de la vie >. C’est alors, on s’en souvient, une affaire de corps et de viande. Une affaire de besoin vital, manger, et de réalité repoussante : d’un côté, les matelots harassés de travail, leur fatigue même étant filmée comme amoureuse— ment par Eisenstein ; de l’autre, les quartiers de bœuf pourris,

.

80

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

pleins d’asticots qui grouillent mais destinés à faire la pitance du jour. Pour un bortsch infâme, altéré, dégradant, dégueu— lasse. On voit le haut-le-cœur et l’humiliation, bientôt la colère sourde, des matelots. On voit en contrechamp l’hypocrisie du médecin de bord, les mimiques menaçantes de l’officier supérieur Guiliarovski, la vaisselle de porcelaine et d’argent pour le bon repas des >, les préparatifs du bénédicité. Aux matelots qui refusent leur bortsch pourri on promet la mort — c’est la scène, fameuse et inventée par Eisenstein, de la bâche sur le pont du navire. Au moment où l’officier crie : >, Vakoulintchouk s’écriera : > Et la révolte commencera. Le médecin sera jeté à la mer (>), mais l’officier Guiliarovski tire sur Vakoulintchouk dont le corps de héros épique — gisant, pour un moment sublime, à la renverse sur les cordages — tombe à l’eau avant d’être pieusement récupéré par ses camarades. Une vedette ramène son cadavre sur le quai du port d’Odessa. On dépose le mort sur le pavé du mâle. Une drôle de petite tente —- qui, à nos yeux d’Occidentaux, ressemble bizarrement à une tente d’lndien — fait office de chapelle funéraire. Selon l’usage orthodoxe, on a placé entre les mains réu— nies de Vakoulintchouk une bougie allumée. Tandis qu’une pancarte, posée sur son ventre, exhibe cette inscription : >. Alors le film bascule, et s’ouvre une nouvelle grande partie intitulée par Eisenstein, dans un style qui évoque puissamment Victor Hugo et ses titres de chapitres , dans Les Misérables, >. LeÇu—irassé

Potemkinetout entier._pgurra,_____désormais,-se…voir__ç_qmm_e_ le surgissement, le dramatique .. déploiement..et_..l’organisatjon même dé cette_Çlameur,._.de._cette«réclamatiqn-» ;.Un__h_9m£E£ Çst mortafltëi.sréclmçjustice »; mais" la 'la iustissséslaæëä — avant toute possibilité ouverts pour que, 15justice passe, pour que, >

Qu’on ne s’y trompe pas : l’apparent hommage rendu par Barthes au > mis en œuvre par Eisenstein cache, en réalité — et ne cache pas bien long— temps — un jugement extrêmement sévère sur la rhétorique visuelle du Cuirassé Potemkine. Du motif peuple au motif fleur, c’est toute 1>, c’est tout le > d’Eisenstein qui se trouvent alors mis en accusation, comme si la stéréotypie même des gestes du deuil — qui apparaissent ici comme des gestes collectifs, pleur et peuple réunis jusque dans le motif iconographique multiséculaire de la Pietâ (fig. 12) — autorisait Barthes à ne parler de l’« art >> d’Eisenstein qu’entre guillemets, façon de dire que ces gestes, ces images, ne relèvent justement pas de l’Art ou du Texte, tel que Barthes lui-même veut nous le faire entendre : 7. R. Barthes, qui >. Telle est donc cette > dont Barthes assume l’énoncé dans un article de 1955 repris, en 1964, dans ses Essais critiques : les > ne sont pas des >, des choses unilatéralement subies, puisqu’ils sont toujours >. Façon de dire, aussi, que «l’art peut et doit intervenir dans l’histoire 50 >>. Nous voici donc passés, d’un coup, du pauvre geste tragique à la grande geste épique : des expressions du corps aux signes de l’histoire, de la fatalité surplombante à la décision politique, de la proximité à la distanciation, de la confusion émotive à la lucidité réflexive, de l’empathie à la morale, du sentiment à la prise de conscience, de l’immobilité aliénée à la liberté d’action — une nouvelle politique de l’art, en 27. Ibid., p. 503. 28. Ibid., p. 504-505. 29. M., > [1955l).

osCILLATIONS DU CHAGRIN

95

somme”. Il semble

donc que, devant les peuples en pleurs, Roland Barthes ait engagé — > àidant — une prise de distance vis-à-vis des pleurs et de l’émotion en général. Que reste-t-il donc alors, esthétiquement parlant, des peuples? Il reste le réalisme. Avant tout le réalisme littéraire dont Barthes, dans ces mêmes années, suggère qu’il est une > de 1955, où il formule la question en des termes presque brutaux : . Ilavait déjà, dans Le Degrézéro de l’écriture, consa— cré un long passage critique — marque d’intérêt autant que de réticence — aux >. Celle qui correspond à l’époque dela Révolution française ne trouva certainement pas grâce à ses yeux : il n’y voyait, en effet, qu’une > et, au-delà, une > de la réalité histori— que, quelque chose comme un >. Celle qui correspond à l’époque des révolutions marxistes verse dans le défaut symétrique: à mi-chemin de ”. l’écriture littéraire et de l’écriture engagée : une écriture > dans laquelle Roland Barthes, à cette époque, inscrit” peut-être sa propre production, ce qui ne l’empêche pas de porter, à son endroit, un jugement fort sévère : > Ce qui se profile ou s’anticipe dans ces pages n’est rien d’autre, me semble-t-il, qu’une seconde prise de distance, peutêtre une seconde volte—face théorique : si l’écriture théâtrale — celle de Brecht avant tout — a permis d’engager une prise de distance vis—â-vis de l’émotion (ou des pleurs), ne peut-on dire, à présent, que l’écriture romanesque — celle, bientôt, de Sade, de Balzac et, à plus longue échéance, de Marcel Proust — engagerait à son tout une prise de distance vis-â-vis de la politique '



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,

-

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34. 35. 36. 37.

Ibid., p. Ibid., p. Ibid., p. Ibid., p.

185. 185-186. 186. 188.

:; OsCILLAHONS DU CHAGRLN

97

(ou des peuples) ? Ne peut-on pas le pressentir, déjà, à trouver _"':'dans l’une des dernières pages du Degré zéro de l’écriture un .'iugement rédhibitoire sur la > et sur leur > ? >

Ce bref retour aux textes de Roland Barthes dans les années 1950 n’éclaire-t-il pas d’un jour nouveau, déjà, la condamnation violente du réalisme eisensteinien dans >, quinze ans plus tard ? Il se pourrait d’ailleurs que cette violence tienne à ce qu’Eisenstein, dans la scène des pleureuses d’Odessa, conjugue aux yeux de Barthes les deux défauts symétriques de l’emphase révolutionnaire àla française et de la litote marxiste àla soviétique. Il n’est pas fortuit, de ce point de vue, que la même citation de Baudelaire sur > soit convoquée, à quinze années de distance, dans les deux textes ”. Et que le passage sur le > puisse fustiger à la fois le > enflé de la séquence eisensteinienne et l’absence de toute polysémie — trait tautologique, en quelque sorte — d’une représentation entièrement asservie, selon Barthes, à la seule > léniniste de la >. D’où que l’auteur du > ait pu montrer quelque méfiance à l’endroit de ces peuples en pleurs, peuples enferrés dans la rhétorique marxiste, pleurs englués dans la rhétorique expressionniste.

“’

DU > apparai‘trait donc — avant, du moins, surgisse l’hypothèse renversante du > ne que comme un strict prolongement des réflexions de Barthes sur —, Roland Barthes par Roland Barthes en 1975 et, bien sûr, La Chambre claire en 1980. Mais toujours Barthes a oscillé devant les images. Il a été pris par elles, sans doute, mais il s’en est tout autant pris à elles. Iln’a pas cessé de vouloir, pris à leur jeu, s’obstinément déprendre de leur jeu. Que sont, par exemple, les Mythologies, sinon cette véritable machine de guerre contre les images qui façonnent notre société et déterminent nos croyances, depuis les messages publicitaires jusqu’à la jusqu’aux > et depuis l’« iconographie de l’abbé Pierre >> jusqu’au '

1948. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955 (éd. 1988), p. 25-32 341-355. 47. R. Barthes, Essais m'tt‘ques, op. cit., p. 460—465 (>

et

[1962]).

48. M., L’Obvie et l'obtus. Essais critiques III, éd. F. Wah], Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 7-214. 49. Id, > (1960), ibid., p. 1064-1082.

OSCILLATIONS DU CI—IAGRIN

"’ sur le peuple en pleurs du Cuirassé th€5 publie ses réflexions > ?

L’année même, 1970, où Roland Bar-

Potemkine, il rédige une préface pour la nouvelle édition des

Mythologies qu’il définit désormaisa la fois comme une > et comme un >

de la >: une > sera > des discours — qui ne va pas, on l’aura compris, sans une véritable iconoclastie C’est que la culture occidentale est pour une grande part, aux yeux de Roland Barthes, une culture ou > dont le sémiologue et le sociologue devront affronter tous les paradoxes :



>



Et c’est ainsi que Barthes aura justifié ses contributions mar— quantes pour une véritable — et si nécessaire — critique de l’image, une critique qui lui aura fait, dans les années 1960 notamment, appliquer la sémiologie à ce domaine, nouveau pour lui, des objets visuels. Les images signifient, elles ne peuvent donc être véritablement comprises et critiquées sans une >, et sans un point de vue sur la > engageant, au-delà du point de vue sémantique, tout ce qu’on a voulu nommer l’« aventure 50. Id., Mythologies, op. cit., ;).—688693, 699-700, 711—713, 724-725 et 796-798 avoir une plus précise des sources iconographiques de Roland Barthes en utilisant l’édition illustrée des Mythologies établie par]. Guit— tard, Paris, Éditions du Seuil, 2010). 51. Ibid., 673. 52. M., >.

(l’organe du Centre d’études des communications de masse, à la VIc section de l’Ecole pratique des hautes études, où il tra-. vaillait) : et >, publiés en 1961, dès le premier numéro "'. Nous vivons entourés, imprégnés d’images, et pourtant nous ne l’image. Qu’est-elle ? Que signifie— t-elle? Comment agit-elle ? Que communique-t-elle ? Quels sont ses effets probables — et ses effets inimaginables ? L’image touchet-elle l’homme put, l’homme anthropologique, ou au contraire l’homme socialisé, l’homme déjà marqué par sa classe, son pays, sa culture ? Bref, l’image relève—telle d’une psycho—physiologie ou d’une sociologie ? Et si elle relève des deux, selon quelle dialecti>

La réponse de Barthes à ces questions va consister — et, d’ailleurs, consistait déjà depuis quelques années — à mener son travail critique sur les deux fronts symétriques de l’anthropo— logie (à travers le motif émotzf) et de la sociologie (à travers le bien, dans >, motif politique). On voit trèsest que la scène de lamentation battue en brèche sur ces deux plans : au plan politique se développe une critique de l’image— peuples dont l’évidence trop codifiée — les vieilles femmes comme personnages de l’iconographie religieuse, les hommes au poing serré comme > immédiats de la classe ouvrière — avait déjà été mise en doute, dans les Mythologies, à propos des figures du > et du >, de l’« ouvrier sympathique >> et, surtout, de la >, à travers un compte rendu dévastateur de l’expo— sition d’Edward Steichen The Family of Man, que Barthes analysait, assez injustement à mes yeux, comme un pur objet de > idéologique sur la notion de société humaine "5. 53. Ibid., p. 1139. 54. Ibid., p. 1137-1139. M., «Le message photographique» (1961), Œuvres complètes, op. cit., I, p. 1120-1133. M., > (1961), ibid, p. 1140-1143. 55. Id, « L’information visuelle », art. cit., p. 1140. 56. M., Mythologz‘es, op. cit., p. 700-702, 722-724 et 806-808.

OSCILLATIONS DU CHAGRIN

103

Quant à l’image—pleurs, critiquée chez Eisenstein à travers l’« emphase >> larmoyante des vieilles femmes d’Odessa, elle avait déjà démontré sa limite — la limite de son : là, en effet, se trouve déjà dénoncé le > (ou de la douleur), avec la >, le > qu’il entraîne, produisant une >. Ce qui pourra, désormais, se traduire dans le vocabulaire du >. Ne nous étonnons pas de retrouver ce motif de la « surconstruction >>

dans l’analyse des images du Potemkine, où l’« accentuation >> emphatico-décorative de la douleur est analysée dans les mêmes termes exactement ”. Nous serions donc, devant les pleureu— ses eisensteiniennes, comme devant le moment tragique d’un récit pourtant d’ordre épique : la scène de lamentation, en effet, fonctionne tout entière, aux yeux de Barthes, comme une mise en scène grandiloquente de l’« affectivité >>, et comme la > d’une catbam's empathique autant qu’emphatique. Entre le trop de code idéologique et le trop d’afi‘ect tragique, la scène des pleureuses d’Odessa n’aura décidément plus rien, semble-t-il, pour être sauvée aux yeux de Roland Barthes. Comment donc, dans cette situation pénible, ne pas osciller devant les images ? Il est si difficile d’atteindre avec des > ce regard des surfaces qu’appelle la défense barthésienne - le désir — d’un >. La scène des pleureuses du Potemkine ne constitue-t-elle pas, de ce point de vue, un cas d’espèce pour tout ce qu’il faudrait éviter dans l’exercice d’un tel regard ? Eisenstein semble, au moins, y réunir les deux traits principaux de ce qui semble détestable, aux yeux de Barthes, dans la constitution de toute image. C’est, premièrement, le fétichisme qui immobilise toutes les surfaces du réel dans un cadre où le réel devient pur tableau. Trois ans après avoir fustigé le > pittoresque d’Eisenstein, Barthes aura précisé sa charge dans un texte fameux intitulé >. Comme Diderot (dont l’esthé57. Ibid., p. 752. 58. M., , illustrée par la peinture de Greuze)' et comme son contemporain communiste Bertolt Brecht, ,Îîfï Eisenstein aura usé d’un ou global (la pleureuse pleure, comme tout le peuple présent, un mort qui et qu’il appréhende à travers tout un réseau de détails déplacés, inaperçus voire surprenants, si ce n’est arbi— traires (la >, la >, la >). C’est là une atti— tude d’époque dans la mesure où elle se montre en accord avec certains travaux, strictement contemporains, sur l’esthétique freudienne — ceux de Jean-François Lyotard, de Sarah Kofman ou de Hubert Damisch " — qui insistaient tous sur le déplacement de l’intérêt analytique depuis la cohérence repré— sentative vers le rebut de l'observation et depuis une approche > des images vers une approche >. Jac— ques Lacan n’est pas loin non plus, lui dont on entend dis— tinctement la leçon tout à la fois structurafiste (dans le champ du savoir) et iconoclaste (dans le champ de l’éthique) à travers 71. Id, Revued’esthétzque, XXIII, 1970, n° 2, p. 168-188. J.-F. Lyotard, Dzscours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 9-23.

OSCILLATIONS DU CHAGRIN

111

la phrase initiale de Roland Barthes : . Cela veut dire qu’il laisse au commun des mortels la lamentation tragique et la revendication épique sur les rivages — désormais inintéressants pour lui — du >. Il tourne le dos au geste de la pleureuse (motif émotif) comme à la geste du peuple (motif politique). Il cherche >, concept linguistique et sémiologique qui, dans ce nouveau contexte visuel, va bientôt se nommer un trait, >. Trait déplacé, donc, et déplacé — dé-motivé en quelque sorte — par la quête d’une > dans l’image que ce dont l’image veut faire



montre.

Mais Roland Barthes est un chercheur subtil (la subtilité serait peut-être bien l’objet central de toute sa recherche) : le trait n’est ici > qu’à se reconnaître en tant que rapport et, même, un ; le > deviendra donc >, et même >. Nous voici donc, à nouveau, au cœur d’une oscillation que condense, dans ce passage même, l’emploi équivoque de l’adjectif > : dans l’image obvie (fig. 13 bas), la pleureuse est > au sens où, exerçant un geste de pitié, de piété, elle appelle l’apitoiement du spectateur sur sa > et sur le > ; dans l’image obtuse (fig. 13 haut), elle n’est désormais > que parce qu’elle appelle une réaction déplacée, dérivée, décalée, celle que suscite chez Barthes une idée de , art. cit., p. 492. 74. Ibid., p.492. 75. Ibid., p.492.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

maladroit, vulgaire, >. Nous sommes donc là, quelque part — en un lieu assez indécis -, entre l’« expression et le >, la vérité d’un geste et la fiction d’une panoplie. C’est un lieu de déplacement : lieu déplacé pour un objet, ou bien lieu pour un objet déplacé. D’où, peut—être, l’expression employée par Barthes dans ces mêmes lignes : >. D’où que l’emphase puisse survivre dans le >, mais à condition qu’elle soit elliptique. Il y a emphase parce que le détail choisi accentue un point particulier dans la surface représentationnelle ; mais ce détail déjoue toute rhétorique puisqu’il , et il précise. >. On pourrait donc — et 5 même on doit — expliquer, critiquer le > ; mais on ne peut pas expliquer ni critiquer un >. Pourquoi ? Parce que le > s’y trouve comme impliqué, en deçà f;de toute définition, voire de toute description possibles. « Le}, sens obtus n’est pas dans la langue >>, va jusqu’à dire Barthes,” devant ‘, lui, parmi mes semblables. Or, s’« il m’est évident (à moi) >>, c’est dans la mesure où mon moi a su faire le pas littéraire — qu’ignore tout > — d’élite, de désigner les :; traits de son désir. Il apparaît alors cohérent que, dans tout le texte du >, le seul écrivain nommément convoqué soit Georges Bataille, à travers un appel qui ne se veut pas précis, infor— _ matif, mais bien plutôt complice et admiratif. C’est que: Georges Bataille fut à la fois un penseur extraordinairementÿ puissant — quoique philosophe hétérodoxe et , Cahiers du cinéma, n° 222, 1970, p. 15.

»

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un clown blanc. Le > détruit alors toute adhérence imaginaire à l’émotion véhiculée par cette image, comme il détruit toute adhésion à son sens politique. Voilà pourquoi le chignon de la pasionaria communiste sera mis par Roland Bar— thes au même niveau de > — >, — que la barbiche menaçante du Terrible, le tsar-tyran 3"’ (fig. 14). Il serait cependant trop simple d’affirmer que Barthes n’invoque le > qu’à révoquer, purement et simplement, la pertinence des motifs émoth et politique. C’est même, en un sens, le contraire qui est affirmé à un détour de page (ce qui ne manque pas de surprendre le lecteur après toute la diatribe contre un > tout à la fois émotif et politique) : «Je crois que le sens obtus porte une certaine émotion ; prise dans le déguisement, cette émotion n’est jamais poisseuse; c’est une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre; c’est une émotion-valeur, une évaluation 89. >> Ainsi, les pleurs des mères d’Odessa seraient dépassés dans une émotion > et >, tandis que les peuples seraient sauvés par ce > qui plaît tant à Barthes dans la façon qu’a Eisens— tein, malgré l’« emphase >> et le >, de filmer ses acteurs 90.

Le > parviendrait donc à préserver un certain émoi du désir quand celui-ci demeure en suspens et >. Il serait d’autre part un trait — je n’ose dire une marque — de luxe : un luxe du moi contre tout consensus symbolique, contre toute utilité sociale. Un luxe à comprendre comme l’élection, par le moi, d’un détail que personne n’avait vu ou ne voulait voir. Un luxe pensable, écrit Barthes, comme une > (cela dit en référence probable au motif bataillien de la mai$-Ï non pour le >. Là donc s’arrêtera, chez; ;: Roland Barthes, l’usage des notions psychanalytiques. Tout1ci part et revient au moi de l’ ecrivain, cet être sensible aux signes—' Or, il me semble possible de référera cette souveraineté du; ". moi le mode particulier dont Barthes aura construit l’évidence-Ÿ du sens obtus, cette évidence qui passe, du début‘a la fin, par une véritable passion de !unité. Qu’est-—ce que l’« unité >> — un mot qu’il emploie très souvent — pour Roland Barthes? C’esiÏ le contraire d’une totalité ou d’une globalité. C’est, avant toute" chose, le mode d’existence du discret: il prendra sens, suc— cessivement, dans la > linguistique (l’unité en tantqu’élément sécable), dans la > sociale (la convenance d’un vêtement, par exemple), enfin dans la > affective (l’émotion solitaire, indiquée mais retenue, d’une écriture à la Marcel Proust). Dans un premier temps, donc, le désir de comprendre les images se sera porté chez Barthes, sémiologie aidant, vers les. unités signifiantes : discrétion linguistique. Et c’est ainsi que se sera constituée une nouvelle valeur d’usage du détail. Il aura fallu, pour cela, la première > théorique dont j’ai parlé plus haut, à savoir le renversement des > inhérentes aux modes tragico-épiques de la représen— tation théâtrale ou cinématographique. En 1954, par exemple, Barthes s’enthousiasmait encore sur l’espace de > sociale avec l’histoire que constituait, selon lui, l’invention du format en cinémascope : > Mais, quinze ans après cet éloge des , de > aux

pleureuses d’Odessa: volte— face émotif, esthétique, politique.

le sémiologue se sera penché sur >, voire — avec Gilbert Cohen-

-ÏïçL,-;_Sé3t — sur

au cinéma >>, sans texte déjà cité de , Revue internationale de filmolagie, n° 34, 1960, p. 13—21]. Id, et le > que la recherche des > va laisser la place à une recherche moins structurale que modale, si l’on peut dire : ce sera le deuxième temps de la quête barthésienne devant l’image, le temps des unités modules. C’est alors que le sens se trouve > à la modalité ”” singulière, à la > d’un détail qui se déplace, qui ne > ni à la sensiblerie émotive, ni au sens communément reconnu dans l’image. C’est bien cela, le fichu > et > sur le front de la pleureuse d’Odessa : une modalité singulière de l’image, capable d’un déplacement inattendu depuis sa signification obvie — et le pathos qui lui correspond >>. Notons — vers quelque chose comme art du sur la disjonction du pathos et de l’accessoire qui devient alors, dans son choix de regard, l’essentiel et le centre — fût-il paradoxal, puisque déplacé — de tout. Or il y a, dans le parcours de Barthes, quelque chose comme une véritable scène originaire de ce déplacement radical d’attention depuis le geste > vers l’accessoire vestimentaire. Non par hasard, elle concerne une suite de photographies de théâtre qui pourraient presque se voir comme les photogrammes d’un film. Non par hasard, elle concerne aussi le même type de situation — tragique — que dans la scène de —

95. 96. 97. 98.

Id, , dit—il ” — dès 1954. En 1959 puis en 1960, par deux fois donc, Barthes écrira des commentaires précis sur les photographies de cette mise en scène réalisées par Roger Pic sur les représentations de 1957 du Berliner Ensemble. Tout est là : le motif — à la fois mystérieusement élu et à toute force distancé — du deuil maternel sur le cadavre du fils ; le déplacement d’attention depuis l’émotion elle-même vers un détail vestimentaire apparemment > ; la sollicitation exclusive du médium photographique pour mener à bien toutes ces opérations de regard (qu’elles concernent le théâtre ou le cinéma). D’emblée se met en place quelque chose comme une théorie du photogramme (comme on le lira en toutes lettres dans la conclusion du >), Barthes mélangeant spon— tanément — ou stratégiquement — le vocabulaire du cinéma et celui de la photographie : >

En 1960, Roland Barthes reprendra le même raisonnement : les > de Roger Pic, écrit-il, >, moments précieux puisqu’ils montrent , art. cit., p. 997.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES“;

dans le mouvement de la représentation mais qui contti—: buent pourtant à sa vérité "” >>. La photographie de théâtre — comme le photogramme d’un film — > dont on comprend qu’il est, tout entier, constitué de détails sigm}_ fiants “”. Et c’est dans une espèce de mime — un mime théoi rique — du distancement brechtien que Roland Barthes va mettre en œuvre le déplacement de son propre regard, dans le but légitime de diviser l’évidence de la représentation. Mais comment s’y prend-il? Tout est là. Dès le début, on voit une photographie où le refus de Mère Courage, marqué sur son visage par une mimique >

D’un côté, donc, Mère Courage >. Mais pourquoi Barthes évite-t-il alors de décrire ce qu’il voit? De quoi, en quoi Mère Courage de... rien. son émotion est son histoire est hors de son émotion, comme est inintéressante : hors de l’Histoire. Donc son émotion « insignifiante >> comme il ose, cruellement, écrire. C’est qu’il travaille à dépoisser, à désengluer son regard et veut, pour cela, fonder une esthétique du > et du dépla-

“”

cement, dela > et

de la pudeur absolues. Il faudra donc qu’un > - le dos de l’aumônier, ou plutôt son manteau — devienne > en recueillant toute sa force de bouleversement. Ne pas accorder son regard au cri de Mère Courage : tel était donc, pour Barthes, le prix à payer, en jouant > contre >, en misant tout sur une > et sur un réalisme des surfaces en tant qu’elles > loin de toute > ou de toute > pathétique 106. On pourrait dire que le fichu de la pleureuse d’Odessa (fig. 13 haut) jouera en 1970 le même rôle par rapport à sa bouche ouverte (fig. 13 bas), au niveau local d’un seul visage, que le manteau de l’aumônier, dans la photographie de Pic, en 1959, joue par rapport au cri de Mère Courage (fig. 15). Bien souvent, dans ses écrits des années 1960 sur le cinéma, Barthes reviendra sur les > ou les > vestimentaires, transformant peu à peu en objets théoriques — le >, plus tard le punctum — l’espèce de fascination qui l’avait retenu, autrefois, devant les jupettes et les bouclettes des bellâtres de peplum américains 107. Toute une part de la passion théorique de Barthes, on le sait, aura été consacrée à la mode où, souvent, le plus > recèle le plus > — c’est le principe même de la >, de l’élégance véritables —, comme on peut le lire, par exemple, dans cette phrase du Système de la Mode : >, art. cit., p. 1041-1044. Id, « Sur le cinéma », art. cit., p. 262-263.

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15. Bertolt Brecht, Mère Courage, 1941 (représentation du Berliner Ensemble à Paris, 1957). Photographie de Roger Pic publiée par Roland Barthes dans Bertolt Brecht. Mère Courage et ses enfants, 1960.

le système parlé ayant précisément à charge de faire signifier le presque rien ’°8. >> > : cette phrase résume peutêtre tout le projet esthétique de Roland Barthes, toute son approche des images photographiques et cinématographiques 108. Id, Système de la Mode (1967), Œuvres complètes, op. cit., II, p. 916. Cf. également id, « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques » ( 1957), Œuvres complètes, op. cit., I, p. 892-906. Id, « Langage et vêtement » (1959), ibid, p. 949-959. Id, «Pour une sociologie du vêtement », ibid, p. 1019—1022. Id, « “Le bleu est àla mode cette année”. Note de recherche des unités signifiantes dans le vêtement de mode >> (1960), ibid, p. 1023-1038. Id, Essais critiques, op. cit., p. 316-324 (« Les maladies du costume de théâtre » 119551).

.

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16. Bertolt Brecht, Kn‘egsfibel, 1955, planche 39 : Singapour. >>

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comme de La Chambre claire). Mais ce projet aura nécessité plusieurs tentatives, plusieurs temporalités, plusieurs hypothèses ou prises de risques. La première fut celle des > pensées à travers une analyse des détails structuraux, c’est-à-dire non expressifs : prétexte initial pour congédier l’émotion des images. La deuxième fut celle des > faisant de chaque détail une motion, un déplacement vers l’accessoire caractéristique du > : et cela commença dès lors qu’un manteau d’homme sembla, aux yeux

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de Barthes, plus > que le cri d’une mère en deuil. La troisième temporalité, en 1970, était encore à venir : elle sera en 1980, dans La Chambre claire, celle des >, ce punctum où, par une ultime volte-face, Roland Barthes aura retrouvé, mais pour lui seul — >, peut-être comme le pauvre Saussure devant ses ana-grammes —, un chemin pour l’image—émotion.



« PEUT-ÊTRE SUB—JE LE SEUL A LE VOIR »

Voilà donc comment Roland Barthes aura répondu à sa propre injonction de 1956 : > Mais il me semble impor« tant de comprendre, en pratique autant qu’en théorie, les conditions mêmes de cette liberté. C’est une liberté littéraire, sans aucun doute (d’où l’indifférence relative de Barthes à l’égard des théoriciens de l’image photographique, de Walter Benjamin à Hubert Damisch, par exemple). Or cela signifie, en pratique, que la > fut conquise dans un espace clos d’albums feuilletés sur une table de travail. J’imagine que Roland Barthes commençait par fixer son regard en parcourant ce qu’il avait sous la main, tel article des Cahiers du cinéma pour > ou tel numéro spécial du Nouvel Observateur pour La Chambre claire ”°. Moment décisif du regard qui choisit, qui fait des séries, qui consitue son iconographie sur le mode idiosyncrasique. J’imagine qu’ensuite Roland Barthes laissait aller son regard un peu plus longtemps sur les images spontanément élues; alors, il pouvait déplacer son regard dans l’image, se laisser surprendre par quelque > ou par quelque punctum. Enfin venait le temps proprement littéraire, le temps pour inscrire ce déplacement

même. Cet exercice — en chambre - des > conditionne certainement la prévalence accordée par Roland Barthes à la photographie : celle-ci ne requiert pas de sortir du cabinet

109. Id, « Nouveaux problèmes du réalisme >>, art. cit., p. 659. 110. Cf. Cahiers du cinéma, n° 217, 1969, p. 16 et 19. Le Nouvel ObservateurSpécial photo, hors-série n° 2, 1977.

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d’écriture et, surtout, elle ne > pas dans ce continuum temporel péniblement éprouvé par Barthes dans l’expérience du cinéma. Une photographie peut tenir dans la main, se poser

sur une table, s’utiliser à l’instar d’une fiche d’écriture. Mais comment tenir dans sa main une séquence du Potemkine avec ses seize ou vingt-quatre photogrammes à la seconde ? Comment la poser, sur sa table de travail, au milieu des fiches d’écriture ? En fait la réponse est aisée, bien que contestable :

….

il suffit de choisir un ou deux photogrammes, dont Barthes affirmera in fine — rebouclant son rejet de l’émotion sur une délégitimation de tout mouvement, de toute motion d’images — qu’il tout en inscrivant son essence même Mais on aura compris que cette >, comme l’appelle Raymond Bellour, nous en dit bien plus sur le cheminement de Barthes vers le punctum que sur toute théorie du filmique en tant que tel ’”. L’élection d’un ou deux photogrammes — ou d’une ou deux photographies, il n’y a pas de différence à ce niveau pratique — comporte plusieurs avantages heuristiques. Premièrement, elle permet de créer, en toute >, quelques unités privilégiées qui peuvent, alors, être vues comme les > de la recherche : et c’est bien le cas de la pleureuse d’Odessa qui, de simple figurante, devient subitement, aux yeux de Barthes, une sorte d’héroïne du drame qui se joue entre > et > (fig. 13). Ce qui 111. R. Barthes, « Le troisième sens », art. cit., p. 503—506. 112. Pour une discussion des commentateurs autour de ces questions, cf. notamment S. Pierre, >, Cahiers du cinéma, n° 226-227, 1971,p. 75-83. D. Polan, « Roland Barthes and the Moving Image », October, n° 18, 1981, p. 41—46. J. Rosenbaum, «Barthes and Film : 12 Suggestions >>, Sight and Sound, L, 1982—1983, n° 1, p. 50-53. R. Bellour, L’Entre-images. Photo, cinéma, vidéo, Paris, La Différence, 1990 (éd. revue, 2002), p. 114-115 et 132. N. Brenez, >, Revue des sciences humaines, n° 268, 2002, p. 73-92. D. Andrew, « The Ontology of a Fetish >>, Film Quarterly, LXI, 2008, n° 4, p. 62-66.

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suppose, aussi, qu’elle ait été préalablement extraite dela mül£ Ë'; tiplicité, de la populace pour ainsi dire, des autres images défi la séquence. Le deuxième gain est celui de la possibilité de:?" manipulation : extraire des unités, c’est un acte expériment31”f qui permet, pour le meilleur ou pour le pire, de susciter entre; elles un jeu tout à fait nouveau, comme lorsque Barthes met? en relation le chignon de la pasionaria avec la barbiche d’Ivan=':j le Terrible (fig. 14). Et c’est ainsi que Roland Barthes aura pula'z transformer l’image photographique, ce >, en quelque chose comme un code — mais un code personnel, voire secret — sans message. Et puis, troisième gain, la photographie va devenir, entre les mains de Barthes, une image à usage privé, un véritable objet autographique. Après avoir reconnu et analysé, avec la perd—*" nence que l’on sait, les fonctionnements rhétoriques de l’image 11"; après avoir, symétriquement, pointé du doigt les_ > visuels disposés par Flaubert pour créer, dans l’écri-

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'

”’

de réel >> ; Barthes va tenter de vider l’image de sa rhétorique et, en même temps, de remplir, d’investir sa propre écriture de visualité. Dans L’Empire des signes fleurissent des photographies où, dira-t-il, >

Ce texte, rappelons-le, ouvre un livre extraordinaire, l’auto— graphie sensible d’un penseur qui se prend lui—même, jusque dans les détails les moins conventionnels, comme objet d’écriture. Ily aura donc du moi partout, et il y aura — Barthes n’étant pas sans savoir que cela fait partie, psychanalytiquement parlant, de la consistance même du moi — des images, même dans la suite de son livre. Les images apparaissent donc moins comme >, ainsi qu’il l’affirme avec quelque coquetterie, qu’une instance fondamentale, initiale à son projet d’écriture en tant que tel. Ce qui engageait une nouvelle volte-face, un nouveau pari de Roland Barthes par rapport à ses positions critiques jusque-là développées à l’endroit des images et de

l’imaginaire. Premier pari : il ne s’agit plus, désormais, de se contenter de critiquer les images — sur le plan idéologique, comme dans les Mythologz‘es, ou sur le plan sémiologique, comme dans > —, il s’agit désormais de rappeler les images a‘ soi. Donc de s’engager, fût-ce > comme Barthes l’admet dès le départ, dans la > et dans l’« imaginaire >>. Donc de se risquer à un second pari, celui de s’engager dans l’ignorance que supposent la >, la > et la >, comme il dit, des images. Mais Barthes n’est pas unilatéralement — loin de là : il n’y a rien d’unilatéral chez lui — un homme de l’autosatisfaction >. Cet engagement imaginaire lui est, avant tout, inquiétude : il > tout à tout, 117. M., Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 581.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARME

comme on le lit dans le passage que je viens de citer, mais ausä,fg -_. par exemple, dans les Fragments d’un discours amoureux “_ C’est un pari phénoménologique : le pari de décrire cette inquiétude, et que cette inquiétude, alors, prenne valeur de,: connaissance malgré tout. Pari admirable en ce qu’il n’hésite .:"— pas à entrer par la bizarre porte de l’Unheimliche, cette}

> de l’image dont il espère écrire ceŸqu’il voit dans ce qu’il ne peut rien dire : «Je vois la fissure du?sujet (cela même dont il ne peut rien dire). >> C’est un pari, une opération à risque. Mais que risque—t-on ? D’un côté, on risque de perdre certains objets théoriques, les superlatif de l’image photographi—æ que, nommé désormais > — ou , >, « type >>, >, > et _ > : > D’un autre côté, on risque de gagner un nouveau personnage théorique : une >... où il ne serait plus question de signification mais, comme le dira Barthes en empruntant au vocabulaire de Lacan, de signifiance. Il restera, désormais, à mettre en scène ce personnage théorique — disons : la > de Barthes lui-même — dans son inquié— tude fondamentale, son atermoiement perpétuel, son oscillation de chaque texte, de chaque phrase et de chaque mot. L’écriture de Barthes devant les images devient alors une écriture paradoxale, entre le langage toujours là et l’affirmation de son >, le signe et la signifiance, mais aussi entre l’« égoïsme >> du rapport idiosyncrasique aux images et quelque chose comme une leçon théorique nouvelle, valable pour qui saurait l’entendre ”°. '

118. [d, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 171-172. 119. Id., « Tels » (1977), Œuvres complètes, op. cit., V, p. 301. 120. M.. « Droit dans les yeux » (1977), ibid, p. 353-357. M., La Préparation du roman, Iet II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978—1979 et 1979—1980, éd. N. Léger, Paris, Éditions du Seuil-Imec, 2003, p. 113-113 et

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Écrire cette inquiétude, donc : Roland Barthes entre ici dans le dernier cercle, dans l’ultime volte-face. Il s’agit à présent de retrouver — mais à nouveaux frais — tout ce qui avait été reven— diqué dans les textes des années 1950 sur la tragédie, mais bien vite révoqué dès les Mythologz‘es, la situation des > jouant ici comme un paradigme central, le fléau de cette balance ou le cœur de cette oscillation. En 1977, dans un beau texte intitulé >, Barthes fait remonter, pour ainsi dire, le motif émotif dans la thématique du > qu’il cherche alors à expliciter : Cambodge : les morts déboulinent de l’escalier d’une maison à moitié démolie ; en haut, assis sur une marche, un jeune garçon regarde le photographe. Les morts ont délégué au vivant la charge de me regarder ; et c’est dans le regard du garçon que je les vois morts "‘. » et à l’émotion > des >. Tout au moins au > de l’image. Mais deux éléments vont permettre à Roland Bar—

thes de la regarder autrement, et d’y trouver quelque chose comme un > : c’est le jeune garçon lui-même, être vivant, être aimable en contrepoint de l’horreur; et c’est son regard, dirigé vers l’objectif, donc vers Barthes lui-méme regardant la photographie. Fascination, donc, fascination de l’aimable mêlée au funèbre de la situation. Tout se joue bien dans ce > à partir duquel Barthes pourra peut—être s’émouvoir des morts eux—mêmes — ou tout au moins les regarder — par la grâce, car c’en est une pour lui, de cette délégation de regard venant d’un jeune survivant en deuil de tous ses proches, qui sait. 246—266. Id., « Note sur un album de photographies de Lucien Clergue » (1980), Œuvres complètes, op. cit., V, p. 895-897. Id., « Sur la photographie » (1980). ibid, p. 931-937. 121. Id, >, art. cit., p. 355 (où la photographie n’est pas

reproduite).

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

L’année même où il écrivit ce texte, Roland Barthes accel—dait à Angelo Schwarz un entretien (qui ne fut publié qu’en 1980) : il y esquissait le motif essentiel, central à La Chambre claire, du > induit par la photographie,. Ce contact avait été suggéré en termes théoriques dès 1964, dans > : > Mais à présent — en 1977 —, Barthes commence de plier le motif théorique au motif autobiographique, donc au motif émotif, tout cela dans une sorte de dialectique encore floue, voire > comme il le dit lui-même, de la fascination (regard dans un regard : l’aimable) et du chagrin (regard sur un mort : le funèbre) : de la photographie appelant, chez Barthes, ces comparaisons avec des situations extrêmes de supplices ou de coïts. Mais ce que connotent de telles comparaisons, il est encore difficile de l’énoncer frontalement. Il faudra l’amener progressivement, le déployer -— narrativement ou théoriquement — jusqu’à un point central encore innommé. La tâche est difficile, comme elle le fut autrefois au >. Pour l’heure, Barthes s’en remet donc à ses propres acquis, à ses propres mamies ou méthodologies de longue date. D’abord, classer : on assiste donc à la mise en place d’une nouvelle typologie, et l’organigramme médiéval des métiers du livre, « sm‘ptor—compi— lator—commentator—auctor », que l’on trouve, notamment, dans Critique et vérité “”. Ensuite, critiquer : s’écarter des perceptions communes, des émotions collectives, des consensus idéologiques. Barthes réi— tère donc sa vieille critique des > dans une mise en cause de ce qu’il nommera, désormais, la photographie >, ou >, ou > : défiance à l’égard du (Harold Edgerton saisissant la chute d’une goutte de lait), de la > (un cadrage incongru chez Kertész), du > (quand le photographe se prend pour un acrobate), du message social (chez Sander, mais >) et, bien sûr, de l’« emphase >> (dans_ presque toutes les photographies de reportage 123). Contre tout cela, on le sait, Barthes va proposer une théorie plus mélancolique ou > : une théorie du corps photographié comme spectrum et du détail photographique comme punctum. Le spectrum désigne ce qu’il y a de funèbre en toute photographie considérée comme > (au sens ancien, funéraire, du terme) : c’est alors que, ontologiquement parlant Barthes pourra dire que . De même que celui-ci se distinguait du > comme la signi—

fiance de la signification, le punctum se différencie de ce que Barthes nomme désormais le studium en tant que recherche de la signification, approche . S’il y a un aimable au creux de la photographie, alors > — un >, en somme — quand le punctum, lui, concerne véritablement le to love et ce qu’il y a de plus poignant dans le désir Roland Barthes a pensé être capable, devant toute photographie, de , c’est que l’exercice du regard, par-delà ou à travers le studium et toutes les significations obvies de l’image, exige une nouvelle pratique, une éthique

singulière, de l’écriture. C’est en ce sens nouveau — qui n’est plus du tout d’ordre sémiologique — que le punctum fonctionne comme >. D’abord, c’est une unité locale et visuelle : détail insu dans le détail connu, , comme Barthes l’écrit à propos de diverses images "". C’est une fulgurance, la force visuelle d’un satori dans l’image 142. C’est un > pensif, voire funèbre, ou érotique : > ou, symétriquement, l’instant poignant d’un deuil "”. Comment s’étonner de voir Roland Barthes choisir ses puncta là même où il avait élu ses > — fichu de la pleureuse ou casquettes des hommes (fig. 13-14) —, à savoir dans tous ces détails de textures, de tissus, de vêtements, d’accessoires, qui constellent littéralement La Chambre claire ? Ici c’est un > et là une >, ici les > et là une >, ici des > et là un >, ici des > et là un simple >, ici un > et là — tout est là, pour finir — les > qui, pourtant, dépend entièrement de moi, c’est-à-dire de ma volonté à l’élite, à le garder, quelque part entre la contingence passagère du voir et la nécessité patiente, consciente, de vouloir l’inscrire (on comprend mieux, dès lors, pourquoi Barthes, dans La Chambre claire, aura emprunté la voie d’une phénoménologie plutôt que celle d’une psychanalyse). C’est donc en toute logique que va tum :

154. Ibid., p.32 (800). 155. Ibid., p. 33—34 (SCO-801). 156. Ibid., p. 38-39 (803).

157. Ibid., p. 37 (803). 158. Ibid., p. 4142 (804-805). 159. Ibid., p. 79-80 (827).

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMfis:_

s’établir l’équivalence entre voir et être seul, condition tout àmalheureuse de ses > incomprises et quelque peu hautaine, drapée dans sa grande solitude inspirée. Comme les grands artistes de la tradition romantique, Barthes revendique l’exclusivité de son rapport à ce qu’il regarde : >. L’émotion comme >, cela veut donc dire l’émotion comme règle. C’est une règle autre, bien sûr : une règle non sociale, une règle solitaire et, cependant, une règle éthique. C’est une règle d’écriture et d’anamnèse, en tant qu’elle pro— cède de cette décision : «J’ai décidé de prendre pour guide la conscience de mon émoi 172. >> Et si la photographie aura pris une telle importance aux yeux de Roland Barthes, n’est-ce pas, comme il dit, qu’« elle porte l’effigie à ce point fou où l’affect (l’amour, hcompassion, le deuil, l’élan, le désir) est garant de l’être», pas moins "’ ? On découvre ici que le vocabulaire ontologique (garantir l’être) s’accompagne d’un vocabulaire

quasi mystique (amour, compassion, élan) appuyé par une référence explicite à la > de la devotio moderna ”". Référence appuyée, aussi, par les motifs de la >, de la > voire, finalement, de l’« extase >>, que l’on voit se déployer dans l’ultime partie de La Chambre claire 175. Carlo Ossola a donc bien eu raison de référer les > de La Chambre claire ou de la Vita nova, àla dévotion, tout àla fois solitaire et autoritaire, d’Ignace de Loyola qui avait été, dix ans plus tôt, étudié par Roland Barthes à travers son >, son écriture singulière et son rapport aux images 176. On peut remarquer, d’ailleurs, que chez Barthes, comme chez Ignace de Loyola, l’image ne cesse d’osciller entre le mal (à rejeter de soi) et l’émoi (à ramener vers soi) ; et que celui-ci, à son tout, ne cesse d’osciller entre une solitude extatique et une règle éthique transmise —- via l’essentiel de toute cette opération, à savoir l’écriture, le livre — à toute une >, à toute une société de disciples ”’. 172. Ibid., p. 24 (796). 173. Und, p. 176 (880). 174. Ibid., p. 152 (868). 175. Ibid., p. 176-184 (880-885).

176. C. Ossola, >, R/B. Roland Barthes, op. cit., p. 129-132. Cf. R. Barthes, Sade, Fourier; Loyola (1971), Œuvres complètes, op. cit., III, p. 739— 746 et 754—759. 177. Cf. Ignace de Loyola, « oumal des motions intérieures >> (1544-1545), trad. P.—A. Fabre et M. Giuliani, m'ts, éd. M. Giuliani, Paris, desclée de Brouwer,

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Entre son > et son « émotion comme règle >>, entre l’affirmation de sa plus profonde solitude et la publication de sa pensée — acte social, voire politique, qui, à l’époque de La Chambre claire, était d’un impact et d’un. enseignement considérables —, Roland Barthes se condamnait en somme à une attitude paradoxale. Peut-être même une atti— tude de déni :je sais bien que mon écriture est publique, publiée, influente, créatrice d’un rapport d’autorité et d’une relationsociale, d’une > comme on dit, mais quand même j’affirme que ma vision est solitaire et incomprise de tous, parce que > et que >. Je sais bien... mais quand même est, comme on le sait, une formule avancée par le psychanalyste Octave Mannoni pour rendre compte du > au sens freudien du terme ”8 (Verleugnung). Barthes, dans ses propres travaux, y fait plus d’une fois référence. Elle caractérise le croire et le faire—croire

inhérents aux manipulations fétichistes de l’image, quelque part entre une croyance privée et une rhétorique de persuasion sociale. En son centre, selon Freud, gît la question fondamentale

que semble poser aux hommes quelque chose comme une position prééminente, phallique, de la mère 179. Or, toutes les questions que Barthes a pu se poser à l’endroit des images, comme des émotions, semblent bien être passées par —- ou, mieux, avoir buté sur, avoir visé en tout cas — la figure des mères. Je ne parle pas seulement de sa mère, Henriette Barthes, morte le 25 octobre 1977, dont une photographie apparaît déjà au frontispice du Roland Barthes par Roland Barthes ”"’ — en une étrange confusion-disjonction du nom 1991, p. 311—382. Id, « Règles » (1547), trad. A. Demoustier, ibid, p. 605-616. Cf. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola :le lieu de l'image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVI" siècle, Paris, Vrin-Éditions de l’EHESS, 1992. R. Dekoninck, Ad Imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVI!“ siècle, Genève, Librairie Droz, 2005. 178. O. Mannoni, «Je sais bien,jmais quand même… >> (1964), Clefs pour l'Imagz‘naire ou l’Autre Scène, Paris, Editions du Seuil, 1969, p. 9-33. 179. S. Freud, « Le fétichisme » (1927), trad. dirigée par J. Laplanche, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969 (éd. revue et corrigée, 1977), p. 133-138. 180. R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 579 (mais je àla mise en page de l’édition originale, Paris, Editions du Seuil, fais ici référence 2-3). 1975, p.



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OSCILLATIONS DU CHAGRIN

répété de l’auteur et de l’image féminine qui lui faisait face —, dont une photographie plus ancienne, comme on le sait, hante littéralement toute l’écriture de La Chambre claire. Je parle des mères au pluriel, les mères formant cette grande figure où se cristafliserait toute une part de l’écriture barthésienne sur les images, depuis la Maria Casarès tragique jusqu’à l’écriture endeuillée de 1980 en passant, bien sûr, par Mère Courage et les >. Or, cette figure revêt chez Barthes un statut aussi paradoxal que fondamental : c’est, en effet, une figure de déni où, pour que l’aimable du désir vienne se lover dans le funèbre du deuil selon l’évidence obtuse que Barthes a voulu chaque fois se construire, il aura bien fallu refuser — mettre au rebut — un certain nombre de choses. Quelles choses, donc? Probablement ces choses, ces situations plutôt, où nous faisons l’expérience conjointe du pathé— tique et du politique, de l’émotif et du collectif. Or, c’est tout cela précisément qui avait mobilisé Roland Barthes en 19531954 au croisement de sa passion pour le théâtre et de son engagement > (probablement, donc, dans une mouvance de pensée marquée par l’œuvre de Jean—Paul Sartre) : ce dont témoignent, d’un côté ses prises de positions sur la envisagés >>. Et c’est à comme d’authentiques « émotions politiques cette époque, justement, que Barthes voit en Maria Casarès cette mater dolorosa ou cette pasionaria que le public bourgeois est incapable de comprendre au lieu même où elle tente de mobiliser l’émotion : faire du théâtre une >. D’où vient, alors, la volte—face de Barthes, son renoncement, sa critique puis sa véritable phobie à l’égard de toute >, surtout si elle met en scène des femmes pleurant leurs enfants morts? Peut-être bien, pour commencer, d’un repli sur la pespective endogène — occidentale, bourgeoise, voire parisienne — de ses propres objets d’étude. Quand Aby Warburg avait pu maintenir la et



181. Id, >, art. cit., p. 229-233. Id, >, art. cit., p. 493-496.

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contre-perspective des Hopis, quand Antonin Artaud avait pu brandir celle des Tarahumaras ou du théâtre balinais, et quand Georges Bataille avait pu réfléchir sur le cante jondo, par exemple, Roland Barthes aura abandonné toute puissance tra—gique sur les rives d’une culture unilatéralement condamnée _ à l’inexistence, une culture archaïque, passée ou trépassée : il " n’y aura donc pas eu, pour lui, de possible survivance tragique.; Ainsi, lorsqu’il regarde, dans Mythologies, la « photo—choc»des funérailles d’Adnan Malki, en avril 1955, il ne voit assurément que ce qui, dans le cadrage du photoreporter, procède lui d’une vulgaire > de la douleur selon18). (fig. Barthes ne voit donc ici que l’institution médiatique de la passion. Mais les photographies de Paris-Match, jusque dans leur mise en page, leur montage et leurs légendes raccoleuses, ne parviennent pas à éluder, en tant que documents photographiques, cette authentique institution solennelle de la passion que constituent les funérailles d’un > syrien en 1955 (je dirai d’ailleurs que la même chose vaut aujourd’hui — j’écris ces lignes en mars 2012 — pour toutes les funérailles filmées en Syrie au moyen dérisoire mais efficace des téléphones portables). Barthes a eu parfaitement raison de fustiger l’usage presque publicitaire de la douleur dans un contexte social dont il avait dit lui—même qu’on y était devenu incapable de comprendre toute émotion tragique. Mais telle fut sa profonde ambiguïté à l’égard du référent : il ne quitte jamais l’espace de sa propre réception des images — Paris—Match, c’est-à-dire le kiosque à journaux du sixième arrondissement — et refuse par conséquent de voir que là-bas, dans les rues de Damas, toute une foule est capable de solenniser la douleur en haussant le cercueil d’un soldat mort au moment où il passe sous le balcon de sa fiancée en pleurs, et d’ailleurs ce n’est pas une fiancée d’opérette que l’on voit ici, mais une femme ritualisant sa douleur aux yeux de tous, entourée de toute une société de femmes — sœurs, mères, amies — qui se lamente et se soutient en même temps, en une authentique > digne des analyses du grand anthropologue Ernesto De Martino sur les

“”

183. Id, Mythologies, op. cit., p. 753.

OSCILLATIONS DU CHAGRIN

au euros se cames sa FtAQ€ÿ£ç

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149

as”sssess'

18. Photographe anonyme, Au balcon de l'adieu, la fiancée désespérée, 1955. Photographies publiée dans Paris—Match, n° 319, 7-14 mai 1955, p. 64-65.

lamentations rituelles dans la longue durée des cultures du bassin méditerranéen ”"’. Sans doute est—ce la perte des émotions tragiques — émotions collectives et, même, politiques au sens plein — qui aura déterminé chez Barthes cette division de l’évidence spectaculaire entre > et >. Et notons bien que tout cela commence avec la situation, théâtrale et photographique, de Mère Courage, situation centrée sur une délégitimation de la douleur maternelle : c’est lorsque >, fait place à l’« élément marginal >> élu par Roland Barthes, ce manteau de l’aumônier promu comme ce qu’il y a > (fig. 15). C’est à ce moment, aussi, qu’un retournement fantasmatique capital va 184. E. De Martino, Morte e pianto rituale nel mondo antico. Dal lamento pagano al pianto di Maria (1958), Turin, Bollati Boringhieri, 1975. Cf. G. DidiHuberman, Ninfa dolorosa. Essai sur la mémoire des gestes, Paris, Gallimard [à

paraître]. 185. R. Barthes, «Commentaire : préface à Brecht, Mère Courage enfants », art. cit., p. 1070.

et ses

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commencer de se mettre en place : et c’est lorsque, à prop05_f_iï de La Mère de Brecht, l’auteur des Essais critiques remarquez_.l que son sujet même — « le sujet de La Mère, écrit-il, c’est tout simplement, comme son titre le dit, la maternité >> — est inversé ‘; , > Ainsi, quand le fils mourra, c’est toute l’« épaisseur affective >> de la mère en… tant que > qui devra faire place à un p…— processus de > : > Ne pourrait—on dire, par analogie, que Roland Barthes aura lui— même voulu >, et cela dès le frontispice du RolandBarthes par RolandBarthes, sans compter, bien sûr, cette grande entreprise spirituelle et maternelle qu’est La Chambre claire? Mais cela suppose encore un renversement afiectif fondamental : il faudrait pouvoir, à présent, éviter à toute mère de "

pleurer son fils mort. Seul le fils, pour >, devra prendre sur lui le pathos conjugué de l’aimable et du funèbre. Voilà pourquoi les >, qu’Eisenstein avait investies de tout ce pathos, ne pouvaient qu’être violemment révoquées au regard du projet barthésien : ne sont-elles pas des >, effusives, > et vulgaires (fig. 12 et 13 bas) ? Autant, désormais, leur substituer cet autre élément marginal, cet autre bout de tissu du > sur le front promu comme ce qu’il y a > dans l’image (fig. 13 haut). Un punctum, pour tout dire : soit une opération de regard destinée à neutraliser le pathos, fût—ce le pathos du deuil lorsque la perte de l’être aimé déchaîne l’hystérie des gesticulations émotives ”’”. J’imagine volontiers que Barthes fut assez indifférent aux hys— téries de jeunes filles, mais qu’il fut beaucoup plus angoissé devant l’hystérie des mères, notamment des mères en deuil. La magnifique expression qu’il invente en 1953, quand il écrit que les pleurs tragiques ont la puissance de > — cette expression ne vaut 186. Id,Essais antiques, op. cit., p. 400-401 (« Sur La Mère de Brecht >> [1960]). 187. Ibid., p. 402. 188. Id, Le Neutre, op. cit., p. 38-40. 189. Id, , concentrer son regard sur une chaussure isolée ou un linge surnuméraire, et finir par la juger ainsi, avec toutes ses semblables (c’est-à—dire

les photographies de guerre en général)

: > Analyse cruelle qui vient en droite ligne des Mythologz‘es comme du > et du texte sur >; et dont certains auteurs des Cahiers du cinéma auront poussé la logique - mimétique — jusqu’à l’excès, par exemple lorsque le rejet de toute > devant une photographie célèbre du ghetto de Varsovie conduisit Alain Bergala à rejeter tout le > de cette image mais à y >, comme élément crucial, la seule casquette du petit juif aux bras levés ”’. Roland Barthes, en tout cas, n’aura plus cessé, à partir des Mythologz‘es, d’opposer aux > le sed contra de sa position originale et solitaire. Le > et le punctum fonctionnent comme des opérateurs théoriques de déplacement, sans doute, mais ils aboutissent aussi — ou visent — à une inversion fantasmatique de la situation tragique des >. Et toute La Chambre claire sera construite pour étayer cette inversion : construire, loin de toute mère en deuil, la figure autobiographique d’un fils en chagrin, un fils pleurant silencieusement sa mère morte par photographies interposées. Et s’il y a une dialectique par—delà cette simple inversion des termes, elle se situera dans ce que Barthes appelle, en 1975, le rapport > à l’image opposé à tout 190. Id, La Chambre claire, op. cit., p. 46 (807). Cf. également ibid, p. 143—147 (863-865). 191. A. Bergala, « Le pendule (la photo historique stéréotypée) >>, Cahiers du cinéma, n° 268—269, 1976, p. 43.

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19. Koen Wessing, Nicaragua : parents découvrant le cadavre de leur enfant, 1979. Photographie publiée par Roland Barthes dans La Chambre claire, 1980, p. 45. >>. Pourquoi narcissique ? Parce que le regar’” deur, devant une photographie, s’y voit se voir, , funèbre pour cela, aussi endeuillé de soi-même — lui qui, alors se voit mortel — que de l’autre. Pourquoi maternel ? Parce que l’image devient malgré tout > et > au sens où, écrit Barthes, — l’image accueillant dès lors ce fantasme >, une mère “” > (aimable) et cependant, comme la suite du texte nous l’apprendra, déjà perdue (funèbre). Le narcissique et le maternel se conjoignent bien dans l’approche, dans l’usage que fait Barthes de la photographie. Ou, du moins, dans l’espoir qu’il veut y placer et que seule comblerait la Mère, justement : « Ah, si au moins la Photographie pouvait me donner un corps neutre, anatomique, un corps qui ne signifie rien ! Hélas, je suis condamné par la Photographie, qui croit bien faire, à avoir toujours une mine : mon corps ne trouve jamais son degré zéro, personne ne le lui donne (peut-être seule ma mère ?) 194. >> Ne faut-il pas ici rappeler que, dans son article sur les > au cinéma, en 1960, Barthes avait choisi, comme paradigme central de son propos, la situation dite >, c’est-à-dire > : > Ne pourrait-on dire, alors, que ce > traverse bien des images convoquées par Roland Barthes dans ses livres, depuis ses propres portraits d’enfant dans Roland Barthes par Roland Barthes — notamment une image où, avec son espèce de jupe et ses bottines, il ressemble à une petite fille — jusqu’à la fameuse photographie invisible de sa mère, image fixée à une époque où elle était une petite fille, image élue dans La Chambre claire comme la seule où Barthes se soit senti capable de ne pas > et, donc, d’atteindre > ? La Chambre claire est un livre daté avec précision, un peu comme on daterait son journal intime. Barthes, à la fin du 193. Id, La Chambre claire, op. cit., p. 68 (819). 194. Ibid., p. 27 (797).

195. Id, « Les “unités traumatiques” au cinéma >>, art. cit., p. 1050-1051. 196. Id, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 603. Id, la Chambre claire, op. cit., p. 105-110 (843—847). Sur la . Jean—Louie} Lebrave a mené une étude remarquable sur la genèse textuelle} de l’ouvrage, en se basant sur le dossier déposé à l’IMEÇ - aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France — où il a pu examiner le « feuilletage matériel et textuel >> des pages manuscrites, des > et des fiches accumulées par Roland Barthes tout au long de cette période 193 (on peut” seulement regretter que le matériel iconographique n’appa— raisse pas dans une telle étude génétique, et que donc soit passé sous silence le rôle des images dans la sollicitation à écrire comme dans le travail lui-même de composition de l’ouvrage). On découvre, en tout cas, que l’écriture de la Chambre claire s’apparente bien à un montage pour les besoins duquel >

Les images photographiques semblent donc avoir joué, dans de l’écriture et de la douleur, le rôle de > pour un long > du deuil traversé par Roland Barthes. Elles furent donc un support iconique de la douleur mais, en même temps, elles assumèrent la fonction d’un véhi— cule expectatzf de la douceur à retrouver dans l’exercice même d’une écriture de cette douleur : > Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le > mis en place en 1973-1974 pour le Roland Barthes par Roland Barthes 202 rencontre désormais, en 1979-1980, un > par le biais de l’épreuve du deuil. C’est pourquoi le dernier livre de Roland Barthes, passage obligé et presque convenu de tous les chercheurs ès photographie, devra être relu à nouveaux frais, cette fois-ci il la lumière du Journal de deuil — dont l’écriture est exactement contemporaine de celle de La Chambre claire — récemment publié par les soins de Nathalie Léger 203. Et c’est, dès les deux premiers feuillets, toute la violence et l’équivoque mêlées de ce qu’il avait, autrefois, appelé l’« unité traumatique» : «26 octobre 1977. Première nuit de noces. Mais première nuit de deuil ? — 27 octobre. Vous n’avez pas connu le corps de la femme ! J’ai connu le corps de ma mère malade, puis mourante 204. >> Le retournement fantasmatique dont j’ai parlé plus haut fonctionne ici à plein : il induit, comme l’écrit Barthes, un > dont on se souvient qu’il avait parlé à propos de La Mère et qui, désormais à propos de sa mère, s’exprime par ces mots : de l’œuvre écrite chez Barthes, cf. N. Léger, « Immensément et en détail >>, R/B. Roland Barthes, op. cit., p. 91-94. 202. R Barthes, Le Lexique de l’auteur. Séminaire @ l’École pratique des hautes études, suivi de fragments inédits du Roland Barthes par Roland Barthes, éd. A. Herschberg Pierrot, Paris, Editions du Seuil, 2010. 203. Id, ]oumal de deuil (1977—1979), éd. N. Léger, Paris, Editions du Seuil, 2009 (éd. 2012). 204. Ibid., p. 13-14.

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été sa mère. Comme si j’avais perdu ma fille 205. >> Ou bien,? devant une photographie des mères en deuil protestant sur la” Place de Mai à Buenos Aires (image qui ne sera pas reprise ni: commentée dans La Chambre claire) : > n’aura pas été montrée au lecteur du livre. Prééminence du textuel sur le visuel, en somme. Ce que Roland Bar— thes lui-même justifiait en ces termes, liés à son impartageable émoi devant l’image : >

Mais Blanchot lui-même — notamment lorsqu’il écrit qu’« écrire commence avec le regard d’Orphée >> — nous incite à prendre la question dans l’autre sens. Orphée survit à

”"

la perte d’Eurydice, et tout ce qu’il chantera désormais sera déployé dans l’élément du pathos, du regret inapaisable. Il chantera donc — ou écrira - sa Vita nova sur fond d’un regard qui se sait revenu de l’Inferno, comme on peut le lire à plusieurs reprises dans le Journal de deuilde Roland Barthes 238. >, certes 2”. Et par ce biais inventer une immortalité de fiction à son Eurydice”°. Mais l’image photographique continuera de déborder cette fiction, ce langage, parce qu’elle seule porte trace — lumineuse et matérielle — d’une évidence du regard devant laquelle se posera constamment la question d’une possibilité de l’écrire, comme si la photographie était ce champ de ruiñes d’où, archéologie ou anamnèse aidant, quelque chose nommé > était à la fois défié dans ses moyens et incité à > :

”’

sans avoir à la montrer ; mais dans le Journal de deuil, il décrit plutôt la > physique et psychique de cette image sur sa table de travail, > mettre devant

Telle aura donc été l’ultime volte-face de Roland Barthes dans sa prise de position à l’égard — au regard — des images comme des émotions : un retour à la Pieta‘. Retour, donc, à un certain pathos, fût—il transfiguré dans la noble discrétion, dans l’intimité du pathos. Barthes lui-même devient alors la pleureuse, la mater a'olorosa de sa propre mère. Il retourne - mais loin du regard des autres, encore que tout cela ait été écrit, donc adressé — à ce > et à cet > traditionnels qu’il avait si violemment fustigés chez Eisenstein dans « Le troisième sens >>. Il procède à la veillée funèbre, il se lamente, il rêve douloureusement sur une image photographique dela morte, il installe une icône et des fleurs fraîches dans la chambre vide (cette camera lucida selon l’acception latine de l’adjectif lucidus qui veut dire, aussi, . Barthes occupe donc, désormais, cette > dont il avait si durement contesté le statut, depuis les Mythologies jusqu’à son commentaire du Potemkine et au—delà. Mais l’opération n’est pas de simple substitution. Barthes se trouve bien au lieu des pleureuses, mais il s’y trouve maintenant en toute solitude subjective (là où c’est une foule qui venait pleurer Vakoulintchouk) et en toute histoire privée (là où c’est un processus collectif qui s’engageait sur le quai du port d’Odessa). Bref, il se lamente sur lui-même — émoi du moi — autant que sur la morte bien-aimée : relation tout à la fois se lamentaient dans l’élément pluriel et conflictuel de l’injustice et de la révolte, Roland Barthes écrira son chagrin dans l’élément singulier et neutre d’une écriture mi—romanesque mi-théorique. Mais, du coup, il neutralise toute l’histoire : la grande, celle qui le déborde et qui ne lui appartient pas. Il > l’histoire dans son histoire en tant qu’elle est racontable et fait lever, comme chez Marcel Proust, toute cette beauté de l’émoi qui traverse indubitablement l’écriture de La Chambre claire. Voilà qui correspond chez lui — dût—il, à un moment, s’attirer le >, comme il veut l’imaginer "" — à une prise de position > revendiquée, dit-il contre la loi et la violence, c’est-à-dire tout à la fois contre l’idéologie, la politique et l’histoire : > posé > mais aussi, d’une certaine façon, envers et contre tous ”°. C’est la > et la sacralisation de la solitude littéraire dans La Préparation du roman ”’. Dans La Chambre claire, finalement, Roland Barthes revendiquera cette >, tout comme il s’autorisera de > contre l’histoire de tous jugée par lui — une fois de plus — >. On peut, certes, comprendre que l’aimable (le désir) comme le funèbre (le deuil) sollicitent le sujet dans ce qu’il a de plus douloureux et de plus ému, donc de plus singulier" voire de plus solitaire. Et cependant, oserai—je dire, cela n’est tout simplement pas vrai (pas vrai jusqu’au bout). Ce n’est pas vrai parce que les situations les plus singulières, les plus > (à savoir > dans ce qu’elle a de plus crucial : naissance, amour, mort) sont en même temps les situations les plus génériques, les plus > (et c’est > dans laquelle tout le monde naît, tout le monde aime, tout le monde meurt). Barthes lui—même, à un moment, l’a bien senti lorsqu’il écrit sur une fiche préparatoire à La Chambre claire : > 249. Id, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 33 -42, 49 et 136-138. 250. M., Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 29 et 51-53. 251. Id, La Préparation du roman, op. cit., p. 295-323. 252. Id, La Chambre claire, op. cit., p. 102 et 119 (842 et 851). 253. Cité par J.-L. Lebrave, «La genèse de La Chambre claire », p. 96-97.

art.

cit.,

168

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Mais il n’a pas retenu la leçon de cette fiche, autant que je m’en souvienne, dans la rédaction définitive de La Chambre claire : il n’a voulu écrire que le singulier de son expérience, il ne s’est en rien avancé — en dépit de son > -— vers ce qui eût concerné la communauté des humains, dans

l’« humanité des larmes >> en tant qu’humanité de leur >. Illustration, peut-être, de ce que Claudine Haroche nomme > ou l’inattention par ' >; ou de ce qu’Anne VincentBuffault, dans L’Éclipse de la sensibilité, aura pu nommer la >. L’œuvre de Roland Barthes est considérable et indispensable, sans aucun doute; mais il lui aura manqué, si ce n’est une éthique du comprendre face aux états d’émotion chez autrui, du moins une anthropologie, je veux dire ici une écriture de l’émotion au point où l’ému est hors—je, hors de soi, hors du moi : à ce moment vraiment fondamental où les émois font exploser les frontières du moi, où les mots traversent le territoire de l’ego et où les images brisent les barrières du je.

254. J.—L. Chrétien, Promesses furtives, Paris, Les Éditions de Minuit, 2004, p. 61-86. 255. C. Haroche, L’Avenir du sensible. Les Sens et les sentiments en question, Paris, PUF, 2008, p. 177-182. A. Vincent-Buffault, L’Éclipse de la sensibilité. Éléments d’une histoire de l’indifl‘érence, Lyon, Parangon/Vs, 2009, p. 119-135.

III

APPELS AUX LARMES

SERGUÉÏ

EISENST‘EIN ou LE MAÎTRE EN MORCEAUX

Un homme

est mort.

Des femmes,

autour

de lui, pleurent

sur son cadavre (fig. 20-21). Ce n’est pas seulement de > qu’il s’agit. Dans le chagrin on pleure pour soi-même.

Dans le chagrin l’émotion dit je. Mais ici, dans cette scène du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, c’est tout un peuple qui se lamente. On dira que _c_ _e_st unévénement très > (2005), La Relation énigmatique entre philosophie et politique, Meaux, Éditions Germina,

2011, p. 67-87.

6. A. Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch (1962), trad. L.

et

J. Cathala, Paris, Julliard, 1976 (rééd. Paris, Robert Laffont, 2010), p. 108—109.

7. F. Albera, >, Dialecnques, n° 20, 1977, p. 26-39.

APPELS AUX LARMES

175

encombrant >>, comme le dira Jacques Rancière, en 1998, pour souligner à quel point Eisenstein continue de nous mettre à l’épreuve — sur le plan politique comme sur le plan esthétique — pour avoir >. Maître enterré, enfin, comme on peut voir les jeunes peo'nes de Que Viva Mexico ! suppliciés dans les sables du

Il y a bien quelque chose d’Orphée chez Eisenstein -— et, donc, de Dionysos aussi "’. Question de rythme, de danse des corps, de polysensorialité; mais aussi de mise en morceaux, de dflacérations ou de fragmentations. Ce sont des figures constamment renaissantes de leurs mises à mort successives. Rien de fortuit, par conséquent, à ce que, dans sa Théorie générale du montage (malheureusement inédite en français), Eisenstein soit allé jusqu’à voir dans la figure de Dionysos le en 2004,

8. J. Rancière, « Eisenstein, un centenaire encombrant », Cahiers du cinéma, n° 525, 1998, p. 56—58 (développé dans id, Ia Fable cinématographique, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 31—41). 9. J. Aumont, Montage Eisenstein, op. cit., p. 8 (« Avant-propos » de 2004). 10. Dans Méthode (1932—1948), Eisenstein définira Orphée comme « la synthèse d’Apollon et de Dionysos >>. Je remercie Alessia Cervini d’avoir mis à ma disposition le manuscrit, encore inédit, de sa traduction italienne de Méthode. Une troisième allégorie de ces processus est celle d’Osiris, dieu lui aussi démem— bré-renaissant. Cf. E. Vogman, im Werk Sergej Eisensteins », Sichtbar/eeiten, n° 1, 2013, p. 39-66.

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originaire >> (Urpha”nomen) de ce qu’il considérait comme le processus crucial de la création et de la pensée, à savoir le montage. Dans un texte intitulé >, Eisenstein évoque presque immédiatement la figure du dieu danseur : « Dionysos me vient à l’esprit. Les mythes et les mystères de Dionysos. Dionysos mis en pièces, et ses membres qui se recomposent de nouveau en un Dionysos transfiguré “. >> Suivront quelques exemples tirés de l’anthropologie antique et contemporaine : les rites de dévoration lus chez Frazer, les sacrifices aztèques découverts chez Georges Bataille à l’époque du voyage parisien de 1930, les courses de taureaux vues à Mexico l’année suivante, enfin l’évocation des thrénoz“, les lamentations funèbres des Grecs anciens décrites par Alfred Winterstein dans son livre de 1926 Der Ursprung , si l’on peut dire. Dès 1928, il prévient son lecteur que sa plume ne laissera fuser que des >. Une vingtaine d’années plus tard, dans ses Mémoires, il revendique, tout en s’en défendant un peu, la position > de Jean-Paul telle que Hegel avait pu la juger sévèrement : > Comme Dio— 18. Ibid., p. 471472. 19. Ibid., p. 668.

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ou

ce corps, une nysos lui-même aurait pu le dire au moment fois recomposé, se remet à danser. Ma1s Eisenstein mourut pour de bon le 10 février 1948, à l’âge de cinquante ans, et alors qu’il rédigeait la préface du livre de Lev Kouléchov sur la mise en scène au cinéma, un art que, presque vingt-cinq ans plus tôt, il avait porté à l’incandescence dans Le Cuirassé Potemhine. CÉLÉBRER L’IMPOUVOIR

Le Cuirassé Potemkine pourrait bien être à l’histoire du cinéma ce que La Naissance de la tragédie est à l’histoire de la philosophie. C’est un film sur la naissance d’un peuple révo— lutionnaire, parallèle en cela, et par bien des aspects antithéti— que, àla Naissance d’une nation de D. W. Griffith tourné quel— que dix ans plus tôt. C’est un film sur la naissance en tant que toute naissance se fait dans la douleur. Ainsi se terminait, exac-

le grand livre de Nietzsche : > Film tragique, film dionysiaque, donc : il ne raconte pas une accession au pouvoir, comme Octobre le fera bientôt. Il raconte la simple puissance d’un peuple au cœur de ses souffrances, de ses émotions, de son impouvoir même. C’est l’impouvoir des gens humiliables, exploitables, assassinables : on y commence par imposer à des jeunes gens un repas de viandes pourries, cou— vertes d’asticots, et on finira par massacrer femmes, enfants et vieillards sur un grand escalier couvert de sang. Le film se conclut pourtant en apothéose : on a beaucoup souffert, on a beaucoup pleuré, mais cela finit tout de même dans un grand chant de victoire, sans doute parce qu’au-delà de la défaite, quelque chose a radicalement changé dans l’espace historique et social. C’est aussi paradoxal qu’une > : la révolution de 1905, que raconte ce film, a bel et bien échoué. Des milliers de manifestants ont été tués, blessés, emprisonnés. Les matelots du Potemleine ont fini au bagne ou passés par les armes. Et pourtant, Eisenstein aura construit son œuvre comme une véritable célébration de l’impouvoir. tement,

20. F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1872), trad. P. Lacoue-Labarthe, Œuvres philosophiques complètes, I-1, éd. G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 1977, p. 156.

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18].

Est-ce pour cela qu’Eisenstein n’aura jamais fini d’y revenir, d’en réinterroger les tenants et les aboutissants tout au long de sa vie ”, comme si le Potemkine, avec son pathos extrême de bouches ouvertes, d’yeux écarqufllés et de corps extatiques, marquait en même temps la naissance d’une pensée, d’une méthode aux extensions encore insoupçonnables en 1925 ? Il est extraordinaire qu’une telle ouverture ou expérimentation ait pu se développer aussi loin et aussi librement, alors que tant de contraintes avaient été imposées par les commanditaires du film 22. On pourrait presque dire qu’Eisenstein, face à la commande qui lui était faite par le >, a su agir avec cette sorte d’incons— dence décidée, décisive, ce mélange d’obstination et d’enjouement qui est, souvent, la marque des grandes œuvres. Au mois de mars 1925, une « Commission du Jubilé >> — où siégeaient, entre autres, Kasimir Malevitch, Vsevolod Meyerhold et Valerian Pletniov, l’animateur du Proletkult — donna donc neuf mois au jeune Eisenstein pour accoucher d’un film dans le cadre des commémorations de la révolution de 1905. Le titre devait être, simplement, L’Année 1905. Le scénario soumis par Eisenstein a été écrit avec Nina AgadianovaChoutko, une révolutionnaire de la première heure qui avait participé aux événements eux—mêmes. C’est une fresque océanique des multiples événements qui ont marqué cette année de troubles révolutionnaires : guerre russo-japonaise, pétition du peuple devant le Palais d’Hiver du tsar Nicolas II, > de janvier, grève générale, assassinat du grand duc Serge, création des soviets ouvriers et de l’Union paysanne pan21. S. M. Eisenstein, Schriften, II. Panzakreuzer Potemkin, op. cit., ou bien, parmi tant d’autres textes, id, Mémoires, op. cit., p. 178-207. 22. La littérature sur Le Cuirassé Potemleine est évidemment considérable. Quelques monographies importantes : I. G. Rostovstev (dir.), Bronenosets Potenzkin, Moscou, Isskustvo, 1962. G. Sadoul, « Le CuirasséPotem/eine raconté d’après son montage et ses sous-titres », L'Avant-scêne cinéma, n° 111, 1962, p. 13-25. N. Ifieiman et K. Levina (dir.), Bronenosets Potemkin, Moscou, Isskustvo, 1969. D. Mayer, Sergei M. Er‘senstein's Potemkin. A Shot—by-Shot Presentation, New York, Grossman Publishers, 1972. H. Marshall (dir.), The Battles‘hip Potemkin, New York, Avon Books, 1978. B. Amengual, Le Cuirassé Potemkine : étude critique, Paris, Nathan, 1992. R Taylor, The Battleship Potemkin. The Film Companion, Londres-New York, I.B. Tauris, 2000. Pour un calendrier précis des années 1925—1926 dans la vie d’Eisenstein, cf. W. Sudendorf, SergejM. Eisenstein : Mateflalen zu Leben und Werk, Munich, Carl Hanser Verlag, 1975, p. 52-74.

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russe, mutinerie du Potemhine, grève générale d’octobre et Manifeste pour la création d’une monarchie constitutionnelle, arrestation de Trotsky, etc. Deux protocoles successifs et un

article de la Kina Gazeta du 16 juin 1925 entérinent officiellele projet . On tente de convaincre Sergueï Prokofiev d’écrire une symphonie pour accompagner la première projection du film prévue au théâtre Bolchoï. Eisenstein se retire dans la datcha de Malevitch avec son ami l’écrivain Isaac Babel pour affiner le scénario. Deux cent cinquante jours de tournage sont prévus, avec un casting de vingt mille personnes 2" Le tournage impose, comme toujours, ses multiples aléas. Il démarre au début de juillet 1925 dans les environs de Moscou. Dans une interview, Eisenstein énumère les lieux où doivent, selon lui, s’effectuer les prises de vue : Moscou, Léningrad, Odessa, Sébastopol, Krasnodar, Tiflis, Bakou, Batoum, Tomsk, Choucha, Zlatoust, et d’autres villes encore...« À la fin juillet, la troupe se rend à Léningrad puis à Kron'stadt, tourne des détails de navires en mouvement, rejoint la flotte de guerre en haute mer. Le temps est exécrable. Le travail prend du retard. Sur une suggestion du directeur de production, qui leur “ garan— tit” là-bas le soleil, Eisenstein et ses collaborateurs gagnent la mer Noire. Les premiers plans enregistrés à Odessa appartiennent encore au projet de L’Année 1905. Cependant, le temps court. La date fatidique du 20 décembre se rapproche. Aussi, dans la première quinzaine de septembre, Eisenstein renonce à la vaste fresque qu’il a mise en chantier. Ils’en tiendra à la seule aventure du Potemkine, dans laquelle il voit la partie tenant lieu du tout, s’incorporant “l’image affective du tout” 2’ . >> Il s’agit, désormais, de tout concentrer sur le moment exemplaire de la mutinerie du cuirassé Potemkine. Eisenstein écrit, dans l’urgence, un nouveau découpage, plusieurs fois remanié, de quatre cent soixante et onze plans. La structure générale en cinq actes - comme dans une tragédie classique — s’impose. Édouard Tissé, artisan génial de l’1mage eisensteinienne ”’, rejointl’equipe à Odessa le 23 septembre pour remplacerl’opérateur Alexandre Levitski. On tourne quelques-unes des scènes ment

23. 24. 25. 26.

”’

Traduits par H. Marshall (dir.), The Battleship Patent/ein, op. cit., p. 53-59. R. Taylor, The Battleship Potemlein, op. cit., p. 1-13. B. Amengual, Le Cuirassé Potemlzine, op. cit., p. 19. Cf. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 399-403.

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les plus fameuses : la procession funèbre devant le corps du matelot Vakoulintchouk, le > et, bien sûr, le grand massacre sur l’escalier d’Odessa (dont le tournage nécessitera pratiquement deux semaines de travail). Le 22 octobre, l’équipe se rend à Sébastopol où seront tournés tous les plans > : les voiliers et le cuirassé lui-même, en l’occurrence le jumeau du Potem/eine, baptisé Les Douze apôtres, ancré dans la rade de Sébastopol. Comme il est désarmé et démantelé en grande partie -— il sert désormais de dépôt de mines —, il faudra refaire, en contreplaqué, toutes ses superstructures, ses canons factices, et user, pour d’autres plans, d’une maquette 27. Grigori Alexandrov, qui fut assistant d’Eisenstein sur le tournage, a beaucoup insisté sur le fait qu’« il y eut beaucoup d’improvisation >>, non seulement en raison des contraintes extérieures, mais aussi parce que le cinéaste continuait, tel un documentariste de >, d’être à l’écoute de tous les > qu’il ne cessa de rencontrer, notamment, à Odessa ”’. Eisenstein revint à Moscou le 23 novembre 1925 et s’engagea, pour quatre semaines à peine, dans l’énorme travail de montage sur les quinze mille mètres de rushes d’où allaient, finalement, sortir les mille huit cent cinquante mètres du film terminé. La projection inaugurale eut lieu, comme prévu, au théâtre Bolchoï, avec ce mélange, devenu mythique chez les cinéphiles, de bricolage fiévreux (les dernières bobines à peine montées par Eisenstein furent transportées vers le théâtre où la projection se déroulait, en toute urgence, par Tissé sur sa motocyclette, le collage de certains plans effectué, en dépit d’autre chose, par la salive du cinéaste 29) et d’apothéose officielle, avec l’idée (finalement non réalisée) qu’à la fin du film l’écran devait réellement se fendre en deux devant l’avancée d’un grand cuirassé de carton-pâte avec ses marins agitant leurs casquettes... Après cette fastueuse > du 21 décembre 1925, la version finale du film apparut dans les salles de Moscou le 27. H. Marshall (dir.), The Battleshz‘p Potem/ein, op. cit., p. 61-86. ]. Leyda et Z. Voynow, Eisenstein at Work, New York, The Museum of Modern Art-Panthcon Books, 1982, p. 22-24. 28. Cité par L. Moussinac, Serge Eisenstein, Paris, Éditions Seghers, 1964 (éd. complétée, 1968), p. 182. 29. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 199.

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18 janvier 1926.Ily eut en douze jours, au seul Goskino, 29 458 spectateurs. La façade de la salle de cinéma avait été déguisée en cuirassé, les ouvreuses et autres employés étaient vêtus comme les marins du Potemkine. Des affiches, apparues en février, faisaient état, déjà, de trois cent mille spectateurs en Russie, malgré le nombre limité de copies disponibles. En juillet 1926, Douglas Fairbanks était à Moscou avec Mary Pickford, affirmant devant les journalistes que la vision du Cuirassé Potemhine avait été >, tandis que l’actrice s’excusait de ne rien pouvoir dire, tant elle avait pleuré devant les images d’Eisenstein’°. Or, c’est au cœur même de cette situation d’effervescence qu’Eisenstein aura sans doute commencé sa difficile carrière de >, à la fois célébré et mis en pièces, admiré et contraint à l’impouvoir. La réception occidentale du Cuirassé Potemkine a ouvert beaucoup de portes, sans doute, qui eussent été fermées, autrement, dans les strictes limites du contexte soviétique ”. Mais le prix à payer fut considérable. Il faut garder en mémoire que l’enthousiasme d’un certain public occidental — surtout artiste et intellectuel —, en Allemagne ou en France pour commencer, n’allait pas sans une perpétuelle négociation avec la censure : en sorte que le Potem/eine lui-même n’est devenu un > qu’à se trouver coupé en morceaux, mis en pièces dans l’exercice même de sa présentation. À Berlin, le conflit fut violent entre les exigences de l’Armée — qui voyait dans ce film une incitation à la désobéissance et un réel danger de > des troupes — et la politique culturelle libérale dela République de Weimar. Quatorze coupes pour commencer. De multiples tentatives pour empêcher la projection. Tous les soldats allemands reçurent l’ordre de ne pas voir le film, tandis que l’accueil était enthousiaste du côté de Murnau, Fritz Lang, Bertolt Brecht ou Max Reinhardt. Les critiques de droite furent si virulentes — > — que la censure dut procéder à de nouvelles coupes. Joseph Goebbels, comme on le sait, fut très impressionné. Il devait bientôt exiger de Leni

30. R. Taylor, The Battles/n}: Patent/ein, op. cit., p. 67. 31. Ibid., p. 98-127. H. Marshall (dir.), The Battleship Potemlein, op. cit., p. 115— 235.

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Riefenstahl qu’elle tire les leçons propagandistes d’une telle efficacité visuelle ”. En France, Le Cuirassé Potem/eine a été, d’emblée, interdit de projection publique, une situation qui a perduré jusque dans les années 1950… Cela peut sembler ahurissant, surtout lorsqu’on lit les mots fervents de tous ceux — Georges Sadoul, Jean Mitry, Léon Moussinac — qui assistèrent aux premières projections privées du Ciné-Club de France : >

Colette exultait. Marcel L’Herbier proposa qu’Eisenstein reçût le prix Nobel. Pendant ce temps, le British Board of Film Censors coupait mille deux cent cinquante mètres dans un film de toute façon interdit de projection publique, malgré les inter32. R Taylor, The Battles/rip Potemkin, op. cit., p. 98-112. Cf. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 179. 33. L. Moussinac, Serge Eisenstein, op. cit., p. 20-22. Cf. G. Sadoul, « Le plus beau film du monde », L’Avant—rcêne cinéma, n° 111, 1962. p. 9. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 321—329.

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ventions de George Bernard Shaw ou d’Ivor Montagu "’. Dans L’Esprit du cinéma, en 1930, Béla Bala'zs a raconté comment avait procédé la censure suédoise : en remontant à la fin du film toute la scène du prélart — les matelots, sous la bâche, menacés d’être fusillés —, elle avait réussi à transformer le Patent/eine en l’histoire d’une simple mutinerie correctement réprimée par le capitaine du navire . On n’en finirait pas de raconter les aventures et mésaventures du Potemkine. Qu’il me suffise, ici, de rappeler encore ces quelques faits significatifs : le négatif original fut vendu à l’Alle— magne, seul pays où des copies pouvaient être correctement tirées; il ne revint à Moscou qu’en 1940, à la faveur des circonstances politiques (le Pacte germano-soviétique) ; mais il fut détruit en 1941 dans une bataille qui se déroulait à Toula, à quelque deux cents kilomètres au sud de Moscou. Après la guerre, on retrouva un double (mais censuré) du négatif à Berlin, le film continuant d’être livré à toutes sortes de manipulations : intertitres supprimés par l’administration soviétique, rythme des images modifié par la fabrication de versions sono— risées en 1950 et 1976 : « Pour sonoriser un film muet, tourné à seize images-seconde, il faut intercaler une image supplémentaire toutes les deux images. Ce qui produisit un mouvement



saccadé (surtout apparent dans les effets de fumées, de vagues, etc.), mais qui respecta la cadence très rigoureuse du montage original. On peut en faire l’expérience : projetée à vingt—quatre images, une bobine muette du Potemkine perd une grande partie de sa beauté. D’autre part, on sonorisa [en 1950] tel quel le double négatif allemand, sans rétablir les coupures opérées en 1926 par la censure berlinoise “. » Une nouvelle restauration du film, menée sous la direction d’Enno Patalas en 2005, a restitué au Potemkine un total de mille trois cent soixante—dixhuit plans, soit quinze de plus que dans la version de 1976 ”.

34. R. Taylor, Tbe Battlesbt‘p Patemkz‘n, op. cit., p. 112-116. 35. B. Balézs, L'Esprit du cinéma (1930), trad.]. Chavy, Paris, Payot, 1977 (éd. 2011), p. 223-224. M., Le Cinéma. Nature et évolution d'un art nouveau (1948), trad. J. Chavy, Paris, Payot, 1979 (éd. 2011), p. 136-138. 36. G. Sadoul, « Le plus beau film du monde », art. cit., p. 9. Cf. B. Amengual, Le Cuirassé Patent/eine, op. cit., p. 13—14. R. Taylor, Tbe Battlesbip Potemkin, op. cit., p. 11-12. 37. Cf. T. Tode, « Un film peut en cacher un autre. À propos des différentes versions du Cuirassé Patemkine et de la réapparition de la mise en musique

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La réception occidentale du Potem/eine ne nous révèle, cela va de soi, qu’un aspect partiel de cette histoire. La réception russe fut autrement impliquée, c’est—à-dire beaucoup plus

conflictuelle encore, tout à tout affectueuse et ergoteuse, fer— vente ou rivale, admirative ou carrément hostile. Richard Tay— lor et Herbert Marshall en ont traduit l’essentiel, qu’il s’agisse

d’interventions écrites (dans les journaux de l’époque) ou orales, notamment dans une session publique organisée le 7 janvier 1926 par l’Association révolutionnaire de Cinématographie (ARK), qui vit se succéder à la tribune Vsevolod Poudovkine, Lev Kouléchov, Abram Room, Viktor Chklovski et bien d’autres aujourd’hui un peu oubliés (notamment parmi les plus agressifs). C’est que l’ambiance artistique de cette époque, en Russie — qu’il n’est pas dans mon projet de restituer ici — était aussi conflictuelle qu’effervescente : Proletkult ou >, si l’on peut dire, Le Cuirassé Potem/ei_ne _v_a oser

volontés

nousmontrer !’impouvoir devant_unÿViolence contestee mais biensubied’abordcomment meurt.unseulhommequiSe soulève.contre.l’autorité de supérieurs iniqu.es(.c’est lascene sur le navire,dela mort._dé Vakoufintchouk): ensuite,- comment un peupleentier semeut_d’ une telle mortau_point de passer à l’éräeutæinorurê_l_’autontedetoutle.gouvernementdeS…oppre3—

seqç_ (c’_ est la scènedelamentanon);_e_t_,__enf_in, \

51. Ibid., p. 197.

comment ce

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

peuple meurtà sontout sous lesballeS_d_’ uneannée.impersonnèllecommesouslescoubSdeSabred’.unescadron de Çosaques féroces (c’est la scène du massacre sur l’escalier d’Odessa). Il me semble significatif que, pour rendre ce processus aussi clair que possible — dans sa fatalité dialectique, si l’onpeutdire — EisénSteinait chOisi de fairel’.ellipse sur certainsaspects importants de__l’histoire, comme les négociationsengagéespar les matelots avec les .autorités-d’Odessa pour obtenir que le matelot

Vakoulintchouk puisse bénéficier d’obsèques décentes’2 La scège_de lamentat1on du Potemkme intervient donc, non pas Simplement apres une mort mais} biéiientrecieux mises a mort, 1’une individuelle (c’est....unassassmat analet.-].autre collect1ve (c’est un massacre des lnnoœnts). On ne saurait donc " dire que c’est une > puisque, bien au contraire, c’est une > entre l’accablement d’unpeuple qui s’émeut et__la_ puissanceform1dabled’un peuplequipasse à l’émeute Cette scène, qui a été tournée en une seulejournée deséptänbre 1925 sur un quai du port d’Odessa ,aura donc joué un rôle considérable dans l’économie du film tout entier. c’est une césure dialectique, non seulement dans le déroulement du récit mais, plus encore, dans la façon de le rendre compréhensible au—delà des seuls > racontés. Eisenstein, dans La Non-indfiérente Nature, parlera lui-même, exactement, de > et de « contrapogée >> comme si, dans la scène de deuil du Patent/eme, Pour les critiques soucieux de l’aspect >, cette scène n’a évidemment que très peu d’importance, elle est quelquefois même omise, comme chez James Goodwin "’. Mais elle a été pleinement reconnue, dès 1926, par Viktor Chklovski — et film >. C’est également ce que Boris Kazanski écrivait la même année, affirmant que, > Toujours en 1927, Boris Eikhenbaum pouvait écrire de son côté : > Walter Benjamin, en 1928, reposera plus philosophiquement la question dans une perspective élargie aux relations plus générales du poétique et du politique dans l’œuvre filmique : >

En 1928, Léon Moussinac pouvait donc bien écrire que > de façon absolument indissociable. En 1931,Jean Cocteau écrivait dans Opium que , et Georges Sadoul d’un processus dans lequel Eisenstein aura > Ce qui se passe exemplairement dans la scène de lamentation de l’acte III, ainsi que l’a décrite minutieusement Barthélémy

Amengual :

> ? Maximum de détour: d’un côté (non seulement dans l’invention de certaines scènes, mais surtout dans la pratique omniprésente, voire paroxystique, du montage) et maximum de choses ou de corps montrés sans détours. Pratique du « typage » d’un côté (à savoir la recherche iconographique de physionomies clairement significatives) et, d’un autre côté, recherche documentaire des « acteurs >> eux-mêmes, à savoir les vétérans de la révolution de 1905. C’est ainsi que Constantin Feldman, malgré l’écart des années écoulées, jouera, dans le film d’Eisenstein, son propre rôle de militant révolutionnaire, lui qui avait laissé un témoignage inestimable — évidemment utilisé par le cinéaste — sur les soulèvements d’Odessa dont il et

72. B. Amengual, Le Cuimssé Potemkr‘ne. op. cit., p. 70-72.

201

APPELS AUX LARMES



fut l’un des meneurs .,Mais sur un tout autre plan, c’est sa propre mère qu’Eisensiein voudra faire figurer aussi dans le Potemkine comme, plus tard, dans Octobre Un texte des Mémozrer, écrit en 1945, montre que le cinéaste, vingt ans plus tard, se souvenait encore précisément du nom de ses figurants "'. À la même époque, dans La Non—indzfie'rente Nature, il s’expliquera avec clarté sur son refus des « étoiles » (les stars du cinéma bourgeois, et singulièrement hollywoodien) dans le Potemkine : fougue de mes vingt—six ans faisait de tout cela une tâche prométhéenne. Or, la solution s’imposait et naissait presque “mathématique-

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ment”. Une intrigue plus palpitante que l’américaine. Et si l’on rejetait toute espèce d’intrigue en général ? Des “stars” surpassant les américano-européennes. Et si l’on réalisait quelque chose d’inouï pour l’époque — un film sans “stars” du tout ? Une individualité plus signifiante que l’individualité des cinéhéros consacrés. Et si l’on renonçait en général à l’individualité particulière, si

l’on bâtissait sur tout autre chose.> Faire“tout à l’envers” :abroger l"mtrigue, supprimerles“stars” ._ et, enqualitéde“personne dramatiquefondamentale, propulser_ ! au centre.dudrame la masse, cette mêmemasse_quisert_häbîtüel- ) '«. lementde_toilede_fond_au jeu..desacteurs:indifidus. [….] Une “suite” de typages correctement construite, composée de gros plans isolés n'apparaissant qu’un instant devant le spectateur, exige fondamentalement deux conditions : Premièrement, que la “résonance” expressive d’un tel visage soit absolument juste, comme un accord ou une note ne permettant pas la moindre fausseté dans un certain contexte. Secondement, que cette justesse soit exprimée avec un maximum d’évidence et de clarté, de façon que, durant le bref instant de la vision, la perception du spectateur puisse saisir et fixer l'image d’une certaine caractéristique humaine bien déterminée. C’est ainsi qu’est construite la “suite” des visages affligés autour du cadavre de Vakoulintchouk. 73. C. Feldman, The Revell of the «Patemkin» (1908), trad. C. Gamett, Londres, William Heinemann, 1908. 74. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 197—199.

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Chaque visage, apparaissant l’espace d’un instant, apporte non seulement un accord déterminé ou une note de tristesse, mais encore le signe d’une appartenance sociale, les associations correspondantes des conditions de vie, etc., etc. [...] Et c’est ainsi que l’on regarde, “ plongeant” dans un tel visage et se pénétrant malgré soi de tout le drame de la vie qui a creusé sur le vieux visage ces sillons de tristesse, ces profondes traces du chagrin . »



de le Potemkine1se construit intertitæs,« pour '! de ,£açonaproTous..dechacunundans—le. tour1 longer la…plainte soulevement de__r_ous,-on Au

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UNE REVOLUTION PEUT—ELLE ÊTRE SPONTANÉE ? Mais cette approche > du politique n’est pas — aujourd’hui comme hier — sans poser de nombreux problèmes. La représentation pathétique du soulèvement de 1905 soulève elle-même de grandes questions, à commencer par celle-ci : qu’elle fût spontanée, c’est-à-dire émotive, est—ce là le signe de sa puissance ou de son impuissance ? De ce point de vue, la mise en images du Cuz'mrse' Patent/eine prend un risque théorique que n’aura plus à prendre le cinéaste, au moment d’Octobre, quant à la manière de >. Eisenstein n’a jamais craint d’affirmer qu’il n’était pas membre du Parti communiste; mais il n’a jamais craint non 75.1d.,lfl Non-indfiérente Nature, II (1945— 1947), trad. L. et ]. Schnitzer, Œuvres, I'V, Paris, Union Générale d’Editions, 1978, p. 23 et 258-259. Cf. également id., « Au- delà des étoiles » (1940), trad A. Rdbel, Œuvres, I. flu-delà des étoiles, op. cit., p. 109-110 76. Cf. B. Amengual, Le Cuirarre' Patent/eine, op. cit., p. 74-77. 77. S. M. Eisenstein, « La bataille d’Octobre » (1928), trad. A. Robel, Œuvres, I. Art-delà des étoiles, op. cit., p. 43—50. M., « Notre Octobre. Par-delà le joué et le non joué » (1928), trad. L. et]. Schnitzer, ibid., p. 177-184. Cf. M.-C. Ropars et

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plus — y compris aux États-Unis, par exemple lorsqu’il apparut à l’hôtel Astor de New York vêtu, par provocation, en bleu de travail — de se situer comme « cinéaste révolutionnaire >>, à tous les sens du mot. Dès 1925, il opposait fermement les « attractions >> bourgeoises et commerciales du cinéma occi— dental aux « attractions >> de ses propres films 78 : émotions qui disent je d’un côté, émotions qui disent nous d’un autre... Dans un entretien donné au journal français Monde en 1929, il affirmait se donner pour tâche principale d’« exprimer les temps révolutionnaires "” Les choses pourraient donc sembler assez claires. Elles se révèlent, à y regarder de plus près, beaucoup plus compliquées, non seulement pour ce qui concerne le destin ultérieur du cinéaste — si l’on pense à ses incessantes démêlées avec le pouvoir stalinien —, mais encore au niveau même du Patent/eine que Roland Barthes aura voulu réduire, sur ce plan également, à l’unilatérale lisibilité d’un « sens obvie » : « L’esthétique eisensteinienne ne constitue pas un niveau indépendant : elle fait partie du sens obvie, et le sens obvie, c’est toujours, chez Eisenstein, la révolution 3°. >> Mais qui saurait dire, exactement, ce qu’« est >> une telle chose, « la révolution >> ? Ce mot est-il si obvie qu’il le semble ? Et n’est-ce pas d’avoir créé une multitude de « niveaux indépendants » dans son cinéma qui aura, justement, voué Eisenstein à de tels aléas dans ce qui était ressenti, en Russie, comme sa position excentrique autant qu’incontournable ? Avec Le Cuirasse' Potemlez'ne, déjà, Eisenstein aura procédé à deux ou trois déplacements successifs par rapport à la chronique de l’année 1905 qui lui avait été commandée. Pre— mièrement, il renonça au récit du processus révolutionnaire étalé sur l’année entière, depuis le « Dimanche sanglant >> de janvier jusqu’à l’arrestation de Trotsky par la police tsariste

P. Sorlin, Octobre, !. Écriture et idéologie. Analyse filmique, Paris, Albatros, 1976. M. Lagny, M.-C. Ropars-Wuüleumier et P. Sorlin, Octobre, II. La révolution figurée. Inscription de l’histoire et du politique dans un film, Paris, Albatros, 1979. 78. S. M. Eisenstein, « La méthode de mise en scène d’un film ouvrier » (1925), trad. A. Robel, Œuvres, ]. flu—delà des étoiles, op. cit., p. 25 -28. 79. Cité par ]. Mitry, S. M. Eisenstein, op. cit., p. 96 (d’après Monde, n° 76, 1929, p. 9).

80. R. Barthes, > On compend fort bien que le choix d’Eisenstein, pour son prologue du Potemkine, se soit porté d’abord sur ce texte de Trotsky. D’un côté, celui-ci rejoint les vues de Lénine sur le fait que >, comme il l’écrira en 1922 dans la préface de l’édition russe de son livre ”. Ilrejoint

Lénine, également, sur la question cruciale de l’organisation militaire : ... Il n’est donc pas seulement question de stratégie, mais bien d’élan révolutionnaire, élan comparé à une >, ce que les images d’Eisenstein voudront illustrer directement. La critique acerbe menée par Trotsky contre les > s’adresse peut—être, fût-ce partiellement, à Lénine lui-même. Celui-ci, en 1905, resta bien >. Alors que Trotsky suggère un aller—retour plus dialectique entre l’organisation partisane et l’énergie > des masses en colère : >. Allusion évidente aux créations de soviets, ces conseils ouvriers surgis > en 1905, et auxquels Trotsky fut le seul, parmi tous les grands théoriciens marxistes de l’époque, à prendre une part active et, même, cruciale 96. Il est fort probable qu’Eisenstein ait luimême vu dans la fraternisation tout à la fois spontanée et organisée des mutins du Potemkine quelque chose de très semblable àla création des soviets de Saint-Pétersbourg, en écho à ce que dit bien Trotsky dans son texte de 1905 : > Bref, Trotsky ne se sera pas contenté de dire que la spontanéité d’un soulèvement n’est que lui-même. Il aura faiblesse du mouvement révolutionnaire compris qu’« en cela [est] sa faiblesse et en cela sa force >> à la fois — une dialectique à laquelle Eisenstein aura précisément voulu donner un visage, ou mille visages, ou mille gestes

humains.

Or, tout cela recouvre exactement ce que devait détester, de son côté, Joseph Staline. Ce n’est pas un hasard si Staline a commencé de s’en prendre violemment à Trotsky par une attaque sur son analyse des événements de 1905 — analyse qui, à ses yeux, contredisait la notion de . Trotsky devait répondre ultérieurement à ces attaques, depuis son exil, dans les deux ouvrages successifs que sont La Révo— lution déflgurée et La Révolution trahie 98. Ce n’est certes pas comme pur > que Trotsky, le fondateur et l’organisateur historique de l’Armée Rouge, s’était vu aussi rapidement mis en cause par les staliniens. Mais ce n’est pas

‘”

non plus par une simple dichotomie que l’on va avancer dans la question : le pathos pour les masses en colère et pour les artistes que cela intéresse éventuellement, la praxis pour les masses organisées et pour les stratèges qui les commandent

depuis leur propre logos de la révolution… La question est antropologique et politique de part en part. Alors que dans son livre de 1907 sur La Révolution, Gustav 97. ]. Staline, Doctrine de l’U.R.S.S. (1924-1936), trad. anonyme, Paris, Flammarion, 1938,_p. 90-103. M., Les Questions du léninisme (1924-1939), trad. anonyme, Paris, Editions Naim Frashëri, 1970, p. 158—160. Sur les destins de l’historiographie soviétique des événements de 1905, cf. V. Serge, L’An Ide la Révolution russe. Les débuts de la dictature du prolétariat, 1917-1918 (1930), Paris, La Découverte, 1997, p. 45 -56. A. Ascher, « Soviet Historians and the Revolution of 1905 », 1905, la première révolution russe, dir. F.-X. Coquin et C. GervaisFrancelle, Paris, Publications de la Sorbonne—Institut d’Études slaves, 1986, p. 475—496. V. Zilli, «L'historiographie soviétique de la révolution de 1905. Questions et orientations », ihid., p. 497—513. Sur le rôle encore plus censuré des anarchistes en 1905, cf. A. Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la Révo— lution de 1917, Paris, Les Éditions de Paris, 2000, p. 60-65. 98. L. Trotsky, la Rév9lutian defigurée (1927-1929), dans De la révolution, trad. anonyme, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 101-243. M., la Révolution trahie (1936), ibid., p. 441-644.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Landauer confessait au tout dernier paragraphe que >, Rosa Luxemburg avait par avance pris part au débat sur cette question de la >. En

1903 et 1904, déjà, elle contesta radicalement, dans deux articles parus dans l’Iska en Russie et dans la Neue Zeit en Allemagne, le centralisme du parti et sa façon autoritaire de prétendre ne saurait être autre chose qu’un organe de conservatisme, voire de dictature, et que l’« intelligence des masses >> valait mieux que toute l’« intelligence des chefs 100 >>. En 1906, dans son ouvrage Grève de masse, parti et syndicats, elle tira ainsi les leçons des événements survenus à Saint-Pétersbourg : > Telle que la posait Rosa Luxemburg, la question n’était donc plus de savoir si une révolution peut être spontanée ou non : elle était de savoir comment respecter sa spontanéité, cela dit à la fois contre Lénine et contre Trotsky : >, ce que contredit l’histoire même des soulèvements, ces lames de fond, ces tempêtes que nul ne peut vraiment prévoir. Bien plus tard, Hannah Arendt rendra hommage à cette vision des choses : écrivant de Rosa Luxemburg qu’« elle n’a pas vécu assez pour voir à quel point elle avait 99. G. Landauer, La Révolution (1907), trad. L. Janover et M. Manale, Cabris, Éditions Sulliver, 2006, p. 121. 100. R. Luxemburg, « Masses et chefs » (1903-1904), dans Marxisme contre dictature, trad. anonyme, Paris, Éditions du Sandre, 2007, p. 35-42. M., « Centralisme et démocratie » (1904), ibid., p. 16-33. 101. [d, Grève de masse, parti et syndicats (1906), trad. 1. Petit, Œuvres, I, Paris, François Maspero, 1969, p. 119. 102. M., «La révolution russe» (1918), trad. C. Weill, Œuvres, I], Paris, François Maspero, 1969, p. 83.

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raison 103 >>, elle considèrera l’émergence des soviets, en 1905 — semblable en cela à l’organisation spontanée de la Commune de Paris —, comme le ? Chapitre_qÆrticulait, prec1serfiëfifiadorfi— d’où, cependant, furent bannis tous les traits directement >. Mais Hough lui—même, comme . Or il fallait, pour le montrer, construire un montage susceptible d’en faire comprendre la dialectique aussi subtilement et clairement que possible.

IV

MONTAGES DES AFFECTIONS

« EISENSTEIN CRIE AU MONTAGE »

Comme toujours, au début, il y a un meurtre. Que voit-on, ensuite, dans Le Cuirassé Potemkine? On voit des gens qui pleurent autour du mort, qui crient, qui fraternisent entre eux ; puis, qui se soulèvent ensemble; et, enfin, qui meurent à leur tour. C’est une sorte de tragédie. Mais, au cinéma, cela n’est rendu possible — nous ne pouvons le voir vraiment — que parce que les images elles-mêmes sont douées de patbos, fraternisent entre elles et se soulèvent ensemble, et puis finissent par disparaître sous nos yeux. Nous appelons cela montage, même s’il est arrivé à Eisenstein, dans ses lettres en français, d’employer le mot, d’ailleurs très significatif, de coupage 1. > ou son >. C’est un montage d’images formant > dynamique

— dialectique — d’une lamentation en tant qu’événement—charmière du processus révolutionnaire de 1905. Eisenstein, on le sait, utilisa jusqu’au bout les ressources de la langue russe qui distingue obraz, l’« image >>, et izobrajéniê, la « représentation >>. L’obraz qu’Eisenstein revendique n’est donc pas la simple représentation de quelque chose ou de quelqu’un. C’est l’image en tant qu’image dialectique : en tant que construction d’images. C’est le conflit et la composition de deux images au moins et, si possible, de mille et une images entre elles : la danse de tout un peuple d’images. C’est donc ce qui advient à l’issue d’un processus de montage : cruauté du démontage et tendresse du remontage. C’est l’image en tant que mouvement de dépassement de la représentation, ou > — cet homme—ci, puis ces deux femmes-là, puis cette foule qui converge vers le port, etc. — qui la constituent. C’est l’image en tant qu’elle transgresse les limites de sa propre apparence singulière : en tant qu’elle atteint, affecte — voire infecte — 18. M., « Observations sur le plan-séquence » (1967), L’Expérience hérén”aua Langue et cinéma, trad. A. Rocchi Pullberg, Paris, Payot, 1976, p. 211—212. Id., (e/estaz), l’obraz devra se compren— dre comme un processus esthétique pour ainsi dire sans frontières : d’où un rapport philosophiquement établi entre image et pensée à travers, notamment, le concept des >; d’où un rapport anthropologiquement maintenu entre image et corps dans les multiples dimensions sensorielles où ils se conjoignent. Cette notion > de l’image — avec sa pratique concomitante des cadrages et des montages, des constructions spatiales et des mises en rythmes — emporte avec elle deux conséquences au moins. La première touche au statut de l’objet filmé : on ne pourra plus parler, selon une telle pratique de l’obraz, de de la représentation naturaliste — demeure fondateur de tout son cinéma, comme l’a bien montré François Albera 2°. Mais encore le point de vue > va susciter chez Eisenstein une pratique filmique qu’il nom— mera, dans La Non-indifie‘rente Nature, > : prenez donc un objet quelconque et placez-le en >... Comment cela ? En y rendant « immanents >>, répond le cinéaste, > C’est ainsi que procédait Homère et c’est ainsi que procède Maïakovski, en dépit du monde qui les sépare 22. C’est ainsi que procédera Eisenstein lui—même pour faire d’une simple centrifugeuse à lait, dans un kolkhoze de l’Union soviétique, quelque chose comme un appareil démesuré, démultiplié, d’énergie érotique et cosmique :

”’

19. F. Albera, « Introduction » à S. M. Eisenstein, Cr‘nématisme. Peinture et cinéma, trad. A. Zouboff, Bruxelles, Éditions Complexe, 1980 (nouvelle éd. Dijon, Les Presses du réel, 2009), p. 14—15. Cf. id,, Notes sur l’esthétique d’Eisenstein, Lyon, CERT-CLRS-Université Lyon II, 1973, p. 41-87. 20. [al., Eisenstein et le constructivisme russe, op. cit., p. 111—257. Cf. B. Amen— gual, Que Viva Eisenstein !, op. cit., p. 479-510. 21. S. M. Eisenstein. La Non—indiflérente Nature, [, op. cit., p. 356-357. 22. Ibid., p. 358.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES > Oui, on le retrouve, et tout simplement parce que la composition du Potemkine s’organise tout entière comme une métamorphose structurale tissée de gestes pathétiques : un processus qui n’a donc rien à voir avec la > ou le > qu’y voyait Roland Barthes en comparant, sur sa table de travail, les quelques photogrammes publiés dans les Cahiers du cinéma. La deuxième conséquence qu’apporte la façon dont Eisenstein envisage la notion — et la pratique — de l’image comme obraz touche, cette fois, au statut du geste filmé : ce n’est pas le > figé ou la > qu’y voyait Roland Barthes mais, justement, le contraire d’un simple izobrajéniê 26, le contraire d’un signe visuel univoque. C’est, encore une fois, une métamorphose structurale où se construit l’intensité même du pathos : d’où l’importance, dans les écrits et l’enseignement d’Eisenstein tout au long de sa vie, des problématiques du «geste expressif >> et de la de la flotte soviétique, alors que cette puissance n’était, à tout prendre, qu’un montage réussi utilisant des archives de la marine britannique lors de la Première Guerre mondiale : de grands yeux. Et ces yeux trop largement ouverts par la frayeur ont laissé échapper, sur l’écran, cette circonstance que les fragments de plans généraux, de l’escadre en mouvement ne sont ni plus ni moins que des fragments d’anciennes actualités sur les manœuvres... de l’ancienne flotte d’un Etat étranger ”’. >> >. Ce n’est pas par

hasard si l’un des photogrammes les plus célèbres du Potem— leine est celui où l’on aperçoit — car, dans le film, cela ne dure qu’un très bref instant — la mère tsigane voir son propre enfant mourir sous ses yeux, piétiné par la foule en déroute sur l’esca—

lier d’Odessa. C’est un visage (Ieino—glaz) de Dziga Vertov au > (leine-kulak) revendiqué par Eisenstein. Dès 1922, Dziga Vertov s’en prenait violemment aux méthodes théâtrales de Vsevolod Meyerhold, celui-là même avec qui Eisenstein était justement en train de former sa conception du « geste expressi ». Vertov récusait toute survivance des formes artistiques liées à l’ancien monde : > lui—même pouvait, en tant que forme politique obsolète, être considéré comme une telle . Même les actualités filmées en Union soviétique montraient, encore et toujours, > qui font l’essence même, selon Dziga Vertov, de la dramatisation bourgeoise de l’histoire ”. Phrases écrites l’année même où sortait, sur les écrans russes, La Grève d’Eisenstein, avec son mélange — comme, bientôt, dans le Potem/eine — de > et de >, de construction dramatique et de style documentaire, de chronique linéaire et de montage non linéaire... Devant cette position en quelque sorte mitoyenne, Vertov devait se montrer plus sévère encore : > (1923), Articles, journaux, projets, trad. S. Mossé et A. Robel, Paris, Cahiers du cinéma-Union Générale d’Editions, 1972, p. 32-33. 30. M., « Appel du 21 janvier 1923 >>, ibid., p. 24. 31. Id, « Ciné-œil » (1924), ibid., p. 59. 32. Id, « La kinopravda » (1924), ibid., p. 62.

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36-37. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes (la mère tsigane).

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

38. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (poings de la piété religieuse).

Calquant nos procédés, ils les transfèrent dans le drame artistique, ce qui a pour effet de renforcer ses positions . >> Vertov aura donc vu dans les films d’Eisenstein un compromis opportuniste, scandaleux, entre le « ciné—œil >> (kr‘no-glaz) documentaire et la persistance du pire schéma qui soit, à savoir le « drame >> et son lot de constructions > Comme si le pathos n’était qu’une grimace de la praxis. Comme si le > revendiqué par Eisenstein n’était, pour finir, qu’une >, une >. La mort existe, certes, mais ce n’est qu’un fait, et seul le fait mérite d’être filmé : quand Lénine est mort en 1924, il ne s’agissait en rien, dit Vertov, de montrer le deuil, la douleur de la perte, mais le pur fait du travail continué par-delà un chagrin instantanément > : > Ilest intéressant que, d’une certaine manière, cette polémique générale sur les buts et les moyens du cinéma ait pu se focaliser sur ce que les vivants font autour d’un mort, que ce soit Vakou— lintchouk joué par l’acteur professionnelAlexandre Antonov ou





34. Id, > (1924), ibid., p. 71—72. 35. Id, « La fabrique des faits >> (1926), ibid., p. 83. 36. Ibid., p. 84. 37. Ibid., p. 85. 38. Id, « La kinopravda », art. cit., p. 68. Cf. id, >. Toute sa rhétorique consiste à faire monter les enchères ou, plus exactement, à en remontrer à Vertov sur le plan qui était le sien, à savoir sa position révolutionnaire, matérialiste et dialectique, dans le domaine du cinéma. Le kina-glaz montre des faits, c’est certain. Mais, en renonçant à les construire, il n’est qu’« une reductio ad absurdum de méthodes techniques valables pour les actualités >>, et c’est ainsi que > se brisent sur un écueil fondamental, qui est leur défaut de dialectique : > de l’ancienne cinématographie, et non de son véritable dépassement dialectique 4°. En renonçant à construire toute expression, Dziga Vertov croit sans doute jeter par-dessus bord la totalité de l’art ancien, de l’art bourgeois. Mais il n’a pas vu que, ce faisant, il retourne à quelque chose de bien plus rudimentaire, qui est la pure et simple impression devant le monde visible : un >, dira Eisenstein "’. Le résultat, c’est que > typiquement petitbourgeois et qui ne révèle, au fond, que >. Fallait—il « sténogra-

“’

39. Les principaux textes de la controverse, entre 1925 et 1928, ont été traduits en anglais par Y. Tsivian (dir.). Lines of Resistance : Dziga Vertov and the Twenttes, trad. J. Graffy, Gemona, Le Giomate del Cinema Muto—Cineteca del Friuli, 2004, p. 125—156. Cf. L. Moussinac, Serge Eisenstein. op. cit., p. 91. B. Amengual, Que Viva Eisenstein !, op. cit., p. 45 1-461. F. Albera, Eisenstein et le constructivisme russe, op. cit., p. 159-162. P. Dieuzaide, >, demande Eisenstein, une scène telle que le massacre final de La Grève ou celui du Potemkine? Certainement pas. Ce que nous devons demander au cinéma n’est pas seulement de voir ou de contempler, mais de comprendre — > soi — et, plus encore, de se mouvoir en vue d’agir : n’est pas un ciné—œil qu’il nous faut, mais un ciné—poing. Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce n’est pas “par le regard réuni de millions d’yeux que nous lutterons contre le monde bourgeois” (Vertov) — ils nous planteront tout de suite des millions de lampions sous ces millions d’yeux ! Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer jusqu’à la victoire finale, et maintenant, devant la menace de contamination de la révolution par l’esprit “quotidien” et petit-bourgeois, fendre, plus que jamais ! Place au ciné-poing "’ ! >> — qu’elle se tient, en réalité, sur la défensive d’une position très délicate. L’attaque de Dziga Vertov touchait, de fait, à un point névralgique de l’esthétique eisensteinienne, celui-là même que l’auteur de Méthode, dans les années 1930 et 1940, devait finir par revendiquer — mais de moins en moins publiquement — sous le nom de régression. Pour l’heure, il ne s’agit que d’attaquer pour mieux se défendre, revendiquer les armes de la > pour se justifier

d’avoir tant regardé les larmes de quelques vieilles femmes pleurant autour du corps de Vakoulintchouk. Mais quelque chose demeurera crucial pour Eisenstein par-delà ses grandes mimiques d’adhésion au réalisme socialiste : c’est qu’un film, pour lui, n’est jamais réductible aux images optiques qu’il donne à voir. Un film, c’est quelque chose qui fait irruption dans votre monde, qui entre en vous, qui modifie votre corps et vos pensées de fond en comble. > Il s’est bien sûr trouvé, à côté des débats vertoviens, certains critiques soviétiques pour ne voir, dans les gros plans du Potemkine, qu’une ode bourgeoise àla psychologie individuelle, ainsi que s’exprimait Ivan Anisirnov en 1931 : > 47. J. Epstein, Bonjour cinéma, Paris, Editions de la Sirène, 1921, p. 93. 48. Ibid., p. 94. 49. Cité par B. Amengual, Que Viva Eisenstein !, op. cit., p. 184. 50. V. Chklovski, « Eisenstein », art. cit., p. 170—171.

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Quant à Boris Eikhenbaum, il avait compris, dès 1927, à quel point cette utilisation des gros plans, dans l’art cinématographique, transformait radicalement la notion traditionnelle de cadre (notion qui vient de l’histoire de la peinture ou de la photographie, mais kadr, en russe, désigne aussi le plan de cinéma, voire le photogramme d’un film) : > Bref, le cadre - que l’on prenne ce mot au sens purement spatial de > ou au sens spatio-temporel de > cinématographique — serait le lieu dialectique d’une rencontre fondamentale entre le singulier (ce poing fort serré, cet œil grand ouvert) et le pluriel (cette foule entière qui se soulève). Le cadre serait donc un lieu par excellence pour que l’individu > : s’épande, s’extraie hors de lui—même, comme par une force centrifuge, dans le peuple. Et pour que le corps multiple du peuple > en retour : se resserre, se renoue en lui-même, comme par une force centripète, sur le corps d’un seul homme serrant les poings ou d’une seule femme ouvrant les yeux. L’utilisation des gros plans temporalisés à travers une pratique fort précise du montage, voilà donc ce qui aura permis, chez Eisenstein, de rendre l’image >. Il fallait, pour cela, commencer par trouver toutes les façons opératoires de procéder à l’extase du cadre. Ce qui permettait de conjoindre dans la même image le sensible et l’intelligible, la forme et le contenu, le désir de chacun et sa résonance chez tous — et, même, d’amplifier chaque fois l’un par l’autre, ainsi que l’aura bien vu Jean Mitry : > Barthélemy Amengual remar51. B. Eikhenbaum, : et >, Eisenstein a consacré tout un texte à cette notion, repartant, fort pédagogiquement, d’une



typologie qui semble d’évidence :

« Plan d’ensemble, plan moyen, gros plan. On sait tout aussi bien que ces grosseurs de plans expriment les différentes façons de voir un phénomène.

Le plan d’ensemble donne la sensation d’une appréhension globale du phénonème. Le plan moyen établit un contact humain, intime, entre le spectateur et les personnages sur l’écran : il se trouve, lui sembler-il, dans la même pièce qu’eux, sur le même divan, autour de la même table à thé. Et enfin, à l’aide du gros plan (détail grossi), le spectateur pénètre au tréfonds de ce qui se passe à l’écran : des cils qui battent, une main qui frémit, le bout des doigts rentrés sous la dentelle des manchettes... Au moment requis, tout cela révèle l’homme dans les menus détails où il se livre entièrement, ou se trahit. [...] Celui qui regarde le film en plan moyen, c’est d’abord le spec— tateur moyen, représentant typique de ceux par qui vit notre pays : membre des Jeunesses Communistes, couturière, général, élève de l’école Souvorov, bâtisseuse du métro, académicien, caissière, électricien, scaphandrier, chimiste, pilote, linotypiste, berger. [...] Nous inclinant (là où il faut) devant certains films “en plan 53. B. Amengual,

Que Viva Eisenstein !, op. cit., p.

166.

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d’ensemble”, nous passionnant pour eux (là où c’est possible), comme les simples spectateurs “en plan moyen” — nous resterons “en gros plan”, professionnellement impitoyables dans nos exigences envers les composantes du film "'. >>

Pourquoi un tel attachement à cette qu’Eisenstein visait à travers le mot > (ekstaz). Dans La Non-indzflérente Nature, le cinéaste a, ainsi, voulu établir une relation fondamentale - anthropologique — entre la > des motifs architecturaux mexicains et l’expérience psychique d’une extase ou d’un vertige devant les images : > Il va de soi, dans ce contexte mexicain, qu’Eisenstein tirait aussi un trait d’union entre l’expé— rience vécue des psychotropes — où l’omement vient à vous tel un gros plan vorace, comme Walter Benjamin l’avait déjà bien décrit dans les années 1927-1931 et comme Henri Michaux allait bientôt en retracer toutes les variantes possibles — et la composante > fondamentale de l’image comme telle : il y a bien, dit Eisenstein, > C’est aussi une question de plan de coupe et, au-delà, de plan de temps, si l’on peut s’exprimer ainsi. Tout cela pour donner à comprendre que le gros plan se déploie d’abord comme un plan psychique. Eisenstein aura donc voulu > 59. Id, > (1940). trad. A. Robel, Œuvres, I. Au-delà des étoiles, op. cit., p. 112. 62. Id, Dickens et Gn‘fiitb. Genèse du gros plan (1942-1943), trad. M. Berger, Paris, Stalker Editeur, 2007, p. 113-114.

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Le plus important de ces principes psychiques sera reconnu par le cinéaste dans l’opération de la synecdoque, de la pars pro toto envisagée à la fois sur le plan structural —- linguistique ou rhétorique — et sur le plan pathétique ou émotionnel : «Je lie le problème de l’influence du gros plan à une situation générale, qui fait que chaque élément structurel d’une action affective possède habituellement, sous forme de prototype, l’une ou

l’autre des particularités d’une structure nommée pensée sensible, se distinguant par des traits qui lui sont propres. [...] L’un des traits les plus frappants de cette pensée sensible (et, par conséquent, de sa forme régulière) se présente sous le nom de pars pro toto. Il se base sur le fait que, pour une pensée affective donnée, diffuse et non différenciée, cela revient absolument au même qu’on la perçoive dans son tout ou dans sa partie. La partie est égale au tout. Et, par conséquent, la partie est capable de remplacer également le tout. La partie peut prendre la place du tout, en provoquant le même effet émotionnel que le tout. Dans l’art nous rencontrons ce phénomène partout. Dans la littérature, c’est ce qu’on appelle une synecdoque. Dans la peinture et le dessin, c’est la possibilité de dire le tout par des lignes et des taches, sans le représenter complètement. Et, enfin, au cinéma, c’est la méthode du gros plan, capable dans de célèbres cas, en prenant la place du tout, non seulement de le “remplacer” dûment, mais de le faire avec un colossal “accroissement” de l’effet émotionnel. C’était précisément sur cela qu’était construit le gros plan qui, dans Potemkine, montrait le pince-nez du médecin pendant sur le navire, au lieu de montrer le médecin “en entier” qui se débattait au fond de la mer "”. >>

Il est possible que Griffith ait inventé le gros plan au cinéma. Mais ce n’était encore, aux yeux d’Eisenstein, qu’une manière très simple de rapprochement optique vers l’objet filmé “". Ce qu’il fallait inventer, par-delà le close-up de Griffith, était une façon de > entre les plans — les plans de l’espace visible comme les plans du film lui-même —, afin de créer une dynamique conflictuelle, voire explosive, seule capable de rendre justice à l’intensification que porte en elle, psychiquement, la pars pro toto. Si les gros plans sont bien >, alors il faut revendiquer, même si cela semble un paradoxe, cet > Bref, plus vous couperez, plus s’agrandira le champ des possibles, le champ — imaginaire — de l’expression : tout

>

Si le gros plan ne consistait qu’à voir les choses en détail

— comme Sherlock Holmes interprétant toute chose à travers

sa fameuse loupe —, il n’aurait qu’un intérêt descriptif, quand

c’est la dimension pathétique qui, ici, intéresse Eisenstein du point de vue de ce qu’il nomme la >. Le gros plan ne nous donne pas tant à voir une chose en détail qu’à la voir en attente de quelque chose qui va lui arriver, quelque chose de grave et de critique. Tout est temporel, dans un film : > Le lorgnon du médecin sur le pont du Potemkine nous avertit que le médecin lui—même est en train de couler au fond de l’eau, mais aussi que d’autres lorgnons sont à venir — celui de l’institutrice sur l’escalier d’Odessa, notamment — comme d’autres > de l’histoire en train de se développer 7°. Le gros plan ne donne 65. Ibid., p. 160-161. 66. Id, « Le cinéma et la littérature (de l’imagicité) » (1933), trad. A. Zouboff et M. Iampolski, Le Mouvement de l’art, op. cit., p. 26. 67. Id, « Pouchkine —— monteur » (1939), trad. A. Zouboff et B. Epstein, ibid.,

p. 35.

68. Id, Mémoires, op. cit., p. 60. 69. Ibid., p. 62. 70. Ibid., p. 62 et 196.

261

MONTAGES DES AFFECTIONS

donc pas au spectateur le détail exact des choses à voir : il est un objet visuel partiel qui, soudain, nous fait émotionnellement anticiper le tout, > et selon le para” jusqu’à Benjadigme classique — très important chez Goethe min — du monde reflété dans la plus petite goutte d’eau qui

soit. Ce n’est donc pas un simple close—up qu’Eisenstein recherche dans le gros plan. Mais, bien plutôt, l’image dialectique de la partie et du tout, du présent manifeste et du futur latent, de l’hypnose fantasmatique et de la méthode objectivante. C’est un lieu d’expérimentation visuelle autant que dramaturgique,



structurale

qu’émotionnefle, comme en atteste par exemple l’essai de 1930 sur le >. C’est un processus indissociable, évidemment, du montage en tant qu’outil par excellence pour la dialectisation des images. Or, qui dit montage dit, une fois encore, coupure : le > est une découpe temporelle aussi bien que spatiale. La façon dont il est > dit aussi la façon dont il va danser (c’est ce que disait Béla Balâzs du Potemkine : et, d’un autre, tout explose en mille morceaux d’irnages, en feux d’artifice de formes. Enfeux d’émotions aussi. Les gros plans contribuent autant aux > qu’aux >. Et Eisenstein d’en autant



”’

71. Ibid., p. 196. 72. Ibid., p. 531-543. 73. Id, Le Carré dynamique (1930), trad. M. Laroche et J.-P. Morel, Paris, Nouvelles Editions Séguier, 1995, p. 209-232. 74. B. Balâzs, Le Cinéma. Nature et évolution d'un art nouveau, op. cit., p. 115116. 75. B. Amengual, Le Cuirassé Potemkine, op. cit., p. 38—42. 76. Ibid., p. 45-65. 77. Ibid., p. 41.

78. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 65.

262

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

trouver

justement le paradigme dans la scène de lamentation

du Potemkine :

probablement, ont eu la gorge serrée dans la scène le cadavre de Vakoulintchouk. Mais probablement personne parmi ces millions [de spectateurs du film] n’a remarqué ni retenu un minuscule fragment de montage de quelques cellules, dans cette même scène. A proprement parler, pas dans celle-ci, mais dans la scène où le deuil se transforme en colère, et où la fureur populaire éclate en un meeting de protestation autour de la tente. Une “explosion”, en art, particulièrement une explosion “pathétique” des sentiments, se construit exactement selon la formule même d’une explosion dans le domaine des substances explosives. J’ai appris cela autrefois à l’école des enseignes-ingénieurs militaires, dans la classe de “mines”. Ici comme là, on commence par augmenter fortement la pression. (Bien sûr, les moyens eux-mêmes sont différents, et le schéma n’est pas du tout général !) Puis — on fait exploser le cadre qui contient la chose. Et le choc fait jaillir des myriades d’éclats. Ce qui est intéressant, c’est que l’effet ne réussit pas si on n’insère pas entre la compression et l’image même un fragment indispensable, destiné à “accentuer”, et qui s’éparpille de tous côtés en “traçant” l’éclatement avec précision. Dans une explosion réelle, ce rôle est joué par une capsule — le détonateur, tout aussi indispensable dans la partie arrière d’une cartouche de fusil que dans la liasse de pétards de pyroxyle posée près des fermes d’un pont de chemin de fer. De tels fragments, il y en a partout dans le Potemkine ”’. >> >

vient donc, ici, répondre une sorte de > que rend possible une pratique ou une poétique de l’image sans limites. Or, Eisenstein avait un mot pour cela : le mot

sreda 86. Cela veut dire >, dans tous les sens du mot : ce qui n’est pas au bord mais occupe le centre de l’appréhension (Mitte en allemand) ; ce qui constitue l’élément matériel,

85. Ibid., p. 194. 86. Je remercie Antonio Somaini qui me l’a fait découvrir (et qui en développe les fondements théoriques dans ses recherches en cours sur le médium), ainsi qu’Elena Vogman qui m’en a décrit les usages en russe. De son côté, Ada Ackerman me signale aussi le mot nastroi', très en vogue au XIX° siècle, et qui peut connoter aussi la disposition psychique ou musicale d’une image.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

41. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (docks industriels et voilers à l’ancienne).

fût-il diaphane, du visible (le Medium, en somme); ce qui instaure un champ (Feld) de perception ; ce qui dessine l’ambiance où nous habitons (notre Umwelt, ou monde environnant) ; voire l’espace émotionnel (Stimmung) qui nous sollicite devant une image. À côté de l’image—coupe, il va donc falloir compter avec l’image sans fin, sans limites, l’image-atmosphère : l’obraz—sreda. Cette alternative à l’image-coupe des montages métriques ou rythmiques est, une fois encore chez Eisenstein, parfaitement dialectique. Elle ne cherche pas à instaurer un « style >> visuel contre un autre, mais à développer organiquement un même motif — ici le deuil du peuple d’Odessa autour du corps de Vakoulintchouk — selon une approche dédoublée, dialo— guée, réciproque. On pourrait même dire que l’image-coupe et l’image-milieu concourent toutes deux à une même transgression des frontières qu’Eisenstein n’a jamais cessé de vouloir mettre en œuvre, et cela à tous les niveaux possibles, pratique ou théorique, esthétique ou politique, de son art cinématographique. L’image-coupe nous fait traverser les frontières par le

MONTAGES DES AFFECTIONS

269

42. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, ]. 925. Photogramme (la mer et la brume).

travail de leur déplacement permanent d’un plan à l’autre : c’est, par exemple, le montage rythmique bord à bord, le > pour ainsi dire, d’un poing dénotant la colère indi— viduelle avec d’autres poings dénotant le soulèvement collectif (fig. 39—40). L’image-milieu, quant à elle, transgresse les fron— tières en les estompant, en les rendant poreuses, voire en les supprimant carrément : par exemple dans le montage tonal qui superpose dans le même plan en grisaille des formes dénotant des temporalités hétérogènes (fig. 41), ou bien lorsque les frontières spatiales sont tout simplement dissoutes dans l’infini d’une pure > (fig. 42). Non par hasard, cette esthétique de l’image-milieu a été formulée par Eisenstein à travers un recours constant au voca— bulaire des autres arts, comme si la problématique du « milieu >> (Medium) était la meilleure occasion possible pour mettre en question l’autonomie des arts ou la spécificité de ce qu’on nomme, justement, les médiums. Premier paradigme de ce vocabulaire : alors que son film est en noir et blanc, comme on dit, Eisenstein voudra ostensiblement parler de son

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

> en termes de colorisme ou de picturalité. D’abord, le cinéma n’est pas >, mais bien en infinies possibilités de gris 37. Ensuite, il revient à la mise en scène de construire ce qu’Eisenstein appelle des >, comme dans La Tempête de Shakes— peare ou le clair-obscur d’un tableau de Rembrandt 83. Dans le Potemkine, dira-t-il, > afin de créer la spatialité propice à un pathos déterminé ”’. Ainsi, lorsque Eisenstein parle de la >, il ne veut justement pas se référer à la >, mais bien au milieu coloré dont les objets — comme les intervalles entre eux —- tireront leur qualité sensorielle et émotionnelle globale °°. Bref, l’attention au > (srea'a) a pour effet de dissocier l’objet de sa couleur au profit d’une tonalité plus atmosphérique qu’Eisenstein dit retrouver, parmi mille exemples possibles, dans les orages du Greco, les brouillards de Whistler, les pluies d’Hokusaî ou les éblouissements de l’espace entier chez Van Gogh 91. On pense autant à Vuillard et Klimt qu’à Paradianov en lisant cette indication extraite d’un cours d’Eisenstein sur la musique et la couleur : > C’est que la couleur elle— même est mouvement — physique et subtil, cosmique pour ainsi dire — et non stase ”. Un mouvement qui concerne tout aussi bien, à lire notamment les Mémoires, la constitution la plus intime du sujet psychique voué à la Stz‘mmung d’un espace ou d’un moment particuliers. C’est comme si, dans l’image-sreda, les frontières de l’extérieur et de l’intérieur, du lointain et du 87. S. M. Eisenstein, Teoria generale del montaggzb, op. cit., p. 163-165. 88. M., La Non-indtflérente Nature, I, op. cit., p. 82-86. 89. 141., >, art. cit., p. 51-76.

MONTAGES DES AFFECTIONS

271

proche, étaient devenues complètement poreuses, ou comme

si de telles spatialités étaient devenues sensoriellement, interchangeables (d’où l’intérêt fondamental d’Eisenstein, dans ses compositions de plans ou dans ses montages, pour les phénomènes de désorientation). Dans La Non-indzfi‘érente Nature, le cinéaste a donné une autre version de son commentaire sur le > : il a parlé d’un rapport établi entre la > et >, mais aussi de sa stratégie quant à l’« impondérabilité >> ou quant au > — se situant tout à la fois sur un plan lyrique et sur un plan technique (lorsqu’il nous explique comment il a obtenu les flous du Potemkine : >). Il dira, dans la même page, que >, l’Ausklang ou note finale d’une symphonie 96. Et c’est ainsi que le vocabulaire de la tonalité passera, chez Eisenstein, de la couleur à la musicalité. C’est ainsi qu’il reparlera de sa séquence du Potemkine comme d’une > : > dans les Mémoires 97, > ou > dans La Non-indifl‘érente Nature :

"’



>

94. Ici, La Non—indtflérente Nature, II, op. cit., p. 68-69. 95. Ibid., p. 87. 96. Ibid., p. 87. 97. M., Mémoires, op. cit., p. 193. 98. M., La Non—indifférente Nature, II, op. cit., p. 50—55. Cf. ibid., p. 349-350.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Une très grande partie de La Non—indfiérente Nature, dans sa seconde section, fut consacrée par Eisenstein à ce qu’il nommait >. Il s’agit, disait-il, d’un domaine extatique par excel— lence : > par les moyens del’image et du montage cinématographiques. Dans le cas des brumes du Potemkine, précisait-il, > Que cela soit nommé > ou bien >, > ou bien >, dans tous les cas, comme dans une forme fuguée, sujet et contre-sujet ne cessent de se répondre — comme, ici, les gréements traditionnels devant les grues industrielles, ou bien les groupes d’oiseaux devant l’infini dubrouillard— à la façon dont une > répondrait à la musicalité d’un milieu ambiant, d’un monde, d’un paysage. Et cela d’autant plus que la avait compris, mieux que quiconque à son C’est qu’il d’ les possibilités un médium, quel qu’il soit, à sortir par le rythme de sa supposée spécificité. Voilà pourquoi il y a quelque chose de cinématographique dans les paysages chinois ou japo— nais, voilà pourquoi il est possible, pour un cinéaste comme pour un sculpteur ou un peintre, de produire quelque chose comme une prosodie visuelle . Nous voici, désormais, sur les “”

époque,

99. Ibid., p. 47-329. 100. Ibid., p. 47. 101. M., > (1929), Le Film : sa forme, son sens, op. cit., p. 58—61. Id., « Polyphonie der Trauer » (1946), trad. F. Lenz et H. H. Diederichs, ]enseits der Einstellung. Scbriften zur Filmtbeorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2005, p. 387—409. Cf. R. Robertson, Eisenstez‘n on the Audiovisual : The Montage of Music, Image and Sound in Cinema, Londres-New York, 1. B. Tamis, 2009. 102. S. M. Eisenstein, « L'incomparable Galina SergueÏevna [Oulanova]. De l’aptitude du geste à dessiner une mélodie >> (1947), trad. A. Zouboff, Le Mou— vement de l’art, op. cit., p. 171-177. 103. M., La Non-indfiérente Nature, II, op. cit., p. 55—63.

MONTAGES DES AFFEC'I‘IONS

273

voies d’un troisième paradigme de l’image-sreda : c’est, après les paradigmes de la picturalité et de la musicalité, celui de la >, comme disaient dès les années 1920 les théori— ciens formalistes de l’Opoi'az. En 1929, Eisenstein — qui était fort occupé à mettre en place une typologie des modes de montages : >, >, >, > et > — écrivit avec précision que son > lui servait, artistiquement, à passer de l’histoire (le meurtre) à l’atmosphère (l’accablement) et de l’atmosphère (le deuil) à l’histoire (le soulèvement). Façon d’aller et venir entre un mode lyrique et un mode tragique, de façon à transformer la chronique des événements de 1905 en poème symphonique : « [Le montage tonal] se base sur la résonance émotionnelle domi— nante de chacun des morceaux. Un exemple dans Le Cuirassé Potemkine : la séquence du port d’Odessa dans le brouillard pré-

cédant la manifestation funèbre collective devant le cadavre de Vakoulintchouk. Ici, le montage a été basé exclusivement sur la résonance émotionnelle de chaque plan, c’est-à-dire sur des vibra— tions rythmiques qui ne suscitent pas d’altération spatiale. […] Cette dominante [...] se manifeste ici par d’infimes mouvements : le frisson imperceptible de l’eau ; la brume se levant doucement ; et les mouettes se posant lentement sur l’eau ““.»

Entre la pure atmosphère (sensorielle) et la simple chronique (factuelle), il y a donc place pour de la poésie : là où un récit historique peut être scandé, fût-ce dans les images d’un film, comme un chant lyrique. De ce point de vue, la séquence des brumes du Cuirassé Potem/eine correspond exactement à ce que formulait, dès 1927, Viktor Chklovski à propos de ce que pourrait être un cinéma de poésie : soit un cinéma où la > et sa loi > seront battues en brèche par deux processus concomitants, tous deux à l’œuvre dans le film d’Eisenstein. Le premier est nommé par Chklovski une > : c’est par là que > à

“”

104. M., formel de contenus sémantiques préexistants. Voici pour le montage rythmique, la coupe et la danse des plans : voici pour l’imageobrez. Le second processus en dégagera, comme sur un autre plan, tous les effets de dé-sémantisation ou de > : c’est ce que Chklovski nomme >. Voilà donc pour l’irnage-sreda, cette >, dit Chklovski, qui signera ultimement la qualité d’un cinéma de poésie “” (fût-elle, comme dans le Potemkine, articulée au développement général d’un récit épique). Il y a bien pour nous, devant les images de brume dans le port d’Odessa, quelque chose comme un flottement ou une suspension du sens. Eisenstein n’hésite d’ailleurs pas à faire durer ce moment dénué de toute action : il s’attarde, il nous fait attendre, il veut nous laisser deviner ou >. On dirait la formation — au sens où l’on parlerait d’un nuage ou d’une tempête qui se forment, menaçants, dans l’atmosphère — d’un destin à venir dans le récit. Comme le disait, proche de Chklovski, Boris Eikhenbaum, >, ce qui ferait ici du vol des mouettes au-dessus de l’eau quelque chose comme une image >, l’indice d’un à-venir de la tris— tesse sous l’œil d’un devin capable de > le vol des oiseaux et le cœur des hommes en même temps. Eikhenbaum voyait aussi dans le montage un genre d’« extase >> spatiale : une > sans tenir compte des contraintes de la représentation réaliste (et, de fait, on ne sait plus trop bien, dans cette séquence, où nous nous trouvons). Quant à Boris Kazanski, il ne fut pas sans remarquer les effets conjugués de l’« intensité émotionnelle >> et des > à l’œuvre dans le Potemkine, surtout, disait-il, dans ce qui se passe autour du personnage de Vakoulintchouk “°. Un autre théoricien formaliste, Adrian Piotrovski — qui fut

“””

106. Ibid., p. 60. 107. Ibid., p. 60. 108. B. Eikhenbaum, >, art. cit., p. 45. 109. Ibid., p. 50-51. 110. B. Kazanski, En sorte qui les précèdent ou leur succèdent dans le temps que le pathos devient quelque chose d’autre qu’un simple attribut de tel ou tel personnage : il devient la façon même dont l’espace et le temps nous deviennent visibles. Voilà pourquoi — et parce qu’il s’agit toujours de montage, de dialectique entre l’image-coupe et l’image-milieu — le >, dans le Potemkine, déploie tout autre chose, comme l’a bien dit Barthélemy Amengual, qu’une >. La répétition lyrique des motifs de la mer, du brouillard, des gréements de voiliers ou des oiseaux prenant leur envol, cette répétition créatrice de rimes visuelles s’emploie ici à annoncer un contenu épique qui va s’incarner dans les images à venir où des femmes pleureront, puis entreront dans une sainte colère. En même temps, cette répétition ne fait que scander un motif de tristesse obsidionale et irnpersonnelle qui deviendra, bientôt, la scansion et la clameur d’un peuple entier autour du corps sans vie du matelot Vakoulintchouk. et

….

Cam-ormz : LES coups SAVENT onu—: « NON » (VERTIGES DU GESTE)

C’est un geste que se lamenter. Tout l’acte III du Potemkine consiste à en développer, de façon tout à tour épique et lyrique, documentaire et poétique, le mouvement souverain, depuis 111. A. Piotrovski, « Vers une théorie des ciné-genres >> (1927), trad. V. Pozner, Les Formalistes russes et le cinéma, op. cit., p. 159. 112. B. Amengual, Que Viva Eisenstein !, op. cit., p. ISO—151.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

43. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme

(pleureuse en colère).

l’impouvoir accablé jusqu’à la révolte unanime. Mais de quoi est fait ce geste ? De quelle nature est son développement ? La réponse — dans les termes mêmes d’Eisenstein — sera dialectique : d’abord, ilfaut savoir dire >. Ilfaudra jusqu’au bout laisser sa place à la >, comme l’appelait Hegel. Cela signifie qu’il faut savoir dialectiser le temps du récit filmique en créant, par exemple, des phénomènes de ralentissement et de suspens — la scène des brumes en est un — en sorte que, dit Eisenstein, > Cette façon de moduler le temps (ou de le modeler, de le tailler, de le sculpter) ne va pas, bien entendu, sans un travail corrélatif pour dialectiser les images entre elles, par montages interposés. Le cinéma d’Eisenstein en général se présente comme une vaste dramaturgie des conflits opérant à tous les niveaux : conflits des figures ou des mouvements dans le plan et conflits entre plans, conflits physiques et conflits

“’

113. S. M. Eisenstein, ou d’un simple >, comme il le croit, mais d’un mouvement de passage entre la douleur subie et son contraire, la colère agie. C’est un processus dialectique dont le photogramme isolé ne saurait, en aucun cas, rendre compte. Comme si le > se formait, non pas à partir du film d’Eisenstein, mais bien de l’isolation, par Roland Bar— thes lui-même, d’un seul photogramme coupé de son contexte, c’est-à—dire de son montage. Le sens d’une image ne vient—il 116. Ibid., p. 489.

MONTAGES DES AFFECTIONS

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46. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Patent/eine, 1925. Photogramme (pleureuse en colère).

pas souvent, non de l’image elle-même, mais de la façon dont voulu l’isoler celui qui en cherche le sens ? Que font les pleureuses dans la scène de lamentation du Potemkine ? Elles pleurent, bien sûr. Mais elles pleurent dia— lectiquement : elles pleurent de tristesse, voire de résignation religieuse devant le cadavre de Vakoulintchouk, et puis elles pleurent de colère pour contredire leur résignation même. Une

a

de ces pleureuses manifestera son irnprécation contre les assassins du matelot en levant le poing et en arrachant de sa propre tête son voile traditionnel (fig. 45—46), Eisenstein généralisant ici à tout le corps et au visage de ses figurants ce qu’il avait élaboré > en se concentrant sur les poings contradictoirement montrés (vers le bas, puis vers le haut) dans une séquence dénotant la piété religieuse, puis la autre

colère individuelle et, enfin, le soulèvement général des Odessites (fi'g. 38—40). Exactement comme dans les > selon Aby Warburg, le même motif à la fois se répète et se contredit lui-même, par exemple quand le lorgnon de l’institutrice réapparaît à la fin du film comme une sorte

280

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

d’« objection pathétique >> au lorgnon du docteur montré par Eisenstein au début du film. Le fondement de cette esthétique est sans doute à trouver dans la notion même qu’Eisenstein s’était forgée, dès 1923, d’un montage des attractions au cinéma. A la fin de sa vie, le cinéaste voudra rendre hommage à cette impulsion initiatrice en écrivant ceci : en associant rythmiquement la fuite des grévistes et l’« horreur sanglante >> de plans documentaires filmés aux abattoirs de Moscou 125. Ce qui nous laisse stupéfaits aujourd’hui, c’est de lire sur la même page qu’Eisenstein revendique ce type de procédé en le situant de plain—pied avec… le cinéma burlesque américain. Quel rapport entre les > montés avec les > dans La Grève et les gesticulations hilarantes, les authentiques > clownesques, d’un Charlie Chaplin 12" ? Et



122. S. M. Eisenstein. « Le montage des attractions », art. cit., p. 117. 123. M., « Le montage des attractions au cinéma >> (1924-1925), trad. A. Robel, Œuvres, I. Au—delâ des étoiles, op. cit., p. 129-130. 124. Ibid., p. 130. 125. Ibid., p. 132-134. 126. Ibid., p. 134.

MONTAGES DES AFFECTIONS

qu’est—ce que

283

scène de lamentation peut venir faire làdedans? Cette étrangeté même est extrêmement significative. D’une part, elle marque quelque chose comme une articulation de la pensée eisensteinienne qui demeure souvent ignorée par ses commentateurs. D’autre part, elle nous renvoie à nos propres présupposés sur ce qu’est une > et sur les notre

rapports séculaires établis entre tragédie et comédie — rapports

dont William Marx a récemment montré à quel point leur opposition radicale n’était qu’un phénomène tardif et académique 12’. Ne faudrait—il pas voir le Potemkine, dès lors, comme un grand autant que de la >, de la mise en scène façon Georges Méliès — via le film de Lucien Nonguet sur la reconstitution, pratiquement burlesque, des événements tragiques d’Odessa — autant que du document façon Lumière? Bref, de la baraque foraine autant que de la photographie de guerre à la fin du XIXe siècle 128 ? Depuis le Journal de Gloumov jusqu’au Potemkine, de fait, Eisenstein n’a pas cessé de travailler sur la question des >, et sur l’« excentricité >> du corps de l’acteur 129. Il avait tourné, pour sa tragédie du Potemkine, une véritable > —— où l’on voyait des gens s’enfuir à travers la baraque d’un marchand de fleurs 130 — qu’il n’a-pas gardée dans son montage final. Si vous regardez bien la scène terrifiante du massacre sur l’escalier Richelieu, vous serez surpris d’y voir un 127. W. Marx, Le Tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p. 80—83 (« La tragédie comme spectacle de

revue »).

128. Cf. A. Gaudreault, Cinéma et attraction, op. cit., p. 89-144. 129. S. M. Eisenstein, > (1935), Le Film : sa forme, son sens, op. cit., p. Ill-126. Id., Mémoires, op. cit., p. 181. Cf. I. Pezzini, >, Sergej Ejzens‘tejn :oltre ilcinema, op. cit., p. 252-262. N. Noussinova (dir.), Leonid Trauberg et l’excentrisme. Les débuts de la fabrique de l’acteur excentrique, 1921—1925, trad. C. Perrel, Louvain-Crisnée, Stuc-Yellow Now, 1993. Id, « Eisenstein excentrique >>, Eisenstein : l’ancien et le nouveau, op. cit., p. 67—75. 0. Bulgakowa, FEKS‘. Die Fabrik des Exzentriscben Scbauspielers, Berlin, PotemkinPress, 1996. F. Pitassio, >, trad. C. Govoni, Cinémas. Revue d’études cinématographi— ques, X], 2001, n° 2—3, p. 199—224. W. Brückle, Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que l’élément fondamental d’une telle dramaturgie ne consiste pas dans le statut iconographique d’une œuvre, avec la signification obvie, fixée, qui s’y rattacherait une fois pour toutes, mais bien dans le processus que cette œuvre fait subir aux images comme à leurs significations fatalement plurielles. Or, l’élément fondamental de ce processus lui—même a été précisément caractérisé par Eisenstein : c’est le moment de cheville dialectique où se focalisent les conflits et où s’opèrent les renversements de sens. Il appelle cela ot/eaz, un mot très simple pour dire >. Ce serait le mot le plus courant pour dire la puissance du négatif dans un processus dialectique. Cela veut dire exactement le refus, mais aussi la rétractation, le dédit ou le renoncement ; cela veut dire le rejet, mais aussi la défaillance, la panne, la coupure, donc le raté.

L’emploi eisensteinien du mot ot/eaz vient de Vsevolod Meyerhold, ce maître, ce > pour le jeune scénographe au début des années 1920. L’otkaz est un principe extrêmement simple du jeu d’acteur selon Meyerhold, un déterminant dialectique de ce que doit être un geste expressif au théâtre : si vous voulez vous diriger vers un point donné, commencez donc par faire un pas en arrière. Si vous prenez une décision, commencez par marquer un temps — aussi minuscule que possible — d’hésitation. Principe tout à la fois psychologique et chorégraphique : chaque geste doit savoir dire 131. W. Benjamin, « Discussion sur le cinéma russe >>, art. cit., p. 16. 132. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 119.

MONTAGES DES AFFECTIONS

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« non >>, y compris à l’égard de son propre mouvement. Soit un combat (Meyerhold commençant par donner l’exemple

d’une simple gifle) : celui qui frappe doit marquer une légère rétractation avant de donner son coup, et celui qui le reçoit doit marquer, tout aussi paradoxalement et brièvement, une >>. Telles sont les puissances du par Meyerhold, et qu’Eisenstein saura faire varier avec plus de plasticité. Mais ce que le maître affirmait des larmes, par exemple, n’aura certainement pas été ignoré par l’auteur du Potemkine :

”’

la tragédie, la voix doit être sèche, les larmes sont inad— missibles. [...] Pour pleurer sur scène avec de vraies larmes, il faut ressentir une joie créatrice, un élan intérieur, c’est-à—dire exacte>, chez Meyerhold, n’avait rien à voir avec une quelconque fantaisie subjective (sur ce plan également, Eisenstein saura prendre plus de liberté subjective, voire fantasmatique) : au cœur de sa compréhension du geste expressif, principe dont Sigmund Freud d’un côté, Aby Warburg d’un autre, auront pu tirer de considérables profits théo— riques ”°. On ne s’étonnera donc pas qu’Eisenstein n’ait plus jamais cessé de vouloir projeter ses recherches artistiques dans les deux directions concomitantes d’une anthropologie méta— psychologique inspirée par ses lectures de Freud ou de LévyBruhl, et d’une expérimentation concrète sur les phénomènes > qui le fascinaient tant. L’expérirnentation, il la découvre notamment — en attendant Alexandre Luria et Lev Vygotski — lors de son voyage en Allemagne de 1929, voyage dont Oksana Bulgakowa a fait une analyse fort précise en suivant pas à pas la quête d’Eisenstein du côté de la psychanalyse freudienne comme de la psychologie expérimentale "”. C’est là que le cinéaste entre en contact avec Kurt Lewin et découvre avec stupeur — et enthousiasme — que le principe de l’ot/eaz va bien au-delà d’un simple choix artistique hérité de Meyerhold ou apparenté à la > de Brecht : c’est un processus inhérent aux rapports les plus fondamentaux entre corps et psyché par gestes interposés. Kurt Lewin était en train de développer une théorie du psy— chisme comme > fait de > et de > en lutte perpétuelle, de sorte qu’une dialectique de l’attraction-rétraction pouvait s’observer dans le moindre geste d’une petite fille qui veut — mais, à un moment, rétracte son mouvement volontaire — prendre un objet au sol ou s’asseoir sur une chaise. Ce qui donnera lieu, non seulement à des articles scientifiques sur le geste enfantin, mais à des films expérimentaux et des considérations plus philosophiques S. Trétiakov », Mnémozina, n° 2, 2006, p. 281-291 (je n’ai pu consulter cet article signalé par A. Ackerman, Eisenstein et Daumier, op. cit., p. 84). 140. C. Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), trad. S. Pozzi et R. Benoit, Paris, Reinwald, 1877, p. 29-30. Cf. G. Didi-Huberman, L’Image sumivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby War— burg, Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p. 224-270. 141. O. Bulgakowa, « La conférence berlinoise d’Eisenstein : entre la psychanalyse et la Gestalt—psychologie », Eisenstein : l’ancien et le nouveau, op. cit., p. 171—183. Cf. ici., Sergej Eisenstein — Drei Utupien. Architekturentwürfe zur Filmtbeorz‘e, Berlin, PotemkinPress, 1996, p. 87-97.

MONTAGES DES AFFEC‘I‘IONS sur le rôle du

sociale "’2.

conflit dans

289 toute

relation psychologique

et

On comprend qu’à partir de là, Eisenstein se soit senti plei-

nement — ou philosophiquement — justifié à ne jouer l’imagicité

(abraz) du geste humain qu’en termes de > ou d’otkaz. Il admire qu’un geste puisse intégrer la complexité au cœur de son immédiateté même : il est si facile par exemple, avec un seul geste - et si difficile avec des mots —, de décrire un escalier en colimaçon l‘"... Mais il est très important, aussi, de contrarier les gestes dans la mise en scène théâtrale ou cinématographique, comme Anatole France avait pu ledire pour l’écriture du roman : « Contrariez les épithètes144 ! >> De même, il est fascinant de constater que, comme dans les grands sympômes hystériques, les gestes peints par le Greco correspondent aux > décrits par Charcot et, surtout, compris par Freud en termes de > où s’opposent des fantasmes inconscients qui se disent > les uns aux autres "” (fig. 48). Il sera donc nécessaire, pour représenter une scène de meurtre telle que l’épisode de Rogojine, dans L’Idiot de Dos— toïevski, de tenir compte d’une dialectique infiniment complexe, subtile, dans le simple fait de vouloir lever le bras sur l’autre, ce qui occupe plus d’une soixantaine de pages dans le texte d’Eisenstein intitulé et sa dialectique de l’ot/eaz "’”. Or, ce qui est dit du geste par Eisenstein le sera de l’image en général : une seule image n’est-elle pas, le plus souvent, faite de deux images au moins qui s’interpénètrent et se contredisent ? Le montage n’est si nécessaire, au cinéma comme ailleurs, que parce que les désirs dans la psyché, les gestes dans les corps, sont en perpétuelles relations d’embrassements conflictuels. Voilà qui justifiait qu’Eisenstein utilisât si souvent ce qu’il a nommé les constructions > Eisenstein n’a peut-être rien voulu d’autre avec son Potemkine : nous attirer — oui, nous attirer (ad—trahere) — au bord du précipice ouvert par le soulèvement d’un peuple en deuil.



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147. Id, « L’incomparable Galina Sergueïevna », art. cit., p. 171-177. 148. Cf. M. Tonajada, capable de produire l’« explosion révolutionnaire » que veut justement raconter le film d’Eisenstein “”. Dans L’Image-temps, Gilles Deleuze reviendra sur la façon eisensteinienne — où «le montage procède par alternances,

conflits, résolutions >> - de « donner au temps sa véritable dimension comme au tout sa consistance ”° >>. Mais ce sera, en quelque sorte, pour retirer à la dialectique selon Eisenstein ce qu’il lui avait préalablement accordé dans L’Image-mouvement. Deleuze n’était sans doute pas prêt à revenir jusqu’au bout sur son aversion fondamentale vis-à-vis de la dialectique philosophique en général, et c’est sans doute pourquoi il finira par décrire cette dialectique comme une simple méthode pour « former un tout avec deux expressions dont on découvrirait la commune mesure >>. Or, n’est—ce pas là ignorer le processus qui avait été reconnu d’abord avec tant de pertinence, à savoir ce « surgissement soudain de la nouvelle qualité qui naît du passage accompli » ? Le mot ekstaz n’avait-il pas été élu par Eisenstein pour subvertir justement la commune mesure que suppose toute synthèse dialectique ? N’est-ce pas une dialecti— que de la démesure et de l’incommensurable que fait surgir l’obraz par—delà toutes les représentations réunies dans un même cadre? Et ne revient-il pas au montage de faire tenir ensemble des images précisément incommensurables — et sans solution de synthèse —, comme le sont, par exemple, cette foule de figurants en plan général et cette tête de bœuf égorgé en gros plan, visibles ensemble dans la scène finale de La Grève ? Sans doute faudrait-il une monographie entière pour évaluer l’usage du mot dialectique chez Eisenstein, et particuliè— rement lorsque le mot extase vient s’en approcher comme pour le prendre à rebrousse—poil, l’horripiler, le hérisser, le mettre hors de soi. Une telle monographie est d’ailleurs impossible à établir aujourd’hui, dans la mesure où beaucoup de textes d’Eisenstein — surtout des textes écrits dans la sphère privée, hors des contraintes de la censure idéologique stalinienne - demeurent inédits. Elena Vogman, qui travaille



169. Ibid., p. 128. 170. M., L’Image—temps. Cinéma 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 51. 171. Ibid., p. 310.

MONTAGES DES AFFEC'I‘IONS

297

actuellement

sur les manuscrits de Méthode, m’a signalé par exemple que dans les journaux inédits du cinéaste, à la fin de sa vie, apparaît l’idée qu’il y aurait deux dialectiques : l’une « sérieuse » et idéaliste (c’est celle de Hegel), l’autre « matérialiste >> et, éventuellement, tragi-comique172 (c’est celle que le cinéma et l’art en général sont capables de faire lever). Idée à creuser, sans doute, mais qui se voit déjà dans les styles graphiques différents par lesquels Eisenstein aura voulu, tout au long de sa vie, consigner ses idées. Style constructif d’un côté : c’est lorsque le cinéaste cherche — notamment dans le cadre_de son enseignement — à donner une vision embrassante, une Ubersz‘cht des questions qui le préoccupent et dont il sent bien qu’elles sont, quelles que soient leurs différences, indissociables les unes des autres. Tous les spécialistes d’Eisenstein connaissent bien le schéma « pédagogique » où il tenta, en 1939, de résumer son entreprise théorico-artistique (fig. 49). C’est un dessin en forme, semblet-il, de temple grec, n’était ce petit drapeau ironique qui flotte au sommet — comme au sommet du Potemkine, ou bien comme au sommet d’une simple maquette, d’un joujou théorique, si l’on peut dire —, avec l’inscription « Ciné-méthode >>. Il évoque la petite représentation de l’Acropole d’Athènes figurant sur le dessin des années 1946-1948 (fig. 22) pour signifier la double vocation de l’art à la structure (pour la base, le fronton et les colonnes) et au mouvement (pour les métopes où les chevaux de marbre s’élançaient comme sur les chronophotographies de Marey). Les fondations de cette construction, Eisenstein les désigne par cette expression littéralement « fondamentale >> : « Méthode dialectique >>. Mais son terrain d’application — juste au—dessus, dans le dessin — sera défini comme celui, anthropologique et immense, de l’« Expressivité humaine >>. Nous voici désormais à l’entrée du temple : la porte centrale n’est autre que le « Montage >>. Les quatre colonnes sont nommées « Pathos >>, « Mise en scène >>, « Mise en cadre >> et « Comique >>. Tout cela qu’englobe la grande notion d’Obraz, l’« Image >>. Enfin, le fronton sera constitué de trois éléments : « Pensée sensible >>, « Sociologie >> et « Technique >>, au centre 172. S. M. Eisenstein, Journaux inédits, 9 août 1928 (communiqué par Elena Vogman).

298

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

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> chez Eisenstein. Ce grand livre de philosophie matérialiste fut publié pour la première fois — en allemand aussi bien que dans sa traduction russe — l’année même, 1925, où le cinéaste travaillait à son Potemkine. Il visait à comprendre, sur un plan fondamental, beaucoup de choses qui concernaient directement Eisenstein : ce que sont les > ; comment opèrent les « lois du devenir >> historique affectant les phénomènes naturels eux-mêmes ; comment pourrait se constituer une véritable « science de la connexion >> qui saurait comprendre la « forme spirale du développement là même où les extrêmes [antagonis— tes] se touchent ”". » Dans son texte fondamental de 1929 intitulé >, Eisenstein n’a donc pas manqué de placer Marx et Engels aux rang de prémisses philosophiques pour sa propre conception esthétique :

”’

175. S. M. Eisenstein, Teoria generale del montaggio, op. cit., p. 20-22, 75-79, 263-279, etc. 176. F. Engels, Dialectique de la nature (1873-1895), trad. E. Bortigelli, Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 25, 32, 57 et 7590.

MONTAGES DES AFFECTIONS

;? »

301

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af@Œ’“' 52. Sergueï M. Eisenstein, Théorie générale du montage, 1935—1937. Dessin à l’ençre intégré au manuscrit. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’Etat (RGALI). « Le fondement de cette philosophie est la conception dynamique

des choses : l’existence comme naissance constante à partir de l’action en retour de deux contradictions opposées. Synthèse qui naît dans la contradiction entre thèse et antithèse. Dans la même mesure elle est aussi fondamentalement impor— tante pour la conception juste de l’art et de tous les arts. Dans le domaine de l’art, le principe dialectique de la dynamique prend corps dans le CONFLIT

comme principe fondamental le plus essentiel de l’existence de d’art et de tout genre artistique.

toute œuvre

Car l’art est toujours conflit :

1. Selon sa mission sociale 2. Selon son essence

3. Selon sa méthodologie. "’ »

177. S. M. Eisenstein, >. Le mot Synthese sera repris à la toute fin du texte pour désigner ce qu’Eisenstein entend proposer à ses interlocuteurs de 1929 : une « synthèse de l’art et de la science >>. Mais, entretemps — c’est-à-dire au moment où il s’agit de parler des affaires concrètes qui l’occupent, à savoir les images —, la notion de synthèse semble perdre sa consistance opératoire et son prestige philosophique. Dans le montage de La Grève, massacre joué des ouvriers avec égorgement réel des bœufsa l’abattoir, ce ne’st pas de « synthèse >> qu’Eisenstein parlera, mais plutôt d’« association concordante >> — Freud dira : Darstellbarkez‘t, > ou échange des représentations visuelles et des représentations de mots, le mot russe hoynia désignant, en effet, l’acte du carnage tout comme le lieu de l’abattoir —, d’« intensification >> et, enfin, de >. Évoquant l’opération du montage, il privilégiera systématiquement la > (Schnitt) qui sépare au détriment dela > qui réunit. Ce qu’il nomme kadr en russe, il le traduira spontanément en allemand par Bz'ldausschnz'tt, « terme dont le ravissait la conjonction des mots Bild (image), Schnitt (montage en allemand, littéralement coupage) et Ausschnitt (cadrage 181). >> Eisenstein dit surtout que le montage fait exploser l’espace et le temps plutôt qu’il ne > des contenus de signification. La notion même que le cinéaste se faisait de l’activité intellectuelle a bien moins à voir, de toute façon, avec une faculté synthétique qu’avec un geste extatique : >, dit-il, > Ce > possède

”"

émotionnelle

Ibid., p. 57. Ibid., p. 90. Ibid., p. 79—84. Ibid., p. 63 (note de F. Albera). 182. Ibid., p. 64-65.

178. 179. 180. 181.

MONTAGES DES AFFECTIONS

303

ses yeux, les caractéristiques d’une fusée — au sens au sens poétique, celui de Baudelaire — et non comme explosif

donc. à

d’un schéma, fût—il transcendental. Quant à l’expression ou pathos, elle serait l’événement même de cette explosion, si bien que le geste, loin de > une émotion, en fait littéralement déborder le sens, la fait entrer en conflit avec d’autres, la met en rythme plutôt qu’en « syn— thèSe "” >>. Voilà bien ce que fait une obraz, une image montée avec d’autres dans un film : elle naît d’entrer en conflit avec les autres. Conflit dont Eisenstein déclinera toutes les possibilités formelles, depuis ce qu’il nomme les conflits > jusqu’aux conflits >, depuis les conflits « de volumes >> ou > jusqu’aux conflits > ou « de tempo >>... L’image explose pour se former, elle se forme “"’ pour sortir de soi, s’extasier et nous extasier en même temps. Voilà pourquoi Eisenstein aura pu recourir à une comparaison qui ne convient que fort peu, il faut le reconnaître, à toute idée de synthèse. C’est celle du zigzag (fig. 51) : >

Produire l’image d’un geste au cinéma (par exemple celui d’une femme qui pleure devant un mort) ne sera donc, dans cette optique, ni le représenter simplement ni, même, le > à partir de deux motions contradictoires qui seraient sa « thèse >> et son « antithèse >>. Montrer un geste au cinéma, c’est le monter pour le mettre en extase, par-delà l’opération — cependant cruciale — de l’otkaz ou dédit du sens que doit prendre ce geste à quelque moment de son processus. Eisenstein, comme souvent, a voulu prendre dans > l’exemple d’une scène de meurtre (fig. 47) pour en assumer le remontage non chronologique en > destinés à dynamiser — voire à dynamiter — ce qu’il nomme, magnifiquement, > (infl-eiem Anhäufen von Assoziationsstoflmate— rialùiert). Voilà pourquoi on ne s’étonne pas de trouver, dans

associative

les papiers du cinéaste relatifs à cette conférence allemande de 1929, un texte vibrant sur Valeska Gert, la danseuse la moins « synthétique >> qu’aient sans doute eu à connaître les avant— gardes artistiques de ces années en Europe ”7. Faudrait-il, alors, revoir le Potemkine différemment? Non plus dans la seule perspective d’une dialectique comprise comme développement synthétique de l’histoire — selon une vision marxiste qui demeure, bien sûr, le > et parfaitement légitime de son récit —, mais aussi comme un processus d’ekstaz du devenir engageant un tout autre rapport à la temporalité? Comment donc la volte d’un geste aussi immémorial que la lamentation peut-elle venir à l’« extase >> dans les gestes soudains de la révolte et du désir d’affranchissement politique ?

186. Ibid., p. 87. 187. Ibid., p. IOS-109.

V

POLITIQUES

DE LA SURVIVANCE

EXTASES DU SUJET ÉMOTIF :

LE MONTAGE COMME PSYCHOTEÇHNIQUE

Un homme était mort et des femmes le pleuraient. Comment

auront-elles donc fait, ces pauvres, ces > pleureuses, pour mettre le monde en mouvement malgré tout, malgré

l’accablement personnel du deuil et la stéréotypie des gestes venus de croyances ancestrales? Comment auront-elles fait

pour mettre cette mort en extase, la déplacer, la métamorphoser dynamique du pathos devenu praxis, ou de l’émotion devenant —— dans le cas du Cuirassé Potemkine — émeute ? Au moment même où le film d’Eisenstein sortait sur les écrans européens, Pierre Janet publiait à Paris deux forts volumes intitulés De l’angoisse â l’extase, maitre-ouvrage dans lequel il s’interrogeait, à partir d’observations psychopathologiques, sur l’extase en tant que cas-limite pour une théorie des émotions elle—même comprise en rapport avec ce qu’il nommait les en une

de l’action 1 >>. Le mot extase se réfère, chez Eisenstein, à un processus de déplacement brutal — voire explosif -— entre des régions physiques ou psychiques, spatiales ou temporelles, monnaies ou horsnormes, supposément fermées les unes aux autres. L’extase, c’est d’abord la façon dont un pathos peut acquérir, tout à coup, force de pensée, puis d’action. Ce peut être, réciproquement, la façon dont un logos surgit comme hors de lui-même avec une force émotive bouleversante. Il y a chez Eisenstein — ce qui peut se comprendre aisément, venant d’un praticien « régulations

1. P. Janet, De l’angoisse a‘ l’extase. Études sur les croyances et les sentiments, Paris, Librairie Félix Alcan, 1926 (rééd. Paris, Société Pierre Janet-Laboratoire de Psychologie pathologique de la Sorbonne-CNRS, 1975), II, p. 91-354.

308

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

des images — une certitude anthropologique inébranlable, sans doute néo-aristotélicienne et anti-platonicienne en son fond, selon laquelle le sensible et l’intelligible peuvent > l’un vers l’autre ou, même, l’un dans l’autre, par ce mouvement qu’il a justement voulu nommer >. Les émotions ne sont pas pour Eisenstein de > : il veut témoigner, au contraire, de ce que la pensée elle-même est > en son fond, ce qui a pour conséquence, aussi, une reconnaissance entière des > en général 2. Et l’image, l’obraz, serait précisément le véhicule privilégié — qui n’est pourtant pas de > ou de pure > - pour une telle relation anthropologique entre sensible et intelligible, ou entre émo— tions et notions de la pensée. Voire de tout cela avec l’action, c’est-à-dire avec l’histoire et la politique. Le montage, quant à lui, nommerait la dimension opératoire de tous ces passages de frontières : c’est ce qui fait, par exemple, que dans une œuvre d’art >. De même qu’un film est à la fois construction et motion, on dira avec Eisenstein qu’une image est toujours émotion et structure à la fois : structuration de l’émotion ou pathétisation de la structure. concomitantes, dans le corps des acteurs qui les jouent, du drame historique qui se déroule. Il prétendait puiser àla > pour en devenir lui-même un vecteur >. Les images du pathos, dans un tel film, ne valent que pour l’opération par laquelle le pathos des images — à savoir leur rythmicité même réinventée à chaque instant, fusant dans le



2. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 625. 3. M., « Hors—cadre. Le principe du cinéma et la culture japonaise (avec une digression sur le montage et le plan) » (1929), Le Film : sa forme, son sens, op. cit., p. 36. 4. Id, La Non—indtfiérente Nature, I, op. cit., p. 35.

pOLITIQUES DE LA SURVIVANCE

309

montage — sera capable de faire lever en chaque spectateur l’expérience et la pensée conjointes d’une telle structure anthropologique ’. Le fait qu’Eisenstein ait pu penser le montage — cette technique de composition — en termes d’extase et l’extase — cet état psychique de > — en termes de montage, voilà qui nous indique quelque chose de fondamental : à savoir que les deux se rejoignent sur le terrain de ce qu’il faut bien nommer une psychotechnique. Cela veut dire que le montage n’est pas plus un simple > que l’extase ne serait un simple >. Toute technique modifie la psyché, tout état psychique demande un art ou une technè pour déployer pleinement sa puissance. On sait l’inextinguible passion d’Eisenstein pour ce genre de questions : elle aura pu engager Marie Seton vers le malentendu complet d’une tendance > ou > chez le cinéaste 6. Le type même de curiosité ou d’érudition — fussent-elles aussi disper— sées, autodidactes, que gigantesques — dont Eisenstein fait preuve dans ses écrits nous montre à quel point il voulut être un anthropologue des images, et cela sur un plan tout à la fois théorique et pratique, ne cessant jamais d’établir des relations ou de créer des montages entre des domaines ou des époques complètement dissemblables. L’extase? Eh bien, allez donc l’observer dans les estampes japonaises, dans les compositions picturales du Greco ou dans l’objectif de 28 millimètres utilisé par le génial opérateur Édouard Tissé. Le montage ? Eh bien, regardez comme il soustend les expériences mystiques de saint Ignace de Loyola, dont Eisenstein commentera précisément les Exercices spirituels en termes de > : 5. Cf. E. Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956, p. 187-188. P. Montani, >

C’est que, pour Eisenstein, le cinéma ne se contente pas de > dans sa nature technique d’« automatoscope >> (nom donné à l’appareil de prise de vue inventé par Thomas Edison). Il voit aussi la > de la réalité, mot à entendre dans son sens psychique autant que dans son sens optique. Voilà pourquoi, par exemple, les paysages filmés du >, dans Le Cuirassé Potemkine (fig. 41-42) appa— raissent si fortement comme un état des lieux psychique(s) où coïncident l’espace extérieur de la brume et le sentiment, intérieurement « réfléchi >>, d’une tristesse >, comme Eisenstein l’a dit et redit, notamment dans La Non-indfi‘érente Nature ". Il est probable, d’autre part, que le cinéaste ait eu connaissance du travail mené par Hugo Münsterberg, un psychologue empiriste germano—américain proche de William James, et dont le livre publié en 1916, The PhotoPlay :A PsychologicalStudy, traitait justement des aspects > de la technique cinématographique "’. Non par

10. S. M. Eisenstein, « Rodin et Rilke », art. cit., p. 244-245. 11. Cf. G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l'histoire, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 159-179 et 198—212. 12. S. M. Eisenstein, Notes pour une histoire générale du cinéma, op. cit.,

p. 179—180. 13. Id, La Non-indfi‘érente Nature, 1, op. cit., p. 32-33. 14. H. Münsterberg, Psychologie du cinématographe (1916), trad. B. Genton, Saint—Vincent de Mercuze, De l’Incidence Editeur, 2010.

312

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

hasard, la question de l’émotion y était aussi centrale -— allemands, Wolfgang Kôhler, Kurt Koffka— ou Max Wertheimer; il s’est passionné pour Sigmund Freud (jusqu’à tenter de le rencontrer) et la psychanalyse (jusqu’à la pratiquer comme analysant) ; il a discuté longuement du geste expressif avec Kurt Lewin à Berlin; il a côtoyé de près, et pendant de longues années, les grands psychologues russes Ivan Pavlov et, surtout, Alexandre Luria et Lev Vygostki. Voilà qui peut sembler, du point de vue des doctrines en jeu, >, comme l’a remarqué Mikhaïl Iampolski “’. Mais ce n’était justement pas l’aspect doctrinal qui intéressait Eisenstein : tout cela semblera bien moins « bizarre et éclectique >> si nous nous demandons ce que cherchait le cinéaste dans un tel matériau psychologique. Pour le découvrir, on devrait si possible procéder de façon centrifuge, en commençant par l’entourage immédiat - donc russe — du cinéaste. Il y a d’abord le célébrissime Alexandre Luria : Eisenstein le connut dès 1928, collabora avec lui lorsqu’il ouvrit un laboratoire de psychologie dans l’enceinte même du VGIK (l’Institut national de Cinématographie de Moscou), et le fréquenta plus assidûment encore de 1940 à 1947 ”. En 1931, le cinéaste fut invité par Luria en Ousbékistan pour discuter des questions de > avec Wolfgang K6hler, Jean Piaget et Kurt Lewin 13. Mais, là où Luria pouvait fasciner le cinéaste pour le > des 15. Ibid., p. 92-103. 16. M. Iampolski, >, art. cit., p. 52. 17. F. Albera, « “Quel héritage renions-nous ?” Eisenstein dans l’historiographie du cinéma >>, dans S. M. Eisenstein, Notes pour une histoire générale du cinéma, op. cit., p. 232. 18. A. Somaini, Ejzem'tcyh, op. cit., p. 213. Cf. A. R. Luria, M. Cole et K. Levitin, The Autobiography of Alexander Luria :A Dialogue with the Maleng of Mind,

-

313

'-p0LITIQUES DE LA SURVIVANCE

maladies de la mémoire et sa notion concomitante de l’esprit

humain” — c’est plutôt à l’œuvre de Lev Vygotski que nous et

devons adresser plus précisément nos questions de pathos de praxis, d’émotions et de gestes sociaux. Rappelons, avant toute chose, que les années 1920 ont été marquées en Russie psychologues liés à la phénoménologie et - dans un milieu de 'à la psychanalyse autant qu’à la psychologie expérimentale — par un intérêt passionné, général, pour les problèmes conjugués de théorie esthétique et de théorie des émotions 2°. Or Lev Vygotski fait figure, dans cette configuration épistémologique, de personnalité centrale. Vygotski avait, peu avant la révolution de 1917, étudié à Moscou la philosophie, l’histoire et le droit en dépit du nume— ms clausus imposé, alors, aux jeunes juifs. Il se passionnait tout autant pour le théâtre ayant, dès 1915 — c’est—à-dire à l’âge de dix-neuf ans — écrit un essai sur l’Hamlet de Shakespeare. Il se jeta avec enthousiasme dans l’activité révolutionnaire, devint député de l’Armée rouge, enseigna la littérature dans les usines, l’histoire de l’art au Conservatoire, la logique et la psychologie à l’Institut pédagogique, continuant d’écrire sur l’art et le théâtre. Il était aussi proche des poètes et ï

Mahwah (ND-Londres, Lawrence Erlbaum Associates, 1979 (éd. 2006), p. 207. E. D. Homskaya, Alexander Romanovich Lun‘a :A Scientific Biography, trad. D. Krotova, New York, Kluwer Academic-lem Publishers, 2001, p. 15-24. L. Mecacci, > —, il laissait une œuvre considérable de quelque

quatre-vingts livres et articles, dont beaucoup inédits 21. Dans une vaste > publiée en 1927 sous le titre la Szgnzfication historique de la crise en psychologie, Vygotski a d’abord tenté pour son domaine d’étude ce que Edmund Husserl, neuf ans plus tard, allait élargir sous le titre, désormais fameux, de La Crise des sciences européennes 22. Il s’agissait de prendre acte d’un bouleversement majeur dans les rapports entre sujet et objet, c’est—à-dire dans les conditions mêmes où pourrait se refonder une connaissance de l’homme. Passant en revue les théories du psychisme, Vygotski en appelait à une approche renouvelée de la conscience : elle n’est pas plus un « Etat dans l’État >> qu’elle ne serait soluble dans le concept ou dans le signe ; elle est profondément mécon— nue des psychologues eux-mêmes, tant par les doctrines pure— cent

ment > que par l’empirisme > d’école.

Bref, elle ne se réduit ni à une trop fumeuse spiritualité, ni à la trop réductrice matérialité d’un mécanisme neurophysiologique de type réflexe ”. Ilfallait donc, selon Vygotski, redéfinir entièrement — notamment à l’aune des résultats de la phénoméno— logie husserlienne et de la psychanalyse freudienne, qu’il prenait très au sérieux — les signifie qu’il n’y a en elle — comme en lui — que des mouvements affrontés. Ce n’est pas un hasard si Vygotski rend hommage à Freud pour . Or l’émotion se développe, et il est trou— blant — ou, alors, tout à fait logique — de voir Vygotski donner en exemple > : selon une théorie du réflexe émotionnel, elle devrait automatiquement sombrer dans l’accablement, à savoir « une fatigue et une atomic des muscles >>, alors qu’elle peut fort bien — cela arrive sou— vent — manifester en même temps une authentique émotion >. "’







29. Tel., Théorie des émotions. Étude historico-psychologique (1931-1934), trad. N. Zavialoff et C. Saunier, Paris, L’Harmattan, 1998. M., >, Avec Vygotski, dir. Y. Clot, Paris, La Dispute, 1999 (éd. 2002), p. 245-264. 31. L. S. Vygotski, Théorie des émotions, op. cit., p. 351-352. Id, — comme le dit, par exemple, Ludwig Binswanger que cite quelquefois Vygotski —, mais non > : l’émotion fait quelque chose, et c’est en cela qu’il faut aussi la comprendre sur le plan de la praxis, voire de la technê : mis en avant par Viktor Chklovski et l’école formaliste "’ Mais ce travail — comme on le dit pour une femme en couches — est aussi souffrance, lutte, débat intime ou obvie : il s’agit de donner naissance à un rythme au cœur même des conflits agités. Il s’agit de faire danser les conflits : Dionysos, encore une fois. Ou bien la dialectique, mais entendue de façon tout aussi hétérodoxe que chez Eisenstein : « [Les émotions dans l’art sont toujours] orientées en sens contraire et de la fable à la tragédie la loi de la réaction esthétique est la même : elle comporte un aflect qui se développe dans deux directions opposées et qui, a‘ son point culminant, est réduit à néant en une espèce de court-circuit. [...] La contradiction [est donc] la propriété la plus fondamentale de la forme artistique et du maté— 41. Ibid., p. 345 et 347. 42. Ibid., p. 360-361. 43. Ibid., p. 60—61 et 79—102.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

dau, et nous avons découvert, tel est le bilan de notre étude, que

la partie la plus centrale et déterminante de la réaction esthétique la prédominance de la contradiction affective [...]. [Cela met en jeu] le rythme comme fait artistique complexe, qui concorde entièrement avec la contradiction que nous avons présentée comme la base de la réaction artistique “. >> est

Et c’est ainsi que l’émotion fait sens jusque dans la manière dont elle joue sur les contradictions de la langue — mais aussi des images, des sons ou des situations théâtrales, cinématogra— phiques, etc. — pour en extraire quelque chose comme un rythme. La langue russe, par exemple, possède deux mots dif— férents pour dire la lune : « Le mot luna désigne quelque chose de capricieux, changeant, inconstant, fantasque (allusion aux phases de la lune), tandis que le mot mesjac signifie quelque chose qui sert à mesurer (allusion àla mesure du temps d’après les phases “’). >> Or la différence entre ces deux mots est >, dit Vygotski : le choix d’une forme entraînera donc bien dans son sillage le développement d’un pathos particulier, lui-même susceptible de se développer, de se diviser, d’entrer en conflit avec un autre. Ce qui apparaîtra constamment dans le dernier grand livre de Vygotski, Pensée et langage, où le rôle des images ne sera jamais ignoré dans la notion de > pensée par le psychologue, là encore, en termes de > et de « développements >> dialectiques ”"’. C’est bien, selon Vygotski, une image visuelle de la « tête >> (caput) qui investit d’emblée l’usage russe du mot Æapusta, , dit-il : et c’est avant tout parce que l’imagination y est centrale "’. D’ailleurs, écrit-il dans Pensée et langage, > L’isomorphisme que revendiquait Eisenstein entre l’ohraz cinématographique et l’« appareil psychologique humain >> peut désormais être compris sur la base d’une telle configuration théorique. Quand le cinéaste parle, ici de > et, là, de >, n’allons surtout pas reproduire les vieux stéréotypes philosophiques : n’allons pas croire qu’il y aurait entre les deux une différence de nature ou, même, de statut. Que l’une se contenterait de . Dans l’ouvrage de Vygotski sur Les Fonctions psychiques supérieures, on trouve plusieurs développements sur une notion qu’Eisenstein emploie quelquefois, celle des images éidétiques (elle se trouve également chez Luria). On y comprend qu’il ne s’agit jamais, pour Vygotski, de concevoir l’activité de la pensée comme un > de l’affect ou une > cohérente d’images en elles—mêmes dénuées de sens. C’est même le contraire qui doit être dit : dans les images éidétiques, la pensée se déploie en images, se met en œuvre à travers elles et non en dépit d’elles. Comment cela est-ce possible? La réponse de Vygotski tient dans la description de deux processus recoupant exactement ceux qui font, aux yeux d’Eisenstein, la puissance > du cinéma : le mouvement et le montage (ni synthèse, donc, ni sommation).

”’

48. M., Psychologie de l’art, op. cit., p. 290 (cf. aussi p. 55). 49. Ibid., p. 49-78. 50. Ibid., p. 293. 51. M., Pensée et langage, op. cit., p. 61. Cf.J.—Y. Rochex, « Vygotski et Wallon : pour une pensée dialectique des rapports entre pensée et affect », Avec Vygotski, op. cit., p. 121439.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

« Des observations sur les éidétiques, il ressort que la mobilité des images est extrêmement grande. [...] Les concepts ne se forment [donc] pas de façon simplement mécanique, notre cerveau ne fait pas de photographie collective [à la Galton], où par exemple l’image d’un chien se superposerait à une autre image de chien de sorte qu’on obtiendrait comme résultat une sorte de “chien col— lectif”. [En réalité] le concept se forme au moyen d’une réélabo— ration des images [...] pas par simple mélange [mais] par modifi— cation complexe de ce qui se passe lors de la transformation d’une image en facteur de mouvement ou en facteur de composition

douée de sens ’2

Et c’est ainsi que l’émotion devient, se développe, se

meut,

travaille et fait œuvre, qu’elle imagine et qu’elle pense. Pensée, non d’unje pense, mais plutôt d’un ça pense, s’il est vrai que l’émotion ne dit pas je. Pensée qui fuse du corps et de l’1nconscient. non par hasard, l’épi— graphe choisie par Vygotski pour sa Psychologie de l'art aura été tirée du grand texte de Spinoza sur les émotions (De afi‘ec— tihus) où il était demandé >, parce que >. Il faut sans doute, pour répondre à ce genre de question, toute une théorie du psychique — mais aussi bien, côté Eisenstein, une psycho— technique attentive aux émotions et aux corps via les gestes humains. Cette psychotechnique nommée cinéma. se monte. C’est ainsi qu’elle



EXTASES DU SUJET DÉSIRANT : CONFLIT ET DOMINANTE (LILAS, VENTRES, DRAPERŒS)

Le cinéma comme psychotechnique ? Tout y est psychique, alors que tout y est méthodiquement appareillé. Les appareils — la caméra avec ses réglages d’objectifs ou de cadres, la table de montage, le projecteur, etc. — n’y semblent manipulés que pour donner forme à une puissance des images qui sollicite, qui met en jeu toute notre conscience et tout notre inconscient, ne serait-ce que parce qu’un lien mystérieux s’éta— en effet,

52. L. S. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supé— rieures, op. ci.,t p. 452 et 462. 53. Id, Psychologtedelart op. cit., p.1.3 Cf. Spinoza, Éthique (1677), III, 2, Seuil, 1988 (éd. 1999), p. 209. scolie, trad. B. Pautrat, Paris, Éditions

pdu

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

323

blit, chez le spectateur comme chez le cinéaste, entre mémoire et désir. Or, c’est bien souvent comme cela qu’Eisenstein parle justement de son propre travail, de sa propre >. Son >, écrite en 1946 et versée dans ses Mémoires, commence, ainsi, sur quelque chose qui n’est pas sans évoquer le fameux > de Léonard de Vinci dont l’interprétation, par Freud, l’avait littéralement bouleversé dans ses jeunes années : . Être cinéaste, ne serait-ce pas alors, tout simplement, se donner les moyens techniques — artistiques — pour déjouer cette inquiétude en la rejouant, en maîtrisant les règles de son jeu, de son destin ? Etre cinéaste, ne serait-ce pas renverser l’angoisse véhiculée par les images de mémoire pour en jouer et, par là, les > en images de désir? Quitte à en marquer le regard de son spectateur à son tour? > En sorte que la branche de lilas participe presque, selon la logique de l’ohraz comme >, non seulement d’un Souve— nir d’enfance à la Freud, mais encore du Traumatisme de la naissance à la Rank — livre passionnément lu par Eisenstein 68. Viktor Chklovski, en 1927, remarquait que la conception du scénario et la direction des acteurs, dans les films d’Eisenstein, avaient su dépasser tous les > de l’« idylle petite-bourgeoise >> ou du mélodrame à l’américaine : >. Eisenstein s’engagera dans l’Armée rouge en 1918, laissant son père du côté des en lui tout ce que le cinéaste allait lui opposer du côté de l’imagination comme de la politique : >



C’est encore contre le paradigme paternel — autorité, stase qu’Eisenstein revendiquera l’excentrisme et l’extase : soit un,

soulèvement du devenir et de la mobilité (cinéma des expé— riences) contre toutes les forces de l’immobilité et de la per— manence75 (statues des commandeurs). Eisenstein ira jusqu’à mettre sa passion pour l’activité pédagogique sur le compte d’une même lutte contre le versant paternel : > Ainsi, l’immense curiosité déployée par Eisenstein — curiosité épistémique et sexuelle tout à la fois, ainsi que la lecture du Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci l’en avait convaincu — aura été mise au compte, elle aussi, de quelque chose comme un soulèvement contre le père 77. En face de ce conflit contre le dominant, il y aura donc l’accord avec — voire l’entrée dans — la dominante : musicale, poétique, maternelle, féminine. C’est la Muse par excellence du désir artistique, celle qui fait de toute image (obraz) une dynamique, un jeu relancé en permanence, une tropologie infinie : métonymies (les synecdoques des gros plans) ou métaphores (les condensations que Freud nommait Verdichtungen, mot si proche de Dichtung, la poésie, comme Eisenstein n’a pas manqué de le souligner 78). Et aussi les échanges de formes verbales et de formes visuelles nommés par Freud des processus du Darstellbarkeit (comme dans le cas du mot boynia, qui 74. Ibid., p. 108. 75. Ibid., p. 109. 76. Ibid., p. 117. 77. Ibid., p. 98-108. 78. M., « Stuttgart », art. cit., p. 94-95.

manques DE LA SURVIVANCE

331

le montage extraordinaire de La Grève). Et encore sous—tendait cette forme capitale entre toutes, mise au pinacle par les grands

poètes du romantisme allemand jusqu’à ce que Freudlui consacre un ouvrage entier : le Witz ou trait d’esprit, dont Eisenstein a trouvé tant d’exemples dans la caricature du XIX€ siècle (par exemple le > entre les wagons d’un train et un den— tier chez l’Anglais George Horatio Derby 75’). Il est caractéristique qu’Eisenstein, sans lâcher les fonde— ments de sa pensée dialectique, ait voulu comprendre dans le Witz — à partir de Jean-Paul et des romantiques allemands explicitement cités à ce moment — un processus de montage qui « compare des grandeurs incommensurables [et] cherche leurs similitudes [formant alors des relations non pas conceptuelles mais] concrètes 8°. >> Autrement, le Witz créera une bifurcation — de la forme, du sens, du pathos —, comme dans cet exemple de montage où l’on croit avoir affaire à du pur Kouléchov avant de tomber des nues (c’est encore une histoire de famille explosée) ou d’éclater de rire : « Prenez par exemple une tombe, juxtaposez—en l’image avec celle d’une femme en deuil, pleurant tout à côté, et chacun déduira immédiatement : c’est une veuve. C’est précisément dans cet auto-

matisme de notre perception qu’Ambrose Bierce a trouvé tout l’effet d’une de ses fables — express — fantastiques, “La veuve

inconsolable" :

Une femme en voile de deuil sanglotait sur une tombe. un quidam compatissant, les bontés du Ciel sont infinies. Ily aura certainement, quelque part au monde, un autre homme que votre mari, avec qui vous pourrez être encore heureuse ! — Ily eut un tel homme, gëmit—elle, ily eut… mais c’estjustement sa tombe ! >>

—- Consolez—vous, Madame, lui dit



Bien souvent, avant que nous jouions des choses, ce sont les choses elles—mêmes qui se jouent de nous. Eisenstein ne s’amuse pas trop lorsqu’il met en deux brèves phrases l’un des épisodes les plus déchirants de son enfance : > Quant à la 79. 80. 81. 82.

M., Dickens et Griflith. op. cit., p. 92-94. Ibid., p. 230. Je souligne. M., « Montage 1938 >> (1938), Le Film :sa forme, son sens, op. cit., p. 214. M., Mémoires, op. cit., p. 101.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

branche de lilas paradisiaque — mais déjà cadrée, déjà tendue sur la toile du paravent japonais —, elle se prolongera en d’autres images à dominante féminine, d’autres images qui nous parlent de l’ailleurs et de la draperie au vent : > Significativement dans ce récit surgira >, histoire de bien situer, sexuellement parlant, la dominante en question. Egalement proche de cette image sera celle de l’actrice Ermolova au portrait de laquelle — par le peintre russe Valentin Sérov — Eisenstein consacrera un long texte écrit entre 1937 et 1939. C’est, en effet, une femme bien > que mon— tre le tableau construit sur un point de vue de contre-plongée et sur une économie de cadrages que le cinéaste analysera dans



tous ses

détails (fig. 54).

La question — cinématographique, c’est-à-dire à la fois tech—

83. Ibid., p. 67. 84. Ibid., p. 316-317. 85. Ibid., p. 316. 86. Ibid., p. 319.

poLITÏQUÈS DE LA SURVIVANCE

,

333

nique et fantasmatique — pourrait s’exprimer ainsi : comment tourner autour d’une femme ? Comment filmer la dominante ? Eisenstein commence par composer un montage textuel très intéressant entre les propos enthousiastes de Constantin Stanislavski sur la grande actrice russe — > — et le jugement hostile d’Ivan Axionov qui disait à son propos : > Or, pour schématiser son approche de > et de > sur le portrait d’Ermolova, Eisenstein va produire un petit dessin où l’on distingue quatre points de vue de son choix, tous focalisés sur ce > et qui, graphiquement, apparaît comme un appendice phallique de la dame — lecture tendancieuse de ce qui se présentait, dans le tableau de Sérov, sous la forme des mains de l’actrice posées sur son ventre {fig. 55). Mais le ventre lui—même, comment l’aborder dans cette image (fig. 54) ? Madame Ermolova est, ici, tout de noir vêtue. Son ventre, alors — son autre sombre, entre noir et rouge —, comme par un effet de totus pro parte, semble coïncider avec l’ensemble de ce corps vêtu qui a pourtant la couleur d’un trou, d’un espace—caverne, couleur de l’intimitéla plus aveugle. Le motif phallique, comme tout autre d’ailleurs, n’aura donc pas le dernier mot : la dominante n’existe elle-même que dans

l’élément du conflit d’où elle aura voulu s’exhausser et >, pour ainsi dire. C’est le conflit — déjà très clairement représenté dans le dessin des Notes pour une histoire générale du cinéma (fig. 22) — entre ce qui, dans tout art du montage, fait coupe et fait lien, blessure et suture, cadrage qui tranche et atmosphère qui enveloppe... Comme si toute image était tendue entre sa fatalité de naître dans la blessure et un désir de retourner au giron maternel, celui que les anciens théolo— giens nommaient justement uterus et inchoatio formarum, la matrice d’engendrement des formes. Eisenstein, on le sait, a tiré de ses lectures psychanalytiques, celles d’Otto Rank en particulier, une thématique extrèmement développée autour de ce qu’il nommait MLB, abréviation du 87. Id, « Ermolova », art. cit., p. 208.

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54. Valentin Sérov, Maria Ermolova, 1905. Moscou, Galerie Tretiakov.

allemand Mutterleib, Leib désignant à la fois le corps en général et — par échange du tout et de la partie, mais une partie bien particulière puisque c’est en elle que se forme justement le tout d’un corps — le ventre maternel : le . Phrase simple, extraordinaire en même temps. Et -ï} qu’est—ce à dire, sinon que les images sont inlassablement dia— ', lectiques, et la dialectique inlassablement irrésolue? Toute naissance n’est-elle pas un drame entre un contenant et une coupure? Telle est bien l’obraz elle-même selon Eisenstein, mais qu’il affirme également lire à chaque page de l’Ulysse de Joyce, où le continu et la dissociation ne cessent, selon lui, d’échanger leurs puissances respectives "’. C’est comme une perpétuelle fugue ”, ou alors une corrida96 dans lesquelles coexistent la plus sauvage des violences et la plus précise des géométries, comme s’il était possible de jouer, en art, tout à la fois la dualité conflictuelle et la duplicite' ambivalente : d’où les longues spéculations eisensteiniennes sur , dans lesquelles voisinent les jeux mathématiques et les icônes russes, l’érotisme extrême-oriental (Yain—Yang) et les dislocations cubistes de l’espace ”’. Même si les réflexions auxquelles je fais ici référence datent principalement des années 1940, il est possible de les voir au travail dans les montages mêmes du Cuirassé Potemkine. Ce film raconte bien le passage d’un conflit (la viande avariée, c’est-à-dire la lutte des classes) à une dominante (le désir révolutionnaire) et de cette dominante à un conflit d’ordre aggravé (le massacre de masse sur l’escalier d’Odessa) appelant luimême à une dominante d’ordre élargi (Octobre, qui d’ailleurs ne sera pas, loin s’en faut, la fin de cette histoire). Dans un texte de 1929 intitulé Mais le maximum d’impact émotionnel sera atteint quand la sortie hors 104. Cf. G. Didi—Huberman, L'Image survivante, op. cit., p. 249-270. Id., Ninfa modema. Essai sur le drape' tombé, Paris, Gallimard, 2002.

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58. Sergueï M. Eisenstein, Eh .' de la pureté cinématographique, 19.34. Dessins à l’encre et photogrammes intégrés au manuscrit.

de soi, dépassant les limites individuelles, affectera le milieu. Alors le milieu sera lui-même >. Un modèle, pour Eisenstein, est ici > Bien loin du détail seulement dissocié que Roland Barthes isolait dans le fichu, > mais — le bewegtes 105. B. Amengual, Le Cuirassé Potemkine, op. cit., p. 65-66.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

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Beiwer/e, comme disait Aby Warburg — selon une dynamique tout autre, où la dissociation (le conflit) avait également statut de milieu (de dominante) et, donc, de rythmicité formelle. C’est une dynamique que le cinéaste s’emploiera souvent à > en analysant, plan par plan, le montage pathétique des voiles de bateaux et des gestes expressifs dans la scène de fraternisation des Odessites avec les marins du Potemkine ’06 (fig. 58). Il pourra alors, au creux de cette rythmicité proche de l’inconscient, parler d’une > du montage capable de se développer comme un véritable principe de métamorphose : «femme transformée en voile >> ou >... Ce qui l’incitera, comme d’habitude, à de nouvelles associations d’images, par exemple avec la célèbre Liberté guidant le peuple de Delacroix, où le drapé de la femme se soulève érotiquement — depuis le bas de sa robe jusqu’au drapeau républicain tenu à bout de bras — dans une équivalence audacieuse avec le milieu lui-même, c’est-à-dire le soulèvement politique de la Révolution de juillet 1830... Association propre à ravir l’attention du cinéaste aux phénomènes de survivances, quand la > d’une Victoire antique vient investir l’urgence d’un phénomène politique de notre modernité. EXTASES DU SUJET IMAGINANT : LA DIALECTIQUE RÉGRESSIVE

Eisenstein ne partageait pas seulement avec l’iconologie d’Aby Warburg — entendue comme une vaste > (Kulturwùsenschaft) des images, des gestes et, donc, des émotions — une attention de premier plan aux «formules pathétiques >> (Pathosformeln) et aux essentielles mobilités ou > (Wanderungen) des images. Il savait aussi que 106. S. M. Eisenstein, > (1934), Le Film : sa forme, son sens, op. cit., p. 97-109 (une traduction plus fiable se trouve dans les Cahiers du cinéma, n° 210, 1969, p. 6-15). Id., « Quelques mots sur la composition plastique et audio-visuelle » (1945), trad. A. Zouboff, Cinématisme, op. cit., p. 139151. 107. M., (Nachleben). Il y a une vingtaine d’années de cela, essayant de tirer les conséquences théoriques de la participation d’Eisenstein à la ;_ revue Documents, en 1930, j’avais esquissé une mise en rapport ’ des problématiques abordées par le cinéaste avec celles de Georges Bataille et d’Aby Warburg : il s’agissait de comprendre ce qu’est une de formes intenses et, enfin, une > de formes pathétiques “’”. En dépit des réserves alors exprimées par Annette Michelson 109, il apparaît aujourd’hui, à la suite des travaux de Daniele Dottorini, Sylvia Sasse ou Antonio Somaini ”° — mais ce chantier est vaste, Méthode et les Journaux inédits nous réservant sans doute de nouvelles découvertes —, que les relations entre la théorie warburgienne des images et les réflexions eisensteiniennes peuvent être encore resserrées, ne serait-ce qu’au niveau du vocabulaire puisque > (formuli pafosa), tout



> (migrazii ou peregrinationii) et > (perejitbi) font bien partie du système notionnel d’Eisenstein. L’hypothèse sur le lien entre ornement et désarroi psychique,

par exemple, apparaîtra moins étrange sous la plume d’Eisen— stein si l’on se souvient qu’une psychologie de l’ornement était au cœur

de l’esthétique allemande de l’époque,

notamment

108. G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 280-383. Id., L'Image survivante, op. cit., p. 271—505. 109. A. Michelson, >, October, n° 88, 1999, p. 69—85. 110. D. Dottorini, >, La forma della memoria, op. cit., p. 147-157. S. Sasse, >, Pathos. Zur Geschichte einer pmblematischen Kategorie, dir. C. Zumbuch, Berlin, Akademie Verlag, 2010, p. 171.-190. A. Somaini, Ejzenftejn, op. cit., p. 350-381. 111. Par exemple cette citation, par Eisenstein, d’Histoire de l'œil de Georges Bataille dans le manuscrit de Méthode, qu’a signalée Elena Vogman dans le cadre du colloque Interpositions. Montage des images et production du sens, dir. A. Beyer, A. Mengoni et A. von Schëning (Paris, Institut National d’Histoire de l’ArtEikones Bfldkrifik-Centre Allemand d’Histoire de l’Art) en février 2011. Dans ce sens va également l’important dossier réuni par François Albera et intitulé , voire > (Urphà‘nomen), du montage. Tout part d’un sacrifice et d’une mise en pièces, tout parvient cependant à ce que fleurissent les formes et dansent les survivances. Entre les deux : une sorte d’extase de la coupure. Tout cela développé, comme d’habitude, à travers un feu d’artifice d’exemples, parmi lesquels : Osiris et Laocoon ; les sacrifices aztèques (dont Eisenstein avait eu connaissance, avant son voyage au Mexique, dans un article de Georges Bataille et au cours de ses contacts avec les ethnologues parisiens du musée du Trocadéro); la course de taureaux et le repas totémique ; le thrènos des Grecs anciens, c’est-à-dire la lamentation funèbre devant le corps du défunt... Et, bien sûr, le destin de Dionysos lui-même dont Eisenstein trouvera des > jusque chez Lessing, Balzac ou Walt Whitman “’... Il apparaît clairement, dans ces pages, que la notion de montage aura été envisagée par Eisenstein sur un plan beaucoup plus profond — il le nommera bientôt Grundproblem — que celui d’une pure et simple histoire de cinéma, voire des arts en général. Il s’agit plutôt de comprendre la > ou la > de phénomènes irnmémoriaux d’ordre anthropologique, touchant au corps humain, à ses gestes émo112. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 57-59. Cf. K. Lamprecht, Moderne Geschichtswissenschaft, Fribourg-en-Br., Heyfelder, 1905 (2‘ éd., Berlin, Weid— mann, 1909). A. Pinotti, Ilcarpe dello stile. Storia dell’arte come storia dell’estetica a partire di Semper, Riegl, Wôlfllin, Milan, Mimesis, 2001. 113. S. M. Eisenstein, Teoria generale de! montaggio, op. cit., p. 226-231.

344

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

tifs — Eisenstein parlant alors d’une > agissant sur un immense arc temporel —, à la construction même de la pensée, de la connaissance, et pour finir aux modalités politiques du vivre-ensemble ”’. > dans sa lon— gue durée ”’. Et de même que Warburg voyait dans certains gestes contemporains — celui d’une golfeuse, par exemple — la survivance de gestes typiques chez les Ménades mettant Orphée à mort ”", de même Eisenstein verra—t-il dans l’acteur excentrique contemporain la survivance d’une antiquité dio— nysiaque ”’. Ou bien dans le jeune homme sauvagement tué par des bourgeoises à coup de parapluies — c’est dans Octobre — une survivance d’Orphée lui-même massacré par les

Ménades118 (fig.

61-62)...

Les trois notions les plus fondamentales, sans doute, de la

Kulturwissenschaft warburgienne — formules pathétiques, migrations, survivances -— apparaissent donc bien au cœur de

l’anthropologie eisensteinienne des images. Remarquons tout de suite à quel point cette perspective pouvait heurter le dogme soviétique. Migrations culturelles et survivances de l’antiquité ? Comment donc les concilier avec le nationalisme stalinien et l’unilatérale idéologie du progrès socialiste? Les gestes pathétiques ? Staline lui-même ne manquera pas d’en considérer la question comme rétrograde, nulle et non avenue : >, art. cit., p. 61-79. E. Vogman, « Die Osiris-Methode », art. cit., p. 39— 66. 115. S. M. Eisenstein, Teoria generale del montaggio, op. ci.,t p.140. 116. A. Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne (1927-1929), Gesammelte Schriften, II-I, éd. M. Warnke etC. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000 (2° éd. revue, 2003). p. 128-129. 117. Cf. O. Bulgakowa, FEKS. Die Fabrik des Exzentrischen Schauspielers, op. cit., p. 22-32 (« Proletarische Dionysien »). 118. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 72—73.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

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comparer la houe de bois primitive au tracteur moderne à chenilles ”9. » Eisenstein, de son côté, n’a jamais renoncé à chercher du côté de l’origine : de façon à entrevoir, non pas la > fatalement perdue des choses, mais leurs > pour ainsi dire, à savoir leurs recommencements, leurs retours, leurs survivances. Il cherchait des >, c’est-

à-dire des phénomènes dans lesquels le > (Sprung) extatique pouvait avoir valeur d’« origine >> (Ursprung), la naissance ou reviviscence de quelque chose d’immémorial. C’est pour cela qu’il se renseignait sur toutes les formes d’imageries populaires ou de langages argotiques ”°. Il se passionnait pour le cirque et les rituels camavalesques, en sorte que le parallélisme avec l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine s’impose ici comme une évidence : Bakhtine, dans les années 1920, avait cherché — comme Eisenstein, Vygotski et tant d’autres — à dépasser les oppositions d’école entre forme et contenu ; il s’était construit une philosophie de l’acte au croisement, disait—il, > (un rituel de deuil ne répond-il pas exactement à cette définition ?) ; il s’était interrogé sur le statut du personnage dans le récit littéraire et il avait tenté d’accorder le marxisme au point de vue freudien ; il voyait son domaine un champ de convergence de toute — la littérature — comme et l’épaisseur historique anthropologique des gestes humains ; d’où ses travaux ultérieurs, ignorés d’abord puis devenus clas— siques, sur Rabelais et la culture carnavalesque ”’. 119. ]. Staline, Le Marxisme et les problèmes de linguistique (1950), trad. ano-

nyme, Pékin, Editions en langues étrangères, 1974, p. 45. 120. Cité par L. Moussinac, Serge Eisenstein, op. cit., p. 36-37.

121. M. Bakhtine, , >, « sensible/intefligible >>, etc. Dès 1928, Eisenstein jetait ce pont audacieux entre l’émotionnel et l’intellectuel, arguant dialectiquement du fait que, > Il est sûr qu’Eisenstein voulut mettre en scène Le Capital de Karl Marx : mais c’était avec des outils sensoriels issus du > de Molly Bloom dans Ulysse de Joyce... Tant il est vrai, disait-il avec humour qu’« il n’y a pas de Begrifi‘ [concept] (griffes !) absolus >>. Comment faire avec un tel artiste qui se tient si haut dans la pensée conceptuelle mais n’hésite jamais à > — à >, dirait celui qui ne veut pas l’admet— tre ? Faire pleurer des vieilles femmes devant le cadavre de Vakoulintchouk, n’est-ce pas faire régresser la dialectique révo— lutionnaire ? Deux événements permettent de mieux comprendre cette tendance à la régression, parce qu’ils l’ont précisée, donc aggravée. D’un côté, ils ont fortement contribué à étendre cette façon de penser jusqu’à une ampleur théorique considé— rable; d’un autre ils ont contribué, ultérieurement, à bien des malheurs ou déboires dans la vie du cinéaste. Je veux parler

”’

(1965), trad. A. Robel, Paris, Gallimard, 1970. Cf. T. Todorov, Mikhail Bakhtine : le principe dialogique, Paris, Editions du Seuil, 1981, p. 4248 et 145-172. D.J. Haynes, Bakhtin and the Visual Arts, Cambridge—New York, Cambridge University Press, 1995. 122. S. M. Eisenstein, « Un point de jonction imprévu >>, art. cit., p. 31. Id, >, art. cit., p. 158. 123. Id, « Lettres à Léon Moussinac >> (1928-1931), Cinémas. Revue d’études cinématographiques, XI, 2001, n° 2—3, p. 161.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

347

de ses deux grands voyages en Europe occidentale ( 1929-1930) et au Mexique (1930-1931). En Allemagne, Eisenstein s’est trouvé, bien sûr, en territoire de > — notamment pour ce qui concerne l’industrie cinématographique et les avant— gardes artistiques —, mais aussi dans un milieu propice à formuler quelque chose comme une théorie de la régression : d’où l’importance de ses contacts avec la psychologie expérimentale, par exemple les études de Kurt Lewin sur les gestes expressifs enfantins, et surtout avec la psychanalyse freudienne qui le sollicitait si profondément ”"’. Toutes les notions psychanalytiques relatives à la régression — latence, compulsion de répétition, Riickbildung, formation de symptôme, retour du refoulé... — semblaient en effet concerner directement la pratique des images qu’il entendait mener. En France, Eisenstein aura découvert quelque chose qui le rapprochait un peu plus encore d’une pratique de la régression par les images. Il rencontra les surréalistes — le groupe d’André Breton, Salvador Dali, etc. — et commença par leur opposer fermement sa propre pratique de > : en sorte, disait—il, qu’« ils font juste l’inverse de ce qu’il faut faire ”’ >>. Et, surtout, ils se comportaient en bourgeois typiques, ces > qu’il détestait ”". Mais les expériences devaient se succéder à un rythme inattendu, de sorte que sa position de départ — celle, grosso modo, de sa conférence àla Sorbonne du 17 février 1930127 — se transforma singulièrement, d’une part au contact de l’école ethnologique française, d’autre part avec la découverte de pratiques esthétiques hétérodoxes qui le fascinèrent beaucoup. Retour au pathos et à l’extase, donc, dans une visée plus globale et sociale que jamais : l’excursion à Reims. Voici deux voyages à Chartres. Voici Amiens.

>, art. cit., p. 171183. Id. (dir.), Eisenstein und Deutschland. Texte, Dokumente, Briefe, Berlin, Akademie der Künste-Henschel Verlag, 1998. 125. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 219. 126. Ibid., p. 264. 127. Id, «Les principes du nouveau cinéma russe >> (1930), La Revue du cinéma, II, 1930, n° 9, p. 16-27.

348

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Voici mes visites privées à des magasins d’éditions catholiques. intéressé par le problème de l’extase religieuse en tant que problème partiel du pathos. À mon hôtel, dans l’armoire à vêtements, alternant avec les livres de Lévy—Bruhl sur la pensée primitive, se trouvent : Saint Jean de la Croix (le saint espagnol), les œuvres de sainte Thérèse, la Manresa — manuel d’exercices spirituels de saint Ignace de Loyola [...], et avec Tual nous sommes allés tout récemment à Lisieux voir ce temple de mauvais goût de la “petite sainte” canonisée il y a peu — sainte Thérèse de Lisieux. [...] Mais Lisieux est trop peu pour moi. Je brûle d’aller à Lourdes. Je suis très intéressé par les manifestations d’extase de masse comme psychose d’une foule "’... >>

Je suis

Voici donc convoqué par Eisenstein tout le matériel psychologique et sociologique réuni par Jean-Martin Charcot dans La foi qui guérit, par Pierre Janet dans De l’angoisse à l'extase, par Lucien Lévy-Bruhl dans La Mentalitéprimitive, par Robert Hertz dans ses Mélanges de sociologie religieuse et de folklore ou encore par Marcel Mauss dans ses travaux sur le sacrifice, les > ou l’« expression obligatoire des sentiments >>. Ce n’est pas un hasard si la rencontre d’Eisenstein avec la revue Documents aura pu s’inscrire dans la sphère intel— lectuelle du travail de Mauss dont se réclamaient Georges Henri Rivière et Michel Leiris aussi bien que Georges Bataille lui-même. C’est dans ce contexte tout à la fois > et , ajoutant dans ses Mémoires : «Je suis lié avec eux ”". >> Comment la pratique systématique de l’extase des documents chez Georges Bataille et ses complices — mais aussi chez d’autres photographes ou cinéastes rencontrés par Eisenstein, tels Germaine Krull ou Joris Ivens — pouvait-elle ne pas intéresser le cinéaste ou, du moins, le confirmer dans sa question posée aux phénomènes concomitants de l’image, de l’affect et de la régression ? 128. Id, Mémoires, op. cit., p. 234-235. 129. Ibid., p. 238. Cf. ibid., p. 266 (sur le pamphlet Un cadavre dirigé

André Breton).

contre

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

349

Mais c’est au Mexique qu’Eisenstein aura trouvé ce qu’il cherchait vraiment du côté de l’« extase >> et de la >. On pourrait même dire qu’il se trouva, au Mexique, de plain-pied avec la possible coexistence — quel paradis ! quel anachronisme ! — entre régression et révolution. Rappelons que, lorsqu’Eisenstein arriva au Mexique en décembre 1930, la révolution, commencée en 1910 et riche en rebondissements, avait trouvé son statut politique dans la Constitution de 1917 et la fondation, en 1929, du Parti Révolutionnaire Institutionnel qui devait se maintenir àla présidence du pays pendant les quelque soixante-dix années à venir. C’est peut-être depuis l’expérience mexicaine, d’une certaine façon, que pourra se comprendre jusqu’au bout la > qu’avait constitué, dans le récit du Cuirassé Potemkine, la scène des pleureuses devant le cadavre de Vakoulintchouk. , Après un voyage assez catastrophique aux Etats-Unis, qui devait se solder par la rupture du contrat établi avec la Paramount ”°, Eisenstein se sauva, pour ainsi dire, au Mexique qui le > en retour par la richesse et l’intensité de son monde naturel et culturel, esthétique et historique, affectif et politique. >, écrira le cinéaste en 1946 ”’. Que convoque-t-il exactement dans cette phrase ? Deux façons, je pense, de mettre en jeu — et en péril aussi — la méthode dialectique elle-même : d’abord, la > renvoie à un certain régime de pensée émotionnelle où ne disparaissent ni l’intensité de l’émotion, ni la rigueur de la pensée; ensuite, la > renvoie à un certain régime de temporalité anachronique où ne disparaissent ni les désirs portés vers le futur, ni les survivances portant l’irnmémorial. Eisenstein a perçu le Mexique, non pas comme un territoire unilatéralement donné dans sa culture propre, mais comme un vertigineux montage temporel d’hétérogénéités — historiques, sociales, religieuses, artistiques, politiques — qui, bien sûr, le 130. Ibid., p. 329-364. Cf. I. Montagu, With Eisenstein in Hollywood ( 1967), Berlin, Seven Seas Publishers. 1968. 131. S. M. Eisenstein, « Rêve de vol plané », art. cit., p. 64.

350

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

fascina jusqu’à l’« extase >>, comme il l’aura dit lui—même. En 1931, il écrivait qu’au Mexique > Or, c’est exactement ce qu’auront éprouvé la plupart des grands voyageurs de ces contrées, de D. H. Lawrence à Antonin Artaud — mais, pour commencer, d’Edward B. Tyler qui y formula sa première théorie des survivals, à Aby Warburg qui, depuis le proche Nouveau Mexique, expérimenta sa propre hypothèse du Nacbleben ”3. On sait qu’Eisenstein, durant cette période, tira profit, non seulement des écrits encyclopédiques de James George Frazer, mais encore et surtout de l’étude très spécifique et remarquablement illustrée d’Anita Brenner sur les liens entre la peinture révolutionnaire du Mexique contemporain — celle d’artistes que le cinéaste rencontra, tels David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco ou Diego Rivera - et, d’autre part, les survivances précolombiennes intensément à l’œuvre dans toute la société mexicaine en dépit de la christianisation forcée des Conquistadors ”". L’expérience mexicaine n’aurait pas eu l’importance que lui a reconnue Eisenstein s’il ne s’était agi que d’une > et à quelques éléments psychiques, enfantins ou érotiques, même s’ils apparaissent ici et là, dans les Mémoires, quelque part entre les rituels orthodoxes de Novgorod et les rituels catholiques de Mexico, ou bien entre la culpabilité sexuelle occidentale et une innocence sexuelle supposée chez les Indiens “". Ce qui compte semble plutôt la dialectique exu132. M., « Notes pour Que Viva Mexico ! » (193 1), trad. B. Du Crest, Les Écrits mexicains, éd. S. Bernas, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 159. 133. E. B. Tyler, Ana/mac : Or Mexico and the Mexicans, Ancient and Modem, Londres, Green, Longman & Roberts, 1861. M.. Primitive Culture. Researches into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art, and Custom, Londres, Murray, 1871. A. Warburg, Le Rituel du serpent. Récit d'un voyage en pays pueblo (1923), trad. S. Muller, Paris, Macula, 2003 (éd. 2011). 134. S. M. Eisenstein, «Postface au scénario du film Que Viva Mexico !>> (1947), trad. B. Du Crest, Les Écrits mexicains, op. cit., p. 131-144. Cf. A. Brenner, Idols Behind Altars. Modem Mexican Art and Its Cultural Roots, New York, Payson & Clarke, 1929. 135. ld., Mémoires, op. cit., p. 132-138, 207-210 et 553-577. Cf. M. Set0n, Eisenstein, op. cit., p. 196-230. D. Fernandez, Eisenstein, Paris, Grasset, 1975 (éd. revue, 2004), p. 171-201 (qui a tenté une interprétation psychobiographique d’Eisenstein aussi peu concluante que celle de Seton).

351

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

bérante que fait jouer toute une société entre le vivant et le mort : >. Et, plus précisément :

’“

— ou l’immémorial d’une survivance, un symptôme de temps enfouis — peut-elle faire fonction

”’

141. L. Trotsky, 1905, op. cit., p. 72-80. 142. A. Bogdanov, « L’art et la classe ouvrière >> (1918), trad. B. Grinbaum, La Science, l’art et la classe ouvrière, Paris, François Maspero, 1977, p. 249-250. 143. E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Paris, PUF, 1960 (éd. 1990), p. 562—563 et 572-574. 144. S. M. Eisenstein, La Non-indfiérente Nature, II, op. cit., p. 99. M., , comme on a pu le dire en rapprochant la pensée d’Eisenstein avec celle de Pavel Florensky sur les liturgies orthodoxes de l’icône "”, n’est-ce pas en termes de transgression qu’il faudrait, comme chez Georges Bataille, poser la question des survivances du

sacré dans le présent des gestes politiques eux-mêmes "“? La transgression avant-gardiste n’en passe-t-elle pas souvent par une mémoire, voire une réactualisation, de l’archaïque ? Même si Eisenstein a ignoré les travaux d’Aby Warburg sur le rôle des survivances dans la modernité elle-même — par exemple à trayers son analyse magistrale du Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet —, il aura fort bien intégré les hypothèses métapsychologiques de Freud, de Vygotski voire de Luria sur l’actualité de l’archai'que dans les sphères les plus raffinées de la vie adulte "’”. Ayant discuté avec Kurt Lewin, il savait fort

"”

bien le rôle formateur que celui-ci attribuait aux mouvements de régression ou de > dans le développement psychique "". Une politique des survivances est donc à l’œuvre

145. P. Florensky,>

Tout homme qui chemine devrait accepter que son chemin puisse être, soudain, un chemin de retour. Devant ses interlo-

de plus en plus agressifs — «Je n’attends pas de S. M. Eisenstein qu’il nous raconte des histoires sur les femmes polynésiennes, tout cela est beaucoup trop loin de nous >>, > —, le cinéaste continuera de défendre son hétérodoxe dialectique et son assomption esthétique de la régression. Toute la suite de cette histoire sera celle d’un retrait progressif dans la sphère privée, même si Eisenstein n’a jamais cessé de publier des articles et d’enseigner. Mais le grand manuscrit de Méthode, qui devait présenter tout l’éventail de ses hypothèses théoriques, n’aura gagné sa liberté de ton et d’idées que sur le terrain de la non-publication et de la non-publicité, si ce n’est de la clandestinité “"’. Méthode est un manuscrit de 2 459 feuillets recto-verso qu’il n’entre pas dans mon propos ni dans ma compétence d’analyser ici, mais dont on doit savoir qu’il réunit peu ou prou tout ce qu’Eisenstein a pu élaborer dans les suites, notamment, de sa cruciale expérience mexicaine. Il s’apparente aux manuscrits erratiques d’Aby Warburg à l’époque de l’élaboration de l’atlas Mnémosyne. Comme eux, il était inachevé à la mort de son auteur. Là où Warburg avait parlé de Grundbegrifi‘e dans ses cuteurs

’”

158. Ibid., p. 162-163. 159. Ibid., p. 167. 160. M., Metod— Die Methode (1932-1948), éd. O. Bulgakowa, Berlin, Potem— kinPress, 2008. Cf. N. Kleiman, « Grundprohlem e le peripezie del Metado », Sergej Ejzens“tejn :oltre il cinema, op. cit., p. 277-290. 0. Bulgakowa, n’est autre que celui de la mystérieuse dialectique entre > — ce > — où se déploie la puissance > des images, entre affects et concepts, explosions pulsionnelles et constructions intellectuelles, retours de l’immémorial et décisions quant au futur. Il s’agit bien, alors — comme chez Warburg, une fois de plus — d’une recherche sur les images au sens le plus large qui soit, dans une aire géographique ou historique aussi vaste que possible, mais au point crucial, incandescent, >,._ . de leur plus grande nécessité anthropologique "”. Et c’est là, pour finir, qu’Eisenstein nous sollicite tant par sa > paradoxale. Ilne suffit pas de souligner le > de ses références, comme disait Jacques Aumont, ni de se demander avec David Bordwell s’il aura, ou non, véritablement rompu avec l’approche marxiste 162. Ce qui demeure en suspens, mais d’autant plus remarquable pour cela, est sa façon, tellement pertinente et ô combien difficile, de vouloir tenir les deux bouts de la dialectique et de l’image, c’est-à-dire de la non-synthèse. Antonio Somaini, dans sa présentation des Notes pour une histoire générale du cinéma, cite un texte écrit à l’époque de Méthode, évidemment non publié du vivant du cinéaste tant il porte la marque de l’échec à se faire entendre, ce qui n’empêche jamais, chez Eisenstein, le trait d’ironie : > Ce qui veut dire : ils ne peuvent pas comprendre qu’une dialectique des images ne produise justement pas de synthèse, pas de , Screen, XV, 1974, n° 4, p. 2946. 163. Cité par A. Somaini, « Généalogie, morphologie, anthropologie des images », art. cit., p. 252.

Formouas DE LA SURVIVANCE

359

rieur >> mais, au contraire, un retour à quelque chose de plus pauvre, de plus fragile mais de plus fondamental. >, disait déjà Eisenstein en 1931 “"‘. Et l’activité artistique serait justement un possible lieu pour éviter cette chose et s’en aller affronter d’autres dangers plus vitaux, plus anciens ou plus >. EXTASES DU SUJET ESTHËTIQUE :

LA DIALECTIQUE AGRESSIVE

Eisensteinfait partie de ces grands artistes pour qui,justement, l’art ne représentait pas tout :ni de toutes choses de la vie en général. L’art n’est jamais si grand que lorsqu’il ne se prend pas lui-même pour le nombril — cette petite chose — du monde. Il est significatif que quand, dans ses Notes pour une histoire générale du cinéma, Eisenstein se pose la question de la >, il n’a plus besoin de répéter la leçon moderniste ou progressiste habituelle, qui serait d’affirmer victorieusement le cinéma comme > qui l’ont précédé dans l’histoire. Sans doute part-il de cette idée — qui caractérisait toutes les avant-gardes des années 1920 et 1930 — mais, justement, il en part désormais. Ilfait pour cela, comme on l’a vu, le choix de placer la technique du cinéma sur le plan d’un modèle de > : façon de se tenir sur le plan élargi d’une anthropologie plutôt que sur le territoire académique d’une histoire progressiste ou d’un paragone entre les différents arts visuels. Il semble se contenter d’accumuler les exemples, et cela va dans tous les sens, pas seulement pour le désordre et le >, mais aussi pour la volonté —- parfaitement légitime et méthodique — de soustraire les images à toute hiérarchie de médiums, de styles ou d’époques : voilà pourquoi Nicéphore Niépce voisine avec l’acte quotidien de > et Léonard de Vinci avec l’« impression des mains dans les cavernes >>.

“”

’“

164. S. M. Eisenstein, > (1931), trad. F. Albera A. Zouboff, Cinématisme, op. cit., p. 136. 165. M., Notes pour une histoire générale du Cinéma, op. cit., p. 179. 166. Ibid., p. 181—183.

et

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Inutile d’entrer dans la question, fort débattue, de savoir si les productions de l’avant—garde russe, Eisenstein compris, relevaient d’une > ou d’un rapport beaucoup plus impur d’« hybridations >>, comme l’a soutenu Pietro Mon— tani avec beaucoup d’arguments probants 167. C’est la stratégie de transversalité, perpétuellement entretenue par Eisenstein, qui frappe d’abord le lecteur de ses textes "’”. Sa notion de l’histoire de l’art semble résulter d’un montage aussi rapide, intense et > que dans sa façon de filmer l’histoire d’une grève ou d’une révolution politique : il ne cesse, en effet, de mettre en contact les œuvres les plus hétérogènes, selon un principe qui n’est ni de déduction historique (comme chez Panofsky), ni d’album stylistique (comme ches Malraux), ni même d’adas problématique (comme chez Warburg). On a plutôt l’impression qu’il cherche à faire exploser les déterminismes formels aussi bien que chronologiques dans une pratique de montages anachroniques à même d’incarner sa propre notion dialectique — > — des images "’”. Voilà pourquoi l’art gothique se trouve ajointé par Eisenstein à la notion d’hallucination, la Derelitta de Botticelli comparée à un gros plan de cinéma, Greco envisagé sous l’angle du montage, Piranèse admiré pour sa >, Rodin magnifié pour son art de >, sans parler de Daumier, Menzel ou Degas, de l’art japonais, de Picasso, d’Orozco et de tant d’autres ”°. Sans compter la littérature 167. P. Montani, d’un milieu érotique (sreda, en somme) et l’« acuité >> ou cruauté d’une coupure ”9 (obrez). Eisenstein ayant affirmé que > et que >, on comprend que la > concomitante pût dépendre pour lui, outre l’élément du désir, d’une véritable dialectique du geste à la fois figuré (sur la feuille de papier) et mis en acte (par la main et le crayon). Voilà pourquoi nombre de ses dessins mexicains sont des représentations d’actes ou de gestes de sexe et de mort d’où se dégage un mélange étonnant de cruauté et d’humour. Il y a des meurtres en séries, des orgies, des scènes de prostitution,

qui oscillait toujours



des corridas fortement sexualisées; on fait l’amour dans des 179. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 624-625 . 180. Ibid., p. 91. 181. Ibid., p. 97.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

367

64. Sergueï M. Eisenstein, Que Viva Mexico !, 1931. Photogramme (Maria se lamente sur le corps de Sebastiân).

cercueils; hétérosexualité et homosexualité — masculine ou féminine —, tout est mélangé ; il y a des scènes très sadiques, il y a aussi des dessins intitulés Sacher Masoch ou Plaisirs masochz‘ques ; il y a beaucoup d’images de fellations et de sodomies, comme dans un dessin très comique, intitulé Una alternative: muj complicata [sie], dans lequel on voit un grand taureau sodomiser son matador qui, à son tout, sodomise un taureau plus petit qui, à son tout, sodomise un tout petit matador ”"... C’est quelque chose d’étonnant, à mi-chemin entre Walt Disney et le marquis de Sade, ou bien entre Daumier et Antonin Artaud : je veux dire entre les exagérations du Witz, de la caricature ou du dessin animé, et la mise en scène fantasmati— que, déchirante, de toutes les agressions possibles sur le corps humain. C’est en découvrant cet aspect bien peu officiel 182. G. Ackerman et J.-C. Marcadé, S. M. Eisenstein : dessins secrets, op. cit., pl. 16, 53-54, 72. 143-144, etc.

368

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

65. Sergueï M. Eisenstein, Cruauté, 1931. Dessin aux crayons de couleur. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’État (RGALI).

d’Eisenstein que les critiques auront pu orienter leurs interprétations, dès les années 1970, du côté de Freud, Sade ou Artaud "”. François Albera s’est interrogé sur les valeurs d’usage de la ligne graphique chez Eisenstein : il y voit un outil dialectique permettant à la fois le jeu — éventuellement cruel, livré aux pouvoirs de l’inconscient — de la déformation et celui — bien plus méthodique, si ce n’est mélodique — d’une construction 183. Cf. P. Bonitzer, «Les machines e(x)tatiques (macroscopie

et

significa-

tion) », Cahiers du cinéma, n° 271, 1976, p. 22-25. Id, « La nature d’Eisenstein », préface à Œuvres, II. La Non-r‘ndzfi‘érente Nature, I, op. cit., p. 7-13. J. Aumont,

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

369

orientée vers la prise de conscience, la lucidité, la théorie ”"’.

Ce double mouvement est fondamental. On peut en trouver un exemple caractéristique dans les diverses représentations graphiques qu’Eisenstein s’est forgées de sa propre notion d’ekstaz ou extasis : ici, nous voyons un personnage aux membres >, à la fois comme le fameux Homo ad circulant de Léonard de Vinci et comme le personnage beaucoup plus inquiétant d’Acéphale 18’; là, au contraire, nous découvrons une tête d’enfant au croisement des membres ajointés d’une femme et d’un homme ”"’ ; Léon Moussinac a montré une troisième version (il y en a certainement d’autres) où Eisenstein se représenta lui-même les membres ouverts, mais c’est parce qu’il était écartelé par quatre chevaux, comme dans l’horrible sup-

plice médiéval ”". La cruauté ou la par les mille et une images de la violence dans l’histoire. C’est ainsi que reviendra le souvenir brûlant du livre illustré d’Armand Dayot sur la Commune de Paris : « Par quelque miracle, le “petit garçon impressionnable” tombe, dans le bureau de son père, sur [...] une édition française richement

illustrée de L'Année 1871 et la Commune de Paris. C’est précisément dans mon âge tendre que je commence à me passionner pour les révolutions, et précisément pour les révolutions françaises. Bien sûr, à cause de leur romantisme fondamental. De leur pittoresque. De leur caractère insolite. Montage Eisenstein, op. cit., p. 38—40. R. Carasco, Hors-cadre Eisenstein, Paris, Macula, 1979, p. 31-50. B. Amengual, Que Viva Eisenstein !, op. cit., p. 439-450. H. Lôvgren, « Trauma and Ecstasy : Aesthetic Compounds in Dr. Eisenstein’s Laboratory », Eisenstein Revisited A Collection of Essays, dir. L. Kleberg et H. Lôvgren, Stockholm, Almqvist & Wiksell Intemational, 1987, p. 93-111 (repris dans Eisenstein at Ninety, dir. I. Christie et D. Elliott, Oxford—Londres, Museum of Modern Art-British Film Institute, 1988, p. 101-116). «V. Tacquin, « La déformation extatique », Admiranda. Cahiers d'analyse dufilm et de l’image, n° 7, 1992, p. 14-23. M. Milliard, « L’autre image :le graphique et le filmique >>, ibid., p. 46-57. 184. F. Albera, « Eisenstein dans la ligne. Eisenstein et la question graphique », Eisenstein : l’ancien et le nouveau, op. cit., p. 77—102. 185. Cf. G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe, op. cit., p. 317. 186. Cf. A. Somaini, Ejzenftejn, op. cit., fig. 55. 187. Cf. L. Moussinac, Serge Eisenstein, op. cit., p. 161. 188. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 41.

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

370

Avidement, on plonge dans un livre après l’autre. La guillotine ÏÇ:É'= captive l’imagination. On est étonné par les photographies de la :. colonne Vendôme renversée. Passionné par les caricatures d’André”

Gill et d’Honoré Daumier. [...] Des tableaux de la Commune de Paris, ce qui est resté dans ma mémoire avec le plus d’amité, c’est la scène dans les camps de concentration des Versaillais, où des dames crèvent avec leur parapluie les yeux des communards prisonniers. L’image de ces parapluies ne me laissa pas de répit jusqu’à ce que, “en dépit du bons sens”, je la fourre dans la scène du massacre du jeune ouvrier au cours des journées de juillet 1917 >> (fig. 61-

””

62).

Eisenstein ne fait pas mystère du caractère sexuel, extrême—

ment troublant, de ces expériences d’images agressives qui, tout à la fois, documentent la violence de l’histoire et répercutent en quelque sorte cette violence sur leur spectateur. On trouve

encore, dans les Mémoires, un rappel de la scène de castration

exploiteur Maigrat >>, dans Germinal — scène par laquelle, dit-il, Zola parvient à > —, et un souvenir des premières expériences de > avec des images de filles de joie ou de supplices à la Octave Mirbeau ”’. Alors, écrit Eisenstein à propos de ces cruautés contemplées, >. Comme dans le massacre final du Potem/eine la cruauté infligée aux victimes vient, en quelque sorte, se retourner visuellement contre nous (fig. 35-37) au moment même où nous sommes pris dans le mouvement d’accompagner la colère des > d’Odessa (fig. 43-46). Or, désirer subir la violence d’une image — pour éventuellement désirer, plus tard, la remettre en scène et la donner à voir à d’autres spectateurs —, ce n’était pas seulement pour Eisenstein s’engouffrer dans un pur et simple exercice du pathos de la violence. A partir du moment, dit—il, où la question de la forme est assumée de bout en bout, nous ne sommes plus

du

, quand ce qu’il revendique est d’un tout ordre — un >, dira-t-il . C’est alors que la > se déplace sur le plan du logos révolutionnaire, c’est-à-dire d’une connaissance de l’histoire. A propos du Potemkine comme de ses autres films des années 1920, Eisenstein a pu dire que, > (oroufle') pour détruire simplement ou pour vaincre, et d’« outil >> (oroudie') pour servir :« Ici l’art s’élève jusqu’à la simplement ou pour construire 198aspects conscience de soi comme un des de la violence, / un terrible outil de la puissance lorsqu’on en use “mal”, et une arme destructrice frayant le chemin de l’idée victorieuse 199. >> Et n’allons pas croire que tout cela a été juste écrit rétrospec— tivernent, comme si Eisenstein se laissait aller, dans la rédaction de ses Mémoires entre 1940 et 1946, à une réinterprétation plus 197. Ia'., Mémoires, op. cit., p. 51—52. 198. Ibid., p. 53.

199. Ibid., p. 54. Cf. ibid., p. 1974-175.

374

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

de son travail antérieur. Il est qu’au contraire ce point de vue extraordinaire de aura été mis en place de longue date, prospectz‘vement ou, du moins, dans l’accompagnement immédiat des premiers grands films : ainsi, l’année même, 1925, où il travaillait ardemment à la mise en scène du Cuirassé Potemkine, Eisenstein trouva le temps d’écrire un long article sur la > inhérente à la puissance même de ses images. Ce texte semble avoir deux titres, et fort dissemblables. L’un est confortne àla phraséologie du temps : , ce que la suite du texte permettra de comprendre comme une critique acerbe de deux films sortis en 1924-1925, Le Rayon de la mort de Lev Kouléchov et Course à la gnôle d’Abram Room 20°. Le titre > ne cachera pas bien longtemps la position très singulière d’Eisenstein vis-à—vis de la > esthétique dominante : > La question de la forme engage tout, elle est inséparable du contenu. Mais cela veut dire aussi que le >, si l’on peut parler ainsi, relève d’une dialectique et non pas d’un statut unilatéral : ce n’est autre qu’une dialectique du manifeste et du latent. On doit, certes, poser à la forme des questions d’idéologie : mais àla condition de ne pas en ignorer la dynamique inconsciente. Eisenstein réfute toute position idéaliste : il conteste en ce sens que l’on crée >, comme le croient encore certains artistes soviétiques autour de lui 202. Mais, loin de résoudre la question avec quelque constater

200. H., > (1925), trad. V. Posener, Cinémas. Revue d’études dnématograpbzÿues, XI, 2001, n° 2-3, p. 73—108. 201. Ibid., p.74. 202. Ibid., p. 73-76.

pOLITIQUES DE LA SURVIVANCE

absolu >> que

375

il ouvre alors toute grande la porte de l’inconscient, Freud, Rank et Sachs à l’appui : >

Et c’est alors qu’Eisenstein — sur le plan d’une observation

> comme d’une réflexion sur son cas > — va poser la polarité sado-masochiste comme l’axe fon-

damental de cette dialectique. Elle est repérable, selon lui, dans

certains chefs-d’œuvre de Griffith, de Stroheim (avec leur constante mise en scène de l’agression sociale) ou de Chaplin “"’” (avec sa constante mise en cause de l’humiliation sociale). Évidemment, dit-il, elle est sublimée dans les formes artistiques, selon une idée puisée dans la psychanalyse freudienne, mais aussi dans les idées de Lev Vygotski — par exemple l’idée de l’art comme > ou celle du « défaut >> psychique comme susceptible de métamorphoses — qu’une allusion d’Eisenstein semble assez précisément désigner 205. Mais la sublimation ne saurait être, aux yeux du cinéaste, une commode synthèse réconciliatrice. Elle n’apaise en rien la violence psychique, au contraire elle lui donne une intensité et une dynamique particulières : > 203. Ibid., p.76. 204. Ibid., p. 82-88. 205. Ibid., p. 105. 206. Ibid., p. 80 et 83.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

Il n’y a donc à craindre ni la représentation de la > (on pourrait ici penser aux pleureuses d’Odessa elles-mêmes, mais Eisenstein donne dans son texte l’exemple... des estampes érotiques d’Aubrey Beardsley), ni celle de la cruauté agressive, comme on le lit si souvent chez, Dostoïevski que convoque ici le cinéaste 207. Ce qui, en revan._ che, produira les effets les plus néfastes, sur ce plan fantasma— tique, sera la fixation ou l’immobilisation de cette dialectique : autrement dit sa fétz'cbisation, cela même qu’Eisenstein repro—. che au film de Kouléchov Le Rayon de la mort 2°”. Immobiliser la dialectique agressive, ce ne serait plus interroger les mouvements de l’histoire, mais simplement faire de la violence une institution à part entière. L’intensité pathétique des formes doit donc constamment s’attacher, en tant que mouvement dialec— tique, d’une part à lafixationformelle du >, d’autre part à la dissolution formelle et inorganique que le cinéaste repère, par ailleurs, dans La Course à la gnôle d’Abram Room 209. Tout cela pour que ni la régression, ni l’agression, ni la transgression ne puissent faire défaut à la nécessaire dialec— tique des images porteuses de pathos. EXTASES DU SUJET HISTORIQUE : SOULEVER LES TEMPS

Les pleureuses d’Odessa, dans Le Cuirassé Potemkine, souf— frent et subissent. C’est même le sens précis du mot pathos. Est-ce à dire, étant > et passives, qu’elles ne sont pas les > de l’histoire ? Certainement pas. Mais comment, alors, comprendre leur accession à la praxis que supposerait cette qualité d’actrices ou d’agissantes ? Comment comprendre qu’elles aussi font l’histoire et prennent une part active aux métamorphoses du devenir, notamment du devenir 207. Ibid., p. 85. 208. Ibid., p. 88—94. 209. Ibid., p. 94-103. Cf. M. Iampolski, « Federstrich quer durch die Einstellung. Raumeffekr als sado-masochistische Semantik >>, Eisenstein und Deuts— chland, op. cit., p. 165—170. Id, « La sublimation comme formation de la forme. Notes sur un article inédit d'Eisenstein », trad. E. Outcharenko, Cinémas. Revue d’études dnématogmpbzÿues, Xl, 2001, n° 2—3, p. 111-143.

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POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

politique ? La réponse d’Eisenstein tient, une fois encore, dans le mot montage : il faut, dit-il, une certaine façon de pratiquer le montage, une certaine façon de monter ou de remonter le temps. Dès 1924-1925 — au moment, donc, où le projet du Potem/eine se mettait en place —, le cinéaste écrivait que — mais à condition de voir que ce que Rancière accorde au sensible, il faut l’élargir à tout ce qu’Eisenstein nommait le pathos : soit un > qui ne serait pas seulement > (l’œil et ce qu’il voit) mais encore >, voire > (l’œil et ce dont il s ’émeut, comme disait Merleau-Ponty 232). Il ne s’agit pas, évidemment, de > de force, de la > à tout prix au sens où il la faudrait unanime en tant qu’« émotion de masse >>. Constamment Eisenstein aura su ménager cette fragile dialectique — et cela parce qu’il avait lu Freud, je pense, mais c’est un point qui

cesse de dire «je ». ment en scène,

”’

demeure, dans la critique eisensteinienne, sujet à divergences — : entre gros plan et plan général, de l’être singulier plurie point de vue de la pars et point de vue de la totalitas. Il n’y eut jamais chez Eisenstein, c’est l’évidence, le genre de mépris — ou de peur — des foules que l’on trouvait, par exemple, chez un Gustave Le Bon ”" ; mais il n’y eut pas plus de ce triomphalisme des masses que l’on trouvera chez tous les grands dirigeants soviétiques. Et cela pour la simple raison que, de La Grève au Cuirassé Potemkine, Eisenstein aura su montrer le devenir politique d’un peuple à partir du moment où celui-ci, loin de s’humilier à exposer son plus grand impouvoir, aura pu trouver dans cette exposition même le principe de sa puissance historique. Cet impouvoir ne disparaît jamais dans le Potemkine; on pourrait même dire qu’il progresse, qu’il s ’accomplit en quelque sorte dans le destin de chacune des femmes mises en scène, depuis le grand deuil du port d’Odessa jusqu’ au grand massacre de l’escalier Richelieu, avec ce point d’orgue que constitue la mort de l’enfant (fig. 69-70) et la marche à contre-courant de sa mère faisant face à l’inexorable

”’

231. J. Rancière, Le Partage du sensi.ble Esthétique et politique, Paris, La Fabrique Editions, 2000. 232. M. Ponty, L'Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964,p.26. 233. J.-.L Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Éditions Galilée, 1977 (éd. augmentée, 2013). Cf. O. Bulgakowa, « Eisenstein, Fritz Lang und der Kôrper der Masse », Eisenstein und Deutschland, op. cit., p. 143-156. 234. G. Le Bon, Psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 1963 (éd. 2013).

Merleau-

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69. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (mort de l’enfant).

(fig. 71). Barthélemy Amengual, qui a publié un décou— page très précis de cette séquence, écrit qu’il s’agit là du

troupe

>, ce qu’Eisenstein avait déjà précisément analysé, dans La Non-indzfiérente Nature, en insistant notamment sur la composition en contrastes des rythmes mis en présence : le pas implacable de la troupe qui descend l’escalier, la course affolée de la foule en fuite, et le « mouvement lent et solennel de la figure de la mère qui monte, tenant son fils tué 2” >>. > du Potemkine, sans doute. Mais justement en ce que le pathos y devenait une > de la praxis politique : marcher à contre-courant, braver avec lenteur et solennité les forces de la violence et de la domination, se retrouver front à front avec l’ennemi. C’est un moment auquel nous pourrions associer, non seulement La Mère de 235. S. M. Eisenstein, La Non-indifférente Nature, I, op. cit., p. 87. Cf. B. Amengual, Le Cuirassé Potemkine, op. cit., p. 84 (découpage et analyse p. 84-

99).

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70. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (mort de l’enfant).

Poudovkine ou Mère Courage de Brecht, mais encore toutes les figures féminines de nos tragédies antiques 236sans compter, dans l’autre sens, toutes les femmes contemporaines que l’on aura vues engagées dans l’impouvoir et la lutte, de la Chine à l’Iran ou de l’Argentine à la Syrie. On sait que la mère tsigane du Potemkine mourra à son tout sous le feu de la troupe, comme Vakoulintchouk au début du film. Mais, en tant qu’image, elle survivra : elle ne sera pas oubliée, elle sera commémorée à son tour pour inspirer de nouveaux désirs, de nouvelles luttes, lorsqu’une soldadera au Mexique ou une pasionaria en Espagne auront su reprendre ses gestes, ses >. Eisenstein, en bon dramaturge comme en anthropologue avisé, savait bien qu’avec la mort de l’enfant sur les marches de l’escalier d’Odessa, il « touchait >> à ce qui > le plus profondément, sans doute, la psyché de ses spectateurs et, sans doute, la sienne propre. C’est là, dans ces images éprouvantes, 236. Cf. N. Loraux, Façons tragiques de tuer unefemme, Paris, Hachette, 1985. M., Les Mères en deuil, Paris, Éditions du Seuil, 1990.

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

71. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (la mère et l’enfant face à la troupe).

qu’a lieu le passage à l’extrême limite de cette > du cinéma eisensteinien dont les aspects sado-masochistes ne sont pas sans relations avec le fantasme typique, étudié par Freud, de l’enfant battu 2”. Rappelons que le petit garçon qui meurt sur l’escalier d’Odessa a, plus ou moins, le même âge qu’Eisenstein en 1905 : dans ses Mémoires, le cinéaste parlera d’ailleurs de la > qui l’assaillent en relation avec le fait que >. La cruauté fondamentale du Patent/eine consisterait, alors, à fonder la naissance d’une révolution sur la mort d’un enfant et la douleur de sa mère — mais sur la puissance malgré tout, face à l’armée qui s’avance, de cette mère tsigane qui, à la fois se lamente et se soulève (fig. 71). 237. S. Freud, « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèses des perversions sexuelles », trad. D. Guérineau, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973 (éd. 1978), p. 219-243. 238. S. M. Eisenstein, Mémoires, op. cit., p. 131.

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391

C’est, alors, comme s’il était donné aux mères de donner naissance jusque dans le pathos du deuil. Il n’est pas fortuit que le fameux texte de Gershom Scholem sur les lamentations des prophètes bibliques — texte écrit en 1917 — ait exactement porté sur ce lien entre lamentation sur la naissance et naissance par la lamentation : >

L’année 1928, en effet, marque les débuts institutionnels d’une > à laquelle Eisens— tein aura pu se soustraire lors de ses voyages en Occident, mais qu’il retrouvera accomplie, c’est—à—dire bien durement >, en 1932. Selon Marc Ferro, c’est dès 1924, à la mort de Lénine, que le pouvoir soviétique avait instauré un nouveau rapport, beaucoup plus contraignant, aux artistes et aux écrivains . Quoi qu’il en soit, la > évoquée "" dans sa lettre par Eisenstein n’aura pas été un vain mot. Dès 241. Cité par L. Moussinac, Serge Eisenstein, op. cit., p. 122-124. 242. Cf. S. Fitzpatrick (dir.), Cultural Revolution in Russia, 1928—1931, Bloomington—Londres, Indiana University Press, 1978. 243. M. Ferro, « URSS : le cinéaste dans la cité » (1989), Cinéma et histoire, op. cit., p. 191-208.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

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les années 1930 à Paris, Boris Souvarine s’attachera à raconter cette Tragédie des lettres russes dans laquelle, soit dit en pas— sant, le cas de Maxime Gorki n’est pas sans évoquer celui d’Eisenstein "““. Le cinéaste n’aura donc plus jamais cessé de naviguer, comme il le pouvait, entre les menaces dressées par ceux-là mêmes >, comme il le disait dans sa lettre à Léon Moussinac. Pensons à l’obligation qui lui fut faite de rentrer urgemment du Mexique — il n’avait pourtant pas terminé son tournage — au moment où naissaient les soupçons qu’il pouvait être un agent pro-américain, voire un idéologue trotskiste. Pensons au > mise en scène par Eisenstein, avec ses connotations « de type biblique et mytho-

””

244. B. Souvarine, Tragédie des lettres russes (1937-1965), éd. J.-L. Panné, Paris, Pierre—Guillaume de Roux, 2014, p. 209-220. 245. Cf. E. Schmulevitch, Un «procès de Moscou » au cinéma : Le Pré de Béjine d’Eisenstein, Paris, L’Ham1attan, 2008. 246. Cf. M. Seton, Eisenstein, op. cit., p. 286—405 . O. Bulgakowa, Sergei Eisenstein : A Biography, trad. A. Dwyer, Berlin-San Francisco, Potemkin Press, 2001, p. 210-233. J.—L. Leutrat, Échos d’Ivan le Terrible. L'éclair de l’art, les foudres du pouvoir, Bruxelles, Éditions De Boeck Université, 2006. 247. S. M. Eisenstein, « Du théâtre au cinéma », art. cit., p. 113.

394

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

72. Chris Marker, Le Fond de l’air est rouge, 1977. Photogramme (manifestation dans les années 1960).

logique >> en plein milieu d’un village kolkhozien : fatal anachronisme, en effet "’”. La même année, le vieux camarade du cinéaste, Serge Trétiakov, fut condamné à mort, comme bientôt deux autres de ses plus proches amis, Isaac Babel (fusillé à Moscou le 27 janvier 1940) et Vsevolod Meyerhold (torturé en 1939 et exécuté le 2 février 1940). Eisenstein, qui était né avec — et par — la révolution russe, aura donc été brisé par la trahison de ce que cette révolution avait de plus précieux, de plus vivant. Il n’y aura pas survécu. Il est mort alors qu’il venait juste d’avoir cinquante ans. Mais, bien que son œuvre ait été passablement mise en pièces et défigurée, ses images admirables survivent bien jusqu’à nous : elles continuent de danser, de manifester leur densité, leur énergie, leur poésie, leurs plaintes et leurs désirs. Comme le disait Bertolt Brecht, le Potemkine réussit — et continuera de le faire, sans doute — à > la conscience du spectateur, 248. B. Choumiatski, « Les erreurs du Pré de Beÿ'ine » (1937), cité par L. Moussinac, Serge Eisenstein, op. cit., p. 177.

POLITIQUES DE LA SURVIVANCE

395

fût-il un spectateur bourgeois, comme si la magie de ce film tenait à ce que > La mère tsigane continuera donc, sans relâche, de remonter solennellement l’escalier d’Odessa, son fils mort dans les bras (fig. 71). Elle-même, comme personnage, va bientôt mourir. Mais son double geste — se lamenter sur, se soulever contre — lui survivra indéfiniment. Pour renaître, ici et là : comme dans le magnifique hommage que lui aura consacré Chris Marker dans Le fond de l’air est rouge (fig. 72). L’histoire des révolutions est donc bien loin d’être close : parce qu’on n’empêchera jamais personne, ni de pleurer un mort, ni de porter plainte, ni de réclamer justice. Ni de remonter un escalier à contre-courant. Et parce que les images savent véhiculer la survivance de tous ces gestes-là.

249. B. Brecht, L’Achat du cuivre (1939-1955), trad. sous la direction de

J.-M. Valentin, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000, p. 572.

VI

DIALECTIQUES DU SENSIBLE

PEUPLES REPRESENTABLES, PEUPLES IMAGINAIRES ?

La représentation du peuple se heurte à une double difficulté, si ce n’est une double aporie, qui vient de notre impossibilité à subsumer chacun des deux termes, représentation et peuple, dans l’unité d’un concept. Hannah Arendt disait qu’on ne par— viendra jamais à penser la dimension politique tant qu’on s’obstinera à parler de l’homme, puisque la politique s’intéresse justement à quelque chose d’autre, qui est les hommes, dont la multiplicité se module à chaque fois différemment, qu’elle soit conflit ou communauté '. De même devra-t-on dire, et avec force, qu’on ne parviendra jamais à penser la dimension esthétique — ou le monde du > auquel nous réagissons à chaque instant - tant qu’on parlera de la représentation ou de l’image : il n’y a que des images, des images dont la multiplicité même, qu’elle soit conflit ou connivence, résisteà toute synthèse. C’est pourquoi on peut dire que le peuple tout simplement, > comme unité, identité, totalité ou généralité, cela n’existe tout simplement pas. À supposer qu’il y ait encore

quelque

une population intégralement autochtone comme on le voit, mais c’est sans doute l’un des ultimes exemples connus, dans les images documentaires de First Contact où sont enregistrés les premiers échanges, en 1930, entre un groupe d’aventuriers et une population de la Noupart



velle-Guinée coupée du reste du monde depuis l’aube des temps 2 —, > n’existe pas car, même dans un tel cas

1. H. Arendt, Qu’est-ce que la politique? (1950-1959), trad. S. Courtine— Denamy, Paris, Le Seuil, 1995 (éd. 2001), p. 39-43. 2. B. Connolly et R. Anderson, First Contact, 1982. Cf. F. Niney, L’Épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 283.

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES.“

400

d’isolement, il suppose un minimum de complexité, d’impureré que représente la composition hétérogène de ces peuples mu1. tiples et différents que sont les vivants et leurs morts, les corps et leurs esprits, ceux du clan et les autres, les mâles et les femelles, les humains et leurs dieux ou bien leurs animaux... Il n’y a pas un peuple : il n’y a que des peuples coexistants, non_ seulement d’une population à l’autre, mais encore à l’intérieur — l’intérieur social ou mental — d’une même population aussi cohérente qu’on voudrait l’imaginer ce qui, d’ailleurs, n’est jamais le cas . Il est toujours possible d’hypostasier > en identité ou bien en généralité : mais la première est factice, vouée à l’exaltation des populismes en tous genres4; tandis que la seconde est introuvable, telle une aporie centrale pour toutes les > ou historiques. Il n’est pas étonnant que Pierre Rosanvallon ait intitulé son enquête historique sur la représentation démocratique en France Le Peuple introuvable’. Dès le début de ce livre pointe déjà le >, comme il est écrit en toutes lettres : malaise d’une démocratie — à savoir, littéralement, le > — tendue entre l’évidence de son horizon en tant que > et l’inachèvement criant, souvent scandaleux, de sa réalité en tant que , les . Mais son expression même, >, engagée qu’elle se trouve dans un diagnostic aussi sévère, n’est pas sans conséquences sur les deux notions ajointées par lui, celle de peuple et celle d’émotion, par le biais de cette troisième qu’est, justement, la représentation. On comprend bien que la représentation puisse véhiculer les émotions factices des écrans de télévision et des colonnes de maga-





11. Cf. C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie (1924—1931), trad. 1988. 12. P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable, op. cit., p. 440—441. 13. Ibid., p. 445-446. 14. Ibid., p. 447-448. 15. Ibid., p. 447.

J.-L. Schlegel, Paris, Éditions du Seuil,

DIALECT“IQUES DU SENSIBLE

403

zines ; elle peut même, sans aucun doute, véhiculer les grandes > totalitaires auxquelles Carl Schmitt souscrivait en 1933. Mais la représentation, c’est comme le peuple, justement : c’est quelque chose de multiple, d’hétérogène et de complexe. La représentation — nous le savons un peu plus

précisément depuis Nietzsche et Warburg — est porteuse d’effets structuraux antagoniques ou paradoxaux, ce qu’on pourrait nommer des > au niveau de leur fonctionnement sémiotique, ou bien des > symptomales à un niveau plus métapsychologique ou anthropologique 16. Les peuples et leurs émotions nous demandent donc bien plus que cette critique condescendante qui vaut révocation : une révocation phflosophiquement convenue — platonicienne en son fond — du monde sensible en général, de ses motions propres donc de ses éventuelles ressources. SE FROTTER LES YEUX DEVANT LES IMAGES DIALECTIQUES

Il faudrait donc reprendre avec un peu moins de hauteur voire de mépris — ce que Hegel nommait chez le peuple cette — «façon inorganique de faire savoir ce qu’il veut et ce qu’il pense >>, ou bien ce que Carl Schmitt concédait aux masses sous l’espèce de l’« acclamation >> (évidemment Carl Schmitt aura beaucoup moins parlé de la protestation des peuples, de leurs douleurs, de leurs imprécations, de leurs > ou de leurs appels à l’émancipation). Si le peuple—émotion est un peuple imaginaire, comme l’affirme Pierre Rosanvallon, cela ne veut pas dire pour autant qu’il serait >, >, voué à la > et >. Cela ne veut pas dire qu’il > — et la plus simple raison en est que les émotions elles-mêmes, comme les images, sont des inscriptions de l’histoire, ses cristaux 16. Pour les « syncopes >>, cf. L. Marin, « Ruptures, interruptions, syncopes dans la représentation de peinture >> (1992), De bi representation, éd. D. Arasse, A. Cantillon, G. Careri, D. Cohn, P.-A. Fabre et F. Marin, Paris, Éditions du Seuil-Gallimard, 1994, p. 364—376. Pour les «déchirures », cf. G. Didi-Huberzmage. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les man, Devant !’ Éditions de Minuit, 1990, p. 169-269 (>).

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PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

de lisibilité (Lesbarleeit), pour reprendre ici une notion com— de penseurs ayant reconsidéré, et trente XX° siècle, c’est-à—dire dans années Vingt les du dans un contexte de luttes contre le fascisme, les rapports fonda— mentaux entre historicité et visibilité des corps (je pense bien sûr à Walter Benjamin, Aby Warburg, Carl Einstein, Ernst Bloch, Siegfried Kracauer voire Theodor Adorno 17). Car les émotions elles-mêmes — comme les images, selon le concept magistral qu’en a forgé Benjamin — sont dialectiques. Cela veut dire, pour commencer, qu’elles entretiennent un rap— port très particulier avec les représentations : rapport d’inhé— rence et de disjonction à la fois, rapport d’expression et de conflit àla fois. Au même moment où Aby Warburg commen— çait d’observer les jeux de > et de > des > dans la longue durée des images ”’, Sigmund Freud insistait, dans la Traumdeutung, sur un point capital, déjà reconnu par lui dans l’observation des symptômes hystériques : qu’il y ait de l’inconscient implique qu’il existe une dialectique complexe — ici expression et là conflit, ici congruence et là discordance — entre les afiects et les représentations ”. S’il est vrai que l’histoire des sociétés ne va pas, elle non plus, sans inconscient, alors il faut se rendre à l’évidence formulée par Walter Benjamin dans son Livre des passages : > Quand l’humanité ne se frotte pas les yeux — quand ses images, ses émotions et ses actes politiques ne se voient divisés mune à toute une constellation

17. Cf. G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Les Editions de Minuit, 2000. Et le récent numéro de la revue en ligne Trivium, n° 10, 2012 (« Lisibiüté/Lesbarkeit >>), dirigé par M. Pic et E. Alloa. 18. Cf. G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p. 115-270. 19. S. Freud, L'Interprétattbn du rêve (1900), trad. J. Altounian, P. Cotet, R. Lainé, A. Rauzy et F. Robert, Paris, PUF, 2003 (éd. 2010), p. 509—511. 20. W. Benjamin, Paris, capitale du XIX‘ siècle. Le Livre des passages (19271940), trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 481 (N 4,1).

405

DIALECT“IQUES DU SENSIBLE

par rien —, alors les images ne sont pas dialectiques, les émotions sont > et les actes politiques euxmêmes est donc à chercher dans la crise de leur figuration aussi bien que dans celle de leur mandat. C’est ce que Walter Benjamin avait compris en toute clarté dans son essai de 1935 sur > : > Là où > dans les stades ou sur les écrans du cinéma commercial, il faudra donc dialectiser le visi— ble : fabriquer d’autres images, d’autres montages, les regarder autrement, y introduire la division et le mouvement associés, l’émotion et la pensée conjuguées. Se frotter les yeux, en somme : frotter la représentation avec l’affect, l’idéal avec le



refoulé, le sublimé avec le symptomal. Une représentation des peuples redevient possible à partir du moment où l’on accepte d’introduire la division dialectique dans la représentation des pouvoirs. Il ne suffit pas, comme le fait Pierre Rosanvallon, de retracer l’histoire du mandat politique à partir des prémisses démocratiques de Tocqueville; il ne suffit pas plus, comme le fait Giorgio Agamben, de repenser l’archéologie du > et de la qui >, qui > N’était-ce pas là une manière, très > sans doute, de faire exploser le > et de lui substituer, par ce signal interposé, un modèle d’« historiographie matérialiste >> caractérisé par le démontage et le remon— tage de toute temporalité ? Telle est, en tout cas, la fragilité des peuples eux-mêmes : la destruction de quelques horloges publiques et la mort des quelque huit cents insurgés de juillet n’auront pas empêché la récupération bourgeoise et monar— chiste du mouvement. Mais Walter Benjamin — qui écrivait ces lignes à l’instant du plus grand danger pour lui, soit en 1940 —— aura voulu faire lever cette sorte d’« image de rêve » où toutes les horloges seraient fusillées, pour se frotter les yeux devant elle, et pour reformuler dans ce geste même du réveil la tâche de l’historien qui nous échoit aujourd’hui encore, en des phrases que, depuis longtemps, je ne me lasse pas de recopier :



« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un sou— venir (sich einer Erinnerung bemà‘chtigen), tel qu’il surgit à l’instant du danger (wie sie im Augenblicle einer Gefahr aufblz'zt). Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir une image du passé (ein Bildder Vergangenheit) qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la

classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de est sur le point de la subjuguer "'. >>

nouveau la tradition au conformisme qui

24. Ibid., p. 440. 25. Ibid., p. 441. 26. Ibid., p. 431.

407

DIALECTIQUES DU SENSIBLE

Cette insistance sur la >

— distinguée de

tout

« conformisme >> culturel — ne doit pas nous surprendre dans un contexte pourtant dominé par le danger immédiat et l’urgence à y répondre politiquement. Benjamin partageait avec

Freud et Warburg la conscience aiguë de l’efficacité anthropo—

logique des survivances ; il partageait avec Bataille ou Eisenstein la perception enjouée d’une efficacité politique des survivances, que ce fût en se frottant les yeux devant les carcasses animales aux abattoirs de La Villette ou devant les squelettes en mouvement d’une procession mexicaine, et comme, plus tard, des cinéastes tels que Jean Rouch, Pier Paolo Pasolini ou Glauber Rocha devaient le montrer en toute clarté. Mais cette percep— tion historique — et transhistorique tout aussi bien, puisqu’elle accorde une place décisive aux longues durées et aux missing links, aux hétérochronies et aux retours du refoulé — n’allait pas sans la division dont toute représentation des peuples se soutient. Là où Carl Schmitt ne s’était intéressé qu’à la tradition du pouvoir, Benjamin oppose ici, fermement, la tradition des opprimés : > On comprend mieux que Walter Benjamin ait, en même temps, situé la tâche de l’historien — et sans doute de l’artiste tout aussi bien — à travers sa volonté de faire figurer les peuples, c’est-à-dire de donner une digne représentation aux > de l’histoire : > Cette tâche est tout à la fois philologique — ou >, comme aimait dire Benjamin - et philosophique : elle exige d’explorer des archives où les > de l’histoire ne mettent jamais leur nez (ou leurs yeux); elle exige en même temps une > (theoretzsche Armatur) et un (1940), trad. J.-M. Monnoyer, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 356.

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tif >> (konstru/etiv Prinzip) dont l’histoire positiviste est complètement privée 29. Or, cette > suppose de ne pas inféoder les images aux idées ni les idées aux faits. Lorsque Benjamin, par exemple, parle de la > (Tradition der Unterdrt‘icÆten), il emploie sans doute un vocabulaire marxiste directement référé à la lutte des classes; mais il sait tout aussi bien que le mot Unterdrüchung fait partie du voca— bulaire conceptuel de la psychanalyse freudienne. Traduit en français par >, il désigne un genre de processus psychiques dont le refoulement (Verdrängung) apparaît comme une espèce particulière : la répression peut être consciente, tandis que le refoulement est toujours inconscient; la répression peut s’appliquer aux affects, tandis que le refoulement n’opère que sur des représentations 3°. Il reviendrait donc à l’historien de rendre les peuples > en faisant figurer cela même qui se trouve > dans leurs représentations traditionnelles ou, pour mieux dire, conformistes. Or, ce qui est > dans de telles représentations concerne non seulement leur statut d’invisibilité sociale — ce que Hannah Arendt, par exemple, a voulu étudier, dans La Tradi— tion cachée, à travers la figure du paria —, mais encore ce que Hegel avait nommé la > en exprimant des affects par gestes du corps et par motions de l’âme interposées.



SOULEVER LE COUVERCLE, RENDRE VISIBLES LES HETE'ROTOPtES Les meilleurs historiens sont ceux qui contribuent le plus efficacement à soulever le couvercle — le couvercle de la répres— sion, de l’Unterdrüchung des peuples. Il n’entre pas dans mon propos, bien sûr, de constituer un chapelet des chefs-d’œuvre de la discipline historique, depuis Burckhardt et Michelet jusqu’à la production contemporaine. Mais je voudrais briève29. M., « Sur le concept d’histoire >>, art. cit., p. 441. 30. Cf. S. Freud, Métapsychologie (1915), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 45-63. 31. Cf. H. Arendt, La Tradition cachée. Le ]utf comme parie (1944-1948), trad. S. Genuine—Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987 (éd. 1997).

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rappeler trois œuvres grâce auxquelles, de façon exemplaire me semble-t—il, le couvercle non seulement s’est soulevé mais a volé en éclats. La première est celle de Michel de Cet— teau : parti d’une histoire des solitudes les solitudes mystiques, — notamment —, Michel de Certeau a touché cet > conventionnelle jusqu’à explorer les actes de résistance sociale inhérents à certains > chez les gens les plus >. Michel Foucault, lui, est parti comme on le sait d’une histoire des déviances et de leurs traitements institutionnels : psychiques avec l’asile, somatiques avec la clinique, pénales avec la prison, sexuelles enfin, voire littéraires” (dans l’œuvre de Raymond Roussel, par exemple). Or, lui aussi a fini, au gré de ses enquêtes archivistiques (c’est-à-dire philologiques) armées d’un

ment

> et critique (c’est-à—dire philosophique), par distinguer certains lieux où une telle > pût se reconnaître, se rassembler, s’organiser, faire front. Ces lieux, il les a nommés des hétérotopz‘es. Non que de tels

lieux puissent exister comme les écrins fonctionnels d’une liberté toute garantie :

, c’est s’engager dans une position littéraire, puisque aussi bien écrire l’histoire, c’est d’abord écrire : ce qui engage l’historien dans des choix formels, stylistiques, narratifs, poétiques même, des choix qui déterminent le contenu autant que le style de sa production de connaissances. Ces trois prises de position agissent indissociablement dans chaque tentative pour donner des peuples une digne représentation historique. On les retrouve, par exemple, dans les ouvra— ges de Jacques Rancière où la position historique s’est traduite

par un travail sur les archives des peuples — une modestie très rare dans les usages de la communauté philosophique à laquelle Rancière appartient d’abord —, et dont témoignent, par exemple, le recueil composé en collaboration avec Alain Faure sur La Parole ouvrière ainsi que le grand livre d’archives intitulé La Nuit des prolétaires ”. Or, ce choix de méthode engage bien une position littéraire caractérisée par le souci du détail maté-

riel, le respect des documents et leur montage concomitant : Rancière, pour ce faire, aura puisé aux sources du réalisme français du XIX° siècle, depuis les > de Gustave Flaubert (cet exact contemporain de Karl Marx) jusqu’ aux Carnets d’enquêtes d’Émile Zola, ou depuis les textes Micheletjusqu’ aux récits parisiens de Rainer Maria Rilke“. Il n’aura manqué, à toute cette traversée dans l’immanence historique, que l’audace d’une opération supplémentaire, celle justement qu’un Walter Benjamin ou qu’un Georges Bataille avaient su mettre en œuvre — mémoire proustienne, rencontre surréaliste et métapsychologie freudienne aidant — dans chaque document historique en y décelant une mise en acte symptomale exigeant

6de

44. Arlette Farge renvoie ici au livre de D. Le Breton, Les Passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Armand Colin-Masson, 1998 (rééd. Paris, Payot & Rivages, 2004). 45. A. Faure et]. Rancière, La Parole ouvrière, Paris, Union générale d’Édi— tions, 1976 (rééd. Paris, La Fabrique-Editions, 2007). J. Rancière, La Nuit des prolétai.res Archives du rêve ouvrier Paris, Fayard, 1981 (rééd. Paris, Hachette Littératures, 2009). Cf. également id, Les Scènes du peuple (Les Révoltes logiques, 1975—1985), Lyon, Horlieu Editions, 2003 46. Cf. É. Zola, Carnets d'enquêtes. Une ethnographz‘e inédite de la France (18711890), éd. H. Mitterand, Paris, Plon, 1986. J. Rancière, Courts voyages au pays du peuple, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 89-135.

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de l’historien cette « tâche de l’interprétation des rêves >> dont parle le Livre des passages ". Jacques Rancière n’en a pas moins soulevé quelques lourds > du conformisme historiciste, guidé en cela par une position philosophique qui doit beaucoup à la lecture de Karl Marx, sans aucun doute, mais aussi, de façon plus silen— cieuse — et peut-être par l’entremise de cet autre grand philosophe du politique, en France, qu’est Claude Lefort "” —, par tout ce qui, dans l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty, aura pu rendre évidents les points de contacts entre la dialectique, d’où procéderait une philosophie de l’histoire, et le sensible où se fonde toute phénoménologie des corps "’. Penser les rapports entre politique et esthétique sous l’angle d’un >

Manifestation, donc : c’est ce qui se passe quand des citoyens déclarent opprimés en osant déclarer leur impouvoir, leur douleur et leurs émotions concomitantes. C’est ce qui se passe quand un événement sensible touche la communauté dans son histoire, c’est-à-dire dans la dialectique de son devenir. Alors Alain Badiou l’aflectifet l’efiectifs’y déploient de concert. Là oùcette a voulu postuler un sens de l’histoire dans lequel concomitance serait >, et devrait laisser place à une >, nous pouvons, au contraire, observer partout la survivance et l’efficience des > les plus anciennes : lamentations qui s’élèvent et deviennent imprécations, irnprécations jetées qui deviennent actions. Iln’y a pas de >, comme dit Badiou — qui la qualifie de > pour mieux disqualifier, de façon toute platoni— cienne, ce qui serait de l’ordre de l’imaginaire ou de l’émotionnel — sans vérité du sensible. À l’heure même oùj’écris ces lignes (juin 2012), tout ce qu’Eisenstein avait mis en images dans la scène des lamentations du Cuirassé Potemkine trouve une nouvelle valeur d’urgence dans la concomitance des larmes versées à toutes les funérailles des victimes du régime syrien de Bachar el-Assad, des cris jetés à la face de la police et des armes qu’il devient nécessaire de se procurer pour donner un avenir — maintenant qu’il est irnpossible de dialoguer à une telle protestation. — se



51. Id,Aux bords du politique, Paris, La Fabrique—Éditions, 1998 (rééd. Paris, Gallimard, 2004). p. 242 et 244. 52. A. Badiou, « La politique : une dialectique mon expressive >> (2005), La Relation énigmatique entre philosophie et politique, Meaux, Éditions Germina, 2011, p. 70-71. 53. Ibid., p. 71.

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S’APPROÇHER, DOCUMENTER, RENDRE SENSIBLE

Approcher la politique à travers les multiples occasions d’un

>, comme le veut Jacques Rancière, n’est-ce pas finir par > (1945 ), Sens et non— sens, Paris, Éditions Nagel, 1948 (rééd. Paris, Gallimard, 1996), p. 35-37.

56. ]. Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l‘art, Paris, Editions Galilée, 2011. 57. Ibid., p. 287-307. Cf. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes. Alabama : trois familles de métayers en 1936 (1941), trad. J. Queval, Paris, Plon, 1972 (éd. 2002).

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philosophique revendiquée ici est inséparable d’une position littéraire destinée à s’approcher des phénomènes sensibles (comme un philologue ou un historien pourraient le faire devant un document, comme un ethnologue pourrait le faire devant un geste rituel) autant qu’à en discerner les lignes de force ou les lignes de front (comme un philosophe dialecticien pourrait le faire devant une situation quelconque). Cette position littéraire a une longue histoire désormais, Walter Benjamin et Ernst Bloch ayant su mieux que quiconque, dans les années 1930, en comprendre toute la portée politique autant que poétique : depuis Le Paysan de Paris de Louis Aragon et Nadja d’André Breton jusqu’à Berlin Alexanderplatz d’Alfred Dôblin, depuis les montages brechtiens jusqu’à l’écri— ture scénaristique de Moholy-Nagy, depuis Blaise Cendrars, Ilya Ehrenbourg ou Vladimir Maïakovski — je pense par exemple aux extraordinaires « poèmes-reportages >> de 1925— 1929 —, c’est toute une constellation littéraire qui, par—delà l’écriture romanesque du XIXe siècle, aura voulu adopter le principe du montage documentaire que l’on retrouve plus tard dans les œuvres de W. G. Sebald, de Charles Remikoff ou, plus près de nous, de Jean-Christophe Bailly ”. Or, ce principe de montage — ou de remontage — documentaire est inséparable d’une histoire culturelle profondément marquée, avant le cinéma, par un certain usage de la photographie °°. C’est ainsi que la dialectique rencontre le sensible, et que la politique s’incame dans les ressources nouvelles, y compris visuelles, de la poésie. En 1924, par exemple, Blaise Cendrars publia un livre intitulé Kodak; la firme américaine ayant, entretemps, fait valoir ses droits, Cendrars dut ramener son titre, pour l’édition de ses poésies complètes en 1944, au

”’

58. Cf. V. Maïakovski, L’Universel Reportage (1913-1929), trad. H. Deluy, Tours, Partage, 2001. 59. Cf. notamment C. Reznikofi, Témoignage. Les États-Unis (18851915), réci— tatif (1965), trad. M. Cholodenko, Paris, P.O.L, 2012. W G. Sebald, Austerlitz (2001), trad. P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002. J.-C. Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris, Éditions du Seuil, 2011. Cf. les études de M. Pic, > pour autant, loin de là, elles qui ne nous laissent pas, nous non plus,

61. B. Cendrars, Kodak (documentaire), Paris, Stock, 1924. Id, Poésies complèParis, Denoël, 1944, p. ISI—189 («Documentaires »). Cf. D. Grojnowski, Photographie et langage. Fictions, illustrations, informations, visions, théories, Paris, Librairie José Corti, 2002, p. 45—66. 62. A. Breton, Nadja (1928), Œuvres complètes, I, éd. M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1988, p. 643-753. 63. Cf. G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995. 64. Cf. U. Marx, G. Schwarz, M. Schwarz et E. Wizisla, Walter Benjamin : archives. Images, textes et signes (2006), trad. P. Ivernel, dir. F. Perrier, Paris, Klincksieck, 2011, p. 272—293. ‘ 65. I. Ehrenbourg, [Mon Paris], Moscou, Izogiz, 1933 (rééd. anastatique, Paris, Edition 7L, 2005). 66. Cf. O. Logon, Le Style documentaire. D'August Sander & Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001 (éd. 2011). G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire, 1, Paris, Les Editions de Minuit, 2009. 67. J. Agee et W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, op. cit. (cahier photographique non paginé). tes,

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73. Walker Evans, Alabama, 1936. Photographie publiée dans]. Agee et W. Evans, Let Us Now Fraise Famous Men, Boston, Houghton Mifflin Company, 1941.

insensibles pour autant. Personne, certes, ne pleure dans ces images de misère où partout rôde l’attente d’un travail, la faim, la mort aussi. Une épouse semble presque tenir sa lèvre inférieure serrée entre les dents, comme pour ne pas avoir à pleu— rer, justement; un enfant, hagard, accroupi à terre, incapable

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de jouer, regarde dans le vide ; à bien y regarder, cet autre bébé pleure-t-il pas dans les bras de sa mère (fig. 73)? Aussi y a-t-il, dans ces images, toute la déréliction possible et, en même temps, toute la dignité qui demeure dans le lien établi avec le photographe. Comme chez August Sander, rien n’a été pris à la sauvette, tout résulte d’une considération partagée, d’un respect mutuel qui a pris le temps de s’instaurer. Et c’est ainsi que Walker Evans nous aura autour de la notion d’image dialectique — et non, par exemple, sur celles d’« idée dialectique » voire d’« idée de la dialectique >> —, c’est bien que l’intelligibilité historique et anthropologique ne va pas sans une dialectique des images, des apparences, des apparitions, des gestes, des regards... tout ce que l’on pourrait appeler des événements sensibles. Quant àla puissance de lisibilité dont ces événements sont porteurs, elle n’est efficace que parce qu’il entre dans l’efficacité même des images de rendre accessibles, de faire lever, non pas seulement les aspects des choses ou des états de faits, mais bien leurs « points sensibles », comme on le dit si bien pour signifier où cela fonctionne à l’excès, où cela cloche éventuellement, là où tout se divise dans le déploiement dialectique des mémoires, des désirs, des conflits. Rendre sensible, c’est donc aussi rendre accessible cette dialectique du symptôme dont l’histoire est toute traversée, le plus souvent à l’insu des observateurs patentés (je veux dire, par exemple, que James Agee et Walker Evans auront mis sous nos yeux certains aspects de la crise économique que ne voyaient sans doute pas aussi précisément les économistes ou les histo— riens de cette époque). Ce pourrait être là une façon de comprendre ce que disait Maurice Blanchot lorsqu’il évoquait la « présence du peuple [...] non comme l’ensemble des forces sociales, prêtes à des décisions politiques particulières, mais

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dans sa [...] déclaration d’impuissance "8 » : en sorte que « rendre sensible » voudrait dire, à strictement parler, rendre sensibles les failles, les lieux ou les moments à travers lesquels, se déclarant comme « impuissance >>, les peuples affirment à la fois ce qui leur manque et ce qu’ils désirent. Les images de Walker Evans (arides et cependant si émouvantes) comme les descriptions de James Agee (littérales et cependant si poétiques) apparaissent ainsi comme le rendre—sensible et la déclaration d'impouvoir "9 de ces peuples aux prises avec une situation historique et politique qui les expose à disparaître. Rendre sensible, ce serait donc rendre accessible par les sens, et rendre même accessible ce que nos sens, de même que nos intelligences, ne savent pas toujours percevoir comme «faisant sens » : quelque chose qui n’apparaît que comme faille dans le sens, indice ou symptôme. Mais, dans un troisième sens, « rendre sensible » veut dire aussi que nousmêmes, devant ces failles ou ces symptômes, devenons tout à coup « sensibles >> à quelque chose de la vie des peuples — à quelque chose de l’histoire — qui nous échappait jusque—là mais qui nous « regarde >> directement. Nous voici donc « rendus sensibles >> ou sensitifs à quelque chose de nouveau dans l’histoire des peuples que nous désirons, par conséquent, connaître, comprendre et accompagner. Voici nos sens, mais aussi nos productions signifiantes sur le monde historique, émus par ce « rendre-sensible >> : émus dans le double sens d’une mise en émotion et d’une mise en mouvement de la pensée. Devant la « déclaration d’irnpouvoir >> des peuples — telle qu’elle peut nous être rendue sensible dans le montage des textes de James Agee et des images de Walker Evans —, nous voici donc aux prises avec tout un monde d’émotions dialecti— ques, comme s’il fallait à la lisibilité de l’histoire cette particulière disposition affective qui nous saisit devant les images dia—

68. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 54. 69. Je transforme ici l’expression de Maurice Blanchot en raison de la distinction, qui me semble nécessaire (on la trouvera, notamment, dans les commentaires de Nietzsche par Gilles Deleuze), entre puissance et pouvoir. On dira donc qu'une « déclaration d’impouvoir » n'est justement pas privée de sa puissance de déclaratzan.

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lectiques : la formule avec le pathos qui la divise pourtant, l’intelligible avec le sensible qui le bouleverse pourtant. PORTER PLAINTE : APPELS ET CONFLITS

Les peuples sont en larmes quand leur manifestation — leur « déclaration d’impouvoir >> qui est, aussi, une déclaration de leurs refus ou de leurs désirs — devient criante. C’est alors une déclamation d’impouvoir qui se donne aux regards de tous, nous rappelant sa puissance de réclamation inhérente aux grandes plaintes, aux grandes protestations collectives. Nous ne sommes plus, dès lors, dans la situation d’observer quelque chose comme l’enfance des larmes (à la façon de Darwin) mais, au

contraire, de reconnaître leur vieillesse (àla façon de Warburg). C’est l’antiquité, la survivance des « formules du pathos >> où les corps en larmes réclament justice comme ils peuvent, c’està-dire en utilisant des formes qui leur semblent les plus immédiatement efficaces, reconnaissables, partagées. Ils font alors bien plus que se plaindre, littéralement ils s’engagent dans un mouvement pour porter plainte. Que se passe-t—il donc lorsque, depuis le cœur de notre présent, se manifestent ainsi les très anciennes puissances de la plainte, celles par exemple que Nicole Loraux analysait si remarquablement entre les lignes — ou dans les interjections ié! aez'! aiaî .' — des anciennes tragédies grecques 7”? Trois genres d’événements me semblent advenir alors : je les nommerai successivement des appels (avec leurs lignes de fuite), des conflits (avec leurs lignes de failles) et des commotions (avec leurs lignes de tact). Les peuples en larmes sont, d’abord, des peuples en appels. N’y a—t-il pas, dans la langue espagnole, quelque chose de plus qu’une simple rime — peut-être une relation d’inclusion réciproque — entre les deux mots llanto (>) et llamamiento (« appel, convocation >>, terme qui a donné l’expression llamamiento a la sublevaciôn, >) ? Or, cette coalescence ou cette connaturalité de la plainte et de l’appel semble précisément ce que veut ignorer 70. N. Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Editions du Seuil, 1990. M., La Voix endeuz'llée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.

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l’institution idéologique du >, celui dont Fredric Jameson a bien observé qu’il fonctionnait par > (un pathos pour pacifier, pour neutraliser l’émotion) et par « réification 7’ >> (un pathos pour entrer convenablement dans le marché spectaculaire). Non par hasard, cette valeurd’usage du pathos va de pair avec la > typique du postmodernisme, en ce sens que les sujets, comme l’écrit Jameson, y ont « perdu la capacité de développer acti— vement [leurs] pro-tensions et [leurs] ré-tensions sur la diversité temporelle et d’organiser [leur] passé et [leur] futur dans une expérience cohérente >> ; autrement dit, l’appréhension postmoderne de l’histoire « libère soudainement ce présent du temps de toutes les activités et de toutes les intentionnafités qui pouvaient le viser et en faire un espace de prasz >>, en sorte que l’émotion devient une pure « charge d’affect >> — privée de ses > mémorielles et de ses « pro-tensions >> dési— rantes — analogue à ce qui peut se passer dans la schizophrénie ou dans l’addiction aux hallucinogènes ”. On pleure sans aucun doute dans Sex and the City — ou dans les comédies de mœurs, les séries télévisuelles, les mélodrames en général —, mais on n’y pleure certainement pas comme on pleure dans Potemkine ou dans Accattone : les créatures mélodramatiques peuvent être émues ou émouvantes, passionnées ou passionnelles, mais elles ne seront jamais des pasionarias. Stanley Cavell, de ce point de vue, a fait preuve d’une certaine naïveté politique en intitulant son livre sur le mélodrame Contesting Tears, car tout ce qu’il nomme la « protestation des larmes >> — sans jamais se risquer à une analyse conséquente d’une seule « scène de larmes >> précise — se limite, comme il le dit lui-même, à « donner une transcendance à notre existence privée >>. N’est—ce pas justement une façon de limiter cette transcendance — et plus encore l’immanence émotionnelle — au pur et simple « jeu des je >>, entre le je du mari, celui de sa femme et celui de l’amant(e) ? Ici encore, les analyses de Jame-



71. Cf. F. Jameson, Le Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme

(1991), trad. F. Nevoltry, Paris, Ecole nationale supérieure des beaux—arts, tardif 2007, p. 436—442.

72. Ibid., p. 68—71. 73. S. Cavell, La Protestation des larmes : le mélodrame de la femme inconnue (1996), trad. P. Soulat, Paris, Capricci, 2012, p. 72.

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son ou, avant elles, les grandes colères politiques de Theodor

Adomo, de Günther Anders ou de Guy Debord, montreraient utilement comment la réification des émotions, produites et vendues comme des marchandises fétiches, distillées comme des spots publicitaires, revient exactement à les désincamer, à les nier, à en détruire l’efficacité anthropologique et sociale "’ (celle, justement, qui peut faire de la plainte un appel). Voilà pourquoi il ne saurait y avoir de mélodrame bourgeois chez Eisenstein. Le cas de Pasolini est plus complexe dans la mesure où il entrait dans son projet anthropologico-politique d’observer les destins fantasmatiques respectifs des peuples et de la bourgeoisie italienne, leurs > : d’où Comizi d’amore, qui se situe, dans la crudité de sa parole documentaire, bien en deçà des silences et des sous-entendus auxquels se livrent habituellement les protagonistes des mélodrames; d’où Théorème, qui va plutôt au-delà de toute situation stéréotypée jusqu’à toucher quelque chose comme une sphère mythique, voire mystique; d’où Les Mille et une nuits, qui scande les rires et les larmes du jeune Nur-Ed-Din selon une partition narrative fabuleuse qui ne doit rien aux règles réalistes du mélodrame bourgeois. Le premier maître dialecticien, dans ce domaine, aura été Roberto Rossellini puisque son film Le Voyage en Italie à la fois se présente et se détruit comme mélodrame classique : il se présente en effet comme l’histoire privée d’un couple bourgeois au bord de la rupture, sur un fond qui semble d’abord, comme dans les mélodrames à l’américaine, se réduire à une pure et simple couleur locale. Et c’est celle de l’Italie populaire dans la région napolitaine, d’abord aperçue à travers les vitres d’une luxueuse limousine anglaise. Mais, par une sorte d’irrépressible montée en puissance, ce contexte devient quelque chose de bien plus profond qu’un simple > ou décor : un véritable génie du lieu où les péripéties émotionnelles du couple vont, pour finir, exploser puis laisser place, là aussi, à quelque chose de bien plus profond et fondamental sur le plan subjectif ou intersubjectif. C’est que le « génie du lieu >> fait lever un impensé du présent qui suppose, tout aussi bien, 74. Cf. C. Schmitt, Kinopathos. Benz + Fischer, 2009.

Grofle Gefühle

im Gegenwartsfilm, Berlin,

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au—delà des > en présence. Que ce soit au musée archéologique de Naples (devant les amours des dieux sculptés) ou dans les décombres de Pompéi (devant les amours des morts carbonisés), toutes les mesquineries du mélodrame bourgeois, de l’histoire privée, vont bientôt faire place à une durée impersonnelle qui sourd aussi des fumerolles de la Sol— fatara de Pozzuoli ou des crânes empilés du Cimitero delle Fontanelle à Naples. À ce moment, l’émotion ne se contente plus, en effet, de dire « je >>. Dans l’admirable scène finale de la procession populaire — où la fiction mélodramatique est, littéralement, absorbée dans une vision documentaire de la communauté napolitaine, un méticuleux plan-séquence montrant que Rossellini ne veut pas tricher, au moment du tournage, sur cette inclusion —, l’émotion amoureuse renaît >, elle renaît donc par—delà le cercle étriqué du > et du >. Alors, les larmes d’Ingrid Bergman ne sont plus repliées sur elles-mêmes (ou sur elle—même). Comme dans Stromboli où le volcan, ainsi que la mer agitée d’écume, transindividualeaient ses larmes, la protagoniste du Voyage en Italie devient cette parcelle d’humanité noyée dans la fervente manifestation populaire. C’est une humanité plus « humaine >> pour cela, plus > aux yeux de Rossellini, plus intense et plus sublime aussi : ayant renoncé à cette émotion qui disait seulement « je >> dans le cadre étroit de la péripétie mélodramatique, la > Ingrid Bergman devient, au milieu des peuples de Naples, une figure de l’amour d’autant plus fort qu’elle a, enfin, renoncé à tout amour-propre. C’est donc un motif à la fois éthique (ou comment «élargir >> l’amour), antropologique (ou comment inclure l’histoire privée dans la mémoire de l’humain) et politique (ou comment tirer la leçon de la sagesse des peuples) que le cinéaste construit ici. Pasolini le reprendra à sa façon, en un

émotions apparaissent au croisement de destins particuliers — nos peines, nos passions, nos histoires d’amour ou de famille, tout ce qu’on peut voir dans Accattone ou dans Mamma Roma — et du destin de tous, cela même qu’on appelle l’histoire sociale et politique. Qu’est-ce donc qui manque aux corps en larmes pour atteindre cette consistance plus > — éthiquement, anthropologiquement et politiquement — de l’émotion ? Ilmanque les peumontrant comment nos

nos

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ples en appel, ce mouvement où douleurs et désirs ne se conju— guent pas seulement selon , y compris dans les situations où il semble hors—jeu, y compris lorsqu’il demeure fantomal, tel un passemurailles de toutes nos émotions les plus « personnelles >> ou « privées >>. Quand la littérature ou les images parviennent à figurer cette >, ce geste d’appel, elles se tiennent sans doute au plus près de l’œil de l’histoire (comme on parle de l’œil du cyclone), là où le plus singulier touche la communauté, là où le plus actuel touche nos plus profondes durées. Gilles Deleuze, on le sait, a fait tout un sort à une expression qui court dans la parole de certains artistes, Franz Kafka, Paul Klee ou encore Carmelo Bene : le « peuple qui manque » serait au cœur de ce que la littérature, la peinture, le théâtre ou le cinéma peuvent nous offrir de plus crucial, là où la plus grande singularité — voire la plus grande solitude, comme chez Kafka — peut réellement > de tous. Dans le voca— bulaire de Deleuze et de Guattari, cette configuration, qui fait fi de l’opposition classique entre le singulier et l’universel, se fonde sur l’assomption philosophique — et anti-psychanalytique — selon laquelle «il n’y a pas de sujet, il n’y a que des agencements collectifs d’énonciatiou >>. Ce qui n’aura pas empêché Deleuze de rendre hommage aux travaux de Pierre Fédida sur la plainte pensée au-delà des distinctions lacaniennes entre désir et demande, la plainte en tant qu’expression de la douleur et appel à l’intersubjectivité ”". Plus tard dans L’Image-temps, Deleuze opposera le > des ciné-



75. F. Ferrari, T. Maià et F. Nicolao, . Il admet un moment qu’il n’y ait pas de > possible ”. Mais il n’en développe pas moins les possibilités d’appel et de commotion contenues dans toute douleur expo— sée au regard d’autrui et recueillie, en quelque sorte par ce regard même — et l’entente qui va avec — au-delà de toute identification immédiate :

”’

relation de compassion, il n’est pas vrai que je m’idenà tifie la douleur de l’autre, dans la singularité de sa tonalité affective. Car ce à quoi en compatissant j’ai affaire, c’est àla seule >

Dans le parcours qui le mène d’Aristote à Rousseau et de Nietzsche à Levinas, PaulAudi développe l’idée que la compassion ne vaut qu’à lier l’agir et le pâtir 9’ et la conscience de la distance à l’émotion comme contact. Celle-ci >, tandis que celle-là doit prendre la mesure de l’« irnpénétrabilité >> du souffrant : > Et c’est à ce moment que la compassion (affective, subjective) deviendra commotion (effective, éthique), ce que Paul Audi exprime d’abord dans les termes de l’éthique levinassienne — > — pour aboutir aux motifs de la > et du respect dû à tout semblable en tant que vulnérable (point crucial, tant il est courant de voir l’apitoiement exercé dans le cadre d’une sorte de mépris fondamental, ainsi qu’on peut l’observer dans le traitement > de certains conflits, africains par exemple).

””

94. 95. 96. 97. 98.

Ibid., p. 18—20. Ibid., p. 38. Ibid., p. 14—15. Ibid., p. 11. Ibid., p. 11-12, 22-23

et

29.

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> se situe, bien en évidemment, équilibre sur une telle ligne de crête. Si l’émo— tion et la douleur se situent, anthropologiquement parlant, au niveau d’un > naturel — ce Vorrecht dela douleur dont parlait Hegel —, il revient à l’activité imageante en tant que commotion de replacer ce > humain sur le plan éthique, historique et politique, du Recht, le droit en tant que tel. La question devient alors : comment construire le respect pour cette émotion que manifestent les > ? Comment rendre à leur impouvoir la considération qui leur est due ? Comment donner à ceux qui se lamentent le droit de perdre la face, c’est-à-dire le droit à un pathos qui

L’acte de figurer les

””

n’entame pas — qui n’entame plus — leur dignité ? La réponse à cette question est sans doute moins à rechercher dans les «normes éthiques >> que certains philosophes continuent de vouloir postuler à l’endroit des images ou des œuvres d’art en général 100 qu’à vérifier dans les valeurs d’usage concrètes que les artistes proposent, ici et là, au gré de chaque situation et de chaque invention singulières. Pas plus qu’il ne saurait y avoir d’ontologie de l’image, il n’y a pas de critériologie éthique valable pour les inventions de l’art en général. Dans son film À l’ouest des rails, Wang Bing a montré, avec une qualité extrême d’attention et de respect, la dislocation de toute une société ouvrière confontée à la fermeture, sur une grande échelle, des industries sidérurgiques de Shenyang dont le district de Tie Xi comptait, dans les années 1980, plus d’un million de travailleurs “”. Mais Wang Bing, qui a tourné, seul, pendant deux années sur ces lieux en progressive déshérence, a choisi de filmer les peuples > plutôt qu’« en masse >>, en patiente modestie micrologique plutôt qu’en facile hauteur de panorama. Il les montre de près, à distance de parole, bien qu’à son habitude il filme sans jamais intervenir, fût—ce par une seule question ou un seul mot de commentaire. Il se place à la même hauteur que ceux qu’il 99. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I. La science de la logique (1827—1830), trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 321. Cf. supra,

p. 18. 100. Cf. par exemple C. Talon-Hugon (dir.), Art et éthique. Perspectives anglosaxonnes, Paris, PUF, 2011. 101. Wang Bing, À l‘ouest des rails, 2003 (556 mn).

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filme, et cette hauteur — qui est profonde humilité — rend bien justice à ces peuples opprimés : opprimés par la rigueur du climat, le dénuement matériel, la maladie qui frappe, la brisure des familles, le chômage qui envahit tout, le manque d’aide sociale, l’omniprésence de la bureaucratie policière. Au cours des neuf heures que dure son film, cependant, Wang Bing — et c’est là son style même, je veux dire sa force ou sa forme si singulières — parvient à ne figurer les gens de Tie Xi ni dans la complaisance d’une proximité empathique, ni dans la distance d’un point de vue surplombant. Il établit une relation filmique de parfaite égalité dans la présence : toujours silencieux mais toujours au plus près, même dans les conditions les plus rudes et les durées les plus éprouvantes. Le résultat est une grande image dialectique toujours commonvante, toujours fondée sur le tact et la scrupuleuse transmission : lignes de tact (selon la notion physique) pour savoir jusqu’où s’approcher, jusqu’où maintenir un nécessaire retrait alors qu’on se trouve totalement inclus dans l’espace et le temps des personnes filmées ; lignes de tact (selon la notion morale) pour ne jamais ajouter le moindre poids, la moindre oppression supplémentaire que constitueraient un regard trop indiscret ou une caméra qui prendrait trop de place. Au moment où le jeune homme qui attend le retour de son père — gardé à vue par la police pour un trafic minuscule — se met à verser des larmes, nous comprenons exactement ce que c’est que rendre à quelqu’un, avec tact, la dignité, la raison et même le droit de pleurer. Et c’est ainsi qu’en évitant le double piège de l’adhérence misérabiliste et du surplomb patemaliste, Wang Bing parvient à faire de ses images, non seulement un lieu pour le >, mais aussi un véhicule pour quelque chose comme un > elle—même 102. Or, il n’y a pas qu’une seule forme possible pour un tel partage : il y en a mille, et plus encore puisqu’il y en aura toujours de nouvelles à inventer selon les différentes situations historiques où cette douleur est vécue. C’est avec de tout autres moyens, par exem— ple, que Pier Paolo Pasolini avait su maintenir la dignité du 102. Ce « partage de la douleur » a récemment été reconnu dans le cinéma de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi par A. Campo, « La condivisione del dolore nella Trilogia di Gianikian e Ricci-Luch >>, Fate Morgana, IV, 2010, n° 12, p. 195201.

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moindre personnage de ses films aux prises avec la douleur. C’est encore par d’autres voies que procède Mohsen Makhmalbaf dans Salam Cinema, film extraordinaire qui semble n’ouvrir rien de moins, par-delà les solutions eisensteiniennes, qu’un âge nouveau, esthétiquement et politiquement parlant, pour la figuration des peuples . Salam Cinema est un grand film dialectique, au sens le plus antique de ce mot, puisqu’il n’est fait que d’une suite de dialogues — dont la teneur est aussi immédiatement concrète que profondément philosophique — entre le cinéaste lui-même et les gens, ces > qui viennent se présenter à lui. Ils se présentent, en effet : répondant à une annonce de casting parue dans les journaux, ils viennent, certains de fort loin, tenter leur chance pour figurer dans ce qu’ils imaginent être le prochain film du réalisateur (alors qu’en réalité ils y sont déjà entrés, et comme acteurs à part entière, de plainpied). Tout l’art de Makhmalbaf — depuis son dispositif scénique, salle vide, rectangle tracé au sol, miroirs de biais, jusqu’à la mise en place des caméras et de leurs mouvements, en passant bien sûr par la structure d’interrogatoire et la petite table qui en focalise l’espace — consiste à rendre possible qu’ils se présentent véritablement : pour ce qu’ils sont (leurs états de pensée, d’émotion), pour ce dont ils procèdent (leurs mémoires particulières) et pour ce qu’ils veulent devenir (leurs désirs d’émancipation à travers le cinéma). Il s’agit là d’une véritable maïeutique, non pas à la grecque, façon Académie, mais à l’iranienne : façon Tribunal, donc, le réalisateur tenant compte d’une structure juridique omniprésente dans la société iranienne (ce que l’on voyait déjà bien dans Close-Up d’Abbas Kiarostami, dont Salam Cinema semble ici donner une sorte de réplique). Chacun ici se présente devant le cinéaste — qui occupe, derrière son bureau, la position d’un juge suprême — comme >. Le résultat n’est pas moins angoissant, mais aussi porteur de vérité, et souvent d’humour, que dans un récit de Kafka. Cette maïeutique se révélera profondément duplice. D’un côté, le — dont certains l’implorent littéralement — la cruauté et la perversité inhérentes

“”

103. Mohsen Makhmalbaf, Salam Cinema, 1995 (178 mn).

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à toute situation de pouvoir absolu : Makhmalbaf pousse en effet, aussi loin que possible, le simulacre de violence que suppose le bon-vouloir du metteur en scène à l’égard de tous ces aspirants comédiens. C’est lui qui pèse les âmes. C’est lui qui met devant les élus et derrière les réprouvés. Mais tout cela est fait pour construire une allégorie, ou plutôt une idée du cinéma lui—même comme inséparable de la vie éthique et politique : une idée de la fiction comme inséparable du réel et de l’histoire. Ainsi, dans ce casting, il faudra, comme au tribunal —— où l’on joue souvent son destin en quelques minutes —, savoir se présenter comme il convient, savoir se défendre comme on peut, savoir mentir et savoir dire la vérité, s’incliner ici et, là, résister au discours du maître. Mais, d’un autre côté, cette maïeutique vise bien le > au sens d’une égalité de condition de chacun avec chacun dans l’espace des images. Tel est le défi du film qui, comme toute question éthique, touche à l’impossible. D’où la teneur constamment aporétique des questions soulevées par Makhmalbaf à sa propre pratique : comment être artiste et généreux avec autrui, le moindre autrui? Façon de formuler cette question plus terre à terre : si c’est toi que j’engage, qu’advient-il de l’autre? Comment conjoindre l’amitié (cet homme qui était dans la même prison politique que Makhmalbaf) et le refus d’accorder un quelcon— que privilège ? Comment donc le cinéma, qui est presque toujours un > de renommée fermé à presque tous (une affaire de people, comme on dit), peut-il assumer sa tâche politique de faire figurer presque tout le monde (une affaire de peuples) ? De façon significative — et bouleversante —, c’est l’émotion que Makhmalbaf va placer au centre même de toutes ces questions d’éthique. Son film entier pourrait se résumer à l’exploration systématique d’un leitmotiv qui donne l’ultime balancement dialectique de chaque péripétie : rire, pleurer. On pleure lorsqu’on naît, on est pleuré lorsqu’on meurt : que faire entretemps? Comment trouver le juste rythme des larmes et de la joie, de la pesanteur et de la légèreté d’être? Tous les peintres et tous les photographes, tous les hommes de théâtre et tous les cinéastes savent bien, par expérience, que le visage humain — mais aussi le corps tout entier dans ses gestes — s’expose comme un champ de conflits où se jouent les destins

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croisés de la joie et des larmes, de l’énergie vitale et de la mort (Antonin Artaud), du masque et du chaos (Georges Bataille), de l’anatomie et de la tragédie (Jean Epstein), de l’impouvoir et de la responsabilité (Emmanuel Levinas)... Toutes questions anthropologiques face auxquelles un artiste ne peut éviter de prendre position, à seulement cadrer un visage quelconque. Et c’est là que Salam Cinema agit sur nous comme une longue commotion, violence et tact mêlés : on passe dans ce film par toutes les occasions de pleurer, que ce soit pour des > (le réel de l’amour impossible, le réel de la politique oppressante, éventuellement les deux à la fois) ou pour des > (la fiction du cinéma en tant qu’art). Chaque personne filmée s’y trouve au bord de sa vérité la plus déchirante comme de son plus grand désir déchapper à cette vérité trop souvent cruelle. Et la grandeur du film consiste à

maintenir, pour chacun et à tout moment — même le plus > — sa dignité intrinsèque. On comprend alors que le > n’était pas là pour juger, pour condamner ou pardonner, mais simplement pour donner une image, pour faire figurer, fût-ce en les exposant à l’épreuve des larmes, les > si souvent exclus de la représentation politique comme de la représentation esthétique. Il n’y a d’image qui vaille qu’à se construire et se présenter comme image de l’autre (même dans un autoportrait). Or, la relation à l’autre est constamment justiciable d’une certaine position éthique, cette position trouvant elle—même sa première forme publique dans les énoncés du droit :façon de dire qu’une image se constitue bien souvent à partir d’une composition entre l’expérience éthique (toujours singulière) d’un tact et les principes juridiques (théoriquement universels) d’un droit. De cette dialectique naissent les conditions de possibilité, pour une image, de préserver l’autre dans sa dignité. Il faut rappeler, une fois de plus, combien la production de ce qu’on nommait, chez les Romains de la période républicaine, des imagines, avait d’abord une existence juridique fondée sur la notion même de dignitas ”"’. 104. Cf. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, II-IV, éd. et trad. 1985, p. 37-42. Cf. G. Didi-Huberman, J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, . Ce qui aura donné deux notions cruciales : une notion esthétique-éthique, celle du decus qui signifie la beauté en tant que décence, et une notion éthique— politique, celle de la dignitas qui signifie le mérite, la dignité, le haut rang, la charge honorifique ’°’. Comme chez Pline l’Ancien, la dignitas chez Cicéron s’oppose d’abord à la luxu— ria “"’ (qui dénote à la fois le luxe et la luxure). Mais elle n’en demeure pas moins liée à la reconnaissance publique, comme si le fait d’assumer une charge > — reconnue d’utilité publique et impliquant les honneurs du pouvoir — allait de pair avec une certaine tenue morale au regard de laquelle un homme de pouvoir est requis, pour donner l’exemple à tous, de ne pas se laisser subjuguer par la douleur et par les larmes : > Voilà donc la façon très > de comprendre la dignité des vertus républicaines portées à Rome par les >, uomini famosi ou hommes de pouvoir. Est—ce tout? Certainement pas. A-t—on jamais dit des mères tragiques qu’elles étaient indignes? Il est vrai que, pleurant, elles exposaient d’abord leur impouvoir dans l’ordre de la déci— resteras

105. A. Emout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1932 (éd. corrigée, 1994), p. 166—167. Sur la notion de dignitas à l’époque de la République romaine, cf. H. Wegenhaupt, Die Bedeutung undAnwendung von dignitas in den Schriften der republzhanischen Zeit, Breslau-Ohlau, Eschenhagen, 1932. R Rilinger, > (1991), Ordo und dignitas. Berträge zur rômischen Verfassungs- und Sozialgeschichte, éd. T. Schmitt et A. Winterling, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2007, p. 95-104. 106. Cicéron, Des devoirs, 1, 106, trad. M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1965 (éd. 1974), 1, p. 159. 107. Id, Tusculanes, H, 31, trad. J. Humbert, Paris, Les Belles Lettres, 1931 (éd. 1970), I, p. 94.

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sion politique. Il aura donc fallu attendre l’époque des révolutions sociales pour que la dignité de l’impouvoir ne soit pas reléguée au domaine de quelque sensiblerie féminine, mais puisse concerner tout un chacun qui, pour réclamer justice, n’hésiterait pas à exprimer, à manifester la souffrance inhérente à sa condition d’opprimé. Comme l’a bien vu Ernst Bloch, la notion générale de dignité humaine s’est formée de façon coextensive à l’histoire philosophique du droit naturel, une histoire où Kant aura fait figure, après Jean—Jacques Rousseau, de père fondateur pour l’époque moderne ”’”. Et c’est un fait que la notion de dignité, inhérente à la nature humaine, se trouve

impliquée au cœur de chaque moment de la philosophie morale et politique de Kant. En 1775-1780, les Leçons d’éthique énoncent que >

cette

On ne s’étonnera pas que Kant, ici, s’emploie à clarifier la leçon éthique de cette décision politique majeure que fut la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen composée en 1789 et placée en exergue de la Constitution française en 1791 . Or, de même que l’histoire de cette Déclaration est, aujourd’hui même, loin d’être finie — il aura déjà fallu attendre celle, dite « universelle», du 10 décembre 1948, signée par cinquante-huit États, pour voir apparaître le mot > dans le fameux préambule —, de même l’histoire de la dignité est loin d’être close, puisque, chaque jour qui passe, les divers régimes politiques de par le monde ne cessent devouloir l’étendre ou, au contraire, la restreindre. Ernst Bloch rappelait utilement qu’il revient à Karl Marx d’avoir étendu cette notion à quelque chose comme une dignité économique, puisqu’il est souvent observable, en effet, qu’il n’est pas de dignité humaine possible sans «libération économique» — à partir de quoi Ernst Bloch développera selon sa propre voie la distinction philosophique entre « utopies sociales >> et et >, donné les pourrait être une véritable dignité esthétique .Il l’inféraita la fois d’une base philosophique que lui offrait la théorie kantienne du sublime et d’une base historique que lui suggérait directement la Révolution française. Il s’agissait, en somme, d’articuler l’art à la morale et celle-ci, non pas à des critères simplement abstraits, mais à l’histoire politique la plus récente, la plus brûlante : > Ainsi, ce que la grâce trouve dans l’intemporelle nature, la dignité le trouvera dans l’histoire : le pied de la nymphe qui se soulève gracieusement — depuis les bas-reliefs antiques jusqu’aux tableaux de Botticelli et aux sculptures de Canova — participe bien de la beauté naturelle; tandis que le peuple qui se soulève à Paris participera, lui, de ce > dont beaucoup d’écri— vains au XIX° siècle, Victor Hugo par exemple quand il décrit le peuple parisien en émeute dans Les Misérahles, auront exploré toutes les formules possibles. Eisenstein, dans ses grandes fresques cinématographiques, a certainement voulu prolonger quelque chose de ces images tout àla fois sublimes et historiques qu’il avait tirées de ses lectures précoces des grands romans du XIXe siècle français et anglais. En ce sens, il apparaît bien comme un grand > — rien de péjoratif ni de sentimental, ni de surévalué, dans cette qualification — de l’émancipation politique : comme chez Victor Hugo, ses mouvements de foule ressemblent beaucoup à des tempêtes dont chaque révolté serait la vague ou l’explosion d’écume particulière. Telle est sa façon de rendre aux peuples leur dignité. Mais la dignité comme objet de l’image — question cruciale puisque question à la croisée de l’esthétique, de l’anthropologie, de l’éthique et de la politique -— a bien d’autres destins possibles. Aujourd’hui, les larmes versées dans les films de Zhao Liang, de Wang Bing ou de Mohsen Makhmalbaf la construisent différemment, à travers les formes qu’autorisent de nouvelles techniques, de nouvelles approches documentai— un texte

117. H. Arendt, De la révolution (1963), trad. M. Berræme et ].—F. Hel-Guedj, L'Humaine condition, éd. P. Raynaud, Paris, Gallimard, 2012, p. 376. La phrase complète est celle-ci : '\P‘:.“Nr

Tente en G.P. P.G. Jetée vide avec tente. Fondu. Bras croisés avec cierge. Sous le drapeau. Nuit. Tête. Cierge en CP. Rubans deuil. Le Potemkine. 9. Pêcheurs. 10. Bouécs dans l’eau. 11. Rade. 12. Mouettes sur l’eau. 13. P.M. ]etée avec tente. 14. Odessa vue de l’eau. 15. P.G. ]etée avec tente. Quelques curieux. 16. Fondu. Plus de monde. 17. Fondu. Encore plus de monde. 18. Fondu. Encore plus.

1. Il s’agit d’une « liste-montage » produite par Léon Moussinac dans Serge Eisenstein, Paris, Éditions Seghers, 1964 (éd. complétée, 1968), p. 127-131, d’après les collections de la Cinémathèque royale de Belgique.

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19—22. Défilé par la pente Levachevko. 23-24. Défilé par la rue du Commerce. 25-26. A travers les navires, défilé sur les quais. 27. (De l’hôtel de Londres) P.G. Des masses de monde sortent. 28. De la tente, foule à côté de Vakoulintchouk. 29. Deux ouvriers, tête découverte. 30. Deux femmes à genoux. 31. TEXTE DE LA PROCLAMATION. 32. Ils baisent les mains de Vakoulintchouk. 33. Groupe de gens regardant avec recuefllement. 34. Ils mettent des pièces de monnaie dans un bonnet. 35. Intellectuel (Brodsky). 36. Deux dames avec ombrelle. 37. Vieillard (Protopov). 38. Un adolescent lit la proclamation à haute voix. 39. Un vieil ouvrier la note sur un bout de papier. 40. Une journaliste la note dans un carnet. 41. Deux femmes chantent. 42. Trois ouvriers chantent. 43. Une femme chante. 44. Deux femmes se frappent le front. 45. Une se lamente. 46. Un ouvrier chante. 47. Des ouvriers chantent. 48. Des chaînes glissent. 49. Tête de Vakoulintchouk. 50. Mains. 51. Pieds. 52. Rubans de deuil. 53. Des visages de femmes qui chantent. 54. Borne avec câble. 55. Proue du vaisseau. 56. On tire des chaînes. 57. Proue du vaisseau. 58. Proue du vaisseau en G.P. 59. Une ancre portant des traces de vase. 60. Id. de l’autre côté. 61. Bouée avec chaîne. 62. Des visages d’hommes qui chantent. 63. Ils font descendre une baleinière sur l’eau.

APPENDICE

64. 65 . 66. 67. 68. 69. 70.

G. P. Vakoulintchouk.“ Un mouchoir porté vers le nez. Une main jette des sous. Des mains tiennent le bonnet.

Abaissement des rames sur l’eau. Mouvement des mains (rameur). Chute des rames sur l’eau. 71. Une tête se penche.

72. [Aucune indication] 73. Saccade du rameur. 74. La bouche s’ouvre. 75. [Aucune indication] 76. Grues. 77. Grues. 78. Un treuil travaille lentement. 79. Voile affaissée. 80. Une voile pointue glisse vers le haut. 81. [Aucune indication] 82. Anneaux et poulies en mouvement. 83. Image de la voile se levant. 84. Grue s’abaissant. 85. Grue s’abaissant. 86. Fanions de signaux. 87. Des femmes se prosternent. 88. Une femme lève la tête G.P. 89. Une oratrice parle avec véhémence (à mi-corps). 90. P.M. Une autre sur un baril. Au loin des orateurs. 91. [Aucune indication] 92. Poings. 93. Visage avec dents serrées. 94. [Aucune indication] 95. Rameur. 96. Coup d’aviron. 97. [Aucune indication] 98. Saccade. 99. [Aucune indication] 100. La baleinière s’avance. 101. L’oratrice GP. 102. P.M. Poule en effervescence. Au loin, les orateurs. 103. GR Ouvrier.

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104. G.P. Poings. 105. Dents serrées. 106. Déchirure du col à une chemise. 107. G.P. Une vieille femme essuie des larmes (ardemment). 108. Forêt de poings. 109. GR Le visage de la vieille s’empourpre. 110. Glotov à mi-corps. 111. Une ligueuse parle. 112. Le visage de Glotov qui parle GP. 113. À Bastov. 114. Le visage de Glotov sourit effrontément. 115—117. Tête se détournant. 118. Glotov. 119. Image de poings serrés. 120. Orateur. 121. Glotov tend le cou. 122. Glotov de dos. Les poings s’en prennent à lui. 123. Visage de Glotov comme un œuf mollet. 124. G.P. Poings sur la tête de Glotov. 125-126. La baleinière entre dans le port. 127. Tête de l’orateur en mouvement (Feldman). 128. G.P. La baleinière est arrivée avec les matelots. 129. On porte l’orateur sur les épaules. 130. Avec une gaffe la baleinière est tirée vers la rive. 131. On prend l’orateur dans la baleinière. 132-133. G.P. Matelots tiennent meeting sur le Potemkine. 134. GR Meeting sur le cuirassé. 135. DELEGUÉ (en gros). 136. L’orateur (Feldman) avance. Il parle GP. 137. Ovation générale.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

La partie de ce texte consacrée à RolandBarthes a été pensée rédigée une première fois en 2006, dans l’économie d’une recherche plus générale sur l’histoire des gestes de lamentation. Elle a été présentée dans deux conférences à l’Université de Harvard et au Zentrum für Literatur- und Kulturforschung de Berlin en 2007 (cette dernière publiée sous le titre >, trad. D. Naguschewski, Trajekte. Zeitschrift des Zentrums für Lz‘teratur— und Kulturfors— chung Berlin, VIII, n° 15, 2007, p. 29-35), puis dans une communication Iau colloque Roland Barthes, résolument moderne (Paris, Ecole Normale Supérieure-Centre Roland Barthes) en novembre 2008, dont un extrait a été publié dans Le Magazine littéraire, n° 482, 2009, p. 87-88. Elle a été entièrement reprise et amplifiée en 2012 pour cet ouvrage. La recherche sur Eisenstein a été menée en 2008 et 2009, dans le cadre d’une recherche menée à l’Internationales Kolleg für Kulturtechnikforschung und Medienphflosophie — dont je remercie les deux directeurs, Lorenz Engell et Bernhard Siegert, pour leur accueil chaleureux —, puis complétée et rédigée en 2013 et 2014. Comme la partie sur Roland Barthes, elle a fait l’objet d’un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales entre 2012 et 2015. N’étant pas russophone, je remercie Alessia Cervini pour m’avoir communiqué la traduction italienne de Méthode en cours de publication, ainsi qu’Antonio Somaini, Ada Ackerman et Elena Vogman pour leurs précieux conseils et commentaires eisensteiniens. J’ai tenté, autant que et

faire se peut, d’harmoniser les différentes translittérations des mots et des noms propres russes. Tous les documents — textes ou dessins — relatifs à Eisenstein proviennent des Archives lit-

452

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

téraires et artistiques d’État de Moscou (RGALI) dont je remercie la directrice, Tatiana Goriaéva, ainsi que Naum Kleiman, pour leur autorisation donnée à les reproduire. Le dernier chapitre a été rédigé en été 2012 et un fragment en a été publié, sous le titre >, dans le recueil Qu’est-ce qu’un peuple ? (avec A. Badiou, P. Bourdieu, Butler, S. Khiari et J. Rancière), Paris, La Fabrique Editions, J. 2013, p. 77114.

TABLE DES FIGURES

1. Oscar Gustave Rejlander, Enfant en pleurs, photographie pour l’ouvrage de Charles Darwin L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872, plancheI (détail). 2. Charles Darwin, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872, planche I. 3. Philip Blenkinsop, Hmong (Laos, la guerre secrète), 2002.

Photographie.

............ .................................................

12

...............................................................................

17

4. Anonyme romain, d’après un original grec du III“ siècle avant J.-C., Iaocoon et ses fils (détail), vers 50 après J.-C. Marbre. Rome, musées du Vatican. Photo The Warburg Institute . 5. Désiré-Magloire Bourneville, Hystéro—épilepsie, hallucinations :angoisse, 1875. Photographie publiée dans l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, I, 1876-1877, planche XXIX. 6. Désiré-Magloire Bourneville, Hystéro-épilepsie : confor— sions, 1875. Photographie publiée dans l’Iconographz‘e photographique de la Salpêtriêre, I, 1876-1877, planche XXXVIII. ....... 7. Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne, 1927-1929. Plan— che 42. Londres, Warburg Institute Archive. Photo The War-

burg Institute. .............................................................................. 8. Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne, 1927-1929. Plan— che 79. Londres, Warburg Institute Archive. Photo The War— burg Institute. .............................................................................. 9. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes publiés dans Cahiers du cinéma, n° 217, 1969, p. 16. 10. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes publiés dans Cahiers du cinéma, n° 217, 1969, p. 19. 11. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes publiés par Roland Barthes dans >, Cahiers du cinéma, n° 222, 1970, p. 13. .....

13

24

40

41

63 65

85

86

454

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

12. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho— publié par Roland Barthes dans >, Cahiers du cinéma, n° 222, 1970, p. 14. ..... 13. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes publiés par Roland Barthes dans >, Cahiers du cinéma, n° 222, 1970, p. 14. ..... 14. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925 et Ivan le Terrible, 1944-1958. Photogrammes publiés par Roland Barthes dans ................................................................... 17. Alexander Gardner, Portrait de Lewis Payne, 1865. Photographie publiée par Roland Barthes dans La Chambre claire,

1980, p. 149.

................................................................................

18. Photographe anonyme, Au balcon de l’adieu, la fiancée 1955. Photographies publiée dans Paris—Match, désespérée, n° 319,

714 mai 1955, p. 64—65.

87

108

116

124 125

139

................................................

149

19. Koen Wessing, Nicaragua :parents découvrant le cadavre de leur enfant, 1979. Photographie publiée par Roland Barthes dans La Chambre claire, 1980, p. 45.

.........................................

152

20. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho— de Vakoulintchouk exposé sur le port).

172

togramme (cadavre

21. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho—

173

(pleureuse devant le cadavre de Vakoulintchouk). . 22. Sergueï M. Eisenstein, Dessin sans titre, vers 1946-1948. Crayon sur papier. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’État. © RGALI. ........................................................................

177

23. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho/ “Un mort réclame justice” >>).

..........

194

24. Sergueï M. Eisenstein, Le CuirasséPotem/zine, 1925. Pho(pleureuse devant le cadavre de Vakoulintchouk). .

197

togramme

togramme (>, L’Illustration, 1905, n° 3255, p. 40-41. 28. Lucien Nonguet, Les Événements d’Odessa, 1905. Photogramme (deuil autour du cadavre de Vakoulintchouk). .......

togramme (le

...................................................................................

198

.............................

199

29. Lucien Nonguet, Les Événements d’Odessa, 1905. Photogramme (protestation autour du cadavre de Vakoulintchouk). 30. Photographe anonyme, Membres du Bund & Odessa devant les corps de trois victimes du pogrome d’octobre, 1905. New York, Institute for Jewish Research/Bund Archives.

Photo DR.

....................................................................................

217 218 219

227

31. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho—

togramme (militante

chouk).

du Bund devant le cadavre de Vakoulint-

..........................................................................................

32. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho—

(sympathisant des ). .......................................... 34. Sergueï M. Eisenstein, Le CuirasséPotemkz‘ne,1925. Photogramme (lynchage de l’antisémite). ......................................... 35. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (la mère tsigane). ....................................................... 36-37. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogrammes (la mère tsigane). ............................................... 38. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho— togramme (poings de la piété). ................................................... 39. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (poing de la colère invividuelle). .............................. 40. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho— togramme (poings du soulèvement collectif). ............................ 41. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (docks industriels et voilers à l’ancienne). ............... 42. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (la mer et la brume). ................................................. 43. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (pleureuse en colère). ................................................ togramme

228 229 229

230 244

247

248 249 249

268

269 276

456

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

44. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho-

................................................

(pleureuse en colère). 45. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (pleureuse en colère). .......................................... 46. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (pleureuse en colère). ................................................ 47. Sergueï M. Eisenstein, Masques à gaz, 1924. Photographie du spectacle. ........................................................................ 48. Sergueï M. Eisenstein, El Greco y el cine, 1937-1941. Dessins à l’encre intégrés au manuscrit. .................................... 49. Sergueï M. Eisenstein, The Building to be built [L’édifice qui doit être construit], 1939. Dessin à l’encre. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’Etat. © RGALI. .......................... 50. Photographe anonyme, Serguei'M. Eisenstein sur un char de carnaval du VGIK, 1939. ........................................................ 51. Sergueï M. Eisenstein, Théorie générale du montage, 1935-1937. Dessin à l’encre intégré au manuscrit. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’État. © RGALI. ................. 52. Sergueï M. Eisenstein, Théorie générale du montage, 1935-1937. Dessin à l’encre intégré au manuscrit. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’État. © RGALI. ................. 53. Sergueï M. Eisenstein, Hors—cadre, 1929. Dessin à l’encre intégré au manuscrit. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’Etat. © RGALI. ........................................................................ togramme

54. Valentin Sérov, Maria Ermolova, 1905. Moscou, Galerie Tretiakov. 55. Sergueï M. Eisenstein, Ermolova, 1937—1939. Dessin à l’encre intégré au manuscrit. Moscou, Archives littéraires et artistiques d’État. © RGALI. ..................................................... 56. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (vague). 57. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (proue). ....................................................................... 58. Sergueï M. Eisenstein, Eh ! de la pureté cinématographi— que, 1934. Dessins à l’encre et photogrammes intégrés au

..................................................................................... .......................................................................

..................................................................................... (homme écrasé). ........................................................................... 60. Sergueï M. Eisenstein, La Grève, 1924. Photogramme (bœuf égorgé). ..............................................................................

manuscrit. 59. Sergueï M. Eisenstein, La Grève, 1924. Photogramme

277

278

279 287 291

298 299

300

301 325 334

335 338 339

340 364

364

457

TABLE DES FIGURES

61. Sergueï M. Eisenstein, Octobre, 1927-1928. Photorévolutionnaire tué à coups de parapluies). 62. Sergueï M. Eisenstein, Octobre, 1927-1928. Photogramme (jeune révolutionnaire tué à coups de parapluies). 63. Sergueï M. Eisenstein, Que Viva Mexico !, 1931. Photogramme (supplice de Sebastian). 64. Sergueï M. Eisenstein, Que Viva Mexico !, 1931. Photo— gramme (Maria se lamente sur le corps de Sebastian). ............ 65. Sergueï M. Eisenstein, Cruauté, 1931. Dessin aux craypns gramme (jeune

................................................

de couleur. Moscou, Archives littéraires

et

artistiques d’Etat

365 365 366 367

......................................................................................

368

le feu du massacre). ........................... 67. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (mort de la jeune mère). ........................................... 68. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (mort de la jeune mère). ........................................... 69. Sergueï M. Eisenstein, Le CuirasséPotem/eine, 1925. Pho— togramme (mort de l’enfant). ..................................................... 70. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (mort de l’enfant). 71. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Photogramme (la mère et l’enfant face à la troupe). ............. 72. Chris Marker, Le Fond de l’air est rouge, 1977. Photogramme (manifestation dans les années 1960). ......................... 73. Walker Evans, Alabama, 1936. Photographie publiée dans J. Agee et W. Evans, Let Us Now Fraise Famous Men, Boston, Houghton Mifflin Company, 1941. © W. Evans Arch., The Metropolitan Museum of Art. ............................................ 74. Glauber Rocha, Terre en transe, 1967. Photogramme

381

(RGALI).

66. Sergueï M. Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine, 1925. Pho-

togramme (femmes sous

.....................................................

(lamentation).

...............................................................................

75. Glauber Rocha, Terre 1967. Photogramme (protestation). ............................................................................... en transe,

382

383 388

389 390 394

420 432

433

TABLE DES MAT1ERES 1

ECONOMIES

DE L’EMOTION

Enfance des larmes, impouvoir et privilège (11). — De l’impasse émotive à l’ouverture émotionnelle (22). — En souffrance, en puissance (33). — L’émotion ne dit pas > (46). — motion, pauvreté, dignité : l’économie et le conflit (55). — Les émotions médiatisées : l’antipathie et le marché aux pleurs (61). H OSCILLATIONS DU CHAGRIN

Roland Barthes et les pleureuses d’Odessa (79). — Les oscil— lations du motif émotif et des figures du peuple (89). — Du > au > (97). — La réaffection de l’image par son détail déplacé (109). — > (126). — Pathos/pathos : le chagrin d’un seul face au deuil de tous (143). III APPELS AUX LARMES

Sergueï Eisenstein ou le maître en morceaux (171). — Célé— brer l’impouvoir (180). — L’émotion, l’émeute : scène des lar— mes et appel aux armes (190). — Plainte de chacun et soulèvement de tous : les acteurs de l’histoire (195). — Une révolution peut—elle être spontanée? (202). Ciné-chronique et tragédie, ou l’histoire et le poème (212).

460

PEUPLES EN LARMES, PEUPLES EN ARMES

IV MONTAGES DES AFFECTIONS

crie au montage >> (235). — Obraz-glaz : images yeux, les poings et les bouches ouvertes (240). — Obrazparles : obrez la coupe et le gros plan (vertiges du proche) (253). — Obraz—sreda : la brume et le milieu (vertiges du lointain) (264). — Obraz—otkaz : les corps savent dire > (vertiges du geste) (275). — Obraz-elestaz : le montage dialectique (vertiges de la forme) (292).